Chapitre I
Le quatorzième siècle (1328-1420)
L’avènement des Valois (1328) marque véritablement la fin du moyen âge. Le
xive
et le xve
siècle forment entre le moyen âge et la Renaissance une longue époque de transition,
pendant laquelle tout l’édifice intellectuel et social du moyen âge tombe lentement,
tristement en ruines, mais pendant laquelle aussi pointent de ci, de là, les germes
épars encore et chétifs de ce renouvellement universel qui sera la Renaissance. Plus
on va, plus la décomposition s’avance et s’étale aux yeux les moins clairvoyants ;
la façade, qui longtemps se maintient, ne cache plus l’effondrement interne ; mais
plus aussi l’avenir mêle ses lueurs aux reflets du passé : et cependant rien ne se
fonde, et le xve
siècle se clôt, en laissant
l’impression d’un monde qui finit, d’un avortement irrémédiable et désastreux95.
L’âme du monde féodal se dissout : les principes qui faisaient sa force, se
dessèchent ou se corrompent. Il semble que leur fécondité soit épuisée, sauf pour le
mal. La noblesse féodale fournira des mérites, des dévouements individuels : mais, à
la prendre en corps, son rôle bienfaisant est fini ; elle fait décidément
banqueroute à l’intérêt public ; elle devient l’obstacle, l’ennemie, et réunit
contre elle la bourgeoisie et le roi, rendant dès lors inévitables ces deux étapes
du développement national : la monarchie absolue et la Révolution. Elle n’a plus de
Rolands ni même de Lancelots : à force d’élever, de raffiner l’idéal chevaleresque,
elle l’a résolu en un héroïsme de parade, pompeux et vide. Sous prétexte d’épurer le
sentiment de l’honneur, on l’a séparé de tous ses effets pratiques ; on a exclu la
considération grossière et avilissante de l’utilité. Mais, le service du roi, de la
France, n’étant plus la fin de la bravoure, la prouesse n’ayant d’autre objet
qu’elle-même, d’abord toutes les folies de Crécy, de Poitiers, de Nicopolis,
d’Azincourt en ont résulté, et la chevalerie s’est révélée, non plus seulement
inutile, mais funeste.
Puis comme cet héroïsme à vide n’est pas compatible avec la réelle humanité, voici
comment le roman s’est transcrit dans la vie : derrière la façade théâtrale des
vertus chevaleresques, toute la brutalité de l’égoïsme individuel se donne cours.
Belles paroles, riches habits, fêtes somptueuses, effrénées largesses, folles
aventures, grandes démonstrations d’honneur, de générosité, de loyauté : voilà le
dehors, le masque. Le dedans, c’est vanité, cupidité, sensualité, scepticisme moral
et absolu égoïsme. La guerre est pour les seigneurs un moyen de gagner, et le seul :
de là cette fureur de combats, ces éclatantes prouesses, mais aussi cet âpre
rançonnement des prisonniers, ce dur pillage des provinces. Et de là, quand manque
l’ennemi national, la fièvre des lointaines aventures, ou les ligues contre le roi,
pour le bien public : entendez, comme on l’a dit, que le bien public est le prétexte
et la proie. Le lien féodal, bien relâché, n’oblige ni n’empêche plus guère : la
loyauté subtile du chevalier sait se dérober fièrement ; avec de belles attitudes et
une noble piaffe. Au fond, parmi tous ces chevaliers, il n’y a guère que des
routiers ; il n’y a que les paroles et les manières qui fassent une différence.
Voilà comment la féodalité se présente dans Froissart. Voilà comment, tandis que de
plus en plus les rois se feront bourgeois, elle s’étalera dans les dernières grandes
cours provinciales, notamment chez ces ducs de Bourgogne, où elle sera, plus que
nulle part ailleurs, de vanité, d’insolence, de faste, et désolante
d’intime et essentielle grossièreté.
L’autre principe vital du moyen âge, la foi, ne subit pas de moindres atteintes.
Sans doute le christianisme, si actif et si fécond même de nos jours, n’est pas
épuisé au xive
siècle : la foi est aussi ardente que
jamais Mais l’Eglise, avec ses institutions et sa hiérarchie, semble prendre à tâche
de tromper, de désespérer ses croyants. Les désordres scandaleux du schisme, les
indignes querelles des antipapes, les ambitions, les passions, les mœurs, le luxe
des cardinaux et des évêques, le marchandage effréné des dignités ecclésiastiques,
la politique et les intérêts personnels se jouant de la religion, la déviation du
grand mouvement chrétien qui avait créé les ordres mendiants, les richesses
insolentes, l’esprit dominateur et intrigant de ces humbles moines, tout cela
n’empêchait pas de croire, mais tout cela détachait de la forme actuelle de
l’Église, tout cela rendait la simple obéissance, la docilité confiante à l’Église
de plus en plus impossibles : et la foi des peuples se tournait en explosions
indisciplinées de zèle individuel, en sombres exaltations où peu à peu se précisait
l’idée que l’Église perdait la religion du Christ, et que les gens d’Église
perdaient l’Église. On s’habituait à suivre la pensée de son esprit, le sentiment de
son cœur, sans attendre une règle, une direction de l’autorité ecclésiastique, haïe,
méprisée ou suspecte en ses représentants.
La royauté recueille la puissance qui échappe des mains de la féodalité et de
l’Église. Elle transforme insensiblement sa suzeraineté en souveraineté ; elle se
fortifie et contre les entreprises des seigneurs et contre l’ingérence des papes :
elle prétend être la maîtresse chez elle, et commander seule à tous, laïcs ou
clercs. L’Église de France est son Église, qui ne devra obéir au chef spirituel de
Rome qu’autorisée et contrôlée par le chef temporel de Paris. La force du roi, c’est
d’incarner pour le peuple l’unité de la conscience nationale, de représenter pour
les lettrés la doctrine romaine de l’État souverain. On le sent protecteur et on le
veut maître. Et la royauté, sauf d’intermittents accès de frénésie chevaleresque,
voit où elle va, ce qu’elle peut, par qui elle dure et gagne : elle devient
bourgeoise et savante ; elle utilise les forces encore neuves que contiennent et
l’âme du tiers état, et la science des docteurs. De là ces petites gens qui
entourent Philippe le Del, Charles V et, tant qu’il a sens et vouloir, Charles VI :
de là ces légistes, ces secrétaires, ces conseillers, ces « marmousets », petites
gens aux noms vulgaires, qui travaillent de l’esprit, non du bras, et mettent au
service de la royauté, du public, de l’Etat, la droiture du sens populaire ou les
ressources de la culture scolastique.
C’était déjà quelqu’un au temps de saint Louis qu’un bourgeois de Paris : et jusque
sur la flotte des croisés, en Egypte, en Syrie, ce titre se faisait respecter. La
bourgeoisie, à travers les malheurs et les désordres du xive
siècle, ne cessera de croître : et même déchue des espérances
qu’elle aura pu concevoir un moment de dominer la royauté ou de s’en passer, elle
restera puissante et considérée dans sa docilité soumise. Deux ouvrages d’éducation,
écrits à vingt ans de distance, le livre que le chevalier de la Tour Landry
adressait à ses filles (1372) et le Ménagier de Paris, qu’un
bourgeois déjà mûr dédiait à sa jeune femme (1302) nous font mesurer la différence
des deux classes, la frivolité, l’ignorance, l’amoindrissement du sens moral chez
l’excellent et bien intentionné seigneur : chez le bourgeois, le sérieux de
l’esprit, la dignité des mœurs, la réflexion déjà mûre, la culture déjà développée,
enfin la gravité tendre des affections domestiques, l’élargissement de l’âme au-delà
de l’égoïsme personnel et familial par la justice et la pitié.
La science est encore le dépôt et le privilège de l’Université : et l’Université
est encore ecclésiastique. La théologie est encore la maîtresse science, et la
logique la maîtresse forme de la science. Mais cette armée innombrable et
tumultueuse des écoliers, 30 000, dit-on, au xive
siècle pour Paris seulement, cette armée se recrute en majeure partie dans la
bourgeoisie, dans les couches profondes du peuple. L’Église ne peut consommer,
placer, régir tout ce qu’elle a formé. Des écoles essaime chaque année un plus grand
nombre d’intelligences fortes, hardies, disposées à se mouvoir librement, à user
spontanément, sans contrôle de l’Église, de ce savoir et de cette méthode dont elles
sont armées. De l’abus même de l’instrument logique, une certaine liberté de pensée
naîtra, et les opinions individuelles livreront leurs premières batailles sous
l’épaisse armure du syllogisme. Dans le triomphe de la théologie, le droit a survécu
et grandit sans cesse : en lace des théologiens de Paris, les décrétistes d’Orléans
s’élèvent, serviteurs zélés et redoutables du pouvoir royal. Sous la scolastique
écrasante, l’humanisme va se réveiller, précisément au xiv° siècle. Enfin les
passions populaires pénétreront ce corps où circule le sang du peuple, et
contribueront à donner aux études une orientation, à la pensée une forme que
l’Église n’a pas souhaitées. Si bien qu’en cet âge de trouble et de misère,
l’Université, sous son vêtement ecclésiastique, sous les privilèges de ses clercs et
de ses docteurs, abritera la raison indépendante, pour lui permettre d’atteindre le
temps où elle pourra jeter bas la défroque scolastique et se risquer hors de la rue
du Fouarre ou du Clos-Bruneau.
Le xive
et le xve
siècle sont tristes. Les ruines apparaissent, et les germes sont cachés, surtout
pour les contemporains. L’abandon, les défaillances des classes d’où l’on était
habitué de recevoir une direction, le spectacle et les exemples de
leur dégradation, répandent partout un matérialisme cynique, un scepticisme
désolant, le culte de la force, de la ruse plus que de la force, du succès plus que
de tout. Il semble que la moralité sombre, et si l’honnêteté bourgeoise, si la
philosophie chrétienne ou antique la maintiennent encore dans quelques parties du
xive
siècle, le siècle suivant touchera le fond
du nihilisme moral.
Pour hâter la décomposition de la société et de l’âme féodales, la peste noire, qui
en 1348 enlève au monde connu le tiers de ses habitants, la guerre de Gent Ans,
guerre étrangère, guerre civile, crises aiguës des invasions, ravages endémiques des
routiers : tous les fléaux, toutes les souffrances oppressent les âmes, mais en
somme les délivrent avec douleur, les arrachent à leurs respects, à leurs habitudes,
à leur forme d’autrefois, remettent tout violemment dans l’indétermination, qui
seule rendra possible une détermination nouvelle.
La littérature suit la destinée de la nation et l’évolution des idées. Elle se
dissout ou se dessèche ; l’âme et la sève s’en retirent. Ce n’est que bois mort ou
végétation stérile. En dépit de quelques noms éclatants, de quelques curieuses ou
grandes œuvres, le xive
siècle et le xve
font un trou entre les richesses du moyen âge et les
splendeurs de la Renaissance. Ni les hommes ni les œuvres ne manquent : mais, si la
matière est riche pour l’historien ou pour le philologue, elle est pauvre pour le
critique, qui s’arrête seulement aux œuvres littéraires, c’est-à-dire aux idées,
sentiments, expériences, rêves que l’art a revêtus d’éternité. Rien n’est moins
éternel que la littérature du xive
siècle, tantôt
expression de sentiments épuisés ou factices, tantôt forme vide et laborieux
assemblage de signes sans signification, où rien n’est réel, solide et viable, pas
même la langue : car ce n’est pas encore la langue moderne, et ce n’est plus la
langue du moyen âge.
Le siècle, évidemment, n’est pas poétique. L’âge de l’inspiration épique, et même
chevaleresque est passé. Le triste produit du temps, ce sont les Enfances
Garin de Monglane, dernier terme de l’ et de la platitude où
puisse atteindre la pure chanson de geste, coulée dans le moule traditionnel. Un ne
délaisse pas les ouvrages anciens, mais on ne les goûte que dans des rédactions
remaniées, mises à la mode du jour et imprégnées d’actualité, sans respect du
caractère original et de la convenance esthétique. Le seigneur qui a sa
« librairie » et ses lecteurs, le bourgeois, dernier client du jongleur, veulent
qu’on exprime leurs passions, leurs opinions ; le présent les possède, et que
l’œuvre soit vieille ou neuve, ils n’en ont cure, pourvu qu’ils y retrouvent le
présent. Tandis que le poème héroïque s’évanouit pour plaire aux nobles dans la
chevalerie carnavalesque des Vœux du Paon, il aboutit quand on
s’adresse a la roture, à la chevalerie joviale de Baudouin de
Sebourc, cette sorte de Du Gueselin vert-galant, à qui sa bravoure enragée
contre la féodalité et la maltôte tient lieu de toutes vertus.
Partout, dans les suites, refaçons et contrefaçons de Renart
96, dans les Fabliaux, dans tous les genres de
poésie narrative, avec l’ordure croit la violence : l’âpreté des haines tient lieu
de talent. Cependant, à travers la raideur gothique de leurs laisses monorimes, un sentiment plus noble anime le trouvère inconnu qui
rime le Combat des Trente, et « le pauvre homme Cuvelier » qui dit la
Vie de Bertrand du Gueselin : âmes sans fiel et sans haine, où
commence à s’éveiller la conscience de la patrie. C’est dommage que le génie manque
même à ces braves gens.
La poésie artistique cependant n’a pas disparu : mais par une étrange corruption se
réalise un type paradoxal de forme poétique sans poésie ; le néant de l’âme féodale
crée pour s’exprimer un art très savant et très insignifiant. Ce qu’on n’ose appeler
le lyrisme du xive
siècle est le prolongement du
lyrisme savant des chansonniers aristocratiques du xiiie
siècle, et c’en est la décadence : on peut deviner à quels résultats
on arrive, quand la pédantesque subtilité de la dialectique scolastique se superpose
à la subtilité élégante de l’amour courtois. Pour ne rien laisser à l’invention de
ce qu’on peut donner à la science, aux libres et personnelles combinaisons de
rythmes dont les troubadours avaient donné l’exemple à la poésie du Nord, on
substitue des formes fixes, dont les types dérivent des anciennes chansons à danser,
le rondeau, le virelai, la ballade, le chant royal
97 ; on s’ingénie à multiplier, à compliquer les règles de ces
genres, pour en rendre la pratique plus difficile, et la perfection, à ce qu’on
croit, plus admirable. On met tout enfin dans la technique, et toute la technique
dans la difficulté. Eustache Deschamps, qui est pourtant un homme de sens, prend la
peine d’écrire en 1392 un « Art de dictier et de faire ballades et chants royaux »,
qui résume la poétique du siècle. Le mal n’est pas qu’il aime les formes curieuses
et parfaites ; mais il les estime seulement selon l’effort et contorsion d’esprit
qu’elles nécessitent. Par-dessus les rondeaux simples ou doubles, par-dessus les
virelais et chants royaux, il admire la ballade « équivoque et rétrograde », où la
dernière syllabe de chaque vers donne le premier mot du vers suivant : vrai tour de
force en effet, et acrobatie poétique.
Comme on complique le rythme, on complique le style : et là aussi, la beauté
consiste à prendre le contre-pied de la nature, et à chercher en tout la difficulté.
Rendre l’idée par l’expression la plus éloignée de l’idée, la moins nécessaire et la
moins attendue, voilà le résumé de toutes les règles, et c’est pour cela que
l’allégorie triomphe et s’étale insolemment, ennuyeusement, dans les écrits du
xive
siècle : elle est devenue surtout classique
et obligatoire depuis le Roman de la Rose. On ne sait plus dire
simplement, directement ce qu’on a à dire : il faut passer par le labyrinthe
interminable de l’allégorie, où l’art répand à profusion tous les ornements de la
mythologie, de l’astrologie, de la physique et de toutes les belles éruditions. De
là ces titres bizarres, qui dénoncent la fantaisie laborieuse des auteurs : le seul
Froissart écrit l’Horloge amoureuse, le Traité de l’Epinette
amoureuse, le Joli Buisson de jeunesse, que sais-je encore ? un
Paradis, puis un Temple d’Amour. Et ce qu’il appelle
l’Ëpinette amoureuse, c’est ce que nous intitulerions
Souvenirs de Jeunesse. Prose ou vers, galanterie ou doctrine, toute
forme et tout sujet s’accommode en allégorie. Un traité de politique devient un
Songe du Vergier ; un livre de tactique s’intitule l’Arbre
des batailles
98 ; et qui se douterait que
ce pédantesque titre, le roi Modus et la reine Racio, cache un manuel
de vénerie ?
Les choses désormais ne changeront plus qu’à la Renaissance. Pendant près de deux
siècles, les mêmes genres seront cultivés : entre tous, la ballade sera la forme
maîtresse de la poésie, chérie des gens du métier (Eustache Deschamps en compose
1374), pratiquée des amateurs (le livre des Cent Ballades est l’œuvre
collective des princes et seigneurs de la cour de Charles VI) : la ballade sera ce
que fut dans la décadence de la Renaissance, avant la maturité du génie classique,
le sonnet. Pour deux siècles aussi, le style, le goût sont fixés : la littérature,
adaptée à ses milieux, milieu galant et frivole des cours féodales, milieu pédant et
lourd des Puys et Chambres de Rhétorique, s’immobilise, en dépit de tant de
singularités apparentes, dans la répétition mécanique de quelques procédés. Le nom
qui désormais va désigner la poésie, le nom qui peint merveilleusement celle de ces
deux siècles, depuis Machault et Deschamps jusqu’à Crétin et Molinet, c’est le
xive
siècle qui l’adopte et le consacre : et ce
nom est rhétorique.
L’instituteur de cette rhétorique fut Guillaume de Machault99. Champenois, secrétaire du roi de Bohème Jean de Luxembourg : à lui
l’honneur d’avoir révélé le secret des rimes serpentines, équivoques,
léonines, croisées ou rétrogrades, sonantes ou consonantes. Et qu’eût-il pu faire ? Il n’avait rien à dire. Cet adroit
tisseur de rimes et enlumineur de mots fit de son mieux : il joua très doucement son
rôle d’amoureux avec la belle Péronnelle d’Armentières : allant vers la soixantaine,
borgne, goutteux, il fila sa passion patiemment, délicatement, sans oublier une
attitude, une formule, une espérance, une inquiétude, jusqu’à ce que la jeune
demoiselle fournît à toute cette fantaisie banale la banalité d’une conclusion
réelle : elle se maria ; et Machault, désespéré dans les formes, s’accommoda
spirituellement d’une bonne amitié. N’ayant à amplifier que les thèmes plusieurs
fois séculaires de l’amour courtois, est-il étonnant qu’il ait détourné du fond vers
la forme l’attention de son public, et l’ait occupée toute à suivre ses allégories
cherchées ou ses mètres compliqués ?
Je ne prétends pas qu’en ses 80 000 vers il n’y ait rien qui vaille. Il y a de
l’esprit, et tel rondeau, telle ballade est d’une excellente facture : ce sont des
bijoux faits de rien, et précieux. Mais dans tout cet esprit, tout cet art, il n’y a
pas un grain de poésie : ni intimité, ni personnalité : pas un mot qui sorte de
l’âme ou la révèle. C’est comme dans les lais, virelais, ballades et pastourelles de
Froissart : les jolies pièces abondent ; c’est quelque chose de fin, de vif, de
charmant, une fantaisie discrète, une forme sobre ; mais une ingénuité
d’opéra-comique dans les paysanneries, et partout une fausse naïveté, une adroite
contrefaçon du sentiment, une grâce qui inquiète comme expression d’une incurable
frivolité et puérilité d’esprit. Cependant Froissart, plus souvent que Machault,
donne la sensation du fini, du parfait accord de la forme et du fond.
Mais le xive
siècle est un âge prosaïque : la prose
est dans les âmes, et voilà pourquoi la littérature en prose est la plus riche et la
plus expressive.
L’homme en qui se résument les règnes des deux premiers Valois, avec leur violent
réveil de vaine chevalerie, le spectateur enivré de toutes les folies
aristocratiques du siècle, c’est Froissart : non pas le poète, mais l’historien100. Sa vie et son œuvre ne sont qu’une continuation, un
agrandissement de la vie et de l’œuvre de Jean Lebel, chanoine de Liège, chroniqueur
curieux et divertissant au service de son seigneur Jean de Hainaut101 : jamais Froissart n’ajouta rien à l’idée
que son compatriote et maître lui donna de la manière de composer sa vie et son
histoire. Comme lui, il ne fut d’Église que pour avoir part aux revenus de l’Église,
du reste l’esprit le plus laïque qu’on puisse voir : comme lui, il recueillait de
toutes bouches l’exact détail des événements, à grands frais et fatigue de corps,
aujourd’hui à Londres, demain en Écosse, cette année à Paris ou en Auvergne, l’autre
en Avignon, en Béarn, en Hollande, toujours interrogeant et notant, et de loin en
loin se reposant dans son Hainaut pour classer et rédiger ses notes : indifférent du
reste aux intérêts vitaux des peuples et des temps dont il fait l’histoire, ni
Anglais, ni Français, ni même Flamand de cœur et de sentiment national, clerc
aujourd’hui de Madame Philippe reine d’Angleterre, demain chapelain de Mgr le comte de Blois, à l’aise dans tous les partis, sans amour et
sans haine, parce qu’il est sans patrie, curieux seulement de savoir et de conter.
Son indifférence nous assure de sa véracité. Il est Anglais chez les Anglais,
Français chez les Français, parce que son récit reflète les passions des acteurs ou
des témoins qui l’ont renseigné ; mais il ne concède rien sciemment à la passion de
ceux qui l’entretiennent. Il se met en garde contre elle. Il refera trois fois son
premier livre, deux fois le second et le troisième, pour corriger, étendre,
compléter : il effacera de plus en plus du premier, primitivement tout anglais,
l’air de nation et de parti. Il est vraiment impartial. Il ne voit, il ne cherche
que la vérité. En seize ans, il dépensera 700 livres, 40 000 francs d’aujourd’hui,
pour se bien informer. Il est dévoué à sa tâche ; il n’a point de bassesse, ni de
vice : en somme, un honnête homme.
La foncière immoralité du siècle n’en ressort que mieux dans l’incroyable
inconscience de son récit. Ce bourgeois de Valenciennes, pour se mettre au ton de
ses nobles patrons, renie ses origines, et la source même de son génie. Il méprise
le peuple, les bourgeois, les petites gens ; il fait pis, il les ignore. Leurs
besoins, leurs souffrances, leurs aspirations, leur âme, cela ne l’occupe pas ; il
ne s’en doute pas. N’étant pas un méchant homme, il trouve excessif de passer au fil
de l’épée toute une population désarmée, les enfants et les femmes : mais il ne faut
pas lui demander plus. Tandis que le bon prêtre de Rouen qui fait la
Chronique des quatre premiers Valois, un pauvre écrivain, montre
les petites gens faisant déjà le succès d’une bataille, tandis que le carme Jean de
Venette, en son mauvais latin, ose excuser la Jacquerie par l’oppression féodale,
Froissart rit des bourgeois qui prétendent s’armer pour défendre leur ville et leur
vie ; ce n’est pour lui qu’une « garde nationale » fanfaronne et poltronne ; et
sereinement, sans une inquiétude de justice, ni un tressaillement d’humanité, il
crie : Mort aux Jacques ! à ces vilains qui n’ont pas trouvé que tout fût bien dans
ce temps de brillants faits d’armes et de fêtes splendides.
Il ne s’intéresse qu’aux nobles existences. Elles seules ont le bruit, l’éclat :
elles seules valent la peine d’être contées. Il adopte l’idéal de la chevalerie
dégénérée ; et la suprême règle de sa morale, par laquelle il loue, blâme, absout,
condamne, c’est l’honneur. Il n’a pas vu le vide, la fausseté, l’immoralité de cet
honneur, ce que cet étalage pompeux d’héroïsme et de loyauté recouvre de
subterfuges, de mensonges, de trahisons, de crimes, ni que, dans ces vies d’où tout
mobile de dévouement, toute idée de service public sont exclus, rien ne tempère la
vanité délirante et l’égoïsme brutal. On s’aperçoit que cette impartialité, dont on
lui sait gré malgré tout, lui était facile : il écrit pour des gens qui ne
reconnaissent que la chevalerie, et qui sentent leur cœur plus près de l’ennemi
qu’ils combattent que du peuple dont ils se disent les défenseurs. Au fond, la
guerre est un tournoi : vainqueur ou vaincu, on se console si l’on est déclaré
preux. Avec l’honneur, le prix auquel on pense, c’est le gain ; dans un tournoi, les
armes, les chevaux des vaincus ; en guerre, la rançon des prisonniers, qu’on taxe
sans ménagements, et qui s’engagent sans marchander : le bourgeois, le vilain sont
les payeurs. En guerre, enfin, on a le pillage.
Je ne sais si rien marque plus nettement le niveau de la moralité de Froissart et
de celle du siècle, que l’égalité qu’il établit inconsciemment entre les malandrins
et les chevaliers. Il distribue très libéralement son admiration à ceux-là comme à
ceux-ci : et qu’0n ne croie pas qu’il ne sache pas de qui il parle :
« Combien étions-nous réjouis, lui disait un vieux capitaine des Grandes
Compagnies, quand nous pouvions trouver sur les champs un riche abbé, ou un riche
prieur, ou un riche marchand, ou une route de mulets de Montpellier, de
Narbonne !… Tout était nôtre… Nous étions étoffés comme rois. »
Mais
quelle est la différence de cet Aymerigot Marcel (ou Marchés) au sire d’Albret, un
noble seigneur et le beau-frère du roi de France ? Écoutez celui-ci : ce sont les
mêmes idées, le même langage : « Dieu merci, je me porte assez bien, disait le brave
Gascon : mais j’avais plus d’argent, aussi avaient mes gens, quand je faisais guerre
pour le roi d’Angleterre, que je n’ai maintenant ; car, quand nous chevauchions à
l’aventure, ils nous saillaient en la main aucuns riches marchands ou de Toulouse ou
de Condom ou de la Réole ou de Bergerac. Tous les jours nous ne faillions point que
nous n’eussions quelque bonne prise, dont nous étions frisques et jolis, et
maintenant tout nous est mort. » Ce seigneur n’est qu’un brigand. Faut-il nous
étonner après cela de la sympathie du chroniqueur pour « les pauvres brigands » qui
gagnent à « dérober et piller les villes et les châteaux » : ils font métier de
chevaliers. L’esprit positif du siècle apparaît ici, dans l’honneur que rend
Froissart à tous ceux qui savent gagner ; c’est le règne de l’argent qui commence. A
son insu, l’historien rend un culte à la richesse, croyant le rendre à la prouesse :
Gaston Phébus, coutumier des sanglantes trahisons, meurtrier de son fils, lui fait
l’effet du plus parfait seigneur qui soit, par la splendeur de sa cour et de ses
fêtes.
D’où vient cependant que Froissart, si étranger aux haines de race, ne puisse
souffrir les Allemands ? Ce sont des convoiteux, dit-il, qui ne
font rien, si ce n’est pour les deniers. Mais que font donc brigands et chevaliers
en France ? Voici la différence. Pour le Français, routier ou prince, depuis
Talebard Talebardon jusqu’au roi Jean, les deniers ne sont pas
méprisables, sans doute, mais deviennent après autre chose : et cette autre chose,
c’est l’aventure, la recherche du hasard périlleux qui met en jeu
toutes les énergies du corps et de l’esprit. C’est l’aventure qui
fait les preux, et met les « pauvres brigands » de pair avec les chevaliers :
sentiment bizarre, mais bien français, et bien humain, puisqu’il donne la clef de
l’universelle popularité des Mandrin, des Cartouche et des José Maria, puisqu’il
explique le prestige littéraire des contrebandiers et flibustiers. C’est l’aventure que Froissart aime, admire dans les héros dont il nous
entretient : et voilà pourquoi il pense | autant de bien d’Aymerigot Marcel qui se
fit pendre, que du Bascot de Mauléon, qui se retira à Orthez sur ses vieux jours,
après fortune faite.
Ceci nous donne à la fois la mesure de la conscience morale et de l’intelligence
historique de Froissart. Persuadé que tout héroïsme, toute vertu consistent à
chercher aventure, il ne demande que des aventures aux trois quarts de siècle qu’il conte ; il n’y voit pas autre
chose. Dès les premiers mots de son prologue, nous sommes avertis :
« Vraiment se pourront et devront bien tous ceux qui ce livre liront et
verront, émerveiller des grandes aventures qu’ils y trouveront ».
Il ne
s’arrête aux choses que selon qu’elles ont ou pourront prendre couleur d’aventure :
ce n’est que par là qu’Artevelde, un bourgeois, l’arrête. Il prend tout juste sa
matière — et c’est la guerre de Cent Ans — comme Chrétien de Troyes a pris
l’histoire de la Table ronde. Sa chronique procède directement de
Lancelot et du Chevalier au Lion : c’est un roman,
par la frivolité d’esprit. De la cet incurable optimisme, cette belle humeur interne
chez l’historien de tant de hontes, de crimes et de douleurs : jamais homme n’a été
plus satisfait de la fête offerte à ses yeux par ce pauvre monde. On l’a comparé à
Hérodote : mais qu’il en est loin, avec son enfantine conception de l’histoire, sa
philosophie vaine, et sa moralité creuse. Même il est vrai que Villehardouin était
plus près de la véritable histoire : pour toutes les qualités solides et
essentielles, la Chronique de Froissart est un recul plutôt qu’un progrès.
Cette insuffisance de conception entraîne pour Froissart le vice de la méthode. Ne
cherchant que l’aventure, c’est-à-dire le dehors de l’acte humain,
il n’a que faire des documents écrits, ni de fouiller les archives. D’autres
savaient déjà le faire : il s’en dispense, par insouciance. Il n’y a rien là pour
lui. Son affaire, c’est d’écouter les preux raconter leurs prouesses ; sa méthode,
c’est d’amener les gens à lui faire voir les choses et de les faire voir comme il
les a vues. On conçoit tout ce que cette méthode d’investigation, réduite à ce que
le jargon contemporain appelle interviews et reportage, entraîne d’erreurs de chronologie, de topographie, de confusions
et d’altérations de noms : ce n’est pas la peine de s’y arrêter.
Que reste-t-il donc à Froissart ? Il lui reste d’être le plus merveilleux des chroniqueurs. Né dans une contrée où s’était éveillé de bonne heure
le goût des vastes compositions historiques, il a fait une œuvre toute flamande
encore à d’autres égards : le génie de cette Flandre opulente, matérielle,
sensuelle, pays des cortèges somptueux et bizarres, des tapisseries immenses et
splendides, de l’éclatante et grasse peinture, où, sous les ducs de Bourgogne, la
féodalité mourante étala ses plus riches et plus étourdissantes mascarades, ce génie
est bien le même qui s’exprime dans le talent de Jean Froissart, l’incomparable imagier. Tout ce qui est vie physique et sensation, apparences et
mouvement des choses et des hommes, joie des yeux, caresse des sens, trouve en lui
un peintre sans rival. Il a le plus inépuisable vocabulaire pour traduire tous les
aspects des réalités concrètes : mais son invention verbale s’arrête, comme sa
capacité de penser, à la frontière de l’abstraction. Ne lui demandons ni idées, ni
sentiments, ni personnalité intellectuelle et morale d’aucune sorte : mais s’il
s’agit de montrer un chevalier en armes, une armée en bataille, le travail sanglant
d’une mêlée, ou bien une entrée de reine, l’éclat des tournois, noces et curoles, c’est notre homme. Il a une précision, une netteté, une
verve qui saisissent ; avec cela, la plus aisée et naturelle spontanéité. C’est un
voyant : il ne fait qu’appeler les images qui passent en lui. Il
n’est pas seulement pittoresque, il est dramatique : il a le don de nous intéresser
aux actions, toute tendresse et sympathie mises à part, par cette anxiété et
suspension d’attente que nous cause toujours la vue d’une action qui se
fait sous nos yeux. En un mot, Froissart ne raconte pas la chevalerie du
xive
siècle : il la voit et la fait vivre ; et
s’il ne s’élève pas au-dessus d’elle, s’il ne la juge pas, s’il en adopte toute la
médiocrité morale, son œuvre y gagne en fidélité expressive.
Sous les yeux et à l’insu de Froissart, derrière le rideau où il prenait tant île
plaisir à considérer le magnifique néant de la chevalerie, les petites gens
faisaient de bonne besogne, et pour la littérature comme pour la politique, d’utiles
essais, d’importants commencements se produisaient. La royauté même, dans la seconde
partie du siècle, se mit avec ces petites gens. C’est l’honneur des Valois, même les
plus fous et les plus vains, d’avoir aimé toujours les lettres et les livres ; le
roi Jean, le duc de Berry son fils, donnaient des commandes aux écrivains,
recherchaient ou faisaient faire les beaux manuscrits. Charles V n’eut guère que ce
goût de commun avec son père et son frère. Il réunit dans sa librairie près de mille volumes : et il les y prenait pour les lire.
Charles VI aussi les lisait dans ses moments de calme raison.
Charles V était un clerc : il avait étudié les sept arts, la théologie ; il
s’entourait d’astrologues, de docteurs, de savants. Il aimait leur entretien, tandis
que par des bourgeois il administrait le royaume, que par Clisson et Du Gueselin,
ces soldats si avisés et si peu féodaux, il chassait les Anglais et écartait les
Compagnies de ses provinces. Ce règne de sagesse et d’étude n’était pas pour
réveiller la poésie : aussi n’en trouve-t-on guère dans les innombrables vers
d’Eustache Deschamps102, le messager et
huissier d’armes de Charles V, le poète bourgeois de cette cour bourgeoise.
Le personnage est intéressant : il aime les larges buveries, il
est de toutes les sociétés joyeuses du Valois, des Fréquentants de Crépy, des Bons
Enfants de Vertus, et s’intitule avec orgueil Empereur des fumeux ;
il a une brusquerie joviale, la parole rude et salée, le rire sonore : la galanterie
chevaleresque n’est pas son fait. Les dames le gênent, et il méprise la femme. Je ne
sais comment il lui arriva de se marier : et il eut deux enfants : c’est, en vers au
moins, le mari le plus grognon, le père le plus maussade qu’on puisse voir. Son
Miroir de Mariage, c’est la satire X de Boileau, en style du
xive
siècle. Avec les femmes, les enfants, le
ménage, il a en aversion les jolis courtisans, peut-être un peu parce que leur
élégance mortifie sa vulgarité, mais surtout, à coup sur, parce que cette jeunesse
vole aux vieux conseillers bourgeois du précédent règne, dont il est, la faveur de
Charles VI et des princes, et les marques solides de cette laveur. Il a en aversion
encore les gens de finance, pour leur avarice oppressive, un peu aussi parce qu’il a
peine à leur arracher ses gages.
Je ne sais combien de choses, du reste, et de gens il a en aversion : grogner est
la disposition habituelle de son âme. Il aimait la liberté, et il aimait l’argent :
il louait ceux qui mangent chez eux « du potage et des choux », et il restait à la
cour, en maugréant, pour attraper quelque bon morceau : et il maugréait d’autant
plus qu’il n’attrapait rien, qu’il se voyait en sa vieillesse moqué, dépouillé,
cassé aux gages. Il avait pris par bonheur ses précautions, avant toujours su
compter et ménager ; ni le roi ni les princes ne pouvaient faire qu’il ne fût un
bourgeois cossu, nanti de bonnes terres et de bonnes rentes, ainsi qu’il le donnait
à entendre en chantonnant demi-dépité, demi-marquois :
Le mot résume toute sa morale et cet épicurisme bourgeois plus matériel et moins
souriant que celui d’Horace. Quelque chose pourtant relève ce caractère d’une
honnêteté un peu vulgaire. Dans l’horreur de Deschamps pour la noblesse et la
finance entre un sincère amour du peuple ; la pitié des pauvres gens, qu’on vexe,
qu’on tond, et qu’on méprise, est peut-être le plus profond sentiment que Deschamps
ait ressenti. Et se tournant vers le peuple, pensant et sentant avec lui, il a eu
conscience de la patrie, un des premiers de notre nation. Il a aimé la France et le
peuple dans le roi Charles V : et c’est un sentiment national qui lui faisait
réclamer Calais ou pleurer Du Gueselin.
Eustache Deschamps passe pour un élève de Machault. Cela est vrai de la forme de
ses vers : du reste il lui ressemble aussi peu que possible. Sa poésie est toute
réelle et personnelle, toute de circonstance ; il rime au jour le jour tous les
événements de sa vie, et tous ceux de son temps. Il ne lui manque que d’être poète :
ses vers sont les réflexions et les boutades d’un bourgeois de bon sens, qui a de
l’humeur. Deschamps tient son journal en vers, comme d’autres le tiennent en prose.
On peut mesurer la distance qui le sépare des vrais lyriques : avant Ronsard, il
développe le thème :
avant Villon, le thème :
Mais il ne tire rien de ces thèmes si riches, du moins il n’en pas
d’émotion ni de poésie. Ainsi au lieu du mélancolique et poignant refrain de Villon,
que trouve-t-il ? une froide réflexion.
Et voilà la différence d’un poète à un raisonneur.
Que du reste Deschamps, avec son rude langage, dans ses vers martelés et pénibles,
ait souvent de la force, de l’éclat, de l’originalité, une sorte de mâle et brusque
fierté qui rappelle, par moments, l’accent de Malherbe, il n’y a pas à le contester.
Il y a en lui, sinon un poète, du moins un écrivain ; et si l’on considère certain
goût pour les lieux communs, certaine pente à procéder par idées générales et par
raisonnements liés, on dirait peut-être qu’il y a en lui un commencement d’orateur.
Malpré sa culture superficielle et ses étranges bévues, il a étudié ; sa langue est
fortement imprégnée de mots latins. Si bien que ce disciple éclectique de Jean de
Meung et de Machault se rattache aussi d’une certaine façon au grand mouvement qui,
sous les règnes de Charles V et de Charles VI, met comme une aube, trompeuse encore,
de Renaissance.
Il se produit alors, en effet, une sorte de réveil de l’humanisme. L’étude de
l’antiquité, restaurée sous Charlemagne, renouvelée par les grands et actifs esprits
du xiie
siècle, avait été déplorablement négligée au
XIIIe. Les résumés, les manuels, les encyclopédies avaient
pris la place des textes ; et les sept arts vaincus avaient cédé la place à la
théologie. Mais au xive
siècle ils prennent leur
revanche : on se met à rechercher, à copier les manuscrits latins. On étudie les
textes pour eux-mêmes, pour leur sens, pour leur beauté, non pour en tirer des
autorités et des arguments. Pétrarque vient en France en 1361, comme ambassadeur de
Galéas Visconti : il harangue en son latin le roi et le dauphin, qui furent très
étonnés d’entendre parler en belles périodes d’une certaine déesse Fortune, dont ils
n’avaient rien su jusque-là. Cette déesse Fortune, c’est l’avant-garde de toute
l’antiquité païenne, idées et formes, qui fait son entrée dans les cerveaux des
barbares du Nord.
Pétrarque103 qui en ce voyage nota la
désolation du royaume, la solitude des écoles, trouva pourtant à qui parler, de
savants hommes qui partageaient son goût pour les ouvrages des anciens. Il resta lié
avec Bersuire. D’autres le virent à Avignon, la ville du schisme, qui sous ses papes
d’abord, puis ses légats, demeure du xive
au
xvie
siècle une porte ouverte à la civilisation
italienne sur la France encore brute et grossière : au xive
surtout, pendant le schisme, Avignon mit en contact et mêla Français
du Nord et du Midi, Florentins, Romains, venus les uns pour en arracher le pape,
d’autres pour l’y maintenir, d’autres pour toutes les sollicitations, intrigues ou
marchandages publics et privés : nos Français, pour peu qu’ils fussent lettrés, ne
tirent jamais le voyage pour rien, quand même ils se laissaient jouer ou battre.
On voit à la fin du xive
et au commencement du
xve
siècle tout un groupe de lettrés, curieux et
enthousiastes de l’antiquité latine, Oresme, Gerson, Pierre d’Ailly, Nicolas de
Clamenges, Gonthier Col, Guillaume Fillastre, d’autres encore. La plupart sans doute
sont encore des scolastiques, théologiens, docteurs, engagés dans les études et les
emplois de l’Église. Mais voici une femme, Christine de Pisan, que nous retrouverons
bientôt, et voici un homme qui est comme la première ébauche de l’humaniste en
France, un homme qui a étudié seulement ès arts, qui n’a pas
touché à la théologie, qui n’a aucun grade : c’est Jean de Montreuil104, secrétaire de Charles VI et prévôt
de Lille. Il écrit encore en latin scolastique, et cite abondamment Ovide : mais
déjà le trio de ses auteurs favoris, de ses idoles, c’est Cicéron, Virgile et
Térence : déjà sa culture est toute païenne, et jusque dans une lettre au pape sur
les maux de l’Église, il ne trouve à citer que Térence, au grand scandale du pieux
Gerson.
Chose à noter, à leur gloire, ces humanistes, bourgeois d’origine et de cœur, se
font en général remarquer par la vivacité de leur patriotisme. Les plus grands cris
pour la paix, en faveur du peuple et de la France, partent de leur groupe. Gerson et
Christine de Pisan sont connus ; Jean de Montreuil, que les Bourguignons égorgent en
1418, avait écrit en latin et en français des traités contre les Anglais ; il y a de
l’ampleur et de la passion oratoire dans ses libelles en langue vulgaire.
Le profit que la littérature française reçoit de cet essai de renaissance des
lettres anciennes est manifeste. Encouragés déjà par Jean II, mais surtout par
Charles V, de studieux esprits s’appliquent à mettre en langue vulgaire les œuvres
latines.
Bersuire traduit Tite-Live ; Bauchant, Senèque ; un autre, Valère-Maxime ; un
autre, les Remèdes de l’une et l’autre fortune de Pétrarque. Laurent
de Premier Fait s’attaque à Cicéron105 et à Boccace. Tout cela est un peu confus, et
déjà, comme on voit, les Italiens sont traités sur le pied des classiques
latins.Mais le premier des traducteurs du temps, c’est Nicole Oresme106, qui fut grand maître de Navarre, chapelain et conseiller de Charles V.
Du commandement du roi, Oresme traduisit (sur le latin, car il n’y a presque
personne encore qui sache le grec107),
l’Éthique, la Politique, le Traité du Cid et
du Monde d’Aristote.
Ces travaux ont deux bons effets. Ils émancipent, éclairent la raison humaine. Ils
lui donnent confiance en elle, et la forcent de marcher dans sa voie. La portée
d’une œuvre comme celle de Bercheure est incalculable : Tite-Live apparaissant en
français, c’est la révélation de l’antiquité authentique sans fables, du moins sans
autres fables que celles dont son propre génie l’a parée : c’est la confusion de
tous les « romans de Rome la grant », et, à plus ou moins bref délai, la
substitution du héros au chevalier dans l’idéal des intelligences cultivées.
Et si l’on veut savoir ce que les esprits de nos Français gagnent dès lors au
commerce des anciens, on n’a qu’à considérer les ouvrages d’Oresme qui ne sont pas
des traductions. Dans l’un, il condamne l’astrologie : c’est bien, mais ce qui est
mieux, c’est qu’il ne la combat pas par autorité théologique, mais par le bon sens
et le raisonnement. Ce qui est mieux aussi, il en sépare nettement l’astronomie. Un
autre écrit, sur la sphère, est un traité de cosmographie, une
simple exposition scientifique, sans mélange de fables, ni de moralisations : voilà,
je crois, la première fois que la science s’exprime en français, en son langage et
selon son esprit. Oresme a fait encore un Traité des monnaies, où
sans déclamation, par bonnes et solides raisons, appuyées sur l’amour du bien
public, il condamne fortement les rois et princes qui les altèrent : il pose très
nettement à ce propos la limite des droits du roi, mettant au-dessus de sa volonté
l’intérêt de la communauté, qu’il a charge de procurer. La politique propre d’Oresme
tient en ce seul mot : le roi serviteur de l’État ; et cela suffit à
prouver, en dépit de tous les contresens qu’il a pu faire dans ses traductions, que
pour l’essentiel il a bien lu Aristote.
Le second avantage que les traductions nous apportent n’est pas moins apparent.
Elles élargissent, assouplissent, affermissent à la fois le style et la langue. La
phrase s’étoffe, prend du poids, s’essaie à l’ampleur, aux allures soutenues, au
juste équilibre des parties : une forme oratoire se crée. Cela, sans doute, est
encore bien mêlé et bien confus : les constructions légères, familières, à la française, les tours plus graves, compassés, à la manière des
orateurs romains, se coudoient, se mêlent, se choquent chez nos novices écrivains.
Mais on remarque, même et presque surtout dans leurs œuvres originales, chez Oresme,
chez Gerson, chez Jean de Montreuil, un accent, une sonorité, une bailleur de ton,
qui sont vraiment les commencements d’un art nouveau, et comme les premiers
bégaiements de la prose éloquente.
Pareils effets se constatent dans la langue. Souvent l’écrivain hésite entre un
gallicisme et un latinisme de syntaxe ; il renforce le mot populaire d’un mot
savant, transcription fidèle du terme latin. L’œuvre d’Oresme est un témoin curieux
de la crise que traverse la langue à cette époque. Elle perd ses flexions. Il n’y a
plus de cas sujet, ni de cas régime : l’s est le signe exclusif et
constant du pluriel. Cependant on rencontre encore des traces du cas régime, des
génitifs par juxtaposition, « c’est l’opinion Aristote ; le fils
Priamus »
. Les adjectifs qui n’ont pas de forme spéciale pour le féminin
sont en train d’en acquérir une : mais l’ancien usage subsiste à côté du nouveau, et
Oresme dit avec assez d’incohérence : « science moral » et « vertus morales ». Mais
le caractère le plus saillant de sa langue, et il en est de même chez tous les
savants et lettrés du temps, c’est l’abondance des mots que l’écrivain dérive ou
décalque du latin. Oresme dit abstinence, affinité, arbitrage,
aristocratie, béni facteur, bénévole, combinaison, condensation, conditionnel,
\contingenl, corrumpance et corruption, diffamable et diffamer, etc. Tous ces mots n’ont pas été consacrés par l’usage :
nos érudits, dès lors, comme plus tard au xvie
siècle, les jetaient dans la langue avec une facilité un peu téméraire, effrayés et
comme étourdis qu’ils étaient de la disproportion qu’ils apercevaient entre la
pensée antique, si riche, si complexe, si élevée, et notre pauvre vulgaire, bornée
jusque-là aux usages de la vie physique et des intérêts matériels.
Pétrarque, volontiers dédaigneux des barbares, disait que hors de l’Italie il n’y
avait ni orateurs ni portes. Pour les poètes, il avait peut-être raison ; pour les
orateurs, il avait tort. La France eut au xive
siècle
îles voix éloquentes, et jamais à vrai dire elle n’en avait manqué depuis le
xie
. Mais Pétrarque appelait orateur le lettré
qui s’essayait à l’éloquence cicéronienne : et l’éloquence en France ne s’était pas
encore laïcisée ni dépouillée des formes scolastiques.
Le fait caractéristique, et du reste tout naturel, dans l’histoire des origines de
l’éloquence française, c’est la prédominance du genre religieux sur le genre
politique et judiciaire. Même au xiv° siècle, quand les discordes civiles, les
assemblées des États généraux, les soulèvements et les prétentions de la bourgeoisie
parisienne et de l’Université font apparaître une ébauche d’éloquence politique,
quand vers le même temps l’ordre de la procédure et des débats devant les tribunaux
de légistes suscite le développement d’une éloquence judiciaire et la constitution
d’un corps d’avocats, le sermon reste encore la forme type du discours oratoire. Les
harangues, les plaidoyers, sont des sermons, avec texte et divisions, tout à fait
selon l’usage des prédicateurs. Ce n’est pas ici le lieu de rechercher ce que
pouvait être l’éloquence du roi de Navarre Charles de Mauvais, ou celle de l’avocat
Jean Desmarets108 ; tous les deux furent célèbres en
lotir temps. Nous pouvons nous en tenir à la prédication chrétienne, d’autant quel
le grand sermonnaire du xive
siècle, Gerson, nous
donne aussi par ses Propositions et par son Plaidoyer pour
l’Université contre le sire de Savoisy l’idée de ce que pouvaient être
alors les discours politiques et judiciaires.
La prédication en français remonte aux origines mêmes de notre langue109. Le latin était la langue de l’Église : aussi
prêchait-on en latin aux clercs, aux moines, même aux religieuses. Mais on prêchait
aux laïcs en français. Dès le ixe
siècle, les
conciles de Tours et de Reims ordonnent aux prêtres d’instruire le peuple ! dans la
langue du peuple. Il le fallait bien pour être compris. Il y eut certainement au
xiie
siècle une prédication en langue vulgaire,
active, vivante, puissante, qui entraînait grands et petits à la croisade, peuplait
les cloîtres, jetait des villes entières à genoux, et dans tous les excès de la
pénitence. Du haut de leurs chaires, sur les places, par les champs, les
prédicateurs étaient les directeurs publics de la conscience des individus et des
foules : tout et tous passaient sons leur âpre censure, et définis les coiffures
effrontées des femmes, nulle partie secrète ou visible de la corruption du siècle ne
déconcertait l’audace de leur pensée ou de leur langue. Au xiiie
siècle encore, avec l’expansion des deux grands ordres mendiants,
dont l’un est voué par son nom même à la prédication, l’éloquence chrétienne a
encore de beaux jours. Cependant il n’est presque point resté dans notre langue de
monuments qui en représentent l’éclat pendant ces deux grands siècles de foi : c’est
affaire aux érudits d’en ressusciter l’image à grand’peine.
On prêchait en français, mais on mettait en latin les sermons que l’on voulait
confiera l’écriture. C’était en latin qu’on les préparait, en latin qu’on les
conservait, le latin étant la langue naturelle des auteurs, et celle aussi du public
par lequel ils pouvaient songer à se faire lire. De là vient que tous les sermons
qu’on a d’Hildebert ou de Raoul Ardent, de Pierre de Blois ou de Hugues de
Saint-Victor, de saint Thomas ou de saint Bonaventure, qu’ils aient été prêches dans
les couvents ou devant le peuple illettré, sont en latin. Quand la vulgarité
pittoresque du français résistait à la gravité de la langue savante, le rédacteur ou
traducteur insérait au milieu de son latin l’idiotisme, le proverbe, la métaphore
populaire : de là les sermons appelés macaroniques. Même encore au
xve
siècle, l’éditeur de Gerson tournait en
latin, pour l’utilité du lecteur, les discours dont il avait le texte français.
En somme, outre quelques sermons du xiiie
siècle, la
prédication en langue vulgaire n’est représentée que par deux recueils qu’on a sous
les noms de Maurice de Sully110, évêque de Paris, et de saint
Bernard. Encore ne sont-ce que des traductions du latin. Les 84 sermons de saint
Bernard111 ont
été prêchés devant des clercs, et mis en français sans doute à l’usage des frères
lais, qui n’entendaient pas le latin. Quant à Maurice de Sully, son recueil était un
manuel pour suppléer à l’incapacité oratoire des prêtres de son diocèse : ils
n’avaient qu’à réciter en langue vulgaire les homélies dont il leur fournissait le
modèle. Et c’est ce qui fait que les nombreux manuscrits de la traduction offrent
tant de différences : chaque traducteur brodait à sa fantaisie sur le thème offert
par le manuel, et ces rédactions dans leur diversité peuvent nous donner une idée
des formes dans lesquelles l’éloquence latine du bon évêque de Paris parvint au
peuple.
Il est donc impossible de faire l’histoire de la prédication chrétienne au moyen
âge, sans réunir les textes latins aux textes français, quelle qu’en ait été la
forme première : et c’est ce qui nous dispense d’y insister, dans un ouvrage tel que
celui-ci. Plus libre, plus personnelle au xiie
siècle, et tardant l’empreinte plus visible de la fougue ou de l’onction du
sermonnaire, plus subtile et plus sèche au xiiie
, et
plus asservie aux formes et aux procédés de la dialectique scolastique, l’éloquence
religieuse reproduit dans son développement toutes les phases du goût, tous les
caractères de la culture du moyen âge. La grande règle de la rhétorique naturelle,
c’est de plaire et de toucher : pour cela les prédicateurs ramassent de tous côtés
ce qu’ils croient de nature à intéresser, même à amuser l’auditeur. Ils n’ont souci
que du résultat, aussi passent-ils par-dessus toutes les convenances, tous les
scrupules de goût. Ils débitent des contes, expliquent des allégories : leur sermon
est tantôt un miracle de Notre-Dame, tantôt un fabliau, tantôt un chapitre de Physiologus et tantôt un
débat ou une bataille.
Mais peu à peu il se forme un art de prêcher ; les recettes mécaniques se
substituent à l’inspiration personnelle. Les manuels, les recueils de modèles, de
matériaux préparés et classés, se multiplient. Maurice de Sully et Alain de Lille,
dès le xiie
siècle, ont donné l’exemple : leurs
successeurs sont légion au xive
siècle. L’éloquence
est mise à la portée de tout le monde. Voici les Gesta Romanorum, ou
bien l’Échelle du Ciel (Scala Cœli), à l’usage de ceux qui aiment les
contes Voici l’Unirersum prædirabile, pour les curieux d’histoire
naturelle, de physique, d’astrologie. Ou bien prenez la Somme des
Prédicateurs, où Jean Bromyard a enfermé toutes matières prêchables. Si
vous voulez des interprétations morales de l’Écriture, les voici toutes, par ordre
alphabétique, dans le Répertoire des deux Testaments, de Pierre
Bersuire. Aimez-vous mieux la poésie profane, le galant Ovide et ses
Métamorphoses, prenez Ovide moralisé à l’usage de la
chaire. Puis viennent les traités techniques, qui mettent en main la méthode :
Ars dividendi themata, Ars dilatandi sermones. Diviser et dilater,
tout est là, et les deux procédés qui s’unissent et se complètent sont l’allégorie
et le syllogisme ; ce dernier même finit par tout comprendre : Ars faciendi
sermones secundum formam syllogisticam, ad quam omnes alii modi sunt
reducendi. Mais c’est encore bien du mal pour un pauvre curé, un simple
moine, que de diviser et dilater lui-même son sermon, même secundum foniinm
syllogisticam. On viendra à son secours : vers 1395 paraît le fameux
Dormi secure, recueil de sermons tout rédigés, bons à prêcher.
Dors en paix, prédicateur : ton sermon est fait.
Comme on voit, l’idée de Maurice de Sully a fait son chemin.
Cependant à la fin du xive
siècle les maux de
l’Église et du royaume ranimèrent l’éloquence religieuse : plus d’une fois les
émotions et les haines amassées dans les cœurs firent craquer les mailles serrées du
raisonnement scolastique. « Grande chose était de Paris, nous dit-on vers
1400, quand maître Eustache de Pavilly, maître Jean Gerson, frère Jacques le
Grand, le ministre des Mathurins et autres docteurs et clercs voulaient prêcher
tant d’excellents sermons112. »
Des quatre prédicateurs ici nommés, le plus illustre et
le seul dont nous puissions juger l’éloquence est Jean Gerson113. Ce
grand docteur, la plus grande gloire de Navarre avant Bossuet, théologien et lettré,
en qui s’unissait la rude subtilité du scolastique aux tendresses ardentes du
mystique, âme pure et loyale parmi les corruptions et les intrigues du siècle, passa
sa vie à se dévouer pour l’Université, pour l’Église, pour la France, pour le
peuple, sans une pensée pour lui-même, sans autre souci que de la loi, de la justice
et de la charité. Il eût voulu l’Église une et sainte, en ce temps de schisme et de
scandale : en ce temps de discordes et d’oppression, le royaume paisible et
prospère. Il ne s’enferma pas dans sa théologie et dans sa science latine : il crut
de son devoir d’instruire tous les Français en français, de dire à tous la vérité et
leur devoir dans la langue de tous. Il écrivit ; surtout il « sermonna ». Une
soixantaine de ses discours nous sont parvenus dans leur forme française, sermons
prononcés devant la cour entre 1389 et 1397, ou prêchés à Saint-Jean en Grève, entre
1401 et 1414, harangues ou propositions adressées au roi ou au
peuple, le plus souvent au nom de l’Université, et qui ont un caractère de
circonstance, une couleur politique : il faut y joindre le plaidoyer pour
l’Université, véritable sermon développé en Parlement sur le texte : Estote
miséricordes.
Gerson conserve toutes les formes traditionnelles de l’éloquence de la chaire.
Cependant il simplifie certainement l’appareil scolastique, il ménage les divisions,
les citations, retenant seulement les procédés et figures qui émeuvent
l’imagination. La mise en scène de son argumentation vise à être expressive et
touchante. Un sermon sur l’immaculée Conception est un débat entre
Nature et Grâce, et un débat judiciaire avec plaidoiries et arrêt
eu forme. Un sermon sur les Péchés Capitaux tourne en Bataille des vertus et
des vices, à la mode des peintres primitifs. Ailleurs il use de
l’allégorie : il arme les apôtres en chevaliers, avec « l’écu de ferme créance », et
« l’épée de vraie sapience » : ou bien il construit le temple
interne de l’homme. Tel autre sermon est une vision, tel autre un conte dévot :
ailleurs, et plus heureusement, les arguments prennent vie, et le sermon se
développe en un dialogue dramatique.
Dans ces cadres convenus, que le siècle mettait à sa disposition, Gerson a su faire
entendre des accents personnels. Il a la foi et la charité : vraies sources de toute
éloquence, dès que les lumières ne sont pas trop courtes. Aussi a-t-il prêché
simplement, pathétiquement, les grands thèmes que la morale et le dogme chrétiens
offrent aux prédicateurs. Mais jamais il n’approche plus de la grande éloquence et
de son irrésistible naturel que lorsque son propos ramène aux misères du temps. Ses
plus belles pages — et cette seule remarque l’honore — sont sur le schisme et sur
les souffrances du peuple. Vivat rex, vivat pax, ces deux textes de
deux discours qu’il adressa au roi Charles VI et qui firent une impression profonde,
résument toute la pensée politique de Gerson. Elle le suit partout, et dans ses
sermons jette à l’improviste de douloureux et pathétiques mouvements : prêchant un
jour de Noël, il pose que Jésus est venu apporter la paix aux hommes, et ce mot de
paix évoquant en son esprit l’ardente et toujours vaine
aspiration des peuples, il adresse au roi et aux princes une exhortation
singulièrement émue et touchante : il n’y a pas beaucoup de pareils morceaux dans
l’éloquence religieuse avant Bossuet.
Au reste l’actualité ne l’emporte pas, et dans ses propositions comme dans ses
sermons, si passionné qu’il soit, si exact et si abondant sur les faits et
circonstances, il reste toujours le chrétien qui enseigne la parole de Dieu : grave,
austère, il en revient toujours à prêcher la pénitence, seul remède aux maux de la
chrétienté. De là cette doctrine à la fois sombre et consolante, cette dureté qui se
fond en espérance et tendresse.
Pour le style et la langue, Gerson est un contemporain des Oresme et des Jean de
Montreuil. Il appartient au groupe des humanistes. Ses œuvres françaises s’en
ressentent plus que son latin, tout scolastique encore. Ce qu’il a déjà parfois
d’harmonie et d’ampleur, ces larges développements où s’étalent le pathétique et
l’onction, viennent d’un commerce habituel avec les chefs-d’œuvre romains. Il y a
encore de la gaucherie, de l’inégalité dans sa démarche : mais il suffit de lire
dans son unique plaidoyer la vive et dramatique narration de la procession des
écoliers bousculés par les gens du sire de Savoisy, pour reconnaître qu’en nommant
Cicéron, il indique son maître et son modèle.
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