Figurines
C’est assurément, parmi les grands poètes, un de ceux qui ont eu le plus de chance.
Il y a de lui trois paroles fameuses, d’un très beau sens, et qui, continuellement
citées, entretiennent sa mémoire dans un éternel renouveau.
D’abord le vers sibyllin :
« Une ère nouvelle commence. » (Généralement on ne manque pas d’estropier le texte et
l’on dit : « Novus rerum nascitur ordo. ») Virgile ayant, par hasard,
écrit ce vers et les suivants vers le temps de la naissance du Christ, le moyen âge le
déclara chrétien, prophète et magicien. Des moines lettrés prièrent pour son âme. Dante
le choisit pour guide dans l’autre monde, et jusqu’au seuil du paradis. Et Victor Hugo
écrivit :
C’est ensuite l’inévitable : Sunt lacrymæ rerum. Depuis les
romantiques, on traduit bravement : « Les choses elles-mêmes ont des larmes. » Ou bien,
en style de Hugo : « Les larmes des choses, cela existe. » Et l’on rapproche cet
hémistiche du vers de Lamartine :
et l’on affirme, avec une apparence de raison, que toute la poésie du dix-neuvième
siècle est en germe dans ces trois mots du pieux Énée.
Enfin, Virgile a dit : « On se lasse de tout, excepté de comprendre ». Parole
admirable, digne de Sainte-Beuve ou de Renan, et qui semble la propre devise du
dilettantisme, ou même de la philosophie. Virgile n’ignorait d’ailleurs aucune des
grandes théories de son temps, qui sont encore sensiblement celles du nôtre. Le vieil
Anchise parle en bon panthéiste au sixième livre de l’Énéide, et
Silène, dans la sixième églogue, paraît pénétré de la doctrine de l’évolution.
Ainsi, le christianisme, et toute la poésie, et toute la sagesse, tiennent dans
quelques mots virgiliens, comme un champ de roses dans un flacon, le bruit de l’océan
dans un coquillage, ou le ciel dans une goutte d’eau.
Or, le magnus seclorum nascitur ordo n’est qu’un des traits gentiment
hyperboliques d’une pièce de circonstance, d’un « compliment » de bienvenue au
nouveau-né d’un riche protecteur, Asinius Pollio. Les « larmes des choses », faut-il le
rappeler ? sont un contresens radical. Lorsque Énée, voyant à Carthage, dans le temple
de Junon, des peintures qui représentent le siège de Troie, fait cette remarque : Sunt lacrymæ rerum…, cela signifie simplement, comme vous savez :
« Notre triste renommée est donc parvenue jusqu’en ce pays ! Nos malheurs y
obtiennent des larmes, et l’on y plaint la destinée humaine. » Et, enfin, le mot
profond : « On se lasse de tout, sauf de comprendre », n’est point dans l’œuvre même de
Virgile, mais lui est seulement attribué par le Servius.
D’où il suit que la part la plus vivante de sa gloire est fondée sur un faux-sens, sur
un contresens et sur une tradition incertaine.
Je me hâte d’ajouter que Virgile mérite cette étrange fortune, et que jamais erreur ne
fut plus intelligente que celle dont bénéficie un tel poète. Car toute son œuvre donne,
au plus haut point, l’idée d’un grand esprit et, à la fois, d’une âme mélancolique et
tendre.
Des images gracieuses, fortes ou tragiques, se lèvent de ses poèmes et restent dans nos
mémoires longtemps après que nous ne le lisons plus. C’est, dans les Églogues, le doux exilé Mélibée et, quoi que j’en aie dit, le radieux berceau de
l’enfant rédempteur, et la terre agitée d’une divine espérance. C’est, dans les Géorgiques, l’hymen de Jupiter et de Cybèle, l’ivresse sacrée du
printemps, la fraternité des plantes, des animaux et des hommes, la sérénité et la
bienfaisance de la vie rustique et le désespoir de l’Orphée symbolique, de l’éternel
Orphée pleurant l’éternelle Euridyce. C’est, dans l’Énéide, l’amour de
la Tyrienne Didon, la plus ardente et la plus torturée des femmes de trente ans ; la
rouge lueur de son bûcher sur la mer, et la fuite muette de son fantôme dans les pâles
myrtes élyséens. C’est l’Andromaque d’Hector agenouillée sur une tombe vide, gardant un
amour unique et la fidélité du coeur dans l’involontaire infidélité d’un corps
d’esclave ; l’amoureuse amitié de Nisus et d’Euryale ; Pallas, ou la grâce de la
jeunesse fauchée ; la blonde amazone Camille, la jeune aïeule des « travestis »
héroïques, de Clorinde à Jeanne d’Arc… Et c’est, partout, l’ombre de la grande Louve, la
majesté du peuple romain, régulateur et pacificateur du monde, le sentiment de sa
mission, de sa « vocation » terrestre, crue et révérée comme un dogme religieux : Excudent alii…
Tout cela ramassé, condensé en expressions choisies, d’une brièveté profondément
significative, et qui se prolongent et qui retentissent dans le coeur et dans
l’imagination. Nul n’a écrit des vers plus chargés d’âme. Et il est vrai que tout cela
ne forme que quelques centaines de vers.
Le reste… Oh ! Le reste est le comble de l’art, et même de l’artifice. Rien de moins
spontané. Virgile est le premier des poètes de cabinet. Il détourne et combine Homère,
Hésiode, les tragiques grecs, Apollonius, Théocrite et Lucrèce dans ce qu’on appelait
autrefois d’industrieux larcins. Il fut un poète officiel, un poète lauréat, un
Tennyson.
L’Énéide est un miracle d’ingéniosité, un tour de
force. C’est un poème national, fait avec foi, mais sur commande. Le programme était
dur. Il fallait insérer dans le récit épique Rome entière, l’histoire de Rome depuis les
origines jusqu’à la bataille d’Actium, la légende des vieilles races qui avaient peuplé
d’abord le sol italien, une sorte de livre d’or de la noblesse, qui se disait sortie des
compagnons d’Énée ; toute la religion romaine, les dieux indigènes, les dieux
helléniques latinisés, les vieilles divinités locales, les mœurs et usages publics et
privés du peuple romain, etc… Virgile y a réussi. L’Énéide est un
chef-d’œuvre de mosaïque, exécuté par le plus patient des poètes alexandrins.
Virgile mit trente ans à composer les douze mille vers qu’il nous a laissés. Dans les
parties de son œuvre qu’on lit le moins, sa poésie est merveilleusement pittoresque et
plastique. Celle de M. Leconte de Lisle et de M. de Heredia y ressemble beaucoup.
Ce qui est tendre paraît plus tendre, ce qui est émouvant plus émouvant, ce qui est
humain plus humain, ce qui est simple plus simple, dans une poésie à ce point docte et
composite. Quelquefois, dans les contes, les larmes se changent en pierres précieuses.
Nous sommes plus touchés quand, parmi ces dures et précises pierreries virgiliennes, un
joyau bouge, tremble, vit, est une larme, et nous fait ressouvenir que ce poète
officiel, ce poète-lauréat et ce roi des parnassiens mérita par sa douceur d’être appelé
« la jeune fille. »
Il est à la mode. Le citer est élégant. Est-ce que réellement nous l’aimons ? Et
pourquoi l’aimons-nous ? Son idéal, qui se compose de chasteté, de pauvreté et
d’obéissance, est-il donc le nôtre ? Entre cet ascète du quatorzième siècle et nous,
qu’y a-t-il de commun ?… Cherchons.
Il nous plaît d’abord par l’image parfaite qu’il nous suggère, à nous les agités, d’une
vie recluse et silencieuse, de la vie dont nous rêvons quelquefois, d’une pure et
blanche retraite au milieu de l’enfer terrestre, plus douce à concevoir en plein siècle
des Jacqueries et de la guerre de Cent ans. Puis cela nous amuse de découvrir çà
et là, dans son livre anonyme, un peu de sa vie et de sa personne. Même je préfère ne le
connaître que par son livre. Il était d’un temps où les hommes d’Église faisaient brûler
les hérétiques et les sorciers pour la gloire de Dieu : j’aurais peur d’apprendre sur
son compte des choses qui me chagrineraient.
Il ne faisait pas partie d’un ordre rigoureusement cloîtré. « C’est une chose louable
pour un religieux, dit-il, de sortir rarement. » Donc il pouvait sortir. « N’ayez de
familiarité avec aucune femme, mais recommandez à Dieu, en général, toutes les femmes de
vertu. » Donc il connaissait des femmes. Il ne fut point abbé ni prieur, il ne remplit
point de grande charge ecclésiastique. « Mon fils, lui dit Jésus-Christ, ne vous
affligez point si vous voyez qu’on honore et qu’on élève les autres, pendant qu’on vous
méprise et qu’on vous abaisse… On confiera aux autres différents emplois et l’on ne vous
jugera capable de rien. La nature s’en attristera quelquefois, et ce sera beaucoup si
vous le supportez en silence. »
Il avait fait de la métaphysique, et il en était revenu : « Qu’avons-nous à faire de
ces disputes de l’école sur le genre et l’espèce ? » Il était versé dans les lettres
profanes, et de cela il n’est jamais revenu tout à fait. Je veux croire qu’il priait
pour l’âme de Virgile. Lui, le saint, il cite Sénèque le philosophe ; il cite Ovide,
lui, le mortifié. Il est vrai qu’il ne les nomme pas, par une pieuse pudeur.
Quoi qu’il fasse, il reste épris de la beauté, même humaine. Il écrit très bien, avec
élégance, souvent avec plus d’élégance qu’il ne faut, c’est-à-dire avec recherche.
Puisse Dieu lui avoir fait grâce, mais il a beaucoup plus de rhétorique que le Christ
sur la montagne. Il aime l’antithèse, le parallélisme dans les constructions,
l’assonance, l’allitération. Sa prose, toute pleine de symétries, est rythmée presque
toujours, souvent rimée : Amor modum sæpe nescit, sed super omnem modum
fervescit… Amor vigilat, et dormiens non dormitat. Fatigatus non lassatur, arctatus
non coarctatur, territus non conturbatur…
Il était sensible aux beaux paysages, curieux des formes charmantes ou magnifiques de
la terre, et il se le reprochait : « Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où
vous êtes ? Vous avez devant vos yeux le ciel, la terre et tous les éléments. Toutes les
choses du monde n’en sont-elles pas composées ?… » C’est sans doute par un coucher de
soleil, l’été, à l’heure où, pour parler comme Hugo,
que, pris d’attendrissement, il écrivait : « Il n’y a point de créature, si petite et
si vile qu’elle soit, qui ne représente la bonté de Dieu. » Et peut-être, rassuré par
cette pensée, il se permettait pour une fois d’admirer sans scrupule cette nature
intempérante, immortifiée, païenne, qui n’est pas cloîtrée, qui n’est pas chaste, qui
aime la vie, et qui ne prie pas, sinon dans les vers des poètes.
Il nous plaît aussi par le contraste que fait sa profonde douceur avec l’austérité
impitoyable de sa doctrine ; et par le biais dont il accommode à un idéal inhumain son
âme très humaine. Ce moine lointain dont la parole est dure et la voix tendre, fait songer à ces maigres figures des vitraux gothiques,
dont les lignes sont sèches et la couleur suave, et qui baignent leurs contours rigides
dans une belle lumière mystérieuse.
Sa doctrine, c’est le renoncement complet à tout sentiment naturel, même à ceux qui
passent pour nobles et généreux, aux affections terrestres, à la science, aux ambitions
intellectuelles, bref, à tout ce qui ne sert pas au « salut ». Il a, et en quantité, des
maximes horribles, par exemple : « Ne désirez pas faire l’occupation du coeur d’un autre
et vous-même ne vous occupez pas de l’amour que vous avez pour lui. » Rien de plus âpre
que ses conseils de détachement, mais rien de plus amoureux que ses entretiens avec
Jésus.
Or celui qui aime ainsi Dieu aime les hommes. Qu’importe que cet amour ne s’arrête pas
à nous, et que ce soit de Dieu qu’il redescende ensuite sur nous ? Platon avait déjà
dit, comme l’auteur de l’Imitation, ou à peu près, que « l’amour tend
toujours en haut, parce que l’amour est né de Dieu et qu’il ne peut trouver de repos
qu’en Dieu ». Relisez dans le Banquet l’histoire de cette perpétuelle
et nécessaire ascension de l’amour, qui toujours dépasse les êtres finis pour monter
plus haut, soit à un Dieu personnel, soit à ce qu’on a appelé, faute d’autres mots, la
« catégorie de l’Idéal ». Nous aimons toujours, en quelque sorte, au-delà de ceux que
nous aimons. Il avait bien un coeur d’homme, un doux et tendre coeur, ce moine qui
écrivait : « C’est faire beaucoup que d’aimer beaucoup. C’est faire beaucoup que de bien
faire ce qu’on fait. C’est bien faire ce qu’on fait quand on songe plus à procurer le
bien commun qu’à satisfaire sa volonté. Chacun a ses défauts et sa charge, personne ne
se suffit à soi-même et n’est assez sage pour soi ; mais il nous faut supporter les uns
les autres, nous consoler, nous aider et nous avertir mutuellement. »
Et puis il y a, malgré tout, même dans les maximes extrêmes du détachement ascétique,
un point par où elles restent humaines. Parmi les choses qu’elles réprouvent, il en est
quelques-unes dont nous aimons qu’on se détache et dont il nous plaît de paraître
détachés. L’ascétisme, en même temps qu’il heurte plusieurs de nos sentiments naturels,
flatte nos instincts de justice et nos révoltes contre le monde tel qu’il est. L’ascète
est moins mal venu à mettre, sous ses pieds nos affections et nos plaisirs, quand nous
le voyons traiter de la même manière les causes de nos souffrances. Nous avons un faible
pour les saints plébéiens qui maltraitent les riches, les puissants, les heureux de la
terre. Et les saints eux-mêmes ne sont pas fâchés sans doute de pouvoir mépriser en
sûreté de conscience, par une pensée religieuse, ce que le vulgaire déteste par un
mouvement naturel. Ici, du moins, la nature et la grâce sont d’accord.
Il est sûr enfin que, si ce détachement nous arraché à nos plaisirs, il nous affranchit
de nos servitudes. Il satisfait en nous ce désir de liberté, d’indépendance à l’égard
des choses, de suprématie sur ce qui est soumis aux lois du hasard et de la force
brutale. L’ascète tressaille de joie de ne plus se sentir lié aux choses, aux hommes,
aux événements, de ne rien voir que d’en haut ; et le fond humain revit dans cet orgueil
épuré. « Celui qui ne désire point de plaire aux hommes et qui ne craint point de leur
déplaire jouira d’une grande paix. Quoi de plus libre que celui qui ne désire rien sur
la terre ? »
Je me demandais ce qu’il y a de commun entre ce saint et nous. Il y a ses négations, il
y a sa mélancolie. Le pessimisme est la moitié de la sainteté : c’est, dans l’Imitation, cette moitié-là qui nous rend indulgents à l’autre. Nous y
cherchons les moyens, non de nous sanctifier, mais de nous pacifier ; non un cordial,
mais un calmant, un népenthès ; non la rose rouge de l’amour divin,
mais la fleur pâle du lotus, qui est la fleur d’oubli. J’ai toujours eu envie de mettre
pour épigraphe symbolique à ce petit livre la phrase de Quincey : « Ô juste, subtil et
puissant opium, tu possèdes les clefs du paradis ». Nous prenons pour point d’arrivée ce
qui est pour le pieux solitaire le point de départ. Nous apprenons de lui, aujourd’hui
encore, non pas à vivre en Dieu, mais à vivre en nous, et de façon à ne point souffrir
des hommes.
Nous sommes en train de l’aimer beaucoup. Sa vie est vraiment « humaine », toute pleine
de belles larmes, et de faiblesse, et d’héroïsme. Elle ressemble en quelque façon si
vous écartez la diversité des apparences à la vie de la sainte courtisane Thaïs, qui
eut une enfance pieuse, qui ensuite s’abandonna au désordre, mais en gardant le souci de
la beauté et de la bonté, et qui enfin se reposa des autres amours dans le seul amour
qui ne trompe pas puisque, s’il trompe, nous n’en saurons jamais rien.
C’est cette figure d’une femme d’amour devenue sainte que je placerais sur le tombeau
de Racine, dans le cimetière idéal des grands poètes. Elle serait chaste et drapée à
petits plis. Et, sur la pierre funèbre, je graverais en beaux caractères le mot de Mme
de Sévigné : « Il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses » ; le mot de Mme de
Maintenon : « Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de sœur Lalie », et le
mot de Racine lui-même, recueilli par La Fontaine dans les Amours de
Psyché : « Eh bien ! nous pleurerons. Voilà un grand mal pour nous ! »
Son enfance est d’un Éliacin élevé dans l’ombre du sanctuaire par de saints hommes très
graves et très naïfs. Il était « le petit Racine de M. Antoine Lemaître ». Pieux comme
un ange, romanesque déjà, jusqu’à apprendre par coeur Théagène et
Chariclée, très sensible à la beauté de la terre et du ciel : les sept Odes sur Port-Royal sont des paysages d’une forme puérile mais d’une
émotion vraie. Il continua, au témoignage de La Fontaine, « d’aimer extrêmement les
jardins, les fleurs, les ombrages », et c’est lui qui retient ses amis pour assister aux
féeries du soleil couchant.
Son adolescence est gentille, badine, un peu frondeuse inquiète de l’amour. Chez son
oncle le chanoine, à Uzès, dans ce Midi encore espagnol, il fait cette remarque : « Vous
savez qu’en ce pays-ci on ne voit guère d’amour médiocre ; toutes les passions y sont
démesurées. » Peut-être se souviendra-t-il de ces Hermione et de ces Roxane à foulard
rouge.
Entre vingt-cinq et trente-sept ans, il mord tant qu’il peut aux fruits de la vie :
vaniteux, irritable, ingrat même, sensuel, tout proche de la débauche (vous vous
rappelez ces soupers dont parle Mme de Sévigné : « ce sont des diableries »)… et tout
cela ensemble ne veut pas dire méchant. C’est durant cette période qu’il écrit ses
tragédies, si douces et si violentes, et qu’il crée ses délicieuses femmes damnées.
Toutefois, on a contesté que ce poète de l’amour tragique ait entièrement éprouvé pour
son compte ce qu’il décrivait si bien. On a dit qu’il eut pour la du Parc, puis pour la
très galante Champmeslé, flanquée du plus complaisant des maris, un amour en apparence
assez tolérant. Mais, outre que nous ignorons ce qu’il put souffrir, il est trop clair
que les âmes les plus délicatement impressionnables et tendres, les plus « amoureuses
d’aimer », sont celles qui répugnent le plus à ce qu’il y a de nécessaire dureté, de
brutalité — et de haine — dans l’amour-maladie. Et l’on sait enfin que, chez l’artiste,
la passion s’amortit toujours un peu par la conscience qu’il en prend, et parce que ses
propres sentiments lui deviennent « matière d’art ». Si Racine avait aimé comme l’Oreste
d’Andromaque, jamais il n’aurait su peindre l’amour.
Or, tandis qu’il offrait aux hommes assemblés des spectacles d’une volupté noble, mais
pénétrante, toutes les religieuses et les saintes femmes de sa famille (il y en avait
beaucoup), et le grand Arnauld, et le bon M. Nicole, et le bon M. Hamon priaient pour
l’enfant égaré. Et c’est pourquoi Racine s’aperçoit un jour que Phèdre était trop
charmante ; et il accomplit le sacrifice le plus qu’ait enregistré
l’histoire de la littérature : il tue en lui l’homme de lettres, à trente-huit ans.
Ce qui me touche, c’est que la consommation de ce sacrifice inouï laissa en lui des
faiblesses. Il ne veut plus travailler pour le monde : mais un jour il commence, avec
Boileau, l’opéra de Phaéton pour Mme de Montespan. Je crois qu’il lui
fut très agréable d’écrire Esther et Athalie, parce
qu’il les écrivait pour des jeunes filles. Une fois, aux répétitions d’Esther, on le surprend tamponnant avec son mouchoir les yeux d’une de ses
innocentes et jolies interprètes, que ses critiques avaient fait pleurer.
Mais, peu à peu, il s’épure. Ses lettres à son ami Boileau, à son fils Jean-Baptiste,
d’une simplicité si vraie, respirent la plus rare beauté morale ; et quelle tendresse on
devine sous cette forme prudente et contenue, imposée par la « politesse » du temps et
par la pudeur chrétienne ! À la fin d’une lettre à Boileau, il fait cet aveu : « Plus je
vois décroître le nombre de mes amis, plus je deviens sensible au peu qui m’en reste. Et
il me semble, à vous parler franchement, qu’il ne me reste presque plus que vous. Adieu.
Je crains de m’attendrir follement en m’arrêtant trop sur cette
réflexion. »
Ses ennemis l’accusaient d’être trop bon courtisan. Et pourtant il restait publiquement
l’ami des jansénistes persécutés. De bonne heure il s’abstint, par scrupule religieux,
lorsqu’il était à la cour, d’aller à l’Opéra et à la Comédie… Seulement, voilà ! il
avait l’imprudence d’aimer le roi.
Les méchants ont raconté qu’il mourut d’avoir déplu à Louis XIV. S’il en mourut, il eut
tort ; mais il ne craignit pas en effet de déplaire. On est d’accord aujourd’hui pour
croire au récit de son fils Louis, à ce Mémoire sur la misère du
peuple, confié par Racine à Mme de Maintenon. Au fait, on le voit, dans toute sa
correspondance des vingt dernières années, très libéral et aumônier, d’ailleurs fort
simple de mœurs. Les paysans de Port-Royal s’adressaient à lui pour leurs affaires. Il
était grand ami de Vauban. Quand il écrivait ce vers :
il en concevait tout le sens.
Il fut un père de famille adorable. Il éleva toute une nichée de colombes : Marie,
Nanette, Babet, Fanchon, Madelon. Marie, novice aux Carmélites à seize ans, rentra à la
maison, finit par se marier : âme ardente et tourmentée, tantôt à Dieu, tantôt au monde.
Nanette fut Ursuline ; Babet aussi, après la mort de son père ; Fanchon et Madelon
moururent filles, assez jeunes encore et tout embaumées de piété et de bonnes œuvres…
Racine sanglotait à la vêture de ses deux aînées, quoiqu’il sût bien que, par les leçons
dont il les avait nourries, il était sans le vouloir le vrai prêtre de ce sacrifice…
Ainsi, l’auteur de Bajazet et de Phèdre, le plus
savant peintre des plus démentes amours terrestres continuant toujours d’aimer, mais
d’autre façon paya sa dette à Dieu en lui donnant quatre vierges, et, faible et grand
jusqu’au bout, mourut peut-être d’un chagrin de courtisan, mais d’un chagrin qu’il
s’attira pour avoir eu trop indiscrètement pitié des pauvres. Vie exquise que celle où
l’amour, et tous les amours, s’achèvent en charité.
Il faut revenir à ce verset de l’Imitation de Jésus-Christ, qui
semble traduit de Platon : « L’amour aspire à s’élever… Rien n’est plus doux ni plus
fort que l’amour… Il n’est rien de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l’amour
est né de Dieu et qu’il ne peut se reposer qu’en Dieu, au dessus de toutes les
créatures. » Et c’est là toute l’histoire de l’âme, longtemps inquiète, lentement
pacifiée, de Jean Racine.
Mme de Sévigné est la patronne charmante des chroniqueurs de journaux.
Cela pourrait se prouver sans trop solliciter les faits. Du jour où elle commença à
écrire, elle sut qu’on se montrait ses lettres, qu’on les copiait, qu’on les
collectionnait ; bref, qu’elle avait un public. Public composé, non point de cent mille
lecteurs quotidiens, mais de cinquante ou de cent personnes riches, nobles, distinguées,
cultivées, oisives. Qu’importe ? Plus ou moins sciemment, elle écrivit pour ce public de
choix : d’où, peu à peu, un rien de marque professionnelle. Elle devenait une
« épistolière », c’est-à-dire une chroniqueuse. Elle faisait la chronique de la cour, la
chronique de la ville, la chronique de la littérature et du théâtre, la chronique de la
province, la chronique de la campagne, la chronique des villes d’eaux, la chronique de
la guerre, la chronique des crimes célèbres, la chronique de la mode, la chronique
familière et de confidences personnelles— toutes les chroniques qu’on fait encore. On
citait la Lettre du cheval, la Lettre de la prairie,
la Lettre de la mort de Turenne, la Lettre de la mort de
Vatel… Et l’on se demandait : « Avez-vous lu la dernière lettre de Mme de
Sévigné ? comme sous l’empire : « Avez-vous lu la dernière chronique de Villemot, de
Scholl ou de Rochefort ? »
Elle était « naturelle », c’est entendu. Autrement dit, elle avait naturellement le
style échauffé, fringant, excessif, de trop de mouvement, de trop de gestes, de trop de
bruit, par lequel se définit justement « le brillant chroniqueur ».
Je vous confesserai que, souvent, cet entrain m’assourdit et me bouscule ; j’ai envie
de demander grâce. Mais on ne saurait nier qu’elle eut l’imagination puissante et drôle.
Et puis, celle-là savait sa langue.
Pour le fond, elle avait un bon coeur, du bon sens et un esprit, je ne dirai pas moyen,
mais en exacte harmonie avec son milieu et sans presque rien qui le dépassât. Je la
crois moins intelligente que l’équivoque Maintenon et que la fine et ironique La
Fayette.
Elle élève sa fille déplorablement, la dresse à s’adorer elle-même, la nourrit des plus
sottes idées de grandeur.
Son jugement n’est jamais indépendant ni inventif. Il va sans dire qu’elle glorifie la
révocation de l’édit de Nantes. Elle n’a, sur les « penderies » de Bretagne, qu’un mot
de pitié rapide et quelques réflexions prudentes. C’est bien d’avoir été fidèle à
Fouquet ; mais pas un moment cette chrétienne ne paraît se figurer dans sa réalité le
cas moral de cet homme de finances. Elle suit en tout les goûts et les opinions des gens
de son monde, ou de sa coterie, ou de son âge. Comme eux, elle en reste à La
Calprenède ; elle est pour Corneille contre Racine. Elle ne voit rien au-dessus de
Nicole. Elle va « en Bourdaloue » parce qu’elle le goûte, mais aussi parce qu’on y va.
Elle ne juge jamais le roi, même un peu, etc.
Mais elle exprime des idées et des sentiments communs avec une vivacité et une fougue
tout à fait surprenantes. On pressent une énergie de tempérament qui n’a pu se dépenser
ailleurs. Et c’est par là que la vie de Mme de Sévigné est curieuse plus peut-être que
ses écritures.
Cette blonde réjouie, expansive, drue, d’un sang passionné (vous vous rappelez la
sombre ardeur de son aïeule Chantal, enjambant le corps d’un fils pour entrer au
cloître), cette femme trop bien portante, veuve à vingt-six ans et qui demeura
évidemment honnête, eut pour exutoires ses lettres — et Mme de Grignan.
Deux particularités firent que son amour maternel devint vraiment l’occupation de toute
sa vie : elle n’était pas aimée de sa fille et elle ne la voyait presque jamais. Et
ainsi, d’une part, la peur de lui déplaire et la nécessité continuelle de la conquérir
tenaient son amour en haleine ; et, d’autre part, les deux cents lieues qui la
séparaient de cette sèche personne lui permettaient de l’embellir plus aisément,
d’adorer l’image qu’elle s’en formait et de ne pas se brouiller avec le modèle. Il est
d’ailleurs certain que l’« idée fixe », l’obsédante représentation de l’objet idolâtré
exerce plus pleinement les puissances de l’âme que ne ferait sa présence réelle.
Mme de Sévigné avait fort bien laissé Marguerite au couvent jusqu’à dix-huit ans, et
l’on sait que, lorsque la mère et la fille se rencontraient, elles ne pouvaient
s’entendre. Ce n’est point que la furieuse tendresse de Mme de Sévigné ne fût
profondément sincère : mais il lui fallait, pour se déployer à l’aise, la mélancolie que
laisse l’éloignement et l’illusion qu’il entretient. Elle pratiquait alors l’amour
maternel comme un « sport » quasi tragique, où elle s’employait et se tendait toute.
Il y a, dans les pages brûlantes où elle traduit ce culte de dulie, de la gageure et de
l’autosuggestion. Mme de Sévigné a passé sa vie à adorer une Ombre — comme sa grand’mère
sainte Chantal. Et cela la détourna de mal faire.
C’est par là surtout qu’elle fut intéressante ; et c’est par là seulement que souffrit
cette créature joviale. Ses plaintes sont discrètes, mais d’autant plus significatives.
« Ce n’est pas une chose aisée à soutenir, écrivait-elle un jour à Mme de Grignan, que
la pensée de n’être pas aimée de vous : croyez-m’en. »
Et, tandis qu’elle se consumait pour cette pédante impitoyable qui ne l’aimait pas,
elle ne s’apercevait point que son fils Charles, dont elle ne se souciait guère,
l’aimait, lui, de tout son coeur, et que c’était un garçon tout simplement
délicieux.
Voilà, selon moi, l’originale aventure de Mme de Sévigné. Pour le reste, il n’y a qu’un
point par où elle dépasse un peu l’alignement intellectuel et sentimental des gens de
son temps. Je veux parler de son goût pour la campagne, autre fruit de ses solitudes
forcées de veuve. Autant que La Fontaine, elle aime la nature et sait en jouir ; mieux
que lui peut-être, et par de plus neufs assemblages de mots (« la feuille qui chante »),
elle en rend l’impression directe, celle qui suit immédiatement la sensation elle-même.
Aïeule des chroniqueurs, elle est quelque chose aussi aux écrivains
impressionnistes.
Et je vous prie, en finissant, d’être persuadés que j’ai la plus vive affection pour
cette grosse mère-la-joie qui fut à certaines minutes, je le crois, une mère de
douleur.
Nous avons, entre plusieurs autres, une très sérieuse raison de l’aimer. Plus purement
qu’aucun de ses contemporains, il est « homme de lettres ». Il est, dans sa vie, dans
son caractère et dans son esprit, un des types les plus nobles — et les plus précoces —
de cette espèce si étrangement mêlée.
Sa personne est d’autant plus attachante qu’on n’a sur elle qu’un petit n’ombre de
renseignements, d’ailleurs contradictoires (Boileau, Saint-Simon, l’abbé d’Olivet), et
qu’on la devine plus qu’on ne la connaît, aux hardiesses de toute sorte dont son livre
abonde : hardiesses atténuées par des restrictions et de certains tours énigmatiques,
soit nécessité, soit appréhension secrète des conséquences extrêmes de sa pensée. On ne
saurait dire précisément jusqu’où allait sa liberté de jugement, mais on sent qu’elle
était grande.
Ce fut un sage mécontent, clairvoyant et enclin à la révolte. Les malveillants
diraient : un vieux garçon mécontent des femmes et un littérateur mécontent de la
société.
Il fait constamment l’effet d’un réfractaire qui se retient, qui en pense plus qu’il
n’en dit. (« Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire ; les
grands sujets lui sont défendus… ») Il semble d’ailleurs avoir aménagé sa vie et composé
son attitude pour pouvoir, penser, à part soi, le plus librement possible. Il demeure
célibataire avec préméditation, pour circuler plus aisément, pour éviter d’être classé,
d’être parqué dans son rang. Précepteur du petit-fils du grand Condé, hôte d’une famille
de fauves, il y échappe aux familiarités humiliantes et meurtrières (vous savez la fin
de Santeuil) à force de réserve et de respect exact et froid. (Voir les dix-sept lettres
à Condé.)
Pourquoi resta-t-il là ? C’est que c’était un poste d’observation admirable. Mais on ne
saurait douter qu’il n’ait cruellement souffert de sa situation subalterne et des
prudences qu’elle lui imposait. Ce fut là une de ses plaies vives.
Il a la haine des grands, qu’il connaissait trop, et, déjà, l’amour du peuple. Nul n’a
été plus implacable ni contre la noblesse, ni contre la finance. Vingt passages de son
livre ont l’accent le plus radicalement révolutionnaire. La colère bouillonne sous son
ironie âpre et méthodique à la façon de Swift. Relisez les pages sur les deux extrémités
du vieil ordre social, le peuple et la cour (« L’on parle d’une région… » etc., et
« L’on voit certains animaux farouches… » etc.), et sur la guerre (« Petits hommes,
hauts de six pieds… » etc.). Le plus noir pessimisme est répandu dans le chapitre de
l’Homme. Personne, enfin, n’a mieux vu la vanité du décor politique,
social et religieux de son temps, et n’a entendu plus de craquements dans le vieil
édifice. Trois grands faits dominent dans ses peintures éparses : l’avènement de
l’argent, le déclin moral de la noblesse, le discrédit jeté sur le clergé et sur
l’Église par la « fausse dévotion ». Les Caractères annoncent les Lettres persanes, qui annoncent tout.
Chrétien, certes La Bruyère l’était, quoique le chapitre postiche des Esprits-Forts ait bien l’air d’une précaution pour faire passer le reste. Car,
s’il y avait des choses qu’on était tenu de taire, il y en avait d’autres qu’on était
tenu de dire. Notez pourtant que le spiritualisme de ce chapitre a un caractère tout
laïque et sent— déjà— la philosophie universitaire selon Cousin et Jouffroy.
Une autre plaie de La Bruyère, une seconde source d’amertume, ce fut l’humilité de la
condition des écrivains qui n’étaient qu’écrivains. Comme il a senti toute leur dignité,
il a conçu tout leur devoir. Il a, je crois, prévu l’homme de lettres du siècle suivant,
ouvrier des idées généreuses, homme vraiment public. Il a eu d’avance l’esprit si
sociable et si humain, à travers toutes leurs faiblesses, des philosophes du
dix-huitième siècle. (« Venez dans la solitude de mon cabinet… » etc.) J’ajoute qu’il
est à la fois bien plus honnête homme que la plupart des Encyclopédistes et,
permettez-moi le mot, moins « gobeur ».
Par le style aussi, La Bruyère nous est tout proche. Le nom de « styliste » semble
inventé pour lui tout exprès. Il a des détours et des recherches qui sont un délice ; il
a le trait et il a la couleur. Il est de ceux « pour qui le monde matériel existe »,
selon la formule de Gautier. Plusieurs de ses tableaux et de ses portraits sont d’un
réalisme très franc dans sa sobriété. La Bruyère mort, il se passera plus de cent ans
avant que son pittoresque se retrouve.
Que ne rencontre-t-on pas dans son livre ? L’histoire d’Émire, au chapitre des Femmes, est un roman en cent lignes, ce qui est sans doute la vraie
mesure du roman psychologique : car il y a des longueurs dans les quatre-vingts pages de
la Princesse de Clèves (je ne compte pas les épisodes), et des redites
dans les soixante pages d’Adolphe.
La Bruyère est tout plein de germes. Sa philosophie, — sentiment profond de la
suprématie de l’esprit, amertume tempérée par le plaisir de voir clair et d’être
supérieure ce qui nous offense est une sorte de néo-stoïcisme, qui peut servir encore.
Il a fait sur les femmes les remarques les plus audacieuses (que ne puis-je citer !) et
a dit sur l’amour les choses les plus pénétrantes. (« L’on veut faire tout le bonheur
ou, si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu’on aime. ») et les plus délicates
(« Être avec les gens qu’on aime, cela suffit ; rêver, parler, ne leur parler point,
penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d’eux, tout est
égal. ») — Il a senti et aimé la nature infiniment plus qu’il n’était ordinaire en son
temps. Dans le chapitre de la Ville, il plaint les citadins qui
« ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses… Il n’y
a si vil praticien qui, au fond de son étude sombre et enfumée… ne se préfère au
laboureur qui jouit du ciel… » Tout ce que développeront un jour
Rousseau, Bernardin, Chateaubriand et Sand n’est-il pas enclos dans ces deux brèves et
charmantes pensées : « Il y a des lieux qu’on admire ; il y en a d’autres qui touchent et où l’on aimerait à vivre Il me semble que l’on
dépend des lieux pour l’esprit, l’humeur, la passion, le goût et les
sentiments. »
L’auteur des Caractères était essentiellement de ces esprits ouverts,
« vacants » et inquiets, révoltés contre le présent, ce qui donne une bonne posture dans
l’avenir ; de ces âmes qui sentent beaucoup et pressentent plus encore, par un désir de
rester en communion avec les hommes qui viendront, et par une sympathie anticipée pour
les formes futures de la pensée et de la vie humaine. Je le tiens pour l’homme le
plus « intelligent » du dix-septième siècle. Il est de tous les écrivains de ce temps-là
sans peut-être en excepter Molière ni Saint-Évremond celui qui, revenant au monde,
aurait le moins d’étonnements.
Sainte-Beuve, et quelques autres à la suite, l’avaient découvert il y a une trentaine
d’années. Puis on l’a oublié. Mais le moment est peut-être venu de le « sortir » de
nouveau. Car savez-vous ce qu’est Joubert ? Un symboliste accompli — et innocent.
D’ailleurs, un « vieil original », plein de tics délicats et de manies angéliques qui
dut peut-être à son mauvais estomac d’être un idéaliste irréprochable et inventif, un
dilettante du bleu. Il connut d’Alembert, Diderot, les encyclopédistes, et les trouva
d’une vulgarité choquante. Pendant la Révolution, il se tapit à Villeneuve-sur-Yonne,
petite ville de Bourgogne, tapie elle-même dans un gai paysage, peuplée de bonnes gens
d’humeur douce, et qui, comme la plupart des petites villes et des villages de France,
traversa la crise révolutionnaire sans s’en apercevoir. Mais le bruit et le spectacle,
quoique lointains, de la Terreur, achevèrent de détacher Joubert de ce brutal monde des
corps.
Il se maria sur le tard, et son mariage aussi fut d’un idéaliste. Il épousa, par
admiration, une vieille fille très pieuse, très malheureuse, très dévouée, consommée en
mérites. Imaginez et ce sera très juste en dépit de la chronologie qu’il épousa l’âme
d’Eugénie de Guérin.
Joubert fut grand frôleur d’âmes féminines. Il lia, avec Mmes de Beaumont, de Guitaut,
de Lévis, de Duras, de Vintimille, de ces commerces tendres et purs, plus caressants que
l’amitié, plus calmes que l’amour. Il fut le Doudan alangui de deux ou trois petits
salons aristocratiques qui se formèrent à Paris au commencement de l’Empire et où
régnèrent, avec l’ancienne politesse, la religiosité la plus élégante. On y aimait, avec
mille grâces, Dieu et Chateaubriand.
Souvent malade, Joubert aimait presque à l’être : il sentait que la maladie lui faisait
l’âme plus subtile. Il avait des raffinements à la des Esseintes (supposez un des
Esseintes sans perversité). Il déchirait, dans les livres du dix-huitième siècle, les
pages qui l’offensaient et n’en gardait que les pages innocentes dans leurs reliures à
peu près vidées. Il « adorait » les parfums, les fruits et les fleurs. Il avait des
façons à lui de voir et de recommander la religion catholique : « Les cérémonies du
catholicisme, écrit-il, plient à la politesse. »
Il ne tenait pas énormément à la vérité : il y préférait la beauté ; ou plutôt il les
confondait avec une astuce séraphique. Ne croyez-vous pas que Renan eût contresigné
cette pensée : « Tâchez de raisonner largement. Il n’est pas nécessaire que la vérité se
trouve exactement dans tous les mots, pourvu qu’elle soit dans la pensée et dans la
phrase. Il est bon, en effet, qu’un raisonnement ait de la grâce : or, la grâce est
incompatible avec une trop rigide précision. » Et cette autre : « L’histoire a besoin de
lointain, comme la perspective. Les faits et les événements trop attestés ont, en
quelque sorte, cessé d’être malléables. »
Il est plus platonicien que Platon. L’univers lui est, très exactement, un système de
symboles, où il s’applique à saisir les correspondances du réel avec l’idéal, le reflet
de Dieu sur les choses. Où manque ce reflet, il ferme les yeux. Il ne permet à la
matière d’exister qu’en tant qu’elle traduit quelque chose de spirituel. En elle-même,
elle le dégoûte. Aussi la réduit-il tant qu’il peut. Il ne lui reconnaît que l’épaisseur
tout au plus d’une pelure d’oignon ; il fait du monde une prodigieuse baudruche. Cela, à
la lettre : « Pour créer le monde, un grain de matière a suffi… Cette masse qui nous
effraye n’est rien qu’un grain que l’Éternel a créé et mis en œuvre. Par sa ductilité,
par les creux qu’il enferme et l’art de l’ouvrier, il offre, dans les décorations qui en
sont sorties, une sorte d’immensité… En retirant son souffle à lui, le Créateur pourrait
en désenfler le volume et le détruire aisément… »
Comme sa métaphysique, sa critique littéraire n’est que métaphores, comparaisons,
allégories. Il dit de Voltaire : « Voltaire a, comme le singe, les mouvements charmants
et les traits hideux. » Il dit de Platon : « Platon se perd dans le vide, mais on voit
le jeu de ses ailes, on en entend le bruit. » Il nous apprend que « Xénophon écrit avec
une plume de cygne, Platon avec une plume d’or et Thucidyde avec un stylet d’airain ».
On est tenté de continuer : « Corneille écrit avec une plume d’aigle, Racine avec une
plume de tourterelle (vous savez que la tourterelle est violente), Chateaubriand avec
une plume de paon, Joubert lui-même avec une plume d’ange. »
En politique, il est pour le régime où il entre le plus d’artifice. Ce qui lui déplaît
dans la démocratie, c’est que, la force et le pouvoir s’y trouvant dans les mêmes mains,
c’est-à-dire dans celles du plus grand nombre, « il n’y a point d’art, point d’équilibre
et de beauté politique. » Il veut que la puissance soit séparée de la force matérielle,
du nombre, et les tienne en échec. C’est dans cette fiction qu’il voit la beauté : « De
la fiction, il en faut partout. La politique elle-même est une sorte de poésie. »
Sa psychologie aussi est toute en images. Il remarque que l’homme n’habite que sa tête et son cœur ; que la langue est une corde
et la parole une flèche ; que l’âme est une vapeur
allumée dont le corps est le falot ; que certaines âmes n’ont
pas d’ailes, ni même de pieds pour la consistance,
ni de mains pour les œuvres ; que l’esprit est l’atmosphère de l’âme, qu’il est un feu, dont la pensée est la
flamme ; que l’imagination est l’œil de l’âme.
Plus loin, je vois que l’esprit, qui tout à l’heure était une atmosphère et une flamme,
est un champ, puis un métal ; qu’il peut être creux et sonore, ou bien que sa solidité peut être plane, si bien que la pensée y produit
l’effet d’un coup de marteau ; puis, qu’il ressemble à un miroir concave, ou convexe ; qu’il y fait froid, qu’il y fait chaud ; que la pudeur est un réseau, un velours, un cocon, etc., etc.
Sentez-vous la revanche de la nature ? Voilà, pour un contempteur de la matière, une
imagination bien matérielle. Tous ces renchéris n’en font jamais d’autre.
Avec cela, Joubert est très « particulier ». Ses subtilités quintessenciées, son
épicuréisme virginal et ce que j’appelle son « angélisme » peuvent nous communiquer
encore, çà et là, d’assez doux petits frissons d’âme. Par mille affectations
mystérieuses, par son mauvais goût travaillé et délicieux, il reste proche de nous. Ce
sensitif pudique est un des plus distingués parmi ces artistes joliment maniaques qui
sont comme en marge des littératures…
Je dois seulement confesser que Joubert exprime ou indique toujours les deux termes de
ses comparaisons : c’est, entre autres choses, ce qui le distingue, par exemple, de
M. Stéphane Mallarmé. Cela n’empêche point la parenté. J’ai voulu signaler à nos poètes
symbolistes un aïeul inattendu, mais authentique.
Il est très grand. C’est peut-être le cerveau de ce siècle qui a emmagasiné le plus de
faits et qui les a ordonnés avec le plus de rigueur. Chacune de ses « histoires »,
chacune de ses « descriptions » — description d’un homme, d’une littérature, d’un art,
d’une société, d’une époque, d’un pays — ressemblent à des constructions massives et
serrées. Sous les propositions qui s’enchaînent, les séries de faits se commandent
telles les assises successives d’un monument. Taine est un prodigieux bâtisseur de
pyramides.
Nul n’a plus durement appliqué, ni à des objets plus divers, des théories plus
étroitement déterministes. Mais, l’expérience du plus savant homme étant toujours fort
restreinte, toute explication d’un ensemble un peu considérable de phénomènes, même
suggérée par l’expérience, devient forcément création. L’esprit, au début, s’accommode
aux parcelles de réalité qu’il a pu saisir ; mais, dès qu’il s’agit d’une réalité plus
étendue, et de toute la réalité, c’est elle que nous accommodons à notre esprit ; c’est
notre esprit qui complète les faits, et qui les pétrit, et qui suppose entre eux des
relations afin de justifier des lois. Toute philosophie est poésie.
Et c’est pourquoi nul n’a fait, plus souvent que Taine, autre chose que ce qu’il
croyait faire ; nul n’a plus senti et imaginé, alors qu’il croyait uniquement percevoir,
observer et classer.
La théorie qui est censée former le support de l’Histoire de la
littérature anglaise ne rend bien compte que des individus médiocres ; elle
n’éclaircit par conséquent que ce qui nous intéresse le moins. Elle n’explique guère les
grands écrivains. Tandis que Taine se travaille à voir en eux les produits du moment, du
milieu et de la race ; il nous les montre surtout comme des producteurs d’une certaine
espèce de beauté où nous ne saurons jamais au juste ce qui revient à la race, au milieu
et au moment. L’Histoire de la littérature anglaise est un livre
splendide ; mais le meilleur en subsisterait, la théorie ôtée ou réduite à d’assez
modestes truismes.
Pareillement, « la faculté maîtresse » explique tout dans l’œuvre d’un artiste, excepté
la beauté. La « faculté maîtresse » peut, en effet, se rencontrer aussi bien chez un
galfâtre que chez un homme de génie.
En histoire aussi, Taine est souvent dupe. Sa conception déterministe donne
inévitablement des résultats moroses, quels que soient le pays ou le temps qu’il étudie.
Car il remonte toujours, par l’analyse, à des causes qui se confondent avec l’instinct
animal. Et c’est ainsi qu’il a vu l’ancien régime et la Révolution également tristes et
haïssables. Décomposés de la même façon, le moyen âge et l’antiquité lui eussent non
moins sûrement paru hideux. La beauté même du siècle de Périclès, si Taine avait pu
dépouiller les archives athéniennes, n’eût pas résisté à cette opération. Toute la
destinée de l’humanité se résume pour lui dans le sombre tableau que trace Thomas
Graindorge pour l’instruction de son neveu. (Les petits lapins, les gros éléphants… vous
vous rappelez ?)
Il déforme les faits par cela seul qu’il les coordonne sans les connaître tous. Il est
très peu évolutionniste, puisque sa mécanique prétend exclure le mystère et qu’il y a du
mystère dans l’« évolution ». Il oublie le flottant, le vague, l’imprécision, la fuite
et la transformation des choses. Il immobilise le réel pour l’observer : donc ce qu’il
observe n’est déjà plus le réel. Assurément, les institutions jacobines et
napoléoniennes sont artificielles et oppressives ; mais, en quatre-vingt-dix ans,
n’ont-elles pu modifier le peuple qu’elles enserrent dans leurs cadres et lui faire une
autre nature ? Saurions-nous revenir, au régime de la décentralisation et des petites
associations libres ?
Peut-être y a-t-il un rapport secret entre les contrariétés de l’œuvre de Taine et les
contrastes qu’on devine dans son caractère et dans son esprit.
Ce logicien est un poète. Cet abstracteur a le style le plus concret qu’on puisse voir.
Aucun écrivain ne s’est plus continûment exprimé par des métaphores, ni plus colorées,
ni développées avec plus de minutie, ni plus exactes dans le dernier détail. Cela va
communément jusqu’au symbole et à la parabole. Et ainsi l’on craint que, la justesse
surprenante des images emportant pour lui la vérité du fond, ce positiviste si défiant
ne se soit laissé quelquefois tromper par les mots.
Cet homme d’imagination violente et charnelle (vous vous rappelez ses études sur la
Renaissance et sur la peinture flamande) a eu la vie d’un ascète et d’un bénédictin. Ce
grand apôtre de l’observation directe a vécu très retiré, a peu communiqué, je crois,
avec les hommes d’une autre classe que la sienne ; et ce grand amasseur de faits les a
surtout cherchés dans les livres.
Ce déterministe, qui regarde l’histoire comme un développement de faits inéluctables et
qui a souvent goûté en artiste les manifestations de la force, s’est troublé, s’est
fondu en compassion, dès qu’il a vu le sang et la souffrance d’un peu près. Il eût été
indulgent à Sylla et à César : Robespierre et Napoléon l’ont trouvé inexorable.
Cet ennemi de l’esprit classique a, dans son besoin d’unité, soumis le réel aux
simplifications et aux généralisations les plus impérieuses Sa philosophie se retrouve,
dramatisée, dans le roman naturaliste ; et l’on sait que le roman naturaliste lui
faisait horreur.
Pour avoir trop vu dans l’histoire la bestialité humaine, il avait fini par avoir peur
des hommes. Dans ses dernières années, sa sympathie était évidente pour des doctrines
dont la sienne était la négation radicale, et pour les vertus mêmes que sa philosophie
était le plus propre à décourager.
Cet homme d’une si intransigeante audace de pensée était devenu énergiquement
« conservateur ». (Le fut-il pour les mêmes affreuses raisons que Hobbes ? On ne sait.)
Et non seulement il refusa des obsèques civiles qui, seules, eussent été sincères, mais
il ne se laissa point enterrer simplement selon le rite de sa religion natale, ce qui
n’aurait eu, dans l’espèce, qu’une très faible signification : il demanda — ou accepta —
des funérailles protestantes. Je n’ai jamais senti plus grande mélancolie intellectuelle
qu’à cette mensongère cérémonie.
Mais cela n’a point aboli son œuvre écrite. Hippolyte Taine fut un de nos maîtres. La
période positiviste de notre littérature celle qui commença vers 1855 et que nous
voyons s’achever garde très profondément son empreinte.
On ne découvre des vérités neuves que par de grands partis pris qui entraînent tout
autant d’erreurs. Qu’importe ? Les vérités restent. Taine est l’écrivain qui nous a fait
le plus fortement sentir et comprendre l’animal et la machine qu’est toujours l’homme.
Seulement, c’est là une vérité que nous avons assez vue, et des vérités un peu
différentes sont en train de nous attirer davantage. Et, donc, il adviendra de Taine
comme d’autres grands inventeurs ou rajeunisseurs d’idées : on l’abandonnera pendant
trente ans pour lui revenir.
Je le tiens pour un des plus particuliers et des plus originaux des hommes d’à présent.
Et nul peut-être ne diffère plus profondément de l’image que le public s’est formée de
lui.
Professeur fieffé, doctrinaire intransigeant, continuateur vigoureux du grêle Nisard,
défenseur de la tradition et de toutes les traditions, et par conséquent leur
prisonnier : tel il apparaît aux inattentifs. Parce qu’il a gardé, avec une coquetterie
hautaine, la syntaxe du dix-septième siècle, on le croit contemporain de Bossuet par les
idées.
En réalité, l’esprit le plus libre, de l’indépendance la plus fière et la plus
ombrageuse. Sa vie, d’abord, le prouverait, toute solitaire et, jusqu’à ces dernières
années, toute en dehors des « cadres » officiels. C’est sans autre diplôme que celui de
bachelier qu’il est parvenu aux premiers emplois de l’enseignement universitaire. En
littérature, il n’a touché aux opinions traditionnelles que pour les redresser rudement,
souvent pour en prendre le contre-pied. L’ensemble de son œuvre ne serait pas mal
intitulé : « Suite de paradoxes sur la littérature française. »
Ce prétendu « immuable » s’est d’ailleurs beaucoup modifié en vingt ans. Ou, si vous
préférez, je crois le comprendre mieux que je ne faisais jadis.
Ce critique est surtout un historien et un dialecticien.
Il a, au plus haut point, le sentiment de l’histoire. Pour lui, juger un livre, ce
n’est nullement analyser l’impression plus ou moins voluptueuse qu’il en a reçue ; mais
c’est, essentiellement, le « situer » dans une série. On connaît son mot : « Je ne loue
jamais ce qui m’amuse ». Son objet est de fixer la valeur des œuvres par rapport, non à
lui-même, mais à toute la littérature. Dans le moindre de ses jugements il tient compte
d’une chose considérable en effet : le jugement exprimé ou supposé des morts, qui sont
plus nombreux que les vivants.
Non, certes, pour s’y conformer aveuglément. Cet historien est artiste en dialectique.
Même, il s’y complaît, et c’est la seule espèce de volupté à laquelle il soit
publiquement accessible. Entre les ouvrages écrits, envisagés comme des faits dont il
faut chercher la loi de succession, la grande joie de M. Brunetière est d’établir des
« liaisons » inaperçues et surprenantes.
Sa logique est toujours imaginative. Comme Taine a théorie du milieu, du moment et de
la faculté maîtresse, M. Brunetière a trouvé la théorie de l’« évolution des genres ».
Son sens historique devait l’y amener : car le darwinisme, c’est — provisoirement — le
vrai nom de l’histoire, c’est l’histoire même.
Il a étudié les « genres littéraires » un peu de la même façon que Taine étudiait les
écrivains. Et il lui est arrivé, comme à Taine, d’être dupe des métaphores. Les genres
littéraires sont devenus, dans son système, un je ne sais quoi d’organique, qui vivrait
indépendamment des œuvres particulières et des cerveaux où elles ont été conçues ;
abstractions végétatives, qui ont des troncs et qui poussent des branches ; entités
réalisées à la manière scolastique. Les « genres » seuls existent ; les œuvres, très
peu ; la personne des écrivains, moins encore.
Ainsi M. Brunetière a pu, l’an dernier, à propos de l’évolution de la poésie lyrique,
parler de Musset sans presque mentionner ses comédies, où est pourtant tout Musset.
C’est que, l’année précédente, il avait parlé, à propos de l’évolution du genre
dramatique, de ces mêmes comédies, qui pourtant sont à peine du théâtre. Musset lui-même
s’évanouit : son nom ne désigne plus que le passage accidentel, à travers un cerveau, de
deux « genres littéraires » à une certaine minute du développement de ces deux
plantes…
La logique de M. Brunetière est ardemment combative. Il parle toujours contre quelqu’un. Il a la démonstration menaçante. Au moment où il nous écrase,
il nous avertit qu’il nous ménage. « Et, si je le voulais à ce propos, j’ajouterais,
etc… » Derrière ses béliers, il a toujours des catapultes en réserve.
Il donne l’impression d’une vitalité intellectuelle et physique , presque
maladive (avez-vous assisté à ses cours ?) et, en y regardant de plus près, d’une
immense tristesse. Nulle grâce ; jamais de sourire ni d’abandon ; point d’esprit, sinon
à coups de massue. Mais cela ne serait rien. Lui-même a confessé à maintes reprises un
pessimisme si radical et si âcre qu’on sent bien que son amour de l’action et son grand
courage le défendent seuls du nihilisme pur. Il est sans doute l’homme qui, moitié par
respect de ce qu’ont fait et pensé les pauvres hommes disparus, moitié par un souci
d’utilité publique, a déployé le plus de vigueur pour défendre des principes et des
institutions auxquels il ne croyait pas.
De tout cela, mélancolie foncière, pessimisme absolu, travail effréné, activité fébrile
qui semble avoir peur du repos et vouloir tromper la vie, refus de sourire,
retranchement ascétique de tout épicuréisme intellectuel, je conclus naturellement à une
excessive sensibilité, et d’autant plus violente qu’elle est publiquement plus comprimée
à une extrême capacité de désir et de souffrance… Et cela est très singulier, à cause
de la forme qui n’est pas précisément, ici, celle d’un Musset ou d’un Byron.
… On a dû voir parfois, dans quelque couvent du haut moyen âge, un moine théologien
ardent aux disputes, orthodoxe avec des témérités de dialectique à faire trembler,
austère, secret, ne livrant jamais rien de son coeur ni de ses sensations, dur en
apparence et étranger à tout plaisir… Un matin, ses frères le trouvaient pendu dans sa
cellule, sous son grand crucifix. Que s’était-il passé ? Drame de désespoir
métaphysique ? Drame d’ennui mortel ? Ou quoi de plus insoupçonné encore ?
Ma plaisanterie n’est pas gaie, et elle est d’un romantisme fâcheux. Mais M. Brunetière
me fait songer, malgré moi, à un théologien damné.
François Coppée
On voit bien tout de suite qu’il y a, dans la littérature française, des écrivains du
Nord et des écrivains du Midi, des Provençaux, des Gascons, des Auvergnats, des Belges,
des Hellènes et des coloniaux. Mais y a-t-il des Parisiens ? On peut se le demander.
Car, d’abord, Paris, c’est trente-six mille choses à la fois ; et puis on sait que la
plupart de ceux qui passent pour représenter l’esprit de Paris sont venus des plus
lointaines provinces… Et pourtant, oui, il y a des Parisiens, puisqu’il y a Béranger et
puisqu’il y a M. François Coppée.
Plusieurs voient surtout, en M. Coppée, un praticien en vers et en prose, d’une
habileté . Et je fais cette première remarque que l’auteur de la _Grève
des forgerons_ est adroit, en effet, comme un ouvrier de Paris. Mais il est encore bien
autre chose. On pourrait dire que la netteté, le poli, l’aisance imperturbable et le
« fini » classique de son œuvre, qui font que tout le monde peut s’y plaire, n’en
laissent sentir toute l’originalité qu’aux lecteurs très attentifs.
Si l’on y veut prendre garde, on saisit chez lui d’intéressants contrastes. Il a
commencé par être un parnassien pur, un artiste voluptueux et fier, uniquement dévot aux
mystères de la forme. Il a écrit le Lys et l’Enfant des
armures et ciselé d’irréprochables petites « légendes des siècles ». En même
temps il montrait, dans ses délicieuses Intimités, une sensualité fine
et languissante, maladive un peu. Il pouvait mal tourner. Il pouvait tomber de la poésie
parnassienne dans l’héliogabalisme, et de l’héliogabalisme dans le symbolisme, le
mysticisme et la kabbale. Les jeunes gens qui le considèrent aujourd’hui comme un
funeste bourgeois ne réfléchissent pas que Coppée, il y a vingt-cinq ou trente ans,
parut un jeune poète très « avancé ».
Or, tout de suite après le Reliquaire et les
Intimités, M. François Coppée, chose assez inattendue, écrivait les
Humbles. En vers modestes et familiers, dont toute l’élégance consistait dans
leur souple exactitude, dont le prosaïsme n’était sauvé que par la grâce du rythme, en
vers nus, tout nus, il façonnait de petits poèmes gris, tout gris, où s’exprimait, sans
fausse honte, une sensibilité et parfois presque une sentimentalité de peuple. Ces
ingénieuses compositions eurent très vite le suprême honneur de la parodie. Je ne
rappellerai que le petit homard des Batignolles, dont une bonne fille garde les pattes
pour sa mère.
On put croire d’abord que le jeune poète parnassien n’avait vu dans ces récits qu’un
exercice amusant et difficile de versification, quelque chose comme le plaisir d’écrire
en français des vers latins (si j’ose cette catachrèse) sur des sujets réfractaires à la
poésie. Mais M. Coppée a recommencé si souvent ; il y est revenu avec une si évidente
complaisance qu’il faut bien qu’il y ait mis son coeur et qu’il ait trouvé, dans ces
peintures en vers de la vie, des mœurs, des souffrances et des mérites des « humbles »,
— et non point des « humbles » pittoresques : bergers, pêcheurs, vagabonds, gueux de
Richepin, mais des « humbles » incolores : épiciers, employés, vieilles filles une
autre douceur, plus intime, plus humaine, que celle d’accomplir des séries de tours de
force En somme, Coppée, dans ses Humbles, a presque créé un genre ;
il a presque réalisé un rêve de Sainte-Beuve.
Toutefois il se pourrait qu’en dépit du rêve de Sainte-Beuve ce genre restât un peu
hybride et douteux. C’est dans ses récits en prose non rimée que je goûte avec le plus
de sécurité la sensibilité vive et franche de M. François Coppée. On a dit (et ce n’est
d’ailleurs qu’à moitié vrai) que le réalisme de la plupart de nos romanciers était dur,
hautain, méprisant ; que rien n’égalait le soin avec lequel ils peignent les existences
humbles ou médiocres, sinon leur dédain pour cette humilité, et qu’enfin ils n’aimaient
pas les petites gens. M. Coppée les aime. Nul, si ce n’est peut-être M. Theuriet, n’a
exprimé avec une sympathie aussi vraie la vie des pauvres foyers, des foyers de tout
petits bourgeois, leurs habitudes, leurs soucis, leurs plaisirs, leurs ambitions ; nul
ne nous a mieux fait sentir, sous la mesquinerie des détails matériels, qui devient
touchante, l’immortelle poésie du coeur. Je dirais que, par là, le réalisme de M. Coppée
ressemble à celui des romanciers anglais ou russes, si j’avais besoin, pour goûter nos
écrivains à nous, de constater qu’ils ressemblent aux étrangers.
D’autre part, l’auteur des Humbles et des Contes
rapides est, comme on sait, un compagnon de propos libres et qui, comme plusieurs
d’entre nous, manque un peu d’innocence. Il a l’esprit, et il a la « blague ». L’âme
d’un titi supérieur sonne dans son rire, dont il est impossible de ne pas aimer le joli
timbre légèrement nasillard.
Or, ce railleur est tellement ingénu qu’il est un des trois ou quatre de nos
contemporains qui ont fait des tragédies oui, des tragédies en cinq actes où tout est
pris grandement au sérieux, où se déroulent des événements imposants, où des personnages
royaux se débattent dans des situations douloureuses et terribles, où s’entre-choquent
les passions les plus violentes et où s’énoncent en alexandrins les sentiments les plus
nobles et les plus hauts dont l’humanité soit capable. Faire des tragédies ! songez à ce
que cette entreprise suppose aujourd’hui de courage, de persévérance, de gravité et de
foi.
Rassemblons ces traits. Un parnassien qui est un sentimental et un railleur qui fait
des tragédies ; un raffiné qui a l’âme populaire et un ironique qui a l’âme
enthousiaste… Ne vous le disais-je pas que M. François Coppée, lui du moins, est bien de
Paris ? Il est même le seul de nos poètes qui soit de Paris à ce point.
Car on trouve dans ses pages, épuré et revêtu de beauté par son clair génie, ce qu’il y
a de meilleur et de plus généreux dans les sentiments du gavroche, de la grisette, du
garde national, du chauvin et aussi de l’ouvrier révolutionnaire, du médaillé de
Sainte-Hélène et pareillement du barricadier. Ses causeries du Journal
nous le montrent baguenaudant à travers sa bonne ville, se mêlant volontiers au
populaire, attendri et frondeur, excusant les misérables, sévère aux bourgeois et aux
politiciens, paternel aux jeunes gens, évangélique jusqu’à la plus noble imprudence, et
conciliant cet évangélisme avec le culte du grand Empereur, qui n’est, chez lui, que le
culte de l’effort et de la volonté héroïque ; saluant un vague bon Dieu, célébrant le
printemps et sa mie, se racontant lui-même avec une bonhomie charmante ; d’ailleurs
artiste toujours soigneux, mais, autant qu’artiste, brave homme. Ainsi, depuis quelques
années surtout, nous avons vu Coppée devenir insensiblement le Béranger de la troisième
République.
Il a fait une chose très singulière et très audacieuse dans sa simplicité. Il a fait
entrer Lisette à l’Académie. Académicien, confrère d’un évêque, de plusieurs ducs et de
divers professeurs et moralistes, il n’a pas été hypocrite ; il n’a pas craint de chanter
l’idylle faubourienne de sa quarante-cinquième année. Et cette franchise lui a réussi.
Sa dernière Elvire, fleur pâlotte et douce, nimbée, à travers les losanges d’une maigre
tonnelle, par les derniers rayons du soleil couchant sur la Marne, n’a point paru sans
poésie. Et même peu de livres de vers respirent autant de sincère tendresse et de
mélancolie pénétrante que cette si jolie Arrière-Saison…
Une de ses caractéristiques, c’est d’être un auteur à « considérations »4, de ne pouvoir écrire trois lignes sans
« s’élever » à des idées générales. Ces idées ne sont jamais insignifiantes. Cosmopolite
par la culture, avec de belles parties d’esprit philosophique, M. de Vogüé, ayant
beaucoup vu, peut beaucoup comparer et, par suite, beaucoup abstraire.
Ces idées sont, presque toujours, majestueusement tristes. Depuis dix ans, M. de Vogüé
nous parle, presque sans interruption, du malaise de nos âmes. Il a repris, avec
quelques variantes, la chanson de 1830. Je crois que ce malaise, il l’éprouve pour son
compte. Intelligence haute et mélancolique mélancolique d’être haute, et haute pour les
mêmes raisons qui la font mélancolique il ne paraît pas d’aplomb dans sa vie. Il a un
peu l’air d’un exilé, et cela de diverses façons.
Sous l’ancien régime, même sous la Restauration, sa carrière eût été toute tracée. Il
eût été dans les grandes charges de l’armée, du gouvernement ou de la diplomatie. Sa
rêverie se fût dissipée en action. Gentilhomme éclairé, à tendances libérales, il eût
écrit, dans ses vieux jours, des Mémoires où l’on remarquerait de la
finesse et de l’élévation. Son existence aurait été, en dépit de quelques agitations de
surface, harmonieuse et paisible. Mais aujourd’hui la vie est plus difficile aux
descendants de l’ancienne aristocratie, quand ils ne sont pas très riches et quand ils
ne se résignent ni à l’oisiveté ni à la nullité. Ils ne trouvent plus leur place faite.
Ils ont plus de peine à se faire nommer députés qu’un cabaretier ou un coiffeur… Et
ainsi, M. de Vogüé semble d’abord exilé dans son temps.
Mais voici qui lui est plus particulier. Ce temps, il l’a aimé. Il en a connu l’âme
souffrante ; et, comme il prend tout très au sérieux, il est un des premiers qui se
soient employés à la guérir. Pour cela, il a découvert l’Évangile. Il l’a découvert dans
le roman russe, vous n’avez pas oublié avec quel succès. Il a jugé que Balzac, Sand et
Flaubert ensemble étaient bien peu de chose auprès de Léon Tolstoï ou de Dostoïewsky ….
C’est presque toujours à des étrangers qu’il a demandé son aliment spirituel. Et ainsi,
tout en l’aimant ; il a semblé exilé dans son pays.
D’autre part, il a l’esprit inquiet, généreux et hardi. Il n’a peur ni des faits ni des
idées. Il accepte la démocratie. Il a de très larges vues d’historien et de belles
pénétrations. Il a, dans ces derniers temps, beaucoup encouragé le pape. Mais, comme il
est académicien, qu’il mène forcément une vie plutôt artificielle et mondaine, la vie
que son nom et sa condition lui imposent, et qu’il est, quoi qu’il fasse, sinon d’une
coterie, au moins d’une société, avec qui qui sa pensée intime n’a presque rien ’ de
commun, il semble, en quelque manière, exilé dans son monde.
Je l’ai prié, un jour, bien indiscrètement, de formuler son credo.
Lorsqu’il s’écriait : « Croyons ! » sans nous dire à quoi, je l’ai comparé à ces ténors
qui chantent : « Marchons ! » sans bouger de place. C’était pure taquinerie. Le devoir
de pitié, de charité, d’aide mutuelle et de renoncement peut être promulgué en dehors de
tout dogme confessionnel ou philosophique. C’est le cas de dire, comme ce personnage de
Molière : « J’y crois pour ce que j’y crois… » Néanmoins, si j’ose le dire, la
conception du devoir, chez M. de Vogüé, ne me paraît que provisoirement coupée du dogme
catholique. Il sait très bien lui-même qu’il mourra confessé… Et ainsi en attendant, il
semble exilé de sa religion et exilé dans sa
morale.
Enfin il se préoccupe extrêmement des humbles et des petits ; il se penche sur le
peuple. Sévère pour l’individualisme, désireux de sentir avec les masses, il épie le
réveil, la transformation morale qui se prépare peut-être dans leurs ténèbres. Il est
merveilleusement évangélique d’intention. — Et, cependant pas de style moins évangélique
et moins « populaire » que le sien. Sa forme a quelque. Chose de fastueux et
d’orgueilleux ; elle manque de simplicité et de bonhomie à un degré invraisemblable.
M. de Vogüé est de ceux qui ont le mieux gardé, sur un fond rajeuni, le geste de la
prose du temps de Louis-Philippe. Il abonde en métaphores savantes. Il a des paraboles,
mais de mandarin. Evidemment, il n’y aura jamais de communication entre la foule et lui.
Aucun ignorant ne le comprendrait. Lui-même s’en, rend parfaitement compte. Il s’en est
remis un jour, du salut de l’humanité, à quelque capucin qui tout à coup surgira… Bref,
il est comme exilé dans son grand style.
C’est du sentiment de tous ces exils qu’est faite sa tristesse. Il a au front le pli
soucieux de Vauvenargues et de Vigny, auxquels il fait songer ; et c’est le
Chateaubriand de la troisième République.
C’est le peintre le plus véridique des mœurs de ce petit monde qu’on appelle « le
monde ». Paul Bourget nous décrit des mondains et des mondaines d’exceptionnelle qualité
morale. Lavedan et Gyp, l’un avec son imagination poétique, l’autre avec sa gaminerie si
drue, nous déroulent surtout l’extérieur du guignol mondain, peignent en superficie des
âmes futiles en effet et superficielles.
Plus analyste que dialoguiste ou aquarelliste, M. Paul Hervieu a vu ce que recouvrent,
après tout, ces surfaces. Il a vraiment fait la « physiologie » des mondains, pour
employer une expression qui fut à la mode il y a cinquante ans. Il nous a montré, comme
elle est dans son fond, l’existence monstrueuse des hommes et des femmes du monde qui ne
sont que cela, des riches qui ne vivent que pour paraître, pour observer des rites de
vanité qu’ils ne comprennent même pas — et pour jouir. Il nous a fait concevoir de
secrètes analogies entre cette vie-là et celle que mènent, à l’autre bout de la société,
les « joyeux » et les « joyeuses » des boulevards extérieurs, qui sont des oisifs, eux
aussi, mais moins polis, et pressés de nécessités qui ne leur permettent pas d’être
inoffensifs.
Flirt exprime avec une tranquillité terrible l’immensité de la
niaiserie et du néant des mondains. C’est parmi les élégances et les plaisirs
stupéfiants à force d’être conventionnels, l’histoire d’un adultère « décent »,
accablant de nigauderie, d’insincérité, de banalité, de nullité. La sensation du vide
intellectuel va jusqu’au vertige.
Mais, le « monde » étant, au fond, un libre harem épars, dissimulé, inavoué (songez,
par exemple, à la nécessaire signification du décolletage des femmes), le vernis de la
vie dite élégante doit forcément recouvrir de sourdes brutalités. M. Paul Hervieu nous
les révèle dans Peints par eux-mêmes, ce quasi chef-d’œuvre. Il ne
s’agit pas seulement ici, comme dans les romans d’Octave Feuillet, de passions
tragiques, de violents drames raciniens, « distingués » quand même, mais de sensualité
toute crue, de vices, de vilenies déshonorantes, de crimes, de « faits-divers » de forte
saveur. Escroquerie, avortement, chantage, suicide avant les gendarmes, amours
effrénées, de même essence que celles qui finissent dans les bouges ou sur les
« fortifs » par un coup de surin : c’est de quoi se compose l’aventure du brillant Le
Hinglé et de l’exquise Mme de Trémeur. Certains mondains redeviennent ainsi des
primitifs, et même des primates. Mais la surface reste souriante et concertée, et la
bonne douairière de Pontarmé n’a rien vu ni rien compris.
M. Paul Hervieu s’est préparé de loin, de très loin, à l’œuvre par laquelle, surtout,
il vaut.
Il a commencé par aimer le type le plus contraire à celui de l’homme du monde : le type
du réfractaire, de l’homme qui vit volontairement en dehors des conventions (Diogène le chien). Puis il a compris et aimé les humbles héroïques (l’Alpe homicide) et hanté la montagne et la vierge nature avant les
salons.
De là, chez M. Hervieu, l’absence complète de snobisme, la redoutable clarté du regard,
la justesse de la perspective. Perrichon a raison : « Que l’homme, même du monde, est
petit, vu de la mer de Glace ! »
Puis, il a écrit des histoires de fous dont on peut se demander si ce sont des fous
(l’Inconnu, Les Yeux verts et les Yeux bleus), et étudié certains
mystères soit de l’imagination, soit de la chair et du système nerveux (l’Exorcisée).
De là sa compétence et son acuité dans la description d’un monde dont la grande
occupation est l’amour et en qui l’excitation artificielle et continue des sens aboutit
volontiers aux énigmatiques névroses.
Ainsi l’alpinisme d’une part, la charcotisme de l’autre — sans compter certains
exercices d’observation minutieuse et ironique (Deux Plaisanteries) —
ont contribué à faire de M. Paul Hervieu le peintre le plus pénétrant peut-être, le plus
profond, le plus hardi — et le moins suspect d’illusion ou de complaisance — des
infortunés mondains5.
Assurément je voudrais qu’il écrivît une langue moins difficile et d’une syntaxe plus
sûre. Il le pourrait sans rien perdre de sa froide et coupante subtilité. Mais tel qu’il
est, et mutatis mutandis (relisez, je vous prie les lettres du prince
de Caréan), je ne suis pas éloigné de considérer dès maintenant Paul Hervieu comme notre
Laclos6.
Il n’est pas de plus habile jeune écrivain que M. Marcel Prévost. Je n’en vois point
qui ait plus adroitement administré de plus heureux dons naturels. Avec le talent il a,
au plus haut point, le savoir-faire.
La malignité publique est telle qu’on voudra peut-être voir, dans cette constatation,
une manière de mauvais compliment. Pourquoi ? Ce dont vous faites un mérite à un
trafiquant ou à un homme politique, pourquoi votre pudeur s’en offenserait-elle quand
vous le rencontrez chez un artiste ? Un romancier est-il obligé d’être gauche dans sa
conduite ? « Vous n’en parlez que par envie. »
Admirons, dès ses débuts, la précision de coup d’œil et la sûreté de calcul de ce
polytechnicien. Il fut des premiers, voilà huit ou dix ans, à discerner que le
naturalisme touchait à son déclin, et il eut l’idée de s’en ouvrir à M. Dumas. Alors que
ni Octave Feuillet ni M. Victor Cherbuliez n’avaient cessé d’écrire, il proclama qu’il
était urgent d’inventer le « roman romanesque ». Et il l’inventa. « Cette chaise était
libre, dit-il, je m’en suis emparé. » Et M. Dumas, bonhomme, répondit : « Asseyez-vous
donc. »
Et M. Prévost se mit à cuisiner des romans, — romanesques si l’on veut (je ne pense pas
que lui-même tienne beaucoup à cette étiquette) disons simplement des romans d’amour,
où je vois bien qu’il y a moins de gros mots que dans les livres de M. Zola, mais où je
doute parfois qu’il y ait plus de chasteté.
Toujours adroit et lucide, M. Marcel Prévost tira un excellent parti de renseignements
qu’il avait reçus chez les Pères de la rue des Postes, de sa connaissance sérieuse de la
morale chrétienne, — connaissance qui n’abonde pas chez nos écrivains, — et,
spécialement, de l’exacte notion qu’il avait du « péché ».
Son premier roman, le Scorpion, est remarquable par de très justes
descriptions de la vie d’un grand collège ecclésiastique et des formes particulières que
peut prendre l’incontinence chez un jeune clerc. Dans Mademoiselle
Jaufre, qui est peut-être son meilleur ouvrage, il développe une sorte de
corollaire du mot de saint Paul sur la « loi » qui « fait le péché », et, nous contant
l’histoire d’une fille élevée selon la nature par un père à théories, il montre comment,
à cette âme primitive, c’est le péché qui révèle la loi. — L’inspiration de la Confession d’un amant est plus chrétienne encore, et il s’y ajoute le
tolstoïsme filtré de MM. de Vogüé et Desjardins. Le héros du livre, ayant mâché la
cendre amère que la faute laisse après soi, n’a plus de repos qu’il n’ait trouvé une
grande cause humaine et chrétienne à qui dévouer son corps et son âme, et se précipite
de l’amour dans la charité …
On sait que jamais tant de soutanes n’ont traversé les romans, ou même les comédies,
que depuis une dizaine d’années, soit réveil d’un vague et équivoque mysticisme, soit
recherche de ce que peuvent mêler de piment aux choses de l’amour les choses de la
religion. Mais les soutanes de M. Prévost sont vraies. Les amours de la femme de
quarante ans, dans l’Automne d’une femme, s’encadrent entre deux
confessions de deux entretiens de la pécheresse avec son directeur, où le ton est
singulièrement juste, la casuistique pénétrante, l’orthodoxie irréprochable. M. Marcel
Prévost doit cela à sa pieuse éducation. J’en reconnais aussi des traces dans sa
complaisance et sa compétence à peindre les doux adolescents, timides, tendres, faibles
et scrupuleux, de rôle passif, plus jeunes que la femme aimée, et beaucoup plus séduits
que séducteurs … Il a donné des frères charmants au délicieux Hubert Liauran de M. Paul
Bourget.
Il semblait que, par la Confession d’un amant, M. Marcel Prévost se
fût lui-même condamné à une certaine sévérité d’imagination et de style. Or, il s’en
faut d’extrêmement peu qu’il n’y ait du libertinage dans ses Lettres de
femmes et dans ses études sur l’Adultère. A mesure que
M. Bourget tournait au piétisme, devenait un romancier purement anglo-saxon, M. Prévost
glissait à une spécialité dangereuse, qui exige, pour ne paraître pas un peu ridicule,
beaucoup d’aplomb à la fois et de tact chez celui qui la détient et la professe : la
spécialité d’écrivain « féministe », de docteur ès sciences de l’amour, consulté par les
perruches troublées.
Mais, là est le piquant, l’immoralité courageuse des peintures et
« illustre », chez M. Marcel Prévost, une doctrine très sûre, presque austère. Par
exemple, il n’hésite point à noter et à condamner, non sans la décrire, l’impudicité de
la plupart des jeunes mariées. Il conseille toujours, finalement, la vertu stricte.
C’est un rigoriste qui, ferme sur ses conclusions, ne craint pas d’insister sur les
choses contre lesquelles il conclura. Avec sa finesse expérimentée, sa hardiesse
enveloppée de la grâce d’un style souple, clair, abondant, un peu flou, sa sensualité et
son orthodoxie qui se donnent du prix et du ragoût l’une à l’autre, il n’est pas loin de
réaliser un type rare : celui de l’érotique chrétien7.
Cet ingénieux animal n’est pas mort ; mais on peut dire, sans l’offenser, qu’il est
sorti de sa « période héroïque ». On a publié dernièrement un volume de ses Gaîtés. Le moment semble donc venu de dire ce qu’il a été et ce qu’il a
fait.
Vous connaissez le petit théâtre de la rue Victor-Massé. Au-dessus de la lucarne aux
ombres chinoises est peint un chat noir, à la queue en tringle, aux contours simplifiés,
un chat de blason ou de vitrail, qui pose, une patte dédaigneuse sur une oie effarée. Ce
chat représente l’Art et cette oie la Bourgeoisie.
Mais, contrairement aux traditions, cette oie et ce chat ont eu ensemble les meilleurs
rapports. L’oie, reçue chez le chat — non gratuitement — s’est crue en pays de bohème ;
et c’est, en somme, le chat qui a galamment « exploité » l’oie, tout en l’amusant, et
même en lui ouvrant l’intelligence.
Le Chat-Noir a joué son rôle dans la littérature d’hier. Il a vulgarisé, mis à la
portée de l’oie une partie du travail secret qui s’accomplissait dans les demi-ténèbres
des Revues jeunes.
Il a été des premiers à discréditer le naturalisme morose, en le poussant à la charge.
Il a, je ne dis point inventé (car nous avions eu Richepin et, avant Richepin, Alfred
Delvau), mais rajeuni et le naturalisme macabre et farce par les chansons de
Jules Jouy et d’Aristide Bruant. Il a révélé aux gens riches et aux belles madames la
« poésie » des escarpes et de leurs compagnes, les boulevards extérieurs, les
« fortifs » et Saint-Lazare, et ce que c’est que « pante », que « marmite », que
« surin », que « daron, daronne et petit-salé… »
Et, en même temps, le Chat-Noir contribuait au « réveil de l’idéalisme ». Il était
mystique, avec le génial paysagiste et découpeur d’ombres Henri Rivière. L’orbe lumineux
de son guignol fut un œil-de-bœuf ouvert sur l’invisible. Mais, au surplus, le
conciliant félin nous a appris que le mysticisme se pouvait allier, très naturellement,
à la plus vive gaillardise et à la sensualité la plus grecque. N’est-ce pas, Maurice
Donnay ?
Au fond, le digne Chat resta gaulois et classique. Il eut du bon sens. Quand il choisit
Francisque Sarcey pour son oncle, ce ne fut point ironie pure. Quelques-uns des
Schaunards de cette bohème tempérée furent ornés des palmes académiques. Le Chat eut
l’honneur d’être loué un jour sous la coupole de l’Institut. Il tenait à l’opinion du
Temps et du Journal des Débats. Son idéalisme n’a
jamais « coupé » ni dans la « Rose-Croix », ni dans la poésie symboliste. Il a raillé
celle-ci oh ! les étonnants vers amorphes de Franck Nohain comme il avait décrié
d’abord le naturalisme de Médan.
Puis, le Chat-Noir a été patriote, et chauvin, et grognard. Comme la vogue des
« gigolettes », et comme la piété vague et veule qui nous émeut sur les Madeleines et
sur les Izéyls, la napoléonite qui nous travaille est un peu venue de lui. Vous vous
rappelez l’Épopée, de Caran d’Ache. Le Chat, sur quelques
points, fut un précurseur.
Il a, avec ce même Caran d’Ache, avec Willette et Steinlen, rajeuni la « caricature »
(j’emploie ce mot devenu impropre, faute d’un meilleur). Et il a restauré, en lui
donnant une forme neuve, la « vieille gaieté française ».
Car il eut pour nourrisson le bienfaisant Alphonse Allais. (Je veux nommer aussi, tout
au moins, Georges Auriol, ne pouvant les nommer tous.) Allais vaudrait, à lui seul, une
étude. Allais a certainement enrichi l’art du coq-à-l’âne et de l’absurdité méthodique.
Toujours le burlesque a suivi les évolutions de la littérature dite sérieuse. De même
que la fantaisie de Cyrano de Bergerac répercute tout le pédantisme fleuri du temps de
Louis XIII, de même qu’un grand nombre des facéties de Duvert et de Labiche supposent le
romantisme : ainsi les écritures bizarres d’Alphonse Allais, par leurs tics, clichés et
allusions, par le tour indéfinissable de leur rhétorique et de leur « maboulisme »,
impliquent toute l’anarchie littéraire de ces quinze dernières années…
(Laissez-moi ouvrir ici une parenthèse. Quelques types curieux florirent dans cet
illustre cabaret. Tel, le pianiste Albert Tinchant. Il n’était pas sobre, mais il était
doux ; il faisait de petits vers tendres et langoureux, pas très bons. Pendant cinq ou
six ans, il vécut sans jamais avoir un sou dans sa poche, très heureux. Son incuriosité
fut telle, ou sa pauvreté, qu’il ne trouva pas le moment — ou le moyen — d’aller, en
1889, voir l’Exposition. Le trait me semble rare. Tinchant mourut à l’hôpital. Il avait
été autrefois, en rhétorique, un de mes meilleurs élèves. Jamais il ne me demanda rien,
qu’une mention dans ma chronique dramatique. Celui-là était un bohème-né, un bohème
authentique. Je suis bien fâché qu’il n’ait pas eu de génie.)
Vous avez vu tout ce que nous devons au Chat-Noir. Ce chat éclectique, qui sut
réconcilier la bourgeoisie et la bohème, forcer les gens du monde à payer, très cher,
tant de bocks, et tantôt les attendrir sur des histoires pieuses, tantôt les scandaliser
avec modération et leur donner l’illusion qu’ils s’encanaillaient ; ce chat qui sut
faire vivre ensemble le Caveau et la Légende dorée, ce chat socialiste et napoléonien,
mystique et grivois, macabre et enclin à la romance, fut un chat « très parisien » et
presque national. Il exprima à sa façon l’aimable désordre de nos esprits. Il nous donna
des soirées vraiment drôles.
Nous prions les futurs historiens de la littérature de ne point refuser un salut amical
à cet ingénieux descendant du Chat-Botté. Comme son aïeul, il connut plus d’un tour et
valut à son maître un beau château.
C’est un beau soldat. Voici les principaux motifs de l’« image d’Épinal » qu’on lui
pourrait consacrer :
À dix-sept ans, engagé volontaire, il a son premier duel avec un prévôt d’armes, et le
tue Sous-lieutenant, il parie de sauter à cheval dans la Saône du haut d’un pont, et
gagne le pari En Crimée, il traverse les lignes russes pour rejoindre une dame qui
l’attend de l’autre côté Au Mexique, une grenade lui ouvre le ventre. Il survit on ne
sait comment, avec un ventre d’argent, dit la légende À Sedan, il conduit une des
charges héroïques Il entre dans Paris avec l’armée de Versailles. (On s’est avisé qu’il
avait manqué, dans cette affaire, de modération et de nuances. Cela est possible. Il est
certain qu’il y eut, parmi les fusillés, des innocents et des inconscients ; il est
certain aussi que le triage en était alors difficile. Puis, je vous prie de relire les
articles parus dans les journaux au moment des incendies de la Commune. Enfin, je ne
vous donne pas cet homme pour une âme hésitante et douce ; et, au surplus, ce serait
l’offenser que de trop plaider pour lui les circonstances atténuantes.) — Quelques
années après, il démolit une statue de la République Un peu plus tard, ayant réfléchi,
il met sa main dans celle de Gambetta.
Maigre, élégant, les pommettes saillantes, les yeux clairs et froids, un peu du nez de
Condé, la voix forte et comme bourdonnante, toute sa personne exprime une farouche
énergie. On sent qu’il dut être un entraîneur d’hommes. Très dur pour
lui-même, strict avec les officiers, il était bon pour les soldats, d’une bonté
protégeante d’aristocrate. Vous trouverez sa chromolithographie dans quantité de bureaux
de tabac de village ; et là, les receveurs buralistes, vieux médaillés, vous diront ce
qu’il fut, ce qu’il obtenait de ses hommes, vivant près d’eux, couchant avec eux sur la
paille, refusant le lit des bourgeois.
Né pour la guerre et pour la guerre d’autrefois, celle qui était vraiment une
profession et où la bravoure individuelle avait souvent le premier rôle il eut une joie
frénétique de vivre, commune chez ceux dont le métier est de donner la mort et de la
mépriser. Ici, l’image d’Épinal déroulerait la légende de sa vie civile : les Tuileries,
Compiègne, duels, enlèvements, folies… Et une dernière vignette nous montrerait, la
soixantaine venue, le général rêvant. Rêvant à quoi ? On ne sait, mais peut-être
l’entrevoit-on.
Il apparaît, par sa complexion, comme un soldat-gentilhomme de jadis, un maréchal de
camp de l’ancien régime ou tout au moins un général risque-tout du premier empire, égaré
dans une démocratie niveleuse, empêtré dans des charges bureaucratiques autant que
militaires, commandant durant une paix interminable une armée de citoyens et d’électeurs
où le patriotisme abonde plus que le tempérament et l’esprit proprement guerriers. D’où,
chez le général, un malaise et une angoisse, le sentiment d’une disconvenance croissante
entre sa personne et son emploi, entre ses facultés et le milieu où elles ont à
s’exercer, entre son idéal de vie et l’état politique de la société où il est condamné à
vieillir. Imaginez Villars, ou seulement Marbot, revenant parmi nous. Sourdement, il
regrette les soldats du service de sept ans, et les grognards et peut-être, par-delà,
les partisans et les mercenaires. Il se sent désorienté et désheuré.
Et rien à faire, il le comprend. Je ne pense pas que l’aventure d’un autre général
l’ait un instant abusé ou tenté. Mais il se dit qu’une des formes les plus brillantes de
la vie d’autrefois, et celle même où tout semblait le prédestiner, est profondément
modifiée, mutilée, amoindrie. Changées, la figure et l’âme des armées, changée, la
guerre. Et, comme on sait qu’elle ne sera plus ce qu’elle a été tout en ignorant ce
qu’elle sera, il est effrayé de cet inconnu. Des armées de deux millions d’hommes, la
mélinite, la poudre sans fumée, les fusils à tir rasant, et tout le reste, cela veut une
tactique nouvelle : que sera-t-elle ? et qui en détient le secret ?
Il pressent que les méthodes futures laisseront peu de place au déploiement des
qualités par lesquelles surtout il vaut, et que la guerre à venir ne sera plus sa
guerre. Et, par un mouvement excusable, ces méthodes mal déterminées encore, mais
apparemment contradictoires à ses aptitudes, cette guerre trop savante, peu avantageuse
aux « héros », il s’en défie, il les appréhende pour nous. Il se demande à quoi aura
servi d’emprunter à l’ennemi son système de recrutement si l’on n’a pas su lui emprunter
du même coup son âme patiente, endurante, disciplinée, encline au respect…
Si l’on s’était trompé, pourtant ? Qui sait, après tout, si, dans cet immense et
sanglant jeu de mathématiques, les chefs héroïques prompts à payer de leur peau et les
troupiers d’antan, les « troupiers finis », ne pourront pas jouer un rôle inattendu ?
Mais y seront-ils encore, ces troupiers ? Puis, il songe que, en tout cas, il sera trop
tard pour lui, que la fâcheuse « limite d’âge » le guette, que la retraite ajoutera à
l’oisiveté de ses vingt dernières années une vieillesse inutile et qu’il n’aura rempli
ni tout son mérite ni toute sa destinée naturelle. Concevez, je vous prie, sa mélancolie
et son pessimisme.
Les a-t-il laissé percer devant des reporters ? Non, puisque le fait a été nié
publiquement par le ministre de la guerre. Mais, quand il aurait trahi, dans un moment
d’imprudente expansion, son désenchantement et sa défiance, aurait-il donc commis une
infamie ? Assez d’affirmations optimistes compenseront cette boutade, la réduiront à un
avertissement maussade, peut-être utile. Et il est d’ailleurs singulier que ceux qui ont
accablé le général persistent à tenir pour criminelle la phrase du maréchal Lebœuf sur
les boutons de guêtre.
À moins d’être très bonne, très simple, très modeste, et aussi d’avoir aimé son défunt
« pour lui-même », — ne croyez pas que ce soit facile, le rôle de veuve d’un grand
homme, ou d’un homme illustre, ou d’un homme célèbre.
On risque ou de paraître accaparer sa mémoire, ou d’en sembler trop détachée, d’avoir
l’air trop consolé, ou trop bruyamment inconsolable ; de porter trop fièrement les
reliques, et tantôt de s’en attribuer les miracles, tantôt de croire qu’elles en font
toujours, alors qu’elles n’en font plus… À tout mettre au mieux, cela nous est si égal,
au bout d’un certain temps, que vous soyez veuve de quelqu’un qui est dans le
Larousse !
Il y a celles qui passent leur restant de vie, généralement très long, à exploiter,
avec un soin âpre et pieux, les livres de leur mort, à vider ses fonds de tiroirs, à
publier ses œuvres posthumes, niaiseries de jeunesse, notules, broutilles. Et cela peut
durer indéfiniment, et ces œuvres posthumes, elles pourraient les écrire elles-mêmes.
Elles les écrivent peut-être. Ces veuves « continuent le commerce du défunt », selon
l’épitaphe connue.
Il y a celles dont le viril esprit fut en si intime communion avec leur illustre époux
que, de très bonne foi, elles considèrent sa gloire, non comme héritée par elles, mais
comme acquise en commun avec lui. Elles détiennent, elles captent, elles défendent leur
mort. S’il fut de l’Académie, elles revendiquent le droit de lui choisir seules son
successeur, car son fauteuil leur appartient. Elles ne savent plus bien si elles
s’enflent de lui ou s’il fut grand par elles ; et la mode étant que les femmes d’un
certain rang signent de leur nom de jeunes filles si leur mari s’appelait Shakspeare et
si elles s’appellent Durand, elles font suivre, dans leur signature, un « Durand »
énorme d’un « Shakspeare » et gribouillé. Cela s’est vu.
Il y a celles dont le mari fut un homme essentiellement élégant et qui eut de belles
relations. Celles-là pensent l’honorer en continuant l’élégance de sa vie, en rendant
publique l’élégance de leurs souvenirs ; en se conformant à l’idéal mondain exprimé dans
ses livres, en se donnant l’air — piété touchante — d’être pareilles aux personnages que
sa futilité affectionna. C’est d’une de celles-là, mêlée, sous son crêpe de deuil, aux
divertissements de quelque villégiature aristocratique, qu’une méchante langue dit un
jour : « Oui, c’est bien ainsi que ce pauvre un tel aurait voulu être pleuré. »
Il y a celles qui étaient au moins égales, par l’esprit et le talent, au mari qu’elles
pleurent, et qui, tant qu’il vécut, se sont tues, se sont cachées, ont suivi ses succès,
du fond de leur retraite volontaire, comme des mères indulgentes. Le veuvage, la
médiocrité de situation qui a suivi, les ont fait sortir, malgré elles, de ce charitable
effacement. Elles se sont mises à écrire à leur tour ; et la grâce la plus aisée,
l’expérience la plus fine et la plus clémente, le spiritualisme le plus délicat ornent
leurs récits ; et c’est en ajoutant au meilleur de ce qu’il passait pour représenter
qu’elles gardent le nom dont elles sont dépositaires.
Il y a celles dont le défunt n’eut qu’une célébrité viagère, bruyante peut-être à son
heure, mais d’ordre subalterne, et qui nous étonnent par le faste de leur culte, car
nous ne savons déjà plus de quoi elles se souviennent.
Il y a celles, ô mon bon maître Renan, qui meurent quelques mois après leur compagnon,
tout simplement. Et nous ne pouvons exiger, je l’avoue, que toutes soient ainsi.
Il y a les frères veufs, dont le mort avait du talent, et qui en ont aussi peut-être,
mais qui, pouvant tranquillement jouir d’une gloire indivise, ont voulu, par leurs
productions personnelles, nous mettre à même de dégager de l’œuvre commune l’apport du
défunt. Et il a quelquefois paru que cela était imprudent : mais cela était assurément
généreux et d’une exquise piété détournée.
Et enfin, parmi les veuves, il en est une dont la souffrance ne fut connue des profanes
qu’en tant qu’elle était liée à un deuil public ; dont toute la conduite récente ne fut
que modestie, dignité simple et discrète, charité, désintéressement sans effort, et que
nous avons saluée tous avec le respect le plus ému pour le noli me
tangere de sa profonde et silencieuse douleur.
… Et, pour la plupart des autres, ce que j’en ai pu dire ne se ramène-t-il pas à cette
vérité, à la fois nécessaire, mélancolique et rassurante, que les morts n’arrêtent pas
la vie ?
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