[Épigraphe]
Summa sequar fastigia rerum.
Les Discours qui composent la première partie de ce Cours de Littérature ont été
prononcés à l’Athénée de Paris, en 1810 et 1811, tels que je les publie. Je n’en ai changé
ou retranché que les choses qui m’ont paru exiger des corrections, et celles qui, tenant à
des localités, eussent perdu leur intérêt pour les lecteurs, toujours plus dédaigneux
qu’un auditoire. La date de leur énonciation dans ce volume et dans les volumes suivants,
prouvera que les variations de la politique ne m’ont pas fait dévier de la ligne
philosophique et littéraire que je m’étais invariablement tracée.
Je déclare que je me sens plus jaloux de mes principes de conscience, que de mes dogmes
sur les belles-lettres, persuadé, comme je l’établis en ce travail, que la probité est le fonds
et la principale disposition naturelle
à tout poète, à tout prosateur, qui aspire à se rendre utile par ses écrits.
Il m’a semblé que je devais laisser à cette suite de leçons orales la forme qu’elle avait
reçue dans mes séances publiques, et que cette marche, qui garde plus de mouvement que les
chapitres d’un traité, produirait encore cette heureuse illusion, par laquelle le lecteur
se croit l’auditeur d’une conférence animée avec l’homme qui lui expose ses opinions sur
la doctrine.
Chargé d’entreprendre un Cours de Littérature générale, mon premier soin dut être de
rechercher quelle fut l’origine des belles-lettres, et quels en sont les moyens et la
fin : j’ai vu qu’elles naquirent du besoin de nous communiquer nos sentiments et nos
pensées, qu’elles tiennent de l’agrément le pouvoir de plaire et
d’instruire, et que leur but est l’utilité.
De toutes les connaissances que l’homme veut acquérir, la plus nécessaire, celle que sa
curiosité poursuit avec le plus d’ardeur, c’est la connaissance de l’homme. Le désir
qu’il ressent de se pénétrer lui-même a le plus exercé son génie. La nécessité, le soin
de sa conservation, l’intérêt de ses plaisirs, tout le porte à s’étudier : ce penchant
l’oblige à tourner des regards attentifs sur ses semblables pour se mieux connaître : il
considère leurs passions pour les comparer avec les siennes : l’intime liaison de son
individu avec ceux de son espèce, le prévient qu’il ne saura ce qu’il est qu’en sachant
bien ce qu’ils sont ; et que, de même, il ne jugera des autres que par lui. Les choses
inanimées ne l’intéressent que par leurs relations avec sa propre existence : son esprit
ne s’attache à démêler l’instinct des animaux que par les rapports qu’il trouve en eux
avec un instinct plus complet, qu’il nomme sa raison : les images des générations
passées ne le touchent qu’en ce qu’elles lui semblent les exemplaires de ses actions
présentes, et des actions futures qui les suivront : il cherche dans leurs différences
le perfectionnement que le temps lui promet, ou les altérations qu’il lui fait subir :
enfin, la nature entière n’est l’objet des spéculations de l’homme que par le besoin
qu’il éprouve d’approfondir son être
particulier. De là cette
infatigable activité de la race humaine à multiplier les sciences qui étendent ses
rapports avec tout l’univers. Tout correspond avec l’homme par la médiation de ses sens,
tant sur la terre qui le nourrit, qu’au ciel dont les astres l’éclairent ; et, soumis
partout aux effets qui l’étonnent, il demande aux sciences d’en révéler les causes à la
supériorité de son esprit, et n’estime leur exactitude qu’en raison des moyens qu’elle
lui donne pour les concevoir. Cette curiosité nécessaire, et corrélative à tous les
objets qui l’environnent, est la source de son inclination à les imiter. C’est peu que
de les avoir bien vus, bien gravés dans sa mémoire, il se plaît à en produire des copies
imaginaires. Ce sentiment a créé les beaux-arts, dont les ouvrages sont comme autant de
fidèles miroirs où l’homme regarde la nature, et se contemple encore soi-même. En quoi
la peinture le charme-t-elle ? C’est qu’elle lui représente ses propres formes exprimées
par des traits, ses différents âges et sa vie, par des couleurs, ses émotions, par le
choix des attitudes, les lieux et l’action des hommes, par les groupes et la
perspective. L’homme, frappé de l’effet des sons mesurés, les a réglés par le rythme, et
mis en accord avec la voix de ses passions : il a cherché dans la mesure des sons
rapides ou prolongés, graves ou aigus, les plus justes combinaisons qui pussent lui
rappeler l’amour ou la
haine, le ton de la colère, les cris de
la joie, les gémissements de la douleur, et les bruits des éléments.
La musique a soupiré, menacé, gémi, et dès lors ses modulations imitatives des accents
du cœur ont enchanté l’oreille humaine. Une pareille imitation des mouvements du corps
fut l’origine de la danse : d’où naîtrait le vif plaisir qu’excitent en nous les
tableaux fugitifs qu’elle nous expose, sinon que ses figures vives, gracieuses ou
nobles, renouvellent les images des impressions qui nous transportent ? Ses caractères
différents portent les ressemblances du caractère même des peuples : la danse est grave
ou sautillante chez les nations du nord, dont les pensées sont morales et les sensations
faiblement excitées : elle est passionnée, voluptueuse et hardie jusqu’à la licence,
chez les habitants du midi, qui ne respirent que l’ardeur de leurs climats, le plaisir
et la fougueuse ivresse des sens. Ainsi l’attrait des beaux-arts et des sciences tient
pareillement à notre désir de nous bien connaître et de jouir de nous-mêmes.
De cette vérité nous déduirons conséquemment l’utilité première de la littérature,
c’est-à-dire de la science qui communique, par les signes du langage, tous les secrets
de nos âmes et toutes les opinions de nos esprits. La littérature nous sert d’interprète
universel : ce privilège la rend égale en nécessité aux plus hautes sciences, et
supérieure en agrément
aux beaux-arts. Ceux-ci n’ont, en effet,
qu’un pouvoir limité dans leurs moyens : l’empire des lettres est sans bornes. Le dessin
et le coloris, la mélodie et l’harmonie des sons, les prestiges de la pantomime,
c’est-à-dire le langage d’action, peuvent-ils imiter autre chose que nos formes, nos
sensations, et parfois nos sentiments ? La poésie les retrace, les peint et les exprime
non moins bien : car c’est à cela que revient cet axiome, «
ut
pictura poesis
» ; c’est pour cela qu’on la nomme la sœur des
beaux-arts ; mais elle fait plus encore, et ce qui la place quelquefois au-dessus d’eux,
c’est qu’elle représente, non seulement les actions extérieures, les passions visibles,
mais ce qui est dénué de formes dans l’imagination, les pensées, dernier point où les
arts d’imitation ne sauraient atteindre. Elle développe nos idées spéculatives, nos
mouvements les plus cachés, les plus internes ; et, tandis que le pinceau détermine avec
choix nos surfaces et le dehors des choses, la littérature perce le fond, arrache à la
nature mieux sondée ce qu’elle a de plus secret, pénètre jusqu’aux plus tortueux dédales
de l’intelligence, développe les derniers plis du cœur humain, l’interroge, le fouille,
et, l’ouvrant tout entier à notre œil, étale et anatomise, pour ainsi dire, au grand
jour, l’intérieur même de l’homme et les mystères qui sans elle resteraient ensevelis
au-dedans de lui. Le moindre exemple vous
en convaincra : toute
action déterminée peut se peindre ; mais qui peindra comme la parole cette idée du
chagrin de l’ambitieux qui, selon Corneille, ne pouvant aller au-delà du comble de ses
grandeurs imaginaires, s’en dégoûte, dit-il,
et cette sublime réponse de Médée :
Mille autres beautés de ce genre, sans parler des vérités abstraites et métaphysiques,
ne sauraient être transmises que par les lettres. Sans elles, nos sciences n’auraient pu
révéler leurs principes ; notre morale n’aurait pu préciser les lois, qui sont les
conséquences des besoins de l’homme en société : les lois furent les premiers écrits, et
nos premiers livres furent les dépôts nécessaires de nos connaissances : les lettres
nous les ont acquises, conservées ; et ce sont elles qui légueront à l’avenir les
richesses de notre esprit, richesses que nous n’eussions pas accrues sans l’héritage que
les lettres nous laissèrent des travaux du passé. Elles sont, en un mot, les truchements
de l’intelligence qui nous distingue des brutes, dont la grossièreté muette manque de
signes comme d’idées.
Aussi remarquons-nous que les hommes ignorants ont plutôt les passions qui les
rapprochent des
animaux, que les sentiments qui participent de
la raison éminente des hommes.
Je n’exagère donc pas l’importance de mon sujet, à l’exemple de ceux qui, se méprenant
sur l’aridité des matières qu’ils traitent, en exaltent puérilement la fécondité ; ni
comme le font la plupart des traducteurs, qui n’imaginent rien de plus grand et de plus
beau que les ouvrages qu’ils transcrivent. Les nombreux services que nous rend la
culture des lettres parleront mieux que moi en sa faveur : il ne faut que les prendre en
témoignage : nous ne devons qu’à l’art d’écrire les relations continuelles qui nous
unissent. Demandez au magistrat où il puisa les lumières du droit et l’éloquence qui
protège vos lois, vos mœurs, et vos patrimoines : interrogez le navigateur que précèdent
l’astronomie et les mémoires sur les voyages qu’il entreprend ; le politique instruit
par l’histoire des nations qu’il prétend régir ; le guerrier tacticien à qui sont
présents les de son modèle ; le médecin à qui les aphorismes de l’antiquité
servent encore à pronostiquer et à guérir vos maladies ; le métayer et l’agriculteur
qu’ont dirigés pas à pas les observations des botanistes et des émules de Pline ; le
philosophe à qui d’abord une vaste lecture apprit à réfléchir sur la morale et sur les
lois des êtres. Demandez même à ces familles dispersées, à ces amants que le sort ou le
devoir sépare, combien la vue de quelques mots écrits leur
porte de sécurité, de joie, ou de consolation, dans l’absence : ceux-là vous diront
aussi ce que la grâce de l’expression ajoute de charme aux relations des sentiments. Les
autres vous diront ce que la clarté, la force, la précision élégante du style,
répandirent de douceur et de facilité dans les études de leur instruction civile,
commerciale ou militaire. Les plus doctes vous répondront que la littérature se rattache
à tout, embrasse tout, que tout y rentre et rayonne d’elle ; et qu’enfin elle est le
centre unique d’où s’émanent les vérités universellement reconnues.
Cette partie de la littérature, qui, la rapprochant des arts imitatifs, comprend les
ouvrages d’imagination, ne mérite pas plus que l’autre les dédains qu’affectent pour
elle quelques esprits trop sévères. La poésie dans ses productions les plus fantastiques
n’est inutile ni vaine. Autant que l’histoire et l’éloquence, elle est fondée sur le
besoin des hommes, et ne leur servit pas moins à mesurer l’étendue de leurs facultés. Le
propre de l’esprit humain est de ne point s’arrêter au réel, et de passer de là au
possible qu’il suppose. S’il est vrai que la réalité ne lui suffise point, il faut donc
que l’imagination y supplée et le satisfasse dans sa tendance à s’occuper de l’idéal.
Nous ne goûtons dans la plupart des objets que les qualités que nous nous y figurons :
nos sentiments sont mus
par cette continuelle erreur. Telle
femme n’adore en son amant que les perfections imaginaires que son amour lui prête :
c’est moins souvent lui qu’elle aime qu’un beau rêve : dès qu’elle voit ses vrais
défauts, son roman finit. Tel homme s’immole à la gloire, qu’il se peint comme un être
vivant dans la postérité : l’instant où, cessant de l’imaginer, il en reconnaît le
prestige, est la dernière ligne de son histoire. La poésie, s’emparant de cette magie
naturelle, invente des illusions nobles et agréables, quand les sciences ne trouvent que
des lacunes et du vide : de sorte qu’elles n’ont point d’arguments raisonnables contre
la puissance réelle des fictions sur la multitude enchantée par les mensonges, parce que
les fables poétiques se placent, comme les religions, là même où les systèmes des
savants ne mettent plus rien. Ajoutons que sans les créations imaginaires l’homme aurait
méconnu ses étonnantes facultés de conception : son orgueil jouit de cette découverte,
et s’admire dans l’ordonnance régulière sur laquelle il établit tout l’idéal de ses
compositions chimériques. L’Iliade seule, en nous donnant la mesure de
l’intelligence d’Homère, devient pour tous les hommes le plus haut degré proportionnel
de la grandeur de leur génie.
Si tels sont les avantages de la philologie, ou littérature universelle, doit-on, pour
l’étudier, suivre une
marche moins directe que dans l’étude des
autres sciences ? J’espère vous prouver que la littérature a comme elles son exactitude,
ses classifications, dont les genres sont les premiers chefs sous lesquels se rangent
leurs espèces, que chacune a ses divisions, ses subdivisions de principes, et que
l’ensemble des qualités et des conditions qui les constituent en est la synthèse.
Dans les sciences physiques et géométriques, il est vrai, les propositions sont
reconnues ; les vérités élémentaires sont incontestables : on a des formules pour en
constater l’évidence : les principes rigoureusement dépendants les uns des autres, vous
guident directement eux-mêmes à leurs résultats les plus compliqués, sans exiger d’autre
effort que de leur prêter attention. Maniables et apparents dans les expériences, on les
rend plus visibles par les signes qui en sont les caractères, et par le jeu des machines
dont l’aspect aide encore à l’explication du démonstrateur.
La littérature au contraire semble offrir à l’examen plutôt une collection d’ouvrages,
que de lois méthodiques, et moins de règles à l’esprit qu’au sentiment. Ses règles sont
toutes de goût et de finesse : elles ne sont ni posées distinctement sous la vue, ni
palpables : on serait enclin à les croire confuses, parce qu’elles sont nombreuses ; à
les soupçonner d’être
nulles, tant elles sont déliées ; à les
attribuer au caprice, tant elles se modifient. La métaphysique du goût a pourtant son
analyse rigoureusement possible.
Ses principes, quoique délicats et reculés dans l’intelligence, n’échappent pas à une
pénétration forte et subtile ; mais leur quantité trouble l’esprit qui, voulant en faire
le compte, s’y éblouit quelquefois.
Ils ont en eux des conséquences si profondes ou si hautes, qu’elles passent les termes
communs des définitions, et qu’elles se sentent mieux qu’elles ne se démontrent. Cette
grande peine qu’on a de les manier en détail devient infinie, dès qu’on en veut faire
sentir les raisons spéculatives aux hommes qui en ressentent pleinement les effets, sans
y réfléchir ; et qui, les jugeant tout à coup par un tact ordinaire, se flattent de les
avoir comprises, et se dégoûtent de les étudier plus à fond. Tant de difficultés
demandent donc qu’on se précautionne d’avance par un travail écrit et qu’on ne s’expose
pas au hasard des distractions, à l’infidélité de la mémoire, qui peuvent trahir
l’orateur, morceler sa doctrine, et jeter le dérèglement dans l’énoncé des règles
même.
Les lois du goût, a-t-on dit souvent, sont problématiques et changeantes : sur quoi se
fonde ce préjugé, qui annulerait toutes les règles ? sur cette opinion que les vérités
scientifiques sont les mêmes pour toutes les nations qui les entendent, et que les
préceptes littéraires sont divers pour chacune d’elles.
Les Allemands accueillent ce que les Italiens rejettent : les intrigues de
Calderona n’entrent point dans
l’art dramatique des Anglais, et les grandes tragédies de Shakespeare nous semblent
monstrueuses, parce qu’elles offensent les unités et la sagesse du théâtre grec.
Cependant tous les peuples estiment leurs écrivains des modèles. On peut faire à cette
objection deux réponses : la première, que les règles seraient fixes relativement à
chaque pays, en admettant qu’elles dérivassent des convenances de mœurs, d’habitudes et
de caractères propres aux peuples différents pour qui l’on écrit ; la seconde, que les
erreurs des nations dont le goût n’est pas encore formé, ne font pas autorité contre les
principes du vrai beau, dont les anciens nous ont donné des exemples admirables.
Ces chefs-d’œuvre de la Grèce, en éloquence et en poésie, ne sont-ils pas reconnus de
toutes les nations comme les types invariables de la perfection de l’art ? Qu’importe
donc aux préceptes les suffrages capricieux que l’ignorance accorde à de mauvais genres
en tel temps ou en tel lieu ? Revenons aux vrais modèles, et de leur examen découleront
les lois du goût, qui ne semblent arbitraires qu’aux esprits qui les méconnaissent. Nous
partirons de ce point lumineux pour éclaircir ensuite les règles particulières
qui conviennent au système des lettres modernes et étrangères.
Ainsi, divisant les matières avec soin pour ne pas les traiter vaguement, je
m’efforcerai à les réduire en un corps de doctrine, en théorie complète de littérature,
dont les principes auront une pleine évidence.
Comment eussions-nous étudié la nature sans user d’une semblable méthode ? Son ensemble
trop vaste, en s’offrant tout entier à la contemplation, n’eût été vu que confusément :
sa grandeur en eût absorbé les détails, et notre admiration ignorante n’eût jamais
démêlé les causes de tant d’effets, qui nous eussent frappés sans nous instruire :
qu’a-t-on fait ? on a divisé ses parties, et leur étude spéciale est devenue l’objet de
chaque science : on a pris soin après de subdiviser les branches différentes des unes et
des autres ; et ces mêmes branches, encore séparées, ont été soumises à leur analyse
particulière.
La science abstraite des nombres qui mesurent le temps, l’étendue, les pesanteurs, et
l’équilibre, exprimés par les chiffres et l’algèbre, partage spécialement l’étude
générale des quantités. La chimie et la physique rangent en séries l’enseignement
partiel de leurs phénomènes. L’hygiène, art de prévenir les maux du corps ; la
physiologie, art de raisonner sur le mécanisme de l’existence ; la thérapeutique, ou
l’art de guérir, sont les trois grands rameaux de la
médecine,
qui classifie encore les autres parties de sa science, et chaque ordre de fonctions des
organes humains ne se démontre que par les distinctions de plusieurs systèmes.
L’histoire naturelle circonscrit pareillement ses tableaux géologiques, et n’eût pu
faire discerner l’innombrable variété des animaux, sans leur assigner des titres de
races et dénommer généralement les espèces. La botanique, afin de mieux définir
l’immense règne végétal, compose même de la foule des plantes et des fleurs une quantité
de familles qu’elle range d’après leurs attributs, pour les mieux remarquer. Toutes ces
séries classifiées n’existent pas rigoureusement dans la nature ; mais on les suppose
dans l’enseignement qu’elles facilitent, parce qu’elles secondent la marche de l’étude,
autant que la démarcation des lieues dans les chemins sert à la mémoire et à la
direction des voyageurs.
La route est tracée de même dans toutes les sciences : leur connaissance une fois bien
acquise par cette méthode, il est aisé de reprendre la liaison de leurs parties, d’en
considérer l’enchaînement et l’accord, et de juger, sans confusion, l’harmonie des
divers principes qui rentrent les uns dans les autres, et coordonnent toutes les choses
et tous les mouvements des êtres.
Les sciences, dit-on encore, diffèrent de la littérature en ce que, fondant leurs
axiomes sur des faits constatés, elles ne reculent jamais dans le chemin des
découvertes, et lèguent, de siècle en siècle, à de laborieux
successeurs, les vérités révélées qui secondent leur progrès : tandis que l’art de
parler et d’écrire, n’ayant d’autre loi que le caprice des opinions, est sujet à leur
instabilité perpétuelle, et que d’ailleurs la poésie et l’éloquence naissent plutôt de
l’inspiration que du jugement. Examinez toutefois les chefs-d’œuvre poétiques et
oratoires, vous serez convaincus qu’ils sont les fruits d’un travail réfléchi, de
l’expérience acquise du cœur humain, d’une profonde connaissance des mœurs, d’une
philosophie éclairée sur le jeu des passions, d’un effort continuel du talent à bien
accorder les expressions aux convenances, d’une délicatesse habituelle à nuancer les
variétés des sons dans les paroles, et à disposer harmonieusement la cadence et la chute
des phrases. Tout cela n’est point l’ouvrage du hasard ; et l’exemple des beautés et des
défauts dans les écrits, loin de se perdre pour les écrivains futurs, leur devient des
objets d’étude qui perfectionnent leur habileté.
Si la voix des expériences répond le plus souvent avec certitude aux sciences qui les
interrogent, des expériences mal faites les trompent quelquefois, ou les tiennent dans
le doute : en outre, les erreurs qui résultent de leurs faux témoignages retardent ces
mêmes sciences, ou les rendent longtemps stationnaires. On sait que les vérités
auxquelles s’immola
Galilée n’eurent d’abord dans le monde
savant d’autre appui que sa conviction. Les calculs de Copernic, dont il soutint
l’opinion, furent démentis par Tycho Brahéb, qui mourut pourtant un demi-siècle après cet astronome. De
pareilles erreurs, dans les principes du goût, suspendent les progrès du génie
littéraire. Quelques hommes judicieux reparaissent dans la suite des temps : ceux-là
reprennent toujours la route de l’art au point éminent où ils le retrouvent, et leur
esprit l’élève par des degrés nouveaux à des hauteurs ignorées ; ainsi que des guides
généreux, s’étant saisis des lumières laissées sur le chemin des explorateurs, les
déposent sur d’autres sommets pour mieux éclairer le passage de ceux qui viendront après
eux. Mais ces grands hommes n’arrivent que de loin en loin : l’admiration des peuples
est la même pour eux chez toutes les nations où les lettres furent bien cultivées. Leur
mémoire n’y est pas moins durable que celle des Archimède et des Newton, parce qu’ils
poussèrent comme eux leurs travaux aussi loin qu’ils pouvaient aller.
Les sciences ont une borne qui les arrête : c’est celle de la raison humaine. Ni nos
sens, ni nos instruments, ne sont assez subtils pour outrepasser un certain terme où
nous ne jugeons l’indéfini que par approximation, où nous ne calculons plus que les
probabilités : les principes du goût ont aussi leurs aperçus douteux et
leurs conséquences probables ; peut-être aussi leur borne, que ne peut
reculer tout l’effort humain, est la perfection des beaux modèles. Cherchons maintenant
quelles sont, pour en produire de semblables, les qualités que doit avoir l’écrivain.
Personne ne récuse cette vérité, que l’étude de l’art est infructueuse sans les dons de
la nature. L’art ne fait que diriger les dispositions heureuses du caractère et du
génie ; et les premières qu’on distingue dans tous les auteurs vraiment sublimes sont,
la sensibilité, la raison, et la vertu.
La sensibilité dont je parle ne se confond pas avec la faiblesse des organes
irritables qui livrent le cœur à toutes les impressions passagères de la société,
qui l’agitent au moindre désir, le désolent aux contrariétés qu’éprouve son caprice,
l’abandonnent, comme au souffle du vent, à tous les hasards qui se jouent de sa
mobilité puérile ; trouble dont il ne sort qu’en se plongeant dans une mélancolie
rêveuse et lunatique. Ce n’est pas non plus cette sensibilité factice, toute de tête
et non de cœur, dont le langage est plein d’une afféterie doucereuse, qui n’inspire
que de fades madrigaux, et qui toujours s’extasie à froid dans les jours de fête et
pour de frivoles galanteries. Il faut à l’écrivain cette sensibilité forte, active,
charitable, qui le rende capable des nobles passions qu’il cherche à nous inspirer ;
qui lui révèle le contraste des plaisirs et des peines de
l’amour le plus tendre ; qui, sans le mettre au-dessus des atteintes d’une
délicate jalousie, le remplisse du charme qui suit la confiance méritée, ou de ce
vif ressentiment qui l’écarte d’une compagne infidèle. L’amitié lui sera sacrée,
parce qu’il jouira de vivre dans une autre moitié de soi-même, et de penser qu’une
âme entend la sienne et lui répond. Il nous tracera bien le bonheur d’une famille
unie, si son cœur ouvert à tous les purs sentiments fut toujours filial et paternel.
Il ne parcourra pas les riants paysages sans être ému de leur aspect. Il s’égayera
aux mouvements de l’industrie champêtre : la belle lumière des beaux jours, en
pénétrant ses sens, portera la sérénité jusqu’en son esprit qu’elle rendra plus
lucide : toutes les richesses des arts et de la nature lui paieront un tribut qui
enrichira ses compositions. Il nous promènera nous-mêmes par tous les lieux où nous
sentirons que son âme s’est exaltée, que son cœur a tressailli d’innocente joie ou
d’admiration. Tout en lui nous intéressera, parce qu’il ne sera jamais indifférent à
rien, et que l’imagination résulte de la seule sensibilité. Le spectacle des misères
d’autrui, qui seront sa propre misère, se peindra vivement sous sa plume : il
trempera son style de généreuses larmes : il fera dans ses discours éclater le plus
touchant attribut de l’homme, la compassion ; qualité dont les animaux sont privés
les uns à l’égard des autres, vraiment distinctive de notre espèce : cette
source de notre bienfaisance honorable répandra dans ses
ouvrages les maximes fraternelles qui le rendront cher aux cœurs reconnaissants :
elle épanchera sa morale en termes abondants et persuasifs ; et, comme il n’aura pu
voir d’un œil froid les maux du peuple, le besoin de les soulager suscitera son
éloquence brûlante à représenter les malheurs publics et leurs causes, en images
énergiques et enflammées, dont le tableau frappera de pitié, non seulement la foule,
mais les coupables fauteurs des désastres de sa patrie, qui, tout endurcis qu’ils
soient, s’en attendriront eux-mêmes. Voilà les heureux effets de la sensibilité mâle
que doit exprimer l’homme de lettres.
La raison ne lui sera pas moins nécessaire, puisqu’elle ressort de la bonté du
jugement, et que, s’il n’est pas sain, il porte ce qu’il a de vicieux dans toutes
les choses qu’il considère. Le goût n’est que le ministre d’une raison parfaite. Si
vous y regardez attentivement, vous apercevrez qu’elle lui dicte ses lois
impérieuses. D’où vient que Corneille, Racine, Molière, et La Fontaine, ont gardé
tant de pouvoir sur les esprits ? c’est que le fonds de leurs ouvrages est le bon
sens. Qu’est-ce qui forme en Démosthène, et chez les autres fameux orateurs, le
corps même de leurs discours ? c’est la raison forte et invincible : leur élocution
noble n’en est que le juste vêtement. Le devoir des écrivains est de transmettre une
saine
philosophie, de défendre, au tribunal du sentiment,
les droits de la morale publique et privée, et la cause des vertus attaquées ; s’ils
oublient ce but de leur profession, leur art n’est qu’un amusement vain et
pernicieux : ils ignorent que les belles-lettres exercent par leur influence une
magistrature d’opinion. Le procès, éternellement élevé parmi les peuples, sur le
juste et sur l’injuste, fut toujours plaidé par elles avec véhémence, et ne peut
être gagné dans le monde que par elles. La raison seule donne la justesse à la
métaphysique de la littérature, qui constate les directions de la sagesse humaine,
comme la statique détermine exactement les lois fixes de l’équilibre matériel.
À une sensibilité profonde, à une raison pure, j’ai joint une troisième qualité,
que je crois indispensable à l’auteur jaloux de la vraie gloire littéraire ; c’est
la vertu. Sa carrière est assez difficile à remplir noblement, pour qu’il lui
faille, dans les traverses qui l’attendent, une inflexible probité. Il aura des
obstacles à surmonter, des préventions à combattre, des rivalités à subir, des
critiques perfides à endurer, et ce qui coûte plus d’efforts, son propre orgueil à
vaincre. S’il n’avait que de la bonté, l’injustice alarmant sa modestie, le
résignerait à céder sans défense en s’accusant d’erreur soi-même, lorsqu’il aurait
consacré la vérité. Mais, soutenu d’une force vertueuse, il poursuivra ses travaux,
comme à l’abri de toutes les
attaques. Les revers ne
lasseront pas sa patience ; les succès n’auront pas d’honneurs qui
l’enorgueillissent ; et, quand son esprit aura saisi le bon, il aura toujours en vue
le mieux, qu’ont atteint les grands maîtres. Ses talents s’accroîtront par cette
émulation toujours croissante ; et la paresse qui relâche les esprits négligents ne
ralentira pas l’exercice du sien. Sujet aux maux de la vie, aux dangers, comme le
reste des hommes, et de plus, aux chagrins de son génie, sa célébrité exigera de lui
plus de fermeté de cœur, pour les supporter sans en être accablé, et sans se
distraire de sa tâche laborieuse. Est-il opulent : la dignité de son âme soumettra
les richesses à son usage et ne se soumettra pas aux richesses. Est-il pauvre : sa
courageuse sagesse luttera contre l’indigence, en jetant les yeux sur la foule des
citoyens plus infortunés que lui : exempt de jalouse haine pour les heureux, il ne
verra dans leur situation et la sienne qu’un jeu de la destinée ; et, ne faisant pas
de ses souffrances un prétexte à sa faiblesse, il ne mettra lâchement aux gages de
la servitude ni sa plume, ni sa voix, qui ne pourraient démentir son cœur. Ces
tristes combats profiteront à son génie. Au-dessus de toutes les envies, toujours
inaccessible aux amorces du luxe et des faux plaisirs, toujours inaltérable aux
froissements, vivant en soi, il habitera seul pour mieux penser au bien des hommes,
ou saura méditer au milieu du monde dans la solitude
intérieure que gardera toujours son âme. Là se recueilleront alors les sentiments
magnanimes qu’exprimera sa fierté : là se réfléchiront les traits du malheur
auguste : de là sortiront d’elles-mêmes les fortes et grandes pensées : car son âme
n’aura qu’à parler pour être éloquente : le sublime n’est souvent que la haute vertu
bien exprimée.
Doué de ces trois dispositions premières, l’écrivain accompli par un long exercice
de son art, pourra prétendre au respect de la postérité, puisque ce n’est que par la
vertu qu’on arrive à ce qu’il y a de plus grand. De toutes les leçons fécondes que
donne Quintilien à l’orateur, le précepte qui la prescrit n’est ni le moins étendu,
ni le moins recommandable. Nous aurons sujet de revoir ce qu’en pense Longin ; s’il
est vrai qu’il condamne à ne s’élever jamais au sublime ceux qui n’osent envisager
dans leurs travaux les suffrages de l’avenir, l’écrivain qui se sent capable de les
mériter doit songer que s’il corrompt les fruits de son art, et que si l’intérêt
sordide change son éloquence en vile marchandise, son éclat littéraire prolongera
dans les siècles le souvenir de sa honte personnelle. La postérité maudira ses
talents même, puisqu’ils n’auront distillé que des poisons dangereux pour tous les
âges.
Après avoir reconnu les conditions qui dépendent de la nature, et rappelé
l’importance des belles-lettres,
comparée à celle des
autres sciences, empruntons l’exactitude de celles-ci, afin d’établir solidement la
doctrine littéraire. Que nous faudra-t-il faire pour éclaircir ce qui nous paraît y
rester de désordre ?
1º Classifier chaque genre, en marquer l’origine, l’essence, le caractère, et le
perfectionnement.
2º Distinguer les espèces qui en dérivent, et les ranger dans les classes de leur
genre.
3º Classer ceux des genres primitifs qui ne peuvent participer d’aucun autre sans en
être altérés, ainsi que leurs espèces bien différenciées entre elles.
4º Reconnaître les genres qui peuvent rentrer les uns dans les autres, et devenir
meilleurs par leur alliance.
Les tableaux qu’on en tracera, sous les titres de chacun, garderont tous un même
ordre que le tableau de ces premiers principes d’examen.
Les convenances de style, ou élocution, suivant les genres et les espèces d’ouvrages,
nécessiteront de pareilles distinctions entre elles ; et leurs règles nombreuses,
aussi justement classées, achèveront un tableau complet d’analyse.
On sent que, par cette méthode, il ne me sera pas permis de discourir au hasard sur
des points indéterminés. Les propositions une fois énoncées, je serai contraint à les
prouver, à les suivre jusqu’en leurs dernières conséquences, qu’il faudra toutes
prouver encore ; et les exemples cités des bons auteurs me
fourniront les témoignages des démonstrations que j’aurai faites, ou les analogies
aux inductions que j’en aurai pu tirer.
Cette méthode veut qu’on passe du genre simple au composé, de celui-ci au plus
composé encore, et qu’on arrive graduellement ainsi au terme des complications pas à
pas éclaircies.
Cherchons d’abord la marche qu’a suivie l’esprit humain dans la création de tant de
genres, que nous classifierons en détail, pour en écarter la confusion, après en avoir
parcouru le sommaire.
L’ignorance a souvent confondu les leçons de grammaire ou de rhétorique avec
l’enseignement de la littérature ; et l’erreur a nié même que la philologie se pût
professer, ne la distinguant pas de la grammaire et de la rhétorique, qui n’en sont
que les instruments, comme la versification n’est que l’instrument de la poésie.
On acquiert l’usage de la grammaire par la simple éducation : c’est pourquoi chacun
sachant, bien ou mal, parler et écrire, et gardant quelque idée de sa rhétorique, tout
le monde se croit la compétence de juger sciemment de la littérature : on ne pense pas
qu’il y a loin des règles élémentaires de la langue habituelle aux règles de choix qui
constituent la solidité du style propre aux belles-lettres. Le langage commun, dont on
se sert familièrement, diffère du langage travaillé, quoique étant composé des mêmes
éléments de
diction, autant que l’expression des traits et la
rusticité de l’homme grossier diffèrent de la grâce élégante de l’homme façonné par la
politesse des cours et par les mœurs des capitales.
Mon office n’est point ici de vous analyser, après Condillac, la formation primitive
des langues, ni de vous dire comment les hommes attachèrent des sons significatifs aux
choses et à leurs qualités, et des modes au cas, au temps, et au nombre : simple et
merveilleux ouvrage de la pensée qui pourvut à tous les besoins des communications
sociales. Je ne dois remonter qu’à l’époque où les idiomes étant inventés, on en
composa les premiers ouvrages. Car le langage usuel, si embelli maintenant par
l’éloquence, ne servit d’abord qu’aux nécessités urgentes, de même que les arts
mécaniques furent les premières applications des théories devenues depuis
transcendantes.
La plupart des bruits qu’on entend dans la nature sont mesurés, la chute de l’eau,
les pas des animaux, et ceux de l’homme : on se sentit l’oreille flattée par l’effet
de la mesure. Les accents cadencés des oiseaux avaient été d’abord imités parle
chant : on assujettit enfin les mots au rythme, inventé déjà pour les sons : les voix
alors concordèrent avec le rythme de la musique et de la danse, et les transports de
la joie s’exprimèrent en paroles mesurées.
Les peuplades, en leur simplicité native, avaient plus de sensations et de sentiments
que de pensées :
l’amour, le vin, et les plaisirs, ont dû
leur inspirer d’abord les chansons érotiques, qui furent sans doute leurs premières
poésies. Quelques hommes sages, législateurs des races encore barbares, en poliçant
leurs mœurs sauvages, élevèrent leur âme à la contemplation de la puissance céleste,
et leur génie composa pour les dieux des nômes et des hymnes. On voulut qu’ils fussent
dignes des divinités à qui l’on adressait un hommage : on choisit donc un rythme plus
lent et plus grave. C’en fut assez pour reconnaître que la mesure courte et précipitée
s’accordait aussi bien que les sauts et les bonds avec les mouvements du plaisir et de
la gaîté, et que la mesure longue et tardive convenait, ainsi que les danses
majestueuses, à la pompe des objets augustes.
Ces deux points observés sont les deux extrêmes du ton convenable aux genres opposés
dans la poésie : tous les autres en sont les intermédiaires. Nous les trouverons
pareillement dans les divers genres de la prose. Mais le perfectionnement et
l’euphonie des langues ne sont dus qu’à la poésie. C’est donc en elle qu’il faut
commencer à chercher l’origine de leur beauté.
Les mots simples, et les constructions communes du discours, suffisaient pour
exprimer les sentiments ordinaires : mais, quand il fallut chanter la nature, les
dieux, et l’immortalité, les tours et les hardiesses du langage se proportionnèrent à
la grandeur de
l’admiration et du respect. On éprouva ces
mêmes sentiments à la vue des belles actions des hommes. Les héros parurent des images
des dieux ; et, comme on leur vit le pouvoir de récompenser et de punir, les louanges
qu’on adressait aux statues des dieux se tournèrent enfin vers les héros. Les odes
naquirent de la reconnaissance du génie qui se plaît à éterniser la gloire des hauts
faits, et la sagesse des fondateurs. Ces derniers aperçurent que le privilège des vers
est de fixer les maximes dans la mémoire, et la poésie devint l’interprète, et la
conservatrice des lois. Les fragments d’Orphée, et ceux qu’on nomme les vers dorés de
Solon et de Pythagore, nous sont restés en monuments de ce genre, qui n’a pour objet
que la gravité de la morale, et dont les vers ne sont qu’une suite de sentences
purement énoncées. Ce genre fut le type du poème didactique, dont le but est
d’instruire ; de même que la simple narration des entreprises héroïques fut la source
de l’Épopée, qui ne raconta pas seulement les faits comme ils s’étaient passés, mais
qui les embellit par les fictions que sut y mêler le génie. On s’imagina que les
grands hommes n’avaient exécuté leurs actions prodigieuses que par l’assistance des
êtres immortels, et le poème épique embrassa bientôt dans ses récits tous les intérêts
des habitants de la terre, du ciel, et des enfers. Le monde entier alors fut l’immense
carrière ouverte aux pas de
l’imagination humaine. Ce fut là
le dernier et le plus haut degré de la narration imitative.
La même gradation remarquée depuis les simples chansons jusqu’aux odes, et depuis les
simples récits en vers jusqu’aux narrations du poème épique, apparaît clairement dans
la poétique imitation produite par l’action feinte.
Des vers chantés alternativement par deux poètes furent les premiers dialogues
simples, et des scènes pastorales animèrent les fêtes de l’Arcadie et de la Sicile.
Aux bergers qui luttaient de grâce et de naïveté, en célébrant la vie champêtre, les
plaisirs rustiques, et les nymphes des bois et des fontaines, succédèrent les mimes
qui laissèrent leurs noms à un genre de dialogues satiriques. Ces deux sortes de jeux
scéniques suggérèrent l’idée de faire dialoguer ensemble des acteurs plus nobles : la
parodie mit en contraste avec eux ses masques bouffons : de là naquit ce double art si
compliqué, l’art dramatique, qui se divise en deux genres bien distincts, la tragédie,
et la comédie. On verra qu’ils ont aussi leurs points opposés de régularité parfaite,
et que tous les genres de drames en sont les intermédiaires. Les convenances de style
s’y retrouvent conformes aux convenances de compositions : les unes étant le rapport
de la diction avec l’importance des choses qu’elles expriment ; les autres, celui de
la fiction avec l’importance des personnages et des faits qu’elles imitent. Mais
l’imitation poétique devant être embellie, il fallut orner la
fable et la parole par l’excellence des figures et de l’action, pour atteindre au
dernier terme du beau, qu’un ancien a supérieurement défini, l’éclat du bon, et que
nous nommons l’idéal.
Un seul coup d’œil sur le tableau de la littérature, révèle que tous les genres
principaux dans la poésie ont presque leurs genres correspondants, en nombre égal,
dans la prose ; de même que les compositions graves et pathétiques ont leurs
contraires, presque aussi nombreux, dans celles du badinage et de la satire.
L’éloquence démonstrative qui déploie, en termes riches et pompeux, tantôt les
attributs divins de la religion et des dogmes spirituels, où règne l’éminence des
pensées, tantôt la splendeur guerrière des conquérants dont la main écrase les
nations, et brise d’un seul coup les sceptres du monde, comme frappés d’un marteau ;
également habile à louer les triomphes de la victoire, de la piété, ou de la sagesse,
soit qu’elle veuille honorer le philosophe qui ne domine que par le savoir, ou le
courageux citoyen qui ne se courbe que devant la loi, ou la sainteté profonde d’un
apôtre qui vit humble et charitable, soit enfin qu’à l’entrée des sépulcres elle
poursuive les passions humaines jusqu’à ce néant où les engloutit sitôt la mort ; on
l’entend, sur la chaire et dans les académies, rivaliser par ses éloges, ses
panégyriques, et ses oraisons
funèbres, avec les hymnes
sacrés et les odes sublimes de la poésie qui chante les dieux, les vertus, les palmes,
et les cyprès.
Le rapprochement de l’histoire et de l’épopée n’est pas moins facile à faire : toutes
deux sont narratives, grandes, et majestueuses : l’historien doit faire ressortir la
vérité dans le récit des événements et la présenter, comme l’auteur épique, en
racontant les faits et en supputant leurs causes. Son esprit ne doit pas plus se
montrer dans ses peintures que le fond d’un miroir qui disparaît sous les justes
images réfléchies par tous ses points rayonnants. Les intérêts incidents à l’intérêt
principal que font marcher les caractères, ont besoin d’un enchaînement sage qui les
lie, et qui soutienne la curiosité jusqu’aux époques où tout se termine. Les portraits
vivants, les riches descriptions, les harangues nobles et variées, sont les moyens et
les ornements de l’histoire et de la poésie épique. La différence de celle-ci consiste
dans la fiction et dans le merveilleux du sujet raconté, qu’elle borne à une
principale action, entremêlée de ses épisodes.
Les spectacles que donne l’éloquence délibérative et judiciaire sont plus comparables
encore aux représentations dramatiques : là, c’est une volonté, c’est un fait qui
s’expose : si cette volonté dont peut dépendre la fortune d’un peuple, ou la vie d’un
homme, est traversée par de grands obstacles, nous apercevons le nœud d’un puissant
intérêt, que suivra la catastrophe
qui doit en être le
dénouement : si le fait qu’on atteste, ou qu’on nie, n’a point assez de garants et de
témoins qui l’annulent ou le prouvent, l’innocence va tomber sous la hache du
bourreau ; le crime absous accusera la vérité d’être calomniatrice, et jouira d’un
insolent triomphe. Quelle source abondante de terreur et de pitié dans ces débats dont
les défenseurs des clients sont les éloquents acteurs, et les tribunaux, le majestueux
théâtre ! Qu’est-ce qu’il faut pour son salut, à cette multitude qui presse les
tribunes de ses flots inquiets ?… Démosthènec va le lui dire : le voilà qui s’élance avec le zèle et le feu
d’une raison partout lumineuse, et, pour terrasser les traîtres vendus à l’argent de
Philippe, il les éblouit et les foudroie, comme on l’a dit, des éclairs et des
tonnerres de son éloquence. Un Consul opérera les mêmes prodiges ; car il veut qu’un
sénat timide et consterné se lève tout entier autour de lui contre le féroce Catilina.
Si le même orateur n’éclate encore, Verrès ne rendra pas compte des rapacités
meurtrières et des dissolutions de sa préture : le poète Archias, près d’être exilé,
n’aura plus de patrie, si la tendresse du cœur de Cicéron ne réclame du génie tout le
pouvoir, toutes les grâces de son élocution riche, pathétique, harmonieuse, pour
consacrer, par sa divine prose, l’honneur de l’art des vers, et pour retenir dans les
murs de Rome, son ami, qui fut celui des muses. Là, tous les mouvements des passions
qui agitent le forum, là, tous les
développements de l’esprit
politique, là, l’audace et la vivacité des images dans la diction, laissent à peine
distinguer l’art de la tribune ou du barreau, de l’art entraînant de Melpomène.
Les écrits dialectiques, et les traités de science et de morale, qui concernent
l’instruction, ont aussi leur analogie avec la poésie didactique. On pourrait pousser
ces parallèles plus loin, mais suspendons-les, et remarquons seulement que, dans tous
les genres, la prose retrace le réel, et que les vers le traduisent par les figures,
et le mêlent à l’imaginaire.
Ainsi que les compositions en prose ont leurs analogues en poésie, j’ai dit que les
genres sérieux et touchants avaient leurs contrastes dans les genres satiriques et
badins. En effet l’esprit humain possède la double faculté de louer et de blâmer,
d’admirer et de se moquer ; et le cœur éprouve un plaisir égal à l’attendrissement qui
fait couler de douces larmes, et à l’enjouement qui l’épanouit à la vue des objets
risibles. La malignité secrète des hommes, et leur envie excitée par les avantages
d’autrui, leur font goûter une certaine joie à saisir et à dénoncer les ridicules.
Leur gaîté s’amuse à contrefaire, afin de punir l’amour-propre de leurs semblables et
de s’en venger. En recherchant bien la cause ordinaire du rire, on verra qu’il n’est
jamais très vif qu’aux dépens de quelqu’un dont on se joue en révélant ses travers, et
que la sottise est la victime nécessaire à notre vanité qui s’en divertit. Au
contraire, la louange d’autrui nous importune, et quelquefois
nous pèse d’autant plus qu’elle est plus méritée : elle nous force alors d’admirer ;
et l’admiration ne saurait nous tenir longtemps sans nous lasser : elle semble, par le
retour qu’elle nous fait faire sur notre infériorité quelconque, ne durer qu’en nous
humiliant, et rompre l’égalité que nous voudrions vainement maintenir dans nos
conditions intellectuelles. Le garant le plus sûr et le plus estimable de la
générosité de cœur, est de se plaire à payer aux vrais talents, et aux facultés
magnanimes, un tribut de sincère admiration, et à leur accorder ces louanges dont on
n’a pas à rougir comme de celles qu’on adresse, dans les temps corrompus, à
l’injustice en crédit et à l’ignorance en honneur.
Le blâme est toutefois un penchant de nos esprits qu’on doit leur reprocher d’autant
moins que les actions et les prétentions des hommes méritent plus fréquemment la
censure que l’éloge. On a plus souvent droit de critiquer que d’applaudir. Il est même
une juste rigueur plus profitable aux talents qu’une faveur inconsidérée. La critique
effraie la médiocrité et conduit le mérite à sa perfection, en le corrigeant par une
sévérité raisonnable. La dérision même a le pouvoir de purger le monde d’une quantité
de vices sur lesquels ne sévissent point les lois : elle est l’arme de la société, qui
ne peut exercer sa jurisprudence, ni faire craindre ses arrêts, que par l’ironie. Tel
qui
serait incorrigible, et sourd à tous les avis sages,
redoute les sarcasmes, et se réprime. L’orgueil surtout n’est déconcerté que par
l’effroi qu’il en a. Les choses qui paraissent grandes sous quelque face ont toujours
un côté ridicule, qu’il est bon d’apercevoir pour ne pas s’en laisser éblouir.
Nil admirari, propè…
, dit Horace, qui fut le plus
sage et le plus fin railleur, sous le règne d’Auguste. La dérision est, d’ailleurs, la
seule puissance qui venge la multitude de certains ridicules élevés, que la hauteur
des rangs paraît mettre au-dessus du blâme : on ne peut douter que le rire les blesse,
car ils s’en irritent toujours. Quand elle ne produirait que ce bien-là, ne
serait-elle pas assez salutaire ?
Par ces raisons, l’imitation qui s’est portée d’abord sur tous les objets sérieux, ne
s’est pas moins attachée aux objets plaisants ; l’esprit littéraire a donc mis en
opposition, à la majesté de l’épopée, la folie du poème badin ; au cothurne de
Melpomène, le brodequin de Thalie ; à la noble héroïde, l’épître naturelle et la
satire ; aux douceurs du madrigal, le sel de l’épigramme ; aux poèmes anecdotiques,
les contes rimés ; aux allégories, les fables ; aux romances, les vaudevilles ; à
l’histoire des peuples et à celle des sciences, les mémoires et les œuvres critiques ;
et enfin, aux romans de passions et de mœurs, les romans comiques.
C’est ainsi que le génie semble avoir fait deux parts du domaine de l’imitation, dont
l’une consiste à
peindre le beau, pour charmer les hommes en
leur inspirant la vertu, et l’autre consiste à les corriger en les amusant. Ici, la
discorde des rois entraînerait la ruine de leurs armées, si tous les dieux de l’olympe
ne s’intéressaient en leur querelle, et cette moralité produit les graves et hautes
fictions d’Homère. Là, de belliqueux chevaliers, toujours errants sur les traces de
leurs dames infidèles, et la jalouse démence d’un paladin furieux, inspirent le
tableau d’un héroïsme à la muse railleuse de l’Arioste. Ailleurs, tous les
grands événements d’un siècle qui rassembla de fameux conciles, qui s’agita par tant
de schismes, qui vit la politique ambitieuse de Charles-Quint triompher de l’audace
guerrière d’un de nos plus illustres rois, le renversement et la réinstallation du
siège papal, la réforme des universités savantes, la création de tant d’imposantes
magistratures, enfin, tout ce que l’histoire transmettait à la postérité en paroles
les plus augustes, ne présentent d’autres images à la gaîté satirique de Rabelais que
la voracité du gigantesque Gargantua, l’astuce de Pantagruel, les rêves de
Carême-prenant, la pédanterie des ergoteurs, les vols de Grippeminaud, et les
jugements que tire de son cornet le bon Bride-Oye.
Ces aspects si différents sous lesquels sont offerts les mêmes objets leur impriment
des couleurs trop fortement tranchantes, pour qu’il soit besoin de désigner ce qui les
sépare ; mais il n’en est pas ainsi des genres
qui gardent
quelque ton conforme entre eux. On ne les distingue bien qu’en démêlant les nuances
fines qui les caractérisent. L’Héroïde, si voisine de l’Épître, ne lui ressemble ni
par les nobles et tendres sentiments qu’elle exprime, ni par son style, moins haut que
celui de la tragédie, et plus élevé que celui de l’élégie. Sapho n’écrira pas ses
adieux éternels à son amant, ni Médée ses reproches à Jason, ni, au pied des autels de
son Dieu, la plaintive Héloïse ne déclarera l’impuissance des remords contre l’amour,
du même style que Despréaux écrit son épître au Roi. Le ton de celle qu’il adresse au
vertueux Lamoignon, la distingue encore du ton des lettres familières, autrement que
par la mesure et la rime. Si toutes ces délicatesses ne sont pas nettement définies,
on ne les appréciera jamais bien, et l’on sera plus loin encore de pouvoir les imiter.
On oubliera que l’histoire, dont les faits sont la matière, exclut les ornements qui
embellissent la Poésie, dont l’essence est la fiction. On ne saura dans quelle borne
se resserre son éloquence, et l’écrivain diffus qui ensevelira le détail des
événements sous la masse de ses opinions, transformera son ouvrage narratif en un
livre polémique. Le compositeur d’éloges au lieu de soutenir les actions et la vie
d’un héros, d’un saint ou d’un sage, par la magnificence des idées et des paroles, par
les nobles prosopopées, ne sentira point que son discours n’a pas atteint au sublime
s’il laisse à
l’auditeur quelque chose de plus grand à
concevoir : ce panégyriste n’étant que vrai, croira qu’il a fait assez, s’il fut bon
historien : tomberait-il dans cette erreur, si les qualités de Bossuet lui étaient
présentes ? Qu’il considère cet orateur chrétien, de qui l’éloquence ramasse et
pétrit, pour ainsi dire, tous les matériaux du langage sacré, classique et vulgaire,
et les fond ensemble, pour composer et cimenter les monuments que bâtit son génie en
une langue surnaturelle. Aussi grand par les idées que par le style, il ne parle
qu’aux princes du monde, parce qu’ils sont plus en spectacle que les autres hommes aux
peuples qu’il veut instruire. Ouvre-t-il aux grands et aux rois les portes de la mort,
il semble voir derrière le seuil un comble de hauteur, qui est l’éternité, un gouffre
sans fond, qui est le néant : là, il envoie tout ce qui est spirituel ; là, il plonge
tout ce qui est terrestre.
Ce modèle, dans la chaire, n’en serait pas un à prendre dans ces assemblées qui
demandaient un autre art à notre véhément Mirabeau, digne émule, (rendons-lui
impartialement cette justice), de celui qu’on nommait l’admirable monstre d’Athènes.
Il possédait si bien la force et l’étendue de ce genre d’éloquence, qu’on eût dit un
moment que lui seul était le cœur d’un peuple tout entier. Ce fut par la multitude de
ses connaissances et par l’énergie de son imagination, qu’il nous frappa de ses
paroles. Sans les vraies
pensées politiques, les grands mots
à la tribune ne sont que de l’enflure. On remarquera qu’il en est de la beauté de
l’éloquence et de la haute poésie, comme de la beauté du corps humain ; ce n’est ni au
fard, ni aux ressorts artificiels qu’il doit sa force et sa couleur, c’est à la
santé.
Le style des écrivains géomètres, tels que Pascal et d’Alembert, est le plus clair et
le plus précis que puissent choisir ceux qui écrivent des traités d’instruction. Tous
deux sont, en ce genre, les meilleurs prosateurs : l’éloquence magnifique et nombreuse
que possédait Buffon, et celle de Rousseau, non moins nombreuse quelquefois, mais
toujours vive et passionnée, consistent en une autre partie de l’art que nous aurons à
considérer. Ceux qui écrivent sur les sciences doivent, comme les deux premiers
ci-dessus nommés, se borner à leur sujet unique, et ne pas faire de leurs livres des
appendices de tout ce qu’ils ont appris. Leur expression ne doit être que nette,
correcte et vraie, car s’ils y recherchent une politesse affectée et trop de fleurs de
rhétorique, ils détruisent la confiance et l’attention, et prennent des grâces
puériles, nuisibles à la gravité de leur profession : par cette vanité, ils perdent le
titre de docte et n’acquièrent pas celui de littérateur. Il n’appartient qu’aux
moralistes tels que Malebranched et Rousseau, de remuer éloquemment les cœurs qu’ils veulent
purger de leurs passions destructives ; il ne sied qu’à l’historien de la
nature, tel que Pline et Buffon, d’enfler quelquefois son discours
d’une emphase sonore et pompeuse, qui le met en harmonie avec la magnificence de
l’univers qu’il décrit : les exposés simples suffisent aux détails ; mais le
naturaliste est froid, s’il ne couvre et n’anime le tableau de l’ensemble par toutes
les richesses et toute la chaleur du coloris.
Pour éviter le désordre, et se bien pénétrer de la substance de chaque genre, il faut
donc apprendre à la bien discerner : sans cette étude préliminaire, le poète chrétien
et l’orateur sacré, associeront confusément au ton de leurs ouvrages le ton
mythologique et profane ; le simple s’alliera au composé, le noble au familier, le
choisi au commun, et le bas au sublime. Il n’y aura plus aucun mode dans l’art : tout
ce qui se trouve au hasard réuni dans la nature, paraîtra bon dans les systèmes de
l’imitation ; et l’on ne pensera pas que le choix doit séparer le bon de ce qui est
mauvais par l’alliage.
Le génie, avons-nous dit, dépend de la nature ; mais l’expression dépend de l’art :
on n’apprendra pas à penser, mais à dire et à écrire bien ce qu’on pense. Les vérités
sur les sensations, sur les passions et sur la morale humaine, ont des principes
invariables : l’art de les bien exprimer a aussi d’invariables règles, règles aussi
fondées que les axiomes des sciences sur les principes des choses. Que font les
mathématiques, si ce n’est de mesurer les forces physiques ? Les
lettres nous donnent la mesure des forces morales ; et de plus, elles
les produisent et les augmentent. Les Lacédémoniens seront vaincus par le nombre, si
la lyre de Tyrtée ne triple à l’instant leur courage. La ville d’Antioche
périra-t-elle sans nulle défense contre la colère d’un empereur ? Non ; la voix de
Chrysostomee dissipe les
escadrons incendiaires, et fait entrer la clémence dans ses murs, qu’elle protégeait
mieux que les palissades. De tous les biens que Grégoire de Nazianze avait acquis,
nous dit-il, en parcourant les terres et les mers, l’art de la parole était le seul
qu’il estimait. Il dut en sentir mieux l’importance que les prêtres du paganisme :
l’éloquence des pontifes païens n’eut pas besoin d’acquérir par ses formes une grande
influence, chez des peuples dont les religions antiques avaient été reçues sans
contestation, et fondées par l’autorité de leurs premiers chefs suprêmes ; mais
l’éloquence chrétienne a dû naître et s’accroître de la contradiction qu’opposaient
les puissances du temps à la croyance nouvelle des premiers évangélistes. Aussi le
sacerdoce ne méprisa pas l’art oratoire : cet art, qui soutint longtemps la politique
républicaine, lui servit à les dogmes et la suprématie des états de l’église,
en lui assujettissant les nations, les potentats, par l’empire de la parole, qui lui
mit dans les mains leur or et leurs armées.
Nous savons que tous les éléments des sciences
sont
justement classifiés : ceux des arts doivent l’être avec plus de certitude encore,
puisqu’ils sont de convention humaine, et que les nouvelles découvertes ne les font
pas varier autant que ceux de la physique, souvent douteux et changeants. C’est la
régularité qui forme les écoles des arts. Raphaël a fait une école, et Rubens, tout
grand qu’il soit, n’en peut faire. Il en est de même des classiques en littérature.
Les Grecs s’étaient rendu raison de tout ce qui concerne l’imitation. Ils n’ont rien
vu confusément. Dans le dessin antique, les connaisseurs distinguent un dieu de
l’olympe, un faune, un héros, et un homme ordinaire, à la seule inspection d’un de
leurs membres, ou de leur torse. La puissance divine d’Apollon se caractérise en sa
statue, autrement que les forces athlétiques d’Hercule, dans la sienne. Dira-t-on que
la correction si exacte chez les Grecs, a desséché le génie des beaux-arts ?
Accusera-t-on leurs règles d’une aridité stérile ? Les modernes gagnent-ils à s’en
affranchir ? Ne se confient-ils pas trop souvent à ce qu’ils appellent inspiration ?
mot vague, s’il ne veut dire la raison échauffée par le sentiment. Il est évident que,
dans la plupart de leurs productions, les différences des genres leur ont échappé. On
intitule tous les jours des vers galants odes anacréontiques. Ont-ils rien de
semblable à celles d’Anacréon, qui sont de petites narrations allégoriques dont le
sujet est comme un noyau auquel se rattachent toutes les formes de sa
riante imagination ? Traçons-nous toujours un dessin primitif, comme
les bons modèles. Copions d’abord l’antique et les grands maîtres, pour ne pas
contracter les manières d’une école mesquine. Exerçons-nous sur les chefs-d’œuvre en
littérature, sans nous effrayer de leur grandeur ; et non sur les ouvrages inférieurs
et médiocres, espérant ensuite arriver aux plus parfaits. Un ouvrage défectueux peut
réussir pleinement par quelques bonnes qualités : dès lors on le prend pour modèle,
afin de parvenir au même succès : on en admire jusqu’aux défauts, s’ils sont
applaudis. De là, le goût vicié et l’influence de la vogue, qui soumet le talent aux
caprices de la société. L’esprit de société rapetisse le mérite des écrivains ;
l’esprit du public l’agrandit. Les vrais auteurs doivent être les maîtres du vulgaire,
mais les disciples du public. C’est de lui seul qu’on acquiert la conscience de ses
fautes, ou de ses propres forces : car, en se défiant trop de soi-même, on perd
quelquefois le juste sentiment qui conseille le mieux : on atténue son originalité. De
peur d’être faible, on exagère ; de peur d’être commun, on tourne à l’emphase ; de
peur d’être froid, on ; de peur d’être fade et mou, Ion devient âpre et
dur. Tel est le danger de trop céder aux flux des perpétuelles critiques et de s’en
intimider.
La vérité la plus assurée semble incertaine, lorsqu’elle est trop subtilement mise en
doute. Ce malheur arrive dans les siècles où domine l’érudition
scolastique et dissertatrice ; âges vicieux, qui furent toujours les
époques des décadences. Il est donc utile à l’écrivain d’élever sa philosophie
au-dessus des opinions passagères qui influeraient trop sur lui, s’il les envisageait
trop, et de ne pas travailler seulement pour ses contemporains, mais pour la race
humaine : averti par la nature, triste idée, mais inévitable ! que tous les individus
qui l’environnent doivent mourir, il faut qu’il ne songe qu’au bien et à la durée de
l’espèce qui est immortelle. Une telle pensée l’avertira que sa propre réputation,
n’étant qu’un élément de la gloire de son pays natal, ne peut résister qu’avec elle et
par elle au cours des temps, et lui rappellera que si les Grecs, et non les Égyptiens
ou les Perses, restèrent les précepteurs du genre humain après une longue suite de
siècles, c’est que leur idiome, étant le plus épuré, le plus sonore, devint
universellement dominateur par la force et par la grâce, et que la matière de leurs
écrits fut l’éternelle justice, comme la beauté de leurs expressions fut la justesse
et l’harmonie. Ainsi, préjugeant de l’avenir par les méditations du passé, et
s’élançant à deux ou trois mille années le l’époque où nous parlons, il se demandera
laquelle des nations rivales aujourd’hui prévaudra sur toutes les autres par les
lettres ; et quelle langue, morte alors, demeurera, comme celles d’Athènes et de Rome,
toujours vivante et institutrice, au milieu du silence des barbaries éteintes dans
l’obscurité,
malgré l’éclat de quelques talents qui auront
percé les nuits de leur ignorance. Laquelle ? Le monde entier lui répondra que ce fut
celle qui exprima le mieux ce qu’il y a de meilleur, la liberté, intérêt recommandable
et précieux à tous les peuples de la terre. Ces idées vraies et simples prouvent que
non seulement les auteurs, mais encore les nations, ne reçoivent que d’une belle et
morale littérature, leur immortalité.
Cette dernière réflexion nous porte à nous féliciter des lumières nouvelles que le
temps où nous vivons prête aux vrais philosophes pour étendre leurs connaissances. Les
divers cours de cet Athénée sont eux-mêmes des garants irrécusables du progrès des
sciences dans le siècle dernier, et du zèle que manifeste le notre à reculer les
bornes de l’esprit humain. Ces limites de l’empire du savoir ne seront bientôt plus
que les seules barrières éternelles, opposées par la nature à notre ardente curiosité.
Grâce aux travaux des infatigables esprits qui nous ont expliqué les révolutions
planétaires, les merveilles de la physique, les décompositions des corps inertes et
animés, l’organisation anatomique physiologiquement comparée depuis le zoophyte
jusqu’à l’homme ; grâce enfin au système d’analyse qui rend de nos jours les études si
régulières, j’ai cru qu’il fallait rendre celle de la littérature plus conforme, par
une méthode exacte, aux autres enseignements, et, par là, digne de vous être offerte
en un siècle où la raison ne marche que par les principes
appuyés des preuves et des expériences.
On m’objectera sans doute que le danger de ce code réglé serait d’enchaîner les
esprits créateurs qui ne souffrent pas de si étroites mesures : j’ai déjà répondu
qu’il n’avait pas été infécond dans les beaux-arts si bien cultivés chez les Grecs :
je réponds encore que les formules pratiquées dans les sciences n’opposent aucune
entrave à la marche des découvertes, et ne les arrêtent point. J’en conclus que des
directions justes et des certitudes acquises en littérature Embarrasseront le talent,
ni ne glaceront le génie ; mais rendront l’enseignement aisé, prompt et clair. On sait
qu’il est des personnes à qui rien n’est plus commode que de croire les lois du goût
problématiques : cela leur donne le droit de les ignorer et de prendre sans gêne leur
caprice pour guide. Elles s’épargnent ainsi la fatigue du raisonnement : elles auront
intérêt à décrier l’importance des résultats d’une analyse qui réduit tout à la
précision. Les autres remarqueront que, pour instruire, je tourne en faits et en
preuves tous les sentiments qu’on a sur la poésie et sur l’éloquence, dont l’art le
plus exquis est, pour émouvoir, de tourner toutes les choses et toutes les raisons en
sentiments. Je ne présume pas toutefois qu’il soit possible de pousser la recherche
des limites de l’art jusqu’à circonscrire la carrière que s’ouvrent les éminents
génies. Observez-les bien : ils
ne se sont pas affranchis des
règles communes, mais s’en sont faites encore par-delà, de si hautes qu’elles
échappent à notre vue. Le secret de leurs pensées et de leur style se renferme dans la
singularité de leur conception. Ce mystère est le privilège de leur raison
supérieure : rares et vastes esprits, ils sont comme des rois de l’empire littéraire,
qui, sans refuser de ployer sous les lois, y ajoutent celles que leur donnent la
grandeur nouvelle de leur but, leur feu divin, et leur intelligence prédominante.
Homère, Sophocle, Démosthène, chez les Grecs, Bossuet, Corneille, et Molière, chez
nous, s’élancèrent hors de la doctrine. L’étude de leurs systèmes ne serait
entièrement développée que par des émules semblables. Remarquons seulement, vous
dis-je, qu’ils n’ont rien méconnu, rien omis des parties de l’art ; mais qu’ils y ont
superposé ce qui, pour nos formules critiques, s’y trouve d’incompréhensible.
L’objet de mes efforts dans une classification des genres et des espèces que
contiennent leurs classes, est de résoudre les indécisions, et d’éclaircir les
jugements confus, qui font de la littérature une sorte d’art tout conjectural. Si je
parviens à et à dénombrer avec ordre ses lois absolues, positives, les
préceptes feront reconnaître précisément le bon et le mauvais en matière de goût, et
formeront, je l’espère, le complément d’une théorie des belles-lettres.
Ce travail me paraît plus fructueux que l’examen
détaché de
la plupart des écrits, dont on renouvelle au hasard les analyses sans en conclure ce
qui fonde un système général. J’examinerai les règles plus que les ouvrages ; et des
principes je descendrai plus utilement à leurs applications. Les auteurs anciens
comparés aux modernes, et les nationaux aux étrangers, me serviront à mettre en
évidence les justes points de la supériorité dans les productions de l’esprit. Le
tableau que je tracerai de leurs classes nombreuses convaincra les hommes qui
affectent le plus de dédain pour les lettres de l’aveuglement de leur prévention. En
considérant la patience laborieuse qu’elles demandent à ceux qui les cultivent, en
songeant que la sensibilité naturelle, que la droiture du jugement et un fonds
généreux de probité sont les dispositions primitives qui leur sont nécessaires, et que
ces qualités si rares ne fructifient même pas sans la lecture et sans l’acquis du
savoir, peut-être cessera-t-on de confondre les auteurs qui méritent les succès avec
ceux qui les dérobent. Peut-être ne fera-t-on plus subir à la modestie des uns le
blâme qui ne doit punir que la présomption des autres. Peut-être que, moins occupés à
la défense de leur amour-propre et de leurs rivalités éphémères dans les cercles du
monde, les auteurs s’occuperont d’avantage à l’amour du beau, à rivaliser les
grands modèles et à briller dans la postérité. Peut-être les savants, trop sévères aux
écrivains, frappés de la méthode analytique des principes de
l’art d’écrire, mis en rapport avec les méthodes à leur usage, n’appelleront plus
ironiquement les gens de lettres, des hommes à imagination. Ceux-ci
peut-être, à leur tour, mieux guidés en leur raisonnement sur le goût, et enrichis des
justes connaissances des savants, ne les nommeront plus avec raillerie, des hommes à systèmes.
De cet accord désirable résulteront l’honneur, le perfectionnement des belles-lettres
et des sciences, tributaires alors les unes des autres : et le public, jouissant du
profit de leurs succès communs, qui n’exciteront plus de jalousie entre elles, saura
les évaluer également, et juger par quels travaux s’acquiert le titre de vrai
Littérateur.
De tous les encouragements qui peuvent m’attacher à l’exécution de mon plan, le plus
flatteur pour moi serait l’espoir de concourir, tant soit peu, aux progrès d’une
science qui a rendu les autres sciences populaires, puisqu’en effet la littérature est
l’interprète de toutes les découvertes, de toutes les observations, de toutes les
conjectures de notre intelligence, et, de plus, de toutes les passions du cœur humain
qu’elle console de ses peines, ou qu’elle dirige au bien et à l’utile. La
jurisprudence lui doit son lustre et sa dignité ; nos avocats célèbres en empruntent
cet art qui fit de l’éloquence l’effroi du spoliateur et le bouclier du faible.
C’est elle qui proclame en ses poésies les noms de
nos
défenseurs militaires : les guerriers aiment les poètes, parce que ceux-ci poursuivent
comme eux la gloire et qu’ils concourent à la distribuer : les politiques leur sont
moins favorables, parce qu’ils ne prisent que cette sorte de gloire attribuée à la
puissance, et qu’ils sont jaloux de leur propre supériorité. Mais peuvent-ils se
dissimuler que les plus grands siècles littéraires furent ceux qui produisirent les
plus grands hommes, et qui contribuèrent le plus à la civilisation des empires ? Les
monuments des lettres sont les archives respectables où la vérité, la raison, et le
courage, ont déposé les registres des anciens honneurs de la liberté publique. Ce
furent les lettres qui l’affermirent chez tous les peuples, nés pour la désirer,
capables de la conquérir, jaloux de la garder, instruits à la défendre, et, par là,
dignes de la conserver. C’est peu de ces importants services : la littérature charme
les loisirs de l’homme, le suit dans ses voyages, l’accompagne en tous lieux, sert
d’occupation à l’adolescence, qu’elle distrait des plaisirs funestes, devient le
plaisir de la vieillesse, qui n’en goûterait plus d’autres : elle bâtit sans frais à
l’indigence un édifice de magiques illusions ; elle retire l’opulent du fracas qui
suit sa fortune, et lui apprend loin du tumulte à jouir de ses richesses
intellectuelles. Elle est la source de l’instruction, de la félicité, de la gloire
dont s’enorgueillirent les mémorables nations du monde ; et seule
enfin, elle développe, ainsi que je l’ai dit, la plus vaste, la plus
mystérieuse et la plus profonde de nos sciences, la science du cœur de
l’homme.
Avant de considérer les matières que nous avons à traiter en ce cours littéraire, il
est utile et peut-être curieux de jeter nos regards sur la méthode des différents
rhéteurs qui ont professé l’art de bien dire et de bien écrire : les lumières dont ils
nous éclaireront, en nous dirigeant dans la route qu’ils ont tracée, en nous
affermissant dans notre marche, nous révéleront le but où tendait la leur, et même les
écarts qui ont pu les en détourner. Leurs travaux, qui sont des titres à notre
reconnaissance, faciliteront les miens. J’emprunterai leur pénétration pour discerner
exactement les principes et leurs conséquences ; et, si j’ai quelques particularités à y
ajouter, mes découvertes naîtront des premiers documents que j’en aurai reçus. En ceci,
je me conforme à l’ordre qu’on doit suivre dans l’étude de chaque chose. Il n’en est
aucune que puisse approfondir un seul homme. Il faut d’abord les examiner toutes, ainsi
qu’elles ont été considérées, et ensuite comme
si elles ne
l’eussent jamais été, pour y faire, par ses observations, de nouvelles découvertes, et
en tirer des rapports de son propre fonds. La discussion sur les préceptes déjà reconnus
nous aide à les mieux concevoir, et nous sert à fonder ceux qui manquent au complément
de la théorie : c’est ainsi que pas à pas l’esprit atteint tous les degrés de ses
connaissances, et que le dernier homme qui les parcourt peut suppléer au vide qui reste
à remplir ; et, quoique moins habile et moins fort que les maîtres qui l’ont précédé, il
s’élève, porté par eux, à la hauteur d´une science où ceux qui le soutiennent n’étaient
point parvenus encore. C’est ainsi qu’instruit des vérités et qu’averti des erreurs, on
franchit sans obstacles et sans peine tous les intervalles que la raison a traversés
avec tant de difficultés et d’efforts. Là où cheminait le doute s’avance la certitude :
et l’on aurait d’autant moins raison de s’en enorgueillir, que déjà la carrière est
ouverte, dépouillée de ses épines, et partout rendue lumineuse par le grand nombre des
flambeaux qui y sont restés.
L’utilité de la rhétorique d’Aristote et de sa poétique nous force à payer un tribut
de louanges à la mémoire de ce philosophe qui a répandu la source de tant
d’instructions en tout genre, et vers qui toujours il faut remonter, dès qu’on cherche
à sonder les éléments des choses. C’est le propre de la gloire de cet homme qu’il soit
nécessaire de revenir sans cesse à lui, lorsqu’on veut traiter de quelques sciences,
ou de quelques arts, avec méthode : étant sorti vainqueur de toutes les attaques du
temps, malgré ses axiomes quelquefois
erronés dont on a
plutôt lieu d’accuser son siècle que son jugement, il n’a pas même succombé sous le
poids du ridicule qu’avaient attaché à son souvenir les argumentations et les fausses
subtilités de la scholastique ; son antiquité, qui imprime une affectation pédantesque
à prononcer encore son nom, n’empêche pas de le citer, en se mettant au-dessus des
railleries, par le respect qu’inspirent ses lumières universelles.
D’où tient-il un si grand privilège ? de sa raison, de sa dialectique pressante, de
son goût pour le vrai, de son soin scrupuleux à écarter le faux, de son ardeur à
envahir les domaines de l’esprit humain : histoire naturelle, politique, économie,
logique, rhétorique, il a tout saisi par l’intelligence comme son disciple par les
armes ; tellement qu’on ne sent pas mieux la présence d’un conquérant dans toutes les
provinces de son empire, que l’esprit de ce héros des sciences dans toutes les parties
de chacune d’elles.
Je le considérerai donc ici dans l’objet dont nous nous occupons. Sa rhétorique est
le plus ancien modèle de raisonnement sur les trois genres d’élocution oratoire,
démonstratif, délibératif, et judiciaire. L’art d’exposer, de prouver, de confirmer,
de réfuter, de récapituler, et de conclure, y est réduit aux purs éléments, ainsi que
le secret de profiter des circonstances de lieu, de temps, de sujet, et de celles
d’âge, de condition, et de caractère des personnes. Tout y est défini, lié, rangé
convenablement, et bien assorti : rien ne manquerait aux leçons qu’il y joint sur
l’arrangement des mots, sur la structure des phrases, sur la beauté des tours, enfin
sur toutes les formes du
style, si celui de l’auteur n’était,
dans ce traité même, trop nu, trop sec, et trop austère. Sa poétique nous est encore
plus précieuse : après avoir exprimé mon regret qu’elle ne nous ait pas été transmise
en son entier, j’examinerai ce qui nous en est resté sous deux aspects : sous celui de
son rapport avec l’art chez les anciens, et sous celui de sa différence avec l’art
chez les modernes. On y voit que les lois fondamentales de l’imitation sont les mêmes
pour tous les temps. Si nous eussions hérité des fruits de tout son travail, nous
posséderions le meilleur traité des divers genres de poésie chez les Grecs :
l’attention qu’il porta dans la recherche des principes, en résolvant nos doutes, eût
servi à régulariser notre doctrine et à l’achever.
Nous ne pouvons juger que de l’ordre qu’il établit dans les propositions, exemple
déjà très utile en toutes les matières, et qui le serait davantage, si son application
ne s’arrêtait pour nous à ce qui concerne la tragédie.
Les curiosités que son ouvrage nous présente sur les spectacles d’Athènes, sur la
variété des moyens qui les produisaient, sur l’appareil des théâtres, sur les usages
et les mœurs des spectateurs, sur les soins des Archontes qui présidaient aux jeux
scéniques, sur les sentiments agréables aux multitudes, et à l’esprit des juges, sont
des monuments précieux qui nous prouvent combien de résultats instructifs nous
eussions retirés de sa lecture. Plaignons-nous du vol que nous ont fait les siècles
qui, en nous dérobant tout sans cesse, nous contraignent sans cesse à tout inventer de
nouveau, incertains que nous sommes de savoir reconstruire ce qu’ils ont détruit !
Les réflexions d’Aristote sur la tragédie sont précédées de
celles qu’il fait sur l’origine de la poésie ; et, après avoir dit qu’elle est née du
penchant des hommes à l’imitation, source de tous les arts, il distingue ses divers
moyens d’imiter, et la manière dont elle représente les choses à l’esprit, soit par le
récit, soit par l’action. De ce dernier mode résultent les poèmes dramatiques, la
tragédie qu’il envisage comme la peinture du bon, et la comédie, comme celle du
mauvais. Or sachons ce qu’il entend par le bon, et par son contraire ; et nous
admirerons la justesse de ses préceptes.
Il reconnaît que la tragédie n’a d’autre fin que de purger les passions par la
terreur et la pitié ; ou, selon l’autre interprétation que les ont
donnée du même texte et qui me semble meilleure, c’est à la terreur, à la pitié même,
qu’il applique la purgation ; ce qui prouve mieux le discernement d’Aristote sur les
effets de l’art. Poussez la pitié trop loin, elle cause un déchirement de cœur qui
rend cette passion désagréable ; forcez la mesure de la terreur, vous arrivez à
l’horrible, et vous passez ce juste point qui est le terme du beau, nécessaire à la
peinture poétique du bon. Qu’entend-il par le bon, convenable à la tragédie ? la vertu
mêlée de faiblesses qui l’exposent à des malheurs par une faute, et non par un crime ;
ou le crime excusable, mais puni par les dieux ou par les hommes. De ces deux choses
sort une conclusion morale, essentielle à la noblesse de la fiction tragique.
Qu’entend-il par le mauvais, convenable à la comédie ? ce n’est pas ce qui est
vicieux,
car l’image en serait haïssable ou dégoûtante, mais
ce qui est ridicule et honteux, parce que l’image qu’on en offre excite le rire.
Ces remarques le conduisent naturellement à indiquer le choix des personnages
convenables à la scène. Si deux ennemis se frappent, le coup prévu fait ressentir peu
de surprise et peu de compassion : si la catastrophe amène le châtiment d’un scélérat
détesté, la pitié ne peut naître ; si le vertueux succombe sans que nulle imprudence
attire sa perte, sa mort est odieuse : or on manque le but avec de tels personnages,
puisqu’on ne saurait prendre à leur sort une part agréable, et que la qualité
distinctive du beau est de plaire.
Aristote tire de ce principe du beau des conséquences qui méritent toute notre
attention : la première est la proportion des ouvrages, qu’il veut qu’on puisse saisir
d’un coup d’œil en leur ensemble. Tout être, tout animal trop petit, ne saurait
paraître beau, puisque ses parties, resserrées entre elles, se confondent sous le
regard : au contraire, s’il est trop grand, il échappe à la vue par ses dimensions
gigantesques, et, n’étant plus que partiellement aperçu, notre esprit perd le moyen de
le juger beau en son entier, qui excède notre capacité. Cette comparaison rend la
maxime évidente.
La poésie, de plus, n’offrant que des tableaux fictifs, est maîtresse d’orner et de
perfectionner les traits qu’elle emprunte à la nature. Elle est obligée de les
embellir et se mettrait, en ne le faisant pas, au-dessous de la peinture, qui choisit,
parmi les qualités
éparses en de nombreux modèles, les
beautés qu’elle réunit pour en composer une beauté plus parfaite.
C’est cette perfection idéale qui, selon l’avis d’Aristote, rend la poésie plus
instructive que l’histoire : celle-ci ne raconte, en effet, que les choses qui ont
été, et n’a le droit d’en rien omettre et d’y rien ajouter : les hommes dont elle
parle conservent dans ses portraits les imperfections que la nature avait mêlées à
leur caractère : ils ne peuvent donner l’image que de la vertu qui leur était propre,
et qui souvent n’est pas accomplie en tous ses points. La poésie invente les héros
qu’elle anime, ou corrige les mœurs de ceux qu’elle imite ; et c’est ainsi qu’elle
crée, pour l’admiration des hommes, des modèles plus qu’humains par leur sublimité, et
dont les actions feintes deviennent les exemples vivants de la véritable grandeur et
les types invariables de la justice et de la vertu dont elle inspire l’amour.
Instruits maintenant des opinions du philosophe grec sur le bon et
le beau, achevons d’examiner celles de ses maximes qui n’ont pas
changé pour nous. Il veut que la fable tragique soit une et fondée
sur le vraisemblable, et même sur l’ : il va jusqu’à autoriser l’absurde,
lorsqu’on en retire des beautés qu’on n’atteindrait pas sans lui, pourvu qu’il soit
néanmoins antérieur au commencement de l’action, comme dans
l’Œdipe-Roi. Il veut que les mœurs soient nobles et invariables en
chaque personnage, toujours pareil à lui-même, ou également inégal, suivant son
caractère donné. Il veut enfin que les pensées soient conformes à l’élévation du sujet
et la
diction conforme aux pensées. Le développement de
ces-seules idées comprend tout l’art.
Ces principes sont encore les nôtres, et je n’ai pas besoin d’en détailler ici les
preuves : elles recevront leur application, quand je citerai les exemples que me
fourniront les théâtres anciens et modernes, nationaux et étrangers. Je discuterai les
règles des trois unités, quand j’en serai là : mais n’anticipons sur rien.
Ce qu’Aristote écrit des péripéties et des reconnaissances entrera plus tard aussi
dans mon sujet. Remarquons seulement que ce qu’il enseigne à cet égard est encore
propre à notre art dramatique. Il en est de même des quatre espèces de tragédies qu’il
distingue ; la simple, l’implexe, la pathétique, et la morale.
La simple, où l’action est continuée sans obstacles au but annoncé
pour son dénouement.
L’implexe, où les intérêts opposés changent les heureux en
malheureux, et réciproquement.
La pathétique, qui comprend les actions douloureuses et
meurtrières.
La morale, dont la fable tend à développer, par les sentiments et
par la catastrophe, une instruction utile aux hommes.
En quoi ses leçons ne sont-elles donc applicables qu’aux Grecs de son temps, et
cessent-elles de nous l’être ? c’est en ce qui concerne l’intervention des dieux, ou
moyens surnaturels dans la tragédie, le spectacle, la mélopée, et les chœurs
chantants. La moindre réflexion nous convainc que ces ressorts de la muse antique ne
sont nécessaires qu’à nos tragédies lyriques nommées opéras, et non
à nos drames
tragiques, où rien ne se dénoue par des
machines, où la présence des divinités est interdite, où la déclamation a remplacé le
chant, et d’où enfin les chœurs sont exclus. Les chœurs parlés seraient impraticables
ou ridicules : ils ont cédé leur rôle superflu aux confidents que nous y avons
sagement substitués. C’est sans doute cette coutume d’introduire au théâtre les dieux
parmi les hommes, qui a fait poser en axiome, par le docte Grec, que tout ce qui entre
dans l’épopée entre dans la tragédie. S’il eût parlé de nos opéras, sa maxime serait
vraie, et ce n’est pas la seule ressemblance qu’ils ont avec les tragédies grecques.
Je le démontrerai dans la suite en établissant entre eux et celles-ci un parallèle
exact et étendu : mais ce n’est point ici son lieu ; et je veux tout ranger
distinctement.
La diversité du rythme des vers employés dans les tragédies grecques me suggère
quelques remarques. Le double effet qu’elle devait produire contribuait à la grandeur
de la Melpomène antique, par le chant rapide et élevé des chœurs, dont les strophes se
répondaient en style dithyrambique et passionné, et par la naïveté du dialogue, que
les ïambes simplifiaient, et dont le mouvement s’accordait avec la marche libre du
cothurne. Il aidait à distinguer chez les Grecs le ton de l’épopée écrite en vers
hexamètres, de celui de la tragédie dictée en vers d’une autre mesure. Nous n’avons
que l’alexandrin pour les deux genres, et les anciens marquaient ainsi toutes les
différences des leurs par la différence même des moyens d’exécution. Chez eux, tout
est tranché, rien ne se confond : et chez
nous, le ton seul
de l’expression constitue la variété des ouvrages. Le goût pourtant n’en est pas plus
arbitraire : mais il nous a fallu plus de finesse pour discerner les nuances et les
couleurs des choses. Notre Racine nous apprendra cet art de soumettre l’alexandrin,
consacré à l’épopée, au langage noblement familier des passions théâtrales. Quelle
plus grande étude pour nous que les exemples d’un tel maître, illustré par tant de
succès dans un genre qu’Aristote plaçait au-dessus du genre épique ! Ne nous étonnons
pas de ce jugement : il l’avait réfléchi ; il avait lu les poèmes d’Homère dans la
langue du poète, qui était la sienne, et qu’il goûtait mieux que nous ; mais il avait
lu et vu Sophocle, et, mesurant des merveilles, il a préféré celles qui semblent les
plus difficiles à produire. L’auteur, qui raconte, allonge ou abrège ses récits sans
danger, s’il les diversifie par les ornements et par les épisodes. Il manie à son gré
toutes les richesses de l’univers que possède son imagination : l’auteur qui crée une
action est contraint de la renfermer dans les bornes prescrites par l’intérêt de sa
fable : il n’a d’autres trésors que les passions du cœur de ses personnages : il faut
qu’il attache sans interruption, qu’il émeuve, qu’il élève l’esprit et l’âme d’une
multitude prête à lui refuser le prix, s’il ne la ravit sans cesse par la magie de ses
compositions régulières et de son pur langage ; et si l’inutilité d’un incident, ou
quelque partie languissante, dérange ou affaiblit l’illusion si fugitive des
spectacles de la scène.
On objectera peut-être que le poète épique n’a pas recours pour émouvoir aux
prestiges de la
représentation, et que, puissant par
lui-même, il tire de son propre fonds, sans cette ressource étrangère, la force de ses
impressions touchantes et admirables : mais Aristote répond à cela, en statuant que le
poète tragique doit saisir le spectateur autrement que par la vue, et qu’il doit
attendrir et faire frissonner celui qui, les yeux fermés, ne prête que son oreille à
la diction qui le remplit de pitié, de crainte, et d’étonnement, effets indépendants
de l’appareil du théâtre.
C’est de cette façon surtout que, pour atteindre la palme, il faut toucher souvent au
sublime, c’est-à-dire, à ce point qu’on sent plutôt qu’on ne le définit, et que nous
ne pouvons mieux reconnaître qu’en rappelant les caractères par lesquels nous l’a
désigné Longin.
S’il fallait un esprit aussi subtil que réglé, tel que celui d’Aristote, pour suivre
pied à pied les opérations si fugaces de l’entendement humain, les saisir, et réduire,
comme il le fit en sa logique, aux simples éléments du syllogisme tout l’art du
raisonnement, il ne fallait pas une vue moins perçante et moins sûre pour pénétrer le
caractère du vrai sublime. Alors qu’on se sent frappé, ébloui, enlevé hors de soi par
l’enthousiasme qu’inspire un mot, un discours, ou une action, on s’écrie : Voilà le
sublime ! Eh ! qu’est-ce que le sublime ? demande-t-on aussitôt qu’on y réfléchit.
Toutes les définitions qu’en donnent les auteurs m’ont paru vagues, insuffisantes ; et
celle de La Bruyèref
lui-même, qui dit que le sublime est le son que rend une grande âme, ne désigne que
celui qui éclate dans un mot, mais non l’essence du sublime de chaque espèce.
Or
le sublime en a six ; celle de la grandeur d’esprit ;
celle de l’élévation d’âme ; celle de sentiment ; celle d’images ; celle des figures
soutenues dans la poésie et l’éloquence, et qui se prend ici dans le sens de la
rhétorique ; enfin le sublime d’action, qui tient de la hauteur de l’âme ou de
l’étendue de l’esprit.
Longin cite les exemples du sublime pris en général, sans le définir ; mais il lui
reconnaît cinq sources ; l’élévation des pensées, le pathétique, l’emploi et le tour
des figures, la noblesse d’expression, et l’arrangement des mots. Faut-il d’abord
vous prouver qu’il y en a plusieurs espèces ? En doutez-vous ? Pascal va le premier
vous répondre ; il va, d’une seule phrase, vous manifester celle qui tient à la
grandeur de l’esprit. « Le monde, dit-il, est comme une sphère dont le centre
est partout et la circonférence nulle part. »
Eh bien ! il vous fait
comprendre par là ce que c’est que l’infini ; et son langage, devenu géométrique,
détermine le sens d’un mot qui semblait inintelligible, et n’avoir nulle
signification précise, l’immensité. Ce sublime est de réflexion : il n’émeut pas le
cœur, il étonne.
Alexandre est devant Diogène, et lui demande ce qu’il souhaite de lui : le
philosophe, opposant à la puissance artificielle du monarque la généreuse
magnificence de la nature, lui répond, « Ôte-toi de mon soleil. »
Un
conquérant vulgaire s’en fût offensé ; mais le disciple d’Aristote se tournant vers
ses courtisans, qui souriaient de mépris, leur adresse ces mots : « Si je
n’étais Alexandre, je voudrais être Diogène. »
Voilà le sublime de l’élévation d’âme : ce héros, qui mesure tout à coup les
grandeurs rivales, prétend
ne pas céder le premier rang
même à un sage, et admire lui-même sa fierté.
Louis XI ordonne qu’un édit injuste soit enregistré à sa cour de justice ; et,
apprenant la répugnance des magistrats, dit qu’il fera mourir ceux qui s’y
opposeront. Lavaquerie, premier président, suivi de plusieurs conseillers, revêtu
comme eux de la robe magistrale, s’avance à leur tête, et veut porter leur
remontrance au roi. « Que voulez-vous de moi ? leur dit-il : — La mort, sire. » Et
le politique judicieux promet de ne plus envoyer que des édits dont l’enregistrement
ne coûtera rien à la conscience du parlement. La réponse sublime de ce magistrat
français naît encore de la grandeur d’âme.
Le sublime du sentiment est d’une autre espèce : il touche le cœur en soulevant ses
passions naturelles. Où trouver une citation de celui-ci plus pathétique que dans la
belle tragédie de Rotrou ? Ladislas a commis un meurtre : Venceslas, son père et son
roi, le condamne par les mêmes lois auxquelles ses autres sujets sont soumis : il le
pleure, et l’envoie à l’échafaud. Le peuple se révolte, et sauve le prince qu’il
aime : Venceslas, blessé dans son autorité par la rébellion, et charmé de lui devoir
la vie de son fils, dépose la couronne sur sa tête, en lui disant :
Ces seules paroles font éclater à la fois le sacrifice des droits de sa majesté
méconnue, et l’émotion de ses entrailles paternelles. On sent aussitôt que les
plaisirs vrais de la nature le dédommagent de la perte du
pouvoir.
Voulez-vous quelque exemple du sublime d’images ? nos grands auteurs nous en
fourniront autant que ceux de l’antiquité.
C’est surtout Bossuet qui abonde en cette sorte de richesse. Il veut rappeler les
hommes à la contemplation de la divinité, et saper tout l’édifice dont la fausse
splendeur aveugle les païens : d’un seul trait de son imagination il perce les
ténèbres du paganisme. Écoutez-le : « Tout était dieu, excepté Dieu même. Ce
monde, que Dieu fit pour manifester sa puissance, et où Dieu ne se trouvait plus,
semblait être changé en un temple d’idoles. »
Voilà comme il détruit en
quelques mots l’absurdité des simulacres divins qui peuplaient le Panthéon de la
fable. À cet exemple du sublime d’images, je joindrai ce beau vers sur la conversion
de saint Paul, où le poète dit que ce proconsul
On voit dans ce seul vers s’opérer tout à coup le miracle.
Ce que j’entends par sublime de figures est celui qui brille dans toutes sortes
d’ouvrages, ou élevés, ou naïfs. Notre fabuliste, La Fontaine, en offre mille
traits. Suivez cette fourmi tombée dans une rivière, et que sauve une colombe qui
lui jette par charité un brin d’herbe dans l’eau : que dit le narrateur ?
Le sublime de cette hyperbole vous éclaire à l’instant
sur
la proportion de l’animal dont la petitesse agrandit pour lui l’objet qu’il
surmonte ; il vous prête en idée les organes de la fourmi pour vous faire voir les
choses de l’œil dont elle les voit. Cet exemple démontre que la grandeur n’est que
relative et que toute autre n’est que chimère, et exagération.
La cinquième espèce de sublime est celle qui règne dans une hauteur continue
d’élocution, effet du mélange de toutes les figures de pensées et de mots. Elle
diffère des autres en ce qu’elle ne jaillit pas subitement par de courtes saillies,
mais en ce qu’elle est, tant par la majesté des choses, tant par la rondeur des
périodes, que par la magnificence des paroles, cette belle lumière, pleine, égale,
et vive, qui du plus haut point du ciel au midi du jour, se répand sur les objets
qu’elle colore et vivifie, et qui, rendant le relief à leurs formes, remplit tout
l’espace qu’elle traverse de ses rayons lucides, et de son abondante et féconde
chaleur.
Dans les morceaux où l’éloquence de l’évêque de Meaux n’est pas dure et trop
heurtée, il donna des exemples de l’admiration qu’inspire ce grand ordre de
sublimité. Cet orateur a écrit des pages entières brûlantes d’un feu vraiment
divin : son Discours sur l’Histoire universelle est un prodige
d’élévation et de rapidité ; son génie vole à travers les siècles et franchit le
temps comme un aigle parcourt l’étendue. Vous le connaissez tous, et votre opinion
devance ce que j’aurais à vous en dire. Mais si les dogmes religieux, le ton des
prophètes, et l’héritage des pères de l’église, ont prêté des trésors à cet éminent
esprit,
considérons, dans un autre écrivain, jusqu’où va le
génie par ses propres forces, et soutenu par les contemplations de la nature
seule.
Dans les discours intitulés première, seconde, et troisième vue de la nature,
Buffon a manifesté comment la vigueur d’un noble esprit peut fournir une vaste
carrière sans repos et sans lassitude, la parcourir d’un vol toujours tendu, se
maintenir sur les sommités, et planant, pour ainsi dire, dans le sublime, monter au
plus haut degré pour mieux embrasser le magnifique ensemble des détails aperçus et
recueillis dans sa route, et assister de là au grand spectacle des mouvements de
l’univers. Il a vu d’abord la terre sortir informe en sa naissance des mains du
créateur ; sa force en sa verte jeunesse lui apparaît inculte, brute, hérissée, et
n’enfantant que des animaux sauvages : bientôt dans sa maturité, il la voit
travaillée, fertilisée, enrichie en tous ses continents par l’industrie des hommes :
les révolutions des âges lui figurent enfin sa vieillesse : son appauvrissement lui
rappelle les générations qu’elle a nourries et qui l’ont épuisée ; mais sa force
végétative se ranime, la renouvelle, et le monde physique se succède à perpétuité
devant son historien. À peine a-t-on lu ces courtes pages qu’elles ont imprimé en
abrégé dans la mémoire un ineffaçable exemplaire du livre de tant de merveilles, où
la création est peinte en un tableau lumineux, vivant, parfait, immense, et durable
comme son modèle.
Si Longin eût pu connaître ce morceau de notre Pline, je ne doute pas qu’il ne
l’eût jugé le prototype du beau.
La dernière espèce est le sublime d’action : celui-ci est
particulier, surtout aux grands hommes, politiques et guerriers, qui marquent leurs
vies par des faits plus que par de belles sentences, et qui agissent de génie. Il
tient à la grandeur d’âme et de cœur.
Le plus célèbre exemple qui s’en trouve dans l’histoire est le trait d’Alexandre
envers son médecin Philippe. Je l’ai tracé en quelques vers : permettez-moi de les
d’un poème que j’ai publié sous le nom de ce héros. Les Nymphes du Cygnus
racontent le danger qu’elles lui avaient fait courir, lorsqu’il se baigna dans leurs
eaux, et qu’il en sortit mourant.
La chaste continence de Scipion et celle du chevalier Bayard, qui respectèrent la
pudeur des jeunes captives que la victoire leur soumettait, ne sont pas moins
surprenantes : peu d’hommes aiment mieux leur gloire que la beauté. Le sublime
n’éclate pas toujours par les paroles, ni même par les actions ; mais quelquefois,
par le refus d’agir ou de parler.
Le silence de l’homme-dieu devant Hérode, qui le jugeait insensé parce qu’il
méprisait les rois de la terre, est un des traits sublimes de l’Évangile.
On trouve aussi dans la fable, où Longin puise les
citations, l’admirable silence de l’ombre d’Ajax qu’interroge Ulysse vivant, et qui
se tait pour lui marquer que sa haine survit au trépas. Cet exemple, imité par
Virgile lorsqu’il peint le ressentiment de Didon aux enfers, n’est pas dans
l’Énéide aussi grand que dans l’Odyssée. Ceci
prouverait que le plus beau talent ne copie jamais assez bien le génie pour éclipser
l’originalité de l’invention.
J’essayerai maintenant de définir le sublime. D’où provient ce ravissement, cette
extase qui saisit et transporte lorsqu’on entend une réponse sublime ? c’est de la
foule de rapports qu’elle exprime en quelques termes. Un mot sublime est le signe
collectif d’un concours de grandes pensées, comparable à un total qui représente
sous peu de chiffres une précieuse quantité de sommes réunies. Le sublime continu
est une suite nombreuse des plus hauts sentiments et des plus hautes idées.
Toutes les citations de Longin confirment ce que j’avance, et particulièrement
cette expression de la volonté de Dieu dans le livre de Moïse : « Que la
lumière soit faite. »
Les sublimités qui étincellent dans les ouvrages ne
sont souvent frappantes que dans la langue d’une nation ; mais telle est la grandeur
de ce mot, qu’une fois prononcé, il fut su de tout l’univers, et qu’on ne l’oublia
plus, tant il signale bien la toute-puissance divine. Le latin le rend plus
brièvement que la traduction française :
fiat lux
est plus rapide et par conséquent préférable ; car il faut que l’idée jaillisse
aussi promptement que la lumière même.
Les trois vices opposés au sublime, que Longin remarque
très bien, sont : premièrement, dans les mots la vaine enflure : il la juge aussi
pernicieuse à la substance du discours qu’à celle du corps ; elle n’a, dit-il, que
de faux dehors, mais au-dedans elle est creuse et vide. Deuxièmement, la bassesse
rampante qui dégrade l’élocution, et la manie de toujours rechercher du neuf dans
les choses et dans le raffinement des tours. Troisièmement, le pathétique déplacé,
qui, s’emparant mal à propos de l’esprit, l’échauffe d’une fureur hors de saison,
qui l’enivre et l’emporte à des passions étrangères au sujet.
La traduction de Boileau reproduit les indications que Longin a données pour
reconnaître le sublime.
« Dans la vie ordinaire, on ne peut point dire qu’une chose ait rien de grand,
quand le mépris qu’on fait de cette chose tient lui même du grand. Telles sont les
richesses, les dignités, les honneurs, les empires, et tous ces autres biens en
apparence, qui n’ont qu’un certain faste au-dehors, et qui ne passeront jamais
pour de véritables biens dans l’esprit d’un sage ; puisqu’au contraire ce n’est
pas un petit avantage que de les pouvoir mépriser : d’où vient aussi qu’on admire
beaucoup moins ceux qui les possèdent, que ceux qui, les pouvant posséder, les
rejettent par une pure grandeur d’âme.
» Nous devons faire le même jugement à l’égard des ouvrages des poètes et des
orateurs. Je veux dire qu’il faut bien se donner de garde d’y prendre pour sublime
une certaine apparence de grandeur, bâtie ordinairement sur de grands mots,
assemblés au hasard, et qui n’est, à bien l’examiner,
qu’une vaine enflure de paroles, plus digne en effet de mépris que d’admiration :
car tout ce qui est véritablement sublime a cela de propre quand on l’écoute,
qu’il élève l’âme et lui fait concevoir une plus haute opinion d’elle même, la
remplissant de joie et de je ne sais quel noble orgueil, comme si c’était elle qui
eût produit les choses qu’elle vient d’entendre. »
Ce n’est pas assez pour Longin de nous désigner le sublime, il veut que nous nous
mettions en état de l’imiter ; et comment ? par la lecture assidue des bons
auteurs : elle supplée en nous à ce qui nous manque de force ou d’instruction. Le
souffle du génie nous remplit de vapeurs heureuses qui nous agitent de
l’enthousiasme d’autrui et qui seconde merveilleusement le nôtre. C’est peu ;
figurez-vous que vous allez soumettre vos ouvrages à des juges tels qu’Homère,
Platon ou Démosthène, et la conscience de votre faiblesse vous avertira des défauts
qui attireraient leur sévère censure. Ces grands hommes, que vous rassemblez en idée
autour de vous, seront plus redoutables que l’auditoire le plus rigoureux dont on
puisse s’environner. Vous ne vous permettrez donc plus rien ni de douteux ni de
louche, ni de bas, ni d’emphatique, et vous composerez pour conquérir leurs
suffrages, et dans la vue de la postérité. Car Longin exige cette noble émulation :
il regarde l’homme dans le monde comme un courageux athlète introduit dans une lice
où il ne doit respirer que la gloire. Ce sentiment lui fait préférer le sublime
étincelant, mais inégal, au médiocre
uniforme, qui, ne
s’élevant jamais trop, ne peut ni se démentir ni tomber. Sa comparaison d’Hypéride
et de Démosthène nous apprend (jugez de sa rigueur !) que ce qu’il entend par
médiocrité est le composé de mille qualités dignes de louange, telles que la
souplesse, la grâce d’esprit, le nombre dans les phrases, l’économie, l’élégance
fleurie et variée, une certaine noblesse de langage et un sel plaisant qui
assaisonne la raillerie, en un mot tout ce qui s’appelle le talent : mais il lui
préfère la noble aisance du génie, sa fougue libre et impétueuse, qui s’élance sur
des pas glissants, il est vrai, et qui tombe en des écarts, parce qu’elle hasarde ce
que le médiocre esprit n’ose jamais tenter ; mais qui, dans sa périlleuse course,
entraîne tout avec elle, et se relève après ses fautes, pour étonner et foudroyer
l’auditeur par des éclairs qu’il ne peut regarder fixement sans en être ébloui. Ce
génie lui seul est capable d’exciter un enthousiasme égal à celui dont Longin cite
un exemple tiré du théâtre d’Euripide ; fragment qu’a traduit Boileau, en vers tels
qu’il les savait faire. Le Soleil parle ainsi à Phaëton, en lui confiant les rênes
de son char :
et dans les vers suivants :
« Ne diriez-vous pas, ajoute Longin, que l’âme du poète monte sur le char
avec Phaëton, qu’elle partage tous ses périls, et qu’elle vole dans l’air avec les
chevaux ? »
Je dis plus : toi, Longin, toi même tu t’élances en
imagination avec le poète, tu sembles être à ses côtés, et tu le suis dans son essor
jusqu’aux régions de l’olympe et du soleil.
Le rhéteur n’est pas moins admirable dans les autres parties de son traité :
personne n’a mieux indiqué l’usage des figures dans la diction ; mais je suis
surpris que son goût si pur ait offert comme un modèle de métaphores accumulées la
description emphatique que fait Platon du corps humain. Vous en jugerez.
Il compare la tête humaine à une citadelle ; le cou à un isthme ; les vertèbres à
des gonds ; les pores de la peau à des rues étroites ; la rate est, dit-il, la
cuisine des intestins, et ainsi de suite. Tout cela me semble ridicule et affecté.
Autant il est peu nécessaire de relever les fautes des mauvais écrivains, autant il
est utile de discerner celles des bons, parce qu’ils font autorité. L’empire d’un
nom fameux doit céder aux lois du
goût. J’observerai que
Longin a pu se tromper ici par la surprise que cette description lui aura causée.
Les anciens littérateurs ignoraient la plupart des sciences physiques, et cet
appareil d’anatomie lui était nouveau : de là, son erreur : car on ne distingue le
mieux que dans les objets dont l’étude est devenue familière par un long exercice.
Aussi ne porte-t-il aucun faux jugement sur les passions, ni sur les vices
contraires au sublime qu’il traite lumineusement.
Je ne crois pouvoir rien ajouter à ce qu’il dit sur la véritable cause de la
décadence des esprits ; c’est son plus remarquable chapitre.
« Il n’y a peut-être rien qui élève davantage l’âme des grands hommes que la
liberté, ni qui excite et réveille plus puissamment en nous ce sentiment naturel
qui nous porte à l’émulation et cette noble ardeur de se voir élevé au-dessus des
autres. Nous, qui avons appris, dès nos premières années, à souffrir le joug d’une
domination, qui avons été comme enveloppés par les coutumes et les façons de faire
de la monarchie, lorsque nous avions encore l’imagination tendre et capable de
toutes sortes d’impressions. — Nous, (ajoute-t-il, quelques lignes après), qui
n’avons jamais goûté de cette vive et féconde source de l’éloquence, je veux dire
de la liberté ; ce qui arrive ordinairement de nous, c’est que nous nous rendons
de grands et magnifiques flatteurs. Un esprit abattu et comme dompté par
l’accoutumance au joug, n’oserait plus s’enhardir à rien. Tout ce qu’il avait de
vigueur s’évapore de
soi-même, et il demeure toujours
comme en prison. En un mot, pour me servir des termes d’Homère :
« Ainsi la servitude, je dis la servitude la plus modérément établie, est une
espèce de prison où l’âme décroît et se rapetisse en quelque sorte. Ajoutez à cela
ces passions qui agitent continuellement notre vie et qui portent dans notre âme
la confusion et le désordre. »
(Ici Longin en fait une éloquente énumération, et continue de cette manière :)
« Sitôt donc qu’un homme, oubliant le soin de la vertu, n’a plus d’admiration que
pour les choses frivoles et périssables, il faut de nécessité que tout ce que nous
avons dit arrive de lui. Il ne saurait lever les yeux pour regarder au-dessus de
soi, ni rien dire qui passe le commun. Il se fait en peu de temps et une
corruption générale dans toute son âme. Tout ce qu’il avait de noble et de grand
se flétrit et se sèche de soi-même, et n’attire plus que le mépris. »
N’est-ce pas là un langage digne de cet illustre rhéteur, qui vécut en sage, et
mourut victime de l’empereur Aurélien, qu’irritèrent les conseils donnés par son
courage à la reine Zénobie ? Cet accord des sentiments de son âme avec ses discours
redouble le plaisir qu’on a de les entendre : car rien n’est plus touchant que la
sincérité d’une éloquence qui est la vive image d’une âme forte et pure.
Ce furent sans doute ces vérités qui frappèrent après lui les hommes dignes de
concourir à
l’enseignement. Le judicieux auteur du
Traité des études, Rollin, recteur de l’université, puisa, je pense,
à de pareilles sources les maximes qu’il nous a transmises et la patience qui féconda
ses travaux. Qu’on ouvre ses livres, on en sera convaincu. Cet homme simple a l’air de
s’être consacré à ne vivre qu’avec les hommes de l’antiquité, pour mieux élever les
enfants de nos jours : il les étudie, comme il étudie ces enfants eux-mêmes, pour
mieux diriger leurs études. Il trace à ses disciples d’excellents préceptes qu’il
dégage de toute pédanterie, et prescrit des leçons aux maîtres qui doivent les
régenter. Sa raison éclairée brille partout : elle est nourrie du suc des plus solides
auteurs, et le style de ses ouvrages en reçoit une gravité, une consistance qui
alimente les bons esprits et les soutient dans leur diverse carrière. Habitué à
traduire la latinité, sa plume en a emprunté la précision, la grâce, la pureté ; et,
soit qu’il traite de la poésie, soit qu’il traite de l’art oratoire, on sent qu’il est
toujours guidé par un goût sûr qui lui dicte ce qu’il écrit. Sa méfiance de soi-même
est telle que, lorsqu’il présente ses réflexions au public, il explique modestement
les raisons qui le déterminent à les transmettre en français, et l’on dirait qu’il
doute de savoir s’exprimer en cette langue, tant il s’est approprié la latine. Cette
timidité est remarquable : on voit, par son exemple, ce que la connaissance des
anciens nous donne à notre insu de moyens faciles, et l’on apprécie la sagacité de
Rollin craignant pour lui même le danger d’une érudition qui nous laisse parfois
oublier notre propre idiome, et nous rend comme étrangers à nos temps
et à notre patrie. Ses opinions sur le goût sont développées avec
élégance et justesse. Les clartés qu’il répand sur cette matière émanent de cette
maxime lumineuse qui est comme leur foyer : « Le discours est le visage de
l’esprit, dit-il, s’il est peigné, ajusté, fardé, c’est un signe qu’il y a quelque
chose de gâté dans l’esprit et qu’il n’est pas sain. »
La plupart de ses
documents sont de Cicéron et de Quintilien, et la comparaison des textes fait
ressortir évidemment son habileté à les traduire. Toutes les fleurs semées dans la
rhétorique des Romains se raniment sur la nouvelle terre où les transplante son soin
judicieux. Comme Quintilien, il conduit son disciple par la main à travers des
sentiers riants et ornés, dans les beaux champs de l’éloquence, ouverts à l’orateur.
N’ayant en vue que le profit des citoyens, il approfondit les mystères de l’histoire,
l’étude des langues grecque, latine, et française, et n’envisage le reste de la
littérature qu’en passant. Son traité ne suffirait donc pas à l’examen de tous les
genres, et c’est en cela seulement qu’il nous laisse encore une tâche à remplir. Je le
consulterai sur l’interprétation de l’écriture sainte et des poésies sacrées : la
nécessité de le suivre encore dans sa lecture d’Homère et dans ses leçons sur Virgile,
me convainc qu’il est peu de grands objets sur lesquels il n’ait jeté les lumières de
sa raison et de son savoir littéraire. Il est superflu de le désigner comme un des
meilleurs maîtres, puisque son code d’enseignement fleurit dans toutes nos écoles, que
son nom y est encore en honneur, et que les nombreux suffrages récompensent encore les
professeurs
qui font le mieux l’éloge de ses talents, auquel
se mêle toujours celui de ses vertus. Cette approbation unanime est sa gloire.
À la lecture réfléchie du traité des études, il ne faudrait ajouter que celle de la
lettre sur l’éloquence par Fénelong, pour comprendre toute l’étendue de l’art de prouver, de peindre et
de toucher en parlant, c’est-à-dire de persuader ; ce qui est plus que convaincre. Une
juste dialectique vous convainc froidement : une véritable éloquence vous persuade et
vous ravit. Rollin vous avertit avant tout qu’il faut être vrai, lorsqu’il répand
toutes les clartés émanées de cette seule maxime qui est comme leur foyer, le discours est le visage de l’esprit : Fénelon joint à cet avis, la passion est l’âme de la parole, et c’est vous dire encore qu’il
faut posséder le secret d’émouvoir. Cette faculté, qui relève toutes les autres,
accomplit le talent de l’orateur, soit dans le style simple, soit dans le style
sublime, soit dans le style tempéré, ou moyen entre les deux premiers. Les préceptes
de Fénelon sont d’autant plus recommandables qu’il en a fait de nombreuses
applications dans ses immortels ouvrages à la chaire, et dans ses épîtres
évangéliques. Nul écrivain ne fut plus insinuant, plus gracieux, plus suave, ne sut
mieux se parer sans fard, et ne toucha le cœur de traits plus pénétrants. Néanmoins,
on ne s’explique pas comment l’auteur d’une prose si harmonieuse et presque poétique,
put se tromper sur l’essence de la poésie française, et la juger si désavantageusement
dans le plan de rhétorique qu’il esquissa pour l’académie. Contemporain de Boileau et
de l’auteur de Phèdre, il
déclare que la
perfection de la versification française lui paraît presque impossible : ce sont ses
expressions.
Il attribue ces difficultés à la monotonie de la rime, à la gêne qu’elle impose aux
plus grands génies (n’apercevant pas qu’ils soulèvent si aisément son joug) ; à la
contrainte où l’on est (présume-t-il) pour flatter l’oreille, de sacrifier le fond des
pensées ; au scrupule qu’on attache à la rigueur même de cette rime, qui est une
richesse de plus, et qu’il croit capable d’étouffer le feu d’un bon poète. Enfin cet
admirable écrivain, si cadencé dans ses périodes, si ingénieux dans ses tours,
méconnaît dans la poésie française le mélange heureux des longues et des brèves,
l’usage fréquent de ces inversions et de ces ellipses hardies, mais pourtant claires,
par lesquelles elle échappe aux règles de la grammaire, sans la blesser.
Ces erreurs m’ont fait observer que rarement les habiles prosateurs ont bien saisi le
génie des habiles poètes. Les secrets de ceux-ci semblent au-dessus de leur
compréhension : l’homme qui écrit habituellement en prose, affranchi de leurs
entraves, libre dans l’expression de ses idées, se soumet avec peine au langage mesuré
qui change son allure ordinaire. Il ne saurait se priver des deux tiers des éléments
du langage pour s’exprimer avec choix et composer de bons vers. La plupart des poètes,
au contraire, ont écrit correctement en prose, dès qu’ils en ont eu le besoin, parce
qu’ils en savent le mécanisme : car qui fait le plus, fait le moins. Leur seul défaut
est quelquefois de se trop dépouiller de parure, et de devenir secs et timides, de
peur d’affecter encore le
tour poétique ; vice le plus
fâcheux qui puisse gâter la prose.
Ne nous en remettons qu’aux bons poètes du soin de juger de la versification. Le fils
de Racine, imbu longtemps des confidences de son père, éclairera notre goût par le
livre exquis de ses réflexions. J’ai toujours été surpris d’entendre vanter une foule
d’érudits, qui se sont copiés les uns les autres, et qui n’ont d’autre droit à
l’attention du lecteur que la traduction de quelques axiomes des anciens, qu’ils ont
sentencieusement, et rangés dans un ordre commun ; tandis que les réflexions
de Louis Racine, pleines de vérités essentielles et fondamentales, sont moins
présentes au souvenir. On en parle avec indifférence comme d’un livre raisonnable que
chacun se rappelle d’avoir une fois lu ; mais, à mon gré, ce même livre est un trésor
de bons préceptes, et le code véritable de la poésie française. Les plus importantes
matières y sont traitées avec justesse, netteté, précision : le style bien châtié ne
monte et ne descend jamais plus qu’il ne faut : l’élégance n’y sert à Louis Racine
qu’à faire briller le fond du sujet. Il soumet avec une sage réserve les opinions qui
restent en doute, et ce qu’il déduit des principes de l’art ne tend qu’à en faciliter
l’application. Les exemples qu’il choisit éclaircissent parfaitement ses définitions,
et partout il se montre riche d’un savoir puisé dans la langue attique et dans la
bonne latinité. Ce n’est point un pédant qui vous répète ses leçons de collège, ni un
homme superficiel qui s’efforce à disserter sur des auteurs évalués sur parole, et à
couvrir ainsi son débit vague
d’un dehors de gravité : c’est
un littérateur vraiment instruit : tout coule de source et abondamment sous sa plume.
L’art qu’il enseigne lui est cher et respectable : il le défend d’abord contre le
préjugé de ces rigoristes qui rejettent la poésie au nombre des amusements pernicieux
ou inutiles. Il oppose à ses détracteurs l’emploi que firent de l’art des vers les
premiers législateurs et les prophètes. Il démêle l’usage qu’en ont fait les chantres
de l’héroïsme et de la vertu, de l’abus fatal qui le rendit l’interprète des passions
dangereuses, et de la servile adulation.
À peine entre-t-il en son sujet qu’il établit la distinction du langage particulier
du poète et de celui du prosateur. La versification ne dépend pas seulement de la
mesure et de la rime ; elle a d’autres secrets qu’il dévoile très bien : aucune des
règles de la langue ne lui est étrangère, et il sait comment le génie ose même s’en
affranchir pour la façonner à son avantage : je prie ceux qui prétendent que la nôtre
est invariablement fixée, et qui deviennent les échos de cet axiome banal, d’écouter
le fils de Racine qui avait entendu parler son illustre père, et qui était plein de la
lecture de ses beaux ouvrages.
« On doit, dit-il, obéir aux règles : mais cette obéissance n’est point un
esclavage pour ceux qui cherchent à plaire dans une langue vivante, parce que tant
qu’elle est soumise à l’usage, elle peut recevoir des exceptions à ses règles, et
qu’elle les reçoit surtout des auteurs qui, l’ayant étudiée avec soin, se sont
acquis sur elle une espèce d’autorité dont ils
n’usent qu’à
son avantage ; et, quand nous jugeons ces auteurs sur la seule rigueur des règles,
il nous arrive souvent de condamner ce qui n’est pas condamnable. »
Ce passage est-il clair ? Le fils de Racine n’excuse pas ici les habiles écrivains de
la licence qu’ils prennent, mais il leur attribue le privilège de mouvoir au gré de
leur art les constructions du discours, pourvu que la prudence et le savoir les
empêchent d’user de cette liberté avec excès. Si la poésie n’a plus le droit de faire
des mots, elle a celui de les détourner de leur propre sens, par des alliances qui
changent leur signification. Elle ne parle que par figures ; et, si j’entreprenais
d’analyser l’ouvrage de Dumarsais, sur les Tropes, on serait étonné de
la quantité de celles que la nature même lui fournit. Ces figures ne sont rendues plus
vives elles-mêmes que par des termes figurés. La poésie, obligée à tout rajeunir, doit
les multiplier sans cesse, et les quitter sitôt qu’ils sont usés, et quand la prose
les lui emprunte et s’en empare à son tour. De là ces rapprochements inaccoutumés des
mots qui s’attirent par des attractions secrètes, et qui, se réfléchissant l’un sur
l’autre, se prêtent un éclat inconnu, ainsi que des objets colorés varient leurs
nuances par leur voisinage, et, dans leur échange réciproque, brillent aux yeux de
lueurs nouvelles. La délicatesse du goût réussit seule à bien composer ce mélange des
expressions.
La méthode de l’auteur du Poème de la Religion est visible encore dans
le soin qu’il prend de diviser en deux espèces l’harmonie de la poésie française :
l’une qu’il nomme harmonie mécanique ; l’autre, harmonie
imitative : voici ce qu’il dit de la première.
« On remarqua d’abord que, pour rendre le discours harmonieux, il fallait lui
donner une mesure et rendre cette mesure sensible à l’oreille. Le moyen de la rendre
sensible était d’établir des repos dans la prononciation ; ce qui fit établir la
césure qui est commune à toutes les langues. Il ne fut pas, si aisé de fixer la
mesure : il fallait la régler ou sur le nombre, ou sur la valeur des syllabes. Les
peuples qui purent la régler sur la valeur des syllabes furent les peuples
particulièrement favorisés des muses. Les autres qui, dans leur prononciation, ne
faisaient pas sentir si distinctement la valeur de toutes leurs syllabes, furent
obligés de les compter. On fixa le nombre qu’on en donnerait à chaque qualité de
vers, et on releva la simplicité de cette mécanique par l’ornement de la rime. »
Ce qu’il ajoute sur la rime et sur son effet ne permet plus de partager l’avis des
personnes qui, de son temps, l’accusaient de n’être qu’un tintement ennuyeux de
finales monotones ; mais son opinion rappelle ce vers du poète Lebrunh qui fut son disciple.
Louis Racine passe ensuite à la seconde espèce d’harmonie.
« Voilà l’effet, dit-il, de l’harmonie imitative, lorsqu’au rapport mesuré que les
mots ont entre eux, se trouve joint le rapport que ces mots ont avec les idées
qu’ils présentent. C’est cette science si
difficile de
réunir les plaisirs de l’oreille et ceux de l’âme, qui a rendu dans toutes les
nations les grands poètes très rares. Homère et Virgile sont toujours à la tête,
parce que dans les plus petites choses, l’harmonie de leurs vers imite toujours ce
que disent leurs vers. »
On se convainc, par la lecture des réflexions de Louis Racine, que la langue
française a des ressources pour imiter par la fluidité ou le choc des diverses
consonnes, par la fréquence des voyelles ouvertes ou muettes, par la longueur ou la
brièveté des syllabes, tous les sentiments impétueux ou tendres, tous les mouvements
tardifs ou prompts, les accents sonores ou sourds, les bruits les plus affreux, ou le
calme le plus doux de la nature.
Muni de tant de moyens d’imitation, il ne s’agit plus que de les savoir bien
employer. Notre littérateur achève de nous en instruire, en décomposant les beautés
des poètes épiques et didactiques de l’antiquité, en comparant trois tragédies
d’Euripide aux trois tragédies mythologiques de son père, en nous révélant
l’admiration de celui-ci pour le grand Corneille, dont il devint l’émule si célèbre.
Ce serait sortir de mon sujet que de le suivre ici : ne tendons maintenant qu’au but
proposé, qui est d’éclaircir les principes d’instruction. Un de ceux que Louis Racine
recommande expressément est l’étude des bons modèles, étude indispensable à qui veut
accroître les forces naturelles qu’il reçut en naissant. La lecture est pour l’esprit
ce que la gymnastique est pour le corps qu’elle exerce et fortifie. Voltaire disait à
une dame
étonnée de le voir lisant toujours, lui qui savait
tant ! « l’esprit est comme un feu qu’il faut sans cesse alimenter en y jetant
du bois »
. Vainement consultera-t-on la nature, si l’on n’a pas appris à
l’interroger, à la voir sous mille aspects : on ne saura copier ses traits, si l’on
n’a pas acquis l’art et l’habitude de ses premiers peintres. Notre exécution sera
inégale et grossière ; et les fruits de nos efforts ne peuvent bien mûrir qu’à la
chaleur des inspirations que nous recevons des grands maîtres. Eux seuls nous feront
distinguer le vrai simple du vrai idéal, double objet des spéculations de l’art.
Ce n’est pas assez pour la poésie ni pour la peinture que de représenter fidèlement
les choses, si l’une et l’autre ne les embellissent. Le plus héroïque personnage est
homme, comme un autre : si vous n’offrez de lui que l’image d’un homme ressemblant à
ceux que vous voyez, on n’y reconnaît pas le héros qu’il fallait figurer tel qu’on se
l’imagine.
L’imitation seule des ouvrages vous révélera donc les secrets de l’imitation de la
nature. C’est ainsi que l’étude des statues antiques a longtemps exercé les meilleurs
artistes, et que se sont formées les belles écoles des Michel-Ange et des Raphaël.
Cette distinction du vrai simple et du vrai idéal, ne la perdez pas plus de vue que
celle qui sépare la prose des vers : toutes deux sont fondamentales.
« L’éloquence et la poésie, dit Louis Racine, ont chacune leur harmonie, mais si
opposée, que ce qui embellit l’une, défigure l’autre. L’oreille est
choquée de la mesure du vers, quand elle la trouve dans la prose.
Chaque plaisir a sa place comme son temps. La prose emploie quelquefois les mêmes
figures et les mêmes images que la poésie ; mais le style est différent, la cadence
est toute contraire. Dans la poésie même, chaque espèce a sa cadence propre. »
Je vous ai dit à quoi Longin attribuait la décadence des esprits ; Louis Racine donne
une autre cause à cette triste révolution. Ce qu’observe le grec est pris
de plus haut, et regarde ce qui fait l’âme des ouvrages ; ce que considère le
littérateur français sur l’influence des mauvais modèles ne touche que ce qui tient
aux formes des compositions et ce qui en fait le corps.
Je me réserve d’expliquer amplement les livres de Quintilien et les dialogues de
Cicéron, quand j’analyserai l’art oratoire. Je passe sous silence la pratique du
théâtre de l’érudit et froid d’Aubignac, dont les ouvrages tombèrent dans toutes les
règles, parce qu’il ignora celle de plaire. Je ne vous parlerai ni de Le Bossu, ni de
Crevieri, pour ne pas faire
repasser sous vos yeux des préceptes bien éclaircis qu’ils n’ont fait que mettre sous
un nouveau jour : ils ne peuvent nous égarer, mais ils n’ont rien de plus à nous
apprendre. Loin de vouloir m’étendre sur le sujet aride de cette séance, je ne
m’efforce qu’à en retrancher ce qui n’est pas indispensable. C’est déjà beaucoup de
suivre quelques rhéteurs, sans m’engager encore à vous dérouler la liste des pédants.
Je me tairai même sur Le Batteux dont, la théorie littéraire est élégamment dictée, et
que
rend estimable son résumé exquis sur les
beaux-arts réduits à un seul principe. Autant une chose si délicate
que le goût se laisse apercevoir, autant il l’a bien saisie. Cependant, après de
subtiles et nombreuses distinctions, quel est-il, ce bon goût ? se demande encore
Le Batteux : « est-il possible, dit-il, qu’ayant une infinité de règles dans
les arts, et d’exemples dans les ouvrages des anciens et des modernes, nous ne
puissions nous en former une idée claire et précise ? »
La question qu’il se fait est celle que nous cherchons à résoudre. Aura-t-on recours
pour y répondre aux Éléments de la littérature de Marmontel, livre
plein d’idées ingénieuses, de savoir, et d’aperçus neufs et éclatants, mais
déclamatoire et brillanté par la stérile élégance du bel esprit ; livre très bon pour
l’homme instruit qui sait peser l’or qu’il contient, en le séparant de son faux
alliage ; mais dangereux pour les élèves qui mettent trop de prix au clinquant qui s’y
mêle et qui les éblouit ?
Nous serions-nous adressé à La Mottej, qui n’usa de son érudition que pour combattre les anciens
classiques, qui plaida les avantages de la prose en ne traduisant que des poètes, qui
se flatta d’embellir et de corriger Homère et Sophocle en les dépouillant du rythme et
des fictions, et qui décria lui-même tout l’esprit qu’il eut en abusant de son adresse
pour renouveler une vieille querelle, et ressusciter les Zoïles ?
Mais, à son défaut, trouvera-t-on de quoi fixer les incertitudes du jugement, dans le
volumineux travail d’un littérateur qui s’acquit de bruyants succès en
plaidant, ici-même, le pour et le contre, en quelques années, et qui fut applaudi, pour l’un et pour l’autre,
par des approbateurs très différents ?
On n’a pas oublié l’époque où l’amour des sciences, le zèle naissant pour les
découvertes, l’intérêt des belles-lettres, inspirèrent le louable dessein d’ouvrir cet
asile à l’instruction et aux arts. La foule, qui s’y rendit, récompensa par son
empressement favorable les soins des personnes éclairées qui formèrent
l’administration de cet Athénée. L’entretien des plus hautes connaissances y devint
l’emploi des loisirs de la meilleure société de Paris. Cette réunion d’hommes savants
et d’hommes du monde fut profitable à tous. Elle attacha les esprits les plus frivoles
au charme des pensées sérieuses, et força les plus graves à dépouiller le langage
scientifique de sa technicité, préjudiciable aux grâces du discours. Les femmes, que
leur finesse d’esprit rend si délicates sur les choses de goût, joignirent, comme
aujourd’hui, à ces avantages l’éclat que leur aspect et leur décence répand toujours
dans les assemblées, et inspirèrent cette émulation qui ne brigue nul salaire plus
doux que leurs suffrages. Ce fut alors que La Harpe se chargea du cours de
littérature.
La rectitude des principes est ici l’objet de notre plus importante considération ;
elle ne doit se ployer à aucuns petits égards, lorsqu’il s’agit de bien marquer la
doctrine. Ce ne sera point moi qui jugerai si La Harpe eut autant de lumières que de
zèle. On le comparera, dans ses travaux, avec les professeurs habiles qui l’ont
précédé. On verra s’il possède l’esprit
méthodique
d’Aristote, la supériorité des vues de Longin, le discernement pur de Louis Racine, et
l’instruction solide de Rollin. Ce procès se juge entre des morts ; c’est-à-dire au
tribunal de la mémoire, où ne préside plus la partialité, et où l’arrêt que porteront
souvent les auditeurs eux-mêmes, sur la révision des pièces, n’a plus besoin d’être
adouci par le scrupule de blesser une personne vivante.
La Harpe était exercé dans la théorie, médiocre dans la pratique, versificateur plus
que poète, déclamateur formé par les souvenirs de Lekaink, écrivain protégé dans sa jeunesse par
Voltaire, qui s’en fit un admirateur passionné de sa philosophie et de ses talents ;
qualités que La Harpe vanta d’abord avec tant d’enthousiasme, qu’il ne sut depuis
comment s’en dédire : alors, divisant ses opinions sur ce grand homme, il se tira
d’embarras, en louant toujours ses talents, dont il avait professé l’amour, et en
décriant sa philosophie, dont il se confessa d’avoir été l’apôtre, lorsque plus tard
il crut salutaire de prêcher contre elle.
Son caractère sans doute égara son discernement, s’il n’aperçut pas qu’en séparant
ainsi, dans Voltaire, sa philosophie de ses talents, il lui refusait tout. C’était
ruiner le fonds même que cet homme universel avait mis en valeur. Tenter d’anéantir
ses maximes, c’était vouloir l’annuler dans son essence, et ne lui laisser que le
frêle avantage de l’éclat d’un style vide de sens commun, et d’une poésie sans
justesse. De cette sorte, La Harpe vantait en lui l’art de ses vers, qu’a souvent
refroidis un langage philosophique ; ce qui fut son tort : et il blâmait en lui
l’objet des pensées
qu’exprimaient ses vers ; ce qui fut sa
raison. Je dis que le ton philosophique de Voltaire fut son tort, et surtout en poésie
dramatique ; parce qu’il détruit les images, la vérité des mœurs, et les ressemblances
de localité, en substituant partout l’esprit personnel de l’auteur. L’intérêt des
représentations théâtrales est fondé sur la peinture des passions et des temps, et non
sur la sagesse des maximes. Je dis que la philosophie de Voltaire, comme fonds de
pensées, fut sa raison, parce qu’il lui dut ce caractère distinctif de son talent qui
se montre sans cesse animé du désir de rendre sa plume utile aux idées éternelles de
justice et d’humanité : ses vues générales sont toujours nobles et imposantes,
quoiqu’elles nuisent à la fidélité de ses peintures historiques et locales.
Mais d’ailleurs cette impérissable vérité, que La Harpe condamnait alors en son
maître, qu’a-t-elle de si nouveau ? Qu’est-elle autre chose que cette sagesse de tous
les siècles, de toutes les nations, contemporaine des premiers héros de la terre,
compagne des Socrate, des Caton, des Malesherbes, des Bailly, victorieuse de toutes
les sectes, et toujours reconnue par ce que l’homme a de plus noble et de plus libre,
la conscience ? Voltaire n’en fut pas l’inventeur, il n’en fut qu’un ardent
interprète : pourquoi la détacher de son art auquel toujours elle fut inhérente ? Il
attaquait donc Voltaire tout entier en attaquant sa raison, fondement de ses talents,
et sans laquelle il n’eut été qu’un futile versificateur.
Cette contradiction avec soi-même, qui dément à la fin du cours littéraire de
La Harpe, les éloges qu’il
fit de son protecteur au
commencement, porte à croire qu’il ne fut pas de bonne foi, ou que sa doctrine fut
mauvaise. On est donc en droit de se défier de ses jugements : la lecture attentive de
ses écrits redouble cette méfiance.
Il lui fallait, dans son entreprise, former un plan général qui réglât les sujets de
ses séances : ce soin préparatoire lui eût sans doute coûté trop d’efforts ; il s’en
abstient. N’ayant pas, comme ses prédécesseurs, pu concevoir un ordre analytique des
principes qu’il doit poser et suivre, il choisit un parti plus commode, et prend
l’ordre chronologique que lui offrent les dates des ouvrages, sans songer qu’il devait
se soumettre à celui des règles qui les produisent, sans prévoir que sa marche
romprait le fil des préceptes, sans obvier à l’inconvénient de semer des maximes
éparses qu’il ne pourrait plus rattacher à un système, et qui, non rassemblées dans
l’esprit de l’auditeur, échapperaient à son attention. Qu’en résultait-il ? On louait
des pages entières sagement écrites ; car son style est généralement clair, facile et
correct ; on applaudissait à la déclamation adroite, quoiqu’un peu sentencieuse, du
lecteur ; on souriait de quelques anecdotes, et l’on ne pouvait, en sortant, retenir
un simple des choses indéterminées qu’il avait dites.
On a prétendu que, s’il n’avait pas approfondi l’art, il avait au moins donné aux
gens du monde connaissance des branches de la littérature que leurs affaires ou leurs
distractions les empêchent d’étudier : c’est trancher légèrement, ce me semble. Les
autres sciences leur peuvent être étrangères, mais la littérature ne
l’est pas assez aux habitants de la capitale pour les traiter si
superficiellement en disciples, qui n’ont besoin que d’une teinture légère, et pour ne
pas leur parler quelquefois comme à des juges.
L’analyse traînante de tous les chapitres d’un livre, ou celle d’une pièce de
théâtre, examinée scène par scène, acte par acte, n’est que le verbal du sujet qu’ils
contiennent, et ce n’est point la leçon réfléchie de l’art.
Un tel examen ne devient curieux que s’il est tout de raisonnement, que s’il
s’applique à la preuve des axiomes, et que s’il n’est pas cousu de lambeaux cités dont
le souvenir ne retrace que ce que l’on sait. On se lasse encore plus de la revue
minutieuse des productions du second, du troisième et du dernier ordre, qui sont
dénuées de beautés frappantes, et dont les défauts sont trop évidents pour qu’on ne
les ait pas d’avance condamnés. De là se perpétue une fatigante verbosité. On a
recours aux digressions pour tenir l’attention éveillée ; et l’on perd de vue les lois
positives qu’elle recherche. Le dissertateur parle à vide, et s’épuise en généralités
d’autant plus fastidieuses, qu’on n’a point à les désavouer, et qu’on ne peut les
avoir ignorées. Ces lieux communs, toujours rebattus, n’usent pas moins le temps que
la patience ; car l’esprit engagé dans un discours dont la suite ne détermine pas le
but, s’agite comme égaré dans un labyrinthe dont il craint de ne plus sortir. Ce
malheur d’une loquacité diffuse n’arrive pas à l’homme qui se circonscrit une carrière
et s’enferme en de justes bornes. Rarement La Harpe, qui mérite des louanges sous
d’autres rapports, sut se défendre de
de ses prédilections ou
de ses haines. Le vernis de ses préventions se répand sur ses arrêts : il les prononce
si magistralement, qu’on le croirait le juge du Parnasse, si le fiel mêlé à ses
sentences ne décelait pas son injustice et ne contraignait pas à le récuser.
Les tributs d’admiration qu’il porte à Racine, tout éclatants qu’ils soient, ne
semblent même lui être payés, en expressions fastueuses, que pour déprécier l’éminence
du grand génie de Corneille, et le placer au-dessous de ce digne rival, qu’il rangera
lui-même au-dessous du brillant Voltaire. Les respects qu’il défère aux anciens ne
sont exprimés qu’à dessein de mieux signaler ses mépris pour les modernes, feignant de
ne pas voir que ce n’est point un siècle dégénéré que celui qui, dans les seules
poésies tragiques et didactiques, possède le touchant et profond Ducis, l’aimable et
élégant Delille. On dirait que La Harpe a le premier introduit ce système, aujourd’hui
trop méchamment en usage, de ne tant exalter le passé que pour avilir le présent.
L’emploi que le fils de Racine a fait des secrets que lui confia son père fut de
tâcher de nous instruire ; celui que le disciple de Voltaire fait des opinions dont
l’avait prévenu son maître est de tâcher de nous confondre. Il ne se sert du crédit
qu’il tint de la vogue, que pour disputer à tous la réputation. Est-ce là suivre les
traces du docte Rollin, qui, modeste et généreux en son savoir, le prodiguait à ses
élèves, n’usait de la censure que pour les écarter des fautes, et les enflammait de
l’espoir d’un noble prix, chaque fois qu’un heureux essai lui fut le présage d’un
talent futur, honorable à sa patrie ? Ce Rollin, translateur des histoires
de l’antiquité, dont la mémoire était pleine de faits et de harangues
politiques et sacrées, alliait-il à ses leçons littéraires des incidences oratoires
sur les affaires des républiques et des empires ? Se détournait-il de son objet pour
documenter en docteur de Sorbonne sur des points ardus de théologie ? Les intérêts de
l’église et des états n’entrent dans les discussions de littérature que relativement
aux ouvrages dont ils sont le fondement, et ce qu’on en dit alors ne doit pas noyer,
ensevelir la matière qu’on se propose de montrer. En s’efforçant à les débattre, on ne
révèle que la manie qu’on a d’en parler vainement : on laisse oublier l’homme lettré
pour contrefaire l’homme d’état ; on s’escrime à philosopher, au lieu de remplir sa
tâche en philosophe ; on trompe, on rebute l’auditeur judicieux qu’attira pour vous
écouter le seul amour des belles-lettres, ou le désir peut-être de distraire son cœur
de la triste et fatale image des révolutions de la politique dont on lui renouvelle le
souvenir.
Dubos, à qui nous devons encore des documents littéraires, Dubos, qui, chargé
d’importantes négociations par le ministère français, concourut à plusieurs pactes
d’alliance avec les principales cours de l’Europe ; Dubos, qui composa une
Histoire critique de l’établissement des Gaules sous Clovis, et qui
marqua sa pénétration dans ses Présages sur les rivalités de la France et de
l’Angleterre ; qui enfin mérita le suffrage public et celui de Voltaire
même ; Dubos eût pu bâtir sur un texte quelconque tout un abrégé encyclopédique de ses
connaissances variées, mais il les plaça plus sagement en les déposant dans ses divers
livres, et il
digéra mieux les objets particuliers qu’il
traita plus sobrement.
Il serait fastidieux de vous analyser des écrits qui sont eux-mêmes les analyses des
autres. Je ne l’entreprends donc pas, me réservant dans la suite de prouver ce que
j’avance, quand je considérerai les genres en détail. Vous-même réfuterez les erreurs
de La Harpe, et vous renouvellerez les éloges qu’il eut droit d’obtenir par la clarté
de sa prose, par le mouvement agréable que ses narrations et les bons mots qu’il avait
recueillis imprimaient à ses discours ; par ses observations ingénieuses sur le jeu et
l’équilibre des passions opposées dans la tragédie ; par l’éloquence qu’il répand dans
l’examen de la plus belle scène d’Iphigénie, et dans son admiration
pour le pathétique des derniers actes de Zaïre. Vous le louerez aussi
d’avoir cédé modestement à la conscience de ce qui lui manquait, lorsqu’il passe avec
rapidité sur Homère, et sur la poésie épique, et qu’il s’étend sans mesure sur Lucain,
sur la Henriade, et sur les autres poésies que peut-être jugeait-il
plus à sa portée. Ce manque de proportion est l’indice qu’il n’eut pas de plan fixe,
et qu’une juste ordonnance des matières n’était pas antérieurement dans sa tête. Mais
vous reconnaîtrez encore qu’à travers ses divagations éclatait une véhémence parfois
entraînante ; et nous retirerons de l’or précieux en fouillant cette mine où son
désordre l’a enfoui sous l’amas de tant de matériaux étrangers. Toutefois ne vous
étonnez pas que, mis en regard avec les autres disciples de Quintilien, on le force à
rendre compte des engagements qu’il avait pris. Son
introduction nous annonçait un Cours de littérature ; et ses livres ne nous
présentent qu’un chaos de dissertations morales et polémiques. Je m’arrête, de peur de
paraître sacrilège en parlant librement d’un philosophe qui jadis fut le patron du
lieu, et qui se convertit en saint homme.
Un littérateur qui lui succéda dans cette même enceinte, Chénier, conçut, avec plus
de raison, le plan qui admettait les idées universelles en mélange avec la
littérature. Ce ne fut pas seulement un code sur les genres d’écrits, et sur les lois
du goût, qu’il projeta, ce fut l’histoire même des belles-lettres. L’influence que
l’esprit des siècles et des gouvernements exerça sur elles, et la puissance de leur
réaction sur eux, toujours salutaire aux hommes autant que fatale aux préjugés de
l’ignorance ; voilà quel est son grand objet. L’origine, les progrès, le
perfectionnement de la pensée et de la langue, ne sont qu’une partie des matériaux de
l’édifice qu’il voulut construire à la gloire des lettres françaises. Ma louange est
d’autant plus sincère, qu’en plusieurs points je diffère d’opinion avec lui. Je ne
dissimulerai pas que le système de nos jours, de tout rapporter à la philosophie et à
la morale, me paraît nuire à la simplicité dont les cours élémentaires ont besoin, et
outrepasser ce qu’on se propose, puisque le but est de connaître le bien
faire, et qu’on en trouve souvent l’exemple dans des œuvres peu philosophiques,
et même dans le genre licencieux de Catulle.
Les acclamations qui accueillirent Chénier en ses séances, témoignèrent qu’on était
frappé de la
hauteur de ses vues nouvelles sur les époques
des annales de nos écrivains. On prévit par l’élévation du frontispice quelle serait
la majesté du monument qu’il élevait avec un courage laborieux. Les lecteurs, toujours
plus sévères que les auditeurs, ont confirmé sur quelques fragments publiés de ce beau
travail le succès qu’il avait pleinement obtenu.
Lorsqu’il sera temps de comparer la littérature étrangère à la nôtre, je ne pourrai
passer sous silence les leçons classiques de Pope, ni les judicieux examens
d’Addisonl, auteurs que leurs
travaux placent au rang des poètes, plus encore que parmi les savants critiques. Le
cours du docteur Hugh Blair, dont l’esprit a souvent réfléchi leurs clartés, nous
prêtera des lumières utiles pour juger les poèmes anglais : les écrits illustres dans
l’Allemagne, si fertile en érudits, nous apprendront quelle est la liberté des règles
qu’adoptèrent ses auteurs : les fruits de l’imagination espagnole et portugaise nous
révéleront de nouveaux genres ; et, pour apprécier la riche littérature italienne,
nous n’aurons qu’à la rapprocher de celle des anciens, dont son génie a le moins perdu
la ressemblance.
Tel est l’aperçu des choses que nous allons envisager de nouveau. Je n’imiterai pas
ceux qui m’ont précédé : mon dessein est d’entrer seulement dans la spéculation
abstraite des lois de l’art, et de remonter à l’antique source où les bons écrivains
ont puisé leur abondance.
J’emprunterai de chacun des rhéteurs, des poètes, et des philosophes, que j’ai
nommés, les préceptes qu’ils auront clairement définis, et m’efforcerai de
remplir les lacunes de leur travail. Je décomposerai les formes de
chaque genre et de chaque style qui leur convient. On pourrait croire cette
décomposition minutieuse, puisqu’en effet un cours de littérature n’enseigne pas à
faire des ouvrages : ce serait trop en attendre ; mais il apprend à les apprécier : et
ce n’est pas le moindre service qu’on ait à rendre aux écrivains que de multiplier
dans le monde le nombre de leurs véritables juges. Ceux-là les encouragent et les
honorent : eux seuls les défendent contre les critiques du faux goût. Il importe donc
ici d’établir des certitudes dans les jugements, afin que les arrêts ne soient plus
douteux. Le législateur de notre Parnasse, Boileau, ne put lui même soustraire ses
écrits aux injustes sentences. Un monument curieux nous en reste : c’est la critique
imprimée de ses œuvres, par ce Pradon, de ridicule mémoire, non moins érudit que
l’abbé Cotin. Il ne conseillait doctoralement à Despréaux rien moins que de savoir sa
langue et de parler français. Ce sont ses termes ; et à qui s’adressait-on ? à celui
qui sut le mieux
On se souvient de ces deux vers d’une épître au Roi :
La qualité de héros, dit ce risible aristarque, implique avec elle l’idée de la
valeur ; l’épithète de vaillant est donc de trop : c’est un pléonasme ; le héros étant
jeune, il n’est pas étonnant que sa haute sagesse ne soit pas
le fruit tardif de la vieillesse. Outre ces défauts, remarquez
celui-ci ; il y a cinq épithètes dans ces deux vers. Quel mauvais auteur que ce
Boileau ! Ses autres vers et ceux de l’art poétique sont décousus de la sorte dans ce
livre rare, chef-d’œuvre d’ignorance.
La fausse critique est le fléau le plus cruel de la littérature. Sur quoi
s’appuie-t-elle ordinairement ? sur l’impropriété des mots ; mais la poésie doit
souvent rejeter le mot propre, et choisir le mot figuré. Ce point, s’il n’est
éclairci, sera donc un éternel sujet de contestation entre le bon goût et le mauvais
goût. Donnons-en le double exemple.
Boileau dit, en parlant d’un rimeur sans art, qui, surpris d’un accès de verve, se
hasarde à saisir la trompette héroïque :
Dérangeons les mots, et prenons-les au propre. Qu’est-ce qu’un feu
dépourvu de sens et dépourvu de lecture ? À
chaque pas : dit-on les pas d’un feu ? qui s’éteint faute de nourriture : on dit l’aliment du feu, et non la
nourriture d’un feu. C’est de cette façon que Pradon censurerait aujourd’hui
ces vers défigurés en lettres italiques.
Reprenons maintenant les mêmes mots au figuré, et nous jugerons par quelle affinité
secrète chaque expression s’attire et s’allie en ces vers. Son feu,
ce terme en poésie est synonyme d’amour, d’ardeur : il
est
mis là pour l’ardeur de la verve : elle peut donc être dépourvue de sens
et de lecture. S’éteint ; éteindre se rapporte au mot feu, et
continue l’image. À chaque pas ; le feu de la verve rappelle celui
de l’esprit, du génie : on dit, les pas que fait l’esprit, la marche, les pas du
génie. Faute de nourriture ; la verve en effet, pour ne pas
s’éteindre, a besoin d’être nourrie par la lecture et le bon sens. Le tout ainsi
justement regardé, paraît exact, plein de raison, et l’on voit que les figures
s’accordent bien, et se soutiennent mutuellement.
Le même goût exquis dicta tous les vers de l’art poétique de Boileau, qui ne se peut
comparer en justesse, en grâce, en excellence, qu’à l’art poétique d’Horace, le seul
ouvrage sur cette matière vraiment digne d’entrer en parallèle avec lui. Ces sublimes
esprits, nés tous deux dans les beaux siècles littéraires de l’Italie et de la France,
ainsi qu’Aristote avait paru dans le bel âge de la Grèce, s’abstinrent de détailler en
vers la nature de la poésie et ses sujets, comme ce savant le fit en prose.
L’invention des genres, leur décomposition élémentaire, les modèles multipliés par le
génie, le suffrage ou le blâme du bon goût public, formé par de nombreuses
productions, tout les avait précédés, tout les avait instruits ; il ne leur restait
qu’à jeter sur la perfection de l’art leur coup d’œil sagace, leurs vues profondes ;
qu’à recueillir les jugements de leur nation éclairée ; qu’à saisir dans la
contemplation des fruits de la pensée, les grands traits qui les caractérisent, qu’à
réduire enfin toutes les maximes en un purement tiré de ce
trésor d’idées, d’opinions, de remarques, et d’ouvrages admirables,
déjà répandus et sans cesse avant eux : aussi leur raison, toute
substantielle, est-elle délicatement assaisonnée du sel le plus piquant. Leurs
préceptes resserrés, et si élégamment écrits, sont eux-mêmes des exemples. Ce que
d’autres ne savent que délayer, ils le concentrent. Mieux on se les explique, et mieux
on en conçoit l’étendue. Plus on réfléchit sur eux, et plus on sent le besoin de les
méditer encore. Toujours on y trouve des beautés qu’on n’avait point aperçues. Un
souffle divin, une vapeur subtile et céleste, les pénètre et nuance pour eux tous les
objets ; ils sont tout éclat, tout feu ; et la sécheresse des détails, même les plus
arides, se féconde sous leur style de flamme. Ils dessinent nettement et sans dureté
le contour de leurs pensées ; ils les parent d’ornements simples ; les relèvent des
couleurs les plus vives : ils ont enfin ce je ne sais quoi de doux et d’animé qui
ravit et échauffe leurs esprits d’une particulière inspiration. Le peu de vers qu’ils
ont tracés sur l’art des vers en est toute la quintessence, et leur concision lucide
brille partout de vérité et de sagesse. Ces génies lumineux ressemblent à deux phares
allumés au haut de l’Hélicon, pour éclairer les poètes qu’ils ont devancés.
Leur marche fut si certaine, et la carrière qu’ils s’étaient bornée si bien remplie,
que Vida, l’honneur aussi d’un beau siècle, n’osa la tenter après eux qu’en se traçant
une route fleurie et nouvelle, mais moins droite que la leur, mais plus longue, mais
devenue plus commune. Il n’a pas gravi les degrés escarpés et presque inaccessibles du
Parnasse ; il mène le poète, comme Quintilien conduit
l’orateur, à travers les vallons agréables et les fontaines, sources éternelles de
l’innocente ivresse des muses. C’est à l’aspect varié des plus riants tableaux de la
nature qu’il perfectionne son imagination et ses chants. Cette marche, où l’esprit se
plaît à s’égarer, est plus séduisante, mais moins sûre. On s’éprend au goût des images
épisodiques : et ce sont des enchanteresses dont le luxe distrait le lecteur des idées
qui n’ont qu’un éclat convenable. Ainsi l’on préfère souvent une riche prodigalité à
l’économie d’un plan mesuré, précis, où n’apparaît que ce qu’il doit offrir. Les
principes du beau comme ceux de la nature sont réguliers et peu nombreux. Vous
étonnerai-je en vous affirmant que leur exposition, rédigée succinctement en quelques
notes, serait assez pour l’homme habile à s’en servir ? Aussi voyons-nous que les
grands maîtres ne donnent qu’avec fatigue et regret les leçons qui en développent les
détails. Ils présument employer mieux leur temps en créant des ouvrages qu’ils
laissent à la méditation des . Faut-il vous en convaincre ? les documents
abrégés, résultats de l’expérience du grand Corneille, sur les représentations
théâtrales, et les révélations rapides des mystères du style, énoncées par l’éloquent
Buffon, dans son discours à l’Académie, sont les preuves indubitables de mon
opinion.
Je termine donc par ce conseil, de contempler surtout les beaux ouvrages plus
instructifs que les scholies et que les cours des professeurs. Ceux-ci n’ont eu que le
talent de les bien voir, moins rare et moins pénible que celui de les faire.
Concluons qu’à l’aide des éléments d’Aristote, des maximes de
Longin, des exemples d’Horace et de Boileau, on peut, sous les seuls rayons de ces
quatre foyers de lumière, compléter une théorie des belles-lettres, parfaitement
claire en toutes ses parties, depuis les plus petits genres jusqu’à ceux qui
remplissent les vastes capacités de l’intelligence humaine. Nous saisirons les moyens
propres à chacun d’eux. Nous verrons, que la poésie enchante, parce qu’elle imagine la
belle nature ; que la prose instruit, parce qu’elle exprime la nature telle qu’elle
est ; mais l’une et l’autre l’ont pour base fondamentale, parce que l’homme,
n’existant qu’en elle, n’invente rien hors d’elle. Le génie, dont la vue est limitée
aux objets qu’elle lui présente, ne peut que les copier en les perfectionnant : il ne
crée point ; il trouve : et comme il ne saurait s’élancer au-delà des bornes qu’elle
lui a circonscrites, c’est en embrassant la nature entière, c’est en puisant dans son
sein le fonds immense et intarissable de ses richesses, qu’il manifeste son énergie,
sa grandeur, et semble participer lui même à ses créations.
Si vous vous rappelez la promesse que j’ai faite dans mon Introduction, d’établir la
classification des genres en littérature ; si vous vous souvenez aussi comment j’ai mis
en parallèle, dans ma seconde séance, les méthodes d’enseignement des premiers rhéteurs,
vous sentez qu’il est temps d’entrer en matière, en développant les généralités que ces
deux discours vous ont offertes, et en spécifiant l’essence et les qualités des divers
ouvrages. L’ordre que je me suis prescrit dans ce Cours exigerait que je commençasse par
vous parler des efforts primitifs de l’art en son enfance, afin de le suivre en son
accroissement depuis ses productions simples et originelles jusqu’aux plus composées,
fruits tardifs de sa maturité. Mais la subversion que je crois pouvoir ici me permettre,
ne m’empêchera pas de replacer dans la suite toutes les choses au rang qui
leur convient, et de vous en faire ressaisir le fil aisément. Notre
intérêt d’honneur national m’engage à traiter d’abord le genre littéraire où le génie
français a déployé le plus de richesse, et je craindrais en m’astreignant à une marche
plus lente, de lasser votre patience, et de tromper votre juste curiosité. Je vais donc
passer aussitôt à l’examen de l’art dramatique, c’est-à-dire l’art d’imiter les actions
des hommes, par l’action feinte.
En faisant abstraction momentanément des autres genres de littérature, pour traiter
isolément le genre théâtral, la manière dont je l’analyserai vous donnera l’exemple de
celle que j’emploierai pareillement pour analyser tous les autres : ils ont tous leurs
caractères spéciaux qui feront naître un intérêt propre à chacun d’eux : mais l’art de
la scène nous en inspire un plus vif et plus habituel : il tient à nos plaisirs, à
notre orgueil, à notre civilisation : il est devenu la plus éclatante preuve de notre
esprit et de notre bon goût : il est l’objet de notre prédilection journalière,
l’entretien continuel de nos sociétés brillantes, le sujet attachant des débats de nos
lettrés les plus célèbres, et de l’attention des plus doctes étrangers : les succès
qu’il donne, et les revers auxquels il expose retentissent plus promptement et plus
loin que ceux de la plupart des livres. Ceux-là ne risquent point d’être jugés
précipitamment, et frappés à jamais d’un seul coup. Ils ont le temps pour sauvegarde,
et les réflexions pour les défendre ; ou, du moins, l’obscurité pour mourir sans
bruit, aussitôt oubliés qu’imprimés.
Mais les œuvres dramatiques courent le double péril
du
théâtre et de la lecture : une heure peut décider de leur sort : ils affrontent les
mouvements de la multitude : l’effort du talent même ne les peut garantir des
atteintes de l’ignorance ou de la malignité experte à les détruire, et comme le disait
Boileau :
Dans la tragédie, la hardiesse des grands caractères, l’éminence des pensées, le choc
nouveau des passions , s’élevant parfois au-dessus des communs esprits,
n’ont plus pour vrais juges et pour défenseurs qu’une minorité d’hommes habiles. Car,
ainsi que l’écrivait encore Boileau, dont j’invoquerai toujours l’autorité,
Dans la comédie, la moindre plaisanterie disconvenante ou trop vive fait courir à
l’auteur le risque d’une chute dont le devrait sauver tout un plan bien conçu ou un
enchaînement de belles scènes. Un petit nombre de doctes appréciateurs conserve lui
seul le sentiment fidèle des beautés que remarqua son attention, et l’effet d’une
situation fausse ou d’un mot
aventuré n’efface pas chez lui
le souvenir que lui laisse un beau travail. Mais telle est l’ingratitude commune,
qu’une seule faute dans la plus longue et la plus difficile besogne, fait oublier cent
bonnes choses et le plaisir qu’on eut à les entendre. Souvent même c’est l’aveuglement
qui juge ; et Despréaux nous apprend que le père de la comédie fut plus d’une fois
victime du mauvais goût de son temps.
Que fera donc un auteur jaloux de forcer tant de barrières et de marcher dans une
lice aussi épineuse ? S’il fléchit sous l’empire de la vogue, il ne réussira que par
des ouvrages imparfaits aux yeux des connaisseurs : s’il y résiste, il succombera sous
les fausses critiques et le préjugé de la multitude : mais comment évitera-t-il l’un
et l’autre danger ? en réfléchissant sur la nature et sur on art, et en prêtant une
oreille docile à tous les jugements, pour les juger ensuite
eux-mêmes par les lois des grands maîtres auxquelles il doit toujours appeler.
L’envie même de ses rivaux ne servira plus alors qu’à l’éclairer dans sa route. Moi,
dit encore Boileau,
En suivant ce conseil, applicable à toutes les carrières des hommes, un auteur
dramatique saura conquérir les suffrages unanimes dans celle du théâtre : la
difficulté, que le poète Lebrun nommait spirituellement une dixième muse, lui
inspirera ce qu’il doit faire pour y remporter le prix. Il sentira que de premiers
succès rendent les seconds plus douteux, que l’indifférence accueille indulgemment les
jeunes inconnus qui s’essaient ; mais que la sévère rigueur, les préventions, et les
rivalités, se proportionnent au mérite, et que plus il eut d’éclat, plus il faut que
cet éclat s’épure, pour ne pas paraître se ternir. S’il est vrai qu’à la scène un
hasard, ou l’opiniâtreté d’un parti, fait chanceler les ouvrages, et les peut
renverser à jamais ; si le génie y lutte parfois contre le caprice et la fortune, son
triomphe a d’autant plus de
splendeur que, pour l’obtenir,
il lui fallut surmonter plus d’obstacles, et tenir tête à plus d’orages. Une
représentation théâtrale est, pour ainsi dire, une bataille de l’esprit au milieu de
cent opinions qui l’attaquent et le défendent au parterre. De là ses chances ; de là
sa renommée ; et l’amour du public pour ce bel art est naturel, depuis que notre
théâtre a pour chefs son Corneille, son Racine, et son Molière, comme les Grecs
avaient leur Sophocle, leur Euripide, et leur Ménandre ; et parce que les Français,
comme les Athéniens, sont passionnés pour tout ce qui leur montre les difficultés, le
péril et la gloire.
Parmi les modèles que les anciens opposent aux nôtres, j’ai nommé Ménandre pour la
comédie, parce qu’il ne reste rien de lui que sa haute réputation, et que Molière est
si parfait qu’on ne peut mettre en comparaison avec lui nul auteur comique dans le
monde.
Tous les ouvrages nécessitent un ordre auquel il faut se soumettre pour leur donner
une juste régularité : le seul aspect du premier portique et des entrées latérales
d’un bâtiment fait apercevoir aux connaisseurs son genre et ses appartenances : tout
ce qui contrarie ce jugement y paraît hors d’œuvre dans le plan de l’artiste : un
discours préliminaire est de même le vestibule par où l’on doit passer aux
distributions du reste de l’ouvrage : tout ce qui excède l’espace où l’on en a jeté
les fondements, tout ce qui s’interrompt et n’y tient pas, sort des règles qu’on a dû
se faire, pour construire un ensemble qui se puisse juger d’un coup d’œil. Je tâcherai
de me conformer à cette loi,
et la suite de ce Cours ne
paraîtra qu’une continuelle conséquence des vérités énoncées dans mon Introduction,
vérités dont chaque leçon accumulera les preuves et les , qui n’en seront
que les strictes dépendances. J’ai avancé, en comparant les sciences et la
littérature, que celle-ci, ayant des lois positives comme elles, ses progrès étaient
aussi lents que les leurs, et provenaient des découvertes de l’étude et de
l’expérience, plutôt que de l’inspiration et du hasard.
Si tant de siècles, comptés depuis Euclide jusqu’à Newton, ont été nécessaires à la
science des nombres pour la conduire aux sublimités du calcul, mesurez quel temps il
fallut pour que l’art naissant sur le chariot de Thespis arrivât jusqu’à ces hauts
degrés où nos guides l’élevèrent sur la scène française. Il y a loin de la découverte
des effets que deux verres placés l’un devant l’autre ont sur la vue, à ceux des
télescopes fabriqués après qu’on eut étudié les jeux physiques de la lumière. La
distance est plus grande entre l’invention des dialogues encore grossiers des anciens
mimes, et celle des actions étendues et merveilleuses de nos théâtres. Le hasard a pu
suggérer cette sorte d’imitation ; mais on a dû rechercher des lois pour la
perfectionner : autrement les fruits de l’art résulteraient du caprice. Sur quel
fondement diriez-vous qu’un ouvrage est bon ou mauvais, s’il n’existait pas des règles
sensibles, fixes, et attestées par les expériences ? Les succès dans les genres
barbares ou imparfaits, sont des exceptions qui tiennent à l’influence de quelque
mode, aux erreurs du goût
chez les nations plus ou moins
polies les unes que les autres ; et ne contrarient pas plus les lois invariables du
beau, que les succès des faux systèmes publiés par la charlatanerie ne démentent les
axiomes d’une vraie doctrine.
Exposons premièrement le tableau des genres dramatiques, et nous en traiterons après
les règles spéciales. Le plus parfait de tous, le plus noble, le plus imposant, et le
plus compliqué dans les éléments qui le composent, est la Tragédie, c’est-à-dire la
représentation des malheurs et des passions des grands personnages. Ce genre a trois
espèces : la tragédie
fabuleuse, la tragédie
historique, et la tragédie
inventée. Elles ont des règles qui leur sont communes à toutes
trois, et en ont chacune de particulières.
Nous pourrions faire une quatrième division de la tragédie sacrée : mais elle se confond avec la fabuleuse, parce
qu’elle est fondée comme elle sur les traditions religieuses dont les unes sortent
de la mythologie et les autres de l’écriture sainte, et que leur essence est le
divin et l’inexplicable. La tragédie
fabuleuse ou sacrée fait parler les
demi-dieux, ou les disciples des prophètes. Son action se soutient par des ressorts
célestes ; ses discours doivent avoir un ton inspiré, ses personnages être au-dessus
des princes ordinaires : tout doit, en un mot, y marquer la fatalité ou la puissance
mystérieuse qui règne sur les hommes : et les héros ne semblent s’y mouvoir que par
les volontés des immortels : c’est de là qu’émanent leurs vertus, et que descendent
leurs châtiments. Cette sorte de tragédie est celle qui pénètre le mieux
l’imagination,
en ce qu’elle est puisée dans la profonde
antiquité des temps où se perd l’origine des croyances, et que le penchant de
l’esprit humain est d’admirer ce qu’il y a de plus idéal.
La tragédie
historique se compose des faits réels, et des vrais caractères
qui ont brillé dans les annales du monde : elle n’a le droit d’imaginer que les
motifs présumables, les circonstances ignorées qui purent causer les actions connues
qu’elle représente. Sa grandeur consiste dans la noblesse des figures héroïques
qu’elle anime sous les yeux : son éloquence est celle des passions élevées : les
hautes vertus et les crimes politiques sont ses majestueux ressorts ; et la peinture
des intéressantes époques est sa magnificence. Elle est plus instructive et plus
satisfaisante pour la raison que la tragédie mythologique. C’est la seule qui mérite
le titre d’école des grands hommes.
La tragédie inventée se subdivise en deux espèces ; celle de
passions, et celle d’événements : dans l’une, elle crée une intrigue dont les
incidents multipliés attachent un vif intérêt de curiosité à la catastrophe qu’ils
préparent ; dans l’autre, elle étale les calamités qu’entraînent l’amour, la
vengeance, ou l’ambition d’un caractère imaginé. Toutes deux se rendraient indignes
du cothurne, si leur fable était romanesque ; et ce qui leur conserve la gravité du
genre, est de placer leur intrigue, ou leurs personnages en des temps et en des
lieux qu’elles puissent retracer avec vérité. Les images locales, et l’imitation
fidèle des mœurs leur servent d’ornements qui les ennoblissent, et qui jettent
l’esprit des spectateurs dans une
complète illusion.
Telles sont les définitions des trois principales espèces de tragédies : voici les
exemples qui les constatent chacune.
Deux pièces magnifiques, Athalie, et Phèdre,
remplissent toutes les conditions de la première espèce. Dans l’une, c’est Dieu,
c’est Jéhovah qui conduit d’en haut son grand prêtre, et qui terrasse une reine
implacable : dans l’autre, c’est la colère d’une divinité qui consume une mortelle
des poisons d’un amour incestueux. Dans l’une, apparaît la majesté d’une théocratie
miraculeuse : dans l’autre, se manifeste la mystérieuse fatalité qui plane sur la
maison d’un héros issu des dieux. Les événements, les passions, les catastrophes,
tout part du Ciel, tout est également surnaturel dans l’ouvrage profane et dans
l’ouvrage sacré : la pompe d’un style qui reluit en leurs admirables tissus comme un
fil d’or pur, correspond à la splendeur des choses ; et ce n’est pas là, je crois,
la moindre merveille qu’on y reconnaisse.
Deux puissants chefs-d’œuvre, les Horaces, et Cinna,
remplissent toutes les conditions de la seconde espèce : l’un éclate par la stature
forte et grave des premiers romains, agrandis encore dans leurs justes traits
historiques : l’autre brille par la majesté de la politique romaine au déclin de ses
vertus. Dans les Horaces, l’on admire des citoyens courageux
respirant déjà, sous le gouvernement des rois, les sentiments de la république
solide qu’ils allaient fonder : dans Cinna, l’on reconnaît le
républicanisme expirant, en des hommes qui conspirent pour un autre amour que celui
de la patrie, contre un roi dont la clémence
monarchique
prépare déjà le despotisme du Bas-Empire. Ces ouvrages eux seuls embrassent dans
leur rapprochement toute l’histoire de Rome, et sont les plus grands témoignages du
génie supérieur de Corneille. J’aurais cité la savante pièce de
Britannicus, si je n’avais eu ces deux beaux exemples.
Toutes les conditions de la troisième espèce sont encore remplies par l’auteur des
Horaces et par Voltaire. Les immortelles pièces de
Rodogune et d’Héraclius, et celle de
l’Orphelin de la Chine, sont des modèles d’invention tragique, où
le poète, n’empruntant que les noms et les localités, imagine une suite entraînante
d’événements, et s’enrichit en peignant les mœurs du pays où il place le sujet.
Enfin l’attachante pièce de Zaïre nous fournit l’exemple de la
seconde espèce de tragédie inventée, dont l’objet est moins
d’offrir une vaste intrigue de faits que l’image d’une passion déplorable et
meurtrière. Tout ce qui sort de ces conditions, tout ce qui ne comporte pas leur
dignité, n’est pas de la tragédie, bien qu’affiché sous ce titre : car, il ne suffit
pas de construire une action larmoyante et homicide pour avoir atteint le vrai genre
de Melpomène. Nous expliquerons ceci plus amplement.
Il est un autre genre tragique, la tragédie lyrique, vulgairement
nommée opéra, c’est-à-dire, celle qui représente les passions et les adversités des
dieux, des fées, et des héros : celle-ci a quatre espèces ; la fabuleuse ou sacrée, l’historique, la magique, et la romanesque. Ses conditions sont pareilles à
celles de la tragédie déclamée, quant à la division des actes, et à la seule espèce
qu’on nomme historique : ses
qualités diffèrent par le
choix et l’ordonnance des sujets dans les trois autres. L’ et le
surprenant sont l’essence des quatre. Son théâtre comprend les régions imaginaires
de l’olympe et de l’enfer. Ce genre s’abstient des développements politiques et
raisonnés, et ne vit que par les sentiments et par les faits. Le spectacle, les
machines, les vers, la musique, la pantomime, et la danse, rendent son imitation
généralement merveilleuse. C’est le pays des enchantements et des chimères. Tout ce
qui cesse d’émouvoir, d’éblouir, et d’étonner, est étranger à ce genre brillant,
qui, par la réunion des moyens de tous les arts, ravit tous les sens à la fois, et
transporte vivement l’âme et l’imagination, quand le double pathétique des paroles
et de la mélodie s’accorde à tous les prestiges d’une belle fable.
Alceste est un modèle parfait, et quelques scènes de
Saül donnent aussi l’idée de l’espèce profane et sacrée. Le
gracieux, le ravissant opéra d’Armide est un riche exemple de
l’espèce magique. Dans la romanesque, en considérant, non le style étrange et
incorrect, mais la diversité charmante de la composition, je citerai
Tarare. Il faut recourir au théâtre italien du fameux Métastase
pour en trouver qui caractérise bien l’historique : Adrien, Artaxerce,
Thémistocle, la Clémence de Titus, en offrent des images, et l’on n’est
embarrassé que du choix entre les nombreuses pièces de ce mélodieux auteur.
Après les tragédies déclamées et chantées, vient le drame
héroïque, autrefois distingué sous les titres de tragi-comédie, et de comédie
héroïque. Cette
espèce de drame est moins élevée par le
langage que la tragédie, et plus haute que la comédie ordinaire. Elle diffère de la
première par ses aventures dont le dénouement tend au bonheur de ses héros ; elle se
sépare de la seconde par le rang et le ton noble de ses personnages. Ce genre peut
atteindre à une exquise délicatesse : il est fâcheux de n’en trouver dans Corneille
et dans Molière, que les exemples de Dom Sanche d’Aragon, et de
Dom Garcie de Navarre. On rangeait autrefois, sous la dénomination
de tragi-comédie, les belles pièces du Cid et de
Nicomède, dont les actions ont une fin heureuse. On pourrait mettre
dans cette classe la tendre Bérénice, dont le fonds est élégiaque
plus que tragique. Ceci nous fournira matière à d’utiles observations.
Au drame héroïque correspond l’opéra héroïque ou drame lyrique, genre mélangé du
noble et du familier : il est en possession des sujets de chevalerie et des passions
aventureuses des troubadours. Son effet, résultant du pathétique des situations et
des sentiments, n’a jamais été plus vif, et mieux tiré des moyens qui lui sont
propres, que dans Richard Cœur-de-Lion ; chef-d’œuvre de Sedainem, qui, le style excepté, mérite
nos louanges, et me dispense d’en citer d’autres. Réfléchit-on un moment sur les
objets qui le composent, on est frappé de tout ce qu’il réunit de séduisant pour
l’esprit, le cœur, et l’oreille. L’amour et l’amitié dans l’âme d’un grand roi
captif ; la fidélité de sa dame, qui soupire du besoin de sa délivrance ; le
sensible dévouement du chevalier qui erre autour de sa prison en troubadour aveugle,
et le naïf
attachement d’un pastoureau qui se croit son
guide : cette romance consacrée et ce violon de Blondel, dont les accords pénètrent
dans la tour du prisonnier, révèlent sa demeure, et tiennent deux cœurs suspendus :
enfin les voix amies du monarque et du sujet qui se répondent au milieu des airs,
accents délicieux qui livrent le ménestrel évanoui aux mains de la garde qui le
surprend et l’arrête ; et l’amitié sauvée encore par un hasard des jeux de l’amour.
Là, tout intéresse et ravit, tout effraie et enchante. Jamais invention lyrique ne
causa de trouble si agréable aux spectateurs, et jamais la musique, qui supplée au
style dans les opéras, n’exprima par des sons plus vrais les nobles et galantes
passions des preux de l’histoire moderne.
Cette sorte de drame lyrique allie, au gré du bon goût, le sublime au simple, le
douloureux au risible, que l’on reproche à l’immense Shakespeare d’avoir associé
monstrueusement. C’est le même principe de composition, mais corrigé.
Parmi les genres sérieux et nobles se trouve encore le pastoral,
qui représente les scènes patriarcales et champêtres, telles que le sujet de Ruth et de Booz en donnerait l’exemple, et telles
qu’il nous en reste un faible échantillon dans Mélicerte, œuvre trop
fade, mais qui porte l’empreinte de son caractère simple. Les mœurs des divinités
agrestes, et des bergers fabuleux, prendraient une grâce parfaite sous une plume
délicate. L’image des beautés riantes de la campagne séduirait l’auditeur, si la
pure naïveté de Théocrite et des églogues virgiliennes, respirait dans le dialogue ;
ou si l’on savait animer d’un doux éclat les récits
agréables de la Bible. Ce drame peut tendre à la finesse, et ne doit jamais
excéder le ton de l’Aminte
n du Tasse, ou des Idylles de Gessnero. L’opéra villageois se rapporte
à ce genre : j’en aurais mille exemples charmants à citer, si je ne préférais vous
rappeler ici la flexibilité du génie de J.-J. Rousseaup, qui ne dédaigna pas de descendre de
sa tribune éloquente, pour nous enchanter sur le théâtre lyrique, en y introduisant
le Devin du village. De nombreuses occasions s’offriront à nous de
rendre hommage à ce moraliste passionné : nos cœurs aimeront toujours sa mémoire,
parce que c’est du fond du cœur qu’il parla toujours à ses semblables. Ceux qui
condamnent si sévèrement les fautes et les inconséquences de sa vie, devraient
songer que le monde les eût ignorées, s’il ne s’en fut accusé lui-même. Incapable
d’une hypocrisie qui eût réduit ses ennemis au silence, sa sincérité profonde les
arme contre lui de ses propres aveux, pour nous mieux instruire : en l’admirant,
nous ne payons que notre dette à ce grand homme.
À ce tableau de la série des quatre genres nobles et doux, va succéder celui des
drames plaisants, bourgeois et satyriques. Le genre supérieur en cette classe, le plus
difficile, le plus philosophique, est la Comédie ; c’est-à-dire, l’art de représenter
les inégalités et les ridicules des hommes, en exposant leurs travers de façon à les
corriger par le rire. Ce genre a six espèces : la satire allégorique
dialoguée ou première comédie grecque ; la comédie de mœurs et de caractère ; la comédie intriguée ; la
comédie composée de caractère et d’intrigue ; la comédie épisodique ou à tiroir ; et la comédie
facétieuse.
La comédie grecque compte deux époques ; celle d’Aristophane, et
celle de Magnès : l’une, où les choses et les personnes étaient traduites au théâtre
sous leurs noms véritables et livrées sans déguisement à la dérision populaire :
l’autre, où les objets critiqués n’étaient que désignés sous les formes de la
parodie allégorique. Les dieux de la fable n’y sont pas plus épargnés que les hommes
de l’histoire : on lui reproche de ne point distinguer les conditions, les traits,
les physionomies des individus, par la diversité du langage et des habitudes : mais
ce n’est pas là son but. Ses moyens sont autres, parce qu’elle a une autre fin. Elle
ne peint point les mœurs des originaux d’une ville, ni tels ou tels personnages de
la société : c’est la cité même qu’elle personnifie sous des emblèmes bouffons ;
c’est le masque d’Athènes toute entière : son gouvernement, sa politique, ses abus,
ses sophismes, s’y caractérisent par la licence, en des portraits effrontés. Elle
est moins enjouée que méchante, moins forte qu’audacieuse, moins gaie que
burlesque : le ton obscène de Rabelais salit quelquefois ses sarcasmes acres et
envenimés : elle pique moins qu’elle ne mord et ne déchire : ses images, dépouillées
de tout voile de pudeur, sont pourtant si vives, et ses leçons si animées, qu’on ne
sait si l’on doit plus admirer sa hardiesse philosophique à mettre ainsi la peinture
des vices au grand jour, qu’approuver la sagesse des magistrats qui réprimèrent
l’excès de son libre cynisme : surtout, en se rappelant qu’elle naquit chez le
peuple de l’Attique qui aimait à se faire justice soi-même des désordres publics et
des partialités de ses chefs.
] Cette comédie, essentiellement républicaine, participe
de l’esprit des temps où la réserve d’une censure, même légitime, eût paru gêner le
génie indépendant de la Grèce. C’est le plus étrange monument que nous ayons de son
excessive liberté. Si Platon et les autres beaux esprits d’Athènes goûtaient les
pièces d’Aristophane, leur suffrage me donne le droit de dire que La Harpe a
critiqué en aveugle ce genre : il le juge suivant les règles de la
comédie domestique : il n’a pas vu que cette autre comédie grecque, prenant tout en
général, ne trace pas, je le répète, les figures individuelles, mais les faces
ridicules de la chose publique. Voilà ce que n’ont pas bien discerné les
modernes. Il est faux que son succès ne tint qu’aux allusions du
moment ; c’est se méprendre que de réduire à un effet passager l’ingénieux tableau
des grandes choses qu’Aristophane travestit, ou ne montre que du côté vicieux et
risible. On y retrouve la vivacité, l’étendue, les formes idéales, et le feu de
l’imagination athénienne. Lucien, dans ses dialogues, Rabelais, Molière, et
La Fontaine, ne l’ont pas jugé si indigne d’être imité : les objets de ses
allégories leur donnent une importance durable ; jugez-en, vous-mêmes, sur quelques
vers, jadis imprimés, où j’ai fait parler l’ombre de cet auteur, qui répond à mes
reproches d’avoir outragé Socrate et Euripide, dans sa comédie des
Nuées, et qui me rappelle comment il railla les abus de la
démocratie, dans la comédie intitulée les Chevaliers.
Et ailleurs l’Athénien, continuant à me donner des conseils ;
On voit que ce fonds allégorique n’est pas seulement applicable à telle ou telle
circonstance, mais à tous les siècles, et que le caractère des choses que critique
Aristophane n’est pas plus changeant que celui des hommes dans les portraits de
Ménandre. Celui-ci, dit-on, épura son art, et l’éloge qu’en fait Plutarque n’est pas
son titre le moins honorable. Mais je ne fais point, je le répète, l’histoire des
auteurs et des époques littéraires, je ne fais qu’une table des principes de l’art,
et qu’un exposé de ses lois. Poursuivons donc leur classification.
La comédie de mœurs et de caractère saisit le travers général et reconnu d’un
individu ou d’un temps, en achève les portraits en rassemblant sur leurs seules
figures tous les traits d’un même ridicule qui se rencontrent épars dans la société
où elle les copie : elle les place en opposition plus ou moins directe avec les
autres personnages, opposition qui fait ressortir le jeu mutuel de leurs manies. Son
art est de plaisamment dessiner ce groupe, afin qu’il ne se meuve en aucun sens qui
n’excite la moquerie. Son langage doit être familier,
naturel, aisé, mais non relâché ; quelquefois grave et simplement passionné dans
les scènes touchantes, mais loin du ton tragique, même en ses plus forts
sentiments : il faut que sa politesse châtiée, ou sa naïveté populaire, y marque
l’éducation ou la grossièreté des personnages ; que l’idiome particulier des
professions, habilement versé dans le dialogue, distingue le maître du valet,
l’érudit de l’ignare, le noble du bourgeois, le dévot du libertin. Les événements
qui forment le nœud de la pièce ne s’y accumulent qu’au détriment des caractères :
une action simple, demandant moins d’explications, laisse plus d’espace aux
mouvements des ridicules, et par cette raison les personnages et les mœurs y sont
mieux en relief, et plus distincts dans l’originalité de leurs formes. La tendance
de ce haut genre s’arrête à faire rire l’esprit, et à corriger le cœur en le
divertissant.
La comédie d’intrigue peut se passer de caractères, et non de mœurs : elle n’est
souvent qu’un seul fil d’aventures plaisamment surprenantes qui semblent se rompre
et se renouer sans cesse, jeu continuel de la gaîté du spectateur qu’elle attache :
elle est quelquefois l’assemblage de plusieurs liens qui se croisent, et dont le
débrouillement ne s’effectue que par mille hasards frappants qui réveillent la
curiosité, qui l’étonnent par leur confusion, et la réjouissent en l’irritant et en
renouvelant les conjectures qu’elle trompe ou qu’elle réalise enfin. Elle tire de la
peinture des mœurs les circonstances qui déterminent les faits. L’habileté dans ce
genre consiste à rendre les complications claires, à démêler vivement les embarras
de l’intrigue,
à dialoguer par des traits de saillies
conformément à l’âge, au rang, aux humeurs des personnages, et à multiplier sur la
scène les situations risibles.
La comédie composée de caractères et d’intrigue est la plus parfaite : tous les
ressorts des deux ci-dessus définies concourent à son effet théâtral ; mais les
doubles moyens qu’elle unit s’y tempèrent les uns par les autres. Les caractères y
abondent moins en détails, et s’y dessinent par leurs grands traits de ridicule :
une fois marqués, les actions qui les manifestent, n’étant que les conséquences de
leur nature, servent à les prononcer encore par les attitudes singulières qu’elles
leur font prendre. Les événements abondent moins aussi dans cette espèce de
comédie : ils n’y sont pas inventés pour émouvoir la curiosité des conjectures, mais
pour faire mieux éclater les travers des caractères agissants auxquels la contexture
de l’intrigue est subordonnée. C’est là qu’un peintre des hommes peut répandre
toutes les couleurs de sa palette, et disposer en son plan une mobile et riche
ordonnance ; c’est là que se déploie la force comique, tant par les discours que par
les faits ; c’est là que le vice ou le ridicule, traîné en personne sur le théâtre,
y est publiquement fouetté par Thalie.
La comédie épisodique, ordinairement appelée comédie à tiroir, n’est point un
ensemble lié dans ses parties, c’est une continuité de portraits détachés, se
succédant scène par scène devant un personnage qui les dévoile en fournissant à
leurs rôles, ou qui servent à dévoiler le sien en conversant avec lui. Cette sorte
de pièce amuse par la ressemblance des figures
passagères avec les originaux du monde.
Enfin, sous le nom de comédie facétieuse, je comprends toutes celles qui n’ont pour
objet que le divertissement, avec ou sans but moral qui s’y mêle, et dont la gaîté
se borne à nous dérider. J’en ai dit un mot dans la préface de ma comédie de
Plaute, où j’ai superficiellement esquissé cette division des
espèces de comédie.
« Laissons à ce genre, ai-je écrit, toute son aisance, le sa vérité, sa liberté,
si nous voulons être égayés comme nos pères. Ne circonscrivons pas l’usage des
termes aux mesures glacées de nos salons : le fard, le jargon étroit et précieux
de quelques sociétés est étranger, inintelligible au peuple qui vient écouter et
saisir les ridicules de tous les états. Vous amoindrissez l’art en le restreignant
ainsi. Chaque auteur deviendra sérieux par timidité, si vous appelez son
enjouement bouffonnerie, et son naturel indécence. »
Aristophane étant l’unique auteur de la satire allégorique dialoguée, je ne citerai
les exemples de la comédie grecque qu’en analysant les œuvres de ce bizarre génie,
pour en constater les règles.
La fécondité du docte Molière me fournira seule tous les types des cinq autres
espèces de comédie, dans lesquelles se trouve comprise la comédie latine. Le premier
hommage que nous devons à ce grand esprit, est de ne rechercher qu’en lui les divers
exemples d’un genre qu’il a embrassé dans toute son étendue.
Son Misanthrope est l’honneur de son art et de la
comédie de caractère. La généreuse noblesse de ce beau personnage
eût repoussé le rire même de l’esprit, si le génie de l’auteur n’y eût mêlé ce
plaisant excès de morosité qui gâte la vertu même, afin de railler sa rigueur outrée
qui lui attire la censure du sage. Car loin, comme l’affirme J.-J. Rousseau, qu’il
ait tourné la vertu en ridicule, Molière semble avoir peint l’image de la sienne
propre, et avoir voulu corriger celle de ses semblables du seul travers qui
l’empêche d’être aimée, pour donner à la probité la plus utile leçon de philosophie
et d’indulgence humaine. Le groupe de figures environnant Alceste, le rehausse par
le contraste de leurs imperfections. Ce plan simple et ingénieux suffit à
représenter, autour de lui, la vanité coquette et médisante, la pruderie envieuse
des plaisirs que l’âge lui ôte, et se dédommageant de leur perte par sa malignité ;
le bas et implacable orgueil du faux bel esprit, vengeant sa propre sottise par des
libelles diffamatoires ; la puérile importance des jeunes seigneurs ; en un mot, les
mœurs de la cour et de la ville toute entière, profondément tracées, et colorées
avec autant de vigueur que de grâce et d’éclat. Tout ce brillant tableau s’ennoblit
de l’attitude d’un honnête homme, contrastant avec les ridicules du monde, par la
haine outrée qu’il leur montre, par son mépris pour les pamphlets, pour les
chicanes, et par sa fierté dans un procès injuste. Mais, fort contre tous les vices,
il est pourtant faible devant les attraits d’une femme séductrice qu’il mésestime et
qu’il aime. « Sa grâce est la plus forte »
, dit-il
ingénument ; dernier coup de pinceau, qui fait reconnaître les bizarreries de la
nature et du cœur humain, dans ce même Alceste, dont le
rôle se termine enfin si dignement par cet adieu conforme à ses mœurs :
Si cette vivante création ne l’emportait sur toutes les autres, j’aurais choisi
pour modèle de caractère hautement comique, le Menteur du grand
Corneille, qui, paré de son cothurne, eut le premier la gloire d’ennoblir le
brodequin sur la scène.
C’est dans l’Étourdi qu’il faut aussi chercher la naissante image de
la comédie d’intrigue, tracée à l’imitation de l’ancienne comédie romaine. Les
Supercheries amoureuses, les Larcins des valets, les Marchands trompés, les Esclaves
enlevés, les Déguisements, les Surprises, les Quiproquos, les Naissances
fortuitement reconnues ; tous ces jeux scéniques doivent leur origine aux Latins,
que notre auteur sut copier en maître. Ce genre, le plus facile de tous, fut
pourtant dédaigné de sa raison : les imbroglios de l’Italie et les célèbres théâtres
de Calderon et de Lope de Vegaq nous en prêteront de brillants exemples ; puisque la Folle
Journée, toute spirituelle pour le temps qui la vit naître, et toute riche
d’invention qu’elle me paraisse, ne peut se compter parmi les œuvres classiques dont
on ait droit de tirer des preuves et des arguments.
Où trouver un chef-d’œuvre qui remplisse mieux les conditions de cette parfaite
espèce de comédie, unissant les caractères à l’intrigue, que le sublime et
profond ouvrage, intitulé, Tartuffe
r, ou l’Imposteur,
ouvrage unique en intérêt, en force, en morale, en vérité de pensées et de style ;
le plus beau, le plus frappant qu’aient vu sur leurs théâtres les peuples anciens et
modernes ? Un misérable est accueilli dans sa pauvreté par un homme simple et
généreux, qui le loge, l’alimente, l’enrichit, lui confie ses secrets, ses biens et
sa vie : le fourbe se joue de la bonne opinion qu’il lui a donnée de sa foi, veut
épouser sa fille, corrompre sa femme, dépouiller son héritier, se démasque
effrontément, chasse son bienfaiteur de son propre asile, retient son patrimoine, le
dénonce à son roi, et vient l’entraîner dans les prisons. Voilà le fonds terrible de
l’intrigue ! elle inspire l’épouvante, l’horreur. Eh bien ! c’est avec de tels
mobiles d’intérêt que Molière excite puissamment cette raillerie salutaire, ce rire
vengeur qui poursuit les faux dévots, qui désole et confond l’incorrigible
imposture. Mais comment fait-il rire sur des crimes abominables avec lesquels tout
autre auteur n’eut su que faire pleurer et frémir ? par les ressorts des caractères
qui meuvent les tissus de l’intrigue. Une vieille dame entêtée d’une superstition
babillarde, et qui n’est incrédule qu’à l’évidence des fourberies d’un abuseur de
familles ; un bon homme dupe des grimaces de sa bigoterie menteuse ; deux tendres
cœurs, ses victimes, dont les perpétuelles brouilleries naissent plaisamment de
leurs délicatesses jalouses et pointilleuses, gracieux portrait de la folie des
amants ; une soubrette animée d’un esprit naturel, pénétrant, vif, et moqueur ; un
cafard sensuel et cauteleux, baissant les yeux devant
elle, et les levant pleins de luxure et d’ardeur pour sa maîtresse ; l’onction des
paroles spirituelles mêlée à ses déclarations d’amour pour la chair ; enfin ce saint
impie de qui Dorine avait dit, en le signalant au premier acte :
et qui, surpris en son transport adultère, par un mari qu’il
embrasse risiblement au lieu d’une femme qu’il accourait saisir, ose dire à celui
qui le reçut dans sa maison, et qui l’en chasse justement :
Voilà, voilà ce sublime de la vraie force comique ! Voilà ces images ineffaçables,
ces traits généraux qui dévoilent les deux extrêmes des caractères de ces sortes de
scélérats dont l’indigente humilité s’insinue d’abord en rampant, vous vole, et vous
écrase ensuite avec insolence, dans l’espoir de l’impunité !
L’examen détaillé de l’Imposteur vous convaincra que Molière n’est
pas moins le plus éminent des beaux esprits que le plus courageux des
philosophes.
Observez que ce sage ami de ses semblables et de la vérité n’outragea pas les dévots de conscience, en démasquant les hypocrites sans
conscience ; et que ce furent ces derniers qui crièrent au scandale, et qui
poussèrent Bourdaloue à prêcher en pleine chaire contre notre poète-comédien ;
heureux alors que la
plume du ferme et équitable Boileau
le défendît contre les saintes cabales par ces vers adressés au roi :
Un ouvrage ébauché à la hâte, pour plaire au digne monarque dont l’esprit éclairé
sut entendre le sien, et autoriser la hardiesse de son pinceau (ce qui honore autant
le roi que le poète), la comédie des Fâcheux est la meilleure encore
de l’espèce épisodique, nommée pièce à tiroir : chaque scène y est finie en tous ses
points ; le ton du coloris et la pureté des contours y détermine bien les
ressemblances des physionomies ; les traits en sont pleins de consistance, nettement
arrêtés et bien apparents dans leur juste cadre. Le passage successif d’acteurs
qu’on ne revoit plus, me ferait ranger dans la même espèce la comédie du
Festin de Pierre, où tous les personnages incidents ne sont amenés
que pour le déploiement et l’action du seul rôle de Dom Juan ; mais la gaîté
sinistre de cet athée original rapproche ce drame de la comédie à caractère. Voici
le premier exemple du mélange des genres, dont le double effet ne nuit
point à leurs qualités. Il est bon de se rappeler cette remarque :
nous aurons lieu de l’appliquer à d’autres sortes de mixtions, pour discerner ce
qu’en général elles ont de meilleur ou de désavantageux.
Il me reste à parler de la dernière espèce : la comédie facétieuse a ses exemples
de deux sortes ; dans l’Amphitryon
s et les Fourberies de Scapin, pièces où
Plaute et Térence respirent tous deux, renforcés de la vigueur de Molière ; et dans
le Bourgeois gentilhomme et Pourceaugnac, pièces où
surabonde la gaîté populaire et le gros rire. Le maître de notre scène comique nous
enseigne là ce que les locutions triviales et les basses mœurs fournissent de bonnes
plaisanteries, d’esprit en proverbes, de jeux plaisants, et d’agréable folie pleine
de bon sens et de sel. Il épanouit et dilate le parterre par les naïves images de la
grossièreté bourgeoise et provinciale, et de la gentillâtrerie guindée ; ses
portraits ne sont pas même chargés, ils ne sont que fidèlement grotesques : on sent
que c’est la franche vérité qui les montre à nu pour égayer le peuple ; il n’en
rirait pas si fort s’ils étaient moins ressemblants. Cette libre comédie, à qui nous
devons la vieille et bonne pièce de l’Avocat patelin, a donc, comme
les autres, son terme de perfection. On n’en doutera pas, si l’on mesure la valeur
des ouvrages que je cite, sur celle des farces de Scarron, ou même du tissu
romanesque et plaisant de la Femme juge et partie, pièce moins
durable que celles-là, parce qu’elle est moins vraie. Racine, dans les
Plaideurs, et Regnard, à son imitation, ont touché quelquefois par
l’esprit et l’atticisme de leur style,
cette comique
excellence qu’atteignit constamment Molière par la force des situations. J’ose dire
que cette dernière espèce qui faisait la joie de nos pères, dont les oreilles
étaient plus sages et moins chatouilleuses que les nôtres, nous devient d’autant
plus précieuse, que les délicatesses de notre goût scrupuleux, n’accueillant que les
choses fardées, la rendront de jour en jour plus rare. On demande à rire, et l’on se
révolte contre tout ce qui fait naître le rire. Mais peut-être cet excès de décence,
que l’on n’avait pas autrefois dans le langage, provient-il chez nous de l’extrême
sagesse que nous avons aujourd’hui dans nos mœurs.
Le rapport que nous avons trouvé entre la tragédie parlée et le grand opéra, se
retrouve entre la comédie et l’opéra-comique, ou comédie lyrique : ce genre a deux
espèces, l’opéra sérieux et gai alternativement, et l’opéra villageois. Le premier
offre à la fois l’intérêt des aventures amoureuses et des passions ordinaires, et
les intrigues risibles des personnages subalternes. La peinture des mœurs, des
sentiments, et des manies ; la division des actes ; l’étendue de l’action, mais non
sa conduite, sont conformes en ce genre à ce que renferme la comédie. Le gracieux
opéra de Félix fait passer le cœur tour à tour de l’attendrissement à
la douce gaîté ; on y sourit au caractère d’un abbé coquet, sorte d’insecte brillant
qui n’est plus de saison ; mais qu’on se rappelle encore : l’Amant
jaloux et les Événements imprévus, opéras imbroglio,
correspondent à la comédie d’intrigue. Ce genre admet peu de développements, et
n’est jamais meilleur que par
l’intérêt de situations. Le
sentiment y doit éclater plus que l’esprit ; or, pour ne laisser aucun sens louche
et indécis, j’entends là, par esprit, le précieux des pensées trop subtiles, et le
jeu recherché des mots : j’entends par sentiment, ce qu’inspire la passion du cœur,
selon le lieu et les circonstances.
Les scènes riantes et rustiques de l’opéra villageois séduisent par la fraîcheur de
coloris, ou par la naïveté des traits : les grâces même, et l’aimable enjouement,
semblent avoir créé Rose et Colas, et Annette et
Lubin, pièces légères qui sont, dans cette espèce d’opéra, ce que les
Trois Cousines, et d’autres pièces de Dancourt, sont dans la
comédie.
Entre le genre tragique et le comique, ou, pour mieux dire, après eux, par son
infériorité sensible, vint le drame domestique ou bourgeois, genre qui se rapproche
des deux premiers, par le mélange des scènes tristes et gaies, ou par le ton
uniformément sérieux qu’il garde quelquefois ; car il a deux espèces, l’une qui ne se
compose que d’un sujet sombre dont le dénouement se termine par le malheur ; l’autre
qui varie son principal intérêt, en y ajoutant des épisodes riants, et dont le nœud
pathétique se dénoue par le bonheur. Le terrible drame de Beverley,
rendu si véhément par le talent regrettable de l’acteur Molé ; le Père de
Famille, plein de la chaleur éloquente de Diderot ; le Philosophe
sans le savoir, où brille le naturel de Sedaine, et la touchante
Eugénie, ont signalé longtemps le pouvoir de ce genre sur la scène.
Vainement la censure d’un goût rigoureux s’empressa de le proscrire : peut-être ne lui
manque-t-il, pour
en triompher, que d’être bien caractérisé
par quelque homme habile qui l’affermisse en tous les droits qu’il a pour nous plaire.
Quels arguments si forts a-t-on répétés contre lui ? « Ce genre dégrade le ton
tragique ; il dénature la vraie comédie ; enfin il gâte le goût. »
Certes-il est facile de répondre à ces trois accusations si peu fondées. Le drame
ne saurait se confondre, ni par les sujets qu’il expose, ni par le ton qu’il doit
prendre, avec les éléments dont se compose la tragédie. Celle-ci ne représente que
les princes ou les héros, dont les destins influent sur le sort des états ; elle
leur prête un langage aussi élevé que leur haute condition, et leur suppose, dans
leurs malheurs ou dans leur crimes, des âmes aussi grandes qu’ils devraient les
avoir. Celui-là n’introduit sous les yeux que les chances ordinaires de la vie, en
des hommes nos semblables ; il nous instruit d’autant mieux que leur sort est le
nôtre, et que nos passions sont les leurs. Les discours qu’il leur fait tenir ne
sortent pas des termes communs de notre langage : son ton familier n’emprunte rien
de l’emphase tragique ; car la tristesse des faits qu’il choisit ne nous pénètre
jamais mieux que lorsqu’elle est exprimée le plus simplement. Ses ressorts, ni ses
rôles, ni ses catastrophes, ni son style, ne sont ceux de Melpomène : il ne dégrade
donc pas le ton de la tragédie.
Passons au second reproche. L’intérêt du drame tend à émouvoir nos cœurs sur les
infortunes de nos maisons et à nous en faire pleurer ; l’effort du genre comique est
au contraire de nous porter à rire. Sa
contexture, ses
situations, et sa fin, étant différentes, il lui faut d’autres secrets pour se
développer. Il frappe l’âme par des objets graves et touchants que l’autre genre n’a
pas même la permission d’admettre ; et qui, sans le drame, seraient perdus pour les
spectateurs, à moins que la comédie ne dégénérât elle-même, en imitant la mollesse
de La Chaussée, accusé justement d’avoir fait larmoyer Thalie. Le langage du drame,
quoique ordinaire, se distingue de l’enjouement moqueur dont elle anime le sien, par
le ton sévère et douloureux que ses sujets particuliers exigent. Si quelques scènes
égayées suspendent agréablement son action pathétique, l’intérêt pressant qui domine
laisse à peine à l’esprit le loisir de sourire un moment. Son plan, ni ses moyens,
ni ses effet ?, ni ses discours, ni son but, ne doivent être les mêmes que dans la
comédie : or, ne lui prenant rien, elle ne la dénature pas.
Arrivons à la troisième imputation, dont les rigoristes ont fait tant bruit. Avant
de convenir que le drame puisse gâter le goût, sachons sur quoi le goût se forme, et
comment il se gâte. Les chefs-d’œuvre que j’ai cités dans les deux grands genres
sont, pour les écrivains jaloux d’un peu de gloire, les vrais modèles classiques à
imiter. Nul de nous, je crois, n’ignore que, tout fraîchement sortis de nos écoles,
déjà nous étions disposés à nous plaire aux belles tragédies, aux belles comédies.
On se pourrait dispenser de nous redire perpétuellement que Corneille est sublime,
que Racine est parfaitement admirable : aucun Français n’en doute. On nous relit
chaque jour
ce que nous avons lu et relu : si l’étude des
beaux ouvrages en inspirait de pareils, la ville serait pleine de Sophocles et de
Térences : la rhétorique et la lecture n’ont pourtant pas même fait parmi nous un
grand nombre de bons Aristarques. Néanmoins nous n’hésitons pas à reconnaître, d’un
sentiment unanime, la supériorité des deux premiers genres traités par les auteurs
les plus célèbres. Notre goût tient d’eux ce qu’il lui faut pour s’exercer, et s’est
formé par leurs excellentes leçons. Cela préserve-t-il le public de l’affluence des
ouvrages médiocres ? et, pour être intitulés tragédies ou comédies, n’apercevez-vous
pas que ni les uns, ni les autres ne tiennent la promesse de leurs titres ? Or,
puisqu’en effet la porte n’est jamais fermée au mauvais goût, comment craint-on de
la lui ouvrir, en accueillant un genre intermédiaire, plus facile à traiter pour les
talents ordinaires, ou qui s’y sentent portés ? Un vrai talent peut-il altérer le
bon goût ? Le goût ne se gâterait que si l’erreur et l’emportement de la vogue
prétendaient suppléer par les succès du drame à ceux de Thalie et de Melpomène, et,
pour cela, les condamner et les exclure tous deux. Je sais que l’ignorance,
enthousiaste des effets naturels et puissants que ce genre a sur la foule, peut le
leur préférer ; mais l’ignorance ne convainc pas les gens éclairés ; et, si quelque
habile poète expose une belle œuvre tragique ou comique, le public et le temps la
placeront toujours au-dessus du plus beau drame.
Ce genre mérite bien que nous en classions convenablement les conditions, parmi les
rangs des autres.
Il adresse des leçons directes à la
multitude. Les vérités qu’il exprime n’ont rien de l’ qui les rend
incroyables. Sa morale touche immédiatement nos conditions et nos esprits. La
crainte et la compassion qu’il excite ne peuvent nous être en rien étrangères. Il
s’ennoblit aussi des sentiments élevés qu’il simplifie, lorsqu’il peint les hommes
historiques dont lui seul offre des portraits fidèles : c’est alors que, prenant le
titre de pièces-anecdotes, il participe de la comédie héroïque, et
de la comédie de mœurs ; c’est à ce genre que nous devons le joli ouvrage de
la Partie de chasse, où la vive physionomie d’Henri IV éclate sous
des traits naïfs, au grand plaisir des cœurs français, qui aiment à reconnaître en
cette image le bon cœur, l’esprit loyal, et l’héroïsme enjoué de ce roi, dont la
gloire, unique dans le monde, fut d’avoir été l’ami de son peuple. C’est à ce genre
qu’il appartient, de caractériser les grands hommes que leur singularité refuse à la
tragédie : c’est à lui de saisir les traits originaux et particuliers qui nous
charment dans la lecture des bons mémoires ; espèce de livres amusants, instructifs,
et curieux, parce que leurs auteurs maniaient les hauts intérêts en acteurs du
théâtre des cours, et faisaient eux-mêmes de l’histoire, avant que d’en écrire. Les
matériaux qu’on y recueille sont jetés comme au hasard ; et l’esprit qui les
prodigue, sans se mettre en frais, nous inspire d’autant mieux la confiance, que la
sincérité semble avoir fait seule échapper tous les secrets qu’on y recherche.
On sait que le clairvoyant Boileau porta son attention sur toutes les branches de son
art : le seul
reproche inexplicable qu’on ait à lui faire,
est d’avoir oublié l’apologue. Est-ce la tristesse d’un essai qu’il en fit, trop
inférieur aux fables de La Fontaine, qui contraignit son amour-propre à s’en taire ?
Sa fable prouverait que le plus grand talent n’a que les facultés propres au genre
pour lequel il est né : or il est nécessaire de les bien différencier pour se rendre
capable d’approfondir celui qu’on choisit. Nous lisons dans l’Art
poétique ce vers charmant :
Ce genre tient aussi sa place au théâtre : il a deux espèces ; le vaudeville
anecdotique, et le vaudeville parodiste. L’un et l’autre attachent sur un fait vrai ou
imaginé le lien de leurs actes : les scènes en doivent être courtes ; le dialogue
érotique et tout de saillies, les physionomies peintes d’un trait, et le dénouement
enjoué. L’espèce parodiste met en jeu les masques des mimes d’Italie, connus sous les
noms d’Arlequin et de sa vagabonde maîtresse, de Pantalon et de sa burlesque famille.
Elle satirise les choses sérieuses et les graves ouvrages, en les tournant de leur
sens inverse. Son épigramme est une arme de la critique, utile à la littérature, et
doit à nos mœurs polies de piquer seulement les personnes sans les blesser, et de
n’attaquer que le ridicule général. L’orgueil qui s’irrite de ses railleries les
mérite d’autant plus qu’il lui prête le flanc par une vanité puérile. La parodie tue
les mauvaises productions, et vivifie le succès des bonnes. L’homme d’esprit qui, dans
ses œuvres, n’envisage pas le bien de l’art, et ne prend garde qu’à soi, n’est
] souvent qu’un sot : l’homme de lettres qui reste impassible
aux offenses qu’on fait à son honneur personnel, inspire sur lui ce que le Clitandre
des Femmes savantes dit sur le compte de Trissotin :
Collé, Piron, Panard, forment le trio joyeux qui nous ravit tant de fois par ses
refrains. Ils portèrent le mieux sur la scène les grelots de leur folie et l’ivresse
communicative de leurs lestes amours et de leurs chansons de table : leurs couplets ne
sont pas aiguisés de pointes, ni de subtiles équivoques, mais de vrais bons mots,
finement épigrammatiques. Nous applaudissons fréquemment à leurs aimables successeurs,
dont Laujon fut l’Anacréon par son esprit et par son âge.
Outre le vaudeville fondé sur la parodie, on compte les parades, et parodies
bouffonnes dialoguées. Ce genre, relégué chez nous sur les tréteaux ambulants, a
pourtant quelque analogie avec la satire allégorique des Grecs : mais, je le redis, on
aurait tort pour cela de lui comparer les pièces d’Aristophane, qui sont rehaussées
par la pureté d’un élégant style et où la philosophie profonde se joint à la
bouffonnerie. Nos pièces-parades ne sont que la dégénérescence des siennes, qu’on ne
doit pas déprécier jusque-là. Je descends jusqu’à ce dernier genre pour suivre
l’exemple d’Aristote, dont la poétique en son entier comprenait, dit-on, non seulement
la haute tragédie, mais les règles des derniers mimes et des satires basses et
populaires.
Aux époques des mascarades, époques où tout se travestit,
où la joie désordonnée confond les sexes et tous les rangs, et qu’on peut nommer les
saturnales de l’esprit, la célèbre farce, intitulée le Roi
de Cocagne, parut le plus risible exemple de ce genre. À travers les
du plus étrange canevas, et malgré le style le plus trivial, un fond
satirique très remarquable brille dans cette grande parade. La folie d’un monarque
gourmand et dissolu, entouré de grands maîtres d’hôtel, de grands sénéchaux de la
table, de grands échansons, et de tous les grands officiers de la bouche, dignes
ministres de sa débauche royale, ce roi, qui couronne un manant à sa place, le sommeil
de ce grossier successeur qui s’endort sous le dais, la réponse du rustre au prince en
démence, qui le réveille par cette interrogation :
Mot profondément comique, dans les temps où les rois pouvaient dormir ! Les
étiquettes des cours burlesquement parodiées, tant de caricatures dont le côté
ridicule n’offre que le revers des choses révérées par les préjugés du vulgaire, tout
ce tableau bizarre de rôles outrés, forme un assemblage avivé par des couleurs
tranchantes et fortes, dont l’éclat rivalise les grotesques peintures de Jordaenst. Ce genre n’est soutenable que
par une surabondance de verve plaisante, par le jeu enflammé des plus savants
comiques, et par les vives enluminures de ses masques. Le vrai n’y suffit pas : il
veut l’exagération, mais il faut qu’elle s’y maintienne d’acte en acte, conformément
au ton
d’un délire qui ne se relâche ni ne s’attiédisse
jamais.
Veuillez rappeler en vos esprits la récapitulation de ces genres nombreux, et comptez
de plus les essais de quelques novateurs dont la réussite nous fournit des exceptions
instructives, et nous marque les pas qu’on a tenté de faire en des routes nouvelles,
vous vous étonnerez de tant de moyens procurés à l’art dramatique pour étaler toutes
les variétés de l’imagination humaine. Un regard jeté sur les différences de ses
productions ne sera pas tout à fait inutile. Est-ce un soin superflu que de tracer
nettement leur caractère aux hommes qui n’ont pu s’en former une idée fixe, nécessaire
à motiver leurs suffrages ? On se souvient du temps où les professeurs de l’ancienne
université préparaient une jeunesse érudite à porter des jugements rapides et sûrs :
l’instruction quittait les bancs de leurs écoles pour siéger sur ceux des meilleurs
théâtres ; et le parterre, alors tout plein de l’esprit de l’antiquité, portait comme
par instinct les arrêts de la raison. Mais l’éducation, qui refleurit maintenant avec
éclat, fut quelque temps suspendue : le goût cessa de recevoir les avertissements qui
le guidaient par avance : on perdit la trace des préceptes ; on s’égara dans un dédale
d’opinions confuses ; on applaudit indistinctement en des ouvrages les choses
déplacées qui en auraient embelli d’autres : on blâma dans ceux-ci les beautés qui
leur étaient propres. Le peu de vrais savants qui combattaient les erreurs n’étaient
pas entendus : la multitude, entraînée par d’autres soins que la conservation des
belles-lettres, ne tournait sur elles que des regards passagers ou
indifférents. Mais aujourd’hui, que l’amour des bons modèles se
ranime, n’est-ce pas une obligation à ceux qui n’ont cessé de cultiver la littérature,
que d’en renouveler l’examen, et de communiquer leurs simples réflexions ? Il est une
foule d’hommes, d’un mérite particulier, qui n’ont pas appliqué leur attention à ces
matières : elles exigent une longue habitude de les connaître pour les bien goûter.
Tel esprit occupé de spéculations abstraites, ou de fiscalité, n’aperçoit les finesses
du goût que vaguement. On ajoute à ses plaisirs en les lui définissant : on lui prête
des instruments de comparaison pour mesurer et juger ; et les gens raisonnables,
toujours dénués de fausse vanité, ne repousseront pas des efforts qui ne tendent qu’à
leur dévoiler des beautés qu’ils ignorent, et qu’à diriger leurs jouissances. Quels
seront les fruits de cette nouvelle étude ? Les voici : la juste admiration des
antiques chefs-d’œuvre littéraires ; l’opinion de leur supériorité mieux assurée et
plus répandue ; le respect des écrivains pour le suffrage public, rendant leurs
travaux plus assidus, et leurs productions plus rares ; la médiocrité contrainte à
s’écarter de la lice, où ne lutteront que des esprits exercés et devenus vigoureux. On
cessera d’opposer des préjugés exclusifs à l’accueil des audaces heureuses dans la
carrière tragique, et des plaisanteries naïves et populaires de l’ancienne comédie.
Dans les drames attendrissants, on n’aura plus honte de pleurer ; dans les pièces
facétieuses, l’esprit égayé ne dédaignera plus de rire. Les bons auteurs, encouragés
par les louanges qu’ils auront bien méritées, et retenus par une sévérité sans
caprices,
acquerront cette autorité qui suit la réputation
légitime, et ne craindront pas qu’on les punisse, comme transgresseurs des lois de
l’art, s’ils osent en reculer les limites et en étendre le domaine. La république des
lettres fera, pour son accroissement en France, ce que la république romaine fit
politiquement pour la sienne : elle répandra sa force et ses exemples chez les nations
étrangères ; et, fière de leur rester supérieure, elle empruntera leurs richesses,
leurs lumières, et ne dédaignera pas d’en recevoir quelquefois les leçons, ni d’en
adopter les bonnes maximes. Nous irons rechercher, avec le grand Corneille, les
beautés du théâtre espagnol ; nous irons fouiller, avec Molière et La Fontaine, les
fabliaux, les canevas et les poèmes de l’Italie ; nous irons, avec l’infatigable
Voltaire, nous enrichir de la morale poétique de Pope et d’Addison, et avec le
tragique auteur de notre Œdipe à Colone, arracher aussi des lambeaux
sublimes et terribles à Shakespeare. Nous irons enfin demander à Wielandu, à Goethev, et à Schiller, en quelles sources les muses
germaines puisèrent cette ingénuité pure, et cette noble mélancolie qui verserait un
charme sentimental en nos drames. Ainsi, de tous les foyers épars dans l’empire
littéraire, soigneux de recueillir toutes les semences du feu sacré, nous tâcherons de
rallumer entièrement cette belle flamme, qui, brûlante sur les trépieds antiques,
étincelle encore parmi nous dans les chefs-d’œuvre des modernes.
À la table sommaire des diversités d’espèces qui composent le genre dramatique, il
faut joindre maintenant celle des qualités qui constituent la nature de
chaque ouvrage théâtral. Nous suivrons leurs séries dans cette
décomposition, en commençant par la tragédie, et nous reprendrons successivement les
autres d’après l’ordre de notre classification. De l’exposé des généralités premières
sortiront, comme de leur tronc principal, les branches étendues qui s’offrent à notre
examen, et dont le développement partiel nous donnera sujet d’admirer la
multiplicité.
Ainsi va se réaliser l’effet de ma promesse, de ne pas diviser la doctrine en
compartiments détachés par les époques séculaires du génie propre à chaque peuple et à
chaque âge, mais de l’éclaircir par la distinction des principes éternels du bon, et
du mauvais, relatif à tous les modes littéraires ; ainsi que les apparences du vrai et
du faux sont rendues certaines dans les sciences physiques.
Je ne présume pas ne laisser rien de conjectural dans celle que je traite : n’est-il
pas en toutes choses des qualités intimement occultes, inaccessibles à notre
sagacité ? Que fais-je sur la littérature ? ce que l’anatomie physiologique fait sur
le corps des animaux : elle démontre ce qui se manifeste de la forme et des conditions
des organes ; elle se tait sur les mystères des puissances vitales dont les
modifications sont infinies ; elle donne des noms aux parties des systèmes de
mouvement et de circulation, pour en reconnaître la topographie et les fonctions
résultantes : elle n’en saurait appliquer aux forces incommensurables de l’existence ;
il est même de ces liens matériels si fins qu’ils échappent à notre subtilité, et
qu’elle n’en peut unir les rapports à ceux que l’étude lui révèle.
Pareillement, dans la littérature, l’assemblage des éléments qui
forment le corps des ouvrages, n’en est que l’appareil mécanique ; et, sans le génie
qui les anime, on n’en voit, pour ainsi dire, que le cadavre. Une certaine chaleur
inspiratrice, un je ne sais quoi d’enflammé, en est la vie ; cause indéfinissable,
inconnue, que je n’ai pas la prétention de sonder. Prétendre à donner les raisons de
tout, me paraît la borne la plus étroite de l’intelligence, et le comble du
déraisonnement. Au-dessus des vérités démonstratives, et si grosses qu’elles ne se
dérobent point à nos sens, il en est de métaphysiques et de sublimes, si fugitives
qu’elles nous sont soustraites, et si douteuses qu’il serait téméraire de croire les
soumettre aux lois du calcul. C’est là qu’il faut s’arrêter, après avoir traversé la
carrière du savoir : c’est là que des transports secrets élèvent le vrai poète,
c’est-à-dire l’homme à qui le génie souffle ce feu qu’Horace appelle
mens divinior
, lorsque planant librement loin de notre vue,
il domine son art et confond l’orgueil des rhéteurs qui le veulent astreindre à leurs
insuffisantes mesures. C’est de là qu’on cesse d’avoir prise sur lui, et qu’on ne
saurait plus le juger que d’instinct. Les plus habiles sont alors relativement à lui
dans la même infériorité que la multitude ignorante à l’égard des plus habiles.
J’ai dû revenir sur ces maximes, afin qu’on ne me soupçonnât pas de vouloir étendre
les droits de l’analyse plus loin qu’elle ne peut atteindre, afin qu’on ne m’accusât
point de compasser avec une rigidité vaine la carrière de l’imagination, et
d’enchaîner le
sentiment en des entraves symétriques.
Certes, et je puis m’exprimer figurément, puisque je parle de poésie et d’éloquence,
ce serait couper les ailes à Pégase et à Mercure. Mieux vaudrait encore, pour
l’accroissement de nos forces, les suivre tous deux en un essor déréglé, et céder à
l’entraînement des hautes chimères, que de terrasser par de rigoureux préceptes les
élans du génie et le vol hasardé de son inspiration méconnue.
L’exposition que j’ai tâché de vous faire des genres dramatiques, et de leurs espèces,
dans la séance précédente, me conduit présentement à vous définir les qualités
constitutives de chaque genre.
Commençons par le plus auguste de tous, par la tragédie ; nous en avons reconnu trois
espèces : la tragédie sacrée ou mythologique, la tragédie
historique, et la tragédie inventée. Aristote leur attribue
quatre qualités principales : il distingue la tragédie, en simple, en implexe, en
pathétique, et en morale. Il la nomme simple, alors qu’elle présente un fait unique,
dont l’accomplissement se produit sans changement de volonté ni de fortune des
personnages, et sans obstacles au projet formé dès le commencement de l’action.
En ce rang, se place le Prométhée d’Eschyle, père de la tragédie
antique : Jupiter irrité contre ce dieu, premier inventeur des sciences et des arts,
veut le punir de son amour pour les hommes, à qui
Prométhée remit un rayon du feu céleste. L’immortelle victime est seule instruite
d’un arrêt du destin qui condamne Jupiter à tomber un jour du trône qu’il usurpa sur
Saturne. Vainement le roi de l’olympe lui prétend arracher son secret par les
supplices : un dialogue entre la Force et Vulcain apprend aux auditeurs quelle est la puissance du monarque des dieux,
et quels tourments sont préparés au dieu rebelle, que Vulcain se charge à regret
d’enchaîner sur le Caucase. Prométhée subit les tortures, et les scènes suivantes ne
sont que le développement de sa courageuse résistance aux volontés d’un pouvoir
suprême, qui ne lui semble pas mériter l’obéissance, parce qu’il est tyrannique. Les
touchantes lamentations de la nymphe Io ne se mêlent épisodiquement au sujet que
pour en interrompre la sombre uniformité par la pitié qu’elles inspirent, et pour
faire éclater la science divinatoire de Prométhée, afin d’intéresser davantage à ses
maux avant la catastrophe : elle se termine par l’exécution de l’arrêt qui livre le
héros à la faim du vautour, dont il devient la pâture éternelle.
On voit que nul obstacle ne contrarie le dessein formé par Jupiter, et que ses
rigueurs ne peuvent ébranler la constance du dieu protecteur des mortels. L’action
se consomme ainsi qu’elle fut d’avance annoncée, et sa marche est accompagnée des
chants du chœur qui coupent le dialogue par intervalles, en associant ses sentiments
à ceux des principaux acteurs. Tel est le premier exemplaire du genre que nous
étudierons sur d’autres beaux modèles. On se demandera d’où naquit l’intérêt que
celui-ci put exciter dans
Athènes ? Je crois, sans
partager le mépris que des modernes ont manifesté pour cette simple
fable, qu’on eut lieu d’y admirer l’élévation des pensées, la grandeur des
personnages, le spectacle toujours attachant de la vertu opprimée par l’injustice et
par la force, son aveugle et cruel ministre, enfin cet inaltérable caractère d’un
héroïsme luttant contre l’autorité même du plus redoutable des dieux, lorsqu’elle
lui paraît criminelle : grande leçon donnée à la faiblesse du vulgaire, trop souvent
complice des coupables violences des hommes. Rien ne marque mieux que ce premier
exemple le haut rang du genre tragique. On y aperçoit déjà les éléments dont il est
formé. La noblesse du style qui correspond à la majesté des choses se conforme à son
origine et à son objet par les deux tons qui le distinguent : sublime dans les
chœurs, qui prirent naissance du chant dithyrambique et des odes ; tempéré dans le
dialogue, qui doit s’accorder avec les passions des grands personnages.
L’Agamemnon d’Eschyle est aussi simple par le sujet que le
Prométhée. Le héros, vainqueur de Troie, est attendu par la
vengeance : son épouse a promis et préparé sa mort : Cassandre prophétise la
catastrophe : Atride est immolé par Clytemnestre, et l’adultère ne paraît avec
Égisthe, au dénouement, que pour se vanter de son crime. Cette fable diffère de la
première, non par la simplicité, mais par le choix des intérêts : ce ne sont plus
des dieux qui les produisent, mais des hommes. Cette sorte de sujet est déjà plus
convenable à nos théâtres ; mais on sent que sa nudité
ne
siérait pas à la scène française : il lui faut une complication qui en resserre le
nœud, des ornements qui le relèvent ; des obstacles qui mettent en jeu les passions,
et qui retardent le dénouement moins prévu. Ces nouveaux ressorts de la tragédie ne
nous seront révélés que par Sophocle, Euripide, et Racine. Je citerais Alfieri,
noble restaurateur de la tragédie grecque en Italie, et justement consacré par des
chefs-d œuvre, si son Agamemnon ne me paraissait avoir quatre vices
capitaux : 1º la lâche bassesse de son rôle d’Égisthe ; 2º la rentrée obscure
d’Atride dans sa maison ; 3º l’absence de la Pythonisse, qui, ne paraissant pas, ôte
à la pièce le beau contraste de la douleur des vaincus avec la joie des vainqueurs ;
4º la présence d’Électre, ainsi que dans la même tragédie de Sénèque, princesse
indécemment confidente de sa mère adultère, et dont les reproches, avant le meurtre
d’Agamemnon, révolteraient la délicatesse et le bon goût de nos spectateurs. Ce seul
défaut causerait chez nous la chute inévitable de cet ouvrage. Du reste il est plein
d’excellents morceaux et étincelle de beaux traits, qui m’ont paru dignes d’être
imités sur notre théâtre.
La tragédie qu’Aristote nomme implexe, est celle dont l’action unique comporte un
soudain changement de sort, une révolution par des reconnaissances fortuites, en un
mot, une péripétie. L’exemple s’en trouve encore dans la pièce d’Eschyle, intitulée
les Choéphores
w. Nous comparerons cet ouvrage à ceux de Sophocle, d’Euripide, de
Voltaire, de Crébillon, et d’Alfierix, sur le même sujet. Ces cinq auteurs ont traité diversement la
vengeance d’Électre, et l’Oreste,
meurtrier de sa mère.
Il sera curieux d’observer que la réunion des beautés de toutes leurs tragédies,
n’offre rien de si grand et de si terrible que deux principales scènes de celle
d’Eschyle. Son sujet renferme déjà cette particularité de tendre à une double
catastrophe, qui change l’infortune des bons en prospérité, et le bonheur des
méchants en malheur : élément nouveau à méditer.
La tragédie qu’Aristote nomme pathétique se fonde sur les passions douloureuses qui
nous saisissent d’attendrissement et nous arrachent des pleurs sur une action
destructive. Ne cherchons plus dans Eschyle cette source de pitié profonde : elle
n’est abondante que dans les Œdipe, le Philoctète de
Sophocle, les Iphigénie, l’Alceste,
l’Hécube, et tant d’autres pièces du touchant Euripide. Car c’est
en ce sens qu’il faut entendre le jugement d’Aristote, qui le regarde, avec les
Athéniens, comme le plus tragique des poètes grecs, et non comme
le plus parfait. Les éloges qu’il donne aux éminentes beautés de
l’Œdipe-Roi éclaircissent nettement son opinion. Peut-être n’est-il
pas superflu d’appuyer sur ce point, pour mieux réfuter les erreurs qui résultent de
l’interprétation des maximes qu’on isole, en les tirant des savants rhéteurs, et
qu’on donne ensuite pour des axiomes. Souvent elles ne sont dans leurs livres que
les conséquences des pensées antérieures dont on les détache ; et l’ignorance, ou
l’inattention, les transforme en principes, et proclame faussement leur autorité,
sur la foi et le renom des ouvrages dont on les aveuglément.
L’étonnement et la terreur furent les qualités
primitives de la tragédie : ces fortes passions lui assignèrent sa haute place dans
les suffrages des peuples de la Grèce. La pitié, qui relâche les âmes, ne doit s’y
joindre que secondairement : passion plus commune, elle ôte au sujet de la fable
tragique un peu de l’élévation qui la distingue, et ne sert qu’à détendre
quelquefois les compressions trop fatigantes pour les cœurs, et qu’à rabaisser les
héros à la condition humaine, en les faisant descendre jusqu’à notre infirmité, pour
charmer la faiblesse de la multitude. Ce reproche, qui semble rigoureux, fut adressé
par le peuple le plus jaloux des perfections de l’art, aux poètes qui suivirent
Eschyle, et que le critique Aristophane accusait déjà de faire dégénérer l’art
tragique. La préférence de quelques lettrés pour le grand Corneille s’appuie sur la
même raison. Ni lui, ni le vieux Eschyle, ni Sophocle, ne prévalurent par la seule
pitié ; mais la terreur et l’admiration furent les supports de leurs ouvrages
immortels. Ce sont elles qui prêtèrent à leurs créations et même à leur langage le
plus simple,
Ce sont elles qui imprimèrent une teinte mâle et sombre à la tragédie des
Sept Chefs devant Thèbes, dont Boileau nous transmit si bien la
forte couleur dans ces vers :
C’est la terreur qui frappe, d’une consternation vraiment théâtrale, les auditeurs
frissonnants à l’aspect du glaive de la muse antique : c’est elle qui les prépare à
goûter plus délicieusement la pitié, si agréable lorsque par des larmes elle les
soulage de la stupeur, et du triste étonnement, où la crainte les avait maintenus.
Cette grande passion, amplement développée au cinquième acte de
Rodogune, est la plus difficile à exciter noblement, sans la rendre
convulsive, et la plus rarement bien déployée au théâtre : c’est la pierre de touche
du génie. Nous le prouverons en l’analysant.
Je ne parlerai point séparément de la tragédie qu’Aristote nomme tragédie morale :
cette qualité, s’appliquant à toutes les autres, n’est pas l’objet d’une distinction
pour nous. Il n’en fait une, apparemment, que d’après des exemples particuliers à sa
nation, et dont la connaissance ne nous est pas parvenue. N’est-il pas de notoriété
que de tout ouvrage dramatique doit ressortir, soit par les maximes qu’entraîne le
dialogue, soit par la composition du sujet, quelques moralités utiles pour
l’auditoire ? Les Euménides ont cet avantage distinct sur les autres
pièces d’Eschyle, de révéler les dogmes de la justice divine et humaine, selon les
idées qu’en avaient conçues les anciens. Quand nous détaillerons les ressorts de
cette terrible tragédie, vous désapprouverez, je crois, le ton d’ironie dédaigneuse
que prend La Harpe en en parlant, et en la
jugeant
d’après son intelligence imbue des opinions de nos jours, et moins étendue que son
érudition. Rien n’est plus puéril que de ridiculiser, comme il fait, le sommeil des
Furies qui laissent reposer Oreste, en disant : « Ici le chœur
ronfle, ici le chœur ronfle encore ! »
Ces sarcasmes de mauvais
goût devinrent la périlleuse habitude des écoliers de Voltaire, qui singent ses
boutades sans avoir le feu de son esprit, et des chefs-d’œuvre pour excuses.
Le fonds moral que renfermaient les drames des Grecs s’enrichissait encore d’un
intérêt national, dont la pièce intitulée les Perses nous fournit
l’exemple. On y voit l’ombre évoquée de Darius, sortant du tombeau pour déplorer la
ruine de son empire ébranlé par la folle expédition de Xerxèsy. La majesté de cette fiction jette une lugubre
tristesse sur le récit du malheur des nations vaincues par la liberté grecque. De
tels moyens secondent puissamment l’imitation idéale convenable au genre ; et l’on
s’imagine faussement que l’art a pu gagner en se privant des effets qu’ils
produisent. Si de justes et solennelles préparations faisaient apparaître au milieu
de ses enfants avilis l’ombre du fameux Charlemagne, leur reprochant la dégradation
de leur tonsure, et la dissolution des vastes états qu’il leur avait conquis, ne
doutons pas que notre nation, flattée par d’augustes souvenirs, émue d’un si digne
spectacle, n’en applaudît avec transport la grandeur et la moralité. Cette coutume
qu’avaient les poètes grecs de se borner à des sujets nationaux, fut une des causes
de la vérité de leurs peintures et de la supériorité que nous y admirons. Les
habitudes, les mœurs, les
lois particulières, mieux
connues par les auteurs et par les spectateurs, ajoutent à l’intérêt de l’objet
représenté. Notre Melpomène, en parcourant le monde entier, ne peut y saisir que les
mœurs, les lois et les habitudes générales des peuples : elle ne les touche que d’un
pinceau vague, et les détails, source de naturel et de naïveté, se perdent dans la
profusion des sentences et des lieux communs oratoires qui les remplacent. Au
contraire, les fictions chez les Grecs leur paraissaient identiques à leurs propres
usages : ils jugeaient avec certitude l’imitation plus ou moins fidèle des réalités
qui se rapportaient à leur histoire : leur goût dut aussi se perfectionner plus
vite, et leurs auteurs durent plus promptement se former sur lui. En cela, notre
Corneille imita leur génie : circonscrivant presque toute sa carrière, se bornant à
peindre la grandeur d’un seul peuple, il sembla se transformer en citoyen de Rome ;
et, soit qu’il parlât sous la toge républicaine, soit sous la pourpre impériale, ses
discours respirèrent l’esprit et la politique de la nation dominatrice qu’il avait
attentivement et doctement étudiée.
Ce qu’on aperçoit d’abord en lisant Eschyle, c’est l’extrême nudité du sujet de ses
drames, non moins que la simplicité des traits et des contours de ses personnages.
Leur dialogue, suspendu par des chœurs, ou s’entrecoupant avec leur coryphée, dirige
une action que rien ne gradue en sa marche ; ils s’y montrent sous de fières et
immobiles attitudes, tels que des statues parlantes : ils ne savent encore s’opposer
les uns aux autres, ni se grouper ensemble, ni agir
par
leur concert ou par leurs contrastes : ce sont des hautes lignes sans courbure et
presque parallèles : mais l’ordre qui pourtant règne entre elles est loin de
l’enfance de l’art. Eschyle étonne par l’éminence des idées, par la sublime
concision des maximes, et par le choix des caractères prédominants. Ce mode
tragique, uniformément élevé, n’est déjà plus l’imitation exacte de la nature, mais
une imitation convenue de la nature exaltée. Là commence à s’exécuter la loi
transcrite par le fils de Racine, sur l’obligation d’imiter en poésie moins le vrai
simple que le vrai idéal. La dignité d’Eschyle inspira sur lui ce jugement d’Horace
dans l’Épître aux Pisons.
« Il a révélé la majesté du langage, et l’éclat du cothurne. »
Ces éléments reconnus, qu’il soumit à de premières expériences, ne furent pas
stériles pour Sophocle, qui tendit à compléter progressivement le système de la
tragédie antique. Les nouvelles règles, qu’il y adapta, le perfectionnèrent ainsi :
chez lui, les personnages, devenus humains, gagnent en naturel ce qu’ils perdent en
élévation épique ; et, par là, conviennent mieux au genre. Son dialogue et ses
sentiments étonnent moins l’esprit que ceux d’Eschyle, mais ravissent et pénètrent
mieux le cœur. Chaque scène, bien mesurée en ses pièces, va promptement au but sans
y courir trop précipitamment : son action est bien une, et ses personnages bien
différents les uns des autres, quoique toujours pareils à eux-mêmes : il sait
modérer la pitié pour lui conserver une noble décence : il sait manier doucement la
terreur à laquelle il donne
un frein pour qu’elle n’aille
pas jusqu’à l’horrible : ainsi que les antiques statuaires, animant les douleurs des
Niobé et du Laocoon, en atténuèrent les trop vives expressions, afin de ne rien
diminuer à la pureté régulière des traits de leurs belles images, et de maintenir
gravement la dignité de leurs parfaites attitudes. Les
Trachiniennes
z, ou Hercule mourant, appartiennent encore au
système de son prédécesseur, par le choix d’un héros divin : mais les acteurs qui
figurent autour de lui, tenant plus à l’humanité, signalent déjà la correction et le
goût de leur auteur.
Remarquons en passant que les anciens atteignaient mieux que nous l’expression des
sentiments propres à la force idéale des héros qu’ils animaient. Alcide, brûlé des
poisons de la robe trempée au sang du Centaure, et soupçonnant Déjanire de trahison,
charge son fils de traîner sa mère à ses pieds, et de la déchirer en sa présence :
cet ordre de commettre un parricide nous ferait horreur : mais c’est Hercule qui
cède aux souffrances : ce commandement imprime l’idée de l’excès d’une douleur
proportionnée à sa vigueur plus qu’humaine. Notre délicatesse est donc fausse
lorsqu’elle mesure les passions de l’idéal sur la faiblesse de notre nature commune.
Voilà l’ vraisemblable en de certains sujets ; que l’on
confond avec le bizarre, et que ne distinguent point les médiocres esprits, toujours
incapables de concevoir à quelle sublimité monte parfois le genre dramatique.
Aux premières règles d’une action unique, présentée en dialogue, entre des acteurs
distingués par le rang
et le caractère, Sophocle a donc
su joindre les oppositions d’intérêts contrastants, les moyens qui concourent aux
péripéties, l’accroissement de terreur et de pitié progressives de scène en scène,
et les divisions mesurées par les chœurs pour orner et rehausser la fable, sans la
ralentir, ni l’interrompre.
Euripide, avons-nous dit, mérita le titre du plus tragique des poètes grecs, non
qu’il fut si grand par les pensées qu’Eschyle, ni si parfait en toutes proportions
que Sophocle, mais en ce sens qu’il fut plus pathétique que ses prédécesseurs : en
effet sa muse retrace moins le courage et l’héroïsme, que la douleur humaine dans
les profondes et illustres misères. Ses acteurs sont plus éloquents en leurs
infortunes, et les traits de leur malheur se gravent plus avant dans les âmes. Il
ajouta même à l’expression du détail, cette qualité si rare chez nos auteurs, la
naïveté sans bassesse. Avouons que cette qualité précieuse est presque ignorée, ou
mal à propos dédaignée par nos tragiques français. Une dignité monotone, un certain
luxe artificiel qui l’exclut de notre scène, revêt et guinde en quelque sorte les
plus simples rôles. Penserions-nous que la naïveté dégradât le sublime ? Je tiens
qu’elle le ferait éclater plus vivement, qu’elle doublerait l’illusion, et que, pour
tout dire, elle établirait dans les nobles fictions de la tragédie une vraisemblance
égale à ce naturel frappant qu’elle donne aux intrigues familières de la comédie.
Par ces raisons même, les imitations d’Euripide devinrent plus vraies, et son style
en reçut une heureuse mollesse, une fluidité, un abandon entraînant qui saisit,
emporte, et charme
le lecteur. La muse de Racine, formée
sur ce beau modèle, le surpassa par une douce mélodie, plus séduisante encore, et
plus variée : supérieur à cet habile maître par la diction, il ne l’égala que
passagèrement par ce qui tient au pathétique. La terreur et la pitié, sur le théâtre
grec, allèrent bien au-delà de ces mêmes passions sur nos théâtres. Les étrangers
seuls, parmi les modernes, parvinrent à ce degré dans leurs compositions hardies,
mais informes et désordonnées : au contraire le goût français, trop timide, mais
réglé, refroidit chez nous les actions tragiques ; et les parallèles que nous en
offrirons, vous convaincront de cette vérité. Voltaire, qui la sentit bien, fit
faire de nouveaux pas à l’art d’intéresser : mais ce qu’il imita le plus dans
Euripide, fut son tour d’esprit philosophique, dont l’abus est de se prodiguer en
sentences accessoires aux nécessités du sujet. On l’excuse de ce vice en raison du
but moral et politique où tendait sans cesse la marche de son talent, et trop de
beautés compensent en lui ce défaut, pour qu’il soit permis de le condamner.
Si l’exagération du pathétique outrepassait les limites que les anciens lui ont
marquées, elle dégraderait la dignité de l’art : mais on peut, mais on doit même
atteindre aux dernières bornes qu’ils ont posées à la pitié et à la terreur extrême,
pour donner au public toutes les émotions qu’il a le droit d’attendre du vrai genre
tragique.
Passons maintenant à l’observation de quelques différences originelles entre la
tragédie antique et la nôtre. Chez les anciens, l’action est nue, et dégagée
de tout ornement inutile ; la seule diversité des rôles
opposés produit la variété de l’effet total de leurs ouvrages : mais tous les
caractères gardent, d’un bout à l’autre, leur même mouvement, et leurs mêmes
déterminations. Ils paraissent comme des Athlètes dans une lice, où, dépouillés de
tout vêtement, leur lutte mutuelle dessine fortement aux yeux les contours, la
vigueur, et la légèreté de leur corps. Chez les modernes, la fable est moins simple,
et comme parée de draperies fastueusement brodées : les passions de ses personnages
sont continuellement modifiées par les bienséances sociales : leurs physionomies plus
changeantes, ne sont pas moins vraies, quoique moins naturelles ; mais l’effet des
figures entières, moins fixe dans leurs contrastes, est moins tranchant et moins
grave.
Sans doute il faut attribuer ces variétés à l’étendue des cirques où se jouaient les
tragédies grecques, à l’usage des masques immobiles que portaient les comédiens, à
l’éloignement du point de vue offert en perspective à la foule environnante : elle
n’eût pu saisir les nuances fines de sentiments et de détails, ni les complications
d’intrigues démêlées par de subtils développements, ni les altérations multipliées des
visages de nos Lekain et de nos Talma, images vivantes des plus sublimes transports de
l’esprit, des plus intérieures pensées de l’âme, et des troubles les plus profonds du
cœur humain. De là ces masses distinctes, ces larges divisions, ces lignes continues,
qui frappaient les regards du peuple d’aussi loin que les porte-voix prolongeaient les
accents des acteurs
jusqu’à ses oreilles, aux extrémités
les plus reculées d’un vaste amphithéâtre. Eschyle y devait plaire au nombreux
concours de ses auditeurs, par sa grandeur colossale et sa haute uniformité. On
retrouve dans le maintien de sa muse cette excessive roideur, vice presque inévitable
aux génies inventeurs, qui semblent toujours douter d’avoir suffisamment creusé les
traits de leur dessin, et qui, pour affermir la solidité de leurs formes, préfèrent
les marquer trop durement, à ne les toucher que d’un crayon superficiel. Ses drames
ressemblent à de vieux monuments taillés dans le marbre avec rudesse et âpreté, mais
résistant par leurs blocs et leur inébranlable architecture à toutes les attaques des
siècles. L’aspect des héros, qu’il choisit dans un ordre surnaturel et divin, inspira,
je pense, cette maxime d’Aristote, que tout ce qui entre dans l’épopée, entre aussi
dans la tragédie : maxime désormais inapplicable à la nôtre, et qui ne convient qu’à
nos tragédies lyriques. La comparaison de l’une des espèces de nos grands opéras avec
la tragédie fabuleuse, deviendra la preuve de ce que je dis.
Prenons l’Alceste d’Euripide : transportée sur notre scène, elle n’a
subi que peu de corrections pour mériter le durable succès qu’elle y obtint ; même
ordonnance dans le sujet, même appareil dans le spectacle, même présence des chœurs,
même simplicité d’action dans la fable. Le récitatif qui relève le dialogue noté
n’est autre chose pour les Français que la mélopée pour les Grecs : un coryphée,
ainsi que chez eux, est l’interprète du chœur quand le
nombre de ses voix serait mal entendu : l’intervention merveilleuse des dieux
parmi les personnages humains s’y retrouve dans la descente d’Hercule aux enfers,
qui ramène, de chez les morts en son palais, l’héroïque épouse d’Admète : les
changements de décorations y rappellent l’emploi des machines en usage dans la
tragédie athénienne ; et la musique si passionnée, si vraie, si dramatique, de
l’incomparable Gluckaa, y supplée
à la sensible et véhémente éloquence des vers d’Euripide. Citerai-je
Orphée ? Le chœur des démons, attendris par la lyre du héros,
reproduit un exemple de l’imitation du chœur des furies apaisées par la voix d’une
déesse dans la tragédie des Euménides, composée par Eschyle.
Parlerai-je des Iphigénies et de l’Œdipe à Colone ? La
ressemblance de ces opéras avec les pièces grecques est remarquable en tout point.
La tragédie lyrique place ses fictions dans l’olympe comme sur la terre : elle use
des ressorts célestes et de tous les prestiges surnaturels que déploient les drames
de l’antiquité : elle s’empare de leurs détails et de leur ensemble : comme eux,
elle mélange son style de rythmes variés que la poésie adapte aux convenances : elle
exclut les dissertations prolongées, et le nœud trop compliqué des intérêts : sa
marche est lente, grave, mais débarrassée des longs raisonnements : tout y éclate
par les passions : tandis que la tragédie déclamée ne représente à nos yeux que des
héros humains, rejette le secours des machines, n’emprunte aux pièces des anciens
que des scènes détachées, et fondues avec art dans les scènes qu’elle invente,
supprime le
merveilleux qui frappe les regards, et
n’emploie que celui qui étonne la pensée : elle ne seconde point son action par la
présence des chœurs, mais elle la continue à l’aide des confidents que nos auteurs y
ont sagement substitués. J’observe, de plus, qu’il est peu de tragédies grecques
dont la mesure ne se soumette à la coupe de nos grands opéras, mais que leur étendue
suffit si rarement à la mesure de nos tragédies, que Racine et Voltaire se crurent
forcés d’y ajouter des intérêts épisodiques, ou inhérents, qui fournirent aux
dimensions de leurs pièces. Quand nous poserons les règles du drame lyrique, nous
achèverons de mettre ces conformités en pleine évidence.
Qu’on n’induise pas de ces remarques l’impossibilité de transmettre au théâtre
français des ouvrages purement tirés du théâtre grec. Il en est de favorables à
notre art, tel que l’Œdipe-Roi, auquel les corrections de nos auteurs
n’ont fait que nuire, et dont la représentation eût été plus belle, s’il n’eût pas
subi d’altération, au gré de notre goût national. Il en est d’autres que ce même
goût doit proscrire du genre et abandonner à celui des poètes lyriques. La
distinction en est aisée : tous ceux dont la fable merveilleuse comprend les
actions, les mœurs, et la présence des immortels, sont hors de la tragédie moderne :
tous ceux qui comportent les faits et les passions des hommes lui appartiennent
aussi bien que les portraits des héros de l’histoire. Là, ce sont les cœurs des
humains qu’on s’efforça de peindre ; et les sentiments que leur imprima la nature
sont pareils dans tous les temps et chez tous les peuples : les traits
que Sophocle en a bien marqués passeront donc avec un égal effet
sous la plume de l’auteur d’Athalie, seule pièce comparable aux plus
parfaites du poète athénien, par sa grave ordonnance et ses divins caractères.
La dernière différence entre nos pièces et les pièces anciennes tient à la
suspension de nos cinq actes par la musique de nos orchestres ; division inusitée
chez les Grecs, dont les drames ne formaient qu’un seul acte entrecoupé par les
chœurs, qui restaient en place durant toute l’action : elle se composait du
prologue, devenu chez nous l’exposition ; de l’épisode, qui n’est dans le fait que
le nœud ; de l’exode, qui correspond à notre dénouement ; et, enfin, d’un chant du
chœur, nommé complainte, qui achevait de remplir l’âme des spectateurs des
sentiments de terreur ou de pitié qu’avait inspirés la fable. On ne trouve la loi de
l’interruption des actes que dans l’Épître d’Horace aux
Pisons : elle date du théâtre latin, dont nous ne décomposerons pas les
tragédies, puisqu’elles suivent les mêmes règles que les tragédies grecques, et que
ces règles y sont faiblement appliquées. La comédie latine peut seule fournir
matière à l’étude des principes qui se rapportent à son genre.
Arrêtons-nous un moment pour considérer les nouvelles qualités que le genre
dramatique, après les travaux de ses fondateurs illustres, reçoit de son plus puissant
législateur. Corneille paraît : cet homme jette les yeux de son génie sur le théâtre
de son siècle. Qu’aperçoit-il ? Des muses inhabiles et grossières, plus ignorantes que
celles du moyen âge, avaient
pourtant écarté déjà de la
scène ces pièces ridicules intitulées les Mystères, œuvres de la
dévotion mal entendue, œuvres informes et surtout dangereuses, puisqu’elles étaient
risiblement absurdes, et que la superstition alors punissait les rieurs. Néanmoins ces
ouvrages témoignent encore que l’origine de la poésie et sa tendance sont toujours
religieuses : la crédulité de nos pères en l’appliquant à la passion du Seigneur, aux
larmes de la Vierge et des saints, obéissait au même penchant que les Grecs, jaloux de
se représenter les pieuses fables de la mythologie, objet de leur croyance. Boileau
décrit ces deux époques en vers si bien faits, que chacun les sait, et que personne ne
se lasse de les entendre relire.
Notons en passant la hardiesse de cette hémistiche, habilla les
visages. Boileau poursuit :
Et plus loin :
Les religions différentes durent avoir de différents effets sur l’imagination. Le
temps seul put révéler à nos aïeux les erreurs de leur goût resté barbare ; car, ainsi
que l’écrit Gibbon en son Essai sur l’étude de la littérature,
« La mythologie ancienne qui animait toute la nature, étendait son influence à la
plume du poète. Inspiré par sa muse, il chantait les attributs, les aventures, et
les malheurs des dieux.
« L’Être infini, que la religion et la philosophie nous ont fait connaître, est
au-dessus de ses chants : le sublime à son égard devient puéril. Le fiat de Moïse nous frappe, mais la raison ne saurait suivre les travaux de
la divinité, qui ébranle sans efforts et sans instruments des millions de
mondes. »
Cette citation nous rend sensible que l’idée abstraite d’un Dieu est toujours
rapetissée par les artifices de l’imagination : elle s’agrandit au contraire en nous
par le sentiment intérieur ; l’expression en demeure tacite, et, ne donnant nulle
prise aux paroles, elle échappe aux termes et aux figures du style :
Ces maximes raisonnables durent arrêter ceux qui, se
laissant entraîner au soin de rajeunir les vieilles choses et à la vanité de les
remettre à neuf, prétendaient tirer de l’orthodoxie les mêmes ressources que des
allégories brillantes, ingénieuses et poétiques, qui transformaient toutes les
puissances de la nature en acteurs vivants, dans les temples du paganisme. Le bon goût
de Fénelon ne se trompa point sur ces nuances, lorsqu’il préféra nous instruire par la
bouche des divinités et des nymphes païennes ; lui, de qui l’esprit, aussi doux
qu’évangélique, eût prêté tant de charme aux leçons du christianisme. Il en respecta
l’austérité, contraire aux fictions et aux agréments de la poésie.
Les malheureux essais que firent nos ancêtres, les ramenèrent à chercher, dans les
purs modèles du beau, les véritables règles de leur art ; mais, abusés encore par les
préjugés de leur âge, en excluant de leur théâtre Jésus, ses apôtres, et ses martyrs,
ils y introduisirent des hommes de renom, mais défigurés par les habitudes vicieuses
de leur temps, de leur servage, et de leur emphatique chevalerie.
Peu contents de ces expériences nouvelles, ils travestirent les héros de l’antiquité
sous les formes bizarres de leurs grands suzerains, et leur prêtèrent un idiome tantôt
affadi de banalités doucereuses, tantôt bassement trivial, tantôt hérissé des pointes
du bel esprit, tantôt surchargé de locutions ampoulées.
L’influence des longues guerres n’avait fait acquérir aux lettres que les concetti de l’Italie, que l’érudition alors ténébreuse des Allemands,
et que les galantes
hyperboles de l’Espagne. Ce commerce de
tant de nations corrompit la langue radicale sans l’enrichir, et les révolutions de
l’Orient étaient trop récentes pour que la conquête des écrits de l’antiquité fût
devenue notre précieux héritage. Les défectuosités de l’Hercule
mourant, que Rotrou prit à Sophocle sans savoir se l’approprier, sont les
témoignages de mes assertions. La seule Sophonisbe du Trissin porta
dans l’imitation qu’en fit Mairet, quelque empreinte du genre dont elle fut le
naissant honneur en France.
Tel était le triste tableau de la scène, quand Pierre Corneille se saisit du
pinceau tragique, et lorsque, ouvrant le théâtre de Melpomène à Clio, son génie
chaussa du cothurne cette féconde muse de l’histoire. L’autre parut être plus
étrangère à ses vues : aussi la laissa-t-il pour compagne à Racine, né pour
l’embellir et l’illustrer en rajeunissant Andromaque, Iphigénie, et Phèdre, ses
nobles filles, plus heureusement que Corneille ne sut faire revivre Œdipe et Médée,
autres enfants de la muse attique.
La majesté de l’histoire s’accordait davantage avec la gravité de son esprit.
Obéissant aux conseils de sa raison élevée, il devint créateur d’un nouveau genre,
et le soumit habilement aux règles déjà reçues d’unité, de vraisemblance, d’intérêt,
et d’ordonnance théâtrale. Profondément pénétré des maximes d’état, docte scrutateur
du jeu des ressorts que font mouvoir les chefs populaires et les monarques, il mit
la politique, non en discours, mais en action ; une ferme logique dirigea les
arguments de ses personnages, et son inspiration précipita les traits de leur
dialogue :
il passionna la raison et les vertus
publiques, et ressuscita les héros sous des formes rehaussées par son génie. En les
envisageant, on s’imagina qu’ils apparaissaient eux-mêmes ; en les mesurant, leur
grandeur fit apercevoir qu’ils étaient l’ouvrage de son esprit sublime. Tout ce que
les livres des Machiavels révélèrent de secrets sur les révolutions et les
gouvernements se trouve compris dans l’immense fonds de ses tragédies ; et, de plus,
il sut y joindre les mystères de son art, en exaltant les sujets sérieux qu’il
traita par les beaux mouvements et par l’éloquence. Si quelquefois trop de pompe et
d’ornements vieillis en ses discours surcharge ses rôles des emprunts qu’il fit à
Lucain et à Sénèque, plus souvent son luxe répond à la magnificence de ses sujets ;
et la simplicité de son style fait reluire naïvement l’énergie de ses pensées. Le
dessin de ses caractères est si correct, et déterminé si solidement, qu’on ne
saurait plus oublier les images des hommes qu’il fit agir et parler : on se
ressouvient d’elles comme de personnes réelles et vivantes qu’on aurait vues dans le
monde. Aucun auteur ne créa plus de grands simulacres et ne marcha plus escorté que
lui de héros nés de son invention, il suffit, pour en être étonné, d’en faire le
dénombrement. C’est avec cet admirable cortège qu’il se montre environné de gloire à
la postérité. La tragédie devint par lui toute historique : et certes les Athéniens,
qui manquaient d’exemples en ce genre, n’auraient pu, sans surprise et transport,
assister à la représentation des Horaces, de Cinna, de
Polyeucte, de Rodogune, et
d’Héraclius, sans lui donner le prix à tous
les titres : élévation, gravité, raison et pathétique, tout y
éclate avec éminence, et pourtant le fondement de ses chefs-d’œuvre n’est pas tant
la fiction que la vérité.
Ses successeurs, jaloux de traiter la politique après lui, eurent tous
l’infériorité ordinaire aux imitateurs. Je ne parle pas seulement de ces auteurs
érudits qui n’entendent que la lettre et non l’esprit de l’histoire, ni de ces
docteurs de vingt ans qui, la tête frappée des faits qu’ils ont lus au collège,
présument étourdiment, en versifiant les harangues de Tite-Live et de Salluste, en
rimant de froides sentences, remplissage de leurs cinq actes, offrir le tableau des
affaires d’état, et des intérêts des cours, qu’ils n’ont pas appris à connaître : je
parle de Racine lui-même, de Voltaire, de Crébillon, qui, bien que les plus habiles
de nos tragiques, n’ont atteint Corneille en cette partie que par intervalles, et
qui furent plus constants dans le pathétique que dans la sublimité. Racine s’en
approcha le plus souvent dans Acomat, dans Agrippine, dans Joad surtout, et dans
quelques scènes de Mithridate ; mais ses jeunes princes et ses
héroïnes secondaires ont tous une couleur égale et de pareils traits : il n’est
aucune des figures nombreuses tracées par Corneille qui ressemble à l’autre ; et, si
nous envisageons celles qu’il place en avant du tableau, ne nous écrierons-nous pas
avec le père Brumoy, dans son parallèle des anciens et des modernes : « Les
Romains furent-ils jamais si majestueux dans leurs sentiments et dans leurs idées,
qu’ils le sont sur notre théâtre ? quelle
profondeur de politique ! quel raffinement de fierté ! Sont-ce des héros
de notre monde ? Sont-ce des génies d’un monde supérieur ? Tout tremble, tout
s’abaisse devant eux ! »
Cette différence existe donc entre les deux
maîtres de la scène, que Racine a bien peint les cœurs, et Corneille les grands
cœurs.
La préférence que La Harpe accorde au premier n’est pas, ce me semble, une de ses
moindres erreurs ; et, lorsqu’il cherche, avec tant de peine, en quoi l’un fut plus
sublime que l’autre, il avoue à son insu qu’il manquait d’un juste compas dans
l’esprit pour les mesurer. Le sentiment et le style sont le génie de l’un ;
l’élévation des choses et l’étendue des plans, le génie de l’autre. Dépouillez l’un
du charme exquis de l’expression, il ne lui restera, comme dans Virgile, qu’une
fable sage et commune : traduisez l’autre en une langue grossière, ses sujets, comme
les fictions d’Homère, étonneront encore dans leur beauté nue, par leur contexture
et leurs dimensions idéales. Mais ne nous engageons pas dans ces stériles
contestations sur les prééminences, et n’apprenons qu’à goûter également les fruits
des esprits excellents dont la nature varie à son gré les dispositions, pour nous
procurer toutes sortes de plaisirs.
On a vu de quel point la littérature moderne partit à son origine, et qu’il fut
nécessaire de revenir aux préceptes de l’antiquité, afin de reprendre de là le fil
des progrès de l’art, et d’avancer pas à pas. Ainsi se confirme ce que j’avais
statué dans mon introduction, que dans l’étude des lettres, comme dans celle des
autres sciences, on est contraint à suivre l’ordre
des
découvertes pour en faire de nouvelles, et que son avancement tardif n’est que
l’ouvrage du temps et le résultat des expériences.
Nous sommes en état désormais de constater les qualités principales de la tragédie,
que nous ont fournies tant d’exemples depuis les Grecs jusqu’à nous. Or elle se
compose d’une action divisée en cinq ou trois actes, présentée en dialogue, entre de
grands personnages dont les intérêts, le rang, et les caractères, doivent exciter
l’admiration, la terreur et la pitié, par l’exposition, par les péripéties, et par un
pathétique s’accroissant de scène en scène, et qui doit arriver à son comble à la
catastrophe, sans dégrader, par son excès, la noblesse du genre ; les couleurs et les
nuances du style doivent s’y accorder avec les dispositions du sujet, et la diction
descendre quelquefois à la plus simple naïveté, sans bassesse.
Ces qualités à présent exprimées, je passe aux conditions qu’elles exigent ; elles
sont au nombre de vingt-six, dont quelques-unes se subdivisent en plusieurs branches ;
les voici :
1º La fable ou le fait : deux espèces ; simple, et composé ;
2º La mesure de l’action ;
3º La triple unité, qui ne se trouve exactement que dans l’action simple ;
4º Le vraisemblable : deux espèces ; naturel ou ordinaire, et ;
5º Le nécessaire : deux espèces, et qui sont les mêmes que celles du
vraisemblable ;
6º La terreur ;
7º La pitié ;
8º Le mélange de la pitié et de la terreur ;
9º L’admiration ;
10º Les péripéties : trois espèces ; de reconnaissances, d’événements, et de
changements de volonté dans les passions ;
11º La fatalité du destin ;
12º La fatalité des passions ;
13º Le genre des passions : deux espèces ; principales, et secondaires, qui servent
d’instruments aux premières ;
14º Les caractères : quatre espèces ; grands, vulgaires dans les rôles subalternes,
pareils à eux-mêmes, et changeants ;
15º Les mœurs ;
16º L’intérêt : quatre espèces ; de passions, de politique, d’événements, et de
caractères ;
17º L’exposition : trois espèces ; simple de faits, compliquée de faits, exposant des
caractères et non des faits ;
18º Le nœud ou l’intrigue ;
19º L’ordre des actes ;
20º L’ordre des scènes capitales ;
21º Le dénouement : trois espèces ; heureux, malheureux, mixte ;
22º Le style : deux espèces ; orné dans l’exposition et dans les choses locales,
simple et passionné dans l’action ;
23º Le dialogue : deux espèces ; soutenu, et coupé ;
24º Les tableaux scéniques ou aspects des personnages ;
25º La symétrie : deux espèces ; de caractères pareils ou
contrastants, et de situations ou tableaux ;
26º Complément ou réunion de toutes ces parties, dont je donnerai l’explication.
Telle est la quantité des conditions que nous allons étudier chacune, et auxquelles
ont satisfait les grands maîtres, lorsqu’ils ont pu donner toutes les qualités
ci-dessus requises à la tragédie. L’omission de quelques-uns des préceptes qui s’y
attachent imprime aux ouvrages de ce genre les défauts qui les rejettent dans la
classe inférieure, où bientôt ils tombent dans l’oubli, quelle que ait été leur vogue
éphémère ; car, en cet art, ainsi que l’a dit le sévère Boileau :
Aussi Voltaire disait-il gaîment qu’un bel ouvrage dramatique était l’œuvre du
démon.
Jugez, Messieurs, à la suite de réflexions et à l’étude qu’exigent toutes ces
qualités et conditions diverses, si j’affirmai sans raison l’invariabilité nécessaire
des principes que je range en série exacte, et si je me flattai imprudemment de
prouver que les règles en littérature ne sont point vagues et arbitraires, puisque,
sans leur rectitude, on ne pourrait ni prévoir, ni mesurer, ni forcer les succès. Je
me souviens d’avoir écrit à ce sujet, dans la préface d’une de mes tragédies, qu’on ne
peut fonder les calculs de l’art que sur la raison fixe, universelle, et éternelle du
public ; que, s’il était capricieux autant que le croient ceux qui n’en ont pas étudié
le caractère, on n’aurait
aucune certitude acquise de ce
qui doit lui plaire ou lui déplaire ; c’est-à-dire, qu’on manquerait de toutes règles
sûres. Sophocle n’aurait pu pressentir que l’ouvrage qu’il offrait à son siècle et aux
Athéniens, frapperait d’étonnement les âges et les peuples à venir.
Avant d’entreprendre l’examen détaillé des conditions que j’ai ci-dessus dénombrées,
reconnaissons que les grands tragiques avaient dans l’âme la plus importante des trois
dispositions naturelles qui me parurent indispensables à l’élévation du génie, la
vertu.
Ce fut dès le berceau qu’Eschyle, nourri du lait de la liberté grecque, s’accrut
dans l’amour de la patrie et des lois, au milieu d’Athènes dont la vertu s’élevait
avec la sienne. Environné, presque en naissant, de bons exemples, qui fortifièrent
son jugement et son cœur, il consacra d’abord son bras à sa république avant de lui
avoir consacré son esprit. Le souvenir toujours renaissant des batailles de
Marathon, de Salamine et de Platéesab, n’est arrivé jusqu’à nous qu’avec le renom qu’il y acquit dans les
rangs du soldat. Ayant aidé lui-même à briser le colosse de la puissance des Perses,
témoin et coopérateur des triomphes d’une libre peuplade sur un vaste empire
d’esclaves envieux de l’anéantir, il apprit de bonne heure que la guerre n’est juste
que pour se défendre, que cette seule nécessité rend ses attaques légitimes, que la
victoire appartient au courage, et que le nombre cède facilement à la constance et à
l’habileté. Le spectacle du renversement des despotes de l’Asie lui
inspira le dédain des grandeurs fragiles ; la mort de son frère
Cynégire, tué près de lui dans les combats, lui apprit ce que les triomphes même
coûtent de larmes amères ; et la supériorité d’Athènes dominatrice par les arts,
qu’elle sut cultiver dans le bruit des armes, comme dans les loisirs de la paix, lui
montra la récompense attachée aux travaux du génie et de l’équité.
De quelque côté que se fussent tournés ses regards, tout leur eût offert des objets
d’admiration ? Quel discours eussent entendu ses oreilles, qui ne l’eût rempli de
zèle pour ses concitoyens ? Fier d’avoir honoré sa valeur avec eux, il le devint de
laisser des monuments de leur gloire : il avait prouvé ce que j’exprimai une fois
sur le poète Tyrtée ;
Il ne quitta donc ce dieu que pour être couronné des lauriers de l’autre. Aussi le
talent qu’il déploya se ressent-il partout du noble et utile emploi de sa vie. Ses
images sont graves et fortes, ses sentences austères, ses conceptions élevées et
terribles : on croit entendre dans ses vers les oracles des dieux, le tumulte qui
suit Bellone, les cris de la Discorde, du carnage et des Furies, les plaintes des
ombres, et les retentissements des entrées du Tartare. Une âme lâche ou efféminée
n’eût point approfondi ces tableaux redoutables, ni conçu les seuls drames qui
pussent toucher les habitants de l’Attique, uniquement occupés alors d’assurer, par
leur ardeur martiale, leur indépendance et leur renommée.
Son successeur, digne en effet de l’être, ne le
surpassa
dans la lice guerrière tomme dans la lice théâtrale, que par une même inclination à
la vertu. Dès sa seizième année, il chante devant les Grecs assemblés les défaites
de leurs adversaires ; et cet enfant, dont la main délicate soutenait à peine sa
lyre, et dont la voix plus faible encore pouvait à peine faire recueillir ses
accents à la multitude, ce même enfant reparaît, sous le titre de capitaine, à côté
de Périclès, et surmonte avec lui les ennemis de l’état. Voilà quel spectacle donna
d’abord à sa ville le courage de Sophocle, avant que de lui donner ceux de son
génie. Son existence ne fut qu’un long témoignage de sa sagesse et de son
désintéressement. Longtemps enclin à la passion la plus excusable, puisque le feu
des sens et du cœur y conspire, il se vantait d’être enfin échappé à l’amour comme à
un maître dur et intraitable. Il en parle ainsi dans son
Antigone :
Les rivalités d’Euripide et de ce concurrent généreux, ne séparèrent point l’un de
l’autre, et ne brisèrent jamais les nœuds de leur estime réciproque. Les dons des
rois voisins qui voulaient attirer Sophocle dans leurs cours, ne l’arrachèrent point
aux lieux de sa naissance ; et les leçons morales dont ses tragédies sont pleines,
acquirent d’autant plus d’autorité qu’il y
joignit son
exemple en se refusant aux amorces d’un brillant esclavage. Quand les discordes
civiles préparèrent à ses yeux l’asservissement de son pays et l’usurpation de
Lysandre, son noble chagrin s’exila dans le bourg de Colone. Ce fut là qu’après tant
de services et malgré l’éclat de ses chefs-d’œuvre, le poursuivirent les
diffamations et l’ingratitude. Elles lui ménageaient un dernier triomphe :
l’amertume de ses peines s’écoula peut-être en ces vers littéralement traduits.
De perfides conseils engagèrent ses enfants, avides de son héritage, à lui nommer
lâchement un curateur ; ils accusaient d’avoir perdu l’intelligence, celui qui dans
ce même instant témoigna si bien le pouvoir de son esprit, en présentant aux juges
son Œdipe à Colone ! l’illustre vieillard, qu’osaient calomnier
l’injustice et la cupidité, sortit vainqueur de cet odieux-procès : un chef-d’œuvre
de son génie servit de défense à sa raison. J’ai exposé ce fait dans un acte composé
sur cette même anecdote, rapportée par Plutarque, et sur le jugement de l’aréopage.
Le fragment que je me permets de vous en citer fera diversion à la suite aride des
préceptes, et rentre d’ailleurs en mon sujet.
Je représente le fils de Sophocle, nommé Jophon, abjurant son crime aux pieds du
poète, et s’exprimant ainsi :
Personne n’ignore que Corneille jugea le poète grec aussi bien que l’aréopage,
lorsque sa muse s’écria si vivement :
Rendons au caractère du tragique français un semblable hommage : nous ne trouvons
pas moins en sa vertu les sources de sa grandeur dramatique. Simple dans ses mœurs ;
sensible, puisqu’il composa ses premiers essais dans le seul espoir de se faire
mieux aimer de sa maîtresse ; peu jaloux d’une autre dignité que de sa propre estime
personnelle ; véritablement homme de l’antiquité parmi ses contemporains, et tout
romain par sa raison solide, il exerça, dans les succès, dans les revers, dans les
liens de famille, et dans ses relations publiques et privées, la plus rare et la
plus difficile des vertus, la modération, signe indubitable de la force. Il n’aima
la gloire que pour elle-même ; capable de diriger les grandes affaires, il négligea
celles de la fortune, pour vaquer plus librement aux travaux de sa réputation. Sa
fierté magnanime l’affranchit de toutes les souffrances de la vanité. Son
commerce avec son illustre frère et avec sa digne épouse
fut uniformément fraternel et conjugal. Les triomphes ne l’exaltèrent point, et les
critiques n’aigrirent point son cœur : sa vie qui ne brilla pas par des actions,
mais par des ouvrages, porte néanmoins ce caractère de fermeté, de patience et de
sagesse, qui s’égale à l’héroïsme, quand les injustices, les contrariétés du sort,
et la fatigue d’y résister en silence, ne le démentent point en une longue suite
d’années. Cette constance d’une âme tranquille, toujours fidèle à son équilibre,
fonda la grandeur de ses entreprises théâtrales, et lui prêta l’énergie nécessaire à
leur admirable accomplissement. Il sut mesurer les hommes du point éminent où son
âme s’était placée. N’étant inférieur à rien d’élevé, son esprit saisit le dessus
des choses, et son regard plongea d’en haut jusqu’aux derniers degrés où s’abaissent
les vices qu’il voulut offrir au mépris de la multitude. Cette double dimension de
sublime et de profondeur élargit les immenses tableaux de ses tragédies où respirent
l’admiration des vertus héroïques, et l’indignation des lâchetés et des crimes,
telles qu’elles s’étaient peintes dans la pureté de son âme.
Le caractère particulier des trois tragiques est vivement empreint dans leurs
œuvres. Le premier, soldat républicain, étale les images des victoires de sa patrie
et de la chute des trônes, dans le cours de sa carrière poétique. Le second, citoyen
valeureux et sensible, consacre les malheurs des augustes familles, les héros
victimes des passions et de la fatalité, et les rois léguant leurs tombeaux aux
cités de la Grèce, religieux
monuments qui devaient, dans
leur opinion, en protéger la durée. Le troisième, plus sérieux, accroît sa sévérité
naturelle par la lecture des historiens de Rome, et donne, en majestueux modèle à la
monarchie sous laquelle il vécut, le spectacle politique de l’empire le plus
savamment gouverné qui régna jamais dans l’univers.
Il n’est pas indifférent de remarquer que les tragédies des deux poètes grecs,
toutes pleines de feu, portent le caractère passionné du peuple pour lequel
travaillait leur génie ; et que celles du poète français, qu’une longue étude avait
imbu des maximes et des mœurs latines, gardèrent toute la gravité des lois et des
délibérations romaines. Tant l’influence des habitudes du cœur, et tant l’esprit des
nations modifient puissamment les ouvrages des grands écrivains !
Les rapports qui nous frapperont entre les talents d’Euripide et de Racine
n’existaient pas moins entre leurs âmes. Tous deux, moins fiers et plus tendres que
leurs prédécesseurs, se plurent davantage aux sujets touchants et douloureux ; tous
deux répandirent en leurs vers ce charme et cette tristesse délicieuse qui
accompagne l’accent des nobles infortunes. Leurs muses soupirèrent et gémirent plus
souvent qu’elles ne s’exaltèrent en sentiments héroïques : tous deux tracèrent les
images des faiblesses humaines, et les excusèrent dans leurs fictions par
l’éloquence du cœur et par le plaisir des douces larmes qu’elles faisaient couler ;
tous deux aussi furent les favoris des cours. Archélaüs, roi de Macédoine,
récompensa longtemps de ses bienfaits l’aimable dépendance où son goût des
belles-lettres retenait Euripide ; Racine, longtemps comblé
de pareilles faveurs par le plus magnifique de nos rois, se fit illusion au point de
mourir désolé d’une disgrâce ; non, comme l’a pensé le vulgaire, qu’il regrettât les
prérogatives des courtisans, mais parce qu’une sensibilité trompeuse lui fit oublier
que Louis XIV était un roi, et qu’il pleura la perte d’un ami, ayant cru follement
qu’on peut s’en faire un de son maître. Que dis-je ? Sully me nomme Henri IV.
Voltaire se plut aussi dans la familiarité d’un souverain ; mais plus façonné aux
affaires du monde que l’auteur d’Athalie, son esprit choisit mieux le
prince, chez qui pourtant il ne demeura pas longtemps en paix. Frédéric, adversaire
de tous les rois ses voisins, eut intérêt aux nouveautés des maximes que débitait le
philosophe de Ferney. Le crédit de réputation, et même les secrètes disgrâces de cet
illustre auteur à la cour de France, furent des motifs de l’accueillir dans la
sienne. Leur commerce fut bientôt troublé par l’orgueil du bel esprit, qui du
monarque et du sujet étranger fit presque des rivaux. Le penchant de Voltaire aux
saillies de la dérision, lui fournit souvent des armes victorieuses contre les
erreurs sociales et les préjugés habituels des nations : mais sa malignité les
tourna quelquefois trop cruellement contre ses collaborateurs en philosophie et en
littérature. Plus de respect de soi-même l’eût justement élevé au-dessus des
libellistes qu’il perça de ses traits épigrammatiques : ses réponses, qui tirèrent
leurs noms de l’obscurité, furent le seul tort que leur blâme envieux lui donna. Son
temps devait
n’appartenir qu’à l’honorable ministère
qu’il s’était créé de défendre mémorablement la cause, toujours en débat, de la
justice, de la libre raison, et de l’humanité ; car Voltaire fut ardemment humain et
indépendant : ces deux passions éclatèrent à sa gloire dans les rôles admirables de
Zopire, des deux Brutus, et d’Alvarès. Sans être aussi profondément sensible que
Racine, il le fut vivement : de là naquirent les scènes attendrissantes de
Mérope et de Zaïre sur lesquelles vos plus dignes
éloges sont vos larmes. Infatigable conquérant dans tous les genres littéraires, on
entrevoit l’ambition irascible et jalouse qu’il porte en son art, au fiel de ses
écrits diffamatoires contre l’éloquent et infortuné Rousseau ; on l’entrevoit au
soin vétilleux de reprendre en Corneille les fautes de son siècle et de sa langue
informe encore, pour miner le piédestal d’un colosse dont la tête passait au-dessus
de lui. Son talent adroit s’efforce à l’ébranler de sa place en vantant les beautés
que chacun y reconnaît, louant à peine ses autres beautés supérieures qu’il n’avait
pas atteintes. Toujours son habileté particulière fut de se montrer finement sous un
dehors impartial, en déjouant sans cesse, dans l’estime du lecteur, par le sarcasme
et la parodie des mots, toute espèce de grandeur qu’il s’avouait peut-être
inaccessible. Plus heureux, plus admiré, et s’attirant à jamais les hommages
publics, lorsque prudent ouvrier d’une fortune qui fit du poète une puissance, et le
mit à l’abri des besoins et même des désirs ; riche de tous les mérites,
prépondérant par tous les avantages, subtilisé par toutes les délicatesses du monde
poli,
versé dans toute érudition, prenant tous les tons,
intelligible et clair pour toutes les classes, variant son talent en mille ouvrages
et durant quatre-vingts années, pour affermir le seul système de la vérité ; son
esprit, tantôt noble, tantôt populaire, toujours lumineux et piquant, usa du triple
pouvoir de la poésie, de la sincère éloquence, et de l’ironie, sa qualité originale,
pour terrasser les superstitions et les niaiseries vulgaires, qui ne se relèveront
plus des blessures incurables que leur firent sa raison et son courage.
Je me borne à ces exemples ; mais on verra, par tous ceux que j’aurai lieu de
rappeler dans la suite, quelles intimes correspondances ont toujours les humeurs des
écrivains avec les qualités de leurs ouvrages : et si l’on avoue, sur la foi des
preuves que j’espère en fournir, que les défauts de certaines productions résultent de
quelques vices du cœur, et que la grandeur du génie décroît proportionnellement avec
celle du caractère, la plus importante leçon à donner aux poètes dramatiques sera,
pour se disposer au sublime, de former d’abord leur âme à la vertu.
L’énonciation des qualités générales de la tragédie fut l’objet de ma leçon précédente,
et l’idée que vous avez de ce genre me dispense de vous redire ce qu’il est ; vous le
saviez tous avant que je vous l’eusse défini : la seule obligation de remplir mon sujet
m’a contraint à vous en faire l’exposé. Ce n’est pas le moindre obstacle au plaisir que
peuvent procurer les cours élémentaires, que la nécessité de reprendre les choses à leur
origine et de répéter les vérités que personne n’ignore ; mais il faut, dans
l’enseignement, se conformer à ce devoir. Ce n’est que du connu que l’on passe à
l’éclaircissement de l’incertain et à la révélation de l’inconnu. Maintenant il s’agit
d’ chacune des vingt-six conditions constitutives d’une parfaite tragédie, et de
les examiner
séparément les unes des autres, pour les
remettre après sous le grand aspect de leur réunion. Peut-être plaindrez-vous un peu
l’homme qui vous parle ici, passionné pour un art qu’il s’essaya de cultiver, n’aimant à
l’envisager que dans ses effets de prestige sur les peuples, n’en ayant médité la
théorie que pour mieux jouir du charme de la pratique, et préférant créer de poétiques
chimères à enseigner comment on les crée ; il est coûteux pour lui de se dépouiller de
toute illusion en vous en expliquant les ressorts et en détruisant pour vous-mêmes leur
appareil merveilleux par le soin qu’il va prendre de vous en dévoiler l’artifice et la
magie.
Il est vrai cependant que mes soigneuses recherches m’ont fait trouver un charme
inespéré dans la tâche que j’ai nouvellement entreprise ; ce charme tient à l’attrait
qu’on éprouve toujours en rappelant à sa mémoire les traces brillantes du génie de
l’antiquité, et les routes où nos grands maîtres ont répandu tant d’éclat.
Je tâcherai de me déguiser à moi-même la sécheresse des matières pour redoubler mon
zèle à bien éclaircir la métaphysique de l’art que j’examine, et j’en séparerai
exactement toutes les règles pour en bien démontrer l’utilité indispensable. Ce travail
analytique est, pour ainsi dire, une vraie dissection des beautés de la tragédie ; et
j’aurais craint, si je n’avais joui déjà de votre agréable approbation, que le seul
fruit de mes peines ne fut de me dégoûter un jour d’avoir été l’amant de Melpomène, et
ne me réduisît enfin au malheur le plus humiliant près des muses,
à une tiédeur impuissante ; car il en est d’elles comme des grâces :
elles n’enchantent pas ceux qui raisonnent trop, et ne pardonne plus à qui les a
regardées d’un œil froid. Le spirituel Voltaire avait sans doute prévu ce danger des
dissertations trop multipliées sur les lettres, lorsqu’il a dit, en déplorant cet abus
fâcheux :
On doit pourtant se soumettre à l’esprit du temps où l’on vit, et puisque notre goût
dominant est aujourd’hui de décomposer, de comparer et de raisonner, pour être en état
de mieux juger, raisonnons donc le moins fastidieusement qu’il sera possible, et nous
jugerons mieux après, si nous pouvons. Il est un autre inconvénient à redouter dans
l’examen de toutes ces parties intégrantes de l’art dramatique, celui d’interdire au
sentiment le droit de prononcer avant l’esprit, et sans qu’il ait donné sa sanction à
nos suffrages. En ce cas, un seul défaut emporte la balance sur vingt beautés, et une
rigueur outrée nous prive du plaisir d’admirer l’ouvrage agréable et bon, auquel il ne
manque parfois que quelques conditions pour être excellent. Par l’excès d’une telle
sévérité, nous repousserions toutes les pièces tant soit peu défectueuses et nous
n’accueillerons que les pièces parfaites ; or, les chefs-d’œuvre étant rares, notre
littérature s’appauvrirait par toutes les pertes que lui coûteraient nos raffinements et
nos pointilleuses critiques. Le public, froidement attaché au scrupule de se laisser
surprendre par des fautes brillantes, dédaignera tout, se refusera lui-même aux
ravissements de l’enthousiasme, et chaque auditeur, inquiet de
se tromper, n’osera peut-être rien applaudir sans l’approbation de quelque docte voisin.
Un tel abus de raisonnement donnerait la mort au génie et glacerait le feu de
l’invention. Ouvrons plus généreusement nos cœurs aux impressions que cherchent à nous
prodiguer les écrivains ; détournons le plus souvent nos yeux de leurs irrégularités,
quand leur talent les compense par des côtés louables, et ressouvenons-nous que les ouvrages ne sont pas si répréhensibles par la présence des défauts que
par l’absence des beautés.
La première condition d’une tragédie est l’invention d’un fait,
qu’on nomme indifféremment la fable.
Sur quelque théâtre, soit grec, soit italien, français, anglais, germain, ou
espagnol, que nous jetions nos regards, nous trouvons que la nature du fait tragique
est d’être grave, auguste et funeste, bien qu’on le tire de la mythologie, de
l’histoire sacrée ou profane, ou de l’imagination.
Il faut que ce fait ait une certaine étendue, c’est-à-dire un commencement, un
milieu, et une fin ; le meurtre d’un homme tué dans une rencontre ne serait point
dramatique, parce qu’il est trop soudain et ne permet nul développement. Corneille
pose lui-même ce principe, en avouant, avec la noblesse ingénue qui lui est ordinaire,
que la mort de Camille, dans les Horaces, n’y est qu’accessoire au
sujet de sa tragédie. Lorsque, dans une action, les événements naissent les uns des
autres, ils causent plus de surprise, dit Aristote, que s’ils arrivaient comme
d’eux-mêmes et par hasard ; cela est si vrai que ceux que le
hasard produit sont plus piquants lorsqu’ils semblent l’effet d’un dessein. Quand, à
Argos, la statue de Mitysac tomba
sur celui qui avait tué ce même Mitys et l’écrasa au moment qu’il la considérait, cela
fut intéressant, parce que cela semblait renfermer un dessein. À cet exemple, rapporté
par le philosophe, je puis joindre un exemple semblable, dont je fus témoin au
commencement de notre révolution politique. On descendait, pour la fondre, la statue
équestre de Louis XIV, érigée sur la place Vendôme ; de gros câbles soutenus par de
longues perches, étaient tendus de haut en bas. Une femme, suivie de son enfant, la
regardait, et s’écria d’un ton frénétique, qu’on aurait dû traiter de même le roi
qu’elle représentait et tous ses pareils. Tout à coup l’un des supports de la statue
manqua, et, frappant le crâne de cette femme, la renversa sur le pavé où sa tête fut
brisée ; l’enfant jeta les hauts cris en pleurant autour de sa mère, et les assistants
furent à la fois émus et surpris : car le simulacre de bronze avait paru venger le
monarque, et la corde attachée semblait encore un nerf de sa puissance prompte à punir
ses ennemis.
Nous déduirons de ces deux événements que l’action tragique doit avoir une origine,
une suite, et une fin préméditée.
Œdipe, dépouillé par ses fils, les accable de ses imprécations, et son ressentiment
de leur ingratitude est le fondement du fait qu’ont traité Sophocle, et Ducis, son
noble et touchant imitateur ; le courroux
du roi Learad, détrôné par ses filles, est le
fondement du fait traité par Shakespeare et imité par le même illustre auteur
français. Oreste venge son père en poignardant Égisthe et Clytemnestre, chez les trois
poètes grecs, ainsi que Hamlet venge son père en tuant ses meurtriers, chez le poète
anglais, et comme Ninias punit Sémiramis, dans la tragédie de Voltaire. Le jaloux
Othello assassine une maîtresse qu’il idolâtre et dont il est aimé, comme Orosmane
immole Zaïre. Philippe II, soupçonneux et cruel rival de son fils Carlos, le frappe
d’une sentence de mort, que prononce un tribunal vendu. Ce même fait est la base d’une
tragédie allemande du célèbre Schiller, et devint celle de l’intérêt d’une tragédie
italienne qu’Alfieri sut régulariser à l’imitation des Grecs. L’action du
Cid est la même chez Guillén de Castroae et chez Corneille. Le choix d’une
action imposante et triste est pareil, comme on le voit, dans toutes les nations.
Le poète est-il en droit d’altérer le sujet qu’il emprunte des traditions fabuleuses
ou de l’histoire, ou le doit-il rendre tel qu’il l’a pris ? Tous les exemples prouvent
qu’il a droit de construire la fable selon le dessein de son art, pourvu qu’il ne
change pas le fonds de l’événement, s’il est consacré invariablement dans les annales.
Mais alors il est maître d’en imaginer les circonstances et d’y supposer tout ce qu’on
en peut ignorer. Iphigénie n’est sauvée du glaive de Calchas que par l’intervention de
Diane, qui met une biche en sa place sur l’autel du sacrifice. Racine supplée à cette
tradition d’Euripide par le rôle
d’Ériphile, dont la mort
sauve la victime de Calchas : mais il n’eût pu faire qu’Agamemnon voulût immoler une
autre fille que la sienne, sans dénaturer le fait qu’il choisit et manquer à la règle
de son art. Si le fait est peu connu, sa disposition appartient à la volonté de
l’auteur, qui n’a plus à craindre le péril de heurter les opinions adoptées, puisqu’on
ne s’en est fait presque aucune, et qu’on ne reçoit que de lui tout ce qu’il présente
sur la scène. Il est convenu que l’action se-doit passer entre de grands personnages
dont le sort, influant sur celui des peuples, la revêt d’une majesté imposante. Un
homme, tombé dans la démence, se jette la nuit parmi des troupeaux qu’il égorge,
croyant venger sur ses ennemis une injure qui blessa son orgueil ; et, revenu de son
égarement, il se tue de désespoir. Ce fait n’a rien de noble en une personne vulgaire,
dont l’offense et le suicide n’intéressent que son individu ; mais si le refus des
armes d’Achille a courroucé le fier Ajax contre Ulysse, qui les lui disputa par son
adresse éloquente ; si, bientôt honteux d’avoir donné aux Grecs le spectacle d’un
délire qui souille la gloire dont il fut si jaloux, ce héros se poignarde, une
illustre famille perd son chef et toute une armée son plus vaillant défenseur ; le
fait s’agrandit de la grandeur du personnage et des intérêts de sa cause. Tel est
l’exemple que nous donne Sophocle dans sa pièce intitulée Ajax le
flagellateur. Un guerrier, mordu au pied par une bête venimeuse, est infecté
d’un mal qui force ses compagnons à l’abandonner dans un lieu désert, pour éviter la
contagion : ce fait n’a
rien que de commun, si ce
malheureux ne fut pas l’ami d’Hercule, s’il n’a pas hérité des flèches du demi-dieu,
et si le destin n’attache pas à son retour dans le camp des Atrides et à sa présence
devant Troie la chute des murs de cette ville assiégée et la guérison même de la
blessure du héros. Telles sont les circonstances qui élèvent la tragédie de
Philoctète à la hauteur du genre, et qui rendent son sujet digne de
figurer dans le Télémaque de Fénelon, et sur le théâtre français, où
La Harpe nous la reproduit avec une simplicité attique, ce qui devint son plus beau
titre de célébrité. L’invention toute entière, appartenant à Sophocle, est un
témoignage de la profonde connaissance que ce poète grec avait de son art ; le
traducteur, en le suivant pas à pas, s’est montré une fois, non son égal, mais son
estimable interprète : inférieur à l’original que distingue une naïveté parfaite dans
les choses et dans le style, il n’est pas au-dessous de lui par la marche unie de
l’action. On doit le louer surtout d’avoir conservé, malgré nos usages, le dénouement
à machines, la volonté opiniâtre du héros trahi et longtemps infortuné ne devant céder
qu’à celle d’un dieu, et même d’un dieu qui fut son plus cher ami. Quelle autorité
plus sacrée que celle d’Hercule eût pu vaincre la haine invétérée de cette héroïque
victime ? Jupiter eût été moins puissant sur elle, et l’on ne saurait trop admirer
Sophocle au choix de la divinité qu’il fait descendre pour unir, dans
l’accomplissement de son sujet, le sentiment à la majesté.
L’Ajax et le Philoctète présentent deux fables de
l’espèce simple ; fables difficiles à traiter, parce qu’il y
faut tirer d’un sujet unique toute la richesse des différents actes, et qu’une seule
intrigue y doit suffire aux qualités nombreuses dont se forme la tragédie. En
revanche, elles sont plus puissantes que les fables de l’espèce composée, parce
qu’elles n’apportent nulle diversion à l’intérêt dont elles remplissent graduellement
le spectateur, parce que rien d’étranger n’en interrompt la suite, et ne vient
distraire l’attention captivée.
L’espèce composée est celle en qui la fable présente le double destin des bons et des
méchants, ou deux actions artistement liées, et causées l’une par l’autre.
Les Choéphores d’Eschyle, l’Électre de Sophocle,
l’Oreste de Voltaire, et l’Andromaque de Racine, en
sont des exemples parfaits : nous en compterions beaucoup d’autres. Dans les trois
premiers, le même sujet, traité par les trois auteurs, offre le triomphe des vengeurs
d’Agamemnon, et le châtiment de ses meurtriers. Ce double objet de curiosité se
produit également en des faits inverses, par la victoire des criminels, et par la
destruction des vertueux. L’Andromaque de Racine est un excellent
exemple de la réunion de deux actions réagissantes entre elles, et je la cite de
préférence à l’Andromaque d’Euripide, à son Hécube, et à
ses Héraclides, dont les doubles actions se succèdent, et ne
s’associent pas indispensablement comme dans la pièce française. Pyrrhus aime
Andromaque, fidèle à l’ombre d’Hector, et trahit Hermione en l’épousant : voici la
première
action. Oreste adore Hermione, constante en sa
passion pour son rival Pyrrhus, et, afin de mériter sa maîtresse, il embrasse sa
vengeance, et assassine le roi d’Épire : voilà la seconde action. On a reproché cette
duplicité de nœuds à l’intrigue de Racine ; mais, à mon avis, on eut tort ; car un art
inimitable les fond tellement ensemble, et les prolonge si bien, que l’esprit ne
quitte ni l’une ni l’autre fable, et, demeurant attentif aux deux intérêts, les suit
avec étonnement, crainte et compassion, jusqu’à la fin, qui est à la fois le
complément de chacune. La tragédie antique n’offre rien de plus beau que cet effet
commun qui résulte conjointement de toutes deux, aux dépens de la plus importante des
trois unités. C’est le prodige du talent que d’avoir si bien assorti deux intrigues,
qu’elles paraissent identiques. Les Grecs eux-mêmes n’ont point d’exemples de cette
sorte de perfection ; et le reproche que les bons critiques ont adressé justement à
Euripide, l’attaque en un défaut contraire. Son Andromaque, épouse de Pyrrhus, et déjà
mère de Molossus, est victime de la rivalité d’Hermione, première femme du fils
d’Achille. Les dangers de la veuve d’Hector, et de l’enfant qu’elle eut d’un second
lit, sont terminés, quand survient Oreste qui, retrouvant Hermione effrayée que son
époux ne punisse ses jalouses fureurs, s’unit à cette princesse, et l’enlève en
donnant la mort à Pyrrhus. Ces deux intrigues n’agissent pas même alternativement,
mais se suivent, et sont mal attachées. De même, la mort de Polyxène précède, dans la
tragédie d’Hécube, la vengeance de cette mère sur le
perfide Polymnestor, meurtrier de son dernier fils Polydore, que lui
avait confié sa tendresse. Le seul nœud de continuité qui lie ces deux sujets
ensemble, est la durée pathétique des lamentations de cette veuve de Priam. Mais les
causes successives de ses afflictions ne se joignent à ce tissu que par un
enchaînement de scènes épisodiques, dont les objets, trop passagers, s’entrecoupent,
se nuisent, et ne forment pas une véritable action. Un semblable vice, dans le plan
des Héraclides, désunit en deux faits étrangers l’un à l’autre le
sacrifice généreux de Macarie qui s’immole volontairement au salut des enfants
d’Hercule dont elle est la sœur, et la victoire que son frère Hyllus remporte pour
eux. La première moitié de cette pièce est relevée par le beau rôle de l’héroïne qu’on
ne revoit plus, et dont on n’entend plus parler dans la seconde moitié, où paraissent
de nouveaux personnages, et qui se remplit de nouveaux faits.
Une certaine durée est nécessairement requise dans le fait tragique, afin qu’il se
puisse graduer et se distinguer en toutes ses proportions, et pour que sa fin ne
touche pas à son commencement ; ce qui ne fournirait matière qu’à une scène. Un projet
se forme, et l’exécution peut le suivre à l’instant : là, il n’y a point de gradation
dramatique. Il faut au dessein prémédité, des obstacles qui le traversent ; aux
personnages, des variations de fortune : sans cela, point d’émotions, point de
surprise. Émilie aspire à venger son père, en conjurant contre Auguste ; Cinna aime
cette Romaine, et l’amour de la liberté
publique s’unit à
ce sentiment pour le faire entrer dans les vues de sa haine, et gagner à son parti les
plus illustres républicains échappés aux proscriptions. Du point où la conspiration se
noue, jusqu’au point de sa réussite, ou de sa découverte, il y a de considérables
intervalles. Les bontés du tyran pour Cinna, la rivalité de Maxime qu’il croit son
ami, les fluctuations des volontés contraires, le développement des intérêts privés et
publics, les alternatives du sort des personnages, soutiendront sans cesse les
mouvements de l’esprit et du cœur, et prépareront à chaque acte, à chaque scène, de
nouvelles émotions qui parviendront à leur comble au dénouement. La majesté des rôles
resplendira de la majesté des choses, et la destinée de l’état romain sera le fond de
cet auguste tableau, où se détacheront les portraits des héroïsmes opposés avec éclat
sur le théâtre. Ce fait, largement étendu pour se développer en toutes ses parties, et
justement borné pour être saisi dans son effet total, laissera distinguer son
commencement, son milieu, et sa fin, dont la contexture bien ordonnée formera de tous
les actes joints, et de toutes les scènes réunies, comme une seule magnifique scène
qu’un regard pourra juger toute entière.
Une chose importante dans le choix de l’action, est d’intéresser directement le sort
des individus et celui des nations, relativement à eux, mais non immédiatement.
Lorsqu’un peuple est offert en victime, l’assemblage de ses calamités touche trop
vaguement la pitié pour la rendre aussi profonde qu’à l’aspect d’une seule personne
sacrifiée. Cette image de
l’infortune ou de la destruction
particularisée frappe mieux l’imagination que la peinture d’une catastrophe générale.
L’absence des passions dans la tragédie d’Esther en est l’exemple : le
péril de la nation juive proscrite n’exciterait qu’un médiocre intérêt, si le courage
de Mardochée, et le saint dévouement de l’épouse d’Assuérus, n’en relevaient un peu la
langueur ; tandis que l’enfance de Joas, menacée par la sanguinaire Athalie, tient
suspendus tous les cœurs de la multitude aux dangers dont ils jouissent à le voir
enfin échappé par la mort de cette reine implacable.
Une autre précaution à prendre, est de choisir le sujet de la fable, autant que
possible, dans la haute antiquité nommée par les Grecs temps
héroïques. L’intervalle des siècles accroît l’abondance du merveilleux que
prodiguent aux poètes les traditions des peuples primitivement crédules et
superstitieux. Racine, en s’excusant d’avoir osé mettre sur la scène une histoire si
récente que celle de Bajazet, donne sur ce point d’excellents avis. Les moindres
observations, inscrites dans les préfaces des grands maîtres, valent souvent mieux que
les long traités des argumentateurs ; et ces jets de lumière qui leur échappent sont
précieux à recueillir. Les courts examens que le docte Corneille a faits de ses
propres ouvrages éclaireraient seuls toute la poétique du théâtre. Écoutons ici
l’auteur de Bajazet.
« Je ne conseillerais pas, dit-il, à un auteur de prendre pour sujet d’une tragédie
une action aussi moderne que celle-ci, si elle s’était passée dans
le pays où il veut faire représenter sa tragédie, ni de mettre des
héros sur le théâtre qui auraient été connus par les spectateurs. Les personnages
tragiques doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les
personnages que nous avons vus de si près. — L’éloignement des pays répare en
quelque sorte la trop grande proximité des temps ; car le peuple ne met guère de
différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en
est à mille lieues. C’est ce qui fait, par exemple, que les personnages turcs,
quelque modernes qu’ils soient, ont de la dignité sur le théâtre. On les regarde de
bonne heure comme anciens. Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes.
Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent
dans le sérail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent
dans un autre siècle que le nôtre.
« C’était à peu près de cette manière que les Persans étaient anciennement
considérés des Athéniens.
« Aussi le poète Eschyle ne fit point de difficulté d’introduire dans une tragédie
la mère de Xercès, qui était peut-être encore vivante, et de faire représenter sur
le théâtre d’Athènes la désolation de la cour de Perse après la déroute de ce
prince. »
Ces judicieuses remarques de Racine attestent le soin qu’il prit de considérer toutes
les circonstances convenables à l’action qu’il choisissait pour la scène, et combien
il fut attentif aux leçons de l’antiquité, pour s’en appuyer toujours dans sa
carrière, et ne
s’égarer jamais. Négligerons-nous de
prendre les mêmes soutiens et les mêmes précautions ? Et, plus faibles que lui,
serions-nous assez orgueilleux pour oser marcher sans règles ? L’effet de
l’imagination qui ne s’attache qu’aux choses anciennes et lointaines, effet dont il
rend si bien compte, nous avertit encore que la tragédie se fonde moins sur le vrai
que sur l’idéal. Rien ne le prouve mieux que cette nécessité de préférer dans la fable
ou dans l’histoire les faits qui n’ont pas eu de témoins, et les héros que les vivants
n’ont pu voir. L’illusion s’accroît, il est vrai, par l’éloignement des temps et des
lieux ; et nulle réalité connue ne dément dans l’esprit l’attachante erreur que fait
naître l’imitation poétique. L’antiquité est le berceau du mystère : elle nous
enchante par les vagues prestiges que lui prête notre ignorance de ses annales. Les
actions qui s’y sont passées ne nous sont transmises qu’à travers des voiles épais, et
le temps change les couleurs des choses ainsi que l’espace nuance les aspects offerts
en perspective. Chaque jour nous éprouvons ces perpétuelles mutations des objets dans
nos propres souvenirs, et les images des personnes, dont la mort nous sépare, se
dénaturent assez dans nos pensées pour dépouiller peu à peu de tous leurs défauts les
êtres que nous regrettons, et ne nous figurer que les qualités qui rendent leurs
traits plus agréables et plus chers à notre mémoire. Pourquoi ? c’est que la fatalité
d’une séparation éternelle est mystérieuse pour tous les hommes, autant que l’origine
des âges, et que là se jouent tous les rêves de nos esprits, qui
s’exercent à imaginer ce que nos yeux ne verront plus. Aussi les
héros des époques anciennes nous frappent-ils plus vivement que les héros des époques
modernes. Nous attribuons à Bélus et à Sésostris tous les traits divins sous lesquels
leurs images nous arrivèrent de l’antique Babylone et du fond de la vieille Égypte,
tandis que nous n’envisageons dans les rois de nos temps et de nos pays que des hommes
tels que nous. Les circonstances de leurs vies, plus certaines, et publiquement
constatées, ne se laissent manier ni altérer au gré du poète ; et gêné par les
historiens, il est réduit à se montrer moins inventeur que translateur. Peut-être
cette cause produit-elle le désavantage attaché au grand sujet du poème de la
Pharsale, et la supériorité de la petite fable qui servit de
fondement à l’immense Iliade.
Concluons qu’il faut le plus fréquemment puiser à la source des traditions douteuses,
puisque la poésie dramatique n’est jamais plus éclatante et plus belle que dans les
fables surprenantes, et conséquemment rehaussées par l’imaginaire. Suivant ces
raisons, le fait tragique, simple ou composé, doit être
, imposant, triste, étendu, concerner principalement le sort des nobles
personnages et secondairement celui des nations, et se tirer, autant qu’on le peut,
des temps et des lieux reculés.
La seconde condition de la tragédie est la mesure de l’action.
Aristote nous dit qu’elle ne doit pas excéder la durée d’un tour de soleil ou peu
au-delà. Cette règle fut une loi pour les poètes de son temps, en devint une pour les
tragiques latins et italiens, et
pour nous ; elle n’est pas
respectée chez les autres peuples. Nous chercherons la valeur des motifs qu’ils ont de
s’en affranchir, quand nous débattrons les raisons pour et contre les trois unités
fondamentales. Je me borne ici à ce qui regarde nos propres règles. La mesure de
l’action tragique ne comportait, chez les Athéniens, qu’un grand acte dont les Latins
ont divisé les parties en cinq actes, et les Français en cinq et en trois. Il est
facile de distinguer les actions qui conviennent à l’une ou à l’autre de ces deux
dernières coupes ; quand le fait est simple et ne contient qu’une péripétie, rarement
sa matière fournit à plus de trois actes, ou bien il faut l’associer à un fait
épisodiquer souvent préjudiciable à ses beautés. Philoctète, Esther, la Mort de
César, ne contiennent qu’un seul changement de sort qui précède la
catastrophe : il est donc évident que la meilleure coupe est celle des trois actes,
division naturelle en des sujets si nus ; le premier servant à l’exposition, le second
à l’ample développement du nœud, et le troisième au dénouement. Quand le fait est
composé ou compliqué d’intérêts, d’intrigue, et de nombreuses péripéties, la division
des cinq actes est rigoureusement nécessaire ; autrement l’action, trop resserrée, y
serait à l’étroit, ce qui lui ôterait son aspect majestueux. Voltaire se trompa, dans
sa jeunesse, sur les justes proportions de l’Œdipe-Roi, dont l’action,
quoique unique et simple, se compose de situations continuellement diversifiées par
l’attitude du héros principal, et qui, sans autres éléments que ceux de l’ouvrage
original, réussirait admirablement aujourd’hui dans
une
imitation scrupuleuse. L’auteur français avoua lui-même, lorsqu’il eut la profonde
expérience du théâtre, que les amours épisodiques de la vieille Jocaste déparaient la
beauté de cette antique tragédie. Je renvoie à ses préfaces et à ses notes
instructives, comme à celles des autres grands maîtres. La Harpe soumit plus
judicieusement le Philoctète à la mesure des trois actes, et le bon
goût l’éclaira sans doute en cette heureuse détermination.
Nous avons dit que le fait tragique se formait quelquefois de deux actions habilement
jointes ; mais rarement ont-elles, comme dans l’Andromaque, une égale
importance qui les tienne sans cesse en un juste équilibre : souvent l’une d’elles est
prépondérante sur l’autre ; conséquemment la plus grave domine dans la majeure partie
de tous les actes, et la secondaire n’occupe que le peu d’intervalle que l’autre lui
laisse. On en voit l’exemple dans la distribution des rôles d’Ériphile et d’Aricie qui
coopèrent à la première action, ne l’interrompent jamais, et ne sont pourtant oubliés
nulle part. Si le poète, séduit par un fait accessoire, l’étend disproportionné ment,
le succès même de ce hors-d’œuvre ne couvre pas l’aspect de la faute aux yeux des
vrais juges, et ne leur déguise pas l’inhabileté de l’auteur. L’art ne se manifeste
pas en réussissant au hasard, mais en exécutant la volonté marquée dans le plan qu’il
se forma. C’est à cette faculté qu’on reconnaît les ouvrages des hommes qui sauront en
faire de nouveaux, et, au défaut contraire, ceux qui démentiront les promesses d’un
talent dont ils trahissent l’espoir.
Souvent la puissance du génie féconde la stérilité d’un
fait ; souvent la force de l’esprit, au contraire, en réduit l’étendue et la
complication à d’étroites convenances. Tout autre auteur que Racine, moins rempli de
l’esprit des prophètes Hébreux et d’un céleste feu de poésie, n’eût trouvé dans le
péril de Joas que la mesure de trois actes, et son talent infini en a tiré les cinq
divisions de son admirable Athalie. Tout autre auteur que Corneille,
moins profond dans la connaissance de la politique et des grandes âmes, n’eut exposé
qu’à peine en huit actes l’inextricable intrigue de son Héraclius qu’il
resserra dans la mesure ordinaire, sans y rien obscurcir. Il fit un prodige dans le
genre opposé, en donnant l’étendue de cinq actes à la courte action de ses
Horaces. Cette nécessité d’observer la mesure propre à l’action est
tellement considérable que la beauté des drames en dépend ; ainsi que la perfection
des statues ou des figures d’un peintre résulte de la proportion correcte de leur
dessin. Si la fable est trop distendue, elle devient lâche, fatigante, et s’amollit en
tous ses mouvements. Si la fable est trop abrégée, ses situations trop rapides se
confondent par leur multiplicité : les événements s’y entassent, et les coups,
précipités l’un sur l’autre, ne jettent plus aucun éclat, et ne laissent nulle
empreinte durable dans le souvenir. La quantité des surprises qui s’y accumulent nuit
à l’étonnement que chacune d’elles exciterait, et tous les frais que l’auteur se mit
en peine de faire pour acquérir les suffrages, ne lui valent que des mépris. Ce défaut
naît de trois vices, ou de la chaleur d’une imagination trop
emportée qui étrangle son sujet, ou de l’indigence d’esprit et d’instruction qui ne
saurait fournir à l’abondance des matières, ou du manque de préméditation qui gâte les
écrits expédiés à la hâte.
La troisième condition de la tragédie grecque, italienne et française, est
l’exactitude des trois unités d’action, de jour, et de lieu ; règle
qui ne fut pas suivie dans toutes les nations. Personne ne contestera que cette loi ne
fut pas instituée par le caprice, et que son excellence, quant à ce qui regarde
l’action, tient à l’obligation de suivre les effets de la nature : le projet d’un
auteur devant être d’attacher, le plus qu’il peut, l’attention de son auditoire au
fait qu’il lui expose, nul doute que le plus puissant moyen de la captiver, ne soit de
la concentrer sur un objet unique. Nos yeux, nos oreilles et notre esprit ne
poursuivent point à la fois plusieurs choses aussi vivement qu’une seule. Lancez d’une
raquette trois ou quatre balles, ou d’un arc le même nombre de flèches, l’œil sous
lequel vous les faites partir, les perd toutes de vue en voulant les accompagner
ensemble dans leur course ; n’en lancez qu’une, et le regard, qui ne s’en distrait
point, suit sa direction jusqu’à son but. Les sons dominants qui se succèdent dans une
phrase musicale sont ceux qui portent à l’oreille l’impression distincte de la mélodie
que la complication des accords détruirait, si le ton ne s’en détachait pas sur
l’harmonie pour faire saisir ses seules modulations. Pareillement, l’esprit ou le cœur
ne se passionne jamais mieux que pour une idée ou pour un sentiment unique. Tous les
objets qui l’en détournent divisent
la force de
l’impression excitée, et le caractère du fanatisme et de l’amour n’est si profond et
si obstiné, que parce que l’un ou l’autre concentre toutes les affections de notre âme
sur la seule image d’un dieu, d’une créature, ou d’une loi.
De ce principe naturel vient cette obligation de borner le fait dramatique à
l’unité de péril du héros, unité qui emporte avec elle l’unité d’intrigue. Ce n’est
pas que plusieurs actions particulières, mais imparfaites, n’y puissent concourir au
complément du fait principal ; mais chacune doit y aboutir et s’y confondre pour
l’accomplir au dénouement. Il faut de plus que ces actions secondaires naissent du
fonds même de la fable et non du dehors. « Il y a grande différence, dit
Aristote, entre les événements qui viennent les uns après les autres et ceux qui
viennent les uns à cause des autres. »
Dans cette maxime est tout le
secret de l’unité d’action.
L’Œdipe-Roi, de Sophocle, Philoctète, Cinna, Polyeucte,
Athalie, et la plupart des pièces italiennes d’Alfieri, sont des modèles
de cette unité.
L’unité absolue de temps dut être exigible dans les tragédies grecques qui ne
formaient, comme je l’ai dit, qu’un seul grand acte de toutes leurs scènes, et sans
doute il serait à désirer que la durée de l’action n’excédât pas celle de sa
représentation même, pour jeter le spectateur dans une illusion complète. Mais trop
peu de sujets se prêtent à cette rigueur. La scène eût perdu ses plus beaux
ornements, si les grands maîtres n’eussent élargi la carrière en prolongeant la
mesure à celle d’un jour, et quelquefois la moitié d’un autre. Ils furent plus
jaloux d’observer les proportions
véritables du fait d’où
résulte la grandeur des effets que d’affecter l’exacte soumission à une règle qui
eût rétréci le sujet. La limite qu’ils ont posée est d’autant plus sage, qu’une plus
longue mesure de temps entraîne nécessairement une succession de faits détachés,
destructive de l’unité de la fable. Le Jules César de Shakespeare
présente deux parts de la vie de Brutus, et non un seul péril de ce héros ; cette
pièce, qui contient plusieurs mois, se compose de la mort du tyran dans Rome et de
la mort du libérateur à la bataille de Philippesaf. Évidemment il y a là deux pièces, et non une tragédie.
Malgré les beautés surprenantes qu’a répandues l’auteur anglais dans cette grande
imitation des caractères et des troubles publics, la licence que prit son génie ne
l’a conduit qu’à une imperfection du genre. Ajoutez que, dans une longue durée de
temps, mille circonstances ont influé sur le sort, les traits et les humeurs des
personnages, que le spectateur n’en peut être informé, et que son imagination,
forcée à remplir ces lacunes, travaille sans cesse lorsqu’elle ne devrait que se
prêter à la plénitude du spectacle. Il est rare d’ailleurs que le fait tragique ne
s’accomplisse pas facilement en un jour : on le prend tout voisin de sa
catastrophe ; et commençât-il dès la naissance du héros, l’artifice de l’exposition
ramène aisément les intérêts au point où se noue l’intrigue, pour arriver bientôt
jusqu’au terme où elle se débrouille entièrement. Si le sujet oppose des difficultés
à remplir cette obligation, c’est alors que l’art éclate davantage, et n’en est que
plus admiré : cause nouvelle de plaisir pour le spectateur, qui s’en étonne. Si le
sujet s’y refuse absolument, peut-être vous
prouverai-je qu’on n’est plus tenu à respecter cette loi, et que les grands maîtres
nous ont appris à compenser le désavantage de commettre une faute par le profit des
beautés qu’on sacrifierait à s’en abstenir, pour éviter un vain reproche. Mais
gardons-nous le plus possible d’écarter ces barrières qui ferment la lice tragique à
la barbarie ou à l’impuissance des médiocres talents.
L’unité de lieu suit nécessairement les deux autres ; en effet, le peu de temps
donné à l’action ne permet aux personnages de parcourir que peu d’espace. La
vraisemblance requise dans l’imitation tragique exclut les changements de villes et
de contrées dont le spectacle ne s’opère que par les ressorts du décorateur, par la
même raison qu’elle exclut les mouvements des machines. Rien ne déconcerte plus
l’accord de la fable avec la vérité, que ces translations soudaines d’un pays en un
autre, et que ces passages subits d’un héros en des lieux éloignés de ceux où les
yeux le virent à la même heure. La régularité voudrait que le tableau posé sous les
regards dès le commencement de la tragédie, ne se dérangeât nullement jusqu’à la
fin, pour que le spectateur, une fois transporté sur le lieu, et ne sortant plus de
là, pût s’identifier avec les rôles qu’il voit jouer, et pour que sa vue, satisfaite
du premier appareil, n’apportât plus aucun trouble à son idée. Mais cette belle
règle coûte si souvent aux convenances, que les habiles auteurs ont eu rarement le
pouvoir de s’y soumettre sans les blesser. Aussi leur opinion estime-t-elle peu
préjudiciable de faire passer leurs acteurs d’une chambre dans une salle, d’un
temple à une place publique, ou sous quelque vestibule,
mais toujours dans une même ville : pourvu qu’on ne remue rien sur le théâtre,
durant le cours d’un acte, mais dans l’intervalle qui le sépare de l’acte suivant.
Cette restriction n’est en usage que chez les Français où l’art s’est le plus épuré.
Les Grecs disposaient tout d’avance en figurant à la fois plusieurs lieux voisins
les uns des autres dans la même décoration : on n’expliquerait sans cela ni les
mouvements de leurs personnages, ni l’ordonnance de leurs drames. Instruits de cette
triple condition des unités, déclarons la difficulté d’y satisfaire, et
particulièrement en ce qui touche celle du lieu. Corneille avoue qu’il n’a pu
lui-même y astreindre que trois de ses tragédies, les Horaces,
Polyeucte, et la Mort de Pompée. Nous avons ses avis
imprimés dans son discours sur cette matière : c’est ainsi qu’il le termine :
« Il est facile aux spéculatifs d’être sévères, mais s’ils voulaient donner dix
ou douze poèmes de cette nature au public, ils élargiraient peut-être les règles
encore plus que je ne fais, sitôt qu’ils auraient reconnu, par l’expérience,
quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles
choses elle bannit de notre théâtre. »
Et ailleurs :
« Il est si malaisé qu’il se rencontre dans l’histoire, ni dans l’imagination des
hommes, quantité de ces événements illustres et dignes de la tragédie, dont les
délibérations et leurs effets puissent arriver en un même lieu, et en un même
jour, sans faire un peu de violence à l’ordre commun des choses, que
je ne puis croire cette sorte de violence tout à fait
condamnable, pourvu qu’elle n’aille pas jusqu’à l’impossible. Il est de beaux
sujets où l’on ne la peut éviter, et un auteur scrupuleux se priverait d’une telle
occasion de gloire, et le public de beaucoup de satisfaction, s’il n’osait
s’enhardir à les mettre sur le théâtre, de peur de se voir forcé à les faire aller
plus vite que la vraisemblance ne le permet. »
On ne niera pas que cette indulgence, sollicitée par le vieux fondateur de notre
scène tragique et comique, est bien contraire à la rigueur des lois que prétendent
nous imposer les aristarques du jour. Ces derniers, sans avoir tenté les moindres
épreuves du théâtre, furent prompts à nommer barbares et novateurs ceux qui ont
voulu soumettre les préceptes à la discussion pour les adopter sciemment, et qui, ne
les recevant pas avec un aveuglement religieux, refusent de croire que des nations
entières soient stupides pour suivre des dogmes différents. Leur exclusion
intolérante des beautés qui ressortent de chaque autre méthode admise par les
étrangers, leur fait préférer les vices même d’un trop étroit attachement aux
règles, à la certitude de plaire et d’émouvoir au prix de quelque inexactitude.
Cette manie me semble nuisible à la création d’une multitude de beaux sujets
dramatiques, et tient plus de la pédanterie que du savoir.
Je vous amuserai peut-être en supposant un dialogue entre un de ces opiniâtres
scholiastiques, et un amateur éclairé des spectacles, tous deux piliers du théâtre.
Leur conversation allégera la gravité
dogmatique d’une
leçon qu’elle continuera non moins utilement.
(A) Ignorez-vous, Monsieur, le précepte formel de Boileau, le législateur des
poètes ?
(B) Je sais ces vers par cœur, Monsieur ; vous prenez une peine superflue à me les
redire sans cesse ; et je prise cette maxime théâtrale ; mais je ne l’interprète pas
avec une rigueur pareille à la vôtre. Quelle que soit ma satisfaction à voir un
drame assujetti aux unités, et la préférence que je lui accorde sur les poèmes
irréguliers, je ne méprise pas pour cela celui qui manque de l’une des trois, si la
fable en est noble, attachante, et rend son irrégularité indispensable, de telle
sorte qu’on n’eût pu me la présenter sans prendre cette licence. J’aime mieux que
l’auteur ne l’ait pas rejetée par un timide scrupule que d’être privé du plaisir de
l’admirer.
(A) Moi, Monsieur, je n’admire rien qui ne soit dans nos préceptes ; et, depuis les
Grecs, jusqu’à nous, les grands maîtres ont fait ma loi sur ce point, et non les
bizarres caprices des muses étrangères. Aristote me tient tant au cœur, que votre
goût vicié m’irrite, et que je me sens en colère de vous entendre seulement débattre
un avis contraire au mien, sur des règles si sacrées !
(B) Quel zèle vous avez, Monsieur, pour la triple unité ! Ce n’est pas la trinité
sainte, et pourtant vous ne défendriez pas celle-ci plus dévotement, et
l’entendriez attaquer avec plus de tolérance. Mais, comme il n’est
pas criminel d’examiner les mystères du goût plus librement que ceux de la foi,
permettez-moi de n’être pas fanatique, et veuillez que, sans nous fâcher, nous
discutions un peu les choses. Vous ai-je dit que je n’estimasse pas la règle
fondamentale dont nous parlons ?
(A) Certes vous la voulez déprimer dans l’opinion, puisque vous excusez les auteurs
qui s’en affranchissent.
(B) Non, Monsieur, je les blâme, s’ils le font par l’impuissance du talent, et non
par la nécessité du sujet.
(A) Quelle nécessité d’admettre un sujet non susceptible de l’application des
règles, et de quitter la trace des poètes athéniens et des modèles français ?
(B) Votre mémoire, Monsieur, ne vous rappelle donc pas qu’Eschyle s’est affranchi
des unités dans la tragédie des Euménides, dont la première partie se
passe au portique et dans l’intérieur du temple de Delphes, et la seconde dans le
sanctuaire du temple de Minerve, où les furies poursuivent Oreste jusqu’au milieu
d’Athènes ?
(A) La tragédie, Monsieur, était à son enfance, du temps d’Eschyle, et son exemple
ne fait pas loi.
(B) J’y consens ; mais remarquez que l’Ajax de Sophocle va se tuer
dans un autre lieu que celui où le spectateur vit ce héros avec le chœur placé sur
le théâtre, et que le spectateur le voit encore s’immolant dans cet autre endroit
nouvellement figuré sur la scène.
(A) Vous ne tirerez pas de semblables exemples
d’Euripide.
(B) Euripide, Monsieur, m’en fournira d’une autre sorte pour vous convaincre. La
victoire d’Hyllus, qui suit le sacrifice de Macarie dans la tragédie des
Héraclides, outrepasse l’unité de temps, et comporte une duplicité
d’action. Le sacrifice de Polyxène, le partage des captives troyennes, et le départ
de la pythonisse Cassandre, esclave d’Agamemnon, sont des autorités frappantes dont
pourraient s’appuyer les auteurs qui voudraient imiter les Grecs dans toutes leurs
licences contre les mêmes unités.
(A) Soit, Monsieur ; renonçons aux anciens pour défendre la règle en question, et
convenons que, l’art s’étant perfectionné depuis Racine, l’inobservation de sa loi
la plus importante contrarie la pratique assidue de nos meilleurs poètes.
(B) Vous vous résignez donc, Monsieur, à ne plus m’opposer l’autorité d’Eschyle, de
Sophocle, et d’Euripide ! Si je vous ai déjà réduit à cette extrémité, que deviendra
votre sévère théorie, quand je vous réfuterai par l’opinion et l’exemple de
Corneille, de Racine, et de Voltaire ?
(A) Oh ! ceci est fort ! Et vous me feriez croire que je dogmatise sur les choses
de théâtre sans y rien connaître…
(B) peut-être.
(A) Sans y avoir bien réfléchi…
(B) Pas plus que tant d’autres !
(A) Qu’enfin je me suis empreint de la lettre des auteurs grecs, latins et
français, sans en avoir saisi l’esprit, ni bien jugé le texte !
(B) Patience, Monsieur ! Ce malheur est celui de
quelques hellénistes plus érudits que je ne le suis, mais moins méditatifs sur les
méthodes des praticiens. Discutons. Les différents actes du Cid ne se
passent-ils pas dans le vestibule d’un palais, dans la salle d’audience d’un roi,
dans une place publique, et dans la chambre de Chimène, où Rodrigue s’introduit si
dramatiquement après le meurtre du père de sa maîtresse ?
(A) D’accord, Monsieur ; mais le jugement d’une société savante condamna ces mêmes
défauts dans cette illustre tragédie.
(B) Eh bien ! eût-il fallu sacrifier un si brillant ouvrage à l’intérêt de n’y pas
souffrir ces imperfections inévitables ? Et ne puis-je à mon tour vous citer aussi
Boileau ?,
(A) Ce que vous me dites est bel et bon ! mais l’irrégularité du Cid
empêche de le choisir pour modèle, et c’est un admirable écart du génie, qu’on
pardonne en faveur de son vif éclat.
(B) Vous en direz donc autant, Monsieur, d’Héraclius et de
Rodogune ? L’action de l’un de ces ouvrages se passe, tantôt chez
Phocas, tantôt chez Léontine, ou dans un salon commun à tous les personnages.
L’action de l’autre tragédie devient inexacte, si Cléopâtre et Rodogune, implacables
ennemies, s’entretiennent de leurs secrètes vengeances
avec les deux princes, l’une pour leur demander la tête de leur maîtresse, l’autre
la mort de leur mère, dans le même endroit où chacune peut surprendre l’autre, et la
punir de ses criminelles révélations.
(A) Les pièces dont vous me parlez, Monsieur, ont encore des singularités que
Corneille emprunta du mauvais goût espagnol.
(B) Nous reviendrons, Monsieur, sur l’art d’user de ces utiles emprunts que
savaient faire aux théâtres étrangers les grands maîtres, qui les dédaignaient moins
que vous. Mais considérons une pièce plus pure, et au-dessus de toutes les
critiques : Cinna, par exemple.
(A) Tout ce qu’il vous plaira, Monsieur : mais je tiens à la stricte unité de lieu
comme aux deux autres, et je ne souffre pas qu’une seule coulisse bouge de sa place,
dès qu’une fois la toile est levée.
(B) Quoi donc ? il ne vous paraît pas hors de vraisemblance qu’Émilie et Cinna
conspirent dans la chambre même où vient Auguste tenir conseil !
(A) Non, Monsieur ; je suis fait à cette habitude, et cela ne me choque pas autant
qu’un mouvement de décoration.
(B) Ainsi vous trouveriez bon que les conjurés s’emportassent à crier près des
oreilles de l’empereur romain qu’ils vont le tuer, sans qu’il se doutât de leur
complot ?
(A) C’est une fiction de théâtre : je sais que cela n’arrive pas ainsi dans le
monde ; mais peu m’importe, pourvu qu’on ne blesse pas la règle.
(B) C’est en être plus épris que Corneille
lui-même, qui
déclare, en notant ce défaut d’unité, qu’il faut que ses acteurs paraissent, tantôt
dans l’appartement d’Émilie, et tantôt dans celui d’Auguste, et qui sacrifia une
délicatesse de la règle à l’importance de la vérité dans l’imitation.
(A) Mais Racine, Racine, Monsieur, le plus correct des auteurs…
(B) Oh ! Racine ne fut pas plus esclave de son art, en représentant Esther en son
palais au premier acte, dans la salle du trône d’Assuérus au second, et dans les
jardins de sa retraite au troisième. Dirai-je plus ? l’immobilité des décorations
nuit un peu aux illusions de la terrible scène où Néron, caché, surprend son frère
Britannicus aux pieds de Junie épouvantée. Est-il vraisemblable que, dans la pièce
de Zaïre, le vieux Lusignan et sa famille se livrent aux transports
de leur zèle chrétien, dans l’appartement même du musulman Orosmane, qu’ils
redoutent encore ? Ne serait-il pas plus raisonnable que le lieu changeât, puisque
Voltaire ne se fit aucun scrupule d’altérer l’unité de lieu dans la pièce de
Tancrède.
(A) Courage, Monsieur ! continuez, vantez le dérèglement, et bientôt nous n’aurons
d’applaudissements à donner qu’aux imitateurs des Shakespeare et des Lope de
Vegaag. Pour former
notre muse tragique, envoyez-la par monts et par vaux courir les théâtres
d’Espagne ! Oui, comme le dit encore Despréaux,
(B) Expliquons-nous, je vous prie, Monsieur, et
n’exagérons rien. J’ai commencé par vous dire, et je le répète, que la contrainte
des trois unités me semble la plus recommandable, et qu’elles sont fondées sur la
nature même de la vraisemblance théâtrale. Le respect de cette loi contribua
toujours à la beauté des plus parfaites tragédies et des comédies les plus
régulières : mais n’arguons pas de là que, pour en bien estimer la sévérité, il
faille en adopter la rigueur. Les fameux exemples que nous offre la scène ne
remplissent pas tous la triple condition qu’elle comporte. Tous les sujets n’en sont
pas susceptibles, et la gêne souvent fructueuse qu’elle impose devient quelquefois
contraire à l’admission des beautés d’un autre ordre qu’elle exclut. Il n’est pas
besoin que le spectateur ait vu Richard III, encore enfant, vieillir d’acte en acte
sous ses yeux, pour s’intéresser au tableau prolongé des révolutions de son aine
criminelle durant le cours de ses vastes intrigues politiques. La richesse de cette
peinture a droit d’étonner en un spectacle à qui le génie de l’auteur anglais donne
autant de profondeur que d’étendue. Dépouillez cette pièce immense des accessoires
grossiers qui la souillent, des incidents bizarres qui la dégradent ; tirez l’or
pur, dont elle est étincelante, de son alliage et de la fange qui le couvre ; mais
gardez-vous de resserrer en vos mesures accoutumées les proportions hardies qui la
rehaussent, et vous en admirerez la sublimité . Croyez-vous qu’un
peuple, éclairé par le sage esprit d’Addison, soit tout à fait dénué de goût et de
sens, lorsqu’il se plaît à suivre la longue carrière
ambitieuse de Macbeth, depuis le jour où ce chef superstitieux, frappé par les
horoscopes des prophétesses, sent palpiter son cœur au premier désir d’un crime qui
peut le couronner, et se débat contre cette fatale idée, jusqu’au jour où, devenu
l’instrument du féroce orgueil de sa femme, les mains trempées dans le sang, et si
épouvanté de son forfait, qu’il n’entend même plus sans peur bourdonner les insectes
de son foyer, il entasse meurtre sur meurtre pour couvrir son usurpation ? grande et
forte image de l’enchaînement d’un premier crime qui précipite les coupables à de
nouveaux attentats. La durée même du temps que l’auditeur s’imagine être écoulé
durant la représentation ajoute en son esprit à la longueur des supplices du héros.
D’ailleurs l’unité de passion graduées et de caractères profonds, est partout
conservée dans le déroulement de ces lugubres intrigues ; qualité éminente des
tragédies de l’Eschyle anglais. J’estime que l’aspect de ce haut genre de beauté,
quelque informe qu’elle soit, peut compenser aux yeux d’un juge impartial le tort
des plans désordonnés du vieux Shakespeare ; et je m’accuserais de réduire
minutieusement à notre juste compas la mesure de ses gigantesques et surprenantes
compositions. Interrogez les hommes de bonne foi, qui, bien instruits des règles, et
prévenus en leur faveur par leur éducation, reviennent des pays étrangers après
avoir assisté à leurs spectacles. Ils avoueront que, saisis des beautés qu’ils y
trouvaient, loin de se sentir choqués, à peine s’apercevaient-ils qu’elles
manquassent de régularité, tant ils furent emportés et
séduits par elles. Si quelques écrivains, frappés des effets de ces productions
exotiques, essayaient de les transplanter après sur notre théâtre, en les soumettant
à notre coupe sévère, ils en élaguaient les beautés supérieures, et les rendaient
méconnaissables. De cet inconvénient partent tant d’injustes critiques sur la
littérature de nos voisins. Les Français, sans contredit, savent mieux construire
leurs drames, mieux lier leurs scènes entre elles, et mieux faire tourner tous leurs
actes sur un même pivot. Les changements de décorations à chaque scène, l’absence
des personnages qui laissent le théâtre vide lorsque d’autres les viennent
remplacer, la rupture des liens de l’action, sont autant de vices que je ne prétends
pas défendre, et qui nuisent au vraisemblable dans les drames des étrangers. Mais ne
doutez pas que si quelque héros , quelque fameuse époque, nécessitait,
pour être dignement représentée, qu’un heureux génie créât une œuvre tragique dont
les règles inusitées sortissent du sujet même et de ses circonstances particulières,
ne doutez pas, vous dis-je, qu’il aurait tort d’y renoncer en l’honneur de nos
préceptes, et que les suffrages publics ne le récompensassent avec éclat des
émotions neuves et profondes qu’il exciterait en la produisant.
(A) Adieu, adieu, Monsieur, je vois où cela va : fermons la porte du théâtre ; vous
y introduisez la barbarie. Vous croyez qu’il est facile de s’imaginer qu’un mois
entier s’est écoulé comme un seul jour dans l’intervalle des actes. Vous trouvez de
belles choses sur les théâtres des nations étrangères…
] (B) Oui, Monsieur, et je leur préfère pourtant le
théâtre français, parce qu’il hérita le mieux des trésors du théâtre d’Athènes et de
l’esprit attique.
(A) Brisons là, Monsieur, car jamais nous ne nous entendrons, et je ne démordrai
pas de ma routine.
(B) Restez-y, Monsieur ; d’autres hommes seront moins sourds que vous à mes
raisons, et n’en respecteront pas moins l’importance de la règle des unités.
Séparons-nous, chacun avec notre avis, comme on le fait toujours. Mille choses dont
j’aurais encore à vous convaincre, en prolongeant cette discussion, la rendraient
peut-être fatigante. Adieu donc ! J’ai déjà peur qu’on ne nous écoute, et qu’on ne
me fasse dire, en répétant mes paroles, tout le contraire de ce que j’ai dit.
Ce dialogue contient, je crois, les remarques que j’avais à vous faire sur la
condition des trois unités.
Concluons qu’on satisfait bien à la règle des trois unités, en ne donnant
strictement à l’action que la mesure de la représentation même ; moins bien, en
l’étendant à la durée d’un jour ; et qu’on en sort vicieusement, en lui faisant
outrepasser ce terme, à moins que cette licence ne soit forcée par les circonstances
du sujet, et rachetée par les avantages du sublime. Du reste rien ne démontre mieux
à quelle perfection supérieure les trois unités conduisent, que l’examen de
l’Œdipe grec et d’Athalie, modèles aussi purs dans
le genre tragique, que le sont le Laocoon et l’Apollon du Vatican dans la sculpture,
et, conséquemment, les types véritables du beau idéal en poésie dramatique.
Les quatrième et cinquième conditions du genre sont le vraisemblable et le nécessaire, qu’Aristote joint ensemble,
et que Corneille distingue en les expliquant très bien. Je les traite sans les
désunir, parce que tous deux se suivent de près ; et, quoique différents l’un de
l’autre, ils sont inhérents dans la composition. L’un et l’autre ont deux espèces : le
nécessaire et le vraisemblable, ordinaires et . Le nécessaire est ce
qui résulte d’une volonté, d’une passion, ou d’un fait, entraînant leur suite
indispensable. Une épouse est trahie, et violente ; il est nécessaire qu’elle se
venge ; cette nécessité est naturelle en ce personnage. Mais cette femme est Médée, et
l’opinion reçue est qu’elle immola ses propres enfants pour mieux désoler son mari
parjure : cette nécessité, que commande le sujet, est , puisqu’elle eût
pu choisir une vengeance moins atroce. Il en est ainsi de la tradition adoptée sur
l’action de la sœur de Philomèle meurtrière de l’enfant de Térée, et du repas sanglant
qu’Atrée doit préparer à Thyeste. Les pièces de Crébillon et de Voltaire sur ce
dernier sujet sont mal combinées ; car les moyens qui concourent à l’énormité de la
catastrophe manquent de vérité. Dans Voltaire, l’offense est trop affaiblie et trop
récente pour nécessiter une si noire vengeance. La colère n’a jamais la préméditation
du ressentiment, dont le temps seul accroît la force jusqu’au période qui la relâche.
Dans Crébillon, au contraire, la haine d’Atrée, nourrissant pendant vingt années son
noir projet, et le soin recherché d’élever le fils de son
frère pour l’égorger ensuite, sont hors du naturel et du possible ; car le temps
change et use les plus fortes passions comme tout le reste. Il n’est pas
vraisemblable, d’ailleurs, qu’Atrée immole Plisthène, ayant son père en sa puissance.
Il eût fallu que l’aspect imprévu de Thyeste, longtemps fugitif, renouvelât les
frénésies d’un courroux qu’il eût pu croire éteint ; et que ne pouvant s’attaquer à
lui, sa fureur prît son fils pour nécessaire victime. Le fait, tel que l’arrange
Crébillon, cause une horreur sans pathétique ; et ce défaut, malgré les beautés que
nous remarquerons dans cette pièce, rend le dénouement plus hideux que terrible.
Le nécessaire n’est pas seulement dans la marche et l’objet de la fable ; il est
aussi, dans le dialogue, la conséquence de ce qui s’est dit, et, dans les scènes, la
liaison des causes qui les enchaînent successivement. Une juste logique est le
nécessaire naturel : une logique passionnée est le nécessaire . César
excuse par des motifs spécieux l’audace de sa tyrannie à Brutus : les raisons que lui
oppose la vertu du héros républicain sont une simple nécessité du rôle, dont le
caractère est donné par l’histoire ; mais César attaque son cœur par les sentiments de
famille ; l’éloquence de Brutus, qui se défend alors par les sentiments d’un
patriotisme héroïque, est une nécessité dans ce même rôle, pour qu’il
paraisse conséquent avec soi-même. Telles sont les deux espèces du nécessaire dans le
discours. Les historiens nous apprennent que César a péri sous la main de Brutus : il
est simplement nécessaire que la
tragédie, construite sur
ce sujet, se termine par la mort du général romain sous les coups de ce même citoyen ;
mais il découvre, en conspirant, qu’il est fils de l’usurpateur, et la nécessité
historique du parricide, qui venge son pays, devient alors surnaturelle. Telles sont
les deux espèces du nécessaire dans l’action.
Le nécessaire consiste encore à presser inexactement le fait dans la mesure du temps
et du lieu y obligation qui gêne souvent la vraisemblance. Il en est de lui dans la
tragédie, ainsi que dans la politique : l’irrégularité n’est plus une faute dans
celle-ci, et l’iniquité cesse d’être condamnable dans celle-là, dès qu’on y fut forcé
par une indispensable nécessité. L’on ne blâme, dans l’une et dans l’autre, que le
vice ou le crime superflu, et qu’on peut ne pas commettre. On sait qu’il n’en est pas
de même de la morale. Je n’aurais pas besoin de vous dire, s’il en était question ici,
qu’elle ne reconnaît aucun prétexte qui autorise les crimes. Je n’en considère la
nécessité que dans l’art dont nous nous occupons. Il eût été possible qu’un transport
soudain suscitât Mérope à lever le poignard sur son fils, au moment de la
reconnaissance ; et ce bel effet eût été pareil, sans que cette reine demandât d’être
elle-même le bourreau d’Égisthe qu’elle croit le meurtrier de son enfant. Cette
férocité gratuite devient donc une faute, parce qu’elle n’est pas nécessaire.
À cette maxime de l’art poétique, on en peut joindre
une
contraire, non moins juste : que le faux a quelquefois aussi sa vraisemblance, et que
l’impossible peut devenir croyable, autant que le possible être difficile à croire.
Nous supposons des dieux ; leur volonté gouverne les actions des hommes, et les
prodiges de ceux-ci, sans être vrais, ont néanmoins leur vraisemblance tragique, à qui
l’opinion commune donne toute la croyance nécessaire. Par cette cause, le monstre
marin, que Neptune déchaîne à la voix de Thésée contre son fils Hippolyte, rend sa
mort dramatiquement vraisemblable.
Le vraisemblable est de deux espèces ; ordinaire, dans les directions et dans les
discours des acteurs qui doivent agir et parler en conséquence de leurs mœurs et de
leurs conditions ; , dans les faits et dans les passions des personnages
divins, fabuleux, ou historiquement héroïques. Corneille établit une autre division
entre le vraisemblable général et particulier, qu’il distingue en ces deux sortes,
dont l’une s’applique aux actions et aux paroles d’un roi, d’un général d’armée, d’un
amant, ou d’un ambitieux, et l’autre à ce que put ou dut faire et dire Alexandre,
Alcibiade, ou Pompée. Mais cette seconde division me paraît superflue, étant comprise
dans la première. L’art de conformer la représentation au vraisemblable exact ou
convenu, n’est pas un des plus faciles à mettre en pratique et à bien juger : le rôle
de l’Hippolyte français pêche par l’invraisemblance des mœurs, en raison de la
tendresse que mêla l’auteur à la chaste vertu qui caractérise ce héros dans le modèle
grec. Le rôle de l’épouse de Thésée, anobli, par notre poète,
l’emporte en beauté sur le même rôle chez Euripide, parce qu’on y
admire,
Il suffit de la raison pour diriger un auteur dans la marche d’une fable et dans la
liaison des discours, convenablement au vraisemblable ordinaire : mais il faut un
génie exercé pour conduire les hauts faits et les passions élevées, par les moyens du
vraisemblable . La plupart des fables éminemment tragiques ont pour
fondement le surnaturel, souvent même le dénaturé qui les rend si terribles. Aristote
et Corneille osent avancer tous deux que leur base, antérieure il est vrai à
l’exposition, est quelquefois l’absurde. Tous deux en citent
l’exemple du meurtre de Laïus, ignoré vingt ans après sa mort, par Œdipe qui en fut
l’auteur, et qui, de parricide, devient encore mari incestueux de sa mère. Corneille
se loue d’avoir tiré d’un pareil fonds de l’absurde les belles
scènes de ses tragédies les plus merveilleuses. Ces aveux nous apprennent qu’une
sublime raison dans le poète, bien au-dessus de la portée d’une raison vulgaire,
éclate dans la difficulté de rectifier le dessin des fictions hardies, d’établir la
conformité dans les mœurs tout à fait imaginaires, de rendre sensible ce qui est plus
qu’humain, et naturel et croyable le divin et l’impossible. C’est par ses grands
efforts de l’art, que les images du vieux et du jeune Horace nous représentent Rome
toute entière ; et que Polyeucte, dégagé des liens temporels et des attaches de la
matière, nous
montre l’âme d’un martyr qui, par son essor
fanatique, s’élance en idées hors de notre monde et aspire à l’éternité. Les
précautions qu’exige cet ordre de conceptions, dépendantes du vraisemblable
, sont plus nombreuses que le présument les dogmatistes, qui n’en ont
pas fait l’expérience. J’ai médité longtemps sur la manière d’offrir avec
vraisemblance l’apparition des mânes, comme dans les pièces grecques, et comme
apparaît l’ombre de Ninus, imitée du spectre d’Hamlet : car c’est encore une erreur de
nos jours que ce préjugé qui n’attribue qu’à la tragédie anglaise la création et
l’emploi de cette sorte de merveilleux : il doit son origine à la peur et à
l’ignorance du peuple crédule aux revenants. L’ombre de Samuel et le songe de
Balthazar dans la Bible, les mânes de Darius dans Eschyle, l’ombre de Polydore dans
l’Hécube d’Euripide, en sont de frappants exemples qui, n’en déplaise
à nos docteurs, remontent à la plus grave antiquité. Convaincu de la répugnance de
notre public pour ces poétiques fantômes, j’essayai d’en réaliser l’illusion à la vue
d’un homme vivant et cru mort par son empoisonneur, à qui le remords trouble le
cerveau : je voulais de plus que l’aspect des tourments secrets d’un homicide,
désarmât soudain un homme prêt à le devenir en se vengeant : pour dramatiser cette
forte leçon, je fis sortir Ophis du tombeau des rois d’Égypte, et ramenai, dans la
nuit, le glaive à la main, devant son frère parricide. Jamais l’épouvante d’un
meurtrier, à l’apparition d’un spectre supposé, ne choqua moins la raison : le
parterre se leva tout entier, plein
de terreur, et les
marques de son suffrage confirmèrent ce que j’avais prévu. Si j’eusse manqué cette
scène originale, je n’aurais eu nulle confiance de mes certitudes en mon art ; et je
prise le seul acte où cet effet se produit, plus que tous les essais que j’ai tentés :
la moindre faute commise l’eût rendue bizarre et ridicule, de vraisemblable et
qu’elle parut. Je prends cet exemple dans une de mes tragédies, parce
que, selon Corneille, on connaît mieux ses propres ouvrages que ceux des autres, et
qu’on y rend mieux compte de ce qu’on a voulu faire.
Ajoutons à ce que nous avons remarqué sur la difficulté d’établir la vraisemblance
des fictions, que souvent même les faits véritables se refusent à la croyance, et que
la tragédie se fonde sur des énormités que l’esprit humain répugne à croire. Le
parricide, l’inceste, le meurtre, l’empoisonnement, les ordres dictés pour le carnage,
sont de tristes réalités que l’instinct de nos cœurs nous porte toujours à démentir,
et dont la multitude s’efforce, autant qu’elle le peut, à repousser l’idée.
L’étonnement que de noirs attentats nous excite fait honneur à l’humanité : car les
hommes rassemblés s’indignent tellement contre les barbaries, qu’on serait tenté de se
persuader que les forfaits sont plus rares parmi les individus séparés. Du concours de
tous les cœurs réunis dans un auditoire, se forme, pour ainsi dire, un seul grand
cœur, qui ne croit qu’à la vertu, qui n’applaudit qu’à ses maximes. L’art du poète, en
lui retraçant l’image des vices féroces et des cruautés,
est contraint, pour la rendre vraie, d’entrer dans tous les mouvements qui les
excusent ; non qu’il veuille, ni qu’il doive en atténuer l’atrocité, mais parce qu’il
doit les expliquer, pour qu’on les comprenne, et les peindre sans révolter les âmes :
autrement le public douterait de l’horreur des actions et de la ressemblance des
portraits. Cette obligation est encore à la gloire de l’espèce humaine, puisque un
penchant général au bien la rend si incrédule aux excès du mal, qu’il est besoin de
motiver fortement les causes qui le font commettre ; puisque, sans le tableau des
frénésies de nos passions, tous les actes sanguinaires nous sembleraient impossibles
et faussement imaginés ; et puisque enfin, pour instruction universelle, toutes les
spécieuses raisons dont les meurtres sont colorés, réduisent le public à ne plus
douter de sa haine pour ceux qui versent ou qui font verser le sang humain. Il les
regarde comme des monstres fabuleux, tant les homicides lui paraissent loin de la
sensible nature des hommes ! Au lieu de renouveler ici le langage des misanthropes qui
les calomnient tristement, je déclare qu’il m’est doux de tirer des inductions de mon
sujet, une preuve de la noble et éternelle tendance du cœur de l’homme à nier la
possibilité des grands crimes, et de clore ma leçon par cette louange due aux
sentiments généreux de nos semblables.
Je crois m’être assez étendu sur les éléments des deux espèces du nécessaire et du
vraisemblable dans les œuvres dramatiques : nous détaillerons dans la suivante les
conditions de la pitié, de la terreur et
de l’admiration,
sujet d’autant plus intéressant, que ces passions sont les trois plus puissants
mobiles de l’âme et de la pensée, et conséquemment de la tragédie.
Nous en sommes à l’examen des conditions les plus importantes du genre tragique, la terreur, la pitié, et le mélange de la pitié et de la
terreur.
Commençons par la pitié, non que ce sentiment soit le plus caractéristique de la
tragédie, puisque la terreur prévalait dans l’opinion des anciens ; mais parce que
notre littérature nous offre plus d’exemples de cette passion que de l’autre, et que
la sensibilité des spectateurs français semble accorder à la pitié la préférence, et
avoir influé sur l’esprit de nos poètes qui l’ont mise au premier rang.
La tragédie n’a d’autre fin, dit Aristote, que de purger la terreur et la pitié par
l’effet de ces passions même. Veut-il dire que la pitié et la terreur tragique nous
guériront de compatir aux peines de ceux qui ne méritent pas d’être plaints, et de
craindre les périls inévitables dans la vie ; ou plutôt que
l’attendrissement aux infortunes des vertueux, et que l’effroi du châtiment des
criminels serviront à nous rendre sagement humains et équitables ? L’obscurité de
cette maxime équivoque a longtemps exercé les scholiastes. Du Molard, en sa
dissertation sur l’Électre de Sophocle et sur le système tragique
ancien et moderne, explique très bien que
« La terreur et l’attendrissement, portés à l’excès, précipitant les hommes dans
les plus grands crimes et dans les plus grands malheurs, les Grecs entreprirent de
corriger l’une et l’autre, et de les corriger l’une par l’autre.
« La crainte non corrigée, non épurée, nous fait regarder comme des maux
insupportables les événements fâcheux de la vie, les disgrâces imprévues, la
douleur, l’exil, la perte des biens, des amis, des parents, des couronnes, de la
liberté, et de la vie. La crainte bien épurée nous fait supporter toutes ces
choses ; elle nous fait même courir au-devant avec joie lorsqu’il s’agit des
intérêts de la patrie, de l’honneur, de la vertu, et de l’observation des lois
éternelles établies par les dieux. Les Grecs enseignaient sur le théâtre à ne rien
craindre alors, à ne jamais balancer entre la vie et le devoir, et à supporter, sans
se troubler, toutes les disgrâces, en les voyant si fréquentes et si extrêmes dans
les personnages les plus considérables et les plus vertueux.
« La pitié non épurée nous fait plaindre tous les malheureux qui gémissent dans
l’exil, dans la misère et dans les supplices. La pitié épurée apprenait aux Grecs à
ne plaindre que ceux qui n’ont point mérité ces maux et qui souffrent
injustement.
« C’est une injustice de plaindre ceux qui méritent
d’être misérables, de s’attendrir sur les malheurs qui arrivent aux tyrans, aux
traîtres, aux parricides, aux sacrilèges, à ceux, en un mot, qui ont transgressé
toutes les règles de la justice. On ne doit les plaindre que d’avoir commis les
crimes qui leur ont attiré la punition et les tourments qu’ils subissent. Mais cette
pitié même ne fait que guérir l’âme de cette vile compassion qui peut l’amollir, et
de ces vaines terreurs qui la troublent.
« C’est ainsi que le théâtre grec tendait à la correction des mœurs par la terreur
et la pitié. »
Voltaire, peu mesuré dans ses sur Corneille, et jouant sur le mot
d’Aristote, selon son habitude railleuse, nie cette purgation opérée par la tragédie,
et dit que les spectateurs viennent frémir et pleurer au spectacle, sans nécessité
pour cela de se sentir purgés. Des plus sérieux ont donné au même texte
une autre interprétation : ils présument qu’Aristote, ne parlant point du but moral de
l’art, mais de l’art en soi, fait entendre que les passions tragiques doivent être
purgées de l’excès qui les empêche de plaire. Ce sens donné à la version me paraît
meilleur et plus d’accord avec les lois théâtrales que dicte le discernement du
philosophe ; car, ainsi que je l’ai dit en ma seconde séance, poussez la
pitié trop loin, elle cause un déchirement de cœur qui rend son effet désagréable ;
forcez la mesure de la terreur, vous outrepasserez ce juste point qui est le terme
du
beau
, nécessaire à la peinture poétique du
bon. Or le rhéteur de Stagireah énonce expressément ces deux maximes
très recommandables, que la tragédie ne doit pas exciter toutes
sortes d’émotions, ni faire couler des larmes vulgaires. Ayez, je vous prie, attention
à ceci : nous en déduirons tout ce que nous avons à enseigner sur la pitié, sur la
terreur et, sur l’admiration, ou ce que les anciens nommaient le grand ἢ μεγάλα.
Nous avons reconnu que la sympathie naturelle qui lie les hommes entre eux et les
intéresse mutuellement à leurs destinées, distinguait la supériorité de leur espèce
entre tous les animaux que sépare leur instinct particulier de tous les individus de
la même race. C’est de la compassion que relève la noblesse humaine : c’est elle qui
rattache nos cœurs aux intérêts de nos semblables, à la prospérité de nos villes, à
tous les mouvements de la société publique. Soit qu’elle nous émeuve à l’aspect
d’une infortune privée, soit qu’elle nous saisisse à la vue des misères générales,
elle nous fait du malheur d’autrui un malheur pour nous-mêmes, et par là nous
inspire le généreux besoin de secourir le faible, de défendre l’opprimé, de partager
nos biens avec l’indigent, et d’étendre notre crédit sur les classes souffrantes du
peuple ; elle suscite en nous une haine salutaire et vengeresse contre les coupables
fauteurs des désastres dont nous sommes les témoins ; et la seule pitié, en nous
rendant frères, compose de tous les habitants d’une contrée les citoyens d’une
patrie, et du genre humain une grande famille, toujours prête à ressentir les coups
portés à chacun de ses membres. L’aversion et le mépris que nous portons au froid
égoïsme qui glace quelques hommes insouciants, ne nous éloignent d’eux que par cette
raison qu’il les
dénature, et qu’au lieu de nous sembler
un effet de leur sagesse et de leur force, il nous paraît en eux une grossière
brutalité qui les dégrade, et les rejette parmi les bêtes farouches et
indifférentes. Vainement prétendent-ils s’excuser en attribuant notre pitié
involontaire à quelque retour craintif sur nous-mêmes, par quoi nous nous rappelons
que, les maux d’autrui pouvant nous atteindre, nous n’attirerons l’intérêt des
autres qu’en nous intéressant à eux. L’attendrissement plus soudain, plus vif dans
nos âmes que ces raisonnements ne le sont dans nos esprits, devance quelquefois
toutes nos réflexions ; le cri de la douleur nous a déjà percé le sein, l’aspect des
larmes a déjà fait couler les nôtres, le danger qui menace une victime déjà nous
élançait à son appui, qu’à peine avions-nous eu le temps de songer si nous aurons
jamais les mêmes périls à craindre et les mêmes maux à souffrir. Malheur à qui ne
fut jamais saisi par ces transports d’humanité ! son cœur n’a rien de généreux, rien
de vivant ; ce n’est point un homme, c’est un monstre, dût-il, en son impassible
stoïcisme, se qualifier du nom de philosophe ou de héros.
La noblesse de cette passion la rend donc, en effet, digne de la tragédie ; et,
lorsque celle-ci se propose de la déployer, elle manifeste pleinement l’utilité
morale de ses fables.
Voyons par quels ressorts les anciens et les modernes ont ému la pitié, sympathie
éternelle de nos cœurs et fondement invariable de l’intérêt.
Il ne suffit pas, pour l’exciter, d’une catastrophe qui opère la destruction. Si
deux ennemis s’entre-tuent,
ou qu’un hasard subit cause
la mort d’un individu, la pitié ne naîtra point ou sera trop passagère. Si quelque
amant, épris d’un amour ordinaire, regrette la main de sa maîtresse ou gémit d’une
infidélité, accident assez commun dans le monde, ses peines toucheront peu, et ce
sont là des chagrins de comédie.
Si quelque riche possesseur, tout à coup ruiné, déplore le vol de son bien, cette
perte de son argent, à quelque pauvreté qu’elle le réduise, n’est pas le sujet d’une
noble douleur, et son dénouement ne pourrait être que l’objet d’un drame
domestique : les larmes que versera cet infortuné sont encore de ces larmes
vulgaires indignes de la tragédie. Si quelque scélérat tombe de la prospérité dans
le malheur, il n’y aura là d’autre mouvement que celui de la joie de sa punition,
sentiment contraire à la pitié que l’on veut produire. Il faut donc que le malheur
soit grand et mérité par une faute et non par un crime ; et, s’il arrive par un
forfait, il est nécessaire qu’une fatalité du sort ou d’une passion extrême l’excuse
dans le coupable. C’est ainsi qu’un fils meurtrier de son père, une sœur prête à
égorger son frère, une mère homicide de son fils, un père dévouant ses enfants au
couteau, un sujet immolant son roi, un roi tuant son ami, un amant sa maîtresse,
c’est ainsi, dis-je, que de pareils sujets porteront en eux tous les éléments d’un
noble et profond pathétique, et soulèveront dans l’âme du spectateur le combat de
tous les sentiments les plus forts et les plus sacrés de la nature.
Entre les touchants objets de compassion présentés aux Athéniens, il en est un
supérieur à tous, création.
qui, dans leur jugement,
balança l’Iliade : ce fut l’Œdipe-Roi, aveuglé par ses
propres mains, qui le punirent de ses crimes involontaires, quittant ses sujets, son
trône, son pays, pour fuir au mont Cithéronai, et disant un éternel adieu à sa famille déplorable.
Sophocle a soin d’abord de le montrer bon, juste, et recherchant les causes des
calamités de son peuple, pour les faire cesser ; il ne conduit, pas à pas, cette
victime des Dieux à la découverte de ses forfaits, qu’en signalant de plus en plus
l’innocence de son cœur, et qu’en accroissant l’admiration pour ses qualités
vertueuses : enfin, c’est lorsqu’il serait impossible d’attacher plus d’amour et de
respect à son caractère, qu’il l’expose en proie aux fatalités de sa destinée, et
que, certain de l’intérêt des spectateurs pour ce beau personnage, le poète exalte
la pitié jusqu’à son comble, en le portant au plus haut degré d’un malheur non
mérité. Ce grand chef-d’œuvre, tout entier, est un tissu de pathétique, où chaque
fois que se relâche la terreur, viennent abonder les sentiments de la
commisération.
La scène s’ouvre par les consolations du roi, qui suspend les lugubres plaintes des
vieillards suppliants, et des enfants en pleurs, tenant en leurs mains les rameaux
et les bandelettes, symboles de la prière. Les discours d’Œdipe ne répondent qu’à
des clameurs et à des gémissements. C’est lui dont la multitude implore les secours
contre un mal contagieux, lui qui pénétra l’énigme du Sphinx, lui qu’on révère comme
une divinité propice, et c’est lui qui, prêt à se voir précipité du haut de toutes
ces grandeurs, et à perdre
cette adoration publique,
succombera sous les imprécations dont sa propre voix charge le meurtrier de Laïus.
Bientôt Tirésias, vieux, demi-nu, aveugle, pauvre, et sans pouvoir, jettera la
consternation dans l’âme d’un roi si puissant, qui n’appela ce devin que pour
trouver un remède aux maux de ses sujets. Déjà n’étant plus fils du roi de Corinthe,
ainsi qu’il croyait l’être, ce n’est plus qu’un triste orphelin qui s’ignore ; il
cherche le secret de sa naissance, et ne le découvre que pour se reconnaître un
exécrable parricide, un incestueux mari de sa mère, un frère de ses propres
enfants ! L’action ici paraît accomplie : mais la pitié se prolonge au-delà de cette
déchirante catastrophe ; elle règne encore pleinement sur la scène, où le génie de
Sophocle la fait déborder en lamentations indispensables à son effet immense. Œdipe
a déroulé la trame mystérieuse de ses noirs destins ; il a vu pour la dernière fois
le soleil ; lui-même s’est arraché les yeux dans l’accès de son désespoir ; et si
vous entendiez les derniers accents que ce héros, le plus déplorable qu’ait enfanté
la Melpomène antique, adresse à ses deux filles, qu’il reconnaît en frémissant pour
ses sœurs, vous vous écrieriez tous ensemble avec Boileau :
Tel est le plus attendrissant exemple de la pitié tragique. Ces belles scènes
manquent à la pièce de Voltaire ; et leur retranchement nuit plus à la beauté de son
dénouement, que l’épisode des amours de Philoctète ne nuit au plan total d’un sujet
si touchant, si
richement simple, et si pur. La tragédie
de Sophocle se termine par des larmes, et celle de Voltaire par des fureurs ;
imitation déplacée du délire d’Oreste, qui dénature en Œdipe ses mœurs et ses
véritables traits, et le rendent un instant méconnaissable aux doctes amateurs du
théâtre grec. Ce personnage, tout noble et tout juste qu’il soit, n’est pourtant pas
irréprochable : une curiosité téméraire, une violence fougueuse et impolitique, lui
attirent la plupart des maux qu’il éprouve ; ce qui achève de le caractériser
convenablement aux conditions théâtrales.
Il en est ainsi de Philoctète, que le long ressentiment de son abandon attache aux
antres de Lemnos, tandis que l’oubli de ses injures, et son retour au camp des
Atrides, mettraient fin à ses souffrances. Mais quoi de si intéressant qu’un homme
blessé, jeté seul en une île déserte, sans asile, sans nourriture assurée, à qui la
trahison vient ravir jusque ses dernières armes contre les bêtes sauvages, et tout
moyen d’atteindre quelque proie qui soulage sa faim ! Et par qui cet homme est-il si
cruellement traité ? par les seuls compatriotes qu’il ait revus depuis dix ans, par
ceux même dont il implore l’humanité ! Jugez avec quelle force doit s’épancher le
pathétique des discours en une telle situation. Le Philoctète de La Harpe adresse
ses supplications à Pyrrhus, qui est le Néoptolème de Sophocle. Je ne noterai pas
quelques enjambements vicieux dans les vers, et quelques rimes négligées dans cette
paraphrase un peu longue d’un texte pur et concis, rendu plus naïvement par Fénelon,
dans l’épisode de son Télémaque. Il vaut mieux
de la tragédie française les traits simples, les passages
heureux qui rachètent des fautes légères dans un de ses morceaux les plus touchants.
Le héros prie Néoptolème de le ramener dans sa patrie, et l’ayant conjuré par les
mânes de son père, par sa mère, par tout ce qu’il a de plus cher sur la terre, de ne
le pas laisser seul dans les maux qu’il voit : je n’ignore pas, mon fils, combien je
te serai à charge ; mais il y aurait de la honte à m’abandonner.
« Il n’est que les grands
cœurs
Et plus loin :
Et poursuivant avec la même instance,
À ce tendre souvenir des lieux de sa naissance, Sophocle mêle habilement ici les
regrets du héros, s’affligeant sur son père dont quelques voyageurs lui promirent
des nouvelles, et qui depuis est peut-être mort : son discours pathétique se termine
enfin par ces beaux vers :
Après une telle prière, après la solennelle promesse qui la lui fait croire
exaucée, après avoir confié ses flèches, son dernier bien, et le don d’Hercule, son
ami, mesurez dans quelle misère le plongea l’artificieuse politique d’Ulysse, qui le
fait dépouiller de tout, pour l’entraîner sous les murs de Troie ; et vos cœurs
répondront à tous les cris qu’il adresse aux dieux, à sa caverne, aux forêts, aux
rivages, et à la clarté du jour, qui lui devient intolérable.
Euripide n’excelle pas moins dans l’art d’émouvoir la pitié. Les douleurs de la
veuve de Priam et de ses filles, arrachées d’entre ses bras l’une après l’autre,
pour l’esclavage et la mort, la désolation de cette reine qui, selon la belle
expression grecque, se rassasie de sanglots, rendent le lamentable
rôle d’Hécube, à l’égard de la poésie dramatique, ce que la figure de l’inconsolable
Niobé est à l’égard de la sculpture.
Euripide se garde bien de prêter à de jeunes victimes, offertes au trépas, le
fastueux héroïsme qui s’y soumet sans frémir : plus naturel et plus naïf encore que
Racine n’est pompeux, il fait regretter à son Iphigénie la douceur des caresses de
sa famille, la lumière de son aurore, et la vie qu’elle ne va quitter qu’en
pleurant. Admirez surtout le poète grec dans les adieux déchirants d’Alceste, se
sacrifiant volontairement pour sauver les jours de son époux : elle meurt sur le
sein d’Admète, environnée de ses enfants éplorés.
Vous suppléerez à l’insuffisance de ma version en prose,
qui n’a d’autre avantage que de vous transmettre le sens littéral de vers
inimitables.
ALCESTE.
Ô Soleil, lumière du jour ! célestes tourbillons de nuages qui fuient !
ADMÈTE.
Il te regarde, et me voit, et nous voit tous deux misérables, innocents envers
les dieux qui te font mourir !
ALCESTE.
Ô terre ! ô toit de mes foyers ! ô couche nuptiale d’Iolchos, ma patrie !
ADMÈTE.
Soutiens-toi, ô malheureuse ! ne m’abandonne pas ! Prie les dieux dominateurs
d’avoir pitié de toi !
ALCESTE.
Je vois la barque… voici la double rame et le nocher des morts tenant en main son
aviron… Caron déjà m’appelle… Eh ! qu’attends-tu ? hâte-toi… tu retardes tous mes
apprêts… Avec quelle impatience il me presse !
ADMÈTE.
Oh ! de quelle navigation funeste pour moi me parles-tu ? Ô fatal démon, où nous
as-tu plongés ?
ALCESTE.
On m’entraîne… quelqu’un m’entraîne… Ne vois-tu pas dans le palais des morts
Pluton ailé froncer ses bleuâtres sourcils, avec un regard affreux… Que fais-tu ?
ne m’emporte pas… Ô malheureuse ! en quelle route m’avancé-je ?
ADMÈTE.
Route déplorable pour tes amis, et plus encore pour moi, et pour nos enfants à
qui cette désolation est commune !
ALCESTE.
Soutenez-moi, soutenez-moi… Couchez-moi… Je ne me soutiens plus sur mes pieds… La
mort est proche… Une ténébreuse nuit couvre mes yeux… Mes enfants, non, mes
enfants, déjà… non, déjà votre mère n’est plus… Ô mes aimables enfants ! voyez
longtemps la lumière !
ADMÈTE.
Hélas ! et moi, j’entends ces lamentables accents, pires pour moi que tout ce que
la mort a d’horrible !… Ah ! par les dieux ! ne me laisse pas, mais que je te
devance… car si tu es une fois partie, je ne resterai plus… Attaché à toi, vivante
ou morte, je cultiverai ton amour.
ALCESTE.
Admète, tu vois où les choses en sont pour moi… Je souhaite de te dire mes
volontés avant que d’expirer… Je t’ai considéré préférablement à tout ; et, te
sacrifiant mon âme et la jouissance de la clarté, je meurs avant le temps de
mourir, et pour toi ! Je pouvais posséder quelque riche Thessalien qui fût l’objet
de mes désirs, et habiter une maison agréable à cet autre maître. Je n’ai pas
voulu vivre au prix de ta vie, avec des enfants orphelins, ni même en faire naître
encore dans les beaux jours de ma jeunesse dont il eût fallu jouir sans toi…
Cependant et ton père, et ta mère, t’ont abandonné, quoiqu’il leur fût honorable
de mourir pour que tu vécusses, quoiqu’il fût beau de conserver leur fils, et de
s’immoler à lui glorieusement : car ils n’ont que toi seul, et nul espoir ne leur
reste, après ta mort, d’avoir de nouveaux enfants ; et moi j’aurais vécu, et tu
parcourrais le reste de ton âge sans être dans un solitaire abandon, sans avoir à
pleurer ta compagne et tes enfants orphelins ! Quelqu’un des Dieux pourtant veut
que ces choses soient faites comme elles le sont ! Soit : mais toi, accorde-moi
cette grâce en reconnaissance… car je ne
t’en
demanderai jamais d’égale à mon sacrifice, rien n’étant plus précieux que la
vie !… Déclare toi-même que la mienne fut irréprochable… Ces enfants, puisqu’ils
te plaisent, ne les chéris pas moins que durant mon existence. Ne souffre pas de
dominatrice en ma maison : ne soumets pas ma famille à une marâtre, à quelque
femme moins bonne que moi, et dont la main poserait le joug par envie sur tes
propres fils. Ne nous fais pas ce tort, je t’en conjure : toute marâtre qui
succède est l’ennemie des enfants qui l’ont précédée, et ne leur est pas plus
douce qu’une vipère. Mon fils est homme ; il a un père, son noble protecteur : il
peut l’appeler à son aide, et en être appelé à son tour : mais toi, ô ma fille !
lorsque tu marcheras dans ton éclat aux chaînes de l’hyménée, est-ce qu’une épouse
choisie par ton père, en te couvrant d’une fâcheuse réputation, corrompra la fleur
de ta jeunesse à tes noces ? Car ta mère ne te mariera jamais, et sa présence ne
t’encouragera pas, ma fille, en tes enfantements… Rien pourtant n’est alors si
doux qu’une mère !… Il me faut mourir… à cela point de lendemain… Ce n’est pas tel
ou tel jour de ce mois que m’arrivera ce malheur : mais soudain je vais être
comptée parmi ceux qui ne sont plus ! Existez heureux !… Mais toutefois, mon
époux, soyez fier d’avoir possédé une femme vertueuse, et vous, mes enfants, la
mère qui vous fit naître.
CHŒUR.
Ah ! prends confiance avant tout : car je n’hésite pas à te dire qu’il fera ce
que tu lui demandes, si son esprit ne s’égare pas.
ADMÈTE.
Ces choses seront… elles seront : ne crains point. Après avoir eu une épouse qui
vécut pour moi, mon épouse expirée m’appellera seule vers elle… Jamais nulle femme
après toi, nulle Thessalienne ne me nommera son époux… Il
n’est plus d’autre femme pour Admète, fût-elle issue du plus
noble sang ou la plus belle de toutes !… J’ai assez d’enfants, et je ne demande
aux dieux qu’une race qui s’en perpétue… car nous n’en ferons plus naître ! Je
porterai mon deuil non seulement une année, mais dans tout le cours de l’âge qui
m’est réservé, ô mon épouse ! Je hais celle à qui je dois la naissance… Je hais
aussi mon père et mes amis… car ils ne l’étaient que de titre et ne l’étaient pas
en effet. Toi, tu as quitté pour moi ce qu’il y a de plus cher, la vie, et tu
rachètes la mienne. Il n’est plus rien en moi que des gémissements après la perte
d’une compagne telle que toi. Je renoncerai aux noces, aux entretiens des
convives ! Plus de couronnes, plus de chants dans mes palais ! Je ne toucherai
plus la lyre ; mon esprit ne s’exercera plus à faire résonner les flûtes de
Lybie ; car tous les plaisirs de la vie me sont enlevés avec toi.
Considérez que nulle circonstance, nul détail, rien n’est oublié pour attendrir sur
l’affliction de ces deux époux. Il faudrait traduire le rôle entier d’Admète pour
faire sentir comment son souvenir transforme tous les objets qui l’entourent en
images désolantes. Les choses inanimées, les flambeaux d’hymen, son palais, son lit,
tout est veuf comme lui, dit Euripide, tout est en deuil et tout
pleure autour de lui. Reconnaissez donc, à cela, que les sources de la pitié étaient
plus profondes dans l’âme des poètes anciens, qu’elles ne le furent jamais dans
celles de leurs imitateurs : nous avons su rehausser l’ordonnance générale de nos
plans, mais nous n’avons pas creusé si avant dans les passions.
Notre pathétique, il est vrai, gagne parfois en noblesse ce qu’il perd en naïveté.
Nous en offrirons la preuve dans le chef-d’œuvre de Rotrou. Qui ne
serait touché du grand sacrifice de Venceslas, condamnant à la mort
son fils homicide, pour ne point faillir à l’équité, premier devoir d’un roi ? Là
s’accomplit noblement la condition de la pitié théâtrale, par cette lutte des
sentiments paternels et monarchiques : ne vous arrêtez pas aux disparates d’un style
vieilli, mais regardez la dignité des choses. Venceslas est seul, attendant son
fils, dont l’échafaud est déjà dressé.
Le prince au même instant paraît, et la vaine constance de Venceslas et sa force
imaginaire l’abandonnent. Il commence l’entretien en se jetant tout en pleurs dans
les bras du coupable, et le termine par un embrassement, et par ces mots qu’il
prononce en pleurant encore :
Et seul enfin avec lui-même, et déplorant son équité rigoureuse,
La situation que vous rappelle cette scène dut accroître les difficultés du
dénouement de Brutus l’Ancien
aj, et Voltaire, en la reproduisant, marqua les fécondes
ressources de son talent qui savait saisir dans les circonstances locales les
différences d’une même catastrophe.
Corneille ne fut pas inférieur à l’antiquité, lorsqu’il imagina de ramener le jeune
Rodrigue, teint du sang du père de sa maîtresse chez cette Chimène que le devoir et
la douleur contraignirent à solliciter deux fois la mort de son amant, et qui,
flottante également entre son regret et son amour, se sent forcée par une passion
extrême à laisser en pleurant échapper de ses lèvres ces tendres paroles.
Il serait superflu de vous rapporter mille traits touchants du Cid,
dont les vers furent retenus de tous les cœurs, dès qu’ils furent prononcés. Le père
de la scène française ne se montra pas moins pathétique, en créant dans la tragédie
de Polyeucte, l’incomparable rôle de Pauline, mélange intéressant des
émotions les plus pures et les plus tendres, femme faible, et dominant ses propres
faiblesses, combattue par son amour illégitime, et toujours victorieuse de lui,
modèle enfin de délicatesse et de douce pitié, parce que l’âme et la
personne de cette épouse sont chastement conjugales, et que son cœur est adultère.
Non, Racine, ce peintre sensible des
passions, n’eût
jamais surpassé Corneille dans l’art d’exciter l’attendrissement, si l’inconcevable
Phèdre n’eût étalé en spectacle les plus vives, les plus
attachantes, les plus tragiques douleurs qui pussent être exprimées sur le théâtre !
Pourquoi Corneille abonde-t-il moins dans la pitié que Racine ? c’est que chez lui
les passions régularisées sont partout soumises au sentiment du devoir, et que chez
Racine le sentiment du devoir est toujours surmonté par le désordre des
passions.
Cette dernière peinture, plus vraie et plus conforme à notre commune faiblesse,
nous touche davantage : la première, plus idéale, et supérieure à nos forces, nous
étonne plus qu’elle ne nous attendrit. Par cette raison, le malheur du vieil Horace
ne nous arrache pas de larmes, quoiqu’il ait à pleurer la nouvelle du désastre de
Rome, de la mort de deux de ses enfants, et de la fuite du troisième, alors
qu’interrogé sur ce qu’il voulait que fît son dernier fils, il répond ce fameux
Qu’il mourût !
Par la raison contraire, le
désespoir d’Oreste comprime notre cœur ému, lorsque, souillé du meurtre de Pyrrhus,
commis pour plaire à Hermione, et lui rappelant que le coup porté fut ordonné par
elle, elle lui fait cette réplique célèbre,
Qui te l’a
dit ?
La Harpe, s’efforçant de chercher en Racine l’espèce de sublime
qui ne se trouve qu’en Corneille, et qu’il eut le tort de méconnaître, crut comparer
ces deux génies en les confondant l’un et l’autre : il tâche d’opposer à la réponse
du vieux Horace la réponse d’Hermione : sans doute il fut trompé par l’éclat des
applaudissements unanimes qu’elles enlèvent toutes deux pareillement, mais dont les
causes
sont très différentes.
Qu’il
mourût
, est, dans la situation, un mot de sublimité ;
Qui te l’a dit ?
est, dans l’autre situation, un mot de
profondeur : l’un est du sublime de raison ; l’autre, du sublime de sentiment : l’un
sort d’une âme que l’héroïsme exalte en l’éclairant, l’autre échappe d’un cœur à qui
le délire le plus aveugle fait oublier ses volontés mêmes. En quel état ce dernier
mot plonge ensuite le triste Oreste ! Il en est terrassé comme par la foudre, et le
voici devenu l’exemple de ce pathétique extrême, de cette pitié entraînante dont je
me proposais de vous offrir un parfait modèle. Rien ne surpasse en ce genre le
tragique monologue qui suit les adieux de l’amante de Pyrrhus.
« Qui même
, s’il ne
meurt, ne me verra jamais
,
Ajoutez à la diction d’une suite de vers, pleins d’une
douleur profonde, la frappante magie d’un acteur tel que notre Talma, dont la voix, le visage, le geste, font revivre devant nous le
véritable Oreste antique, poursuivi des furies sur la scène française, comme il le
fut sur les théâtres de Sophocle et d’Euripide.
Il est une autre intarissable source de larmes, c’est le cœur d’une mère, à qui la
mort est prête à ravir ses enfants : là se retrouve le comble de l’intérêt
dramatique, et nul auteur ne mérita mieux qu’on lui dît en beaux vers :
Personne, dis-je, n’eut plus de droit à cet éloge, que le poète immortel qui, dans
un long développement d’éloquence et de douleur maternelle, fit entendre les
craintes, les sanglots, les prières, les menaces de la véhémente Clytemnestre, qui
voyant sa fille en proie à la mort, pleure et rugit tout à la fois comme une lionne,
en arrachant sa tendre victime à l’ambitieux Atride, et au fer de Calchas.
Voltaire se montra le digne émule de l’auteur d’Iphigénie, en ce bel acte où
Mérope, après avoir reconnu son fils qu’elle allait immoler, tout effrayée encore
d’un nouveau péril qui le menace, s’écrie d’une voix désolée :
Et dans l’acte suivant, lorsqu’en présence de
Polyphonte
dont les soupçons menacent l’enfant et la mère, cette reine contrainte ou à
poignarder son fils devant le tyran, ou à le lui découvrir, s’élance, se précipite
au travers des gardes, en prononçant ces mots arrachés à sa tendresse.
ÉGISTHE.
MÉROPE.
Et plus loin à Polyphonte.
POLYPHONTE.
ÉGISTHE.
POLYPHONTE.
MÉROPE.
Il n’est pas un mot, pas une interjection, pas un sens interrompu ou continué qui
n’exprime là tous les transports d’une crainte et d’un désespoir dont l’effet ne se
communique rapidement à la foule des auditeurs. Je renvoie sur cette excellente
tragédie à l’hommage digne en tout de son mérite que sut lui rendre La Harpe. On ne
peut développer mieux qu’il l’a fait en son examen, les raisons de notre admiration
pour ces beautés de la Mérope de Voltaire : il ne parle pas moins
éloquemment des derniers actes de Zaïre, à mon avis plus beaux que
les trois premiers, où trop d’événements se pressent : mais l’action, dégagée de
toutes ses incidences dans les actes suivants, n’ayant plus alors qu’un pas à faire,
laisse un jeu plus libre aux passions dont les ressorts n’agissent plus que dans le
cœur. Prétendre à vous détailler plus clairement que le qui m’a devancé
les causes et les effets de la pitié qu’ils font naître, ce serait tenter
inutilement de recommencer un ouvrage parfait, et je n’ai ni si peu de mémoire, ni
tant d’ingratitude, que d’avoir oublié déjà le prix qu’il reçut justement de vos
suffrages, et le plaisir que j’eus à l’écouter, lorsqu’il nous entretint si bien des
douloureuses et tragiques amours du jaloux Orosmane. En approuvant ses opinions sur
ce qui concerne la pitié dans les
rôles de Zaïre et de
son amant, je crois pouvoir blâmer les excuses qu’il fournit aux négligences de
style et à la romanesque intrigue de cette pièce.
Le Mahomet de Voltaire nous offre un autre exemple de pitié sur
lequel il est indispensable que je m’arrête. Je veux vous parler des rôles charmants
de Séideak et de Palmyre,
s’élevant ensemble comme deux palmiers unis, et fléchissant sous les orages qui
tourmentent le sol brûlant de l’Arabie. Qu’on se figure les agitations d’un jeune
fanatique, nourri par un vieillard qu’il révère, qu’il aime, et dont il est aimé,
contraint à lui plonger dans le cœur un-poignard dont il fut armé par un imposteur,
qu’il croit l’organe de Dieu même. Il vient de le frapper : ce tableau est rembruni
par l’obscurité de la nuit. Il ne se connaît plus ; il accourt, pâle, égaré, vers la
timide Palmyre dont l’innocence le poussa tantôt à ce crime. Il la retrouve à ses
côtés, et après un dialogue plein de désordre, qu’as-tu fait ? lui dit-elle.
SÉIDE.
Et plus loin, le plaignant encore :
« Qu’avons-nous fait
? etc.
Au milieu de tant d’émotions dignes de la plus profonde pitié, reparaît devant cet
excusable homicide le vieillard qu’il assassina, et vers qui, pour le secourir, le
ramène alors le seul mouvement de l’humanité : tout à coup on vient découvrir à
Séide et à Palmyre qu’ils sont nés de leur respectable victime.
Le fils parricide s’écrie à Zopire :
S’écrie en mourant leur père ! Est-il sur aucun théâtre un pareil assemblage de
moyens pathétiques, plus puissants sur les cœurs, et mieux imaginés pour inspirer la
pitié due aux aveugles instruments de l’imposture et du fanatisme.
Outre la pitié qui résulte de la composition du plan et des situations, il en est
une qui naît de la convenance du style avec le sujet. Je n’essayerai pas de
l’analyser dans Sophocle et dans Euripide, puisque Racine, dont nous jugeons mieux
la langue, sembla les avoir égalés dans ce genre de perfection. Il ne se contente
pas de nous émouvoir par les choses, il nous attendrit encore par le choix exquis de
ses paroles, par une douce harmonie, par une certaine
grâce négligée que recherche son art avec soin, pour nous toucher de toutes les
expressions tristes, en accord avec la tristesse des sentiments. Que dit Agamemnon
en s’excusant devant Ulysse de pleurer le sacrifice de son Iphigénie ?
Que dit la veuve d’Hector pour détourner Pyrrhus de l’aimer, en lui parlant
d’elle-même ?
Que dit Phèdre abattue et à demi mourante ?
Et plus loin :
Admirez les liaisons lentes et égales de ces phrases, et cette suite de syllabes
longues, convenables à la plainte. Lorsque Phèdre a su qu’Hippolyte aimait Aricie,
et qu’elle déplore toutes les circonstances de ses peines :
Quelle expression dans cette infinitif ! on ne se sent privé que des biens et des
plaisirs ; et le seul bien dont puisse jouir Phèdre est de pleurer seule en liberté,
triste satisfaction dont elle est encore privée ! Ces vers m’offrent une nouvelle
occasion de noter que c’est souvent en détournant les mots de leur acception usitée
qu’on leur donne un tour plus poétique.
Écoutez aussi les soupirs de Bérénice, à qui sa confidente conseille de rajuster
une parure dérangée par les mouvements de son désespoir, afin de mieux plaire à
Titus.
Vers élégant et plein de grâce !
Que d’interruptions, que d’alternatives ! Que de désordre en cette seule période !
Que leur trouble exprime bien l’état de cette amante désolée ! Avons-nous tort
d’estimer Racine comme le plus habile de nos poètes et Virgile a-t-il mieux peint
dans ses vers les passions de l’amante d’Énée.
Ce fut en imitant ce genre de beauté que Voltaire fit
dire à l’époux de Jocaste :
Et qu’il mit dans la bouche d’Idamé voulant fuir avec sa famille son pays dévasté
par les Tartares :
Voltaire n’observe pas si bien les convenances du langage dans la belle scène du
meurtre de Zopire, lorsqu’il prête à Séide consterné ce tour philosophique :
Les réflexions sur la nature sont là hors de propos et interrompent la vive
peinture qu’il faut présenter au cœur.
Un vivant interprète de Sophocle, notre Ducis, a fait plus que l’égaler en
pathétique dans les belles scènes qu’il en imita. Je ne crains pas que la tendre
amitié, par laquelle il récompensa vingt ans la mienne, me fasse accuser de
partialité en sa faveur, tant sa muse ressemble bien à la muse grecque dans son
Œdipe à Colone, tel qu’il l’a nouvellement réduit en trois actes et
rétabli dans sa simplicité originelle.
Quelle charmante pitié respire dans ces vers qu’adresse Antigone à son père
infortuné :
Le langage d’Œdipe est aussi pénétrant que celui d’Antigone, lorsqu’il lui répond
ensuite :
Admirez quelle douceur règne en ces beaux vers : admirez encore combien le choix
des mots et des syllabes longues contribue à la tristesse qui s’épanche dans
ceux-ci :
La diction ne sert pas moins à relever ces grands traits
de mélancolie profonde, cette fantastique image que se fait Œdipe de son malheur et
de celui des hommes :
On trouve des vers pleins du même pathétique dans le rôle du roi Lear qu’on
pourrait nommer l’Œdipe de Shakespeare : ce prince, chassé par ses enfants, et tombé
dans la démence, est interrogé par la seule fille qui lui soit restée fidèle, et
qui, cherchant à s’en faire reconnaître, lui dit en lui rappelant sa destinée :
Beau trait qui marque au fond de ce cœur ulcéré, dont les souvenirs de grandeur
sont effacés, l’empreinte ineffaçable des sentiments naturels de la paternité. Ce
roi bientôt, sortant de son délire, reconnaît Helmonde, qui est une autre Antigone,
et s’écrie avec attendrissement.
Cet art d’assortir le style aux choses seconde puissamment les effets de la pitié :
il manque au
touchant sujet d’Inès de
Castro ; c’est pourquoi cette fable si attendrissante n’a pu se soutenir
longtemps. Corneille et l’Italien Alfieri, quoique tous deux pathétiques par les
sentiments, ne le sont que rarement par l’expression. Ces poètes aussi paraissent
plus énergiques et plus grands que les autres, mais moins attachants que Racine et
Métastase.
Je crois superflu de joindre des exemples inférieurs à ceux-ci, pour vous rappeler
quelles sortes d’émotions attendrissantes doit causer Melpomène, et comment elle
nous tire des larmes qui ne sont pas vulgaires. On voit que la tragique pitié ne
naît point des souffrances physiques, ni des misères communes, mais des souffrances
morales, résultantes d’une infortune . Ni Philoctète blessé, ni
l’Hercule mourant, ni l’Hippolyte déchiré, ne démentent cette vérité, puisque les
supplices du corps n’y sont offerts que pour exalter plus pitoyablement les
supplices de l’âme. Le vice de plusieurs tragédies anglaises et allemandes est, au
contraire, de trop souvent fonder la commisération sur l’aspect des seules tortures
corporelles, dont le spectacle n’est que hideux et dégoûtant, et dont l’expression
dégénère en grimaces odieuses.
La pitié ne pénètre jamais mieux les cœurs de sa douleur agréable, qu’en s’y
insinuant par les douces expressions de la sensibilité. Il faut qu’on se plaise à
l’éprouver, pour qu’on s’y livre ; autrement l’âme se ferme au charme de sympathie
qui nous attire vers les tristes images de la misère. Ainsi le mendiant sollicite
votre aumône par ses traits affligés et son
attitude
suppliante, où votre œil lit une empreinte des chagrins muets de son âme, et les
marques des privations journalières de sa famille. La compassion qui force votre
bienfait devient pour vous un soulagement, tandis que le malheureux infirme qui,
pour vous attendrir, expose à nu quelque plaie horrible, ou quelque membre mutilé,
contraint souvent votre faiblesse à se détourner d’un aspect si repoussant. La
commisération qu’excite communément la rencontre d’un aveugle naît d’une pareille
disposition de notre cœur qui, dans le spectacle de la cécité, plaint moins la perte
des yeux que la mélancolie ténébreuse où l’âme de cet indigent est plongée pour
toujours.
On remarquera que plus les nations sont civilisées, plus se multiplient au théâtre
les moyens divers d’émouvoir la pitié ; parce que la société tend sans cesse à
perfectionner les hommes, et que plus leurs cœurs et leurs esprits s’exercent et
s’épurent, plus ils deviennent sensibles et compatissants, c’est-à-dire vraiment
humains.
Cette maxime exige pourtant quelque restriction, car lorsque les cités arrivent au
dernier période du raffinement, les subtilités de l’esprit minent les sentiments du
cœur, et détruisent la pitié mutuelle entre les habitants d’une ville. Cette époque,
véritable dissolution sociale, désunit nos intérêts les uns des autres, prête aux
maux du prochain l’apparence d’une contagion qu’il faut fuir, et substitue à la
charité naturelle, sinon le mépris dérisoire, au moins cette fermeté réfléchie qui
s’écarte des malheureux comme
des pestiférés. Chacun n’a
de pleurs que pour soi ; chacun s’isole ; on souffre, on meurt solitaire au milieu
des individus glacés et satisfaits d’un bonheur insolent. Ce vice est sans remède ;
car la dureté d’âme s’arroge les titres spécieux de raison et de prudence. Alors
l’art du théâtre perd son plus agréable pouvoir ; alors les blessures sanglantes et
mortelles que se faisaient les gladiateurs, offerts en des spectacles dignes du
Bas-Empire, peuvent seules émouvoir des cœurs usés par d’infâmes jouissances, et
tirer quelques larmes à des yeux secs, où les sources de la tendre pitié sont
taries. Cette fatalité, que le prévoyant Horace déplorait déjà dans son temps pour
les ouvrages de goût, prouve que les nations corrompues se dégradent du noble rang
de l’humanité, et redescendent au-dessous du point d’où sont parties les nations
barbares. La vérité de cette assertion, qu’il ne serait à propos de développer que
relativement aux révolutions de l’histoire, rentre dans le système général de la
nature, où tout est périodique.
La terreur, sentiment le plus tragique, et le plus agissant sur
les fortes âmes des peuples de l’antiquité, la terreur n’a pas moins que la pitié, ses
germes profonds dans le cœur de l’homme. Elle sert à le pénétrer de l’horreur des
crimes, à la vue du châtiment des scélérats et des oppresseurs du monde ; et comme ce
ne sont point, ainsi que je l’ai dit à l’égard de la pitié, les seuls tourments
physiques qui doivent susciter la terreur de la tragédie, mais les tourments de l’âme,
c’est dans l’effroi de la vengeance et des remords qu’il en faut chercher les
éléments. Le remords consterne les faibles coupables ; et
c’est la peine inévitable à laquelle les condamne la nature : la vengeance intimide
les audacieux criminels qui échapperaient aux reproches de leur conscience ; et c’est
la menace publique et éternelle des hommes, implacables ennemis des tyrans, des
meurtriers, et des traîtres.
Je dois remonter jusqu’au poète Eschyle, pour en tirer les premiers exemples de la
terreur tragique. Comparons-la dans le dénouement des Choéphores, dans
celui des Électre de Sophocle, d’Euripide et de Crébillon, et dans
celui des Oreste de Voltaire et d’Alfieri. Ces sept catastrophes,
différentes sur un même sujet, faciliteront l’éclaircissement de la matière que nous
examinons : nous les rapprocherons de celles de Sémiramis et
d’Hamlet, où le même sujet fut traité sous d’autres noms.
Le meurtre d’une mère, par la main de son fils, nous semble être de soi-même trop
horrible, pour que nous osions en offrir la volonté préméditée, et qu’il nous ait
suffi d’en présenter le fait produit par un coup du destin ou de l’aveugle hasard.
Les poètes français ont soin de soustraire aux yeux le spectacle de cette
catastrophe, et de ne supposer d’autre dessein à leur Oreste que la punition
d’Égisthe. Les Grecs, plus forts et plus hardis, montrent au spectateur leur Électre
et son frère conspirant à la fois la mort de Clytemnestre et de son complice, et
tendant à ce double but par l’ordre des dieux. L’Oreste d’Eschyle, après s’être
ensanglanté par le juste assassinat du bourreau de son père, vient sur la scène
prendre sa mère
pour seconde victime expiatoire.
Figurez-vous la présence de cette reine, pâle, balbutiante, épouvantée, à qui son
propre fils dicte la mortelle sentence qu’il s’apprête à exécuter sur elle. Cette
scène, qui fait frémir, vous révolterait peut-être ; mais ce qui lui conserve une
dignité théâtrale, et en atténue l’atrocité, c’est l’éclat du sublime dialogue qui
la relève, et dont j’ai traduit les principaux traits vers pour vers. On vient
d’entendre, au milieu du tumulte, les derniers cris d’Égisthe : Oreste, tout armé,
reparaît devant Clytemnestre.
CLYTEMNESTRE.
ORESTE.
CLYTEMNESTRE.
ORESTE.
PYLADE.
ORESTE.
CLYTEMNESTRE.
ORESTE.
CLYTEMNESTRE.
ORESTE.
CLYTEMNESTRE.
ORESTE.
CLYTEMNESTRE.
ORESTE.
CLYTEMNESTRE.
ORESTE.
À ces mots, Oreste immole Clytemnestre ; et dans la pièce suivante, poursuivi des
Euménides, une des Furies l’interrogeant :
ORESTE.
L’EUMÉNIDE.
ORESTE.
L’EUMÉNIDE.
ORESTE.
L’EUMÉNIDE.
ORESTE.
L’EUMÉNIDE.
ORESTE.
L’EUMÉNIDE.
ORESTE.
L’EUMÉNIDE.
ORESTE.
L’EUMÉNIDE.
ORESTE.
Quel trait que ce dernier vers qui fait d’un seul
forfait deux crimes irrémissibles ! Convenez que des répliques si vives et si
frappantes jettent sur le ton de ce tableau cette splendeur lugubre qui dut le faire
briller dans Athènes, conformément à la noblesse du cothurne : sans ces éclairs de
génie, la sombre horreur en serait insupportable.
L’Oreste de Sophocle, adouci déjà par le goût délicat de ce poète, n’immole sa mère
que derrière le théâtre ; mais Électre, restée sur la scène, pleine du désir de
venger les coups portés à son père, entend les gémissements de Clytemnestre
expirante, et crie à son frère : « Frappe !
redouble ! »
élan de fureur qui reporte sur le lieu tout ce que ce
parricide a de terrible. Bientôt après, Égisthe, de retour, est frappé de la vue du
corps sanglant de sa complice qu’on découvre à ses regards ; et c’est à lui
qu’Oreste prononce le même arrêt de mort qu’il adresse, dans la pièce d’Eschyle, à
sa propre mère. La beauté du dialogue devient encore ici l’ornement de cette
effroyable situation.
Euripide, plus pathétique en ce point qu’il n’est terrible, écarte également de la
vue le spectacle des deux meurtres, dont l’un est mis en récit dans la bouche
d’Oreste, et l’autre est entendu, dans l’intérieur du palais, par les personnages du
chœur, dont le trouble et l’épouvante le rendent présent à la pensée qu’il
consterne.
Les modernes ont renchéri sur ces précautions. Ni l’Oreste, ni l’Électre, qu’ils
reproduisent, ne conçoivent le projet d’assassiner Clytemnestre, et leur
vengeance, ne tendant qu’à la mort d’Égisthe, n’excite qu’une
terreur modérée dont la diminution est, selon mon avis, la seule cause du peu de
succès qu’eut toujours ce dénouement sur notre scène. Ainsi notre habileté évite
souvent le vice d’un excès, mais elle perd l’occasion même d’offrir une beauté. Il
ne s’agit pas d’éluder les difficultés au théâtre, mais de les aborder vivement et
de les vaincre ; ni de faire louer l’adresse de son art, mais d’en faire admirer la
force et l’heureuse audace.
Dans la pièce de Voltaire, on entend les cris des victimes d’Oreste ; et l’auteur,
en corrigeant très bien l’odieux de l’exclamation d’une fille contre sa mère,
substitue ces mots qui conservent l’esprit du texte grec :
Mais Oreste, déjà parricide involontaire, reparaît devant elle qui lui dit alors,
pleine d’alarmes :
ORESTE.
ÉLECTRE.
ORESTE.
Dans la pièce de Crébillon, Oreste ignore même qu’il a tué sa mère, et revient
tranquille et content d’avoir puni l’infâme Égisthe, lorsque Palamède lui apprend le
reste.
Et là, le fils d’Agamemnon s’abandonne, ainsi que dans la tragédie de Voltaire, à
tout le délire des remords qu’ils ont empruntés d’Euripide, dont tous deux suivent
le mouvement. Le morceau des fureurs est plus beau dans Crébillon : son génie a su y
jeter un trait sublime, et qui n’est qu’à lui. Le héros, dans son trouble, croit
descendre aux enfers.
Quoi de plus terrible et de plus vrai que le désordre de ce parricide, effrayé
d’entendre son nom, qu’il a prononcé lui-même ? On dit que l’auteur dut ce beau
trait à la rencontre d’un homme ivre qui s’appelait et se répondait à haute voix.
Cette anecdote prouve deux choses, que le génie sait profiter des moindres
observations et tout transformer, et que les plus tragiques effets ont leur parodie
naturelle dans le contraste du bas au sublime.
Vainement le célèbre Alfieri prétend réclamer son titre
d’originalité, en affectant des mépris pour les muses françaises, par lesquelles il
fut formé, et dont il avait vu si longtemps les ouvrages sur nos théâtres. Il est
évident qu’il a suivi dans son Oreste la double trace de Crébillon et
de Voltaire. Il ramène au cinquième acte son héros couvert du sang d’Égisthe ; mais
ignorant le parricide dont il s’est involontairement souillé. Le seul avantage qu’il
me semble avoir droit de réclamer sur nos deux auteurs, consiste dans la supériorité
de la scène de reconnaissance entre Électre et son frère, et dans la véhémence qu’il
ajoute au caractère fougueux d’Oreste. La fureur dont le transporte le souvenir des
crimes de Clytemnestre est si fortement empreinte dans ce rôle, qu’elle lui donne
une plus juste ressemblance avec l’Oreste antique. Le sien n’est pas résolu, comme
dans les pièces grecques, à tuer sa mère ; mais on sent, chaque fois qu’il s’en
approche, qu’il est capable de le faire, et destiné à ce crime. Les traits
étincelants de son dialogue font partout frémir. Lorsque reconnu de son ennemi, qui
l’avait livré à ses gardes, il leur échappe, et poursuit le tyran, qu’il cherche
dans le palais, « personne, dit-il, ne doit prétendre à égorger Égisthe que
moi-même »
.
Il n’est aucune épée qui le doive frapper que la mienne. Holà, Égisthe ! où
es-tu, lâche ? Égisthe ! où donc es-tu ? Viens ! la voix de la mort t’appelle ! Où
es-tu ?… N’y est-il plus ? Ah ! infâme ! te caches-tu ? C’est vainement… le centre
du profond Érèbe ne te servirait pas de refuge.
Clytemnestre accourant alors au secours de son complice :
Mot terrible dans cette situation. Bientôt après Oreste revient vers Électre
s’applaudir de sa vengeance ; mais il ne raconte que la mort d’Égisthe, égorgé par
sa main.
Il pleurait le lâche !
Ô mon père ! un homme qui n’osait mourir, t’a tué !
Dans la scène suivante, Électre et Oreste interrogent Pylade sur le sort de leur
mère : il frémit de le leur apprendre.
Raconte-moi : serait-elle ?… — Poignardée : répond Pylade. — Et
par quelle main ? dit encore le malheureux Oreste.
Tu la perças du glaive, sans t’en apercevoir, aveugle de fureur, et en courant
sur Égisthe. — Oh ! quelle horreur me saisit !… Moi ! parricide !
À ces mots, les Furies s’emparent de son esprit, et la pièce finit par cette
exclamation, qui rappelle les idées de l’antiquité :
La comparaison de ces diverses scènes modernes avec les anciennes, témoigne que les
étrangers, comme les nationaux, n’ont osé déployer que la moitié du moyen de terreur
entièrement développé par les Grecs.
L’Hamlet de Shakespeare, et celui que notre Ducis en a noblement
imité, et la Sémiramis de Voltaire, contiennent des scènes
remarquables en ceci, que le fils et la mère y sont en présence, comme dans la
pièce d’Eschyle, et que les menaces du fils et l’épouvante
de la mère y éclatent aussi par ces vives saillies de dialogue, qui ne jaillissent
que du choc des grandes passions opposées, et qui distinguent les combinaisons d’où
résulte la terreur extrême. Le succès de l’effrayant interrogatoire qu’Hamlet fait
subir à sa mère coupable, et de l’instant où il lève le fer sur elle devant l’ombre
de son père, prévaut sur l’effet de l’entrevue de Ninias confondant Sémiramis. Je
n’ose vous citer le dialogue de la scène du véhément Ducis, qui ne peut être bien
exprimé que par les accents inimitables de Talma ; ce nouveau Roscius lui seul est
le digne organe de la Melpomène échevelée de notre moderne Eschyle. Si quelques-uns
des lambeaux détachés de ses tragédies nous étaient venus en fragments de
l’antiquité, nous n’hésiterions pas à les juger comme de précieux débris de leurs
plus beaux modèles. Ce respectable auteur est au-dessus de Crébillon, parce que sa
terreur ne marche jamais sans pathétique. En effet assistez à la représentation
d’Atrée et Thyeste, elle vous épouvante sans vous attendrir. Ce
n’est point assez pour son dénouement, que ce grand trait de
dialogue, au moment qu’Atrée présente à son ennemi la coupe remplie du sang de son
fils égorgé ;
Il fallait que de si terribles ressorts se relâchassent, afin que le cœur cessât
d’être si comprimé. Cette pièce est pourtant construite avec art, et ne mérite pas
les mépris de La Harpe. Nous y admirerons la sortie de
Plisthène, envoyé si dramatiquement à ses bourreaux : ce fils innocent de Thyeste
va périr ; il demande quel sera le destin de son père et de sa maîtresse, après son
cruel trépas ; sentiment tendre et vrai d’une âme qui croit se survivre, et que la
mort ne détache pas des intérêts de ce qu’elle aime :
ATRÉE.
Et Plisthène, emmené par les gardes, se résigne, et sort en silence. Je ne connais
rien de plus terrible et de plus touchant à la fois.
Il est plusieurs sortes de terreur, et de moyens convenables pour l’exciter ; la
terreur qui provient du péril d’un héros intéressant ; celle qui accompagne une
action dénaturée, rendue possible et vraisemblable par la fatalité, ou par les
passions ; celle qui résulte des fantômes et des chimères de l’imagination frappée ;
celle que nous imprime le spectacle des choses effrayantes, et celle-ci est la moins
bonne ; celle qu’inspirent les récits, et les images dans la diction ; et, enfin,
celle qu’on peut nommer préparatoire, et qui agit dans les expositions diverses des
pressentiments et des humeurs des personnages.
La terreur préparatoire se développe durant tout le cours des actes, et, dans les
premiers surtout, par les visions, les songes, et les signes des caractères. La
nourrice des enfants de Médée, dans la tragédie d’Euripide, ne sait quels noirs
desseins médite cette femme, et néanmoins elle recommande déjà qu’on
écarte ces mêmes enfants de sa vue, disant que leur mère troublée
roule sur eux des yeux de taureau : cette préparation vous
indique aussitôt leur péril, sans trop vous l’éclaircir. Jocaste, Thyeste, Iphigénie
en Tauride, Pauline, et cent autres, s’agitent par avance de visions affreuses. Je
ne prendrai que le songe d’Athalie, comme étant le plus terrible,
parce que Racine est un modèle en tout ce qui tient à l’exécution. Cette reine a vu
lui apparaître, dans la nuit, sa mère Jézabel,
Là, le choix des mots pleins d’horreur accroît l’horreur des circonstances de ce
récit : vous retrouvez partout, dans le style de ce morceau, le soin exact des
convenances de terreur, aussi bien conservées que le sont les convenances de pitié
dans les fragments que j’ai cités, en parlant de cette autre passion. Cette
conformité des paroles et des choses est de tous les mystères de l’art le plus
important à pénétrer, et celui qui, en se joignant à la pureté grammaticale, fait le
grand écrivain tragique.
La terreur qu’imprime le spectacle doit être plus
souvent, dans l’action, l’accessoire que le principal : souvent même elle est
vicieuse.
Le cœur de Raoul, offert aux regards du spectateur dans la pièce de
Gabrielle de Vergi, cause un effet plus dégoûtant que terrible ;
reproche que méritent fréquemment les théâtres étrangers, à l’exception de ceux
d’Italie.
Il n’en est pas ainsi de la terreur qu’impriment les images fantastiques : nous les
blâmons injustement dans les tragédies anglaises, puisque, je le répète, elles sont
communes dans les tragédies grecques. L’ombre de Banco, assassiné par le prince
Macbeth, et venant s’asseoir à sa table entre les convives, invisible pour eux, et
visible pour le meurtrier lui seul, me paraît une invention admirable, et digne
d’être renouvelée. Prenons l’avis du sage Addison, dans son journal intitulé
le Spectateur, ouvrage brillant d’esprit et de goût.
« Il peut y avoir certaines occasions où il est à propos d’exciter ces
mouvements : et, lorsqu’ils ne viennent que pour aider le poète, on ne doit pas
seulement les excuser, mais y applaudir. C’est ainsi que le son d’une cloche, dans
la pièce qui a pour titre, Venise sauvée, tragédie d’Otway, fait
trembler tous les assistants, et imprime plus de terreur que les paroles n’en
sauraient causer. L’apparition d’un fantôme dans la tragédie intitulée,
Hamlet, prince de Danemark
al, soutenue de toutes les circonstances
qui peuvent exciter l’attention ou l’horreur, est un coup de
maître en ce genre. L’esprit du lecteur est merveilleusement bien disposé à
l’épouvante par tous les discours qui précèdent la venue du fantôme.
« Le silence qu’il garde à son entrée, frappe vivement l’imagination ; et toutes
les fois qu’il paraît, il devient plus terrible. Qui peut lire sans être ému le
discours que le jeune Hamlet lui adresse en ces termes ?
OPHÉLIE.
« Le voilà.
HAMLET.
« Ministres du ciel ! daignez nous protéger. Qui que tu sois, ange ou démon, de
quelque séjour que tu sortes, et quelque chose que tu viennes m’annoncer, tes
traits le sont ceux d’Hamlet. Pourquoi tes os se sont-ils relevés ? pourquoi ton
tombeau s’est-il ouvert ? Quel motif t’engage à paraître ainsi armé, comme si ta
vue ne suffisait pas pour causer de l’effroi ?
« Je ne désapprouve donc pas les artifices dont je viens de parler, quand ils
sont placés à propos, et que la noblesse des sentiments et des expressions y
répond. »
Outre les simulacres extérieurs dont parle ici le critique anglais, il est des
spectres que se figurent intérieurement les imaginations en délire, frappées par les
souvenirs, ou par les remords : ce sont les plus naturellement terribles.
Transcrivons l’un des monologues du Richard III de Shakespeare,
traduit par Le Tourneuram,
morceau dignement loué par Voltaire, dont le bon goût au théâtre ne peut être accusé
d’anglomanie. L’usurpateur, souillé du sang de toute sa famille, seul, au milieu des
ténèbres, se parle de tous
ses forfaits, et son âme
semble être, devant lui-même, un interrogateur qui l’épouvante. Il s’éveille en
sursaut :
« Qu’on me donne un autre cheval ; — bandez mes plaies * — ciel ! aie pitié de
moi ! — Mais que fais-je ? — Ce n’est qu’un rêve. — Ô lâche conscience, comme tu
m’épouvantes ! — La lueur de ce flambeau me paraît bleuâtre. Ne suis-je pas à
l’heure de minuit ? Une froide sueur couvre mon corps tremblant. — Que crains-je
donc ? — moi-même. — Il n’y a ici que moi seul. — Richard aime Richard. — Y a-t-il
ici quelque meurtrier ? Non… — Oui, moi. Ma conscience a mille voix, et chaque
voix accuse un forfait, et chaque forfait me condamne et me démontre scélérat. Le
parjure, le parjure au plus haut degré ! Le meurtre, le meurtre féroce, au degré
le plus abominable ! Tous les crimes divers, tous commis sous toutes les formes,
s’attroupent au tribunal de ma conscience, et me crient tous ensemble, homicide ! homicide ! Je tomberai dans le désespoir. — Il n’y a
pas une créature qui m’aime…, et si je meurs, personne qui ait pitié de moi… Eh !
pourquoi les autres auraient-ils de la pitié pour moi ? — moi-même je n’en trouve
aucune dans mon cœur. — Il me semble que toutes les âmes de ceux que j’ai fait
périr sont venues dans ma tente, et que chacune d’elles a menacé la tête de
Richard de la vengeance pour demain. »
Je ne crois pas qu’on ait jamais rendu si épouvantable la terreur qui bouleverse
l’imagination d’un criminel surpris par les remords : et quels que soient les vices
des drames de Shakespeare, des morceaux si inspirés le placent à côté des génies
rares et supérieurs dans la tragédie, en observant de plus que c’est le
créateur de la fable attendrissante de Roméo, pleine
d’une pitié tendre, qui excella dans la profonde terreur ! Mais, pour la gloire de
l’art et pour la nôtre, je veux pourtant qu’en ce genre il cède encore, ainsi que
tous les auteurs dramatiques, le premier rang à notre Corneille. Que dirait
aujourd’hui la délicatesse de nos juges polis, sur un poète qui, voulant porter
l’émotion tragique à son comble, imaginerait une mère ayant assassiné son époux,
faisant assassiner un de ses fils, et empoisonnant l’autre, et une maîtresse
demandant à ses amants la tête de leur mère ? Lui a-t-il fallu cet amas d’horreurs
pour nous attacher ? Où donc a-t-il puisé tant d’atroces infamies ? N’est-ce pas
d’un cerveau troublé par les barbaries d’une révolution sanglante que sont sortis de
pareils monstres ? Tels sont pourtant les éléments du chef-d’œuvre intitulé
Rodogune, dont le sujet contient autant d’absurdités exécrables,
que l’intrigue de l’Œdipe incestueux et parricide.
Le fameux cinquième acte de Rodogune, presqu’entièrement composé d’une
seule scène, me suffira pour vous développer ce que j’ai à vous dire sur une nouvelle
condition de la tragédie, celle qui consiste dans le mélange de la terreur et de la
pitié. Ce bel exemple me dispensera de vous en citer un grand nombre d’autres.
Suivez dans ses contours la longue et magnifique scène où le prince Antiochus se
réconcilie avec sa perfide mère, qui ne lui présente sa maîtresse et la coupe
d’hyménée que pour l’empoisonner, après avoir fait poignarder son frère. La seule
réunion de ces tragiques personnages imprime d’abord la
consternation ; et le concours d’un peuple et des grands, au couronnement et au
mariage de leur nouveau roi, investit cette situation de la majesté d’un pompeux
spectacle. Le jeune prince, assis entre Cléopâtre et Rodogune, implacables et
ambitieuses ennemies, contraste durant toute l’action par son amitié fidèle et
désintéressée pour son frère, et par ses sentiments, d’amour d’un côté et de respect
filial de l’autre, pour les deux princesses. Cléopâtre, feignant de sceller son hymen,
lui dit, avec une fausse douceur :
Il la prend ; et déjà le spectateur a sujet de frémir ; mais il s’attendrit à
l’instant sur ce prince, qui demande à revoir Séleucus, déjà mort.
Ces paroles affectueuses, ce souvenir d’une âme fraternelle, ajoutent à la pitié
qu’on prend pour cette sensible victime. Il saisit la coupe, on frémit encore.
Timagène accourt, et suspend son danger par la nouvelle de l’assassinat de Séleucus.
Ce frère a voulu s’expliquer en mourant, et ses paroles, interrompues par son dernier
soupir, n’ont pu découvrir à Antiochus qui de sa mère ou de sa maîtresse est coupable
de cet homicide, et qui des deux il doit craindre pour soi-même. Le mourant a dit, en
parlant d’une main qui lui fut chère, et sans désigner encore laquelle est
criminelle,
Ce vers jette à la fois la consternation dans tous les personnages, il répand
l’effroi dans l’âme d’Antiochus,
et rend la sécurité au
noir esprit de Cléopâtre. Quel tableau varié ! que de mouvements contraires ! que
d’objets de terreur et de pitié ! Ici le poète devient éminemment grand et théâtral :
tout autre qu’un prince eût fait éclater ses alarmes en interrogations subites, en
exclamations brisées ; mais Antiochus, moins homme que héros, n’envisage que la
calamité générale dans son malheur particulier : il pressent tout ce qu’il n’ose
s’avouer, et sa douleur s’exprime en ces termes augustes, dont la gravité suspend
l’étonnement, le laisse planer sur la scène, en ralentissant l’intérêt de curiosité ;
et le sujet reçoit de là cette pompe qui rayonne de la majesté du langage.
« Une
main qui nous fut bien chère
.
Le désespoir d’Antiochus, objet de la plus profonde pitié, remplit le reste de toute
cette scène que prolongent, entre Cléopâtre et Rodogune, d’éloquents débats qui ne
font que rendre son doute plus cruel : cependant il ressaisit la coupe homicide ; il
veut
achever la cérémonie : nouvelle occasion de crainte
pour ses jours, nouvelle terreur ! Mais Rodogune innocente le retient, se méfie des
projets de sa rivale, et demande qu’on fasse l’épreuve du breuvage : nouvelle
incertitude ! nouvelles fluctuations ! La féroce Cléopâtre tombée alors dans son
propre piège, risque sa vie pour accomplir sa vengeance : elle porte le poison à ses
lèvres, satisfaite d’en offrir les restes à son héritier, qu’elle s’efforce
d’entraîner à la mort : nouveau sujet de frémissement ! enfin Antiochus va consommer
le sacrifice, quand Rodogune apercevant les effets du venin sur leur ennemie
dénaturée, et tout à coup s’élançant :
A cet instant, la terreur monte à son comble : l’horreur d’Antiochus, la tragique
allégresse de Rodogune, la pâleur et les tortures de Cléopâtre, tout porte le désordre
et l’épouvante dans les âmes : et de cet inconcevable choc de passions dramatiques,
éclatent les vers les plus terribles que dans l’excès de ses transports ait jamais pu
dicter Melpomène.
Interrogez les muses de tous les temps, de tous les pays,
elles vous répondront que l’art n’alla plus loin sur aucun théâtre de l’univers. Le
public, témoin de ce grand acte, manifeste par son attention suivie, par ses
sentiments toujours émus, que nulle condition ne manque à ce dénouement sublime, pour
captiver sa curiosité, attacher son intérêt, saisir sa pitié, le tenir dans la
terreur, et le remplir d’un merveilleux étonnement. Si quelque humeur me rendait
partial contre les minutieux de Voltaire sur les chefs-d’œuvre de
Corneille, elle naîtrait de celle qu’il laisse percer lui-même à chaque ligne dans son
examen de Rodogune. Plus on le lit et mieux on découvre le soin qu’il
prit de nuire à cette tragédie : il ne lui reproche les invraisemblances nécessaires
des premiers actes, qu’en annonçant son approbation fondée sur la beauté du dernier ;
et, dès qu’il arrive à ce cinquième acte, on est étonné de ne trouver encore que des
critiques qui l’anéantiraient jusqu’à faire douter de ce qu’on y admire, si la
puissance du génie ne se défendait toujours si bien, contre les attaques de l’erreur
et les injustices d’une envie peut-être involontaire.
Vous conclurez, si mes opinions vous semblent motivées, que le mélange continu de la
terreur et de la pitié concourt à la perfection du genre, puisque la seule pitié,
sentiment trop mou et trop délicat, détend la force des ressorts tragiques, en
relâchant les âmes et en les attendrissant pour des peines souvent communes ; et
puisque la seule terreur, sentiment atroce et repoussant, lorsqu’il est extrême,
roidit la contexture des drames, en inspirant une sorte de
stupeur immobile, en séchant les cœurs, et en tarissant la source agréable de
l’intérêt et des larmes.
La compassion, avons-nous dit en commençant, prend sa racine dans la sympathie
instinctive des hommes : la terreur tient aussi naturellement à leur amour
instinctif d’eux-mêmes. L’homme s’épouvante des maux, des périls, et de la
destruction de ses semblables, par amour de soi ; et cette crainte lui vient du
dehors : il s’effraye au souvenir, ou au pressentiment des dangers, des supplices,
et de la mort ; et cette crainte, en agitant sa propre imagination, lui vient du
dedans. Or, soit qu’on imite à ses yeux les redoutables catastrophes du monde,
objets visibles et extérieurs de son effroi, soit qu’on lui peigne les spectres et
les rêves fantastiques de son cerveau troublé, objets intérieurs et sensibles de sa
peur, il les reconnaît et s’en étonne, parce que la vérité le frappe toujours. Si le
cœur le plus courageux, si l’esprit le plus docte et le plus sage, ne sont point à
l’abri de se consterner parfois eux-mêmes, dans la méditation, dans la solitude, ou
dans les ténèbres, à quelles visions ne peuvent donc pas se livrer les cœurs exaltés
et timides, les esprits ignorants et crédules ? La tragédie ne crée donc point de
chimères, en représentant les simulacres des frénésies humaines, et conséquemment,
les personnages extatiques et superstitieux lui servent à produire ses effets
frappants et irrésistibles ; car, tirant tout du cœur humain, la terreur et la pitié
extrêmes sont ses deux premiers mobiles. Ce double principe est commun à
tous les arts d’imitation ; et le plus beau modèle dans la
sculpture ne remplit pas moins les conditions du pathétique et de l’effroi que la
scène de Rodogune, choisie par moi comme le plus beau modèle au
théâtre.
Comparez-lui le groupe du Laocoon : si ce grand prêtre était lui seul en proie à la
fureur d’un serpent, sa statue offrant l’image de la mort physique d’un homme
déchiré par une bête venimeuse, n’exciterait qu’une désagréable horreur ; mais c’est
un père enlacé avec ses deux enfants par deux hydres qui les dévorent tous trois, et
la destruction de ces trois âmes inséparables se joint à celle de leurs corps
douloureusement blessés par les morsures. Les horribles nœuds des dragons qui les
tuent n’apparaissent que pour effrayer la vue, autour de ces touchantes figures dont
l’expression vous pénètre, vous attendrit, et que relève la belle tête du père, qui
expire dans sa propre personne, et meurt dans celle de ses deux fils. Observez que
la majesté de sa douleur en modère la convulsion odieuse, et rehausse la beauté de
cet ensemble admirable. Ainsi le déplorable Antiochus n’est pas seul aux prises avec
l’exécrable Cléopâtre : il meurt à demi d’abord dans la personne de son frère
Séleucus. Sa douleur, que réprime, à cette première atteinte, le respect et de son
rang, et de sa mère, et de son amour, ne défigure pas les traits héroïques de ce
malheureux prince. Les haines des deux rivales redoutées circulent longtemps, autour
de lui, comme les deux serpents de l’antique statue, jusqu’au moment où le poison a
gonflé le sein de la reine atroce que la catastrophe punit. Sa mort semblerait être
celle d’une
hideuse Gorgone qui révolterait le
spectateur, si l’éclatant pathétique, en se déroulant sans cesse dans les sinuosités
de cette longue scène, ne tempérait par sa splendeur tout ce que son assemblage
dramatique a d’horrible et de dénaturé.
J’établis ce parallèle entre le Laocoon et la Rodogune, pour faire
surtout sentir que c’est peu de savoir passionner les rôles et la diction, et de
faire respirer le marbre ou la toile, mais que c’est l’art de grouper les
personnages qui signale toute la force d’une invention créatrice. Un beau caractère
offert n’est qu’un portrait ; de justes maximes et de hauts sentiments ne sont que
des tissus d’éloquence ; mais il faut des ensembles et des tableaux. Décomposez les
situations vraiment théâtrales, vous vous convaincrez qu’elles résultent d’une
combinaison d’attitudes entre des passions extrêmes hardiment opposées, qui se
rencontrent en un point, et qui, pour ainsi dire, appelées à un rendez-vous, s’y
heurtent, et se livrent un combat, qui cause par ses chocs surprenants et impétueux,
les frémissements, le plaisir, et les acclamations du public.
On arrive au complément de toutes les émotions propres à la tragédie, lorsqu’aux
effets du mélange d’une terreur non commune, et d’une pitié non vulgaire, se
joignent le concours des nobles circonstances, l’appareil et le langage qui
constituent le grand et le sublime.
Nous avons vu que le but de la tragédie est d’exciter la terreur et la pitié : nous
avons défini ces deux passions, et développé les moyens par lesquels on les produit au
théâtre.
Il nous faut considérer ceux qui servent à frapper le spectateur du sentiment de l’admiration ; c’est-à-dire, que nous devons traiter la condition qui
constitue le noble et le grand. On ne peut dire qu’une tragédie
contienne rien de grand, si le style n’a pour noble fondement les hauts caractères et
les sentiments héroïques. La bonté des mœurs communes ne suffit donc pas à sa grandeur
nécessaire : il y faut la vertu presque surnaturelle, ou des passions qui surpassent
la force humaine, sans qu’elle paraisse affectée ni guindée : les actions et les
paroles qui s’en suivront conséquemment, auront cette sublimité qui excitera
l’admiration, La courageuse résistance que Prométhée oppose à Jupiter lui-même, dans
la pièce d’Eschyle, nous a
déjà donné l’idée de ce genre
qu’on nomme admiratif. La piété vertueuse d’Antigone, rendant à sa
famille les devoirs funéraires, malgré les édits du tyran et l’horreur des supplices,
élève ce caractère au degré idéal où le voulait porter Sophocle, et où l’a su
maintenir le célèbre Alfieri, dans sa belle imitation de cette tragédie. De cette
grandeur des choses sortent ces traits de dialogue qui les rehaussent encore.
Antigone, ne balançant pas entre la vie et son devoir fatal, brave en ces mots Créon,
qui lui propose un hymen avec son fils qu’elle aime, ou le plus cruel châtiment, si
elle le refuse.
As-tu choisi ? — J’ai choisi. — Emon ? (c’est le nom de son
amant) — La mort. — Tu l’auras.
Et cette terrible menace n’ébranle point le cœur d’Antigone. Est-il un spectateur qui
n’admire autant son courage que la concision sublime des réponses qui le signalent, et
qu’Alfieri renferme en un seul vers. Les réparties de Polyeucte à Félix, dans
l’ouvrage de Corneille, étincellent d’un éclat plus vif encore. Le féroce et lâche
gouverneur, chargé des ordres de l’empereur Décie, veut contraindre son gendre à
blasphémer Dieu, et à se courber devant les divinités des païens : que lui répond le
martyr ?
Et le saint va courageusement au supplice. La grandeur de ces traits n’est admirable
que parce qu’elle
est également soutenue dans tout le rôle.
Autrement ces saillies inattendues sembleraient disparates et exagérées, et ne
seraient que de vaines bravades plus dignes de risée que d’admiration, si la fermeté
du personnage de Polyeucte ne les nécessitait dans son langage toujours en accord avec
son sublime caractère.
Les réparties de Néron et de Britannicus, dans la pièce de Racine, quelque terribles
qu’elles soient par la situation, n’ont pas cet éclat ; parce que dans les dialogues
de Racine il n’y a que le vrai et le nécessaire ; mais dans ceux de Corneille, outre
le vrai, il y a l’, d’où résulte la grandeur qui surprend.
Peu d’hommes se sentant capables d’un aveugle dévouement à des institutions
religieuses ou politiques, le spectacle qu’on leur en présente force leur âme à s’en
étonner. Alors ces sacrifices des martyrs ou des héros, à leur foi ou à la liberté
publique, reçoivent de la multitude les applaudissements unanimes, qui confondent la
bassesse du vulgaire, toujours enclin à qualifier ces grandes choses du nom d’actes
de démence ; parce que la raison commune, espèce d’instinct, marchant terre à terre,
ne reconnaît d’autre intérêt que celui de la fortune et de la vie, tandis que les
belles âmes ne s’immolent que pour la gloire et pour les vérités qu’elles croient
éternelles.
Eschyle et Corneille sentirent si bien ces différences, qu’ils furent les plus
habiles à produire l’admiration. L’auteur français dépouille son Polyeucte de tous
les attachements du siècle, avant de l’offrir à la mort : la jalousie conjugale n’a
plus même d’accès en son cœur :
il n’appelle en sa prison
sa femme, et le prince qui l’aime, que pour la céder et la laisser d’avance en
héritage à son rival aimé : puis, comme dégagé de tous les liens du sang et de la
chair, après avoir résigné à autrui ce qu’il aimait le plus, il semble, avec son ami
Néarque, planer entre la terre et le ciel, fier de consommer glorieusement son
sacrifice, et de se couronner d’une palme victorieuse.
La noblesse politique de Sévère et la sagesse de Pauline, ne sont que des degrés
ascendants, qui servent d’échelle comparative à l’élévation prédominante de
Polyeucte, à laquelle l’auteur oppose en dernier degré contraire, la bassesse du
courtisan Félix, vil esclave du pouvoir, afin de nous donner la mesure entière du
cœur humain.
Les mêmes rapports de grandeur se retrouvent dans les Horaces. Mesurez le
personnage du généreux et sensible Curiace sur les héros en première ligne, dans les
autres tragédies : il vous paraîtra les égaler : mais comparez son héroïsme
ordinaire avec la vertu surnaturelle du jeune Horace : dès lors vous le réduirez
dans cette pièce à la proportion secondaire qu’il y doit avoir ; et le jeune Horace
lui-même ne le cédera pas moins en sublimité au grand caractère du vieux chef de
cette famille toute romaine.
C’est ainsi que Corneille, partant toujours d’un point élevé, s’élance hardiment au
plus haut terme du grand idéal, et nous surprend par ses vastes et sublimes
dimensions. C’est peu que de donner à ses personnages la plénitude de leur grandeur
historique ou imaginée ; son génie personnifie en eux la
grandeur même de toute leur nation, ou celle des lois augustes de leurs temps et
de leur patrie. Ce ne sont pas seulement des citoyens romains qui revivent dans les
Horaces et dans Cinna ; c’est la république entière, c’est tout l’empire de Rome.
Polyeucte n’est pas seulement un martyr ; c’est l’âme de tout le christianisme : et
le spectacle des conversions successives, soit sincères, soit politiques,
qu’entraîne l’exemple ou l’intérêt, offre l’image de la pente générale de tout le
premier âge de l’église. Rodrigue n’est pas seulement un amant héroïque et
invincible ; mais l’honneur de la chevalerie espagnole parle, agit et respire tout
entier dans le Cid. C’est là ce qui saisit et transporte, à leur insu, la foule des
spectateurs.
S’ils réfléchissent ensuite sur le mystère de pareilles conceptions, ils
s’apercevront que Corneille agrandit ses personnages, en leur supposant toujours une
vertu, une force, ou une volonté à laquelle toutes les autres affections sont
subordonnées. Voilà comment les discordes civiles, qui rendent inconciliables les
hommes ordinaires, permettent à Sertorius et à Pompée de commencer leur entretien
généreux par ces mots dignes de leur noble caractère.
Et quelques vers après.
« Je vois ce qu’il faut faire
à voir ce que vous faites
.
La réponse de Sertorius est pleine d’une pareille noblesse. Ces deux ennemis
s’honorent personnellement ; et leurs reproches ne touchent que l’intérêt
public.
SERTORIUS.
« Ce
nom, sans vous et lui
, nous serait encor dû
,
« C’est par lui
, c’est par vous
, que nous l’avons
perdu,
Et plus loin :
Par une même prédominance d’un sentiment sur tous les autres, le caractère de
Cornélie maintient sa grandeur, lorsque surmontant son aversion pour César, elle lui
dévoile généreusement une obscure conspiration tramée contre sa vie.
Le reste de la réponse contient deux qualités notoires : l’une de bien peindre
l’orgueil ingrat de César, qui répugne à se laisser vaincre en générosité par une
femme, et qui ne souffrant de concurrence qu’avec son rival, dépouille l’héroïne de
tout l’honneur d’un avis qui le sauve, et l’attribue aux inspirations de l’époux
dont elle est la veuve : l’autre qualité concerne le style, par la figure poétique
de la phrase qui applique la gloire de cette action aux seuls mânes de Pompée. Ces
vers seraient irréprochables si le tour n’en était un peu vieilli et gêné. Cornélie
signale aussi noblement l’héroïsme qu’elle garde en sa haine, lorsque dans la même
scène elle poursuit en ces termes :
Et plus loin.
Corneille sait conserver aussi éminemment la grandeur des choses idéales dans les
plaintes que l’héroïne romaine exhale sur l’urne de Pompée, dont elle vient de
recevoir les cendres. La présence imaginaire de l’ombre du héros de la république
est dans cette tragédie ce que l’ombre d’Hector est dans la tragédie d’Andromaque.
Rendons à la fois sa gloire à l’inventeur de cette grande fiction dramatique, et
notre hommage à son noble et touchant imitateur. On a lieu de s’étonner que Racine,
au milieu de sa carrière, et que Voltaire, dans sa maturité, aient méconnu
l’intention de Corneille jusqu’à le blâmer d’avoir
fait
documenter un politique et un conquérant par la voix d’une jeune femme. Leur
inattention ne remarqua point que César n’est pas seulement en présence de Cornélie,
mais en regard avec l’âme de Pompée, dont la grandeur et le juste ressentiment lui
survivent encore dans le cœur de sa noble moitié qui le représente. Voilà de ces
hauteurs du génie qui, trop souvent, échappent à l’examen des maîtres les plus
habiles, et qui frappent toujours la multitude saisie par l’inspiration du beau. Il
est plus aisé de critiquer ces conceptions là que de les égaler.
Voyons par quel moyen on subordonne tous les objets à celui qu’on veut rendre
prédominant. L’honneur et l’amour sont les premiers sentiments dans le cœur du Cid,
puisqu’il sacrifie sa tendresse à son devoir, et sa vie à sa maîtresse. Ce beau rôle
finit par un trait qui fait rayonner l’amour chevaleresque de splendeur et de
majesté. Rodrigue, vainqueur dans trois combats, est admis devant son roi
qu’environne sa cour ; mais le monarque, les courtisans, la pompe du trône, et les
égards de l’étiquette disparaissant à ses yeux en présence de la personne qu’il
aime, il ne porte ses hommages qu’aux pieds de Chimène, en prononçant ces mots, les
plus nobles et les plus gracieux que puisse inspirer la situation :
Cette élévation que notre poète sut prêter à l’amour, comment sut-il l’attribuer
pareillement à l’amitié ? en faisant au contraire primer celle-ci sur tous les
autres
sentiments. La noble fraternité d’Antiochus et de
Séleucus, celle de Martian et d’Héraclius, ne sont pas inférieures à tout ce que
l’antiquité nous offre d’héroïque dans l’amitié d’Oreste et de Pylade. Ce sentiment,
dans les exemples modernes, y est mis sous un jour d’autant plus éclatant, qu’il y
semble inaltérable aux rivalités d’ambition et d’amour, et qu’il triomphe
constamment de ces deux passions, les plus indomptables et les plus aveugles dans le
cœur des hommes. Corneille veut-il cacher la difformité du crime sous un appareil de
grandeur ? il enfante une monstrueuse Cléopâtre, en qui l’attachement au diadème
surmonte tous les nœuds de la nature et de l’humanité : rien ne lui coûtera pour se
venger de ses propres fils, dont chacun lui refusa de commettre un meurtre pour
satisfaire sa haine contre Rodogune et l’assurer dans le pouvoir absolu.
Le même auteur veut-il montrer le pouvoir étendu de la prudence et de la volonté ;
soudain paraît une immobile et impénétrable Léontine, qui, maîtresse du secret de
toute une cour, se joue en paix de la multiplicité des intrigues d’un tyran, et le
fait trembler au moment où il la menace d’un trépas qu’elle brave sans le craindre.
Émilie et son amant ennoblissent
leur complot contre un
César, lorsque reconnus complices, et prêts à périr, ils se disputent, devant lui,
l’honneur d’avoir voulu l’assassiner pour la délivrance des citoyens. Cette
étonnante querelle fait ressortir la magnanimité de l’empereur romain, et le
caractérise. Octave les eût envoyés à la mort, Auguste leur pardonne. Ce peu
d’exemples n’atteste-t-il pas qu’on chercherait en vain dans tous les autres poètes
les types véritables du noble et du grand portés jusqu’à ce terme sublime.
On me blâmera peut-être d’avoir affirmé que La Harpe méconnaissait les principes
qui constituent le beau dans son excellence, et d’avoir suivi l’esprit des
de Voltaire, son maître, sur les œuvres du premier maître. Je me suis
engagé à vous prouver pas à pas ce que je vous ai dit de ce littérateur : nous
l’avons déjà vu se tromper dans ses jugements sur Eschyle, et nous le voyons
s’égarer encore au milieu de ses minutieuses remarques sur le style suranné, et sur
les trop longs et trop subtils raisonnements qui gâtent quelques pièces de
Corneille ; mais la juste admiration que m’inspirent ses beautés d’un grand ordre,
dont le rhéteur ne fait nulle mention, me contraint à critiquer ses critiques, ne
présageant pas qu’on ait lieu de m’accuser d’erreur et de témérité, si je prends
contre cet écrivain le parti du plus éminent de nos poètes. Réduit à choisir entre
la théorie de La Harpe et la pratique de Corneille, je me range du côté de ce
dernier, sans crainte et sans scrupule. Le soin de La Harpe à balancer les qualités
de Racine avec celles que nous offrons en exemples, nous décèle, sinon sa
prévention injuste, au moins la confusion de ses idées sur
le sublime. La grandeur chez Corneille tient à l’essence de la composition ; celle
de Racine à l’accomplissement de l’exécution ; Corneille tient la sienne de son âme
et des passions même qui font les hommes historiques : Racine doit la sienne à la
lecture de l’histoire et des écrits qui peignirent ces mêmes passions : l’un crée,
et l’autre emploie : ce dernier, puisant avec choix dans les historiens, en retire
des personnages : plus frappants par la vérité que par la grandeur, et fait agir le
rôle de son Britannicus, et celui de Mithridate : ce rôle ne se rapproche de ceux
des tragédies de Corneille que par ses entretiens politiques avec ses fils, scènes
dont l’entrevue de Sertorius et de Pompée, et le conseil d’Auguste avec ses deux
favoris, avaient été les modèles primitifs. L’Acomat de la tragédie de
Bajazet, dément, par une inaction forcée, la vigueur qu’il annonce
en ses discours, et ne tient pas ce qu’il promet dans les scènes d’exposition. Mais
ayons recours aux pièces mythologiques et sacrées ; là, nous retrouverons les
sources du grand qui s’écoulent de la hauteur des fables païennes et des traditions
bibliques.
Oreste, dans la tragédie d’Andromaque, est comme poussé au crime par
une fatalité supérieure qui règne dans toute l’action. L’ombre d’Hector, toujours
présente à sa veuve, agit comme personnage mystérieux dans la pièce, ainsi que, je
le répète, l’ombre de l’époux de Cornélie dans la Mort de Pompée.
Phèdre est entraînée par une déesse fatale à son sang, et comme l’exprime si
poétiquement l’auteur,
Le jeune Hippolyte meurt victime d’une influence divine, attirée par les
imprécations de Thésée. Ailleurs, l’oracle de Calchas livre lui seul au désespoir
toute la puissante famille d’Iphigénie, et devient une barrière opposée à
l’impétueux Achille. Dans la pièce qui porte le nom d’Athalie, cette reine se
précipite en des lacs qui lui sont tendus par la main de Dieu même ; et ce Dieu
soutient miraculeusement le zèle inébranlable et la voix tonnante de son prêtre
Joad : un faible enfant, entouré d’ennemis, parle hautement et librement contre eux,
sous l’égide de sa sainteté, et triomphe, à l’abri des ailes de lange du Seigneur,
par une suite d’événements qui n’ont que le merveilleux pour vraisemblance. De là
cette grandeur qui s’accroît encore de la majesté du plus beau style. Reconnaissons
que dans ce qui concerne l’excellence de la poésie, Racine est partout plus grand
que son prédécesseur. L’expression dans l’un paraît quelquefois égale à la grandeur
des choses ; mais elle conserve toujours cette égalité dans l’autre : l’enflure des
ornements de Lucain, et la subtilité de Sénèque, altèrent le langage de l’un par
l’emphase oratoire et l’abus de l’esprit ; la diction de l’autre lui est
continuellement supérieure par la justesse exquise et par une audace noblement
mesurée. On voit donc que ce qu’on appelle le sublime et le grand appartient
immédiatement à l’un par l’essence et le fonds, et à l’autre médiatement par les
formes : aussi les deux auteurs produisent-ils sur le public une admiration égale,
dont on ne confond les effets que faute d’en bien
discerner les causes différentes.
Ne m’étant pas fait un devoir de me borner à des exemples classiques, mais vous
ayant prévenu que je croyais utile de rechercher le beau jusques chez les muses
étrangères, j’oserai vous citer un passage du Jules César de
Shakespeare, où la grandeur apparaît dans toute son élévation. En cette pièce, dont
Voltaire ne dédaigna pas d’emprunter une foule de pensées, Brutus, représenté dans
ses mœurs privées et publiques, juste, courageux, humain, et doux, Brutus se signale
autant par son amour pour le pays, comme bon citoyen, que par sa tendresse pour la
fidèle Porcia, comme bon mari : prêt à livrer bataille aux champs de Philippe, il
entre en conférence avec son ami Cassius. Les désordres de l’armée, dont ce chef est
la cause par sa licence, suscitent les reproches amers de Brutus attristé des
malheurs de son parti : Cassius l’accuse, dans la violence de leur longue querelle,
d’outrager l’amitié par ses emportements. « Je n’aurais pas cru, lui dit-il,
que tu fusses capable de tant de colère. — Ô Cassius, je souffre de plusieurs
chagrins ensemble. — Tu ne fais pas usage de ta philosophie, si tu laisses ton âme
ouverte aux maux accidentels. — Nul homme ne supporte mieux la douleur : Porcia
est morte. »
Jusque là Brutus n’avait point encore parlé de la mort de sa
femme. À cette nouvelle, Cassius s’étonne que son ami ne l’ait pas tué, lorsqu’il
l’affligea si cruellement, tandis que la plus sensible perte déjà l’accablait au
fond de l’âme. Ce trait de dialogue est un coup de maître
qui relève aussitôt l’héroïsme inflexible de Brutus ne s’entretenant que des maux
de tous, et taisant ses peines particulières, noblement étouffées dans un cœur tout
romain qui ne se passionne que pour la patrie.
C’est ainsi qu’on ennoblit les grands caractères connus, et qu’on atteint à la
hauteur que l’imagination et les siècles leur ont prêtée. Il ne me reste plus qu’à
faire observer comment le dialogue peut rendre théâtrales les belles maximes ou les
nobles réparties que les annales renferment. Tel mot qui nous y surprit est entendu
froidement à la scène, à moins que l’art de le bien placer ne lui donne un lustre
imprévu qui renouvelle son effet usé dans les esprits. Tout le monde connaît la
digne réponse de Porus à son vainqueur, aussi est-elle peu saillante dans la
tragédie que composa Racine en sa jeunesse ; mais si son Alexandre, irrité contre
son captif, et prêt à punir sa fierté, lui eût, dans cette disposition, demandé
comment il prétendait qu’on le traitât, et, qu’au risque d’accroître son courroux,
Porus eût répliqué « en roi », le péril qu’il eût couru et la surprise d’Alexandre,
eussent été doublement dramatiques. Il est donc nécessaire de bien méditer l’usage
des emprunts qu’on fait à l’histoire ; et ce n’est pas assez de s’en enrichir pour
arriver à produire l’étonnement. Racine, dans la suite de sa carrière, instruit par
l’expérience, nous enseigna ce secret mieux que tous les autres poètes.
On ne peut parler des qualités de cet auteur sans revenir à considérer celle qu’il
porta le plus loin, la perfection du langage. Ce que j’ai dit sur le style
convenable à la terreur et à la pitié s’applique aux
convenances de l’admiration. En suivant ainsi pas à pas les diverses parties des
ouvrages, nous rappellerons que l’art de bien écrire se réduit à rendre le langage
conforme à chacune de leurs conditions.
En premier exemple de ce ton de grandeur, j’opposerai un morceau des
Horaces de Corneille, aux puristes qui ne lui laissent que la
qualité d’historien tragique. Sabine, dans l’exposition de cette pièce, répand en
ses discours la grâce, l’élégante pureté, la poétique magnificence nécessaire au
sujet, et trace à la fois l’origine et l’avenir de Rome. C’est ainsi qu’elle
s’explique :
« Ses
vœux seront pour toi
, si tu n’es plus contre elle
.
Heur, employé dans le sens de bonheur, est la seule expression
vieillie dans cette longue suite de beaux vers. Corneille se sert du calme de
l’exposition théâtrale, pour représenter pompeusement la destinée entière de la
république. Il use aussi habilement de l’éloquence des passions, pour agrandir son
sujet en retraçant l’image des révolutions romaines. Tout le monde sait par cœur la
belle imprécation de Camille.
Il est superflu de la redire. Nul orateur, je crois, n’imprima mieux que Corneille,
dans les scènes augustes, le ton majestueux et grave qui ajoute à la dignité des
sentiments et des pensées. Racine pourtant le surpasse en cette partie, étant plus
uniformément pur, élégant, et poétique. Les rôles des moindres confidents ont
chez lui une noblesse admirable de langage. Quelle pompe
dans cette exposition que fait Arcas du sujet d’Iphigénie !
AGAMEMNON.
La tragédie entière, dont j’ ce passage, est dictée par le même goût : aussi
la magnificence y règne-t-elle d’un bout à l’autre. Clytemnestre veut conduire sa
fille à l’autel, et dit à son époux, en lui parlant de l’hymen supposé
d’Iphigénie :
Ailleurs, c’est en deux vers que le poète trace un tableau digne d’Homère : il
raconte que le fils de Pélée a voulu ravir la victime au fer de Calchas :
Cette grandeur qui apparaît dans la diction de l’Iphigénie de Racine, le
croirait-on ? elle fut pourtant rivalisée : oui, messieurs, elle le fut, mais par
Racine lui-même ; lui seul pouvait égaler ce chef-d’œuvre de poésie en créant celui
de Phèdre ; je ne sais même s’il ne s’est pas encore surpassé, lorsque quittant la
langue mythologique, il parle celle des inspirés et des prophètes, et qu’il met dans
la bouche de Joad cette réponse au guerrier qui réclame de nouveaux prodiges pour
convaincre les juifs incrédules.
La crainte de trop multiplier les citations m’engage à ne rappeler ce beau morceau
à votre mémoire, qu’en vous le désignant.
Ailleurs, ce même Joad, enflammé du souffle de son Dieu, et surpris des merveilleux
ressorts que fait mouvoir une puissance invisible :
Ce discours n’est que le prélude des oracles prononcés ensuite par Joad, et qui
peuvent seuls vous donner l’idée de la hauteur des chants de Sophocle dans les plus
beaux chœurs de ses tragédies. C’est ainsi que le ton des paroles suit de moments en
moments l’élévation du sujet. Nul poète, et Voltaire même en ce genre, ne saurait
soutenir le parallèle avec Racine.
Les comparaisons le feront sentir, Dans la tragédie intitulée
Mahomet, que dit Omar à Zopire, en parlant de Dieu ?
Ciel et éternel riment peu exactement : ces
négligences
ne se rencontrent pas dans le poète qui fit
dire à Mardochée, en parlant aussi de Dieu à Esther :
« Sont tous devant ses
yeux comme s’ils n’étaient pas
.
Remarquez que les mots sont simples ici, et que la grandeur de l’image apparaît
sans l’opposition emphatique du néant et de l’éternel. Un moderne a très bien dit
que la clarté est le seul ornement des pensées profondes. Plus loin Mahomet dit à
Séide :
Examinons si Joad, pour exprimer la même pensée emploie ce terme philosophique, et
s’il passe rapidement sur l’importante circonstance du sacrifice d’un fils, seul
espoir d’une nombreuse postérité. Voyons comment il traduit ce mot de prosateur, fils unique, dans la langue de la poésie.
La supériorité de Racine est visible et palpable en
cet
endroit : Voltaire ne lutte quelquefois en ce genre que dans ses immortelles pièces
de Brutus, de Mérope, et de l’Orphelin de la
Chine, qui fournissent les exemples de la grandeur soutenue par les
sentiments et le langage. Je ne puis me dispenser de prendre dans l’auteur de
Rodogune, dont il a tant critiqué le style, un des modèles de cette
même élévation dont nous recherchons les sources. Elle éclate éminemment en ce
premier monologue de Cléopâtre ;
Vous avez remarqué que le tour poétique, les vives interpellations aux choses
inanimées, et la majesté des comparaisons et des images, contribuent en ce discours,
au ton auguste et à la gravité qui sied au style de la haute tragédie.
Après avoir reconnu ce qui constitue le grand, source véritable de l’admiration, qui,
après la terreur et la pitié, est le troisième mobile de la tragédie, nous avons à
examiner comment ces trois passions ont lieu d’être excitées dans la fable. Ce ne
peut-être que
par les révolutions dans la destinée des
personnages ; ce qu’on nomme Péripétie ou changement de sort.
Si le sort des acteurs du drame restait le même, il n’y aurait point de fait ni
d’intrigue qui se dénouât ; par conséquent, ni surprise, ni crainte, ni
attendrissement progressifs, et sans cela, point de tragédie parfaite. Nous allons
donc traiter cette dixième condition du genre.
Les revers de la fortune portent à nos âmes des émotions d’autant plus vives, que
ses coups sont plus subits et moins attendus ; le bonheur ou le malheur qui nous
arrive par degrés nous devient moins sensible. L’intervalle qui sépare l’opulence
excessive de l’extrême misère, la plus haute espérance du désespoir le plus profond,
le premier des rangs et le trône de l’abjection et de l’échafaud, cet intervalle,
dis-je, nous paraît si grand, que si quelque révolution jette un personnage de l’une
à l’autre de ces extrémités, notre esprit s’en étonne, et notre cœur mesure ses
sentiments de surprise, de crainte, et de compassion, sur la violence du choc
imprévu dont nous sommes les témoins. C’est à produire illusoirement cet effet que
tend la tragédie, lorsqu’elle fait passer en un instant ses acteurs de la sécurité
et de la joie, dans les frémissements et dans la douleur. Plus le changement
vraisemblable est rapide, plus la péripétie est jugée belle : elle est, pour ainsi
dire, le pivot sur lequel doit tourner promptement la fortune des héros du drame.
Figurez-vous le personnage tragique irrévocablement destiné à souffrir lorsqu’il
arrive à tel période, comme un Sisyphean que vous verriez d’abord plein de force et
d’espoir, tout près de sentir ses efforts couronnés du succès, et
de déposer son rocher sur le sommet qu’il a gravi, quand tout à coup la masse fatale
redescend, l’entraîne, et roule avec lui dans les profondeurs de l’abîme où elle le
plonge misérablement. Le période où s’effectuera sa chute sera l’instant où éclatera
le cri de votre pitié, et où votre âme s’étonnera de son supplice. Si vous ne
l’eussiez vu d’abord s’avancer avec confiance, et si vous n’eussiez pris part à
l’erreur qui le flattait, vous eussiez été moins émus de la révolution qui
l’accable.
Les drames qui n’offrent pas de ces sortes de changements inopinés sont peu
frappants, et manquent d’une importante condition du genre.
L’analyse que j’ai faite, dans une de mes séances, de la fable de
l’Œdipe-Roi, vous a prouvé que la meilleure des péripéties fut
imaginée par Sophocle. Ce beau sujet en contient lui seul plusieurs qui se
succèdent, et qui font passer le héros de la félicité au malheur, et de ce malheur à
une plus grande calamité. La péripétie la plus ordinaire et la plus tragique suit
cette route vers la douleur continuellement croissante : quelquefois elle s’opère en
marchant vers la prospérité. Telle est celle dont l’Iphigénie en
Tauride nous offre le meilleur exemple. Oreste, fuyant les Euménides,
arrive chez les Scythes, pour obéir à
l’oracle d’Apollon,
qui lui ordonne de ravir la statue de Diane. Sa sœur est prêtresse du temple de
cette déesse, à qui l’on immole tous les étrangers ; elle voit amener son frère,
qu’elle ne connaît pas, qu’elle croit mort, et qui la croit immolée en Aulide :
bientôt elle charge Pylade, inséparable ami du grec méconnu d’elle, de porter une
lettre à ses parents dans la ville d’Argos ; et la lecture de cet écrit révélant aux
deux personnages principaux ce qu’ils sont l’un à l’autre, les remplit de joie, et
change en un moment leur destinée. Oreste et Iphigénie déploraient mutuellement le
bruit de leur mort, et les voilà ne respirant tous deux que pour se défendre et se
secourir ; Iphigénie préparait le sacrifice d’Oreste, et la voici toute occupée du
soin de prolonger sa vie : Oreste allait périr avec son cher compagnon, et tous deux
préparent leur fuite et l’enlèvement de la statue au pied de laquelle devait couler
leur sang.
Dans les Héraclides du même auteur, Iolas, après avoir obtenu du roi
d’Athènes un asile pour les enfants d’Hercule, apprend qu’un Oracle ne consent au
bonheur qui leur est accordé, qu’au prix du sang d’une fille illustre ; et Macarie,
frappée de ce coup, se livre généreusement à la mort, pour sauver ses frères de la
poursuite d’Eurysthée.
Dans une autre pièce d’Euripide, Admète, près d’expirer, est soudain rappelé à la
vie, et rendu aux vœux de ses enfants : l’allégresse remplit déjà son cœur, et
éclate dans son palais. Aussitôt il apprend le dévouement d’Alceste, et que la mort
de cette épouse fidèle, en rachetant ses jours, va les condamner à un deuil
éternel.
On aperçoit dans ces divers exemples que les péripéties s’effectuent par trois
principales causes ; par les reconnaissances, par les événements, et par les
changements de volonté dans les personnages. Dans l’Iphigénie,
Oreste, reconnu par sa sœur, voit au même moment varier sa destinée. Dans
l’Alceste, le dévouement de l’épouse d’Admète est l’incident
imprévu qui le sauve de la mort pour le plonger dans la tristesse. Dans les
Héraclides, le roi Démophoon, prêt à offrir l’hospitalité sans
condition aux enfants d’Hercule, change de volonté en leur refusant un abri, si
l’illustre victime exigée par les dieux ne leur est sacrifiée.
Aristote distingue expressément quatre sortes de reconnaissances auxquelles nous
pourrons appliquer de justes exemples, et de toutes, il préfère celles qui naissent
du fond même du sujet, et non de l’artifice des inventions ou des discours du
poète.
La première est celle qui se fait par des signes tels que les cicatrices et les
empreintes sur le corps des personnages.
La seconde est celle que produit la vue des joyaux, des armes, des lettres, ou des
lieux quelconques.
La troisième est celle qui résulte du raisonnement ; et la quatrième de la mémoire
frappée d’une image qui lui renouvelle chaque souvenir.
Le Rhéteur grec différencie encore la reconnaissance que fait un seul personnage
d’un autre qu’il méconnaissait, de celle qui a lieu entre deux personnages à la
fois ; reconnaissance mutuelle qui se lie souvent à la péripétie, et qui l’opère
elle-même.
Cette dernière circonstance la rend supérieure aux
autres, par l’effet subit et surprenant qu’elle y ajoute.
Ulysse rentre dans ses foyers, après vingt ans d’absence : l’ancienne blessure
qu’il reçut le fait subitement reconnaître par sa nourrice Euryclée.
L’épisode de la tragédie de Zaïre nous fournit un exemple de cette
première espèce et de la seconde, dans une même scène. Le vieux Lusignan, à qui
l’amante d’Orosmane vient annoncer sa délivrance, l’interroge, ainsi que le jeune
Nérestan, sur le sort de sa famille :
« Ils seraient de votre
âge, et peut-être mes
yeux.
« Depuis quand l’avez-vous
? — Depuis que je
respire r
On voit que cette triple reconnaissance du vieillard et de ses enfants s’opère à la
fois par la cicatrice de Nérestan, et par la croix que porte Zaïre. Bientôt
Lusignan, inquiet sur la piété de sa fille
Et de cette déclaration s’ensuit la péripétie la plus funeste pour cette jeune
princesse, contrainte à fuir la mosquée, où l’amour allait l’unir au soudan qu’elle
adorait.
Dans la pièce qui porte le nom de Sémiramis, Ninias est reconnu de
cette reine, par le moyen d’une lettre que Ninus écrivit en mourant, et dont la
lecture produit aussi le terrible changement de fortune des personnages, et prépare
la catastrophe qui le suit.
Électre dit, dans les Choéphores d’Eschyle,
un homme est venu qui me ressemble : personne
ne me ressemble qu’Oreste : Oreste est donc venu
. Cette
reconnaissance, qui naît d’un raisonnement, est pareille à cette autre qu’Aristote
tire de l’Iphigénie en Tauride de Polyidès, tragédie perdue.
Ma sœur fut immolée
, dit Oreste ;
je vais donc l’être comme elle !
et ces mots révèlent ce
qu’il est.
Un des bons auteurs modernes, Alfieri, dans sa tragédie d’Oreste,
effectue aussi la reconnaissance d’Électre et de son frère, par le moyen du
raisonnement. Cette princesse interroge le fils d’Atride et Pylade, sur le motif qui
les amène dans le palais d’Égisthe, et fatiguée de leurs réponses ambiguës, les prie
de lui laisser poursuivre sa route vers une tombe voisine : Oreste trésaille à
l’aspect de ce monument où repose Agamemnon.
Tu frémis à cette
vue !
dit Électre :
Est-ce que le bruit de
l’horrible mort qu’il reçut dans Argos est venu jusqu’à toi ? — Où n’est-il pas
parvenu ?
répond Pylade. Au même instant, Oreste, saisi de fureur,
s’écrie :
« Ô tombe sacrée du Roi des rois ! tu attends une victime :
« Tu l’auras.
Ce prompt mouvement est très beau.
Que dit-il ?
repart Électre.
Je ne l’ai pas entendu
: interrompt
Pylade, qui veut cacher les transports de son ami. Électre s’étonne qu’il parle de
victime : pourquoi la mémoire d’Atride lui est-elle sacrée ? Vainement Pylade
explique le trouble de son ami, en supposant que la perte récente d’un père cause sa
déraison, et que ses douleurs se renouvellent à toutes les images lugubres. Celui-ci
attache sur le tombeau des regards fixes, immobiles,
étincelants : il garde une attitude terrible, et jure à l’ombre d’Atride de plonger
le glaive dans le cœur de son meurtrier, autant de fois que la plaie qu’il lui fit
put verser de gouttes de sang ; et comme Électre prononce le nom de père :
« Oui, s’écrie-t-il, un père me fut enlevé. Ô rage ! et il reste encore sans
vengeance ! »
Électre, à ces mots, repart vivement :
« Eh ! qui seras-tu donc si tu n’es pas Oreste ?
Réflexion rapide qui l’éclairé à l’instant.
Oreste !
dit son frère égaré,
qui, qui
m’appelle ?
Cette exclamation le trahit, et Pylade le croit perdu ;
quand tout à coup sa sœur se nomme, le presse dans ses bras et sur son cœur, lui
commande de bannir tout effroi près d’elle et près d’un ami ; enfin, elle ajoute
éloquemment qu’elle a reconnu Oreste à ses fureurs, et qu’il doit reconnaître
Électre à son deuil, à ses larmes, et à sa tendresse. Cette reconnaissance est une
des mieux faites en ce genre, et décèle toute l’habileté d’un noble imitateur des
Grecs.
Dans la pièce d’Adélaïde Duguesclin, Vendôme reconnaît un rival en
son frère, par un même effet du raisonnement. Ce héros, tourmenté de jalousie,
soupçonne Adélaïde d’aimer un objet méprisable, et le lui reproche injurieusement,
en présence de Nemours :
À ces mots, la situation change, et les doutes de Vendôme deviennent tout à coup
des certitudes.
De toutes les reconnaissances qui occasionnent les
péripéties et qui résultent des images retracées dans la mémoire, à l’aspect d’une
chose ou d’une personne, je n’en sais point de plus intéressante et de mieux ménagée
que celle de Rhadamiste et de Zénobie, et nulle qui soit plus terrible que celle
d’Atrée et de Thyeste, dans les tragédies de Crébillon. Thyeste, jeté par la tempête
sur les rivages où règne son frère, lui est présenté sous un faux nom : Atrée
l’interroge, et l’ayant à peine entendu,
« Voilà ses
traits encore
: ah
! c’est lui que je vois
.
Croit-on que nulle part la fameuse inimitié des Pélopides ait été plus
dramatiquement caractérisée ? Ce sont-là de ces beautés dignes d’Eschyle, qui
eussent forcé La Harpe à juger plus favorablement l’auteur français, si les
préventions, qu’il adopta contre lui, ne lui avaient fermé les yeux sur ses qualités
et s’il se fût borné sagement à ne critiquer que sa versification dure et peu
châtiée. On doit pourtant pardonner au une partialité que fit naître
l’injustice
des jalouses cabales qui vantaient Crébillon,
moins pour son mérite, que pour déprécier les grands talents de Voltaire. La
tactique de l’envie fut communément de mettre en rivalité les hommes d’une même
carrière, afin de couronner le plus faible aux dépens du plus fort : ce fut ainsi
qu’on opposa longtemps Boursault à Molière ; et, dès que celui-ci eut fait tomber
son concurrent sous le poids du ridicule, on le mit en parallèle avec Montfleury :
La Femme juge et partie balança le succès du
Tartuffe. Tels furent toujours les vils moyens employés contre le
génie, pour abuser le public, qui ne s’y méprend pas longtemps, et qu’éclaire la
postérité, qui ne se trompe jamais. Chacun sent aujourd’hui que le petit nombre des
beautés de Crébillon, quelque distinguées qu’elles soient, ne peut entrer en
comparaison avec la quantité de belles choses, imaginées par l’auteur à qui nous
devons l’éclatante péripétie de Mérope.
L’héroïne de cette pièce est prête à plonger le couteau dans le sein du jeune et
intéressant Égisthe : le vieux Narbas accourt, et saisit le bras de cette aveugle
mère : elle lui dit, étonnée de son transport,
Et ces paroles occasionnent une continuité de revers, plus merveilleux les uns que
les autres, dont l’effet se prolonge et s’accroît jusqu’au dénouement de cette
immortelle tragédie.
Mérope est avertie et retenue au moment d’immoler son fils ; et cette révolution
tourne du malheur au bonheur : il en est de même d’Iphigénie, qui
retrouve son frère dans un étranger qu’elle allait sacrifier. Mais,
parmi les différentes reconnaissances, Aristote juge que la meilleure est celle qui
se fait après avoir achevé et porté le coup : la révolution qui tourne en ce cas au
malheur est la plus tragique de toutes. Séide, dans la tragédie de
Mahomet, espère se rendre agréable au ciel et sanctifier son hymen,
en frappant Zopire ; et, après l’avoir poignardé, il reconnaît en lui son père.
Orosmane croit Zaïre parjure, il la tue, et bientôt après il la reconnaît
innocente. Aussi n’est-il point de situations plus déchirantes que celles de ces
personnages ; et je pense que si, dans quelque pièce, un malheur tel que celui de
Séide, au lieu d’être épisodique, était principalement développé, il ferait fondre
en larmes tous les spectateurs.
On trouve les exemples des péripéties causées par les événements, en deux
magnifiques ouvrages de la scène française, Iphigénie en Aulide, et
Cinna.
La famille d’Agamemnon est rassemblée autour d’Achille ; Clytemnestre se dispose à
lui donner sa fille pour épouse ; tous les cœurs respirent la joie, et sont pleins
d’heureuses illusions : le messager d’Atride vient chercher Iphigénie. Et que dit
Arcas envoyé par son ordre ?
Ce seul vers porte à la fois quatre coups différents, et renverse aussitôt les
espérances d’une félicité trompeuse. Rien n’est au-dessus de ce grand effet. C’est
un trait de génie que d’avoir réuni tant d’intérêts divers sous un seul point de
vue. Nous analyserons
spécialement cette scène, lorsqu’il
sera temps d’expliquer comment on offre les situations en tableaux frappants au
théâtre.
La révolution est lente et grave, mais très sensible dans Cinna, au
moment où Maxime, découvrant à l’empereur le complot formé contre sa vie, fait
passer sur la tête des conjurés le péril qui menaçait la tête d’Auguste. Cette pièce
s’achève par la dernière espèce de péripétie, puisque l’empereur, résolu à punir les
coupables, change de volonté, et leur fait grâce. Le retranchement que les acteurs
ont fait du rôle de Livie, diminue la vraisemblance historique de ce dénouement, et
augmente son éclat théâtral : car le public, toujours sensible aux beaux mouvements,
applaudit moins volontiers aux froides mesures de la raison qu’aux transports
généreux du cœur. Le judicieux esprit de Corneille n’eût pu néanmoins prêter à un
tyran tel que fut Octave une clémence naturelle ; il avait trop bien étudié le cœur
humain pour lui attribuer une autre bonté qu’une clémence politique, semblable à
celle dont le premier César eût accablé pareillement Caton, si ce grand homme eût
daigné l’attendre, et si sa fierté n’en eût prévenu l’injure par une mort héroïque
et volontaire. L’un des plus beaux motifs de cette mort m’inspira de faire dire au
héros d’Utique, en parlant de son ennemi,
Parmi toutes les péripéties résultantes du changement
de
volonté, il importe de distinguer la double révolution que contient le quatrième
acte de Britannicus, où revit l’esprit de Tacite, utile révélateur de
la bassesse des vices couronnés, de la servile férocité des milices, et de
l’abrutissement des peuples. Là fut personnifié le crime naissant, dans le jeune
Néron, luttant entre la vertu personnifiée en Burrhus, et le vice personnifié dans
Narcisse. Ces trois figures présentent dans leur combat mutuel le groupe le plus
attachant, le tableau le plus salutaire à la morale des hommes, qu’on leur ait
jamais offert sur le théâtre. Agrippine a ressaisi son crédit sur son fils :
Britannicus, réconcilié avec son frère, possédera Junie, et vivra content, si l’on
en croit les promesses menteuses de l’empereur romain : mais, bientôt délivré de la
présence de sa mère, et jetant le masque, que dit-il ?
L’amant de Junie est donc irrévocablement condamné à la mort : mais Burrhus parle,
et le poète ajoute à l’éloquence victorieuse de la vertu toute la force et
l’élévation de son génie. Burrhus triomphe en retraçant au prince, timide encore, le
souvenir de ses
qualités premières, l’amour de tous les
cœurs qui en fut là récompense, le péril d’entrer une fois dans la sanglante
carrière des forfaits, et l’horreur universelle attachée au nom des scélérats sur le
trône. Il éteint les semences de discorde : Néron cède, et Britannicus sera sauvé.
Mais Narcisse paraît ; et l’idée que le spectateur a prise de ce lâche ministre,
fait de sa seule présence une péripétie. En effet quels mots sortent les premiers de
sa bouche devant Néron ?
Le poison est tout prêt.
Cependant l’empereur hésite, flotte ; il oppose à son sinistre conseiller le serment
d’une réconciliation : il craint que les Romains ne lui donnent les noms
d’empoisonneur et de parricide. Écoutons la réponse de Narcisse, ingénieux modèle du
langage de tous les vils esclaves qui auront besoin sur la terre de fournir des
prétextes aux attentats de leurs maîtres.
Observez que cet esclave se sert des nobles mots de gloire et de liberté, en
rappelant son propre sort ; mais dans la bouche de tels infâmes, liberté veut dire les privilèges d’un affranchi, et gloire, les avantages de leur autorité servile. Cependant Narcisse a parlé ;
et le jeune tigre, que des liens captivaient encore, échappant aux barrières qui
l’effarouchaient, est enfin déchaîné pour jamais dans l’univers. La mort de
Britannicus est résolue. Nulle péripétie n’est aussi grande, aussi complète, aussi
généralement instructive que celle-ci : il semble que dans la propre affaire des
trois acteurs se traite l’intérêt de tous les humains. Ce spectacle des fluctuations
de volontés d’un prince, dont les oreilles sont assiégées, d’un côté par les
réclamations de la justice, et de l’autre par les insinuations de la basse
flatterie, était digne du talent supérieur que Racine sut déployer dans tout ce
qu’il exécuta. Il doit les riches détails de cette pièce à Tacite, mais il n’en doit
le vaste plan qu’à lui-même.
Le changement de volonté d’Assuérus, entre Aman et Mardochée, est moins frappant,
parce qu’il est moins prompt, et que l’opposition du vice et de la vertu n’y est pas
aussi étroitement rapprochée.
Vous conclurez, Messieurs, des choses que je viens d’exposer, qu’une péripétie est
une condition essentielle de la fable tragique, puisque la terreur, la pitié et
l’admiration ne naissent que des différentes
sortes de
changements de fortune. Toutes les pièces où ces révolutions ne s’effectuent pas ne
sont que des déclamations dialoguées, et le manque d’action les glace. Le spectacle
des revers subits de la destinée nous frappe lui seul, convenablement aux
dispositions de nos esprits et de nos cœurs.
Il faut avoir su d’abord que la vénérable Hécube fut mère d’un grand nombre
d’enfants illustres, épouse de Priam, l’un des plus fortunés rois de l’Asie ; que
ses filles prétendaient à de nobles alliances ; pour nous attendrir et nous
effrayer, en la revoyant triste, veuve, dépouillée de son faste, spectatrice de la
mort ou de l’esclavage de sa famille, esclave elle-même, et, précipitée du trône sur
un lit de cendre arrosé de ses pleurs, et où l’accablent d’outrages ceux qui
l’eussent révérée en sa puissance.
La fortune passée d’un héros, son malheur présent, ses misères futures, deviennent
pour le spectateur les trois points de comparaison qui frappent à la fois sa
pensée ; et lorsqu’un personnage, élevant sa tête au-dessus de tous les obstacles,
sous le poids d’une calamité qui terrasserait les autres hommes, reste pareil à
lui-même au milieu de ses destins changés, et soutient dans ses maux la fermeté de
ses discours par l’immutabilité de son âme, alors vous ressentez pour son caractère
cette admiration qui vous arrache des larmes plus nobles que les larmes de la pitié.
Telles furent celles que fit couler, à la représentation des Templiers, le très beau rôle de Jacques Molay. La source des larmes
d’admiration est d’autant plus rare, qu’elle vient du spectacle des
actions généreuses ou des magnanimes dévouements. Ce sont ces
larmes que l’auteur des Horaces nous fit répandre le premier à la vue
des images du grand, dont il fut le peintre inimitable. Ce sont ces larmes que ne
peuvent refuser à la scène les hommes graves et presque impassibles. Ces héros même,
que le malheur et la guerre auront longtemps raffermis contre l’effroi de tout
danger, et qui ne trouveraient que faiblesse puérile dans les tourments des passions
ordinaires et de l’amour désespéré, eux-mêmes, dis-je, ne seront pas insensibles au
spectacle de la magnanimité qui leur ressemble, et ne rougiront pas d’éprouver une
noble émotion pour ce qui est vraiment admirable. Ils verseront donc ces larmes dont
je parle, celles enfin qui méritèrent que la poésie, en associant avec éloge deux
beaux noms en un seul vers, fît remarquer à la postérité,
En établissant une distinction entre la tragédie sacrée ou fabuleuse, la tragédie
historique et la tragédie inventée, j’avançai que chacune d’elles avait des règles
particulières et des règles communes avec les autres : autrement les principes généraux
suffiraient à toutes les trois, et leur division serait inutile à l’éclaircissement des
préceptes de l’art. Le sujet de cette leçon va vous en offrir la preuve.
L’image de la fatalité du destin est une des conditions de la
tragédie fabuleuse, et nous considérerons pourquoi et par quoi l’on y supplée dans les
sujets empruntés de l’écriture sainte.
Les Grecs, en leur religion, présumaient que le destin était une divinité souveraine
de toutes les divinités maîtresses des hommes. Chacun de leurs dieux n’ayant
que des attributions bornées, et qu’un pouvoir limité à leur
ministère spécial, semblait ne posséder d’autre prérogative que l’immortalité, et
n’être en effet, dans leur hiérarchie naturelle, qu’une puissance subordonnée à un
pouvoir inconnu. L’homme étant soumis par ce dogme aux passions de ces divinités
secondaires que dirigeait la volonté supérieure et cachée du destin, agissait donc en
aveugle esclave sur la terre, et ne marchait qu’au hasard vers le malheur ou vers la
prospérité. L’idée des anciens sur la fatalité est l’aveu tacite de leur ignorance des
causes et du but de leurs directions dans le monde. N’ayant pu s’expliquer comment les
vertus conduisaient souvent aux dernières calamités, comment les crimes paraissaient
si souvent mener les criminels au bonheur, voulant peut-être réprimer l’orgueil de la
fausse sagesse humaine, et la maintenir dans un doute et dans une crainte mystérieuse,
les philosophes déclarèrent qu’un ascendant suprême décidait de la fortune des
mortels, et que la raison consistait à s’y soumettre, à l’exemple des immortels
eux-mêmes. Ce dogme, seulement propre à inspirer la modération et la patience, eût été
contraire à toutes les autres qualités morales, puisque le mal et le bien ne dépendant
plus de nous, on eût suivi l’un ou l’autre indifféremment, si l’idée des récompenses
et des peines d’une autre vie, n’eût contrebalancé le danger de cette doctrine.
On ne peut nier que, dans la pensée des chrétiens, le libre arbitre, laissé à la
créature pour choisir et se guider, ne paraisse être plus digne de la grandeur de
l’homme, et que tous, ayant reçu d’un Dieu la
faculté de
diriger leurs actions, ne semblent échapper à l’influence de l’aveugle fatalité :
mais, si l’on remonte aux origines hébraïques, on trouve que l’humanité entière,
frappée d’anathème pour une faute qui ne fut pas la sienne, et condamnée à racheter
perpétuellement, par la souffrance et par les croix, l’erreur d’un premier père, est
en quelque sorte sous la loi d’une fatalité comparable à celle que reconnaissaient les
Grecs.
Il ne m’appartient pas de résoudre les difficultés que le parallèle ou le débat entre
les croyances du paganisme et de l’orthodoxie offre aux théologiens ; et, bien que je
pusse prouver en bonne et claire dialectique, que l’homme poussé par un destin
funeste, et l’homme puni d’un crime antérieur à son existence, sont tous deux sous la
même loi, les jouets du sort, je m’abstiens d’une excursion superflue, et je retourne
à ce qui concerne spécialement la condition de l’art que nous envisageons dans ses
moyens théâtrals.
Ce qui seulement ici m’est utile à vous énoncer, c’est que dans la tragédie
fabuleuse tout doit partir de la fatalité du destin ; dans la tragédie sacrée tout
de la volonté de Dieu ; et que ce sont deux hautes puissances, en apparence
identiques, impossibles à expliquer ni l’une ni l’autre, et dont le mystère permet à
l’imagination de s’élancer au plus grand idéal ; qualité qui les rend très
favorables à la majesté du genre tragique. En effet dépouillez les fables théâtrales
d’Iphigénie en Aulide, et d’Athalie, du principe de
leur action, l’armée des Grecs ne sera plus
qu’une bande
d’aventuriers trompés par la superstition ; Atride, qu’un ambitieux tuant sa fille
pour donner l’exemple de la soumission qu’il affecte envers un imposteur, afin qu’on
s’assujettisse plus aveuglément à son sceptre au prix de tous les sacrifices ; et
Calchas ne sera plus qu’un fourbe intéressé à cette catastrophe sanglante : mais que
le destin enchaîne les vents attendus par une flotte entière, que les dieux, soumis
à son décret, choisissent l’organe d’un grand prêtre pour le dicter ; que ce saint
interprète d’un arrêt fatal, qui condamne l’innocence à la mort, arrache une fille
tendre, obéissante et pieuse, aux embrassements du roi des rois ; que le pouvoir de
ce chef suprême ne puisse lutter contre l’empire mystérieux qui règle les actions
des divinités et des hommes ; qu’un amant guerrier, toujours invincible, soit vaincu
par des obstacles surnaturels ; la fable alors, de vile et atroce qu’elle est dans
le fonds, devient noble et merveilleuse par les formes. La pitié s’attache d’autant
mieux à la victime, qu’elle ne mérita nullement de tomber sous le couteau sacré :
elle ne pourra dire à son père, sans faire couler vos pleurs,
Agamemnon, touché de ses supplications et de sa piété filiale, resterait sans
réponse, ou ne l’enverrait pas mourir sans exciter votre indignation, si l’ordre de
la destinée ne l’autorisait à répliquer :
Ainsi, soutenu par la rigueur des oracles, ce malheureux père, contraint à immoler
une fille si chérie, deviendra le plus digne objet de compassion ; loin de l’accuser
de barbarie, votre pitié le défendra même contre les discours qu’inspire à
Clytemnestre son désespoir maternel, lorsque, exigeant des efforts inutiles, elle
demande si éloquemment ce qu’osa tenter son époux pour sauver Iphigénie.
Et plus loin, cherchant à noircir les raisons qu’Atride se donne pour livrer sa
fille au glaive,
Ce reproche sanglant tombe de lui-même devant l’idée de la fatalité du destin qui
règne sur Agamemnon, et qui le justifie merveilleusement. Ôtez cette condition de la
pièce, et toute sa grandeur et son intérêt disparaissent.
Passons à l’exemple que nous offre Athalie : en faisant d’abord
abstraction de la volonté divine qui plane sur toute l’action, le personnage de Joad
n’est plus qu’un fanatique rebelle à une reine politiquement jalouse d’établir la
domination qu’on lui dispute, et qui, contrainte à sa défense personnelle, perdra le
trône et le jour, si son autorité n’étouffe les restes d’une secte ennemie : le
prêtre, aussi hautain qu’imprudent, aura tort de risquer sa ruine et celle de ses
amis par d’injurieux discours et par le refus des armes et du bras d’Abner, zélé
pour sa défense : la perfidie sera sa seule ressource en attirant ses adversaires
dans le temple, et le guerrier, qui conduisit la reine en ce piège, ne paraîtra plus
qu’un traître : l’imprévoyance de sa victime sortira de toute vraisemblance
possible : mais qu’Athalie ait lassé par des crimes la miséricorde céleste,
qu’irrévocablement livrée par la main de Dieu aux suites d’un anathème, elle soit
poussée par ce Dieu vengeur dans le sanctuaire où la mort l’attend ; que le pontife
Joad ait fait exaucer ses vœux, lorsqu’il s’écria :
] Que fort de l’appui d’un Dieu trouvé
fidèle en toutes ses menaces, il néglige les soins étrangers à ceux du
tabernacle, et que, tranquille au milieu d’une armée qui l’assiège, loin de songer à
soustraire Joas aux yeux qui le poursuivent, il dise à la pieuse Josabet, en un
moment si périlleux,
Que non moins confiant dans l’invariabilité des décrets du ciel, il rassure les
terreurs d’Abner, et rejette le secours de son épée, en lui répondant par ces vers
mémorables :
Qu’enfin, oubliant toute réserve, agité d’un transport insurmontable, il confonde
son audacieux rival, et foudroie ainsi le puissant prêtre de Baal :
On s’épouvante, on s’étonne, on admire, et le fait tragique apparaît dans sa plus
haute majesté. Les libres paroles d’un enfant prennent dans sa bouche une force
miraculeuse ; il n’est plus téméraire, il est inspiré ; ses défenseurs ne sont plus
aveugles et présomptueux, mais éclairés et confiants en l’Éternel ; Abner n’est plus
un perfide, mais un fidèle qui se sépare des idolâtres, et le dénouement éclate
alors comme un prodige inexplicable. Voilà quels sont les brillants résultats de la
condition particulière des tragédies sacrées et mythologiques. Celles-ci sont
éminemment augustes, parce qu’elles se fondent en général sur l’imaginaire, et
qu’elles ne se forment que d’un tissu de merveilleuses circonstances auxquelles le
génie seul peut affecter un ordre nécessaire à l’illusion théâtrale, pour qu’elles
ressemblent aux événements réels.
La volonté divine, ou la fatalité du destin, ont sur les autres moyens tragiques
cet avantage que leur irrévocabilité règne pendant la durée entière du sujet, et
partout y répand une secrète terreur qui pénètre l’âme. Toutes deux servent encore à
diminuer l’horreur des catastrophes, ou des crimes, ou des passions coupables, et
par conséquent à embellir le sujet de la représentation. Par elles, vous vous
effrayez d’avance de l’amour que conçut Oreste, prêt à devenir le ministre d’une
jalouse vengeance. Le destin l’a marqué pour être assassin, et vous le plaignez plus
que vous ne le haïssez, lorsqu’il ose dire à Pylade :
Son égarement après son forfait involontaire attirera votre compassion pour un si
malheureux instrument du sort, et vous vous apitoierez de l’entendre applaudir ainsi
par une ironie douloureuse à l’excès de ses maux, pour lesquels il n’a plus de
larmes.
Il en est ainsi de Phèdre : son incestueuse flamme exciterait vos dégoûts, si cette
princesse ne se changeait à vos yeux en une triste victime des fureurs d’une
déesse ; et le crédule Thésée ne vous intéresse pas moins que son chaste fils, par
la même raison. Vous supportez, par l’idée de la fatalité, le spectacle de ces amas
d’horreurs que renferme le sang des Pélopides et des Labdacides ; et vous n’êtes
plus forcés de croire que cette succession d’assassinats et d’empoisonnements peut
résulter de la férocité même des passions humaines. Un sentiment d’épouvante naît
encore de cette cause, et se prolonge sur l’étendue
entière des fables que développe le poète. Ainsi l’on frémit aux premières
malédictions que prononce l’Œdipe-Roi contre le meurtrier de Laïus ; et la crainte
redouble dans les esprits, lorsque le Tirésias de Sophocle, à qui le roi de Thèbes
reproche sa triste cécité, lui répond par ces termes ambigus, que j’emprunte ici de
la version littérale de M. Gail, helléniste justement distingué par son zèle
laborieux :
« Tout roi que vous êtes, il est juste que je vous réplique. Moi aussi j’en ai le
droit : en effet, ministre d’Apollon, je ne suis point votre esclave ; aussi
n’invoquerai-je pas l’appui de Créon. Puisque vous m’avez outrageusement reproché
ma cécité, je vous dirai que même avec vos yeux ouverts, vous ne voyez ni dans
quels maux vous êtes plongé, ni quelle maison vous habitez, ni avec qui.
Savez-vous bien de qui vous êtes né ? Oui, vous ignorez que vous êtes l’ennemi des
vôtres, tant de ceux qui sont chez les morts, que de ceux qui sont encore sur la
terre. Entouré des Furies vengeresses d’une mère et d’un père, ces redoutables
Furies vous frappant à la fois, vous chasseront de cette terre, vous dont les yeux
maintenant ouverts, seront couverts de ténèbres. Sur quels bords les vents ne
porteront-ils pas vos horribles cris ! Quel Cithéron ne formera pas avec vous un
lamentable concert, lorsqu’enfin vous connaîtrez quel est cet orageux hymen dans
lequel vous êtes embarqué, trop heureux dans les premiers jours de votre
trajet ?
Œdipe s’irrite contre Tirésias, et après quelques traits animés d’un dialogue
vivement entrecoupé, le roi chassant le devin de sa présence, celui-ci reprend en
ces mots :
« Je m’en irai, mais après avoir dit, sans redouter
votre présence, tout ce que j’avais à dire ; car il n’est pas en votre pouvoir de
me perdre. Je vous annonce donc que l’objet de vos menaces, de vos décrets, de vos
poursuites publiques, pour venger la mort de Laïus, que cet homme que vous
cherchez depuis longtemps, est ici présent, étranger, dit-on, établi depuis un
temps dans cette ville. Bientôt il sera reconnu Thébain, né dans Thèbes même ;
avantage dont il ne se réjouira pas, puisque aussitôt, aveugle de clairvoyant,
pauvre de riche qu’il était, il errera dans une terre étrangère, n’ayant que son
bâton pour guide. On verra en lui le père et le frère de ses enfants, le fils et
l’époux d’une femme dont le sein l’a porté, l’assassin de son père, le mari de sa
mère. Rentrez à présent, et méditez sur ce que vous venez d’entendre ; et si vous
me reconnaissez menteur, dites que je ne connais rien à mon art. »
Cet exemple amène une autre considération importante. Les conséquences du fatalisme
ou d’une volonté du ciel absolue, sont les divinations et les prophéties, comme on
le voit par Tirésias dans l’Œdipe-Roi, par Joad dans
l’Athalie, et par les magiciennes du Macbeth de
Shakespeare.
Il est facile de reconnaître quelle source d’intérêt et de terreur naît de la
possibilité présumée de prédire. Peut-être n’est-il point d’homme qui n’ait eu la
faiblesse d’arrêter involontairement sa pensée aux horoscopes des Bohémiennes. Il
est peu de femmes qui ne se troublent aux contes des diseuses de bonne aventure, ou
à l’inspection du jeu mystérieux de leurs cartes. De cette crédulité naturelle
résultèrent les oracles de Delphes, les sibylles de Cumes, le vol
augural des oiseaux, les présages de la corneille et des pigeons
sacrés, qui faisaient marcher ou fuir les armées grecques et romaines, et qui
influaient sur le sort des batailles. Si l’on s’en étonne, et si l’on se demande
d’où provient cette tendance superstitieuse, n’a-t-on pas à se répondre que, ne
sachant rien de ce que nous sommes, ni les raisons des événements qui nous arrivent,
nous avons dû nous interroger mutuellement pour nous en instruire ? Or quelques
hommes, plus avisés que les autres, en examinant les effets des choses, et leurs
directions, se sont habitués à en tirer de justes pronostics sur l’avenir, et se
sont érigés en prophètes. Ils n’étaient pourtant rien de plus que le personnage de
Plaute, à qui j’ai fait dire ingénument en ma comédie :
Le reste des hommes plus inattentifs consulta ces devins ; et, voyant quelquefois
les hasards confirmer leurs prédictions, ils ont cru qu’on pouvait lire dans les
décrets d’une destinée régulière. Cette opinion est bientôt devenue générale : on
entend chaque jour répéter au peuple : Un tel a un mauvais sort, un tel
est né heureux. Chez les païens, Socrate passait pour avoir son démon
familier ; chez les catholiques, un juste a son ange gardien. D’où vient cela ? de
ce que les petits et les grands, tourmentés de s’ignorer eux-mêmes et de sentir
leurs esprits flotter sans cesse dans l’incertitude, tendent continuellement à
remonter vers un
principe éternel et suprême ; et que,
nous étant lassés à recourir aux impénétrables causes de tout, les noms de Destin ou
de Dieu fixent une borne aux recherches de notre perpétuelle inquiétude, et opposent
un but élevé à l’essor fatigant de nos âmes. Aussi les ouvrages qui n’ont pas cette
hauteur d’idée pour origine, satisfont moins que les autres à la portée de notre
intelligence.
Voyons comment le tragique anglais, non moins habile à manier la terreur que les
poètes grecs, s’est emparé du mobile que lui offrait la superstition de l’esprit
humain. Trois hideuses magiciennes, rencontrant le prince Macbeth dans un sentier
obscurci par la dernière heure du soir, l’arrêtent au milieu des buissons sauvages,
et, criant toutes trois,
Vive Macbeth !
le saluent
d’une dignité nouvelle, le nommant d’abord thane de Glamis,
ensuite thane de Cawdor, enfin roi.
« Arrêtez, obscures prophétesses ; expliquez-vous plus clairement : je sais bien
que par la mort de Sinel, mon père, je suis thane de Glamis ; mais comment puis-je
l’être de Cawdor ? le thane de Cawdor est vivant, et il est dans tout l’éclat de
la prospérité. Et que je sois jamais roi, c’est un événement où ne peut atteindre
mon espérance… ni thane de Cawdor, non plus : parlez ; d’où tenez-vous ces
étranges connaissances ? ou pourquoi arrêtez-vous nos pas sur ces arides bruyères,
par vos vaines prédictions ? parlez, je vous l’ordonne. »
Les trois femmes disparaissent : Macbeth les prend pour des figures vaines,
évanouies dans l’air. Mais, dans la scène suivante, un courrier lui annonce que le
thane de Cawdor doit être décapité, et que le roi lui
confère sa dignité : il était déjà thane de Glamis, par la mort de son père, et,
s’absorbant dans ses pensées, il se dit à lui-même :
« Voilà deux prédictions accomplies qui sont comme l’heureux prélude du grand
événement qui doit les couronner sur un trône. Cette instigation surnaturelle ne
peut être criminelle, elle ne peut pas non plus être innocente. Mais, si elle est
criminelle, pourquoi me donner un gage du succès, en commençant par une vérité qui
s’accomplit ? si elle est innocente, pourquoi, en cédant à cette tentation, son
horrible image fait-elle dresser mes cheveux sur ma tête, et battre mon cœur avec
une violence qui n’est pas naturelle ? L’acte même, à l’instant de l’exécution,
est moins terrible que ne l’est son horrible projet dans l’imagination. Ma pensée,
qui ne commet encore qu’un meurtre idéal, ébranle si violemment toute ma machine,
que toutes mes facultés sont alarmées et suspendues devant cette image ; mon
esprit ne s’arrête à rien qu’à des choses qui ne m’arriveront point, et ce n’est
qu’un néant. — Si la destinée veut me faire roi, soit ; qu’elle me couronne : mais
je ne veux pas faire un pas.
Et, malgré cette résolution, il franchira tout pour arriver au trône, et ne
craindra pas même de marcher dans le sang et sur le cadavre de son maître et de son
ami. Qui pourrait méconnaître dans cette scène le profond esprit de Shakespeare, et
l’habileté avec laquelle il représente l’ascendant qu’une première idée coupable
prend sur un cœur ambitieux, les désordres qu’y sème un désir naissant, aussi prompt
à s’y accroître qu’un germe actif à jeter de profondes racines,
et qui dans la saison où doit bouillonner la sève, pousse mille
rejetons, grandit en arbre démesuré, et s’élèvera jusque dans les nues, tant que la
hache ne le renversera pas. Telle est en effet la marche de toutes les passions :
d’abord elles ne sont en nous qu’un penchant indécis, facile à surmonter ; et
bientôt elles deviennent une irrésistible pente à des fureurs que notre force ne
peut plus réprimer. Les mêmes remords, les mêmes malheurs qui agitent les Œdipe, les
Oreste, les Athalie, et les Macbeth, par la fatalité des arrêts divins agiteront
d’autres personnages par la fatalité des passions : c’est cette autre condition des
tragédies, historique et inventée, dont nous allons entreprendre l’analyse.
La tragédie historique et inventée n’existe que par les passions : le fonds des
moyens par lesquels son imitation nous émeut est donc uniquement puisé dans la nature
humaine : en effet que doit-elle peindre ? les actions remarquables des hommes ; et
l’homme, à le bien considérer, n’agit que poussé par des chagrins imaginaires : qui
représenterait un sage, ne peindrait pas les hommes, mais une exception parmi nous.
Cette raison constante, inaltérable, impassible, qui se nomme sagesse, et qui,
supposant l’âme dans un parfait équilibre, la maintient dans un calme égal au milieu
des orages de la vie, est une qualité si rare, que l’individu qui la posséderait, à
l’exclusion des vains désirs, des craintes chimériques, et de tout attachement aux
choses mortelles et changeantes, ne ressemblerait pas à un être humain, mais nous
paraîtrait supérieur et divinisé : on n’aurait plus lieu de s’attendrir, ni de
s’effrayer pour lui, on ne pourrait que s’en étonner.
Dirai-je plus ? la vraie sagesse resterait inutile, muette, et cachée, si la vertu,
qui est une passion, ne la rendait ostensible en s’y mêlant, et ne la forçait de
s’exprimer et d’agir. Sans le zèle ardent pour le bien, la sagesse, toujours
tranquille, étrangère aux vertus publiques, respirerait en paix au-dessus d’elles, et
les laisserait presque s’éteindre par un juste mépris des affaires du monde. Aux yeux
d’une philosophie si pure, César n’est qu’un superbe insensé dont elle dédaigne la
vaine renommée : elle le laisse se glorifier d’avoir parcouru, comme une grande
carrière, le cercle étroit des opinions humaines, et fait le tour entier de la petite
roue de sa fortune : d’un autre côté, Brutus n’est à ses regards qu’un fanatique,
prodiguant ses efforts et ses jours parmi les factions, pour une liberté mensongère
que les peuples n’acquièrent jamais. L’insouciance de tous les intérêts politiques
serait cette même sagesse dans l’âme des chrétiens, si leur disposition au martyre ne
la transformait chez eux en une réelle passion : par cela seulement, leur image
devient théâtrale en Polyeucte, qu’une foi téméraire anime contre les idoles du
siècle, et qui brise audacieusement leurs statues au prix de son bonheur et de son
sang. Il ne faut donc chercher que dans nos égarements les sujets de terreur et de
pitié, c’est-à-dire qu’il faut montrer les acteurs de l’histoire et du monde tels
qu’ils furent, tels qu’ils sont, et seront toujours.
La colère, la vengeance, l’ambition, l’amour, et le fanatisme, se disputent tour à
tour le premier rang parmi les passions du cœur humain : ces passions ne
sont tragiques que lorsqu’elles sont extrêmes ; et de leur excès naît
la fatalité qui les accompagne, condition indispensable au grand genre dramatique.
Dans les personnes qui n’éprouvent que de légères et fugitives émotions, le courroux
n’est qu’une fougue impatiente que le raisonnement maîtrise bientôt, et qui, ne leur
imprimant pas le souvenir d’un désordre long et douloureux, ne saurait leur devenir
fatal : en elles l’ambition, peu obstinée, se réduit aux prétentions de l’intrigue ;
l’amour, émotion passagère, n’est qu’un désir tiède et capricieux ; le fanatisme ne
trouve point en elles de quoi les emporter. Susceptibles néanmoins de ces diverses
agitations, elles les auront faiblement ressenties, et penseront que les lois du
devoir, ou l’ascendant de la volonté, peuvent les régler et les soumettre. Mais il en
est autrement dans les créatures véhémentes et fortes, organisées pour tout sentir
avec excès, créatures nées pour le malheur d’autrui et d’elles-mêmes. L’orgueil
offensé, l’amour jaloux, auront-ils allumé tout à coup la furie de leur sang ; il
bouillonnera dans toutes leurs veines, il brûlera leurs entrailles, et de leur sein
ému s’échappera l’impétuosité d’un courroux involontaire, où se déborderont par
torrents les expressions d’une douleur frénétique. Le ressentiment d’une aliénation si
misérable gravera dans leurs cœurs énergiques l’injure qui les aura blessées : la
plaie se creuse ; elle est profonde, incurable ; chaque fois qu’on la touche, leur
vive souffrance se renouvelle, leur arrache les mêmes cris, et les replonge en un
délire également pitoyable ou terrible. Telles sont les personnes qui se meuvent
sous l’empire des passions comme sous celui de la fatalité :
leurs projets, leurs paroles, leurs gestes, ne dépendent plus de leur volonté
raisonnée ; une rage indomptable les presse, les pousse ; un démon les aveugle ; et
l’on dirait qu’une noire folie leur a mis un bandeau sur le front, pour les mieux
précipiter au sein du crime et de lin fortune. La raison, en vain lumineuse,
s’efforcera-telle d’indiquer un chemin au malheureux qu’entraînent ces passions
effrénées, bientôt cessant d’être dirigées, elles l’emporteront dans leur fougue,
comme ces chevaux enflammés qui, brisant les rênes et les mors, embrasent de leurs
feux, et abîment le présomptueux Phaéton d’Euripide.
En de pareils caractères où rien n’est modéré, chaque impression garde une continuité
funeste, chaque idée empreinte devient exclusive et ineffaçable : or on sait que tout
sentiment unique est l’infaillible symptôme de la démence. Quiconque a réfléchi sur
les préoccupations involontaires dont ses amours ou ses intérêts l’ont agité dans les
différents âges de sa vie, ne peut se nier que les mouvements passionnés sont des
intervalles d’aliénation : supposez l’excès et la durée de semblables transports
d’esprit, et vous vous ferez l’image de ces passions déplorables qui désordonnent
entièrement la raison.
Le Ladislas de Rotrou est un prince vaillant et vertueux : mais une humeur prompte et
hautaine qui corrompt ses belles qualités, le soulèvera contre son père et contre sa
maîtresse à la vue d’un rival ; cette insurmontable fureur le destine à se souiller
enfin d’un assassinat qui lui mérite l’échafaud. Ce héros,
premier Achille de la scène française, dont le courroux superbe s’allumait de toute
l’ardeur de son âge, à qui la présomption de son rang et des forces de sa bouillante
jeunesse persuadait que ses droits étaient sans bornes, et sa vie sans terme, tout à
coup en face de la mort, précipité du haut des grandeurs, et du midi de ses beaux
jours, tend la gorge au fer, en agneau patient, et subit, sans murmurer, la dernière
leçon de la justice paternelle et de la nature. Ce changement, que produit l’aspect
d’un néant si prochain dans une âme jusqu’alors indomptable, est une des plus
solennelles péripéties.
Plutarque nous rapporte qu’un Romain put dire une fois :
Il vaut
mieux être le premier dans un village que le second dans Rome.
Et
cette vaine pensée devient une fatalité pour cet homme qui, se destinant à changer la
face des empires, ne verra plus dans sa carrière, ni les vieux trophées de sa patrie,
ni la majesté des lois, ni les réclamations d’un sénat auguste, ni les périls des
champs de Pharsale, ni le nombre des victimes immolées à sa glorieuse chimère ; il ne
verra que sa passion de tout dominer, et, conduit par ce mobile unique, lui sacrifiera
la liberté du monde et sa propre vie. Un républicain, non moins passionné, son propre
fils, aimé de lui, comblé de ses faveurs, vainement lui opposera tout le zèle de ses
vertueux sentiments, que Voltaire a si éloquemment résumés en deux beaux vers :
En vain lui répétera-t-il :
Son père, demeurant sourd à ses prières, lui répondra fièrement :
Et Brutus, aveuglé comme lui, mais par une plus noble pensée, ne lui prononce qu’un
triste adieu, signal d’un parricide vengeur.
Maintenant, recherchons dans l’amour ce même excès qui prête aux passions un
ascendant inévitable ; ouvrons l’Andromaque de Racine, interprète si pur et si brûlant
des dérèglements du cœur. L’Hermione, qu’il fait parler, n’est-elle pas
irrévocablement vouée au meurtre par le désespoir jaloux qui l’égaré ; et tandis
qu’Oreste, son instrument, ne suit qu’une noire destinée, ne se livre-t-elle pas à la
seule fureur de ses rivalités avec la même violence ? Elle a déjà dicté la sentence de
son infidèle, et pourtant elle l’adore, et pourtant elle oubliera, elle maudira
l’ordre sanglant qu’elle donna dans sa rage, et l’expiera par un suicide. Cependant le
coup qu’elle apprête est encore trop lent à son gré ; rappelons les paroles de sa
colère, et nous jugerons celles de son désespoir :
Aussitôt le ministre de son courroux lui annonce que l’assassinat de Pyrrhus est
commis.
HERMIONE.
Et là cette interrogation foudroyante,
Qui te l’a
dit ?
Et lorsque Oreste lui retrace les circonstances de son
ordre :
« N’as-tu pas dû cent fois te le faire
redire ?
En écoutant ces mots, quel spectateur ne plaindrait le désordre des passions
homicides ? Est-il quelque leçon plus salutaire que l’image ainsi fidèlement tracée
des crimes qu’elles suggèrent aux âmes qui ne s’accoutument pas à en étouffer les
semences. L’art ne les retrace pas pour les excuser, mais pour mieux manifester quelle
horreur perce à travers les prétextes ingénieux de leur déraison, et pour mieux en
inspirer l’épouvante aux cœurs trop enclins à céder complaisamment à leurs propres
faiblesses. Les cœurs faibles, il est vrai, ne doivent pas moins se craindre que les
plus forts ; car les passions, se proportionnant à nos facultés, empruntent de
nous-mêmes une puissance qui réagit contre nous. Elles roidiront l’opiniâtre fermeté
d’un monstre tel qu’Attila ou Rodogune ; elles entraîneront la mobile frénésie d’un
héros tel qu’Orosmane et Vendôme, et d’un jeune enthousiaste tel que Séide. De leurs
divers caractères naîtront des forfaits pareils, et s’ensuivront de mêmes
châtiments.
J’ai réservé jusqu’ici l’exemple qui m’a paru le meilleur pour répandre la lucidité
sur mon opinion. C’est Crébillon qui nous l’offre ; et je me flatte de vous prouver
mon impartialité, en reproduisant l’avis, conforme au nôtre en cet endroit, d’un
écrivain dont je me suis vu forcé de réfuter souvent les erreurs. Le plaisir de rendre
justice à l’éloge que La Harpe a fait
du rôle de
Rhadamiste, s’unit à ma satisfaction de vous relire des réflexions claires, nettement
écrites, et quelques beaux passages de Crébillon.
« Quelle attente n’excite pas en nous la première vue d’un homme qui a été capable
de plonger un poignard dans le sein d’une femme adorée, plutôt que de la laisser au
pouvoir d’un rival ! Et cette attente, il la remplit dès qu’il paraît. À l’ouverture
du second acte, il effraye par ses fureurs et intéresse par ses remords. Le tableau,
qu’il trace lui-même de l’action terrible et furieuse qu’il a commise, montre en
même temps tout ce qui peut l’excuser, et inspire plus de pitié que d’horreur. Ce
n’est point un scélérat froidement atroce, c’est un homme en qui tous les sentiments
sont extrêmes, qui aime avec fureur, dont la passion est une espèce de fièvre
ardente qui lui ôte la raison ; enfin, que le péril affreux où il se trouve, toutes
les circonstances qui l’accompagnent, toutes les noires pensées qui doivent
l’assaillir, ont jeté dans un égarement qui nous fait regarder comme involontaire
tout ce qu’il a pu alors attenter. — Ses premières paroles nous le font connaître
tout entier : Hiéron, dit-il :
« Plus un coupable s’accuse, plus il obtient de compassion et d’indulgence. — S’il
est de la justice naturelle de plaindre celui que les passions ont égaré, et qui se
reproche ses fautes, et de n’avoir que de l’horreur pour la perversité tranquille et
réfléchie, il est de notre raison de considérer avec effroi et que les faiblesses du
cœur et l’impétuosité du caractère peuvent quelquefois mener au même résultat que la
méchanceté et la scélératesse, et ne laisser entre l’homme passionné et le méchant,
entre et le coupable et le pervers, d’autre différence que le remords.
« Hiéron demande à Rhadamiste quels sont ses fi desseins, et ce qu’il veut faire à
la cour de Pharasmane. Sa réponse, à quelques vers près, est d’une beauté
remarquable.
« Qu’on se souvienne que Rhadamiste a trempé ses mains dans le sang d’une femme
qu’il idolâtre, qu’il l’a perdue au moment où il allait la posséder, et l’a perdue
par un emportement barbare. — Est-il étonnant que cet homme bouillant, emporté,
implacable, longtemps tourmenté par la fortune et par son propre cœur, par le
souvenir de crimes qu’il ne peut réparer, et d’injures dont il voudrait se venger,
soit livré sans cesse à des transports douloureux, ou à cette fureur sombre, à cette
rage aveugle qui ne sait où se prendre, et veut se prendre à tout. — On sent qu’il
dit vrai, lorsqu’en parlant de son repentir, il ne renonce pas au crime ; on sent
que si l’occasion de se venger se présente à lui, il peut le commettre encore. Que
ne promet pas un semblable personnage, annoncé ainsi dès la première scène. »
Et en effet, après la reconnaissance la plus attendue, la mieux préparée, la plus
vive et la plus tendre, après avoir imploré aux genoux de sa femme l’oubli des crimes
qui, n’ayant d’autre cause que l’aveuglement d’un amour extrême, se font aisément
pardonner du cœur aimant de toutes les femmes, il se laisse emporter à de nouveaux
accès de jalousie en voyant Arsame et Zénobie, et surtout en apprenant qu’elle lui a
confié le secret de son sort.
« Zénobie lui rappelle, avec toutes les bienséances convenables, les droits qu’elle
avait d’écouter le choix de son cœur, et finit par un mouvement aussi noble qu’il
était neuf au théâtre. Elle a dit, qu’en se faisant connaître au prince elle n’avait
d’autre dessein que de le guérir d’un amour sans espérance ; et elle continue
ainsi :
Ici, La Harpe trouve cette scène comparable à celle de Pauline et de Sévère ; mais
mon admiration pour la scène de Corneille ne m’empêche pas de mettre
celle de Crébillon au-dessus, parce que la présence de l’époux,
témoin du chaste vœu que prononce Zénobie, avec la dignité de sa pudeur, et au péril
de ses jours, ajoute au sensible intérêt qui attache le spectateur à sa victime,
l’épouvante qu’inspire le caractère de Rhadamiste.
Concluons de l’effet original de ce beau rôle que les passions, auxquelles sied le
cothurne, sont les passions excessives et invincibles. Les anciens, si délicats sur
les éléments du beau dans l’imitation, si habiles à choisir le convenable en tous
les genres, se plurent à multiplier dans leurs drames les personnages passionnés
jusques au délire : ils ne se persuadèrent pas, comme les modernes, que les strictes
bienséances et les mesures de la raison dussent modérer les frénésies qu’ils
représentaient dans leurs Œdipes et leurs Pélopides. Le raisonnement les avait
conduit justement à traiter les caractères déraisonnables par les transports d’une
déraison conséquente à elle-même ; et le spectacle de la démence, suite des passions
désordonnées, loin de leur sembler méprisable, leur parut digne d’exciter mieux que
tout autre la crainte et la compassion : la crainte, puisque aucun homme n’envisage
la dégradation où peut tomber le plus noble esprit, sans songer qu’un pareil
avilissement le menace de devenir ainsi le jouet des autres, après avoir été par ses
fureurs la victime de soi-même : la compassion, puisque les écarts, les violences,
les forfaits résultent de la folie d’un malheureux qui, saisi d’un aveugle
emportement, n’y saurait plus opposer le frein de sa volonté, n’agit qu’à son insu,
dépend de l’impulsion des hasards,
et cède à mille
résolutions intempestives, comme un arbre battu des tempêtes se ploie et s’agite
sous les chocs de l’air, tant que l’orage ne l’a pas déraciné misérablement et jeté
sur la terre fatiguée de sa vaine résistance. Que l’on cesse donc, en contemplant le
théâtre des grecs, de reprocher à l’auteur anglais d’Othello, de
Lear, et d’Hamlet, la représentation du délire ;
incurable maladie de l’âme, et dernier degré de la fatalité, pour le cœur sensible
des hommes. Que l’on s’abstienne de refuser aux imitateurs de Shakespeare
l’introduction de ces personnages nommés dérisoirement et épileptiques.
Qu’on se souvienne qu’Hamlet n’a d’autre passion que celle de l’Oreste d’Euripide,
accablé par le malheur, couché sur la poussière, entre les bras d’Électre qui essuie
l’écume tombant de sa bouche pendant un sommeil affreux. Qu’on s’aperçoive
qu’Othello n’a d’autre maladie que la fièvre jalouse de l’amant qui poignarde Zaïre.
Qu’on s’aperçoive enfin que le roi Lear n’intéresse à ses actions déréglées que
parce qu’il n’est pas moins en démence que l’aveugle Œdipe, à qui les cruautés de sa
famille ont ôté jusqu’à la raison, dernier ornement de la vieillesse. Les atrocités
de Médée, les ardeurs incestueuses de Mirrha, seraient-elles supportables, si le
désordre de leurs pensées ne les soumettait aux fureurs de leurs désirs coupables.
Phèdre ne meurt-elle pas du même mal, chez Euripide et chez Racine ? Le plus
régulier des tragiques n’a pas dédaigné d’attendrir les Athéniens sur le désespoir
insensé d’Ajax, victime de son orgueil blessé, se donnant la mort pour l’expiation
des actes de sa furie, et qui,
honteux de s’être rendu la
risée de tout son camp, ne croit plus pouvoir cacher son opprobre que dans le fond
des enfers. Les rôles les plus profondément dramatiques, sont tous tirés des sources
de ce même délire, dont il est si nécessaire d’offrir à la pitié les terribles
exemples. Le crime involontaire, la mort inévitable, sont les conséquences des
passions irrésistibles : elles portent donc bien, par leur condition, la véritable
empreinte d’une fatalité qui supplée, dans la tragédie historique, à la fatalité du
destin, dans la tragédie fabuleuse.
L’amour n’était autre chose pour les Grecs qu’une affection individuelle et physique.
Une continuelle préoccupation du cœur pour une femme, leur paraissait indigne de la
noblesse d’un homme, et la domesticité de sa compagne l’excluait du partage de ses
sentiments. Avec une telle opinion, les troubles des sens eussent dégradé leur
tragédie, qui ne retrace que les troubles de l’âme. Les faiblesses amoureuses à leurs
yeux devenaient si puériles et si vulgaires, qu’elles ne fournissaient qu’aux
sarcasmes de la comédie : on n’a qu’à consulter les Harangueuses
d’Aristophane, pour juger avec quelle dérision ils envisageaient ce que le crédit,
abandonné au beau sexe, avait de ridicule chez eux. Aucun de leurs ouvrages tragiques
n’a pour fondement l’amour. Il n’en faut même excepter Antigone, ni
Phèdre, ni Médée : la première représente
principalement la pitié fraternelle ; elle tient aux intérêts de famille. La seconde
n’a pour objet que le malheur d’Hippolyte, et son incestueuse belle-mère n’y apparaît
que pour mourir, et servir d’instrument à la fatalité
qui
punit un jeune héros trop enorgueilli de sa chasteté, et rebelle aux lois de Vénus. La
troisième représente moins l’amour que la vengeance d’une magicienne ; et cette
passion de la vanité courroucée élève à la hauteur qu’exigeait le cothurne athénien,
le sujet terrible de Médée, dans lequel l’amour n’est qu’une cause antérieure à
l’action.
On sait que l’Achille d’Euripide n’est pas plus amoureux d’Iphigénie que l’Achille
d’Homère ne l’est de son esclave Briséisao, qu’il laisse indifféremment passer dans une autre lit : tous deux
ne vengent que leur nom offensé, tous deux ne s’irritent que de leur injure
personnelle. Bien que l’amour conjugal reçoive une dignité plus morale, on voit
pourtant qu’Ulysseap ne défend
Pénélopeaq que comme on
défend son bien, et punit les prétendants moins par jalousie que par justice, et pour
ressaisir son patrimoine. Cette exclusion de l’amour tenait aux justes idées du grand
que s’étaient faites les anciens ; et l’on conviendra qu’en effet le peu de nos
tragédies où l’amour n’entre point, telles qu’Athalie, Iphigénie en
Tauride, et la Mort de César, ont un aspect plus majestueux
et un caractère plus mâle. Considérons toutefois les raisons opposées à la rigueur de
ce précepte, nous les trouverons encore dans l’influence des mœurs de nos nations.
Je ne doute pas que si la Médée du sensible Ovide nous fut parvenue,
elle n’eût été aussi différente à nos yeux de la Médée antique, que la
Phèdre de Sénèquear l’est déjà de celle d’Euripide, et celle de Racine de cette même
Phèdre de Sénèque.
Le pouvoir des femmes chez les Romains apporta
cet
élément nouveau à leur Melpomène, et cet empire, plus général chez nos peuples,
achève de le rendre indispensable à notre tragédie. L’opinion, qui fait remonter
l’influence des femmes sur les cœurs français au temps des Amadis et de la
chevalerie, est loin de marquer la date de leurs droits, comme elle doit l’être.
Prenons la de plus haut, et dépouillant notre orgueil masculin, rétablissons
chronologiquement les titres de la noblesse féminine. Ce soin qui s’accorde avec
notre justice et notre galanterie, ne sera pas sans plaisir pour nous, puisque la
politesse de nos mœurs a replacé dans son égalité naturelle la plus attachante et la
plus belle moitié du genre humain. Une partie de cette séance, consacrée à l’honneur
des femmes, me fournira l’occasion de jeter quelques fleurs sur les préceptes arides
d’un professorat soumis à la sévérité des hommes, et témoignera mieux à celles-ci,
que, loin d’affecter un rigorisme qui atténue l’importance de leurs suffrages, je me
glorifierais d’avoir toujours des auditeurs de leur sexe, que Racine n’a pas
dédaigné de prendre pour juges dans la moitié des travaux de sa carrière. Ce grand
poète dut peut-être à leur tact fin les grâces que le goût n’emprunte que
d’elles.
Les historiens font foi du respect que les premiers habitants de la Gaule portaient
à leurs compagnes. Nos ancêtres, frappés des qualités subtiles de leur esprit et des
inspirations de leur cœur, ne se contentaient pas de leur offrir des hommages
particuliers et de les consulter dans leurs maisons, ils les admettaient dans les
conseils publics, leur rendaient de grands honneurs, et leur supposaient quelquefois
le don de prophéties.
Les Francs virent une célèbre
Basine, reine de Thuringe, protéger Childéric détrôné, et le titre de mère de
Clovis, illustra son nom dans notre histoire. L’hymen du vainqueur de Tolbiac, avec
la dévote Clotilde, signale avec éclat combien l’alliance de telle ou telle femme
importe à la destinée des royaumes et à la conversion des peuples modernes. Plus
tard, la répudiation impolitique d’Éléonore, qui, mariée en secondes noces à Henri,
comte d’Anjou et duc de Normandie, lui apporta en apanage un tiers des provinces
Françaises, lorsqu’il fut assis sur le trône d’Angleterre, signala, par l’imprudente
jalousie de Louis le jeune, quels maux publics naissent des passions des femmes, et
quels droits dangereux s’attachent au don de leur main. Dès avant cette époque, le
pouvoir de l’amour commença de s’unir avec celui de la religion ; et ce mélange, qui
augmenta son influence, ne fera que s’accroître, lorsque ces deux sentiments se
joindront à la loi de l’honneur, et que nos preux consacreront leur servage et leur
épée à la défense des dames. Cette révolution fut bientôt générale dans l’Europe, et
les siècles qui précédèrent le règne de François Ier
as donnèrent l’exemple
des brillants tournois que multiplia ce monarque, dans une cour dont les fêtes
n’étaient que des triomphes pour le beau sexe. Dès lors nos spectacles furent
disposés uniquement pour leur plaire, et les muses dramatiques firent pour l’amour
et l’honneur chevaleresque ce que leur inhabileté avait fait d’abord pour la
dévotion. Le jargon affété, les allégories galantes, furent les ornements de la
scène, comme les images superstitieuses avaient été ceux des tréteaux de nos
pèlerins ambulants. Le bon goût revint lentement au
naturel : on se dégoûta du langage hyperbolique des Cyrus et des Artamènes ; et l’on
quitta les bords du fleuve de Tendre pour recourir aux véritables sources
d’Hippocrèneat. L’amour
alors mérita de prendre son rang dans les poésies du sévère législateur qui, d’abord
avait écrit justement :
Boileau constatant les succès mérités de Rodrigue et de Phèdre, se relâcha dans les
vers suivants de la rigidité des anciens. « Bientôt, dit-il,
On voit qu’il donne ici son consentement plutôt que son assentiment à
l’introduction de l’amour au théâtre ; et cette particularité ne doit pas être
oubliée. Plus loin, il indique le piège où les devanciers de Corneille et les poètes
de son temps étaient ridiculement tombés.
Racine, inimitable peintre de l’amour, ne mérita pas directement ce reproche ; mais
la supériorité de ses principaux rôles nous éclaire sur la faiblesse de ses
personnages secondaires ; car c’est à son propre talent que nous devons les moyens
de comparer le beau avec le médiocre. Ni son Bajazet n’est un digne prince ottoman,
capable de se soutenir près de la fatale Roxane ; ni son tendre Hippolyte n’est mis
en une assez ferme attitude près de la sublime Phèdre. Les plus graves écrivains
l’ont repris de cette faute ; et le célèbre Arnauldau de Port-Royal, tout plein de l’austère esprit
de l’antiquité, autorise notre rigueur. L’héroïne de notre poète surpasse son
modèle, autant que le héros cède le pas à celui de l’auteur grec. Vainement Louis
Racine se flatte-t-il de racheter la faute de son père, en nous détaillant les
admirables mouvements qui résultent de la jalousie de Phèdre ; mais l’amour du héros
pour Aricie n’était pas nécessaire à la lui inspirer : il eût suffi qu’une erreur le
lui fît soupçonner, ainsi qu’une erreur persuade Thésée du crime qu’il punit
injustement en son fils. Si l’Hippolyte de Racine prévaut sur toutes les critiques,
par l’éclat et la grâce de son langage, ne vous y laissez pas séduire, et supposez
que la même plume eût tracé avec autant d’art les sentiments de l’Hippolyte grec, si
chaste, si fier, si fidèle à la pudeur de Diane, toujours présente à ses côtés ;
n’avouerez-vous pas que ce portrait de la vertu, un peu farouche du jeune prince,
eût mieux contrasté que sa tendre innocence
avec l’impur
désordre de sa belle-mère ? Ce grand tableau, de deux oppositions bien distinctes,
est d’un effet éclatant et noble chez Euripide. Ajoutons que la légère faute de
notre poète embarrasse sa pièce de faibles amours que leur tendresse légitime exclut
d’un genre qui n’admet que les passions fortes et coupables.
Les comparaisons d’Ariane et de Médée, de Phèdre et de Didon, mettront pleinement
en évidence les qualités nécessaires aux passions amoureuses, pour qu’elles soient
aussi tragiques qu’elles doivent l’être.
Ariane et Médée sont toutes deux abandonnées de leur amant ; mais la jeune fille de
Minos, victime d’une séduction facile à son âge, exposée par son inexpérience à se
tromper sur la valeur des serments d’un volage héros, ne commet, en cédant aux
désirs de Thésée, qu’une faute excusable ; égarement ordinaire de plus d’une fille
crédule et ardente. La magicienne d’Iolchos, savante en tous les artifices, embrasée
d’une flamme qui alluma celle de Jason, meurtrière de sa famille, qu’elle sacrifia
pour le suivre dans la Colchide, et pour faciliter sa conquête, commit, en
s’unissant aux Argonautes, un crime épouvantable. La tendre Ariane, quittée et
trahie par une sœur qui fut sa confidente, ne peut qu’exhaler de sensibles regrets,
et n’a que des sujets d’un repentir douloureux. La coupable Médée, qui perd en Jason
tout le fruit de ses atrocités, n’éprouve pas seulement les tourments de l’amour
désolé, mais la fureur de s’être inutilement souillée de forfaits pour un ingrat,
mais toute la violence des remords et du ressentiment. Or, s’il
est vrai que la tragédie seulement attendrissante, est moins
parfaite que celle qui tout ensemble est touchante et terrible, l’amante désespérée,
qui se plaint, est moins dramatique que l’amante éplorée et furieuse qui se venge.
J’ajouterai que la diversité des mouvements du cœur et de l’imagination n’est pas si
grande en un rôle tel que celui d’Ariane, dont le souvenir n’a d’autres
circonstances à se retracer que ses faiblesses premières et l’abandon qu’elle
déplore ; tandis que Médée se rappelle tous les lieux qu’elle a souillés, tous les
pas sanglants qu’elle a faits, tous les nœuds qu’elle a brisés, tous les ennemis
marchant contre elle sur les membres déchirés de ses parents, tout l’univers armé
qui la repousse ; enfin elle est magicienne, et cette qualité idéale lui prête les
secours de l’enfer, dont elle évoque les démons pour la défendre. Ce pouvoir ajoute
aux imprécations de sa rage les prestiges qui frappent la pensée. Que dirai-je
encore ? Ariane est une maîtresse délaissée ; son infortune étant celle d’un grand
nombre de femmes, elle aurait pu la prévoir. Médée est mère, et ce titre, qui n’a
pas garanti ses liens, noircit Jason à ses yeux, et transforme sa douleur en un
féroce désespoir, qui la livre à tous les combats du sentiment et de la nature,
avant de violer leurs lois dans l’accomplissement de sa noire vengeance. Un tel
personnage, créé pour exciter à la fois la pitié, la terreur, et l’étonnement, ne
possède-t-il pas plus de conditions théâtrales que celui d’Ariane, pour servir de
modèle à la fatalité des passions ? Le succès divers de ces deux rôles sur notre
scène paraît contredire mon avis ;
mais ne nous abusons
pas à leur effet théâtral, puisque Thomas Corneille a très bien traité l’un, et que
Longepierre a traduit l’autre très imparfaitement. Je ne compare ici que les deux
sujets abstractivement des deux pièces qu’ils nous ont fournies.
Prenons maintenant Didon et Phèdre. Ces deux noms, fameux dans la poésie, nous
rappellent déjà les deux plus comparables génies qu’aient vu briller Paris et Rome.
L’excellence, en tous points égale, de l’art qu’ont déployé ces illustres rivaux,
engagea plusieurs savants critiques à placer sur le même rang l’une et l’autre fille
de leurs muses ; mais ce n’est pas sans plaisir que je combats ce parallèle,
puisqu’à la gloire du poète de notre nation, j’espère vous prouver que Phèdre est la
plus dramatique. Même beauté dans les discours des deux reines, même poétique
mouvement, et surtout même style inconcevablement enchanteur ; tellement qu’un
Latin, en lisant le rôle de Phèdre, penserait lire Virgile, et qu’un Français, en
récitant celui de Didon, penserait faire écouter Racine. Néanmoins les deux passions
sont si différentes, que l’une n’a rien que d’ordinaire et de vrai, et que l’autre a
tout l’ et l’idéal possible. Didon, veuve et libre, cède au penchant
naturel d’aimer : on la quitte, et son hymen furtif, qui ne fut qu’un jeu de
l’amour, la livre au même malheur que mille femmes ont eu sujet de pleurer. Il
fallut que l’imagination de Virgile rattachât son infortune aux suites du courroux
de Junon, les reproches de son repentir à son infidèle oubli de l’ombre de Sichée,
et ses imprécations aux
implacables guerres de Rome et de
Carthage. Sans ces grands artifices du génie, l’aventure de Didon n’aurait de
surprenant que le parti qu’elle prend de mourir ; car il est rare que les maîtresses
se tuent pour une infidélité, et ne sachent pas comment on s’en console
heureusement. Mais Phèdre, sous la loi d’un époux dont elle aime le fils, est de
soi-même, par l’adultère et l’inceste, en butte aux atteintes du remords. Ce remords
précède même le crime de ses aveux ; sa nourrice même ignore ce qui l’agite ; elle
n’ose lui prononcer le nom de celui qu’elle aime ; elle a tout tenté pour se
soustraire à ses propres fureurs.
Honteuse encore d’avoir confié ses secrets au cœur d’Œnone, comment lui
parle-t-elle ?
En elle point d’espérance, mais le désordre et le tremblement : approche-t-elle
d’Hippolyte ?
Et, malgré soi, elle lui parle de son amour ;
déclaration sublime d’une passion dont Phèdre inspire elle-même l’horreur à celui
qui en est l’objet.
Et plus loin,
Elle s’écrie bientôt après,
Elle s’est déclarée ; et son époux qu’elle a cru mort, est vivant et de retour.
Alors la crainte d’un châtiment ignominieux se joint à ses remords : et cette femme
agitée de tant de transports involontaires, par un inconcevable mouvement du cœur
humain, éprouve à la fois l’horreur de ses désirs incestueux et le regret de n’avoir
pu jouir de leur objet.
Déjà trop coupable, elle devient calomniatrice : ses remords s’en augmentent, et la
jalousie achève de la dérégler à tel point que sa mort devient nécessaire à
l’expiation de tant d’horreurs.
Notez encore qu’en analysant ce rôle, j’en les conditions merveilleuses que
le poète y joint, et qui s’y unissent aussi bien qu’à celui de Didon. L’origine de
la Sœur d’Ariane descend du dieu du jour,
Mais où fuira-t-elle sa vue qu’elle ne peut plus soutenir : Jupiter est son aïeul :
le ciel, le monde est rempli des auteurs de sa race : ira-t-elle aux enfers ? elle y
retrouvera son père Minos, qui tient l’urne fatale d’où sortent les éternels
jugements des morts, circonstance dont Racine tire les plus éminentes beautés
poétiques. Tout concourt à l’élévation de ce personnage fabuleux, la fatalité du
destin, la colère d’une déesse, enfin ce que le sujet comporte de surnaturel et
d’imaginaire : et pourtant, sans de tels supports, vous voyez que Phèdre monte au
plus haut rang tragique par la seule fatalité des passions.
Cette dernière condition omise, l’amour dégrade la tragédie dans laquelle, ainsi
que l’a très bien dit Voltaire,
s’il n’est pas tout, il n’est
rien
: mais lorsqu’il s’y montre extrême et coupable, son ascendant
le place au rang des autres nobles passions
dramatiques. Nos mœurs lui donnent même un avantage sur les autres ; plus
généralement senti de tous les cœurs, il en est mieux reconnu. Parmi la multitude
des spectateurs européens, peu d’hommes ont éprouvé le vrai zèle patriotique, la
forte ambition, l’aveugle fanatisme, et le besoin des sanglantes vengeances, mais
tous ont cédé plus ou moins aux sympathies du beau sexe et du nôtre. Le pouvoir que
nos usages abandonnent aux femmes s’accroît encore pour les belles ; et les
attachements qu’elles nous inspirent, dans les années brillantes de la vie, ont plus
de force que l’ambition, le désir de la gloire, ou l’intérêt politique. Ces autres
inclinations d’ailleurs ne prennent naissance que dans l’esprit, et souvent
attendent l’époque de l’affaiblissement de nos facultés physiques pour devenir nos
seules passions : mais l’âme, le cœur, les sens, tout agit à la fois en nous pour
nous entraîner irrésistiblement à l’amour. La vive jeunesse nous y livre quelquefois
moins aveuglément que la maturité : pleine encore des illusions du monde, elle
oppose à la violence de ses feux la variété des caprices, la vigueur du caractère,
et le respect du devoir ; mais l’homme apprenant ce que l’adolescence ignore, que la
fortune et la célébrité sont de vains contentements, s’attache plus obstinément au
bien réel de se faire aimer d’un être qu’il aime. La plupart de ses chimères sont
tombées, et celle de l’amour, qui leur survit encore, prend la première place en ses
affections : il n’a plus de préjugés assez forts pour le défendre d’une si enivrante
erreur, et sa raison ne triomphe qu’avec peine d’un sentiment qui, dès notre jeune
âge, met
le feu dans nos veines, qui enflamme le sang et
les pensées de l’âge mûr, et qui remplit d’agréables images les souvenirs de la
vieillesse. Les regrets, les jalousies, les remords, et les catastrophes de cette
passion furent la source inépuisable des tragiques modernes qui surent le mieux
pénétrer les replis mobiles et délicats du cœur des femmes, et déployer l’énergie
d’une exquise sensibilité, qui s’égale en elles à ce que le cœur des hommes a de
plus véhément, de plus profond, et de plus héroïque en amour.
Un double rapport met ce sentiment en parallèle avec celui de la religion : tantôt,
comme la piété, l’amour s’absorbant en soi, se satisfait par une abnégation entière
et désintéressée ; et, content de ses sacrifices intérieurs et cachés, il s’immole
volontairement à ce qu’il adore : tantôt ardent et jaloux, il ressemble au zèle
fanatique plus qu’à la charité ; et surveillant, inquiet, intolérant, implacable, il
dicte ses lois avec furie, venge ses soupçons par les meurtres, et ses larmes par le
sang et la destruction. Ces deux passions, comme on le voit, sont susceptibles des
abstractions du même platonisme, et des excès de la même frénésie.
Concluons que les grands maîtres ont admis justement l’amour au nombre des passions
théâtrales, puisque nos mœurs l’élèvent à la dignité du genre. La seule précaution à
prendre est de ne point l’y faire entrer parmi les personnages austères de
l’antiquité, qui le réduisaient au plaisir des sens, et de ne pas oublier que parmi
les personnages modernes, l’amour galant n’est pas l’amour tragique. Mais quel que
soit l’amour,
il figure mal avec les Annibals, les
Césars, les Catons, et les Brutus, atroces animæ, âmes d’ailleurs
trop vastes pour être remplies par une autre pensée que la double chimère de la
domination universelle, ou de la liberté du monde.
L’existence des vingt-six conditions de la tragédie commence à se constater pour vous :
j’ai fourni les définitions et les exemples des treize premières, et je n’en manquerai
pas pour les suivantes, qui concernent les caractères et les mœurs.
On ne m’accusera pas d’innover au gré de ma fantaisie, puisque je n’ai fait, par
quelques méditations, que donner une juste étendue à la plupart des radicaux d’Aristote,
esprit régulièrement analytique.
Il enseigne aux poètes de tracer les caractères pareils à eux-mêmes, ou également
inégaux, et conformément aux mœurs. Avant d’expliquer sa maxime, sachons ce qu’on entend
par caractère, afin de tout éclaircir.
Un caractère est l’habitude constante des pensées qui dirigent nos actions, ou
l’inconstance perpétuelle de notre esprit ; variabilité qui nous ôte la direction
volontaire de nos démarches. Telle est la différence d’un
caractère fort et d’un faible. Mais, pris dans une acception plus générale, le mot
caractère exprime la volonté d’un esprit, que ne font dévier ni les passions, ni les
obstacles, et qui marche à son but avec une suite invariable. Ce qu’on appelle, avoir
un caractère, c’est la faculté de tout soumettre au conseil de son intelligence, et de
toujours prendre d’elle une résolution inflexible, que ne peuvent changer ni
l’intérêt, ni les sophismes de la conscience qui se trompe, ni les impressions des
sens, ni même l’horreur de l’indigence et de la mort. Cette fixité absolue est
théâtrale, parce qu’elle tient à une passion de l’âme, et qu’on la trouve dans le vice
comme dans la vertu.
L’orgueil l’inspire comme le zèle de l’équité. De là vient qu’elle semble funeste au
repos des hommes quand elle siège dans un personnage ambitieux, et fatale au juste qui
la possède, lorsque sa raison lutte contre les puissances de l’iniquité dont elle le
rend le martyr. Sa rigidité paraît souvent, aux yeux fascinés de la multitude, n’être
que l’opiniâtre aveuglement d’une folie vaine et dangereuse.
Discernons encore les différences qui constituent les caractères ; nous apercevrons
que les individus ont le leur, que les passions ont le leur, et que les mœurs ont leur
influence marquée sur chacun. Le caractère d’un héros tel qu’Achille est autre que
celui d’Ulysse : le caractère de l’amour est autre dans Médée que dans Iphigénie : le
caractère de cette même passion, modifiée par les mœurs, est autre dans Oreste que
dans Rodrigue. Telles sont les nuances délicates qu’il
faut
toujours avoir dans l’esprit pour bien imiter ; autrement les portraits ne ressemblent
pas.
Il résulte de ce principe que, pour bien tracer les caractères, il faut préalablement
se dépouiller du sien propre, et raisonner très logiquement dans celui d’un autre. Ce
talent exige la plus grande capacité de tête et le meilleur entendement. Les paroles,
les actions d’un personnage n’étant que les conséquences rigoureuses de sa façon
habituelle de penser, de l’influence de la religion, des lois, et des coutumes sous
lesquelles il vit, de son éducation, de son rang, des idées de son siècle, et de ses
passions individuelles, le poète doit, chaque fois qu’il le fait parler ou agir, se
demander en quelles circonstances, en quel temps, par quelle humeur, tel homme, ou tel
héros, dit, ou fait telle ou telle chose. J’agirais ainsi : je répondrais cela ; tous
les hommes peut-être agiraient et répondraient de même en cette occasion, en ce pays,
à cette époque, et mus par une passion semblable : mais qu’importe ! ce personnage est
différent des autres ; il est autre que moi ; il a les sentiments d’un autre âge et
d’une autre nation : c’est lui qui doit paraître, s’expliquer et se mouvoir ; ce n’est
ni moi, ni tout autre. Est-ce un sage ? est-ce un demi-dieu ? est-ce un fanatique ?
est-ce un amant ? L’amour, le fanatisme, la magnanimité, et la sagesse en lui, à
l’époque où je le représente, ne ressembleront pas à ces mêmes sentiments en moi,
parmi mes contemporains. Je ne lui prêterai donc ni mon langage, ni mes attitudes : je
transmettrai ses paroles, et je copierai son maintien.
Si tant de questions sont
indispensables à se faire, si
tant de difficultés se rencontrent à supposer un personnage tel qu’il doit être
offert ; s’il faut craindre toujours de l’identifier avec soi pour ne pas mériter
qu’on nous applique ce risible vers de Boileau,
on voit quelle force de réflexion et quelle pureté d’intelligence
sont nécessaires pour ne pas trahir la vraisemblance, ni dévier des justes traits,
dans la représentation des caractères : surtout lorsqu’on veut
remettre sous les yeux les images des héros de la fable et des grands hommes de
l’histoire, à qui les temps et les traditions ajoutent des qualités surnaturelles que
nous ne retrouvons ni dans les hommes ordinaires, ni dans nous, puisque souvent ils
n’ont point de semblables dans les annales et dans le monde. Ce n’est donc pas assez
que l’esprit de l’auteur soit une glace fidèle qui représente les acteurs qu’il fait
revivre ; il faut que son âme profonde soit encore le miroir de la nature idéale : car
les portraits d’un athlète, d’un conquérant, d’un philosophe, ou d’un citoyen, ne
ressembleront pas tous à Hercule, à Alexandre, à Socrate, à Caton ; et le tableau est
imparfait, si l’on a voulu peindre ces personnages.
Si nous comparons les caractères tracés dans les tragédies antiques et dans les
pièces modernes, il nous sera facile de remarquer que la simplicité de la peinture des
anciens n’offrait guère que le caractère général des passions de l’homme, représenté
distinctement vertueux ou vicieux. Le caractère d’Œdipe
est
l’imprudence et la curiosité téméraire : il est naturel qu’un homme engagé dans
l’inextricable labyrinthe de ses destinées s’efforce impatiemment d’en sortir. Le
caractère de Philoctète est le ressentiment du malheur et d’une longue injure : il est
naturel qu’un héros abandonné à l’indigence et à ses maux ne puisse pardonner à ses
compatriotes leur ingrate inhumanité. Le caractère d’Antigone est la piété : il est
naturel qu’elle brave tout pour ne pas laisser les cadavres de ses frères pourrir sans
sépulture, en proie aux oiseaux sauvages. Clytemnestre, Médée, Phèdre, Prométhée,
Oreste, et Hippolyte, sont peut-être les seuls personnages dont le caractère
individuel agisse conjointement avec celui de leurs passions. Aussi voit-on, par ces
exemples, qu’Eschyle, Sophocle, et Euripide, ne savaient pas moins bien que nous
dessiner nettement les physionomies qu’ils animaient : néanmoins c’est aux grands
maîtres de nos siècles qu’il faut demander le secret de ce genre de supériorité.
Corneille et Racine le possèdent mieux que Voltaire, qui jeta la plupart de ses rôles
dans le moule de ses opinions familières. Shakespeare, en Angleterre, Schiller, en
Allemagne, Alfieri, en Italie, excellèrent dans cet art de particulariser un individu
dans l’espèce humaine, par un ordre de pensées différent de celui des autres
hommes.
Cette condition date chez nous du grand Corneille, et la gloire de ce créateur veut
encore que nous en cherchions d’abord les règles en son théâtre historique. Si l’on
penchait à nier l’avantage que les modernes ont à cet égard sur les anciens, le
poids des travaux de ce fondateur des principes emporterait sans difficulté la
balance.
L’éloge si justement répété sur Homère, qui caractérisa tous les degrés de la
vaillance en une multitude de héros, s’applique parfaitement à l’auteur des
Horaces. Il veut reproduire à la scène l’image des premiers
Romains. La famille des défenseurs de Rome montre une autre vertu que celle des
défenseurs d’Albe ; le frère de Camille tient de son héroïque père, et la sœur de
Curiace tient de son sensible frère. Camille elle-même signale qu’elle est du sang
d’Horace par son dévouement effréné à un amour qui s’égale au zèle de son frère
pour la patrie. Ces cinq personnages ont la même noblesse de sentiments, et
pourtant rien ne les confond. Horace et Curiace aiment tous deux leur pays ; mais
l’un est détaché par la force d’une vertu civique des liens de la parenté, et
l’autre ne peut se dégager des nœuds du sang en restant fidèle au devoir public.
Ses sentiments généreux lui permettent d’envisager ce que peut la valeur de son
beau-frère contre les Albains, et d’accoutumer sa pensée à la sujétion de leur
ville : Horace, au contraire, ne regarde dans le choix qu’on fit de lui, pour la
défense de Rome, que la victoire ou la mort.
Que leur langage est divers, lorsqu’un triste honneur, accordé à Curiace, le
consacre à combattre ce
héros, qui ne voit dans le même
honneur qu’un sujet de faire éclater mieux son dévouement à l’état. Tout autre
sacrifice lui paraît l’effet d’une valeur commune :
Curiace, loin d’embrasser le parti d’un zèle si enthousiaste, déplore la
nécessité de le suivre. Il jette, dit-il, un œil d’envie sur ceux que la guerre a
déjà fait périr : il ne reculera pas, mais il s’émeut d’un devoir trop cruel ;
lui réplique vivement Horace,
Et bientôt
Et continuant ainsi,
Voilà le héros de ces temps ; et ce dernier vers est devenu l’épigraphe de toutes
les factions.
Voilà l’homme de tous les temps ; et ce vers est l’expression touchante d’un cœur
sensible.
ajoute Horace ; et cet avis confirme encore le spectateur dans
l’opinion qu’il prend de la sincérité de la sienne. Sa vertu n’a rien de feint,
rien d’exagéré, rien d’emphatique, rien de rigoureux dans ses jugements sur
autrui : aussi ne se démentira-t-elle pas comme les vertus empruntées, qui, ne
nous étant pas naturelles, craignent de se trahir, nous coûtent trop d’efforts, et
ne peuvent rester les mêmes dès qu’une sorte de bruit et d’ostentation ne les
soutient plus. Celle du jeune Horace brille d’un nouvel éclat, lorsque, regardant
le chagrin de Curiace avec une douce indulgence, sans prétendre orgueilleusement
le blâmer d’aucune faiblesse, il poursuit en ces mots pleins de justesse et
d’affection :
On sent, à ce premier entretien des deux guerriers, quel est celui qui vaincra
l’autre ; et leurs physionomies sont d’avance marquées par les traits ineffaçables
qu’ils gardent durant toute l’action. Les attaques réitérées de la nature, de
l’hymen, et de l’amour, n’ébranleront pas de telles âmes ; et le vieil Horace n’en
paraîtra que plus rigide en son suprême héroïsme, lorsque, les séparant de Camille
et de Sabine, il dira d’une voix ferme :
Vers frappant, et rendu plus terrible par la naïveté du vieux style. L’inflexible
Romain n’aura pas un langage outré, puisque ne pouvant soutenir les adieux de ces
chers ennemis qu’il envoie au combat, « Ah ! dit-il,
Les mouvements intérieurs de sa paternité rehausseront encore ceux de son
patriotisme, au moment qu’à la fausse nouvelle de la fuite de son fils il
prononcera le mot sublime de la pièce, et s’écriera, plein de douleur et de
colère :
Ce même homme qui n’aura pu soutenir le bruit d’une défaite qui eût assujetti sa
ville, défendra dans le sauveur du pays le meurtrier de sa fille ; et supportera
la perte de Camille et de ses deux frères, en un mot, de trois enfants morts en un
jour,
Expressions modérées du courage résigné d’un vieillard, accoutumé par l’âge et
les longs malheurs à la nécessité de souffrir. Le caractère distinct de ce héros
et de son fils est, comme on le voit, l’amour de la patrie ; sentiment qui
n’exclut point les autres en eux, mais qui les surmonte tous. Les dépouiller des
affections du sang, ce serait mal peindre des hommes : les y faire céder, serait
mal peindre des héros. De même, le caractère stoïque de Brutus l’Ancien n’est pas
l’insensibilité, mais la constance d’âme, qui l’emporte en lui sur la douleur de
son sacrifice, alors que ce père, devenu le juge public de ses enfants, dit, après
l’exécution de leur sentence :
Ce même caractère d’amour civique apparaît dans Guillaume Tellav, par un vers d’autant plus beau
qu’il exprime le sacrifice même de la gloire, prix de tous les sacrifices :
Ce désir seul met en évidence tous les efforts dont
l’Helvétien est capable pour sa liberté. À ces grands traits on reconnaît les
caractères primitifs de ces pères des nations. Leur zèle eut besoin d’abord de
l’excès que nous y blâmons témérairement, pour bien graver dans l’esprit de leurs
neveux, sitôt dégénérés, une durable mémoire de leur courage, de leur
indépendance, et de leur respect des lois publiques.
Considérons maintenant dans le personnage d’Auguste, l’habileté de Corneille à
dessiner les caractères : celui d’Octave n’est pas moins achevé que ceux des
Horaces : factieux proscripteur, érigé monarque, il n’a pas une idée qui ne lui
soit personnellement relative : il n’examine pas, avec Maxime et Cinna, s’il doit
garder ou quitter le sceptre pour le bien de Rome, mais pour sa sûreté : il ne
s’épouvante pas du souvenir de ses attentats par un remord involontaire, mais pour
sa sûreté : il ne pardonne pas aux conjurés par ancienne amitié, ni par grandeur
d’âme, mais pour sa sûreté : il use ainsi de la clémence pour sa sûreté, comme du
faste des monuments publics auxquels il doit l’admiration et le repos des romains
étonnés : toutes ses vues n’ont que lui pour objet, et le monde entier se
concentre en son individu dans sa pensée. D’un bout à l’autre ce caractère est
celui de l’industrieuse tyrannie, déguisée sous le nom de gouvernement légal et
protecteur. Ce rôle, toujours pareil à lui-même, est un exemple aussi parfait que
ceux des libres sujets de Tullus. Mon nouveau cours, fondé sur l’analyse de chaque
partie de l’art littéraire, devenant un continuel tribut d’éloges à Corneille,
relativement à la tragédie, me conduit involontairement à faire
observer que si La Harpe, qui le critiqua trop légèrement, eût
porté ses observations vers de tels points, il ne se fût pas appesanti sur le
détail des locutions vicieuses et des irrégularités de la marche des Horaces. Il
eût admiré comme nous ce grand et bel ordre de portraits caractérisés et placés,
comme il faut, en leur vrai jour, de façon à se distinguer hautement selon leur
convenance réciproque. Ces mystères d’une forte conception, ne devaient pas lui
échapper ; et l’estime due au plus vaste génie eût imposé silence à ses reproches
minutieux. Mais, je le prouve encore, la sublimité et l’ampleur des chefs-d’œuvre
du poète excédaient le système étroit du littérateur, quelque habile qu’il se soit
montré dans plusieurs ouvrages, auxquels je me plais d’autant plus à rendre
justice, que je me sens réduit à la nécessité de combattre sa doctrine partiale ou
superficielle. Ses erreurs ne nous égareraient pas moins, si nous adoptions ses
jugements défavorables sur les personnages subalternes de Félix et de Prusias ; et
si nous partagions son mépris général pour les pièces d’Othon, de
Suréna, de Pulchérie, de Théodore,
et d’Attila. Corneille, en ces derniers ouvrages, pêche par
d’autres conditions théâtrales que celles des caractères et des mœurs. Je le
démontrerai dans le rôle même de son Attila, qu’a proscrit une épigramme trop
célèbre. Mais, avant de revenir à ce rôle, et au personnage de Félix, portrait de
la lâche intrigue et de la cupidité, observons premièrement que les caractères au
théâtre sont de deux espèces : grands, dans les rôles principaux ; vulgaires, dans
les rôles subalternes.
Cette distinction établie, nous chercherons en quoi
Félix paraîtrait plus répréhensible que Mathan, Aman, et surtout Narcisse,
personnage bas et féroce, imité des affranchis de la tragédie
d’Othon, seule pièce où soient bien tracées les révolutions des
milices prétoriennes, et où l’on voit les esclaves Martian et Lacus, du fond du
palais, disposer ainsi du bas empire.
« — Ah
! pour en être
digne, il l’est
, et plus que tous
:
« Comme par un de nous il faut que tout
s’
obtienne,
La faiblesse et l’âge de Galba les font donc pencher en sa faveur :
Cette bassesse d’esprit se retrouve en Narcisse, et ne fut pas indigne du pinceau
vrai de Racine : pourquoi Félix déshonorerait-il, par sa lâcheté, une tragédie où
ce caractère concourt à rehausser, par un juste contraste, l’aspect des vertus
courageuses et résolues ? N’est-il pas beau d’avoir su réunir en un seul tableau
l’image de la dégradation d’un cœur servile à côté de la noblesse des sentiments
chrétiens et politiques. Félix manquerait à ce drame excellent, s’il n’y était
pas ; et le public n’eût pas appris, par une si complète leçon, qu’il n’est rien
de plus féroce que l’avarice et la pusillanimité. Par cette raison l’irrésolu
Prusias mérite une pareille louange : faible,
inquiet,
soupçonneux, jaloux même de son fils, et ombrageux de la gloire de son jeune
défenseur, c’est là le portrait naïf d’un vieux roi : les craintes mobiles de ce
monarque, esclave de la république romaine ; ses frayeurs de déplaire à
l’ambassadeur du sénat, second rôle parfaitement dessiné, font ressortir
magnifiquement la volonté invariable que Nicomède a conçue d’affranchir sa
couronne. Voltaire, frappé de la singularité du rôle de ce héros, a très bien
apprécié ce qu’il a d’original, et très bien senti que, mis en jeu dans une fable
vraiment tragique, il produirait l’effet le plus terrible. L’ironie qui le
distingue n’est pas le persiflage de l’esprit, c’est le langage amer de
l’indignation de l’âme : Nicomède, environné des souples instruments des cours,
des subterfuges de l’intrigue, des tracasseries dans lesquelles son héroïsme est
embarrassé par des femmes, des soupçons d’un roi soumis à toutes les faiblesses,
Nicomède, qui voit des moyens où les autres n’aperçoivent que des obstacles,
Nicomède perce d’un regard à travers mille subtilités perverses, et dédaigne tant
de petits pièges, et tant de viles complications. Il ne s’en courrouce point,
parce qu’elles ne méritent pas sa colère ; il n’y est pas indifférent, parce
qu’elles le gênent ; il ne se révolte pas contre elles, parce qu’il ne veut pas
sortir des bornes du devoir ; il les raille, parce qu’il les méprise. Sa
magnanimité se joue des périls qu’elle attire sur sa tête, et n’honore pas assez
ses ennemis pour les combattre par d’autres armes que les paroles de sa fierté
moqueuse.
On assure que les visites familières de Corneille chez
le grand Condé, dans sa retraite à Chantilly, lui donnèrent l’idée de le peindre
en ce Nicomède, victime des tracas envieux d’une cour où sa valeur est forcément
oisive. La noblesse du caractère de l’élève d’Annibal rend cette anecdote
intéressante et vraisemblable. Heureux le génie qui peut rencontrer les grands
hommes ! Heureux les grands hommes qui sont sous la perspicacité des regards du
génie ! Tandis que l’infériorité jalouse n’apercevait peut-être, dans les
témoignages railleurs des chagrins de Condé, que l’expression de son dépit qui
vengeait, par les sarcasmes, son estimable gaucherie dans les petites affaires de
la cour, Corneille empruntait d’un héros le langage qu’inspire à une âme franche
et élevée son dédain pour de tortueuses démarches ; et le talent du poète perpétua
dans le souvenir le caractère d’une magnanimité que les flatteurs de Versailles
auraient obscurcie.
L’excellente uniformité que l’auteur a su donner aux caractères vertueux, il la
conserve aussi régulièrement dans les caractères criminels : témoins les rôles de
la parricide Cléopâtre, que j’ai souvent offerte à votre admiration, et de
l’inébranlable Léontine, dont une vengeance mystérieuse dirige tous les pas et
toutes les déterminations. Mais prenons un modèle dont la perfection ait été plus
contestée ; le rôle d’Attila.
Personne n’ignore quelle fut l’humeur altière et farouche de ce roi des Huns. Une
ironique férocité l’animait contre les souverains des deux empires ; son orgueil
marchait sans faste au milieu d’une cour chargée d’un luxe qui faisait reluire sa
simplicité affectée ;
il avait des rois pour
serviteurs, et leurs états pour domaines. Le plaisir de ce barbare était de les
consulter sur des desseins formés d’avance, pour se rire de leurs débats,
consterner leurs esprits irrésolus, et chercher dans leurs avis les raisons de les
anéantir. L’ambition démesurée de ce monstre ne respectait l’administration de la
justice que dans son camp, devenu, par une exacte discipline, l’instrument d’un
brigandage qu’il nommait sa politique. La renommée d’un tel héros appartenait au
peintre de Cléopâtre.
Les deux vers qui commencent sa tragédie font reconnaître Attila dès qu’il
paraît :
Quelle fierté sauvage en cet ordre ! quelle épouvante inspirent ces derniers mots
Attila s’ennuie. Le naturel de cette expression la rend
terrible : il faut qu’au risque de la mort, ses esclaves s’empressent d’accourir
pour le distraire ; et ses esclaves, ce sont des princes, des potentats, dont il
s’amuse comme de ses vils jouets. Ce premier trait de caractère est sublime.
Comment s’explique ensuite Attila sur les princes, ses favoris ?
A-t-on jamais fait de meilleurs vers ? A-t-on mieux
défini le sentiment de la dignité monarchique, et mieux dit ce que doit être un
roi, dont la liberté souveraine représente en effet la liberté nationale du peuple
qu’il gouverne par la volonté des lois ?
Cependant les deux souverains paraissent, et le conquérant, les nommant ses amis,
et les soutiens de sa puissance, joint la fourbe à l’audace, en les interrogeant
sur le choix à faire entre les princesses que lui offrent en mariage l’empereur
Valentinien et le roi Mérovée. Aucun des deux confidents couronnés n’osant
traverser ses vues, chacun lui conseille de suivre au hasard son inclination.
Écoutez le langage du barbare :
« Et ne me dites point que de chaque
côté
VALAMIR.
ARDARIC.
Le reste de cette savante délibération, trop longue pour vous être lue, est de la
même majesté. Voici comment la termine Attila :
VALAMIR.
« Que vous dites avoir tous deux pour ma
grandeur.
Dites-moi si la force, l’élévation, la vérité, manquent à cette belle scène ; si,
à quelques fautes près dans la diction, nul auteur en surpassa l’excellence, et si
Boileau eut raison de se joindre une fois à l’injustice de ses contemporains, en
criant :
Hola !
au vieux Corneille ! Je n’hésite
pas à croire que Racine, plus habile à recueillir les semences du beau dramatique,
fit fructifier les germes que lui fournit la pièce d’Attila, dans
le caractère parfait du Néron de la pièce de Britannicus, où les
caractères d’Agrippine et de son fils, de Burrhus et de Narcisse, sont au-dessus
de tous les éloges. Celui de Mithridate, dans la pièce de ce nom, est moins
constant dans ses attitudes, et l’adresse du poète n’a fait qu’en colorer les
fautes. Sa haine invétérée pour les Romains, et ses projets de conquête, portent
le caractère de ce héros ; mais son amour pour Monime, et ses supercheries, le
montrent un peu trop comme un homme
ordinaire, quoique
l’histoire nous ait appris quel fut l’esprit jaloux et rusé de ce prince.
L’inaction d’Acomat dément, ainsi que nous l’avons dit, les paroles qui
caractérisent l’âme de ce vizir. Racine a droit à d’autres louanges que nous lui
donnerons bientôt. Tournons les yeux un moment sur l’art que son successeur
employa dans la peinture de Gengis-kan, caractère d’autant plus théâtral, que
Voltaire y mit un trait frappant de petitesse humaine, en ramenant ce conquérant
tartare aux pieds d’Idamé, dont la famille l’avait dédaigné, lorsqu’il n’était
qu’un citoyen obscur appelé Témugin. Les soins de dix états conquis n’ont pu lui
faire oublier sa première blessure : il cède au besoin d’étaler l’appareil de sa
gloire devant une femme qu’il aima. La cause des vertus et des vices d’un tel
héros, l’orgueil humilié, se reconnaît là.
Cet amour, qui sied à Gengis-kan, ne convient pas au personnage audacieux et
profond de Mahomet. J’oserai me fier à la solidité des principes pour reprocher
l’invraisemblance à ce caractère si vanté. Premièrement, le désir de posséder une
jeune esclave n’est point une passion dans un guerrier prophète : ce n’est qu’un
transport des sens, et rien de plus. Secondement, le vainqueur, entré dans la
Mecque, en triomphe, n’a pas assez d’intérêt à gagner un vaincu rebelle, pour lui
dévoiler la trame de ses impostures. J’ajoute qu’il eût pu le faire tuer par le
dernier de ses sectaires, et que sa conférence emphatique avec cet adversaire est
plutôt le langage d’un législateur lettré que d’un conducteur de chameaux, génie
extatique et violent, mais grossier et digne maître de tribus encore barbares.
Osiris et Zoroastre sont les seuls noms que peut citer un Arabe ignorant et
vagabond, dont l’instinct de la guerre était la seule science, et pour qui le sabre
était le seul gage d’une mission. Le parricide qu’il commande n’est ni
vraisemblable, ni nécessaire : il le serait contre un père qui posséderait un pays
ou un trône, si le crime exigé de la main du fils pouvait occasionner, par son
exécution, la ruine de tous deux. On a vu plus d’un conquérant user de cette infâme
politique, qui rend les membres d’une famille criminels les uns envers les autres,
pour les perdre tous, et s’emparer de leur héritage ; mais il y faut l’intérêt d’un
royaume ; et l’on ne risquerait pas l’horreur de tels crimes, sil y allait d’aussi
peu que d’abattre le crédit d’un citoyen comme Zopire. L’empoisonnement de Séide est
d’ailleurs un moyen de théâtre. Mahomet n’eût pas joué sa fortune à ces coups de
hasard. Une femme spirituelle disait avec raison, que si le prophète avait eu besoin
de tant de manœuvres criminelles contre un seul homme, il n’eût pas eu le temps de
se défaire de tous ses ennemis. La remarque est juste ; mais en ce cas,
répliquera-t-on, d’où provint le succès immense de cette pièce ? Ah ! de la beauté
des quatre fidèles caractères de Zopire, d’Omar, de Palmire, et de Séide ! Est-il
beaucoup de drames qui fondent leur célébrité sur un
même nombre de solides appuis ? Autant nous devons louer ces quatre figures, autant
nous pouvons blâmer celle du héros principal ; car, dans la tragédie en question,
tous les rôles sont beaux et vrais ; mais, par le tour d’esprit sentencieux de
l’auteur, le rôle de Mahomet est le seul qui me paraisse manqué. Les respects qu’on
garde à ce grand ouvrage me forcent. à répéter ici, avec Montaigne : « Je ne
donne pas ces opinions pour bonnes, mais pour miennes. »
Si je me trompe,
les gens doctes et sages rectifieront mes pensées. Je ne dissimulerai pas toutefois
ce qui me les fait croire justes : c’est d’avoir vu les littérateurs les adopter et
les reproduire depuis que je fis cette leçon.
Les exemples cités ne touchent que la première espèce de caractères constants et
sans inégalités : ceux-là se meuvent par les déterminations de l’esprit. Les
caractères irrésolus, qu’il faut peindre également inégaux, sont ceux qui n’agissent
que par les passions du cœur, telles que la vengeance, les rivalités, et l’amour.
Ici l’avantage de Racine sur son prédécesseur paraît incontestable. Personne ne
traça mieux que lui ces mouvements opposés, ces fluctuations des volontés qui
précipitent à la fois un personnage dans mille partis contraires par l’effet d’une
passion changeante. Ce malheur est celui de la faiblesse, que toutes les impressions
dominent. Le faible n’est pas tant à blâmer qu’à plaindre, parce qu’il ne
s’appartient pas à lui-même. Eh ! quel spectacle plus théâtral, il est vrai, que les
agitations d’un Oreste, d’une
Hermione, d’une Phèdre,
entraînées au crime d’un côté, à la vertu de l’autre, et ne devenant coupables de
meurtre ou de calomnie, que pour se haïr après, que pour tomber dans le désespoir,
dans les remords, et mourir enfin victimes de leurs propres combats et de leur
aveugle frénésie !
Qu’on me permette désormais de désigner, dans l’informe tragédie que Schiller
intitula Don Carlos, les rôles contrastants de Philippe, du duc
d’Albe, et du marquis de Posa, comme étant de très bons modèles de caractères bien
tracés. Qu’on n’accuse pas mon goût de vouloir admettre au rang des beautés
dramatiques les bizarreries de Shakespeare, lorsqu’on m’entendra répéter que ce
poète mérite les grands honneurs qu’il s’acquit chez les Anglais, par son art
suprême à dessiner largement les physionomies historiques et passionnées dans tous
les genres. Les esprits judicieux qui prendront le soin de ne l’envisager que sous
ce point de vue, et d’ les qualités de ses œuvres, associeront, j’espère,
leurs suffrages au mien, pour confirmer les titres éternels que la fidélité de ses
crayons savants et hardis grava si profondément dans la mémoire : titres que
n’effaceront jamais les critiques multipliées que lui attirèrent justement les
erreurs de son âge et son ignorance des règles. Les étonnantes figures du sombre
Richard III, du terrible Othello, du noir Iagoaw, de l’atroce lady Macbeth, du triste Hamlet, du sensible
Roméo, de Coriolan, Jules Césarax et Brutus, plaideront toujours sa cause, et semblent vivre
pour former l’immense galerie de ce poète michelangesque. Les aberrations
de son génie n’obscurciront pas à nos regards l’éclat qu’un
flambeau si lumineux jeta dans sa carrière et dans la nuit de son siècle.
La quinzième condition, celle des mœurs, importe moins que la
plupart des précédentes aux effets de la scène ; mais elle contribue à leur puissance.
En poésie dramatique, ainsi qu’en peinture, on peut même se passer de mœurs ; et le
rhéteur de Stagire dit que Zeuxis n’excellait que par la correction des figures et la
vérité de l’expression naturelle. Ce philosophe veut que les mœurs soient bonnes dans
la tragédie. Pour comprendre son axiome, il faut entendre clairement ce qu’on appelle
les mœurs en ce genre, et pourquoi leur observation doit être scrupuleuse. L’utilité
de les bien établir est relative à la justesse de l’imitation que l’art se propose, et
non à aucun but moral que la représentation tende à offrir au public. Ne confondons
pas les deux questions : nous parlons de l’utilité des mœurs locales, convenables aux
temps et aux personnages, et non du respect des mœurs en ce qui touche la moralité
résultante des drames pour les spectateurs. Cette qualité, dont Voltaire a fait la
principale, n’est qu’accessoire à l’art du théâtre. La fin de la tragédie est
d’attendrir et d’effrayer, et non pas précisément d’instruire ; elle doit plaire en
attachant, et non pas régenter : on ne lui demande pas des leçons, mais des
spectacles. Cependant ses exemples et ses maximes concourent à former les auditeurs à
la sagesse, et nous oserons combattre les fausses idées trop éloquemment énoncées par
le philosophe de Genève, qui s’imagina que
la méchanceté
des mœurs théâtrales conspirait à la corruption des mœurs publiques. Sa thèse serait
bonne s’il l’eût bornée à ce qui regardait les cantons de la Suisse : il la rend
mauvaise en la généralisant. Rejetons ce point de discussion au terme de notre séance,
et poursuivons auparavant l’analyse de la bonté des mœurs à la scène.
Les mœurs sont bonnes au théâtre, non, comme on le pourrait croire, quand elles y
sont vertueuses ; car, y fussent-elles vicieuses, elles seraient bonnes, si l’image en
est dignement conforme aux coutumes et aux idées des nations, des époques et des
acteurs représentés.
L’usage de sacrifier des hommes sur les autels des dieux est criminel ; mais le poète
qui fait agir les habitants de la Tauride adopte leur superstition, et les mœurs de ce
peuple seront bonnes dans sa tragédie, en ce qu’elles y sont fidèlement tracées.
Guimond de La Toucheay rendra ces mœurs mauvaises en exagérant la cruauté du
ministère d’Iphigénie, dont le seul office était de préparer l’offrande expiatoire, et
non d’égorger les victimes. Il n’eût point commis une telle faute, s’il ne se fût pas
écarté d’Euripide, et s’il l’eût copié dans cette partie aussi bien que dans les
autres, qu’il a su même embellir par une vive et pathétique éloquence.
Les Espagnols, vainqueurs du nouveau monde, s’y montrèrent cruels, avares,
tyranniques, et sans pudeur, au nom d’un Dieu de paix, de miséricorde et de chasteté,
qu’annonçaient quelques vertueux missionnaires : les mœurs horribles de ces
conquérants
seront bonnes dans la pièce
d’Alzire, où le mélange de la férocité et de la religion distinguera
le fier Gusman du pieux Alvarès. Les mœurs simples, confiantes, libres, et courageuses
des Mexicains, leurs victimes, sont moins bonnes dans cette tragédie, parce que
l’auteur a fait d’un cacique ignorant et sauvage un héros philosophe, et de l’amante
de Zamore une princesse soumise à toutes les délicatesses sentimentales et à toutes
les modestes bienséances de nos femmes européennes.
Le double exemple de Bajazet et de Zaïre nous servira mieux à faire concevoir qu’un
sujet peut réussir sans la condition des mœurs, et ce que le respect de cette règle a
d’avantageux. Le Musulman de la pièce de Voltaire a le langage et les manières d’un
amant français. Sa maîtresse ressemble à l’une de ces filles timides que l’éducation
parisienne aurait disposée à s’enflammer d’un amour romanesque et à s’en repentir par
dévotion : on oublierait que, chez Orosmane, elle habite chez un infidèle, s’il
n’appelait son temple une mosquée : on ne songerait pas que le lieu de la scène est un
serrait, si le jaloux sultan ne jurait une fois à Zaïre de la confier plutôt à la
garde de sa propre pudeur qu’à l’œil injurieux des eunuques ; usage qui le scandalise,
quoiqu’il dût le trouver simple en son pays. Enfin il ne rappelle les rigueurs de son
séjour que par un transport de jalousie qui lui dicte ces vers mêlés de trop
d’emphase :
] Ce n’est pas en ces termes que Roxane, irritée contre
Bajazet, rétablit les consignes de sa demeure.
Et l’ordre dont elle parle est celui que maintiennent mille surveillants terribles,
une troupe de monstres, exécuteurs des proscriptions du sultan. Elle ne s’en étonne
pas, comme une étrangère : elle referme les portes qu’à ses périls elle avait ouvertes
un moment, pour offrir sa main au prince qu’elle aime, et lui dire, en lui promettant
ses secours :
Pourquoi s’est-elle enhardie à voir Bajazet ? Comment espérait-elle le contraindre à
l’épouser ?
« Il ne faut plus qu’un pas
; mais c’est où je l’
attends.
« Quand je fais tout pour lui
, s’il ne fait tout pour moi
,
Ne sont-ce pas là les mœurs locales ? Et la tragédie entière de Zaïre
fournit-elle un pareil tableau ? Néanmoins ces traits ne sont pas les seuls qu’on
remarque dans la pièce de Racine. Les discours d’Acomat avaient ébauché d’avance la
peinture des barbaries ordinaires aux despotes orientaux.
Il poursuit, il dépeint la captivité du jeune prince ; les intérêts qui sollicitèrent
sa pitié pour lui, et les motifs de la passion qu’il fit naître dans le cœur de
Roxane. L’amour entre-t-il avec liberté dans ces prisons fermées par l’ambition et la
jalousie ? Non : c’est au risque de leurs têtes que les deux amants se sont vus ;
c’est au prix des soins les plus industrieux ; c’est sur la foi d’une révolution dans
l’empire.
L’audace de ces amants et leurs précautions nombreuses,
n’eussent pas même forcé les barrières étroites du sérail, si le fier Acomat n’avait
eu des raisons de protéger leur complicité ; raisons qui sortent encore des mœurs du
pays, dont l’image se retrace en tout ce qu’il exprime.
Quelle poésie ! Quelle vérité ! Relisez la pièce entière, et partout vous apercevrez
le soin de l’écrivain à conserver exactement les habitudes et les bienséances du lieu,
ou plutôt vous n’apercevrez plus aucun art ; mais les choses apparaîtront elles-mêmes
à vos yeux, et l’illusion complète qui vous saisira malgré vous, frappera votre esprit
de la consternation qu’inspire toujours la vue d’un asile habité par l’esclavage.
Les pièces d’Héraclius et de Britannicus offrent, parmi
le nombre de leurs beaux rôles, les physionomies opposées de deux confidents très bons
à envisager sous le rapport des mœurs. Exupère, chez Phocas, et Narcisse, chez Néron,
produisent un effet constant par leur aspect, à côté de tous les personnages. Dans la
cour des tyrans le vice en effet peut se montrer lui seul, et la vertu doit s’y
cacher : rien d’ailleurs n’en rappelle mieux les mœurs infâmes que la présence assidue
de l’espionnage.
Les mœurs bien respectées font la magnificence du chef-d’œuvre
d’Athalie ; chacun le sait, chacun le
sent, et les suffrages unanimes accordés à cette immortelle tragédie se fondent
particulièrement sur cette condition admirablement observée : là tout est local, les
rites, les sacrifices, les cérémonies, les faits, les discours, le maintien du rang,
du sexe, la vieillesse, l’âge mûr, et l’enfance, tout est juif ; et les vers français
transformés en poésie hébraïque prennent la hardiesse et la force sublime de l’esprit
des cantiques et des prophètes.
Suivez la craintive Esther dans le palais d’Assuérus ; vous vous croyez transportés à
la cour des rois persans : vous frémissez de la voir s’approcher, seule et sans être
appelée, d’un lion farouche dont le regard donne la mort, et si l’amour n’enchaînait
la colère du despote, qui lui tend son sceptre en gage de fraternité, l’usage fatal de
sa cour asiatique vous glacerait d’effroi pour les jours de la fidèle princesse qui
l’ose aborder. Comme Assuérus est bien un despote assis sur le trône, aveugle maître
d’un pouvoir consacré par un immémorial préjugé ! un esclave acheté, qui devint son
ministre, lui demande pour faveur le carnage et la dépouille d’une nation ; et le
monarque a déjà signé l’édit sanguinaire. D’autre part, un malheureux couvert de
cendre l’éclairé en un instant : aussitôt le barbare, épargnant les Juifs, tourne
indifféremment son glaive sur leurs ennemis, et frappe sans jugement son ministre et
ses complices. De l’un ou de l’autre côté, il faut qu’il proscrive et qu’il tue. Cette
catastrophe est conforme aux mœurs de ces climats et de ces cours, où des révolutions
aussi rapides qu’imprévues jettent le puissant dans la boue ; et,
tandis qu’il tombe sous le couteau, tirent l’inconnu de sa misère et
de son oppression, et l’exposent, en le couronnant, au même caprice qui menace
d’ensanglanter le lendemain sa pourpre nouvelle.
Le portrait d’Assuérus est d’autant plus vrai, que ce roi garde dans son amour, comme
dans sa puissance, la gravité de son rang suprême. Tous ses pas sont augustes ; ce
n’est pas un tyran, c’est un despote. L’obscur instinct de justice qui l’anime, malgré
l’aveuglement de sa raison, donne à son pouvoir une sorte de majesté naturelle, et à
sa confiance ignorante le maintien de la dignité. Souverain dans l’Asie, il est montré
tel qu’il doit être, prince dont la volonté révérée peut tout légitimement, et qui
lui-même est la loi. Un tel monarque en France révolterait par son insouciance de la
vie des hommes, qu’il condamne à son seul tribunal ; et son image, étant celle d’un
ennemi des lois, n’offrirait plus le portrait du despotisme, mais de la tyrannie. Si,
d’après ces vérités, Racine, comme on l’a dit, avait voulu peindre Louis XIV en son
Assuérus, ce serait de la part de cet habile auteur, qui ne se méprenait sur rien, ou
la plus insigne flatterie, ou la plus profonde satire. On sent donc l’importance de
bien nuancer la peinture des mœurs auxquelles tient la vraisemblance exacte des choses
et du style.
On admire trop aveuglément les Grecs, selon moi, en ce qui concerne la représentation
des mœurs : ils l’ont bien représenté celles de leur nation, mais ils ont transformé
en Grecs tous les autres peuples. Les Français à leur exemple font tous leurs
personnages Français. Est-ce une faute à corriger ? est-ce un
choix du goût national devenu nécessaire ? Cette question a besoin d’être décidée, et
demanderait une longue délibération. Peut-être nous convaincrait-elle qu’en ceci,
comme en tant d’autres choses, le mieux serait de prendre un terme moyen où l’on ne
défigurât pas les mœurs qu’on imite, et où l’on ne s’écartât pas entièrement de celles
de son propre pays.
Il est d’ailleurs une règle sentie de tous les écrivains dramatiques, et qui n’a pas
besoin d’être mise en préceptes : elle se prend de la nature même de l’imitation
théâtrale. Réduits à copier les objets réels pour nous plaire, les poètes ne nous
charment que par la fidélité des images qu’ils en rendent ; et s’ils s’écartent de la
justesse des traits, nous ne saisissons plus le sujet de leurs tableaux, et nous ne
pouvons y applaudir, ne pouvant seulement le reconnaître. Ce n’est point que les
images des choses exigent toutes les conditions de la réalité même ; elles ne sont que
le dessin du type original, dont l’idée réfléchie en un plan dans la tête de l’auteur
est la première esquisse : la composition achevée que l’art en produit, n’en est donc
que le troisième exemplaire, et s’éloigne d’autant de l’objet qu’il représente. Cet
intervalle de la réalité à l’imitation devient la cause du plaisir que les arts nous
procurent. Leurs moyens sont dans leurs prestiges, et leur charme le plus certain est
de porter en eux l’avertissement de l’illusion qu’ils font naître. Le langage convenu
des vers dans la tragédie, la musique et le chant dans
l’opéra, le relief des formes, par les clairs et les ombres, tracés sur la surface
plane d’un tableau, le marbre incoloré qui reçoit des contours humains sous le ciseau
du statuaire, nous préviennent de l’erreur par laquelle nous séduisent à leur gré le
poète, le peintre, et le sculpteur. L’imitation ne nous ravit que par un artifice qui
ne se dément en rien ; et si la vérité même apparaissait au lieu d’elle, souvent les
objets exposés n’inspireraient que le dégoût et l’horreur : au contraire, si leur
représentation n’est que mensongère,
Rappelons-nous quelle sensation désagréable et gênante se mêle à la surprise dont
nous frappent les figures colorées et modelées en cire : leur ressemblance, approchant
par trop de points de la réalité, outrepasse les bornes de l’imitation des
beaux-arts : leur immobilité nous consterne. Pourquoi ? parce qu’il ne leur manque
plus qu’une relation avec le spectateur ; c’est la vie, et qu’il voudrait presque la
leur ajouter, ou quelque chose du moins qui y suppléât. Supposez que de belles
campagnes vous soient découvertes de l’intérieur d’une chambre par une trouée faite
dans un mur, et encadrée ; leur vue n’excitera sur vous qu’une émotion ordinaire,
tandis que les mêmes sites artistement peints frapperont vos yeux de cet agréable
étonnement qui résulte d’une magie imitative, conforme en tout à elle-même, et de
l’admiration qu’inspire la difficulté vaincue par le talent.
La réduction des images sous les glaces de la chambre noire nous séduit, par cette
raison, mieux que ce qu’elles représentent. En ce tableau rapetissé nous admirons déjà
l’effet de l’industrie. On m’objectera que les images réfléchies dans un miroir
simple, ne déplaisent pas quoique plus ressemblantes et plus près de la réalité que
les modèles en cire. La réponse est aisée : Les images du miroir ont de plus que les
figures auxquelles on les compare, ce qui les rend telles que l’objet qu’elles nous
montrent, le mouvement, qui paraît leur donner la vie. Les objets peints sur la
surface de l’eau ne nous satisfont pas autant ; car ses ondulations brisent, changent
et altèrent leurs formes. Un même effet se produit dans les imaginations agitées, où
rien de suivi, rien de correct, ni d’arrêté, ne se trace avec exactitude et ne se
colore purement. Aussi le calme n’est pas moins nécessaire aux écrivains que la
sagesse : alors, par le recueillement des souvenirs et des réflexions, leur cerveau,
plein d’idées fermement gravées, les reproduit dans leurs ouvrages, comme une glace
fidèle renvoie les objets complètement dessinés.
De ces observations il faut conclure que l’imitation n’étant pas la vérité même, et
seulement sa représentation, on en doit conformer les effets aux moyens convenus dans
l’art dramatique, en agrandissant un peu ce qui est noble, en chargeant un peu ce qui
est risible, et, lorsqu’on s’arrête au vrai, en n’offrant que la nature choisie.
S’il est incontestable, comme le pense Platon, et comme l’affirme Rousseau de
Genève, d’après lui, que
les vérités, ou les choses
réelles sont les modèles originaux dont les idées sont les images secondaires, et
dont nos ouvrages ne sont que les troisièmes copies, il est paradoxal d’en déduire
que ces dernières imitations, offertes par les poètes et les peintres, soient viles
et dangereuses, en ce qu’elles n’émeuvent, disent-ils, que la partie sensible de
l’âme, et négligent la rationnelle. Notre intelligence ne conçoit rien aux pensées
abstraites sans des signes et des figures qui les lui expliquent. Or ces philosophes
ont tort, ce me semble, de les mépriser dans la poésie et dans la peinture, qui
traduisent les choses en les imitant. Eux-mêmes ne se contredisent-ils point par le
fait, lorsque, nous proclamant les vérités naturelles, ils cherchent, dans leur
propre éloquence, des figures multipliées qui les rendent évidentes et sensibles ?
Les images théâtrales prêtent également leur support à l’art dramatique, pour
retracer aux hommes la réalité du vice et de la vertu. L’accusation qui lui reproche
de suppléer au vrai par le mensonge, de corrompre les mœurs, et d’être ainsi
pernicieux à la morale des villes, ne me paraît pas moins injuste que déclamatoire.
Le scrupule de Rousseau s’alarme de la peinture imitative des passions humaines qui,
loin d’en purger nos âmes, les y soulève et les fomente. Il impute à la tragédie
d’inspirer l’admiration pour les grands crimes, et l’indulgence pour les faiblesses.
Il reproche à la comédie d’exciter le rire aux dépens de la décence et de la bonté.
Je doute que la vue des passions et des attentats, punis par d’effroyables
catastrophes, ou par la voix intérieure des remords, ait
fait envier le sort des tyrans et encouragé les incestueux : je doute que les
tours effrontés des Scapins, les railleries des dom Juans, et la théocratie
meurtrière de Mahomet, ait fait souhaiter aux spectateurs de devenir des fripons,
des athées, ou des imposteurs haïssables. En niant que l’art dramatique stimule nos
passions pernicieuses, j’accorde que ses impressions sont trop passagères pour
corriger les vices : mais, sans en extirper les racines, il suscite fortement et
accroît les vertus dont le cœur humain reçut en naissant tous les germes. Le tyran
de Syracuse, il est vrai, cache en sa loge un attendrissement involontaire causé par
une fiction qui le touche, et commande, au sortir du spectacle, un crime atroce,
sans être ému de pitié. Je ne vois dans cet exemple que le pouvoir momentané de
l’art sur les âmes les plus farouches, et je me convaincs davantage de son influence
sur la foule des hommes moins dénaturés que ce monstre.
Essaye un peu, Rousseau, ce que ferait sur lui la force de ton génie oratoire. La
férocité du prince, d’abord étonnée, réduira bientôt tes entraînants discours à la
même impuissance, et tes stériles paroles ne lui produiront que l’effet d’un vain
son, amusement de ses oreilles. Pour cela, renonceras-tu aux prérogatives d’une
éloquence qui se rend divine, en propageant, dans la multitude plus humaine, la
commisération et la sagesse ? Te courrouceras-tu contre ton art s’il échoue sur
quelques rois ; et n’est-ce pas assez qu’il soit salutaire à tous les peuples ?
Une imputation aussi fausse que les autres, est celle qu’il adresse à tous les
auteurs en la personne de
Molière lui-même, l’osant
blâmer de flatter le goût corrompu du public, en caressant ses inclinations, et de
soumettre la morale aux préjugés du vulgaire. J’ai relevé déjà cette erreur en
parlant du Misanthrope.
Chaque ouvrage dramatique, bien disposé, a son unique point de vue dans l’aspect
d’un vice, ou d’un ridicule principal. Les objets coïncidents y sont subordonnés à
celui-là. De quelques parures que s’y montre embelli un personnage odieux ou
risible, on ne sort de la salle qu’en le méprisant et qu’en le détestant. Les
ornements de l’art font vivement éclater la haine ou le dédain que s’attire la
bassesse ou la méchanceté : car si tant de lustre, tant d’ingénieux discours
n’excusent pas à nos yeux la scélératesse et l’infamie, quel d’entre les spectateurs
se flatterait de faire tolérer ses mauvais penchants dénués des mêmes charmes
trompeurs ? si les grâces de l’entretien, le sel des bons mots, les finesses de la
coquetterie, enfin tout ce que l’esprit d’un homme tel que Molière prête d’éclat à
la médisance de Célimène, ne lui gagne ni l’estime, ni les cœurs, quelle femme,
aussi brillante dans le monde, se targuerait de faire honorer ses noirceurs, son
infidélité perverse, et ses ruses de petite maîtresse ?
Quelle fille, livrée aux tendres émotions de son âge, aux rêveries de ses loisirs,
aux témérités d’une jeunesse ardente et séductrice, n’apprendra dans la haute
comédie à réprimer son inclination d’aimer, en considérant que ses pareilles
n’intéressent, à la scène, que par un choix honnête et légitime. Elles chercheront
dans la société l’amant accompli dont le génie de
l’auteur aura fourni le modèle à leur pensée ; et les délicates héroïnes du
théâtre les sauveront d’agir au hasard en amoureuses de romans.
Rousseau s’indigne surtout de la disproportion entre les châtiments et les fautes,
qu’il ne voit punies sur la scène que par des forfaits énormes. Comment sa
prévention l’aveugle-t-elle à cet excès, de ne pas discerner que par cela même les
leçons dramatiques sont plus morales et plus fortes ? Le seul point de vue que
prétende offrir le poète dans les haines d’Atrée, est le flambeau de la discorde
jeté dans une maison par l’adultère : le supplice de Thyeste, expiant son
emportement après vingt années, n’est-il pas le but terrible que l’art devait
atteindre ? De même, le point de vue de l’auteur comique, en désolant George Dandin
pour guérir la manie qu’on a de s’allier à plus haut que soi, est le désespoir d’un
manant châtié par les ridicules dont le couvre une demoiselle noble et désordonnée :
plus on rit des tours qu’elle lui joue, et plus le bourgeois qui veut sortir de sa
sphère est éclairé par la punition du personnage.
Combien n’aurais-je pas à citer de scènes fécondes en instructions pour toutes les
classes d’hommes, en saines maximes pour les deux sexes, en choses profitables, dont
se composent le tissu, les détails et le plan de nos meilleures pièces
dramatiques !
Les ouvrages anciens et modernes en ce genre, même ceux auxquels on ne présume
d’autre objet que l’image de la fatalité, ont pour fondement quelque leçon relative
aux époques et aux vices des peuples qui en furent les spectateurs : si les auteurs
vulgaires
assujettissent leurs fictions au goût dépravé
de la foule qui les tient timidement dans l’esclavage, les grands maîtres ont bravé
les communes préventions ; et, frondant l’esprit corrompu de leur siècle, ils ne
craignirent jamais d’essuyer des revers qui retardaient leur gloire apparente, mais
leur assuraient, par de vertueux efforts, des succès éternels et une impérissable
mémoire, garantie par la reconnaissance des hommes. Je prouverai que si l’éloquent
Rousseau anima du feu de sa plume la critique des mœurs de nos cités, dont il
attribue le désordre et le relâchement à l’influence du théâtre, nous ne devons pas
nous laisser prendre aux séductions de ses paroles, lorsqu’il nous peint ses libres
et heureux montagnards, artisans de leur bonheur, riches de leur pauvreté
laborieuse, trouvant des plaisirs simples dans leurs maisons de bois, goûtant tous
les délices de leur naturelle indépendance, sans avoir besoin de recourir aux
illusions de nos spectacles. L’opulence et les loisirs de la population des grandes
capitales la réduisent à d’autres nécessités que celles qui suffisent aux habitants
épars des hameaux. Le jeu, les débauches, les querelles, le brigandage, suite du
désœuvrement, remplaceraient dans les villes l’innocente occupation des esprits
attentifs à écouter les merveilles d’une muse imitatrice. L’affluence des étrangers
qu’elles appellent des deux bouts de l’Europe, attire leur opulence non moins que
leur curiosité. Notre langue, par eux apprise au théâtre, reporte au loin les
richesses de notre génie national. Est-il dans les plaisirs que nous procurent les
passe-temps de nos cercles, une jouissance aussi vive pour
] l’esprit, aussi fructueuse pour la raison, que la représentation des
chefs-d’œuvre ? Préférerons-nous le babil commun de nos sociétés au délicat ou
sublime entretien des personnages de nos belles tragédies et de nos excellentes
comédies ? Les heures que nous userions dans un monde futile ou muet, comment les
employer mieux qu’à nous instruire en nous amusant ? Notre langage se polit à celui
de la scène, et notre mémoire recueille, dans ses dialogues épurés, un trésor de
sentences ineffaçables et de fines railleries.
Dans la comédie, le ton du ridicule, auquel la vertu de Rousseau préférerait celui
de l’indignation, corrige nos vices mieux que les harangues ampoulées de nos
sermonnaires. Ce passionné moraliste ne se fût pas élevé avec tant de rigidité
contre le talent des auteurs habiles à revêtir les fictions d’ornements et de
grâces, s’il se fût jugé comme il les jugeait, et s’il eût pensé que c’est par les
charmantes fictions de son style figuré que lui-même sut prêter un corps trompeur à
la plupart des paradoxes qu’il nous trace comme des vérités. Où donc a-t-il vu que
les nations originelles, peuplades sauvages et grossières, sans arts, ni sciences,
ni théâtres, aient manifesté des mœurs douces et innocentes ? Interrogez les temps :
écoutez le bruit qui nous est venu des Tartares, des Scythes, des Huns, et des
Gaulois : ce n’est que celui de leurs irruptions homicides et incendiaires : le
pillage et le meurtre fut l’unique emploi des loisirs de ces barbares, nos ancêtres,
qui passèrent dans le monde sans gloire, et s’y ensevelirent sans noms. Les mœurs de
leurs
descendants, au contraire, ne se sont policées dans
les cités, que par le goût des fruits abondants de nos muses, et par le riche
héritage de l’esprit attique. Est-ce le sage de Genève, l’ami le plus ardent du
genre humain, qui doit, en sa vanité d’écrire des choses neuves, par le tableau
exagéré de quelques abus qu’introduisit le luxe des spectacles, remplacer la fatale
image des crimes de l’histoire, sujet plus digne des couleurs de sa palette
inépuisable ? Ce métier d’un vulgaire artiste, qui n’est envieux que de plaire, ne
sied pas au tribun de l’humanité, jaloux de confondre les préjugés corrupteurs.
Mais, s’il fut sincère, peut-être lui arriva-t-il ce que l’âge et l’habitude font
tristement éprouver aux hommes, de se dégoûter en ingrats des mêmes sciences qui
formèrent leur génie, et des mêmes arts qui fatiguèrent leur sensibilité, après
l’avoir longtemps charmée. Il oublia que les muses elles-mêmes lui dictèrent sa
brûlante scène de Pygmalion ; œuvre idéale, unique en son espèce, et dont l’exquise
beauté l’absout de ses opinions contre la magie délicieuse du théâtre.
Je voudrais que la nature et l’art m’eussent prêté la voix puissante et quelques
rayons du génie de cet immortel avocat des peuples, pour mieux démêler et combattre
ses erreurs, et à la fois mieux faire apprécier et reluire l’excellence de ses
préceptes, magasin de vérités durables et invincibles.
Parmi les conditions que nous avons dénombrées, celle qui va nous occuper
spécialement est une des plus importantes, puisqu’en elle réside la force même de
l’effet dramatique : je dis plus, elle est essentielle, indispensable ; c’est la
condition de l’intérêt. Vous la nommer seulement, c’est rappeler
toute son utilité à votre pensée. Il n’est pas besoin de vous définir ce que c’est que
l’intérêt, ni de vous dire qu’il prend ses sources tantôt dans le cœur, tantôt dans
l’esprit. Qu’un événement, ou qu’une suite de choses nous émeuve, nous attendrisse,
nous effraye, nous nous attachons dès le commencement à en suivre la direction et à en
savoir la fin, soit pour sortir de notre perplexité momentanée, soit pour satisfaire
notre curiosité tenue en suspens. Cette situation où nous sommes durant
le cours de la fable, est la cause unique du plaisir qu’elle nous
procure ; or, puisque sans elle nous ne la goûterions point, cherchons comment
l’intérêt se produit, et combien il y a d’espèces d’intérêts. J’en découvre
principalement quatre : l’intérêt excité par les faits ; l’intérêt excité par les
passions ; l’intérêt excité par la politique ; et celui que font naître les
caractères. Quelquefois une seule tragédie les réunit tous : plus souvent un seul de
ces intérêts suffit à notre attention ; et, bien que l’un des quatre n’aille jamais
absolument dégagé des autres, on peut faire cette division, pour discerner celle de
ces espèces qui prédomine dans un ouvrage.
Le théâtre des Grecs nous fournit peu d’exemples de l’intérêt fondé sur la
multitude des événements, et aucun sur les développements de la politique. Leurs
tragédies se composent d’un fait simple dont la catastrophe s’annonce presque à
l’exposition ; et chez eux l’intérêt ne se fonde que sur les mouvements des
passions, et sur le jeu des caractères. La pièce d’Œdipe-Roi est,
selon moi, la seule où la révélation successive des faits inspire une curiosité qui
tient à la marche de l’action. Mais partout ailleurs ce sont les attitudes des héros
qui intéressent le spectateur. En telle circonstance marquée, que feront Achille,
Ajax, Ulysse, Agamemnon, Prométhée, Électre, Médée, Phèdre ? Voilà les premières
questions à résoudre : comment penseront, agiront les passions de l’orgueil, de la
vengeance et du désespoir ? Voilà les secondes. Cette sorte d’intérêt est la seule
base de tous les ouvrages anciens.
L’art, plus compliqué chez nous, a aussi plus de ressources. Nous avons des
tragédies, comme Venceslas, le Cid,
Héraclius, Rodogune, Mahomet,
Sémiramis, Alzire, Zaïre,
Tancrède, et Rhadamiste, où la multitude des faits
qui se croisent et se débrouillent ensemble, soutient la curiosité, et l’intéresse à
ce que deviendront les événements. Cette espèce d’intérêt s’établit en donnant à la
marche des choses principales et épisodiques la juste proportion qui leur convient,
de façon que l’attention toujours excitée ne soit ni distraite, ni fatiguée de les
suivre. Nous avons d’autres tragédies où le tissu de l’action est simple et presque
nul, mais où les grandes passions, qui sont tout, agitent en mille manières la
sensibilité de nos cœurs. Dans ce nombre, on range Ariane,
Phèdre, Médée, Polyeucte,
Vendôme, les Électres, l’Iphigénie en
Tauride ; ce ne sont point les hasards de l’action qui vous intéressent
dans ces ouvrages, mais les émotions continuellement changeantes de toutes ces
victimes de l’amour, du zèle, et de l’amitié. Prendrai-je Phèdre pour
exemple ? Au premier aperçu nous reconnaissons le vide d’action de cette tragédie :
ce n’est proprement qu’une passion représentée, mais dont les langueurs, les
transports, les incertitudes, et le désespoir, établissent tout l’intérêt. Phèdre
arrive, et périt d’un mal dont nous ignorons la cause ; elle découvre le secret de
son penchant incestueux ; ses aveux seront-ils accueillis ou repoussés ? Elle se
déclare, et devient l’objet de l’aversion et du mépris de l’homme qu’elle adore.
Vengera-t-il son père ? Se vengera-t-elle de lui ? Ce mystère ne nous sera révélé
que par les desseins
que lui suggéreront sa flamme, sa
honte, ses périls, et sa jalousie : mais sa jalousie même la livre à de nouvelles
agitations. Son amour s’est transformé en une aveugle rage : des conseils pervers
achèvent de l’égarer ; elle s’arme contre l’accusateur qu’elle redoute des traits de
la calomnie, et le remords la force enfin à se punir par le poison. Là, nul
événement qui vous surprenne, mais des changements de volonté qui vous étonnent :
toutes les paroles sont dictées par un seul et même sentiment du cœur ; toutes les
péripéties partent du cœur et vous ne pouvez détacher-vos esprits du spectacle
attendrissant que ce cœur vous donne.
Analysez de même la passion de Médée, celle de Didon, celle de Philoctète, et vous
vous convaincrez que le pathétique est une cause d’intérêt plus infaillible que le
cours des incidents offerts à la curiosité. De là vient notre préférence justement
accordée aux tragédies simples, dans lesquelles le poète a plus d’espace pour
déployer les affections de son personnage, et remue les âmes plus aisément, s’il est
doué d’un génie abondant, verveux et fécond.
L’intérêt que les modernes ont fondé sur la politique règne exclusivement dans les
pièces de Cinna, de Britannicus, de
Brutus, et de l’Orphelin de la Chine. Ici, ce ne
sont pas seulement les personnages dont les physionomies nous frappent : à leur
danger se lie le danger d’une république ou d’un empire ; et les grands ressorts des
affaires d’état, déployés aux yeux du spectateur, agissent sur lui plus directement
que les démarches des passions individuelles. Les lois en péril, les mœurs publiques
menacées, la ruine d’un
royaume, sont le fonds du sujet,
et les infortunes particulières n’en sont que des circonstances. On sent la
difficulté d’établir cette espèce d’intérêt qui exige de la part de l’auteur une
connaissance profonde de l’histoire, sans laquelle les harangues politiques n’ont
aucune solidité, ni rien qui satisfasse le jugement. Émilie demande qu’Auguste lui
soit immolé : mais ni le sort de cette républicaine, ni celui de l’empereur, ne vous
toucherait assez pour vous émouvoir durant cinq actes, si l’intérêt des destinées de
Rome ne se joignait à celui que ces deux ennemis vous inspirent. Il semble que le
génie tragique vous fasse assister aux débats de toutes les factions opposées, aux
graves délibérations du pouvoir suprême et de la liberté ; vous vous y plaisez dès
lors, et vous prenez parti vous-mêmes dans la grande cause qui se décide par la
catastrophe.
Ainsi quand Brutus l’Ancien prononcera la sentence de ses fils, le sacrifice qu’un
père fait de ses enfants à la loi immuable, loin de vous sembler barbare, vous
paraîtra magnanime, parce que votre âme, avertie des puissantes raisons qu’il a de
les condamner, s’unira aux sentiments patriotiques d’un tel héros ; et que votre
intérêt, s’attachant plus à Rome qu’aux conjurés, les jugera, comme leur père, que
vous plaindrez en l’admirant. Oui, nous l’admirerons, si nous n’avons les préjugés
de ces esprits faibles qui trouvent féroce un pareil sacrifice, et qui oublient que
le vieux Brutus ne fait exécuter sur ses fils, par zèle de la loi, que ce qu’Abraham
exécute lui-même sur le sien, par soumission à des idées religieuses. L’inhumanité
paraîtrait égale en ces deux grands personnages, s’ils
n’étaient également sanctifiés par leur sublime dévouement. Pourquoi ne pèserait-on
pas leurs actes dans une même balance ? Et pourquoi blâmer dans l’histoire romaine
ce qu’on loue dans l’écriture sainte ? Pourquoi séparerait-on les exemples de la
bible et de la fable, qui se touchent si souvent par de semblables rapports ? Le
sacrifice de Jephté est-il moins cruel que celui d’Idoménée et d’Agamemnon ? N’ai-je
pas la même chose à dire du sacrifice de Zamti dans la tragédie de l’Orphelin
de la Chine ? L’héroïsme de ce mandarin remplit les spectateurs du respect
des augustes institutions qu’il veut soutenir, et d’une certaine vénération pour la
fidélité que le peuple vaincu garde à l’antique dynastie qui le gouvernait : la
pensée mesure à l’effort surnaturel du héros de la pièce toute l’étendue de son
devoir et ses regrets de la chute d’un trône qu’il révère. On ne rougit pas
d’accorder des larmes aux constants serviteurs qui s’immolent pour la race de leurs
maîtres, les refusera-t-on aux généreux citoyens qui dévouent leur sang à la liberté
de leur patrie ?
C’est sous ce point de vue qu’il faut regarder les sujets dont l’intérêt politique
est la base.
Observez après, le soin de tous les bons auteurs à particulariser la cause publique
sur quelques individus, pour rassembler sur eux les émotions de la pitié et de la
terreur. Le malheur d’une nation, je le répète, nous frapperait moins que celui
d’une famille : il ne faut jamais s’écarter de cette maxime, si l’on veut attacher
fortement l’auditoire. La poésie
dramatique suit en cela
le procédé de la peinture, qui ne représente les calamités générales que sous
l’image du malheur de quelques personnes. Le spectacle des fléaux contagieux, des
batailles, perdrait de sa force, si toutes les souffrances, si toutes les morts s’y
offraient en multitude aux regards. Un petit nombre de figures bien choisies porte
une impression plus vive et plus puissante : un groupe seul attire mieux sur lui
l’intérêt et la compassion ; et tandis que la foule des victimes entraînée dans les
torrents du déluge échapperait à l’attention, une dernière famille, prête à périr,
sur la pointe du seul rocher qui ne soit pas encore submergé au milieu d’un Océan
universel, retrace l’engloutissement de tant d’autres familles dont le sort fut le
même, et atteste le génie savant du Poussin.
Une autre espèce d’intérêt est celle qui résulte de la singularité d’un caractère ;
intérêt tel qu’il peut soutenir lui seul une tragédie sans événements et sans
passions véhémentes. Un personnage s’est annoncé grand dans la vertu ou dans le
crime ; s’il est à son entrée dessiné nettement, nous le voudrons mieux connaître
d’acte en acte, et son maintien captivera notre attention d’un bout à l’autre de
l’ouvrage. Les tragédies de la Mort de Pompée, de
Sertorius, de Nicomède, en sont d’indubitables
preuves. Ces pièces ne brillent que par cet avantage. On m’a parlé de César, de
Cornélie, de Pompée, de l’élève d’Annibal ; je m’intéresse à les voir et à les
entendre eux-mêmes. Nicomède surtout vient à l’appui de ma démonstration :
l’originalité de ce rôle supplée, dans la tragédie
qui
porte son nom, aux conditions de la terreur et de la pitié, par celle de
l’admiration qu’il excite de scène en scène. Le cadre de la pièce entière ne
renferme, pour ainsi dire, que son portrait, mais si coloré, mais si fier, mais si
beau, que le public ne se lasse point de le contempler.
L’intérêt est si nécessaire au théâtre qu’avant d’entreprendre une composition,
l’auteur doit se demander longtemps quel est le plus propre à son sujet, s’il est de
nature à en exciter un puissant, et s’il résultera des faits, des passions, ou des
caractères, ou de ces trois moyens réunis. Réside-t-il dans les faits : que dans ce
cas il choisisse quelque époque fameuse, quelque révolution sur
laquelle l’imagination se plaise à s’exercer. Réside-t-il dans les passions :
qu’alors il cherche entre les plus fortes émotions du cœur celles qui se
communiquent le plus vivement à la multitude. Réside-t-il dans les caractères :
qu’il s’applique à produire la surprise et la curiosité par la grandeur de quelque
personnage que distinguent du reste des hommes les qualités de son âme ou de son
esprit, conformément à cette maxime du législateur,
Sans ces choses, l’ouvrage le plus éloquent, le mieux écrit, étant dénué d’intérêt,
ne sera qu’une déclamation insipide revêtue faussement du titre de tragédie.
La conduite de l’intérêt dépend des autres conditions que nous allons traiter et qui
déterminent l’ordonnance et le mécanisme des drames. Boileau nous dit :
Ces vers si connus donnent une idée précise de ce que doit être une exposition : il ne reste donc plus, pour indiquer les moyens de la rendre
claire, qu’à désigner le nombre de ses espèces, selon ma méthode analytique.
J’en trouve trois : l’exposition simple d’une action ; l’exposition composée de
plusieurs actions qui marchent de front ; et l’exposition des passions ou des
caractères, et non des actions.
On voit que ces différentes espèces seront conformes à celles de l’intérêt qu’on
voudra produire, et que toutes les parties de ce système se lient immédiatement.
Rien n’est plus facile que d’exposer un fait unique ; il ne faut que l’exprimer.
Deux Grecs viennent chercher Philoctète abandonné dans une île par eux-mêmes : il
conserve du ressentiment de l’injure qu’ils lui ont faite ; il sera nécessaire de le
tromper. Ce fait simple est exposé sans peine ; mais, lorsque les faits sont
compliqués, et qu’ils influent sur le sort de plusieurs personnages, l’exposition
exige mille
précautions adroites pour en développer les
circonstances, de façon à ne les pas confondre dans l’esprit de l’auditeur ; et à
lui en laisser un souvenir toujours présent. La première impression reçue de lui
dirigera dès l’instant ses pensées vers telle ou telle fin où vous les voulez
conduire, comme la première impulsion donnée à un corps le lance dans la route qu’il
doit parcourir. Si cette impression est trompeuse et qu’il faille la détruire, elle
réagira sur vos efforts, et la seconde, reçue avec incertitude, sera par conséquent
affaiblie, ainsi que toutes celles qui la suivront. Vous ne serez donc plus maître
de pousser l’esprit au terme où vous tendiez, et vous manquerez votre but. C’est en
ce sens que, sur d’autres matières, le judicieux Pascal a si bien pensé que la
première ligne d’un ouvrage était la plus difficile à écrire ; car, une fois
celle-ci trouvée, tout le reste est fait, et n’en est plus que la conséquence dans
un esprit droit.
Lorsqu’à la complication des faits antérieurs se joignent les complications
d’intérêts politiques, la difficulté de tout éclaircir s’accroît encore, puisqu’il
est indispensable de faire à la fois connaître la situation de l’état, et celle des
personnages. À tant d’obstacles s’unit aussi le danger d’être mal écouté, si l’on ne
choisit l’instant où l’attention du public est déjà captive, pour lui inculquer les
choses qu’il ne faut plus qu’il oublie. L’exposition doit donc contenir quelques
répétitions déguisées avec art, pour renouveler les détails sur lesquels il est
besoin que s’appuie la mémoire. Ces préparations habiles résultent de la parfaite
connaissance des mouvements de l’esprit
humain. Racine
est de nos poètes celui qui la possédait le mieux, si nous en jugeons par les
subtiles expositions de ses pièces. L’ouverture de son Iphigénie est un coup de
maître. Non seulement cette exposition, imitée de celle d’Euripide, est claire, mais
elle porte en elle un pathétique dont la source entraîne tous les cœurs.
Un guerrier veille au milieu de ses soldats endormis ; quel est-il ? Nous
l’apprenons dès qu’il rompt le silence pour instruire son confident de ce qui
l’agite.
Ce peu de mots, déjà si pompeux, nous a fait connaître les personnes qui
paraissent, et l’heure et le lieu où elles se parlent. Les réflexions d’Atride nous
révèlent soudain qu’un chagrin le tient éveillé dans la nuit : la réponse d’Arcas
redouble notre curiosité d’en apprendre la cause ; et quand notre âme est toute
entière à cet objet, Agamemnon, reprenant la parole :
Serait-il possible qu’une fois instruit d’une infortune si dramatiquement exprimée,
on l’oubliât ensuite ? Non certes, dût la beauté des vers ne l’avoir pas même
imprimée dans le souvenir de manière à ne s’effacer jamais.
Informé du malheur de la famille de ce roi, des résolutions qu’il a prises de
soustraire sa fille au couteau sacré, la seconde scène vous présente le jeune
Achille qui la doit épouser, et vous révèle noblement son caractère impatient,
superbe et belliqueux. Vous pressentez la colère de ce héros à la nouvelle du
sacrifice qui lui arrache son épouse : déjà l’auteur vous avait averti de ce qu’on
aurait à redouter des
emportements maternels de
Clytemnestre ; l’adresse éloquente d’Ulysse achève de vous montrer qu’Agamemnon est
sans appui contre le grand orage qui s’amasse, et tout est exposé magnifiquement,
puisqu’il ne vous reste plus rien à apprendre pour concevoir la suite de
l’action.
L’excellence de cette exposition atteste combien Racine savait profiter du commerce
d’Euripide, dont il emprunta ces formes préparatoires. Le sujet de
l’Électre de Sophocle ne s’annonce pas moins bien : on ne saurait
trop remettre ces beaux exemples sous les yeux des disciples, et les doctes ne
sauraient trop les méditer. Oreste paraît avec son gouverneur, qui le nomme, et
nomme son ami Pylade, en le conduisant dans les lieux de sa naissance, qu’il lui
nomme aussi, pour les lui faire reconnaître et mieux diriger ses pas. Les crimes
d’Égisthe et de Clytemnestre, l’ordre des dieux qui commandent au fils d’Agamemnon
de punir les deux coupables ; le deuil, l’esclavage, et l’espoir d’Électre, sa sœur,
tout est révélé dès le commencement en peu de mots, et dans un langage aussi simple
que noble. Cette exposition est d’autant meilleure, que les deux interlocuteurs, ne
s’étant point vus depuis longtemps, s’entretiennent pour s’instruire réciproquement,
et non pour instruire seulement le spectateur. On a lieu de renouveler cette
dernière remarque avec éloge en examinant la première scène d’Esther avec Élise,
scène comparable en ce point à celle de la tragédie grecque. La fille d’Israël fait
chercher depuis six mois cette confidente, qui la retrouve.
Elle continue ainsi ; elle apprend à sa maîtresse les circonstances de son arrivée,
et son étonnement de la voir couronnée dans la cour des Persans. Esther lui raconte
la répudiation de l’orgueilleuse Vasthi, première femme du roi, dont elle devint la
nouvelle épouse. Elle lui dit quel fut son sort jusqu’au jour où le ciel l’offrit
aux regards d’Assuérus.
Après ces choses exprimées en une poésie enchanteresse, elle vante les soins de
Mardochée, attentif à régler de loin ses démarches et sa piété.
Avec quel art prévoyant est jeté ce détail du service rendu au roi par l’humble
juif, encore méconnu du prince et de sa cour ! Ce même service lui vaudra la
pourpre, et deviendra la cause du crédit de l’Israéliteaz et de la chute d’Aman, proscripteur de la
nation entière, dont il souhaitait l’égorgement et la dépouille.
La simplicité de l’histoire d’Esther diminuait la difficulté de l’exposition. Il
n’en était pas ainsi de l’intrigue de Bajazet ; et le poète a déployé là tous les
mystères de son art. La scène entre Acomat et
Osmin est
regardée aussi comme le modèle le plus achevé. Le vizir habitait le sérail ; son
confident parcourait les camps répandus dans l’Asie ; tous deux ont des raisons de
se communiquer les secrets qu’ils se confient, et d’apprendre ce qui s’est passé
dans leur absence : leur entretien nécessaire prépare le développement de toute
l’action, fait démêler les intérêts de chacun, leurs moyens de pénétrer dans
l’intérieur d’un palais jusqu’alors inaccessible, leurs caractères différents, et
jusqu’aux sentiments les plus cachés de ce fier vizir, qui, prévoyant déjà l’heure
où le sultan trahi demandera sa tête, annonce par ces mots ce dont il est
capable :
Quelquefois l’exposition se fait par un monologue, à l’imitation des prologues
anciens où le premier personnage venait dire ce qu’il était et ce qui allait se
faire : mais cette manière d’ouvrir la scène est languissante, froide, et peu
naturelle, si le personnage qui se parle n’a pas sujet d’être vivement agité, comme
l’Émilie de la pièce de Cinna. En ce cas même, il est rare que le
public entre soudain dans sa passion, et les mouvements qu’il exprime sont perdus ou
nuisibles à l’effet des scènes suivantes. Cet inconvénient est très bien évité dans
Cinna, parce que le magnifique tableau que vient faire le chef des
conjurés
répand sur l’exposition qu’il remplit un éclat
admirable, et que la terreur qui saisit les personnages, au moment qu’Auguste les
appelle, commence à engager l’intérêt que leur complot a fait naître.
Plus j’ de conditions particulières dans la tragédie, et plus j’aurai
occasion de montrer par combien de qualités l’Œdipe-Roi de Sophocle
est accompli. Qu’on se souvienne de l’appareil qui distingue son exposition, de
cette foule désolée et suppliante qui entoure le monarque, de ces interrogations
touchantes qu’il adresse au grand-prêtre, des réponses augustes de ce pontife, du
vœu terrible prononcé contre l’auteur des misères publiques, et de ce mélange de
compassion, de crainte, et de curiosité, que le commencement de cette tragédie
laisse dans les âmes. Quoi de plus attendrissant, de plus pompeux, de mieux
préparé ? Mais aussi, quoi de plus périlleux qu’un si superbe portique, si le génie
de Sophocle n’avait pu le soutenir en y coordonnant les autres beautés de son
sublime monument !
Le reproche si souvent adressé aux poètes étrangers de mal préparer le tissu de
leurs drames, et de tendre plus d’un fil à la fois, me paraît en ceci très mérité.
La plupart de leurs compositions manquent d’ordre par cette raison. Forcés de
conduire ensemble ou d’amener les incidents les uns à la suite des autres, leur
exposition générale est obscure, et chacun de leurs actes en nécessite une nouvelle.
La fable en est sans cesse arrêtée, ou subitement coupée ; l’esprit perd sa route,
ou se fatigue à revenir sur ses pas, pour la retrouver après en être sorti mille
fois. Cette
gêne rebute l’auditeur, et son goût ne jouit
pas complètement de l’effet des plus belles scènes, parce qu’elles arrivent
inopinément, et que les beautés larges n’ont pas assez de place pour se déployer
avec grandeur.
L’art d’exposer les caractères demande encore quelques éclaircissements : ce n’est
pas en les annonçant par le portrait qu’on en trace, c’est en les faisant mouvoir et
s’expliquer eux-mêmes qu’on les fait connaître. Ce qu’une personne dit d’une autre
ne la représente qu’imparfaitement : elle la juge par soi-même, par ses propres
passions, par ses mœurs ; elle l’interprète infidèlement ; et celle-ci exprimerait
mal ce qu’elle est elle-même, ne sachant pas se juger comme les autres la jugeront.
Il faut donc qu’un personnage semble s’ignorer et se trahir à son insu aux yeux du
spectateur, pour que le public en prenne une juste idée. Car le théâtre et le monde
se doivent ressembler, puisque l’un imite l’autre. Or nous ne pénétrons jamais bien
les individus dans la société par les choses qu’on nous a dites sur eux, ni par
celles qu’ils ont l’adresse d’en dire, mais par nos remarques furtives sur les
paroles et sur les mouvements qui leur échappent sans le savoir. Aussi le visage de
l’homme est-il le dénonciateur le plus véridique de ses pensées.
On m’apprend que Néron est cruel : je ne le saurai bien qu’au moment où sa propre
bouche fera le récit de l’enlèvement de Junie qu’il aime, et quand je l’entendrai me
dire qu’il se complaisait au spectacle de son effroi et de son désespoir.
À ce discours, j’entrevois sa férocité même dans ses plaisirs, et sa passion
m’ayant paru l’amour d’un tigre, il ne me sera plus possible de le croire
humain.
Orosmane se présente sur la scène, amoureux, galant, noble, confiant dans sa
maîtresse et dans ses ennemis ; personne ne m’a dit encore qu’il pût s’enflammer de
jalousie, et que cette passion le rendît capable d’enfoncer un poignard dans le cœur
de la femme qu’il idolâtre : mais il reçoit des chevaliers captifs dans sa cour, il
rompt leurs fers, et les comble de faveurs devant Zaïre : bientôt elle et les autres
acteurs se retirent ; alors sans contrainte, il s’ouvre à son confident intime, et
lui montre la première piqûre envenimée qui deviendra bientôt une plaie profonde en
son cœur.
« Je ne suis point
jaloux. Si je l’étais jamais
.
Non, non, il n’est plus pour Orosmane de jouissance ni de sécurité. Il se trompe ;
il se ment à soi-même : je le sais, je le connais déjà trop bien pour ajouter foi à
ses paroles. Toujours une secrète amertume se mêlera aux expressions de son amour :
sa joie sera sans cesse troublée d’inquiétude, et son sang bouillonnera de fureur au
plus léger doute. L’orage s’amasse, il est prêt à fondre sur lui : dès ce moment
nous suivrons toutes ses démarches, nous épierons ses gestes, ses regards ; et
chacune de ses attitudes nous fera pressentir les tourments et les crimes de sa
passion. Ce trait est aussi beau qu’inattendu : tout dans la scène précédente
paraissait innocent au spectateur : mais la jalousie a d’autres yeux qui voient
partout un désir coupable ; et c’est la caractériser en son naturel soupçonneux que
de l’agiter ainsi sur les moindres apparences qu’elle interprète criminellement.
De la clarté des trois espèces d’exposition dépend la beauté du nœud de l’intrigue, autre condition à examiner. Tel auteur saura très bien
exposer les faits, les caractères, et les intérêts, qui les dirigera très mal, s’il
n’a pas une idée précise de ce que c’est que nouer une intrigue : chacune des choses
arrivera sans celle qui doit l’accompagner, et se terminera seule ; une seconde
prendra sa place à la suite, et la troisième ira de la même allure sans obstacle, et
sans effet, puisque les unes et les autres, incohérentes entre elles, n’aboutiront pas
ensemble à un même dénouement. Il faut donc bien méditer sur les circonstances qui
concourent à un nœud : souvent il en faut plusieurs dans la même pièce, ainsi qu’on le
voit dans le Cid. Chimène était prête à s’unir au jeune Rodrigue ; mais
une loi de l’honneur le force à tuer le père de sa maîtresse. Elle demande la tête de
celui dont elle recherchait la main : mais la victoire qu’il remporte sur les Maures
le met au-dessus du châtiment : quelle sera l’issue de tels intérêts ? Rien n’est fini
pour elle, qui doit toujours conjurer sa perte, ni pour lui, qui implore son pardon
pour récompense. Un rival s’autorise de l’usage du duel, et Chimène est contrainte à
regret d’accepter l’offre de la vengeance. L’intrigue ainsi renouée prépare une
nouvelle incertitude au public jusqu’à la fin du combat. Ce double nœud est d’autant
mieux formé, qu’il accroît la force des sentiments contraires qui agitent les
personnages : car le triomphe du Cid sur les ennemis de l’état ne le rend que plus
digne de l’amour de Chimène, au moment même où le devoir la réduit à réclamer son
châtiment avec plus de véhémence, pour cacher l’admiration
qui la sollicite en sa faveur, et pour se montrer plus forte que l’empire de l’amour
et de la gloire, qui, lorsqu’ils s’unissent en un même objet, ont des droits si
puissants sur le cœur des femmes.
Le nœud forme, pour ainsi dire, le cœur et les entrailles de la tragédie. C’est là
que se passent toutes les agitations, tous les chocs intérieurs, toutes les douleurs
déchirantes : c’est là que se concentrent les embarras des affections contraires et le
jeu de tous les ressorts agissants. Le spectateur pleurait sur le désordre de Phèdre
qui, trop crédule au bruit de la mort d’un époux, osa déclarer ses feux à Hippolyte.
Sa honte encore secrète était son seul malheur : mais Thésée reparaît : il entre avec
l’espoir d’être accueilli par les embrassements de sa femme et de son fils. Sa famille
entière se disperse à son abord : chacun le fuit dans sa maison : il va porter la
lumière au milieu des horreurs qui l’environnent. Le pathétique et la terreur
s’emparent alors du sujet. Que deviendront Phèdre, Hippolyte, Aricie, Thésée ? Quelle
force d’intérêt et de curiosité suspendue à la solution d’un tel nœud !
Je vous prie d’observer que la simplicité de ma méthode élémentaire me délivre du
soin de varier les citations à l’infini, et de les puiser dans une foule d’ouvrages
différents pour répandre la clarté sur les principes que j’ avec exactitude.
Un petit nombre de chefs-d’œuvre me suffit pour appliquer les exemples, et j’offre
le plus que je puis les mêmes
tragédies à votre examen,
en les considérant sous de divers rapports. C’est ainsi que sans autres modèles
qu’une petite quantité de belles statues, on pourrait former une bonne école de
dessin en les montrant sous mille faces, et en les donnant à copier sous un jour
différent à telle ou telle place autour du lieu où seraient posées ces mêmes
figures. Tantôt la tête ou les extrémités, tantôt le torse ou les membres, seraient
l’objet des études de l’artiste ; et quand il en aurait saisi tous les contours,
tous les mouvements, toutes les expressions, sous chaque point de vue, il en
garderait une idée complète et un souvenir durable. Le moyen simple que j’ai pris
dégage mes leçons d’un appareil d’érudition inutile et affecté, et empêche que
l’attention ne perde son objet, en se partageant sur la quantité des exemples
toujours nouveaux, et sur la qualité des préceptes toujours les mêmes. On voit que
de cette manière, eussé-je lu peu de pièces, je pourrais faire le dépouillement de
toutes les règles : il ne me faut qu’avoir bien lu le peu de celles qui sont les
plus parfaites ; car il ne s’agit pas de parcourir une foule de choses pour étonner,
mais d’en approfondir quelques unes pour instruire.
Je reviens donc aux tragédies que je vous ai déjà citées : c’est en elles que les
principes sont le mieux mis en vigueur. Les louanges que nous avons données à
l’exposition de l’Œdipe antique, nous aurons lieu de les accorder à
la beauté du nœud de son intrigue. Le roi de Thèbes cherche le meurtrier de Laïus,
pour le punir, et Tirésias, appelé pour le trouver, déclare qu’Œdipe subira les
châtiments dont ses imprécations
ont menacé ce même
coupable : il annonce de plus que le proscrit est un Thébain : ses discours
n’assurent pas que ce soit Œdipe, car le dénouement serait là : mais ils le font
présumer ; et l’interprétation du sens de ses oracles devient le nœud terrible de
tous les intérêts suspendus.
Le nœud de l’Électre de Sophocle ne suit pas moins bien
l’exposition. Oreste arrive dans le palais d’Égistheba qu’il veut immoler : il répand le faux bruit
de sa mort, et se soustrait par cet artifice aux soupçons de ses ennemis : l’instant
de son entrevue avec eux est celui où l’intrigue se noue et prépare le choc des
passions qui précipitent la catastrophe.
Les seules tragédies d’Iphigénie, et de Mérope,
comportent l’une et l’autre en elles un nœud comparable aux plus beaux qui soient
dans les drames de l’antiquité : dans l’une, et nous n’avons pas besoin de
développer cet exemple, l’ordre d’envoyer la victime à l’autel rattache à soi les
mouvements pathétiques de tous les personnages : dans l’autre, l’entraînante
reconnaissance de Mérope et de son fils, qu’elle allait égorger, change aussitôt la
face de leur destinée imprévue, et redouble les périls du jeune héros et de sa
mère.
Rarement trouve-t-on quelque nœud aussi bien formé dans les drames étrangers qui se
composent de plusieurs tissus entremêlés : l’embarras qui gêne leur exposition, en
obstrue la conduite et porte dans leur nœud une confusion qui se prolonge jusqu’à
leur dénouement. On doit attribuer surtout au défaut d’unités ce désordre de chacune
de leurs parties ; et rien ne prouve si victorieusement l’excellence de
cette triple règle que l’examen spécial des autres, qui en
dépendent. J’en déduis que si les détracteurs des trois unités avaient pris la peine
de méditer les diverses conditions de l’art, ils se fussent moins obstinés dans leur
système ; et, certes, ils auraient aperçu que plus on peut se soumettre à toutes
trois, plus l’ordonnance générale est aisée, élégante, et correcte. Cette opinion
convaincra bien mes auditeurs que, si j’applaudis au génie qui s’affranchit des
unités quand la nécessité du sujet l’exige, j’improuve cette licence, quand elle
provient du caprice et de l’indépendance d’un esprit que rien ne force à les
négliger, et dont les ouvrages ne peuvent faire exception par des beautés
.
Une des tragédies dont le nœud me semble admirable est l’Héraclius
de Corneille. L’application extrême qu’exige du spectateur la contexture de cette
pièce a fait accuser son intrigue de trop de complication ; mais lorsqu’on en
conçoit nettement la fable, on se convainc qu’elle est en effet très simple, et que
le péril du héros principal en est l’unique objet. Que craint le tyran Phocas ? Un
bruit répandu parmi le peuple de l’apparition d’un Héraclius vivant ; la publicité
d’un billet lui fait découvrir que ce prince est élevé dans sa cour sous le nom de
Martian son fils, ou sous celui de Léonce : mais qui des deux est Martian ? qui des
deux est Héraclius ? Qui faut-il couronner ? Qui faut-il faire périr des deux
princes ? Tous deux se dévouent fraternellement ; tous deux haïssent Phocas, et
préfèrent mourir l’un pour l’autre à monter sur un trône usurpé. Leur nourrice
Léontine
cache en son sein le mystère de leur naissance :
Phocas l’appelle : l’intrigue va donc se débrouiller : on l’espère, on l’attend :
mais le nœud, déjà si fortement lié, se resserre à chaque mot que dit cette héroïne.
À quoi tiennent pourtant ces intérêts attachés en tous sens les uns aux autres ? à
un seul secret : et ce secret renfermé dans le cœur d’une femme, ce secret facile à
lui échapper, ce secret qu’expose l’indiscrétion commune à son sexe, reste
profondément caché dans son âme, et suspend à lui seul les espérances et les
craintes de tous les partis. Le souvenir de ce beau lien de la fable d’Héraclius me
ramène à d’autres observations. On voit clairement par l’exemple de Léontine que ce
ne sont pas seulement les caractères de la vertu et des passions éloquentes qui
constituent le grand et le sublime dramatique, mais la qualité de
l’.
La nourrice d’Héraclius n’a rien de généreux, rien d’attendrissant ; son langage
n’a rien de terrible ; sa fidélité à la famille de ses maîtres ne se déclare par
aucuns sentiments magnifiques ; il semble que son seul intérêt la dirige froidement.
Elle a sacrifié son propre enfant à la conservation de l’héritier de l’empire : elle
a reçu les bienfaits du tyran sans en être gagnée : Phocas qui l’a comblée de
richesses n’a pu se l’acquérir : elle n’aime ni Martian, ni Héraclius ; elle n’aime
en ce dernier que le successeur légitime de ses rois dont elle attend le prix de ses
grands sacrifices. Son âme n’est agitée d’aucune émotion : elle n’a qu’un projet, et
le besoin de l’exécuter rend sa conduite invariable et sa prudence muette.
Son obstination surnaturelle et nécessaire est le fil
mystérieux de l’intrigue entière. Le public est réduit en l’écoutant à l’état
d’incertitude où ses discours jettent Phocas lui-même : il cherche comme lui, en
sondant les replis de cette âme profonde, à lui arracher la révélation de ce qu’elle
veut taire : il sent comme lui l’impossibilité de l’ébranler par la crainte, de
l’effrayer par les menaces de la mort : il s’étonne de son calme inaltérable en face
des périls ; il s’étonne de la réserve de ses paroles, de son adresse à maîtriser
les événements ; et, partageant la surprise, les doutes, et les frayeurs des
personnages, il admire en elle ce que peut la volonté d’un cœur ferme, seule
puissance immuable et cachée que les oppresseurs ne sachent vaincre, et qui triomphe
de leurs fureurs, mieux que les remparts, mieux que la force des lois, mieux que les
nombreuses armées, puisque tous ces obstacles leur cèdent et se renversent, mais
qu’une âme fixe et résolue les peut désoler par son insurmontable résistance. Tel
est le grand spectacle que présente l’héroïsme de Léontine, dont la
constance forme le nœud le plus solide que j’aie à vous offrir en exemple, dans les
tragédies anciennes et modernes.
Ajouterai-je que la situation du quatrième acte d’Héraclius reçoit
encore un lustre de son résultat moral : ici, deux rivaux d’ambition se disputent
entre eux, quoi ? à qui laissera le trône à l’autre, et n’ont de digne objet de
concurrence que l’honneur de sacrifier leur vie à leur noble compagnon. Héraclius
s’écrie en son généreux débat avec Martian :
Et la mort qu’il sollicite ne lui est précieuse que pour
se dérober à l’affront d’hériter du fruit des crimes de l’usurpateur. Celui-ci le
conjure en vain au nom de la nature de le reconnaître pour son père, et victime de
son impuissante souveraineté, est contraint à caresser, à flatter humblement une
femme qui le brave, et des fils qui le repoussent. Quel prix, quels avantages lui
ont valu tant de forfaits commis dans sa carrière ! le malheur de se voir l’horreur
de ses sujets et de ses parents, enfin le désespoir qui le force à prononcer ces
mots, en mémorable leçon pour tous ses pareils :
Aucune éloquence n’exprimera mieux que cette sublime exclamation combien les
grandeurs du crime sont déplorables, si la probité préfère la mort à jouir de leur
flétrissante possession. À de tels sentiments, on reconnaît quel fut Corneille : les
maximes de son art ne lui auraient pas inspiré ces pensées, qu’il ne dut qu’à la
noblesse de son âme.
Voilà ce qui sort des règles positives, ce qu’on n’enseigne pas, et ce qui prouve,
on ne saurait trop le redire, que la vertu féconde le génie.
L’explication de ce qui constitue le nœud de l’intrigue, nous fait aisément discerner
la place qu’il doit occuper dans la tragédie : on sent qu’il ne se peut former qu’au
milieu de l’action, puisque le commencement expose, et que le dénouement termine le
sujet.
L’ordre des actes est, d’après cela, une des conditions
nécessaires à la perfection de l’ensemble. Jetons un coup d’œil sur les parties
dramatiques qui composent un tout. Nous apercevrons, d’abord, quelle en est
l’ordonnance régulière ; et, ensuite, quelle est la plus favorable aux dispositions du
spectateur. J’abstrais de cet examen les divisions usitées chez les anciens dont les
pièces ne formaient qu’un long acte entrecoupé par des chœurs. Pour nous, qui
interrompons trois fois la marche de la fable, il nous importe seulement de tracer les
bornes dans lesquelles nos cinq actes se resserrent. Le premier est destiné à
l’exposition des choses, des caractères, et des passions : le second peut quelquefois
la continuer encore ; mais il vaut mieux qu’elle soit achevée lorsqu’il s’ouvre, et
que déjà l’action s’engage : car notez qu’une exposition en action est de toutes la
meilleure. Le troisième et le quatrième contiennent le nœud : et le cinquième une
solution complète de tous les intérêts qui se dénouent.
Les tragédies en trois actes gardent la même gradation en leur marche. Le premier
acte n’y doit pas servir entièrement à l’exposition de la fable ; mais ne se clore
qu’au moment où l’intrigue se lie. Le nœud doit remplir amplement le second acte et la
moitié du troisième : ce qui en reste appartient au dénouement. Cet ordre bien connu
est le plus régulier : mais, comme les divers sujets ne se prêtent pas uniformément à
ces règles, il faut rechercher les moyens d’y suppléer par les ressources de l’art. On
les trouve en observant l’effet des beaux ouvrages sur le parterre.
Sa sévérité n’exige pas que l’intérêt aille toujours en croissant pas
à pas jusqu’à la fin ; mais qu’il ne languisse pas trop de temps, avant d’arriver à
quelques révolutions préparées : ce serait lui faire acheter par trop d’ennui,
quelques instants de surprise et de plaisir.
Sa disposition attentive et patiente souffre des lenteurs au premier acte ; mais
gardez-vous de compter sur son indulgence, si le second ne regagne aussi tôt le temps
écoulé, et ne réveille son intérêt. Au contraire, avez-vous pu l’éblouir dès
l’ouverture du drame, détendez le tissu du second acte, mais renouvelez l’étonnement
au troisième : alors vous serez maître de restreindre vos moyens au quatrième, pourvu
que vous ayez des richesses à prodiguer au dernier. Cette économie théâtrale se réduit
à deux choses : à ne pas user de tous ses ressorts dans les premiers actes, qui
n’agiraient plus ensuite avec la même énergie ; et à rendre les puissants effets
alternatifs, en les portant du premier au troisième, et de celui-ci au cinquième ; ou
bien, du second au quatrième, et de celui-ci à la dernière moitié du dernier. Le
succès des meilleures tragédies sert d’épreuve à cette règle, et nous en comptons peu
dont les cinq actes soient également pleins et soutenus avec une vigueur progressive.
Celles dont l’exposition est attachante et pompeuse ne reprennent leur éclat qu’aux
troisième et quatrième actes ; en celles-ci le cinquième n’est qu’une simple
conclusion de tout. Il semble que le génie de l’auteur se soit ralenti en chemin, et
fatigué vers le but. Ces intervalles sont remplis chez les bons poètes, par les
ressources de leur diction et les ornements industrieux de leur art.
Peut-être ces espaces ménagés avec soin, sont-ils des points de repos
qu’ils réservent à l’esprit des auditeurs, afin de les mieux agiter après, du choc des
passions dont ils préparent le spectacle. En effet, une émotion continue nous lasse et
nous rebute : les secousses les plus violentes cessent même de nous ébranler, quand
leur durée nous y habitue. La colère d’un homme toujours en fureur ne nous épouvante
plus ; et nous regardons des larmes qui ne cessent de couler d’un œil plus froid que
les pleurs arrachés par l’excès d’une douleur inaccoutumée : ainsi que la chute d’un
torrent qui frappait nos oreilles, et nous empêchait d’entendre nos propres voix,
quand nous parlions auprès de ses cascades bruyantes, à la longue, ne nous étonne plus
de leur son perpétuellement monotone. On sent donc le danger de précipiter effets sur
effets, et d’exciter sans relâche les émotions du spectateur. Plus on étudie les
opérations de l’esprit, et plus on se convainc que son intérêt ne saurait toujours
rester actif et tendu au même degré. L’habileté consiste à mesurer les efforts à ses
facultés naturelles, à profiter de sa faiblesse et de sa force, pour varier sans cesse
les moyens d’exécution de la fable, et à bien choisir les moments de le reposer et de
l’émouvoir. Néanmoins on peut conclure généralement des expériences nombreuses faites
au théâtre, que si le premier acte d’une tragédie et les deux derniers sont très
forts ; le second et le troisième, quels qu’ils soient, ne nuiront pas à sa réussite ;
et que si le cinquième, sans être vicieux, est peu de chose, il est besoin, comme dans
Phèdre, Britannicus, et Iphigénie en Aulide, que le
troisième et le quatrième soient riches et éminents en
beautés, afin que le poids de ces deux actes emporte et décide un succès durable.
L’ordre des actes s’établit mal, si l’on néglige l’ordre des scènes principales et
secondaires, autre condition intégrante de ma classification. De cet ordre dépendent
leur conduite, leur liaison, et leur proportion naturelle. La confusion qui embarrasse
la plupart des drames anglais, allemands, italiens, et espagnols, naît d’un défaut de
bonne méthode dans l’arrangement des scènes : on les y voit commencer, s’interrompre,
et finir comme au hasard. Ni les unes ni les autres ne s’entraînent et ne
correspondent entre elles. Les acteurs quittent le théâtre et font place à d’autres,
sans qu’on sache ce qui les amenât, ni pourquoi ils sortent, ni d’où ils viennent, ni
où ils vont. Ceux qui leur succèdent paraissent sans être a perçus de ceux qui se
retirent, et sans leur parler. Ces ruptures continuelles, à travers les actes,
entrecoupent le sujet, dérangent l’esprit, et fatiguent les yeux. Nous voulons plus de
régularité dans nos compositions ; et le goût français, aussi délicat que le goût
athénien, serait blessé de ces mouvements heurtés et désordonnés : il demande que les
acteurs ne puissent faire un pas sans en dire le pourquoi, et qu’ils rencontrent sur
la scène, toujours occupée, ceux qui les viennent remplacer, de sorte que leurs
entrées et leur sorties, bien motivées, soient artistement conduites par un lien
imperceptible qui enchaîne la pièce entière comme un seul et même tout.
Cette règle de l’arrangement des scènes et celle de
la
division des actes, toutes deux observées, sembleraient suffire à l’ordre total d’un
ouvrage dramatique : mais l’art des grands maîtres nous révèle un autre important
secret. Celui de faire de chaque scène capitale un tout partiel compris dans la
totalité générale des cinq actes. Expliquons cela ; car, si l’on ne pénètre bien ce
mystère de l’art, on ne doit prétendre à aucun solide succès. Remarquez que c’est
moins la bonne conduite des scènes nécessaires qui assure la réussite d’une
tragédie, que la puissance des scènes capitales qui force l’admiration, et distingue
le vrai talent. Un médiocre auteur fabriquera cinq actes entiers, sans faute contre
les règles, et pourtant n’aura pas su construire une seule grande scène : pourquoi ?
parce qu’il ignore le secret de la composer, et qu’elle doit avoir un commencement,
un milieu, une fin, comme l’ouvrage entier dont elle fait partie.
En effet, détaillez les scènes capitales des chefs-d’œuvre, vous apercevrez
qu’elles ont un développement complet. Choisissons pour exemple celle où Phèdre
expose sa passion : cette princesse paraît et se plaint :
Vous ne savez encore ce qui l’accable, et ces premiers vers commencent à exciter
votre curiosité. Sa nourrice vous instruit de l’excès de son mal inconnu.
Phèdre ne lui répond pas ; elle exhale ses ennuis en lamentations, en invocations
au soleil et aux dieux de sa race : mais d’où lui vient ce souvenir de la retraite
des bois ?
Vous n’entrevoyez rien encore sur le sujet qui l’afflige : Œnone la supplie en vain
de découvrir ses peines cachées, et de continuer à vivre.
Enfin elle lui nomme Hippolyte ; et Phèdre, pleine de trouble, s’écrie :
Ces mots sont de légers traits de lumière jetés dans
l’esprit de l’auditeur : il écoute plus attentivement ; il forme des conjectures ;
il se joint à la prière d’Œnone, qui conjure Phèdre de rompre le silence ; le public
la presse et s’inquiète avec sa nourrice ; il s’intéresse à ses larmes ; il veut,
comme elle, arracher le secret de cette infortunée. Elle se lève ; il se flatte
alors qu’elle va parler. Mais le talent du poète à reculer sa confidence pour
prolonger les émotions, la replonge en de nouvelles craintes.
Elle n’ose répondre, ni s’expliquer ; et, par un mouvement naturel aux cœurs
désespérés, elle ne s’entretient qu’avec soi-même.
Elle déplore ensuite le malheur d’Ariane, celui de tout son sang, et plaint en
elle-même la dernière et la plus misérable victime de Vénus. Sa confidente s’étonne
de tant d’agitations déréglées : « Aimez-vous ? »
lui dit Œnone. Ce
mot est le nœud de la scène, dont le dialogue précédent était l’exposition :
Quel nom ? de qui parle-t-elle ? elle n’a encore désigné personne : elle hésite,
elle ne sait comment déclarer l’objet de son feu criminel ; et, par un tour sublime
emprunté d’Euripide, elle accuse Œnone d’avoir seule osé prononcer le nom qu’elle
eût rougi
de proférer. Enfin l’admirable récit, un récit
brûlant de tout le feu passionné de la belle ode de Sapho, détaille les
circonstances de son amour, achève de satisfaire la curiosité, débrouille le nœud de
cette grande scène, et en devient le dénouement pathétique.
Supposez cette scène faite par un auteur moins habile ; il l’eût ouverte par les
confidences de Phèdre, en présumant y répandre plus de clarté, et l’eût fermée par
les plaintes qui précèdent les aveux. La fin en serait tombée en langueur, et le
secret, connu dès le commencement, n’eût laissé à sa suite qu’un désordre inutile,
et des déclamations sans intérêt. Il n’eût point risqué, il est vrai, de n’être pas
compris par la médiocrité, dont les arrêts injustes attaquent si hardiment les plus
belles choses, ni de déplaire au bel esprit des Deshoulièresbb qui, ne concevant pas le génie de
Racine, osaient écrire,
Il est notoire, par l’exemple que je cite, que le sublime de cette scène ne
consiste pas seulement dans les sentiments et dans les expressions poétiques, mais
dans l’arrangement des choses.
Chaque acte porte en soi une ou deux scènes capitales, dont la marche doit être
ainsi dirigée. Il y a plus : dès que le poète en est arrivé à l’instant des
péripéties, il faut que la scène construite pour déployer amplement le jeu des
passions se combine de deux impulsions contraires, pour que les sentiments
diamétralement opposés s’élancent, s’entraînent l’un
l’autre, et reviennent sur eux-mêmes par un grand mouvement d’oscillation. Phèdre
apprend, au quatrième acte, qu’elle a une rivale : elle ne respire que dépit, que
fureur, que vengeance et calomnie. Le remords l’éclaire tout à coup ; et, soudain
changée, elle n’exprime que le désespoir, le regret, la honte et l’horreur
d’elle-même.
Dans la tragédie de Britannicus, Agrippine aborde Néron, pour
l’accabler de reproches et le menacer ; Néron ne la reçoit que pour achever de
détruire son pouvoir : après leur débat, la férocité de Néron paraît vaincue, et la
fière Agrippine l’embrasse satisfaite et triomphante. Dans la scène suivante, Néron,
furieux, jure devant Burrhus la mort de son frère, et la vertueuse éloquence de
Burrhus renverse ses idées et ses résolutions avant la fin de l’entretien. Arrêtons
notre examen sur la plus éclatante des scènes de notre théâtre ; celle du quatrième
acte d’Iphigénie en Aulide nous offrira la même disposition. Jamais
rien ne fut plus savamment conçu et exécuté.
Iphigénie doit mourir : sa mère, qui l’amène devant Agamemnon, fait d’abord parler
pour sa défense la bouche timide de sa fille, ses tendres pleurs, et son innocent
respect. Les douces expressions de la victime pénètrent agréablement les cœurs, et
répandent l’intérêt sur l’exorde de ce long entretien. Cependant l’inflexible père
va répondre, et ses paroles sont pour Iphigénie un arrêt, qu’il prononce en versant
des larmes : alors plus d’espérance pour la fougueuse Clytemnestre ; alors elle
rompt ce silence pénible dont
elle attendait un autre
profit ; alors son cœur crie, et réclame hautement tous les titres de la tendresse
paternelle, tous les droits du sang, pour ravir sa fille à la mort. L’indignation,
la fureur, les pleurs maternels, l’horreur d’un sacrifice dénaturé, elle rassemble
tout, elle emploie tout pour lui sauver la vie ; et son douloureux emportement
s’échappe en un torrent de phrases éloquentes qui surmonte les obstacles, les
périls, les décrets des hommes et des dieux, et remplit les auditeurs de pitié,
d’épouvante, et d’étonnement.
Essayez de déranger un si bel ordre de choses, et les trois sublimes discours, qui
composent cette scène capitale perdront ces effets gradués, cette puissance
invincible, qui forceront les applaudissements et l’enthousiasme de tous les
siècles.
Les scènes de raisonnement, où brille la logique de l’esprit, se concertent par les
mêmes principes : mais il est éprouvé qu’elles ne réussissent que dans les premiers
actes. Les scènes de passions, où éclate la logique du cœur, se placent
avantageusement dans les derniers où l’action plus rapide tend à sa catastrophe.
Traitons enfin de la condition des dénouements. Il en est de trois espèces ;
malheureux, heureux, et mixtes. Les dénouements malheureux sont de la meilleure
espèce, en ce qu’ils s’accordent mieux au but que se propose la tragédie, dont la
fable et les discours ne tendent qu’à effrayer et attendrir. Aristote pense que les
dénouements heureux participent du genre comique, et qu’ils ne sont tolérés dans le
tragique,
que par le plaisir qu’on y prend. Cette raison
les fait souvent choisir par les poètes enclins à condescendre à la faiblesse des
spectateurs et au goût de la multitude, distributrice des prix : mais il les blâme, et
sa sévérité penche à exclure ces sortes de péripéties, qui tournent au bonheur. Les
dénouements ne peuvent être parfaitement heureux ou malheureux, que dans les pièces
simples, telles que le Philoctète, ou les Trachiniennes,
ou l’Ajax ; mais dans les pièces implexes, où il s’agit de la double
destinée des bons et des méchants, les dénouements sont nécessairement mixtes,
puisqu’il faut qu’un parti triomphe, et que l’autre succombe. Si les bons sont les
victimes, l’effet de la catastrophe produit la douleur et la pitié, ainsi qu’on le
voit dans l’Antigone : si les méchants sont punis, la compassion n’est
point excitée, puisqu’on ne peut les plaindre ; mais la catastrophe produit son effet
tragique par la consternation et la terreur, ainsi qu’on le voit dans
l’Électre. Les dénouements heureux, tels que celui d’Iphigénie
en Aulide, et d’Adélaïde Duguesclin, n’obtiennent les
suffrages que dans les pièces dont le fonds est très pathétique ; en ce cas, la
catastrophe satisfait le spectateur, et nul malheur n’a jouterait aux larmes que la
fable a déjà fait répandre : la source en est d’avance épuisée : l’âme oppressée
longtemps a besoin d’être soulagée, et se refuserait à un surcroît d’affections
pénibles. Les dénouements malheureux, tels que ceux de Polyeucte,
d’Alzire, de Zaïre, et de Tancrède,
sont les plus favorables à la réussite des ouvrages, parce que la compassion,
sentiment tendre, porte avec elle une douleur agréable,
et
que les spectateurs se prêtent à l’éprouver, et s’en honorent eux-mêmes.
Les dénouements terribles, tels que ceux de Rodogune, où le crime est
hideusement puni, et de Mahomet, où l’imposture est triomphante, sont les plus
frappants ; mais les plus difficiles à traiter, parce que leur objet révolte, s’il
n’est présenté avec toutes les précautions imaginables. On doit même les préparer de
loin, afin que leur horreur imprévue ne repousse pas les spectateurs. Si Voltaire nous
eût montré l’Œdipe des Grecs, qui s’offre tout sanglant dans le
cinquième acte, après s’être crevé les yeux, le public français n’en aurait pas
supporté l’aspect, en sa tragédie, telle qu’il l’avait conçue. La scène capitale du
grand prêtre, au troisième acte, ne préparait pas à ce spectacle, et son goût l’a
judicieusement écarté de la vue. Mais admirons ici le talent de Sophocle à ménager par
de justes nuances la forte et lugubre couleur de son dénouement. Il doit ramener Œdipe
sans yeux, et récemment ensanglanté de ses propres mains : il introduit d’abord un
Tirésias aveugle, mais non défiguré, dont la présence habitue déjà le spectateur à
l’aspect du héros affreusement aveuglé, qu’il devance. Cette préparation décèle
l’extrême habileté du poète grec, et atteste l’excellence de son goût. Je doute qu’on
puisse offrir un modèle plus exquis, plus recommandable, et plus digne d’être étudié
et médité par les disciples de Melpomène.
Si vous vous souvenez de l’analyse que j’ai faite du dénouement de
Rodogune, en parlant des conditions de la terreur et de la pitié,
vous appliquerez les
mêmes préceptes à cet exemple, et vous
jugerez facilement combien les scènes capitales de cette tragédie préparent
antérieurement à l’énormité de sa catastrophe.
Que conclure de l’examen de tant de conditions nécessaires ? que le talent,
l’éloquence, la chaleur de style et de pensées, en un mot, le génie, ne produisent
rien de parfait sans l’ordre. Certes l’ordre qui règne dans les ouvrages médiocres ne
parvient pas à les rendre beaux et durables ; mais les beautés sublimes et éternelles
ne brillent éminemment que par un ordre élevé qui leur ressemble. L’ordre est le
travail de la nécessité, de la raison, du bon sens : c’est l’ordre qui range à leur
place convenable, et qui distribue sagement toutes les richesses de l’esprit : c’est
l’ordre qui assortit ensemble les différentes parties de la fable : c’est l’ordre qui
fait reluire la composition, les idées, le langage : c’est lui qui expose, noue,
éclaircit, débrouille, termine, et accomplit : c’est lui par lequel éclatent surtout
les merveilles que nous admirons dans les chefs-d’œuvre où mille belles choses ne
seraient sans lui que des matériaux précieux et informes. Si je n’en fais pas une
condition spéciale de la tragédie, c’est que l’ordre est la loi universelle à qui sont
soumis nos travaux en tous genres, nos habitudes, nos usages, nos soins domestiques,
notre économie rurale et civile, la police de nos cités, de nos républiques, de nos
royaumes, et même les créations de la nature entière, dont la marche réglée nous offre
partout l’image et l’exemple de l’arrangement, dans le monde moral et physique.
Nous approchons du terme des conditions tragiques que j’ai tâché de démêler et de
définir : après celles dont je me propose aujourd’hui de vous parler, il n’en restera
plus qu’une, et celle-là n’est que la réunion de toutes les antécédentes, réunion sans
laquelle un ouvrage ne saurait passer pour accompli ; condition majeure, et résultante
de la connaissance des vingt-cinq autres.
Jusqu’ici l’objet de mes leçons se renferma dans l’art de la composition : j’examinai
le fonds et l’essence même de la tragédie, ses sentiments, sa contexture, ses
proportions, sa marche, en un mot, ce qui en fait le corps et l’âme. Maintenant il faut
enseigner ce qui concerne l’art de l’exécution, c’est-à-dire ses formes, les charmes et
la force qu’elle emprunte de son langage et de ses attitudes, en un mot ce qui en fait
l’expression et la parure.
Commençons par le style ; cette partie dont la plupart des
rhéteurs ont fait l’objet capital de leur
enseignement, les
a tellement absorbés qu’ils ont à peine considéré les autres qualités littéraires, et
que limitant leur examen à ce qui touche les lois de la grammaire et de la
versification, ils ont prisé les poètes dramatiques, plutôt sur la beauté des discours
que sur celle des inventions. De là, leur superficiel jugement sur ce Corneille, que
nous avons eu tant d’occasions de louer : de là, leur préférence marquée pour Racine
et Voltaire, dont la diction est plus brillante et plus pure. Je n’ai pas cru devoir
adopter leur méthode, pensant qu’elle avait étroitement borné leurs vues, et qu’il
m’était indispensable de vous retracer d’abord les idées créatrices et fondamentales
du grand, du pathétique, et de l’ordre, et de vous rappeler ensuite les conditions du
style, qui font valoir ces mêmes qualités.
J’ai voulu traiter le principal avant l’accessoire ; et, me souvenant de la maxime
générale de Boileau,
j’ai porté préalablement l’analyse sur la pensée de la tragédie, et
vais entreprendre désormais d’analyser l’élocution qui lui est propre.
Les qualités du style tragique se réduisent à être clair, et à n’être pas commun :
clair, parce qu’il faut le rendre facilement intelligible à la multitude ; non
commun, parce qu’il doit correspondre à la dignité des graves sujets que le genre
commande. Le style tragique a deux espèces : il est orné dans l’exposition de la
fable et dans les choses locales ; simple et passionné dans l’action. Ces deux
principes, bien développés, sont les éléments uniques de l’éloquence dans ce
genre.
Le style est clair, toutes les fois que la phrase construite grammaticalement,
comporte les mots propres dont la signification absolue exprime les choses sans
équivoque, et que, dégagée des termes superflus dont l’embarras la surchargerait et
l’obscurcirait, elle court à la fin de la période, soutenue par des liaisons légères
et naturelles.
Mais la clarté n’est point l’élégance : celle-ci dépend du choix des mots, de la
place qu’ils prennent, de l’harmonie de leur son, d’une certaine grâce arrangée, et
de la précision aisée qu’ils impriment au sens : le style par là devient élégant ;
mais il ne cesse pas encore d’être commun : les entretiens familiers, la diction
épistolaire réunissent parfois ces avantages sans s’élever au-dessus du discours
vulgaire. Ce n’est donc pas assez pour la tragédie : les vers dont elle se compose
nous avertissent de la différence de son élocution : elle a une langue poétique qui
n’est ni celle de la comédie, où les expressions populaires sont admises, ni celle
de l’épopée, où les descriptions merveilleuses et l’intervention des dieux exigent
une pompe : son élocution noble doit donc tenir un juste milieu :
rester claire par le fréquent usage des mots propres, se rendre élégante par leur
bon choix, et s’élever au-dessus de l’idiome commun, par les métaphores adroitement
fondues avec le sens de ses expressions, et par la triple harmonie des termes, de la
mesure, et des rimes. Le vers iambique, affecté par les anciens à la tragédie,
établissait une différence positive entre le ton de ses dialogues et celui de leurs
narrations épiques composées en vers hexamètres : nous, qui n’avons, ainsi
que je l’ai remarqué, que l’alexandrin pour les deux
genres, comment distinguerions-nous le style propre au théâtre du style de l’épopée,
si notre esprit ne mesurait le ton poétique de Melpomène sur la valeur des mots, des
tours, et des figures ? Le poème chante, et la tragédie parle. Une noble simplicité
doit donc toujours régner en son langage, et les tropes qui le rehaussent n’y
éclater que dans les élans passionnés du discours. Notre délicatesse est le seul
juge qui puisse apprécier ces nuances : chez les Grecs, chez les Latins, elles
étaient marquées par le rythme ; et, chez les Français, elles n’ont que le bon goût
pour arbitre, et que sa loi pour constante règle. Si j’ai paru mettre plus
d’importance aux éléments de l’invention et de la composition, qu’à ceux de
l’exécution même, on me ferait tort d’en arguer que je ne la considère que
subsidiairement : le style est une condition essentielle de tous les ouvrages de
l’esprit : il est à son égard ce que le coloris est au dessin linéamentaire : lui
seul ajoute le relief et l’éclat aux contours : lui seul leur prête la vie et
prolongé leur durée : c’est de lui qu’ils reçoivent en quelque sorte l’immortalité :
car sans lui les productions les mieux conçues languissent et meurent dans la
mémoire ; et l’on pourrait dire que le style qui revêt, soutient et pénètre toutes
leurs formes, est pour elles ce que pour les corps est l’embaumement qui les
conserve à jamais dans leur couleur fraîche et animée.
En effet quel agréable souvenir garderions-nous d’une fable, dès que l’action nous
en serait connue, si nous n’emportions avec nous le souvenir du charme
qui flatta notre oreille en l’écoutant, du plaisir que causèrent
ses développements à notre esprit, des douces émotions dont les discours des
personnages saisirent nos cœurs, des fortes secousses que leurs expressions figurées
portèrent à nos âmes ? Notre curiosité sèchement satisfaite par elle, nul attrait ne
nous ramènerait à l’entendre une seconde fois, si la diction incorrecte nous avait
rebutés. Reviendrions-nous lui redemander compte de nos plaisirs ?
rechercherions-nous en elle ces précieux détails dont se compose le trésor d’une
poétique éloquence ? nous appliquerions-nous à étudier les secrets de son harmonie,
à retenir ses beaux traits, à suivre l’élégante conduite de ses raisonnements, à
remanier mille fois un tissu de choses merveilleuses qui ne reluisent que par le
style ? Tel est l’avantage des tragédies bien écrites. On les a d’abord nettement
comprises, on croit les savoir vers par vers, et chaque fois qu’on revient les
écouter, pour renouveler en soi les jouissances qu’on y éprouva, on croit ne les
avoir point encore entendues, tant on y retrouve de beautés qu’on n’avait pas
aperçues ; sources d’enchantement qui semblent inépuisables. Qui que vous soyez, qui
aspirez à laisser des drames durables, ne négligez pas l’art de les bien écrire :
appliquez-vous à répandre sur toutes leurs parties ce baume qui les préserve des
injures du temps, et qui les perpétue : donnez à vos paroles cette souplesse active
qui s’insinue au fond de l’intelligence, qui, tantôt douce et pathétique, remue les
cœurs les plus froids ; et, tantôt forte et pressée, s’ouvre des routes jusques dans
les entrailles des auditeurs. Ne vous fiez
pour vous
immortaliser, ni sur l’étendue de vos idées, ni sur l’éclat de votre imagination, ni
sur votre érudition savante, ni sur la chaleur de vos sentiments : un style bas, dur
et haché, obscurci de sens énigmatiques, corrompra vos pensées, voilera vos
conceptions, enfouira votre savoir, et attiédira ou glacera votre véhémence. Vous
n’aurez laissé d’autre produit de votre fécondité que des matériaux bruts et
informes, dont un sage écrivain s’emparera légitimement, dès que sa plume habile, en
vous les enlevant, s’enrichira de vos dépouilles, qui recevront de son art un lustre
tout nouveau. Voilà ce qu’ont fait les Racine sur leurs grossiers prédécesseurs :
ceux-ci ne manquaient pas de génie ; mais ils ignoraient le talent de le mettre en
œuvre ; et leurs innocents spoliateurs se sont acquis toute la gloire dont leur
ignorance, ou peut-être leur négligente insouciance du pouvoir d’un style châtié,
les a privés malgré leurs qualités brillantes. Réfléchissez à ce péril, vous qui
êtes jaloux de vous survivre, et songez que vous n’y échapperez pas, si Crébillon
lui-même n’a pu l’éviter : qui de nous se flattera d’avoir mieux conçu ce qui
constitue le grand et le terrible ? N’eut-il pas souvent une hauteur digne de
Melpomène ? Manquait-il d’énergie, de vérité, de noblesse ? Pourquoi hésite-t-on à
croire que son cothurne ait marché de pair avec celui des principaux tragiques de
l’antiquité ? C’est qu’il l’a terni par les taches de sa plume, et qu’il ne s’offre
entre ses concurrents que souillé des vices dont ils ont su se garantir. La faveur
publique lui fût demeurée fidèle, s’il eût tracé les images douces et tendres, comme
il traça celles qui impriment l’épouvante : on les eût
retenues comme on retint les vers terribles de ce songe, dans lequel peignant le
courroux de tous les flots d’une vaste mer agitée par la tempête, il jette ce trait
plus frappant qu’une suite de beaux vers.
On se souvint pareillement de ce tableau que renferme la réponse de Pharasmane,
De même on se fût rappelé mille passages poétiques, si, comme les écrivains épurés,
il n’eût pas brillé seulement par éclairs, mais d’une lumière continue, vive, tantôt
ménagée, tantôt étincelante, égale à celle qui rayonne dans les chefs-d’œuvre, et
qui en échauffe et vivifie le détail et l’ensemble : car c’est le propre des choses
bien énoncées de s’imprimer si avant dans l’entendement, que nul oubli ne les
efface.
Tous les moyens convenables à l’orateur appartiennent au poète tragique qui expose,
prouve, réfute, délibère, et conclut : mais l’un doit cacher son art en
s’expliquant, et la liberté de sa prose courante aide à le déguiser sans cesse :
l’autre est contraint à montrer son art dans ses discours, et la pompe nécessaire à
sa versification gêne son naturel de mille entraves, si toutefois il ne s’habitue à
les porter avec autant de force que d’aisance et de grâce. Il ne dédaignera pas les
ornements, puisque son devoir est de
plaire et d’étaler
ses apprêts, tandis que l’orateur les dissimule ; et de parler un langage
que l’autre n’affecterait qu’à son détriment.
L’un a pour but de convaincre, et l’autre de séduire ; or jugez de la différence
qu’Aristote établit entre l’oraison et la tragédie, lorsqu’il écrit dans sa poétique
excellente : Quel serait le mérite de l’élocution dramatique si le plaisir qu’elle
cause venait des pensées, et non de l’élocution même ? En ce peu de
paroles, on en sentira la justesse. Le mérite, dit-il, ne consiste pas dans les
pensées ; il ne l’attribue qu’à la diction : non qu’il ait prétendu que le fonds des
idées n’ait pas besoin de solidité, de suite, et de sagesse ; mais ces qualités
appartiennent à chaque production comme à la tragédie ; elles ne lui sont pas
exclusives : celles qui lui sont spécialement propres, celles qui en font le charme
séparé, ce sont l’élégance, l’élévation, la force, la mélodie du langage. Le défaut
de cette condition, si rarement accomplie, la rendrait méconnaissable, et c’est en
quoi la maxime du philosophe est vraie à la rigueur. Une tragédie n’aura donc point
encore le mérite attaché à son genre, si les idées en sont bien convenables et la
construction bien combinée ; il faut, de plus, qu’elle soit revêtue de l’appareil
artificieux du style, afin qu’on admire moins l’objet de la pensée, que la tournure
heureuse, neuve, enchanteresse, qui l’exprime de manière à causer un plaisir
inaccoutumé. Ce soin de rajeunir les choses par l’expression, et de les embellir, ne
doit pas vous pousser à la recherche des superfluités, ni au luxe qui les chargerait
d’un fard dangereux. Il est même des actes
entiers où le
dialogue prenant, par intervalles, une simplicité presque familière, n’a plus pour
ornement que le choix noble des mots ; mais dans les premières scènes, où il s’agit
de saisir, de frapper l’imagination, un peu de faste sied à la tragédie, dont il
annonce la grandeur.
L’auteur qu’il faut citer le premier pour ce qui concerne le style, Racine, nous donne partout l’exemple de ce précepte ; et sa plume, sans
prodiguer l’emphase épique, fit monter plus d’une fois l’exposition de la tragédie
au plus haut degré de magnificence. Particulièrement, dans la scène entre Hippolyte
et Théramène ; il surpasse en noblesse tout ce qu’il avait écrit : le confident
interroge son maître sur l’état de son cœur, et le soupçonne d’aimer.
La vie entière de Thésée ne peut être renfermée en moins de vers : pourtant leur
précision n’empêche pas que toutes les couleurs, toutes les nuances nécessaires à la
beauté du tableau qu’ils contiennent, n’y soit richement étalées. L’auteur
épargne-t-il ce feu dont s’anime sa poésie dans la réponse de Théramène, et
craint-il de le prodiguer en faisant parler les moindres confidents :
Considérez ici le fond des pensées : ce n’est que le conseil donné complaisamment
par l’amitié de céder à un penchant irrésistible : tout autre aurait mis les mêmes
choses dans la bouche de Théramène : mais Racine, lui seul, en lui faisant parler de
l’amour dont Hippolyte s’effraye, eût su lui faire dire gracieusement,
Lui seul eût exprimé avec un charme mythologique cet empire qu’exerce la beauté sur
les vertus les plus rebelles aux séductions voluptueuses :
Lui seul eût eu l’adresse d’ennoblir par un tour heureux le sens vulgaire de ces
vers finement construits.
Lui seul enfin eût su relever si poétiquement la peinture détaillée de l’oisiveté
du jeune chasseur qui néglige ses chevaux et ses exercices.
Il peint d’un seul trait la maladie incurable qui
enflamme son sang :
Pradon avait eu les mêmes pensées, mais la platitude de son style les défigura :
une foule d’auteurs ont eu de pareilles raisons à donner en faveur des passions
amoureuses ; mais le fard des expressions, les tours affétés, la fausse galanterie,
ont affadi leurs vers lâches, mous, pleins de lieux communs et de froides
redites.
Racine est grand poète, parce qu’il est toujours naturel, et n’est jamais
ordinaire. Ses hardiesses sont si bien déguisées que l’on ne s’aperçoit pas qu’elles
soient si fortes et si fréquentes. Il ne fait pas dire à son Arcas que vingt rois
attendent l’instant de partir avec Agamemnon, leur chef ; mais par un tour
métaphorique,
Souvent il escorte le sens d’un concours d’images et d’épithètes insolites :
souvent il use des ellipses les plus audacieuses : Agamemnon hésite à immoler sa
fille ; il se rappelle ses combats secrets, et raconte avec quelle cruelle industrie
Ulysse lui représentait son devoir.
c’est-a-dire me menaçaient de me punir
si je leur refusais leur victime : et là les refus, personnifiés en quelque sorte,
sont les objets directs de la colère des dieux. L’audace poétique a-t-elle jamais
franchi plus d’intermédiaires ?
Souvent il brille par une finesse singulière, qui paraît si peu qu’elle échappe aux
observateurs les plus subtils, et qu’on ne l’entrevoit qu’en la méditant. Burrhus
demande s’il était besoin de Sénèque et de lui pour priver Néron de toute
instruction utile :
Y a t-il rien de plus neuf que cette expression, instruire dans
l’ignorance ; et n’appartient-elle pas à une plume exercée qui trouve seule
ce qu’il lui faut ?
Autre expression remarquable, et que rien ne vaudrait, puisqu’on ne saurait mieux
figurer en poésie la disposition du peuple et de la cour à se prosterner devant les
premières apparences du crédit ; et que cela est mis en image dans un seul
hémistiche, trouvé par le génie.
Quelquefois, en plaçant un mot au point lumineux de la phrase, Racine lui prête un
effet surprenant. Le ministre Aman ne peut dans sa grandeur supporter la présence
d’un homme inflexible qu’il rencontre chaque jour à sa porte : ce qui le blesse en
lui, c’est la fierté de son regard : voilà donc le trait qui doit éclater ; aussi
comment Mardochée est-il peint par ce ministre ?
Son œil, semble étinceler visiblement
au lieu où il est placé. Si ce mot n’était au bout du vers, il perdrait son éclat
piquant.
Quelquefois, par une élégante métonymie, il prend l’effet pour la cause, et dicte
ces vers exquis à Œnone ;
Ailleurs, mesurant l’espace par le temps, il attribue les qualités de la durée à la
route qui va conduire Phèdre dans les enfers.
Dans une autre pièce un héros vaincu, de qui l’on parle comme d’un monument qui
s’écroule, reçoit le conseil de ne pas aller de contrée en contrée,
Ce même héros avait peint sa destinée en des vers les plus hardis peut-être dont on
puisse admirer l’artifice dans Racine.
Un naufrage qui est plus élevé que la gloire des rois,
un naufrage que n’ont achevé ni Rome, ni
quarante années ; là tout est vrai et magnifique, cependant tout est osé,
inusité, original ; et l’effet résultant de cette phrase ne tient
qu’à son arrangement.
Transposez les mots, ainsi que l’ont impoétiquement conseillé Voltaire et La Harpe,
qui présumèrent que pour bien juger les vers, on les devait remettre en prose, et
que s’ils ne perdaient rien de leur sens après cette épreuve, ils étaient bons et
corrects : ce mode d’estimation démentirait l’axiome de Boileau, puisque chaque mot,
comme il l’enseigne, n’a de pouvoir que par la place qu’il occupe ; dérangez-le, il
prend une autre signification. L’erreur que je combats tendrait à persuader, 1º que
les seules difficultés de la poésie française sont la mesure des syllabes et la
consonance des rimes ; 2º que l’inversion n’aurait lieu que pour soumettre les
termes au nombre, et au retour du son final : mais l’inversion est d’un usage plus
étendu, plus compliqué, plus utile : c’est elle qui varie les positions
harmonieuses, et qui change la valeur des mots : c’est elle qui les fait passer du
propre au figuré : c’est elle en que réside le mystère de l’art des vers dont la
mesure et la cadence ne sont que le mécanisme sensible. Soumettez à la trompeuse
expérience, que je blâme, les vers cités de Mithridate, ils vous
paraîtront mauvais. On ne pourra dire, sans être un barbare écrivain, un naufrage élevé, si l’on n’a dit par avance dans l’hémistiche, au-dessus de la gloire des rois, et le reste de la phrase ne
semblera pas moins bizarre et obscur, s’il n’est précédé de la circonstance qui
l’annonce, et
qui motive la déviation affectée au sens du
participe achevé, qui clôt la période.
Tentons l’épreuve sur d’autres vers dont la beauté soit incontestable, et nous
serons frappés évidemment de son ridicule.
Chatouillait la faiblesse orgueilleuse de mon cœur : Est-il rien
de plus étrange que cette phrase ainsi dérangée de son ordre poétique ? L’action du
verbe chatouiller peut-elle être imprimée à la faiblesse d’un
cœur ? Mais rétablissez le vers, et jugez le tel qu’il est fait.
Le verbe qui exprime une action physique, se trouve près du cœur,
objet physique de son action ; et la qualité morale de ce cœur qui est la faiblesse,
est accompagnée d’une épithète morale justement appliquée à cette qualité. Le tout
est convenablement attiré, et d’un choix exquis.
Transposons aussi les mots de ce vers connu d’Athalie.
Si vous dites, rallumer le flambeau éteint de David, le régime,
dès lors, est au sens propre, et signifie lumière ; et quand vous parlez ensuite de
David, il vous faut recourir à la signification trompeuse du régime pour la
rectifier ; autrement elle est perdue, et tout devient inintelligible : mais, dans
l’arrangement du vers, vous êtes d’avance avertis par ces deux mots
bien rapprochés : David éteint ; de là, ce flambeau qu’on veut rallumer, reçoit pour vous un sens figuré, et
vous désigne la race de ce roi qu’on veut faire renaître après son extinction. Votre
esprit n’est pas obligé de revenir sur sa route.
L’embarras augmenterait encore, ou plutôt cette transposition serait impraticable
en des vers ornés de ces épithètes explétives, redondantes, seulement ajoutées pour
la chute des cadences, et pour le plaisir de l’oreille ; ou dont le sens est abrégé
par des latinismes concis, par les incidences des ablatifs absolus, ou affranchi par
des ellipses rapides de tous les éléments de diction que la poésie omet, et que la
prose ne saurait rejeter.
Il serait facile de prouver par cent exemples de cette sorte qu’on apprécie mal
toute poésie en la décomposant ainsi : sa beauté ne résultant que de sa
construction, on la doit envisager dans son intégrité même. À ce propos, je vous
rapporterai ce que le poète Lebrun avait entendu dire à Racine le fils, qu’il
interrogeait, dans sa jeunesse, sur les secrets de son illustre père. Il comparait
cette façon d’analyser les vers transmis en prose, à l’opinion qu’on serait tenté de
prononcer sur la proportion et l’effet d’une belle colonne détachée d’un édifice,
séparée de sa base et de son chapiteau, tronquée dans la longueur de son fût,
n’offrant enfin que des fragments désunis sur la terre, par lesquels on voudrait
juger de la beauté et de l’élégance qu’elle avait lorsque, entière et debout, elle
ornait la face d’un monument dont elle était le noble soutien avant qu’on l’eût
renversée.
La poésie, d’ailleurs, emploie moins de mots, et se sert
d’autres mots que la prose : elle supplée à la moitié des éléments du langage dont
elle se prive, par la multitude des circonlocutions particulières qu’elle recherche.
Il serait donc absurde de prétendre la soumettre à l’examen que Voltaire et La Harpe
lui veulent faire subir.
Peut-être ces deux écrivains, et surtout le dernier, ne restèrent si loin du style
de Racine, que parce que leur dangereux procédé leur dictait souvent de la prose
rimée, au lieu de poésie. Quand Voltaire adressait en vers ce reproche à notre
versification :
c’était lui qui péchait, et non la langue de Racine et de Boileau.
Ce que les deux critiques pensèrent faussement encore sur les vers français, qu’ils
accusèrent de marcher uniformément, deux à deux, avec une monotonie inévitable, n’a
pas peu contribué à la décadence du style poétique. On adopta leur opinion sur
parole : on négligea d’observer que l’uniformité du ton tient à la facture des
versificateurs médiocres, et non à un vice de la langue : on oublia que Racine, plus
versé dans son art, sut varier ses coupes, ses césures, ses périodes, et les
cadencer sans cesse diversement. Ce talent éclate surtout en lui dans les rôles
passionnés, où le désordre des expressions suit le désordre du cœur de ses
personnages. Roxane, Bérénice, Hermione, Oreste, Phèdre, prononcent peu de vers qui
soient d’une mesure uniforme. Écoutons l’épouse de Thésée :
Plus loin, dans la scène où Phèdre se déclare, que de mouvements, que de variété !
Tantôt les vers sont isolés, tantôt unis, quelquefois brisés, souvent enchaînés l’un
à l’autre par un assemblage qui n’est jamais pareil, et cependant nul enjambement
vicieux n’en altère l’intégrité ; car dans les vers il faut souvent des césures et
jamais d’enjambement.
« Pourquoi
, trop
jeune encor
, ne pûtes-vous alors
Ailleurs, lorsque Phèdre cède à ses fureurs jalouses contre Hippolyte et
Aricie :
« Comment se sont-ils vus
? depuis quand
? dans quels
lieux ?
Sent-on que des vers, si bien tournés, aient une mesure égale et forcément
monotone ? L’alexandrin est dans notre langue, pour les poètes qui savent
l’employer, le vers le plus libre, le plus mobile, et le plus aisé à couper, à
quatre, à huit, à dix syllabes : il contient en ses deux hémistiches le nombre de
pieds dont se composent tous les autres vers. Tous leurs mètres se retrouvent en
lui, selon qu’il en est besoin. Il ne faut pas confondre les hémistiches qui
marquent le milieu du vers, avec les césures qui suspendent le vers à volonté.
Prenons le récit le plus pompeux dont s’honore notre poésie, morceau parfait auquel
on ne peut, comme style, reprocher sur la scène qu’une élévation
trop voisine du ton épique. Vous y admirerez comment chaque phrase,
chaque période, est différemment coupée par la ponctuation.
Vers suspendu par le sens, et que suit un hémistiche détaché.
Maintenant la moitié d’un vers, et un autre tout entier, enchaînés dans une seule
phrase.
La double action que Racine peint ensuite est lente et égale : il poursuit en deux
vers isolés :
Après, une période de quatre vers dont les deux premiers forment le premier membre
sans qu’une virgule en sépare le sens, dont le troisième se marque en deux
hémistiches bien suspendus, et dont le quatrième va tout d’une pièce :
Ici deux vers masculins expriment l’effet d’un bruit inattendu, et deux vers
féminins de mesure longue, le retentissement de ce bruit.
Là, un seul vers pour marquer la promptitude du saisissement de Théramène :
Un second vers seul pour marquer le même effroi qui saisit les chevaux :
Maintenant Racine va mettre la césure à la troisième syllabe, et en détachera neuf
pour l’élégance du reste de son vers ; celui qui suit marche d’une pièce ; le
troisième se rompt deux fois dans le premier hémistiche, et sa dernière moitié
s’unit au dernier vers qui termine la phrase.
Désormais il prend le style descriptif, et la pompe de ce genre lui demande des
nombres plus égaux.
Ces deux syllabes ont une action rapide : les dix qui
restent donnent un vers de cinq pieds.
Mais il faut représenter la résistance du jeune homme qui retient son char : là,
chaque hémistiche suspendu renferme une circonstance.
Voici une nouvelle coupe. Ce qui reste du vers s’engage avec le suivant, et varie
encore la chute de la phrase.
Encore une nouvelle césure. Reste un vers de cinq pieds.
Cet hémistiche, isolément jeté, produit un effet excellent : ce qui le suit en
reçoit un mouvement prodigieux.
Ce vers tombe encore seul, après l’assemblage des précédents.
Autre hémistiche trop célèbre pour qu’il soit nécessaire d’en louer la beauté
imitative.
Le son récidivé de la voyelle, a, ouverte et retentissante dans
tout le vers, imite tellement le bruit du char qui se brise, qu’on croit entendre le
choc qui le met en pièces de tous côtés. Désormais les vers vont se détendre, se
mouiller de larmes, et peindre le relâchement et l’abandon convenables aux regrets,
et à la plainte.
Je ne crois pas qu’on ait encore examiné ce beau modèle poétique sous le rapport de
la variété des nombres. On aurait lieu d’y admirer aussi l’usage profitable des
longues et des brèves bien employées, qualités qui, sans être positivement marquées
dans notre langue, n’y sont pas moins sensibles pour les
oreilles délicates. On y pourrait apprécier encore la vigueur du coloris, la
finesse des nuances, la diversité des figures, l’excellence des termes, leur ton
mélodieux, la netteté des contours déterminés des images, la richesse descriptive,
et le sentiment exact du vrai, soumis à la magie de l’idéal. J’aurais mille autres
éloges à faire de ce morceau classique ; mais celui auquel je m’astreins répondra
suffisamment aux erreurs de ceux qui condamnent la langue française en lui
attribuant l’impuissance des auteurs qui l’ont maniée ; et qui faisant consister
notre poésie dans les rimes et les hémistiches, l’accusent de monotonie. Que de
raisons n’aurais-je pas à déduire en sa faveur, des seuls écrits de Racine ! Cet
auteur, qu’on croit si simple, apprit de Despréaux, comme on le sait, à faire
difficilement des vers faciles : la multitude qui en saisit le sens avec promptitude
est lente à en découvrir les secrets artifices ; car, selon ce que le général
Montecuccolibc écrivit
sur les mystères d’un autre art, tout ce qui est profond est
caché. Cette maxime peut s’appliquer au style de Racine. Aujourd’hui ses belles
pages, que nous avons retenues par cœur dès l’enfance, nous cachent des finesses que
l’habitude nous empêche souvent de remarquer ; mais si nous songeons qu’il fut si
longtemps décrié, méconnu, qu’il n’eut vers la fin de sa carrière que l’estime de
Boileau pour appui contre l’injustice publique, nous sentirons combien sa simplicité
est travaillée, puisqu’il fallut que les jugements des meilleurs esprits du siècle
qui suivit le sien, accoutumassent la foule à goûter ce qu’il a d’exquis, pour
consacrer son style dans
la multitude inattentive qui le
croyait mou, languissant et maniéré. Voltaire, qui, travaillant moins ses vers, eut
une clarté plus commune, approcha moins que l’auteur de Caliste, du
mérite de cette poésie qu’on peut nommer Racinienne : en toutes ses tragédies, il
garda sa couleur propre, et fut le même : on ne trouverait nulle part dans sa
versification courante de tels mystères à révéler. Son goût facile en poésie n’était
point assez dédaigneux des termes et des tours admis dans la prose.
Racine transforme tout, et jusqu’à son propre style, qu’il latinise à l’égal de
Tacite et de Salluste dans Britannicus ; qu’il enrichit d’hellénismes
harmonieux dans Andromaque, Iphigénie et Phèdre ; et
qu’il rendit judaïque, dès que l’esprit des prophètes lui inspira les divines scènes
de ses héros israélites. Le secret de tant de métamorphoses littéraires serait
curieux à expliquer encore ; mais cela nous mènerait trop loin, et ne serait
possible que dans une ample démonstration. Je retourne aux principes généraux.
J’ai dit pourquoi le style tragique peut avoir une grande magnificence dans
l’exposition : le cœur n’est pas encore saisi par l’intérêt, l’esprit s’attache
complaisamment aux peintures des choses. C’est là que s’établissent les localités
dont le tableau ne se produit que par de pompeuses descriptions. Gardez cependant de
les prodiguer, et de trop les étendre : on apercevrait votre rhétorique fleurie, on
ne verrait plus les fondements de l’action qui doit commencer. Soyez avares de
métaphores et de figures hyperboliques : leur abus changerait vos discours en
fatigantes
énigmes. L’instant de s’en abstenir presque
absolument est celui du nœud de l’intrigue, c’est-à-dire le moment où l’intérêt
vivement excité ne souffre plus que le simple langage des passions.
Là, plus vos expressions seront usitées, naturelles, et même familières sans
bassesse, plus vous maîtriserez les cœurs et captiverez les esprits. La douleur, le
courroux, ne s’exaltent point avec des raffinements, ne s’égarent pas en des
descriptions fastueuses, ne raisonnent pas à l’aide d’ingénieuses comparaisons.
Entendez-vous Achille irrité, répondre par un discours figuré aux outrages
d’Agamemnon ?
« Je n’y vais que pour vous
, barbare que vous êtes
!
Tel est le vrai, tel est le naturel : ainsi parlent les passions animées.
L’ornement de leurs discours est la précision et la rapidité de leurs paroles. Vous
y rencontrez peu d’images, peu de périodes ; mais des phrases courtes, vives et
serrées.
La condition du Dialogue tragique a ses particularités
recommandables. Qui ne sait dialoguer, ne peut dramatiser un sujet : ce n’est pas
dialoguer que de faire disserter des personnages l’un après l’autre en débitant des
tirades vainement éloquentes durant le cours d’une scène, dont la scène suivante
termine l’objet en changeant les interlocuteurs. Dialoguer bien, c’est répondre. Or le
dialogue a deux formes ou deux espèces : il est soutenu, quand l’acteur développe ce
qu’il pense en un discours suivi, et que l’acteur opposé approuve, ou combat ses
arguments, en une réplique suivie, d’une certaine étendue. Cette espèce, ordinaire à
nos théâtres, n’est pas si commune à celui des Grecs. Ils usent fréquemment du
dialogue
coupé, qui répond mot par mot, vers par vers. En
cela, plus imitateurs que nous de la nature, voici comme ils commencent leurs scènes.
Le dialogue coupé en engage d’abord le sujet, et quand les esprits échauffés ont
besoin de se répandre en prétextes ou en raisons, alors ils prolongent la discussion
en discours suivis, dont la solidité remplit le milieu de l’entretien ; et la
conclusion le ferme par un nouveau dialogue vif et coupé. Cette marche est conforme
aux vrais mouvements de l’esprit humain : elle sert à la variété des effets, et si
nous l’eussions plus souvent suivie, on n’eût pas eu lieu de reprocher à nos scènes
l’uniformité de leur coupe, la langueur traînante qui les refroidit, et leurs
interlocutions trop périodiques. Les Italiens me paraissent n’avoir pas négligé cette
règle : j’ignore s’ils l’ont observée par étude, ou par instinct de bon goût ; mais
leur dialogue animé, et particulièrement celui d’Alfieri, reçoit de cette précaution
une vivacité très piquante.
Corneille, de tous nos tragiques, est l’auteur dont les personnages se répondent le
mieux dans les deux espèces de dialogue. La brillante scène de Rodrigue et du Comte
est exécutée suivant la méthode que je loue dans le théâtre grec. Elle s’ouvre par
un dialogue coupé, se nourrit de l’éloquence d’un discours vers le milieu, et se
clôt par des répliques vivement rendues : les deux dernières ne sont pas les moins
belles : dans l’une, éclate l’orgueil de l’agresseur qui s’obstine à refuser de
rendre raison à un fils de l’outrage fait à son père ; et dans l’autre, brille le
courage du jeune homme qui force irrévocablement
l’offenseur à se battre pour laver à son tour sa propre injure.
et tous deux, également irrités, sortent pleins de vengeance. Cette
scène, aussi bien finie que commencée, fut la première qui manifesta la vigueur de
Corneille dans le dialogue. Ses autres chefs-d’œuvre étincellent en cette partie de
l’art. On ne peut qu’en admirer les effets, mais non en enseigner les causes. On
n’acquiert point ces saillies du génie : c’est le feu du ciel : il jaillit, il
foudroie dans Polyeucte, il jette cent traits de lumière dans les rôles de Léontine,
de Sertorius, de Pompée, de Cinna. On apprend à épurer le dialogue chez Euripide et
chez Racine, à le presser chez Voltaire, mais non à l’enflammer de cette divine
inspiration qui étonne, enlève et terrasse, selon qu’il faut transporter ou
consterner les auditeurs : cela n’appartient qu’à Corneille. Cet auteur, si grand
par les pensées, ne l’est pas moins par le style : il n’a pas la pureté, la grâce,
la souplesse de son successeur ; mais ses discours solides sont pleins de verve, de
tournures originales, d’expressions hardies, et d’une substance nourrie par la bonne
latinité. Il porta l’invention jusque dans la langue ; il la travailla fortement, la
dégrossit, et la prépara, pour ainsi dire, à recevoir la dernière main de ceux dont
elle illustra la plume. Injustement lui reproche-t-on des incorrections fréquentes,
en le comparant à Racine, qu’on nomme son rival contemporain. L’intervalle de trente
années sépare les premiers ouvrages de l’un des
premiers travaux de l’autre : et lorsqu’un homme d’un talent supérieur suit les
traces d’un homme de génie, il hâte rapidement les progrès de l’art ; et, prompt à
mettre à profit ses découvertes, il hérite même de son vivant du fruit de ses
méditations. Les personne qui étudieront Corneille a percevront combien de locutions
neuves et heureuses Racine emprunta de son vieux langage et sut rajeunir sous sa
plume subtile. On trouve de lui ce vers :
L’auteur du Cid avait dit auparavant, dans le récit de la bataille
contre les Maures,
Un grand corps littéraire ayant dogmatiquement décidé que des cris n’étaient pas
des adieux, et Corneille s’étant rendu à ce jugement, on assure que Racine, dirigé
par un meilleur goût, s’écria : Puisque l’académie condamne ce vers, et
que Corneille le rejette, je le prends.
Pompée, en parlant à Sertorius, se félicite d’approcher un si fameux héros,
Ce front désarmé d’un regard terrible parut mauvais et trop
hyperbolique : l’imitateur ne craignit pourtant pas de faire dire à Phèdre, se
plaignant des rigueurs d’Hippolyte ;
L’expression, comme on le voit, est reprise en sens inverse, et a passé de l’un
dans l’autre. Ces imitations indirectes ne sont point des plagiats, mais des
hommages que les doctes poètes rendent malgré eux à des beautés que le vulgaire des
écrivains attaque ou méprise. Je rapporterais cent passages imités ainsi de l’un par
l’autre, si je ne craignais d’être minutieux et si je voulais accumuler les preuves
des erreurs de la fausse critique souvent empressée à décrier les choses même qui
font la gloire des auteurs originaux, toujours méconnus par eux, et toujours
défendus par la postérité. Les éloges qu’ont faits les deux Racine du créateur de la
scène française attestent le respect du père et du fils pour le style de ce grand
homme ; et l’on sent que ce que Virgile disait de son modèle, qu’il était plus
facile d’arracher la massue des mains d’Hercule que d’enlever un beau vers à
Homère ; ils l’eussent dit des beaux vers de Corneille.
Nulle chose, sans doute, ne serait plus aisée à faire que la poésie, si sa seule
qualité consistait dans le naturel et la clarté du sens : mais elle exige une
finesse qui ne soit pas pointilleuse, une bienséance qui ne soit pas contrainte, une
énergie qui n’ait rien d’outré, une grâce qui n’ait rien de fardé, une grandeur qui
ne soit pas montée sur des échasses. Elle veut parfois être simple, et n’admet pas
les mots ordinaires ; elle veut parfois les employer, et demande que des adjectifs
nobles ou piquants les défendent ou les déguisent. Elle use ici d’une tournure lente
et
molle pour adoucir une image trop forte ; elle prend
là une locution un peu rude, afin de heurter brusquement l’esprit et de le fixer en
le frappant mieux. Enfin un bel écrit à besoin de tant d’artifices, qu’il ne devient
coulant et poli qu’après avoir été longtemps sous la lime. Les vers qui, s’éloignant
de la simplicité première du discours, semblent gênés et torturés, n’ont cette
apparence que parce qu’ils ne sont pas encore assez travaillés : mais ils peuvent
être plus près du caractère poétique vers lequel ils tendent, que les vers jetés
avec trop de négligence : et les vers dont le fil délié paraît aussi pur, aussi beau
que l’or bien laminé, tiennent leur perfection d’un travail opiniâtre qui leur donna
leur dernière façon. Calculez donc le temps et les peines que dut coûter à Racine
cette poésie facile, qu’on croit née de l’inspiration naturelle, et demandez même à
l’auteur de Mérope si la clarté populaire de la sienne mérite un prix
égal.
Le style poétique tend à produire des images perpétuellement variées dans l’esprit,
comme la composition tragique tend à présenter des situations animées devant les yeux.
Aussi doit-on faire attention à l’effet des tableaux scéniques,
c’est-à-dire à l’aspect des personnages sur le théâtre. Passons à cette condition. La
faculté la plus rare est de pouvoir se bien figurer d’avance les positions respectives
des acteurs qu’on amène en divers nombres, ou isolément, et qu’on groupe ensemble de
mille manières. Tâchez qu’ils ne se succèdent pas uniformément, deux à deux, ou trois
à trois, dans chaque acte : mais tantôt deux,
tantôt un
seul, quelquefois trois, quatre ou cinq, et souvent deux que les yeux n’aient pas vus
depuis un temps ou qui leur soient nouveaux. Leur assemblage différent prévient
l’ennui que causerait leur présence toujours pareillement accouplée. Les bonnes
tragédies, durant le cours entier de leur action, n’offrent presque jamais les mêmes
personnages plus de deux fois réunis en nombre égal. Vous remarquerez cela en les
parcourant de scène en scène. Si les hasards du sujet ne se prêtent pas à ce calcul,
dérangez les choses artificiellement pour obtenir la variété qui plaît aux regards. Le
propre des cerveaux à imaginations fortes est de se réaliser la vision fantastique des
personnages, de les élancer au dehors, et devant les yeux, et de poser en idée sur la
scène les simulacres qu’on y fera parler. Leur génie voit intellectuellement la place
qu’ils prendront, le maintien de chacun, leurs attitudes contrastantes, ou l’accord de
leur pantomime : il assiste aux coups de théâtre que l’action commandera : il mesure
la durée qu’aura l’entretien des acteurs, ou leur silence. La pièce se joue dans nos
pensées ; et spectatrices du spectacle qu’elles projettent de donner, elles sont
compétentes à décider par là des beautés frappantes ou des défauts nuisibles qui
occasionneront les périls ou le succès de la représentation future.
On sait quelle agréable surprise excitent les coups de théâtre ; leur éclat résulte
des tableaux complets qu’ils exposent. Il serait dangereux de les multiplier sans
cesse, parce que la tragédie ne doit pas tant agir sur les yeux que sur le cœur, et
qu’un tel artifice
sied mieux aux magiques opéras qu’à la
gravité du genre déclamé : toutefois il ne faut pas négliger la puissance de ces
grands coups de théâtre, portés de loin en loin, dans les principaux actes
tragiques. Le plus dramatique tableau de cette espèce qui puisse servir de modèle
est celui du troisième acte d’Iphigénie en Aulide. La réunion
nombreuse des personnages qui le composent lui donne une grandeur surprenante. Les
intérêts dont ils sont agités les meuvent à la fois et les rattachent tous à
l’action. Un amant superbe, c’est Achille, brûle de sceller le nœud qui va l’unir à
la fille du roi des rois ; une mère orgueilleuse et triomphante, c’est Clytemnestre,
se flatte d’allier son sang à celui du fils de Thétis ; une princesse jeune,
innocente et belle, c’est Iphigénie, laisse éclater avec une douce pudeur
l’espérance de s’unir à un héros invincible ; une triste rivale, jalouse de leur
hymen, c’est Ériphile, frémit dans les bras de sa confidente du bonheur de cette
famille qu’Atride envoie appeler au temple : mais Arcas arrivé pour les chercher,
leur dit, en déplorant la cruauté du père d’Iphigénie,
Ce seul vers échappé, perçant à la fois tous les cœurs, est un trait foudroyant
pour Clytemnestre, pour sa fille, et pour le guerrier qu’elle aime, et un divin
rayon d’espoir et de joie pour leur sinistre ennemie. Celle-ci, dont la douleur
contrastait avec l’allégresse commune, comme l’ombre opposée à une grande lumière
sur un des côtés du tableau, Ériphile, dis-je,
sort tout
à coup de son attitude ; elle fait seule briller son contentement au milieu de
l’indignation, de l’effroi, du désespoir qui saisit généralement les autres
personnages accablés ; et tout change en un instant l’aspect de cette inimitable
peinture. Je ne sais de comparable à ce beau tableau scénique, en tous points
achevé, que les deux situations étonnantes du cinquième acte de
Rodogune, dont je vous retraçai, dans un étendu, le
pathétique, la terreur, et le pompeux appareil. Les anciens, ni les étrangers, n’ont
rien, je crois, qui s’égale à ces modèles ; et l’on peut conclure de l’examen des
conditions théâtrales, que nos poètes nationaux ont laissé sur chaque règle des
traces si lumineuses qu’elles éclipsent la splendeur de tous les talents rivaux.
L’art de former des tableaux agréables dépend de celui qui met les choses en accord,
ou en justes oppositions : c’est l’art de la symétrie. Cette
condition délicate ne saurait être omise dans le genre que nous traitons. La symétrie
théâtrale est de deux espèces : elle tient à l’ordonnance des caractères pareils, ou à
l’ordonnance des caractères contrastants. Elle imprime une certaine majesté générale
aux compositions, et établit une force correspondante entre leurs parties. Un édifice
ne peut plaire si les ailes dont s’appuie le corps de*sa façade ne présentent aux
regards des masses proportionnellement parallèles, et si la petitesse de l’un de ses
côtés, ne répondant pas à la hauteur de l’autre, défigure l’ensemble du monument. Eh
bien ! la satisfaction que l’œil demande à l’architecture, l’esprit l’exige de l’art
dramatique. Ce n’est donc pas sans
raison qu’on parle
figurément de la charpente d’une tragédie, lorsqu’on en veut louer ou blâmer la
construction.
Ces proportions parallèles que la nature garde dans la structure des membres de
l’homme et des animaux, elle les indique, pour le plaisir des yeux et de la pensée, à
tous les arts d’imitation. Une tragédie sera conséquemment irrégulière, si les parties
qui la constituent manquent de cette égalité : les passions n’y peuvent entrer en
lutte si elles ne sont aux prises avec des passions contraires aussi fortes qu’elles.
Les sentiments les plus puissants de la nature ne seront bien mis en jeu que contre la
volonté la plus dénaturée : c’est le cas du sacrifice d’Iphigénie. L’enthousiasme d’un
martyr n’aura rien qui balance son zèle, si la vertu politique ne brille en opposition
avec lui : c’est le cas de Polyeucte et de Sévère. L’habileté d’un tyran triomphera de
toute la prudence humaine, si la profonde discrétion d’une âme indignée ne le
déconcerte : c’est le cas de Phocas et de Léontine. Ajouterai-je des exemples d’une
autre sorte ? Les deux caractères généreux, ouverts, et désintéressés d’Héraclius et
de Martian, contrasteront sans cesse avec les caractères reployés, vindicatifs, et
ambitieux, des autres personnages : ces puissances égales, toujours en équilibre et
réagissantes entre elles, contribuent à l’étonnement que produit leur continuel
combat. Ah ! surtout dans l’immortelle tragédie de Rodogune, cette
majesté qu’impose la symétrie, est non seulement sensible, mais évidente ! Deux frères
tendres, vertueux, noblement amis l’un de l’autre, au-dessus des rivalités de
l’amour et du trône, double objet de leur concurrence,
contrastent tous deux avec deux princesses dont l’une est le crime en personne, et
l’autre la haine irréconciliable. L’une, mère des deux princes, leur demande la tête
de leur maîtresse ; l’autre, dans une scène formée sur le même modèle, leur demande la
tête de leur mère. Les scènes entre les deux héros suivent, dans un même ordre, celles
où leur sont faites ces propositions également odieuses. Ils manifestent à la fois la
même indignation contre les deux femmes ennemies, et la même fraternité l’un pour
l’autre. De cette ordonnance symétrique résulte un dénouement où l’accusation, qui
plane également sur les deux reines, est débattue en deux harangues parallèles, dont
l’éloquente opposition ajoute à la catastrophe une inconcevable grandeur. Tels sont
les effets de la symétrie théâtrale qui fut rarement établie avec tant de suite et de
magnificence.
C’en est assez, je crois, de cet aperçu rapide sur la vingt-sixième condition
tragique. Je n’ai plus qu’à répéter à l’égard de toutes, le conseil qu’Aristote donne
aux poètes sur les diverses espèces de tragédies. Ils doivent tâcher de réussir
dans le plus de conditions qu’il leur sera possible, et dans les plus importantes.
Cela est nécessaire aujourd’hui surtout, que le public est devenu plus difficile.
Comme on a vu des poètes qui excellaient chacun dans quelqu’une de ces conditions,
on voudrait aujourd’hui que chaque poète eût, lui seul, ce qu’ont eu tous les autres
ensemble. »
La prévoyante indulgence du philosophe alla plus loin pour les
auteurs : voulant
les sauver de l’abus des critiques
erronées, qui, sous leur nombre, étouffent le talent dans son germe, il leur fournit
le moyen défensif d’y opposer les réfutations. Il leur prête même douze réponses
péremptoires aux reproches multipliés qu’on peut leur adresser injustement. Ce soin
secourable diffère beaucoup de la rigueur de nos juges prévenus, qui ruinent les
ressources de l’art, pour le plaisir de dogmatiser et d’humilier souvent le génie,
journellement victime des verbeuses opinions dont s’entête leur morgue jalouse, et que
leur suggèrent les partialités.
Si le génie n’échappe qu’avec peine à leurs attaques réitérées, que peuvent les
faibles talents contre elles ? Serait-ce orgueil ou pédantisme que de m’appuyer
moi-même de l’autorité d’Aristote pour user aussi du droit de repousser mille fausses
critiques par autant de valables excuses ? Mais quelle perte de temps entraînerait le
soin de répondre à une nuée d’obscurs ennemis, qui, me prêtant des idées contraires à
celles que j’énonce, démentent ma profession de foi littéraire, bien publique, ou
m’accusent d’encourager, par mes hardiesses, à l’infraction des lois que je proclame ;
qui combattent mes œuvres par mes documents, et qui me divisent en rhéteur sage et en
auteur téméraire, afin de s’accorder en partie avec vos approbations élevées en ma
faveur.
Il faudrait me taire sur leurs inculpations, plus perfides que justes, si l’intérêt
du cours que vous avez honoré de vos suffrages ne m’ordonnait de détruire des erreurs
vulgairement , qui atténueraient le crédit de mes leçons, et qui, malgré
mon zèle, m’empêcheraient de coopérer efficacement à
consolider la saine doctrine : mais je m’abstiens ici d’une polémique dans laquelle un
système de dénigrement trop concerté me força d’entrer en 1811, époque des séances
dont la matière composera le second volume de ce cours. On y verra que mes détracteurs
feuilletonnaires n’ont fait que se copier les uns les autres d’année en année. Ce peu
de mots, que m’arrache le besoin de m’assurer votre confiance, n’est donc qu’une
exposition de mes moyens de défense, qui se développeront dans le drame de ma vie, et
qui, peut-être, ne triompheront qu’à son dénouement, c’est-à-dire, après moi ;
catastrophe personnelle, que retardera le plus possible ma philosophique insouciance
de toutes vanités d’écrivain.
L’instant est venu de me conformer à la méthode qu’ont adoptée avant moi les
professeurs de littérature. Lorsque j’osai les blâmer d’avoir réduit leurs moyens
d’instruction à des analyses successives d’ouvrages entiers dont les servaient
de matière à des leçons de goût arbitraire, semblables aux articles détachés qu’on
insère dans les feuilles périodiques ; lorsque je leur reprochai de ne s’être pas
occupés de la décomposition des règles pour compléter une théorie dont ils cherchassent
ensuite l’application dans la pratique des grands maîtres, on put croire que je
prétendais seulement à m’ouvrir une route différente de la leur, et à me débarrasser des
obstacles que leurs succès antérieurs pouvaient apporter à celui que je désirais
obtenir. Je
n’avais néanmoins que le projet de répandre plus
de clarté sur les principes ; et, témoin du débat de tant d’opinions contraires sur la
littérature, je ne voulus que trouver une marche qui conduisit à des certitudes, et
démontrer que l’art de composer et d’écrire avait ses lois positives, à l’instar de
celles des sciences exactes, et que ses préceptes se déduisaient des lois de la nature,
en considérant cet art comme la science du cœur de l’homme.
Tel fut le premier point d’où je partis : je classifiai d’abord les genres et les
espèces, je me saisis après de l’un d’eux, le genre dramatique. Je fis abstraction de
ses diversités, et n’examinai que la tragédie. Dès que j’en eus défini les qualités,
je passai aux conditions qui lui sont nécessaires : j’en comptai vingt-six ; et les
ayant l’une après l’autre, excepté la dernière, et appuyées chacune de
leurs exemples tirés des anciens et des modernes, je vous donnai par là un essai de
mes formules, applicables à tous les autres genres littéraires. Quelques personnes,
surprises de la nouveauté de cette méthode, me contestèrent ma division qu’ils crurent
imaginaire, et pensaient que le nombre des conditions que j’avais désignées n’était
que problématique. Je ne les avais pourtant pas inventées, mais aperçues, mais
observées, mais attentivement des meilleurs ouvrages du théâtre. Voici
quelle fut ma réponse : Si les vingt-six conditions n’existent pas, leur explication
ne me sera pas possible ; si le public est frappé de leur évidence, d’après leurs
définitions et leurs preuves, elles existent, et mon erreur ne sera plus d’avoir trop
multiplié leur nombre, mais de
n’avoir pas encore entrevu
la quantité plus grande qu’un docte esprit saurait ajouter encore au peu de conditions
indispensables que j’ai premièrement aperçues. Heureux si mon système analytique,
employé par des hommes plus éclairés que je ne le suis et plus dignes de l’étendre et
de l’accomplir, concourait dans l’avenir à séparer enfin le positif du conjectural en
littérature, et à rendre les progrès de son enseignement aussi certains que ceux des
autres sciences, avancées par les lumières de notre siècle !
La vingt-sixième condition de la tragédie, et, selon moi, la dernière, est la réunion
de toutes les antécédentes. De cette réunion si rare et si difficile résulte la beauté
parfaite d’un drame tragique. Il faut donc, comme je le disais, reprendre ici la
marche commune aux autres professeurs, et analyser une seule tragédie suivant chacune
des règles maintenant constatées. Ils ont commencé par où je finis ; et je me flatte
en cela d’avoir choisi l’ordre le meilleur, puisque l’examen d’un ouvrage qui serve
d’exemple à tous les préceptes n’en doit être que la subséquence dépendante.
Mais en quel théâtre choisir ce chef-d’œuvre formé de l’observation de toutes les
règles ? Sera-ce en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre ? Les belles
tragédies italiennes sont en petit nombre, si l’on en excepte les lyriques, et ce
n’est pas ce genre dont il est question. Les pièces de Trissin, de Maffei, ont des
côtés louables, mais ne sont point parfaites : Celles d’Alfieri sont graves,
correctes, pleines de nobles sentiments, mais elles manquent de pathétique : une
simplicité trop nue imprime
l’affectation de la régularité
antique, et la sécheresse du style roidit la maigreur de leurs formes. Les tragédies
espagnoles, trop invraisemblables, abondent en incidents compliqués et merveilleux, et
la division de leur sujet en journées prive leurs plans du bénéfice d’une régulière
économie. Les tragédies anglaises, étincelantes de génie, en prodiguent les traits
sans choix, et Shakespeare conserve lui seul par sa sublime grandeur la dignité qui
caractérise le genre, au milieu d’un monstrueux mélange où le terrible et le
pathétique s’allient aux trivialités bouffonnes.
La plupart des tragédies allemandes, quoique brillantes de sentiment et de vérité
naïve, ont usurpé le titre qui les décore, et ne passeront pour des modèles que dans
le genre intermédiaire, proprement nommé le drame. Sera-ce donc chez les Latins que
nous prendrons l’exemple achevé qu’il nous faut ? Mais les muses romaines ne nous
présentent que Sénèque dont le cothurne est démesuré, tout scintillant de pointes, et
brodé de faux clinquant. Remontons, remontons aux Grecs : c’est entre Eschyle,
Sophocle, et Euripide, qu’il convient de chercher un modèle. La perfection dramatique
appartient à la Melpomène athénienne. Les peuples de l’Attique ont donné le prix à son
Œdipe-Roi, premier ouvrage au monde qui contient des beautés de
chaque sorte, nées de l’exacte application de toutes les règles. Ce juste éloge
témoigne assez que l’ouvrage de Sophocle est le plus savamment accompli dans ses
vingt-six parties qui jamais ait paru sur les théâtres. Mais une de ses importantes
conditions, dont nous ne saurions plus être
de bons juges,
c’est celle du style. Les rhéteurs modernes, et je dis même les meilleurs hellénistes,
qualité dont je n’ai pas droit de me vanter, n’entendent qu’à demi le fonds d’une
langue morte. Ils n’en peuvent saisir absolument la prononciation, les délicatesses,
l’euphonie ; ils n’en apprécient que le sens, et s’ils en supposent le charme
d’expression, sans en dévoiler les mystères, ils l’admirent aveuglément sur la foi de
l’antiquité, dont les suffrages ont tant de poids. Cependant les finesses d’exécution
dans la tragédie ne méritent pas moins d’être évaluées que l’ordonnance de
composition. Me résoudrai-je à les omettre, à les sous-entendre tacitement, et
n’auriez-vous pas à m’objecter la nullité de ces avantages implicites, que
j’attribuerais à l’Œdipe-Roi, sur quelque chef-d’œuvre national dont
vous comprendriez la démonstration entière, tant sous le rapport de la fable que sous
celui de la langue vivante, à l’usage de nos contemporains ? J’éviterai donc ce danger
en décomposant un modèle français, après avoir reconnu que les théâtres étrangers ne
m’en offrent point qui l’égale. Je convaincrai nos rivaux eux-mêmes de la supériorité
de nos muses sur les leurs, et mettrai mon impartialité en évidence, lorsque, me
détournant une fois du grand Corneille, pour m’occuper uniquement de Racine,
j’avouerai que, s’il a des beautés dans ses chefs-d’œuvre partiellement plus larges et
plus hautes que celles de son successeur, il n’a point de pièces qui surpasse la
beauté générale d’Athalie, où l’art qu’il créa fut si régulièrement
perfectionné.
Les tributs de louange que méritent l’illustre
Voltaire,
aussi agréable qu’entraînant et pathétique, et Crébillon, qui moins touchant fut plus
terrible, ne m’empêchent point de croire que la palme acquise à Racine leur doit être
refusée, et que la collection de leurs œuvres dramatiques ne renferme rien de
comparable à la tragédie dont je soumets l’analyse à la loi des vingt-six
conditions.
Suivons graduellement le fil merveilleux d’Athalie. La meilleure
qualité de la fable, ou fait tragique, est d’être simple : rien ne l’est autant que le
sujet dont il s’agit. C’est Joas reconnu, et remis sur le trône ; ainsi que l’énonce
l’auteur dans sa préface. Cette action a son étendue nécessaire. Le secret qui couvre
le sort caché de l’enfant, les dangers de révéler ce mystère ignoré de lui-même, de sa
nation, des prêtres du temple où il fut élevé à l’ombre et sous le nom d’Éliacin, les
précautions à prendre pour le proclamer au moment favorable, sont autant de raisons
qui prolongent l’intrigue et en retardent le dénouement.
La triple unité y est complètement observée : l’unité de lieu ; tout se passe en un
même endroit, que fait connaître Abner dès l’ouverture de la première scène, en
marquant la fête annuelle qui motive son arrivée.
L’unité de jour ; les premiers discours de Joad avertissent que l’action commence le
matin, et qu’elle sera terminée avant la nuit.
« Allez
: pour ce grand jour il faut que je m’
apprête,
L’unité d’action ; un seul personnage est principalement eu péril, et l’unique objet
de l’intérêt est la destinée de Joas : tous les rayons convergent sur ce point
lumineux : Joad ne se meut que pour défendre ce dernier rejeton de ses rois : Athalie
ne marche que pour le détruire : Josabet ne s’occupe que de le conserver : Abner ne
s’efforce qu’à sauver le temple devenu son refuge : Mathan conseille de s’en saisir et
de l’immoler. La règle des trois unités, si bien suivie, ne coûte rien d’ailleurs à la
conduite raisonnable de l’ouvrage, et les morceaux sublimes, dont il est rempli sans y
être artificiellement attachés, répondent mieux que toutes les démonstrations, aux
détracteurs, de cette excellente loi théâtrale, puisque l’art s’y est soumis sans
gêne, et sans que le génie en parût éprouver nulle contrainte.
Le fait, les sentiments, les discours, ont partout, dans ce grand exemple ; les deux
espèces de vraisemblable et de nécessaire dramatique, si recommandé Vraisemblance
ordinaire, dans l’aventure du jeune héritier de David qui, déjà cru mort par ses
assassins, est emporté dans les bras de sa nourrice et de Josabet, et soigneusement
déguisé dans le sanctuaire où
son enfance est reçue comme
orpheline ; mais vraisemblance dans sa conservation mystérieuse au
milieu de tant de témoins, et malgré tant d’adversaires, contre lesquels il n’a que
quelques lévites pour défenseurs ; car des protections célestes l’appuient ; l’aile
des anges et la main de Dieu sont sur lui. Vraisemblance naturelle dans son langage
naïf, et dans l’élocution de tous les personnages qui l’entourent ; mais vraisemblance
idéale dans les réponses lumineuses d’un enfant, bercé au sein du sacerdoce qui lui
fit sucer avec le lait la substance de son instruction religieuse, et dans les
harangues inspirées d’un pontife imbu des sources d’une éloquence prophétique.
Nécessité indispensable dans le silence que garde Joad devant Abner, dans sa
précaution de rassembler des armes consacrées, dans sa prévoyance qui redoubla le
nombre des lévites, dans l’artifice qu’il emploie pour attirer son ennemie, isolée de
toute escorte, au lieu où le piège est tendu. Nécessité encore indispensable au sujet,
dans l’imprudence d’Athalie, que l’avarice et un effroi superstitieux poussent dans le
temple qui se referme sur elle ; mais nécessité dans le refus du
pontife d’accepter des secours humains, et dans le calme inaltérable qui le maintient
inactif à l’heure où le péril presse, où l’orage est conjuré sur sa tête et sur celle
de Joas ; car le doigt de Dieu conduit l’événement. Si Joad intriguait, s’il
s’alarmait, sa foi dans la parole céleste semblerait se démentir, et son aveugle
enthousiasme est, là, le seul encouragement de ses vengeurs.
Les grandes conditions de la terreur, de la pitié,
du
mélange enfin de ces deux passions, sont-elles ici négligées ? Il y a pitié, dès
l’instant que l’innocence de Joas est connue, que sa vie sur laquelle repose le salut
d’Israël est mortellement menacée : il y a pitié pénétrante, lorsqu’on voit sa
faiblesse exposée à la violence d’une reine sanguinaire, plus cruelle que la dent des
bêtes farouches auxquelles il se crut jadis arraché : il y a pitié charmante, lorsque
sa confiance dans les promesses de son Dieu courbe sa tête docile sous le poids d’une
couronne, qu’il se dévoue à porter devant une foule de meurtriers prêts à paraître :
il y a pitié profonde, dans les larmes pieuses que verse sur lui le courageux
grand-prêtre, qui ose affermir, sur un si frêle appui que son pupille, le destin d’une
nation, et fixer le sort de sa propre vie sur la fidélité douteuse du cœur d’un
enfant : il y a enfin une douce pitié, dans les pleurs de tendresse, de crainte, et
d’étonnement de la sensible Josabet, dont l’âme fut pour lui si maternelle, et dans
ceux des compagnons de son âge qui le chérissent fraternellement, et qu’enlève à leur
familiarité le rang suprême d’un jeune ami que désormais ils viendront adorer à
genoux.
Il n’y a pas moins terreur, à la présence de la sacrilège Athalie, dont le seul
aspect fait reculer les serviteurs de l’autel, et menace le sanctuaire de Jérusalem.
Le portrait de cette reine, ses projets, sa haine implacable, ses noirs
pressentiments, l’affreuse apparition de sa mère Jézabel, les fureurs de cette femme
semblable à une louve dévorante qui tient sous sa dent l’agneau craintif qu’elle veut
déchirer, l’envoi
de son féroce ministre chargé de prendre
Joas, le tumulte de son camp autour du temple, son arrivée dans le lieu préparé pour
son châtiment, tout inspire une tragique épouvante : terreur dans le sujet, terreur
dans les pensées, terreur dans les paroles ; et ce qui remue plus violemment encore,
le mélange continu de cette pitié, de cette terreur, doublement produites par le
tableau du dévouement religieux et paternel de Joad pour son élève, qu’il résigne aux
décrets du ciel, et par l’image de l’impiété barbare de ses ennemis, qui sont ceux de
Dieu même, et sur qui le Très-Haut étend son bras exterminateur.
Les tristes circonstances des premiers périls de Joas disposent à l’attendrissement
avant qu’on le voie : Josabet fait ce récit plein de charmes :
Quoi de plus touchant que ces vers sur Joas, si ce n’est la sublimité de son rôle
entier ? Cependant quoi de plus terrible que la manière dont cette même Josabet venait
de peindre la fatale marâtre de cet enfant ?
Ce trait, tout sombre qu’il soit, n’atteint pourtant pas au ton lugubre et effrayant
du récit où cette reine est annoncée.
À ce dernier vers, on s’alarme avec Josabet pour les jours de son neveu menacé : que
sera-ce après que
le sinistre songe d’Athalie aura redoublé
cet effroi ? Cependant Cette épouvante s’accroîtra de plus en plus pour monter à son
comble, vers la catastrophe.
Si le ressort de l’admiration doit seconder celui du pathétique dans la tragédie
sacrée, où le verra-t-on plus hautement déployé que dans les actes de celle-ci ;
disons mieux, dans ce grand acte lié en ses cinq parties par des hymnes rivaux des
plus beaux chœurs de la Melpomène antique ?
L’éminence des rôles de Joad, d’Athalie, et de Joas, ne suffisait-elle pas au talent
de l’auteur, à l’élévation du sujet ? Un personnage mystérieux, invisible, y est
partout présent ; Dieu lui-même, Dieu préside à la marche entière de l’action ; c’est
Dieu qu’Athalie vient attaquer dans son sanctuaire ; c’est le Très-Haut qui règne, et
dont elle veut renverser l’empire ; c’est l’Éternel qui jura de terrasser cette
créature d’un moment ; c’est lui qui dirige son prêtre, lui qui l’inspire, lui qui
l’éclaire, lui qui tonne par sa bouche : voilà le rôle dominant en cette pièce, fondée
sur une imposante théocratie. L’imagination partout frappée entend les arrêts du ciel,
frémit des supplices de l’enfer, et le spectacle des prodiges passés se joint pour
l’étonner à celui qu’elle attend.
Ce sont-là quelques-uns des miracles de ce même
Dieu, que
proclament tant de vers inimitables, et qui ne cessera d’agir sur l’âme des divers
personnages de la pièce. Tel est le poétique fondement de l’admiration dont cette
tragédie transporte les appréciateurs de la vraie beauté idéale, puisque Racine, a
puisé les sources de sa sublimité dans ce qu’il y a de plus haut et de plus
inaccessible aux esprits vulgaires.
La stabilité du décret divin qui règle la grave ordonnance du sujet en occasionne les
péripéties merveilleuses ; car cette tragédie, si grave qu’elle semble uniforme et
lente, n’est point privée de leur mouvement : elle en a des trois espèces : péripétie
de volonté, dans les irrésolutions de la criminelle Athalie ; péripétie de
reconnaissance, dans la proclamation de l’enfant à la royauté, après cette révélation
qui change aux yeux de tous, Éliacin pauvre et méconnu, en Joas couronné, héritier de
David ; enfin péripétie d’événement, alors qu’assiégé par les gardes d’Athalie ; Joas
triomphe de la fortune doucette, audacieuse reine entraînée à la mort par les lévites
vainqueurs : la catastrophe qui la précipite à ses pieds est le coup d’une vengeance
céleste ; cause qui supplée si bien, dans la tragédie sacrée à la condition de la
fatalité dans les fables mythologiques. J’ai développé ce principe assez amplement
dans ce cours, pour n’être pas obligé d’y revenir. :
Jusqu’ici quelles conditions ne sont pas exactement remplies ? Que manque-t-il aux
qualités de ce parfait ouvrage ? L’examinera-t-on maintenant, sous le rapport des
passions ? J’entends la voix de la critique passée lui reprocher de n’en point avoir.
Si l’usage
introduit sur nos théâtres de mêler l’amour à
toutes les actions dramatiques, fait appeler tragédies sans passions les pièces où
l’amour n’entre pas, on rangera sans doute Athalie dans le nombre de celles qui en
sont dénuées ; mais si l’on reconnaît justement que le zèle religieux, que la fidélité
pour les lois, que la soif des vengeances, et que les rivalités haineuses suscitent
les grandes émotions de l’âme, on apercevra la parité qui existe entre
Athalie et les tragédies antiques : on avouera qu’elle est toute
pleine du feu des passions élevées, et qu’elle s’enflamme de toute la rage des
communes frénésies. D’un côté paraît Joad, qui, embrasé de l’enthousiasme de sa loi,
poussé de haine contre les impies, d’exaltation pour les décrets éternels, de charité
pour ses frères, et de paternité pour son pupille, verse en paroles éloquentes les
anathèmes sur les oppresseurs du peuple saint, et l’onction persuasive sur les
affligés qu’il console et défend. Sa passion spirituelle respire la force des passions
de la chair et du sang ; elle a de plus cette hauteur sublime qui place ses vœux dans
les récompenses de l’éternité, ses désirs dans les triomphes de la justice divine et
de l’humaine équité, ses alarmes dans l’humilité de sa propre faiblesse, ses efforts
dans le zèle pour le salut de tous, ses secours dans l’appui d’un ange exterminateur,
ses vues dans le ciel irrité, et son courroux au milieu des éclairs et des tonnerres.
De tels transports, inspirés par l’amour de Dieu, n’ouvrent-ils pas au génie une
carrière plus vaste que les jalousies du vulgaire amour des créatures ? D’un autre
côté se montre Athalie, furieuse de l’impuissance de
sa
souveraineté terrestre, ivre de l’orgueil de son rang et de ses conquêtes mondaines,
aveuglée par une inimitié dénaturée, terrible adversaire d’un enfant dont la vue
l’intimide, et dont les moindres paroles la percent comme des aiguillons. Elle est
assise près du ministre de l’impiété, qui la rassure contre les remords de sa
conscience, et qui ne se peut rassurer contre la sienne. Athalie est l’adversaire du
faible Joas ; Mathan est celui de Joad : son active et cruelle envie aspire à le punir
des prérogatives de sa vertu : sa haine naquit d’une concurrence ambitieuse ; et la
vile fureur de sa vanité, et la basse avarice, deviennent en lui, comme en son
exécrable reine, l’exemple de la fatalité des passions qui s’unit dans cette pièce, à
la fois historique et sacrée, à la fatalité céleste, double condition éminemment
éclatante en ce chef-d’œuvre.
La différence établie entre les passions principales et les secondaires n’y est pas
maintenue moins habilement dans leurs deux espèces. Le prêtre du Dieu d’Israël
n’attend la victoire que d’en-haut ; il dédaigne les réserves de la sagesse humaine ;
car il se sent guidé par une main supérieure : et tandis que le perfide Mathan
s’insinue dans les replis du cœur de la confiante Josabet afin d’en arracher les
secrets par la flatterie et les séductions menteuses, Joad, indigné de la présence de
ce ministre redoutable, Joad cède à l’horreur soudaine qu’inspire aux hommes
scrupuleusement vertueux la rencontre de tout lâche apostat : la prudence ne réprime
pas son courroux involontaire : trop de retenue en face du crime
ressemble aux ménagements de la complicité, ou du moins à
l’indulgence tacite d’un cœur qui n’a qu’une faible haine pour la scélératesse. Résolu
à triompher ou à périr, Joad trahirait sa confiance aux promesses du Très-Haut, s’il
s’humiliait à condescendre aux propositions d’un infâme : c’est donc aux risques de sa
perte qu’il s’écrie, sans lui adresser la parole :
Mathan qui le reconnaît, dit-il, à cette violence, ajoute qu’il devrait
Remarquez l’esprit de cette courte réponse, expression commune de tous les
subalternes émissaires d’un pouvoir oppresseur. Mathan s’appuie de la majesté du trône
et des injonctions de sa souveraine pour compromettre la noble véhémence de Joad
devant une autorité suprême, et pour le noircir du crime de rébellion, Mais le juste
sait que le droit sanctifié des rois ne balance point le droit imprescriptible de la
vertu et du salut des peuples : il ne s’embarrasse pas dans les pièges d’une adroite
fausseté ; il poursuit au nom de la reine, sans s’abaisser encore à répondre aux
paroles de son envoyé.
À ces mots enfin, la réplique de Joad devient directe ;
mais c’est pour le bannir de sa présence et trancher le cours de l’entretien qui le
courrouce.
Il ajoute aussitôt une imprécation foudroyante qui réduit Mathan à le fuir, aveuglé
de confusion et d’horreur. Avaient-ils oublié cette scène, ceux qui reprochaient le
relâchement d’intérêt et le vide à cet acte, et l’absence des passions à la pièce
entière ?
De ces observations ne déduirons-nous pas encore que les caractères y sont
généralement tracés avec force, grandeur, et justesse ? Le rôle de Joad prophétique,
imposant, auguste, zélé, redoutable, est le caractère distinct du sacerdoce militant :
Josabet, près de lui, fidèle, compatissante, charitable, est l’image de la religion
consolante : le zèle de l’un parle le langage de la justice éternelle, stable, et
vengeresse ; la piété soumise de l’autre exprime l’onction de la miséricorde : l’un
menace et promet, l’autre prié et espère : l’un effraye et convainc, l’autre gagne et
persuade. Josabet, intimidée au péril de la foi et de Joas, cherche des appuis autour
d’elle ; Joad compte sur l’aide de Dieu, et ne s’ouvre même pas aux dispositions
généreuses d’Abner : c’est un guerrier : il vit dans les cours, dans les armées ;
l’habituel emploi des seules forces militaires ôte à son esprit l’exercice des
puissances intellectuelles ; il ne connaît que les ressorts visibles, et ceux de la
foi sont au-dessus de ce qu’il peut comprendre : l’homme saint, qui juge
de son infériorité, renonce à le persuader de l’évidence de ses
moyens ; il ne veut trouver en lui que, ce qu’il est chez les princes, l’instrument
zélé d’une volonté qu’on lui cache. Abner montre, du reste, toutes les vertus de son
état, l’honneur fidèle, l’humanité, la valeur, et le dévouement de sa vie. Quelle
ardeur l’anime à sauver les Hébreux et leur temple menacé ! Par quels efforts ne
presse-t-il pas le pontife de se rendre aux avis qu’il lui croit salutaires !
Ce même Abner n’est pas plus vaillant dans l’armée, que courageux dans le conseil des
rois ; il s’indigne contre le projet d’un meurtre injuste et inutile : sa noble voix
éclate avec d’autant plus d’avantage qu’elle attaque un organe de miséricorde qui
n’exprime que les sentiments de la cruauté. L’image d’un enfant épouvante une
puissante reine : Mathan ne sait encore quel il est, et conclut à s’en saisir pour lui
donner la mort.
] La concision de ce discours est parfaite ; car
l’innocence considérée sous deux suppositions générales y est sacrifiée
irrévocablement à la tranquillité d’un pouvoir criminel : digne langage qui servira de
texte à jamais aux émules sacrés d’un tel courtisan.
Ces deux interlocutions rapprochées présentent, sous un même coup d’œil, le contraste
qu’on a gémi de revoir perpétuellement dans le monde ; la profession guerrière,
souvent humaine et généreuse, au sein des discordes même, et le sacerdoce sanguinaire
et proscripteur après les victoires et au sein de la paix.
Le caractère particulier d’Athalie est si fièrement dessiné qu’il n’aurait pas besoin
de la consistance et de la magie des couleurs qui le relèvent pour être admiré des
connaisseurs : cette figure hardie imprime, au premier regard, le souvenir de ses
traits : il le fallait ainsi ; car leur effronterie criminelle les rend odieux, et le
poète, fidèle aux préceptes d’un art dont le but est de plaire, a si peu prodigué sa
hideuse présence, qu’elle ne paraît qu’au second et au cinquième actes, bien que
l’action entière se remplisse de la terreur que le personnage inspire. Ainsi le
peintre immortel de la transfiguration se garda d’exposer sur un premier plan l’image
difforme du possédé, et de le détacher en une grande figure : mais il recula des yeux
son aspect horrible, et le borna dans de petites proportions, pour laisser les regards
jouir en liberté des autres objets sublimes qui font le charme et la gloire de son
pinceau. Ces
procédés comparables de la poésie et de la
peinture, en ce qui touche la règle du beau, deviennent très lucides, si l’on met à
côté de Raphaël ce Racine qui le rappelle par sa correction et par les grâces d’un
goût sévère.
Le caractère d’Athalie se montre peu, tandis que Joad, son épouse, et son élève,
paraissent le plus souvent ; disposition conforme au penchant honorable du public,
toujours satisfait d’entendre les discours abondants de la morale et de l’équité, mais
sitôt las d’écouter les récits des forfaits, et l’expression des féroces vengeances.
C’en est assez pour lui de voir une fois Athalie superbe, égarée, menaçante : il se
souvient, en se rappelant ses meurtres, et sa présomption fondée sur un trône fragile,
qu’elle a le caractère de l’impiété audacieuse et de la tyrannie : désormais il ne
veut la revoir que châtiée au gré du peuple, dont la voix unanime est, selon
l’écriture et tous les temps, celle de Dieu même. Le châtiment qu’elle subit, suite
des anathèmes lancés contre elle, l’accomplissement des sentences prédites par Joad,
l’attaque imprévue des lévites armés, le trône élevé par les descendants d’Aaron, il
n’est rien qui ne s’accorde avec les coutumes des Israélites : la condition des mœurs,
si rarement jointe à celle des caractères, n’offre nulle part un exemple de son effet
magique plus puissant que dans cette tragédie. Racine, qui sut se dépouiller de ses
propres idées pour admettre celles des Hébreux, de sa douceur naturelle pour animer le
rôle de la féroce Athalie, de sa tolérance philosophique pour exalter le fanatisme du
pontife,
de sa candeur modeste pour déployer la fourbe
ambitieuse de Mathan, enfin des richesses de son savoir pour faire parler la
simplicité d’un enfant ; Racine, en toutes ces parties si supérieur à Voltaire, quoi
qu’on en dise, l’emporte encore sur lui par la vérité des mœurs. On dirait qu’il vécut
dans Jérusalem, qu’il fut initié aux mystères de l’arche sainte, qu’il ne respira que
les parfums de l’encensoir et l’inspiration des cantiques. Ce même poète, qu’on eût
pris dans ses pièces mythologiques pour l’abeille du mont Hymette, qu’on eût cru dès
l’enfance abreuvé aux seules eaux du Permesse, maintenant est un chantre sacré qui
semble, comme le Psalmiste, n’avoir puisé son ivresse que dans les ondes du Jourdain.
Dès les premiers vers, il vous fait déplorer avec Abner l’attiédissement du peuple de
Dieu, et vous décrit ses usages pour la fête qui se prépare. Ailleurs, les
circonstances qu’il détaille sont si précises, que l’auteur paraît en avoir été le
témoin, et non les rapporter vaguement sur la foi des traditions. C’est ainsi que
Zacharie rend compte des apprêts d’une solennité annuelle :
En ces détails éclate le talent de relever les moindres
choses par le style, non en écrivain puérilement prétentieux qui s’use à vaincre de
petites difficultés, mais en poète qui sait anoblir, comme il le doit, tous les objets
nécessaires. Dans un autre endroit, la loi de la purification, si sacrée pour les
Juifs, est rappelée avec éloquence. Racine sait y joindre un sentiment excité dans
l’âme de Joad par la présence d’Athalie : il craint qu’elle n’ait souillé le
sanctuaire.
Contemplez l’ordonnance générale que rehausse l’habile exécution des détails :
prêtez-vous à l’illusion préparée, ou plutôt cédez malgré vous à la magie de l’art,
vous vous supposerez admis au milieu des habitants de la Judée. L’ascendant du
grand-prêtre ne vous étonnera plus, en vous figurant la crédule soumission des Hébreux
habitués à suivre la voix de leurs inspirés, et à marcher comme leur Salomon sur les
pas du chef des enfants de Lévi, qui les devançaient dans les cérémonies, qui
promettaient la victoire à leurs armées, qui sacraient leurs rois, et sanctifiaient
les contrats de leurs familles. Frappés du spectacle de leurs mœurs, vous ne vous
demanderez plus quel intérêt tragique peut exciter le sort d’un prêtre et d’un enfant.
Joas sera dans votre esprit le dernier espoir de la monarchie théocratique des Juifs,
et Joad la solide colonne du temple de Jérusalem. Les événements qui menacent de le
renverser vous attacheront ; les caractères de ses défenseurs et de ses ennemis vous
toucheront ; les passions, nées de leur culte, de leurs
rites, de leurs coutumes, et de leur époque, vous agiteront ; et leur politique, plus
divine qu’humaine, s’expliquant à vous par des raisons supérieures à celles de la
politique du monde, vous saisira puissamment. Douterez-vous après cela que
l’importante condition de l’intérêt ne soit remplie complètement dans ses quatre
espèces ?
Eh ! comment, en effet, nier l’intérêt d’une action exposée avec tant d’art et de
pompe ? Son exposition auguste sème dès le commencement les germes de la curiosité, de
la surprise, et de l’épouvante. Le fait est simple, mais les circonstances antérieures
en sont nombreuses : elles se déroulent avec un ordre majestueux et dans un langage si
resplendissant que les pensées et les figures y apparaissent revêtues de lumière : la
condition de bien exposer les noms, les localités, et le sujet, emporte avec elle
l’exposition des caractères : vous ne l’avez pas oublié : eh bien ! le second discours
d’Abner y satisfait si bien que tous les personnages sont désignés, et leurs passions
découvertes avant la fin du morceau, il présageait à Joad ses craintes sur les projets
d’Athalie, et continue en ces mots :
Maxime dramatiquement exprimée par le tour interrogatif qui la rend directe au
personnage, quoiqu’elle puisse être généralisée ; car il est trop vrai que sous le
règne des méchants, la vertu est le seul crime qu’ils punissent. On doit le moins
possible au théâtre mettre
les choses en sentences
détachées ; cela trahit l’artifice de l’auteur.
Cette rage de l’apostasie est peinte fidèlement : les transfuges de toutes les sectes
ressentent une honte dont ils se vengent sur les partis qu’ils abandonnèrent ; ils
s’efforcent de les détruire, pour éviter devant eux le reproche d’avoir été faibles ou
traîtres.
Véritable image de l’habile inimitié, d’autant plus pernicieuse qu’elle se masque
d’un air de bonté. Nos ennemis les plus à craindre sont ceux qui feignent de nous
excuser, afin d’aggraver sur nous, et de prolonger le blâme,
Ce trait n’est pas jeté au hasard ; il porte un rayon de clarté sur le sujet qui
s’annonce. Le vengeur caché que présage la terreur d’Athalie, on cherche à deviner
quel il est ; et la seconde scène révèle que c’est Joas, élevé sous l’aile du
Seigneur, héritier de David ; tout est disposé, tout est su : les noms, les lieux, les
intérêts, les desseins, on connaît tout ; et la pièce, exposée avec noblesse et
lucidité, va se développer sans embarras dans son extrême splendeur.
À peine s’ouvre le second acte que déjà l’intrigue se lie ; son nœud se forme entre
Athalie et Joas, dont le sublime rapprochement occasionne le trouble et l’admiration
des spectateurs. J’ai dit que le nœud se devait resserrer au sein des troisième et
quatrième actes des tragédies : ce Joas échappé miraculeusement des mains de sa féroce
ennemie, n’est pas sorti de ses périls : voici que Mathan le redemande au nom de la
reine : son entretien avec Josabet redouble ses dangers. L’indiscrétion involontaire
que cause la frayeur peut arracher à cette femme le
secret
de l’origine d’Éliacin : le public s’épouvante comme elle des mouvements tortueux de
Mathan qui cherche à l’envelopper dans ses ruses : mais Joad survient, et le
terrasse : l’imposteur fuit, et court à la vengeance. Abner est jeté dans les prisons.
L’armée d’Athalie allume des feux pour incendier le temple, et c’est à l’heure où tant
d’orages se soulèvent contre le pontife, qu’il ose couronner son pupille, et le
proclamer fils des rois d’Israël. J’ignore pourquoi Voltaire, si supérieur par
l’universalité de son esprit, eut l’ambitieuse manie de s’attaquer particulièrement
aux chefs-d’œuvre et aux noms des grands maîtres ; tels, par exemple, qu’Homère,
Corneille, Fénelon, Jean-Jacques, en un mot, les rois de la littérature, comme s’il
eut voulu faire une révolution en sa faveur contre leur renommée : j’ignore, dis-je,
pourquoi il démentit son admiration exclusive pour Racine, en dépréciant la beauté du
nœud intéressant d’Athalie. Sa superficielle critique est si injuste à cet égard, que
son disciple La Harpe osa la lui reprocher très judicieusement, et le haut génie de
Racine répand ici tant d’éclat, que frappant le rhéteur de son évidence, il
l’échauffe, et le contraint à déclarer l’aveuglement de Voltaire, dont l’esprit alors
vieillissait.
Athalie, considérée sous le rapport de l’ordre des actes, atteste la
science et l’expérience du théâtre que possédait son auteur.
Le premier acte est consacré à une exposition claire et magnifique dont le double
effet capte l’attention par les circonstances du sujet et par l’appareil qui le
rehausse. Dès le second acte, tout se meut, tout
s’anime :
le troisième resserre le nœud ; et le ralentissement de l’action permet au poète de
déployer les richesses de son imagination et d’ouvrir les trésors des cantiques et des
prophéties, ou de cacher le vide qu’on lui reprocherait, par ses ressources
ingénieuses. Plus haut, le cœur et l’âme étaient intéressés par les faits : plus loin,
l’esprit est étonné par la diction : mais toujours le spectateur occupé passe de
merveilles en merveilles. Au quatrième acte, tout semble se suspendre ; le calme règne
sur la scène : l’action s’interrompt-elle ? Non, elle marche insensiblement ; et là
s’exécute cette loi si rarement suivie de modérer la rapidité des événements pour que
leur marche soit plus auguste et que la grandeur des sentiments s’imprime dans le
souvenir, ainsi que la pompe tardive des cérémonies solennelles. Là, ce que les
ignorants nomment des longueurs, ce dont ils exigeraient le retranchement, par leurs
étroites coupures, est ce qui constitue la majesté même des choses, puisqu’elles ne
sont point superflues, mais graves et sublimes. Elles ont ce mérite encore de précéder
dans Athalie, les secousses d’un cinquième acte mis en action. Si le
quatrième ne ménageait un repos, le mouvement qui le suit ne surprendrait plus, ou
fatiguerait les esprits agités par son accélération. Il fallait que le tissu se
relâchât un moment. En effet l’action se détend, mais elle continue : la scène se
remplit du couronnement de Joas, et s’anime de la chaleur du plus éloquent discours de
Joad. C’est alors qu’il s’adresse aux lévites, à qui l’on découvre leur légitime roi,
à qui l’on fait jurer sur les livres saints de le défendre jusqu’à la mort.
Cependant le temple est au dehors assiégé : d’où vient cette
paix apparente qu’il garde en son intérieur ? La vraisemblance souffre-t-elle que le
grand-prêtre catéchise son élève couronné, tandis qu’il faut courir aux armes et
soulever Israël ? Sans doute, elle l’exige, selon les nécessités du sujet et des
caractères.
Telle est l’ambition élevée d’un homme de la profession de Joad. Racine n’a rien omis
de ce qu’un prêtre devait dire ou penser. Les mesures du pontife sont prises : il sait
que la prudence des hommes n’y peut rien ajouter. Il doit être maintenant oisif ;
c’est un grand politique, c’est un inspiré ; voici quelle est la prévoyance de son
génie. Si, trop faible contre ses adversaires, son destin est de succomber avec Joas
sous leur puissance, le monde apprendra qu’il mourut avec lui en martyr de sa loi,
sans même s’alarmer de l’approche de leurs coups : s’il en triomphe, le monde croira
que la main de Dieu seul a garanti sa tête et son roi des forces de l’iniquité. Sa
victoire sera tout à fait miraculeuse. Dirai-je plus ? il couronne un maître futur ;
nouveau Samuel, il peut redouter que Joas ne devienne un autre Saül. Il saisit
l’instant des périls pour étonner sa jeunesse, et graver au fond de son cœur le
souvenir de son zèle mêlé au sentiment ineffaçable de la révolution qui s’apprête : il
lui inculque dans l’âme cette morale vraiment sainte, qui soumet l’homme à la
divinité, avertit les rois des
pièges de l’adulation, leur
imprime le respect des peuples, et leur rappelle les souffrances du pauvre ; leçon
d’autant plus étendue qu’elle ne se restreint pas au dogme, et qu’elle est
universelle. Après lui avoir déclaré qu’un roi ne reçoit son titre et sa puissance que
de la loi à laquelle il l’enchaîne par un serment, il continue en ces mots, qui le
préviennent de l’ivresse du pouvoir absolu, et de l’ascendant des flatteurs :
Ces seuls vers serviraient de code à l’humanité toute entière ; et l’onction des
paroles de Joad ajoute à la force des vérités générales toute la douceur de la
persuasion. En te morceau, Racine est créateur ; car
ces
beautés n’eurent point de modèles, et nées de son âme, devinrent d’éternels
exemples.
Le compte que je rends démontre l’importance et la plénitude de cet acte, faussement
accusé de langueur. L’apparence de repos qu’il présente, au milieu de mille intérêts
agités, a je ne sais quoi de lugubre et de sinistre. L’armée des oppresseurs contraint
les lévites enfermés au mystère et au silence. Quand la tyrannie pèse, tout paraît
tranquille, tout est muet. Le calme répandu est celui qu’inspirent la crainte et les
méditations de la vengeance : il ressemble à l’immobilité de l’air, sous un ciel
orageux et noirci ; les hommes gênés sentent jusqu’à leur souffle comprimé : mais
bientôt le nuage crève, et quand la foudre éclate de tous côtés, et que les tempêtes
fondent en pluie, les hommes et les animaux respirent, heureux d’espérer la sérénité
future, et de sentir leur âme épanouie. Le cinquième acte est pareil à la fin de cet
orage : le bruit et l’effroi le commencent : les chocs s’y multiplient, et l’invisible
rôle de la pièce s’y dévoile en portant les derniers coups : car la suite conséquente
de ce chef-d’œuvre voulait que l’ennemie implacable de l’Éternel pérît dans son
sanctuaire. Aussi Joad annonce-t-il son châtiment par ce vers terrible :
Athalie venait attaquer Dieu dans son temple ; elle y revint essayer de fléchir ce
Dieu par ses dons ; elle ose tenter d’arracher à ce Dieu le trésor qu’il conserve à
l’abri de l’autel, et, selon son propre aveu, c’est ce Dieu même qui la tue : car vous
ne l’entendez point
nommer Joad, l’auteur de sa ruine, mais
ce céleste adversaire :
Admirable exclamation qui est l’accomplissement de l’œuvre. Il s’achève, comme il fut
commencé, par des ressorts merveilleux et divins.
Outre l’ordre des actes, admirez la liaison habile de chaque scène, et l’arrangement
des scènes capitales, le combat des forces contraires, le jeu et l’équilibre des
passions, le mouvement oscillatoire des volontés l’une par l’autre poussées, et
revenant sur elles-mêmes. C’est là ce qui distingue surtout l’entretien d’Athalie et
de Joas. La terreur et la pitié président à cette grande entrevue. L’auteur vous
dispose d’abord à frémir pour Éliacin, et à gémir sur la faiblesse de son âge, qui n’a
d’autre appui que le ciel. Le guerrier Abner promet à Josabet de le prendre sous sa
garde : elle reste présente ; on montre l’enfant à la reine ; celle-ci reconnaît
l’image que lui offrirent ses pressentiments ; elle l’interroge ; Josabet tremble de
l’imprudence de ses paroles,
dit la soupçonneuse Athalie : elle veut qu’il s’explique seul. Son
désir avertit le spectateur du péril de Joas. La suite de ses réponses naïves est
au-dessus des louanges. Athalie semble déjà vaincue par les grâces de sa jeunesse ;
mais revenant sur soi, elle se dit en sa pensée,
J’ai longtemps réfléchi sur ce mot que je crus être
la
seule faute de cette scène. Rarement on s’avoue sa propre méchanceté ; on se la
déguise plutôt sous des prétextes plausibles : mais me rappelant qu’Athalie usurpa son
rang par des cruautés, ce mouvement involontaire m’a paru vrai en elle. L’inclination
du cœur humain est la compassion : mais comme elle trahirait tous les desseins de
l’orgueil ambitieux qui ne s’avance qu’à travers le carnage, ce n’est point assez pour
les héros de cette carrière sanglante que de triompher de la pitié des autres, il faut
qu’ils triomphent de la leur, comme d’un vice nuisible. Le soin de leurs succès leur
fait un devoir d’étouffer en eux la nature même, qui s’en révolte intérieurement.
Ici, l’on croit la fille d’Achab satisfaite : on s’empresse de soustraire Joas à ses
yeux ; mouvement qui coupe en deux parts une longue scène qui fut devenue peut-être
fatigante sans cet artifice. Vous sortez, dit la reine ; et sa surveillance, qui
attire Joas de nouveau, ramène avec lui les sentiments tragiques, et resserre le nœud
de la scène divinement exposée. Le cours des interlocutions, en redoublant les transes
et les doutes du spectateur, développe à son esprit le riche détail des pratiques de
l’éducation sacerdotale, et de la nation juive. Athalie veut dégoûter Joas de
l’austérité de ses rites, elle l’invite à s’asseoir en sa cour à la table des
rois :
Un homme eût payé de sa vie le sens d’une pareille allusion : mais un enfant la
prononce : séparé par un
vaste intervalle de la puissance
qu’il brave, sa faiblesse est sa garantie : la vraisemblance est gardée. C’est ainsi,
que contre les rois et les grands, armés de la force, un parti rival ne saurait
défendre une nation, tandis que la misère, nue et sans armes, d’un apôtre de la
vérité, le quelquefois à couvert de leurs fureurs : organe bas et méprisable devant
eux, il acquiert de leur utile dédain le droit d’éclairer hautement les peuples.
La colère d’Athalie ne se tourne que contre ceux qui instruisirent Éliacin : elle
ajoute qu’elle désire le traiter comme son propre fils.
L’orphelin ne connaît d’autre père que Dieu. Comme il déclare bien ici la suprême
noblesse de son origine ! il la préfère à l’adoption d’une reine. Tout est sublimité
dans ce dialogue. Enfin Athalie outrée, se livre à ses fougueux emportements, et sa
passion échauffée termine la scène par un discours plein et suivi, conforme à la
gradation marquée dans les scènes antiques. Elle sort furieuse, combattue dans ses
volontés premières par ses propres incertitudes, et laissant après elle l’horreur et
l’épouvante.
L’éloge que j’ai déjà fait du cinquième acte d’Athalie, en examinant l’ordre général,
m’a fait anticiper sur ce que j’avais à dire de la condition de son dénouement.
Remarquons seulement qu’il est de l’espèce des dénouements mixtes, puisque l’action
est implexe, et se compose du double et différent destin des bons et des méchants.
Passons au style : c’est l’occasion de rappeler la nécessité du travail préparatoire
des leçons écrites dans les cours de littérature : obligé d’assimiler son langage au
style des poètes dont on parle, on doit y accorder le ton de la prose même, du mieux
qu’on le peut, sans qu’aucune recherche élégante obscurcisse les préceptes du goût. Ce
soin serait impraticable quelque habitué qu’on fût d’aborder les matières et de les
traiter en des discours prononcés d’abondance, lorsqu’il faudrait conformer son
élocution et ses pensées aux purs et lucides exemples de Racine. Nul écrivain ne fut
plus souple sans mollesse, plus fleuri sans vaine parure, plus pompeux sans
ostentation, plus riche sans faste inutile, plus précis sans sécheresse, plus fort
sans perdre de sa grâce et de sa beauté. Son style, qu’on croirait le même partout, et
qui n’est qu’à lui, porte à son gré les trois caractères de la mythologie, de
l’histoire, et de l’écriture sainte. L’analyse de son procédé découvre le mystère de
cette variété. Dès qu’il fait parler l’histoire, il fond habilement dans ses
expressions les termes de la politique et du raisonnement ; son élocution animée par
les images, n’est que la raison et la logique en figures. Lorsqu’il développe la
fable, les passions s’expriment dans ses vers sous les attributs de l’allégorie, et
sous les formes des divinités païennes, dont les noms sans cesse répétés prêtent un
charme à sa poésie. Dans Athalie, au contraire, tous ces enchantements du paganisme
disparaissent : le feu des psaumes enflamme sa diction ; il affranchit ses pensées des
entraves du discours ordinaire, tranche les liaisons, s’élance aux plus
hautes idées d’un vol brusque, et revient à une simple naïveté par
des transitions rapides. Il prend tantôt l’attribut physique pour le moral, les choses
pour les personnes, et la partie pour le tout. L’œil, la main, la bouche de Dieu,
désignent tantôt sa présence cachée, tantôt sa force invisible, tantôt ses arrêts
inévitables. Le front des villes dans le ciel, ou abaissé dans la poudre, annonce leur
grandeur ou leur ruine. La race de David est éteinte, et le flambeau qu’on en rallume
en est à la fois l’image et le symbole du Messie dont les Juifs, en leur croyance,
attendent la lumière.
En ce commandement, renouvelé d’Isaïe, les crimes sont là pour les
criminels, et le verbe exterminer, qui agit sur
eux, les personnifie.
Quelquefois il passe vivement de l’objet à la comparaison par un tour neuf et
hardi.
Les mesures des hémistiches, le retour des rimes, ne gênent pas sa liberté facile. Il
montre que bien écrire, ce n’est pas seulement arranger les mots selon les lois
grammaticales et la syntaxe, c’est donner à la parole le même mouvement qu’à la
pensée. Il faut que le style aille vite ou lentement comme les choses. Jugez-en sur la
dernière partie du fameux songe d’Athalie : elle raconte qu’elle crut voir un enfant
lui plonger un poignard dans le cœur,
Ces vers, partout coupés et variés en leurs césures, annoncent le trouble, le
tumulte, et la fuite. J’ai vu ce même enfant, dit-elle d’abord ; et elle répète plus
bas, je l’ai vu. Mais son imagination, se réalisant l’objet de son souvenir, le lui
rend présent ; car, à cette heure, elle le revoit, c’est lui-même ! s’écrie-t-elle.
Voilà comme parle en effet la passion émue dont ce beau récit peint la gradation
naturelle : la seule vérité en constitue l’éloquence. Les deux espèces de style,
convenables à la tragédie, concourent à l’excellence de l’exposition et de la conduite
de celle-ci. La poésie en est pure, élevée, magnifique, dans les peintures locales ;
elle est nette et simplement animée dans l’action.
Le dialogue, tantôt formé de discours soutenus, s’échauffe par degrés d’une éloquence
qui remue profondément les cœurs, et tantôt, se pressant en répliques entrecoupées,
étincelle de traits naïfs ou sublimes. La même plume, qui colore si richement
] les choses, lorsqu’il faut étonner et peindre ; use des
termes les plus familiers, lorsqu’il ne convient que de les dire, et que les moments
sont comptés. Joad se hâte de découvrir Joas à son ennemie confondue.
Cette expression, sucer la mamelle, blesserait la délicatesse du
faux goût ; peut-être l’accueillerait-on aujourd’hui par des huées. Racine, ne
dédaigne pas de l’emprunter du langage vulgaire, parce qu’en ce moment il ne veut être
que clair et vrai. Il avait su pourtant, par le choix des mots et des tours les plus
nobles, faire entendre les oracles de Joad, et égaler les chants des chœurs à la
sublimité des psaumes.
Plus loin :
On sait que l’aréopage assemblé pour juger Sophocle couvrit d’applaudissements la
lecture de la première strophe de son Œdipe, et que le charme mélodieux
de ses vers transporta l’assemblée de ravissements. Ne doutons pas que les Athéniens
n’eussent apprécié de même la douceur et la grâce inconcevable de ces
strophes que chantent les Israélites en honneur du petit Joas.
Et dans le chant qui suit :
Ailleurs, les hymnes dialogués se remplissent d’inspiration.
Auparavant le poète avait interrogé la ville elle-même,
qu’il anima par une sublime prosopopée.
Tel est le jeu continuel d’un style, toujours proprement adapté aux choses, qui monte
ou s’abaisse au ton convenable, selon les desseins du poète, et dont l’heureuse
mobilité suit avec aisance les contours multipliés des images et la promptitude des
idées.
À ces conditions ajoutez celles des tableaux scéniques et de la symétrie. Quoi de
mieux mesuré que les contrastes frappants de Joad plein de zèle, de vertu et de
confiance en Dieu, avec Mathan plein d’agitation, de vices, et d’endurcissement dans
l’incrédulité ? Quoi de mieux placé en opposition théâtrale qu’une reine impie,
sanguinaire et puissante, et qu’un orphelin, pieux, innocent et sans défense ? Quelle
juste proportion dans les effets secondaires que produisent les vertus humaines de la
fidèle Josabet et du vaillant Abner ? Remettez-vous dans l’esprit le tableau tragique
formé du concours des principaux acteurs, au moment qu’Athalie interroge l’enfant. Ne
dirait-on pas une brebis craintive sous les ongles d’une lionne farouche, dont la rage
épouvante autour d’elle tous les témoins. La cérémonie du couronnement de Joas, le
triomphe ensanglanté qu’il obtient sur le trône, aux pieds duquel périt sa cruelle
adversaire, sont autant de tableaux scéniques inimitables. Si
la peinture les voulait reproduire sur la toile, elle ne pourrait mieux poser les
groupes, choisir les attitudes, et n’aurait qu’à les copier pour exciter
l’admiration.
Concluons que rien ne manqué à la perfection de ce chef-d’œuvre, puisque analysé sous
vingt-six différents rapports, il satisfait à là dernière, à la plus rare des
conditions, qui est de les réunir toutes dans son étonnante beauté. Cinna,
Rodogune, Polyeucte, ni les Horaces, ni même
Phèdre, ou Iphigénie en Aulide, ne lutteraient
avantageusement contre ce grand modèle. Non que ces ouvrages, et surtout ceux de
Corneille, ne présentent quelques faces plus éminentes et plus vastes ; mais
Athalie les surpasse par l’ensemble parfait de toutes ses parties.
Déplorons les erreurs de la critique partiale ou ignorante, qui osa si longtemps
réprouver, cette fameuse tragédie. Déplorons les faux jugements du bel esprit sur les
travaux du génie, puisque l’auteur mourut sans avoir été témoin de la gloire de sa
pièce publiquement décriée, et que Fontenelle sema contre elle ce refrain plus
nuisible à lui-même qu’à Racine :
Le croirait-on ? ce chef-d’œuvre n’eût jamais illustré la scène, si le régent de
France, intéressé à flatter la vogue par des allusions a l’enfance d’un roi ; pour qui
Massillon prêcha son Petit-Carême avec tant de célébrité, n’eût trouvé dans
Athalie un spectacle digne
de plaire à son
pupille et à la nation, dont il était l’espérance. Ce ne fut donc pas même la justice
du bon goût qui la tira de l’oubli, mais le hasard d’une circonstance de cour ; et du
moins, cette fois, l’intérêt des grands devint favorable aux intérêts du génie.
Messieurs, la première partie de mon cours littéraire finit à cet exposé de ma
méthode appliquée au genre tragique. Je crois utile d’avertir qu’il serait dangereux
de multiplier beaucoup le nombre des conditions que j’ai classées. Les lègues
modifications ne sont pas des règles ; et si l’on s’en faisait trop, l’esprit, ne les
pouvant bien déterminer, s’y confondrait, comme si l’art n’en avait aucune. En
appliquant mes vingt-six principes à l’examen de toutes les tragédies, on saura
positivement en quoi elles sont bonnes, en quoi fautives : dès lors, plus
d’arbitraire, ni de débat sur les décisions. C’est à ce résultat que je me suis
efforcé de parvenir par mon travail analytique. En statuant les axiomes sur les règles
capitales, j’ai tâché d’approfondir les causes de celles-ci, pour me rendre compte de
leurs effets, ayant remarqué qu’autrement les littérateurs se serviraient des
préceptes de l’art, comme les ouvriers emploient et construisent même des machines,
sans connaître les lois qui en meuvent les leviers, les ressorts, et les rouages.
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