Chapitre VI
Bossuet et Bourdaloue
Il n’y a pas eu d’éloquence politique au xviie
siècle.
Notre forme de gouvernement n’en permettait pas le développement, comme l’a fait
justement remarquer Fénelon ; aussi nulle tradition ne put s’établir ; et les rares
discours que l’on a recueillis, dans les temps où la faiblesse du pouvoir royal, sous
les deux régences, permit la libre et publique discussion des affaires publiques, sont
des accidents sans conséquence, des œuvres isolées et sans lien, où l’on n’aperçoit
pas un art de la parole. Les harangues du Parlement, prononcées à l’époque de la
Fronde, celles par exemple de l’avocat général Talon, ont la marche et le style des
plaidoyers ; on sent que ceux qui parlent ont pour principale et ordinaire fonction
l’administration de la justice. Ainsi le rapport nécessaire est renversé chez nous
entre les deux éloquences, judiciaire et politique : au lieu de celle-ci, c’est
celle-là qui donne le ton428.
Or l’éloquence judiciaire ne peut s’élever— c’est un fait — que dans les pays où une
grande éloquence politique s’est développée. Ce n’est qu’à l’éloquence politique que
l’éloquence judiciaire peut emprunter une certaine manière large, lumineuse et
populaire de traiter les questions, de tirer le plaidoyer hors de la contestation
aride et technique, et hors de l’érudition pâteuse et pédantesque, où invite la
nécessité de plaire à des auditeurs peu nombreux et généralement lettrés. Il n’y aura
donc pas lieu de donner un chapitre à l’éloquence judiciaire du xviie
siècle.
Il y a de l’esprit, une réelle netteté d’argumentation, mais que d’érudition lourde,
d’antithèses compassées dans les plaidoyers d’Antoine Le Maistre ! Lisez le quatrième,
sur la principauté du collège de la Marche : vous y verrez Platon et Sidoine appelés à
décider de l’âge d’un principal. Au milieu du siècle, en 1646, une cause célèbre,
celle de Tancrède qui revendiquait le nom de Rohan, soutenu par sa prétendue mère, la
duchesse douairière, contre la duchesse de Chabot-Rohan et contre toute la parenté,
fit parler les plus célèbres avocats du temps : Martin, pour Mme de Rohan-Chabot,
contestant que Tancrède fût le vrai et légitime frère de sa cliente, allègue Médée, et
Virginie, et l’Evangile, et la femme qui ayant mis trois fois au monde
des enfants morts, dit avoir rêvé qu’il lui fallait accoucher dans un bois
sacré. Gaultier vient ensuite, pour le duc de Rohan-Chabot, et cite Archytas,
Porphyre et les six ordres des démons, Orphée et Apollon, du grec et du latin, des
vers et de la prose. Platon, Socrate, Rachel, l’empereur Henri, une princesse grecque,
etc. Il montre la duchesse douairière épouvantée d’avance de l’arrêt qui lui
découvrira « un enfantement sans douleur, une conception sans le secours de la
génération, une filiation sans paternité »
, etc. « Elle craint,
dit-il, que l’on lui fasse voir qu’elle a commis le larcin de Prométhée, et qu’elle
veut que le feu de sa passion soit le feu dérobé du ciel qui anime un enfant
supposé, lui donne un nouvel être, et falsifie l’ouvrage de la nature. »
Enfin Patru se présente pour le duc de Liéthune et autres parents :
« Messieurs, dit-il, l’intérêt de mes parties est tout visible : on veut leur
donner un inconnu pour parent. »
Cette simplicité repose. Ce n’est pas qu’il
n’y ait encore parfois de la boursouflure et du pédantisme dans les plaidoyers de
Patru : mais, en général, il sait se passer d’éloquence ; on lit encore avec intérêt
certains de ses discours qui nous mettent bien au courant des affaires. Ainsi
s’explique la renommée dont il jouit en son temps ; et, si elle dépasse son mérite,
elle fait honneur au goût de ceux qui la lui ont donnée429.
Notre éloquence serait bien peu de chose auprès de l’éloquence grecque ou romaine si
nous n’avions les prédicateurs. La religion a été, dans la société du xviie
siècle, la source vive de la parole publique ; et, comme
le faisait très bien remarquer M. Brunetière, les discours chrétiens des Bourdaloue et
des Bossuet ne sont pas inférieurs aux harangues civiles des Cicéron et des
Démosthène. Si les orateurs grecs et romains touchent en nous les cordes du
patriotisme et les notions générales de l’intérêt public, ce dont nous parlent nos
orateurs chrétiens — le dogme mis à part, — c’est toute notre vie morale et toutes les
grandes questions métaphysiques et morales, que notre conduite journalière tranchera à
notre insu, si nous ne les résolvons avec réflexion ; c’est une conception générale de
la vie et de l’être, qui se dégagera malgré nous de nos actes, si nous ne les
dirigeons pas par elle.
Ce serait une erreur de s’imaginer, sur la foi d’ trop judicieusement
choisis, qu’avant Bossuet, tout est ridicule, emphatique, précieux, pédant dans les
discours des prédicateurs. La vérité est, au contraire, que depuis le temps de
Henri IV jusqu’au milieu du xviie
siècle, la
restauration du catholicisme se fait sentir dans la chaire par la gravité, la
solidité de la parole chrétienne. On ne sait pas encore se priver des ornements de
l’érudition profane et des coquetteries de l’esprit mondain : mais cela recouvre un
fond solide de théologie, et n’étouffe point les ardeurs de la foi et de la charité.
Autour de Du Perron et de François de Sales, et après eux, se présentent en grand
nombre des prédicateurs distingués, évêques, docteurs, moines, Charron, Coeffeteau,
Fenoillet, Cospean, les deux Lingendes, Senault, Lejeune, Desmares.
Je ne crois pas que les jansénistes aient en rien contribué au perfectionnement de
l’éloquence chrétienne : ils ont fait leur œuvre par la direction et par les livres.
Il y a au contraire deux corps qui, en vertu de leur institution, s’adonnent avec
ardeur à la prédication : les oratoriens et les jésuites se disputent la chaire
comme l’enseignement. Les jésuites, en général, donnent plus dans les agréments
littéraires et mondains : les oratoriens sont plus théologiens, et s’appliquent aux
descriptions exactes des passions. Le zèle est égal des deux parts. Cependant il ne
s’élève aucun talent supérieur, et les meilleurs sermons sont des œuvres d’une assez
égale médiocrité. L’oraison funèbre et le panégyrique, comme discours d’apparat,
restent singulièrement au-dessous des sermons, où la nécessité d’instruire et
d’édifier met des limites aux excès du bel esprit. Il y a eu pourtant de bonnes
parties, dans quelques oraisons funèbres de Henri IV ; mais après cela on ne
rencontre rien qui soit même passable, jusqu’aux oraisons funèbres des deux
Henriette.
Saint Vincent de Paul exerça une sérieuse influence sur l’éloquence religieuse.
M. Vincent, comme on l’appelait, était ennemi de l’éloquence : il ne pouvait
souffrir l’esprit, la pompe, la science étalée et ronflante. Il n’estimait que
l’effusion du cœur qui va au cœur. Il parlait lui-même avec son cœur, sans étude,
sans apprêt, familièrement, efficacement : son idéal est l’homélie simple et
touchante des premiers temps de l’Église. Par son exemple, par l’autorité de sa
haute vertu, par les conférences qu’il institua à Saint-Lazare pour former les
jeunes prédicateurs, M. Vincent contribua plus que personne à mettre le discours
chrétien dans la voie de la sérieuse et utile simplicité : il ne put sans doute
proscrire, comme il le voulait, l’éloquence ; il enseigna du moins à en faire bon
usage, à la subordonner aux fins essentielles de la parole chrétienne. Bossuet
profita de ces enseignements430.
L’œuvre de Bossuet est immense et variée431 :
elle trouve son unité dans son rapport à la vie et au caractère de l’homme.
Jacques-Bénigne Bossuet est né à Dijon le 27 septembre 1627, d’une famille de
magistrats provinciaux : il avait six ans quand son père fut nommé conseiller au
Parlement de Metz. Il fit ses études au collège des Jésuites de Dijon, et vint
étudier la théologie au vieux collège de Navarre. Il soutint le 25 janvier 1648 sa
première thèse, devant le grand Condé, gouverneur de sa province natale, et
protecteur de sa famille : puis il entre en licence en 1650 ; prêtre et docteur en
1652, il se rend à Metz, ville toute pleine de protestants et de Juifs, où les
controverses sont ardentes. Contre ces deux sortes d’adversaires, Bossuet essaie
toutes les armes de la théologie traditionnelle. Il prêche activement. Il écrit sa
Réfutation du Catéchisme de Paul Ferry, ministre de l’Église
réformée. En 1659, il s’établit à Paris, et, pendant dix ans, se dévoue à peu près
exclusivement à la prédication. Outre les sermons isolés qu’il prononce, il prêche
le Carême en 1660 aux Minimes, en 1661 aux Carmélites, en 1665 à Saint-Thomas du
Louvre, l’Avent en 1663 aux Carmélites, en 1668 à Saint-Thomas du Louvre. La cour
aussi veut l’entendre : il prêche au Louvre le Carême de 1662, puis l’Avent de
1665 ; à Saint-Germain, le Carême de 1666, l’Avent de 1669. Sa solidité théologique,
son talent de controversiste le font rechercher par les calvinistes inquiets ou
ambitieux, qui désirent s’éclairer, ou masquer une conversion intéressée : il écrit
pour Turenne son Exposition de la foi catholique, publiée en 1671 ;
devant Mlle de Duras, il soutient une laborieuse controverse contre le ministre
Claude (1678). Cependant, en 1667 il avait prononcé avec succès l’oraison funèbre
d’Anne d’Autriche, non imprimée et perdue. En 1669, il avait consenti à publier
celle de la reine d’Angleterre Henriette de France ; puis vinrent celles de
Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans (1670), de Marie-Thérèse (1683), de la
princesse Palatine Anne de Gonzague (1685), du chancelier Le Tellier (1686), du
prince de Condé (1687).
Il fut arraché à la prédication par un emploi qui donna une direction nouvelle à sa
vie : il ne reparaîtra désormais dans les chaires de Paris que pour de rares
occasions. Après l’avoir nommé évêque de Condom (sept. 1669), le roi le choisit en
septembre 1670 pour être précepteur du Dauphin, dont M. de Montausier
étaitgouverneur. Cette honorable, rude et ingrate fonction l’absorba pendant dix ans
(1670-1679). Se voyant attaché à la cour, il se démit de son évêché, par un scrupule
rare en ce temps-là : il estimait que la résidence était de stricte obligation.
L’insurmontable incuriosité du Dauphin, nature apathique et têtue,
rendit inutiles les efforts, le dévouement, la sévérité du gouverneur et du
précepteur.
Bossuet avait conçu cette éducation sur un plan sage et large, qu’il nous fait
connaître dans une lettre latine adressée au pape Innocent XI. Il voulait que son
élève ne demeurât étranger à aucune connaissance humaine. La religion était au
premier plan, mais n’excluait rien : le Dauphin lut Térence, pour apprendre à se
garder des pièges de la volupté et des femmes. Le danger des
éducations encyclopédiques fut écarté par la fermeté du précepteur, qui fit
prédominer dans toutes les études un caractère strictement utilitaire. Il ne perdit
pas un instant de vue qu’il ne formait ni un homme de lettres ni un savant, mais un
roi : il apprit au Dauphin tout ce qu’un roi doit savoir, il lui présenta toutes les
connaissances par le côté qui pouvait l’aider à faire son métier de roi.
Il s’attacha à lui former surtout le caractère, à développer la raison, en ornant
l’esprit.
Afin d’éviter et le surmenage et les lacunes, et pour apprendre au Dauphin tout ce
qui était utile, mais rien qui ne fût utile, afin d’assurer aussi l’unité morale de
la direction, il se chargea lui-même de donner tous les enseignements : il rapprit
le grec, l’histoire : il se fit donner des leçons d’anatomie : il n’abandonna à
d’autres maîtres que les mathématiques. Il s’astreignit à composer tous les ouvrages
dont le Dauphin pouvait avoir besoin ; et les rédactions de l’écolier, que l’on a
conservées, attestent sur quelle étude solide des textes Bossuet établit son cours
d’histoire ; pour le xvie
siècle surtout, il a
dépouillé soigneusement tous les principaux mémoires. L’esprit est large et libre,
chrétien sans bigoterie, monarchiste sans servilité ; les papes et même les rois
sont hardiment, sévèrement jugés. Parmi les ouvrages composés pour le Dauphin, il en
est trois de considérables : le Traité de la Connaissance de Dieu et de
soi-même, auquel on peut joindre la Logique et le
Traité du libre arbitre, la Politique tirée de l’Écriture
Sainte, et le Discours sur l’histoire universelle.
Une fois l’éducation du Dauphin terminée, Bossuet fut nommé au siège de Meaux
(1681) : et tel était l’ascendant de sa science et de son éloquence, que, simple
évêque, et de médiocre naissance, il fut le véritable chef de l’assemblée du clergé
de France, qui se réunit à la fin de 1681. Il inspira la Déclaration
de 1682, formulant les libertés de l’Église gallicane : indépendance des rois au
temporel ; infaillibilité de l’Église universelle, et non du pape ; primauté du
pape, mais égalité essentielle des évêques, comme ses pairs et successeurs directs
des apôtres. Bossuet avait préparé une condamnation de la morale relâchée des
Casuistes, que la brusque séparation de l’assemblée de 1682 ne laissa pas le temps
de voter, mais qu’il reprit et fit passer dans l’assemblée de 1700.
En 1688, Bossuet publia son Histoire des Variations des Églises
protestantes, qui fut fort attaquée par les protestants français et
étrangers, par Basnage, Burnet, et surtout Jurieu. Il leur répondit par six
Avertissements et par une Défense. Il ne voulait pas
tant écraser la Réforme que ramener les réformés : il entretint longtemps l’espoir
chimérique de rétablir l’unité de l’Église chrétienne. De là sa correspondance avec
Leibniz, et des négociations entamées de 1692 à 1694, reprises de 1699 à 1701, qui
n’eurent d’autre effet que de mettre à nu l’irréductible incompatibilité de la
tradition catholique et du rationalisme protestant.
La plus âpre des controverses où Bossuet se soit mêlé est la querelle du quiétisme,
qui devint un duel entre Fénelon et lui. Le quiétisme est une erreur de certains
mystiques qui prétendent s’élever à un état de perfection indéfectible, dans lequel
leur âme, unie à Dieu, ne fait plus d’actes distincts de foi ou d’amour, ne connaît
plus les dogmes définis, n’emploie plus les prières formelles, ne désire plus le
salut éternel, s’abandonne passivement à la volonté divine, à toutes les
inspirations et suggestions de cette volonté : le pur amour des
quiétistes aboutit, en théologie à l’indifférence aux dogmes, en discipline au
mépris des autorités ecclésiastiques, en morale à l’abandon de tout l’esprit et de
toute la chair aux suggestions de l’instinct intérieur.
L’hérésie quiétiste, condamnée à Rome432, reparut en France, où elle
fut renouvelée principalement par un prêtre et par une femme de mœurs pures et
d’imagination désordonnée, par P. Lacombe et par Mme Guyon. Cette femme séduisante
réunit autour d’elle une petite église, fanatique et dévouée ; l’abbé de Fénelon fut
gagné, et Mme de Maintenon, qui laissa l’esprit de Mme de Guyon se répandre à
Saint-Cyr. Bientôt, cependant, cette prudente institutrice s’inquiéta des suites
effectives du pur amour, l’évêque de Chartres, Godet-Desmarais,
directeur de Saint-Cyr, la fit revenir de son égarement ; et Saint-Cyr fut fermé à
Mme Guyon. Alors, sur le conseil de Fénelon, elle invoqua l’arbitrage de Bossuet,
qui, fort occupé d’ailleurs, et peu mystique de sa nature, n’entra dans l’affaire
qu’avec répugnance. Mme Guyon lui remit ses Torrents et autres
ouvrages pour les examiner (1693). Bientôt après, elle demanda officiellement des
juges, qui furent M. de Noailles, évêque de Châlons, Bossuet et M. Tronson,
directeur du séminaire de Saint-Sulpice. Des conférences s’ouvrirent à Issy, où les
trois commissaires arrêtèrent laborieusement 34 articles qui définissaient la
doctrine orthodoxe sur le pur amour et l’oraison. Fénelon, qui, après avoir reconnu
formellement l’autorité des commissaires, fit tous ses efforts pour empêcher la
condamnation de Mme Guyon, fut associé à la signature des articles (10 mars 1695).
Pendant les conférences, le roi le nomma archevêque de Cambrai : après la signature,
Bossuet le sacra. Son adhésion finale rassurait sur son orthodoxie.
Tandis que Bossuet, Noailles et l’évêque de Chartres publiaient dans leurs diocèses
les articles d’Issy, Fénelon se taisait. Bossuet crut devoir expliquer plus
amplement la matière, et composer l’instruction sur les États
d’oraison, dont le manuscrit fut communiqué à Fénelon. Mais, gagnant Bossuet
de vitesse, il écrivit secrètement une Explication des maximes des
Saints, qui rétablissait la doctrine abandonnée par lui : le livre parut
un mois juste avant celui de Bossuet (1697). L’Explication
s’annonçait comme un simple des articles d’Issy : Bossuet et Noailles,
auxquels se joignit Godet-Desmarais, protestèrent publiquement. Devant le scandale
que fit son ouvrage, Fénelon, après avoir refusé de se rétracter, et même de
conférer avec Bossuet, en appela au pape le 18 avril 1697. Ce fut le commencement
d’une violente polémique, où ni Bossuet ni Fénelon ne se ménagèrent, l’un plus
franchement violent, l’autre plus perfide et déguisant ses violences sous une humble
douceur. Pamphlets sur pamphlets arrivaient à Rome, où les agents des deux
adversaires combattaient par toutes les armes de l’intrigue. Fénelon, ultramontain,
ami des Jésuites, avait la faveur de la cour de Rome : Bossuet, gallican, eut besoin
d’avoir évidemment raison, et surtout d’avoir de son côté la peur qu’inspirait le
roi. La terrible Relation sur le quiétisme (fin 1698) porta le
dernier coup à Fénelon, qui fut condamné le 12 mars 1699. Cette grande affaire, où,
selon Bossuet, il y allait de toute la religion, l’avait occupé cinq ans.
Au début, cependant, il avait trouvé le temps d’écraser un théatin qui défendait le
théâtre : le P. Caffaro se rétracta bien vite après la Lettre de
Bossuet, développée ensuite dans les admirables et dures Maximes et
réflexions sur la Comédie.
En 1678, il avait fait détruire toute l’édition d’une Histoire critique
de l’Ancien Testament, que l’oratorien Richard Simon avait
fait imprimer. Il revient en 1702 sur le même adversaire, condamne sa version du
Nouveau Testament, et écrit contre lui une Défense de la Tradition et des
Saints Pères. Ce qu’il combattait là, c’était la critique historique et
philologique, qu’il pressentait funeste à l’orthodoxie, et destructive de la
religion : aucune des polémiques de Bossuet ne fut plus grave, et c’est la seule
peut-être pour laquelle il se soit trouvé insuffisamment armé.
Tant d’ouvrages et de controverses, et de grands emplois dont il fut revêtu à la
Cour ou à Paris — premier aumônier de la Dauphine, puis de la duchesse de Bourgogne,
supérieur de la maison de Navarre, conservateur de l’Université, conseiller d’État
d’Église — n’empêchèrent pas Bossuet de donner son principal soin à son diocèse et
d’y faire ordinairement résidence. Il remplissait avec-zèle toutes les fonctions
pastorales, sans trop distinguer le temporel du spirituel, veillant au bien-être
matériel, à l’hygiène, aussi bien qu’à la morale, à la discipline et à l’orthodoxie.
Il eut à appliquer l’édit de Nantes, auquel il applaudit sans l’avoir conseillé, et
que plus tard peut-être il sentit être une faute. Il l’appliqua avec modération,
sans aucune idée de tolérance, mais par respect pour sa religion, et de crainte des
sacrilèges qui pouvaient suivre des conversions forcées et fausses : les évêques du
midi, l’intendant Bâville le jugèrent tiède. Il prit grand intérêt aux communautés
religieuses, qu’il soumit vigoureusement à son autorité : Jouarre et sa noble
abbesse tentèrent de résister à l’évêque, qui plaida, gagna, et dut presque faire
enfoncer les portes du couvent pour s’y faire reconnaître. Il distingua dans les
communautés de femmes quelques âmes délicates et pures, qu’il consentit à diriger :
il écrivit pour elles ses Méditations sur l’Évangile et ses
Élévations sur les mystères. Mais il était le pasteur de tous, et
non de quelques-uns : il se donnait à tous, visitant, confessant, prêchant surtout,
avec une infatigable activité. Il s’affaiblit à la fin de 1703, et mourut le 12
avril 1704.
L’unité de cette vie, c’est l’absolu désintéressement, c’est le dévouement sans
défaillance au devoir, sous toutes les formes où successivement il se présente ;
chacun des ouvrages de l’orateur ou de l’écrivain est venu à son heure, pour un
besoin actuel et précis, sans nul désir de gloire littéraire. Avant tout, Bossuet
est prêtre ; cette qualité détermine les formes de son esprit et de sa conduite : le
service qu’il fait à son roi, à son pays, à son prochain, est celui qu’un prêtre
peut faire. Mais dans sa haute et généreuse intelligence, ce service s’élargit, de
façon que son état de prêtre ne lui crée jamais une dispense, lui impose souvent une
aggravation de peine et d’effort.
C’était un robuste Bourguignon, de sang riche, de tempérament bien réglé, simple,
lucide, franc, sans brutalité comme sans flatterie, ennemi du tortillage et du
mensonge. Son style paraît dur, parce que la vérité et la logique le règlent,
impérieux, parce qu’il explique la tradition, et non sa pensée individuelle : mais,
en cela au moins, son style n’est pas l’image de son caractère. Il a l’âme tendre,
au contraire, la sensibilité vive : dans quelques écrits somme dans les
Méditations et les Élévations, dans quelques
lettres, il s’est livré, et l’on a pu voir de quelle ardeur il aimait et son Dieu,
et les hommes, et quelques-uns parmi les hommes. Mais, à l’ordinaire, il contenait
sa sensibilité ; il montrait un jugement net, une volonté ferme ; il avait la notion
du possible et du pratique, le besoin de l’action efficace et précise. Il n’a point
connu les chimères, les folies de la pensée, ni celles même de la vertu.
Et ce manque absolu d’excès, cette infaillible exactitude qui se tenait toujours
aux limites du vrai, du possible, de l’utile, c’est peut-être le point faible de ce
grand et excellent homme : il fut trop paisiblement sage et sensé.
Avec sa forte intelligence, ce fut toujours une âme candide, presque naïve. Il fut
le plus savant des théologiens, et garda jusqu’à sa mort la foi simple, sans nuages
et sans doute, d’un petit enfant. Il expliquait avec pénétration le mécanisme
abstrait des passions, des instincts, de l’égoïsme humain, et il crut toujours aux
hommes : qui voulut le jouer, le joua. Ce moraliste profond n’avait pas l’ombre de
l’intuition psychologique qui fait les politiques, les diplomates ou même les
directeurs d’âmes. Il les dirigeait, lui, si discrètement, et de si haut, que, ne se
sentant pas asservies, elles ne se croyaient pas dirigées : il se contentait
d’offrir, de sa raison à leur raison, des principes généraux de conduite. Il ne
voulait pas s’établir dans les profondeurs de leur conscience, de peur de violer
leur liberté et de briser leur activité ; s’il eût voulu y entrer, l’eût-il pu ?
l’eût-il su ?
La qualité éminente de son esprit, c’est le bon sens, l’amour et le discernement du
vrai. Il n’a pas évidemment la liberté critique d’un savant de nos jours : sa raison
est soumise à la foi. Mais, d’abord, cette soumission n’est pas une abdication ;
elle est volontaire et sans violence : la raison y trouve son compte. Pour Bossuet,
tout est obscur, douteux, fragile sans la foi : par la foi, l’univers, la vie, la
morale deviennent intelligibles ; de la foi sortent la clarté, la certitude. Il faut
que la raison renonce à rien savoir, à rien comprendre, ou bien qu’elle accepte ces
dogmes, qui la dépassent, et qui sont la condition de toute connaissance, la source
de toute intelligibilité. Sous le contrôle et dans les limites tracées par la foi,
la raison de Bossuet s’exerce librement. Au lieu de s’étonner que ce prêtre n’ait
pas pensé comme un athée, il vaut mieux remarquer combien sa pensée a su garder de
largeur et de liberté sans sortir de l’orthodoxie, et que nulle vérité ne lui a fait
peur. C’est qu’il avait la plus fine logique, pour tout réduire et tout ramener à la
doctrine révélée.
Et de là vient la solidité de son œuvre. Elle est absolument catholique, et
pourtant, le catholicisme ôté ou nié, elle ne s’évanouit ni ne s’écroule. C’est que
cette œuvre catholique est une œuvre de science rationnelle et expérimentale.
Bossuet semble tout prendre de l’Ecriture et de la tradition de l’Eglise : en fait,
aucune réalité vivante, aucune vérité manifeste n’a été volontairement négligée par
lui ; ce prêtre s’est nourri des inventions de la raison profane et même païenne. La
meilleure substance de l’antiquité gréco-romaine a passé dans son esprit ; il
découvre dans la Bible ou l’Évangile les pensées d’Aristote ou de Platon ; il
emploie Lucrèce à la Genèse. En un mot, avec une entière sincérité, mais
aussi avec une race adresse, il fait entrer dans le système de la religion toutes
les vérités acquises depuis des siècles par la raison laïque.
Son style tire sa perfection de son absolue et candide probité. Il ne faut pas se
laisser égarer par quelques passages pompeux des Oraisons funèbres :
le plus ordinairement, Bossuet est très simple. Dans les controverses, dans les
expositions de faits, dans les discussions critiques, il a une brièveté, une
rapidité, une négligence même, qui répondent bien peu à la définition banale de son
style, qui passe pour uniformément sublime et pompeux. La qualité dominante, et l’on
pourrait dire unique, de ce style, c’est la propriété ; il ne vaut que parce qu’il
rend la pensée de l’homme. Mais il la rend toute, c’est-à-dire non pas seulement
l’idée pure, l’élément intelligible, mais tous les éléments sensibles qui
l’enveloppent, lui donnent corps et couleur, émotions du cœur, formes de
l’imagination, et jusqu’aux plus délicates vibrations de la personnalité intime.
Tout Bossuet passe dans son style, et de là vient, comme nous le verrons, que
l’orateur se double sans cesse d’un poète. Dans ce style se retrouve aussi la double
inspiration que je signalais dans la pensée de Bossuet : non seulement il cite
l’Ecriture, mais il se l’est incorporée, et à chaque page se présentent des tours,
des images, plus ou moins directement et sensiblement émanés des livres saints.
C’est même en grande partie, de ce commerce intime avec les écrivains bibliques et
évangéliques, que vient la qualité originale de son style, unique entre tous dans la
littérature classique. Mais il a eu pour maîtres aussi tous les anciens, les Latins
surtout ; jamais l’empreinte dont ils l’avaient marqué ne s’est effacée.
Pour la langue proprement dite, la date de la naissance de Bossuet nous avertit
qu’il devra parler la langue de la première moitié du siècle, celle de Corneille et
de Retz plutôt que de Racine et de La Bruyère. Son éducation ecclésiastique nous
expliquera qu’elle reste chez lui plus chargée de latinisme dans les tours et dans
les sens que chez aucun des écrivains mondains. Bossuet ne se révoltera pas contre
le bel usage et contre l’Académie : il en suivra de son mieux les décisions, il se
retranchera dans son âge mûr certaines familiarités, certaines trivialités ; il
éclaircira et francisera quelque peu sa construction. Mais il ne parlera pourtant
jamais la langue académique et mondaine : et la raison eu sera dans son tempérament
plutôt que dans son goût. Sa pensée n’est pas assez décharnée et abstraite ; il lui
faut des mots et des phrases qui contiennent non pas seulement de l’intelligible, du
spirituel, mais aussi, et fort abondamment, du sensible, du concret, du
pittoresque ; il lui faut une langue des émotions et des sensations : cela suffit
pour qu’il ne parle pas tout à fait la langue des salons.
Dans la diversité des ouvrages de Bossuet, le caractère le plus constant et le plus
général qui se manifeste, est le caractère oratoire : c’est donc sur l’orateur qu’il
faut porter d’abord notre étude. Il nous a développé son idéal dans l’Oraison
funèbre du P. Bourgoing et dans le Panégyrique de saint
Paul : il demande que l’orateur écarte le bel esprit, mette de côté tout
désir de plaire, tire toute la force de son discours de l’étude de l’Ecriture, et de
l’ardeur de sa foi. Ce n’est pas qu’il doive se priver des moyens humains de
l’éloquence : Bossuet ne suit pas M. Vincent jusque-là. Dans une
Instruction rédigée pour le jeune cardinal de Bouillon, il indique
par quelle préparation se peut former un prédicateur : les ouvrages de l’antiquité
profane, quelques livres français, tels que les Provinciales, sont
recommandés avec les deux Testaments, les Pères grecs, saint Augustin et Tertullien.
L’objet qu’on ne doit jamais perdre de vue, c’est d’interpréter la parole de Dieu
pour l’utilité du prochain ; il ne s’agit pas d’ignorer la rhétorique, mais de la
manier délicatement ; c’est tout un art que de « faire parler Dieu » avec
efficacité.
Bossuet n’y réussit pas du premier coup en perfection. Il y a des traits de génie
dans ses sermons de Metz, et jamais il ne fera mieux que dans le Panégyrique
de saint Bernard (1653). Mais souvent l’imagination est exubérante ; le
style, d’une vigueur tendue et d’une couleur chargée, va jusqu’au mauvais goût et
aux trivialités répugnantes ; la science, de fraîche date, s’étale, subtile ou
pédante, théologique ou profane ; il y a trop de citations plaquées, trop de
raisonnements en forme, un mélange de sèche logique et de grande rhétorique. Surtout
il y a trop de tout : les discours sont trop longs. L’expérience, le travail
corrigèrent ces défauts peu à peu. A Metz, Bossuet s’appliqua aux Pères grecs, dont
l’heureuse influence s’ajouta aux leçons de ses auteurs jusque-là préférés, saint
Augustin, Tertullien, les âpres Africains, subtils et violents : Basile et Grégoire
détendirent son éloquence et lui enseignèrent la puissance de la douce
simplicité.
Quand il arrive à Paris, il est maître de son talent et de sa forma : cependant
dans cette suite de chefs-d’œuvre qu’il accumule pendant onze ans, on peut
distinguer deux manières : les sermons des premières années sont plus voisins des
sermons de Metz, par la vigueur de l’appareil logique, par la chaude couleur du
style. Vers 1666, cette éloquence s’atténue pour ainsi dire sans s’amoindrir, elle
se subtilise, se fait plus délicate, plus limpide, plus dégagée d’éléments
matériels, étonnante de lumière abstraite et de pureté intellectuelle. Enfin,
lorsque, retiré à Meaux, il prêche dans son diocèse, aux bourgeois, aux paysans, aux
communautés, à des humbles d’esprit et de fortune, alors ce grand orateur consomme
le sacrifice de son éloquence. Alors il rappelle et met en pratique les
enseignements de Vincent de Paul ; il fait taire sa science, et laisse couler de son
cœur des homélies familières, exquises et efficaces dans leur petitesse
volontaire.
Jamais il n’apprit par cœur ses sermons. Il se préparait fortement, rédigeait
presque parfois le discours, relisait son canevas ou son brouillon avant de monter
en chaire : là il s’abandonnait à l’inspiration, qui reprenait, complétait,
rectifiait les formes préparées par la réflexion. Il ne répétait pas les sermons
qu’il avait une fois prononcés : il revoyait les anciens plans, les rédactions
primitives, pour les adapter au progrès de son esprit, ou bien au nouvel auditoire.
Tant qu’il prêcha à Metz et à Paris, il ne se fia jamais à son expérience ni à sa
facilité : et après quinze ans de prédication il ne faisait ni des plans moins
exacts ni des brouillons moins complets. A Meaux seulement, il se contenta en
général de quelques notes légères et rapides, et son éloquence se rapprocha de
l’improvisation : le travail qui eut encore élevé son discours, l’eût écarté de la
bassesse populaire que sa raison désintéressée avait élue pour idéal.
Ne prêchant que pour remplir un devoir du ministère ecclésiastique, Bossuet n’a pas
recueilli lui-même ses sermons. Il n’en a publié qu’un seul, sur l’Unité de
l’Église, qui était comme le manifeste du gallicanisme. On n’a donc, pour
se faire une idée de sa parole, que les plans et brouillons qui représentent non sa
prédication, mais la préparation de sa prédication. C’en est assez pour reconnaître
une éloquence sans rivale.
Le fond des sermons de Bossuet est l’explication du dogme. Il se plaignait que déjà
de son temps, les prédicateurs s’étendissent sur la morale en laissant le dogme de
côté. Pour lui, il plaçait le dogme avant tout, comme source et fondement de la
morale433, et il s’attachait à expliquer,
interpréter, justifier les mystères et les articles de foi, persuadé qu’un chrétien
sait ce qu’il doit faire, lorsqu’il sait ce qu’il doit croire. La morale est la
conséquence pratique du dogme : aussi ne faisait-elle jamais défaut, et le
« catéchisme » de Bossuet aboutissait à ordonner la conduite en même temps qu’à
éclairer la foi.
Comme l’« utilité des enfants de Dieu » était sa grande règle, il choisissait les
sujets de sermons et les applications du dogme, qui pouvaient avoir le plus
d’utilité pour ses auditeurs. Sa parole s’appropriait très étroitement et très
délicatement à son public434. Quand les heureux, les grands, les habiles
l’écoutent, il prêche sur l’ambition, sur l’impénitence finale, sur l’honneur du
monde, sur la justice : il expose la haute philosophie de la religion ou discute les
objections raffinées des esprits forts. Dans les paroisses aristocratiques de Paris,
à Saint-Germain, au Louvre, il ne se lasse pas de rappeler qu’il faut payer ses
dettes, et qu’il faut faire l’aumône : il remet sans cesse sous les yeux des riches
leurs créanciers et les pauvres. Parfois il prêchera pour le roi seul : sur les
Devoirs des rois. Il fait son métier en conscience, sans brutalité
et sans flatterie, sans complaisance et sans impertinence. Il ne craint pas de
présenter la « face hideuse » de l’Évangile ; quoiqu’il soit rigoureusement
orthodoxe, et point du tout janséniste, il a en horreur, autant que Pascal, les
relâchements de la casuistique. Mais sa morale, tout austère, n’a rien qui effraie
et décourage : il croit et il montre que, si Dieu a donné à l’homme ses
commandements, c’est que l’homme peut les exécuter. Pour cela, il n’est pas besoin
de fuir le monde : on peut se sauver dans toutes les conditions. Il n’est pas besoin
de passer sa vie en prières, en jeunes, en sanctifications : remplir
le devoir de son emploi sans amour-propre, pour le bien public et le service de
Dieu, dispense de chercher des raffinements de dévotion, et suffit à faire une bonne
et chrétienne vie.
Bossuet ne s’est pas amusé aux descriptions curieuses des mœurs et des passions. Il
établit soigneusement la base, le caractère, l’étendue du devoir : il marque
exactement la source, la nature, la gravité de l’erreur, ou de la malignité qui en
écarte les hommes. Les subtiles analyses, les « anatomies » du cœur humain, qui ne
servent que d’amusement intellectuel, ne sont pas son fait ; il se contente d’en
dire assez pour que chacun se reconnaisse, rentre en soi-même, et tâche de
s’améliorer. Il a affaire à des malades qui souvent ne voient pas leur mal : il faut
leur en donner le sentiment cuisant et non la connaissance théorique, et il faut
leur faire apercevoir, désirer, tenter le remède.
Les sermons, selon l’usage des prédicateurs catholiques, sont divisés en deux ou
trois points. Bossuet saisit fortement les deux ou trois aspects principaux de
sujet, les deux ou trois difficultés importantes, les deux ou trois raisons
capitales, et il va droit aux choses dont la décision emporte le reste. Une ferme et
souple logique mène le sermon à son but ; Bossuet raisonne loyalement, solidement ;
il excelle à résoudre les plus rudes objections, à mettre en lumière la vérité
qu’elles recèlent, pour s’emparer de cette vérité et en faire un argument à son
usage.
Mais la logique est la charpente ou le squelette du discours : Bossuet parle à
toute l’âme, de toute son âme ; il a la tendresse, l’onction, le pathétique. Son
imagination, toute pleine d’images et de visions bibliques, pleine aussi de toutes
les formes, de toutes les impressions de la réalité prochaine et vivante, répand une
couleur pittoresque sur le dessin de l’argumentation. Bossuet ne voit rien dans
l’abstrait : toutes ses idées se chargent de sensations, et le raisonnement tourne
en tableaux, en visions familières ou merveilleuses. Ce que ses yeux ne voient pas,
ce dont son expérience ne lui fournit pas les formes, les prophètes et les
évangélistes lui en donnent les images. Toute une poésie pittoresque, ou dramatique,
une poésie d’ode ou de mystère passe ainsi dans ces expositions de dogme et ces
descriptions de morale435 ; et ce fort logicien de Navarre
nous fait parfois penser à Dante ou à Milton. Il aime à élargir en symboles les
personnages et les actions de l’Écriture, et il y verse toute la richesse, il y
réalise toute la généralité de sa pensée. On pourrait dire que sa méthode est moins
analytique que synthétique, moins psychologique que philosophique et sensible à la
fois, métaphysique et poétique. Car il unit à un fond d’amples ou profondes vérités,
de principes universels et transcendants, une forme concrète, colorée, vivante, de
fortes et nettes images, des symboles immenses et saisissants. Tandis que Bourdaloue
procède à la façon des psychologues positifs du roman et du théâtre classiques,
Bossuet a le tempérament des lyriques de notre siècle, qui enveloppent de leurs
visions individuelles les plus larges lieux communs.
Les panégyriques et les oraisons funèbres de Bossuet ne sont en réalité que des
sermons, où la vie d’un homme sert à illustrer l’instruction. Il a pris de ce biais
ces discours d’apparat, ne pouvant concevoir un discours chrétien qui ne tendit à
l’édification. Il ne s’est pas attaché à faire revivre les figures des saints, à
retracer leur vie. Il a saisi dans leur caractère, dans leur activité, un trait, un
caractère, qui mettaient bien en lumière une vérité importante du dogme ou de la
morale : et c’est sur cette vérité qu’il prêchait son panégyrique. Le
Panégyrique de saint Jacques est un sermon sur l’établissement du
christianisme ; celui de sainte Catherine, un sermon sur la science.
Même dans l’admirable Panégyrique de saint Bernard, ce n’est pas
l’individu que fut Bernard, psychologiquement et historiquement, c’est le type idéal
de l’enthousiasme ascétique, c’est, si l’on veut, l’image, lyrique encore plus que
dramatique, du moine que Bossuet nous fait apercevoir.
Les oraisons funèbres sont des sermons, à tel point que le plan, les idées, parfois
les expressions même sont communes au Sermon sur la Mort et à
l’Oraison funèbre de la Duchesse d’Orléans. On peut dire que
celle-ci est le type du genre : par une idée naturelle, et pourtant nouvelle,
Bossuet fait de l’éloge des morts une méditation sur la mort. L’occasion du discours
en devient la base : à la lumière de la mort Bossuet regarde les occupations de la
vie, par la mort il juge et règle la vie. De là l’unité religieuse et esthétique à
la fois des oraisons funèbres : de cette idée centrale la lumière se distribue à
toutes les idées, les enveloppe et les lie.
Mais, en se proposant avant tout d’instruire des vivants à l’occasion des morts,
Bossuet n’a pas oublié que son office était de faire entendre l’éloge des morts. Il
s’en est acquitté avec sa loyauté et sa mesure ordinaires. Il a respecté toutes les
convenances, que le lieu, le jour, l’auditoire, lui imposaient. Mais il a dit, ou
fait entendre toute la vérité qu’il était capable de concevoir. Il a pu mal juger la
révolution d’Angleterre, ou la révocation de l’édit de Nantes : il ne les a pas
jugées autrement dans ses oraisons funèbres que dans ses autres ouvrages ; il n’a
dit que ce qu’il a constamment pensé. Le genre lui a imposé de l’adresse, mais ni
flatterie ni mensonge. Il a été candide et sincère en parlant de Cromwell comme de
Condé. Il a même fait effort pour être bien informé : il n’est pas de ceux qui
craignent de savoir, de peur de ne pouvoir plus admirer ou aimer. Lorsqu’il eut à
faire l’éloge de la reine d’Angleterre, il lit appel aux souvenirs de Mme de
Motteville, et fonda sa peinture du courage de la princesse sur les faits contenus
au Mémoire, qui lui fut remis. De même, il allègue, il cite les
écrits, les lettres d’Anne de Gonzague, pour nous la faire connaître telle quelle
fut. Ailleurs il utilise, il invoque ses souvenirs personnels.
Mais ce qui domine et enveloppe l’instruction et la biographie, la morale et
l’histoire, dans ces oraisons funèbres, c’est l’émotion personnelle de l’orateur.
Aussi les plus belles sont-elles celles où il parle des gens qu’il a connus et
aimés, de Madame ou du prince de Condé. Sa sympathie, son admiration, sa douleur se
répandent largement, et il s’y abandonne parce que cela se trouve dans la
convenance, dans la nécessité même de son sujet. Il y a un élément personnel et
lyrique encore dans ces admirables discours, envers qui l’on n’est pas juste, faute
de les regarder d’assez près. Et de là vient la puissance pathétique de ces
effusions de tendresse douloureuse, lorsqu’il peint la grâce si charmante et si tôt
flétrie de Madame, de ces effusions de sympathie admirative, lorsqu’il conte les
victoires, l’héroïsme, la simplicité du prince de Condé : si ce n’est pas de
l’histoire, c’est à coup sûr de la poésie.
Comme précepteur du Dauphin, connue évêque, Bossuet a déployé une prodigieuse
activité, et l’on se demande comment il a trouvé le temps d’expliquer, à plus forte
raison d’étudier tant de matières, vastes et difficiles. Mais, en réalité, il était
prêt, dès 1670, sur tous les sujets qui pouvaient être de son ressort : il s’était
préparé en prêchant. En méditant ses sermons, il avait amassé toute la doctrine,
dont il composa plus tard ses nombreux traités. On trouve des sermons qui
contiennent sommairement l’Histoire universelle, d’autres les
Variations, d’autres la Politique ; ils fournissent
les cadres, la méthode, les idées capitales ou originales. Philosophie, histoire,
controverse, tout a sa source dans la prédication de Bossuet.
La Politique tirée de l’Écriture sainte est un livre solide, sensé,
d’une réelle largeur de vues. Bossuet n’allègue guère que l’Écriture pour autoriser
ses préceptes ; en fait, il tire quelque chose de saint Thomas, dans son De
regimine principum ; il s’inspire plus encore d’Aristote et de Hobbes ;
souvent il dégage des lois de l’étude des faits, et il utilise les observations
qu’il a faites en expliquant au Dauphin l’histoire de France. Sa théorie du pouvoir
royal est ce que l’on peut attendre d’un prêtre gallican, de famille parlementaire :
les rois sont absolus, mais ils doivent respecter les lois, les
droits des divers corps de la nation. Ce qu’ils font contre ces droits et ces lois
est essentiellement nul. Mais personne, ni individu, ni corps, n’a droit de résister
aux rois : ils ne sont responsables que devant Dieu, et Dieu leur demandera des
comptes d’autant plus sévères qu’il est seul à pouvoir les leur demander. Cette
terrible responsabilité devant Dieu est le contrepoids de l’autorité absolue que
Bossuet accorde aux rois sur la terre.
Mais Bossuet ne fait la théorie de la monarchie que parce qu’elle est établie en
France : sa doctrine politique, en réalité, n’est liée à aucune forme de
gouvernement, précisément parce qu’elle est rigoureusement orthodoxe436. L’Église respecte toutes les puissances
établies : aussi Bossuet est-il tout à la fois strictement et largement
conservateur. Despotisme, monarchie absolue, république aristocratique, démocratie,
il admet tout, avec plus ou moins de sympathie ou de répugnance : mais enfin il
admet tout ; il ne demande à un gouvernement, pour être légitime, que de durer, et
de faire sa fonction, qui est de garantir l’ordre, de protéger les sujets. Comme
catholique il est attaché à la tradition : il aimera donc en chaque pays les formes
anciennes de gouvernement. Par hérédité peut-être, à coup sûr par tempérament, il
est attaché aux formes juridiques, aux procédures exactes, au mécanisme régulier de
l’organisation administrative, à tout ce qui assure stabilité, sécurité : il
préférera donc l’autorité, et la hiérarchie à la liberté, l’hérédité monarchique à
la souveraineté populaire, où il ne voit qu’un déguisement de la force brutale.
Le Discours sur l’Histoire universelle est d’abord un abrégé
chronologique de l’histoire générale, qui vaut par la brièveté lumineuse, et par un
sens de la réalité dont tous ces faits arides et ces dates sèches se trouvent
vivifiés. Bossuet, dans cette première partie, ne visait qu’à faire repasser au
Dauphin tous ses cours. A ce simple abrégé il voulut ajouter quelques réflexions qui
ont formé tout un corps de philosophie de l’histoire. Elles se sont groupées en deux
parties : l’une qui explique la suite de la religion, et l’autre qui traite des
empires. Celle-là, dans l’esprit de Bossuet, était la principale, et il ne
considérait la troisième partie que comme une annexe de la seconde. Dans cette
seconde partie, il fait voir comment s’est développée providentiellement la
religion, sans interruption aucune depuis Adam jusqu’à Innocent XI : cet exposé
chronologique est un résumé de toute la théologie de Bossuet ; il y ramasse les
principaux arguments qu’un catholique peut faire valoir contre les libertins, les
juifs, les protestants et les critiques : c’est un cours élémentaire de théologie à
l’usage du Dauphin et des gens du monde.
La même providence qui se manifeste dans la continuité de la religion fait éclater
aussi son action dans l’élévation et dans la chute des empires : voilà comment
s’introduit la troisième partie. Entre la préface et la conclusion de cette partie,
où s’étale éloquemment le dogme de la Providence dans son application aux grands
faits de l’histoire, Bossuet étudie les causes humaines et physiques de la
prospérité et de la ruine des peuples anciens. Comment peut-il le faire sans
contradiction ? Simplement par la même raison que son orthodoxie laisse à l’homme le
libre arbitre, la décision et la responsabilité de ses actes, tout en proclamant la
nécessité de la grâce et la prescience divine. Les cinq ou six chapitres que Bossuet
consacre à la philosophie de l’histoire ancienne sont vraiment beaux. Il va sans
dire qu’ils ne sont plus au courant de la science. On ignorait trop au xviie
siècle l’Egypte, la Chaldée, l’Assyrie, la Perse, pour
que Bossuet pût en bien parler. L’archéologie grecque et romaine, l’étude des
institutions, de l’organisation politique, sociale, économique des Spartiates, des
Athéniens, des Romains, ont fait bien des progrès aussi, surtout depuis cent ans.
Mais, malgré tout, les chapitres de la Grèce et de Borne sont remarquables : Bossuet
a mis en lumière la force de quelques causes morales, amour de la patrie, respect de
la loi ; il a saisi le rapport des faits à certaines institutions ou traditions ; il
a expliqué la lente et sûre formation de la grandeur romaine par les qualités
d’endurance et de discipline de la race, par l’organisation militaire, par l’esprit
conservateur du sénat qui, dans la politique étrangère, met la continuité ; la
moitié des Considérations de Montesquieu vient de Bossuet. Chose
curieuse, ce que ce prêtre a le moins vu, c’est la force et l’influence de la
religion dans la société antique ; mais personne, avant Fustel de Coulanges, ne le
verra davantage.
Le Discours sur l’Histoire universelle est l’œuvre d’un théologien
qui a su avoir quelques-unes des qualités de l’historien, le don des
généralisations, l’intuition des lois, le sens philosophique enfin.
L’Histoire des variations des Églises protestantes est un traité de
controverse, où se révèlent d’autres qualités de l’historien, la science et la
critique des textes, le sens de la vie et des âmes individuelles. Cette histoire
représente le principal effort de Bossuet dans la guerre d’un demi-siècle qu’il a
faite au protestantisme.
Après avoir secoué le joug de Rome, les protestants s’étaient efforcés d’arrêter un
dogme commun, et de constituer des églises. Le sens général de l’œuvre de Bossuet
est de démontrer qu’ils ne peuvent l’aire ni l’un ni l’autre : qu’en fait, le dogme
varie de secte à secte et de génération en génération ; que nulle autorité chez eux
n’est reconnue, ni universellement, ni souverainement, et que l’essence de la
réforme est de livrer le dogme aux variations de la raison individuelle, de mettre
cette raison individuelle au-dessus de la tradition et de l’autorité. Bossuet n’a
raconté l’histoire du protestantisme que pour en faire sortir cette démonstration :
de là les lacunes de son histoire, et le mélange continuel de la discussion à la
narration. Il n’est pas impartial, puisqu’il est catholique : il le dit lui-même
dans sa préface. .Mais il promet d’être sincère et juste, point injurieux,
charitable aux personnes ; et il l’a été, si l’on compare le ton de son ouvrage aux
habitudes de la polémique religieuse depuis cent cinquante ans, ou simplement aux
ripostes de son adversaire Jurieu.
L’originalité du livre est dans l’usage qu’il a fait de l’histoire437 : pour faire avouer aux
protestants qu’ils avaient varié, il a très bien compris qu’il fallait non de
l’éloquence, mais des faits : et voilà comment notre controversiste s’est fait
historien. Il a mis la méthode historique au service de sa thèse, recueillant les
textes, écartant les ouvrages de seconde main, faisant une critique minutieuse et
pénétrante des témoignages, si bien que sur les deux oui trois points principaux
qu’il avait choisis, il a devancé les conclusions de l’histoire scientifique. Cette
force d’érudition et de critique a rendu son ouvrage inébranlable ; et il a ainsi
contribué à donner aux protestants la nette conscience de l’essence du
protestantisme, qui est dans la liberté de la croyance individuelle et dans
l’évolution du dogme. La grande injustice de Bossuet, dans cet ouvrage, et dans
toute sa polémique contre les protestants, a été de ne pas rendre hommage à la
profonde moralité de l’esprit protestant : sa grande erreur a été de ne pas croire à
la vitalité du protestantisme. Homme de logique, il s’imaginait en avoir fini avec
les hérétiques pour avoir acculé l’hérésie à une contradiction : il ne pensait pas
que, pour vivre, l’hérésie s’adapterait à cette contradiction, et se transformerait
en la supprimant.
Au point de vue de l’art, l’Histoire des variations est un des plus
puissants chefs-d’œuvre de Bossuet : cette suite de raisonnements, de discussions,
ce mélange ardu de faits historiques et de théologie dogmatique est animé d’une vie
. Au travers de la controverse, l’histoire ressuscite le passé ; les
hommes apparaissent : Calvin, Luther, Bucer vivent dans des portraits où l’on
reconnaît la main d’un ennemi, mais d’un ennemi singulièrement clairvoyant ; il y a
surtout un admirable livre où les angoisses, les incertitudes de Mélanchthon sont
exposées, et qui est d’un bout à l’aulte une des plus belles études d’âmes qu’on ait
faites.
Si Bossuet s’est attaqué surtout aux protestants, ce n’est pas parce qu’ils
formaient le corps le plus nombreux et le plus redoutable parmi les ennemis de
l’Église catholique : c’est aussi parce qu’il discernait dans les origines et dans
le développement de la réforme un principe de libre examen subversif du
christianisme et de toute religion fondée sur la tradition et l’autorité. Aussi tout
son raisonnement tendait-il à faire apparaître le mal, en réduisant le
protestantisme à l’individualisme effréne, rationalisme ou illuminisme ; et il ne
lui donnait le choix qu’entre ces deux excès. Il sentait monter la révolte du sens
individuel contre l’Eglise : il la devinait de tous côtés, il voyait naître les
germes de ce qui fera le caractère intellectuel du xviiie
siècle. Il faisait face bravement, et partout où il apercevait
quelque trace de ces germes, il essayait de les étouffer. De là ses efforts contre
Richard Simon, contre les libertins, contre Fénelon même ; de la sa défiance à
l’égard de Malebranche, et ses sombres pronostics sur le péril du cartésianisme.
Il savait que toutes les pièces du dogme se tenaient : aussi se montrait-il
intraitable contre tous ceux qui en altéraient quelque partie. Pendant cinquante ans
il n’est pas d’erreur ou de révolte qu’il n’ait combattue de toute sa science et de
toute son éloquence. Ce qu’il a écrit contre Richard Simon et contre Fénelon est
trop lié à la théologie pour que je m’y arrête ici : je signalerai de préférence le
petit traité sur la Comédie. débordant d’une âpre éloquence, et dans
lequel une dure malédiction fait éclater l’opposition de l’esprit de Molière et de
l’esprit chrétien.
Les Méditations sur l’Évangile et les Élévations sur les
Mystères sont des écrits d’édification, et non de controverse : tout y est
simple, lumineux, touchant ; la science se cache, la logique se tait ; le cœur
déborde, et l’imagination s’étale. Bossuet repasse toutes les grandes scènes de la
Bible et de l’Evangile ; il nous les présente avec tout ce que son esprit y attache
de sens, y enferme de leçons ; mais ce sont des réalités pour lui que cette histoire
juive et cette histoire évangélique : et tout le pittoresque de la religion se
déroule à nos yeux, parle à nos sens. Ces réalités sont celles où se manifestent les
desseins et les jugements de Dieu : leur image éveille en lui tous les sentiments
dont son Dieu est l’objet, toutes les ardeurs de la foi, de l’espérance et de
l’amour. Par là, plus largement encore que dans les Sermons, se
répand la poésie, poésie de la nature ou poésie du coeur, tableaux pittoresques, ou
émotions exaltées. Bossuet s’abandonne librement ici à ses facultés de poète : il
écrit pour des femmes, en qui il veut redoubler la ferveur, en leur faisant sentir
le charme puissant des Livres Saints. Il est vraiment le grand poêle
lyrique du xviie
siècle : et s’il a pu l’être, dans
ce siècle intellectuel et rationaliste, c’est que son caractère ecclésiastique lui a
permis de suivre son tempérament. En effet les objets de ses émotions, de ses
transports lyriques, étant ceux que la religion fournissait, avaient un caractère
universel et souverain, à l’ombre duquel, pour ainsi dire, l’individualité pouvait
se déployer librement : nul ne pouvait s’étonner des ravissements du prêtre en face
de son Dieu, et tout le monde pouvait les comprendre.
J’ai réservé pour la fin de cette étude les œuvres philosophiques de Bossuet. Il y
a d’excellentes choses, des vues originales, une exposition magistrale dans la
Connaissance de Dieu et de soi-même, et dans la
Logique, où il mêle avec indépendance saint Thomas et Descartes,
suivant surtout son sens personnel de la vérité des choses. Mais ces ouvrages
philosophiques ne sont en somme que des manuels pour un enfant, et sont loin de
contenir toute la philosophie de Bossuet. Il faut la chercher dans toute son œuvre,
où elle est diffuse. A vrai dire, la philosophie de Bossuet, comme de tout
ecclésiastique qui n’est pas en désaccord avec lui-même, c’est sa théologie : et la
théologie de Bossuet, c’est la théologie catholique, sauf les deux ou trois opinions
particulières au gallicanisme. Il suffirait donc de dire que la philosophie de
Bossuet est celle qu’enveloppe le dogme catholique, puisque toute religion est en
effet une philosophie.
Mais, tout en étant orthodoxe, Bossuet a une façon à lui de grouper, sérier,
présenter les dogmes : dans la prédominance qu’il donne à l’un ou à l’autre, dans la
complaisance avec laquelle il expose celui-ci ou celui-là, s’affirme un tempérament,
et se dessine une philosophie. Or, en regardant la vie. Bossuet est frappé de la
mort. La mort est l’immense, universelle, irréparable injustice de ce monde. Mais
son tempérament de juriste a besoin de justice : le dogme de la Providence corrige
l’immoralité de la réalité, et rend à chacun selon son mérite. Que l’on regarde
toute l’œuvre de Bossuet, en dehors des controverses définies, on peut dire qu’elle
est toute consacrée à mettre en lumière le fait, c’est-à-dire la mort, et le
correctif du fait, c’est-à-dire la Providence. De la mort sort la tendresse émue, la
triste sympathie qui s’étendent sur les choses éphémères ; de la Providence, la
confiance robuste et joyeuse, l’optimisme définitif, dont il regarde tant de misères
et de bassesses, qui sont la vie et qui sont l’homme.
Bossuet étant descendu des chaires de Paris dans toute la force de l’âge et du
talent, le souvenir de sa prédication, que ne soutenait pas l’impression, se perdit
vite au milieu de tant de titres de gloire que son activité paisible lui acquérait
incessamment. De plus, dans les sermons de Bossuet, les contemporains estimèrent
surtout la logique et la science ; et ils ne s’aperçurent pas, lorsqu’il se tut,
qu’il leur manquât quelque chose, parce qu’au même instant Bourdaloue vint tenir sa
place, et réaliser d’autant mieux leur idéal qu’il ne le dépassait pas438.
Ce Père jésuite débuta dans les chaires de Paris en 1669 : dix ans de prédication
en province l’avaient formé. Mais, avant de prêcher, il enseignait dans les collèges
de sa compagnie ; il professa les humanités, la rhétorique, la théologie morale ; il
y prit le pli qui ne s’effaça jamais ; après que ses supérieurs eurent découvert
l’orateur qui était en lui, il resta un homme de science et d’enseignement : son
éloquence fut toujours didactique, et chacun de ses discours fut un cours.
Bourdaloue n’a point de biographie : c’est une âme pure, modeste, soumise, qui se
donna toute à son devoir. Il prêcha pendant quarante-deux ans : huit jours avant sa
mort, il prêchait encore. Le seul incident de sa vie est une mission en Languedoc
après la révocation de l’édit de Nantes. Cependant la prédication ne l’occupa point
seule : il confessa, il dirigea ; et c’est là qu’il acquit et nourrit cette science
du cœur si merveilleuse chez un homme dont nulle passion n’a troublé la vie.
Fénelon nous a tracé dans ses Dialogues sur l’éloquence un portrait
de Bourdaloue prêchant, qui manque de bienveillance, mais non de vérité. Le
prédicateur a le geste rare, un mouvement de bras égal et monotone, la voix
mélodieuse et uniforme, sans autre nuance qu’un peu plus de lenteur ou de rapidité
dans le débit : les yeux sont clos ; la mémoire travaille pour représenter la suite
du discours appris par cœur ; et parfois l’orateur reprend quelques mots pour
ressaisir le fil qui lui échappe. Il débite des choses sensées en termes propres ;
ses sermons sont tout unis, sans variété, sans émotion : les déductions sont
exactes, les portraits fidèles ; les divisions, les subdivisions rigoureuses et
multiples. L’impression est froide, fatigante. « C’est un grand homme qui
n’est pas orateur. »
Il ne faut voir dans cette sévérité de Fénelon que
l’incompatibilité de sa nature féminine, ardente et illogique, avec les fortes et
solides qualités de Bourdaloue.
Ce que Fénelon n’apprécie pas, a enchanté son siècle. Bourdaloue a excité une
admiration unanime et incroyable : la cour l’a fait venir dix fois pour les Carêmes
et les Avents. Bossuet le réclamait en son diocèse. L’église de la rue Saint-Antoine
était trop petite quand il prêchait, et les lettres de Mme de Sévigné nous attestent
la forte impression qu’il faisait. Il avait affaire à un public épris de raison et
de clarté, qui voulait des idées, un exercice de l’intelligence, et qui avait du
reste peu de besoins sentimentaux ou esthétiques. L’éloquence de Bourdaloue était
juste à sa mesure. Il divisait, subdivisait, multipliait les énumérations d’idées à
développer, les récapitulations d’idées développées : mais tout cela n’avait rien de
factice ni de pédant ; c’étaient des moyens de distribuer la matière, d’aider
l’auditoire à suivre, à se rappeler ; c’était l’art d’un professeur qui sait qu’une
exposition méthodique seule a chance de se graver dans la mémoire, et que l’on ne
peut trop multiplier les points de repère. De là ces exordes qui numérotent toutes
les parties du raisonnement, ces phrases d’exposition dont chaque proposition est
l’annonce d’un paragraphe à faire439. Cette
méticuleuse composition peut rendre la lecture plus aride et plus fatigante : elle
rend l’audition plus claire et plus efficace.
Bourdaloue est aussi grave, aussi sérieux, aussi chrétien que Bossuet : il ne lui
ressemble pas du tout. Il ne fait pas de catéchismes, pas
d’expositions théologiques : il n’explique pas le dogme, il ne le justifie pas. Il
l’impose, il le tient pour incontesté ; il lui demande seulement la sanction de
l’obligation morale : il fait appel à son autorité pour courber le cœur440.
Son discours a un caractère avant tout moral et pratique : il s’attache à régler la
conduite. C’est un directeur : un directeur rigoureux, dur même, d’autant plus
impitoyable que le pécheur est plus grand des grandeurs terrestres. « Il frappe
comme un sourd », disait Mme de Sévigné ; et cette austérité plaisait dans un
Jésuite. La meilleure réponse que la Compagnie ait jamais faite aux Provinciales,
ç’a été de faire prêcher Bourdaloue.
La morale de Bourdaloue est très précise, très particulière, non pas seulement dans
les préceptes, mais dans les observations aussi et les analyses : il présente au
pêcheur toutes les nuances, toutes les formes, il lui donne toutes les sources et
causes, tous les effets et dépendances de son péché : il ne lui laisse rien ignorer
de ce qu’il est, afin de faire éclater devant sa conscience combien il est éloigné
d’être ce qu’il doit être. Dans l’analyse abstraite des vices, des passions, des
multiples infirmités de notre nature, Bourdaloue est incomparable : plus pénétrant
et plus original que La Bruyère, ses analyses substantielles et condensées ont
abouti aux portraits ; cette forme de la littérature à la mode
s’est trouvée tout naturellement adaptée au sermon de Bourdaloue. Ces portraits ne
sont point abstraits précisément, mais purement moraux et psychiques, absolument
dépourvus de couleur et d’éléments sensibles. Il ne s’agit pour le prédicateur que
de marquer des formes d’âmes et de tracer les effets mécaniques des forces morales.
Il pousse la précision à tel point, que parfois il a été, du moins on l’a dit,
jusqu’à prendre un modèle individuel441. Ces
personnalités sont un peu effacées pour nous, et il y a lieu de croire que la
malignité des contemporains ajoutait aux intentions du prédicateur.
Cette éloquence tout intellectuelle, logique, immatérielle, volontairement éteinte
et incolore, ne faisait-elle donc rien pour la sensibilité ? Il y a réellement de la
chaleur dans Bourdaloue : une sincérité profonde, le désir et le plaisir de rendre
la vérité sensible, la charité aspirant à l’utilité des âmes, dégagent
insensiblement, à travers le tissu serré des raisonnements, une émotion de qualité
très pure et très fine, qui va au cœur : émotion d’autant plus puissante qu’elle ne
fait rien pour s’étaler.
Autour de Bossuet et de Bourdaloue se groupent plusieurs orateurs distingués, mais
qui sont loin de leur être comparables442. Un seul homme, sans doute, ne leur fut pas inférieur, je veux
parler de Fénelon. Mais nous n’avons guère de lui que des harangues de cérémonie,
des discours solennels où il s’est forcé pour être majestueux et digne. A
l’ordinaire, il improvisait, et ce qu’il pouvait y avoir de séduction, de tendresse,
de grâce ondoyante et captivante, d’abondance d’idées et de sentiments, dans ces
homélies familières qu’il « parlait » si inépuisablement, ses écrits et
particulièrement ses lettres de direction peuvent nous l’apprendre.
Je me contenterai de signaler Fléchier443.
Cet abbé de ruelles, faiseur de vers latins aimables et de vers français coquets,
assidu a l’hôtel de Rambouillet dans ses derniers beaux jours, intime ami de Mme et
de Mlle Deshoulières, ce bel esprit d’Église qui est un des intermédiaires par où
l’on passe de la préciosité de 1650 à celle de 1715, fit en sa maturité un
prédicateur estimé et décent, un excellent évêque, zélé, charitable, doux. Malgré
tout, par-dessus le prédicateur et par-dessus l’évêque, surnage toujours le galant
homme, l’homme du monde, qui « ne se pique de rien », qui fait les devoirs de son
état en perfection, sans tapage et sans pose, sans gravité trop sérieuse aussi, avec
un coin de sourire aux lèvres, et un air exquis de finesse un peu railleuse. Dans sa
prédication, il parla convenablement des vices du jour, des dettes, des mariages
d’argent, des vocations forcées, des devoirs des mères. Il se fit admirer surtout
dans l’oraison funèbre : il eut toutes les qualités mondaines en parlant des gloires
du monde, et même le tact suprême d’être sincèrement chrétien. Fléchier est un
admirable rhéteur, d’une souveraine élégance de forme, d’une rare délicatesse
d’oreille : sa prose est merveilleuse de rythme, et telle page des oraisons
funèbres, l’exorde par exemple de celle de Turenne, donne la sensation d’un
chant.
Les qualités de Fléchier sentent la décadence, et en effet avant la fin du siècle
il est sensible que l’éloquence chrétienne s’en va, du même pas que l’esprit
chrétien. Dès 1688, La Bruyère, dès 16811686, Fénelon, enregistrent la décadence de
l’éloquence de la chaire. Ils s’accordent à reprocher aux prédicateurs l’ambition et
le bel esprit, l’ignorance de la religion et le manque de zèle. Le sermon est un
spectacle, ou un exercice littéraire. L’orateur ne cherche qu’à s’en tirer à son
honneur. Du vrai, de l’efficacité, il n’en a cure, pourvu qu’on dise qu’il a bien
prêché. L’art et l’esprit profanes envahissent le sermon, qui devient un pur
développement de philosophie morale, embelli plus ou moins de traits ingénieux et
surprenants.
Le dernier des grands orateurs de la chaire masque cette décadence, sans l’enrayer.
Massillon444, oratorien, homme doux et timide, enseignait dans les collèges
de son ordre, quand on le força à prêcher : il débuta à Paris en 1698 ; son succès
fut considérable. Il avait la voix touchante et sensible, l’action pathétique. Cet
homme doux était parfois effrayant en chaire. Il ne parlait que de crimes et de
supplices : il fermait la porte à l’espérance. En un autre temps, il eût découragé
les fidèles. En réalité, il faisait son métier, et ses auditeurs le prenaient bien
ainsi. Cet ancien professeur de rhétorique avait une vraie foi, une émotion sincère,
et de là une forte éloquence qui éclatait parfois : mais à l’ordinaire il ne pouvait
se tenir d’amplifier sa matière, avec force hyperboles et grands
mouvements. Il développait de belles périodes, avec une exubérance cicéronienne : le
malheur était qu’une fois entré dans un tour, il n’en sortait plus, il le
représentait avec insistance, jetant toutes ses phrases dans le moule qu’il avait
d’abord choisi.
Son pire défaut est ce qui l’a fait préférer de Voltaire, de La Harpe et des
Encyclopédistes, entre tous les prédicateurs. Il efface le dogme, il cite à peine
l’Écriture, sa prédication est toute morale, toute philosophique, presque laïque. Si
l’on excepte les formules traditionnelles, rien n’y sent le chrétien.
Après Massillon, il n’y a plus rien. On goûte des parleurs académiques, élégants,
descriptifs, satiriques, sensibles, qui prêcheront dans le goût des vers de
Saint-Lambert ou de Delille, de plus en plus fades et édulcorés à mesure que le
siècle avance. Cette misérable dégénérescence de l’éloquence religieuse trouve son
expression parfaite dans l’abbé Maury, le plus fleuri, le plus harmonieux, le plus
froid, le plus vide et ie moins sincère des orateurs que, par habitude, on continue
d’appeler chrétiens : Maury est à Bossuet ce que Fontanes est à Racine.
Je n’ai parlé, dans ce chapitre, que de la prédication catholique. Après Calvin,
Bèze et Viret, les protestants ont continué d’avoir de bons, d’utiles
prédicateurs445 : dans la première
partie du siècle, Dumoulin, Le Faucheur, Mestrezat, Daillé, Dalincourt ; à l’époque
de la Révocation, Claude, Du Bosc, Superville. Mais, en général, les protestants
méprisent l’art et s’en défient. Puis ils sont logiciens, controversistes, plutôt
qu’orateurs ; la théologie déborde dans leurs discours en arides dissertations, en
polémiques ardues.
Le grand orateur du calvinisme est Jacques Saurin, qui, consacré pasteur en 1700,
prêcha en Angleterre et en Hollande. Il se fit une immense réputation. Il voulut
être éloquent, et il l’a été souvent. Profitant des exemples des prédicateurs
catholiques, et surtout de ceux de Bossuet, il renonça aux explications dogmatiques
de textes suivis pas à pas, et détaillés phrase par phrase. Il construisit ses
sermons sur une seule idée, dont il développait les divers aspects. Théologien
solide, discutant et démontrant le dogme avec érudition, il s’étendait surtout sur
la morale ; fin et pénétrant dans ses analyses, rude, tendre, pressant dans ses
exhortations. Son discours est logique, serré, clair, un peu trop orné de
littérature profane, de réminiscences historiques et mythologiques, nourri de
philosophie. Saurin s’étudie et réussit à être pathétique. La sincérité de son zèle
et de sa charité unit, fond tous ces éléments, et maintient la simplicité dans cette
éloquence que l’on sent un peu lourdement voulue. Le style reste terne et pâteux,
parfois négligé et inexact : moins vif, moins spirituel, moins coloré ou brûlant que
l’idée. En somme, Saurin fait honneur à l’Eglise française de Hollande.
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