Parmi les études que j’ai réunies dans ce volume, les unes se rapportent nommément au romantisme ou à tel de ses aspects généraux. Puisse le lecteur juger qu’elles font passer dans cette matière confuse quelque filet de lumière ! Les suivantes, dont les sujets sont plus particuliers ou récents, en offrent l’exacte continuation en ce qu’elles s’inspirent tout à fait du même esprit. Comme les premières, elles s’efforcent à s’élever au-dessus des débats d’écoles et de systèmes, qui, plus je vais, plus ils me paraissent trompeurs et factices dans tous les genres, pour considérer les choses de la littérature et des arts du libre et immortel point de vue du naturel et de la beauté, qui ne sauraient aller sans la grâce et la vie. Comme les premières, elles veulent contribuer, pour leur faible part, à conserver et entretenir, au moins chez quelques personnes, un goût antique et moderne à la fois, qui persiste à mesurer les œuvres de l’esprit à l’aune des grands modèles anciens, qui ne consent pas à un lâche abaissement d’exigences à l’égard des poètes et des artistes, sous prétexte qu’ils sont d’aujourd’hui, mais qui, d’autre part, se garde jalousement contre l’erreur d’archaïsme, erreur plus noble et plus modeste que celle de « futurisme », mais non peut-être plus sage. Si peu entendue que doive être notre voix, elle ne s’élève pas ici sans souci d’action. L’humanité contemporaine fait des expériences qui ont une grandeur et une nouveauté de pathétique d’où devraient jaillir des chefs-d’œuvre. On s’étonne, au moins par comparaison, de la maigreur, de la sécheresse et des artifices d’inspiration si fréquents dans la littérature la plus à la mode. Je dois insister sur l’intention qui, à ces chapitres de littérature, m’en a fait ajouter quatre autres, qui ont trait à des musiciens ou à des œuvres musicales. Ces chapitres, la musique en offre sans doute, s’il m’est permis d’emprunter ce scolastique langage, l’objet « matériel ». Elle n’en constitue pas l’objet « formel ». Je veux dire qu’ils ne traitent pas de la musique pour la musique, mais pour l’application à la musique des vérités qui concernent en général les arts d’expression. Pour ce qui est de la matière propre de la musique, d’en puis parler, Payant étudiée. Si, jadis, quand j’avais dix ans, mon professeur de latin ri eût déchiré sans pitié les messes et les opéras qu9il me surprenait à écrire, si je ri avais été élevé dans un milieu où l’on croyait que la musique ri est bonne qu’à faire danser et à permettre aux demoiselles de jouer du piano, je serais probablement devenu musicien de profession. De quelle qualité ? Je l’ignore, et peu importe ! Du moins ai-je appris et pratiqué, à une époque où les conditions de ma vie m’en laissaient loisir, la technique de cet art. Comme, d’autre part, mes études principales me faisaient un peu philosophe, je me suis trouvé dans une position peut-être avantageuse pour voir les choses de la musique avec plus de recul que le pur technicien, avec plus de précision et d’objectivité que le simple amateur, pour me sauver tout ensemble de l’étroitesse par où pèche souvent le premier, et du vague, qui est le péril du second. La parenté universelle des arts est ce qui m’a préoccupé dans ces pages. Il n’y a pas étude plus profitable à la culture du goût et à la culture philosophique elle-même, si du moins cette étude se fait au moyen de rapprochements précis et serrés entre les travaux et les techniques des divers arts, et non pas sous la vaine forme de ces effusions esthétiques, comme nous rien avons vu que trop, ou quelque habitué du musée ou du concert nous confie dans un style mou, des émotions qui valaient la peine d’être éprouvées, mais non d’être racontées.
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Sa thèse, historique et philosophique à la fois, repose sur l’idée d’une certaine opposition de nature entre l’esprit des peuples anglo-germaniques et l’esprit français. Cette opposition, déjà proclamée par Mme de Staël, devenue, depuis son livre sur la Littérature, un vrai lieu commun, M. Reynaud, grâce à sa familiarité avec les lettres européennes, et non moins au travail critique de quelques devanciers qui lui ont assez fortement mâché la besogne, la conçoit et la définit sous des termes beaucoup plus précis. Selon lui, elle est loin de rendre impossible une utile et fécondante assimilation de cet esprit étranger et contraire par l’esprit français. Elle marque seulement à cette assimilation sa juste mesure, passé laquelle ces apports du dehors, loin de féconder et d’enrichir la pensée française, ne peuvent que la submerger, en détruire les forces vives et la naturelle économie. Le livre de M. Reynaud a pour objet de nous faire voir à quel point et combien désastreusement pour nous, depuis le commencement du xviiie
siècle, cette mesure fut perdue de vue. L’histoire de nos lettres depuis cette époque aurait, à l’entendre, pour trait principal cette progressive submersion de l’esprit français par ses deux rivaux septentrionaux, submersion sans cesse endiguée, tempérée par la personnalité française, le tempérament français de nos plus vigoureux génies littéraires, sans cesse activée et remise en marche par le poids torrentiel de l’esprit anglo-germanique poussant ses gros flots vers les vieilles rives latines. Ce que nous appelons notre romantisme, c’est-à-dire l’ensemble de notre littérature française de l’année 1820 à l’année 1840 environ, ne serait qu’une phase dans le développement de ce grand phénomène historique, la plus dramatique et la plus éclatante, il est vrai, celle où nous voyons une magnifique pléiade de beaux génies de chez nous, cruellement séparés des vives sources nationales où un Corneille, un Racine, un Molière, un Bossuet, un La Fontaine, avaient bu leur immortelle jeunesse, et en proie à mille démons nordiques sous l’inspiration desquels un Byron, un Schiller, le Goethe de Werther et du premier Faust purent s’épanouir dans toute la richesse et la plénitude de leur nature, mais ils ne pouvaient, eux, que grimacer, s’agiter et se convulser. L’invasion massive aurait continué sans arrêt après 1840, et abouti à cet épuisement presque complet de la sève littéraire proprement française dont nous sommes aujourd’hui témoins.
Des deux influences conjointes et convergentes qui, faute d’une suffisante résistance modératrice, auraient porté cette profonde atteinte aux énergies spirituelles distinctives de notre peuple l’anglaise apparaît à notre auteur la plus forte. Et d’autant qu’outre son action directe, elle s’est exercée par le véhicule de l’Allemagne, la littérature allemande étant redevable aux Anglais d’une grande part de ses inspirations lyriques et romanesques. Écartons donc une distinction que M. Reynaud fait d’ailleurs avec un soin compétent. Et suivons-le dans sa synthèse de l’esprit anglo-germanique, défini et apprécié du point de vue de la culture française.
Naturalisme, sensualisme, telles sont les notes essentielles dont il le caractérise, comparativement à l’esprit français, ou plutôt dont il caractérise la commune philosophie où cet esprit trouve son expression instinctive et spontanée. Celui-ci, par l’effet d’une certaine pesanteur naturelle de constitution et d’étoffe, plonge trop abondamment dans les émotions et les sens pour pouvoir, fût-ce dans ses essors les plus élevés et ses applications les plus hautes, s’en dégager au même degré qu’un esprit nourri dans l’air plus léger et plus transparent de l’Ile-de-France ou de la Touraine, et accéder comme lui à la lumière des pures contemplations désintéressées, des jugements détachés et libres. Les Anglais n’ont pas de métaphysique. Les Allemands sont grands métaphysiciens. Mais leur métaphysique est toujours affective et passionnée plus qu’intellectuelle et clairvoyante ; l’idée n’y a jamais la pureté qu’elle offre chez un Aristote ou un Descartes. Le transcendantalisme en est illusoire, en ce qu’elle est toute mêlée de matière, et c’est là ce qui nous la rend si obscure ; car nous nous évertuons péniblement à comprendre comme rationnels des concepts qui sont en réalité un confus mélange de matériel et de rationnel, et où se sent le vain effort d’une réflexion souvent puissante, mais empêchée dans ses démarches par l’obsédante vapeur des impressions animales, pour arriver aux aperçus abstraits et dominateurs, aux claires généralisations qu’elle cherche. Le regretté Quinton professait que chez les Allemands l’imagination et la raison sont des organes mal différenciés. C’est un peu l’idée de M. Reynaud. Pour lui, les philosophes, moralistes, théologiens en qui s’incarne le plus richement cet esprit anglo-germanique auront beau faire pour varier leurs systèmes et s’opposer les uns aux autres. Toujours ils aboutiront à une conception consciemment ou non sensualiste. La morale où ils se reconnaîtront n’est pas celle qui fait de la raison le juge du bien, l’arbitre des mouvements de l’instinct et du cœur : c’est celle pour qui le bien résulte d’une certaine harmonie s’établissant d’elle-même entre les impulsions de notre nature affective. Leur religion sera la religion « du sentiment », celle-là qui croit que, si Dieu se manifeste et se fait sentir en nous de quelque façon, ce n’est pas tant dans les états les plus virils, les plus fiers et les plus noblement déterminés de notre âme que dans ses émotions les plus vagues et les plus diffuses. Une doctrine qui attend des purs mouvements de la sensibilité qu’ils nous élèvent si haut, au bien, à Dieu, est foncièrement optimiste. Et le caractère d’individualisme n’en est pas moins évident.
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Je suggère plutôt que je ne résume le portrait tracé par M. Reynaud de l’esprit anglo-germanique. Quelques larges éléments de vérité qu’il renferme, et si justifié qu’il paraisse par les tendances de beaucoup d’œuvres poétiques et romanesques très importantes analysées savamment, on ne saurait ne pas voir ce qu’il a de fâcheusement exclusif et les touches fausses qu’y apporte l’esprit de système. M. Reynaud veut, à tout prix, que la philosophie de Leibniz soit le sensualisme. C’est un peu fort, ou plutôt c’est énorme ! Il n’y a pas ici d’interprétation qui tienne. On n’arrivera pas facilement à nous faire croire que le puissant adversaire de Locke, que l’inventeur ou le rénovateur des grands arguments classiques contre la psychologie sensualiste anglaise, ait été lui-même un sensualiste enveloppé et caché. Sans doute Leibniz s’oppose-t-il, d’autre part, au rationalisme intempérant de Descartes, et demande-t-il à la philosophie qu’elle n’explique pas uniquement la nature par le jeu d’un universel mécanisme mathématique, mais aussi par une certaine tendance interne à la beauté et au bien dont tous ses éléments seraient animés, et qui se nomme, dans le langage des philosophes, la finalité. Vue métaphysique qui ne saurait aller, nous en convenons, sans une certaine émotion du cœur. Mais est-on autorisé à la qualifier de sensualiste pour cela ? Et ce qui est du cœur, ce qui est des sens ne se distinguent-ils d’aucune façon ? A ce compte, Saint Thomas, finaliste bien moins modéré que Leibniz, religieusement enivré du sentiment de l’ascension du monde vers Dieu, serait bien plus sensualiste encore ! Je crains que M. Reynaud ne soit par le tempérament et les goûts, un peu trop de Port-Royal, et qu’en philosophie tout au moins, il ne juge et ne qualifie les idées, les doctrines, au point de vue d’une sorte de jansénisme, qui, loin de conseiller comme Platon que l’on philosophe « avec toute l’âme », le déconseillerait, au contraire, et le trouverait dangereux.
Ce qui n’est pas moins fort, c’est que, pour définir l’esprit philosophique allemand, il soit obligé de ne tenir aucun compte de la philosophie kantienne, qui, par un caractère tout opposé à celui qu’il reproche à tort à Leibniz, contrarierait grandement sa définition. S’il y a une doctrine contre laquelle tout le système de Kant soit tourné, et tourné, peut-on dire excessivement, c’est le sensualisme. Ce qu’il y a d’outré dans le rationalisme de la Critique de la raison pure et surtout de la Critique de la raison pratique est généralement reconnu et difficile à contester aujourd’hui. Aussi crois-je ne rien dire de bien personnel, mais prononcer ce que prononcerait en cette matière le sens commun des critiques de culture gréco-latine, en jugeant que le portrait synthétique proposé par M. Reynaud est vrai, dans une bonne mesure pour Hegel, qu’il l’est tout à fait pour Schelling et Fichte, qu’il ne l’est pas pour Kant, ni pour Schopenhauer, ni pour Heine, ni pour Gœthe, que M. Reynaud met d’ailleurs à part.
Si l’on voulait, comme lui, définir de la manière la plus générale ce qui oppose l’esprit germanique à l’esprit français, il faudrait s’élever, me semble-t-il, à une idée plus compréhensive que la sienne : celle peut-être d’une certaine impuissance à la modération et à la mesure, du côté germain, impuissance qui peut se traduire également par un excès de systématisation et de dialectique et par des excès d’abandon à la sensibilité et aux suggestions instinctives.
Cette peinture d’un génie étranger, pleine de mérites, quelques vives et importantes réserves qu’elle nous impose, ne porte, au surplus, aucune intention méprisante ou déprédatrice. Ce qui l’inspire à M. Reynaud, c’est une certaine vue qu’il a, et que nous ne trouvons pas sans profondeur, de la diversité des conditions de l’équilibre moral pour nous et pour les peuples du Nord. Faute de ce besoin de clarté, de cette raison exigeante et analytique qui nous distinguent, et à quoi nous ne saurions renoncer sans renoncer à nos forces vives, à notre être même, ceux-ci peuvent professer une morale toute sensitive, une philosophie singulièrement favorable à l’individualisme de la pensée et du sentiment, un optimisme tout sentimental, sans tirer de là les conclusions anarchiques et antisociales, les conseils de laisser aller qu’en tireront notre logique française et notre allègre tempérament, qui, tant qu’il est lui-même, ne s’accommode que du mouvement décidé. Chez eux, le sensualisme n’exclut pas l’idéalisme, un idéalisme à leur mode, c’est-à-dire plus ou moins lourd et charnel. Il l’exclut chez nous. Et c’est pourquoi notre littérature, en absorbant à l’excès la philosophie congénitale des Anglo-Germains, y a puisé des inspirations qui donnent le pas aux parties inférieures et mi-animales de l’âme sur ses parties supérieures et purement humaines. Le mouvement romantique, conclut M. Reynaud, a été un mouvement matérialiste.
Sa conception de l’esprit français a des parties très justes et très remarquables. A certains égards, elle est étroite et peu sûre. Ainsi M. Reynaud veut que l’esprit français soit essentiellement chrétien et « spiritualiste ». Cependant Montaigne, Molière sont-ils chrétiens ? Le moins possible, peut-on répondre. Ils sont pourtant bien français. Bayle, Fontenelle, Voltaire, qui ont si ouvertement combattu le christianisme, ne le sont-ils pas ? Quant au « spiritualisme », c’est un terme si vague, et qui désigne des doctrines si différentes et si inégales, qu’il devrait être exclu d’une bonne langue. Le spiritualisme de Cousin, surtout du Cousin de 1830, a tout le vague, toute la mollesse d’imagination, tout le défaut de précision dans la pensée que M. Reynaud reproche aux productions bâtardes de l’esprit français et de l’esprit germanique. Le positivisme de Comte est quelque chose de beaucoup plus ferme et on peut le dire, d’essentiellement français. Ainsi la théorie positiviste du beau dans les lettres et les arts est la plus conforme que je connaisse à l’idéal élevé, sévère et moral de M. Reynaud.
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Son livre affecte l’allure scientifique de la pure histoire littéraire. En réalité, c’est un livre de combat. On regrette qu’il ne le soit pas de parti pris, qu’il n’arbore pas le drapeau et ne sonne pas la trompette, qu’il laisse traîner la bataille. Ce caractère, ouvertement déclaré, eût diminué nos exigences à son égard en fait de parfaite justesse historique, philosophique et psychologique. Mais le combat qu’il mène est, à l’heure présente, sans qu’il le mène, comme on voit, par les moyens les plus sûrs et les plus puissants, le bon combat La chose la plus lâche, la plus basse et la plus dangereuse de l’heure présente, c’est la guerre à la raison, à l’énergie mentale, don français par excellence. Guerre aveugle qui se figure que ses faciles victoires vont bénéficier à la poésie. Que nous importent les poéticules au bénéfice exclusif de qui se revendique le droit de bégayer et de balbutier, d’êtres amorphes ? Les grands poètes de l’humanité n’ont-ils pas été aussi raisonnables que ses grands philosophes et parlé avec la même souveraineté ? Ses grands philosophes n’ont-ils pas été aussi fous, plus peut-être, que ses grands poètes ? N’ont-ils pas lancé le même défi à la vulgaire et plate sagesse, que je consentirai à qualifier du nom de rationalisme, à condition qu’on entende par là le fait d’une raison alourdie et impotente, sans flamme et sans ailes ?
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Il y a un mot de lui, qu’il s’est plu à répéter comme sa maxime philosophique d’observateur professionnel et qui le peint à merveille, en même temps qu’il nous aide à déterminer sa position dans la littérature. Il dit que, pour connaître un homme, il faut regarder de quelle manière il part chaque matin « pour la chasse au bonheur ». Trop souvent la critique a béatement accepté de lui cette formule comme exprimant, en effet, la raison la plus générale des actions et démarches humaines. Or, elle n’est vraie que pour une catégorie d’hommes très particulière et très distincte par les mœurs. Pour la plupart, cette question ne se pose pas. Et, qu’ils n’y pensent point, c’est peut-être la forme la plus sûre du bonheur même. L’employé va à son bureau, le militaire à sa manœuvre, le magistrat à son siège, le médecin à sa clientèle, le financier à sa banque ou à ses conseils, bref, chacun à ses affaires, chacun aux travaux, aux activités en échange desquelles la société lui assure la subsistance et parfois des médailles et des honneurs. L’oisif mondain a lui-même ses rites obligatoires à pratiquer et ses soucis d’argent souvent très tyranniques et très durs. Tout le monde a dans la vie son trajet prévu et commandé. Celui-là qui, à cet égard, n’est pas comme tout le monde, celui-là qui, chaque matin, le seuil de sa porte franchi, se donne le loisir de flairer le vent et de lui demander la piste qui mène aux chimériques pâturages de la félicité, qui donc est-il ? Un original, un amateur, tellement séduit par sa liberté d’imagination, sinon d’action, qu’il en a refusé de s’engager dans aucune des voies régulières de la société, afin de muser dans leurs intervalles, et auquel la société pourra gracieusement octroyer sa pitance, s’il l’amuse, mais sans la lui assurer par contrat Un rêveur, un épicurien de la rêverie et du vagabondage qui pourra être un grand poète comme Jean-Jacques, un mélange de grand poète et de paresseux charmant comme Gérard de Nerval, ou simplement un raté distingué, un bohème pittoresque… Il faut à la société quelques êtres a-sociaux (je ne dis pas anti-sociaux) de cette sorte, pour la détendre. Il ne lui en faut pas trop. Et il les lui faudrait exquis. Et il sera bon qu’ils ne dédaignent pas leur spécialité adorable et comme aérienne pour de plus communes et de plus lourdes, comme Jean-Jacques, quand il se mêle de dicter des constitutions politiques ou des systèmes de pédagogie.
Sous des apparences contraires, Stendhal a été par l’âme un délicieux échantillon de cette race inutile et précieuse. Il l’a même été assez sensiblement dans la réalité de sa vie, quand on y regarde de près. Il arrive à Paris à dix-sept ans pour se préparer à l’Ecole polytechnique, et il ne s’y prépare pas, il flâne. Son cousin Daru le recueille dans l’intendance militaire où il s’acquitte de ses fonctions tant bien que mal à la suite des armées impériales, mais sans avancement et sans se faire guère prendre au sérieux comme homme de métier, tout étonné de lui-même, quand il lui arrive de couper court à ses impressions de contemplatif, d’interrompre sa musique intérieure pour aller réquisitionner des farines. Sous la Restauration, il exerce pendant dix ans deux professions. L’une, qui n’est à la portée de presque personne, celle d’un insouciant aussi chargé d’esprit et de fantaisie que dépourvu d’ambition et qui enchante, son monde sans compter. Elle ne lui rapporte rien. L’autre, qui consiste à approvisionner de nouvelles parisiennes une revue anglaise et d’où il tire tout juste de quoi dîner. La monarchie de Juillet le sortit d’embarras en lui donnant ce qu’il lui fallait : un petit consulat dans la lune.
Peut-être, à la lumière de ces remarques, comprendra-t-on mieux la nature des romans de Stendhal et la vraie manière de les classer. À vrai dire, l’observation, la peinture de l’humanité en général n’y fait pas défaut Mais elle n’en est pas l’objet ni l’inspiration principale, ni la plus vive source d’intérêt Il est plat d’écrire que la Chartreuse de Parme est une « étude des petites cours italiennes ». C’est bien plutôt, tout ainsi que le Rouge et le Noir, un poème lyrique, qui n’a l’air d’être une « étude » que parce qu’il est haché menu dans l’exécution. C’est le poème de la « chasse au bonheur », à laquelle Stendhal, timide, contraint et correct dans la vie réelle, se livre frénétiquement sous les noms de Julien Sorel et de Fabrice del Dongo. Ces jeunes gens sans emploi ambitionnent tout, ainsi que leurs frères d’époque et d’origine morale, Hernani, Didier, Antony, Ruy Blas, et tous les héros, aux noms oubliés, des premiers romans de George Sand. Seulement, comme ils sont fort intelligents, ce « tout » qu’ils désirent, ils ne jugent pas que la société le leur doive ni qu’elle pèche contre Dieu en ne venant pas le déposer à leurs pieds. C’est ce qui les différencie du héros romantique de 1830, chez qui cette conviction orgueilleuse et lamentable s’accompagne, je le reconnais, d’une magnificence de pectus oratoire et poétique, qui manque à l’excès aux héros de Stendhal.
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Le poète, en finissant, s’écrie que, quoi qu’il advienne, le Dieu de son berceau sera celui de sa tombe ; et que, dût l’autel l’écraser en croulant, il embrassera la dernière colonne de ce temple où il a tant reçu et tant appris. Douloureuse parole, qui ouvre à l’âme des abîmes de pensées, et nous reporte malgré nous vers ces époques fatales des Symmaque et des Synésius.Le reproche est assez dur. Mais il ne touche pas l’amour-propre. Il vise une sorte de fatalité triste, inhérente à la phase critique où l’humanité se trouve de son développement religieux. Le poète n’est troublé ici que parce qu’il ne dépend pas de lui de surmonter une telle fatalité. Cependant ceux qui veulent surprendre Sainte-Beuve en délit d’envie savent-ils bien ce que c’est que Symmaque et que Synésius ? Le grand argument de défense du critique est là, dans l’élévation, la grandeur des points de vue d’où il considère les inspirations du grand lyrisme romantique et d’où il lui adresse ses sévérités éventuelles. Chacun pourra le vérifier en relisant dans le recueil de M. Allem ces articles tant attaqués. L’ampleur et l’altitude des considérations dont ils sont remplis honorent grandement, dans l’ensemble, la poésie et les poètes à propos desquels ces considérations sont émises, et avec quel charme d’expression bien souvent ! Je n’exclus pas pour cela la part du dénigrement et des sentiments peu avouables à l’égard des gloires et des personnes. Cette part est secondaire, elle a perdu beaucoup de son intérêt. Celle de l’intelligence, celle du goût habituel pour la large et fine contemplation des horizons philosophiques, politiques et religieux et pour l’interrogation émue des plus hauts sommets poétiques est beaucoup plus grande. Lisez encore ce digne et ample prélude à une étude sur Lamartine, poète religieux :
De tous temps et même dans les âges les plus troublés, les moins assujettis à une discipline et à une croyance, il y a eu des âmes tendres, pénétrées, ferventes, ravies d’infinis désirs et ramenées par un naturel essor aux régions absolues du Vrai, de la Beauté et de l’Amour. Ce monde spirituel des vérités et des essences, dont Platon a figuré l’idée sublime aux sages de notre Occident, et dont le Christ a fait quelque chose de bon, de vivant et d’accessible à tous, ne s’est jamais depuis lors éclipsé sur notre terre : toujours, et jusque dans les tumultueux déchirements, dans la poussière des luttes humaines, quelques témoins fidèles en ont entendu l’harmonie, en ont glorifié la lumière et ont vécu en s’efforçant de le grouper. Le plus haut type, parmi ceux qui ont produit leur pensée sur ces matières divines, est assurément Dante, comme le plus édifiant parmi ceux qui ont agi d’après les divines prescriptions est saint Vincent de Paul. Pour ne parler ici que des premiers, de ceux qui ont écrit, des théologiens, théosophes, philosophes et poètes (Dante était tout cela), on vit par malheur, dans les siècles qui suivirent, un démembrement successif, un isolement des facultés et fonctions que le grand homme avait réunies en lui : et ce démembrement ne fut autre que celui du catholicisme même. La théologie cessa de tout comprendre et de plonger dans le sol immense qui la nourrissait : elle se dessécha peu à peu et ne poussa plus que des ronces. La philosophie, se séparant d’elle, s’irrita et devint un instrument ennemi, une hache de révolte contre l’arbre révéré. Les poètes et artistes, s’inspirant moins à la source de toute vie et de toute création, déchurent du premier rang où ils siégeaient dans la personne de Dante, et la plupart finirent par retomber a ce sixième degré où Platon les avait relégués au bas de l’échelle des âmes, un peu au-dessus des ouvriers et des laboureurs.Comment exprimer avec plus de lumière et de grâce l’opposition entre l’heureux épanouissement du catholicisme au moyen âge et les conditions d’existence difficiles, dures, faites au même catholicisme par les temps modernes, par les siècles de la « philosophie » ? L’opposition est présentée du point de vue du moyen âge, mais la synthèse qui l’embrasse n’en est pas moins heureuse et profonde. M. Maritain, que j’apprécie plus comme poète de l’histoire et ardent « pêcheur d’âmes », que comme dialecticien et philosophe proprement dit a souvent rendu cette même idée qui est, pourrait-on dire, son idée centrale et de tous instants. Il ne t’a pas rendue mieux. J’admire ici je ne sais quelle légèreté dans l’ampleur et une puissance intellectuelle qui a l’air de n’y pas toucher. Pauvre Sainte-Beuve ! Cette discrétion magnifique le desservira par le temps qui court, qui ne discerne ou soupçonne les belles trouvailles de l’esprit que si elles sont soulignées, clamées, que si quelque préciosité de tour ou quelque outrance de diction leur ôte l’air naturel, aisé, et ainsi les rend « frappantes ». Ramener le commentaire et la critique des grands lyriques du XIXe siècle français à un délicieux ensemble de considérations aussi fines qu’élevées sur les choses divines et les plus hautes choses humaines, thème continuel de leur muse, est-ce traiter de « poésie pure », se placer, comme il convient, à un point de vue de « poésie pure » ? Je suis certain que M. Henri Brémond ne le contesterait pas. Plusieurs lui ont rendu le mauvais service de rétrécir sa doctrine à ce propos pour la tourner à l’implicite apologie de quelques poétereaux constipés, de quelques velléitaires de l’inspiration. Il n’en est pas responsable. Comment croirait-il plus que nous à la réalité d’une inspiration qui a besoin d’établir une sorte de service de contentieux pour prouver qu’elle est ? Ce sont les sublimes objets de la pensée humaine et de l’amour humain qui constituent la vraie poésie pure et Henri Brémond l’entend comme nous. En parlant sans cesse de ces objets, quand il parle des grands poètes du romantisme, Sainte-Beuve a, au total, fait de ceux-ci la plus belle des louanges.
(A propos de Mes poisons)
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Excusez, lecteur, la pesante gravité de ce discours qui me travestit moi-même, car je ne suis curieux de confesser personne, et que j’adresse en pensée, comme on l’aura sans doute compris, non à une clientèle de voleurs et d’assassins, tout au moins de voleurs à main armée ou par effraction, mais à une clientèle d’honnêtes gens.
C’est comme un gros armement dont je m’équipe pour défendre Sainte-Beuve contre la pluie de dénigrements infamants que lui valent ses fameux « cahiers » publiés avec une préface délicate et juste de M. Victor Giraud, écrivain nullement relâché sur la morale et qui refuse néanmoins de s’associer à cette lapidation trop vertueuse. Sainte-Beuve s’y montre dur, notamment sur le chapitre des mœurs, contre certaines idoles. Il ne s’y montre pas moins dur pour lui-même. Ces idoles sont populaires. Ce sont de grosses idoles romantiques des deux sexes, qui ont, pendant les trente ou quarante années d’une carrière littéraire justement glorieuse, employé une partie de leur magnifique éloquence et de leur puissant lyrisme, à clamer à tous les carrefours la beauté de leur âme et la spéciale sublimité que revêtaient, en advenant dans leur vie, au lieu que ce fût dans celle de tout autre quelconque bourgeois ou bourgeoise, de petites histoires piquantes et ordinaires, justiciables en elles-mêmes des légères et gaies sentences de l’esprit gaulois. Or, il y a aujourd’hui, jusque dans les lettres, une vaste famille d’esprits vulgaires, de qui une beauté d’âme plus authentique, discrète et doutant profondément d’elle-même, ce qui est un signe, demeurerait éternellement inaperçue, mais qui se récrient devant celle-ci, qui fait fracas et leur est criée dans l’oreille. Ce sentiment, faute d’un plus fin, les honore.
En ce qui concerne Sainte-Beuve, on conçoit aisément leur antipathie pour cette tête trop pénétrante, pour ce proche observateur, non dupé par toutes ces fanfares et mises en scène, qui dit, autant que possible, le fait tel qu’il est, qui restitue la version naturelle, rend aux hommes et aux choses leur vraie couleur. Le service qu’il rend ainsi n’est pas moral seulement, mais aussi littéraire. Il balaie le faux, et c’est le goût vrai des choses qui est toujours le plus savoureux. La race peu attique des ennemis instinctifs de Sainte-Beuve n’est point sensible à cela. Mais c’est un redoutable piège pour elle que d’avoir maille à partir avec un homme dont la principale joie est l’intelligence, avec un moraliste qui, plaçant la vérité avant tout autre souci, non par héroïsme, mais par plaisir, ne la recherche pas moins a son propre sujet qu’au sujet de ses grands confrères en littérature et en gloire. Du fait seul qu’il n’a pas pour se peindre plus d’indulgence que pour les peindre, qu’il marque sa propre nature et sa propre personne de notes cruelles dans un autre genre, qu’il ne dissimule même pas les mouvements de joie mauvaise qu’il éprouve à y voir trop clair dans les lacunes et difformités de leurs sentiments ou de leur génie, il expose ceux qui veulent maie mort à sa mémoire à une dangereuse manœuvre qui tourne centre eux. Ces armes qu’il livre contre lui-même et dont on s’empare sont tranchantes aux deux bouts, on se blesse à la poignée. Ce qu’on jette à la face de Sainte-Beuve tourne par un côté à son honneur, et l’on montre, en s’en servant à cet usage, qu’on ne l’a point senti. Il y a quelque chose de bien sérieux dans la franchise des humiliations qu’il s’inflige avec calme en se décrivant. Tant pis pour qui ne s’en rend pas compte.
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« Je le sais trop, je manque de toute grandeur, je suis incapable d’aimer et de croire. Je tâche de me donner le change à moi-même par des sympathies que je me suggère et par l’intelligence rapide de toute chose. En revanche aussi, je reconnais vite toute fausse grandeur et je la hais. »
« Je manque de toute grandeur ». Fi ! le vilain ! Voyez-vous là-dessus la revanche grossière de tous les cultes incompréhensifs et outrés qu’il a voulu, soit ramener à la vraie mesure de leur dieu (mesure que, dans le cas de Victor Hugo, il fait encore, et combien justement, « immense ») soit approprier à la qualité vraie de ce dieu et nuancer selon ses attributs authentiques. Quoi d’étonnant, s’écrient tous ces lourds dévots que la nuance exaspère, qu’il ait insulté, jalousé notre dieu ! Il manquait « de toute grandeur ». Il le dit lui-même. Qui en croire, sinon lui ?
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- — Oui, bonnes gens. Mais remarquez-vous en quoi il fait consister la grandeur, la seule grandeur de l’homme, et combien, à ce propos, il se montre plus difficile que vous ne vous seriez très probablement avisés de l’être ? Lui, ce merveilleux esprit, qui a tant compris, tant embrassé, tant senti ; lui, de plain-pied avec les plus hautes conquêtes de la pensée et les plus délicates jouissances de l’imagination, et dominant, de son clair regard, en dépit de plus d’une erreur, tant d’êtres et tant de choses ; lui, l’héritier complet de tant de siècles de civilisation supérieure, il ne se trouve rien de grand encore. Pourquoi ? parce que le grand, ce serait d’avoir, par-delà les lumières de cette intelligence, de cette pénétration universelle, qui, plus elle s’étend, plus elle rend malaisé d’aimer et de croire, conservé l’énergie d’aimer malgré tout et le feu de croire quand même. Amour et foi suprêmement épurés par la dissipation de tous les nuages de l’esprit, par le rejet de toutes les fables superstitieuses, et où ce serait déjà quelque chose que d’avoir désiré se hausser, ne l’eût-on pas pu, comme à ce qui donne seul à la nature humaine un prix décisif. Sainte-Beuve se peint bas. N’est-ce pas qu’il se voit et se juge d’un point de hauteur où n’accèdent pas ceux qui répandent dans les rues la nouvelle de sa bassesse contresignée de lui-même ?
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Mais si Rousseau a pu dire que l’apologie de la religion et de la morale était le but de son Héloïse, il ne l’a pu qu’après coup. C’est en cours de route qu’elle l’est devenue. L’inspiration primitive de l’œuvre a été tout autre. Le neuvième livre des Confessions nous la fait surabondamment connaître. Elle est sortie d’une débauche de rêverie amoureuse et romanesque, à laquelle Jean-Jacques s’est abandonné pendant plusieurs mois à l’âge de quarante-quatre ans, comme pour échapper à la fois au regret immense que lui cause le vide de sa vie sentimentale passée et à la certitude désespérante que les années qui lui restent ne lui apporteront point ce que sa jeunesse n’a pu avoir. Il vient de s’installer à l’Ermitage. Au seuil de cet asile champêtre, les furies de l’hypocondrie, de la persécution et de la névrose qui ne cessent de le harceler dans la grande ville, arrêtent pour un temps leur poursuite. Il pense, il se recueille, il fait retour sur lui-même : « Les souvenirs des divers temps de ma vie m’amenèrent à réfléchir sur le point où fêtais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l’âge, en proie à des maux douloureux et croyant approcher du terme de ma carrière, sans avoir goûté dans sa plénitude presque aucun des plaisirs dont mon cœur était avide, sans avoir donné l’essor aux vifs sentiments que j’y sentais en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré au moins cette enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance, et qui, faute d’objet, s’y trouvait toujours comprimée, sans pouvoir s’exhaler autrement que par mes soupirs. »
Disons la chose en termes simples : Jean-Jacques, à quarante-quatre ans, n’a pas encore connu l’amour. Disons-la en termes crus : Jean-Jacques, à quarante-quatre ans, n’a pas encore eu de femmes, et il n’en aura jamais. Qu’on ne l’entende pas au sens matériel, comme il y a lieu de le faire pour son compatriote Amiel, dont on nous a récemment appris qu’il n’avait perdu son innocence physique qu’à quarante ans, révélation d’où il résulte que Renan et Paul Bourget, qui ont commenté avec profondeur la philosophie de ce solitaire mélancolique, n’ont pas eu pour cela toutes les clartés utiles.
Jean-Jacques n’est pas novice à ce point. Il a eu, tout jeune, les faveurs de Mme de Warens, et il est l’amant de Thérèse. Mais Mme de Warens, dont il était le page ou le protégé, l’a initié sans ardeur, dans une pensée de démonstration, pour ainsi dire, et dans une visée d’hygiène et de confort domestique, comme elle eût fait ajouter un matelas à son lit. La bonne Thérèse est une servante, une douce bête des champs, se prêtant à son maître en toute commodité et qui n’a rien pour ouvrir le commerce des sens aux écluses de l’imagination. Aventures sans ivresse et qui n’ont pas couronné un violent désir. Le violent, le délirant désir, Jean-Jacques « né, comme il nous dit, avec un sang embrasé », l’a certes connu. Mais il lui est resté pour compte. La belle courtisane vénitienne lui a déconseillé, le voyant faire, l’usage des dames, et l’a renvoyé à l’étude des mathématiques. De la jolie Mme de Larnage, qui lui laissait entrevoir de charmants échantillons d’elle-même, il n’a su que faire. Et tant d’autres belles dames, peu farouches, que son éloquence touchait, que, mieux encore, les feux de sa célébrité éblouissaient, ont attendu un signal qu’il brûlait de donner et qui n’a pas surgi.
Dans le temps même où il soupire après ce bonheur manqué, la fortune la plus merveilleuse est à portée de sa main. Mme d’Houdetot, laissée seule par son amant Saint-Lambert, appelé aux armées, est sa voisine de campagne. Il la visite chaque jour. Il en est fou. Tel est l’émoi qui le saisit, comme il se rend auprès d’elle, qu’il en perd en route les flèches de son carquois. Mais, comme il arrive aux pieds du bastion, le bienveillant Eros en y remet de nouvelles. Et, si fort qu’il les sente se heurter et frémir, il n’en résulte rien. Notre homme n’attaque pas. La place ne se tient pas cependant sur une défensive féroce. On lui est aimable à souhait. On le cajole, on l’embrasse. On le prie de revenir. Il est vrai qu’il n’est question que de Saint-Lambert. Mais Saint-Lambert, c’est l’amour, sujet brûlant, et qui peut allumer par surprise l’incendie. L’incendie, pourtant, reste subjectif.
Quand l’amant de Mme d’Houdetot reçut dans les camps la nouvelle de ces assiduités, il en prit ombrage. Mais, revenu sur les lieux, il s’apaisa et tendit à Jean-Jacques une main amie. Celui-ci trouva du sublime dans cette action. C’était exagéré. Et l’on peut se demander s’il comprit bien la pensée de Saint-Lambert, quand on le voit s’inspirer de cet épisode pour prêter au noble et généreux M. de Volmar, devenu le mari de Julie, le désir de nouer avec Saint-Preux une loyale et mâle amitié. Cette réconciliation du mari et de l’amant, je dis mieux, cette sorte de bénédiction sacramentelle qu’une dame attachée à la paix demande à un mari grave et de moralité supérieure pour un amant de conscience plus fragile, mais délicieux, est une conception qui a fait école dans la littérature romanesque de 1830. On la voit rituellement appliquée dans les romans de George Sand : Indiana, Lelia, Jacques. Ce fut comme un dogme de la religion de l’amour romantique. Si ce dogme eut, comme nous le croyons, pour origine la bonne harmonie entre les deux amoureux de Mme d’Houdetot, l’inutile et le militaire, ce serait le cas de penser avec Renan que les religions se fondent sur des erreurs d’exégèse.
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Sevré de la connaissance expérimentale de l’amour par une timidité ou une gêne dont l’explication n’est peut-être pas du domaine de la littérature, le pauvre Jean-Jacques en reconstitua les délices au gré d’une imagination qui ne se refusait rien, qui mariait les incompatibles et réunissait complaisamment en un même sujet les séductions de la plus folle volupté et de la plus austère vertu.
« L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères ; et, ne voyant rien d’existant qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d’êtres selon mon cœur… Dans mes continuelles extases, je m’enivrais à torrents des plus délicieux sentiments qui soient jamais entrés dans un cœur d’homme. »
Chose étrange, ou plutôt trop compréhensible, que le chimérique et dangereux idéal de l’amour romantique soit sorti des rêveries de ce poète quelque peu empêché parmi les réalités de l’amour naturel !
Chose aimable aussi, que ce même empêchement ait conservé aux inventions amoureuses de ce poète malheureux, mais dont le cœur ne s’est pas raviné aux expériences réelles de la passion, je ne sais quelle douce candeur, quel mol épanouissement de bergerie printanière !
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Mon grand document, mon grand excitant dans cette recherche, ç’a été d’ailleurs Renan lui-même. Ce périple, à son propos, dans la Bretagne des vieux âges et la Bretagne moderne ne tient pas, de ma part, à une méthode générale et pour tous les cas. Si j’avais à étudier Stendhal, Auguste Comte, je parlerais du Dauphiné, du Languedoc, mais avec sobriété. De beaucoup, je n’y insisterais pas autant J’ai trouvé chez ce Renan des particularités étranges, nouvelles dans notre littérature, qui sont d’ailleurs le secret de son charme et qui m’ont paru tenir à la race : cette alliance de la pensée la plus froide, la plus nette, la plus tranchante avec l’irrésistible penchant au mysticisme et au rêve ; cette ferme raison allant avec l’impressionnabilité la plus subtile et parfois la moins mesurée ; dans le style, ce mélange d’un classicisme profond, d’une latinité limpide avec les mouvements, les fuites les plus capricieuses et les plus enveloppées de l’idée.
Jacques Boulenger voit les choses plus simplement Il apprécie comme moi l’admirable intelligence de Renan, l’ampleur, la liberté de cette intelligence, éclairant de ses feux tous les éléments des problèmes religieux, politiques, sociaux avec lesquels la civilisation contemporaine se trouve aux prises. Il se délecte de cette réunion, vraiment sans exemple, dans l’auteur des Origines du Christianisme, d’un poète et d’un érudit Mais il ne veut pas entendre parler d’impressionnabilité, de « flottement », ni de rien de tel. On croirait, par instants, à le lire que Renan a été une nature toute rationnelle à la Descartes.
Le mot de « flottement » n’est pas de moi. Il exprime quelque chose de trop mou pour s’appliquer à cette nature insinuante, mais forte, et dont le fond est moins de douceur que d’âpreté. J’ai plutôt évoqué d’ardents caprices, de puissantes sautes de vent. En quoi je ne me suis nullement contredit II n’y a pas, chez un penseur, même lucide et vigoureux comme celui-ci, que la pensée. Il y a la volonté, le sentiment, ’les dispositions morales et affectives. Jacques Boulenger nous proposera-t-il comme un modèle de stabilité sous ce rapport l’écrivain qui a commencé par l’optimisme inouï de l’Avenir de la Science, pour finir par le pessimisme presque nihiliste des merveilleux Drames philosophiques ? l’écrivain qui, par son emballement incroyable pour l’Allemagne, emballement inspiré, non par une idée fausse, comme le veut mon critique, mais par une idée très outrée, a préparé de ses propres mains pour l’année 1870 une débâcle d’enthousiasme dont il a été permis au Dr Strauss de sourire ? Jacques Boulenger me reproche d’opposer à la grave et substantielle idée de Dieu que respirent les premiers écrits de Renan la relative frivolité du « riche écrin de synonymes » dont il s’est flatté sur le tard d’avoir augmenté et relevé cette idée. Renan veut dire, m’explique-t-il, qu’il a élargi la notion de Dieu qui ne saurait jamais l’être trop. Oh ! j’avais bien prévu cette explication. Mais, pour moi, la notion intellectuelle, théorique de Dieu, que Renan l’ait embellie ou gâtée, représente bien peu de chose, tant je vois depuis des siècles, philosophes et théologiens s’évertuer vainement à lui donner, à force de superlatifs, un corps saisissable. Pour moi, la réelle idée de Dieu, c’est le plus ou moins de foi, foi en nous, foi en la valeur de la vie et de l’œuvre humaine, que notre âme trouve dans son fond à opposer aux mille motifs que le spectacle de l’humanité et de l’existence, telles qu’elles sont, pourrait nous fournir de nous asseoir au bord du chemin, de ne chercher que notre divertissement éphémère, de nous désintéresser de tout. Des synonymes métaphysiques, même nouveaux, n’ont rien qui puisse raviver cette foi. Et il me semble que ces synonymes se moquent un peu du monde, en particulier de la part d’un homme qui a su, d’autres fois, tout prendre passionnément et même fanatiquement au sérieux.
Il y a du breton là-dedans, me suis-je dit. C’est de là que je suis parti pour mon enquête.
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Les historiens de notre littérature nous donnent le plus souvent de la France une idée trop simple. Au point de vue politique et administratif, il n’y a qu’une France. Au point de vue littéraire, il y en a plusieurs (et c’est la richesse morale de notre nation) qui ont successivement tenu la scène historique et se sont tour à tour exprimées par la voix de nos grands orateurs et de nos grands poètes. C’est, au XVIe siècle, la France des pays de Loire avec Ronsard et la Pléiade. C’est au XVIIe, la France de l’Ile-de-France, de la Champagne, de la Normandie et de la Bourgogne avec Corneille, Molière, Racine, La Fontaine, Bossuet. Au XVIIIe, c’est principalement Paris, avec Voltaire. Au XIXe siècle, nos provinces périphériques prennent dans ce domaine plus d’importance que par le passé, et, au premier rang, la Bretagne qui, après s’être tue depuis les origines de notre littérature moderne, produis coup sur coup, Chateaubriand, Lamennais, Renan.
Ces variétés demandent, une considération attentive dans l’étude de nos rapports littéraires avec les autres nations. L’esprit français est un par l’unité de la langue et de la forme, par la commune culture classique. Il est multiple par les inspirations que lui apporte la variété de nos races et de nos terroirs et qui ménagent de toutes parts autant de transitions entre notre vieux fond gaulois et les génies étrangers.
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On dirait que, pendant la nuit, une île de l’Archipel, une flottante Delos, s’est détachée d’un groupe d’îles grecques ou ioniennes et qu’elle est venue sans bruit s’annexer au continent de la Provence embaumée, apportant avec elle un de ces chantres divins de la famille des Mélésigènes.Si je disais qu’il n’y avait qu’un Lamartine pour trouver cela, quel homme de goût ne m’approuverait ? Quoi de plus lamartinien ? Hé bien ! ce n’est pas Lamartine qui l’a trouvé ; il l’a pris à un autre. A quelqu’un de ses pairs sans doute, pour la richesse de l’imagination et le sens de la beauté ? À Chénier ? à Chateaubriand ? à Byron ? à Goethe ? Vous n’y êtes pas ! C’est à Marchàngy, l’auteur de la Gaule poétique ou L’Histoire de France considérée dans ses rapports avec la Poésie, l’Eloquence et les Beaux-Arts, Marchangy, le plus illustre représentant du génie troubadour et sujet de pendule au XIXe siècle ; Marchangy, l’élève aimable et léché de Chateaubriand, qui a édulcoré et vernissé le pittoresque, souvent artificiel, mais âpre, chargé, tendu des Martyrs, afin de le rendre digestible aux dames et aux demoiselles de la bourgeoisie provinciale ; Marchangy, qui a mis le romantisme historique et la couleur locale en bonbons pour les collèges et pensionnats pieux. Au tome premier de la Gaule poétique, Marchangy raconte l’installation de la colonie phocéenne à Marseille. Ce sujet l’inspire. Il n’y a pas d’endroit de son livre où son goût des élégances pittoresques se trémousse plus. La belle France, la belle Grèce qui viennent au-devant l’une de l’autre ! La rudesse des circonstances, les difficultés de la mer, les peines du commerce naissant, les combats continuels avec les populations environnantes, il n’y pense point. Il peint l’événement de la même touche enjouée dont il peindrait l’arrivée d’une ambassade de Périclès à la cour de Louis XIV. Il écrit :
Notre histoire fut donc ainsi marquée du sceau de l’antiquité, et dans son premier blason, on voit les lauriers du Méandre et les myrtes de Gnide s’enlacer à la verveine de Velléda et au gui religieux des druides… La vierge de l’Ionie allant chercher la fraîcheur du bain a déposé son voile sur les humbles marguerites qui bordent nos fontaines, et nos modestes saules ont prêté à sa nudité pudique l’abri que lui offraient les lentisques au bord de l’Hermus ; on eût dit qu’une des îles de la Grèce, qu’une Cyclade flottante, qu’une autre Delos détachée de sa base et chargée de ses cités, de ses édifices, de ses bocages, de ses pénates et de ses citoyens se fût arrêtée toute parfumée dans un des golfes de notre patrie.La Gaule poétique a paru en 1813, quatre ans après les Martyrs, en huit volumes. De 1813 à 1826, date de la mort de l’auteur, elle n’a pas eu l’époque, une grande popularité. Lamartine l’a lue dans son adolescence. Trente ans plus tard, il avait encore ce passage dans sa mémoire. Si sa copie est admirable, ce n’est pas précisément pour ce qu’elle apporte de concision et de sobriété relative au modèle un peu diffus. La phrase de Marchangy, quoique molle et « flottante », n’est pas trop mal balancée, après tout. Seulement l’image, chez Marchangy, est en l’air ; elle n’a aucun rapport raisonnable avec l’objet auquel elle s’applique ; aucune idée ne la soutient. Chez Lamartine, elle est merveilleusement appropriée à l’objet. Il est ridicule de comparer un exode d’exilés, de réfugiés ou de colonisateurs que mille labeurs attendent, à une île bienheureuse qui serait miraculeusement transportée à travers l’espace. Pour caractériser une inspiration poétique qui traverse les âges et se pose fraîche et brillante encore comme au premier jour dans l’âme vierge d’un lointain descendant, la comparaison convient à ravir.
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Belphégor, dont je ne veux ici qu’effleurer la pensée profonde, se donne pour un « essai sur l’esthétique de la présente société française ». L’auteur accuse cette société de se complaire à une fondamentale aberration de jugement et de goût, qui est la négation même de l’art, et dont l’influence, enveloppant de plus en plus les artistes, ne saurait que vicier leur génie et en gâter les fruits jusqu’au cœur. Cette aberration consiste à livrer à la seule sensibilité la souveraineté du domaine esthétique, à considérer que l’ait, tant du côté de l’artiste qui crée, que du côté du lecteur, spectateur ou auditeur qui cherche plaisir à ses ouvrages, ne doit, s’il est fidèle à son nom et à s& nature, se nourrir que d’émotion, être qu’émotion. L’intelligence, la pensée n’auraient aucune part dans une inspiration poétique vraie, laquelle serait pur frisson instinctif. Elle n’en aurait aucune à la jouissance de l’amateur, jouissance qu’il ne trouverait qu’à revivre ce même frisson et à s’en laisser traverser. Tout au plus en aurait-elle une, mais toute secondaire, serve et mécanique, à l’exécution. Et encore ! On veut, nous dit M. Benda, que l’ait soit, non une expression ou une interprétation des choses, mais « une union mystique avec l’essence des choses », sans vue ni lumières sur elles ; car les voir et lire en elles, l’esprit ne le pourrait, sans se tenir à quelque distance d’elles et les dominer ; il n’y serait donc pas uni, il ne se perdrait pas en leur sein obscur. Ce principe, si principe il y a, ne peut aller sans « la proscription de la netteté en art » puisqu’il n’y a de netteté que par l’intellection. Il entraîne le « culte de l’indistinct », qui est, en effet, le plus florissant, et, qui le croirait, le plus intolérant des cultes esthétiques à la dernière mode. Il tend à n’accorder d’intérêt pour le poète, d’intérêt pour l’expression artistique qu’aux états psychiques individuels, de préférence inconscients, et à leurs fugaces nuances. Il dénie implicitement toute séduction inspiratrice, toute exaltante splendeur au général et à l’universel, qui paraissaient cependant avoir été jusqu’ici le pain des grands inspirés. Il étend son empire jusqu’à la critique, la science, la philosophie, elles-mêmes, qu’on veut non éclairantes, mais, a tout prix, émouvantes. C’est le « panlyrisme ». Les joies de la contemplation intellectuelle, la beauté de l’ordre comme ordre, voilà ce dont on ne veut plus entendre parler. Cela donne mal aux nerfs.
Belphégor analyse supérieurement le mécanisme, la genèse, l’invasion de cette conception aussi infatuée que barbare. Il la poursuit et la vitriole jusqu’en ses prétextes les plus spécieux. Sous cette idolâtrie de la sensibilité, il n’a pas de peine à reconnaître l’involontaire aveu d’épuisement et de bassesse d’une sensibilité appauvrie, qui se dérobe farouchement au contact des clartés de la pensée parce que ce qu’elle a de chétif, d’impuissant, d’égoïste, d’inférieur aux grandes choses à sentir, aux richesses de la vie, aux tumultes abondants de l’histoire, aux magnificences et aux drames de la nature, en serait cruellement percé et mis à jour. Certes, dirait M. Benda, il n’y a pas d’inspiration artistique sans de grands mouvements sensitifs ; les âmes des artistes créateurs furent toujours des âmes révolutionnées. Mais ces mouvements supposent entre l’âme et les choses un large commerce qui ne peut être précisément procuré à l’âme que par l’étendue des visions de l’intelligence. Et la « création » ne commence que par l’acte propre de l’intelligence et de la volonté pour s’emparer de ces mouvements jaillissants, les observer, les étudier comme s’ils étaient d’un autre, calculer froidement les moyens de les rendre sans les refroidir, les amener, sans les diminuer, à cette expression fixée, générale, objective, humaine qui en fera désormais le bien de tous les esprits et dans la production de laquelle le tourment de l’artiste, en quelque sorte délivré de lui-même, s’apaisera.
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Attachant trop de prix à l’être féminin pour être galant (du moins comme philosophe), M. Benda lui faisait son procès. Il imputait à l’empire excessif que la femme s’est acquis sur notre société et nos mœurs l’avènement et la faveur de cet émotionnisme universel, la propagation de cette perversion molle et subtile qui ne va qu’à l’énervement de toute virilité mentale.
Mais comme le fabuliste, il connaissait, lui aussi, « bon nombre d’hommes qui sont femmes » dans cette question. Et au fond, c’est contre ceux-ci que portaient le plus vertement ses coups. Si les femmes qui sont femmes lui paraissaient affectées, dans la partie la plus en vue de l’élite sociale de nos jours, de certaines dispositions intellectuelles délétères, on s’apercevrait que leur cas n’était pas à ses yeux aussi détestable ni aussi désespéré que celui de leurs congénères masculins. Il se souvenait que les illustres salons d’autrefois, si importants dans l’histoire de nos lettres, ont connu la présidence de femmes qui, de la reine Marguerite de Valois et Mlle de Rambouillet, aux grandes bourgeoises encyclopédistes du XVIIIe siècle, furent des modèles de rectitude et de santé d’esprit, de goût généreux et franc, et contre qui l’immortelle satire de Molière, qui trouverait aujourd’hui tant de lamentables applications, ne porte point. Pourquoi l’espèce n’en saurait-elle renaître ? Si la France est toujours la France, si la vie de société, émergeant de son éclipse actuelle, doit continuer à y exercer sur les mœurs l’influence qu’elle posséda toujours, on ne pourra se passer du concours féminin pour corriger les mœurs. Une saine manière de penser sur les choses d’intérêt et de goût commun, l’amour du bon sens et l’horreur de ce qui n’en a pas font partie des mœurs. Et rien ne favorise cette assiette du jugement, rien surtout ne la conserve à celles qui naturellement la possèdent et ne défend des vertigineuses tentations du snobisme et de l’abracadabra la périssable solidité de leur charmante cervelle, comme de n’être pas demeurées absolument étrangères, dans leur éducation, à tout exercice rationnel de la pensée. C’est sans doute ce qui a touché M. Benda. Et c’est pourquoi il s’est fait avec autant de mesure et de tact que de précision le maître de philosophie de Mélisande. Il n’a cure qu’elle garde éternellement en mémoire la doctrine des universaux et l’exacte définition de l’empirisme. Mais la petite peine qu’elle aura dû se donner pour entendre ces abstractions lui aura fait prendre la salutaire habitude d’une certaine liaison entre les idées et d’une sage méfiance de celles qui ne se lient pas.
Ces leçons forment un livre délicieux qui a pour précédent dans notre littérature les Entretiens sur la pluralité des mondes, de Fontenelle, et qui évoque la merveilleuse fable dédiée à Mme de La Sablière, où La Fontaine, non content de mettre en pièces avec une maîtrise légère l’automatisme des bêtes, selon Descartes, propose sur la nature de l’âme animale une théorie dont le ravissant langage n’exclut pas la remarquable pertinence philosophique. Au milieu de mille flatteries malignes et de paternelles agaceries à son élève, M. Benda trouve moyen de lui expliquer, avec une force et une propriété d’expression étonnantes les grands problèmes de la philosophie. Tout y est, et le livre est mince ! C’est une prodigieuse réussite, spirituelle et pleine de charme. Mélisande a trop de naturel et de bon instinct pour que le spectacle de la sempiternelle querelle et de l’incessant retour des systèmes la conduise au scepticisme moral. M. Benda excellerait à la détourner de cette conclusion. Mais il lui a ouvert des perspectives aussi claires qu’agréables sur le grand paysage des doctrines et des connaissances humaines. Désormais elle ne prendra pas une souris pour une montagne. Si quelque jour, dans son salon, un poète lit des vers libres, il lui suffira de se référer au « principe de contradiction » que son bon maître lui a recommandé entre tous, pour concevoir que des vers qui sont libres ne sont pas des vers. Elle saura le sens des mots qu’elle emploie et n’emploiera pas ceux qu’elle n’entend point, elle aura l’esprit réservé et prudent, elle ne vivra pas dans l’angoisse de n’être pas à la page, elle goûtera aux vieux livres autant qu’aux nouveaux, les faux génies perdront leurs frais avec elle, elle verra clair dans leurs augustes ténèbres.
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J’essaie de résumer, M. Berdaïeff, en lui laissant son vague, auquel je préférerais du précis, mais qui n’est pas non plus du vide. Je n’approuve pas son jugement sur l’esprit de la Renaissance qui n’a nullement été un esprit d’orgueil. Il y a eu alors des hommes sans réflexion pour s’enfler et se bouffir à la vue du prodigieux et rapide accroissement des connaissances humaines suscité par la conjonction de plusieurs heureuses fortunes, telles que l’invention de l’imprimerie et de la lunette astronomique, la découverte du Nouveau-Monde et celle des manuscrits et monuments de l’ancienne Grèce. C’étaient hommes de second ordre qui n’ont participé d’eux-mêmes ni aux conquêtes du savoir, ni aux créations de l’art d’où cette époque tire sa magnificence. Le génie, la vraie supériorité ne sont jamais orgueilleux. La simplicité est leur marque. Les grands créateurs de la Renaissance, Copernic, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Galilée, Descartes ont pu écraser de hautaines rebuffades la sottise et la routine qui se mettaient sur leur route. Dans le for intérieur, ils ont porté dans la recherche du vrai et du beau autant de candeur et d’oubli d’eux-mêmes que les grands philosophes scolastiques et que les grands artisans de nos cathédrales. Rien de plus antipathique et de plus mesquin que l’entreprise de les diffamer.
Je ne crois pas davantage que cette brusque augmentation du savoir humain ait eu pour conséquence nécessaire l’éclipsé de l’idée religieuse, prise en ce qu’elle a de général. Celui qui a un esprit naturellement religieux, qui croit voir rayonner sur la face de l’univers les feux d’une beauté et d’une bonté suprêmes dont l’univers serait l’œuvre, comment serait-il contrarié dans cette disposition par une connaissance plus étendue et plus riche des choses créées ? C’est de nouveaux sujets d’adorer qu’il y doit trouver, au contraire, de nouvelles terrasses, si j’ose dire, d’où regarder les lueurs de l’infini.
Pour ce qui est du christianisme dogmatique, avec ses croyances positives, est-il vrai que le mouvement de la Renaissance ait eu pour lui des conséquences destructives spéciales ? Les faits nous fournissent la réponse la plus simple. L’incrédulité rationaliste a préexisté à la Renaissance. Elle s’est affirmée pendant tous les siècles du moyen âge, non chez des individus isolés, mais dans des écoles entières, telles que l’école averroïste. La prudence et la réserve relatives que la crainte du bûcher imposait alors à ses expressions n’en diminuaient pas la portée de fond pour qui savait et voulait comprendre. D’ailleurs, le bûcher s’allumait souvent. Si, au XVIe siècle, à la faveur des luttes de la Réforme, elle parut avec un peu plus d’audace, ce ne fut que pour un temps. Le XVIIe siècle jusqu’en sa dernière période la refoula, la châtia avec autant de force que le XIIIe siècle. Ce fut seulement vers la fin de ce siècle, grâce à la liberté de la librairie, que le protestantisme avait fait naître en Hollande et en Angleterre, qu’elle leva franchement la tête, acquit une puissance extraordinaire de propagande, entraîna une grande partie de l’élite intellectuelle, devint un grand fait social. C’est à cette époque, c’est au XVIIIe siècle que les formules un peu nébuleuses, mais significatives, de M. Berdaïeff sur « l’humanité qui se sépare de Dieu » pourraient s’appliquer avec quelque précision.
Encore sa généralisation se heurterait-elle au fait de la réaction religieuse si ample, si abondante en œuvres littéraires et effets publics, que le XIXe siècle n’a cessé de poursuivre dans toute l’Europe contre la philosophie irréligieuse du XVIIIe. Au total, la synthèse historique de M. Berdaïeff renferme beaucoup d’arbitraire et ne doit qu’au tour apocalyptique de ses formules, le peu de consistance apparente qu’elle peut offrir.
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Et cependant, cette synthèse correspond à une réalité que l’auteur russe a puissamment sentie d’instinct, à ce qu’il me semble, plutôt qu’il ne s’en est rendu compte à la réflexion, ce qui l’a empêché de la bien traduire. Je lui reprocherais d’avoir porté sur un mal réel, dont il n’appartiendrait pas à un esprit vulgaire d’éprouver l’alarme, un diagnostic faux.
Les tendances religieuses de l’humanité souffrent aujourd’hui d’une compression redoutable qui menace la civilisation de désordres et de cataclysmes. Cette compression a pour cause ce que j’appellerai l’invasion des masses dans tous les domaines, poids étouffant sous lequel l’esprit halète et se sent de plus en plus gêné pour développer sa vie propre et conserver son élan. Enveloppée, écrasée d’un monde de lourds nuages, l’alouette intérieure n’ose plus percer jusqu’aux régions élevées et lumineuses où elle respire. Elle n’en sait plus la direction. Elle s’étiole.
Masse des faits expérimentaux et des théories de détail dans les sciences physiques, déjouant tout essai de constitution d’une métaphysique de la nature consonante à nos connaissances. — Masse des informations sur l’humanité, sur ses variétés infinies dans le temps et dans l’espace, sur le sort ruineux de ce qu’elle paraît avoir édifié de plus beau dans le passé, d’où résulte une difficulté de se diriger et d’opter, une timidité critique dans le choix des principes de civilisation et des disciplines de pensée convenables au siècle qui vient. — Masse des hommes dans la société, masse des peuples dans la mêlée internationale, opposant une immense couche inerte et décourageante à la pénétration de toute parole et de toute idée qui n’aille pas dans le sens du moindre effort, mais tende au réveil d’une foi humaine.
Devant cette menace d’écrasement du spirituel par le matériel, il y a deux attitudes à prendre.
L’attitude rétrograde dont Joseph de Maistre a donné en son temps l’exemple le plus illustre. Elle consiste à se replacer en idée dans une époque où la science était beaucoup moins encombrée de faits, où chaque partie de l’humanité ne connaissait qu’elle-même et une courte portion de l’histoire, où des nations beaucoup moins peuplées se prêtaient plus facilement à la formation d’une aristocratie ou oligarchie permanente et héréditaire, où le monde en un mot était moins grand et moins tumultueux. Les synthèses, institutions, règles d’action de cette époque, plus arbitrairement imaginée et reconstituée d’ailleurs que représentée dans ses traits réels, sont donnés comme la vérité absolue et éternelle qui suffit à tout et où il faut intégralement revenir. C’est un aveu d’impuissance, voilé sous des paroles de condamnation et de déclaration de guerre.
L’attitude progressive, qui est tout opposée à celle-là, et qui voit dans cette accumulation de matière, non un obstacle invincible à l’exercice efficace de la pensée, mais un excitant pour elle à tirer de soi de nouvelles ressources, à perfectionner son activité et son art, afin de se rendre peu à peu ces masses maniables et de les dominer avec une aisance digne de l’ancien esprit hellénique. C’est ce qu’elle a fait, depuis les origines de la civilisation, chaque fois qu’elle s’est trouvée devant la tâche de digérer, si j’ose ainsi dire, et d’élucider un nouvel apport confus d’expériences physiques ou sociales. Et c’est ce qu’en aucun cas elle n’a pu d’ailleurs utilement entreprendre, sans y employer les leçons et les acquisitions du passé. C’est à quoi elle doit s’appliquer aujourd’hui, dans des conditions rendues, il est vrai, singulièrement difficiles par l’énormité du faix qui l’opprime. C’est dans cette voie, c’est au cours et au prix de ce travail que la partie spirituelle de l’homme se retrouvera, se reconquerra elle-même, et avec elle-même, selon le vœu de M. Berdaïeff, ce contact divin qu’elle semble avoir perdu.
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« Laïcité » se prend encore en un troisième sens, voisin d’ailleurs du second.
Nous vivons, dans l’ordre primaire, sous un régime de liberté relative d’enseignement, dont je n’examinerai pas s’il ne pourrait être avantageusement élargi. Mais dans ses écoles, à lui, l’Etat républicain a voulu offrir, en outre des connaissances usuelles, une doctrine morale complète, capable de suffire à l’éducation de l’homme. Cela lui est-il possible sans violer sa neutralité ? Professer que la morale peut s’établir sans aucun concours du sentiment religieux, ou bien encore qu’on peut mener une vie pleinement humaine par la seule moralité, sans lever les yeux plus haut que la terre, sans aucune part faite aux préoccupations transcendantales, n’est-ce pas là infliger à la religion une immense dépréciation aux yeux de tout un pays ? Un philosophe, un écrivain, ne disposant que du pouvoir de l’idée, a tout le droit de soutenir publiquement cette thèse. L’Etat, avec sa puissance matérielle, dont la seule présence a quelque chose de contraignant, malgré qu’il en ait, possède-t-il un tel droit ?
Aux débuts de l’école laïque, on inscrivit dans ses programmes l’idée de Dieu et des devoirs envers Dieu, facteur commun des confessions chrétiennes et de la religion judaïque. C’était une base possible de paix entre le curé et l’instituteur, celui-ci s’en tenant à la notion de Dieu, considéré comme source et règle suprême de tout bien, celui-là y ajoutant les supposés particuliers de la religion touchant les actes de Dieu dans l’humanité et le salut éternel des individus. L’instituteur laissait une place possible à l’enseignement confessionnel, il ne lui coupait pas ses racines. Cet article n’a jamais été effacé du programme. En fait, il a disparu, parce qu’il y a eu un moment où les nouvelles générations de maîtres primaires n’ont plus pu, dans l’immense majorité, professer sincèrement l’idée de Dieu, gagnées qu’elles étaient à des philosophies qui l’excluent. Ainsi, ce problème des problèmes, qui a troublé, qui a jeté dans des abîmes de méditation tous les grands penseurs qu’une foi dogmatique ne fixait point, et jusqu’à Voltaire lui-même, ce problème qui a soulevé d’une émotion sacrée un Goethe, un Lamartine, tous les grands poètes modernes, et auquel ces beaux génies ont répondu par une affirmation qu’ils craignaient seulement de trop limiter par les mots humains, il s’est formé une espèce de concert entre un grand nombre de ces braves gens du primaire, hommes de demi-éducation et de trop courte expérience intellectuelle, exagérément frappés des dernières nouvelles de Hœckel ou de Letourneau, pour le trancher par la négation autoritaire ou par le silence. La roue des idées tourne cependant. S’ils étaient maintenant en retard !
Cette disparition de Dieu a rendu désespérant à réaliser le tacite concordat moral, le contact d’humanité qui devrait s’établir entre le curé et l’instituteur laïque, libres l’un de l’autre. Elle a intérieurement attristé l’école laïque elle-même. Avec le soleil de l’idée divine, soleil qui n’entrait d’ailleurs dans cette école que pâli aux verres gris et opaques de Kant, s’en sont allés tous ses rayons, et surtout le plus doux : la poésie, plus nécessaire, en un sens, que la morale elle-même. L’héroïsme légendaire et ses beaux récits se sont vus expulsés au nom de la conception scientifique de l’histoire, confondue avec la pauvreté et la platitude. Un rationalisme indigent, un faux utilitarisme qui condamne au dessèchement ou à la torpeur les hautes cordes de l’âme, se sont de plus en plus emparés de la doctrine éducative inculquée aux jeunes pédagogues primaires. Le communisme, où vont beaucoup d’entre eux, n’est souvent que la réclamation aveugle d’un idéalisme auquel ne s’est offerte qu’une maigre et insipide nourriture spirituelle. C’est là une des choses dont j’ai vu le plus s’étonner des étrangers sympathiques à notre pays. Toute question confessionnelle mise de côté, mais non d’ailleurs tout esprit religieux, et au simple point de vue d’humanisme général qui est celui adopté ici, ils sont surpris que le riche et heureux génie de la vieille France, sa merveilleuse humeur ne se reflètent que si pauvrement dans les inspirations officielles de son éducation populaire.
Voilà, peu s’en faut, ce que mon « démon » voulait dire.
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Certains se sont montrés fort durs pour ce livre. Ils ont été jusqu’à y trouver de l’« ignoble ». Je proteste. Les images inutilement grossières qu’on y peut relever ne choquent que littérairement. Le sentiment n’a rien de malsain. Et comment oublier, à cause de ces seuls excès, tant de descriptions, de narrations d’un éclat plaisant, d’une poésie sincère et vigoureuse, d’une verve cordiale qui épouse les plus jolis mouvements de l’âme ?
Pas davantage ne me récrierai-je aux fabuleux anachronismes où M. Delteil se complaît. Sa Jeanne réclame du « pinard ». Les hommes entonnent la Marseillaise. Jeanne fait coller aux murs d’Orléans la proclamation textuelle de Galliéni aux Parisiens. Tout ça n’est pas très fort, si vous voulez. Ça n’est pas ridicule. C’est du Delteil. J’avoue n’y pas faire la petite bouche, non plus que je ne la fais aux gros calembours, qui m’ont toujours délecté.
Ce dont je me plaindrais, mais en y mettant quelque réserve, c’est que M. Delteil ait un peu insisté sur ce que j’appellerais les effluves sexuels de Jeanne et les troubles qu’en éprouvent, soit le dauphin, soit les jeunes hommes élégants ou rudes avec qui elle est en perpétuel contact à la cour et dans les camps. C’est aussi qu’il lui ait prêté à elle-même, en qui il voit avant tout, non sans raison, une saine fille des champs, des frémissements, des alanguissements de chair, vite domptés d’ailleurs par la fierté de l’esprit et le sens, sitôt alerté, de sa divine mission. L’accuser de n’avoir pas traité chastement son sujet ni respecté assez la pureté réelle et légendaire de l’héroïne serait inique. Il a voulu être naturel et vrai. Et je préfère en cela son intention aux fadeurs de cette littérature hagiographique qui croit mieux honorer ses héros en supprimant en eux tous les mouvements de la nature. Le résultat de ces fausses pudeurs, c’est l’art de la rue Saint-Sulpice ; c’est ces saints et ces saintes, non en chair, mais en cire, dont l’emphatique et vide louange ressassée par de pieux rhéteurs a fait périr d’ennui notre enfance ; c’est cette Jeanne d’Arc en cotte bleu ciel et cuirassée de papier d’argent d’où toute vie, toute sève s’est retirée. Que Delteil se soit écarté avec horreur de ces sentiers de mort et d’édifiante niaiserie, qu’il ait cherché à nous donner une Jeanne bien vivante et de plein jet, combien je l’en loue ! Ma crainte, c’est que les moyens dont il s’est servi ne soient un peu trop simples, trop élémentaires, trop physiques, parfois même trop triviaux, même pour un art dont la destination serait délibérément populaire. Notamment, je suis très net sur ce point que, dans une interprétation morale ou poétique vraie de notre héroïne et de son destin, la considération de la femme, au point de vue sensuel, ne mérite aucune part. Je ne le dis pas dans un esprit d’idéalisation conventionnelle, mais de vérité. Ce thème, si discrètement qu’on le touche, mène vite à la vulgarité, qui, en art, n’est jamais la vérité, et qui ne l’est ni ne peut l’être historiquement non plus, quand il s’agit de Jeanne d’Arc.
Jeanne n’a pas vingt-cinq ans, ni vingt-deux. Elle en a dix-huit. A cet âge, et déjà bien avant cet âge, la femme peut être éveillée chez la vierge, et même fort éveillée. Question de tempérament, question d’éducation, de mœurs, de milieu. Elle ne l’est pas toujours. Elle ne l’est certes pas nécessairement. Ce qu’on a laissé dormir dort encore. Ce qu’on a bercé d’une autre chanson se berce encore d’autres rêves. Il est vrai que toutes les chansons sont d’amour ; et tous les rêves.
Mais pour une fillette de cet âge, dont les sens jouissent de la quiétude, il est des amours, des rêves célestes qui la charment et la tiennent entièrement Jeanne adolescente a été exceptionnellement pieuse sans sottise, toutes ses compagnes, tous ses compagnons d’enfance en témoignent au procès de réhabilitation. Les seuls enchantements qu’elle ait connus et qui aient orienté l’essor de ses désirs, sont ceux de la merveilleuse chanson chrétienne. Ils lui sont familiers. Saint Michel, sainte Catherine, sainte Marguerite sont ses amis. Quoi d’étonnant qu’ils la visitent, comme elle garde ses bêtes. Je m’étonne de ne pas voir parmi eux le roi David. Comment, dotée de ces délicieuses visions, serait-elle troublée par un beau gars qui la serre d’un peu près ? Mais elle n’est pas une visionnaire dans la vie ; l’audacieux ne s’y reprendrait pas à deux fois. Jeanne dans son village, et à la veille de monter à cheval, c’est une « enfant de Marie » qui effraye peut-être les bonnes sœurs avec ses idées et les bouscule de ses vertes reparties, mais la perle de la congrégation. Sainte-Beuve, dans un admirable aperçu, indique comment un grand artiste qui s’attacherait à l’entreprise de la ressusciter par la poésie devrait accorder cette divine enfance d’une âme toute mystique avec cette verdeur et ce primesaut rustique du tempérament, avec cette acuité naïve de l’esprit.
Les concupiscences du Dauphin, des capitaines à l’égard de sa personne ne me paraissent pas vraisemblables, si belle qu’elle pût être. La religion et, ce qui est plus puissant encore^ la superstition la protégeaient contre leurs mauvaises pensées. Cela me paraît d’une évidente psychologie. Quand elle arriva à Chinon, on se demanda si ce n’était pas une diablesse. De nobles matrones furent commises pour vérifier son pucelage, et tout fut dit. Elle fut désormais « la Pucelle ». Nul n’eût osé y toucher.
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L’erreur de M. Delteil, ce serait d’avoir fait beaucoup trop petite part à l’élément religieux dans lequel baigne toute l’histoire de Jeanne et sans lequel elle ne s’expliquerait pas, quelque idée que chacun se fasse d’ailleurs, à un point de vue philosophique et général, de la nature et des sources de cet élément lui-même. Cette part, rien ne le porte à la nier. Mais il la présente sous des formes vraiment trop épaisses, quand, par exemple, interprétant les pensées de Jeanne, qui vient de recevoir la communion et de déjeuner avec appétit, il lui fait associer dans une même énumération ces trois sources de santé : « Bien communier, bien manger et bien boire. » Fi !
Je n’insiste pas sur ces réserves. Il y aurait naïveté à les justifier plus avant. La Jeanne d’Arc de M. Delteil est d’inspiration fort subjective. Sous le portrait un peu lourd et court de l’héroïne nationale, le jeune écrivain enveloppe, sans grand artifice d’ailleurs, le manifeste tout personnel d’un certain idéal de santé morale dont il y a avant tout du bien à dire et à souhaiter qu’il soit partagé par beaucoup d’hommes de son âge. On observera seulement que cette santé plairait davantage encore si elle avait la grâce de s’ignorer un peu plus, de ne pas exhiber le biceps et de ne pas médire, comme elle le fait, des complexités de l’intelligence, qui sont elles-mêmes nécessaires à la santé de l’homme civilisé.
Par ailleurs, M. Delteil nous donne une série bien ordonnée de vignettes, enluminures et tableaux d’histoire où passe le souffle même de son généreux idéal et où éclate un talent original, animé, gracieux, fastueux dont nous attendons avec amitié les fruits prochains.
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La formation de l’école nationale de musique russe au beau milieu du XIXe siècle n’intéresse pas seulement l’histoire de l’art. Elle constitue un fait significatif de l’histoire des peuples. Il faut la comprendre comme un cas particulier du risorgimento européen. Elle procède de ce mouvement général d’imagination qui, chez la plupart des peuples de l’Europe, a rendu aux antiquités nationales oubliées un auguste et mystérieux prestige. Partout, à partir de 1820 environ, les érudits, les poètes, les artistes ont entrepris d’exhumer et de remettre en honneur les plus vieilles créations épiques, lyriques, religieuses ou législatives de leur race ou de leur pays. Cette entreprise a varié d’ardeur, selon qu’elle s’inspirait, comme chez nous, d’une curiosité purement artistique et littéraire, ou bien qu’elle était excitée, comme en Allemagne, en Pologne, en Roumanie, en Grèce par des visées d’essor politique, par des rêves de conquête ou d’indépendance. En Russie, la politique n’y fut pour rien. Le tsar n’avait pas de sujets plus soumis, ni le système politique européen de participants plus dociles que ces poètes et ces musiciens, qui cherchèrent dans les légendes et les coutumes du sol russe, dans ses plus anciens chants la matière d’une inspiration originale et rafraîchie. Il importe cependant, pour les comprendre, de les rattacher à l’influence générale qui les porta de ce côté et de saisir dans leur archaïsme novateur l’un des nombreux fruits, et non le moins heureux, d’une graine alors éparse dans l’atmosphère du monde. Au regard de l’historien, les restaurateurs de la muse « populaire » russe sont les cousins slaves du latin Mistral relevant dans le même temps la muse provençale.
Une illusion, un mythe, que la froide critique peut dévoiler, sans que la sensibilité refuse d’en goûter, à l’occasion, la vertu inspiratrice, a joué dans l’œuvre de ces chercheurs de sources un rôle important : l’illusion, le mythe du « populaire ». On s’est enthousiasmé à l’idée que l’on retrouvait, par-delà les productions chères à des époques d’un goût trop aristocratique et trop policé, une littérature et un art qui, nés du « peuple » et pour le « peuple », devaient être baignés d’une humanité plus profonde. Aujourd’hui, dans le domaine littéraire du moins, personne n’est plus dupe de cette fable nuageuse. On sait fort bien que l’idée d’un poème, d’un récit organisé qui aurait pour auteur, non un individu, mais une collectivité anonyme, est une chimère cornue, ou plutôt casquée, forgée sans désintéressement par le cerveau germanique qui se réservait d’en tirer maintes argumentations en faveur de la supériorité des Allemands sur les autres peuples et des bienfaits inhérents à leur hégémonie éventuelle. Le poème le plus fruste, la narration la plus naïve a eu un auteur particulier, qui s’appelait Pierre ou Paul, un professionnel qui a probablement fait de son mieux dans les cadres de l’art littéraire de son temps. Il est vrai que la qualité de « populaire » se justifierait encore, en ce sens même, par rapport à un art dont le peuple (entendez la classe ignorante, non cultivée) aurait été, sinon l’auteur, au moins le destinataire spécial. Dans cet art, fait pour lui, nous respirerions son âme vierge et pure. Cela n’a pas plus de raison. Il a pu y avoir à toute époque des ouvrages qui cherchaient leur clientèle dans la partie ignorante de la société, comme il y a aujourd’hui des feuilletons écrits pour les midinettes et les concierges. Ce qu’il est permis d’assurer, c’est que c’étaient productions de l’ordre le plus bas, caractérisées par une grossière invention matérielle, sans imagination ni pensée.
Mais quoi ! me dit-on, voulez-vous nier l’évidence d’un siècle de découvertes ? Que faites-vous des innombrables et merveilleuses trouvailles de ces investigateurs que l’on a vus pendant de longues années du XIXe siècle, en France et partout, cueillir sur les lèvres des gens de campagne les trésors souvent ravissants du folklore poétique et mélodique, trésors complètement inconnus des classes instruites et que ces pèlerins leur ont rapportés et remis sous les yeux, comme des fleurs du matin, humides et brillantes de rosée ?
Certes, ces trésors étaient des trésors, et j’en sais le prix. Mais, sans être un savant en folklorisme, je sais fort bien d’où ils viennent. Et c’est une vieille paysanne dont les récits charmaient mon enfance qui m’en a instruit sans s’en douter.
Cette aimable femme, qui n’avait pas appris à lire, me racontait l’histoire des Quatre fils Aymon. Les épisodes d’amour et de bataille où s’étaient illustrés ces quatre jeunes gens étaient nombreux dans sa bonne mémoire, pas assez pour que mon imagination enchantée ne l’obligeât d’en recommencer indéfiniment le conte. Un jour je découvris la source d’où elle le tenait par intermédiaire. Je trouvai à la foire, perdu parmi les articles d’épicerie et les ustensiles de ménage qu’étalait un colporteur, un petit livre imprimé avec des têtes de clous, qui portait ce titre : Histoire des Quatre fils Aymon. Je me rappelle l’avoir acheté pour quatre sous. Quelques années après, ayant passé mon baccalauréat, je suivais à la Faculté des Lettres de Toulouse un cours sur la littérature du Moyen Age. Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre le professeur refaire les récits de ma bonne femme dans un langage sobre et châtié, qui m’était moins agréable que son vocero coupé de dolentes exclamations ! Il analysait les romans de chevalerie. Et il remarquait que ces romans, dont l’affabulation nous fait l’effet de contes de nourrice, d’ailleurs délicieux en mille endroits, étaient lus par les belles dames des XIIe, XIIIe, XIVe siècles avec la même ferveur que ceux de Balzac ou d’Octave Feuillet par les belles dames du XIXe. Il ajoutait que la Renaissance introduisit dans la société élégante de l’Europe, avec un développement intellectuel nouveau, le goût de fictions moins naïves et qu’il se trouva deux grands moqueurs, Cervantès et l’Arioste, pour porter à ce genre de romanesque le coup décisif. Le moment vint où ceux et celles qui s’en délectaient encore n’osaient plus l’avouer. Bientôt cette littérature ne trouva plus d’acquéreurs distingués. Elle devint matière d’exploitation pour l’imprimerie à bon marché, qui la dépeça et remplit de ses récits mutilés de petits volumes de colportage destinés aux gens de la campagne. C’est ainsi que, des cours et des châteaux qui en avaient fait la première fortune, elle passa dans le commerce du peuple. Nul doute d’ailleurs qu’elle n’y ait acquis, en circulant, un parfum de poésie nouvelle.
Je vois à cette expérience de mes jeunes années une signification assez générale, et, sans me donner pour clerc en la matière, j’oserai avancer que les fables du folklore, loin d’offrir un produit d’origine populaire, sont les débris d’une littérature de fiction dont se délectait la haute société européenne aux derniers siècles du Moyen Age. L’imagination des conteurs de village, en étant devenue maîtresse, a pu d’ailleurs y ajouter de charmants ornements, et quelques absurdités de plus.
Ce qui est vrai des fables est vrai des chansons. Il n’y a pas de chansons populaires au sens propre du mot. Les chansons populaires de nos jours (En r’v’nant de la Revue, Madelon et autres) sont de la mélodie facile (dans le pire sens du mot) que sa facilité, son rythme de marche, quelque heureuse conjonction de circonstances fixent promptement dans la mémoire du peuple de Paris. C’est tout différent, et l’on voit dans les salons beaucoup de personnes qui avoueraient, si elles étaient franches, ne goûter sincèrement que cette forme de mélodie qui s’écoute avec les jambes non moins qu’avec les oreilles. Elles auraient d’ailleurs bien tort d’en rougir. Pour les musiciens qui, conformément à certaine théorie de Wagner, croient qu’il y a une essence populaire d’inspiration, distincte de l’inspiration cultivée et savante et dans laquelle celle-ci gagnera à se baigner et se rafraîchir, leur vocabulaire esthétique appelle une nette rectification. Ce qu’ils nomment populaire, il faut le nommer archaïque. Tant de jolis chants, qui ont été exhumés et recueillis à ce titre par de pieux chercheurs, sont, en réalité, des compositions élaborées avec tout l’art et la finesse réfléchie d’une époque antérieure à l’avènement du système harmonique moderne, et qui pensait musicalement dans d’autres modes (c’est-à-dire, à peu près, d’autres gammes) et d’autres tons que les nôtres. Après que l’harmonie, la polyphonie eurent vu le jour, l’homme des champs, qui n’en avait que faire, continua de chanter ces airs nus, créés pour le divertissement des grands, et qui étaient parvenus jusqu’à lui de la même manière que Mon père, tu m’as dû maudire se fait connaître au jeune ouvrier de Toulouse, auditeur assidu de Guillaume Tell, au théâtre du Capitole. Aujourd’hui, c’est au village que nous retrouvons ces vieilles mélodies. Et c’est ce qui nous fait croire qu’elles y sont nées et que nous surprenons en elle la voix primitive de la nature. Certes, si elles sont belles et expressives, c’est bien la nature qui respire en elles. Encore faut-il qu’elle ait trouvé pour l’interpréter un artiste doué de génie et au fait de son art.
Les musiciens qui professent ce culte du « populaire » sont d’ailleurs les premiers à le trahir, si du moins ils sont bons musiciens. Que font-ils quand ils ont mis la main sur quelqu’une de ces vénérables perles mélodiques et qu’ils se proposent d’en donner l’enchantement à leurs contemporains ? Ils la sertissent dans une harmonie choisie avec tout ce qu’ils ont de délicatesse et de goût. Tout le monde les en applaudit. Mais si ce qu’ils ornent ainsi était la naïveté et l’ingénuité pure, ils le gâteraient en y mêlant leur science ; on ne fond pas ensemble deux natures contradictoires. En réalité, ils achèvent dans un sens naturel un ouvrage qui avait déjà assez de raffinement natif pour se prêter aux raffinements plus complexes de l’expression moderne.
Qu’on ne me fasse pas verser d’un excès dans l’autre ! Qu’on ne m’attribue pas cette idée barbare que la même musique pourrait naître partout, et qu’une race, un peuple, une communauté humaine formée par des liens de tradition ou de sang, n’aient pas leur chant propre, le chant de leur âme, de leur passé, de leurs rêves ! J’ai dit tout le contraire. Ce que je maintiens, c’est que cette musique, ce chant ne se dégagent pas, ne se réalisent pas sans les moyens d’un art sorti de ses premiers et naïfs tâtonnements et parvenu à une certaine maturité.
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Si j’insiste quelque peu sur ces généralités, c’est qu’elles jettent un jour profond sur la qualité caractéristique de la musique russe, et que celle-ci, à son tour, en contient l’illustration vivante. Celle de Moussorgsky éminemment. Quitter la défroque allemande, italienne, française, redevenir russe en musique en retrempant l’esprit musical aux sources de la musique nationale populaire russe, tel fut le mot d’ordre de l’école des Cinq. Il est très frappant qu’ils aient tiré de ces sources un style à la hauteur des plus vastes entreprises. C’est qu’à la vérité, ces thèmes désuets et si jeunes, qui ne se conservaient plus que dans la musique d’église, dans les chants de soldats et de paysans et, chose curieuse, dans certaines opérettes à la mode, avaient une délicatesse de tissu et un piquant de coloris qui les mettaient en harmonie avec l’extrême subtilité de sens propre à ces artistes, qui s’y retrouvaient eux-mêmes. Ils se sentaient capables d’en prolonger l’inspiration avec la plus grande aisance et comme d’en diffuser le parfum dans leurs inspirations personnelles. Ils n’incorporaient pas à un art ce qui était sans art. Leur art en rejoignait un autre, un vieil art russe, quelque peu byzantin, son seul ancêtre légitime. Chez Moussorgsky, cette continuité est singulière. Il a inséré dans ses œuvres dramatiques bien des thèmes de cette origine. On n’a guère la curiosité de les y chercher, tant ce qu’il crée de son fond est de même venue, de même famille. Ce qu’on pourrait, par opposition à son âpre et douce saveur nationale appeler « politesse européenne » a une part assez grande aux ouvrages de ses compagnons, en particulier de Rimsky-Korsakof, mais n’a guère de part aux siens. Et je ne veux pas dire que l’inspiration y ait rien de rude, de dur, de sauvage. Tout au contraire : il n’y a pas de musicien qui ait trouvé aux plus tendres sentiments de l’âme une traduction plus saisissante à la fois et plus nuancée. Les expressions de la tendresse paternelle, par exemple, sont incomparables dans Boris Godounow. Et non moins celles de la fidélité du peuple à son tsar ou de la piété religieuse. Mais ces émotions, ces passions nobles, imprégnées de la plus fine civilisation morale, ont chez les êtres que le musicien met en scène, et qui sont son propre être diversifié et multiplié, une ingénuité, une intégrité, une fraîcheur, difficiles à analyser et auxquelles s’attache un charme. Je ne sais trop ce que c’est qu’être russe. Et plus je vois de Russes, moins je le sais. Je me rends compte néanmoins qu’on ne saurait l’être plus que Moussorgsky, et cela du côté le plus sympathique, le plus humain.
Contraste significatif et qu’on ne pourra trop méditer ! Richard Wagner, magnifique musicien, foncièrement nourri et pétri de toutes les richesses, de toutes les beautés et de toutes les habiletés de la musique européenne, depuis Bach jusqu’à Meyerbeer, depuis Beethoven jusqu’à Berlioz et Liszt, Wagner, créateur d’un art poétiquement luxueux, qui ruisselle de splendeur et d’opulence, s’est délecté à mettre en musique une grossière épopée morale, aussi puérile qu’ambitieuse dans l’invention, aussi brutale par les tendances réelles que mystique et métaphysique par les prétentions, où il n’a réussi à insuffler à aucun de ses personnages, de ceux-là mêmes qu’il veut faire grands, une âme vraiment noble, un sentiment vraiment pur ; œuvre d’une fausse inspiration humanitaire, à vrai dire antipathique et injurieuse à l’humanité. Je parle avec cette sévérité du poème de la Tétralogie, et je ne sympathise pas davantage avec celui de Tristan et Yseult, conception plutôt effrénée que passionnée. Je ne vise pas le reste de l’œuvre poétique wagnérienne, Tannhäuser, Lohengrin, très acceptables opéras, Les Maîtres chanteurs, fable germanique un peu lourde, qui a un gros charme adolescent Moussorgsky, musicien doué à miracle, mais sans école, étranger aux traditions qui soutiennent le compositeur, gauche, fruste, parfois pénible, jamais indifférent, imprimant à ses gaucheries mêmes un accent et un mordant extraordinaires, ourdissant un tissu qui, de loin, pourrait sembler pauvre et troué, mais qui offre à un regard plus proche des fils merveilleux, ne demandant rien qu’à lui-même, ne tirant rien que de sa propre substance, Moussorgsky, à la fois prince oriental et pauvre moujik de son art, ne chante que sous les inspirations humaines les plus exquises moralement Ce n’est certes pas un sentimental. Ses drames accusent le sens réel de l’histoire, la connaissance lucide de tout le tragique de l’humanité. Ils sont, comme intelligence générale et psychologie, d’un étiage extrêmement supérieur à ceux de Wagner ; il n’y a pas de comparaison. Mais ce que je souligne, c’est qu’avec cette supériorité de la pensée, ils respirent une honnêteté, une ingénuité de cœur tout à fait étrangères aux inventions wagnériennes. Wagner est somptueux et pourrait prêter des millions à ce pauvre Russe. Mais celui-ci a ce que tous les millions du monde ne donnent pas : l’aristocratie de race.
Les œuvres de Moussorgsky, familières chez nous à la plupart des amateurs de musique, sont des tableaux de genre, d’une prodigieuse vérité de trait et de couleur, et qui ont véritablement reculé les bornes de la puissance de peindre propre à la musique. Je parle de ces scènes de la vie d’enfant, de toutes ces mélodies dont les poèmes mettent en scène des figures ou des circonstances familières de la vie russe, rendues avec un réalisme aigu dont il n’y avait jamais eu d’exemple, et que la critique musicale s’est souvent appliquée à décrire dans le résultat et dans les moyens. De ces moyens, le plus saisissant est une liberté de l’écriture harmonique qui rompt souvent les limites assignées jusque-là au monde des combinaisons sonores possibles et dont on peut se demander, sans méconnaître les étonnants effets que lui a fait rendre Moussorgsky, si elle n’a pas eu, comme exemple, quelque chose de dangereux pour le développement ultérieur de l’art musical. Il faut prendre garde que ce qui est chez lui de l’expressif et du fouillé ne devienne chez d’autres du brutal et du torturé.
Mais ces œuvres, d’ailleurs si fortes, ne nous donnaient qu’une idée bien incomplète du maître russe. La représentation de Boris Godounow aura pu apprendre à ceux qui l’ignoraient que ce miniaturiste incomparable est aussi un peintre de souffle et d’envergure, capable de brosser d’une main magistrale de vastes compositions. Ce ne sont pas la deux Moussorgsky. C’est le même. Le charme souverain du dramaturge de haute portée, c’est qu’il a la même candeur, la même fraîcheur un peu sauvage dans la touche que le poète de ces tableautins serrés et frémissants de vie. Boris Godounow est une sorte de fresque historique, façonnée par Moussorgsky d’après un poème célèbre de Pouchkine, et qu’anime l’intérêt d’une sombre tragédie. Le peuple russe, l’inquiétude qui l’agite à la pensée que la vacance du trône va le laisser orphelin, sa joie quand il a recouvré un tsar ; et, en opposition avec ces beaux sentiments mystiques et simples de la foule, les remords qui tourmentent l’âme noble et criminelle de Boris, l’assassin du jeune prince confié à sa tutelle et dont il a voulu mettre la couronne sur sa tête au prix d’un forfait ; le conflit entre la conscience de ce qu’il a fait de bon et de généreux pour son peuple, pour ses enfants et le souvenir de sa scélératesse inexpiable, entre la grandeur de ses pensées impériales et l’épouvante de cet assassinat dont l’image le poursuit plus implacablement à mesure qu’il devient vieux et que sa vie se couronne de fruits ; tels sont les ressorts shakespeariens du drame. Il atteint son sommet dans le long monologue où Boris repasse toutes ses pensées et où les cris de terreur, à l’idée du juge d’en haut, alternent sans violence avec des inflexions de tendresse paternelle, d’une émotion et d’une suavité indicibles.
Certes, le drame n’est pas « bien composé ». Il est fait, à la manière des tragédies de Shakespeare, d’une suite de tableaux dont le lien dramatique est souvent lâche. L’unité n’y manque point cependant ; unité de sentiment, unité d’atmosphère musicale. Une idée domine et enveloppe tout : l’idée russe. En un sens, le vieux moine que l’on voit au premier acte, dans une salle de son couvent, occupé à continuer, dans un esprit de sérénité qu’aucun événement n’agite, les annales de la Russie rédigées par la chaîne silencieuse de ses prédécesseurs, ce vieux moine est le principal personnage de l’œuvre. Il incarne la pensée historique du musicien, embrassant à la fois avec une émotion de patriote et une tranquillité de fataliste oriental le cycle familier des crises de son pays : la mort violente du prince, la conspiration d’un faux tsar usurpateur, la levée hostile de la Pologne, l’intrigue catholique qui la favorise, et, plus ou moins victime, plus ou moins à l’abri de ces événements, un bon peuple qui continue à porter sa besace, à souffrir et à s’amuser aujourd’hui comme hier de la vie, avec son âme fine, vague et élémentaire. La palette de Moussorgsky n’a pas de moins vives couleurs pour peindre une scène d’auberge où vont et viennent deux vieux moines ivrognes et bons enfants, ou bien la gaieté des jeunes filles réunies à la fontaine, que le train majestueux du tsar apparaissant au milieu du peuple, dans un éclat byzantin.
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Un excellent biographe de Moussorgsky, M. Calcovoressi, a des remarques pénétrantes au sujet de l’insuffisance de formation musicale que l’on a beaucoup reprochée à l’auteur de Boris Godounow.
D’après lui, il n’eût dépendu que de Moussorgsky de devenir aussi fort et même aussi malin que n’importe quel autre dans l’usage de la technique traditionnelle. Il s’y serait refusé à dessein, dans l’idée qu’il y avait une contradiction de nature entre ce qu’il aurait appris à faire dans l’école et la manière dont il devait faire pour réaliser ce qu’il sentait « Il comprit probablement par intuition, écrit M. Calcovoressi, que les habitudes de style acquises par le travail méthodique pèsent sur l’indépendance de la pensée musicale, — ce qui est vrai dans une large mesure ; cependant le véritable génie reconquiert toujours la liberté, s’il se propose de le faire, — et que la stylisation artistique, nécessaire à la beauté pure, serait un obstacle à l’obtention de l’absolu réalisme qu’il entrevoyait. » On ne saurait indiquer avec plus d’exactitude la part de la puissance et de l’impuissance dans le cas qui nous occupe. Il y avait, de la part de Moussorgsky, l’involontaire aveu d’une certaine faiblesse dans le fait qu’il ne se sentait pas de taille à se dégager des liens de la formation d’école après s’y être engagé, et à en retenir le profit tout en en rejetant la servitude. Mais il est également juste de considérer que, seul, un maître plein de génie eût pu comprendre cet élève et faire servir au développement du tour d’expression si nouveau qu’il portait en lui un enseignement d’école constitué en vue de résultats bien différents.
Il est tout au moins certain que Moussorgsky avait la vue plus nette de son opposition aux habitudes d’esprit et de facture qu’un apprenti compositeur contracte dans la pratique assidue du contrepoint et de la fugue. Un jour qu’il jouait au piano une symphonie de Schumann, son enthousiasme tomba tout d’un coup et il quitta la place en disant : « C’est assez ; voici les mathématiques musicales qui commencent. » Il en était arrivé au point où, les thèmes de l’ouvrage ayant été exposés, le « développement » formel de ces thèmes fait son apparition, pour se poursuivre, selon les règles (des règles larges d’ailleurs) jusqu’à la fin du morceau ou, du moins, jusqu’à une « réexposition » dans une tonalité voisine, elle-même suivie d’autres développements. Appliqué à Beethoven ou à Mozart, le mot eût été tout à fait injuste et peu intelligent. Ces maîtres pensent, en général, d’une manière naturelle dans la forme du développement. Ils l’animent, le font vivre et rebondir, y font circuler une force vive. Chez eux, au moins dans leurs bons jours, le développement est dynamique. Chez Schumann, génie d’expression bien plutôt que de construction, lyrique intime bien plutôt que lyrique apollinien, harmoniste riche, profond, savoureux, nouveau, pour qui le travail du contre-point est une lande où il ne s’engage qu’à contre-cœur, chez Schumann, dis-je, rien de moins spontané que le « développement » classique. Il le fait parce qu’il faut le faire. Il l’a souvent pénible, dur, tassé et sans jet Moussorgsky y voyait juste.
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La question est seulement de savoir si, même un musicien qui n’a nullement la vocation symphonique et que son génie appelle à la liberté, à la spontanéité continue de l’expression dramatique, ne gagne pas, à la longue pratique des formes scolaires, une souplesse de main et une aisance d’écriture châtiée, qui, loin de le paralyser dans son genre d’invention propre, l’y rendront plus libre et plus maître encore. De fait, il apparaît que Moussorgsky n’a reçu d’autrui que les notions élémentaires de l’harmonie et de l’instrumentation. L’effet de l’apprentissage sur les maîtres, c’est que leur sensibilité, avant de dégager ce qu’elle a de personnel, est déjà tout imprégnée de musique. C’est à cette imprégnation que s’est dérobé Moussorgsky. Il a voulu se réduire à sa sensation crue et nue et, sur ce modèle intérieur farouchement défendu contre tout modelage préalable, façonner exclusivement son dire musical. Il s’est mis dans le cas, non point de se forger un vocabulaire musical entièrement nouveau (tentative impossible, absurde), mais de retrouver par lui-même, de recréer de son fond et par la seule vertu de sa sincérité sensitive, le vocabulaire naturel de la musique. « Ce que ses œuvres contiendront de caractéristique et d’excellent, dit son biographe, proviendra toujours en partie du fait que, n’ayant aucune habitude de pensée ou d’écriture acquise, aucune formule toute faite à sa disposition, il devra à chaque occasion refaire en soi le processus tout entier de la conception et de la réalisation. » Je préfère les expressions de Claude Debussy définissant l’art de Moussorgsky « un art curieux de sauvage qui découvrirait la musique à chaque pas tracé par ses émotions ».
Il ne faudrait pas exagérer toutefois cet autodidactisme. En voici, je crois, l’exacte mesure. Moussorgsky est comparable à un écrivain de génie qui aurait lu et relu, pour le plaisir et sans étude appliquée, les meilleurs poètes et prosateurs, mais qui n’aurait jamais fait d’exercice de composition et n’en aurait fait que bien peu de grammaire. Cet écrivain n’entrerait pas dans l’art comme un homme des bois, il s’en faut de tout ; mais il n’aurait pas la main sûre, tout en l’ayant fort hardie. Excellent pianiste, Moussorgsky a lu Beethoven, Haendel, Mozart, Schumann en amateur très distingué. Il a nécessairement acquis auprès d’eux un sens général de l’expression, sans s’initier (ce qui ne peut se faire que par la pratique et l’exercice scolastiques) à leurs procédés d’écriture, de modulation et d’ordonnance. Il a fallu qu’il se créât sa facture et son métier. De là ses défauts, si intimement mêlés à ses extraordinaires qualités d’invention que ce serait entreprise bien téméraire que de vouloir en purger son texte sans le défigurer plus ou moins.
Ces précisions étaient indispensables parce qu’elles éclairent une querelle qui vient de s’élever au sujet de l’œuvre jouée à l’Opéra. Le Boris Godounow que nous avons entendu est-il le Boris Godounow authentique, celui de Moussorgsky ? Ou bien n’est-il, comme certains le prétendent, qu’un monument hybride et bâtard, où l’œuvre du maître ne se montrerait que gâtée, sous prétexte d’épuration et de correction, par les retouches malencontreuses et pédantesques de son ami, Rimsky-Korsakof ?
Boris Godounow avait été représenté pour la première fois en 1874. Le public fut très partagé de sentiment. Le compositeur trouva dans la jeunesse un parti enthousiaste qui fit et soutint le succès. Par contre, la critique, les connaisseurs, et même les musiciens amis du compositeur, les artistes de son groupe firent de dures réserves. Ils jugeaient l’œuvre pleine de traits de génie, débordante de personnalité, mais très grossièrement écrite et remplie de défaillances musicales. En 1884, après une longue disparition, elle fut reprise. Moussorgsky n’était plus. Cette fois, le sentiment des délicats l’emporta. Et il apparut nécessaire, pour la sauver d’un inique naufrage, de la nettoyer de ses impuretés. Rimsky-Korsakof, la plus savante et la plus habile main parmi les compositeurs russes, en assuma la responsabilité avec une bonne foi et une sincérité de dévouement qui ne sauraient être mises en doute. A-t-il abîmé Moussorgsky ? L’a-t-il amélioré, c’est-à-dire est-il parvenu à le débarrasser de ses rudesses, de ses souillures techniques (si souillures il y a) sans altérer, affaiblir, affadir, banaliser son expression ?
Deux jeunes écrivains français, fort experts en matière musicale, M. André Cœuroy, dans La Revue universelle, M. Robert Godet, dans La Revue musicale, ont fait sans ménagement à Rimsky-Korsakof son procès. Ils le peignent comme un pédant, comme un professeur qui professe hors de saison et corrige comme un devoir d’école la création aventureuse peut-être, mais géniale, d’un homme qui le dépassait.
Plein d’estime pour le travail de ces messieurs, je leur reprocherai de s’être laissé aller à l’égard du grand musicien et du grand poète qui a écrit Sadko, Snegoroutcka et Scheherazade à un sentiment de dédain et à une violence d’expression qui n’ajoutent aucune force à leur thèse et qui nous préviendraient plutôt contre elle. Rimsky a pu se tromper en cette occasion. Il n’en reste pas moins Rimsky, c’est-à-dire un grand maître et un grand inspiré de son art. C’était de plus une intelligence très ouverte, d’un sens et d’un goût très fin, et qui comprenait, sentait son Moussorgsky avec autant de pénétration et d’intimité que personne. C’est une erreur de psychologie de la part de ses ardents adversaires de croire qu’il n’ait pas su ce qu’il faisait. Il l’a su et il l’a fait. A-t-il eu raison ?
Pour se prononcer en toute connaissance de cause, il ne suffit pas de comparer la partition piano et chant originale et la partition et chant de Rimsky. Il ne suffirait même pas de confronter à la lecture les deux partitions d’orchestre (celle de Moussorgsky est devenue, me dit-on, introuvable). Il faudrait entendre exécuter au théâtre l’une et l’autre de bout en bout et juger de l’effet. N’oublions pas que c’est sur la constatation de cet effet que Rimsky s’est mis à l’œuvre. Dans cet effet d’ailleurs, la salle et le milieu où l’œuvre est donnée entrent essentiellement en ligne de compte. Telles pauvretés de l’étoffe orchestrale qui passeraient dans une salle de dimensions moyennes, peu brillante d’architecture et d’ornements et devant une élite d’artistes et d’hommes sensibles, ne seraient pas tolérables (et ne le seraient pas, dis-je, pour cette même élite) dans une vaste salle éclatante, remplie d’un public nombreux et mêlé. Ici, il faut que tout supporte le plein feu de la rampe.
Ce sont réserves de principe qui montrent avec quelle prudence la question doit être jugée. Les ayant faites, je n’hésite pas à reconnaître les incontestables avantages que M. Robert Godet a trouvés à prouver son dire par une série d’exemples et de citations. Sans doute fait-il trop d’état de certaines modifications qui ne touchent qu’au dispositif. Mais ce qui est plus grave, c’est des changements dans l’écriture harmonique et dans les modulations. Cela touche au fond même de la pensée. Je lui donne gain de cause put la question posée dans ces limites. Mais, encore une fois, elle ne peut légitimement se poser que pour l’ensemble, et il s’agit de savoir si l’ensemble n’a pas gagné en équilibre ce que bien des détails (dont l’impression à l’exécution est passagère) ont pu perdre en saveur. Rimsky succombe sous la loupe. Succomberait-il sous le télescope ?
Au total, et sans que je veuille me prononcer catégoriquement, je n’aurais pas reçu de l’œuvre entendue à l’Opéra une si forte et si grande impression si elle n’était pas de celui qui l’a faite, si, sous les arrangements fraternels (au moins d’intention) de l’illustre Rimsky, le cœur profond et l’imagination délicieuse de Moussorgsky ne parvenaient encore à chanter à pleine voix.
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Ce fut un enfant prodige. Comme Mozart ? Pas tout à fait. Mozart, le plus complet et le plus achevé des génies de la musique, a tout eu. Il a été un des plus grands poètes européens. Et il a été la musique faite homme. Saint-Saëns n’était que la musique. Et c’est fort beau.
Il avait onze ans quand il donna son premier concert de piano, seize ans quand fut exécutée sa première œuvre, une symphonie. C’était en l’année 1852. Le jeune artiste n’avait pas voulu paraître sous son nom. Les exécutants crurent l’ouvrage d’un maître déjà avancé dans la carrière, tellement l’écriture, l’ordonnance portaient les marques d’un savoir consommé et rompu à toutes les finesses de la technique. Plus tard, le maître lui-même, revoyant les compositions de toutes sortes échappées à la plume trop facile de son enfance, observait qu’elles n’avaient, pour le fond, aucun intérêt musical, mais qu’on y eût vainement cherché une faute de grammaire ou d’orthographe, bien qu’il ne fût point encore passé par l’école.
Qu’on veuille bien remarquer le moment où ceci se passait. Dans l’histoire de la musique française, ce moment fait démarcation entre deux époques, l’une de dépression manifeste, l’autre caractérisée par un très beau relèvement. La première est l’époque de Louis-Philippe, où tout dans le domaine des lettres et des arts fléchit et s’abaisse, l’époque du style troubadour, des sujets de pendule, de la poésie molle, du romanesque sentimental et vulgaire, du style lâché, de l’enflure oratoire, des « grandes machines », l’époque du roi bourgeois et du gouvernement bourgeois aux productions de laquelle il faut se référer pour comprendre cette « haine du bourgeois qui a été la muse inspiratrice du bon Gustave Flaubert, ce bourgeois fieffé, retourné par la fureur. En musique régnent Halévy, Meyerbeer, Adam, trinité suffisamment significative. Seul, Hector Berlioz, noble et haut génie, mal servi par une technique courte et impure, soutient à l’écart, comme un prince exilé, les hautes traditions de la musique expressive.
Après le coup d’Etat, et sans que je veuille ici mettre en cause la corrélation entre ces deux faits, un retour de vigueur et de dignité s’accuse dans tous les domaines de l’esprit. Une puissante génération intellectuelle et littéraire s’annonce.
La musique ne demeure pas étrangère à cette restauration. C’est le temps où Gounod, Bizet, Lalo se mettent à l’œuvre. Massenet n’est pas loin, ni César Franck, ni Chabrier. Saint-Saëns se classe parmi les aînés de ce magnifique groupe.
Un trait le distingue ou plutôt lui est commun avec Franck : le classicisme profond de sa formation et de sa culture. Il remonte aux maîtres de la plus grande époque et c’est à eux qu’il demande tout. A onze ans, dans son premier concert, c’est du Bach et du Mozart qu’il fait entendre. Voilà ses deux professeurs. On peut y joindre Haendel. Il a, depuis, tout lu, tout connu. Mais tout ce qu’il a appris, il l’a appris à cette source. Quand on y a puisé comme lui, on n’a plus rien à apprendre. Debussy, dans un article justement sévère pour un de ses opéras, Les Barbares, le reconnaîtra : « M. Saint-Saëns est l’homme d’Europe qui sait le mieux la musique. » C’était, de la part de Debussy, un hommage glacé. Quel hommage pourtant, rendu par une telle plume !
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L’apprentissage auprès des plus grands et des plus sûrs maîtres ne suffit pas à modeler le génie d’un artiste. Il faut compter aussi l’influence de son temps, les sentiments, les goûts, les tendances de toutes sortes qui distinguent la génération à laquelle il appartient. S’il est grand, cet apport psychologique de l’atmosphère qu’il respire se filtrera, s’épurera dans son esprit et y recevra comme une généralité de sens qui le rendra communicable et intelligible aux générations prochaines. Chose curieuse et qui contribue, je crois, à fixer la physionomie particulière de Saint-Saëns. Cette influence a été faible sur lui. Et l’on ne peut pas dire non plus qu’il ait été, par le tour d’esprit, au milieu de sa propre époque, le survivant d’une époque passée ou le précurseur d’une époque en germe. De là, un certain caractère abstrait de sa personnalité intellectuelle et de son inspiration musicale. Il n’a, comme artiste, vécu ni dans son temps, ni dans aucun temps particulier. Il a vécu dans la musique, — la musique en soi, eût dit un scolastique.
Des détracteurs (il en eut, il en a encore, mais plus intéressés et sectaires, je crois, que sincères) interpréteront ce trait comme une manière courtoise et enveloppée de dire que la personnalité était faible chez lui et de peu de relief. Je protesterais avec la dernière énergie contre ce commentaire. Holà ! c’était quelqu’un que « le père Saint-Saëns », comme son âge et sa gloire, devenue patriarcale, autorisaient depuis bien longtemps à dire. C’était un esprit débordant et pétillant d’originalité et de vie. Et je reconnais que cette vitalité et cette espèce d’abstraction sont deux caractères que la logique ne concilie pas facilement. La capricieuse nature, beaucoup plus maligne que la logique, les avait réunis en lui. Regardez son œuvre ! Ce qu’elle tient du milieu est superficiel : un peu d’italianisme, un goût assez marqué d’orientalisme en certains ouvrages, quelques formes et coupes prises à Gounod dans ses opéras, tout cela ne va pas bien loin. L’observation serait de peu de portée, si on ne pouvait l’appliquer qu’à celles de ses productions où il n’y a pas beaucoup de substance. On dirait : « Il ne faut pas être surpris que l’ambiance ait peu contribué à la génération de ces œuvres qui, au total, ne vivent pas beaucoup. » Mais regardez son chef-d’œuvre, la symphonie avec orgue. C’est là que vous me comprendrez. Cela n’est-il pas prodigieux d’animation et d’action ? Et, d’autre part, pourriez-vous trouver un lien entre cette inspiration et la sensibilité contemporaine ?
J’ai souvent pensé que, si Saint-Saëns n’avait pas eu l’immense talent d’écrire en musique qui devait, bon gré mal gré, le rendre célèbre et lui créer de laborieuses obligations envers sa propre gloire, il aurait vécu un peu comme Balthazar Claës, l’alchimiste de Balzac, cultivant, dans des voies à lui, des sciences singulières et des curiosités à part, dont la spécialité bizarre l’eût réjoui et rempli d’ironie à l’égard du reste de l’humanité. Mon hypothèse n’est pas tout à fait en l’air. Tandis qu’il laissait sécher ses feuillets de musique, Saint-Saëns s’occupait d’astronomie, sans se soucier guère où l’astronomie en était, et il écrivait des vers, sans se préoccuper des angoisses du commun des poètes quant aux difficiles secrets de la poétique. Il calculait à sa mode les trajectoires des astres et il écrivait des vers à sa mode, qui n’était pas toujours coulante, mais qui n’était jamais sotte. Il ne demandait la permission à personne.
Il a vécu une très longue vie, et c’est ainsi qu’après avoir traversé l’époque de sa propre génération avec laquelle il s’entendait, du moins quant aux fondements et aux normes du style musical, il en a traversé deux autres, qui avaient pris des directions bien différentes et hostiles, on peut le dire, à ses principes : l’époque wagnérienne française et l’époque impressionniste, dominée par Debussy. Ces courants nouveaux, déchaînés autour de lui, n’ont pas entamé au moindre degré sa forte sécheresse. Ne tirant sa sève que de lui-même, il est resté vert pour les détester cordialement et leur dire leur fait.
N’exagérons rien et ne retournons pas l’injustice contre un homme de tempérament, qui a été quelquefois injuste, mais toujours loyal. Saint-Saëns, qui devait sur le tard s’emporter contre Wagner à quelques excès, a été, à son heure, le plus autorisé et le plus utile défenseur de la musique wagnérienne en France. Il avait à peine vingt ans quand Wagner, séjournant à Paris et chargé déjà de partitions magnifiques qu’il ne réussissait pas à faire jouer, le prenait comme exécutant pour des lectures au piano dans les salons. La facilité incroyable avec laquelle le jeune artiste français débrouillait à vue une page d’orchestre et en rendait l’essentiel sur le clavier, éblouissait le maître allemand. Il est vrai qu’il se rattrapait par ce trait : « Il est fâcheux que chez le jeune Saint-Saëns, qui brûle de se produire comme compositeur, la productivité ne s’égale pas à la réceptivité. » C’est de l’allemand, mais de l’allemand qui se laisse comprendre et qui est même plus rosse que les rosses des Walküres. Wagner en jugeait un peu vite. Une trentaine d’années plus tard, il saluait en Saint-Saëns le meilleur musicien de son pays. Il lui devait de la reconnaissance pour la lucide et généreuse largeur avec laquelle Saint-Saëns avait, dans son volume Harmonie et Mélodie, expliqué au public français les beautés de la tétralogie wagnérienne. Joignons à ce service celui que Saint-Saëns a encore rendu à la musique en contribuant grandement à remettre en honneur les compositions de Liszt, à qui le renom éblouissant du virtuose a trop longtemps ravi la gloire du créateur et de l’inspire.
Qu’à côté de ce noble dévouement à des maîtres dont les tendances étaient fort opposées aux siennes, Saint-Saëns ait montré contre d’autres une âpreté regrettable, convenons-en. Mais avouons aussi que les sujets de plainte qu’il a donnés à cet égard aux amis de César Frank et à son école lui ont été rendus avec usure.
Nous ne voulons que suivre ici quelques traits de cette figure de maître. Nous n’essayerons pas d’aborder le détail innombrable de son œuvre. Il y faudrait un livre. Ce livre a été fait et on le recommencera.
La séparation que nous avons tracée entre son œuvre dramatique et son œuvre symphonique et la grande supériorité de qualité que nous avons reconnue à la seconde sur la première, voilà une position qui ne pourrait être maintenue sans nuances dans une étude plus détaillée. Souvent le maître symphoniste s’affirme dans les opéras et combien de fois ce qu’on y peut trouver à redire pour la froideur de l’expression est-il compensé par ce qu’il y faut admirer pour l’élégance souveraine de la forme et l’équilibre d’une composition d’où rien de vif ne s’élance, mais où tout est admirablement placé !
C’est à parcourir l’œuvre instrumentale dans tous les genres que nous trouverions nos joies. Elle est inégale, elle est trop nombreuse. Mais on y fait tous les jours des découvertes. On y goûte un maître du rythme et du pittoresque, aux combinaisons sans cesse renouvelées, à l’écriture d’une souplesse, d’une ingéniosité simples et d’une limpidité sans égales.
La personnalité de Saint-Saëns aide, je crois, à comprendre un trait qui lui est particulier et dont on ne trouverait peut-être pas d’autre exemple dans l’histoire de la musique. Quand un maître s’est élevé dans un de ses ouvrages à une hauteur qui passe le reste, on observe autour de ce sommet dominant d’autres sommets qui en approchent, gradins par où il a gravi cette altitude. Dans l’œuvre de Saint-Saëns, la Symphonie en ut mineur, avec orgue, est une cime sans abords. Un artiste que j’ai toujours entendu le démolir avec la dernière iniquité me disait : « Là, il faut tirer son chapeau. Mais cela n’a rien de commun avec le reste de ce qu’il a fait. » Je crus qu’il allait conclure : « La symphonie avec orgue est d’un autre. Saint-Saëns l’a signée. » Il y a dans ce jugement l’outrance d’une vérité. Le jour où il a écrit cette immortelle composition, Saint-Saëns s’est dépassé lui-même. On dirait que, s’étant ramassé tout entier dans les éléments les plus forts et les plus vifs de son tempérament et de son génie, il y a trouvé une élasticité et une puissance d’élan qui l’ont lancé sur les hauteurs et l’y ont soutenu pendant une grande heure d’inspiration. Je parle du temps qu’on met à exécuter l’œuvre.
Un motif rythmique d’une fermeté, d’un serré et en même temps d’une légèreté étonnante, contenant dans sa densité les énergies d’un rebondissement musical qui semble ne devoir pas avoir de fin, voilà le germe d’où est sorti cette incomparable efflorescence sonore, cette forêt musicale aux horizons infinis et ordonnés comme un jardin à la française. L’étranger fait à notre pays la réputation de stérilité dans le domaine de la symphonie. Les noms de Franck, de d’Indy, de Lalo, de Dukas, de Le Borne, sont autant de réponses victorieuses à cette thèse, réponses que l’avenir, espérons-le, accroîtra et amplifiera. Jusqu’ici nous croyons n’être injuste envers personne en proclamant que la symphonie avec orgue de Saint-Saëns oppose à cette dénégation le front le plus large et le plus infrangible. Cette symphonie est un monument d’une géométrie superbe pour l’esprit qui en observe froidement la facture, l’économie, les proportions et les ordonnances. Quand, sous la baguette du chef d’orchestre, le monument s’ébranle et que les figures qui le composent entrent dans la danse sacrée, c’est l’ivresse d’Apollon, c’est la fête des dieux.
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Abstraction faite de ce changement de l’ambiance, et en supposant que les œuvres de Wagner réapparussent dans un milieu d’intelligence et de goût public égal en qualité à celui qui en vit éclater la gloire, il serait d’ailleurs impossible qu’elles n’eussent pas, avec les années écoulées, revêtu par elles-mêmes de nouveaux aspects. C’est le sort de toutes les œuvres d’art et c’en est l’épreuve. Il en va des ouvrages de musique comme des ouvrages de peinture ou de poésie. Ceux-là qui, à leur naissance, causèrent aux contemporains la plus vive surprise d’enchantement, ceux-là dont les sensibles nouveautés d’images, de coloris, de sonorités leur firent sentir la séduction d’une magie inconnue, se dépouillent, avec le temps, de ce premier charme capiteux qui intéressait trop particulièrement les nerfs et pouvait tromper. Ce trop brillant effet s’use. La génération prochaine l’éprouve beaucoup moins. C’est comme une grisante vapeur qui enveloppait l’objet et qui maintenant s’éclaircit, retombe, laissant mieux voir l’objet même. La sûre manifestation de ce qu’il a de substance et de force véritables, d’aptitude à la durée, commence ici. La chair de l’œuvre s’amincit, si j’ose dire, et devient diaphane. Son âme est mieux discernée, elle transparaît toute pure, elle s’avoue. Plus d’illusion possible sur la qualité et la valeur de l’invention, de l’idée, du sentiment, du mouvement inspirateur. Hélas ! il apparaît souvent que ce qu’on avait cru tout d’abord riche et grand n’était qu’une pauvreté de fond, très pourvue de dons secondaires, audacieuse et habile à s’en servir, à les faire jouer tumultueusement, à les jeter aux yeux, à s’entourer d’un tourbillon de richesses spécieuses et tout extérieures.
Ce n’est pas que la distinction de la forme et du fond, qui, même appliquée aux œuvres philosophiques et didactiques, n’a qu’une valeur relative, puisse l’être sans infiniment de restrictions et de nuances aux œuvres des arts. Tout art est matière et l’on pourrait dire que tout y est matériel. L’art ne vit que de beauté. La beauté n’est pas une abstraction, un concept ; elle est chose tangible, une certaine disposition de matière qui flatte les sens. Cependant, c’est seulement par une influence intérieure, par une action psychique impalpable que la matière peut être amenée à cette disposition et la conserver. Voici un adolescent dont tous admirent la grâce de visage et de corps. Vous le retrouvez vingt ans plus tard. C’est un homme lourd, à la physionomie commune, tassée, obscure, à l’allure épaisse, sans aucune personnalité physique. Pourquoi ne s’est-il pas développé et maintenu dans les belles lignes de ses jeunes ans ? Parce que la flamme d’un esprit et d’un caractère n’était pas là pour soutenir d’une manière habituelle le port fier et libre de sa personne et l’expression ferme de ses traits ; parce que le moral a abandonné le physique, une fois passée la belle saison où le physique fleurit de lui-même, et que les formes corporelles se sont comme affaissées sur le terre à terre des préoccupations et la mollesse de l’âme. Mais voici cet autre qui, pour des raisons inverses, et malgré les dessiccations de la chair, est plus beau à cinquante ans qu’à vingt ans et peut-être à soixante qu’à cinquante, d’une beauté qui n’appelle plus la caresse des femmes, mais, à la voir, émeut davantage l’esprit.
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Tristan a magnifiquement vieilli. L’a-t-on assez prétendu, au temps des luttes wagnériennes, que la musique de Wagner, plus riche de moyens extérieurs et d’ingrédients ornementaux que de véritable substance et d’inspirations authentiques, ne tirait guère son trompeur prestige que du raffinement et de l’accumulation de ses attraits purement sensuels ? La beauté toute physique des sonorités orchestrales que l’on reconnaissait merveilleuses en soi, y suppléait, disait-on, à la valeur de l’idée. Et, pour les idées qu’elle contenait, les enchevêtrements incessants d’une polyphonie fallacieuse qui ne s’arrêtait pas de les mêler les unes aux autres, de les relever les unes par les autres, abusait l’auditeur sur leur réelle force, leur originalité, leur vie expressive. On était pris dans un tourbillon, voluptueusement étourdi, mais non pas touché à l’âme. Rien de franc, rien de pur ; jamais, et pour cause, la mélodie à nu, la belle ligne qui s’élance, se déroule et ne cherche à valoir que par soi. Toujours la complexité artificieuse. Nietzsche compare cette musique au sirocco et le musicien à un démon de mimétisme et de prestidigitation.
Cette dénigrante doctrine, présentée par Nietzsche avec la plus virulente verve, le spectacle de l’autre soir m’en apportait la réfutation expérimentale. Il y avait bien vingt-cinq années que je n’avais entendu Tristan, dont ma jeunesse a été d’ailleurs si séduite que la partition que j’en possède tombe en lambeaux et que je la sais par cœur note par note. Pendant ce long intervalle, j’ai connu et aimé de nobles musiques anciennes, et particulièrement des musiques de la vieille France, Rameau, Grétry, les maîtres du XVIIIe siècle, trop longtemps négligés, puis ramenés à la lumière par de pieux soins. J’en ai connu et goûté de plus récentes que Wagner. Si jamais Wagner m’eût (pour employer le vocabulaire nietzschéen) intoxiqué, me voici bien désintoxiqué. Au surplus, ce qu’on pourrait appeler les « matérialités » de l’art de Wagner, son opulence orchestrale, ses raffinements sur l’instrumentation, sa polyphonie, tout cela est devenu domaine banal pour les compositeurs. Chacun sait l’imiter. Ou plutôt on ne l’imite plus. C’est, comme on dit, « dépassé ». C’est le costume d’une autre saison. Si l’art wagnérien n’avait vécu que de troubles prestiges et de captieux ensorcellements, ces feux d’artifice étant aujourd’hui éteints, cet art serait mort II vit. Mais sa vie, que nous avons vue jadis engagée dans de terribles combats où, les simples armes de la beauté ne suffisant pas à sa défense contre la foule qui l’assaillait, die dut hélas ! y ajouter celles du charlatanisme, des déclamations et des fausses prophéties pour recruter à son service une foule contraire, sa vie s’est transportée dans une sphère plus calme et plus pure, la sphère de l’immortalité.
J’ai entendu avec la plus noble jouissance de l’esprit un Tristan décanté par le temps. Il m’est apparu comme un de ces tableaux dont la couleur a un peu passé, nous entre moins dans les yeux, mais où les formes, le modelé, la composition, l’expression ont pris par là même un plus sûr, un plus fin relief et où, d’un fond de pensée mieux dévoilé, se dégagent de plus délicates harmonies. Ma délectation apaisée, presque détachée, m’en plus chère que l’ivresse de mon jeune temps, quand, me cherchant moi-même dans tous les lyrismes, je les troublais. J’aime mieux ce Tristan devenu lointain. Quelle poésie et quel style ! Que me font les puérilités de détail du poème et l’encombrement de ses idéologies superflues ! Je n’y fais pas, je n’y ai jamais fait attention. Je n’entends que les grands thèmes universels que ces superfétations n’étouffent pas, les thèmes de la terre et de la mer, de l’amitié et de la trahison, de la jeunesse et des ans, de l’amour et de la mort. Ils chantent ici divinement. Mon automne, qu’ils n’agitent plus, leur découvre plus de douceur.
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(Souvenirs)
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Pour rester plus en contact avec mon ami, je le décidai à prendre ses repas à la pension Laveur, dont j’étais un habitué. Ce n’était pas un restaurant banal que Laveur. De 1848 à 1900, la plupart des futures illustrations ou des futures importances de la politique et des lettres en ont savouré les omelettes fameuses. Certaines ont continué d’y fréquenter dans leur âge mûr. J’y ai souvent mangé à côté d’Emile Faguet déjà célèbre et qui ne dédaignait pas d’ébouriffer de ses calembours son blanc-bec de voisin. La pension Laveur avait été fondée vers 1848 par un maître-queux venu de Savoie avec quelques sous et que la cuisine n’était pas seule à intéresser. Il avait des opinions politiques ardentes. Ledru-Rollin, Louis Blanc, Albert et autres grands-prêtres de l’idée républicaine, socialiste et humanitaire, telle que l’entendait ou la rêvait solennellement cette époque, étaient ses dieux. Méprisant la bonne règle qui veut qu’un commerçant soit bien avec tout le monde, il s’afficha et n’y perdit rien. Sa table attira les jeunes barbes du quartier latin. Elle en devint le rendez-vous. Pendant toute la durée de l’Empire, il fut le nourricier attitré de la jeunesse républicaine ou opposante des écoles, de l’Université, du barreau. Le Deux-Décembre lui avait inspiré une virulente chanson politique dont, en mon temps, ces deux vers étaient encore cités :
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Son commerce prospérant, celui qui devait rester dans la tradition de la maison, « le père Laveur », quoiqu’il n’eût pas eu d’enfants, fit venir de son pays natal des neveux, nièces, cousins et cousines qu’il destinait à partager en bonne harmonie la succession de la maison. L’harmonie ne fit pas défaut. C’étaient les plus braves gens du monde. Leurs clients étaient leurs amis. Rien de plus patriarcal que leurs usages. Tous les anciens hôtes de Laveur se souviennent avec affection de Baptiste, de François, de l’oncle Guittard, de Maria et de la tante Rose. Au temps de ma jeunesse, l’élite de ceux qui y avaient fréquenté sous l’Empire figuraient parmi les notabilités de la Chambre, du Sénat, du Conseil municipal de Paris. Aussi nos rôtisseurs avaient-ils les plus belles relations. On disait que l’influence du majestueux Baptiste pour obtenir des places de sergent de ville était sans égale. Baptiste était le cacique et aussi « l’intellectuel » de la famille. Ayant trouvé sur la banquette du café un volume oublié par un client qui ne le réclama pas, il en constitua sa bibliothèque. C’était un tome dépareillé de Schopenhauer en français. Ce fut pour lui une révélation étonnante* Il devint, d’après le conseil du sage, l’homme d’un seul livre. Grand causeur, il prit l’habitude d’illustrer ses propos de citations qu’il paraissait puiser à pleines mains chez le philosophe francfortois. Mais, à la longue, on s’apercevait qu’elles n’étaient que deux, comme ces deux soldats que les metteurs en scène font repasser indéfiniment sur les planches pour figurer une armée de vingt mille hommes. Telle était, aux yeux de Baptiste, l’importance de son auteur qu’il ne le nommait même plus de son nom. Il disait : « Il », et l’on devait comprendre. « Hein ! monsieur Lasserre, me confia-t-il un jour, quelle tête ! quelle tête ! Comme il… comme il… vous arrange ça ! — Qui donc, mon cher Baptiste ? — Qui ? Voyons ! ce vieux Schopinaboire ! Qui voulez-vous que ce soit ? » On imagine combien le fond d’humour de Lekeu dut se délecter de ce personnage. La maison Laveur possédait à l’amitié et à la reconnaissance de sa jeune clientèle un titre des plus précis, titre qui s’incarnait dans la vaste et puissante personne de tante Rose. Tante Rose, la bien nommée, avait un visage d’un magnifique rose qui, soutenu sans nuances ni dégradations, des profonds replis du menton à la racine des cheveux d’un blanc éclatant, lui prêtait l’apparence de la plus belle pièce de confiserie. Elle était fort vieille, fort grosse et boulotte. Ses pieds trottaient menu sous un corps énorme. Elle trônait à un bureau minuscule. On se demandait comment elle faisait pour s’y couler et pour s’en dégager. Parfois, quand le gros des dîneurs avait fini, on la voyait s’approcher avec un air confidentiel de quelque convive attardé, s’asseoir maternellement à côté de lui et lui chuchoter à l’oreille quelques mots qui ne sont pas restés pour moi un mystère. Ces mots les voici, sous toutes garanties d’authenticité : « Auriez-vous un peu d’archent ? » Bien que non alsacienne, puisque savoyarde, tante Rose prononçait archent, afin de suppléer par la force de l’accentuation au discret étouffement de la sonorité. Le questionné ne manquait jamais de répondre par un grand flux de gestes et paroles de surprise, d’acquiescement, de promesse. Comment ! il y avait si longtemps que cela qu’il n’était passé à la caisse ! Distraction pure ! Il ne manquerait pas de le faire un de ces très prochains jours. D’ordinaire, après avoir fait recommencer quatre ou cinq fois son exploration à tante Rose de plus en plus souriante, et qui était d’une diplomatie merveilleuse pour y mettre les intervalles séants, il finissait par lui présenter un billet de cent ou même de cinquante francs à valoir sur une note de mille ou davantage, et qui était reçu avec une pudique effusion. C’était la paix digestive assurée pour quelques mois. La maison Laveur était une institution de crédit fondée sur des bases morales d’une candeur qui ne trouverait pas d’application aujourd’hui et qui a pourtant fait la fortune d’une tribu. Elle pratiquait avec une liberté singulière le prêt d’honneur. Le crédit qu’elle faisait reposait uniquement sur la valeur ou la présomption de la valeur personnelle de jeunes gens studieux sans fortune. Il y avait bien dans sa clientèle des fils de famille dont la solvabilité était garantie par la situation de leur papa, situation sur laquelle maître Baptiste, qui avait des amis jusqu’à Marvejols, Quimper-Corentin ou Saint-Gaudens, trouvait l’occasion de s’instruire d’un air indolent. Il y avait en grand nombre des aspirants médecins, juristes, savants ou professeurs à qui leurs parents ne pouvaient fournir assez, et qui auraient été en grand embarras de poursuivre leurs études, s’ils avaient été obligés de payer leurs côtelettes. Ceux-là, il leur suffisait d’être introduits par un pensionnaire un peu ancien qui pouvait fort bien lui-même ne subsister que de la confiance de Baptiste en son avenir. Il était sous-entendu qu’on payerait avec les premiers honoraires. Je pourrais citer un professeur de droit qui devait pour sept mille francs de repas quand il fut reçu agrégé, et plusieurs médecins arrivés à de hautes places qui auraient dû abandonner la partie, si Baptiste n’avait pressenti à coup sûr leur génie clinique. Cette conception généreuse trouvait son symbole dans une anecdote que des exégètes sévères classeraient peut-être au nombre des mythes. On racontait qu’un client qui, à la fin du mois, s’était spontanément approché du trône nain de la tante Rose pour lui demander sa note, s’était attiré cette réplique : « Hé quoi ! Monsieur, n’auriez-vous donc pas confiance dans la maison ? »Et dans les rues adjacentes.
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Lekeu se plut beaucoup dans ce milieu intelligent et animé. Il ne profita pas du favorable horoscope de Baptiste à qui je le présentai et qui lui trouva « une boule de philosophe », ce qui était d’ailleurs excellemment vu. Il pouvait payer. Il payait recta, comme un homme de bureau. Il demandait chaque mois sa note avec une régularité, une spontanéité dont tante Rose éprouvait presque du trouble. Non qu’il ruisselât d’argent ! Sa famille, qui l’entretenait fort bien, n’eût pas pu, je crois, le gâter. Mais c’était l’homme le plus ordonné et le plus exact. Nul n’a mieux réfuté par sa personne cette prétendue affinité du désordre et du génie dont les ratés du romantisme avaient fait un dogme à l’usage des petits bourgeois. Les libertés de sa pensée trouvaient un contrepoids dans la sévère discipline de ses habitudes. Sa fantaisie était tout entière dans sa tête et se dépensait complètement dans ses inspirations. Il ne l’eût pas laissé pénétrer dans sa vie. La vraie puissance ne se gaspille pas. En outre, la reconnaissance pour les sacrifices que ses tendres et admirables parents faisaient pour lui, l’en eût défendu. Quel bon fils !
Je profanerais les choses sacrées, je profanerais le langage même, si j’insistais dans mes paroles sur la beauté des lettres à sa mère, si je sondais la source des larmes que j’ai versées en les lisant. Voici de longues années que Mme Lekeu a rejoint cet enfant adoré, qui fut, lui aussi, un enfant sublime. Qui a vu cette femme forte et ardente ne peut plus en pensée la séparer de son fils. Il en était tout le portrait. Leurs yeux offraient la même flamme. Leurs visages les mêmes reliefs, le même élan vers les choses supérieures, la même splendeur d’honnêteté.
Baptiste ne s’était pas trompé en trouvant à Lekeu une « boule de philosophe ». Non seulement la philosophie l’intéressait, mais il y était initié. Il avait, dans ce domaine, de fortes lectures. C’était alors celui de mes études. Nous ne cessions d’en agiter les problèmes. J’en savais nécessairement plus que lui. Mais quand je lui exposais, pour repaître sa curiosité, quelque doctrine qu’il n’avait pu connaître par ses propres lectures, j’étais saisi de sa puissance et de sa rapidité d’assimilation. Ce que je lui avais appris, il me l’apprenait à son tour en en dégageant la signification essentielle, en la réduisant aux formules les plus denses et les plus simples. Nous étions à l’âge où la joie d’exercer la pensée l’emporte sur le souci du vrai et du faux en matière spéculative, à l’âge où l’on sait plus de gré aux idées d’exciter fortement l’imagination que d’exprimer ce qui est. Il avait cependant l’esprit fort net et un très bon jugement critique. Ce grand sensitif n’admettait pas volontiers les considérations sentimentales dans la recherche de la vérité. C’était un admirable équilibré dont la solidité m’émerveille encore quand je songe à sa jeunesse et à tout ce qu’il avait, par ailleurs, d’enfant. Familier avec les tourments d’un grand créateur qu’effraye et qu’exalte tour à tour la vue des terres vierges que son impérieux génie le presse de conquérir, il n’en avait pas moins la vue la plus sage et la plus positive de la vie. Cet enthousiaste grave n’était pas un chimérique. Il connaissait déjà la vraie condition des hommes. Elle lui inspirait l’ironie et la pitié. Je me rappelle ce mot de lui. La veille de la Pentecôte, vers le soir, il avait eu affaire à la gare de l’Est. Les quais extérieurs étaient noirs de monde. C’étaient des familles d’ouvriers qui, encore en habit de travail, venaient attendre les permissionnaires militaires. Le rayonnement inaccoutumé de tous ces visages le frappa. « Pauvres gens ! me disait-il. C’est la vingtième fois qu’ils viennent à la même occasion. Et chaque fois cette attente a pour eux une sorte de magie. Ils croient que ça va changer. »
Comme les impressions me sont restées vives de ce voyage que nous fîmes ensemble à Bruxelles dans l’été de 1893 ! On devait jouer dans un concert dirigé par Eugène Isaye sa Fantaisie sur des airs populaires angevins. En route, il me demanda de lui exposer le système philosophique de Jules Lachelier. Docile à mes maîtres de Sorbonne, j’avais de l’admiration, ou je m’imaginais que j’en avais, pour ce travail dont la fortune universitaire fut grande, mais ne s’est pas soutenue longtemps après que Lachelier eut résigné ses fonctions officielles. Il attestait quelque chose d’étrange : la vigueur, une espèce de force écrasante dans l’infertilité. C’était une viande creuse, mais coriace, et qui exerçait les dents. En débarquant à Bruxelles, Lekeu possédait Lachelier mieux que Lachelier lui-même.
Lekeu trouvait à Bruxelles un groupe de jeunes musiciens qui savaient sa force, son avenir, et qui, bien que de son âge, l’entouraient déjà comme un aîné. Parmi eux, je me souviens tout particulièrement d’Henri Gillet, le violoncelliste, artiste émouvant et gai compagnon, fiancé à une ravissante jeune fille. Le mariage tardait parce qu’ils n’avaient que leur amour à mettre en commun. Le rêve enfin se réalisa. Le soir même des noces, Gillet sentit les premiers signes d’une fièvre typhoïde qui, peu de jours après, l’emportait. Je me souviens aussi de Mathieu Crickboom, qui a suivi si brillamment, comme chacun le sait, les traces de son maître Ysaye. J’entendis Crickboom exécuter plusieurs fois avec une flamme de jeunesse qu’il n’a pas perdue, la grande Sonate pour piano et violon encore inédite, depuis si célèbre, qui figure à côté du Quatuor inachevé, après le Quatuor peut-être, parmi les plus sûrs et les plus indiscutables titres de gloire de Lekeu. Comme les jugements sur les choses de l’art sont capricieux et fragiles ! Et quels obstacles les vérités de goût ont à vaincre, de quelles routines, de quelles inerties, de quelles indifférences, de quelles apathies, de quelles petitesses elles ont à triompher pour se faire jour et s’imposer aux esprits ! Un an et demi plus tard, je vivais à Munich. Mon ami était mort. Et c’est en cette ville que je reçus la Sonate, gravée et éditée grâce aux seins pieux de ceux qui l’avaient appréciée. Je n’avais plus rien à apprendre sur la grandeur de cet ouvrage. La lecture me la fit mieux concevoir en me dévoilant la construction de l’édifice. Dans mon zèle pour le nom de l’auteur, je profitai de ma liaison avec un familier de Levy, le Hofcappelmeister, célèbre comme chef d’orchestre dans toute l’Europe, pour la lui faire montrer. Levy ne la garda pas quarante-huit heures. Il me la fit rendre en demandant très sérieusement si celui qui avait fait cela n’était pas fou. Je ne suis pas encore revenu de ma stupeur. On peut goûter plus ou moins l’expression de la Sonate. Mais les lignes en sont les plus claires et les formes d’écriture des plus solides et des plus classiques. Comment un musicien exercé put-il s’y tromper à ce point ?
On rêve à ce qu’eût donné Lekeu s’il avait vécu. Méditation vaine et qui pourtant s’appuie, quand il s’agit de lui, à quelque chose de sûr. J’oserais répondre que son développement eût été grand. Les germes dont son esprit était déjà chargé à vingt-quatre ans étaient si nombreux et si forts qu’on n’imagine point qu’il eût pu avorter. On a vu en poésie, en musique, de beaux génies qui n’eurent qu’une saison, la jeunesse. Cette saison passée, leur sève était tarie. Il ne leur restait plus qu’à en exprimer les suprêmes gouttes, et, faute de jaillissements nouveaux, à se recommencer, à s’imiter sèchement eux-mêmes. Ces génies sont ceux dont l’inspiration tient avant tout à la fraîcheur de la sensation, à la fleur première de la sensualité. Or, la sensualité, c’est le moi. Les imaginations où elle s’exhale n’ont pour objet que l’individu lui-même, ses possibilités de joie ou de souffrance, ses exaltations ou ses langueurs. Ces génies de jeunesse sont en général élégiaques. Ils écrivent le poème de leurs émotions toutes personnelles, émotions liées à la faculté, qui caractérise leur âge, de jouir et plus encore de souffrir de tout, fût-ce de bien petites choses, d’une manière aiguë et exaspérée. C’est tout ce qu’ils sentent et savent d’original. Leur sensibilité à l’humain en général est souvent courte, banale. Par suite, leurs vues, leur intelligence, sans étendue et sans envol. Quand, avec les années, leurs sens ont perdu le feu de la vibration native, quand la périphérie de leur âme s’est déveloutée, ils devraient trouver aux sources plus hautes d’une région plus intérieure un aliment rénovateur. Ils ne l’y trouvent point, parce qu’ils sont, à côté de leur don juvénile et fané, hommes ordinaires et parfois (cela s’est vu) au-dessous de l’ordinaire.
D’une bien autre race, notre Lekeu. Il avait le cœur simple et grand, l’intelligence vaste, avide et vigoureuse. Il avait cette richesse affective supérieure qui suppose l’ordre naturel des affections. Il aimait ce qu’aime tout honnête homme, mais plus puissamment que la plupart.
Il attestait de toute sa personnalité que, si un art relativement petit d’expression, et qui peut d’ailleurs se montrer dans cette petitesse relative, bien précieux et exquis encore, s’accommode aisément, chez l’artiste, d’une nature trouble et douteuse, une moralité profonde de l’âme est à la base de tout art vraiment élevé. Son culte de Beethoven, qu’il se plaît à appeler « le vieux », est significatif. Il ne s’inspire pas seulement de la perfection de l’art beethovenien, qui est comme le point culminant du classique, et à qui tout musicien pourrait reconnaître cette place et ce caractère, quand même il ne sympathiserait qu’à demi avec le lyrisme et la personnalité intime de Beethoven. Il s’inspire d’une affinité intérieure. Ce sont les inspirations du maître des maîtres auxquelles Lekeu sait et sent les siennes apparentées. De fait, à mesure qu’il s’émancipe de l’influence formelle de Franck, ses thèmes trahissent de plus en plus le génie même de son dieu. Non qu’il l’imite. Ce serait pur archaïsme, et rien n’est plus spontané, n’a un accent plus neuf que l’invention musicale de Lekeu dans ses dernières œuvres. Mais son démon est le même, son ambition la même. De ce qu’a de particulier l’émotion qui le soulève et le met en état de grâce artistique, il cherche toujours à dégager les lignes de l’universel. Créer, pour lui, c’est proprement cela.
Opposition curieuse et bien instructive. Ce Beethoven que Lekeu met au-dessus de tout, j’ai vu Claude Debussy en disposition d’ironie perpétuelle à son égard…
Trente ans nous séparent du jour où il est mort J’étais alors éloigné de lui. Débutant dans la profession universitaire, j’enseignais depuis quelques mois la philosophie au lycée de Saint-Brieuc. La Bretagne m’avait séduit. Elle me grisait, m’enveloppait d’une influence magique. Du jardin public de la ville, je regardais au loin vers le nord-ouest la tour de Cesson, dressée sur une colline sauvage que l’écume de la mer cerne de ses courses éternelles. Lekeu, pensais-je, dirait comme moi : « C’est la tour où Tristan agonise, guettant sur les flots la voile de sa bien-aimée ». Je brûlais de le revoir. Je l’attendais. Quel confident du trop plein de poésie dont m’étouffait la nouveauté de ce pays de merveilles et de mystère ! Hélas ! ce ne fut pas lui. Ce fut un télégramme de son cher père qui m’annonçait la nouvelle affreuse. Il était mort, et je ne le savais pas malade. J’accourus à Angers. Trop tard pour embrasser une dernière fois cette belle tête qui portait tant d’enthousiasmé et tant de sagesse. Je revois encore le médecin aux cheveux blancs, cette mère aux yeux fixes qui maîtrisait sa folie, et ce père terrassé, qui allait et venait, qui recevait chacun de nous avec attention et bonne grâce, qui s’enquérait de nos propres peines tout comme
l’eût fait son enfant.
FIN
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