Chapitre I
La littérature sous Henri IV
Le règne de Henri IV avec les débuts du règne de Louis XIII, de 1594 à 1615 environ,
forme une époque bien distincte et réellement importante de notre histoire littéraire.
On a tort de ne pas l’isoler, et de rejeter les œuvres qui la constituent les unes
dans le xvie
, les autres dans le xviie
siècle. En réalité, elles ne sont ni de l’un ni de l’autre
et forment un groupe à part : il y a là une vingtaine d’années et une dizaine
d’écrivains, qui nous font assister à la transformation de l’esprit de la Renaissance,
à la formation de l’esprit classique. Cette période est l’étape nécessaire qui conduit
de Ronsard ou de Desportes au Malherbe de l’Ode au Roi parlant pour la
Rochelle, de Montaigne à Balzac et à Descartes, ou à Pascal ; et là aussi, par
Hardy, nous trouverons le passage des tragédies de la Pléiade à la tragédie du
xviie
siècle. De là partiront Malherbe et Balzac
pour faire les pas décisifs vers la perfection laborieuse de l’éloquence artistique :
là s’attachera aussi le mouvement, en un sens rétrograde, de la littérature
aristocratique, romanesque, précieuse, qui écartera pour un temps de l’idéal
classique. Le temps de Henri IV est donc comme un relais qu’il nous est impossible de
brûler.
Regardons d’abord les individus et les œuvres dans leur propre et personnel
caractère. Il nous suffira de saluer Olivier de Serres243, le gentilhomme protestant, qui ne
céda qu’un instant aux passions de la guerre civile, et donna tout le reste de son
existence à la culture de son domaine. Le seigneur du Pradel, qui ne perdit jamais
de vue l’intérêt national dans sa laborieuse activité de propriétaire rural, et dont
le livre fut un bienfait public, a mérité des statues, plutôt qu’une place dans
notre histoire littéraire. Il écrit d’un bon style, avec une simplicité sérieuse,
sans flamme et sans éclat. Il faut être agriculteur pour le lire, et s’y plaire.
Au lieu que, sans être économiste, on sera charmé de Montchrétien244: son traité
d’Économie politique, remis en lumière dans ces dernières années,
est une des belles œuvres du temps. Comment ce gentil poète des dames de Caen, cet
artiste faiseur de tragédies poétiques, ce bretteur qui se fit chef de bandes
huguenotes et fut tué d’un coup de pistolet sur l’escalier d’une auberge, comment
cet aventureux et incohérent personnage fit-il un traité d’économie, science
pacifique ? Un exil en Angleterre lui révéla la dignité du commerce et de
l’industrie, sources de la prospérité nationale : rentré en France, il fonda des
aciéries, chargea des vaisseaux. Un jour il prit la plume, et de son style de poète
il essaya de faire passer son enthousiasme dans l’âme du jeune Louis XIII. Son
programme se résume en deux articles : protection et colonisation. Mais à travers
ses arguments et ses exposés de faits, toute son âme se fait jour, un peu
tumultueusement : un vif besoin d’ordre, de paix et de justice, un ardent
patriotisme, un christianisme sincère, une profonde pitié du peuple qui paie et qui
peine, et le très robuste orgueil du commerçant et de l’industriel : on le sent bien
nettement, par la bouche de cet économiste, la bourgeoisie fixe le prix dont elle
entend que la royauté lui paie le pouvoir absolu. La forme du livre est un peu
confuse, mais vivante, avec son style éclatant parfois de verve rabelaisienne,
souvent illuminé de grâce poétique, abondant même en chaude et vigoureuse éloquence.
C’est un livre à lire.
Charron245
est un honnête et lourd esprit de théologien, qui a fait de propre besogne dans la
philosophie, la controverse et la prédication. On a cru voir que sa philosophie
ruinait sa controverse et sa prédication. Il est très vrai qu’il a aimé Montaigne,
il est très vrai qu’il l’a plagié. Cela ne suffit pas pour en faire un sceptique :
ne plagiait-il pas aussi le très chrétien Du Vair ? Charron n’est coupable que
d’avoir manqué de génie. Il avait, réfutant le traité de l’Église de
Duplessis-Mornay, établi trois vérités : vérité de l’existence de
Dieu, contre les athées ; vérité du christianisme, contre les infidèles ; vérité du
catholicisme, contre les protestants. Lorsque ensuite il compila son livre de la sagesse, prenant indifféremment à Montaigne et à Du Vair, il voulait
tout simplement faire de la raison l’auxiliaire de la foi, et conduire la sagesse
humaine jusqu’au point qu’on ne peut plus dépasser que par la grâce : il crut
simplement donner des raisons humaines de mener une vie chrétienne. Il classa
méthodiquement, scolastiquement, lourdement et par cela seul il outra les saillies
de Montaigne : mais ce qu’il en saisissait, ce n’était pas l’irréligion, c’était
l’observation de la vie et du cœur. Il faisait de Montaigne ce que Du Vair a fait
d’Épictète, ce que Pascal fera de Montaigne même : ayant pris au sérieux l’intention
dont se couvre l’Apologie de Raymond Sebond, il organise la philosophie au-dessous
de la foi, et fait de son Je ne sais la base rationnelle de la
morale évangélique. Le problème longtemps débattu du scepticisme de Charron fait le
principal intérêt de son œuvre : s’il dit d’excellentes choses, j’aime mieux les
lire dans Montaigne et dans Du Vair.
Les traités de Guillaume Du Vair246 sont la grande œuvre de la philosophie morale de ce
temps-là. Il y eut peu d’âmes plus belles, plus fortes, que celle de ce magistrat,
qui mourut évêque : il eut, de ses deux états, la justice et la charité. Il fut de
ceux qui tinrent à devoir de rester à Paris pendant la Ligue, et avec une inflexible
droiture il sut en ces temps difficiles ne manquer à aucune de ses obligations,
servir le roi, même protestant, et l’Église, même rebelle, maintenir les droits du
Parlement, travailler au salut du royaume et à la conservation de Paris.
Il faisait provision d’énergie morale dans Épictète et dans la Bible, vivant ses
livres avant de les faire. Il n’inventait pas une fiction, quand il donnait le siège
de Paris pour cadre à son beau dialogue cicéronien de la Constance,
et qu’une prise d’armes, au second livre, en rassemblait les interlocuteurs dans un
corps de garde. Il trouve dans la grande idée de la Providence le remède à
l’accablante tristesse dont le spectacle des misères publiques frappe les cœurs
honnêtes : par elle, sa raison voit clair, et dès qu’il comprend, il se redresse, il
espère. Dans d’autres traités, il s’appliquera à mettre en honneur la raison et son
double rôle dans la vie morale, pour détourner des passions, et pour préparer sa
foi. Sa pensée n’est pas originale, elle est sincère. Il n’invente pas une
conception nouvelle du devoir : il embrasse une vieille morale, il en emplit sa
raison, pour la vivre. C’est un stoïcisme chrétien, qui préfère l’action à la
contemplation, et la vie civile au cloître. On saisit dans les traités moraux de Du
Vair, on saisit encore distincts, bien qu’unis, les deux éléments qui feront la
forte beauté de la littérature chrétienne au xviie
siècle ; toute la richesse intellectuelle de l’antiquité s’ajoutant à toute
l’élévation religieuse de l’Évangile. Du Vair est un orateur moraliste : lorsqu’il
prend son thème dans la Bible, il donne de beaux modèles d’éloquence religieuse,
dans un genre auquel le siècle classique devra un de ses chefs-d’œuvre247. Il a écrit des
Méditations chrétiennes, très curieuses à étudier pour qui veut
voir comment un esprit français, tout raisonnable et pratique, convertit en pensée
éloquente te lyrisme passionné des prophètes juifs, comment il glisse par-dessous
les grandes images de la Bible tout le détail utile de la vie morale. Même en
sortant de Bossuet, on peut goûter les méditations de Du Vair sur Jérémie et son
Isaïe. Si l’on rassemble la belle suite des harangues de Du Vair, son curieux traité
de l’Éloquence Française, ses œuvres morales, et ses discours chrétiens, on se
convaincra que ce remarquable orateur n’a pas encore reçu la place à laquelle il a
droit.
Je ne m’arrêterai pas aux controversistes : leur genre aura plus tard des
chefs-d’œuvre, il n’en est qu’à se discipliner. On trouve encore des érudits
enragés, comme ce Feuardent qui dénonçait d’un coup quatorze cents
erreurs des réformés. Cependant on commence à délimiter, à faire saillir les
questions essentielles : entre Du Plessis-Mornay et Charron, la question de
l’Eglise ; entre Du Plessis-Mornay248 et Du Perron249, ou Coeffeteau250, la question de l’Eucharistie : on commence à user aussi de la vraie
méthode, et si l’on entasse encore les textes, du moins apprend-on à les manier, et
le raisonnement se marie avec l’érudition. Après Calvin, les protestants n’avaient
guère qu’à déchoir, mais les catholiques gagnent. Du Perron, notamment, use de
science et de logique ; avec lui l’Eglise romaine se décide à discuter, et à
démontrer.
En face de Du Vair, le magistrat stoïque, il faut placer François de Sales251, le mystique pasteur. Ils ne sont pas si
différents : le premier a plus de tendresse, et le second plus de dureté qu’on ne
croirait. La maîtresse pièce de l’homme, pour lui. c’était la volonté, et l’amour
n’était que l’élan dont la volonté se portait au bien aperçu par la raison. Ce
bonhomme, qui semble tout fondant de chaleur dévote, et qu’on prendrait pour un doux
illuminé, a le sens ferme et la conscience austère : ne prenez pas son tempérament
pour sa doctrine, ni ses manières pour ses principes. Il y a une direction très
prudente et très peu indulgente dans ses deux | ouvrages capitaux, son
Introduction « la vie dévote et son Traité
de l’amour de Dieu : il y a là plus de mollesse féminine, ici plus de mâle
vigueur, mais l’instruction est la même au fond. Ce grand convertisseur et manieur
d’âmes sait bien que ni l’Évangile ni la vie selon l’Evangile ne sont choses
plaisantes, et il faut ne l’avoir pas lu pour s’imaginer qu’il rende la dévotion
aisée.
Avec toute la différence de son humeur, il continue Calvin : il fait de la
théologie une matière de littérature, parce que, renonçant à la scolastique, il
parle à tout cœur chrétien, à tout esprit raisonnable ; il ne faut qu’être homme, et
chercher la règle de la vie, pour le comprendre et le goûter. Voici que décidément
tout le technique de la théologie reste dehors. « Monsieur de Genève » Il fut aussi
le vrai restaurateur de l’éloquence de la chaire. Il en avait trouvé le vrai
principe : « parler affectionnément et dévotement, simplement et candidement, et
avec confiance ». Ajoutez la science du dogme, et la science du cœur humain, qu’il
avait surabondamment. Quoi qu’il ait prêché toute sa vie comme il improvisait. On
n’a qu’un très petit nombre de ses sermons : c’en est assez, avec ses
Entretiens spirituels qu’on a recueillis, pour nous faire juger
cette éloquence solide et insinuante, qui semble une causerie aisée, soudaine,
enlevée jusqu’au pathétique par une émotion intérieure : c’est parfois un
chaleureux de quelque texte sacré, parfois une libre instruction sans
ordre apparent, ou divisée sans subtilité. Le mouvement en est celui des à homélies
pastorales de Bossuet, lorsqu’il prêchait dans son diocèse.
Le péché mignon du bon évêque, c’était l’exubérance d’une imagination trop
ingénieuse et trop fleurie. Car encore qu’il ait écrit qu’« il ne faut ni
blanc ni vermillon sur les joues d’une chose telle que la théologie »
, il
admettait pourtant en théorie dans l’éloquence sacrée l’emploi des éruditions
antiques et des histoires naturelles « comme l’on fait des champignons, pour
réveiller l’appétit »
,. Sa pratique n’a été que trop fidèle à sa théorie.
Toute la nature et tous les livres lui fournissent des comparaisons, des images, des
agréments : il a une libre fantaisie qui se promène à travers le monde, ramassant
toutes les curiosités et toutes les singularités, à la façon de Montaigne. Une
légère sentimentalité enveloppe ses ingénieuses mignardises, et en fond la
sécheresse. C’est le commencement du style rococo : mais ce n’est
autre chose que la fin du lyrisme. La prose de François de Sales, et celle encore du
romancier d’Urfé, dont je définirai bientôt l’œuvre et l’influence, marquent à peu
près le même moment que les vers de Montchrétien et de Bertaut.
Les tragédies de Montchrétien sont lotîtes pleines d’effusions charmantes ou
passionnées : j’en parlerai quand j’exposerai les commencements du théâtre
classique. Le « sage » Bertaut252 se dit et se croit
disciple de Ronsard et de Desportes : il n’a ni l’art et le génie de l’un, ni la
sécheresse brillante de l’autre. Les pointes qui lui échappent ne changent pas le
caractère de son œuvre : il a un naturel mou, qui parfois étale des grâces
nonchalantes, souvent, il faut le dire, se dilue en prolixité plate. Le sonnet se
fait rare chez lui, et il ne tente plus guère les formes savamment compliquées de la
Pléiade. Des stances de quatre ou de six vers, ou des alexandrins continus, voilà sa
forme, fluide et harmonieuse : pour la matière, c’est parfois la galanterie, toute
mouillée de sentimentalité, mais surtout les événements de la vie journalière.
Bertaut s’est donné mission de pleurer les morts. Il y a en lui un poêle mondain,
qui tient des larmes prêtes à tous les deuils notables. Mais il a vraiment un fond
d’imagination mélancolique, comme très sincèrement aussi il est Français et
chrétien, il est lyrique de tempérament : il a des épanchements d’une douceur
lamartinienne. Mais déjà il est forcé d’exciter son inspiration lyrique au contact
de la Bible : quand il ne paraphrase pas un psaume, sa poésie tourne en
raisonnement, et se charge de réflexions morales. Il est frappant que ses plus
longues pièces portent le titre de Discours, et ce qu’il appelle
Hymne de saint Louis est un « panégyrique » en vers du saint roi,
orné d’abondantes moralisations.
Vauquelin de la Fresnave253, gentilhomme
normand, est un amateur de province sur qui la Pléiade, si l’on peut dire, a coulé.
Débutant presque aussitôt que Ronsard, il a soumis son esprit au génie du maître, il
n’a pas modifié son naturel qui l’incline à la facilité négligée, si bien qu’en sa
vieillesse il se trouve à l’unisson de Bertaut et de Régnier. Il a cru rédiger la
Poétique de la Pléiade : mais, sans y songer, il a adouci, abaissé,
réduit les prétentions et les doctrines de l’École : il en a laissé tomber les
parties les plus choquantes, et il les tourne naturellement du côté du sens commun
et de la vérité moyenne. Il consacre le triomphe des genres antiques,
l’élargissement de la langue, et ferme tout doucement la porte aux révolutions, en
insinuant le respect de l’usage et de la tradition. Sur un point, il est moins Grec
et Romain que ses devanciers de la Renaissance et que ses successeurs classiques :
il veut une poésie, une tragédie chrétiennes.
Vauquelin fut un des introducteurs de la satire régulière, qui moralise la vie en
la peignant. Avant lui, Du Bellay et De la Taille n’avaient fait qu’y toucher :
Vauquelin fit cinq livres de satires, discours d’un bon homme qui
sait par cœur Horace, Perse, Juvénal, et qui a ouvert les yeux avec indulgence sur
le monde. Il n’est pas de qualité, du reste, à nous arrêter : d’autant que derrière
lui nous découvrons Régnier254. Celui-là est un poète. Il mourut jeune, à quarante ans, ayant
gaspillé sa vie et son talent. Il aima trop le jeu, la table, tous les plaisirs, et
la pauvreté l’affola toute sa vie, parce que ses vices étaient
plus forts que ses protecteurs et ses pensions.
disait-il de lui même, et cela est vrai de ses vers comme de sa vie.
Si l’on excepte quelques pièces de commande, il ne sut qu’écrire à sa fantaisie,
selon l’impérieuse impression du moment. Une mollesse élégiaque trempe ses stances
amoureuses et ses strophes de contrition, dont l’accent rappelle tout à fait
Bertaut. Il y a pareille douceur dans ses descriptions champêtres. Mais
l’originalité du génie de Régnier est dans la peinture des mœurs. Il fuyait trop la
peine pour avoir beaucoup pensé, et l’on n’en attendra pas des idées bien neuves ni
bien puissantes. Je ne sais même pas s’il convient de parler des idées de Régnier : rien de moins profond, de plus vague et de plus banal que
la morale de Régnier. A vrai dire, il n’est pas moraliste, mais peintre, voilà sa vraie vocation et son
réel talent. Il a une singulière netteté de vision, et rend avec une puissance, un
relief, une vie les physionomies, les attitudes, les propos des
originaux qu’il a rencontrés. Il a et il donne par le physique la sensation du
moral : il saisit au vol le geste ou l’accent significatifs d’un caractère ou d’une
profession. Boileau lui a donné ce juste éloge, d’avoir été avant Molière l’écrivain
qui a le mieux connu les mœurs des hommes. Dans ses Satires, mieux
que nulle part ailleurs, revit ce Paris de Henri IV, à l’instant où les mœurs
grossières commencent à se couvrir de politesse castillane : courtisans,
petits-maîtres, médecins, pédants, poètes crottés ou parasites, combien de vives
silhouettes s’enlèvent dans la clarté de cette poésie sans brumes ! Et Régnier n’est
pas seulement pittoresque, il est dramatique. Ses chefs-d’œuvre sont les
Satires d’où l’abstraction et le raisonnement sont éliminés, et qui
sont purement et simplement des images de la vie, qui en décomposent et fixent le
mouvement : c’est cette pièce du Fâcheux, où il a surpassé Horace par
la richesse de l’observation morale ; c’est cc Repas ridicule, dont
Boileau n’a pu, tant s’en faut, égaler la chaude couleur et la verve comique ; c’est
cette Macette, l’hypocrite vieille, que Tartufe ne fait point
pâlir.
Ces rapprochements disent la valeur de Régnier. Dans ce genre de la satire, qu’il a préféré aux stances, aux odes, aux élégies, aux sonnets, cc poète
tout naturel et primesautier inaugure vraiment la littérature impersonnelle ; et
dans l’intensité de son impression, ce n’est pas lui-même qu’il cherche à exprimer,
c’est tout ce qui n’est pas lui. Il est classique par là ; il l’est par la
composition de son originalité. Ce paresseux a lu Horace et Juvénal ; il a lu Berni,
Caporali, l’Arétin ; il a pratiqué Rabelais et Marot. C’est un Beauceron en qui
continue de vivre le vieil esprit bourgeois, celui de Villon et de Jean de Meung.
Réminiscence, hérédité, l’antiquité, l’Italie, la France, tout cela se mêle pour
former la substance de ce sain et robuste talent, qui ne saura fausser ni forcer sa
sensation. Il imite souvent : soyez sûr que s’il imite, c’est qu’il a reconnu dans
la nature l’objet que son modèle lui offrait, et que son imitation, tout
spontanément, rectifiera le modèle littéraire sur la réalité vivante.
Régnier eut le don du style : peut-être est-ce là le principal de son génie. Il est
de la famille de Molière et de Regnard, par la franchise de son vers, par la
couleur, la plénitude, la largeur qu’il sait lui donner. Il n’a point de raffinement
ni de délicatesse : par certains excès de goût et de langage, il mène à Scarron et
peut revendiquer une part de paternité dans la naissance du burlesque. Suivant,
comme il dit, son « ver coquin », il a tous les bénéfices comme tous les défauts de
l’inspiration : le mot hardi, imprévu, éclatant, l’image riche, inoubliable, un
cours naturel et aisé de langage, qui enregistre toutes les inégalités de la
pensée.
Plus encore que Bertaut, Régnier a laissé le style artificiel de son idole
Ronsard : il n’est plus question de composés, ni de provignement, ni de toutes les
méthodes prescrites aux poètes qui veulent se faire une noble et riche langue.
Régnier prend les mots de tout le monde, et quoi qu’il reproche à Malherbe, il fuit
moins que lui ceux des crocheteurs. Comme Montaigne, il puise à la source commune et
populaire : néologismes, mots savants, mots de terroir, ou de carrefour, ou de cour,
tout lui est bon, pourvu qu’il le tienne de l’usage. Des façons de parler
proverbiales, des dictons de Paris émaillent ses propos, et leur donnent une saveur
un peu vulgaire, mais piquante. Au reste il écrit « à la vieille française », avec
une belle furia, enjambant les obstacles de la syntaxe, forçant la
phrase à le suivre par-dessus les barrières des règles, n’ayant souci que d’aller au
but, et sans crainte de se casser le cou : toujours clair, toujours vif, toujours
fort, il a des constructions troubles, incorrectes. incohérentes, étirées ou
estropiées : que lui importe ? C’est le moins coquet des poètes, et qui n’est jamais
plus à l’aise qu’en débraillé.
Ce poète avait plus de sentiment que de logique. Neveu de Desportes, il adorait
Desportes, et Ronsard, et la Pléiade : quand Malherbe se mit ¿î maltraiter ses
dieux, il voulut les venger, et écrivit contre l’irrespectueux réformateur une
admirable et incohérente satire, où déborde la poésie, mais où il n’y a pas ombre de
sens critique. Il affectait de ne voir en Malherbe qu’un regratteur de mots et
syllabes ; il lui reprochait de faire de la poésie une coquette fardée : il
s’imaginait que Ronsard et Desportes, c’était le beau naturel, facile et nu ! Il ne
s’apercevait pas qu’il écrivait contre Ronsard autant que contre Malherbe : car il
écrivait contre l’art ; il ne voyait pas qu’il défendait ce que
Ronsard avait combattu comme Malherbe : car il défendait le simple naturel, négligé,
sans étude. Il ne voyait pas enfin qu’entre l’idéal de la Renaissance, et l’idéal
classique, ce qu’il exprimait était seulement l’idéal de sa génération, l’idéal de
Bertaut et de François de Sales :
Dans ce défilé rapide des écrivains du temps de Henri IV, on n’a pas eu de peine
sans doute à saisir au passage quelques traits communs de ces physionomies si
différentes.
Après le vigoureux élan des humanistes pour s’élever à la hauteur des œuvres
anciennes, après les convulsions politiques et religieuses qui ont remué les âmes
jusqu’au fond, la littérature, comme la France, se repose. L’individu qui a tenté de
se faire centre et maître du monde, reçoit une règle et restreint ses ambitions.
L’édifice social, politique, religieux, moral est reconstruit ; chacun s’y loge à sa
place pour travailler dans sa sphère. Un grand besoin d’ordre et de paix s’est à la
longue éveillé, surtout dans le peuple et dans la bourgeoisie : on se réfugie dans
la monarchie absolue, à qui l’on demande le salut de l’État et la protection des
intérêts privés. Malherbe, Du Vair, Montchrétien, Olivier de Serres, Régnier, chacun
à sa façon, avec les nuances de son caractère, traduisent ce réveil de la foi
monarchique dans laquelle s’unissent le patriotisme et l’amour du travail
pacifique.
De la même source est sortie la tolérance religieuse. La France reste catholique,
mais elle accepte des fils protestants. La controverse se règle : des deux côtés, on
cherche à confirmer des fidèles, plutôt qu’on n’enflamme des soldats. L’Eglise
catholique, avec Du Perron et François de Sales, achève sa réforme intellectuelle,
elle retrouve la science et l’éloquence. Les protestants, il faut bien le dire,
s’effacent de la littérature, dès qu’ils désarment : ils se perdent dans la masse
catholique, tandis que leur D’Aubigné, en qui revit tout le xvie
siècle individualiste, anarchique et lyrique, lâche, retiré en son
coin, ses chefs-d’œuvre grognons et surannés.
Par la restauration de la monarchie absolue et de la religion catholique, l’esprit
français écarte les questions irritantes et dangereuses. Comme il affranchit sa
pensée, en supprimant la crainte des applications pratiques, il la rend efficace, en
ôtant la tentation des aventures métaphysiques. Montaigne a bien délimité
l’inconnaissable : mais s’il vit à l’aise dans son positivisme, tous les esprits qui
ne peuvent se passer de certitude demandent à la foi de parler où la raison se tait.
Ainsi se superpose l’Evangile à la philosophie, avec Charron, avec Du Vair. Bien
assurée de ce côté, la raison, mûrie dans les agitations du siècle et l’étude des
anciens, se reconnaît juge souveraine de la vérité qu’on peut connaître, et la
littérature s’imprègne d’un rationalisme positif et scientifique. Le domaine de la
foi est réservé : hors de là, tout se décide par raison. Ce qui amène deux
conséquences : la littérature devient l’expression de la vérité ; il faut donc
qu’elle soit sincère et objective. Puis, il faut qu’elle tourne du lyrisme à
l’éloquence. Et nous voyons précisément ces caractères apparaître dans les écrivains
dont j’ai parlé.
La littérature où la raison tend à dominer, s’oriente vers l’universel : elle
reconnaît pour son objet ce dont chacun trouve en soi, la vérité et l’usage ; rien
ne lui sera plus propre que la vie humaine, que les faits moraux, les forces et les
freins que met en jeu dans Taine l’existence de chaque jour. Le technique tend donc
à être rejeté hors de la littérature, qui aura pour objets principaux la peinture
des mœurs et la règle des mœurs ; l’une appartiendra surtout à la poésie, et, par
l’autre, la philosophie et la théologie resteront des genres littéraires.
Sous la pression des tristesses morales de cette époque troublée, une sorte de
stoïcisme chrétien s’élabore dans les âmes qui ont besoin de faire provision
d’énergie. Montaigne ne put suffire qu’à ceux qui vivaient comme lui retirés en leur
château, sans action et sans responsabilité. On conçut qu’il fallait donner une
autorité supérieure et un fondement rationnel à la règle des mœurs, et l’on résolut
encore ce problème par la superposition du christianisme à la sagesse humaine des
anciens. Le désordre des mœurs, la difficulté des temps font embrasser ce que la
Bible et l’antiquité ont de plus fort et de plus austère dans leurs doctrines
morales. Du Plessis-Mornay255, d’Urfé256, etc.,
paraphrasent Sénèque que Malherbe traduira ; Du Vair traduit Épictète, en même temps
qu’il médite Job et lsaïe. Le tendre François de Sales, sous l’aménité fleurie de
ses discours, arme la volonté, et lui donne tout, pour lui tout demander. Dans ce
réveil de l’énergie morale se préparent et la théorie cartésienne de la volonté et
la théorie cornélienne de l’héroïsme : et là se trouve l’explication de la faveur
que rencontrera le jansénisme, cette forme forte du catholicisme.
Après le grand effort de la Pléiade pour créer de toutes pièces une littérature
artistique, nous constatons sous le règne de Henri IV un retour au naturel. Mais ce
n’est pas le naturel de Marot : à force de s’étirer, l’esprit français a grandi ; à
force de se guinder, il s’est haussé. Les écrivains s’abandonnent et savourent le
plaisir de ne pas se contraindre : de là cette composition un peu Lâche, cette
abondance diffuse, cet écoulement paisible de pensées, cette largeur étale du style
fluide et lent. Régnier, si vif, si ardent, est aussi désordonné et prolixe que les
autres. Il y a dans presque toutes les œuvres du temps une molle détente, un éclat
aimable et doux, une nonchalance négligée ; la sécheresse des pointes et de
l’érudition se détrempe, pour ainsi dire, dans les tièdes courants de l’imagination
et de la sensibilité257.
La centralisation littéraire n’est pas faite : la littérature échappe encore au
joug du monde et de la cour. D’où ces deux effets, qu’il y a encore des œuvres
littéraires dont les sujets ne sont pas mondains, et des écrivains provinciaux, qui
vivent loin de la cour et de Paris. Comme il n’y a pas encore de goût public, et
qu’il n’y a plus de doctrine d’école, chacun suit en liberté la pente de sa pensée
et va où les nécessités de sa vie intellectuelle et morale le poussent. Les grandes
ambitions d’art ont disparu. Le lyrisme s’affaiblit dans la sentimentalité
élégiaque. La fantaisie et la raison, le lyrisme et l’éloquence s’équilibrent. Sous
le pédantisme de la Renaissance commence à percer l’originalité classique. On
fleurit encore ses discours de souvenirs ; François de Sales met de l’histoire
naturelle dans la théologie, et Montchrestien de la mythologie dans l’économie
politique. Cependant le fond révèle une pensée déjà indépendante, qui choisit sa
matière selon le besoin, et la traite selon la vérité. Il reste aussi chez les
poètes des traces de pétrarquisme, mais nous sommes loin pourtant de Desportes. De
toute façon, les ouvrages de la période qui nous occupe sont de bons Français. Il y
a là un temps de repos et d’indépendance pour notre littérature entre les deux
invasions de l’italianisme, dont la seconde s’aggravera d’une invasion
espagnole.
Un esprit sérieux, pratique, sensé, bourgeois, a pris possession de la littérature,
et, comme dans l’ordre politique et religieux, il ne rêve plus de subversions ni de
reconstructions totales. Il ne songe qu’à utiliser et jouir. L’idée capitale de la
Renaissance est passée dans les faits : la substitution des genres gréco-romains aux
vieux genres français est définitivement acquise, et notre littérature, à peu près
détachée du moyen âge, va se relier à l’antiquité. Alors se déterminent la plupart
des genres et des formes importantes de notre art classique. Vauquelin et Régnier
organisent la satire : Hardy, dont j’ai remis à parler, établit la tragédie.
Malherbe règle ce qui peut subsister de lyrisme. Dans la prose, deux grands genres
se laissent discerner : le discours moral et l’éloquence religieuse. Enfin, ici
s’attache le roman.
En revanche nous assistons à l’avortement d’un genre qui fut considérable dans
l’antiquité : c’est l’histoire. L’esprit qui tendait à prévaloir abolissait le sens
historique par l’attention exclusive qu’il donnait à la commune et immuable essence
de l’humanité. Si l’homme est le même dans tous les temps, l’histoire est chose bien
mince, et la vérité historique n’est plus perçue. Puis le divorce de l’érudition et
de la littérature est opéré, et l’on trouve de la science sans art comme chez
Fauchet ou La Popelinière, ou de l’art sans science, comme chez Du Haillan ou
Dupleix258. Et dans
tout sujet les modernes sont en présence d’une masse de documents, qui rejette les
esprits littéraires vers les genres où l’invention est plus libre, vers
l’observation morale ou vers l’analyse dramatique. Enfin les Mémoires
sont les œuvres historiques qui satisfont le mieux des esprits curieux avant tout de
la vie et de l’homme. Deux œuvres mettent alors en lumière l’avortement du genre
historique : d’abord l’admirable corps d’Histoires du président de Thou259, si exact, si
informé, si impartial, et qui, écrivant en latin avec les mots et la couleur de
Tite-Live, n’arrive qu’à faire un pastiche ; en second lieu la célèbre Histoire
Romaine de M. Coeffeteau, regardée comme un modèle de la prose française, et qui
n’est qu’une traduction paraphrasée de Florus, sans érudition ni critique.
L’histoire, au xviie
et au xviiie
siècle, ne s’insinuera dans notre littérature que sous la forme
d’un autre genre et comme incidemment. Elle sera utilisée par la théologie, par la
controverse, par la philosophie, pour leurs fins propres et spéciales. Elle ne vivra
pas par elle-même. Déjà Bèze, par son Histoire ecclésiastique des Eglises
Réformées (1580), avait bien marqué le biais dont on la prendrait chez
nous, quand on voudrait s’élever au-dessus des Mémoires personnels et
des Dissertations érudites. Il est curieux que ce genre tout
impersonnel de l’histoire ne devait arriver à se constituer dans notre littérature
que pendant le plein triomphe de la littérature personnelle : histoire et lyrisme se
tiennent plus qu’on ne croit. En tout cas, l’élimination de l’histoire et
l’extinction du lyrisme, au début du xviie
siècle,
sont deux phénomènes qui annoncent la prochaine floraison de l’esprit classique.
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