Chapitre I
Polémistes et orateurs
1815-1851
Il s’est trouvé au xviiie
siècle que les plus grands
noms de l’histoire littéraire sont en général aussi les plus considérables dans
l’histoire des idées. Cette concordance ne se rencontre plus au xixe
siècle. La littérature n’atteint qu’incidemment les grands courants
d’idées, par quelques orateurs, polémistes et penseurs ; et les hommes en qui s’est
rencontré le talent littéraire, n’ont souvent pas été — tant s’en faut — les
intelligences directrices du siècle. En philosophie, il nous faut prendre Cousin, et
laisser Maine de Biran ; surtout il nous faut écarter la plus puissante et, en tout
cas, la plus féconde pensée philosophique de ce demi-siècle : je parle d’Auguste
Comte ; et quelque fâcheux sort a voulu que l’école positiviste ne fournît aucun
écrivain. Dans les sciences politiques et sociales, Saint-Simon et l’école
saint-simonienne restent également en dehors de notre étude, avec toutes les sectes
communistes, à l’extrémité seulement desquelles le capricieux hasard a placé un beau
tempérament littéraire, dans le théoricien de l’anarchie, P.-J. Proudhon. Pour la
politique même et le gouvernement, ni les plus hauts esprits, ni les volontés les plus
efficaces n’ont été toujours servis par le talent oratoire, et les partis eux-mêmes
seront loin d’être représentés ici selon leur force ou leur influence. Mais il ne faut
chercher ici qu’une histoire littéraire.
Je ne puis prétendre à tracer même une sommaire esquisse du mouvement politique et
social. Il me suffira de rappeler que les principaux débats engagés dans les Chambres
de la Restauration ont porté sur la liberté des cultes et toutes les questions
particulières qui y tenaient, sur les biens nationaux et l’indemnité des émigrés, sur
la liberté de la presse, sur l’organisation du système électoral, sur les majorats,
sur la guerre d’Espagne, sur toutes sortes d’applications ou d’interprétations de la
Charte, et, au fond, toujours sur la question de savoir qui l’emporterait, de la
Révolution, ou de l’« absolutisme ». Sous la monarchie de juillet, il s’est agi encore
de lois électorales et de lois contre la presse, puis de lois sur les associations, et
sur la liberté de l’enseignement, de l’Algérie et de la question d’Orient, etc.
En même temps que les orateurs des chambres, une foule de pamphlétaires et de
journalistes agitaient les mêmes questions, pour exciter et diriger l’opinion. Mais
les plus graves questions peut-être se discutaient hors des chambres, ou ne prenaient
toute leur ampleur que dans des écrits théoriques et polémiques : ainsi la question
religieuse ou la question sociale.
De tant d’hommes qui essayèrent par le journal ou le livre de combattre ou de
développer les conséquences de la Révolution, quatre surtout, me semble-t-il, se
distinguent par des dons originaux d’écrivains : Joseph de Maistre, Paul-Louis
Courier, Lamennais et Proudhon.
Magistrat, d’une vieille famille de magistrats de Savoie, jeté hors de chez lui par
la Révolution française qui annexa son pays, Joseph de Maistre671, s’en alla à l’autre bout de l’Europe représenter son maître le roi
de Sardaigne : il passa quatorze ans de sa vie (1802-1816) dans cet exil de
Saint-Pétersbourg, vivant pauvrement, stoïquement, jugeant de haut les événements et
les hommes, et composant dans son loisir ses principaux ouvrages. Avec plus de
netteté, de logique et de vigueur que Chateaubriand, il nie tout ce que le
xviiie
siècle avait cru, et d’où la Révolution
était sortie. Il balaye pèle-mêle Montesquieu, Voltaire, Rousseau. Il veut la
royauté absolue, sans limite et sans contrôle : la limite est dans la conscience du
roi, le contrôle dans la justice de Dieu. Pas de pouvoirs intermédiaires, ni de
division des pouvoirs, ni de constitution écrite : pas de droit, hors et contre le
droit du roi. Pareillement dans la religion, un seul pouvoir, le pape : plus
d’Église gallicane, plus de libertés gallicanes ; le pape souverain et infaillible.
Le roi, au temporel, le pape au spirituel, sont les vicaires de Dieu, commis au
gouvernement des hommes par la Providence qui dirige visiblement les affaires du
monde. La passion de Vanité anime de Maistre ; il hait tout ce qui
sépare, tout ce qui distingue ; il ne conçoit pas l’harmonie d’éléments multiples ;
il y a unité où il y a volonté unique, et elle n’existe que dans l’absolu
despotisme.
J. de Maistre emploie toute son imagination, tout son esprit, toute sa logique à
rendre révoltante cette âpre doctrine. C’est un lieu commun théologique, que le
problème du mal est en corrélation avec le dogme de la Providence, qui en fournit la
solution : J. de Maistre prend un malin plaisir à exagérer atrocement le règne du
mal sur la terre. La Providence a créé tous les êtres pour s’égorger. La société n’a
pu changer la loi divine de la nature : afin que le sang coule, elle a la guerre, et
elle a le bourreau672. On dirait qu’il a peur de
séduire : il s’attache à saisir chaque idée par la face paradoxale ou choquante ;
nous ne pouvons le lire sans nous sentir constamment taquiné, bravé, dans toutes les
affirmations de notre raison.
Et ce légitimiste renforcé, en fait, était assez libéral, à la façon de nos anciens
magistrats du Parlement : il haïssait, ou méprisait les émigrés ; il tenait la
Révolution pour un fait providentiel, comme tous les autres673, et, ce qui est plus méritoire,
comme un fait historique, qui devait changer les maximes du gouvernement royal ; il
lui semblait absurde qu’on pût prétendre à biffer tout bonnement vingt ans
d’histoire, et quelles années ! Il s’était hautement déclaré pour le comité de Salut
public, dont, admirablement guidé cette fois par sa logique, il avait aperçu le
grand rôle historique : conserver la France, indépendante et une, contre les
convoitises de l’étranger et les factions de l’intérieur. Ce théoricien de
l’absolutisme faisait à son parti l’effet d’un jacobin.
Ce dur logicien était un très bon homme, doux, aimable, le plus respectable et le
plus tendre des pères, qui écrivait à ses enfants des lettres charmantes, pleines de
fine raison et de sensibilité délicate. Il n’y avait en lui de féroce que ses
principes. Il avait l’esprit abstrait et raisonneur du xviiie
siècle : il n’a été qu’un philosophe ennemi des philosophes,
dénué, comme ils le furent en général, de sens artistique, et réduisant, comme ils
faisaient, le réel aux formes de ses idées a priori. Il ne doit
guère moins à Voltaire, qu’il contredit, que Courier, qui le continue.
Un officier indiscipliné, qui s’absente de son corps sans congé, grognon et
grincheux, médisant du métier, dont il sent la servitude et pas du tout la grandeur,
un soldat qui ne voit de la guerre que l’horreur, la misère, la
brutalité, la face laide et mesquine : voilà Courier au régiment674. Et notez qu’il est brave et patient ; ce n’est pas le
manque de cœur, c’est le tour d’esprit qui en fait un mauvais officier. Il est
essentiellement garde national ; c’est un bourgeois sous les armes. Bourgeois il
reste dans ses campagnes de plume sous la Restauration : type achevé du bourgeois de
1820, libéral, voltairien, d’esprit étroit, jaloux, hargneux : bonapartiste, lui qui
sous l’empire avait si peu d’enthousiasme, bonapartiste renforcé, sauf quand il est
fervent orléaniste ; car l’essentiel, c’est de n’être pas légitimiste, et de
taquiner les légitimistes. Il a en abomination le trône et
l’autel, et leurs défenseurs, émigrés, curés, magistrats, gendarmes : il est
propriétaire, et représente éminemment toutes les passions, toutes les défiances des
propriétaires acquéreurs de biens nationaux.
Tandis qu’à la Chambre on discute sur les lois, au village on s’échauffe sur
l’application des lois ; et voilà la matière des pamphlets de
Courier, aussi mesquins en leur sens que les tracasseries mêmes auxquelles ils
doivent leur naissance. Un paysan qui a envoyé promener son maire,
un curé qui empêche ses paroissiens de danser, une souscription qu’on organise, un
procès de presse sont les sujets dont Courier s’empare pour faire une guerre à mort
à la monarchie légitime.
Tout cela serait oublié, comme les passions de ce temps-là, si ce bourgeois n’était
un fin écrivain. Il était nourri de nos meilleurs classiques, et du xvie
siècle. Il a dérobé à La Bruyère son art d’aiguiser
l’épigramme, à Pascal l’ironie mordante et légère. Aux vieux conteurs, il a pris la
narration aisée, lumineuse, teinte d’un comique délicieux. Du fond de la Calabre,
entre deux combats, il s’amusait à refaire un conte de la Reine de Navarre675, et il en faisait un bijou : dans
ses pamphlets il sème à chaque page les récits exquis et les dialogues plaisants. On
le lira, comme on lit l’Heptaméron ou les Joyeux
devis, sans y chercher un sens plus grave, et cela suffira pour le faire
lire.
Il y a même dans la netteté lumineuse de son style quelque chose qui n’est pas
français, qui donne l’impression de la grâce grecque : tel conte des gendarmes
venant arrêter des paysans fait songer à Lysias676. Et en effet notre voltairien est un helléniste de première
force. Pendant ses campagnes, il a porté son Homère dans sa poche ; dans ses loisirs
de garnison, il traduisait Xénophon677 . Dès son arrivée en Italie, les
bibliothèques, les musées, les ruines, les marbres, l’ont enivré ; les pillages des
soldats, les mutilations d’œuvres d’art lui percent l’âme : c’est un Grec parmi les
barbares. Dès qu’il a quitté le service, il s’enferme à la bibliothèque de
Florence678 pour copier un
passage inédit d’un roman grec, de ce Daphnis et Chloé, dont il a
fait une traduction en français archaïque d’une naïveté un peu laborieuse.
Courier est le dernier et authentique représentant de l’art classique chez nous, le
dernier des écrivains qui se rattachent au mouvement déterminé par les travaux de
l’Académie des Inscriptions : il a droit d’être nommé après André Chénier. Car, dans
ces grogneries de bourgeois libéral, il y a des coins délicieux
d’idylle, des coins de poésie rustique à la façon de certaines scènes d’Aristophane.
À travers une gazette de village, toute pleine de médisances sur M. le Maire et de
taquineries au curé, éclate cette jolie note champêtre : « Les rossignols
chantent et l’hirondelle arrive. Voilà la nouvelle des champs. Après un rude hiver
et trois mois de fâcheux temps, pendant lesquels on n’a pu faire charrois ni
labours, l’année s’ouvre enfin, les travaux reprennent leur cours. »
Ses
paysans, ses vignerons, amoureux de la terre, laborieux, rudes et simples, ont une
sorte de grâce robuste qui évoque l’image des laboureurs attiques de la Paix : et lui-même s’est composé son personnage à demi idéal de vigneron tourangeau, tracassier, processif et bonhomme, d’une façon qui
rappelle le talent des logo-graphes athéniens à dessiner les
figures de leurs clients. Le, défaut de Courier, c’est qu’on sent trop cet art, et
l’effort de l’écrivain : nous aimerions un peu plus d’abandon ; et pourtant, en son
genre, il fut un vrai artiste, et tout à fait original.
J. de Maistre et P.-L. Courier sont diversement, mais également classiques :
Lamennais679 est un romantique, fils de Rousseau et de Chateaubriand ; le baron de
Vitrolle lui disait que son génie était enfant de la tempête. Au
milieu de l’incrédulité révolutionnaire, Lamennais avait gardé sa foi : à vingt-deux
ans, il faisait sa première communion, avec une irrave simplicité de petit enfant.
Mais s’il se sentait chrétien, il ne voulait pas être prêtre ; il se fit ordonner
sous la pression de son directeur et de son frère, dans une angoisse profonde. Il se
révéla par un livre qui le plaça pour son début aux côtés de Chateaubriand et de
J. de Maistre : l’Essai sur l’indifférence en matière de religion. Il
y combattait avec une âpre éloquence, à grands coups de logique et d’imagination,
l’athéisme politique, celui qui fait de la religion un instrument de despotisme pour
lier le peuple, le déisme, qui croit fonder une religion dite naturelle sur la seule
raison, le protestantisme et toutes les doctrines latitudinaires, qui, reconnaissant
une révélation, croient avoir le droit de choisir parmi les dogmes, de rejeter
ceux-ci et de prendre ceux-là. Lamennais, attaquant l’individualisme et le principe
de l’évidence cartésienne sur lequel il repose, plaçait la vérité dans le
consentement universel, accord merveilleux dont une révélation de Dieu peut seule
être cause, dont la tradition seule est la manifestation ; et de la tradition,
l’Église est dépositaire, le pape interprète et gardien. Tout s’attache à l’autorité
du pape, et c’est une théocratie que Lamennais entend constituer.
Au contraire de J. de Maistre, légitimiste avant tout, Lamennais est avant tout
catholique. Il avait le gallicanisme en horreur, parce que, le voyant dans son
temps, il n’y apercevait qu’un instrument de règne : cette Église d’État n’était à
ses yeux qu’un athéisme politique. Quand il s’aperçut que l’ultramontanisme aussi se
mettait au service du pouvoir, que le pape agissait en souverain temporel et liait
sa cause à celle des rois, quand il vit par toute l’Europe le clergé se faire le
gardien des principes légitimistes plutôt que des principes évangéliques, Lamennais
rompit d’abord avec la légitimité ; il devint libéral ; il lui sembla que le règne
de Dieu par l’autorité était actuellement impossible ; il tâcha d’y revenir par la
liberté680, il chercha dans le développement complet de la liberté des
garanties contre le despotisme et l’anarchie, et les conditions de l’ordre et de la
vie sociale.
Il conçut l’idée hardie et féconde d’un catholicisme démocratique681 ; il voyait dans les idées libérales et égalitaires un fruit lointain de
l’Évangile, et si l’Eglise semblait actuellement tourner le dos à la société
moderne, il croyait pouvoir l’en rapprocher par une originale conception de
l’évolution du dogme682, toujours immuable en son essence et en ses formules, mais
susceptible de divers sens et d’applications diverses, selon les époques et les
esprits. Il fonda en 1830, avec Montalembert et Lacordaire, un journal,
l’Avenir, pour défendre le catholicisme contre la monarchie
bourgeoise, matérialiste et athée selon la formule de l’Essai. Il
venait soixante ans trop tôt. L’Église ne le comprit pas. Lamennais, Montalembert et
Lacordaire allèrent à Rome : un beau livre, les Affaires de Rome,
sortit de ce voyage, et la rupture définitive de Lamennais avec l’Église. Le pape
l’avait reçu froidement et finalement le condamna : il était souverain temporel, et
l’on était trop près de la Révolution qui avait interrompu le culte. Lamennais se
laissa circonvenir, se soumit, se rétracta ; puis, se relevant aussitôt, il lança
ses admirables Paroles d’un croyant, qui firent une sensation
profonde. C’était un livre apocalyptique, écrit en versets, tour à tour violent et
tendre, sombre et serein, où nulle doctrine positive ne se formulait, mais où
éclataient toutes les tendances démocratiques et socialistes de l’esprit
évangélique, une charité passionnée, douloureuse, révoltée contre l’État et l’Église
oppresseurs des faibles.
Lamennais est un grand poète683 : il est
peintre et prophète ; tous ses écrits sont éclairés de paysages sobrement,
puissamment décrits, avec un frémissement étrange de vie et de sensation. Lamennais,
avant Hugo, et avec une profondeur de pensée, une flamme de passion, où Hugo n’a pas
atteint, a été un étonnant visionnaire
684, un grandiose créateur de symboles, de
formes tantôt pathétiques et tantôt fantastiques, qui donnent une force incroyable
de pénétration à l’idée abstraite qu’elles revêtent.
P.-J. Proudhon685 traversa le catholicisme : il en sortit vite. Il subit plus
profondément l’influence de Rousseau et, semble-t-il, celle de Hegel. Je ne sais
s’il étudia directement l’œuvre du philosophe allemand : du moins lui doit-il sa
méthode. Dans tout sujet, Proudhon pose la thèse et l’antithèse, et cherche la synthèse. Thèse, communauté ;
antithèse, propriété : la synthèse se fera en
retenant les éléments utiles de la thèse et de l’antithèse, par la doctrine de
l’auteur. Pareillement, thèse, liberté ; antithèse, autorité ; synthèse, fédération. Ainsi procède
Proudhon, faisant une oeuvre qui avait chance de déplaire à tous les partis parce
qu’il conservait quelque chose de toutes les doctrines : logicien vigoureux,
écrivain passionné et parfois déclamatoire, théoricien réputé inconsistant, encore
que sur les choses essentielles il ait suivi une direction assez constante.
Il est très respectueux du droit de l’individu ; mais, comme les droits de tous les
individus sont égaux, il ne peut trouver que dans l’association les solutions
satisfaisantes de tous les problèmes. Son premier mémoire : Qu’est-ce que la
propriété ? a fait beaucoup de fracas. « La propriété, c’est le vol. »
Mais après ce début vient une analyse très forte des fondements et des conditions de
la propriété, aboutissant à une conception que les collectivistes d’aujourd’hui
estiment bien timide, conservatrice, et bourgeoise : Proudhon établit au lieu de la
propriété la possession individuelle, transitoire, acquise par le travail, et
répartie selon de plus justes proportions. Pour son anarchie, au
fond, ce n’est rien d’effrayant ; pour chimérique, actuellement du moins, c’est
autre chose : abolition de la tyrannie, démocratique aussi bien que monarchique ;
plus de souveraineté ; association des individus, formation d’individus collectifs
qui se juxtaposeront et s’associeront à leur tour. C’est un système d’organisation
fédérale, mais qui a pour caractère l’abolition des divisions et par conséquent des
intérêts politiques, l’établissement d’un ordre purement économique.
Un vaste orgueil de chef de secte, qui lui rendit l’accord impossible avec les
autres groupes socialistes, une indifférence choquante en son temps pour les
théories politiques, au point que, se détachant de la forme républicaine, il se
montra tout prêt à réaliser sa doctrine par l’empire, contrepesèrent l’influence que
le talent littéraire aurait pu donner à Proudhon : il occupa le public, inquiéta le
pouvoir, et ne fit pas école.
Il y eut sous les deux monarchies constitutionnelles un grand développement
d’éloquence. Le système électoral, souvent modifié dans ses détails par des lois de
circonstance, demeurait en général organisé, de façon qu’il ne laissait arriver à la
Chambre que des bourgeois de la classe aisée, gens de belle tenue et d’intelligence
cultivée, qui avaient le goût des idées claires et prenaient plaisir à suivre les
exercices de la parole : la Chambre des pairs était, par définition même, une
sélection des classes supérieures686. Le romantisme ne pénétra guère dans l’éloquence parlementaire avant
1848 : sous la Restauration. Chateaubriand apporta parfois à la tribune ses vastes
images, le superbe étalage de son moi mélancolique. Sous la
monarchie de Juillet, Lamartine fit chanter son âme en harangues lyriques. Mais la
plupart des graves et sérieux bourgeois qui abordaient la tribune, les libéraux
notamment, étaient des hommes de goût classique, formés à l’école du xviiie
siècle et des idéologues, nourris de Voltaire et de
Montesquieu, philosophes, juristes, dialecticiens, de sensibilité médiocre ou
restreinte, d’imagination froide, et plus que modérément artistes.
Les débats parlementaires eurent plus d’ampleur sous la Restauration : en toutes
circonstances éclatait le conflit de deux mondes, de deux sociétés ; il s’agissait
de conserver ou de détruire l’œuvre de la Révolution. Sans cesse, il fallait
recourir aux principes de l’ancien droit, ou du droit nouveau, les expliquer, les
fonder, les dissoudre, rechercher le sens des grands événements d’où le présent
était sorti, et dresser comme des inventaires de leurs résultats moraux ou sociaux.
Il se faisait journellement à la tribune de vastes leçons de philosophie historique
ou politique.
Les orateurs légitimistes n’ont pas de quoi nous retenir : et pour certains, je le
regrette. J’aurais aimé à présenter cet admirable Hyde de Neuville, si héroïque, si
dévoué et, ce qui est plus rare, si clairvoyant dans son dévouement aux
Bourbons687 : mais il
ne fut pas orateur. Au contraire, parmi les libéraux, les orateurs illustres sont en
nombre. Je sacrifie sans regret celui que V. Hugo appelle « l’éloquent Manuel » : il
serait, je pense, oublié, avec son éloquence pâteuse, si les « mains auvergnates »
du vicomte de Foucauld ne l’avaient « empoigné » dans un jour de scandale688 .
M. de Serre et le général Foy689 valent mieux : M. de Serre, avec ses précisions subtiles et
pressantes, ses audacieux raisonnements de légiste, son froid jugement d’homme de
gouvernement, savait user à l’occasion des effets sentimentaux, et produire cette
éloquence ronflante ou grondante que trop souvent les magistrats sont enclins à
prendre pour le sublime. Le général Foy, sous un luxe d’images dont l’éclat a fané,
et sous de grands mouvements dont l’accent paraît ampoulé aujourd’hui, cachait une
remarquable force d’esprit, une rare audace d’invention oratoire qui se marquait
surtout dans la position des questions : on peut voir, à propos du milliard des
émigrés, avec quelle franchise d’attaque il établit son argumentation sur le terrain
le plus dangereux.
Laissons aussi Camille Jordan690, un survivant de la Révolution, le clair et prolixe orateur des
Cinq-Cents, qui n’apprit jamais à être court, mais dont l’abondance était souvent
relevée d’une alerte ironie ; laissons le due de Broglie qui faisait à la Chambre
des Pairs son apprentissage de doctrinaire. Nous retrouverons bientôt Guizot, qui
fournissait au maréchal de Gouvion Saint-Cyr le beau discours sur la loi militaire
de 1818. Deux orateurs dominent l’éloquence parlementaire de la Restauration :
Benjamin Constant et Royer-Collard.
Benjamin Constant691 fut de ces hommes à qui le public ne marchande pas l’admiration, et
qui n’obtiennent jamais pleinement sa confiance ou son respect. Il avait l’âme
inquiète, profondément personnelle, avide de plaisirs et de sensations,
l’imagination ardente et mobile, l’esprit souple, vaste, actif, lucide : joueur
incorrigible, amant toujours passionné et prompt à changer, causeur étincelant,
homme d’État inconsistant, déroutant l’opinion par de soudaines volte-face. Il avait
une redoutable faculté d’analyse, qu’il exerçait sur lui comme sur les autres : il
est impossible de s’observer soi-même plus exactement, de se juger d’une vue plus
nette qu’il n’a fait dans son Journal intime et dans ce roman
d’Adolphe qui est un des chefs-d’œuvre du roman psychologique.
Cette clairvoyance aiguë ne lui a pas servi à mettre plus d’unité dans sa vie :
mais, en dépit de ses incohérences, il avait des principes très arrêtés. Sous tous
les gouvernements, depuis le consulat de Bonaparte jusqu’à la monarchie de
Louis-Philippe, il apporta le même programme. Il était foncièrement individualiste :
son libéralisme était une défense de l’individu contre l’État. Il voulait un
gouvernement fort, pour protéger l’individu contre toutes les forces capables d’en
gêner l’expansion, mais un gouvernement limité, si je puis dire, pour ne pas gêner
lui-même ou opprimer l’individu. C’étaient les droits de l’individu qu’il défendait
dans les principes de la Révolution, dans les libertés et les garanties octroyées
par la Charte. Il mettait au service de son irréductible individualisme une parole
incisive, nerveuse, volontiers insolente, dissolvante des idées et meurtrière aux
personnes.
Royer-Collard692 réservait ses coups de boutoir
pour les conversations de couloir et les relations personnelles. D’un mot il
décousait les réputations et les amours-propres. A la tribune, sérieux, austère,
calme, il ne connaissait que les idées. Il avait débuté dans l’éloquence politique
aux Cinq-Cents : le Consulat l’avait réduit au silence, et l’Empire en avait fait un
philosophe. Il avait inventé le nouveau spiritualisme, philosophie oratoire,
libéralisme philosophique, juste et commode doctrine bien taillée sur l’intelligence
et les intérêts du bourgeois français. Cette philosophie, si cruellement analysée
par Taine, éleva Royer-Collard au-dessus du niveau commun des bons orateurs, lorsque
la Restauration le rendit à la vie politique. Sous la monarchie légitime, il
professa la Charte avec un remarquable talent. Il avait une rare puissance de
raisonnement, une clarté et une précision de termes qui rappelaient les maîtres du
xviie
siècle, une plénitude de développement qui
saisissait les esprits ; et parfois son austère parole était illuminée de sobres
images. Il ne remuait pas les passions, il n’enchantait pas les fantaisies : il
emplissait les esprits. Il avait, à force de certitude intime et de lumière épandue,
l’autorité.
Inventeur en théorie politique comme en philosophie spéculative, il était chef
d’Ecole à la Chambre, et ses élèves s’appelaient les Doctrinaires,
d’un mot qui peint à merveille leur esprit commun. De cette école sortirent les
principaux hommes d’État de l’orléanisme. Mais le maître était irrémédiablement
légitimiste : la légitimité est une pièce essentielle de la doctrine. Il lui faut
une dynastie séculaire pour avoir un droit royal avéré, indiscutable : autour de ce
droit, le limitant et le soutenant de leurs droits, il dresse les deux Chambres, et
il forme ainsi le gouvernement, en qui, et en qui seul, il place la
souveraineté693 . De chaque côté de cette souveraineté, pour en assurer le jeu
et en restreindre l’abus, il institue l’inamovibilité des juges694, représentation
de l’éternelle morale, et la liberté de la presse695, représentation de l’irrésistible
démocratie. Voilà ce que Royer-Collard expliquait en nettes formules, dans
d’incomparables leçons, rappelant toujours toute discussion aux principes, et
déduisant de la Charte toute doctrine, comprenant bien au reste son temps, et les
deux grands faits, non pas créés, mais dégagés par la Révolution696 : la lourde centralisation administrative, et la
vigoureuse expansion de la démocratie. Enfin, il est du petit, bien petit nombre des
orateurs qui n’ont pas vieilli, et qui se lisent vraiment avec plaisir : cela tient
à la belle fermeté de son style, aussi grave et moins triste que celui de
Guizot.
L’éloquence parlementaire eut de beaux jours sous la monarchie de Juillet. Mais, en
général, les discussions s’abaissent. Le libéralisme, en triomphant, se dépouilla de
sa générosité, et se fit le défenseur des intérêts, de l’influence, des préjugés
d’une classe, avec laquelle il identifia le pays. « L’esprit particulier de
la classe moyenne, écrit M. de Tocqueville697, devint l’esprit
général du gouvernement ; il domina la politique extérieure aussi bien que les
affaires du dedans : esprit actif, industrieux, souvent déshonnête, généralement
rangé, téméraire quelquefois par vanité et par égoïsme, timide par tempérament,
modéré en toute chose, excepté dans le goût du bien-être, et médiocre… »
L’éloquence se ressentit, ainsi que le gouvernement, de cet esprit étroit et
positif. Trop souvent même, les intérêts personnels passèrent au premier plan ; et
les orateurs de l’orléanisme nous apparaissent comme occupés surtout de saisir ou de
retenir le pouvoir, divisés par leur ambition seule, et montant à l’assaut du
ministère, sans s’inquiéter de discréditer la bourgeoisie qu’ils représentent tous
au même titre, ou d’ébranler la dynastie dont ils sont tous également serviteurs.
Dans ces compétitions, deux hommes surtout font briller leur talent, XI. Guizot et
M. Thiers.
M. Guizot698 fut un grand
caractère, énergique, autoritaire, un puissant esprit, étroit, dogmatique, d’une
certitude sereine et inébranlable : les idées utiles à sa classe lui apparurent
toujours dans une lumineuse évidence, comme la forme même de la raison ; et il ne
les trouva jamais réalisées suffisamment dans la politique gouvernementale que par
lui-même. Il voyait, comme par une direction providentielle, toute l’histoire
européenne depuis l’invasion des barbares tendre partout, et particulièrement en
France, à former, élever, éclairer, enrichir une classe moyenne : son œuvre
d’historien a consisté à dessiner ce mouvement. Il estimait la religion nécessaire à
l’ordre et à la conservation de la société ; elle était partie intégrante de sa
raison : il voulait des Églises fortement organisées, Église catholique, Église
calviniste, Église spiritualiste, excluant ou matant les têtes ardentes ou
indisciplinées, les ultras de toute couleur, unies entre elles par
une bonne confraternité administrative et par une coopération journalière. Ce que ce
protestant estime le plus dans la religion, ce n’est pas le sentiment religieux,
c’est l’Église, l’autorité, l’énergique oppression des individualités. Les
revendications féodales des légitimistes n’étaient pas à craindre : ce fut contre la
démocratie que M. Guizot tourna tous ses efforts. Il est admirable et irritant dans
sa politique de résistance, identifiant obstinément la bourgeoisie avec la France,
les intérêts de la bourgeoisie avec la raison, et, cinquante ans après cette
révolution qui avait cru faire place au mérite personnel en ruinant le privilège de
la naissance, établissant durement, hautainement le privilège de l’argent : jamais
il n’était plus bel orateur, jamais son raisonnement n’a été plus serré, sa parole
plus animée, que lorsqu’il allait superbement contre la justice et contre la
nécessité, lorsqu’il maintenait, au risque d’abîmer tout, l’iniquité d’une société
chancelante. Un des plus grands monuments de son éloquence, c’est le discours par
lequel il refusait d’admettre dans le corps électoral les avocats, les médecins, les
capacités, comme on disait, qui n’avaient pas le cens obligatoire, c’est-à-dire cette partie même de la bourgeoisie qui
n’avait que les lumières, le travail, sans l’argent.
M. Thiers699
aussi souple que M. Guizot était rigide, était Marseillais et journaliste. Il avait
la plus vive intelligence, la plus nettement bornée aussi. Moins métaphysicien
encore que M. Guizot, il avait cet esprit de mesure et cet amour de la clarté, qui
écartent les inquiétudes troublantes et les trop hautes questions : il était à
l’aise dans la sphère des choses finies, matérielles et tangibles, des intérêts et
des faits. S’il voulait philosopher et moraliser, il avait la profondeur de Scribe,
son contemporain, une autre incarnation du même esprit. Très curieux d’art, il
n’était pas artiste ; et le grand mouvement littéraire de son temps s’accomplit sans
qu’il y comprit rien. Il le disait sur ses vieux jours : le romantisme,
c’est la Commune ; il l’abhorrait comme une insurrection ; il n’y sentait pas
l’explosion puissante de l’art et de la poésie. Il n’eut jamais le sens du style :
toutes les qualités de propriété, de sobriété, de finesse, de couleur, de proportion
dans le maniement des mots, lui sont étrangères. Il parle et il écrit une langue
lâchée, négligée, toute pleine d’à-peu-près, molle et prolixe surtout, qui délaye la
pensée et ne la serre jamais. Mais il est clair : voilà sa qualité éminente et la
clef de ses succès ; histoire, économie politique, Révolution, Empire, plans de
campagne, finances, question d’Orient, il inonde de clarté tous les sujets : il
donne à toutes les incompétences qui l’entendent, la joie de ne plus rien trouver
d’obscur dans les plus difficiles et spéciales affaires. Il n’obtient cette
inimaginable clarté que par des retranchements et des liaisons arbitraires : il est
forcément inexact et superficiel. Voyez ses campagnes de l’Empire : il a et il nous
donne l’illusion de lire à tout moment toute la pensée de l’Empereur, et de conduire
le monde avec elle ; son récit est ordonné comme un budget où tout est prévu. Il n’a
supprimé le hasard, l’aventure, les poussées ingouvernables des événements, qu’à,
force d’affirmations téméraires et de grosses approximations.
Cette Histoire du Consulat et de l’Empire
700 est d’un homme d’État bien imprudent
et aveugle : avec Béranger et Victor Hugo, Thiers a créé le grand mouvement
d’idolâtrie napoléonienne d’où devait sortir le second empire ; il s’imaginait un
peu trop aisément que toute la gloire de Napoléon s’escompterait au profit de la
monarchie de Juillet, qui avait ramené les trois couleurs. Il fut emporté par son
imagination : ce petit homme positif avait la religion du succès ; indulgent aux
triomphateurs, la grandeur militaire l’éblouissait, et la gloire militaire
l’enivrait. Il était peuple par un côté : il aimait les soldats, les uniformes, le
tapage des tambours, l’idée des charges furieuses et des héroïques carnages ; toute
la poésie de son âme se ramassait dans ces émotions belliqueuses : il aima la guerre
d’Algérie pour son scénario d’épopée militaire, encore plus que
pour les résultats. Et puis il était patriote, non pas à la façon de Guizot qui
mettait le patriotisme à faire triompher deux ou trois principes abstraits dont la
collection représentait pour lui la patrie, mais plus populairement, mieux par
conséquent, d’une façon un peu grossière et chauvine, mais de façon qu’il était
capable de ressentir profondément l’honneur de la France, et de tout faire, au
risque de l’intérêt, pour l’honneur. Cela le met au-dessus de Guizot, encore qu’à
tout prendre, jusqu’en 1850, il n’ait guère joué qu’un rôle assez mesquin
d’ambitieux égoïste. L’avenir se chargeait de le grandir.
Les orateurs de l’orléanisme étaient pris entre deux oppositions : l’opposition
légitimiste et l’opposition démocratique, assez peu fortes toutes les deux. Dans
leur défaite, les légitimistes avaient retrouvé la largeur de leur principe, qui
leur permettait, contre la bourgeoisie triomphante, de se faire les défenseurs de la
liberté, du peuple, de tout ce qu’enfin jadis leurs adversaires défendaient contre
eux. Ils avaient pour représenter leurs idées deux orateurs de hante valeur, le
comte de Montalembert701, un pur
catholique, beau caractère, esprit véhément et brillant, sans originalité ni
profondeur, et Berryer702, un avocat à la parole chaude, amplement déclamateur, et sincèrement
éloquent. Dès sa jeunesse il s’était efforcé d’épargner à la Restauration les
iniquités capables de la rendre impopulaire ; il avait défendu Ney et Cambronne
(1815 et 1810) ; maintenant il défendait dans un autre esprit les accusés de la
monarchie de Juillet, Chateaubriand (1833) et Louis Bonaparte (1840). Dans la
Chambre la politique étroite, apeurée, matérialiste du gouvernement lui donnait beau
jeu pour faire retentir les grands principes et les beaux sentiments : il y avait du
reste bien de l’habileté et de la finesse sous les éclats de sa parole.
Sans s’être classé dans aucun parti, et siégeant, comme il
disait, au plafond, Lamartine s’était donné le rôle de jeter, au
travers de la discussion des intérêts, toutes les nobles idées de justice,
d’humanité, de générosité, sans esprit et sans ambition de parti, faisant simplement
sa fonction de poète, tâchant d’élever les consciences, et versant sur les
politiciens toute la noblesse de son âme en larges nappes oratoires. Lorsque les
tendances de la monarchie se précisèrent dans la résistance égoïste, les instincts
de Lamartine se déterminèrent aussi vers l’opinion démocratique : il écrivait son
Histoire des Girondins (1817), si peu historique, toute chaude
d’éloquence, illuminée de portraits prestigieux, et qui emplit les âmes d’un vague
et puissant enthousiasme révolutionnaire.
1848 vint, et ce fut un moment unique, que celui où Lamartine, pendant des
semaines, fut à lui seul tout le gouvernement, et gouverna par son éloquence de
poète, calmant, maniant, purifiant les passions populaires, contenant la révolution
qu’il avait faite, faisant acclamer le drapeau tricolore par l’émeute qui apportait
le drapeau rouge. Puis les choses reprirent leur cours : mais le suffrage universel
avait changé l’aspect de la Chambre et par contre-coup la forme de l’éloquence
parlementaire : il y eut moins de correction, de politesse, de logique, plus de
violence et de passion déchaînée, des voix plus grosses et plus populaires ; la
tradition emphatique ou solennelle de l’éloquence jacobine, le rugissement et le
laconisme reparurent à la tribune. V. Hugo déployait ses vastes images, assénait ses
antithèses sentencieuses ; et sa volumineuse éloquence, abondante en grands effets
et théâtralement machinée, soutenait des combats fréquents contre la parole unie et
savante de Montalembert.
L’organisation de l’enseignement supérieur ouvre aux orateurs une carrière
nouvelle. Les cours d’histoire, de philosophie et de littérature sont des occasions
d’éloquence : là peut-être se font jour les manifestations les plus puissantes de
l’esprit libéral, et trois professeurs, Guizot, Cousin, Villemain, deviennent, par
leurs brûlantes leçons, les chefs de l’opposition d’aujourd’hui, les ministres du
gouvernement de demain. Guizot, Cousin, tracassés, écartés par le pouvoir qu’ils
inquiétaient, Villemain, plus paisible et moins redouté, se trouvèrent réunis dans
les derniers temps de la Restauration (1828-30), développant, chacun en sa chaire et
dans sa spécialité, la diversité de leurs tempéraments.
Guizot, toujours froid, maître de lui-même, le même dans sa chaire et dans ses
livres, se représentera bientôt à nous quand nous étudierons le mouvement
historique.
Victor Cousin703,
tempérament imaginatif, passionnait l’histoire de la philosophie par de vives
allusions que l’auditoire saisissait au vol. Il déroulait tous les systèmes, et
l’infini, en belles phrases harmonieuses et nobles, parfois élégamment nuageuses ;
il inventait l’éclectisme, et coulait doucement dans le panthéisme. La révolution de
1830, qui le porta au pouvoir, l’arrêta sur cette pente, et, comme dit M. J. Simon,
il changea de fièvre : il devint le philosophe de la bourgeoisie, gardien sévère des
convenances morales, de la religion et de la propriété. La peur de la démocratie le
jeta dans les bras des évêques, ce sont ses termes ; elle fit
plus, elle en fit un évêque, impérieux catéchiseur et pasteur autoritaire.
Expurgeant bravement ses cours et sa doctrine, il organisa le spiritualisme en
Église philosophique ou philosophie d’Etat : têtu, jaloux, despotique, enveloppé de
phrases magnifiques, dressant, à son profit, ses disciples au travail et à
l’abstinence, il mena les philosophes de l’Université comme des moines, ou, selon
son mot, comme un régiment ; il les rangea durement à leur office de conservation
sociale, et fit d’eux les gendarmes chargés d’arrêter les idées subversives. Par
lui, la philosophie cessa pendant un demi-siècle d’être un libre exercice de la
pensée. Sur le tard, dans les loisirs que lui fit l’Empire, son imagination se
réveilla, voluptueuse, et l’on vit ce vieux prédicateur du catéchisme spiritualiste
s’éprendre des jolies pécheresses du temps de Louis XIII et de la Fronde. Il écrivit
sur la société du xviie
siècle des études, toujours
oratoires et passionnées, souvent arbitraires et inexactes, qui eurent le grand
mérite de faire connaître bien des documents ignorés et curieux. Il était
bibliophile, amoureux de rares bouquins, fureteur de paperasses inédites ; il dut à
ce goût une trouvaille précieuse : il aperçut le vrai texte des
Pensées dans le manuscrit jusque-là négligé, et, le premier, il
nous rendit tout Pascal.
Moins éclatant et moins tapageur fut renseignement de Jouffroy704
disciple de Cousin, et tout le contraire de Cousin : grave, sobre, précis,
intérieur, contenant son émotion, détaché du christianisme avec angoisse, et
reconquérant douloureusement les grandes vérités chrétiennes par la philosophie, il
recherchait, avec une sincérité profonde et une réelle force de pensée, le problème
de la destinée humaine, ou posait les principes du droit naturel et de l’esthétique.
C’était une autre éloquence que celle de Cousin, mais c’était encore de
l’éloquence.
M. Villemain705, lauréat
académique, suppléant de Guizot, passa de la chaire d’histoire dans celle
d’éloquence française. Malgré les malignes allusions qu’il ne se refusait pas, il
était surtout professeur de littérature : son cours n’était pas comme celui de
Guizot une profession de doctrine libérale, comme celui de Cousin un jaillissement
de passion politique. Et ce fut lui peut-être qui réalisa pour les contemporains
l’idéal de l’orateur universitaire : il avait la parole vivante et brillante, la
phrase ample et facile, relevée de traits fins ou spirituels. Il déroulait de vastes
tableaux qui captivaient l’imagination, historien plutôt que critique, et plus large
que profond. Il avait renouvelé l’étude de la littérature selon l’esprit, de Mme de
Staël ; il développait le principe, que la littérature est l’expression de la
société, et il avait choisi les deux cas les plus favorables peut-être
qu’il y ait à la démonstration de ce principe : il faisait l’histoire de la
littérature du xviiie
siècle, et l’histoire de la
littérature du moyen âge. En ceci encore il s’inspirait de Mme de Staël, lorsque, se
détournant des œuvres classiques de goût antique et païen, il étudiait les œuvres
romantiques du moyen âge chrétien. Il se plaisait à rapprocher les littératures des
nations européennes, à faire ressortir les différences que la diversité des
circonstances historiques et des institutions sociales avait mises entre elles, à
suivre les actions et réactions d’un pays sur l’autre : il faisait une grande place
à l’Angleterre dans son étude de notre xviiie
siècle,
et pour le moyen âge il suivait le développement parallèle de la littérature en
France, en Italie, en Espagne, en Angleterre. Il était nécessairement un peu
superficiel, et prenait un peu extérieurement les œuvres ; il avait cependant
beaucoup de lectures et de connaissances, plus d’idées que son expression trop peu
serrée n’en montre : c’était enfin un orateur littéraire, très agréable et
suffisamment solide, qu’on peut encore aujourd’hui écouter avec profit.
Sous la monarchie de Juillet, la vie et le bruit passèrent de la Sorbonne au
Collège de France : Quinet et Michelet prirent la direction de la jeunesse en
soufflant les passions démocratiques : on mangeait du Jésuite à leurs cours. Nous
retrouverons Michelet ailleurs706. Edgar Quinet707, mêlant Herder à
Chateaubriand, jugeant parfois très bien son temps et son parti, connaissant et
pressentant l’Allemagne comme peu de Français ont fait, anticlérical et religieux,
savant et poète, prophète par-dessus le tout et faiseur d’apocalypses, esprit large
et intelligent, avec quelque chose d’incohérent et de nuageux, artiste insuffisant
en dépit ou en raison des placages de sentiment ou de couleur par lesquels il
croyait se donner un grand style, — Quinet n’a pas réussi à faire une œuvre : on
peut lire ses Lettres.
L’Empire chassa Quinet et Michelet de leurs chaires, et bannit de l’enseignement
l’éloquence polémique : ce ne fut pas, malheureusement, pour favoriser la
science.
La restauration du catholicisme fut suivie d’un renouvellement de l’éloquence
religieuse. Mais peut-être est-ce surtout la révolution littéraire qui donna l’essor
aux orateurs chrétiens : le goût pseudoclassique leur retranchait tout l’essentiel
de la religion, le surnaturel, le mystère et l’infini, toute la poésie aussi, le
pittoresque séduisant, le pathétique prestigieux.
Bourguignon, de la province qui nous a donné saint Bernard et Bossuet. Il appartint
d’abord au monde, il se fit recevoir avocat ; il professa le voltairianisme. A
vingt-deux ans, il entra à Saint-Sulpice, et se fit prêtre. Par une inspiration
poétique autant que chrétienne, il prit en 1840 l’habit blanc de Saint-Dominique et
fut en France le restaurateur de l’ordre : cela fournit à Guizot, en le recevant à
l’Académie, l’occasion d’un éloquent morceau, sur le caractère du temps qui
réunissait dans une paisible confraternité l’inquisiteur et l’hérétique.
Lacordaire, un instant l’allié de Lamennais, se soumit sans réserve, et resta ferme
dans une obéissante orthodoxie. Mais il ne renonça point à ses tendances, à son
désir de réconcilier l’Église et le monde moderne, le dogme et la liberté. Il avait
compris que de lier le prêtre à l’autel, à ses offices en latin, à son cérémonial
séculaire, à sa prédication traditionnelle des lieux communs sans date, c’était
l’éloigner du peuple, c’était inutiliser, tuer l’Église et la religion, sous
prétexte de ne pas les compromettre. Dans ses conférences de Notre-Dame et dans
celles qu’il prêcha un peu partout, il jeta hardiment le catholicisme en pleine
actualité. Il aborda toutes les questions politiques, sociales, philosophiques qui
passionnaient les esprits, il parla de la démocratie, des nationalités, de la
Pologne, de tous les sujets brûlants. Plus clairvoyant que les prélats qui
s’inquiétaient de ses discours, il tâchait, en saisissant le plus vif des
consciences, de rendre à l’Église la direction des consciences. Il essayait, plus
modérément que Lamennais, et serrant toujours plus étroitement les liens qui
l’unissaient au Saint-Siège à mesure qu’il effarouchait davantage le clergé
français, il essayait de montrer que la solution chrétienne de tous les grands
problèmes était libérale et démocratique.
Il n’était point profond ; ni l’exacte psychologie, ni la logique sévère n’étaient
son fort. Il n’avait ni la richesse d’idées, ni l’ampleur de poésie de Lamennais ;
son style avait plus de chaleur que de perfection artistique. Par son éloquence
imagée, pathétique, abondante en grands mouvements, il remuait de forts et vagues
sentiments au fond des cœurs : ses sermons faisaient des effets analogues à ceux que
produisaient nos grands lyriques, lorsqu’ils entreprirent d’agiter, à l’aide de la
poésie et du roman, les inquiétudes morales et sociales de leurs contemporains.
Lacordaire ressuscita aussi l’oraison funèbre, si avilie au xviiie
siècle : il sut encore la réchauffer par l’actualité,
unir, pour parler d’O’Connell ou du général Drouot, le sentiment national ou
patriotique à la ferveur catholique.
Il y eut autour de Lacordaire, il y eut après lui d’éminents prédicateurs : le
P. de Ravignan, un fin et séduisant jésuite ; l’abbé Dupanloup, plus tard évêque
d’Orléans, véhément et diffus, de plus d’éclat que de portée ; le P. Hyacinthe,
orateur emphatique, qui, n’ayant pas pu rester catholique, n’a su être ni
protestant, ni philosophe, vaguement suspendu entre toutes les doctrines, de
personnalité insuffisante pour subsister hors de l’orthodoxie708 : d’autres encore, élégants
parleurs ou rhéteurs romantiques, politiques cléricaux, ou démocrates chrétiens, ou
orthodoxes sans date et sans couleur, adversaires ou exploiteurs de la science, gens
de beaucoup d’esprit parfois, de forte conviction toujours, d’idées souvent peu
profondes ou mal assises.
Je m’arrêterais de préférence au P. Didon709,
dominicain, qui a donné en ces dernières années d’éclatants exemples de hardiesse
oratoire et de foi soumise. C’est un beau prédicateur, grave, pressant, solidement
instruit, et qui a l’intelligence de son temps. Sa parole claire, nerveuse, chaude,
s’adapte finement à l’état des consciences contemporaines ; comme Lacordaire, le P.
Didon cherche à faire apparaître dans le catholicisme le remède aux misères
sociales, la réponse aux incertitudes morales de l’heure actuelle : de tous les
prédicateurs qui veulent faire de la religion une chose vivante, efficace, pratique,
il n’y en a pas qui soit mieux informé, plus habile et plus fort. Plus
audacieusement, suivant le mouvement qui, dans la seconde moitié du siècle, poussait
à introduire les procédés de la science dans tous les ordres de la pensée, ce moine
a voulu employer les méthodes de l’exégèse contemporaine à démontrer la vérité de la
religion ; il a essayé de refaire, dans un esprit opposé, pour une conclusion
contraire, l’œuvre de Renan, une Vie de Jésus. La tentative a été
plus intéressante qu’heureuse : une certaine faiblesse de pensée s’y découvre, et
plus de prétention à la science que de rigueur scientifique. Mais l’affaire du P.
Didon, ce n’est pas le livre : c’est le discours, l’action directe et personnelle
sur les âmes.
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