[Épigraphe]
Summa sequar fastigia rerum.
L’administration de l’Athénée m’ayant exprimé le vœu que je renouvelasse mon Cours sur la
tragédie, je l’entremêlai de celui de la comédie ; et l’un et l’autre genres devinrent
alternativement l’objet des dissertations que je soumis à mon auditoire, de semaine en
semaine. Les leçons qu’on va lire ont été prononcées publiquement en 1810 et 1811,
redemandées, et répétées en 1815.
La plupart des littérateurs qui ont professé l’art dramatique ayant traité plus ou moins
doctement le genre de la tragédie qui leur a paru le plus important, parce qu’il est le
plus grave, et n’ayant envisagé qu’en passant celui de la comédie, je pense que cette
seconde partie de mon Cours, qui est plus nouvelle, et qui manquait à l’enseignement
littéraire, pourra devenir plus utile que la première.
Je n’ai pu recueillir les éléments du beau dans le genre tragique,
qu’en empruntant les exemples tirés de plusieurs poètes rivaux, afin de compléter le code
de ses lois, tandis que les principes du bon dans la Comédie, et dans toutes ses espèces,
m’ont presque tous été fournis par les seules pièces de notre Molière,
auteur jusqu’aujourd’hui sans rival. L’assemblage des leçons que je publie sur son art
n’est donc pas moins un travail d’instruction qu’un monument en hommage à sa gloire.
Un peuple a tellement brillé par son esprit au-dessus des autres peuples de la terre,
qu’ils semblent tous n’avoir reçu que de lui seul la connaissance des belles-lettres, et
ne les avoir cultivées que d’après ses
leçons. D’où vient ce
privilège acquis aux habitants de l’ancienne Grèce, de s’être rendus les maîtres de
toutes les nations modernes dans la poésie, l’éloquence, et les beaux-arts ? Serait-ce
de la nature ? Eh ! pourquoi favoriserait-elle une région plus qu’une autre, lorsque les
individus que le hasard y place vivent sous une température également propice au
développement de leur intelligence ? Serait-ce de l’application à l’étude ? mais toutes
les sociétés humaines ont laissé des preuves de la même assiduité aux travaux
littéraires, sans que leur zèle produisît des résultats aussi éclatants. Serait-ce de
l’héritage des monuments de l’antiquité, et de l’avantage d’avoir été dirigés par les
documents de savants prédécesseurs ? mais les modernes sont en cela plus riches que le
peuple grec, et de plus, instruits par son érudition première, et par les exemples qu’il
a prodigués à la postérité. Serait-ce de l’indépendance que lui conserva son
gouvernement ? L’expérience a démontré que les lois républicaines et monarchiques, et
même les règlements despotiques, n’empêchaient pas certains genres de littérature de se
perfectionner ; et si nous n’envisageons spécialement que celui qui va devenir l’objet
de nos séances, la comédie, nous apercevrons que les Athéniens,
libres, ont eu leur Aristophane et leur Ménandre, qui florissaient sous la république,
ainsi que sous la liberté romaine
fleurirent Plaute et Térence,
et comme, sous la monarchie impérieuse de Louis XIV, les Français ont eu leur Molière et
leur Regnard. Quelle est donc la véritable raison de la supériorité du peuple attique ;
et pourquoi a-t-il atteint le premier chaque point de perfection dans les arts
imitateurs dont il nous a transmis les types et les modèles ? ce fut, si je ne me
trompe, du continuel exercice de son esprit que ses mœurs et ses habitudes stimulaient
par des rivalités perpétuelles et par une émulation sans cesse renouvelée.
Lorsqu’on a lu l’histoire de ce peuple, on croit avoir vu passer devant soi un groupe
nombreux de philosophes, employant leur vie à s’instruire, à imaginer, à discourir, à se
communiquer leur savoir ou leurs découvertes, et à discuter les moyens qu’ils s’of
fraient mutuellement de perfectionner l’enseignement et l’imitation. Leurs fréquents
entretiens sous le Portique, au Lycée, dans les places et promenades publiques, la
quantité d’établissements ouverts aux rhéteurs, les cours successifs de tant de maîtres
glorieux de l’affluence de leurs disciples, les disputes curieuses des sophistes de
toutes les écoles rivales, la foule des élèves qui devenaient bientôt les concurrents,
les critiques et les juges de leurs doctes maîtres, enfin un concours d’opinions formées
dans la multitude qui les écoutait, tout secondait les efforts et hâtait les
progrès des savants et des artistes qu’éclairait cet immense écoulement
de lumières. Au contraire, si vous parcourez les annales des autres nations, vous y
rencontrerez de loin en loin des traces du génie isolé de quelques auteurs inspirés par
la nature, et luttant contre la sourde ignorance de leur siècle. Séparés de leurs
contemporains, qu’ils étonnent quelquefois par leurs ouvrages encore imparfaits, avares
gardiens du secret de leur érudition, à l’abri des concurrences, privés du secours des
discussions, retirés à l’ombre de leur cabinet, ils ne tendent point à leurs
connaissances, et leur mérite personnel, n’étant ni suffisamment communiqué, ni soumis à
l’épreuve d’un examen constamment public, ne répand qu’au hasard des clartés
générales.
Un effet contraire eut toujours lieu parmi les hommes qui se plurent à s’assembler pour
se documenter réciproquement : chaque individu s’accroît des forces qu’il emprunte de
tous, et tous ajoutent à leur raison ce qu’ils doivent aux réflexions d’un seul. L’usage
de converser entre eux leur facilite le commerce indispensable de l’enseignement ; et la
nation entière s’enrichit progressivement par l’échange commun que tous ses citoyens se
font des acquisitions de leur esprit particulier. Mais si l’on a vulgairement senti
combien la seule conversation familière est utile à former l’intelligence qui s’affine
dans le choc des
contradictions, combien ne sentira-t-on pas
mieux l’avantage de ces leçons que multiplie l’établissement de l’Athénée où j’ai
l’honneur de parler. Que sont-elles autre chose que des conférences entre un professeur
et le public ? Car, si l’institution ne permet pas qu’un interlocuteur se saisisse
aussitôt de la réplique, et relève les erreurs qu’il put émettre, un certain nombre de
ses auditeurs attentifs le juge tout bas, et l’opinion publique, dont les échos lui
renvoient ce jugement tacite, répond effectivement à ce qu’il énonça par un blâme qui
corrige ses maximes, ou par un éloge qui les consacre.
Prévenu de cette vérité, celui qui professe se tiendra sur ses gardes contre les
paradoxes, s’appuiera le plus possible sur les bons principes, n’avancera les siens
qu’avec précaution ; et, s’il s’engage en de faux errements, ne s’obstinera pas dans la
route périlleuse qu’il aura prise, ou bien, s’il y entraîne son auditoire, c’est qu’il
le maîtrisera par la séduction d’un langage persuasif, élégant, agréable et soigné, qui
ne sera pas sans profit pour ceux qui cultivent l’éloquence. L’abus de l’argumentation,
il est vrai, peut faire dégénérer l’art de démontrer en un verbiage stérile et nuisible
à la doctrine. Elle s’obscurcit au lieu de s’éclaircir, lorsqu’on en veut trop
subtiliser les règles et les applications : mais ce danger, que nous avons déjà prévu,
n’est pas si réel que celui
d’un silence trop longtemps gardé
sur des matières qu’il faut remanier en tout sens, reproduire et sans relâche,
pour les pénétrer en détail et les faire bien comprendre. L’abandon de cette sorte
d’enseignement serait plus pernicieux aux belles-lettres que la fréquence des leçons ne
peut leur devenir inutile ou dommageable. Livrons-nous donc sans crainte au plaisir de
ces conférences littéraires, qui, plus d’une fois aussi profitables aux maîtres qu’à
leurs disciples, furent la source de l’instruction de ceux-ci et de la renommée de
ceux-là. Redoublons de zèle en ces dissertations dignes de notre nouvelle Athènes, afin
qu’elle éclipse, autant qu’il se peut, la gloire que se mérita l’ancienne au milieu de
ses libres écoles et sous les chefs nombreux de son Lycée, qui sert encore de modèle au
nôtre. Ne nous lassons point de contempler sans cesse les chefs-d’œuvre, de les
considérer dans leurs parties et dans leur ensemble, à l’exemple de ces élèves de
Phidias, qui, frappés de la beauté des statues sorties de ses mains, n’apprenaient le
secret de l’art qui les créa qu’en les examinant de tous côtés, et qu’en se consultant
pour les exposer au jour le plus favorable, ou les mieux éclairer de toutes parts aux
lampes de l’atelier qui les rassemblait.
Ce n’est aujourd’hui qu’en hésitant que j’ose à mon tour prendre le flambeau pour
examiner au milieu
de vous les beaux modèles : je m’en saisis
d’une main plus timide cette fois, que je ne le fis d’abord. Je pensais vous être encore
inconnu ; et, lorsque j’essayai de vous intéresser à mes séances, je ne risquais pas de
mettre en péril un heureux crédit, fruit de vos approbations honorables. Votre
indulgence, qui peut-être eût rassuré tout autre, m’a inspiré plus de crainte que de
confiance en moi-même. Néanmoins cette juste frayeur, que surmonte mon zèle, tournera
peut-être à mon profit ; elle m’avertit de m’observer, de m’épier moi-même plus
attentivement que ne le feront les critiques intéressés qu’a du réveiller autour de moi
le bruit de quelques applaudissements par lesquels vous daignâtes m’encourager : non que
je me soucie de désarmer tous les censeurs : il en est dont la justice m’inquiète, et
dont les suffrages me flatteraient : je ne les confonds pas avec les
détracteurs de profession, qui font de la lice littéraire un champ stérile pour
la gloire, où l’on ne récolte que des moissons d’outrages. On serait alarmé d’être
agréable à ceux-là, car il faudrait s’associer à ce qu’on peut nommer leur coterie, ou avoir payé leur éloge pour en être loué. Je ne
puis acheter ni ne veux gagner de tels partisans. Si je mets la lumière en pleine
évidence, je suis certain d’offusquer leurs yeux, et n’ai même quelque conviction
d’avoir bien fait que quand ils me déchirent le plus. Leurs clameurs indiquent, à leur
insu, par où l’esprit les blesse. Conseillons à ceux qui ont
le malheur de leur plaire de ne pas s’en vanter ; conseillons surtout à ceux qu’ils
décrient de ne pas plus leur répondre que je n’ai fait depuis que j’existe. Leur ton est
trop injurieux ; on s’avilit par la riposte : il vaut mieux, comme je l’exprimai dans un
poème sur Homère, opposer à ces cyniques-là,
Du reste ne les frustrons pas de ce qui leur appartient : on doit cette justice à leur
mérite de les considérer sans passion, comme de très bons spéculateurs sur la malignité
des sots et sur le crédit des factions. Mais que nous importe leur papier courant ? Ne
craignons que l’autorité des critiques dignes de ce titre. C’est devant cette minorité
impartiale que je redouterai toujours mes fautes.
Ce sentiment que j’éprouve, que je déclare ingénument ici, est une nouvelle preuve de
l’utilité des cours publics dont je vous rappelais l’importance. Il témoigne ce que la
présence d’une quantité de judicieux auditeurs commande de soin, de réserve et de
méditation, à l’homme qui se hasarde à s’expliquer devant eux. Or, soit qu’il
reconnaisse sa faiblesse naturelle, soit qu’il ait la conviction intime de son savoir,
il redoublera d’efforts pour triompher de son
insuffisance, ou
mettra toute son étude à déployer l’étendue de ses moyens en leur plus grand éclat.
J’affirmais donc avec raison que les leçons répétées sur les sciences, sur les
belles-lettres, et sur les arts, ne servaient pas moins à former les professeurs que les
personnes à qui leurs observations sont communiquées. En effet ceux-ci, contraints à
présenter les choses, non seulement dans le sens où l’on a l’habitude de les voir, mais
sous les faces différentes qui peuvent les rendre nouvelles et plus instructives,
évertuent leur esprit pour satisfaire votre curiosité, l’aiguisent pour répondre à la
finesse des aperçus de la multitude, et l’arment de toutes les défenses qui préviennent
les objections et qui émoussent les traits de la satire. De sorte qu’ils ont besoin,
pour vous parler, de se munir d’avance des ressources que leur fournit une étude
préliminaire, et, outre cela, de préparer, de pétrir, et de bien exposer le fonds des
matières qu’ils traitent, afin de vous les offrir sous un aspect original et piquant. Ce
soin nécessaire les accoutume au travail, polit leur élocution, et, pour ainsi dire, les
façonnant eux-mêmes, les dispose de jour en jour à mieux mériter l’attention que le
public leur prête d’autant plus volontiers, que leur enseignement lui paraît plus
agréable et plus solide. Leurs disciples, instruits avec eux en les écoutant, goûtent
encore le plaisir d’apercevoir que la réputation de leurs
maîtres est leur ouvrage, et jouissent, en leur accordant la récompense de leurs
travaux, d’un contentement qui ne coûte rien à la vanité personnelle ; avantage égal
pour le professeur et pour ses juges, et dont les fruits se recueillent dans la ville
entière, qui profite à la longue de ces entretiens perpétués sur la littérature, source
de la gloire des nations, qui ne survivent que par elle à leur existence politique.
L’éloge que je crois avoir lieu de faire en ce moment des objets de nos conférences,
s’étendrait plus loin, si je ne me souvenais que je dois parler de la comédie, et si je
ne pensais que cet art, fondé pour corriger les ridicules, m’avertit de les éviter le
premier en enseignant ce qui les met en évidence. Mais, c’en est fait ! déjà me voici
sous la férule inévitable de Molière : je vante l’utilité du professorat, parce qu’en
cet instant je professe ; et peut-être va-t-on m’appliquer ce mot que le père de notre
Thalie adresse aux gens infatués de leur métier, mot devenu proverbe comme tous ceux
qu’il a dits, et qui frappe toutes les personnes enclines à trop louer ce qu’elles
font ; M. Josse est orfèvre.
J’aurais dû plus adroitement, pour me conformer à mon sujet, dépeindre l’embarras d’un
homme réduit à étaler publiquement sa doctrine, lorsqu’il veut, selon son âge, prendre
le ton le plus convenable à son emploi. N’est-il qu’un naissant apprentif ?
Est-ce un vieux érudit ? Il tombera de l’un ou de l’autre côté dans un
travers dangereux. Savant encore inexpérimenté, il n’aura ni cette maturité d’une
instruction nourrie de lecture, ni l’appréhension de la sévérité des juges rassemblés :
la témérité de son naturel se fera sentir dans les exagérations de son éloquence
emphatique et sonore ; un aveugle enthousiasme l’exaltera sur des choses ordinaires ; il
offrira comme neuves celles qu’il aura le plus récemment découvertes, en feuilletant les
livres les plus anciennement connus, et sa bonne opinion de soi-même lui inspirera une
intrépide jactance qui éclatera dans ses traits et dans ses inflexions, à travers les
dehors de l’humble retenue qu’il voudra feindre, et dont on sourira malignement. Ni le
hasard de quelques heureuses citations, ni l’accent magistral avec lequel il prononcera
ses jugements, ne déguiseront ce qui manque au jeune professeur, à qui l’on gardera
dérisoirement ce même titre, pour lui rappeler qu’il n’a pu faire oublier, par ses
phrases creuses et arrondies, que les fleurs de sa rhétorique parfumée ne sont que des
débris encore tout frais de ses petites couronnes de collège.
Compte-t-il un plus grand nombre d’années, les opinions depuis longtemps arrêtées en
son entendement le préviendront contre tous les préceptes avantageux aux progrès de
l’art qu’il enseignera ; il ne
démontrera pas tant les règles
qu’il ne s’entêtera pour elles : il se croirait sacrilège d’oser parfois discuter ce que
plusieurs d’entre elles eurent de nuisible au génie qui ne put s’en affranchir.
L’impuissance de jamais produire, ayant aigri ses humeurs contre ceux qui produisent, il
méconnaîtra la fécondité créatrice, et se déclarera l’implacable ennemi des meilleures
nouveautés. Attaché dès ses premières études aux bancs de la vieille école, vous le
verrez, plus ferme qu’un roc, se tenir fixé aux erreurs bien accréditées, et n’en jamais
démordre. Son érudition inépuisable perpétuera les redites et les digressions : sa
mémoire fera tous les frais, et son esprit ne fournira rien qui enrichisse les nôtres.
On se rebutera de sa sécheresse ; on se lassera de l’entendre, et l’on assimilera ce
fastidieux régent, se roidissant sur ses axiomes dogmatiques, au Thomas Diafoirusa qui ne voulait comprendre
ni écouter les raisons et les prétendues découvertes de notre siècle, et autres
opinions de même farine
1.
La difficulté consiste à garder un juste milieu, de façon à ne se pas aventurer en
étourdi qui traite légèrement les principes fondamentaux, ou pesamment les détails
superficiels, et à ne pas affecter en
docteur la gravité
de la pédanterie, et l’opiniâtreté dans ses propres idées. Qui oserait se flatter de ne
jamais outrepasser ce point ? qui se prévaudrait du talent propre à tout animer, à tout
rajeunir, à tout revivifier par une chaleur subtile et constante, et d’un savoir
suffisant à ne rien omettre d’important ou de curieux, que l’auditoire ait besoin
d’apprendre ou de se rappeler ? Certes je n’ai pas la présomption de prétendre à ce
double privilège. Que ferai-je donc ? je me ressaisirai du fil des choses, suivant la
méthode analytique que j’ai déjà suivie. Je ne la reprends de préférence, que parce que
vous l’avez approuvée ; je continuerai simplement à démontrer que toutes les branches de
la littérature partent de la connaissance du cœur de l’homme. C’est en
lui que, dirigé par l’observation de la nature, je trouverai l’origine de la comédie,
comme j’y trouvai par mes recherches le principe de la tragédie ; c’est aussi de là que
je ferai sortir toutes les diversités du genre qui sera l’objet spécial de mes nouvelles
séances.
L’homme, dès son enfance, est enclin à contrefaire ; les habitudes qui lui paraissent
étranges en autrui, le blessent ou l’amusent : et il les imite pour s’en venger ou
s’en rire. Un enfant contrefera le bossu, le boiteux, le louche, et le borgne, parce
que ces objets le choquent, et qu’il ne distingue pas une imperfection, suite d’une
incurable infirmité, du
défaut qu’on a contracté
volontairement. Vous lui apprendrez en le grondant, à ne pas rire du malheur : mais il
vous égayera en imitant le langage bégayé, les allures guindées et la démarche
affectée des personnes vraiment ridicules. Un jeune homme plus avisé ne contrefera pas
leur extérieur ; mais leur prétention, leur orgueil, leur sottise, leur jalousie,
leurs goûts dépravés, parce que ce sont des travers de l’intelligence ; car il ne veut
représenter que ceux-là, et s’il se moque, c’est d’un esprit tortu, d’un jugement
louche : mais il ne travestira ni le fou, ni le stupide, parce qu’il sait que leur
triste dégradation est l’effet d’une maladie qu’on doit plaindre. Tout enfant est le
singe des défauts du corps : tout adolescent est celui des défauts de l’esprit.
Ce penchant, que l’homme garde jusqu’à la vieillesse pour l’imitation du ridicule,
naît en lui d’une certaine malignité naturelle à tous. On se croit exempt des
bizarreries qu’on remarque, on se plaît à prouver sa subtilité en les saisissant
bien ; et chacun jouit secrètement de la supériorité dont il se targue sur les
personnes qu’il humilie, ou dont il se venge plaisamment en singeant leurs manières.
Notre amour-propre est la cause de cette propension si commune, par laquelle nous
devenons tous plus ou moins comédiens, les uns à l’égard des autres. Aussi les
recherches qu’on a faites sur l’origine de l’art théâtral,
nous ont-elles appris que la comédie est née antérieurement à la tragédie, parce que
les hommes sont plus prompts à se moquer qu’à s’attendrir, et sont en général moins
bons que méchants. Nous ne lisons pas que le chariot de Thespis portât des acteurs
nobles et pathétiques, exercés à émouvoir la pitié de la foule qui les suivait dans
les fêtes Dionysiales ; mais des mimes grotesques, barbouillés de farine et de lie,
provoquant les spectateurs au rire, par des caricatures malignes et des farces
satiriques. La philosophie, témoin de ces jeux et de leurs effets, voulut les rendre
utiles, en tournant leur vivacité licencieuse au profit de la raison et de la morale
publique. Elle s’empara des masques, et ne leur permit de représenter que les vices
bas et honteux, que les ridicules pernicieux à la société. Elle aiguisa le sarcasme
dans la seule intention de les corriger, de les punir, et n’affecta les postures
mobiles de Thalie qu’à l’imitation de ce qui lui parut blâmable et outré. Dès lors
commença de briller la vraie comédie ; dès lors elle devint redoutable aux méchants et
salutaire aux mœurs : ses railleries n’insultèrent plus au hasard, mais réprimèrent
l’ et les abus. La liberté grecque lui imprima, dès ce temps, une
physionomie trop effrontée, il est vrai ; mais, perdant peu à peu de la rudesse qui la
défigurait encore, ses traits se dégrossirent, et son langage, qui
blessait naguères les personnes, ne s’attaqua bientôt qu’aux vices
généralisés dans ses dialogues.
J’ai dit que la forme des gouvernements n’apportait pas d’obstacles invincibles aux
progrès de l’esprit littéraire, qui tend sans cesse à son perfectionnement ; mais elle
influe beaucoup sur les genres qu’il cultive. On aura donc de bonnes comédies chez les
Grecs, sous la république de Périclès, et de bonnes comédies chez les Français, sous
la monarchie de Louis XIV ; j’en suis convenu : mais les meilleures pièces
d’Aristophane ne ressembleront pas aux meilleures pièces de Molière, leur espèce sera
différente autant que diffère le gouvernement qui les a permises. Il faut donc, pour
les bien analyser, marquer avant tout cette dissemblance des espèces ; il ne faut pas
les juger sur le même esprit, sur les mêmes lois, sur l’application des mêmes règles.
Autre fonds, autre forme, par-conséquent autres préceptes. La plupart des rhéteurs s’y
étant mépris, ont blâmé celle-ci en la comparant à celle-là ; ils l’auraient louée au
contraire pour ses propres qualités, s’ils n’avaient pas cherché dans l’une ce qui
constituait l’autre : les rapprochements qu’ils s’efforçaient d’en faire, jetaient la
confusion dans leurs vagues examens. Par cette raison le professeur La Harpe est
tombé, à ce sujet, dans une suite d’erreurs plus grandes que toutes celles qu’il m’a
semblé indispensable de lui
reprocher. S’il parle
lumineusement de quelques parties de l’art tragique, dont il reçut des leçons de
Voltaire, il parla très obscurément de la comédie ; et ses discours sans poids sur les
comiques grecs, latins et français, prouvent qu’il n’avait lu les anciens modèles
originaux, ni médité les modernes en ce genre, ni su approfondir leur art, et qu’il
répéta seulement ce qu’on en avait dit, d’après des traditions vulgaires et hasardées.
La seule pièce d’Aristophane qu’il ait vraiment analysée est celle des
Chevaliers. Il suppose qu’un étranger, introduit au théâtre
d’Athènes, est spectateur de cette comédie, dont le fonds et le dialogue sont une
double énigme pour lui ; chaque mot, chaque vers, chaque mouvement a besoin d’une
explication : on la lui donne, et il n’en méprise que plus l’auteur de l’ouvrage et le
peuple qui l’applaudit. Ainsi donc le critique, tranchant sur le tout, ne fait nulle
difficulté de condamner d’un trait de plume le poète et la nation grecque.
S’aperçoit-il seulement qu’il se contredit soi-même dans cette sorte de scène qu’il
imagine pour rendre son opinion piquante ? Cependant il accuse Aristophane de n’être
qu’un misérable parodiste, et lui nie les effets de son genre, tandis que lui-même le
parodie dans l’entretien qu’il invente, et ne divertit ses auditeurs qu’en imitant le
talent qu’il blâme. Je reviendrai sur ce point.
Lorsque, dans mon exposition générale, je divisai le genre comique en six espèces,
j’essayai de répandre la clarté sur ses principes, en établissant cette distinction.
Je séparai la première espèce, dont les exemples ne se trouvent que dans le théâtre
grec, des cinq autres dont nos auteurs nous ont fourni des modèles. En effet la
comédie athénienne, que je nommai satire allégorique dialoguée, ne
peut se confondre avec les autres comédies : elle ne participe du même genre qu’en
ce qu’elle présente une action risible conduite par un certain nombre
d’interlocuteurs plaisants ; mais sa forme, sa tendance, ses moyens, et sa fin, ne
sont pas les mêmes que dans les espèces suivantes. Elle ne peint point tel individu,
tel vice, ou tel travers particulier : elle peint une ville, un gouvernement, une
magistrature, une secte, un abus général : ces êtres collectifs n’ayant pas de
figure réelle, et n’existant que dans la pensée, elle les travestit en personnages
pour les faire agir, marcher sous les yeux, et leur prêter un langage après leur
avoir donné un masque. Leur discours diffère nécessairement de celui des hommes
ordinaires, et s’accorde avec l’idée imaginaire qu’elle en crée, autant que le corps
fictif dont elle les anime se conforme aux attributions des choses qu’elle offre
satiriquement. Son allure, ses jeux scéniques, ses incidents, ne sont pas ceux de la
nature, mais ceux de l’allégorie : on ne doit donc pas
chercher le sel de ses plaisanteries dans la vérité, mais dans l’allusion. Tel
rôle y prend un ton bas et commun, après s’être annoncé dans un haut rang : pourquoi
s’en fâcher ? Ne regardez pas tant ce qu’il est que ce qu’il représente. Aristophane
attaque ici la populace élevée aux nobles dignités ; il couvre son acteur de la
pourpre, et lui dicte les propos de l’esclavage et de la grossièreté. La figure est
vraie, et l’application aisée. Ce n’est pas un misérable esclave acheté que
représente cet acteur sale, ivrogne, dissolu, et voleur : mais pourquoi, direz-vous,
en a-t-il l’habit et le langage ? Écoutez son nom ; c’est un homme d’état, c’est un
général d’armée à qui l’auteur prête ironiquement la démarche et les discours d’un
valet. Il voulut montrer dans ce personnage l’abaissement des chefs soumis au joug
de la servitude, et faire entendre que, sous de beaux noms, ils ont les mœurs de la
canaille. Le rapprochement est facile, je crois ; faites-le : vous applaudirez
vivement à l’atticisme d’une si mordante comédie.
La plupart de ses images cessent d’être fausses et exagérées, pour qui les envisage
sous leur véritable aspect. Ces bouffonneries, si méprisables au jugement de nos
docteurs et si plates à leurs yeux, se firent pourtant estimer de Platon et des
esprits les plus délicats de la Grèce : ils avaient la clef de tout, et ils
admiraient cet arsenal de traits satiriques,
d’épigrammes
vengeresses, qui ne tendaient à rien moins qu’à percer de part en part les vices des
grandes institutions, et les fauteurs des désordres publics. Niera-t-on que cette
espèce de comédie ait une importance supérieure à celle des nôtres ? Doit-on
s’étonner que les Athéniens l’aient goûtée et même trouvée exquise, lorsqu’elle
parodiait hardiment l’impudence des ambitieux parvenus, les corporations
envahissantes, et les de la démagogie ? L’égalité républicaine se
maintenait par la violence de cette censure ironique, et le chef ou le corps qui
échappait aux lois par sa puissance ou par son crédit, par ses clients, ou par ses
richesses, n’évitait pas les pointes déchirantes du ridicule qui le flétrissait, et
qui livrait sa splendeur empruntée aux éclats du rire populaire. Il est
incontestable qu’aucune espèce de comédie n’a pu exciter de tels transports, et que
jamais la philosophie n’a pu faire un plus salutaire emploi de la dérision. S’il est
vrai que l’importance d’un genre se mesure à son utilité, celui qui sert à purger
l’état tout entier de sa corruption est plus recommandable que celui qui corrige les
défauts privés et les travers domestiques. La comédie antique atteignit donc
pleinement un point que la moderne touche à peine indirectement. C’est une lourde
erreur que de l’assimiler au tabarinage qui excite le rire sans profit, et de juger
par des règles pareilles
la pièce qui peint les mœurs d´une
maison, ce qui est l’objet de nos comédies, et la pièce qui peint les mœurs d’une
cité, ce qui est celui des comédies grecques. Une considération de plus vient à
l’appui de mon opinion : le courage n’était pas moins nécessaire que le génie aux
auteurs de ces pièces originales, et la témérité d’Aristophane, se couvrant
lui-même, sur le théâtre, du masque d’un scélérat, au défaut d’un comédien qui osât
fronder en face le vice en crédit, témoigne quel honneur résultait pour lui de ce
généreux effort. L’animadversion personnelle, je l’avoue, l’emporta plus loin qu’il
ne devait aller : ce fut alors que l’intervention des magistrats-censeurs devint
propice à la morale autant qu’au bon goût. On date de leurs utiles règlements la
seconde époque de la comédie : les lois qui défendirent d’attaquer les personnes
protégèrent les citoyens contre la médisance effrénée des poètes, et les
préservèrent de leur acrimonie. La satire s’arrêta aux généralités ; elle n’en fut
que meilleure. Sans une réserve si légitime et si sage, la comédie eût dégénéré de
son institution philosophique : ses portraits ne ressemblant qu’à tel ou tel homme
seraient passés avec lui ; mais leurs traits généraux les rendent impérissables ;
car notre La Harpe eut tort d’énoncer que les prétendues farces
d’Aristophane, pleines d’allusions, n’avaient que l’intérêt des
pièces de circonstances : celles du poète grec représentent les mœurs d’une
démocratie, et l’on en reconnaîtra les caractères tant
qu’il renaîtra des républiques. L’objet de ses tableaux ne se borne donc pas au
temps où ils furent tracés. Les philosophes, plus malins que notre rhéteur, ont très
bien senti cela.
Observez aussi que la comédie antique ayant eu trois époques, la seconde où les
personnalités lui furent interdites, prépara la troisième qui fut celle où son
perfectionnement la rapprocha le plus de notre comédie moderne. Elle perdit son
âcreté, son ton injurieux, ses postures indécentes, et ses quolibets obscènes.
Thalie enfin cessa de faire rougir les spectateurs et de s’ébattre sur la scène
comme une bacchante enivrée. On remarquera pourtant que sa licence ne fut pas
réprimée, tant qu’elle n’offensa qu’Euripide et Socrate. La sagesse et le génie
n’inspirent pas assez d’intérêt aux grands pour en prendre la défense ; mais ce fut
lorsqu’elle intimida les chefs de l’aréopage, les commandants des troupes, et les
maîtres du trésor, que soudain leur ligue se récria contre elle. Elle accusait leurs
déprédations ; ils la regardèrent comme dangereuse et criminelle ; elle étalait
leurs turpitudes et leurs débauches scandaleuses ; ils prirent le prétexte du
respect des mœurs pour la condamner comme indécente, et lui ôter le droit de dire ce
qu’ils osaient faire. La censure établie fit conséquemment en faveur du pouvoir ce
qu’elle n’eut pas fait pour la vertu. On proscrivit la comédie
ancienne ; on publia qu’elle était pernicieuse à la prospérité du
peuple, elle qui, pourtant, l’avait éclairé tandis qu’il fondait son gouvernement,
et qu’il battait sur terre et sur mer les armées du grand roi de Perse.
Son existence fut un phénomène de courte durée qui tint à l’indépendance d’Athènes.
L’esprit des gouvernements modernes lui est trop contraire pour qu’elle se
renouvelle jamais. Les chefs des monarchies européennes ont aboli cette maxime, faites et laissez dire.
Elle ne reprit un moment de vigueur que sous le règne de Louis XII, père du peuple.
Ce prince, cédant une libre carrière aux muses comiques de son temps, tolérait des
satires théâtrales même contre sa personne, et ne les défendit que contre la reine,
comme s’il eût voulu montrer que cette sensibilité, qu’il ménageait en sa femme,
était une faiblesse de son sexe, mais que le caractère mâle d’un homme d’état le
mettait au-dessus des atteintes de la comédie, dont il s’égayait avec ses
sujets.
La satire dramatique, sous les règnes suivants, se contint dans des bornes plus
sages. Elle put souvent attaquer les courtisans du chef suprême, mais non aller
jusqu’à lui : souvent aussi les courtisans cherchèrent à intéresser le maître dans
la querelle, pour que sa désapprobation leur devînt une sauvegarde. Les monarques ne
s’y méprennent pas tous : ils savent que le respect de l’autorité rend impossible de
satiriser le pouvoir suprême, et qu’il n’est permis et
bienséant de parler d’un souverain, ou de le désigner publiquement, que pour le
louer. Ainsi toute interprétation maligne à cet égard, et toute allusion supposée
dans les auteurs est méchamment calomnieuse.
En décomposant la satire allégorique dialoguée, j’aurai occasion
de démontrer sa forme particulière, ce qu’elle recevait d’agréments de ses
allégories, de gaîté de son dialogue, d’élégance, et d’ornements de ses chœurs. On
apercevra la hauteur de ses vues, et la nature des règles qui la séparent des
espèces variées de notre genre comique. Celui-ci ne saurait être mieux désigné que
par le mot d’Auguste, sur le poète Térence, qu’il appelait un demi-Ménandre. Il
exprimait que cet auteur possédait la raillerie fine, la politesse exquise, la
conformité dans les mœurs, et toutes les grâces de la diction, attribuées à
Ménandre, dont les ouvrages marquèrent la troisième époque de la comédie, mais qu’il
manquait de sa vivacité, de son sel piquant, de sa force comique, et de sa grandeur
dans les caractères. Les qualités que lui désirait l’empereur romain se réunirent
dans les chefs-d’œuvre de notre Molière, pour nous procurer les modèles accomplis de
cinq espèces de comédies.
Parmi tous les auteurs, Molière est le plus original, et celui qui participe le plus
des qualités qui les distinguent chacun. C’est lui qui les a le plus mis à
contribution par
ses emprunts, et qui pourtant est le plus
neuf et le plus naturel, le plus vrai, et à la fois le plus plaisant, le plus aisé
dans ses compositions, et néanmoins le plus régulier ; enfin le plus imitateur, et
cependant le plus fertile en inventions. Sa comédie, resserrée en de justes limites,
ne comprend dans son objet que la représentation des mœurs domestiques ; mais les
leçons étendues qui en ressortent atteignent tous les rangs, toutes les classes de la
ville et de la cour. Elle instruit le jeune homme et le vieillard, le maître et le
valet, le sage et le fou. Chaque maison qu’il transporte sur la scène est un miroir
offert à toutes les maisons habitées par les ridicules qu’il a copiés une fois : tous
les hommes se reconnaissent en riant dans ses personnages, et son art les corrige sans
les blesser, parce qu’il les raille chacun à leur insu, en ne châtiant que le vice et
les ridicules qui leur sont propres. Tel est l’excellence du genre à jamais fixé par
le docte peintre que Boileau nomma si justement le contemplateur ;
ce titre appartenait à l’homme clairvoyant dont le regard ne laissa jamais les vices
passer impunément devant lui, et qui fut doué de ce coup d’œil qui pénètre ce qu’il y
a de moins apparent dans les travers sociaux. Présentez-vous, mesdames
les précieuses, et parez-vous de votre fard et de vos mignardises pour le
séduire : joignez à l’appareil de vos minauderies un jargon romanesque et ampoulé : il
est là pour vous
apprendre à quitter votre bel esprit
provincial, et à dire bonnement, en mots propres, ce que vous avez à dire. Parlez de
façon à ce qu’on vous entende ; ou il fera rire Paris à vos dépends. Avancez, messieurs de la faculté ; délayez en phrases insignifiantes les
ordonnances d’Hippocrate : hérissez vous d’apophtegmes et d’aphorismes grecs ou
latins, pour désigner votre ignorance des causes de nos maladies ; il est là pour
avertir les vivants des services journaliers que vous rendez à nos ancêtres impatients
de nous revoir, et pour dire le peu que vous savez sur les secrets de la santé, dont
vous raisonnez en docteurs habiles à constater pourquoi nous souffrons, mais non
comment on nous guérit. Et vous, bons maris, qui comptez, en
négligeant le soin de vous bien assortir d’âge, d’humeurs et de conditions, que vos
femmes ne doivent aimer que vous seuls, le voilà qui sourit de vous voir si affligés
d’un accident inévitable : prenez de lui, avec tous vos confrères, les leçons de sa
plaisante philosophie. Mais vous, hypocrites et cafards, ah !
sauvez-vous de sa présence ; le diable est moins à fuir pour vous que Molière. Plus de
salut dans ce monde pour les faux dévots et les charlatans de religion, depuis qu’il a
surpris leur zèle intéressé, leurs figures béates, leur contrition feinte, leur
sournoise convoitise, et leurs roulements d’yeux ! Mais il n’est déjà plus temps de
vous soustraire à lui ; ses crayons ont dessiné
Tartuffe qui ressemble à tous ces imposteurs de votre espèce1. Honnêtes bourgeois, avez-vous la sottise de vous embarrasser du train
d’une grande maison, d’une suite de laquais et d’amis parasites, par la vanité de
paraître gentilshommes ; garez-vous de sa férule ; il va vous citer
par-devant le tribunal du parterre, et votre procès n’y sera pas fait moins gaîment
que celui des marquis, des coquettes, des pédants, et des femmes savantes ; car la liste de
ses portraits est innombrable, et pas un qui soit de fantaisie ; mais chacun pris sur
la nature même, et copié d’après les originaux de Paris et de Versailles. Combien
n’a-t-on pas sujet d’apprécier, en y réfléchissant, le pouvoir d’un véritable auteur
comique dont la seule plume a souvent effacé d’un trait les bizarreries qui
défiguraient la société !
Qu’on se représente Molière vivant, admis au milieu des cercles de la ville et
entrant parmi les courtisans du roi : sa pénétration connue devait tenir en échec
les petits et les grands. Chacun, s’observant à l’approche d’un si profond
observateur, avait lieu de
trembler que ses manies ne se
décelassent à la subtilité de son esprit, et sentait qu’un œil si prompt à sonder
l’intérieur des âmes en surprenait les plus secrets mystères. Lui, tel qu’une glace
fidèle devant ses contemporains, leur devenait innocemment redoutable, en reflétant
les images risibles de leurs prétentions, de leur vanité, de leur imposture, et de
leurs faiblesses. Ainsi, témoin de la laideur du vice, et de la difformité du
ridicule, le philosophe comédien rectifia les mœurs de la capitale et des provinces.
Cet esprit, qui peu à peu se fit craindre dans toutes les classes de la société,
qu’il n’avait fait d’abord qu’amuser, ne se rendit terrible qu’aux sots et aux
méchants, ou, pour mieux dire, à la sottise et à la méchanceté ; puisqu’il n’attaqua
jamais les personnes, à moins que d’y être forcé par une légitime défense. On ne le
vit point immoler le bon sens et la saine morale à l’envie d’exciter le rire ; il
n’en souleva les éclats que contre les fripons, les meilleurs, et les imbéciles.
C’est une vérité qui me paraît la cause de la supériorité de ce poète sur les
comiques anciens : elle m’a souvent frappé, et dans une pièce intitulée du nom de
Plaute, en essayant d’exprimer ce motif de ma préférence pour notre auteur,
j’introduisis au prologue, nécessaire à ma comédie latine, le Mercure de son
Amphitryon dialoguant avec Thalie, qu’il entretenait de ses vieux
ressentiments contre l’auteur romain. Le dieu lui parle
de sa vengeance en ces termes :
THALIE.
Cet éloge, prononcé par la bouche de la muse comique, en l’honneur de son plus
illustre favori, renouvela l’hommage que le public rend unanimement à son nom.
Durant sa carrière, un sage emploi de son talent servit, autant que ce talent même,
à lui attirer les graves suffrages qui prêtèrent à sa réputation un ascendant
respectable. L’excellence de son cœur se joignait à l’excellence de son esprit ; et
l’examen de sa vie entière confirme la vérité du principe
que je développai dans mes précédentes séances. Lorsque je démontrai que le génie
des écrivains était toujours en rapport égal avec leur vertu, je le prouvai par
l’exemple des grands tragiques, relativement à leur art, et j’en vais reproduire la
preuve à l’égard du plus grand comique, relativement au sien.
Entraîné par la nature et par son goût à composer des pièces dramatiques, à monter
sur le théâtre, et dès sa jeunesse engagé parmi des troupes de comédiens, il sut
anoblir sa profession par l’usage qu’il y fit de ses bonnes études, et améliorer sa
fortune pour enrichir ses camarades. L’application aux sciences, aux lettres, à la
philosophie, qui l’avait distingué dans ses premières années, et qui lui avait
mérité l’honneur d’être compté parmi les meilleurs disciples de Gassendi, fournit à
son talent les moyens nécessaires à son illustration : devenu célèbre, il ne conçut
nul orgueil de ses prompts succès, ne se livra pas à l’abattement dans les revers
que lui prépara l’envie, et ne se vengea ni de ses ennemis acharnés, ni des
critiques injustes qui l’assaillirent ; générosité d’autant plus grande, que son
esprit avait des armes de bonne trempe contre leurs attaques. Il le signala bien une
fois : sa patience ne devant pas aller jusqu’à sacrifier le respect de soi-même, il
châtia personnellement, en public, Boursault, qui l’avait offensé en personne.
Encore ne repoussa-t-il sa propre injure que dans un petit
acte et par quelques scènes, tandis qu’il consacrait des pièces entières, en cinq
grands actes, à venger la morale publique : comme si, vrai lion armé de dents et de
griffes contre de forts ennemis, il n’avait eu besoin que d’un coup d’œil pour
terrasser les faibles. Dans aucun temps il n’usa de représailles envers ses rivaux
modérés, parmi lesquels se rencontra le fameux Racine, qui lui-même fut presque
ingrat à ses services. Cependant il ne le punit, de quelques malins procédés envers
lui, que par sa bonté, qui protégea de ses louanges nobles et sincères la comédie
des Plaideurs. Riche des fruits de ses travaux et d’un répertoire
qu’il avait entièrement créé, il consacra ses biens à l’établissement des membres
pauvres de sa famille, à l’entretien de ses acteurs, dont il s’était fait des
enfants et des frères, et au secours des indigents, au nombre desquels il en
rencontra un qui lui fit dire :
Où la vertu va-t-elle se
nicher ?
Mot durable, vive exclamation d’un sage, étonné peut-être
de ne la plus trouver au monde que dans le cœur d’un mendiant, et sans doute affligé
de la voir si délaissée ! Qui sait même si l’on ne doit pas à cette triste réflexion
le tableau des nobles chagrins du Misanthrope, de qui l’humeur
exprime avec tant d’éloquence ce même sentiment, déplorable pour l’humanité ?
Introduit chez les plus grands seigneurs et près du
monarque, leur protection et celle du maître ne l’aidèrent jamais à démêler ses
propres querelles qu’il leur taisait, mais à soutenir le crédit du bon sens et de la
vérité, dont sa muse embrassait si vigoureusement la cause, en heurtant de front les
ridicules et l’imposture. Enfin cet écrivain plaisant, ce comédien enjoué, ce père
du rire et de la franche gaîté, dont le seul nom rappelle tant de productions
amusantes, tant d’ingénieuses facéties, fut, dit-on, un caractère réfléchi, sévère
et mélancolique. Que conjecturer de ses qualités diverses, de sa conduite
habituelle, et de sa contenance morose et méditative ? que ce fut un homme sensible,
courageux, probe, juste et pénétrant, en un mot, un vrai philosophe. Sa sensibilité
ne lui permettait pas de s’égayer lui-même des imperfections du genre humain, dont
il n’égayait le parterre que pour les corriger : son courage l’enhardissait à fouler
aux pieds les préjugés du peuple et de la noblesse, à s’affranchir des petites
considérations, et à mettre au nombre des hochets de Thalie l’épée, le rabat, la
robe, et le manteau sacré, en dépit de
M. le premier président,
qui ne voulait pas qu’on le jouât
. Sa probité lui dictait tout ce
qu’il exprima de préceptes honnêtes et droits, dans ses rôles : sa justesse
d’esprit, et sa justice de cœur, lui indiquaient partout le vrai et le bon, qui
touchent les esprits et les cœurs de la multitude ; elles le préservaient
d’exagérer rien dans ses peintures fidèles et animées : sa
pénétration philosophique, dernier complément de ses qualités réunies, l’aidait
enfin à percer tous les masques, à soulever le fard, à lire dans l’expression des
visages, à fouiller jusque dans le fond des pensées, et à jeter la lumière sur
toutes les singularités, sur tous les caprices disparates des passions humaines.
Quels replis si fins des cœurs n’aurait-il pas su développer, lui qui lisait aussi
attentivement dans soi-même que dans autrui ; lui qui n’étudiait pas moins ses
propres faiblesses que celles du prochain ? Veut-on se convaincre bien de cette même
pénétration qu’il exerçait sur lui, de sa rare sensibilité, de son indulgente
sagesse et de la conscience scrupuleuse de ses jugements : un trait unique dans la
vie des hommes, toujours aveuglés en leur propre cause, attestera sa clairvoyance
intérieure, et son impartialité sur ses plus chers intérêts. Il se plaignait un jour
amèrement à son ami Chapelle des infidélités de sa femme qui y dit-on, lassait sa
patience à lui faire trop jouer au naturel le rôle des maris, dont il avait raillé
les chagrins : Chapelle l’exhortait à se séparer d’elle juridiquement et à la
punir : « Ah ! lui répond Molière, exprimant une compassion
dont lui seul était capable, quand je considère combien il m’est
impossible de vaincre ce que je sens pour elle, et de n’en être pas jaloux, je
me dis en même temps qu’elle a peut-être la même
difficulté à détruire le
penchant qu’elle a d’être coquette ; et je me trouve plus de disposition à la
plaindre qu’à la blâmer. »
Cette réponse touchante n’a pu sortir
que d’un cœur doué de toutes les délicatesses de l’amour, et fait éclater la
justesse infinie de sa raison : il suffit de la connaître pour aimer ce sage autant qu’on l’admire, elle révèle son âme socratique toute
entière. Concluons que ce grand auteur ne railla pas les vices avec tant de force
pour le plaisir de s’en moquer ; mais pour les confondre, parce qu’il les haïssait,
et qu’il ne mit tant de zèle à les tourner en dérision, que parce qu’il s’en
attristait profondément. Molière n’eût donc pu déployer si largement les hautes
facultés de son génie comique, si, tout savant qu’il était, il n’eût pas été
vertueux.
Aussi de quel salutaire pouvoir Molière ne sut-il pas investir la comédie ! Sa
supériorité est telle qu’on a cru sentir après lui qu’il ne restait plus de grands
sujets à traiter, parce qu’il avait pris les plus saillants : l’auteur, il est vrai,
le plus capable d’épuiser la matière, était lui : disons plus ; s’il n’a pas détruit
la fourbe et la charlatanerie, ni la misanthropie qu’elles inspirent aux cœurs
droits, c’est que l’imposture est éternelle comme la haine que les gens de bien lui
portent : mais il n’a pas touché de ridicules secondaires qu’il ne les ait fait
disparaître en les anéantissant : ce qu’il attaqua d’inepties et d’erreurs de son
temps, n’existe
plus : les sottises, les prétentions, qu’il
n’a pas entièrement écrasées, il les a contraintes à se cacher ou à se déguiser sous
d’autres faces. Il à nettoyé la cour et la ville, et, pour ainsi dire, balayé tout
ce qui s’est trouvé d’ devant lui. Ce sont autant de travers de moins que
nous n’avons plus à corriger ; car on n’a plus revu de Précieuses
ridicules ni de Femmes savantes, depuis qu’il les a
fustigées ; sa férule a dépouillé les Diafoirus et les Purgons de leur affublement et de leur jargon doctoral ; les Sotenvilles
b et les
Marquis Turlupins se sont éclipsés, tandis que les Abbés intrigants et mielleux se reproduisent encore, parce qu’ils n’ont été
joués que faiblement, tandis que les Glorieux se montrent
toujours, parce qu’ils n’ont pas assez bien été punis par Destouches. Molière était
prêt, quand il mourut, à faire aux auteurs un vol de plus, puisqu’on dit qu’il
méditait de tracer l’Homme de cour, et qu’il eût sans doute purgé
le monde de l’espèce ridicule, la plus difficile à saisir, la plus souple, la plus
altière, la plus basse, la plus ingrate, et la plus changeante de traits, d’allure,
de langage, de titres> et de maîtres, que l’on connaisse dans tous les pays.
Peut-être sa sagacité même aurait-elle eu peine à bien déterminer les replis de
cette sorte de caméléon, et combien plus à démêler les travers, mélangés de tant de
vices, que nos révolutions ont confondus, en désordonnant les diverses
classes de la société ! Il trouva des ridicules constants et marqués
lorsqu’ils s’attachaient aux habitudes des professions toujours distinctes dans un
état réglé. Le robin, le militaire, l’ecclésiastique, le médecin, le pédagogue, le
noble, le bourgeois, distingués par des institutions spéciales, se distinguaient par
le ridicule propre qu’ils y contractaient ; mais la confusion des choses a produit à
nos yeux la confusion des ridicules.
Autrefois chaque personnage n’en avait qu’un : aujourd’hui un seul personnage en
réunit plusieurs, ou les a tous ensemble ; ou, pour mieux dire, il est indistinctement
bigarré d’une teinte de chacun. L’assemblage des prétentions contraires en de mêmes
individus les a caricaturés de toutes les manies des rangs, par lesquels ils ont passé
tour à tour. Il semble que Thalie ait à fouiller dans un mouvant chaos, où s’enfantent
des êtres informes, variant sans cesse leurs couleurs et leurs attitudes : les uns se
dégageant de la fange originelle, à demi manants encore, s’éveillent barons et
ministres ; les autres, secouant la soutane, lui apparaissent en commissaires de
censure et de police : elle croit saisir un moine ; elle attrape un brigadier ; elle
envisage un légiste imberbe qui lui échappe en aide-de-camp ; un commis qui se dérobe
en ambassadeur ; un académicien lui avorte sous la main en folliculaire ; un grave
magistrat en intendant des ; elle ne
sait plus
à qui se prendre, tant les apparences sont fugitives. Ceux-ci, moitié savants, moitié
politiques, l’embarrassent de leur tournure équivoque et journalière ; ceux-là, sous
les décorations d’évêques et de ducs, l’offusquent des brutales manières de la
populace ; là se lèvent des demi-philosophes qui rampent en courtisans mal formés ;
ici des gentilshommes dressent le front en tribuns populaires, et des tribuns se
rengorgent devant elle en nobles seigneurs ; elle aperçoit des bourgeoises se haussant
en princesses, des courtisanes refondues en grandes dames, et de véritables hommes et
femmes de qualité qui servent d’écuyers et de dames d’honneur à des altesses, que
dis-je, à des reines parvenues, tout étonnées d’elles-mêmes. Tant de subites
métamorphoses, tant de figures incohérentes, disparates, ne lui offrent plus de traits
fixes et décidés ; mais des grotesques, trop mobiles, trop passagers, trop bizarres ;
mais des comtesses d’Escarbagnas imprévues ; mais des Pourceaugnacs indécis ; mais des
Jourdains renforcés, de burlesques monstres à la fois composés de tous les éléments
ridicules, et surtout vicieux, qu’ils rassemblent en sortant de terre. Ainsi, dans les
politiques bouleversements, la matière des ridicules fermente ; ils fourmillent, ils
pullulent, ils s’engendrent de toutes parts, sous l’influence des ineptes créations de
la tyrannie !
La comédie va les voir encore affecter des formes nouvelles
et se constituer de nouveaux mélanges : comme ils ne savent quelles figures ils vont
prendre, nous ne saurions laquelle leur donner : attendons pour les tracer que leurs
transmutations soient plus lentes et moins confuses. Qui sait s’il ne restera pas, à
la fin de nos désordres, des ridicules mieux prononcés, très bons à corriger
encore.
Cette foule de créatures hétérogènes, que nous avons esquissées, ne provint que de la
vanité qui fit quitter à chacun sa place convenable, et dire à tous ce mot aussi cruel
qu’immoral, « Ôte toi de là, que je m’y mette » ; mais, quand les choses et les
personnes se seront tout à fait replacées en leur lieu, l’ordre, en atténuant d’un
côté ce que les ridicules avaient de grossièrement excessif, empêchera que la comédie
n’ait à prendre des postures basses et des expressions triviales pour les imiter
fidèlement ; et d’un autre côté la morale, en diminuant ce que les vices avaient de
trop affligeant par leur effronterie, dispensera la comédie d’affecter un langage
sérieux et rude qui l’attriste, et dont l’acre morosité lui donne à présent le style
satirique de Juvénal, plus que le ton malignement enjoué de Plaute et de Térence.
Molière lui seul eût pu débrouiller un tel chaos d’ mêlées de crimes, et
le percer de ses lumières philosophiques ; mais si son zèle courageux
eut prétendu tirer de là de principales physionomies, on l’eût puni de
le tenter. L’ordre de la société qui classe les rangs et les professions, où les
habitudes contractées se dessinent nettement, n’est donc pas moins nécessaire au
succès de l’art des peintres comiques que la liberté de leur pinceau.
Cet avertissement, relatif à un paragraphe de mon introduction, précéda
l’ouverture de la Séance qui va suivre.
Avant que d’entrer en matière, permettez-moi de satisfaire à une obligation
indispensable dans cette séance. Il m’importe de détruire un bruit publiquement répandu,
et de repousser une imputation que j’étais loin de prévoir.
L’exorde de ma première leçon sur la comédie contient quelques remarques sur l’embarras
et la difficulté de professer la littérature : je voulus peindre le double écueil qui
menaçait le professeur trop jeune pour donner à son enseignement la solidité nécessaire,
et le professeur trop vieux pour ne pas se roidir opiniâtrement dans ses préjugés et
dans ses anciens systèmes. On a fait injustement de l’un de mes portraits généraux une
application particulière, très injurieuse à un jeune littérateur avec qui je n’ai jamais
eu de relations. La bienséance du lieu, l’honnêteté, votre présence, ni mon caractère,
ne m’auraient permis une personnalité si coupable que de le désigner ironiquement. Je
n’ai pu vouloir chagriner un jeune homme dont j’ai moi-même applaudi les essais lus aux
séances de l’Institut : je n’ai pu vouloir jeter de premières épines sur ses pas dans
une route où l’expérience m’apprit qu’on ne rencontre que trop de ronces et d’entraves.
Je n’ai pu confondre avec des encouragements de collège, les prix académiques qu’il a
reçus par les suffrages des hommes dont je me glorifie d’être devenu le collègue. Je
n’ai pu reprocher le tort de son âge, comme un obstacle au développement de ses talents,
à un jeune écrivain dont les talents font oublier l’âge, s’ils n’en acquièrent un lustre
de plus. Je n’ai pu poser ce principe, dont on me prête généreusement l’absurdité, que
la
vieillesse ou la jeunesse puisse exclure des honneurs
attachés à la culture des lettres ; car je sais, comme vous, que Cicéron couronna ses
derniers jours par son beau Traité de l’Orateur, et que Voltaire avait
fait son Œdipe avant sa vingtième année.
Je déclare donc n’avoir nullement songé à la personne désignée, que d’autres que moi
ont offensée par le soupçon dont je me plains, soupçon que je ne repousse que par
honneur pour moi-même. Les productions de l’intelligence nous sont appréciables en leurs
progrès, comme toutes les autres de la nature ; et vous n’ignorez pas, Messieurs, que
les hommes, sincèrement épris de la gloire des lettres, ne sont pas moins affligés de
voir, après le temps de la maturité, se tarir la sève et se dessécher la fécondité de
l’esprit, qu’ils ne sont charmés de voir naître les fleurs hâtives et les fruits
précoces sur les nouveaux rejetons, objets de leurs espérances.
L’explication que je donne ici n’est pas seulement nécessaire à ma délicatesse, elle
est utile à la continuation de mon cours sur la comédie. J’aurai de nombreux portraits à
faire encore en traçant les ridicules, mais il me deviendrait impossible de les
produire, si chacun y cherchait des originaux pour les placer dans mes cadres, et me
supposer la malice d’avoir pris pour modèle tel ou tel individu, à qui je ne pense point
dans ce grand tableau de généralités. Nous aurons lieu d’observer que Molière fut une
fois obligé de prévenir la même sorte d’inculpation, pour cultiver librement son art.
Peut-être s’aperçut-il que les jaloux et les méchants prenaient occasion de ses
discours, pour en diriger les traits sur les objets de leurs propres inimitiés, et
venger leurs ressentiments ou leur envie aux dépens de son innocence. Il me semble qu’on
en use de notre temps comme du sien, puisque je suis forcé de prendre les mêmes
précautions que lui. Veuillez bien excuser cet avant-propos indispensable.
Amuser les hommes, c’est satisfaire un de leurs besoins : il est nécessaire de les
amuser quelquefois pour les distraire de leurs peines et des affaires qui les obsèdent.
Il faut savoir les amuser pour les instruire, et pour leur rendre agréables les
préceptes dont la sécheresse les rebuterait. Les plus graves leçons cessent de leur
peser lorsqu’on y mêle l’amusement, et la plupart des personnes qui viennent assister à
nos séances littéraires témoignent en faveur de cette vérité par leur assiduité même.
Elles connaissent les choses dont les professeurs les entretiennent ; elles les ont
entendu traiter de plusieurs manières, et celui qui les leur présente sous un aspect
qu’il croit nouveau, ne doit pas se dissimuler que le résultat de ses discours est moins
de leur apprendre ce qu’elles ignorent que
de les amuser en
leur rappelant ce qu’elles savent déjà. Conséquemment il serait déplacé de mettre une
pédantesque importance au profit que les auditeurs recherchent en écoutant les rhéteurs
qui les dogmatisent, et de négliger le soin de leur plaire en ces conférences
théoriques, qui ne sont après tout que les divertissements de l’esprit les plus propres,
à former le bon goût et à procurer un plaisir récréatif aux gens éclairés. Le
législateur austère des Spartiates, Lycurgue, voulait lui-même qu’on sacrifiât toujours
au ris, dont les anciens se faisaient un dieu ; et il prescrivit de
ne louer les choses vertueuses et de ne blâmer les choses coupables que d’un ton enjoué,
et qu’avec une douce raillerie qui emportât avec elle un utile avis, relevé par une
originalité piquante. C’est le principe du langage de la comédie qui corrige les mœurs
en riant, et dont la gaîté ne donne les plus sérieuses leçons que comme un amusant
spectacle. Il n’est aucune comédie, soit noble et sévère, soit bourgeoise et bouffonne,
qui ne parle et n’agisse dans cette même intention. Sa perfection consiste à ne pas
affecter un autre ton : elle n’a pas d’autre but ; car lorsqu’elle cesse de faire rire,
ou du moins sourire, elle sort de son genre : et c’est pour cela qu’on a dit très
sensément qu’elle n’instruit pas en présentant de bons exemples à suivre,
mais de mauvais exemples à fuir. Cette maxime explique très bien qu’elle doit peu
moraliser et beaucoup ridiculiser ; obligation qui la rend bonne et divertissante.
On verra que l’art des excellents auteurs remplit cet objet dans les six espèces de
comédies dont je
vais commencer l’analyse. Ma division du
genre comique en un certain nombre d’espèces, inusitée encore dans les poétiques, est,
quelque neuve qu’elle soit, aussi indispensable pour en traiter les conditions que le
fut ma division des espèces du genre tragique auxquelles j’assignai une quantité de
règles nécessaires. Cette méthode ne m’appartient pas autant qu’à l’ordre même de
l’analyse qu’exigeait la littérature pour cesser d’être arbitraire et confuse. Chacune
des espèces, étant différente des autres, ne peut renfermer des conditions pareilles,
ni en nombre égal : il les fallait par conséquent distinguer et classer, afin de leur
appliquer ensuite leurs règles convenables ; autrement ce qu’on eût enseigné sur le
genre en général eût été sujet à trop d’exceptions et n’eût point acquis une force de
principes absolus. Cependant les règles en tous les ouvrages ne sont vraiment fixes
qu’autant qu’elles s’appliquent au genre bien défini et aux espèces bien distinctes ;
et l’invention de la méthode par laquelle je divise préliminairement, et classifie
après, ne me permet plus de mêler les objets et de les peser sans une juste balance.
Par exemple, j’ai premièrement séparé des autres espèces du genre comique la comédie
grecque, ou satire allégorique dialoguée : pouvais-je la confondre
avec les comédies soumises à nos règles ? n’en a-t-elle pas de contraires à celles que
nous regardons comme les seules qu’il faille suivre ? Si je l’eusse jugée en lui
appliquant celles-ci, je l’aurais indubitablement condamnée, ainsi que l’ont osé tant
de rhéteurs, avec trop d’aveuglement, et au mépris de l’opinion
des scholiastes les plus érudits. Mais l’ayant d’abord seule examinée,
l’abstraction que j’ai faite m’a conduit à chercher les conditions spéciales de cette
comédie grecque si distincte de la nôtre, et je n’ai appris à l’admirer qu’en les
trouvant.
Suspendons-en l’énumération jusqu’à ce que nous ayons un peu combattu ce que notre
goût a d’exclusif et de tyrannique en ses préventions sur l’origine de nos règles
particulières. Quoi donc ? y pensé-je ? que vais-je proférer ? ne va-t-on pas croire
que je veux déprécier l’estime qu’on leur doit ? Non, je commencerai par dire
sincèrement que je les respecte. Même, afin qu’on ne soupçonne pas cette déclaration
d’être un tour oratoire pour m’attirer la confiance de mes auditeurs, mais pour qu’on
la juge franche et dégagée de tout ménagement artificieux, j’oserai, à l’imitation du
chœur de la comédie d’Aristophane, quitter un moment mon personnage et interrompre mon
sujet, pour vous adresser ma réponse à quelques reproches personnels qui m’ont été
faits publiquement sous la forme d’éloges accordés à mon cours de littérature.
Lorsque j’entrepris dans cet athénée d’analyser l’art dramatique, j’énonçai les
principes consacrés par le temps et par les chefs-d’œuvre des plus fameux écrivains :
je signalai hautement ma préférence marquée pour les règles théâtrales qu’ils avaient
suivies ; et personne plus que moi, peut-être, ne motiva par autant de raisons
l’importance qu’on devait attacher à la condition des trois unités dont je relevai
l’excellence par les exemples d’Œdipe,
d’Athalie, et de Tartuffe. Je ne faisais qu’exprimer
vos opinions en expliquant les miennes ; et la conformité de mes maximes et des vôtres
m’a valu votre assentiment. Qu’avais-je dit qui ne fût de tout temps dans mes
pensées ? Quelles règles autres que celles des unités, avais-je suivies dans
Agamemnon, dans Ophis, dans Isule et
Orovèse, dans Baudouin, dans Plaute, et
même dans Pinto
2 ? Le Théâtre-Français m’avait-il vu m’écarter de la route
battue par les maîtres de l’art, depuis mon entrée dans la carrière ? Je dirai plus :
le soin de n’essayer que sur un théâtre secondaire les trois actes intitulés,
Christophe Colomb
c
et Comédie shakespearienne
d, n’attestait-il pas encore mon respect des règles
accoutumées dont l’originalité d’un sujet honorable aux sciences, et la rareté d’un
beau caractère historique, m’avaient contraint à m’affranchir une seule fois ?
Cependant on affectait de me
prêter des systèmes contraires à
ceux que manifestaient tous mes ouvrages. J’ai enfin devant vous la saine et
antique doctrine ; mais les gens trompés, qui revenaient avec peine des fausses
impressions qu’on leur avait données contre moi, m’ont loué du développement de mes
principes constants, comme d’une solennelle rétractation de mes anciennes erreurs. Je
n’ai pu, je l’avoue, m’empêcher d’en sourire, et si j’avais eu la présomption de
croire m’être bien fait connaître, j’eusse été soudain guéri de ma vanité. Pense-t-on
que si la doctrine que j’ai professée n’eût pas été la mienne, je n’aurais pas employé
ce que j’ai de logique à en établir une contraire ? Ne sais-je pas qu’il n’est
point de cause impossible à défendre ? et que parfois les paradoxes offrent à l’esprit
plus de brillantes facettes pour y étinceler, que les raisons ne présentent de solides
arguments à l’éloquence ? Ma rhétorique fut venue au secours de mon entêtement, si
l’amour de l’innovation m’avait rempli la cervelle ; et l’avantage d’être entendu dans
cette enceinte m’eût paru même une occasion propice dont je me serais flatté de tirer
parti. Au lieu de cela, je m’en suis saisi pour erré un nouvel avocat des vieilles
règles ; et le bonheur d’avoir ici désabusé ceux qui m’en croyaient l’adversaire n’est
pas un des moindres motifs de la reconnaissance que je porte à votre utile
établissement.
J’entre dans ces détails parce que les objections auxquelles je réplique ont été
renouvelées lors de ma réception au sein du corps savant qui me, fit l’honneur de
m’admettre parmi ses membres : il est,
je pense, de la
dignité des hommes de lettres d’observer toujours cette différence entre les opinions
émanées d’une respectable société qui les juge, et les suggestions ennemies des
libellistes qui les assaillissent, de laisser en silence tomber celles-ci, et de
relever poliment celles-là, pour combattre le crédit qu’elles prêteraient à l’erreur
et pour soutenir l’intérêt de l’art qui s’éclaire dans ces discussions. D’ailleurs il
m’importe de détruire les préventions qu’elles ont répandues : car si je fus entravé
dès mes premiers pas par divers obstacles, je n’en fus jamais découragé, et je ne
perdis en aucun temps le souvenir de la faveur protectrice du public impartial dont je
me regardai comme le disciple, l’ayant choisi pour mon seul maître. Il ne m’eût pas
appris à dédaigner les règles auxquelles il doit tant de chefs-d’œuvre ; mais il ne
m’eut pas enseigné non plus à restreindra les limites de l’art aux étroits préceptes
des écoles.
Dirigé par ce guide éternel vers la vérité qu’il sent toujours, et vers le génie
d’invention qu’il ne méconnut jamais, je sus discerner dans Aristophane, qu’il avait
applaudi, un bel ordre de règles très différentes de celles qu’observent les auteurs
modernes ; et j’y trouvai la cause du plaisir que procuraient ses pièces au peuple le
plus spirituel de la terre. Cette découverte m’a convaincu que les conditions de notre
comédie tenaient plus à notre goût qu’à celui des Grecs, et qu’on avait tort de leur
attribuer à toutes également une origine de haute antiquité. L’esprit peut donc
intéresser et plaire à la scène, en s’y montrant
sous des
formes étrangères à celles que nous adoptons exclusivement ; et les dogmatistes qui
décident le contraire ne répètent donc que ce qu’ils ont lu dans leurs livres, ou ce
que perpétuent les traditions de l’ignorance et des préjugés reçus.
En effet quel rapport existe-t-il entre la comédie politique des Athéniens et notre
comédie domestique ? Ne craignons pas de revenir et d’appuyer sur ce point. : la nôtre
représente fidèlement les hommes et leurs mœurs ; la leur représentait des êtres de
raison et des corporations entières individualisées : la nôtre touche proprement les
vices de la société ; la leur atteint figurément les abus de l’administration
publique : la nôtre ne frappe que les ridicules ; la leur désigne les personnes, et
les nomme : la nôtre a pour fondement le vrai et le vraisemblable ; la leur bâtit ses
fables sur la bouffonnerie idéale et sur une invraisemblable parodie : la nôtre parle
un langage direct ; la leur ne parle qu’à double sens et ne se fait entendre que par
allusion. Enfin la comédie grecque étale aux regards un spectacle de travestissements
imaginaires, et marche escortée de chœurs satiriques, dont le burlesque appareil imite
les mouvements et la pompe des chœurs de la tragédie antique. Que diriez-vous
aujourd’hui d’une comédie formée sur ce modèle ? Vous l’applaudiriez, peut-être, si le
dialogue, plein de traits vifs et serrés, en était aussi mordant que celui
d’Aristophane, si la fiction en était aussi forte et aussi hardie que les siennes :
mais vous regarderiez une telle production comme un monstre en littérature, plus
bizarre que les actes déréglés de Shakespeare, et que les journées
de Calderon. Ne nous serait-il pas permis de nous y tromper, puisque
Voltaire lui-même écrivit que le célèbre comique d’Athènes ne lui paraissait
qu’
un méprisable bateleur, qui de nos jours n’eût pas osé
donner ses farces à la foire de Saint-Laurent
? D’où viendrait
pourtant que nos arrêts ne seraient pas moins rigoureux, ni moins injustes, que ceux
de Voltaire, à l’égard de cette sorte de comédie ? c’est de ce que nous la
condamnerions d’après nos règles prescrites, et que nous n’en voulons pas admettre
d’étrangères. Néanmoins le témoignage du rhéteur Quintilien est d’un poids suffisant à
nous faire récuser celui de Voltaire : les éloges que le premier fait d’Aristophane,
dont il avait lu le texte original et médité les pièces, méritent plus de crédit que
les capricieuses critiques de notre poète : et qu’admire-t-il dans l’auteur athénien ?
l’élégance, la pureté de style, la force comique, et l’invention. Il le désigne comme
un des meilleurs modèles dont la lecture puisse former des écrivains et des orateurs.
Que faut-il de plus pour obtenir les hommages de la postérité ? Et quel suffrage
équivaudrait en faveur d’un poète comique à celui de Platon, le plus noble génie de la
Grèce, et à celui de Quintilien, l’oracle du bon goût chez les Latins ?
Que cette considération puissante nous engage à juger moins témérairement
Aristophane, à priser ses ouvrages, et à les recevoir en exemples des beautés qui
peuvent naître, indépendantes des formes auxquelles nous nous assujettissons.
Analysons maintenant la comédie grecque, première espèce que nous traitons avant
toutes, non dans le
projet de suivre l’ordre des temps, où
date son antériorité, puisque nous avons préféré suivre en ce cours l’ordre des
principes, qui nous a paru plus instructif, mais afin de ne pas embarrasser notre
marche quand nous examinerons les cinq autres espèces avec lesquelles celle-ci n’a de
commun que peu de qualités.
Les moyens mis en usage dans la Satire allégorique dialoguée
concourent parfaitement à la fin qu’elle se propose. 1º Son but philosophique, comme
nous l’avons dit, est de corriger les corporations, les factions et les sectes,
êtres qui ne sont réels que collectivement ou qu’en idée ; 2º elle les personnifie
en individus fictifs et sous des figures imaginaires ; 3º les actions de ces
personnages chimériques sont invraisemblables comme eux et malignement bouffonnes,
parce qu’elles sont la parodie d’actions folles ou méchantes ; 4º la fable offrira
continuellement un double aspect ; un direct au sujet exposé sur la scène, et un
indirect à l’objet allégoriquement raillé ; 5º conséquemment les discours auront
deux sens, dont l’un s’appliquera aux passions du personnage théâtral, et l’autre
aux vices ridiculisés des personnes ou des choses que l’on critique ; 6º les traits
du dialogue seront comiquement outrés pour s’accorder avec l’exagération des
masques ; 7º les caractères seront chargés pour se conformer au ridicule excessif
des figures agissantes : et de tout cet ensemble de chimères risiblement
, que rien ne démentira dans la composition ni dans l’exécution,
résultera une coordonnance régulière qui établira, par un burlesque concours de
folies idéales, une sorte de vraisemblance
suffisante.
Telles sont les sept conditions spéciales de l’ancienne comédie grecque.
Les exemples qui nous en restent en fournissent les preuves évidentes. Aristophane
jette des regards perçants autour de lui : témoin des passions de ses concitoyens,
il veut leur en offrir des images ridicules, afin que l’aspect de leur
travestissement bizarre les avertisse et les corrige.
Les Athéniens sont attaqués d’étranges frénésies ! leurs triomphes contre les
ennemis de leur liberté les ont remplis d’un certain amour de domination, et d’une
manie belliqueuse qui les pousse à faire la guerre à tous leurs voisins. Les
victoires et les défaites les ruinent : leurs conquêtes n’enrichissent que leurs
généraux : le peuple souffre et meurt de faim ; mais il se repaît de la fumée d’une
vaine gloire, et se console de la mort des gens qu’on tue, en lisant leurs
inscriptions sur des colonnes. On l’écrase, mais on lui donne des fêtes dionysiales
et lénéennes, pour prix de son sang et de ses sueurs. Ses Aréopagistes l’oppriment,
ses magistrats et ses administrateurs le volent ; mais il a le plaisir de les voir
passer fastueusement, et d’entendre discourir ses Proviseurs et ses Prytanes sur les
avantages d’une guerre interminable. Les sages réclament la foi des traités, et les
mariniers du Piréee le commerce : il les
traite de lâches et de cupides, et prodiguera ce qui lui reste pour multiplier les
aigrettes sur les casques de ses guerriers, et pour argenter les courroies de leurs
chars. Il habille tous ses enfants en soldats ; il ne rêve que troupes, combats,
sièges, prises de villes, tandis
que le désordre et la
misère lui font une nécessité de la paix. Les Athéniens, comme on le voit,
deviennent le plus fou des peuples : mais ils ont de l’esprit ; on peut les guérir
de leur mal. Aristophane compose à ce dessein trois comédies, la
Paix, les Acharniens, et
Lysistrate.
Dans la première, son intention est de faire sentir aux habitants d’Athènes que
c’est aux riverains du port à souhaiter la guerre, et non aux cultivateurs du
territoire de l’Attique ; que les uns ont intérêt à équiper des flottes pour
tenter des expéditions lointaines et repousser les incursions des insulaires ;
mais que les autres ont intérêt à maintenir les alliances des villes et des
cantons pour vivre opulents en leurs murs et se nourrir des fruits de leurs
champs. Il introduit sur la scène un vigneron du bourg d’Athmone, bon père de
famille, que désole la fureur belligérante de la Grèce : le manant s’élance porté
sur un monstrueux escarbot : que signifie cette monture ? C’est la parodie du
coursier ailé sur lequel vole le Bellérophon d’Euripide, machine
dont l’attirail embarrasse l’exposition d’une de ses tragédies. Mais l’odeur
infecte de l’escarbot, et les ordures dont un valet nourrit sa voracité ;
qu’est-ce encore que cela ? Un esclave l’explique nettement aux spectateurs ; ceci
regarde Cléon : on connaît ses goûts crapuleux, son avidité, et ses débauches.
Ainsi déjà deux coups portés à la fois, l’un au chef d’armée le plus en crédit,
l’autre au poète le plus en réputation. Telle est la touche de l’auteur.
On a vu s’élever dans les airs le vigneron Trygée, malgré les cris de ses
filles ; car ses fils sont à
guerroyer : écoutez ses
plaintes. Il n’a plus de pain à leur donner, il manque d’argent, il monte chez
Jupiter, et va lui demander s’il veut effacer Athènes de la carte du monde, et
livrer la Grèce aux Perses, tout prêts à profiter de ses discordes intestines. Le
sujet peut-il être plus vivement exposé ? Trygée pousse risiblement son escarbot
dans le ciel ; et je ne louerai pas les mots sales et bas qu’il lui adresse en
route. Le voilà devant la porte du palais de Jupiter : les dieux en sont partis ;
ils ont grimpé au dernier sommet de l’Olympe, lassés des vaines prières des Grecs,
et afin de ne plus entendre le bruit perpétuel de leurs dissensions. En quittant
leur demeure, ils y ont logé la guerre, divinité fatale à qui
la Grèce est abandonnée, parce que les habitants l’ont préférée à la
paix. Le subtil et éloquent Mercure, dieu du vol et des procès, étant le
seul qui convienne aux Athéniens, s’intéresse encore à leur sort : gagné comme eux
par les présents, il indique à Trygée la caverne où la Paix a été renfermée par la
Guerre. L’allusion continue, et devient d’instant en instant plus frappante, quand
la déesse des combats apparaît tenant un mortier, et demandant au Tumulte personnifié des pilons qui désignent allégoriquement Brasidas,
Cléon, et Alcibiade, que leur ambition rendit les fléaux de Sparte et d’Athènes.
Elle jette dans son grand mortier des poireaux, de l’ail et du miel, productions
désignant les contrées dont elle va broyer les villes. « Ô dix fois
malheureuse Prasie, te voilà détruite ! »
Trygée rassure les spectateurs
en s’écriant que cette perte n’afflige que les Lacédémoniens. « Ô Mégare,
Mégare
,
sois pétrie comme un gâteau !
Que de larmes pour ses enfants ! Tu seras moulue aussi et réduite en poussière,
abondante Sicile ! Un dernier coup va piler Athènes écrasée… Ah, doucement ! dit
Trygée, épargnez le miel de l’Attique »
; et il ajoute malignement qu’il
coûte quatre oboles ; dénonçant par ce trait la cherté de tout, indice de
l’indigence du peuple. Usa-t-on jamais plus utilement de l’allégorie comique ?
Elle se soutient partout avec la même vivacité. Il s’agit de déplacer les énormes
pierres qui obstruent l’accès de la caverne où la Paix est détenue. Trygée n’y
peut suffire lui seul : sa voix appelle à son aide les vignerons et les laboureurs
des pays d’alentour. Courage, leur crie-t-il, allons ! tirez ensemble. L’Athmonien
y va de tout cœur, et se suspend tout entier à la corde ; mais ils ne tirent pas
tous avec un zèle égal. Le Béotien s’y met lâchement : la lenteur et l’oisiveté de
Lamachus, autre général Athénien, nuit à l’œuvre des travailleurs. L’Argien y
concourt avec insouciance, et ne veut que son profit des efforts de son voisin. Le
Lacédémonien s’y porte avec vigueur et bonne volonté. Le Mégarien ne fait rien
parmi ses compagnons, ou ne leur prête qu’un bras faible : s’il n’était affamé et
réduit à ce labeur par la disette, il ne s’en mêlerait pas. Enfin, par les
exhortations du bon Trygée, par les coups de main de tous les paysans, travaillant
de bonne ou mauvaise foi à faire sortir la Paix, cette déesse reparaît accompagnée
de l’abondance et de la nymphe des fêtes. Tout ce mouvement singulier compose un
spectacle aussi animé que le dialogue qui le relève. Au reste le père Brumoy a
très bien remarqué
que le sel de cette allégorie, qui est
très fine, « consiste dans la situation et le jeu de théâtre où l’on
supposé tous ces peuples, qui tirent bien ou mal, de gré ou de force, à gauche
ou à droite, sérieusement ou par feinte, les cordes attachées à la pierre qui
empêche la Paix de sortir de sa grotte »
.
Les circonstances présentes rajeunissent encore cette vieille fiction. Ne
s’appliquerait-elle pas assez bien à la coopération des puissances qui ont
travaillé, bon gré, malgré, dans les congrès de Vienne, au grand œuvre de ce
qu’elles nommaient la pacification générale de l’Europe ? Ce
rapprochement entre des époques si distantes prouve sur quelles bases durables
Aristophane a fondé ses satires qu’on accuse d’être locales et éphémères.
Le premier mot de Trygée, de retour sur la terre, est un mordant sarcasme contre
ses concitoyens. « Vous me paraissiez bien petits et bien méchants de
là-haut ; mais c’est bien pis à qui vous voit de près. »
Non content de
les draper si hardiment, il blesse en passant quelques poètes, et quelques
magistrats coureurs de nuit ; car lorsqu’on lui demande quels voyageurs il a
rencontrés dans sa route aérienne, il répond n’avoir vu que deux ou trois beaux
esprits s’égarant à chercher des dithyrambes et le poème d’Ion à
Chio, puis quelques astres nocturnes qui revenaient de
souper, précédés de la lumière des falots. Mais qu’on se hâte, qu’on prépare son
bain, son festin, son lit nuptial, pour célébrer ses noces avec l’une des
compagnes des dieux ; car ils ont, dit-il, commerce avec des femmes comme les
hommes. Il va se marier avec la belle
Opora, l’abondance,
et envoyer au sénat la nymphe des fêtes, la jeune Théorie : cependant il doute
qu’il se trouve quelque homme assez pur dans la ville pour ne pas souiller
l’honneur de cette fille en la conduisant vers les magistrats : nouveau coup de
pinceau sur les mœurs dissolues de la cité. On commence un sacrifice plaisant en
hommage à la Paix, que Mercure a satiriquement informée des manœuvres de tous les
brouillons, tels qu’Hyperbolus, qui gouvernent l’état, et à qui il a nommé ses
vrais partisans, parmi lesquels il cite Cléonyme ; l’accusant par là, tout
capitaine qu’il fût, d’être moins enclin à la guerre qu’à la paix. Trygée invoqua
celle-ci, et sollicite ses faveurs pour terminer les débats, finir les ruineuses
procédures, désarmer et licencier les troupes, enrichir le marché public, et
engraisser les bourgeois et les négociants du port. Dans ces sortes d’invocations,
et dans les chants des chœurs, l’élégance du style d’Aristophane brille de tout
son éclat : il ne néglige aucun des agréments et des parures fleuries qui
rehaussent la diction et les grâces de son esprit varié. C’est là surtout qu’il
sut mêler la douceur du miel attique au fiel de ses satires ingénieuses, et que
les ornements dont il embellit son harmonieux langage lui valurent le titre
d’inimitable écrivain. On accourt de toutes parts célébrer l’hymen de l’Abondance
et de Trygée : tous les citoyens le remercient et le fêtent à l’envi. Les
marchands de faux et de charrues le félicitent d’avoir ramené la Paix : les seuls
vendeurs de casques, d’aigrettes, de trompettes, des cuirasses et de javelots, le
maudissent et se lamentent. Trygée change tous leurs
instruments de mort en outils de labourage et de commerce. Les convives se
rassemblent ; on boit, on chante des hymnes : ces chansons rappellent encore, en
célébrant des exploits militaires, le choc des boucliers, les soupirs et les cris
des vaincus : mais Trygée a tant d’horreur des combats et d’antipathie pour tout
ce qui les retrace, qu’il interrompt à chaque vers ceux qui, pour égayer l’heure
du retour de la Paix, chantent les plaintes des mourants et le fracas des
batailles. Il ne veut entendre que des chansons qui consacrent les ris, le vin,
les récoltes abondantes, le recouvrement des biens, et la douce fécondité des
femmes ; dernière scène aussi gaie que les précédentes, où sa critique raille les
tristes poètes qui ne savent chanter que les fureurs de Mars, au milieu des
festins de la concorde et de la joie. Quel feu ! quelle verve enjouée ! que de
frais d’imagination et d’esprit dans le tissu d’une pièce si simple, qui marche au
but le plus sérieux par le secours des fictions les plus comiques ! Voilà quel est
souvent Aristophane.
Sa pièce intitulée les Acharniens, et composée dans le même
dessein, n’est pas moins ingénieusement inventée. Un bourgeois nommé Dicéopolis,
désespéré de l’obstination de ses compatriotes à rejeter les traités de paix
offerts par les Lacédémoniens, fatigué des inutiles assemblées du peuple, où rien
ne se conclut, et des allées et venues des envoyés d’état qui n’apportent pas la
moindre nouvelle d’armistice, prend la ville en aversion, parce que tout s’y vend
et s’y achète très cher, et regrette ses champs qui lui fournissaient et lui
donnaient tout pour rien. Il assiste à
la réception des
ambassadeurs d’Acharne ; et le récit de leur mission lui apprend qu’ils iront pu
revenir depuis dix ans, parce qu’il leur a fallu passer ce temps chez les alliés à
boire et manger en de grands festins, et à prolonger leurs ambassades pour faire
durer leur traitement de deux dragmes qu’ils recevaient par jour. Il s’indigne à
l’arrivée d’un satrape du roi de Perse, qualifié du titre malin d’Œil du
roi, mot piquant, par lequel l’auteur insinue que l’ambassadeur n’est
qu’un espion qui, en leur promettant de l’or et en les amusant de belles paroles,
ne vient que voir ce qui se fait chez eux. Amphithéus propose des conditions
pacifiques aux Acharniens, afin de terminer la désastreuse guerre du Péloponnèse.
Ses offres sont repoussées : alors Dicéopolis le prend à part, et en obtient de
conclure particulièrement avec lui et les nations grecques un pacte de trente ans.
Les conventions sont ratifiées : les Acharniens s’en offensent, l’accusent, le
poursuivent : notre homme tient bon et forme le dessein de leur persuader de
suivre son exemple ; mais n’ayant pas appris dans les campagnes l’art subtil des
orateurs qui tournent les choses à leur gré, et remarquant que les Athéniens ne
choisissent plus d’autres chefs et d’autres conseillers que les derniers coquins
sortis de la populace, il veut se déguiser en misérable et les haranguer. Aussi
s’en va-t-il emprunter du poète Euripide les haillons dont il habille ses héros et
les lambeaux d’éloquence dont il recoud ses pièces dramatiques. On sent où vise
cette double raillerie dirigée contre la confiance que le peuple accordait aux
plus vils intrigants, et contre le
successeur de
Sophocle, que l’auteur accusait déjà de dégrader l’art de Melpomène par des
personnages trop déplorables et par trop de finesses oratoires. Cet endroit a paru
fort plaisant à Fontenelle, quelque rigoureux qu’il se soit d’ailleurs montré pour
le comique grec. « Euripide, dit-il, à qui l’on demande, l’une après
l’autre, toutes les pièces de l’équipage d’un gueux, se plaint qu’on lui ôte
toute une tragédie. »
Cependant les discours préparés du pauvre
Dicéopolis ne surmontent pas les préventions des Acharniens, et leur seul effet
est de partager le chœur en deux opinions. Que fait le bourgeois d’Acharne. Il use
lui seul du profit de son traité : il paye les marchandises de tous les
Péloponnésiens : il trafique avec les Mégariens qui, dépouillés de tout par les
incursions des troupes, lui vendent leurs filles : il échange son ail, son sel et
ses légumes, contre les poules grasses, les oies, les canards, le gibier et les
anguilles des Béotiens : il se réjouit et se prépare à faire bombance. Là
s’établit un contraste vif et risible entre le guerrier Lamachus, qui s’enharnache
d’un appareil militaire pour aller combattre, et le bourgeois Dicéopolis qui se
couvre de fleurs pour s’asseoir au banquet et prendre la coupe en mai.
L’opposition redouble d’effet jusqu’au dénouement, où l’on voit, d’un côté,
Lamachus revenu tout gémissant, tout mutilé, de son expédition belliqueuse, et de
l’autre, Dicéopolis gai, chantant, et rassasié de tous les biens que son traité
lui procure. Cette pièce, dénuée d’action et fondée sur une supposition
invraisemblable, est construite avec tant d’art, et pétillante de tant d’esprit
qu’elle
remplit partout le dessein qu’avait l’auteur de
renfermer en un cadre brillant le tableau vrai des douceurs de la paix et du
commerce, comparée aux calamités d’une guerre suscitée par l’orgueil trompé de la
nation, et prolongée par l’intérêt de quelques généraux ambitieux.
En considérant le fonds moral de cette comédie, On ne s’étonne plus
qu’Aristophane s’en loué lui-même par l’organe d’un choriste auquel il dicte ces
mots dans les Acharniens, en parlant de sa personne : lui
seul a osé vous dire la vérité au péril de sa vie, et même son courage a fait
tant de bruit, que le grand roi, interrogeant un jour les ambassadeurs des
Lacédémoniens, après leur avoir demandé quels peuples de la Grèce avaient le
plus de force sur mer, les questionna sur Aristophane, et sur les sujets
ordinaires de ses traits satiriques, ajoutant que ses conseils tendaient au
bien, et que ceux qui les suivraient seraient les maîtres de la Grèce »
.
Non content des efforts nombreux qu’il avait faits pour dégoûter ses concitoyens
d’une guerre ruineuse et obstinée, il revient plus plaisamment à la charge dans sa
comédie intitulée Lysistrate, du nom de l’héroïne de sa fable.
Un monologue de cette Athénienne expose le sujet de ses inquiétudes : elle se
promène seule en conspirateur sur le théâtre, et communique bientôt à sa voisine,
qui survient, le noble dessein qu’elle a formé pour le salut de la république. Son
courage n’a pu souffrir plus longtemps le spectacle des maux de l’état ; et se
promet d’y remédier. Le respect des lois républicaines, l’antique valeur des héros
de Marathon
et de Salamine, tout est déchu ; la discorde
et les factions ont tout moissonné, dans la Grèce : tous les époux courent se
faire tuer au loin sans profit et sans gloire, et tous les jeunes gens s’y font
mutiler à leur suite : la canaille d’Athènes use le temps à gloser, à disserter
sur les affaires, à lire les décrets spoliateurs, et les vaines ordonnances
enregistrées devant les Prytanes. Elle entend dire chaque jour qu’il n’y a plus de
véritables hommes dans le gouvernement ; et puisqu’il n’y en a plus, c’est aux
femmes à gouverner. Telle est la conclusion que l’auteur ose mettre dans la bouche
de Lysistrate, parlant en face aux Athéniens. Pouvait-il les molester plus
audacieusement que de supposer que leurs femmes les eussent mieux régis
qu’eux-mêmes ? Déjà celles-ci se rassemblent ; Béotiennes, Péloponnésiennes,
Corinthiennes, Lysistrate les a toutes convoquées. Elle leur déclare que le retour
de la paix désirée ne dépend que de leur volonté ; que ses négociations lui ont
assuré les femmes des cités alliées ou ennemies, et que ses vertueuses
compatriotes se sont engagées de vive voix à lui obéir. De quoi s’agit-il ? Elles
sont prêtes à tous les sacrifices, elles le jurent : eh bien ! c’est de
s’interdire le lit et le commerce des hommes, jusqu’au jour où ils consentiront à
conclure un traité de pacification. Quoi ? s’en priver tout à fait ! même de leurs
maris ! oui, absolument. Le conseil féminin murmure d’abord contre un tel
complot : on fait quelques grimaces, on se mord les lèvres, on hoche la tête avec
humeur : il vaudrait mieux, dit-on, renoncer à vivre qu’à cela. Pourtant l’héroïne
l’emporte ; le décret passe, et le
parti est résolument
pris. Les maris, les amants feront la paix générale, ou n’approcheront plus ni
épouses ni maîtresses : il n’est pas jusqu’aux courtisanes qui ne s’unissent au
vœu des nobles dames conjurées. Ce n’est pas tout : elles s’emparent de la
citadelle pour s’y prémunir contre les violences qui leur seraient faites
conjugalement, et du trésor public pour ôter aux hommes les ressources de la
guerre : plaisante conjuration qui fournit à mille jeux d’esprit sur les lâches et
les efféminés dont on craint de ne pas reconnaître le sexe et qui peuvent se
glisser au nombre des femmes. Les rumeurs s’élèvent : Lysistrate, assiégée dans le
fort, soutient burlesquement l’attaque avec ses compagnes. Des pourparlers
s’engagent : on nomme des députés de toutes les villes ; on envoie messages sur
messages. En ce risible conflit, rien n’est plus amusant que les peines de
Lysistrate à retenir ses jeunes complices qui, bientôt lasses de leur vœu, lui
échappent de tous cotés et sous mille prétextes. L’une brûle de revoir son
ménage ; l’autre veut bercer son enfant ; celle-ci chercher sa quenouille et filer
son lin ; celle-là préparer ses laines, ou ployer ses tuniques et ses voiles.
Toutefois leur souveraine triomphe et les renferme : leurs époux enragent, et les
amants redoublent de désir. Parmi ces divertissants combats, la jeune Myrrhine
rencontre son ardent mari : le soin malicieux qu’elle prend de l’enflammer de plus
en plus pour lui jouer le tour de le laisser là, tout stupéfait de son évasion
furtive, donne lieu à une scène qui n’est pas médiocrement plaisante : mais elle
passe en licence les plus
hardies de nos théâtres. On
prévoit assez que le dénouement répond au nœud de cette folle intrigue. Des
courriers arrivent annoncer que les maris ne résistent plus à leurs longues
privations ; ils sont à bout ; personne n’y tient ; tout s’insurge ; les
Spartiates sont en feu ; les Béotiens se meuvent : le soulèvement est général ; et
le retour des femmes peut seul apaiser une si rare et si étrange insurrection. On
conçoit qu’un effet si prompt est invraisemblable si la pièce grecque est soumise
à la règle des vingt-quatre heures, et qu’en nos climats tempérés les hommes sages
n’éprouveraient pas une telle impatience d’une si courte séparation d’avec leurs
femmes. Bref la paix est signée par Lysistrate, et l’on en imagine les
réjouissances. Les deux sexes alors se réunissent ; et les Athéniennes, rentrant
dans les soins de leur maison, ajoutent au bon exemple de rendre le gouvernement
suprême à leurs époux celui de se remettre honnêtement sous la loi conjugale.
Ces premiers aperçus font juger de la libre imagination du poète : son fantasque
enjouement déguise partout le caractère sérieux de ses leçons. Il n’eût peut-être
pas osé les donner plus gravement, et présumait les faire passer à la faveur de ses
folles inventions. Sa gaîté fit pardonner à son audace, et l’enveloppe du badinage
voilait quelquefois d’un sens prudemment énigmatique le langage trop hardi de son
patriotisme. Si la singularité de ses fictions les rend monstrueuses à nos yeux, si
leur invraisemblance porte notre esprit à s’étonner que le goût des Grecs
les ait accueillies, nous nous expliquerons aisément les succès
d’Aristophane par une comparaison entre Rabelais et lui. Quelques écrivains ont
aperçu vaguement des points de leur ressemblance ; mais une analyse suivie m’a
décelé les rapports de leurs physionomies qu’on n’a rapprochées que
superficiellement. Ces deux satiriques entreraient parfaitement en parallèle dans
leurs divers genres, si l’avantage ne restait au poète sur le romancier dont le
gallicisme trivial, ordurier et bas, ne peut égaler l’atticisme des comédies
grecques, licencieuses il est vrai, mais moins souillées des grossièretés crues qui
rebutent à la lecture du prosateur. Du reste même parodie des grandes choses, même
exagération dans leur fable, même système dérisoire, mêmes métamorphoses
allégoriques. Le bon curé de Meudon habille plaisamment la raison en masque, et, tel
qu’un magicien, il transforme en figures bizarres les principaux personnages de son
siècle et les corps les plus vénérés de l’état. Cette race d’ogres, dépeuplant deux
ou trois royaumes, pour leur propre gloutonnerie, insatiables avaleurs d’hommes et
d’animaux qu’ils dévorent, revêtus de centaines d’arpents de soie, de velours, de
brocards et d’aiguillettes, que signifie-t-elle ? une succession de trois rois de
France et leurs déprédations ruineuses. Rabelais commence par satiriser les
chimères, les vanités de toutes les dynasties du monde, en mettant à califourchon le
premier aïeul de Grandgousierf sur
l’arche de Noé. C’est par ce trait qu’il ouvre son livre. La naissance de Gargantua,
son éducation risible, ses petits jeux, sa gourmandise, sa mutinerie,
ses dodelinements, les flatteries de ses gouvernantes, les
admirations de ses pédagogues, qu’est-ce autre chose qu’une allusion aux sots
respects dont on berce l’enfance des princes ? Gargantua vient se montrer à sa bonne
ville, pleine d’impatience et d’aise de le voir : quand le poète Aristophane
travestit en vieil imbécile le peuple d’Athènes devant ses concitoyens, en
parle-t-il plus lestement que parle Rabelais du peuple de Paris ? « Tant sot,
tant badaud, et tant inepte de nature, qu’un bateleur, un porteur de rogatons, un
mulet avec ses cymbales, un vielleux au milieu d’un carrefour, assemblera plus de
gens que ne ferait un bon prêcheur évangélique »
. Aussi l’affluence
grossit-elle si fort autour de Gargantua qu’il se débarrasse de la foule en grimpant
sur les tours de Notre-Dame, d’où raillant les citadins qui attendaient sa
bienvenue, il les salit avec insulte, et veut leur voler leurs cloches pour les
fondre à sa monnaie. Cette malice convertit la joie publique en affliction et en
colère. De là les harangues de maître Janotus, toussant et
déclamant son patois d’école et son latin de cuisine, sanglante satire des
universités. Peut-on méconnaître en cette parade allégorique les mécontentements
excités en raison des impôts que leva pour la guerre en Italie, le roi François Ier, peu après son avènement au trône dont la capitale se
réjouissait au jour de son entrée solennelle ? L’amble de la jument caparaçonnée que
monte l’ogre-Roi, et qui du balai de sa queue abat en passant les bois et les
châteaux, ne rappelle-t-il pas le train de la duchesse d’Étampes, favorite qui fit
couper une partie de la forêt d’Orléans
pour frayer une
plus large route à ses équipages et à sa suite ? Qu’est-ce que Pantagruel, issu de géants, mangeur de saucisses, banquetant à force
flacons ? Qu’est-ce que frère Jean-des-Entommeures
g, beau débrideur de messe, bien
fendu de gueule, clerc jusques aux dents en matière de bréviaire, et prenant le
bâton de sa croix pour assommer les séculiers ? Qu’est-ce que Panurge, expert en
tous cas, savant en toutes langues mortes et vivantes, ayant dents aiguës, ventre
vide, gorge sèche, appétit strident, salmigondinant les prieurés et les bénéfices,
mangeant son blé en herbe, et ne faisant que trois pas et un saut, du lit à la
table ? Qu’est-ce que le Dive-oiseau des cloches, qu’on va voir à
Rome dans sa cage, comme Phénix, et qu’on n’a pas plutôt vu qu’on en paraît
agrandi ? Ne sont-ce pas Henri II, le Cardinal de Lorraine, le
Cardinal d’Amboise, et le Pape ? Suivez les trois premiers
dans leurs comiques aventures chez les chicanoux, au milieu des
gros chats fourrés écorchant leurs victimes sur une table de marbre ; vous rirez de
cette image des procédures du palais. Suivez-les chez les gens en robes à manches
couleur de roi, ayant les mains longues comme jambes de grue, les doigts à ongles
crochus et les pieds de même ; visitez leurs larges bureaux tapissés de drap vert ;
allez de leurs petits pressoirs jusques à leur grand et dernier pressoir, où ils
font passer les châteaux, les parcs, les maisons, les bois tout entiers, dont ils
retirent tant d’or potable ! Interrogez sire Gagne-Beaucoup sur ce
redoutable pressoir dont la vis s’appelle récepte, la met dépense, le tesson deniers
comptés et non
reçus, les fustes souffrance, les béliers
radietur, les jumelles recuperetur, les cuves
plus-valeur, les ansées rôles, les fouloirs acquits, les hottes validation, les
portoires ordonnance valable, les scilles le pouvoir, l’entonnoir le Quittus. Interrogez-le sur le dogue à deux têtes, sur l’autre dogue à quatre
têtes, symboles des doubles peines, des quadruples amendes ; interrogez-le sur
l’androgyne pronotaire, qui se nourrit de chair d’appellations ; Gagne-Beaucoup vous
dira que toutes ces figures monstrueuses sont les emblèmes du parlement. Accompagnez les mêmes personnages dans les contrées des Papegauds, des Papelards, des Papes-Figues, des Prêtregauds, des Cardingaux, des Evesgaux, des Moinegauds, des Capucingaux, vous ne pourrez méconnaître en
eux le peuple mitré, enfroqué, tonsuré, et vous admirerez comment Rabelais en son
temps osait se moquer des divines décrétales, des bulles fulminantes, des mouches
d’inquisition, des indulgences sixtines, toutes choses saintes et déifiques, par lui
qualifiées de belles , qui faisaient le siège apostolique de Rome tant
redoutable à l’univers, qu’il fallait ribon-ribaine que tous rois, empereurs,
potentats, et seigneurs, pendissent de lui, tinssent de lui, par lui fussent
couronnés, confirmés, autorisés, et vinssent là bouquer et se prosterner à la
mirifique pantoufle ! Sacres décrétales, bulles clémentines, qui changeaient en
saints béatifiés les orthodoxes les plus damnables, et les plus vertueux hérétiques
en damnés et en démoniaques.
Une courte citation de quelques vers composés à l’imitation des tours et des termes
de Rabelais, dans
un dialogue entre ce gai philosophe et la
raison, achèvera de vous caractériser sa ressemblance avec Aristophane. La raison
lui demande la clef de son roman énigmatique et ce que sont les monstres de sa
gigantesque phantasmagorie.
L’auteur désigne les cloîtrés soumis au jeune et aux rigoureuses disciplines.
Il signale ici les inquisiteurs qui faisaient dévotement tenailler et brûler leurs
ennemis comme ennemis de Dieu.
C’est en parlant de tout en ce langage de carnaval, que le savant docteur déguisa
si burlesquement la royauté, la papauté, le clergé, les congrégations monacales, les
corps savants, les universités, en
ridicules et fortes
mascarades, en facéties de risible mémoire, plus puissantes contre les superstitions
et contre la barbarie que les plus graves déclamations de l’éloquence. Les impuretés
de son livre en couvrirent si bien la quintessence qu’elles le sauvèrent du feu et
de la censure inquisitoriale. Un ecclésiastique tolérant, lecteur du roi, le fit
connaître à François Ier ; la gaîté gagna son procès devant le
monarque, et le rire le fit absoudre. Les propres mots de la préface de l’auteur
décèlent la profondeur de ses critiques, lorsqu’il compare son roman à Socrate,
« parce que le voyant au dehors, et l’estimant sur l’extérieure apparence,
n’en eussiez donné un coupeau d’oignons, tant laid il était de corps, et ridicule
en son maintien, le visage d’un fol, simple en mœurs, rustique en vêtement, inepte
à tous offices de la république, toujours riant, toujours buvant d’autant à un
chacun, toujours dissimulant son divin savoir ; mais ouvrant cette boîte, eussiez
au-dedans trouvé une céleste et inappréciable drogue, un entendement plus
qu’humain, vertu merveilleuse, courage invincible, sobresse non pareille,
contentement certain, assurance parfaite, déprisement incroyable de tout ce pour
quoi les humains veillent, travaillent, naviguent et bataillent !… Vous, (dit-il),
mes bons disciples, lisant les joyeux titres d’aucuns livres de notre invention,
comme Gargantua,
Pantagruel, jugez trop facilement n’être au-dedans
traité que mocqueries, folâtreries et menteries joyeuses : c’est pourquoi faut
ouvrir le livre, et soigneusement peser ce qui y est déduit. Lors connaîtrez que
la drogue
dedans contenue est bien d’autre
valeur que ne promettait la boîte. En icelle, bien autre goût trouverez et
doctrine plus absconse (c’est-à-dire profonde, mystérieuse) tant en ce qui
concerne notre religion que aussi l’état politicq et vie économique »
. En
ceci Rabelais ne ment point : son livre est un puits de science et d’érudition
recueillies aux meilleures sources. Regrettons que la vieillesse de son style en ait
rendu la plus grande partie presque incompréhensible : félicitons-nous pourtant de
ce que son vieux idiome cache l’impudeur de certains mots aux lecteurs honnêtes pour
lesquels ils doivent être autant d’hiéroglyphes.
Cette digression n’était pas inutile, je crois, pour vous faire bien discerner le
génie du comique auteur des allégories grecques par le rapport qui l’unit à celui de
Rabelais. Supposez les fables du romancier dialoguées, réduites en actes, et
relevées par des vers élégants et fins, vous ne trouverez plus entre les formes des
deux parodistes que la différence des sujets offerts à parodier, selon le tour
d’esprit, les préjugés, et le gouvernement du siècle où vivaient l’un et l’autre
satiriques.
L’analyse succincte de trois comédies déjà mentionnées donne une suffisante idée du
caractère hardi et des vues profondes d’Aristophane ; l’emportement de sa médisance
et ses saillies licencieuses ne sont peut-être en lui que l’excès de la force
comique dont il fut plein, et qu’il ne croyait pouvoir trop déployer contre les
vices, les abus et les dissolutions de son pays. Jaloux de contraindre le peuple à
rire de ce qu’il osait
lui reprocher, tous les moyens lui
semblaient bons, tant son principal objet lui paraissait louable. C’est pourquoi la
liberté de sa satire et les conceptions de son vif génie lui méritent plus d’estime
de la part des juges réfléchis que son cynisme et la bizarrerie de ses écarts ne lui
attirent de blâme de la part des sages critiques. Ajoutez à ce qui vous frappe dans
l’imagination de ses plans les qualités qu’il y joint dans l’exécution ; la vivacité
de son dialogue étincelant, imprévu, concis ; cette multitude de bons mots qui
partent comme des flèches aiguës ; ces traits qui percent d’outre en outre et de
tous côtés à la fois ; cette éloquence d’état empruntée à l’éloquence de tribune,
afin d’en rehausser le pouvoir de la comédie ; cette hardiesse de corriger le
gouvernement, les tribunaux, les assemblées populaires, les armées et le sénat ; il
n’est rien qui ne le rende inappréciable. Monument unique en son espèce, à qui le
pourrait-on comparer au théâtre ? Quel siècle a vu la comédie attaquer les choses
publiques qu’il ose reprendre ? Quelle comédie pareille à la sienne vit, en nul
autre âge, des magistrats nommés pour la juger, l’approuver et lui décerner des
prix, tandis qu’elle les menaçait eux-mêmes ? Avec qui le confronter, puisqu’il est
seul au monde ? et comment le mépriser pour ses défauts, puisqu’ils sont couverts de
mille beautés originales, et qu’on ne trouve qu’en lui ? Je prévois ce qu’auront à
m’objecter les gens qui s’arment d’une rigueur affectée : il me serait aisé de me
parer comme eux d’une fausse pudeur, et de les déconcerter en condamnant les
obscénités d’Aristophane et son indécent oubli des bienséances : je serais mieux
venu de ces censeurs-là, si je nommais sa liberté licence
téméraire, ses satires méchancetés odieuses, sa railleuse humeur fiel envenimé, ses
plaisanteries basses trivialités, ses jeux de théâtre farces grossières, ses
créations monstres d’, et ses allusions attentat contre l’autorité
légitime : mais, n’en déplaise au goût modeste et pur des partisans de cette
opinion, je ne me montrerai pas si timidement honnête ; que de craindre d’inspirer
une mauvaise idée de moi en déclarant mon admiration pour le comique grec. Ce serait
trahir la vérité que de nier la valeur des titres qui rendirent sa philosophie si
recommandable aux yeux des plus doctes anciens, après avoir lu les
Oiseaux, les Chevaliers, les Nuées,
et le Plutus, dont l’examen m’offrira l’occasion de continuer l’éloge
de ce poète original.
Il n’est pas étonnant que la réputation des auteurs contemporains s’établisse
difficilement, puisque les suffrages de l’antiquité ne suffisent pas à défendre la
gloire des morts contre l’avis de quelques détracteurs qu’ils eurent de leur vivant, et
contre les préjugés renaissants après eux. Si Platon, Quintilien, Lucien, Rabelais,
La Fontaine, et Molière, surent goûter les pièces d’Aristophane, il n’est pas moins vrai
que le sentiment de Plutarque est contre elles, et sert d’appui contre l’autorité des
judicieux Brumoy et Brunckh, au ton de mépris
avec lequel Voltaire et son disciple La Harpe ont parlé du poète grec. Mais le poids des
opinions de ceux qui le vantèrent l’emporte de beaucoup sur la valeur de ceux qui le
déprécièrent. On considérera que Plutarque fut plus un historien
moraliste qu’un arbitre du goût, que Voltaire condamna plus d’une fois inattentivement
les anciens dont le génie n’était pas en accord avec son esprit, et que La Harpe
transmettait souvent les idées de son maître sans les examiner assez scrupuleusement. La
solidité de la plupart de ses discours sur les tragédies de Racine et de Voltaire,
prouve que ce dernier l’empêcha de s’égarer en parlant du genre qu’il avait approfondi,
et sur lequel il lui communiqua les réflexions de sa longue expérience ; mais le peu de
fonds des jugements qu’il porte sur les comédies grecques, latines, et françaises, et
particulièrement sur Molière, qu’il effleure en quelques pages, prouve que n’ayant pas
assez médité ce genre, et que n’étant plus dirigé par un bon guide en cette autre route
dramatique, son esprit ne trouva pas assez de force et de lumière en lui seul pour la
bien parcourir.
Il est donc indispensable de remettre en question ce qui n’est point encore décidé,
afin de démontrer en effet qu’il n’y a rien d’arbitraire, comme on le croit, dans la
littérature, et que les seules raisons de débats en matières de goût prennent leur
source dans le dangereux crédit des gens qui se trompent, en attaquant sans cesse le
jugement des gens qui ne se trompent pas.
Les comédies d’Aristophane ont jadis réussi pleinement ; c’est un fait reconnu : elles
ont remporté les suffrages de toute une nation, et de celle à qui nous devons les
modèles du goût en tous genres : c’est encore un fait constaté. Il ne s’agit donc plus
de mettre en problème si ces comédies eurent ou non le mérite
qui leur valut de si brillants succès. On sait qu’elles naquirent dans la Grèce qui
les couronna ; on sait qu’elles passèrent chez les Latins où les plus doctes lettrés les
admirèrent ; on sait encore qu’elles nous furent transmises, et les voiles que les
siècles jetèrent sur leur texte ne l’obscurcirent pas assez pour que nos plus fameux
écrivains n’en pénétrassent pas l’esprit et n’en goûtassent pas l’atticisme. Ce sont
autant de faits incontestables. Mais ces comédies ne ressemblent pas aux nôtres ;
quelques rhéteurs sont fatigués des défauts qu’ils y rencontrent, et ne pouvant se
rendre compte de l’enthousiasme qu’elles ont excité, prennent le parti commode de
condamner l’antiquité ; et arguent de là que le théâtre d’Aristophane étant mauvais
n’avait rien qui dût le faire réussir. C’est vouloir nier l’expérience même. Or n’est-il
pas plus raisonnable de s’efforcer à trouver comment, pourquoi, par quelles règles
différentes des nôtres, dans quel moment, en faveur de quelles idées, ces comédies ont
su plaire, puisqu’enfin on ne peut désavouer qu’elles ont plu ?
Cette recherche n’appartient-elle pas à l’Histoire de l’art, et notre analyse de toutes
les espèces de comique serait-elle complète si nous omettions celle-ci ? Qu’on me
permette donc de reprendre cet objet, et de ne pas, à l’exemple de La Harpe, avancer sur
ce point mes propres opinions à la place de celles des Grecs et des plus graves auteurs
modernes. Je ne contredis qu’à regret les sentiments de ce littérateur dont j’appréciai
les talents autant que personne ; mais la nécessité de suivre l’ordre régulier des
principes l’emporte sur les considérations qui m’engageraient à vous
taire les erreurs où je crois qu’il s’est égaré. Les opinions reçues lui
ont été si favorables que l’avantage serait plus grand pour moi de l’approuver que de le
réfuter ; mais l’intérêt de l’amour-propre ne doit pas nous détourner de tendre au vrai
but de l’art. Imitons néanmoins sans partialité ce qu’il y a de bon dans La Harpe, en
conformant notre méthode de discussion à la tournure qu’il donne sur le même sujet à la
sienne. Rendons-lui cet hommage de le prendre pour modèle en le réfutant, comme il prit
pour le sien Aristophane, dont le sel réveilla son esprit lorsqu’il le voulut attaquer ;
et servons-nous pour le combattre des mêmes armes qu’il emprunta de l’auteur qui les lui
avait aiguisées. Supposons à notre tour un dialogue entre le comique grec et le
professeur, qui en fit si peu de cas ; dialogue où nous admettrons qu’Aristophane lui
parle de sa pièce des Oiseaux, comme le rhéteur suppose qu’un habitant de
quelque colonie grecque de l’Asie Mineure s’entretient avec les habitants d’Athènes sur
la pièce des Chevaliers.
L’objet de la comédie, dira l’un, n’est-il pas de faire passer des leçons utiles à la
faveur du divertissement et des ris. — Mais vous manquez ce but, répondra l’autre,
puisque je ne saisis pas l’objet de vos masques fantastiques, et que je ne comprends
rien à vos jeux de mots et à vos équivoques multipliées. — Peut-être est-ce votre faute
et non la mienne : il est douteux premièrement que vous ayez appris ma langue, et rien
n’est plus difficile à entendre dans tous les idiomes que les finesses des locutions
familières.
Je vous soupçonne de n’être pas plus versé dans la
connaissance particulière de nos mœurs que dans celle de mon langage. Ces deux causes
obscurcissent pour vous le sens des choses que mes compatriotes ont trouvé très claires.
C’est pourquoi ils riaient si fort des plaisanteries que votre ignorant étranger n’a pas
goûtées plus que vous. — Il pensait comme moi que la comédie devait représenter des
hommes, et non un concours de monstres bizarres et d’animaux tels que vous en rassemblez
sur la scène — Mes personnages étant emblématiques ainsi que la fable que je construis,
prennent toutes les formes qu’il convient à mon dessein de leur prêter. Ces figures ne
sont pas plus bizarres que celle de nos divinités, à qui nous donnons des attributs
significatifs de leurs fonctions, Vous paraît-il monstrueux d’attacher des ailes à la
tête et aux talons d’un homme ? Cela ne vous rappelle-t-il pas soudain la rapidité du
vol de Mercure, le messager des dieux ? Vous semble-t-il étrange que pour figurer la
vigueur et la sublimité de l’esprit, on crée un cheval volant ? Voilà pourtant Pégase.
Je n’en fais pas d’autres : c’est là le génie de ma nation ; il m’a fallu m’y conformer
pour lui plaire. — Mais ces images sont nobles, et les vôtres souvent basses et
hideusement grotesques. — Parce que les objets que je désigne sont vicieux ou ridicules,
et que mon imitation doit les contrefaire en charge risible. — Êtes-vous certain que
tant de grossières métamorphoses se fassent assez tôt reconnaître de la multitude pour
qu’elle ne se dégoûte pas de la fatigue qu’elle se donne à en deviner le sujet ? — En
cela même éclata
mon talent, car je ne choisis pas les
spectateurs qui assistent à mes pièces ; ils sont de toutes les classes ; magistrats,
guerriers, marchands, manœuvres, mariniers, tous y viennent, et tous m’applaudissent
après de grands éclats de rire ; preuve que ni mes masques ni leurs propos ne sont trop
énigmatiques. — Et quelle satisfaction peut avoir le peuple à reconnaître vos acteurs
burlesquement travestis, et à comprendre leurs singuliers discours qui ne représentent
que des hommes d’état, et ne touchent que des affaires politiques, objets au-dessus de
lui, et qui ne doivent pas l’intéresser autant que le ferait la peinture de ses mœurs
habituelles. — Il éprouve un vif plaisir à ces choses, parce que le peuple athénien
n’est pas comme les vôtres, étranger à ce qui regarde son existence et sa liberté. Les
affaires publiques sont les propres affaires de tous : il n’est pas insouciant de savoir
quelles gens le gouvernent, ce qu’on lui demande, ce qu’on lui prend, ce qu’on lui vole,
et l’usage qu’on fait de lui. La Grèce entière est une libre et noble famille dont tous
les membres se surveillent dans leurs emplois divers, et se rendent mutuellement leur
compte les uns aux autres, pour la conservation du bien et des droits de chacun. Vous
qui ne leur ressemblez pas, et qui laissez aller le train des événements, vous
n’entendez rien à ce que comprenaient les moindres des Grecs, et ma comédie, si
instructive pour eux, vous paraît folle et pleine de mystères. Je ne vous en félicite
pas. — Moi, j’en félicite nos nations, ayant été témoin des désordres que produit la
licence démocratique. — Avouez plutôt que, confondait le droit et l’abus,
vous attribuez à la vraie liberté les inconvénients de la démagogie
turbulente. — Non, j’aperçois le caractère de tous ses excès dans vos injurieuses
facéties : vous soutenez moins le parti de la vérité et de la prudence en vos pièces,
que vous ne flattez les factions et la malignité de votre populace : vous immolez à la
vanité de chacun de vos citoyens la gloire des grands personnages de votre république et
des plus beaux talents de votre siècle. Périclès lui-même, après tant de hauts faits qui
l’ont signalé, après tant de bons offices rendus à l’état, n’est pas plus à l’abri de
vos offenses qu’Euripide n’en est à couvert par ses admirables et touchants ouvrages, et
que Socrate par sa sagesse. Est-ce en effet montrer un noble esprit public que de payer
les hommes qui n’ont fait que du bien en leur faisant du mal ? — Vous vous trompez et
sur l’objet de mes censures et sur l’effet qu’elles produisent. Les archontes et les
spectateurs, dont j’ai reçu les prix, et qui m’ont décerné des couronnes, m’ont jugé
avec de meilleurs yeux, ayant vu les choses de plus près. Mon art ne livre à la risée
que les justes sujets de blâme et de critique. Un vil Hyberbolus, un infâme Cléon, un
lâche Cléonyme, l’un odieux délateur, l’autre impudent factieux, et le dernier,
capitaine sans valeur, ont perdu par mes satires le pouvoir qu’ils usurpaient dans la
cité pour le malheur commun. Si j’attaquai des chefs principaux, ce fut moins pour les
humilier que pour mettre un frein à leur orgueil, et pour empêcher que l’enthousiasme du
vulgaire ne les érigeât en tyrans. Périclès mérite notre reconnaissance par ses
éclatants services, mais
plus ils lui valurent de louanges et
lui acquirent d’ascendant, moins il devait en abuser au gré des caprices de la
courtisane qu’il aimait, et au nom de laquelle il ruina la ville de Mégare, et alluma la
fatale guerre du Péloponnèse. Je ne lui reproche publiquement que cette tache à sa
gloire : notre liberté nationale m’en donne le droit, et l’habile Périclès la respecte
trop pour me l’ôter. Mes parodies du tragique Euripide ne détruisent point l’admiration
générale qu’il inspire aux Athéniens ; mais elles font blâmer ses défauts dangereux à
ses imitateurs, et maintiennent l’élévation et la simplicité d’un art qu’Eschyle et
Sophocle n’ont pas altéré comme lui par des dialogues pleins d’ambiguïtés subtiles, et
de controverses oratoires mieux séantes à la tribune qu’au théâtre. Si la multitude
éblouie continuait à mettre ce genre en vogue, le cothurne ne tarderait pas à dégénérer
de sa noblesse. Peut-être ai-je à l’égard de Socrate poussé trop loin mes railleries,
puisque ses ennemis en ont tiré des armes contre sa personne. Oui, que leurs haines
parvinssent dans quelque temps à le perdre, on oublierait l’intervalle des années qui
séparerait mes poursuites des leurs, on me soupçonnerait d’avoir occasionné sa
condamnation, et sa mémoire grandie aggraverait ma faute. Cependant ce sage, qui vous
paraît si respectable, ne passe aux yeux de ses contemporains que pour un dialecticien
spirituel dont les discours ont la manie, trop funeste dans nos murs,
d’argumenter et de sophistiquer sur tout. Sa morale, excellente pour les sages qui lui
ressemblent, devient pernicieuse aux hommes vulgaires qui
l’interprètent à leur façon : ma pièce des Nuées n’expose son nom au
ridicule que pour ébranler sa secte toute entière, et désigner en un seul personnage les
nombreuses écoles de sophistes que j’atteins à la fois dans l’homme qui en est le chef.
Son plus illustre ami, Platon, sait mieux que vous où tendent mes vues, et ne nous
ferait pas converser ensemble dans ses entretiens familiers, si
j’avais conjuré sa mort. — Vos réponses, plus captieuses que péremptoires, ne me font
pas comprendre comment on vous laisse transformer la comédie en magistrature d’état, et
dire sur un théâtre contre les hommes et les institutions ce que vos orateurs
n’oseraient exprimer dans leurs plus fougueuses harangues. Votre privilège de
réformateur autorise la malignité de vos propres vengeances et seconde à merveille
l’épanchement de votre fiel amer et caustique. Un tel droit, si l’on présume qu’il fut
salutaire de l’accorder à quelqu’un, ne devrait appartenir qu’au plus juste, au plus
impartial, au plus éclairé des citoyens ; mais un pareil homme ne se chargerait pas de
ce ministère de railleries, d’injures et de réprimandes satiriques : il refuserait, sous
cette condition, l’avantage de corriger les autres ; car il tremblerait de se tromper
dans le choix de ses victimes, et de désoler ses compatriotes par un rire diffamatoire.
— Désabusez-vous : Cratinus, Eupolis, et moi, nous aimons trop la patrie pour montrer
tant de sensibilité à l’égard des individus condamnables, et notre atticisme immole les
vices et les ridicules avec aussi peu de pitié que nos soldats ont tué leurs ennemis aux
batailles de Marathon et de Platées. C’est
ce même courage qui
nous a conquis nos couronnes civiques et littéraires. Ne prétendez pas à en acquérir de
pareilles, car on ne vous permettra jamais d’avoir des Aristides qui vous gourmandent ni
des Aristophanes qui vous raillent. — Quant aux Aristophanes, la Grèce elle même n’en
aura pas longtemps, et vous serez le dernier. Les lois se hâteront de réprimer votre
hardiesse, et leur sévérité prouvera que vos comédies furent aussi préjudiciables que je
le pense. — Erreur, erreur, vous dis-je : on examinera la date des règlements ; on y
verra que mes plus fortes pièces obtinrent des récompenses sous le gouvernement des
libres héros d’Athènes, et qu’on les aura supprimées vers l’époque où le parti de
Lysandre et les corruptions du roi Philippe firent décliner notre grandeur et notre
indépendance.
Pour moi, je profite encore de la liberté qui me reste, en renouvelant l’avis que
j’ai donné trois fois aux Athéniens en faveur de la paix, et je leur soumets une
comédie intitulée les Oiseaux. — Que signifie ce titre ? et sur quoi
roulera votre sujet ? — Écoutez, et vous le comprendrez malgré les déguisements dont
la prudence m’oblige à me couvrir, en des choses si délicates à traiter. Vous savez
que les Lacédémoniens et les Athéniens, dès longtemps rivaux, sont jaloux de la
primauté qu’ils se disputent par le fer et le feu dans toutes les contrées de la
Grèce ? — Oui, vos malheurs m’ont instruit du danger de ces rivalités de nations.
— Nos Athéniens consument leur temps en contestations vaines, et se persécutent entre
eux. Ils sont ingrats envers leurs plus zélés défenseurs, et les condamnations forcent
les meilleurs
chefs à s’exiler de leur pays et à chercher au
loin le salaire de leurs services. Nos adversaires s’enrichissent de nos pertes, et
les villes alliées de Sparte se peuplent de nos citoyens qui fuient et de nos
guerriers qui désertent. Personne ne réclame assez haut sur la cause de cette
calamité. Contraint de se soustraire à une injuste sentence, le jeune Alcibiade a
porté ses secours et ses conseils à Lacédémone, et persuade à ses habitants de
fortifier les murs de Décélie sur les confins de l’Attique. De ce rempart, les
Spartiates fermeraient le passage aux convois de vivres et aux troupes d’Athènes : on
prélèverait sur elle des droits onéreux et avilissants. Je veux prévenir ce malheur et
en avertir le peuple et les magistrats. — Vous flattez-vous de débrouiller dans une
comédie des intérêts si sérieux et si compliqués ? Y a-t-il là de quoi rire ? — Mes
acteurs seront conduits par des oiseaux, et d’autres seront oiseaux eux-mêmes. — Quoi,
vous poussez le délire jusqu’à faire parler des bêtes sur la scène ? — Et pourquoi n’y
réaliserais-je pas la fiction dont Ésope a si bien usé dans ses fables ? Ne vous ai-je
pas dit que nos Athéniens sont étourdis, légers, volages, sans cesse allant de l’un à
l’autre extrême, et changeant mille fois de maximes, de partis et d’alliés, comme mes
animaux volant de branche en branche ? On les reconnaîtra d’abord en ces hommes
prenant des oiseaux pour guides ; et Pisthétérus, errant à l’aventure, une corneille
sur le poing, représentera notre Alcibiade : son arrivée chez Térée, jadis homme, et
métamorphosé en huppe, ses galanteries avec Philomèle, sa compagne, ne laisseront
pas douter que ce soit lui qui vient chez le roi de Sparte
offrir ses secours, et séduire la reine, sa femme, représentée en rossignol. — Sauf
l’allusion, quel effet attendez-vous de cette mystérieuse mascarade ? — Elle n’aura
rien d’obscur ; car les masques de chacun de mes oiseaux, le tour de leurs yeux et de
leur bec ouvert ou fermé, leurs ailes courtes ou longues en guise de manteaux, leurs
brodequins en forme de pattes à griffes, signaleront au mieux les gens dont ils seront
les portraits, et le caractère de leur avidité, de leur babil ou de leur imprudence.
Les spectateurs en riront au premier regard, et ce plaisir les mettra en bonne humeur
pour le reste. Pisthétérus conseillera au roi huppé de bâtir à ses sujets ailés une
ville en l’air, et d’usurper la souveraineté en arrêtant même l’encens et les dons que
les Athéniens envoient aux dieux. Cela désignera la présomption de Sparte qui aspire à
tout dominer. Là, de risibles combats entre les oiseaux qui figurent les Spartiates
sobres, vivant de peu, et dormant sans peur des intempéries, et entre les hommes
figurant notre peuple qui a toutes les passions et toutes les manies de l’espèce
humaine. En ce démêlé comique, force coups de bec distribués de gauche et de droite à
nos citoyens, à nos proviseurs, et à nos chefs du Prytanée. La ville imaginaire enfin
sera construite : on la nommera Néphélococcygie, pour exprimer que
ce n’est encore qu’un projet bâti vaguement sur des brouillards. Alors grande
révolution : tous les Athéniens voudront s’y rendre et acquérir des ailes ; nos poètes
les plus fous y viendront chercher au milieu des vapeurs leurs
dithyrambes et leurs odes ; nos magistrats prévaricateurs réclameront l’intendance
de la ville du peuple-oiseau ; des prêtres sycophantes lui consacreront un culte et
des sacrifices ; des géomètres lui présenteront des formules inintelligibles et les
moyens de mesurer le ciel, pour la désoccuper du soin de la terre ; des crieurs
d’édits publieront des lois et des arrêts arbitraires vendus argent comptant. On les
chassera tous comme j’insinuerai qu’on devrait les chasser de la ville que nous
habitons. Enfin les dieux déchus de leur trône et dépossédés de la souveraineté, la
céderont aux oiseaux qui remplaceront sur les autels, durant l’empire de la huppe,
désignant Lacédémone, Jupiter de Corinthe par l’aigle, Apollon de Delphes par
l’épervier, Hercule de Béotie par le cygne, et Minerve d’Athènes par la chouette.
L’allusion à tous nos peuples sera claire et complète ; et nos Athéniens jaseurs,
inconsidérés, frivoles, crédules et inconstants, seront métamorphosés dans cette
risible volière en une foule de merles, d’étourneaux, d’oisons, et de pies.
Qu’imaginez-vous de plus saillant, de plus vif et de plus comique ? — D’accord : vous
me détaillez vos moyens d’exciter le rire ; mais vos Grecs superstitieux, qui
intentent des procès capitaux à l’impiété, par quelle contrariété inconcevable en leur
caractère, par quelle légèreté criminelle, toléreront-ils en vous l’irréligion qu’ils
punissent dans leurs chefs et dans leurs sophistes ? Souffriront-ils que vous
traduisiez insolemment sur la scène les divinités qu’ils honorent dans leurs temples ?
— Je ne me moque point ici des dieux, et le reproche que vous m’en faites part encore
de votre
ignorance ou de votre distraction. Pénétrez mieux
mon génie, et soulevez le voile dont il s’enveloppe : la figure des dieux qui
interviennent n’est pas moins allégorique que les autres rôles. Minerve et Neptune,
sont là des emblèmes de la ville d’Athènes qui lui rappellent la double puissance
qu’elle eut sur la terre et sur la mer, dans le temps de sa gloire ; et ces divinités
réduites à céder le sceptre et leur ancienne primauté, lui présagent que par ses
fautes ses rivaux l’emporteront sur elle. — J’entends fort bien maintenant, et je
saisis le fin de vos emblèmes ; mais je n’en reste pas moins convaincu que vos pièces
sont d’un mauvais genre, d’un goût affreux, et péchant à toutes les règles. — Dites,
dites plutôt qu’elles ont d’autres règles qui leur sont propres, et les seules
convenables aux sujets que je choisis. Mes fables sont composées non des éléments du
raisonnable et du vrai, mais d’un idéal de folie et de convention. Ajoutez à ce
ressort la promptitude des traits que je décoche de part et d’autre, ces coups de dent
cruels, ces lardons sanglants, ces brocards enjoués que je prodigue en passant, toutes
ces bottes que je porte aux spectateurs les mieux plastronnés, sans interrompre le fil
de ma principale critique, vous concevrez le plaisir et le mouvement que produisent
les représentations de mes satires. Je sais ce qu’il faudrait pour vous plaire : vous
n’hésiteriez pas à vanter le bon goût de mes dialogues, si j’avais le ton plus modéré,
si ma touche était plus timide, si ma couleur était moins dure, moins tranchante et
moins crue, et si je n’outrais pas les charges que je dessine fortement
pour les rendre plus apparentes. Mais de si hardis tableaux posés sous
un vaste cadre sont faits pour être vus de loin par un peuple entier, et peut-être par
la postérité ; des formes moins articulées se prononceraient mal ou s’effaceraient à
une longue distance. Nous autres Grecs, nous n’estimons pas les pinceaux si précieux
que les vôtres qui effleurent à peine les objets, qui tempèrent jusqu’aux nuances, et
ne marquent rien qu’à demi, soit par confusion d’idées, soit par esclavage d’esprit,
soit par ménagement pour les méchants et pour les sots. Je vous parle un peu
vertement, docte rhéteur, parce que vous avez parlé de moi d’une manière outrageante,
que vous m’avez nommé vil histrion et bateleur, que vous avez démenti magistralement
tous les grands écrivains qui m’ont loué. Je n’ignore pas que mes réponses ne
réduiront pas vos préjugés à se taire ; car votre ton acre et décisif m’a fait plus
d’une fois soupçonner que vous étiez fort opiniâtre. Tachez néanmoins de vous
détromper en me lisant mieux : et persuadez-vous que si les politiques ont incité les
pédants à décrier tant mon genre et mon cynisme, le fin mot, c’est qu’ils ne
redoutaient que mon rare exemple de liberté.
Tel serait à peu près le langage que pourrait tenir Aristophane au professeur qui le
traitait avec un souverain mépris, et qui lui rendit justice à son insu, en
empruntant, pour se moquer de lui, les armes de parodie que le poète avait
forgées.
On admire que dans une république, régularisée par Solon, on souffrit qu’un homme
publiât tant de
satires générales et personnelles ; mais sans
récapituler les raisons que nous avons déduites par l’intervention du poète, il n’est
besoin que de considérer ce qui peut autoriser ses comédies dans un état
démocratique : là, le crédit se partage entre tous les membres de la cité : ceux-ci
ont intérêt qu’on les éclaire sur les fautes de leurs chefs : ceux-là qu’on avertisse
le peuple de ses écarts et de ses excès : les grands et les petits sont animés de
rivalités nécessaires à maintenir respectivement, dans toutes les classes, une égalité
légitime. On ne craint pas seulement la tyrannie du pouvoir, mais toutes les
prépondérances qui rompraient l’équilibre de la commune. Conséquemment tous montrent
une ardeur égale à soutenir l’auteur satirique dont le talent se charge de dénoncer
les prérogatives usurpées. Tantôt un parti le défend ; tantôt une faction contraire le
protège à son tour, et lui-même soumis à la censure de son auditoire, est réprimé s’il
passe le but, ou s’il abuse du droit qu’il acquiert de faire rire le monde aux dépens
des abus et des vices.
S’étonnera-t-on qu’il ait lieu d’exercer ce droit librement, lorsqu’on voit, dans nos
états policés, des plumes périodiques et journalières tracer de continuelles
personnalités en des feuilles qui ont cinquante mille fois plus de lecteurs que les
comédies n’eurent d’auditeurs ? On nous croit fort éloignés du goût des Athéniens :
cependant on est contraint de céder au besoin que nous témoignons de distiller les
humeurs qui nous travaillent, et que nous versons en des articles mordants le canal
des feuilles
publiques, où trop souvent le poison a coulé
sans qu’on pût le combattre par aucun antidote ; cependant on permet aux allusions
écrites de suppléer aux allégories en action ; cependant on tolère un partial commerce
d’apologie ou de diffamation rapide et partout répandue, privilège qui n’est pas
limité par la justice d’un parterre, et qui s’étend à couvert de toutes réclamations
des offensés, jusques au fond de nos provinces. Pourquoi souffrirait-on cela, si l’on
n’avait intérêt à contenter parfois la malignité des oisifs d’une capitale, à
rabaisser souvent des présomptions trop enhardies, à discréditer telles ou telles
maximes contraires au train du jour, à miner telle ou telle réputation que l’on
craint, que l’on hait, ou que l’on envie, à perdre tel ou tel dans l’estime, enfin à
rendre mille charitables services de cette sorte à l’opinion publique ? On sent, par
ce rapprochement, que les critiques d’Aristophane, sans comparaison pour le mérite,
quoique licencieuses et mordantes, devaient paraître à l’autorité indispensables et
salutaires : soit dit sans raillerie. Ceci prouve que la satire est de tous les temps
et ne fait que changer de forme : les Grecs avaient un Aristophane, et n’avaient point
de journaux ; nous avons des journaux, et n’aurons plus d’Aristophane. Je prie mes
auditeurs de me dire si nous avons gagné au change.
Mes louanges du comique grec ne sont encore appuyées que sur des raisons qu’on
pourrait contester : quoique les vœux réitérés qu’il exprima dans ses pièces en faveur
de la paix annoncent assez en lui le caractère d’un bon citoyen, on aurait lieu de
m’alléguer que son habileté couvrait d’un motif adroit le
méchant dessein de diffamer les chefs partisans de la guerre, et de s’autoriser de
l’intérêt du peuple qui en souffrait, afin d’accuser impunément les généraux et les
magistrats, sous ce beau prétexte. Mais ses œuvres me fournissent de quoi prouver que
sa muse fut véridique et non factieuse.
La pièce des Chevaliers signale authentiquement sa haine pour la
démagogie : loin d’y flatter le peuple, c’est ce peuple même qu’il expose à sa propre
risée : il le représente sous les traits d’un vieillard capricieux, l’oreille ouverte
à tous les bruits, entêté, bavard, curieux de nouveautés, gourmand, dissolu, jouet
imbécile des fripons qu’il tire de la boue et qu’il décore des marques de l’autorité,
volé par ses intendants, dupe des délateurs, et mené à la lisière par les scélérats
fieffés qui s’en emparent. Ses plus dignes serviteurs sont les derniers esclaves de sa
maison, tandis qu’un tanneur de cuir la gouverne, et n’est supplanté que par un
marchand d’andouilles, homme d’une faction opposée à celle qui mit le premier en tête
des affaires. On dépouille le bon vieux Peuple, on l’appauvrit, on lui extorque le peu
qui lui reste : il geint, il s’emporte ; mais on l’apaise en lui servant quelques mets
grossiers ; on le gorge de repas, on l’enivre ; enfin son amour du changement le livre
à d’autres mains ; dernière épreuve par laquelle passe le Peuple qui, refondu
entièrement, se rajeunit, reprend sa vigueur, et se défait des charlatans de tribune,
qui lui vendaient si cher leurs paroles, afin
de les
remplacer par des gens de bien, qui l’habillent et le nourrissent en repos.
Certes on avouera que si l’auteur manifesta son indépendance contre les puissants de
l’état, il ne fut pas moins indépendant du pouvoir de la canaille ; et que l’homme qui
fronde les rois sous une monarchie n’est pas plus utilement courageux que celui qui
fronde la populace lorsqu’elle est reine dans une république. Ou je m’abuse, ou voilà
l’esprit de la saine liberté, qui toujours sait garder un juste milieu.
On conçoit qu’un si clairvoyant et si téméraire critique se souciait peu de ménager
la petite importance des corporations secondaires et des sectes querelleuses qui
pullulaient dans Athènes. Après n’avoir pas craint de travestir dans les
Harangueuses l’administration des principaux hommes de la ville en un
conseil de femmes babillardes ; après avoir ironiquement métamorphosé les juges des
tribunaux de la chicane en guêpes paresseuses, voraces, et dardant des aiguillons
envenimés dont chacun recevait des plaies cuisantes, il ne se fit pas scrupule de
draper les philosophes et l’abus du raisonnement, si préjudiciable à la raison.
Les Nuées parurent comme emblèmes personnifiés de la vanité des
esprits-forts qui, s’enfonçant dans les ténèbres des systèmes vagues, ne savent
affermir leurs principes sur rien, et divinisent la nature, qui n’est qu’un ouvrage, à
la place de Dieu, qui en est l’ouvrier. Le Juste et l’Injuste vinrent contester devant
les spectateurs, en avocats subtils
et captieux. Les leçons
d’une fausse logique apprennent enfin au bourgeois Strépsiade à ne point payer ses
dettes, tandis que son fils, instruit à la même école de morale, y apprend de son côté
qu’il a le droit de battre son père. Je renvoie plus loin mes réflexions sur ce fameux
chef-d’œuvre d’Aristophane, ainsi que d’autres considérations sur les
Guêpes et sur les Harangueuses, dont il sera temps de
parler en examinant les belles imitations qu’en ont tirées Molière et Racine. Leurs
emprunts me donneront lieu de relever encore les inventions de l’auteur original,
Son génie fut moins heureux dès qu’il en borna l’usage à des objets particuliers, et
qu’il s’abandonna sans frein à ses naturelles animosités. La coutume de décerner des
prix, dans les fêtes des Panathénées et des Dionysiales, aux tragédies et aux comédies
qui concouraient solennellement en présence des commissaires publics et des
spectateurs, avait des inconvénients funestes qui ne lui échappèrent pas. Il osa
railler le danger des partialités et des jalousies que ces luttes font naître :
soudain la cour de Pluton, transformée en tribunal d’esprit, offrit le spectacle d’une
joute ridicule entre Eschyle et Euripide. Le dieu Bacchus était venu se plaindre aux
enfers de l’absence de tout bon auteur dans l’Attique ; et pour insinuer au public ce
que son goût avait de conjectural et d’inconstant, des pièces entières d’Euripide,
mises dans une balance, n’équivalaient pas au poids des moindres citations et de
quelques grands mots d’Eschyle : cependant Sophocle laissait
combattre les deux rivaux, et cachait ses chagrins dans la retraite. Les cabales des
partis, les intrigues, et les préventions, tenaient les juges en suspens, et les
souplesses d’Euripide, qu’on peignait ambitieux et rusé, ne l’emportaient pas sur la
roideur majestueuse de son concurrent. Ce dernier obtenait la couronne, mais la
préférence entre eux restait si longtemps douteuse que le prix semblait donné plutôt
par le hasard que par l’équité. Cette satire des prix littéraires est le fonds d’une
comédie intitulée du nom de l’un de ses chœurs que forment les
Grenouilles : grotesque parodie des clameurs et des murmures de tous les
barbouilleurs de vers, qui sortaient de la fange et des marais de Permesse.
Aux traits perçants qu’Aristophane aiguise contre Euripide, il en mêle souvent
d’injustes et d’empoisonnés : on ne peut surtout le blâmer trop sévèrement de lui
reprocher sa naissance, et de s’efforcer à le tourner en ridicule par la dénomination
fréquente de fils d’une marchande d’herbes. Plus son origine fut
commune, plus son mérite s’en rehausse, puisqu’il surmonta le défaut
d’une éducation première à laquelle suppléa son génie. Ce reproche était aussi déplacé
à l’égard du poète, qu’il était bien appliqué aux proviseurs et aux prytanes, punis de
leur impudence hautaine par le ressouvenir de la bassesse de leur . Mais
notre satirique en veut au disciple d’Anaxagoras au point de s’aveugler sur son
compte ; c’est sa manie : il ne lui suscite pas seulement des ennemis parmi les
hommes, il soulève l’autre sexe pour le perdre :
aussi
feint-il dans la comédie des Fêtes de Cérès que les femmes, irritées de
tout le mal qu’Euripide disait d’elles, se rassemblaient pour en tirer vengeance. Les
railleries enveloppent jusqu’aux amis du célèbre tragique ; et, pour désigner qu’ils
sont artificieux et timides, l’auteur les déguise en femmes, et les introduit en
plaideurs femelles venant haranguer contre ses accusatrices. On présumerait qu’au
moins Aristophane veut défendre l’honneur du beau sexe ; mais l’athénien n’est pas si
galant : ses injures surpassent toutes les imputations de son rival. Chacune des
actrices dévoile en ses déclarations tant de faiblesses, tant de supercheries et de
turpitudes cachées, et tant de suppositions d’enfants, qu’il ne dût pas être un mari
dans la Grèce qui n’eut à trembler pour la légitimité des siens. Ces honnêtes dames
finissent par s’avouer mutuellement, en absolvant Euripide, qu’il n’a peint qu’une
Phèdre et qu’une Médée ; mais qu’elles sont toutes des Médées, des Phèdres, et
peut-être pis. Étrange apologie des femmes, dont Aristophane prend la cause en main !
Cette seule pièce, déposant contre les mœurs grecques, atteste en notre honneur la
différence des Athéniennes et des Françaises. Les malins tours que notre Molière
attribuait aux filles et aux épouses de son temps ne sont, au prix de ceux dont je
parle, que des bagatelles dont il nous conseille plutôt de nous moquer que de nous
fâcher. Encore n’a-t-on lieu de croire que la moitié de ce qu’il dit ; et chacun pour
sa sécurité n’a pas besoin d’avoir les yeux si fins, ni de regarder à tout de si près
qu’un auteur comique, qui ne cherche
qu’à nous divertir sur
des articles dont on ne plaisante pas.
Toutes les poétiques font mention des trois époques de la comédie grecque qui se
distingue par les noms de comédie ancienne, c’est celle dont nous avons donné une
idée ; de moyenne comédie, c’est celle dont nous allons parler ; et de comédie
moderne, c’est-à-dire celle que traitaient Ménandre d’Athènes, et Épicharme de
Syracuse. Cette dernière espèce, la plus parfaite au jugement des philosophes de
l’antiquité, ressemblait à celle que perfectionna le docte Molière.
La moyenne comédie, déjà tempérée par la prudence des magistrats, adoucissait ou
s’interdisait les dénominations trop personnelles, les vérités crues, les masques
ressemblants aux particuliers, les brocards lancés aux citoyens connus, et les
quolibets adressés aux spectateurs ; plus réservée que la première, sa critique ne
portait que sur des abstractions générales et sur les immoralités des hommes, pris
collectivement. Elle devint moins violente et plus délicate, moins forte et plus
ingénieuse, moins acre et moins amère, mais plus pure et mieux goûtée.
Le Plutus d’Aristophane fut composé dans ce nouveau mode : cette
pièce élégante et morale montra que son auteur, en perdant ses privautés indécentes,
avait conservé la vigueur de son imagination et la vivacité de son coloris. Habitué
à jeter des regards pénétrants sur tous les principes de la corruption publique, et
sur tous les vicieux penchants de ses compatriotes, il aperçut que la soif de l’or
et l’appât du gain
précipitaient la décadence de sa
patrie ; il voulut guérir cette contagion destructive de la liberté et de la vertu
dans tous les gouvernements. Aussitôt l’allégorie, système auquel s’attacha sa muse,
amena sur le théâtre l’aveugle dieu des richesses, sous la figure d’un vieillard
craintif et consterné de l’approche des intrigants qui le dépouillent, des voleurs
qui lui coupent la bourse, des avares qui le veulent enterrer chez eux, ou des
prodigues qui bientôt le renvoient tout nu à la porte ; il ne sait plus ou
rencontrer la probité qui le dédaigne, et se plaint de sa cécité qui l’éloigne des
honnêtes gens, toujours restés pauvres depuis que
Jupiter
lui-même porte envie aux hommes vertueux
: mot profond, par lequel
il exprime que la vertu est devenue si rare, qu’il n’est plus rien au-dessus
d’elle ! Chrémyle et son valet Curion, instruisent le dieu de ce qu’il vaut : c’est
la puissance de l’or qui donne les qualités ; c’est elle qui revêt les fripons d’un
lustre honorable ; c’est elle qui attire des respects à l’ignorance ; c’est elle qui
inspire l’amour, l’amitié, les complaisances ; c’est elle qui fait estimer tel
gouverneur de ville, tel amiral indigne par soi-même de son rang ; c’est elle qui
ouvre l’entrée des sénats, des tribunaux, et des citadelles ; c’est elle qui fonde
les temples ; enfin le grand roi d’Asie ne tient sa majesté que du pouvoir de l’or.
On se dégoûte du boire, du manger, des voluptés, du faste, du commandement, de tout
au monde, mais non de l’or. Plutus est surpris de tous les miracles qu’il fait :
l’auteur l’expose d’abord sous les haillons et dans le dénuement absolu d’un gueux,
afin de
manifester que l’or n’est rien par soi, et n’a de
valeur que dans l’idolâtrie des hommes qui en relèvent le néant. En effet Plutus est
conduit par eux chez Esculape, dont l’art doit lui dessiller les yeux : on espère
que, devenu clairvoyant, il refusera ses faveurs aux méchants et ne les dispensera
qu’aux bons. Ses conducteurs désirent en outre lui faire combler la ville de tant de
biens, que les débats jaloux des riches et des indigents y soient terminés, et que
tous les citoyens jouissent d’une égale opulence. Au sujet de ce vœu, l’auteur crée
une fiction frappante, vive et morale. Je n’ai pu résister au plaisir de l’imiter en
vers dans une satire autrefois publiée, et dont vous m’avez déjà permis de vous lire
un fragment qui touchait notre Aristophane.
L’idéal personnage s’explique à peu près en ces mots, et le sens de son discours
doit vous paraître encore directement applicable aux mœurs de l’Europe. Ce sont là
des beautés de tous les temps et de de tous les lieux. Sur ces entrefaites, Plutus,
guéri de son aveuglement, reçoit les demandes et les réclamations de la foule ; il
ôte aux scélérats qu’il avait
gorgés d’or ; il donne aux
gens de bien que leurs scrupules avaient appauvris. Le bourgeois Chrémyle ne croit
plus qu’il faille s’écarter du sentier de l’honneur pour devenir riche ; il le
pensait, n’ayant vu dans la misère que les vertus et la science, tandis que les
fourbes, les menteurs, les débauchés, et les intrigants, étaient seuls heureux et
fortunés. Un parasite délateur jette les hauts cris de n’être plus payé de son
espionnage et de ses calomnies ; une vieille courtisane se désole de s’être ruinée
en folles dépenses, pour acheter l’amour d’un jeune libertin qui mit ses ardeurs à
gages, et qui se moque d’elle après s’être paré de ses dons : leçon comique, dont
l’application atteindrait de nos jours l’ de nos Laïs surannées, et la
lâcheté de ces industrieux chevaliers, qui réparent noblement leur infortune aux
frais de leurs dupes insensées.
Tant de scènes marquantes ne sont pas encore les plus fortes ; la vigueur
d’Aristophane pousse toujours les choses au plus loin : tous les citoyens, épris du
dieu des richesses, changent de mœurs dès qu’ils le possèdent ; ils oublient leurs
parents, leurs amis, leurs devoirs, et même leur religion ; les dieux n’ont plus
d’encens ni de sacrifices ; Plutus lui seul est adoré. Que voit-on alors ? Mercure,
mourant de faim, implorant d’un valet quelque emploi qui le sauve de la disette, et
l’avantage de servir de loin le nouveau dieu. Or, que désigne ici Mercure, si ce
n’est le cortège des talents, des arts et des sciences, accourant se vendre, se
prostituer à l’or, se prosterner devant l’or, jurer d’être les vils esclaves de
l’or, et subir, au
vestibule du palais où l’or se
dispense, les insolents dédains et les rebuts d’un méprisable et bas introducteur
qui les repousse ? Cette dure nécessité contraint bientôt les prêtres eux-mêmes et
le grand sacrificateur, tout saints qu’ils se disent, à quitter les autels de
Jupiter pour brûler l’encens et chanter les hymnes au dieu de l’or, tout puissant
sur leurs consciences. Quels emblèmes plus ingénieux et plus clairs pourrions-nous
substituer à cette dernière allégorie d’Aristophane, si nous avions malheureusement
lieu, comme lui, d’insinuer que notre nation n’a plus que l’intérêt de l’or pour
seule divinité ?
L’analyse du Plutus achève de vous tracer une idée complète des
qualités du poète grec, dont le littérateur que je réfute assimila les ouvrages aux
parades du boulevard, aux lazzis d’Arlequin, et aux farces de Scaramouche. Je vous
en laisse les juges.
Délivré maintenant du soin indispensable de vous parler d’une espèce de comédie qui
ne vous est pas familière et que repoussent nos habitudes, je vous entretiendrai
désormais de celles que le goût de Ménandre, de Plaute, et de Térence, rendit plus
conformes à nos mœurs ; espèces bien supérieures à la satire allégorique dont je ne
pouvais m’empêcher de mentionner le mérite. Je déclare d’avance la supériorité de ces
dernières, afin que l’on ne me fasse pas dire autre chose que ce que je
dis, et qu’on ne m’accuse pas de prôner un genre exclus par notre urbanité,
préférablement à la comédie moderne. Si je tentai le panégyrique de l’ancienne, en
étudiant ses desseins et son but, je dois faire une plus grande apologie de
la nouvelle. L’une, entièrement dégagée d’entraves par la
démocratie, se donna pleine licence, et n’eut pas de peine à tout oser et à se jouer
de tout, pour amuser et instruire ; l’autre, chargée de toutes les contraintes que lui
imposèrent les gouvernements et les sages bienséances, trouva dans les mesures de son
génie réglé le secret d’atteindre aux plus utiles résultats. Cette considération nous
la fait admirer davantage, par la même raison que vous prisez moins un bouffon dont le
vif esprit vous égaye, en s’affranchissant des lois du bon ton et de la décence, qu’un
plaisant de bonne compagnie, dont le goût sûr et fin vous charme, en réglant sa verve
et ses saillies subtiles ; et de même que l’orateur qui s’énoncerait avec indépendance
au milieu d’un peuple républicain, ferait moins estimer son adresse et son énergie,
que celui qui, parmi les surveillants du despotisme, en des temps de tyrannie, se
servirait de son art pour jeter innocemment des idées de liberté publique dans les
esprits de la multitude.
Après avoir rétabli les titres de la comédie antique sur les respectables témoignages
de Platon et de Quintilien, sur les suffrages presque unanimes du peuple attique, sur
des comparaisons de son esprit avec celui du profond Rabelais, notre Lucien moderne,
et en tenant bon compte des emprunts de Racine et des nombreuses imitations de
Molière ; après avoir, dis-je, fort de tant de preuves, tâché de relever l’honneur
trop déprimé de la satire allégorique dialoguée, à laquelle appartiennent
principalement les Chevaliers, les Guêpes, les
Oiseaux, les Nuées, et le tour ingénieux et moral de la
moyenne comédie, à laquelle, ainsi que je le démontrai, appartient le
Plutus, je dois me hâter de renouveler ma déclaration sur la
supériorité de la nouvelle Thalie dont l’éloge termina ma dernière leçon, éloge que je
vais motiver dans
celle-ci. Le genre d’Aristophane va céder
le pas à celui de Ménandre. Le premier naquit des circonstances particulières à la
démocratie d’Athènes ; le second, d’une imitation générale des mœurs humaines sous
tous les gouvernements. Ce n’est plus la parodie des choses réelles, des événements
arrivés, ni la caricature des personnes connues et vivantes : c’est la fidèle peinture
du vrai, la représentation exacte des penchants de l’homme, et les portraits
ressemblants des vices et des manies de tous les temps et de tous les lieux,
abstraction faite des individus. On le trouve défini dans l’Art
poétique.
L’estime de César, de Cicéron, d’Horace, et de Plutarque, si hautement déclarée pour
les comédies de Ménandre, ne nous permet pas de douter que nous ne soyons aussi
redevables aux Grecs de la première idée du beau comique, que nous le leur fûmes des
modèles du beau tragique. Peu de fragments, et quelques noms restés des pièces du
poète athénien, confirment qu’il inventa la comédie de caractères, de même que les
imitations de Plaute et de Térence attestent qu’ils reçurent les formes animées de la
comédie d’intrigues de Diphile, auteur grec de qui
la cassine fut empruntée, de Philémon, autre Grec cité par Athénée,
par Suidas, par Apulée, et de qui fut tiré le sujet des Bacchides ; et
enfin, du Sicilien Épicharme. Ce fut des Latins que les Italiens et les Espagnols
empruntèrent cette nouvelle espèce : ce fut chez ces deux peuples que notre Molière la
prit en dernier pour la perfectionner : mais ce qu’on ne doit qu’à lui fut l’art de
composer la comédie mixte, d’un mélange habile des caractères et de l’intrigue ;
création d’autant plus étonnante que les ouvrages de Ménandre n’existant plus, ne
purent lui en fournir les éléments, et qu’il nous donna les types originaux de la plus
belle espèce de comédie, dont il n’avait pu trouver primitivement en lui que l’idée.
Les pièces épisodiques et facétieuses, qui dérivent de ces trois espèces, furent
encore régularisées par Molière : on le nomme donc ajustement le père de
la comédie, puisque, nourri des productions anciennes et modernes, il la fit
naître si bien formée en toutes ses parties, et que peut-être sans lui
n’existerait-elle pas telle qu’elle est. On sent aussi que le seul dépouillement des
pièces de ce docte écrivain, bien examinées, suffit à compléter la poétique de son
art, puisque la comédie grecque, latine, italienne et espagnole, rentre par ses
imitations originales, dans le genre que son génie a comme épuisé tout entier. Je
m’exempterai donc d’un facile étalage d’érudition en vous citant ce que Quintilien,
Macrobe, saint Jérôme, et le docte Scaliger, écrivirent en faveur de Plaute, qu’ils
estimèrent en son genre comme un
prince de la langue
latine.
Je m’abstiendrai de chercher pourquoi le savant Volcatius Sedigitusi, selon le témoignage d’Aulu-Gellej, donne la première palme comique à
Cæciliusk, la seconde à Plaute, la
troisième à Næviusl, la quatrième à
Licinius, ensuite nomme Attiliusm, et ne
place Térence qu’au sixième rang. Deux seulement de ces auteurs nous sont parvenus :
quels devaient être les talents de ceux qu’on leur préférait ? Je me dispenserai
donc du soin d’analyser particulièrement les qualités de Plaute et celles de
Térence, desquels je tirerai des exemples, quand il en sera temps, pour les
appliquer spécialement à chacune des règles, dont la totalité se trouve comprise
dans les seuls ouvrages de Molière. De lui, comme d’un tronc plein de vigueur et de
sève, sortent les autres branches dépendantes. Je croirai donc avoir suffisamment
parlé des deux poètes latins, en ne vous les rappelant que relativement à l’art de
notre poète, par cette raison qu’on exprima si bien dans son épitaphe, à l’époque de
sa perte ;
Molière me fournira, dans cette nouvelle partie de mon cours, plus de leçons prises
en lui seul que Corneille ne m’en a fournies dans la tragédie : car,
il m’a fallu chercher le complément de la théorie du genre tragique
dans les auteurs grecs, dans Racine, qui les imita, et dans Corneille, qui créa
spécialement la tragédie politique ; tandis que je trouve chez le seul Molière tous
les principes et tous les modèles du genre comique, parce qu’il ne partage avec
personne l’honneur de l’avoir accompli dans ses cinq espèces différentes. On verra
même que l’extension qu’il sut donner à son art embrassa jusqu’à la sixième et lui
appropria la plupart des singulières qualités d’Aristophane, dont il refondit et
corrigea les inventions lorsqu’il voulut généraliser ses censures.
Je reprends la marche méthodique à laquelle je me suis asservi en vous retraçant
les divisions que je nomme espèces du genre comique. 2º La comédie de mœurs et de
caractère. 3º La comédie d’intrigue. 4º La comédie mixte, ou mêlée d’intrigues et de
caractères. 5º La comédie épisodique, vulgairement appelée comédie à tiroir. 6º La
comédie facétieuse. Essayons désormais de mettre en évidence l’utilité de ces
distinctions, afin de prévenir les fausses raisons qu’objecteraient contre elles
ceux qui croient leurs conditions minutieuses et trop mathématiques, ou
superflues.
Quelqu’un se veut former une idée de la comédie : il se rend d’abord compte de ses
qualités ; car les règles qui s’y appliquent en dépendent immédiatement. Il apprend
qu’elle a une fin contraire au but de la tragédie, qui se propose de peindre le bon et le beau de manière à tirer nos larmes,
et à causer notre effroi par la représentation des nobles
infortunes ; tandis que l’autre se propose de peindre le mauvais
et le vicieux ridicule, dans l’intention d’exciter notre moquerie
et de nous corriger en nous égayant par la représentation des perversités et des
manies du genre humain. Une fois cette généralité bien comprise, il cherche comment
la comédie parvient à son but. Il découvre que c’est par une action feinte et
développée, au moyen du dialogue de divers interlocuteurs. On lui enseigne que c’est
par une fable unique, et soumise aux circonstances de deux autres unités, qu’elle
excite la plus complète illusion au spectateur ; que les ressorts de cette fable
doivent être vraisemblables, naturels et plaisants, et que le langage des acteurs
doit être conforme à la condition des personnages. Il fait plus, il médite l’avis
que le judicieux Boileau donne en ces termes :
Et plus loin :
Et peu de vers après :
Pénétré de ces vérités sommairement tracées par l’auteur de l’Art
poétique, le disciple ou l’amateur se persuadera savoir ce que c’est que
la comédie, assez pour entreprendre d’en juger ou d’en composer. Cependant ce nombre
d’idées principales, inculqué dans sa tête, ne lui suffira pas pour en bien
connaître les règles, s’il n’a pu suffire au savant Boileau lui-même pour ne se pas
tromper. La différence des jugements de ce poète et de ceux du public éclairé lui
fera penser que l’excellence du comique tient à des opinions si variables qu’elle
n’est pas absolue, positive, et que l’art dans cette partie de la littérature est
aussi conjectural que dans les autres qu’on accuse de l’être. Les
règles qu’il se sera faites, ou qu’on lui aura données sur cette
matière, ne s’accorderont pas avec les qualités et l’effet des comédies. Ceci est
vraiment bon, se dira-t-il à l’inspection d’une pièce : le fait est simple, unique,
vraisemblable, moral, et comporte une fine ironie : les caractères sont vrais,
ressemblants à la nature : la diction est familière et noble ; les scènes tiennent
bien l’une à l’autre ; ceci contient toutes les conditions d’une bonne pièce
comique : fort bien ! Il a raison cette fois. Mais il voit un autre bon ouvrage sur
la scène : cela n’est plus soutenable, ou tous les principes sont faux. Le fait est
invraisemblable, absurde : les personnages sont imaginaires, le rire qu’ils excitent
surprend la raison et ne l’instruit pas. Ici nulle moralité qui corrige le siècle :
le dialogue est plein de sel et d’esprit en pure perte ; le tout n’est qu’un jeu
d’imagination, et la gaîté ne ressort que d’un fonds de bouffonnerie, puisqu’elle
n’a pas partout une vérité plaisante pour fondement. Cela ne ressemble en rien à la
bonne pièce comique à laquelle s’appliquaient les règles. À merveille ! Il a raison
encore, et pourtant les deux pièces sont excellentes. Mais d’où vient qu’il blâme
l’une après avoir loué l’autre ? Est-il sensé ? Est-il sincère ? Oui, car il juge
bien les choses en les comparant ; mais il a tort de les comparer, et s’abuse en le
faisant. La première pièce dont il admira l’ordonnance était ou les Femmes
savantes, ou le Misanthrope ; la seconde, dont il condamne
l’invraisemblance et l’extrême gaîté était, Amphitryon ou le
Médecin malgré lui : mais voici bien une autre erreur ! Il assiste à une
représentation
nouvelle, et la première comédie qu’il
regarda comme le modèle du genre, ne lui paraît plus mériter l’honneur qu’il lui
accorda ; une des règles les plus puissantes manque à son effet théâtral ; c’est la
force comique, empreinte dans toutes les scènes de cette dernière : désormais il la
préfère, et trouve la première défectueuse par l’absence de cette qualité. Mais
pourquoi ? C’est qu’il voit le Tartuffe ou l’Avare, et
que les moyens d’intrigue et de mœurs s’y réunissent doublement pour attacher,
divertir et remuer le spectateur, Maintenant qu’il a une pleine connaissance de la
construction régulière d’une vraie comédie, aura-t-il encore lieu de se tromper en
condamnant celle qui ne lui ressemblera pas ? Écoutez-le parler sur la dernière
qu’il examine. Oh ! pour le coup, s’é-criera-t-il, cette pièce a volé son titre. Nul
fait principal, nulle scène attachée à celle qui la suit, nul personnage agissant,
nulle exposition qui produise un nœud, nul intérêt qui conduise à un dénouement :
des dialogues sans suite et aucun caractère continu : cette galerie de portraits ne
forme pas un tableau composé, tel que le genre l’exige. Patience ! vous verrez de
nouveau que c’est en confondant les applications des règles, qu’il réprouve cette
charmante pièce ; car, il leur soumettait les Fâcheux, comédie créée
sur d’autres conditions. Une pareille confusion des qualités diverses de chaque
ouvrage cause la contradiction de tant de jugements portés au hasard et les doutes
qui s’élèvent perpétuellement sur le bon et le mauvais. Quantité de pièces
s’annonçant sous un même titre, qui est celui du genre, sont mal
appréciées faute d’y savoir distinguer les variétés qui sont dans
les espèces. Établissez clairement leur division, on les jugera sur les lois qui les
constituent, on les classera dans leurs rangs, et on reconnaîtra leur bonté
relative. Mais comment mesurer, si l’on n’a des mesures exactes ? Comment préciser
les opinions avec justesse, si l’on ignore de quelles règles chaque espèce de
comédie est comptable ? Autant vaudrait-il refuser de recevoir l’argent et le cuivre
pour des métaux, parce qu’ils ont un autre poids que le platine et l’or, qui en
portent le nom, et qui ne ressemblent pas aux deux premiers. Sous le titre de métal,
qui les comprend tous comme genre, sont renfermées toutes leurs espèces dont chacune
a son degré de valeur et de pureté particulière. Ces espèces une fois bien
distinguées, on les évalue séparément. J’ai osé d’abord avancer que le législateur
du Parnasse français n’avait pu se garantir d’une erreur en appréciant notre plus
grand comique ; et je vais le prouver en le prenant sur ses propres paroles.
« Molière, dit-il,
Eh ! qui le lui avait disputé dans le monde jusqu’au temps où Boileau parlait ?
Eh ! qui le lui a ravi depuis cette époque jusqu’à nous ? Pourquoi le goût de
Boileau met-il en question cette supériorité de Molière, et le traite-t-il moins
bien de son vivant qu’il n’a fait après sa mort dans une belle épître à Racine ? Un
si habile Aristarque avait-il besoin que le poids de l’opinion publique fît pencher
sa balance, et que le regret d’une perte irréparable au théâtre
l’éclairât sur le mérite du poète disparu ? N’était-ce pas plutôt à
lui de devancer par ses décisions les suffrages de l’avenir ? Est-il un auteur qui
se puisse flatter de vaincre les préventions et les rivalités de ses contemporains,
si le plus impartial et le moins envieux des hommes ne daigne accorder qu’une place
inférieure à Molière ? Sachons à quelle condition il eût acquis le premier rang dans
sa pensée.
De sorte qu’il lui reproche d’avoir composé ses tableaux pour l’universalité des
hommes, de ne s’être pas gêné dans un cadre rétréci où n’eussent comparu que des
personnages pris dans une haute classe peu nombreuse, et d’avoir fait dialoguer les
siens, non seulement pour instruire les lettrés et les gens de cour, mais pour
corriger la multitude entière. Où voit-il grimacer les figures du peintre ? Est-ce
lorsqu’il prononce avec énergie les traits et les gestes des manants grossiers qu’il
copie si naïvement ? Entre lui et son juge ne me fierai-je pas sur cette matière à
la justesse du comédien philosophe préférablement à la sienne ? L’un vivait studieux
et retiré dans un cercle d’amis littérateurs ; l’autre multipliait par son état et
pour son art ses relations avec la grande, la moyenne, et la petite société. Son
coup d’œil saisissait une foule innombrable de bizarreries que Boileau n’avait pu
même entrevoir ni soupçonner. Ce qui lui semble faux et outré
dans les peintures de Molière, n’y est qu’original et
vigoureusement tracé. La force n’est pas l’exagération ; et qui descendra des plus
nobles maisons dans l’intérieur de la dernière bourgeoisie et au-dessous d’elle
encore, verra des contrastes plus marquants et plus tranchés que ceux qu’il envisage
à la scène comme de folles caricatures. Voilà ce que Molière savait mettre en
relief : voilà d’où rejaillit en lui le bouffon pour lequel on le blâme de quitter
l’agréable et le fin, qu’il traitait, en son lieu, mieux que Térence même, et mieux
que personne. Le poète latin ne fut que naturel et d’une élégance exquise : l’auteur
français lutta victorieusement avec ses grâces et sa finesse, et l’emporta de plus
par le feu, la vigueur, le mouvement, et le coloris. Lui seul nous donne l’idée de
ce Ménandre tout entier dont César ne retrouvait qu’une faible moitié dans ce
Térence, que les Romains nommaient un beau parleur, et qu’ils se plaçaient qu’au
sixième rang des comiques, et au quatrième au-dessous de Plaute.
Mais Boileau ajoute :
Eh, tant mieux s’il ne s’y fait plus reconnaître ! Aurait-il usé de toutes les
ressources de son art, s’il n’avait eu le secret de se varier ainsi ? Devait-il
produire une fable commune et basse sous les mêmes formes qu’un sujet rare et
noble ? Les tours patibulaires de deux vils fourbes, et l’avarice crapuleuse ou
l’imbécillité de deux crédules barbons a-t-elle des rapports avec les mœurs
d’Alceste, avec la
fatuité de deux jeunes seigneurs et
d’un courtisan bel esprit ? Ici, les ressorts de la haute comédie ont l’aisance, la
simplicité, le lustre qui lui conviennent : là, les ressorts de la seconde ont toute
la vivacité, le vernis brillant, et l’impulsion excessive qui pousse au dernier
terme l’ gaîté du sujet. Si le jeu de la scène où Géronte est bâtonné
dans un sac, passe la borne d’une juste plaisanterie, tant d’autres belles scènes
rachètent ce défaut, que la pièce n’est pas inférieure en son espèce à celles dont
l’auteur eut droit de s’honorer le plus. Elle se range dans la classe des comédies
facétieuses, qui ne veulent pas être traitées par les règles des comédies de mœurs.
Ces premiers aperçus convaincront, je crois, ceux qui m’entendent, de
l’indispensabilité de bien classer les diversités du genre, afin de leur appliquer
les préceptes qui leur sont propres. Concluons que Boileau n’eût pas accusé Molière
d’avoir forcé le comique, s’il eût médité les maximes dramatiques d’Aristote, qui
définit la tragédie, imitation du meilleur, ainsi que l’ont conçue
Sophocle et Corneille ; et la comédie, imitation du pire, ainsi
que l’ont imaginée Aristophane et Molière. Ceux-ci ne craignirent pas de pousser le
vicieux et le ridicule jusqu’à l’excès et jusqu’à l’. Nos auteurs
froids et tempérés blâmeront plus facilement leur vigueur chaleureuse qu’ils ne
parviendront à nous faire rire autant qu’eux, en les imitant. Cela tient au génie :
le reste ne dépend que du talent et des étroites bienséances.
Nous avons vu que la comédie originaire fut une ingénieuse et violente parodie, et
non une imitation
fidèle de la nature. Elle gardait
encore les habitudes que lui avaient transmises les mimes du chariot de Thespis :
ceux-ci brocardaient et insultaient les passants ; celle-là lançait de doubles et
triples sarcasmes aux personnages contrefaits, aux choses et aux spectateurs. Ses
saillies imprévues atteignaient et contristaient parfois les assistants qui
s’attendaient à rire, et l’emploi qu’elle faisait de l’allégorie est d’autant plus
remarquable, qu’elle n’en usait pas pour voiler des vérités hardies et déguiser les
personnes désignées, ou ne les montrer qu’à demi et de côté, mais au contraire pour
en exagérer les expressions et les affubler de travestissements qui rendissent le
ridicule extrême.
Elle ne dissimulait rien ; elle nommait tout :
Quel est ce brouillon, ce délateur, cet escroc, cet orateur vendu ? disait un de
ses acteurs ; c’est, peut-être, un tel, et il montrait du doigt un intrigant de la
république assis parmi les juges. Celui dont vous me parlez, disait un autre, n’est
qu’un sybarite, un efféminé : c’est donc un tel ? Et l’interlocuteur désignait
quelque lâche guerrier, ou quelque citoyen sans vertu. Les gens que vous voyez-là
réunis, ajoutait le coryphée du chœur ne sont assidus aux assemblées publiques que
pour y gagner leurs trois oboles par jour : ils n’applaudissent qu’aux imposteurs
qui les abusent : ils s’endorment sitôt qu’on donne de salutaires avis, ou qu’on
tient des discours raisonnables. Dressez les oreilles, ne bâillez plus : c’est à
vous, messieurs, que je m’adresse. Vous n’écoutez et n’admirez que les
charlatans et les fripons publics. Et l’acteur se tournant en face
de l’auditoire, le réprimande sur ce ton. Souvent même l’auteur place dans le
dialogue sa justification, son apologie, ou sa défense contre les critiques. Telle
était la licence, l’effronterie de la comédie ancienne que nous avons classée dans
la première espèce. Nous l’avons soumise à sept conditions, ou règles principales,
déduites en nos précédentes séances. Il est superflu d’y revenir.
Les abus de ce genre, bientôt corrigés par les lois, cessèrent d’inquiéter les
citoyens : on ne permit que des leçons artistement déguisées : Thalie prit dès lors
le ton de la société polie, où l’on a le droit de tout dire avec finesse, en
dissimulant l’application qu’on en fait, où le sens direct est sous-entendu, où la
raillerie délicate effleure sans déchirer, et laisse à l’offensé le moyen de se
méprendre sur l’objet de l’attaque. Les personnages de la scène eurent des noms et
des attributs généraux, comme les portraits de Théophraste. Leurs actions et leurs
paroles représentèrent abstractivement les mœurs et les caractères : c’est, selon
nous, la troisième espèce de comédie. Celle-ci eut besoin d’une fable qui lui servît
de tissu : il fallut que le fait eût une étendue mesurée, que le sujet pût
s’asservir aux trois unités, que le nécessaire et le vraisemblable ordinaire s’y
réunît que le ridicule y éclatât par les caractères et par les mœurs qu’elle était
destinée à peindre, que les passions lui prêtassent une chaleur d’où l’intérêt
naquit, que les scènes, les actes, en fussent bien ordonnés, que l’exposition en fût
facile, le nœud plus intrigué, le
dénouement juste et
vrai, que le style, que le dialogue en fussent également naturels : elle n’exigea
pas absolument la force comique, les péripéties, les tableaux et la symétrie, mais
la réunion des conditions ci-dessus marquées qui sont au nombre de dix-huit.
On aurait beau vouloir nier ce nombre de règles ou conditions, que renferment les
bons ouvrages, parce que je suis le premier qui les abstraits, qui les expose et
définis classiquement, elles ne sont pas moins existantes et observées par les
grands maîtres : le génie opère à l’aide d’une métaphysique prompte et fine qui en
lui suscite l’application. Que fait notre analyse sur les beaux modèles, si non de
les décomposer exactement pour savoir le mystère de leur composition ? Les modèles
parurent et devancèrent les règles écrites : en déduirait-on que le génie les créa
sans se faire des règles ou sans les prendre de la nature ? Bientôt de l’examen des
chefs-d’œuvre découla toute la théorie de l’art : il n’y resterait rien de
conjectural, si chacune de ses conditions en avait été d’abord scrupuleusement
détaillée, et que toutes eussent été dénombrées comme je le fais : le génie s’en
sert après par habitude, sans même y songer ; comme un habile musicien trouve sous
ses doigts toutes les notes de son instrument, sans les chercher.
Quelque sage que dut paraître à sa naissance la comédie inventée par le poète
Ménandre, sa réserve circonspecte ne rassura pas les vicieux qui se reconnurent dans
ses miroirs. À travers la gaze dont elle couvrit leurs formes honteuses ou bizarres,
ils s’aperçurent de leur ressemblance. Les hommes en
crédit, qu’on n’avait plus le droit de nommer, se crurent indirectement signalés ;
la liberté de la muse comique se restreignit de plus en plus afin de se soustraire
aux coups de la puissance. Les tyrannies, toujours ombrageuses aux moindres
allusions, s’élevèrent dans la Grèce et dans Syracuse : on sait jusqu’où va la
susceptibilité de leurs promptes suspicions : rien n’est innocent devant elles. Les
alarmes, la peur qui tourmente leurs suppôts et leurs complices, leur font trouver
dans chaque mot un crime, dans chaque plaisanterie un attentat à l’autorité : ils
s’imaginent qu’on n’a que leurs difformités en vue, et que railler tels vices ou
tels travers c’est se moquer d’eux en personne. On dirait qu’ils les ont tous, à
l’irascibilité qu’on leur excite, et à l’impossibilité de ne pas en effet les
atteindre ! Les entraves multipliées dont la servitude et l’espionnage chargèrent la
haute comédie, contraignirent les muses à créer les pièces d’intrigues, depuis
qu’elle n’osa plus dessiner les caractères, ou qu’on l’eut forcée à les copier dans
une classe trop vulgaire et trop vile. De cette révolution naquirent les fables que
les poètes latins traduisirent d’Épicharme et de ses imitateurs. On serait donc
injuste de se récrier contre Plaute, qui s’en empara de préférence à celles des
beaux temps de Ménandre, puisque ce choix fut une nécessité.
Admirons au contraire son adresse à manier des aventures communes de patrons et
d’esclaves, d’affranchis et de courtisanes, achetant et troquant des filles pour
leur compte ou pour leur maîtres. Les Dieux travestis, les serviteurs fripons, les
vieillards libertins, les fils
débauchés, les marchands
trompeurs, les rusées mérétrices, fournirent encore assez à son esprit pour
reprendre gaîment les désordres de la bourgeoisie romaine, et pour égayer les
magistrats par un tissu plaisant de risibles hasards et de surprises agréables dont
le spectacle les délassait de la gravité de leurs fonctions. La sévérité du peuple
romain contint la verve des auteurs en des bornes bien resserrées : il n’eût pas
souffert seulement qu’on osât faire figurer sur la scène ses sénateurs, ses patriciens, ou ses plébéiens renommés ; mais il ne tolérait qu’on y traduisît en ridicule que
des Grecs asservis ou d’autres étrangers. Sa
censure ne dépendit pas, comme on voit, des caprices du pouvoir, mais d’une dignité
nationale qui défendait qu’on le dégradât en rien. Cette surveillance de fierté de
la part des citoyens protégeait même la décence de leurs femmes. Aussi les
interlocutrices des pièces latines ne sont elles que des étrangères ou des filles de
plaisir : car, selon que je le constatai dans la préface de ma comédie, affichée
sous le nom de Plaute, à Rome on ne produisait pas en spectacle les
dames romaines, mais des courtisanes vendues ; et cela, non par licence, comme on le
croit, mais par une pudeur qui respectait les mœurs publiques en couvrant les mœurs
domestiques d’un mystère prudent.
Bien que les pièces intriguées se puissent passer de caractères, on n’en doit pas
conclure qu’elles les excluent absolument : mais ils n’y dominent pas, et n’y
servent que d’embellissement accessoire au sujet des aventures : et c’est là ce qui
les distingue
des comédies de caractères qui ne sont pas
non plus dénuées tout à fait d’intrigue, mais où l’action est faible et secondaire
relativement à l’effet des physionomies représentées. L’Aululaire de
Plaute, son Militaire fanfaron, et les Adelphes de
Térence, offrent l’exemple d’intrigues conduites par les mouvements de quelques
caractères ; cependant ces pièces, où ils ne sont que des ornements, se rangent dans
la troisième espèce. Les Italiens héritèrent de ce mode adopté par les Latins : nous
en avons pour témoignages les imitations composées par le savant cardinal
Bibienan, et les comédies du fameux
Machiavel qui, doué d’un esprit universel, comme la plupart des philosophes de
génie, ne fut pas moins satirique ingénieux que grand historien politique. À
l’exemple de ces illustres auteurs, tous ceux qui leur succédèrent jusqu’au dernier
siècle, où Goldoni vint étudier notre théâtre, conservèrent à la comédie intriguée
les formes dégénérées de celle des anciens. Ils suppléèrent même à ses masques par
ceux de leurs Arlequins et de leurs Scaramouches ; et à la place de ses patrons, de
ses parasites, de ses Sosies, de ses Daves, et de ses courtisanes, ils
introduisirent des Pantalons, des Léandres, des Gilles, des Scapins, des Isabelles,
et des Colombines. Sous les traits grotesques de ces mimes, ils tracèrent la
caricature des mœurs et des professions : et les jeux divers de ces mêmes figures
offrirent le spectacle de mille événements fortuits et divertissants. L’Italie
présenta le modèle de ses tissus d’intrigues aux poètes espagnols : mais ceux-ci,
nés avec une imagination
brûlante, échauffés par les
récits des romanesques fables des Maures, pleins de traditions merveilleuses,
ardents, superstitieux, jaloux, et vivant sous toutes les contraintes du joug
monastique et séculier, ceux-ci, dis-je, renchérirent sur le goût des incidents, des
épisodes, et des complications d’aventures. Mais la fierté de cette nation sensible
et belliqueuse eut sur le théâtre des effets contraires à ceux de la fierté
romaine : l’Espagne voulait qu’on ne l’entretînt que de son peuple, et ce n’était
pas la blesser que de l’instruire de ses vices même ou de ses ridicules, parce que
c’était l’occuper encore de lui. Calderon, Guillén de Castro, Lope de Vegao, sentirent également que pour lui
plaire et l’attacher, il fallait se conformer à ses mœurs en intriguant leurs
drames ; mais que ce n’était pas assez, si leurs intrigues n’étaient pas nationales.
Leur fécond génie sacrifia donc les nobles simplicités de la haute comédie, qu’ils
avaient étudiée, pour satisfaire au goût public ; et leurs ouvrages innombrables
devinrent des modèles dans l’art d’intriguer celle de la troisième espèce.
Ce mode n’exigea pas l’exactitude des trois unités, ni les portraits de
caractères : il n’eut pas besoin absolument du vraisemblable ordinaire ; mais il le
remplaça par l’ soumis à la vraisemblance théâtrale : mais il
nécessita les péripéties, les tableaux scéniques, la symétrie et la force comique.
Il eut donc deux conditions de plus que la comédie de la seconde espèce, qui n’en a
que dix-huit : il en compta vingt, dont la force comique est la seule qu’il puisse
quelquefois excepter.
Cette sorte de comédie, reçue généralement sur tous les théâtres de l’Europe, devint
le premier objet des études et des essais de Molière : il l’imita tantôt de Plaute et
des Italiens, dans l’Étourdi et dans le Dépit Amoureux ;
tantôt de Térence, dans les Fourberies de Scapin ; et enfin des
Espagnols, dans son Prince jaloux, dans le Sicilien, et
dans le Festin de Pierre : mais l’avantage de nationaliser les sujets à l’exemple des comiques de l’Espagne n’échappa que
peu de temps à ses réflexions. Dès lors, habile rival de tous les comiques ensemble,
ou plutôt compositeur original, il associa la comédie de mœurs et de caractères à la
comédie d’intrigues, c’est-à-dire qu’il construisit celle de la quatrième espèce, de
telle façon que le mouvement des personnages et la machine des événements
concoururent, par des ressorts d’une égale force, au jeu de la pièce entière. La
beauté de cette invention éclata dans ses chefs-d’œuvre, et lui valut ces titres de
supériorité qu’on ne lui ravira plus. Avant cela, les caractères se prononçant en des
actes sans intérêt marqué, n’attachaient la curiosité que par la correction du dessin
et par la vérité des couleurs. Les intrigues, dont le cours ne laissait pas le temps
de tracer les physionomies des personnages, captivaient l’attention par la seule
agilité de leur marche et par le talent avec lequel le poète brouillait et
débrouillait le fil de leur contexture. Molière seul mit ces divers éléments en un
juste équilibre, lorsqu’il asservit le sujet et les incidents à l’humeur des
personnages, et celle-ci à ceux-là réciproquement, sans que ni les uns ni les
autres s’enlevassent la prépondérance. Telle fut créée la
comédie mixte, qui est la plus parfaite espèce comprise dans le genre, et dont le
Tartuffe est le plus beau modèle. Ses conditions, au nombre
desquelles sont renfermées les dix-huit de la deuxième espèce et les vingt de la
troisième, montent à vingt trois, dans lesquelles rentrent celles de toutes les
comédies. J’en vais faire la supputation totale, et les traiterai chacune dans leur
ordre convenable.
1º La fable ou le fait ;
2º La mesure de l’action ;
3º La triple unité ;
4º Le vraisemblable ordinaire et ;
5º Le nécessaire, idem.
6º Le ridicule, général et individuel ;
7º Les caractères, principaux, accessoires, pareils à eux-mêmes, et changeants ;
8º Les passions ;
9º Les mœurs ;
10º L’intérêt, de passions, d’événements, et de caractères ;
11º L’exposition, simple de faits, ou compliquée de faits, exposant les caractères
avec les faits ;
12º L’intrigue ou le nœud ;
13º Les péripéties, de reconnaissances, de surprises, d’événements, ou de changements
de volonté ;
14º L’ordre des actes ;
15º L’ordre des scènes capitales ;
16º Le dénouement ;
17º La force comique, ordinaire ou ;
18º La moralité, publique ou particulière ;
19º Le style naturel, et quelquefois satirique ;
20º Le dialogue coupé ou suivi, idem ;
21º Les tableaux scéniques ;
22º La symétrie ;
23º Le complément, ou réunion de ces diverses conditions, ou règles
indispensables.
J’observerai qu’elles ne concourent pas moins à la perfection du haut genre comique
que les vingt-six conditions spéciales de la tragédie ne sont utiles à son
accomplissement, ainsi que je l’ai établi dans la première partie de ce cours.
Les pièces épisodiques, ou à tiroir, qui se classent dans la cinquième espèce, se
formant d’un assemblage de scènes détachées, ne demandent qu’un petit nombre de ces
mêmes règles. Il leur suffit d’un cadre simple sous lequel passent tour à tour les
portraits qui viennent s’y placer. On remarquera seulement que toutes les scènes y
sont capitales, c’est-à-dire qu’elles ont toutes besoin d’une exposition, d’un nœud,
et d’un dénouement, mais qui ne tiennent en rien et ne se subordonnent pas à un sujet
principal : il est pourtant un art de lier ces scènes à un léger intérêt qu’elles
secondent, ou qu’elles traversent, pour la satisfaction ou le divertissement du
spectateur. Le ridicule, les mœurs, le vraisemblable, le nécessaire, le style, et le
dialogue naturel ou satirique, sont les seules conditions du comique de cette espèce :
elles ne vont qu’à six.
Je répète, à l’occasion de celle-ci, que l’examen
de
toutes ces diversités est essentiel ; car on conçoit qu’il serait absurde de juger
d’une comédie qui n’exige que l’observation de six règles, comme de celle qui se
complique de vingt-trois. Tel auteur peut faire réussir par son esprit jusqu’à cinq
actes de telle espèce, et ne serait pas capable d’en soutenir trois de telle autre,
moins aisée à bien exécuter. Il échouera s’il ne s’est rendu compte des difficultés
nombreuses de bâtir sur un plan régulier une fable ridicule et morale ; et son premier
succès obtenu, sans beaucoup de peine et avec peu d’art, ne lui méritera pas aux yeux
des connaisseurs le nom de savant auteur comique. Il ne l’obtiendra pas même
absolument au prix de ces comédies de la sixième espèce, que l’on appelle facétieuses,
et qui n’ont le plus souvent pour but que de réjouir et non de corriger. Ces dernières
pourtant, à la moralité près, réunissent la plupart des conditions ci-dessus
dénombrées, et dans les meilleures, telles que le Malade imaginaire,
George Dandin, et les Plaideurs, un fonds moral s’y
joint encore. Mais cette qualité leur fut ajoutée par le génie de leurs auteurs, et
n’est pas essentiellement de leur ressort. Elles contiennent la totalité des règles de
la comédie mixte, excepté l’exacte vraisemblance et l’intérêt dont elles peuvent se
passer quelquefois. La folie la plus absurde, pourvu qu’elle soit très gaie, leur sert
fréquemment de support : elles admettent les caractères, mais elles les choisissent
dans la basse bourgeoisie et parmi le peuple : elles en chargent le maintien et
les attitudes, et poussent le rire jusqu’aux éclats. Là, le ridicule outré n’est pas
un
défaut ; là, se déploie en liberté la force comique.
C’est Thalie couverte de tous les grelots de Momus, les agitant avec bruit, le visage
animé de joie, de franchise, et s’amusant à montrer lestement la vérité toute nue, au
milieu de ses mascarades .
Conseillons aux beaux esprits du jour, aux froids partisans de ce je ne sais quoi
qu’ils prennent pour le bon ton, de ne pas assister à ces pièces. Ils ont trop de goût
pour daigner rire à la comtesse d’Escarbagnas, à
Pourceaugnac, au Mariage forcé, au Légataire
universel, à la Femme juge et partie, aux trivialités de
Dancourt. Est-ce parmi le bas peuple, chez les provinciaux et les campagnards, qu’on
doit chercher de quoi les dérider ? Trouve-t-on là de jolies pointes, de petites
équivoques, des traits, et le fini précieux qui les charment ? Ils sont du grand
monde ; ils en ont la singulière délicatesse ; ils ne goûteront pas, sans faire la
grimace, le sel des naïvetés bourgeoises et populaires ; ce sel piquant est trop gros
et trop âcre pour leur plaire. L’originalité des spectacles facétieux révolte leur
suprême raison : ils ne reçoivent pas l’absurde gaîté d’un auteur qui ose transformer
le malade Argant en médecin, et qui, l’habillant en docteur pour intégrer son
ignorance dans le corps de la faculté, renouvelle sur la scène française l’idée des
chœurs de la comédie grecque et la malice de la verve aristophanique. Rien ne paraît
tolérable à ces graves censeurs de ce qui sort de la vraisemblance ; leur sens droit
en est choqué ; leur noble goût ne fait point grâce à l’enjouement roturier ; et du
haut étage
où leur intelligence est montée, elle ne
s’abaissera pas jusqu’à s’émouvoir de plaisirs si communs.
Pour nous, qui n’avons pas oublié les exemples des anciens, pour nous qui savons que
parfois c’est être stupide que d’être trop sage, pour nous qui ne voudrions que nous
égayer de ce qui divertissait nos simples aïeux, ne négligeons pas de fouiller dans
les pièces de Plaute et de Molière, ni d’étudier ce qu’on appelle même leurs dernières
farces. Nous en retirerons encore de bons éléments comiques. Les suffrages du grave
Platon et de Quintilien nous ont autorisé déjà dans notre estime pour les parodies
d’Aristophane : nous savons le cas que faisait le docte Cicéron des facéties contenues
dans l’Épidique de Plaute : nous avons appris que Molière imita son
Scapin d’un parasite de Térence, et tira son Pancrace et son Marphurius des farces de
Rabelais : ne rougissons donc pas d’en bien rire, puisque de si dignes personnages
sont de notre côté. Tâchons de les opposer au crédit de nos littérateurs maniérés et
fins, et prouvons leur, ne leur en déplaise, que le jargon subtil de leurs cercles,
que les miniatures de leurs brillants salons ne valent pas le dialogue universel et
familier de nos maisons, et les vrais tableaux des ridicules de toutes les classes du
peuple. Si notre goût l’emporte sur le leur, peut-être la force comique
renaîtra-t-elle sur le théâtre, et suppléera-t-elle à cette correction affectée qui
glace le genre dont nous essayons de les préceptes enjoués. Dussions-nous
perdre à cette révolution en faveur de la gaîté, quelques-unes des
sérieuses comédies que l’on nous réserve encore, nous en serions
dédommagés, selon moi, si nous y gagnons quelques grossières facéties en cinq ou trois
actes qui ne soient pas seulement plus médiocres, ni plus dénuées d’esprit que les
farces du bon Molière ?
Lorsque je considère la quantité de divisions et de sous-divisions que j’établis dans
le genre comique et dans ses espèces, lorsque je suppute le nombre de ses qualités et
de ses règles, ou conditions spéciales, qui me paraissent les seules recettes capables
de purger l’art de tous ses vices, de guérir le goût de plus en plus malade des
contagieuses erreurs du jour, et de rendre une circulation plus facile et plus libre à
la verve du génie que les mauvaises critiques paralysent ; je crains, en faisant le
compte de mes spécifiques, de ressembler au malade imaginaire, assis comme moi devant
une table, pour compter exactement la somme des remèdes superflus que lui a fournis
son apothicaire.
Me voici, comme lui, le mémoire à la main ; allons en avant, et tâchons de
l’additionner en expert, le plus nettement qu’il nous sera possible, sauf à laisser
aux railleurs le droit d’en rabattre, si toutes nos
parties ne sont pas raisonnables.
Primo, donc ; une, deux, trois, quatre, cinq, six espèces dans le
genre : mais une de ces espèces est traitée ; c’est la comédie grecque : nous en
sommes quittes. Qui de six ôte une, reste cinq. Doucement : ne nous trompons pas : ces
cinq espèces ont été déjà vues, et bien évaluées dans les séances passées. Nous en
avons de plus apprécié toutes les qualités : ce qui m’en plaît, messieurs, c’est que
nous y avons appliqué une scrupuleuse exactitude ; mais ce n’est pas tout que d’être
exact, il ne faut pas être fastidieux ni remettre deux fois les mêmes comptes sous vos
regards.
Poursuivons, prenons la liste des conditions. Pour telle espèce de comédie, dix-huit.
Comment dix-huit règles ! eh ! jamais a-t-on entendu multiplier autant les difficultés
de l’art ? N’est-ce pas vouloir tout compliquer, et soumet-on l’imagination à des
calculs d’arithmétique ? Patience, messieurs ! telle autre espèce n’en compte que six,
souvenez-vous-en bien, et ne trouvez pas déraisonnable qu’une pièce à tiroir, formée
de scènes épisodiques sans suite, sans nœud, sans catastrophe, ne renferme pas autant
de règles qu’une pièce de mœurs ou d’intrigue. D’accord, me direz-vous ; mais si vos
cinq espèces de comédie exigent chacune une diverse quantité de conditions, le calcul
n’en finira pas. Eh ! messieurs, ne vous ai-je pas dit que le genre entier ne
comprenait qu’une somme déterminée de règles, dont chacune de ses espèces employait
celles qui lui étaient propres en nombre inégal, mais que ces règles étaient les mêmes
pour toutes les sortes de pièces comiques. La comédie
mixte les contient toutes. Voyons à combien se monte le total ; à vingt-trois.
Cela est exorbitant ! Tout doux, attendez : ne vous rappelez-vous pas que le calcul
des conditions de la tragédie s’élevait à vingt-six ? Vous souvenez-vous que cela
parut être une multiplication exagérée quand j’en présentai le résultat ? Ne
soupçonna-t-on pas que je serais forcé d’en retrancher ? N’en avons-nous pas fait la
révision ? Et les vingt-six règles existantes en effet n’ont-elles pas eu leur
application dans l’analyse de l’Athalie de Racine ? preuve indubitable
que mon compte n’était pas faux. Fort bien ! mais l’art de la tragédie est grave et
imposant ; il exige peut-être de plus grands frais de génie. L’art de la comédie, plus
superficiel, se réduit à faire bien rire ; et vous ne nous persuaderez pas qu’il
faille remplir vingt-trois conditions pour cela, si ce n’est que le professeur
veuille, par sa pédantesque méthode, jouer lui-même un ridicule personnage, afin
d’amuser les honnêtes gens. Je ne demande pas mieux, messieurs, que de dérider, si je
puis, mes auditeurs, en les instruisant, et je ne craindrai pas, comme certains
pesants docteurs, que mes leçons paraissent moins solides aux esprits sensés, parce
qu’elles seront moins sérieuses ; mais dussent quelques personnes se moquer de la
somme de mes règles, je leur prouverai, en conclusion, que les vingt-trois
s’appliquent toutes à l’excellente comédie de Tartuffe, aussi
réellement que les vingt-six conditions tragiques aux chefs-d’œuvre de Melpomène.
Ah ! monsieur le rhéteur ! arrêtez, s’il vous plaît, il
faut avoir pitié des pauvres poètes ! Si vous en usez de cette façon, si vous exigez
tant de qualités dans un ouvrage, on ne voudra plus être auteur. Vous ne devez pas
éplucher les productions si rigoureusement ! Contentez-vous de trois ou quatre règles
déjà prescrites, et assez difficiles à suivre ; le choix d’un bon sujet, les trois
unités, la vraisemblance théâtrale, et le nécessaire ; l’art dramatique se réduit à
ces choses, et c’est en obscurcir les principes que d’étendre indéfiniment ses
conditions subdivisées. Entendons-nous ; j’avoue que ce peu de règles suffit pour les
grands maîtres qui savent tout ce que renferme leur application : mais il n’est pas
beaucoup de gens qui les conçoivent comme eux, et qui puissent tirer de ces principes
généraux toutes les lois particulières qui en dérivent ; on les interprète à sa
guise ; et c’est faute de les comprendre entièrement que les avis ne sont jamais
d’accord sur les ouvrages de goût. La condition des trois unités, par exemple, est si
bien déterminée, qu’on en aperçoit soudain le défaut dans toutes les pièces où elle
manque ; mais la condition du choix d’un bon sujet, ou celle du nécessaire, a besoin
d’être expliquée ; autrement on y attache un sens trop vague. Si toutes les autres
conditions qui constituent une vraie comédie étaient bien déduites de son examen, et
bien exprimées, il n’y aurait plus tant de caprices dans les jugements : on saurait à
quoi s’en tenir ; et l’omission d’une seule des lois requises marquerait où pèche un
ouvrage. Ce n’est point embarrasser la marche de l’esprit que d’en assurer les pas. Je
ne prétends point hérisser la carrière dramatique de préceptes
épineux, ni faire un grand mystère de cette nomenclature de mes
vingt-trois conditions, qui ne sont, après tout, que des remarques faites avec
exactitude sur la composition des belles comédies. Ai-je oublié ce que le docte
Molière adresse, dans la Critique de l’École des femmes, aux pédants
qui se récrient si fort sur l’importance des règles ?
« Ce ne sont, dit-il, que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur
ce qui peut ôter le plaisir que l’on prend à ces sortes de poèmes, et ce même bon
sens, qui a fait autrefois ces observations, les fait fort aisément tous les jours
sans les secours d’Horace et d’Aristote.
« Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de
plaire ; et si une pièce qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. ».
Telles sont les expressions de l’homme de goût que fait parler Molière. Il ajoute, en
raillant ceux qui veulent embarrasser les ignorants, et qui les étourdissent tous les
jours de leurs disputes littéraires :
« Si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui
plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles
eussent été mal faites. »
Et plus loin en résumé ;
« Ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir. »
Certes Molière nous donne un sage conseil : ne raisonnons donc que pour trouver les
causes du plaisir qu’il nous a donné, afin d’en renouveler la jouissance :
concluons aussi que les règles par lesquelles il a fait ses
pièces étaient bonnes, puisqu’elles ont plu dans son siècle, et qu’elles plaisent dans
le nôtre.
Analysons-les, étudions-en toutes les parties, et détaillons-en les conditions lune
après l’autre, quelque nombreuses qu’elles soient : nous n’aurons pas perdu notre
temps, et nous déterminerons la théorie complète de son art, sans doute inimitable
tant qu’on en ignorera les secrets, et qui même ne sera point imité par les auteurs
qui les sauront, s’ils ne sont doués d’un génie égal au sien ; mais qui du moins sera
mieux connu, mieux senti, et mieux goûté de jour en jour, grâce à la clarté des
préceptes.
Les personnes qui ont honoré mes séances de leur assiduité se souviennent que je leur
répétai plusieurs fois qu’il était au-dessus de toutes les règles une condition sans
laquelle on ne pouvait les appliquer avec succès, le génie qui les comprend toutes :
mais on ne saurait prétendre sans absurdité à donner des leçons d’inspiration ; on ne
peut en donner que de méthode. Car s’il ne fallait en littérature qu’énoncer les
principes généraux qui se trouvent résumés en quelques préfaces des grands écrivains,
et en quelques vers de l’Art poétique, s’il suffisait de dire ensuite,
vous ne serez auteurs que si vous êtes inspirés de l’esprit divin ; dès ce moment, on
n’aurait plus qu’à fermer toutes les écoles, qu’à vider toutes les chaires publiques ;
car il ne serait plus besoin ni possible d’entreprendre aucun cours littéraire. Mais,
puisqu’il est vrai qu’une bonne théorie ne peut être assez éclaircie en quelques
lignes, et que des axiomes
principaux n’en font pas
pénétrer les particularités instructives, ne négligeons pas d’entrer dans les détails,
et développons les bons documents, sans craindre que leur multiplicité n’embarrasse
les esprits attentifs et fermes, que rien d’utile ne surcharge, et qui seuls sont
capables de profiter de tout. Si l’appareil de notre système analytique évertue
l’esprit des railleurs, ne nous y arrêtons pas, et songeons que leurs plaisanteries
n’étant pas des critiques, nous devons poursuivre en sécurité notre route, et les
laisser s’égayer aux dépens de nos maximes sur la comédie.
Or commençons classifiquement l’analyse de nos conditions, dont les trois premières,
comme l’explique plaisamment le philosophe de la comédie de Molière, sont la première,
la seconde, et la troisième. Celles-ci étant les mêmes que celles qui constituent la
tragédie, leurs définitions que j’ai déjà faites en traitant de ce genre, ne seront
pas répétées en ce lieu : nous verrons que plusieurs des règles constituantes sont
communes aux deux genres dramatiques, et qu’il serait superflu de les définir de
nouveau. Mais ces conditions, pareilles en chacun d’eux, diffèrent cependant par
l’usage qu’ils en font.
Il faut dans la tragédie ainsi que dans la comédie, une fable ou
un fait sur quoi tout se fonde : cette nécessité se sent
d’elle-même, puisque l’essence de l’une et de l’autre n’est pas le récit, mais
l’action, que les personnages, comme l’a très bien rappelé Cailhava, dans son traité
sur ces matières, se nomment acteurs, et non orateurs, et que le concours des
assistants qui les écoutent ne se désigne pas par le nom d’auditoire, mais par celui
de spectateurs.
Par les raisons déduites de chaque genre, le fait imaginé
sera grand, majestueux, touchant, terrible, et triste en sa catastrophe, pour convenir
au but de la tragédie : il sera commun, vrai, plaisant et sérieux à la fois ;
satirique et heureux en son dénouement, pour se conformer en tout à la fin de la
comédie. Le fait aura la même proportion dans l’une et l’autre, et marchera dans
chacune d’elles par des circonstances qui naîtront successivement les
unes des autres, et non les unes après les autres. Le fonds de la règle est
donc semblable ; mais l’application en est différente relativement aux impressions
diverses que les deux genres se proposent d’exciter. L’action comique, c’est-à-dire,
celle qui tend à corriger par le rire, est de deux espèces, simple ou compliquée.
Simple dans les pièces de mœurs et de caractères, compliquée dans les pièces
d’intrigue ; moins composée dans la comédie mixte.
Quelquefois elle se combine d’acte en acte d’un fait principal et de plusieurs faits
secondaires.
Un homme droit et inflexible, tourmenté par un procès injuste, veut que l’équité
seule sollicite le gain de sa cause auprès des magistrats, et qu’une femme coquette
dont il est amoureux se décide en sa faveur entre lui et trois fats qui la
courtisent : trahi par elle, et perdant son procès, il est réduit à se retirer du
monde. Ce seul fait peint à merveille la noble humeur d’un misanthrope qu’indignent
les mœurs corrompues de la société. Une femme savante, entichée de la manie du bel
esprit, veut sacrifier à un pédant le bonheur de sa fille, aimée d’un galant-homme :
on
la détrompe sur les prétendues qualités de l’écrivain
intéressé, et la main de sa fille est donnée à son honnête rival.
Ce simple fait sert de toile au tableau de tous les ridicules des
bureaux de science et de littérature auxquels le poète oppose la force du
naturel et du bon sens. Ces deux exemples démontrent sur quel fonds mince la fable
des comédies de cette espèce doit être établie. Il en est autrement des pièces
d’intrigue : elles ne marchent qu’à travers les obstacles imprévus et les surprises.
Tous les plans empruntés des Latins, quantité de canevas italiens et espagnols en
fournissent les preuves. On les retrouve sur notre théâtre.
Un jeune amant est amoureux d’une captive qu’il n’a pas le moyen d’acheter d’un
marchand cupide ; et son valet multiplie les inventions et les fourberies pour lui
procurer de l’or et sa maîtresse : l’amant déconcerte toutes ces mesures par ses
imprudences ; ils luttent tous les deux, l’un d’astuce et l’autre d’étourderie, pour
un même projet sans cesse traversé par un rival, par des pères, par mille hasards :
enfin la belle esclave que l’on cherche à ravir, au moyen de tant d’efforts et de
ruses, est donnée à l’étourdi par la fortune qui lui fait retrouver inopinément le
secret de sa naissance et la liberté, dont les pirates l’avaient privée. Ici
l’action est compliquée ainsi que dans la plupart des fables de Plaute et des
Journées espagnoles.
Un homme, jaloux dans cet âge mur où à peine est-il bienséant d’être encore
amoureux, garde étroitement chez lui une innocente dont l’origine lui est
inconnue : ce jaloux a deux noms : l’amant qui poursuit
celle qu’il tient renfermée ne le connaît que sous un seul, et lui porte les
confidences amicales qui désolent sa jalousie et traversent coup sur-coup son propre
intérêt de rivalité. On voit que cette fable, sujet de l’École des
femmes, est propre au mouvement de la comédie mixte, parce qu’elle ne se
complique ni trop ni trop peu, et que le cours des faits dépendant de la marche des
caractères n’empêche pas ceux-ci de se mouvoir à leur aise, et de se dessiner
largement. Le grand effet de cette sorte de pièces résulte de la justesse des deux
combinaisons exactement en équilibre.
Un athée incorrigible achève sa carrière de désordres en désordres, sans pouvoir
être ni détrompé ni puni que par un coup du ciel : ce fait principal est le sujet du
drame espagnol intitulé : Del Burlador de Sevilla y combibado de
Piedra, imité par Molière et Thomas Corneille, dans Dom Juan, ou le
Festin de Pierre : mais les séductions du personnage, les méchancetés dont
il amuse l’ennui qui le possède, les sinistres plaisirs qui l’aveuglent au moment de
la catastrophe, sont autant de faits épisodiques liés secondairement à l’action
capitale.
Mes citations en chaque espèce de comédie confirment assez qu’une fable,
convenablement imaginée, est la première règle en ce genre. Ce n’est pas tout qu’un
fait créé ou trouvé soit la base d’un ouvrage, si l’auteur ne le choisit selon la
forme que doit avoir son drame. Il faut mettre une particulière attention à la bonté
d’un tel choix. La comédie étant un miroir
où tout le
monde doit se reconnaître, faites, en disposant votre sujet, soit réel, soit fictif,
qu’il ressemble à la vérité la plus familière aux hommes, et qu’il s’accorde à ce
que vous voulez traiter. Sont-ce des caractères : il faut que l’événement ne soit
produit que par eux. Sont-ce des intrigues : il faut qu’elles ne sortent que les
unes des autres, et que rarement le hasard s’y mêle d’une manière trop fortuite et
trop brusque. Harpagon veille nuit et jour sur un trésor pour lequel il oublie le
soin de sa personne et de sa famille ; on le lui vole, et son désespoir le jette
dans la démence. Ce fait est bien inventé pour représenter les tortures d’un avare :
le dérangement de son fils, la complicité clandestine de sa fille avec un amant
déguisé chez lui en intendant de maison, les angoisses que lui font souffrir ses
valets, sa maîtresse, et leurs dépenses ; la confusion qu’il éprouve de ses usures,
le renoncement à son autorité sur ses enfants, qui lui rendent à ce prix sa
cassette, devenue le moyen du dénouement, tous ces faits, suite du fait principal,
ne partent que du caractère, et c’est là d’où provient leur excellence.
La célèbre comédie de Calderon, intitulée la Maison à deux portes,
n’est regardée comme un chef-d’œuvre en complications bien claires, que par
l’habileté du poète à lier ensemble des incidents, qui, sortis d’un même fil, se
reploient en tous sens sur eux-mêmes, et semblent ne former, de mille aventures de
nuit et de jour, qu’une seule et même fable dont tous les chaînons s’attirent à la
fois vers la conclusion, où s’effectue le débrouillement du sujet total. Plaute,
dans son
Épidique, dans sa
Mostellaire, dans sa Cassine, dans ses
Captifs, et Térence, dans son Eunuque, avaient par
avance fourni aux Romains des modèles dans l’art d’intriguer ainsi les drames
comiques.
La plupart des préceptes qu’ils ont mis en pratique sont si heureusement appliqués
à la contexture de l’Inadvertito, comédie italienne imitée par
Molière dans son Étourdi, qu’il suffit de citer ce dernier exemple
pour en donner une idée parfaite. Les ruses de Mascarille ont toutes dans cette
pièce une raison tirée du sujet ; et les maladresses de son maître, qui rompent
inopinément toutes ses mesures, proviennent du caractère de ce personnage : les
incidents que ces causes font naître ne se succèdent point au hasard, et
s’enchaînent entre eux mutuellement : aussi la curiosité qu’ils excitent ne
discontinue qu’au milieu du cinquième acte, parce que la fortune seule achève
l’aventure, et qu’elle aurait dû se terminer par les moyens employés précédemment
dans la fable. La faute commise par notre auteur est d’autant plus sensible, que les
inventions du valet et l’étourderie du maître ne concourent en rien au dénouement.
On a remarqué avec justesse que l’auteur italien avait évité ce défaut : dans la
pièce originale ; l’amant désolé de ses propres incartades se redoute soi-même au
moment où toutes ses affaires sont arrangées ; et quand son valet n’a plus besoin
que de sa présence pour lui faire conclure son mariage avec sa maîtresse, celui-ci
prend la fuite de peur d’être un nouvel obstacle à ce qui se concerte pour lui ; et
son valet est contraint de le rapporter en personne sur ses épaules, pour que son
évasion
n’empêche pas encore son hymen. Ce risible
incident est un coup de maître dans l’intrigue de cette comédie.
Une autre qualité à considérer dans le choix du fait, c’est qu’il puisse intéresser
généralement la multitude des spectateurs. Telle anecdote vous paraît piquante, et
produit le même effet sur quelques personnes, qui ne le produira pas sur le public.
Il en est d’un certain nombre d’aventures de société, comme de certains bons mots
dans les cercles d’esprit ; traduisez-les au théâtre, les uns et les autres y
perdent leur sel : quantité de choses qui se passent dans vos maisons ne sont pas
accompagnées à la scène des circonstances particulières qui vous les avaient rendues
comiques. Les mots qui étincelaient dans un jargon entendu de la coterie qui le
parlait, deviennent inintelligibles pour le parterre qui ne comprend rien au langage
de convention. Une fable pour être bonne doit donc être non seulement originale,
mais comique pour tout le monde, de même qu’un mot pour être plaisant doit être
clair et gai pour toute sorte d’auditeurs. Peu d’auteurs ont le tact assez fin,
assez sûr, pour saisir ces nuances.
Il faut donc que le sujet choisi avec art porte sur des choses que le vulgaire
n’ignore pas, et sur des personnages de nations, de mœurs, et de professions bien
connues. Ces particularités, jointes aux principes généraux que nous avons énoncés
relativement au choix et aux qualités de la fable, expliquent assez quelle est cette
première condition dans les deux genres dramatiques.
La mesure de l’action ne demande pas notre examen entier : nous l’avons considérée en
partie dans
nos leçons sur le genre tragique.
Dispensons-nous de redire qu’il lui faut une certaine étendue, afin qu’elle comporte
un commencement, un milieu, et une fin.
Remarquons seulement à quel point l’auteur doit la prendre, pour qu’elle fournisse
matière au nombre de ses actes. Je me rappelle qu’un jour un littérateur rencontrant
avec moi Fabre d’Églantinep dans
le foyer du Théâtre-Français, lui dit en ma présence que les sujets propres à la
durée de cinq actes lui semblaient très rares. L’auteur comique lui répondit : c’est
que vous ne réfléchissez pas assez sur les événements qui se passent devant vos
yeux ; car le moindre fait peut fournir à une ample comédie. Regardez chaque
mouvement, en marchant dans les rues, et demandez-vous le pourquoi de tout : vous
trouverez partout le nœud d’un sujet, et votre esprit lui donnera son étendue en le
développant. Deux hommes se battent sur votre chemin ; un passant en fait arrêter un
autre ; un vieillard gronde un jeune homme : tel autre fait sentinelle à une porte
et s’évade au premier bruit : une femme âgée soufflette une jeune fille ; un ivrogne
tombe, ou s’égare la nuit. Tout cela n’est que hasards du moment, si vous n’y
regardez pas bien : mais examinez le maintien, l’habit des personnes ; écoutez leurs
paroles, vous saurez d’abord leur caractère et leur état ; supposez ensuite toutes
les causes présumâmes de ce qu’elles ont fait, ou de leur situation ; demandez-vous
après, ce qui pourra probablement en résulter. Ces gens qui se battaient, était-ce
par vengeance, par jalousie, par point d’honneur ? Ce passant qui faisait arrêter
l’autre, était-ce pour affaire à citer
en justice, pour
vol, ou dettes, ou rapt, ou séduction ? Ce vieillard gourmandait-il son fils, son
neveu, son pupille, ou son disciple ? Qu’est-ce que l’un et l’autre ? Avaient-ils
raison ou tort ? Pourquoi celui-ci veillait-il dans l’ombre ? Qu’est-ce qu’il
guettait ? Qu’est-ce qu’il craignait ? Méditait-il un larcin, un enlèvement ?
Espérait-il un rendez-vous nocturne ? Figurez-vous alors les obstacles, les
surprises, les accidents inopinés de ces sortes d’aventures. La fille que vous avez
vue souffletée l’a-t-elle été sans sujet ? Sa jeunesse, sa beauté, sa contenance, ne
vous révèlent-elles pas l’espèce de tort qu’on lui faisait payer ? L’ivrogne égaré
ne laisse-t-il pas à l’abandon sa femme ou sa maîtresse ; et ne rentrera-t-il pas à
contretemps chez elles, ou trop tard pour son honneur ? Ces diverses actions, dont
vous fûtes témoin, ne sont donc que le milieu d’une action commencée, dont il faut
vous imaginer les antécédents, et qui doit avoir une suite et une conclusion dont
vous devez vous figurer les subséquences. Voilà comme on donne aisément leur juste
étendue aux sujets de la comédie. Tel fut à peu près le sens des paroles de Fabre
d’Églantine ; sa leçon me parut si bonne, et si bien mise en pratique dans son
Philinte, que je ne l’oubliai plus. Ceux qui cultivent un art
tirent le plus grand profit de ces communications des hommes de talent : leur
principal secret leur échappe plutôt dans le feu de leurs conversations
confidentielles que dans leurs ouvrages, et que dans leurs dissertations
écrites.
Le point de l’action théâtrale doit être saisi au tiers de l’action véritable :
c’est l’exposer froidement que
de la commencer devant le
spectateur : on risque de n’en pouvoir enfermer la totalité dans les bornes que
l’art prescrit. C’est l’exposer avec confusion que de la prendre au dernier moment,
parce que trop de détails antérieurs en gênent la conduite, et qu’on risque de
n’avoir plus assez d’éléments dans le reste pour la soutenir jusqu’à la fin : que
fera l’auteur ? il saisira l’événement comme la nature le lui présente, et selon que
Fabre d’Églantine veut qu’il le surprenne ; il rejettera dans l’avant-scène les
causes premières de l’action, et ne la mettra en mouvement que dans ses effets déjà
marqués, ou bien à la suite d’un choc des passions déjà développées, d’où l’intérêt
doit éclater de plus en plus.
Examinons toutes les bonnes pièces du théâtre, nous n’en trouverons point
d’irréprochables, dont l’action ne soit engagée précédemment au lever de la toile.
Le même précepte, applicable aux personnages du drame, s’applique à la durée de
l’action : si l’on ne veut pas voir ceux-ci, « enfants au premier acte et
barbons au dernier »
; on ne veut pas plus voir naître l’origine d’une
intrigue, ni la suivre à pas traînants jusqu’à son dénouement. Il faut la prendre à
tel ou tel point précis, comme on prend les personnages à tel ou tel âge fixé :
autrement son étendue excède ou ne remplit pas les limites données au poète ; et,
dans ce cas, il est réduit à s’appuyer du secours d’une double action, faute de quoi
la marche de son drame est ralentie par la tiédeur et par l’ennui. Recueillez les
réflexions de Cailhava, dont les judicieuses
remarques
ont jeté quelque lumière sur l’art de la comédie.
« Une pièce qui n’a point d’avant-scène, ou qui en a peu, a nécessairement aussi
dans ses commencements une marche traînante et ennuyeuse : la raison en est bien
simple : l’amour est la base, le fondement, et l’une des machines principales de
toutes nos comédies. Deux amants qui commencent à se lorgner, à s’agacer, à se
parler, à se rendre des soins minutieux, ne peuvent pas aller bien rapidement, ou
bien ils ne sont pas honnêtes, et le théâtre exige de l’honnêteté et de la
rapidité. »
Cailhava cite l’exemple du Menteur de Corneille, où le héros de la
pièce rencontre une femme qu’il n’a jamais vue, en devient inopinément amoureux, et
le lui déclare : « Aussi, ajoute-t-il, l’intrigue est-elle traînante jusqu’à
la fin du second acte, lorsque l’amour, ou pour mieux dire le goût de Dorante
s’étant fortifié, son père l’alarme en lui proposant un mariage. Je sais bien que
les spectateurs s’amusent en attendant une action plus vive, de quelques mensonges
dans lesquels Dorante s’embarrasse, et qu’ils sont intrigués pour savoir comment
il se tirera d’affaire : mais l’intérêt de curiosité ne vaut pas celui de
sentiment, l’un n’amuse que l’esprit, l’autre affecte le cœur. D’ailleurs en
exposant aux spectateurs une intrigue déjà avancée, en l’intéressant pour deux
amants qui, déjà loin de tous les préliminaires de l’amour et de ses
enfantillages, partagent de bonne foi sa tendre vivacité, et sont sur le point de
se voir
heureux ou malheureux, un auteur
réunit, et l’intérêt de curiosité, et l’intérêt de sentiment : le premier acquiert
même beaucoup plus de force quand l’autre l’accompagne. »
Après cet article, Cailhava ne manque pas de poser en axiome, que ce qu’il observe
sur la manière de traiter l’amour bien établi, doit être observé pareillement sur
tous les autres principaux mobiles de la comédie. Il explique très bien comment il
faut que les grandes machines théâtrales se meuvent par des ressorts d’avance mis en
jeu, qui se croisent, se succèdent, et augmentent continuellement d’effet, de
promptitude, et de vigueur. À l’exemple du Tartuffe, qui commence en
pleine action, le professeur eût pu joindre l’Avare, les Femmes savantes, le
Misanthrope, l’École des femmes, en un mot, le répertoire entier des
meilleures pièces, dont pas une ne manque d’avant-scène très étendu. Mais il a jugé
inutile d’accumuler les citations pour faire sentir une si évidente nécessité ; on
peut s’en rapporter au soin exact qu’il a mis à bien éclaircir et à séparer entre
elles toutes les parties élémentaires de l’art. Mes éloges de son ouvrage sur Molière imité et sur Molière imitateur, se fondent
principalement sur les distinctions qu’il a faites des lois spéciales de la comédie.
Si l’ordre dans lequel je range la classification des règles est plus méthodique et
plus rigoureux que le sien, je reconnais avec sincérité qu’il n’en est que
l’achèvement, et je n’en espère quelque fruit honorable que par sa conformité avec
la division de principes qu’il avait analytiquement classés avant tous ceux qui
écrivirent sur cette matière. Ses formes d’enseignement
rentrent dans celles que j’ai cru devoir généralement régulariser. Il avait senti
sur la comédie ce que j’entreprends sur toute la littérature, et offert en
approximation ce que je veux réduire en formules positives. Loin de moi, quand je
cherche à approfondir la métaphysique de l’art, l’orgueil des disciples qui veulent
nier à leurs habiles prédécesseurs le secours des flambeaux dont ils leur doivent
les clartés3 !
La troisième condition est celle des unités, condition pareille dans la tragédie et
dans la comédie, conséquemment déjà traitée et débattue dans nos leçons sur ce premier
genre. On sait qu’elle consiste à renfermer un seul fait dans un seul jour et dans un
seul lieu. On sait que l’extension donnée à cette règle accorde vingt-quatre et
jusqu’à trente-six heures, et que dans l’unité de lieu on peut comprendre une maison
et ses appartenances, telles que ses cours, ses jardins, et ses pavillons, ou bien une
place publique et l’entrée des rues qui y aboutissent, et la face des bâtiments qui
l’environnent : néanmoins la rigueur de la règle est préférable aux licences qu’elle
tolère, et le spectateur n’est jamais mieux satisfait que lorsqu’une seule action se
passe dans un endroit que ne dérange point le jeu des décorations, et dans un temps
égal à celui de la représentation de la pièce.
Alors cette
règle, favorable en tous points à l’illusion théâtrale, est la plus belle de toutes.
On ne s’y astreint absolument que dans la haute comédie. La pratique des meilleurs
auteurs ne s’étend pas sur les autres espèces, et souffrirait trop de gêne à le faire.
Aussi les acteurs passent-ils d’une chambre dans une place, d’un bois ou d’un champ
dans une ville, sans que la condition des pièces secondaires en soit offensée.
L’esprit eût perdu trop de bonnes choses à se tenir si fort à l’étroit. J’insisterai
pourtant sur l’avantage de garder, autant qu’il se peut, la triple régularité dans
toutes les principales compositions dramatiques.
Mais, en me déclarant contre l’infraction de cette excellente loi théâtrale,
j’observerai que son observation exacte non seulement est très difficile, mais qu’elle
est très rare : aussi, dût-on encore fausser le sens de mes paroles, je me permettrai
de vous faire remarquer que l’unité de lieu, et que celle d’action, ne sont pas plus
scrupuleusement observées dans la plupart de nos plus estimables comédies, qu’elles ne
sont respectées dans plusieurs de nos plus belles tragédies. Je demande si l’on est en
droit de soumettre notre faiblesse à des lois plus strictes que celles qui furent
souvent trop sévères pour les grands maîtres, et si la petite quantité de leurs
chefs-d’œuvre, où les trois unités purent s’adapter complètement, n’inclinait pas à
faire présumer que leur application parfaite n’est qu’idéale et de pure théorie, ou du
moins n’est pas toujours réelle et indispensable.
Loin d’admettre pourtant cette opinion, je pense qu’aux trois unités, desquelles on
ne doit guère
se relâcher dans la comédie, il faut en
ajouter une quatrième qui est l’unité de vue, c’est-à-dire la
tendance vers une seule leçon morale, ou une seule vérité philosophique. En effet à
quoi prétend un auteur comique ? à laisser dans le souvenir du spectateur une idée
de quelque ridicule assez forte pour l’en corriger : il ne peut aspirer à en
imprimer plusieurs à la fois très profondément ; car une comédie ne saurait contenir
un grand nombre de moralités différentes sans qu’elles se nuisissent entre elles par
leur multitude, qui sortirait de la mémoire. Pourquoi se souviendra-t-on à jamais de
l’Avare ? c’est que tout concourt à représenter dans le drame de
Molière les seules dégradations qu’entraîne l’avarice. Il y a là unité de vue.
Pourquoi n’oublie-t-on pas le Misanthrope ? c’est que le tableau des
vices du monde n’y est tracé en tous ses détails que pour apprendre à la vertu
qu’elle doit être tolérante, sans quoi elle cesse d’être sociable. Il y a là unité
de vue. Examinez le Tartuffe sous cet aspect, et vous n’y trouvez que
des traits qui caractérisent l’imposture, et qui vous apprennent à reconnaître sa
laideur masquée : il y a là même unité de vue.
Vous rappellerai-je des comédies d’un ordre inférieur à celle des Femmes
savantes, dont la direction tend uniquement à réprimer l’abus du bel
esprit, et les travers de la pédanterie féminine ? Parlerai-je des Précieuses
ridicules ? de George Dandin ? du Malade
imaginaire ? Là, l’auteur ne reprend que l’affectation des manières et du
jargon à la mode, que les simagrées et le ton des provinciales qui singent le beau
monde. Ici, ce n’est que la sottise des alliances
disconvenantes entre les manants riches et les nobles gueux. Enfin, dans l’autre
exemple, Molière concentre toute sa force comique vers le seul projet de guérir
l’infirmité d’esprit de ces gens pusillanimes qui, de peur de mourir, s’abandonnent
en pleine santé aux attaques mortelles de la charlatanerie médicinale. Il y a encore
là unité de vue ; et cette quatrième unité, je crois, n’est pas moins importante que
les trois autres qu’on a seules définies et recommandées tant de fois.
L’un de nos auteurs vivants, dont on a justement loué la verve facile, le naturel
et l’enjouement, en comparant ses pièces aux pièces les plus agréables du spirituel
Dancourt, M. Picard mérite un rang égal dans notre estime, par l’unité de vue qui
distingue ses jolies comédies. Qu’est-ce que sa Petite ville ? une
vive esquisse des tracasseries du commérage et du babil médisant de voisins qui
caquettent l’un contre l’autre par envie, par curiosité, et par désœuvrement.
Qu’est-ce que l’intrigue de son Mari ambitieux ? une leçon à
quiconque sacrifie son repos domestique aux empressements de la brigue, et l’honneur
de sa femme et le sien à la vanité de cumuler les places. Qu’est-ce enfin que ses
Marionnettes ? une image de tous les hommes que l’intérêt fait
mouvoir et tourner sous un même fil aussi aisément que se meuvent les pantins de la
foire. Une seule vue philosophique brille en chacun de ces gais et charmants
ouvrages. C’est à mon avis, leur premier titre à nos éloges4.
Les conditions du nécessaire et du vraisemblable
modifient de diverses manières la règle des trois unités ci-dessus mentionnées ; car
on ne s’y soustrait point par caprice ni par ignorance, mais par le besoin du sujet.
S’il est nécessaire que les acteurs d’une pièce se transportent d’un lieu en un
autre, on ne fera pas difficulté de le souffrir : comme on le voit dans le
Médecin malgré lui, dans le Festin de Pierre, et
dans la plupart des comédies d’intrigues : ces pièces pécheraient par le
vraisemblable, si le fagotier exerçait la médecine dans son bois et non dans une
maison ; si les aventures de dom Juan se passaient toutes dans sa chambre ; si les
accidents, qui n’arrivent que dans les rues ou dans les places, s’effectuaient dans
l’intérieur de l’asile des personnages. La vraisemblance et la nécessité commandent
en conséquence une disposition quelquefois contraire à la rigueur des unités ;
mais ces deux conditions emportent d’autres préceptes avec
elles.
Le nécessaire exige que l’intrigue, les caractères, et la diction,
ne contiennent que les éléments convenables au sujet et au ton qu’on lui donne. Il
exclut les scènes de pur ornement, les détails superflus, les tirades prétentieuses,
les portraits inutiles, et l’enflure ambitieuse du style. Il veut que tout aille au
but, que tous les ressorts tendent à l’action, et retranche les mobiles étrangers qui
n’y concourent pas. L’ordonnance du Misanthrope, quelque admirable
qu’elle soit, pèche au second acte contre cette condition puissante. Alceste annonce
qu’il vient contraindre la coquette Célimène à décider de son choix entre ses rivaux
et lui : la scène entière s’écoule en une longue suite de traits médisants et de
portraits originaux, dont le retranchement ne nuirait pas à l’effet total de
l’ouvrage. Les applaudissements que chacun de ces morceaux attire au talent du plus
grand peintre des ridicules, n’éblouissent pas les connaisseurs sur le défaut de leur
inutilité. Aussi l’action de la pièce ne paraît-elle se ralentir qu’en ce moment,
parce que la scène, quoique vraisemblable, n’est pas absolument nécessaire. Le
dénouement de l’École des maris, bien que si piquant et si théâtral,
n’est pas à l’abri d’une juste critique. Est-il probable que le tuteur d’Isabelle,
argus jaloux et soupçonneux à l’excès, la rencontrant le soir seule hors de chez elle,
se fie aux raisons qu’elle lui donne de sa sortie secrète ? N’est-il pas moins
probable encore que, la laissant passer pour sa sœur sous un voile, et, sous son vrai
nom, il la voie entrer
chez Valère sans se douter que ce
n’est point Léonor ? Mais supposez tout cela possible : après que sa pupille est
restée enfermée dans le logis de son amant, et que celui-ci l’épouse en son nom
d’Isabelle, le tuteur pouvait-il penser qu’il n’avait pas eu le temps de reconnaître
celle qui se serait supposée en sa place, et ne devait-il pas tout à coup se
détromper ? Le jeu des situations, la force comique, la vivacité du dialogue,
déguisent très bien le défaut de cette catastrophe ; mais le vraisemblable y manque de
scène en scène. Ce n’est pas qu’on ne fasse une distinction entre le vraisemblable
réel, qui n’est pas partout nécessaire, et le vraisemblable théâtral, qui l’est
toujours ; d’ailleurs il a deux espèces, la vraisemblance ordinaire, et
l’. L’une exige que la représentation soit conforme au train du monde,
aux choses de la vie commune, comme dans le Tartuffe, le Joueur,
Turcaret, et la Métromanie ; l’autre veut que le spectacle
d’une fable supposée s’accorde en tout aux données convenues d’imagination ou de
parodie, tellement que rien ne les démente, aussi bien que dans
Amphitryon, dans la Femme juge et partie, dans
les Ménechmes, et dans le Légataire universel. Ce
n’est pas tout : le vraisemblable porte ses qualités sur le style autant que sur la
composition, et réclame les convenances relatives aux mœurs, à l’esprit, à la
profession de chaque personnage. Sosie ne s’exprimera point comme Amphitryon, ni
Jupiter comme Mercure. Leur langage cesserait de ressembler à la vérité. L’homme
d’épée ne parlera pas du ton de l’homme de robe, ni le libertin n’aura l’onction du
dévot ; on ne les
saurait plus reconnaître. Le bon goût
indique facilement ces diversités que la vraisemblance commande ; mais il faut prendre
conseil du génie pour creuser les caractères, et pousser le ridicule à son comble,
sans sortir du vraisemblable ordinaire ou . La nature marque toujours
ses traits plus fortement que l’art, et dès qu’il ose aller aussi loin qu’elle, on
l’accuse d’outrer le vrai dans son imitation, mais le vraisemblable dans le tragique
et dans le comique sont aussi contraires que ces deux genres le sont entre eux : nous
avons observé que la tragédie, étant là peinture du meilleur, voulait que l’atrocité
des crimes y fût adoucie, expliquée, et même excusée par les passions, pour que leur
énormité révoltante ne semblât pas hors de la vraisemblance : nous observons que la
comédie, étant la peinture du pire, exige qu’on charge sa palette des tons les plus
tranchants, et qu’on enlumine hardiment son masque pour assimiler ses imitations à
tout ce qu’il y a de vice, de ridicule et de bassesse dans le naturel des hommes.
Sachez bien voir ; jetez les yeux en face sur les avares, sur les pédants, sur les
fripons, sur les jaloux, sur les vieux débauchés, sur les femmes effrontées,
médisantes, ou faussement ingénues, vous y saisirez des difformités et des replis plus
prononcés peut-être que tous ceux qu’a gravés Molière, plus honteux, plus bizarres que
les grimaces et les turpitudes des Harpagons, des Trissotins, des Géronte, des
Arnolphes, des Sbrigani, des Arsinoés, et des Bélises. Poussez en couleur, enfoncez le
trait le plus avant possible, chargez vos pinceaux ; à peine atteindrez-vous au ton
saillant de la
simple réalité : les travers ont cela
d’inconcevable qu’on n’en n’imagine jamais le dernier degré ; et que, par une extrême
complaisance pour nos propres manies, leur influence glisse autour de nous et sur
nous, sans que nous nous en apercevions nous-mêmes. Le peintre qui en ranimerait
vivement les images trop effacées nous courroucerait si fort, en nous montrant tout ce
que nous avons aujourd’hui d’étrange, de dégradé, de difforme, de grotesque, et de
risible, que nous commencerions par briser ses miroirs trop vrais, et que, nous
récriant contre cet exagérateur, nous accuserions ses tableaux d’être
invraisemblables : mais quelque voix s’élèverait encore du parterre, et lui redirait,
Courage, disciple de Molière, voilà la bonne comédie !
Les cinq premières conditions de la comédie que nous avons analysées dans la
précédente leçon appartiennent à toutes les espèces de drames : aussi les avons-nous
traitées, moins dans leur essence antérieurement examinée, que dans leurs
modifications relatives au genre que nous examinons aujourd’hui. La sixième condition
veut être entièrement approfondie, en ce qu’elle est non seulement constitutive, comme
les autres, de la fable comique, mais spécialement essentielle et uniquement propre à
son caractère. Cette condition indispensable est le ridicule, dont
la comédie n’a pas moins besoin pour exister, que la tragédie n’a besoin de la terreur
et de la pitié qui en sont l’âme, et que les corps organisés n’ont besoin de la vie
pour respirer et se mouvoir. La comédie se proposant de corriger également le vice et
le ridicule, on se demandera peut-être pourquoi je distingue l’un de l’autre, et fais
une condition de
celui-ci, tandis que je n’en fais pas une
de celui-là ; ou pourquoi, sur cet article, je confonds la règle et le sujet, en
convertissant une des choses que la comédie représente en loi principale de son
imitation ? Je répondrai que le ridicule, tel que je l’entends ici, pris
abstractivement, est le ton caractéristique de la comédie ; qu’elle cesserait d’être,
si, en exposant les travers et les manies des hommes dont elle doit se moquer
toujours, elle larmoyait sur eux en les faisant plaindre, et que le vice n’est plus du
ressort de sa censure dès qu’elle ne peut le saisir d’un côté risible et favorable à
sa raillerie. Au contraire, la vertu même n’est pas à couvert de sa férule, quand la
moindre exagération l’accompagne, quand elle prend un maintien affecté, quand son
humeur chagrine ou superbe la rend acariâtre et oppressive. Thalie ne la corrige
malicieusement que pour lui faire reprendre sa simplicité naturelle et sa patience
indulgente. Elle fronde la science aussi bien qu’elle, tout estimable qu’elle est, dès
que la morgue intolérante, la gravité empesée, et les décisions tranchantes, la font
dégénérer en pédagogie. Sa magistrature ironique s’exerce sur tous les défauts de la
société et ne tend qu’à perfectionner les qualités sociales, non par des sermons et
des sentences, mais par des sarcasmes et de plaisantes copies qui signalent les abus,
les excès et les qu’elle condamne dans les mœurs, et qu’elle punit par
le rire. Si quelquefois sa satire vengeresse ose citer le crime à son gai tribunal, ce
n’est que celui qui échapperait aux lois civiles et sur lequel peut mordre sa malice
lorsqu’il prête le flanc au mépris dérisoire par quelque
honteuse attitude. Le ridicule est, comme on le voit, l’esprit vivifiant de la
comédie : son absence d’une action, quelque vraie et quelque morale qu’elle paraisse,
lui enlève toute la gaîté inhérente à son espèce, et la change en représentation
ennuyeuse et languissante, ou plus souvent en drame affligeant : sa présence, au
contraire, anime toutes les leçons de la muse comique, donne un éclat extrême à son
masque riant, une agréable vivacité à sa démarche, et affile si bien les traits
qu’elle darde que leur pointe va piquer finement à la fois la multitude des
spectateurs qui ressemblent aux originaux qu’elle choisit, pour les châtier
publiquement. Le ridicule exclut de la scène le concours des rôles sages et
raisonneurs qui l’attristent, et n’y admet que les personnages dignes d’être moqués,
les seuls qui nous amusent en nous corrigeant. C’est lui qui des plus vicieux exemples
fait ressortir les moralités les plus sensibles ; c’est lui qui joint l’utile à
l’agréable dans les bonnes pièces, puisque lui seul humilie et fait rougir les hommes
les plus indifférents au blâme sévère et aux suites malheureuses de leurs fautes ou de
leurs folies. Tel braverait les arrêts de la justice et serait sourd aux injonctions
des magistrats, qui redoute d’encourir le ridicule en s’assimilant dans le monde à
l’acteur qu’il vit plaisamment berner au théâtre. Auteurs comiques, plus vous serez
habiles et philosophes, plus vous userez fortement de cette arme satirique, plus dans
le choix de vos personnages vous préférerez aux gens sensés et vertueux les fourbes,
les
hypocrites, les escrocs, les intrigants effrontés, les
vicieux de toute sorte, et les coquins de toutes les classes, pourvu que le ridicule
les drape si bien qu’on ne puisse admirer leurs succès, ni envier leur esprit, ni
excuser leurs tours patibulaires. Voilà ceux à qui surtout le ridicule intente un
procès exemplairement inévitable et sans appel : oui, qu’il les dénonce, qu’il les
poursuive, et qu’à défaut de flétrissures corporelles auxquelles se dérobent ces
contumaces juridiques, il les saisisse, les dégrade, les fustige, les mette en quelque
façon aux galères du mépris universel, et les pende, pour ainsi dire, au gibet de
l’opinion publique. Tel est son ministère dans la comédie.
Le ridicule se divise en quatre espèces ; ridicule général et particulier, ridicule
éternel et éphémère : je ne classe point spécialement celui de profession, parce
qu’il est contenu dans les autres et qu’il peut participer de chacun d’eux. Le
ridicule que je nomme éternel tient aux passions naturelles du genre humain, telles
que l’envie, la jalousie conjugale, l’intérêt, la vanité, la peur, et les appétits
grossiers. Il est la source inépuisable des variétés du comique le plus constant.
Les hommes, primitivement semblables en tous les pays, et ne changeant sous certains
rapports en aucun temps, offrent des modèles invariables à l’imitation et partout
reconnaissables quand elle copie leurs traits généraux. Les poètes doivent
s’attacher à ce ridicule durable qui prolonge l’existence de leurs ouvrages et qui
l’égale à celle de la nature impérissable des passions qu’ils représentent.
À quoi bon pourtant, diront les sages, s’efforcer à
corriger des manies incorrigibles, puisque leur peinture ne produit d’autre effet
que d’humilier les spectateurs sur leurs infirmités dont ils ne se guériront
jamais ? Certes on ne réformera pas l’espèce humaine entière, mais la maligne
censure de Thalie polira les mœurs d’un grand nombre de personnes, et les sauvera
des dangers de leur brutal aveuglement. Si la médecine n’expulse pas les maladies du
monde, niera-t-on que son art soit salutaire en dirigeant une quantité de malades
qu’elle garantit de leurs atteintes ? Sans la morale, tout ne serait-il pas
contagion pour le cœur ? elle le préserve du mal, quoiqu’elle n’anéantisse pas tous
les vices qu’elle attaque : de même le ridicule ne surmontera ni l’envie, ni
l’intérêt, ni la peur, ni les jalousies de l’amour ou de l’amour-propre ; mais il
corrigera des envieux, des cupides, des poltrons, et des jaloux : et leurs fidèles
portraits, dont il aura égayé les grimaces, resteront à jamais sous les yeux comme
autant de miroirs, où leurs pareils profiteront à revoir leur ressemblance
honteuse.
Le ridicule éphémère porte sur les du jour et du moment. Les caprices
du goût, les travers à la mode, enfin toutes les frénésies et les égarements que
consacre la vogue passagère, lui prêtent des sujets piquants qui ne brillent pas
plus de temps qu’elle ne dure. Elle emporte avec elle toute la gaîté qu’il excita en
contrefaisant ses manies : bientôt on cesse de reconnaître leurs caricatures
effacées, quelque ressemblantes qu’elles fussent à
leur
époque. Néanmoins, par la finesse et l’originalité de l’imitation, leur ridicule
survit lorsqu’il fut touché d’une main habile. Ainsi l’on a remarqué judicieusement
que la vérité du pinceau d’un bon peintre conserve toujours leur prix à des tableaux
caractéristiques d’un siècle, à de vieux portraits de famille, dont les modèles et
les costumes n’existent plus, mais en qui la magie de l’art reluit encore aux yeux
des connaisseurs.
Il ne faut pas confondre le ridicule général, mobile de la moderne comédie, avec le
ridicule public, étonnant et hardi ressort de la comédie ancienne. Celui-ci frappait
le corps entier de l’état et ses chefs dénommés : mais le ridicule général n’atteint
que des castes, des corporations, des classes, telles que la noblesse de cour et de
province, les facultés, et la bourgeoisie, et jamais il ne se permet de
dénominations directes. Ce ridicule acquiert d’autant plus de vigueur qu’il porte
coup aux abus des choses et que sa satire étendue ne s’arrête pas aux vices des
personnes. L’emploi qu’en fit Molière fut un emprunt détourné de l’esprit
d’Aristophane : trop avisé pour ne pas bien mesurer la portée de ses censures et la
force de son sel attique, il ne donna pas moins de valeur et de puissance à l’usage
réglé qu’il fit de ce grand ridicule. On devine aisément jusqu’où il alla, lorsqu’on
se souvient que tout Versailles s’émut à l’apparition de ses marquis, quelle
académie féminine il fit trembler à l’hôtel de Rambouillet en affichant ses
Femmes savantes, quelle société redoutable et intolérante il
ébranla, quand Bossuet et Bourdaloue se
crurent
intéressés à diffamer son art et son chef-d’œuvre, et par quel trait de sa
philosophie militante, attaquant les faux médecins du corps après ceux de l’âme, il
jeta dans la défaillance la docte faculté qu’il investit en cérémonie du droit de
purger, clystériser, saigner et tuer impunément par toute la
terre. La médecine, n’ayant pu depuis guérir assez bien nos maladies pour le
confondre, resta comme malade elle-même de ses cuisantes blessures dont elle se
ressent encore.
Les singularités individuelles et les caractères originaux sont propres au jeu du
ridicule particulier, c’est-à-dire de celui qui se multiplie indéfiniment dans la
société, où les bizarreries et les humeurs des deux sexes, de tout âge, de toute
profession, contrastent sans cesse plaisamment aux regards de l’observateur.
Qu’est-ce en effet que le ridicule ? une façon d’être différente des manières
généralement reçues de la nation chez laquelle on vit. Si tous les membres de la
société conformaient leurs mœurs leur langage, leur maintien, les uns aux autres,
tellement qu’ils fussent tous pareils, s’ils adoptaient également les mêmes
coutumes, il n’y aurait plus de ridicule sensible entre eux : ce qu’ils pourraient
avoir d’étrange n’apparaîtrait qu’aux yeux d’une nation voisine, que ses lois et ses
mœurs auraient diversement modifiée. Mais cette uniformité n’existe dans aucun pays,
ni d’une capitale à une province, ni d’une cité à un village, ni dans l’intérieur
d’une seule ville, ni d’une maison à une autre, ni même dans une seule maison.
L’enfance, la jeunesse, la maturité, la
décrépitude, les
états nobles et vils, les fortunes inégales, les prétentions contraires, tout influe
sur les pensées et sur les actions des hommes. De là, ces nuances, ces bigarrures du
genre humain qui ne peut paraître uniforme à l’œil le moins éclairé. Cependant il
faut se garder de confondre leurs différences convenables et nécessaires avec leurs
variations capricieuses. Chaque âge, chaque se chaque état, a sa couleur propre,
très bonne en soi, quoique tranchante avec une autre. Le ridicule est mauvais sitôt
qu’il raille ce qui est bon ; dès lors il cesse de corriger. Aussi faut-il une
extrême justesse d’esprit pour ne l’appliquer qu’à ce qui est répréhensible. Un
magistrat sera fanfaron s’il affecte la bravoure d’un guerrier, et s’il
prend les airs légers d’un jeune seigneur : il ne doit montrer que la fermeté d’un
juge et ne témoigner dans ses loisirs que l’affabilité d’un cœur tranquille et
serein. Un militaire passerait pour poltron s’il affectait la prudence du
jurisconsulte. Plus de promptitude à défendre le droit sied mieux à la main qui
porte l’épée qu’à celle qui tient la balance. C’est donc mal prendre le ridicule que
de ne le pas saisir dans les qualités respectives de chaque condition, comparées en
ceux qui exercent la même, et non en ceux qui exercent d’autres emplois. Ne
reprochez à aucun personnage le manque des qualités que sa profession exclut, parce
que ce serait en lut quelquefois une imperfection de les posséder, et que la morale
n’admet que le ridicule des défectuosités véritables ; comme l’art du dessin ne juge
incorrect
dans les proportions que les vraies
difformités, et non les variétés de convenance, d’âge, ou de sexe.
Le ridicule justement dirigé sur les défauts est l’arme du philosophe, et les coups
qu’il porte font rire : le ridicule autrement employé est l’arme du maladroit ou du
méchant, et ses coups nous effrayent ou nous attristent. Observez qu’en ce cas sa
tendance le détourne de l’objet principal de la comédie puisqu’il n’égaye ni ne
change plus personne. Les modernes ont si bien aperçu que la moindre injustice en
altérait la gaîté qu’ils n’ont pas souffert, comme les anciens, qu’il servît à la
défense directe des auteurs contre leurs adversaires ou contre les ennemis publics.
Trop de passions alors s’y mêlaient, et la pitié qu’il pouvait exciter, en immolant
une victime connue et désignée, troublait en quelque sorte l’enjouement de la
satire. On veut pourtant que le ridicule ressemble en traits frappants pour être
applaudi, mais aux vices et aux bizarreries, et non à tel vicieux et à tel bizarre
signalés du doigt. En ceci, les richesses du théâtre français nous donnent sujet de
nous enorgueillir d’avoir conduit l’art à son perfectionnement par la politesse de
nos mœurs et de notre bon goût. Que me flatterai-je de vous dire sur cette loi de
bienséance, ajoutée à l’usage du ridicule, qui valut les leçons claires et
instructives de notre grand maître en comédie ? La Critique de l’École des
femmes et l’Impromptu de Versailles sont deux trésors de
bons préceptes qu’on ne saurait trop admirer. Deux fois notre savant
auteur fut obligé de se défendre : l’inimitié qui le poursuivit
nous fut profitable, puisqu’elle le contraignit à mettre le public dans la
confidence de ses beaux Secrets et de son droit caractère. Refeuilletez ces deux
petites pièces exquises, dans lesquelles il versa l’humeur qui le chagrinait, sans
qu’elle aigrît en rien l’enjouement qui les remplit. Une simple conversation lui
fournit un canevas suffisant à border les portraits de six caractères, si
ressemblants aux modèles du monde que plusieurs personnes s’en attribuèrent les
traits jusques à s’en fâcher. Molière imagina donc ensuite la plaisante scène des
deux marquis pariant l’un contre l’autre que chacun d’eux était la seule personne
satirisée : l’éclaircissement du point où nous en sommes reluit en termes précis
dans la réponse qu’il prête à l’arbitre de leur gageure.
« Vous êtes fous tous deux de vouloir vous appliquer ces sortes de choses ; et
voilà de quoi j’ouïs l’autre jour se plaindre Molière, parlant à des personnes qui
le chargeaient de même chose que vous. Il disait que rien ne lui donnait du
déplaisir, comme d’être accusé de regarder quelqu’un dans les portraits qu’il
fait ; que son dessein est de dépeindre les mœurs sans vouloir toucher aux
personnes, et que tous les personnages qu’il représente sont des personnages en
l’air, et des fantômes proprement, qu’il habille à sa fantaisie pour réjouir les
spectateurs ; qu’il serait bien fâché d’y avoir jamais marqué qui que ce soit ; et
que, si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies.
c’était les ressemblances qu’on y voulait toujours
trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d’appuyer la pensée pour lui
rendre de mauvais services auprès de certaines personnes à qui il n’a jamais
pensé. En effet je trouve qu’il a raison : car, pourquoi vouloir, je vous prie,
appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles, et chercher à lui faire des
affaires, en disant hautement, il joue un tel, lorsque ce sont des choses qui
peuvent convenir à cent personnes ? Comme l’affaire de la comédie est de
représenter en général tous les défauts des hommes de notre siècle, il est
impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu’un dans le
monde ; et, s’il faut qu’on l’accuse d’avoir songé toutes les personnes où l’on
peut trouver les défauts qu’il peint, il faut, sans doute, qu’il ne fasse plus de
comédies. »
Molière, en établissant ce principe, bien présent à son esprit, crut pourtant
devoir lui être infidèle envers Boursault, qu’il ridiculisa notamment dans
l’Impromptu de Versailles ; mais je présume qu’il le fit à dessein
dans cette pièce pour mieux donner, par l’excès où il se jeta, et qu’il reprouvait
lui-même, la mesure d’un excès d’outrages et de calomnies que sa sagesse n’aurait
plus endurés sans déshonneur et sans lâcheté. J’ajoute qu’un peintre si ferme et si
délicat du ridicule devait sentir trop vivement ce qui l’imprime pour supporter
qu’on l’en flétrît. Il savait qu’il y a un milieu entre la patiente dignité d’un
homme, et la pusillanimité qui n’ose réagir contre les offenses personnelles. Disons
plus, l’intérêt de son bel art
nécessita qu’il sévît
rigoureusement sur les pédants qui dégradaient la littérature, et que le hardi
réformateur de la cour réformât les basses intrigues du Parnasse où tant de cuistres
fieffés tentaient de lui arracher sa férule. Il en traça le signalement ineffaçable
en son Trissotin, vaniteux comme tous les prétendus beaux esprits, flatteur et
cupide comme tous les parasites des grandes maisons, lourd, sec et dédaigneux comme
tous les bouquineurs grecs et latins, et tolérant les injures comme un abbé dont il
faillit presque porter le nom. Molière avait précédemment discrédité ces voleurs de
réputation dans les répliques du chevalier de la Critique, adressées
au doucereux poète Lysidas : on ne saurait trop rappeler cette citation :
« La cour a quelques ridicules, dit-il ; j’en demeure d’accord, et je suis, comme
on voit, le premier à les fronder : mais, ma foi, il y en a un grand nombre parmi
les beaux esprits de profession ; et, si l’on joue quelques marquis, je trouve
qu’il y a bien plus de quoi jouer les auteurs, et que ce serait te une chose
plaisante à mettre sur le théâtre, que leurs grimaces savantes et leurs
raffinements ridicules, leur vicieuse coutume d’assassiner les gens de leurs
ouvrages, leur friandise de louanges, leurs ménagements de pensées, leur trafic de
réputation, et leurs ligues offensives et défensives, aussi bien que leurs guerres
d’esprit et leurs combats de prose et de vers. »
Ces portraits dans l’Impromptu de Versailles n’étaient en quelque
sorte que de premières ébauches
du tableau accompli que
Molière traça si parfaitement des mêmes ridicules littéraires dans les Femmes
savantes. Le plan d’académie institué par Philaminte devint l’exemplaire
de toutes les coteries de même espèce.
Vers excellents, qui impriment un ridicule éternel à toutes les sociétés
d’Aristarques qui s’arrogent le droit de faire et défaire les renommées. Trissotin
se déchaîne contre les grands à l’exemple de Lysidas :
Reproche où la morgue et l’absurdité du faiseur de madrigaux éclatent d’autant
mieux, qu’il s’adresse à la cour du temps, c’est-à-dire à la plus polie, à la plus
façonnée par de longs usages, à la plus noblement galante, et à la plus occupée des
belles-lettres qui fût dans l’Europe ! Aussi Clitandre lui riposte par une juste
apologie du bon esprit de la cour de Louis XIV, apologie qui ne conviendrait guères
à toutes les cours qui lui ont succédé, quoique les courtisans de toutes les époques
se pavanent de l’entendre et s’en fassent complaisamment l’application : mais si ce
qu’en disait Molière a cessé d’être vrai, ce qu’il disait des pédants de son siècle
reste encore applicable à ceux du nôtre.
Il eût été seulement réduit à leur chercher de nos jours
des antagonistes dans une classe plus obscure, parmi de fastueux et ignorants
parvenus, et non dans les rangs des véritables grands seigneurs.
Au surplus, il n’eût rien changé à ce développement de ses premières opinions
exprimées en vers inimitables par Clitandre.
On a remarqué que Trissotin n’avait nommé que deux de ses pareils : l’interlocuteur
lui en désigne trois ; et là, le parterre ne manque jamais à rire de le voir compris
dans le nombre. On ne peut accorder plus finement une personnalité dure avec la
bienséance du monde : Molière fait parler un homme de goût, et ce mot vif est du
meilleur ton.
« Pour
savoir ce qu’ont dit les autres avant eux
,
Quel morceau plein de sel ! Quelle chaude verve ! Quel bon sens !
Jamais la raison ne terrassa mieux la sottise. On sent que la justesse d’esprit du
poète égalait la droiture de ses intentions morales. Sil n’eût pas équitablement
loué le bien qu’il estimait à la cour, il n’en eût pas blâmé le mal sans se faire
soupçonner de partialité pour le peuple, de la classe duquel il était sorti. Sa
critique n’avait pas besoin d’un pareil contrepoids à l’égard des écrivains dont il
raillait les jalousies et les cabales, puisqu’il courait lui-même leur carrière, et
que sa vie, consacrée aux travaux dramatiques, répondait toute entière par tant
d’ouvrages aux gens qui l’auraient accusé d’avilir la profession des lettres. En
eût-il fait l’occupation unique de ses pensées s’il n’en eût apprécié les mémorables
avantages ? C’est ainsi que gardant toujours un parfait équilibre, l’auteur comique
raille l’abus sans se moquer des choses, et satirise les vices ou les travers
sans offenser les personnes. Sa verve doit s’animer d’un
peu de fiel, mais non s’en aigrir : sa piquante amertume ne doit pas être
caustique ; ce serait celle de la haine : l’âcreté ne fait point rire ; elle
irrite : et la condition du ridicule demande un malin badinage et le ton de
l’enjouement. Dès que l’auteur entre en passion, on aperçoit qu’il se venge de telle
ou telle chose, de tels ou tels gens ; et le ridicule disparaît, n’étant plus marqué
au coin de la vérité. Il ne faut pas même qu’un feu de gaîté l’emporte : car, dès
lors il ne dessine plus correctement d’après ses modèles, il trace des caricatures
fausses qui ne divertissent qu’un moment et ne plaisent que par hasard ; tandis que
les figures vraies, quelques bizarres qu’elles soient, se font toujours regarder
avec un nouveau plaisir. Chacun les a vues dans le monde, et chacun applaudit à
leurs risibles portraits. La société fournissant au ridicule un fonds inépuisable,
c’est en elle qu’il faut l’envisager perpétuellement : les hommes qui la composent
ne sont semblables qu’au premier abord ; leurs différences apparaissent aussitôt
qu’on les examine, et l’on en découvre en eux d’autant plus qu’on les étudie d’un
œil plus fin et plus exercé. Il n’en est pas un qui ressemble à l’autre pour le
philosophe qui les sait contempler.
D’où vient donc cette uniformité de personnages au théâtre, cette succession
toujours pareille d’amants, de maîtresses, de patrons et de valets ? C’est de ce
qu’on ne copie que les ridicules en vogue à la scène, et rarement ceux du monde. On
dirait que la nature n’a produit d’autres caractères divertissants
chez les Latins, que les Daves, les Sosies, les filles de joie, et
les parasites ; chez les Italiens, que les Arlequins, les Scapins, les Pantalons, et
les Gilles ; chez les Espagnols, que les Matamores, les poltrons et les duègnes ;
chez nous, que les Frontins, les Lisettes, les fats, les coquettes, et les
procureurs. Le seul Molière a su varier en cent façons les physionomies de ses
acteurs et l’on n’a pu trouver de nouvelles faces à leur prêter, ni s’écarter des
types qu’il a laissés. N’est-il plus rien resté de neuf dont on se puisse emparer ?
Avait-il lui-même si complètement peint les ridicules, en finissant sa dernière
comédie, qu’il n’en eût pu saisir aucun autre s’il eût vécu vingt années de plus ?
La carrière lui eut-elle été fermée à défaut de modèles et croit-on qu’il s’en fût
tenu là ? Ne riait-il pas lui-même, dans sa pièce contre les comédiens de l’hôtel de
Bourgogne, d’entendre dire qu’il avait épuisé la matière ? « Plus de
matière ! répondait-il en son propre nom ; eh ! nous lui en fournirons toujours
assez, et nous ne prenons guères le chemin de nous rendre sages pour tout ce qu’il
dit et ce qu’il fait ! crois-tu qu’il ait épuisé dans ses comédies tout le
ridicule des hommes ? Eh ! sans sortir de la cour, n’a-t-il pas encore ?… (et
après, une liste de caractères qu’il trace promptement en croquis,) va, va,
dit-il, Molière aura toujours plus de sujets qu’il n’en voudra, et tout ce qu’il a
touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle auprès de ce qui lui
reste. »
L’auteur, en effet, pressentait sa richesse et prodigua depuis des trésors qui
n’appauvrirent pas son génie. Eh ! sans compter la multitude de personnages
agissants qu’il groupa dans ses pièces, combien de
portraits détachés ne dessina-t-il pas ou de face ou de profil, dans le cours de ses
dialogues ! ses expositions, les figures originales de ses Fâcheux,
le cercle de la médisante Célimène, en contiennent une foule de tout aussi frappants
les uns que les autres. Lui seul avait l’art de les faire, parce que lui seul voyait
ce qui passait invisiblement devant les yeux de ses contemporains, et personne ne
mérita mieux la qualification dont il plaisanta, lorsqu’on l’appelait le contrefaiseur de gens.
Assurons-nous bien qu’il eût continué de la recevoir par de nouvelles peintures du
ridicule, s’il eût existé cent ans. Supposons que les caractères neufs se fussent
plus rarement offerts à lui, leurs formes changées avec le siècle, et leurs
bizarreries autrement tournées, n’eussent pas échappé à son pinceau. Au lieu de
marquis éventés, n’aurait-il pas ces petits héros de régiment qui, fiers de leur
première épaulette, s’étonnent de ne pas heurter impunément des citoyens qui
servirent l’état dans leur grade avant eux ; ces téméraires de garnison qui mettent
leur honneur à brusquer celui des dames, et qui les font fuir par les familiarités et
l’indiscrétion de leur galanterie cavalière ? Au lieu de Sganarelles et d’Arnolphes
qui enferment leurs moitiés par jalousie, n’aurait-il pas ces maris solliciteurs
d’emplois, qui ouvrent à leurs femmes le libre chemin de l’intrigue, ceux qui se
fiant moins en leur propre éloquence qu’aux appas de leurs honnêtes épouses, les
font courir pour leur compte au lever des gens en place, et se glorifient
de montrer leur front rehaussé par des dignités, qui ne
leur coûtent que le léger droit du seigneur ? hommes de ménage, qui rappellent ce
bon mot d’un procureur dont la femme enrichissait sa maison par ses secrètes avances
à de gros financiers : il la voyait sur le retour de l’âge dépenser en frais de
toilette les nécessités de sa famille et de sa table, et lui dit enfin, mécontent de
faire maigre chère, « Madame, vivez mieux, ou vivons mieux. » Au
lieu d’un harpagon occupé à grossir son trésor par des prêts usuraires, Molière
n’aurait-il pas ces cupides qui spéculent sur le discrédit des effets du commerce et
des papiers de banque, ces gens qui engagent frauduleusement leurs fonds ou ceux
d’autrui sur les chances de la bourse, et que la mobilité de la hausse ou de la
baisse réduit à s’aller pendre, si la loi criminelle ne leur en épargne la peine ?
Au lieu d’un M. Bonnefoi, ingénieux à frauder les règles de la coutume de Paris et
les garanties du notariat, n’aurait-il pas ces hommes d’affaires, curateurs
intéressés de leurs clients, dont ils grèvent les maisons et les terres par les
avances de leurs prête-noms, dont ils confisquent les fonds embarrassés de leurs
formes hypothécaires, et dont ils reçoivent quittance de tous biens pour solde du
compte définitif qui fait passer les propriétés dans leurs mains ; ces délicats
interprètes des règlements civils, qui dirigent avec tant de scrupule les volontés
mobiles des testateurs, et qui complètent leur propre ameublement du superflu des
inventaires ? N’aurait-il pas, au défaut de ceux-là, ces jurisconsultes novateurs,
qui s’exemptent du soin d’éluder les lois en
les
renversant et en en décrétant d’autres ; ces légistes de circonstance, qui, sautant
par dessus les entraves de l’équité, convertissent l’arbitraire en maximes de droit,
et la ferme conscience en contravention rebelle ? Au lieu de femmes savantes et de
pédants Trissotins, n’aurait-il pas eu ces dames politiques qui, pour avoir lu
quelques pages du cardinal de Retz et les mémoires de madame de Maintenon,
s’imaginent qu’elles mèneraient les conspirations dont elles babillent, et qu’elles
sauraient monter au trône du prince comme dans son lit ; ces folles de diplomatie
qui décident des préséances des corps ou de l’équilibre des états, comme de
l’étiquette de leurs salons, et se flattent de parcourir d’un coup d’œil les cercles
d’Allemagne comme le cercle étroit de leur boudoir ? N’aurait-il pas eu pour leur
conseil ces écrivains réformateurs, ces historiens de gazette, ces ennuyeux et
froids avortons de Machiavel, de Pufendorfq et de Gibbon, qui, satisfaits d’avoir compilé et translaté des
volumes d’annales, s’érigent en Tite-Live et en Salluste ; ces prosateurs qui,
dédaignant toute rivalité avec les poètes, les nomment des faiseurs de chansons, et
les regardent avec mépris du haut de leur érudition tout hérissée de citations
celtiques et romaines ?
N’aurait-il pas ces rimeurs de commande, de qui l’avarice est l’inspiration, de qui
l’intrigue est la muse, et à qui la faveur des gens titrés assure le profit d’un
succès ? Au lieu de Purgon et de Thomas Diafoirus, entêtés de leur empirisme
ignorant, il aurait eu des docteurs en toute science et en tout métier, qui,
dépouillés de la robe des anciens
charlatans, mais vêtus
en élégants de société, perdent leur latin à étudier le jargon et le bel air du
monde, s’accréditent par des livres de théorie plutôt que par l’assiduité de la
pratique, moins par des cures que par des traités ; sont les confesseurs plus que
les médecins des malades, et les directeurs coquets des belles convalescentes, et
qui, s’ils expérimentent leurs remèdes sur nos corps, ne nous laissent jouir, après
la guérison, selon l’expression de Montaigne, que d’
une santé
malade et accoutumée aux médicaments
. Au lieu de précieuses,
entichées du faux et de l’inusité dans le langage, ne goûtant que le romanesque et
le platonisme dans la galanterie, il aurait eu ces vaporeuses amies des chevaliers
de la foi, ces femmes qu’embrasent le zèle du pèlerinage, les mélancoliques
souvenirs des siècles dévots et les rêves de la mysticité ; et, pour leur servir de
contraste, des personnes simples, naturelles, avenantes, celles à qui toute
expression noble et choisie paraît du néologisme, celles qui vont bonnement au
physique et non au moral des choses, et qui ne souffrent dans l’action du roman,
comme dans celle du drame, que l’unité de jour. Eût-il dessiné ses amants sur les
modèles de Valère ou de Cléonte ? Ce sont des fous, capables d’épouser des filles
sans bien, trop emportés par le feu de leur âge et de l’amour, prompts à quereller
pour des riens, et trop chatouilleux à de tendres vétilles : cela n’est pas si
comique que nos Euclides de vingt ans, que nos Archimèdes imberbes qui raisonnent
leur rapprochement avec le beau sexe comme leur attraction newtonienne, et qui
mesurent leur froid penchant pour
la dot et la main de
leur maîtresse par les calculs de leur prévoyante arithmétique. L’athée
ressemblerait-il à l’effréné dom Juan ? Non, mais à quelqu’un de ces profonds
matérialistes que leur science des principes ne conduit qu’à ignorer une première
cause des effets universels, qu’à nier ce qu’ils ne comprennent pas, et qui, doutant
du comment et du pourquoi de tout, se résolvent à n’espérer nulle récompense, à ne
craindre nul châtiment, et à vivre et mourir dans une insouciante brutalité, comme
les tigres ou les pourceaux, selon leur instinct et le hasard. L’imposteur serait-il
un hypocrite religieux ? Je recommence à le croire mais Molière ne le
convertirait-il pas aussi en Tartuffe de révolution, de philanthropie, et de
probité, qui ne prêcherait pas le salut, mais l’indépendance de l’homme, qui ne
lèverait point les scrupules, mais les cachets et les scellés, qui ne convoiterait
pas la fortune d’une famille, mais le pouvoir et le trésor public, qui serait
cosmopolite pour n’avoir point de patrie, qui déclamerait au nom de la liberté pour
mieux trafiquer de la sienne et mieux vendre celle du peuple, et ne se montrerait
humain et rigide durant quelques années que pour se venger plus sûrement, et voler
plus largement pendant le reste de sa vie. Toutefois, l’apparence de mille services
exemplaires, couvrant ses mœurs ouvertement dissolues, ne permettrait pas de lui
compter comme des fautes la séduction et le rapt de la femme ou de la fille de ses
bienfaiteurs ; il n’aurait sujet que de s’en rire, et se ferait, au besoin, absoudre
d’un meurtre, en éclaircissant son procès le verre en main avec ses juges assis à sa
table.
La comtesse d’Escarbagnas prendrait de nos jours
une autre allure : n’aurait elle pas le maintien emprunté de quelque bourgeoise
travestie en dame titrée, s’étonnant un peu de sa qualité, de ses pages, et de ses
laquais, très gênée de son étiquette, et trahissant à chaque mot son rôle de
princesse par les saillies et le ton de Martine ? Enfin M. Jourdain, s’il ne lui
suffisait pas d’être bourgeois-gentilhomme, n’aurait pas besoin, pour faire éclater
de rire sa servante Nicole et tout le parterre, de recevoir une qualification aussi
burlesque, une dignité aussi étrangère que celle de Mamamouchi5 : tel ruban, telle décoration dont il pourrait être
envieux de se faire barder, lui siérait mieux, pour qu’on se moquât bien de lui, que
le turban du Grand-Turc. Non, non, la matière du ridicule ne sera jamais épuisée !
et, sans compter ces gens qui se targuent d’une vieille amitié pour vous et
s’inquiètent si tendrement de votre santé, dès que le prince vous accueille, et qui,
s’il vous écarte, affectent à votre rencontre un regard distrait, glissent à vos
côtés sans vous reconnaître, ou vous verraient mourir sans compassion ; sans compter
ces partisans d’une égalité fatale aux privilèges nobiliaires qui vous punissent de
méconnaître la récente valeur de leurs excellences imprévues ; sans compter ces
grands défenseurs de leurs anciens maîtres, qui de la hauteur de leur opposition aux
idées nouvelles n’ont attendu qu’un signe pour endosser les livrées des seigneurs
révolutionnaires ; nous aurons ceux qui, la veille, promenant à pied leur roture
dans les rues, ne sont pas surpris le lendemain que leur noblesse en carrosse
éclabousse les passants qu’ils n’envisagent plus comme
leurs semblables ; nous aurons ces faux philosophes, bonnes gens qui contrefont les
mœurs patriarcales, disgraciés solitaires que ronge l’envie, qu’agite le tourment
d’être oubliés, et qui visitent les grands pour leur vanter le goût qu’ils ont à
planter des choux dans leur retraite champêtre. Près de tel faux bonhomme, nous
aurons tels faux bons diables qui, ne craignant pas d’arrondir leurs affaires par
des exactions dures et fréquentes, se montrent sensibles jusqu’à pleurer au récit
d’une égratignure, qui sous une apparence de cordialité, de franchise militaire,
vous supplantent avec adresse dans les postes que vous briguez, et vous desservent
lestement à la cour et chez les ministres. Combien encore ne signalerait-on pas
d’autres ridicules en nos jours qui seraient joués avec succès sur le théâtre !
On osera peut-être objecter qu’il en est auxquels on ne permettrait pas de
toucher : mais je nie qu’il existe des sottises et des vices privilégiés devant
l’esprit et le courage d’un bon auteur comique. C’est une partie de son art que de
faire respecter les sages institutions du temps, et de placer les objets dignes de
sincères louanges en contrepoids raisonnable des choses qu’il doit satiriser. Qu’en
face de l’impertinent en grade il oppose quelque loyal et galant général aussi poli
que brave : le ridicule atteint le militaire brutal, et non l’uniforme qu’on honore.
Qu’au dignitaire empesé, hautain, inabordable, ébloui de son propre faste, il oppose
un ministre accessible, aisé dans son maintien, soutenant son titre, son rang, sans
orgueil, et toujours au-dessus de ses graves
fonctions : le ridicule ne frappe que le faquin, et non les prérogatives de la
place. Qu’avec le cupide agioteur il fasse contraster le banquier intègre dont la
parole n’est pas moins valable que la signature, qui oppose son crédit aux
défiances, sa probité aux monopoles, et dont le recours sert de refuge au malheur
contre la honte des faillites que prévient sa générosité : le ridicule atteint le
fripon, et non l’honnête financier. Qu’il mette à côté du docteur ignorant, fat et
babillard, un médecin discret, instruit, actif, qui devance le jour au milieu des
hôpitaux, où son assiduité lit les secrets de son art au visage des malades, qui ne
compose pas des volumes formés de compilations, qui laisse pour seule théorie
curative de bons mémoires sur les résultats de sa pratique laborieuse, et qui
cherche son plus noble salaire dans les bénédictions des familles où son zèle lui
acquiert de vrais amis : le ridicule ne s’adresse qu’au charlatanisme des
empiriques, et n’attaque plus la médecine conservatrice des savants de nos jours.
Qu’auprès du fourbe couvert d’un masque d’humanité, il mette un vrai philosophe,
parlant peu de vertus et les pratiquant bien : le ridicule ne tombe que sur le
nouveau genre d’imposture, et non sur la morale. Ainsi du reste.
Voilà, voilà les précautions que prit toujours le discernement de Molière en
traitant le ridicule. Il railla les pédants, sans railler la science ni l’esprit. Il
fit contraster la modération de Philinte avec l’emportement d’Alceste, et le public
ne put confondre la vertu et la misanthropie. Le portrait plaisant de
M. Jourdain représenta la manie des bourgeois dans une pièce ; mais
sa femme, sa servante, sa fille et son gendre y représentèrent l’honnêteté des mœurs
de la bourgeoisie. Partout de sages Aristes en parallèle avec les fous et les
bizarres marquèrent la juste borne de la satire permise à la raison. Tels sont les
exemples que le poète imitera dans ses comédies, s’il veut que l’arme utile du
ridicule ne soit jamais soupçonnée d’être celle de la colère ou de la
méchanceté.
L’auteur qui néglige ces soins et qui perd l’équité de vue, joue soi-même un rôle
ridicule en voulant imprimer des travers aux personnages qui ne les comportent pas.
Les sifflets punissent ses partialités, et de quelque façon qu’on s’excuse de s’être
fait siffler, soit qu’on s’esquive du milieu des huées, soit qu’on les affronte, ou
qu’on s’en rie, on a toujours une sotte contenance. La présomption d’avoir su
railler les autres ajoute à l’embarras d’être raillé par eux. C’est pourquoi
Molière, juge très perspicace, estimait que la plus périlleuse entreprise était
celle de faire rire les honnêtes gens. On convient que le penchant
du peuple à la satire facilite les moyens d’exciter sa dérision ; d’accord : le
parterre est malin, mais il ne l’est qu’envers ce qui mérite le blâme : peu lui
importe qu’il s’amuse de la pièce ou de l’auteur, il a ce caractère de justice que
prend toute réunion d’hommes ; impitoyable pour le mauvais, il ne tolère pas qu’on
tourne le bon en raillerie. Sa prompte sagacité décèle jusqu’aux moindres intentions
du poète, et lorsqu’il prétend à lui plaire, à l’égayer, son
meilleur parti est de ne satiriser que le vice, l’, et
la sottise véritable.
À ces réflexions, relatives à la moralité nécessaire dans la direction du ridicule,
unissez d’autres observations qui se rapportent à l’art théâtral. Quiconque veut
faire rire par le juste choix du ridicule, doit se garder de le confondre avec le
burlesque et le grotesque. Ils diffèrent entre eux autant que le plaisant et le
comique : le premier ne vaut pas l’autre, et n’en est pas toujours accompagné,
tandis que le comique entraîne toujours le plaisant. La preuve s’applique aisément
aux deux préceptes, et se tire à la fois des œuvres de Regnard et de Molière. L’un
ne rend un personnage risible qu’en l’affublant de toutes les bizarreries ensemble ;
l’autre ne lui donne qu’une seule manie dont l’ éclate d’autant mieux
qu’il le montre raisonnable en tous les autres points. Arnolphe est jaloux par
passion et par système ; mais du reste, homme honnête et libéral qui ne rencontre
pas le fils d’un ancien ami sans l’aider de ses services, et lui ouvrir sa bourse
généreusement. Argant a le travers de se croire malade et de se traiter des
infirmités qu’il n’a pas ; mais c’est un chef de famille estimable, avisé, et trop
surveillant pour être la dupe des chansons de l’amant de sa fille. Au contraire dans
les pièces de Regnard, le jaloux Albert des Folies amoureuses, le
Géronte moribond du Légataire universel, rassemblent en eux mille
singularités incohérentes, d’où résultent de continuelles disparates. Leurs figures
outrées dégénèrent en grotesque, et leur langage est plaisant, mais non comique,
parce que ni leur
situation, ni leurs caractères ne sont
vrais. C’est un jeu naturellement comique, que d’engager un malade imaginaire à
contrefaire le mort pour éprouver les divers sentiments de sa famille, et c’est
présenter vivement son travers d’esprit que de lui faire demander s’il n’y a pas de
danger à cela pour sa vie : mais c’est une burlesque invention que de déguiser un
Crispin en insolente nièce d’un oncle mourant, dont elle se dit l’héritière, afin de
le dégoûter de ses collatéraux : cette idée est très folle, et non comiquement
vraisemblable : on en juge par le langage que tient l’acteur.
« Et faite comme on est
, ayant quelques
appas,
Le plaisant de ce dialogue provient de son absurdité risible ; mais ce n’est point
là le comique du
ridicule. Comparez aussi l’élégante
fatuité du marquis Acaste dans la pièce du Misanthrope, avec les airs
du marquis dansant dans le Joueur : tous deux disent les mêmes
choses, mais d’un ton si divers qu’on prendrait encore l’un pour un fat de la cour,
quoique né sur la scène bien avant le second, et l’autre qui lui succéda pour une
caricature étrange, composée à l’époque des dom Japhets et des
Jodelets de Scarron. L’absence du naturel ôte au marquis de Regnard
tout l’esprit dont Molière relève les discours du sien. En aucun lieu, en aucun
temps, un fat ne s’exprime comme celui du Joueur ; quelque adresse
que montre un acteur à rendre plaisant cet hémistiche,
allons,
saute marquis !
il ne déguisera pas l’affectation de ce refrain, où
le poète trahit son art par une coupe uniforme de vers dont le sens revient trois ou
quatre fois en rondeau. La répétition du même trait annonce que Regnard comptait
beaucoup sur sa gaîté. Il se trompait. Écoutez les deux marquis de Molière ; que
d’aisance ! que de vérité ! quelle naïve expression de leur avantageuse confiance en
eux-mêmes ! Où trouver en eux rien qui marque la caricature, et qui nuise à la
ressemblance du ridicule qu’il veut offrir ? Relisez leur dialogue. N’est-ce pas le
propre langage de la fatuité ? Y sent-on la moindre gêne, le moindre excès ? Le
personnage ne prend-il pas bien les airs de ces jeunes gens à bonnes fortunes, qui
ne semblent nier les faveurs des femmes que pour mieux insinuer qu’ils les ont eues,
et qui par là le font sous-entendre ? Ce travers, le ton qui l’accompagne, n’ont-ils
pas même certaine bonne grâce qu’inspire le beau sexe
à
tous ceux qui l’approchent ? Le portrait d’Acaste est celui d’un fat de bon goût,
d’un étourdi de haute qualité bien supérieur à nos libertins subalternes, qui ne
sont, au prix de lui, que des effrontés rudes et sans politesse, et impudemment
indiscrets : leur grossièreté dément les succès dont ils se vantent : la comédie ne
trouverait plus entre eux le modèle d’un Acaste. Ce rôle divertissant conserve
l’empreinte des manières qu’on reprochait aux jeunes seigneurs du dernier siècle :
il nous amuse par son enjouement naturel : mais nulle part, ni jadis, ni maintenant,
on ne reconnut le marquis que Regnard a si grotesquement dessiné.
Ce sont là, je le répète, les différences à considérer entre le burlesque et le
ridicule, entre le plaisant et le comique.
Nous avons noté ci-dessus, comme un point fondamental, que le comique doit se
concentrer sur un seul défaut dans chaque personnage, et non diverger en plusieurs
manies rassemblées sur un homme. Ceci ne concerne que le ridicule de caractères, et
non celui de situation et d’état. Si vous voulez peindre les travers contractés dans
les professions, soit de la robe ou de l’épée, soit de l’église ou de la cour, des
arts ou des métiers, observez que ceux-là résultent du manque de convenances
relatives à ces mêmes professions, dont les humeurs ou les habitudes vicieuses du
personnage le font sortir. Ce ridicule naît de la connaissance générale qu’a le
public des mœurs constamment propres à chaque ordre de la société, dont les classes
bien établies prirent dès longtemps une allure
régulière
et certaine ; car il faut que la durée des usages les ait rendues bien distinctes
pour que l’esprit discerne ce qui les choque et les blesse. Mais si vous avez à
tracer les ridicules fugitifs imprimés par des révolutions, où tous les états sont
confondus, où rien encore n’a d’existence, d’assiette, et de rang assigné, alors
vous chargerez avec succès un même acteur de plusieurs travers réunis, sans nuire à
la vraisemblance. Un parvenu aura, par exemple, les vices bas qui tiennent à son
, et les prétentions outrées que lui inspirera sa fausse dignité : une
ancienne baronne, une duchesse ruinée, mêlera les impertinences du rang dont elle
est déchue à la complaisante domesticité d’une dame de compagnie chez la bourgeoise
devenue sa princesse en titre : un savant alliera la morgue du professorat et du
rhéteur à l’air important d’un législateur, à la suffisance d’un conseiller du
prince ; un artiste, en perdant les libertés et l’insouciance de l’atelier dans les
salons des grands, présentera le mélange des originalités d’un peintre et des
souples finesses d’un courtisan ; et n’étant parfaitement ni l’un ni l’autre, il se
fera soudain moquer par le double ridicule de ses caprices et de sa politique. Un
écrivain, flatteur du pouvoir, oubliant que sa vocation est l’indépendance,
s’enchaînera dans les administrations publiques, et, sous deux rapports à la fois,
montrera plus d’un côté comique dans ses bureaux d’esprit et d’affaires : un
seigneur de fraîche date ne sera pas un Sotenville, un Tufière6, entiché de la seule manie de se glorifier des privilèges
qu’il a ; mais il
rassemblera dans sa personne tous les
genres de présomptions attachées à des prérogatives qu’il n’a pas, jointes aux
façons de son éducation roturière. Ce peu d’exemples prouve assez que le ridicule de
situation, autre que celui de caractère, permet de multiplier l’aspect des
bizarreries, lorsqu’il ne tient plus proprement au naturel des hommes, mais à leur
déplacement dans la société, parce qu’au sein des changements qui renversent les
institutions, les ridicules sous mille faces nouvelles prennent naissance dans le
chaos des choses, et qu’étant, pour ainsi dire, encore informes comme elles, ils
participent d’éléments hétérogènes dont ils se composent au hasard jusqu’à
l’accomplissement de leur création comique. Ces explications empêcheront qu’on ne se
méprenne, en voulant assigner à chaque rôle ce qui lui est proprement convenable.
Tant qu’on ne marquera pas bien tous les traits, toutes les couleurs, et jusqu’aux
moindres nuances qui distinguent spécialement le ridicule éternel et éphémère,
général et particulier, la comédie manquera de son relief principal, de son nerf et
de sa vie, et l’on ne nous fera pas assez rire pour n’avoir plus à pleurer
Molière.
La définition du ridicule et celle de ses quatre espèces, ont rempli
la leçon précédente : il s’agit à présent de savoir à quoi et comment cette condition
s’applique utilement dans la comédie. Notre leçon nouvelle n’est donc que la suite de
l’autre, ou plutôt c’en est la seconde moitié, que la limite du temps prescrite à nos
séances nous a forcé de séparer de sa première partie. La première contenait des
considérations sur l’essence du ridicule, et nous avons tâché d’y dérouler une large
esquisse des difformités et des nombreuses manies que notre ville offrirait encore aux
pinceaux de la rieuse Thalie : la seconde contiendra seulement l’examen des choses sur
lesquelles Molière a principalement fait, en son siècle, les risibles applications du
précepte de son art.
Nous avons dit que le genre comique se divise en six espèces, dont les cinq dernières
nous restent à
décomposer. Or l’usage du ridicule varie en chacune d’elles. Dans la comédie de caractère, il ne porte que
sur le langage et les humeurs des personnages. Dans la comédie mixte, il s’applique à la
fois aux caractères des individus, et aux situations où l’auteur doit les placer. Dans
la comédie épisodique, il marque simplement les physionomies dont elle fait passer les
seuls portraits en revue. Dans la comédie facétieuse, comme dans la comédie mixte, il
s’empreint également sur la figure des personnages et sur les situations, mais avec un
excès qui les pousse à la caricature, et non avec cette justesse raisonnable qui corrige
les vices et les travers, honteux d’entendre le rire excité par leur exacte
ressemblance.
La réputation du poète Ménandre ne nous permet pas de douter qu’il fut habile à
marquer délicatement le ridicule : mais le peu de fragments que le temps a respectés
de ses nombreuses comédies ne nous laisse pas de quoi juger l’application qu’il en
sut faire.
Il nous faut donc recourir aux ouvrages de Térence, imitateur de quelques-unes de
ses qualités, pour apprécier sa méthode. Le sujet des Adelphes en est
un exemple : l’auteur veut corriger le vice de deux systèmes d’éducation également
dangereux : deux enfants d’un même père sont élevés chacun séparément par deux
frères : Micion, plus riche que Démée, adopta son fils aîné, qu’il nourrit et fit
instruire à la ville avec une extrême douceur, tandis que son second neveu demeura
dans les champs, près de son père, qui le gouverna très rigoureusement. Ces quatre
personnages servent les uns et les autres à bien
établir
le tort d’une sévérité trop austère, et d’une indulgence trop relâchée. Démée tient
le fils qui lui reste dans un esclavage si étroit que ce jeune homme, ne pouvant
satisfaire aux passions de son adolescence, échappe à sa tyrannie par la ruse, et
par le secours de son frère et de ses valets. Micion ouvre un champ si libre aux
caprices de son neveu, que celui-ci ne craint pas de s’engager par une promesse de
mariage à une fille secrètement enceinte de lui, et d’enfoncer les portes de la
maison d’un marchand d’esclaves pour lui enlever de force la maîtresse que son frère
ne peut acheter, et dont il le rend possesseur au mépris des lois par la violence de
ce rapt. En quoi le ridicule porte-t-il sur Démée, puisqu’il prévoyait les
inconvénients du trop de bonté de Micion, et que l’événement réalise ses
conjectures, et semble autoriser son système de surveillance et de dureté ? en ce
qu’il gronde aveuglément son frère au sujet dès désordres qu’il a tolérés, et que,
trompé par les mensonges et la dissimulation de son enfant, il le cite en exemple de
sagesse, et s’applaudit que sa conduite réglée soit le fruit de ses précautions,
tandis que les écarts de l’aîné ne proviennent que des instigations du cadet, non
moins coupable dans ses démarches. En quoi consiste le ridicule à l’égard de
Micion ? en ce que présumant qu’il faut diriger la jeunesse moins par la crainte que
par la confiance et l’amour, par conséquent lui tout pardonner, il lâche la bride à
ses , et l’enhardit dans son audace effrénée : ni l’un ni l’autre ne
sont dans la juste modération qui convient en toutes choses ; aussi nulle leçon
morale
ne sort de ces deux contrastes, puisque l’auteur
ne marque point à quel milieu la raison doit s’arrêter. Bien loin de là, Térence,
accordant enfin l’avantage à l’un des systèmes qu’il critique, jette le sévère Démée
en des réflexions sur l’inutilité de se faire haïr par les réprimandes, et le
précipite en une autre exagération. Ce père farouche et rigide se transforme tout à
coup en un vieillard désordonné, prodigue, et résolu d’achever joyeusement sa vie
dans les débauches et dans les festins. Le défaut de cette fable est évident : elle
a pour objet la peinture de deux travers principaux ; or on ne corrige pas un vice
par un vice contrastant avec lui, mais par son contraire, qui est le droit bon sens.
Vous n’apprendrez point à éviter le danger d’une manie qui vous fait rire, en
trouvant sujet de rire d’une manie opposée. Vous resterez dans l’irrésolution du
choix entre les deux inconvénients à fuir, si l’auteur ne vous montre en parallèle,
comme le poète latin, que des imperfections égales. Molière a plus sagement fondé la
moralité de ses comédies, car il n’y observa pas moins exactement l’unité de
ridicule principal, que les trois autres unités dramatiques. En voici la preuve.
L’École des maris, imitation perfectionnée de la pièce des
Adelphes, va constater ma proposition. Les rôles de Micion et de
Démée se retrouvent en ceux d’Ariste et de Sganarelle : un ami commun les a chargés
en mourant du soin de ses deux filles et du droit de les épouser ou de les pourvoir
à leur guise : tuteurs absolus de ces jeunes pupilles, chacun d’eux gouverne à sa
manière celle qui lui fut confiée. Leur
premier entretien
ressemble en tous points à celui des deux personnages de Térence, et qui connaît la
scène de Molière a une juste idée des formes de la scène latine. La différente
humeur des deux frères cause entre eux le même débat, qui fait l’exposition.
Sganarelle reproche à son frère de ne pas garder sa pupille aussi sévèrement qu’il
garde Isabelle :
La réponse d’Ariste respire l’indulgence, et brille de bon sens.
Sganarelle s’indigne des complaisances de son frère, et lui prédit les accidents
qui s’ensuivront, ce qui n’empêche pas Ariste de lui répliquer,
Sur quoi l’autre s’écrie plaisamment,
Quelle nécessité de rappeler ce comique vers dont tout
le monde se souvient d’avoir ri ! On voit que la pensée fondamentale de Térence est
celle qu’a prise Molière ; mais qu’il en tire un meilleur parti. Sganarelle est dupe
de ses rigueurs, de sa surveillance, comme Démée ; mais Ariste est mieux récompensé
de sa douceur par l’honnête réserve de sa pupille que ne l’est Micion par les
déportements ingrats de son neveu. L’auteur français n’a frappé qu’un seul ridicule
en sa pièce, et l’objet qu’il lui oppose devient une leçon exemplaire à suivre. Le
comique d’ailleurs rejaillit plus vivement de la situation d’un amoureux tuteur dupé
par une fille rusée, que de celle d’un père abusé sur les mœurs de son fils. Ce seul
changement dans le sujet lui donne un éclat d’invention qui, s’il n’efface le
souvenir de la fable imitée, en rehausse incomparablement le prix. Remarquez, de
plus, que l’adoption de tel ou tel système d’éducation vicieuse n’est qu’un
entêtement qui rentre dans l’espèce de ridicule passager que j’ai nommé éphémère,
tandis que la surveillance tyrannique inspirée par la jalousie est un ridicule
éternel, espèce de travers plus fécond pour l’intrigue, plus fort en comique, plus
abondant en plaisanteries, et mieux assorti aux préjugés introduits en nos mœurs. En
effet la diversité de principes en éducation n’a fourni qu’une pièce à notre poète,
et n’a prêté matière depuis la sienne qu’à la seule comédie des
Précepteurs, composée par Fabre d’Églantine, sur un fonds encore
pareil aux Adelphes. Mais les bizarreries de l’amour jaloux ont été
pour Molière et ses imitateurs une intarissable source de
gaîté, que leur muse n’aurait su comment épuiser.
Revoyez son théâtre, et comptez le nombre de ses pièces marquées au coin de ce
ridicule éternel qui touche directement les maris, vous vous assurerez qu’il
surpasse le nombre de ses drames où sont raillés les autres ridicules. N’en
arguera-t-on pas que cet emploi de son art est blâmable, et qu’une telle satire
implique à la comédie une sorte d’immoralité ? L’état honnête du mariage mérite-t-il
qu’on le livre à la moquerie des gens sensés ? Je n’ai garde de le penser : aussi
n’est-ce point de lui que la philosophie se joue, mais du préjugé qui s’y mêle.
Quantité de personnes s’imaginent que leur propre honneur tient à celui de leurs
femmes ; et depuis que cette étrange idée s’est enracinée en leurs têtes, les voilà
pleines, comme on le dit populairement, de visions cornues. Le bon La Fontaine a
beau les égayer du malheur qu’elles craignent, et leur affirmer naïvement qu’en ce
cas ordinaire aux époux,
Les esprits soucieux n’entendent pas raillerie sur cet article ; ils se
tourmentent, s’alarment, se créent mille soupçons, et persécutent leurs chastes
moitiés, dans la peur d’un mal qu’ils attirent eux-mêmes en s’agitant pour l’éviter.
La saille comédie s’efforce à les guérir de cette manie désolante : elle répète sur
tous les tons, à chaque mari, ces mots excellents du Mercure de notre auteur,
« Ma
foi, veux-tu que je te dise
,
Mais chacun s’obstine en sa chimère ; et, sans cesse poursuivi du besoin
d’éclaircir les doutes qu’il conçoit d’une fidélité chanceuse, à laquelle il attache
son bonheur, chacun se parle à soi-même dans le langage de Sosie.
Cette même faiblesse offre à la comédie un digne sujet de ridicule ; c’est la
fureur de croire prévenir ce qu’on ne saurait empêcher. De ces manies naissent dans
les ménages, les reproches, les querelles, les séparations, les éclats scandaleux,
toutes pestes de la société que le ridicule ne combat qu’afin d’y rétablir entre les
époux, sinon la mutuelle confiance, ou la sécurité paisible, du moins une sage
insouciance qui prévienne les discordes dans les familles.
Il faut que ce ridicule ait des racines bien profondes, puisque son origine remonte
plus loin que l’époque de notre art théâtral. Thalie, depuis la plus haute
antiquité, s’avisa de faire rire du chagrin des
maris ;
car la date de l’Amphitryon de Plaute le place au temps de Caton le
Censeurr ; et Plaute déclare en
son prologue qu’il ne fait que rajeunir une très vieille pièce. Si le but moral de
celle-ci n’apparaît pas au premier regard, néanmoins on le saisit en le cherchant
bien. Je crois le pénétrer en deux points. Les anciens, conformément à leurs dogmes,
voulurent sans doute avertir les patients époux que leur lit conjugal était soumis
aux volontés de Jupiter, et qu’il fallait se résigner, en cela comme en tout, à
l’irrévocable fatalité de leur destinée ; et dans le rôle de l’heureuse Alcmène ils
insinuèrent qu’une femme ne peut céder innocemment qu’à la ressemblance parfaite de
son mari. Je n’ai pu démêler encore ce qu’il y a de consolant et d’exemplaire dans
la naissance illégitime d’Hercule, et je pense, comme Molière, que sur un tel cas
le meilleur est de ne rien dire.
La pureté du mariage est si peu l’objet des railleries de l’auteur comique, mais le
travers d’esprit de la plupart des maris, qu’il n’en a pas représenté un seul qui ne
fut bizarre, et digne du mauvais sort qu’il redoute. Son génie s’est
particulièrement diverti sur leur compte : il s’est plu à épuiser cette matière, en
l’exposant sous toutes les faces capables de la mettre en une évidence plus risible.
Il ne joue pas les maris comme étant maris, regardez-y bien ; mais comme qualifiés
d’une fâcheuse épithète qui cause tout leur effroi : or, si n’étant pas ce que cette
qualification désigne, ils appréhendent de l’être ; s’ils croient faussement l’avoir
été ; s’ils veulent se convaincre, et prouver aux autres qu’ils le sont
effectivement ; ces
trois situations les traduisent en
ridicule ; et voilà les trois principaux états où Molière les satirise.
Suivons-le, pas à pas, dans les diverses routes qu’il s’est ouvertes, si toutefois
nous le pouvons ici. Notre politesse exquise nous rend si chatouilleux sur les
expressions, que je ne sais comment toucher une chose si pointilleuse. Le coup
d’essai de Molière fut une petite pièce intitulée. Me voici déjà dans l’embarras de
vous la nommer ; car les mots propres dont usait la bonhomie de nos aïeux sont
devenus pour nous de si gros mots qu’ils nous écorchent les oreilles. Que faire ? il
est pourtant nécessaire de s’expliquer clairement pour être entendu. N’est-il pas à
propos de recourir à quelques préliminaires, en vous disant, comme l’honnête Elmire
du Tartuffe,
Prendrai-je des circonlocutions sans fin, plutôt que de prononcer un terme qui
abrège toutes les difficultés ? Combien nous sommes-nous donc raffinés, si nous ne
pouvons plus parler sans préambule, ni nous exprimer que figuré ment, ou par
équivoque ? quel perfectionnement de mœurs, de goût, que de n’oser appeler les
choses par leur nom ! quelle pudeur acquise en nos jours ! quelle délicatesse en
notre langage ! quelle pureté exemplaire dans notre ton, que de rougir au moindre
mot, et que d’hésiter à dire en société, et à répéter dans le mystère de nos leçons,
ce que Molière affichait en plein titre au coin de toutes les rues de la ville !
Cependant si je
hasardais de parler sa langue sans
scrupule ; si je m’imaginais que l’impureté est dans les choses, et non dans les
mots ; si j’essayais de prouver que nous avons exclu le comique, en rejetant la
propriété des termes, et que nous n’avons rien gagné pour les mœurs et la politesse
à notre susceptibilité exagérée, peut-être acquerrais-je le droit, sans vous
scandaliser trop fort, d’analyser nettement les meilleures scènes de notre
philosophe, et de vous nommer sa risible pièce, non sous le titre faux et triste du
mari trompé, mais sous son vrai et plaisant titre du Cocu imaginaire…
Le grand mot est lâché ! désormais, passez-le moi, ne vous en déplaise, chaque fois
qu’il en sera besoin pour ne pas farder les expressions naïves et franches de
Molière, qui ne prenait pas de détours, et n’usait pas de tant de réserve sous le
siècle de Louis XIV, probablement moins sage et moins cultivé que le nôtre.
Le bourgeois Sganarelle aime bien sa femme, qui de son côté n’aime pas moins bien
son mari : ce couple serait très heureux, puisque rien n’est plus propre qu’un amour
mutuel à former un bon ménage, si les deux époux n’étaient agités d’une jalousie
réciproque. Sans leur défiance continuelle, le ridicule n’aurait pas à mordre sur
eux ; car le bonheur d’une légitime union n’est pas un état qu’on puisse railler, vu
la condition des personnages à qui sans scandale il est permis de vivre bien
ensemble : si les deux époux étaient de ces gens appelés comme il
faut, que le ton du beau monde oblige d’exister comme il ne faut pas, leur
amour conjugal prêterait aux
sarcasmes : mais leur
honnête bourgeoisie les met à couvert de la raillerie ; et dans leur classe on ne se
marie pas pour ne s’associer que de nom, pour se séparer dans la société sitôt après
le contrat ; mais pour s’unir en personne, et d’affection et de corps, ainsi que de
fortune. Cette félicité, quelque vulgaire qu’elle soit, est pourtant assez estimable
pour qu’on ne s’en moque point dans le peuple. Sganarelle et sa femme en jouiraient
donc sans trouble s’ils n’étaient jaloux l’un de l’autre. La comédie veut les
corriger de ce travers de passion qui nuit à leur repos, et leur apprendre à s’aimer
en paix. Elle choisit donc à dessein un homme très épris de sa moitié, et ce qui
prouve son amour n’est pas seulement sa jalousie, car on est jaloux par vanité, et
soupçonneux par sottise ; mais c’est la jalousie de sa femme, qui n’a pas à craindre
pour elle l’épithète que son mari craint pour lui, et qui ne s’alarmerait pas de ses
infidélités, pour peu qu’elle inclinât à en tirer de secrètes vengeances. Elle
aperçoit, du haut de sa fenêtre, son époux tenant une jeune fille entre ses bras :
la colère la saisit, elle se hâte de descendre, et ne trouve plus personne.
Le langage de cette bonne femme n’annonce pas qu’elle soit portée aux illusions
romanesques ; et l’on sent qu’elle tient simplement aux réalités de l’amour
conjugal, surtout lorsque d’un ton un peu rude lui échappe cette forte saillie,
Plaisanterie qui ne signifie autre chose que l’excès d’un courroux capable de
l’aveugler sur son devoir, et de lui faire haïr par un soupçon chimérique l’époux
qu’elle chérit au fond du cœur. Le ridicule frappe d’autant mieux que sa rivale
présumée est une honnête demoiselle qu’un hasard fit tomber évanouie entre les bras
de son mari. Le portrait d’un amant s’est échappé des mains de cette fille : la
femme de Sganarelle le trouve à terre, le prend, l’admire, et sent les odeurs dont
il est parfumé ; son mari, qui survient, croit qu’elle baise l’image d’un
séducteur : il s’élance sur elle en le lui arrachant ; les deux époux s’accablent
d’injures, et voilà, sur un doute , la paix bannie du ménage, avant tout
éclaircissement raisonnable. Cependant l’amant de la demoiselle arrive inopinément
sur les pas de Sganarelle occupé à chercher l’original du portrait qu’il a saisi :
la ressemblance du jeune homme avec la miniature restée
en ses mains le frappe si vivement, qu’il jette cette exclamation comique où brille
l’esprit de Molière,
Lélie inquiet l’interroge, et la réponse de l’époux irrité, source d’une autre
erreur, persuade à cet amant que la maîtresse qu’il vient retrouver s’est mariée à
un autre que lui.
Piquant jeu de mot devenu proverbe parmi tous les confrères de Sganarelle. L’esprit
une fois rempli de ces folles préventions, tous les personnages agissent
ridiculement les uns envers les autres, et les hasards les plus innocents se
changent à leurs yeux en certitudes de plus en plus offensantes. Lélie s’apprête à
rompre sans retour avec sa maîtresse ; Clélie à s’engager pour jamais avec un autre
amant ; la femme de Sganarelle à se séparer de lui ; le mari à la punir, et, pour
surcroît de scandale, à se battre avec son prétendu rival. Là Molière approfondit
son sujet dans un long et plaisant monologue qui m’offre encore l’occasion de
distinguer le burlesque faux du vrai comique. Sganarelle délibère avec soi-même, et
balance entre son ressentiment et sa poltronnerie. Parmi les premiers vers qu’il
débite, le seul digne de l’auteur me paraît celui-ci,
Les autres, loin d’être gais et naïfs, tiennent du
mauvais goût des Duellistes de Scarron ; et le grotesque armement du
personnage ajoute une invraisemblance visible au ton trivial et forcé de ses
discours : le reste de la scène se remplit du naturel ordinaire à notre poète, et
prouve que son talent, dégagé des vicieuses imitations, commençait à imprimer son
originalité dans ses ouvrages.
Sganarelle conclut, après avoir pesé les inconvénients d’un cartel ou d’un affront
toléré dans le mariage,
C’est ainsi qu’il raisonne ; mais le bon sens n’a pas le dessus, et, pour dernier
trait de vérité, la passion l’emporte.
Le terme est cru, mais le vers est excellent ; car la colère ne choisit pas les
expressions détournées, et celles-ci marquent fortement d’un seul trait le ridicule
de ces maris qui tympanisent leur propre nom par leurs risibles violences dans le
monde, et leurs cris insensés dans les tribunaux ; ridicule d’autant plus
répréhensible qu’il trouble l’intérieur des maisons et détruit l’établissement des
enfants ; ridicule qu’on ne peut éviter qu’en se taisant, si le mal est fait ; et
qui doit engager les époux, si le mal est imaginaire, comme celui de Sganarelle, à
se répéter souvent cette moralité qui termine si gaîment la pièce ;
« Et quand vous verriez tout
, ne
croyez jamais rien
.
Après avoir vu de quelle façon Molière guérit la frénésie des maris qui se croient
ce qu’ils ne sont pas, voyons comment il applique les remèdes de son art à la manie
de ceux qui, tourmentés de la peur, se précautionnent vainement contre le chagrin
d’être ce qu’ils seront. Le Sganarelle de l’École des maris nous en a
déjà fourni l’exemple ; néanmoins l’Arnolphe de l’École des femmes
est le meilleur de tous. Ce n’est point un tuteur crédule, imprévoyant, sot et
vieux ; c’est un homme mûr, avisé, subtil, actif, expert en fait de galanteries,
averti de toutes les rubriques féminines, prémuni par l’expérience qu’il a du train
de la société, ayant réduit l’art de garder une épouse en tactique et la
surveillance en système. Il a réfléchi profondément sur les inconvénients des
qualités du sexe ; la beauté l’expose par son trop d’éclat qui attire les
séducteurs ; l’esprit lui suggère des excuses à ses tentations, et des supercheries
pour y satisfaire : les talents ne lui servent qu’à l’environner d’adorateurs
dangereux ; le savoir l’instruit de ce qu’il doit ignorer décemment ; le goût du
plaisir et de la toilette se tourne en passion pour la dépense, le luxe et le jeu,
qui coûtent cher à son honneur ; enfin Arnolphe aimerait mieux, comme il
l’exprime,
Chrysalde a beau lui opposer la plus judicieuse
réflexion qu’on puisse faire sur ce point,
« Mais comment voulez-vous
, après tout
, qu’une
bête
« Mais il faut pour le moins qu’elle
ose le vouloir
;
N’importe ! Arnolphe est sourd à cet argument profond, et n’écoute que son
entêtement jaloux. Possesseur d’une innocente dont il prit soin au sortir du
berceau, il la circonvient de toutes les façons imaginables ; la retraite d’une
maison champêtre, des valets simples et rustiques, de triples portes bien
verrouillées, sa seule présence au logis, ou l’unique société d’un chat, tout
concourt à rendre Agnès idiote pour la conservation de sa parfaite ignorance. C’est
peu que d’entourer sa personne de tant de précautions, il comprime son intelligence
par mille frayeurs superstitieuses, et par autant de sottes pratiques. Rien de plus
risible que ses sermons ; rien de plus piquant que leur inutilité. Il n’est aucune
sorte d’entraves dont il ne la gêne ; aucune sorte de liens dont il ne la serre
étroitement. Mais la nature, qu’il veut partout contraindre en elle, échappe de tous
côtés à ses efforts ; et l’amour, bientôt maître habile de cette ignorante, lui
enseigne furtivement et si bien ce qu’on lui cache, que, lui ouvrant l’esprit par
degrés, il confond la science expérimentée de son Argus par
les aveux d’une ingénue qui le désole sans le vouloir, et qui, par
un étonnant prodige d’invention comique, le poignarde coup sur coup de ses traits de
candeur et de naïveté.
La frénésie d’Arnolphe s’accroît par les difficultés même. Le péril qu’il a couru
ne lui paraît qu’un avertissement de mieux surveiller l’objet de ses inquiétudes. Il
fait gravement comparaître la jeune fille qu’il veut honorer du titre d’épouse :
c’est dans ce moment que l’auteur, portant le ridicule à son comble, dicte au
malheureux jaloux cette inimitable prédication dont les passages que je vais citer
ne vous sembleront ennuyeux ni superflus.
« Ce que je vous dis là ne sont point des
chansons ;
À ces mots, il tire de sa poche un petit manuel, non moins plaisant que sa
harangue, intitulé les Maximes du mariage, ou les devoirs de la femme mariée,
avec son exercice journalier : morceau composé de versets, dont chacun se
termine par quelques moralités aussi risibles que le ton du rôle. Agnès le lit avec
soumission ; et ce qui couronne l’œuvre, c’est qu’Arnolphe lui fait prendre là de
chastes leçons dont
elle ne profitera que pour le bonheur
d’un autre homme.
Le reste de la pièce offre un continuel spectacle de toutes les et de
tous les transports fantasques où se peuvent égarer les plus honnêtes gens,
lorsqu’ils sont amoureux hors de saison, et qu’ils ont la peur d’être dupes.
L’humeur soupçonneuse d’Arnolphe l’expose à être ce qu’est Sganarelle ; aussi
l’est-il au dénouement : mais, quoiqu’il y manque une dernière façon, il en crève de
rage, et l’on ne le consolerait pas en lui disant ainsi qu’à son confrère,
Cette comédie est un modèle dans l’art de manier le ridicule attaché aux jalouses
frénésies.
Dans la pièce du Mariage forcé, qu’il faut citer en passant, le même
ridicule est touché très gaiement. Encore un Sganarelle ; car ce nom, adopté par
l’auteur, semble chez lui le synonyme décent de l’épithète redoutée des maris. La
leçon porte sur le danger de la disproportion d’âges dans les alliances conjugales.
Le nouveau Sganarelle n’est pas assez sage, au bout de cinquante-trois ans, pour ne
pas vouloir épouser une demoiselle de dix-neuf ans, et pour n’avoir pas besoin de
consulter partout sur ce qui lui arrivera indubitablement : c’est une chose exquise
que de lui faire interroger la franchise d’un vieil ami pour en exiger une réponse
qui l’approuve dans sa fantaisie : c’est une idée très folle que de lui faire
demander à des Bohémiennes, prophétesses de hasard, ce qui
sera ou ne sera pas de sa bonne aventure : mais c’est du comique par excellence
que de l’adresser à un docteur pyrrhonien, que de le choisir pour juge d’un tel cas,
et que de lui faire dire en le questionnant sur l’article de son mariage.
On ne poussa jamais la raillerie plus loin que de prendre pour conseil en cette
matière à conjectures un arbitre de la secte pyrrhonienne, et que de demander sur un
tel point une décision positive à un philosophe dont le système est de douter de
tout. En même temps, jamais on ne se moqua mieux de la folie du doute qu’en
l’appliquant à la conséquence certaine d’un hymen mal assorti. Le personnage
acquiert enfin l’assurance de son avenir, en écoutant les propos de son honnête
fiancée ; et lorsque son sort lui est bien confirmé, qu’il en est saisi d’épouvante,
on l’oblige violemment, pour surcroît de ridicule, à consommer l’affaire et à subir
l’influence de sa fâcheuse étoile. Le dénouement s’accomplit par un de ces traits
saillants du génie de Molière :
Allons, dit le beau-père,
déchargé du soin de sa fille, nous réjouir et célébrer cet heureux
mariage.
Ces derniers mots sont le complément du comique.
Je ne parlerai pas de George Dandin
s, placé dans la plus cruelle et la plus risible des trois
situations où l’auteur représente les maris-Sganarelles ; celui-ci
ne craint plus qu’on le sganarellise en herbe, ni autrement, il
l’est de toutes les façons : mais son ridicule, plus fort que tous les autres, est
de ne point se résigner en silence à son accident, et de s’obstiner, après se l’être
bien prouvé, à le prouver à tout le monde. Leçon directe au grand nombre de sots qui
n’auraient pas tant à rougir des outrages qu’on leur fait s’ils ne les ébruitaient
scandaleusement eux-mêmes. On a remarqué, dans le Mariage forcé, que
la moralité se fonde sur les suites de l’inégalité d’âges ; on observe dans
George Dandin qu’elle réside dans les suites funestes de
l’inégalité des conditions dans les mésalliances. Ainsi Molière imprime toujours à
la comédie une utilité générale, en redressant par la moquerie les torts les plus
communs de la société.
C’est pourquoi, non moins habile à traiter les ridicules éternels du genre de celui
dont nous venons de parler, que les ridicules éphémères pareils à ceux qu’il railla
dans ses Précieuses, dans ses Mascarilles, dans
sa comtesse d’Escarbagnas, il s’attira tant d’ennemis qu’atteignait
l’étendue de ces censures. Le nombre s’en accrut tellement, dès son entrée dans la
carrière théâtrale, qu’il se crut obligé de s’en défendre en les satirisant. Les
interlocuteurs de l’Impromptu de Versailles se parlent en ces termes
du succès qu’obtiendra certaine comédie composée pour le punir.
« Le railleur sera raillé.
« — Cela lui apprendra à vouloir satiriser tout. Comment ? cet impertinent ne
veut pas que les femmes aient de l’esprit ! il condamne toutes nos expressions
élevées, et prétend que nous parlions toujours terre à terre !
« — Le langage n’est rien ; mais il censure tous nos attachements, quelque
innocents qu’ils puissent être…
« — Il n’y a pas une femme qui puisse plus rien faire. Que ne laisse-t-il en
repos nos maris, sans leur ouvrir les yeux, et leur faire prendre garde à des
choses dont ils ne s’avisent pas ?
« — La représentation de cette comédie (celle du Portrait du
peintre, dirigée contre Molière), aura besoin d’être appuyée, et les
comédiens de l’hôtel…
« — Mon Dieu ! qu’ils n’appréhendent rien. Trop de gens sont intéressés à la
trouver belle. Je vous laisse à penser si tous ceux qui se croient satirisés par
Molière ne prendront point l’occasion de se venger de lui, en applaudissant à
cette comédie.
« — Sans doute ; et pour moi je réponds de douze marquis, de six précieuses, de
vingt coquettes, et de trente cocus, qui ne manqueront pas d’y battre les mains.
En effet, pourquoi aller offenser toutes ces personnes-là, et particulièrement les
cocus, qui sont les meilleures gens du monde ?
Pourquoi ? disent-ils : parce que le mal que je nommerais, si j’osais de nouveau me
servir du vieux terme de notre bon Molière et du simple La Fontaine, ce mal
d’opinion, dis-je, ouvre la mine la plus riche à exploiter en situations comiques,
le meilleur magasin de plaisanteries, le champ le plus fertile en galantes
intrigues, en aventures agréables, en surprises piquantes, en quolibets
divertissants, et en tours
d’adresse multipliés par la
contrainte, la ruse et l’amour. Devais-je m’étendre moins longuement sur les
applications de ce ridicule, le plus ordinaire et le plus universellement répandu,
tant chez les nobles que chez les bourgeois, grâce aux mœurs pures du siècle dernier
où l’on affecta le scrupule de n’en plus même prononcer le nom, et où l’on n’avait
de chaste que les oreilles. Mais que dis-je ? aujourd’hui, messieurs, peut-être
est-ce une erreur de ma part que de revendiquer ce ridicule en faveur de la comédie.
C’est aller trop loin sans doute, et je reconnais d’avance mon tort, ayant peur,
comme on le sait, de m’attirer les critiques. On aurait à m’objecter qu’une sage
révolution dans nos mœurs a supprimé l’épithète qui scandalisait, parce que, son
objet n’existant plus, elle ne porte plus sur rien. Les confrères de Sganarelle, où
sont-ils maintenant ? Il n’y en a plus ; on ne voit plus en notre temps de ces maris
dupés : en vain je regarde de tous côtés dans le monde, en vain je les cherche… Ce
qui reste de leur espèce, vraiment devenue si rare, fait qu’il en est d’elle comme
de ces races perdues qui vivaient dans les âges reculés, et dont les naturalistes
retrouvent en témoignages quelques débris échappés au temps qui les a détruites.
Enfin me voilà quitte de l’embarras d’en parler : Passons à d’autres ridicules ; il
me tardait de sortir de la route épineuse où m’engageait celui-ci. Heureux qui sait
esquiver le mot et la chose, le plus vite et le mieux possible !
Outre les vaines craintes qui tourmentent les hommes dans leurs jalousies
amoureuses et pour
leur honneur conjugal, ils s’agitent
d’autant d’alarmes pour leurs biens et pour leur vie. Ces faiblesses produisent
encore les ridicules éternels de l’intérêt, de l’avarice, et de la confiance aveugle
à la médecine. En l’une de ces sources Plaute avait autrefois puisé chez les Latins
les couleurs dont il peignit son avare. De toutes les pièces latines
l’Aulularia méritait le mieux d’être imitée par un grand maître. Le
ridicule de l’avarice y est fortement empreint sur la figure du vieil Euclion : Les
principaux traits de ce rôle se retrouvent dans les dialogues d’Harpagon et de ses
valets. On ne peut nier même que l’auteur français, à qui les plus frappantes scènes
ne sont pas échappées, ait eu tort de ne point s’emparer de la scène exquise où
l’opulent Mégadore propose à Euclion d’épouser sa fille sans dot : c’est de là qu’il
a tiré l’expression répétée de ce motif qui détermine Harpagon à marier la sienne,
lorsque le vieillard oppose à toutes les raisons qu’on lui donne contre cet hymen,
ce seul refrain,
sans dot !
Exclamation risible, il
est vrai, mais qui ne supplée qu’à demi au développement parfait de la scène
originale. Néanmoins l’Euclion de Plaute n’est que le portrait d’un avare, tandis
que l’Harpagon de Molière, et les personnages qui l’entourent, sont le tableau
complet de l’avarice. Le poète latin met son personnage dans l’isolement et dans la
médiocrité qui nécessite ou peut excuser ses épargnes : le poète français, au
contraire, le place dans une maison riche, dans un état aisé, où les occasions de
dépenses deviennent autant de tortures pour lui : il ne néglige pas la peinture des
désordres de sa fille, ni la
circonstance d’un mariage
qui l’oblige à des frais ; il enchérit sur son modèle, en offrant
l’attitude de son avare entre deux enfants de l’un et de l’autre sexe, qu’il laisse
dans le dénuement, et dont il abandonne sans soin l’éducation et les mœurs au hasard
qui les dérange tous deux. Le nombre de ses serviteurs, son intendant, son cocher,
ses chevaux, son train forcé, ses somptuosités indispensables, son avidité usuraire,
les nécessités de sa famille, et sa manie de choisir une belle-mère à ses enfants,
sont autant de ressorts qui ne le meuvent pas moins plaisamment que l’inquiétude
continuelle de se voir voler sa cassette. Concluons que l’application du ridicule
est plus complète chez Molière que chez Plaute, et qu’en ceci l’excellence
appartient à l’imitateur. Son exemple, d’ailleurs, nous enseigne qu’il ne faut
jamais oublier de bien montrer l’odieux du vice, en représentant son infamie de
manière qu’il plaise ou égayé ; car c’est détourner l’art de son but que de ne pas
prendre cette précaution. Destouches aussi, dans la pièce du
Dissipateur, introduit un avare : mais les connaisseurs
n’approuvent pas les applaudissements accordés à cette tirade de son Géronte,
quoique le sens en soit ironique :
« De tout ce que je vois je puis faire l’
emplète,
Ce morceau n’est pas d’un bon comique, bien que la pensée en puisse être vraie
relativement aux avares, en ce qu’il explique leurs secrètes jouissances ; mais les
paroles d’Harpagon n’expriment que l’idée de leur turpitude, et n’exposent que leurs
honteux supplices.
Si nous revenons au principe originairement posé, que les conditions de l’art
dramatique dérivent toutes du cœur de l’homme, nous en tirerons celle du ridicule,
l’une des plus essentielles de la comédie. Le ridicule naît en nous de nos
fassions : celui de la jalousie soupçonneuse vient de l’amour : celui de l’avarice
inquiète et défiante résulte de l’intérêt : celui de la peur des maladies et de la
crédulité aux remèdes tient à notre excès d’attachement à la vie. Voilà des
ridicules de tous les temps ; car les hommes étant toujours exposés à perdre leur
femme ou leur maîtresse par des infidélités, leur or par des larcins, leur santé par
des accidents, se fatiguent sans cesse l’esprit d’alarmes chimériques : il est bon
de railler en eux ces dangereuses manies, pour les en guérir. Le seul titre du
Malade imaginaire atteste que Molière,
touchant le point le plus fin de son art, fut un véritable médecin de l’esprit, en
composant cette fameuse satire contre la médecine. Le bon homme Argant, qu’il met
sur la scène, n’est pas un portrait singulier qu’il doive au hasard et qu’il ait
tracé de fantaisie : c’est le modèle de ces gens pusillanimes qui, ne comptant point
sur les forces naturelles du corps, émus avec effroi de ses secousses nécessaires et
de ses révolutions habituelles, se regardent à l’intérieur en frémissant, traitent
comme des maux les alternatives de la santé, s’observent, s’écoutent, n’osent
exister par eux-mêmes, se prémunissent contre les maladies qu’ils n’ont pas,
s’accablent de la maladie des médicaments, et ne se fiant plus aux ressources de la
vie, ne vivent plus que par artifice. Leur infirmité n’est qu’en leur âme, et la
gaîté de la comédie essaya salutairement d’en opérer la cure, en livrant Argant au
ridicule, et en le faisant figurer au milieu de son appareil d’oreillers et de
seringues, et dans son cortège de docteurs Purgons, de docteurs Diafoirus, de
messieurs Fleurants, et de conseillers testamentaires.
La risible cérémonie de la réception d’Argant dans le docte corps de la faculté, où
l’ignorance du bonhomme est figurément couronnée du bonnet de médecin et revêtue de
la robe doctorale ; le patois latin qu’on lui chante en chœur ; ses réponses notées,
et les joyeuses évolutions des apothicaires, tout rappelle vers le dénouement de la
pièce les chœurs satiriques et les parodies d’Aristophane, à qui Molière ne dédaigna
pas de faire quelques emprunts, et dont je vous annonçai qu’il portait les traits de
ressemblance dans ses censures générales. Deux fois
notre poète comique usa du même moyen, mais la différence est sensible entre les
chœurs du Malade imaginaire, et ceux de la cérémonie du
Bourgeois gentilhomme : la satire qui anime les premiers y rehausse
le ridicule : la seule gaieté imprime le sceau de sa folie aux seconds, et ne les
rend propres qu’à l’espèce de comédie nommée facétieuse : les
premiers offrent le spectacle d’une mordante dérision ; les seconds celui d’une
innocente : ces deux cérémonies plaisent pourtant l’une et l’autre par
leur burlesque pompe, et renouvellent sur notre théâtre le genre de la comédie
antique offert a notre curiosité, qui ne s’expliquerait pas ses effets sans ces deux
grands exemples.
Ce fut de la nature et de la société que Molière apprit à traiter le ridicule du
moment, et le ridicule éternel : ce fut d’Aristophane qu’il emprunta le secret de
traiter le ridicule général, très distinct du ridicule particulier, en ce que
celui-ci touche les singularités individuelles, et que l’autre embrasse les
fractions entières de la société, telles que le corps de la médecine, la secte des
hypocrites, la noblesse, et la bourgeoisie. Aristophane représente dans la comédie
des Nuées le bourgeois Strépsiade, entêté de l’envie de s’instruire
des hautes spéculations des philosophes, et recevant de Socrate des leçons sur le
masculin et le féminin, sur le juste et l’injuste, sur la vieille et nouvelle lune,
sur la mesure du saut d’une puce ; leçons à peu près pareilles à celles que, dans la
pièce du Bourgeois gentilhomme, M. Jourdain prend de son
maître en philosophie sur la grammaire, sur la prononciation des
voyelles, et des syllabes, et sur l’almanach, où il cherche à savoir
quand il y a de la lune et quand il n’y en a point. Strépsiade, trop vieux
pour être un bon disciple, n’a ni l’entendement mieux ouvert, ni la mémoire plus
sûre que M. Jourdain. Enchantés tous deux des belles choses qu’on leur explique,
l’un s’en va les répéter de travers à Philippide, son fils, qui le croit devenu
fou ; et l’autre récite à rebours les enfantillages dont il s’émerveille, à sa
femme, et à sa servante Nicole, qui lui croient l’esprit tourné. Cette imitation est
évidente, et celle qui s’y joint n’est pas moins remarquable : le ridicule imprimé
dans la pièce grecque porte moins sur le bourgeois que sur la secte entière des
sophistes, figurée en la personne de Socrate, que le poète accusait faussement de se
perdre dans les nues, et d’ôter le sens commun et la droiture au peuple par ses
subtilités et ses rêveries élevées ; de même, le ridicule imprimé dans la pièce
française porte moins sur le bourgeois que sur les mœurs déréglées de la cour toute
entière, figurée en la personne d’un chevalier admis dans la chambre du roi, que le
poète accuse d’inspirer aux petites gens la manie de singer ses grands airs et son
faste, et qu’il raille de descendre aux familiarités avec la plus honnête classe du
peuple pour lui offrir un modèle poli de bassesse et de friponnerie insolente. La
singularité de M. Jourdain est prise dans le ridicule particulier ; car l’auteur
raille un bourgeois et non la bourgeoisie, puisque sa femme, née dans la même classe
que lui, ne rougit point d’agir et de
parler comme une
simple marchande qui n’a pas honte de son commerce, et veut, en choisissant à sa
fille un mari de sa condition, pouvoir le placer à table à son côté, et lui dire
librement, Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi.
Cléonte n’est pas moins homme de bon sens et de bonnes mœurs, quoiqu’il avoue
franchement qu’il n’est point gentilhomme. L’enjouée Nicole est une femme du peuple,
et Molière en a fait la raison même. M. Jourdain, lui seul, se ridiculise par ses
travers d’esprit, par son costume, par ses gaucheries, par son éducation de grand
seigneur ; Molière satirise encore celle-ci, en insinuant que cette éducation ne
consiste qu’en puérilités, qu’en pas de danse, qu’en révérences, en salutations et
en compliments, et surtout en l’art de l’escrime, par lequel on n’apprend la tierce
et la carte que pour se mettre bravement à couvert, et tuer son homme à coup sûr.
Les manières et l’industrie du chevalier, objet des admirations de M. Jourdain, sont
prises au contraire dans le ridicule général ; car l’auteur, en faisant de son homme
de cour un agréable dissolu, impertinent et moqueur, ne prend nul soin de placer en
contraste quelque honnête personnage du même rang : mais il associe au chevalier une
marquise entretenue par lui aux frais du bourgeois qu’il trompe, qu’il joue et qu’il
vole, devant qui même il se dégrade, jusqu’à le servir en ami du prince, et dont il
emprunte et mange tout l’argent, en affectant de lui faire grand honneur, de le traire, ainsi que le dit bonnement madame Jourdain, comme sa vache à lait.
Il est aisé de juger, d’après un tel examen, pourquoi
cette pièce déplut d’abord à la haute société des grands de Versailles, et ne dût
plaire qu’au roi et qu’au public, qui connaissaient le fond des choses. Cette
inimitable satire attaque, en effet, plutôt les vices de la noblesse de cour que les
ridicules de la bourgeoisie ; et ce ne fut qu’à la faveur d’un titre qui trompa sur
son véritable sujet, que Molière fit passer cette leçon vigoureuse et pleine
d’audace, où se dévoile le secret de sa philosophie populaire. Son subtil génie
avait usé d’une égale adresse en composant la comédie de George
Dandin, lorsque, traçant monsieur et madame de Sotenville, il généralisa
si bouffonnement, dans leurs personnes, l’ignorance grossière, la morgue des
gentillâtres, et les préjugés absurdes et brutaux de toute la noblesse de province.
Il est un objet plus grave dont j’ai reculé l’examen au terme de mes leçons sur la
comédie : l’instant n’est pas venu pour moi de développer les sublimités et les
profondeurs de son chef-d’œuvre contre la secte indéracinable de l’imposture.
Tenons-nous-en là, et reconnaissons que l’éminent effet des ouvrages de cet auteur
inappréciable résulte de la haute portée de ses vues, qui saisissaient et
pénétraient à la fois le système entier de la civilisation, et tous les dérèglements
de l’ordre social, soit dans ses fractions, soit dans sa totalité. Les frappants
exemples que nous avons tirés de ses comédies nous éclairent assez sur la manière
d’exposer philosophiquement au théâtre les quatre principales espèces du
ridicule.
Le reproche qu’on a souvent fait aux auteurs des traités élémentaires, d’adopter de
confiance les méthodes reçues, sans les avoir raisonnées, et de ne composer leurs livres
qu’avec d’autres livres, ne doit pas nous pousser à rechercher plutôt le nouveau que le
vrai et que le bon, dans ce cours dramatique. Notre dessein doit se borner à remplir les
lacunes qu’on aperçoit dans les règles de l’art, et chaque fois que nous trouvons les
principes justement exposés dans un ouvrage, ce serait une sotte vanité que de ne
vouloir pas en citer les développements, et que d’y suppléer par des idées originales,
ou de nous en approprier les définitions : notre seul mérite, en les employant, ne peut
consister qu’en une autre rédaction des choses utiles à recueillir, plus convenablement
adaptée à la marche que nous avons suivie.
Je n’omettrai donc point, dans ce travail, les bons
éléments que me fournit le Traité de l’art de la comédie, que
Cailhava nous laissa en témoignage de son savoir, et des expériences de sa pratique au
théâtre. Jaloux de compléter mon système d’analyse, et non de singulariser ma
doctrine, je me félicite de trouver dans la chaîne des matières que divisent les
chapitres de cet auteur, l’un des plus puissants anneaux de la classification
détaillée que j’espère enfin établir.
Ce qu’il explique sur la condition des caractères, dans la
comédie, comprend ce que j’aurais de meilleur à vous dire ; si j’en diffère, ce ne
sera ni dans les principes qu’il énonce, ni dans les applications qu’il en démontre,
mais dans le choix de quelques exemples que j’ajouterai aux siens. Il commence par
réfuter très sensément l’opinion qui attribue aux Français la gloire d’avoir inventé
les pièces de caractère, c’est-à-dire celles où le ressort d’un caractère de tous les
temps, ou du moment ; soutient et fait mouvoir la machine comique par sa seule action.
Les titres que le temps nous a transmis, de trois des pièces de Ménandre, tels que le
Superstitieux, Courage de lion, et l’Ennemi des
femmes, lui servent de première preuve : il en déduit plusieurs autres des
époques où brilla le théâtre grec. L’ancienne comédie, en nommant les magistrats et
les généraux qu’elle osait jouer, n’eût point trouvé de ressources en leur seule
dénomination personnelle, si la peinture de leurs humeurs et de leurs défauts n’eut
produit le jeu piquant qui résultait de leurs caractères représentés ; la moyenne
comédie, en se couvrant de masques ressemblants aux personnes qu’elle avait perdu le
droit de nommer, eut encore plus besoin de
l’imitation
fidèle de leurs travers et de leurs vices, que n’eussent pu faire reconnaître leurs
seules figures. Enfin la comédie moderne, à laquelle furent interdites les
désignations individuelles, s’abstenant des noms et des portraits particuliers, fut
nécessairement réduite à ne caractériser que des traits généraux reconnus de tous les
hommes, ou des citoyens d’une nation. Tel fut sans doute le genre élevé du poète
Ménandre ; nous n’oserions affirmer qu’Épicharme de Sicile ait suivi le même ; car les
imitations que Plaute a faites de ses pièces, nous invitent à croire qu’il ne traita
que la comédie d’intrigue. Plaute embrassa les deux espèces ainsi que Térence.
L’Aulularia et la Miles gloriosus de l’un, et les
Adelphes de l’autre, en font également foi, puisque des
Adelphes sortirent les deux frères de l’École des
maris, que l’Aululaire contient le type original du rôle
d’Harpagon, et que le Soldat fanfaron pût servir de premier modèle aux
nombreux matamores dont les auteurs espagnols multiplièrent tant de fois les copies
dans leurs intrigues théâtrales. Ceux ci réclament encore la priorité sur nous par la
création du Menteur, dont s’empara si heureusement Pierre Corneille,
par celle du Prince jaloux, qui passa chez les comiques de l’Italie, et
que Molière tenta d’emprunter à leur Ercolet
Bentivoglio, pour le reproduire en Dom Garcie de Navarre.
Pourrions-nous oublier que ce même auteur, et que Thomas Corneille, qui versifia la
prose de son Festin de Pierre, furent tous deux redevables aux muses de
l’Espagne du Dom Juan, trompeur de Séville, portrait accompli de
l’Athée, caractère par excellence, en
ce qu’il appartient à
tous les siècles et à l’univers, et que, traduit dans toutes les langues, on l’a joué
chez toutes les nations avec un même succès.
« Le but de la comédie, dit Cailhava, étant de plaire aux hommes, et de les rendre
meilleurs en leur présentant leurs défauts, il est bien plus flatteur de rendre ce
double service et à ses compatriotes et aux étrangers. »
J’observerai, sur cela, qu’entre toutes les comédies du monde, le
Tartuffe, lui seul, atteint aussi fortement à ce but que le Dom Juan. Ces
deux caractères, également marqués, ont un effet également universel et frappant ;
tous deux sont saisis aux points extrêmes du plus grand et du plus dangereux vice des
hommes : car on ne sait lequel on a le plus lieu de craindre d’un athée s’abandonnant
sans frein à ses passions brutales, et que n’arrêtent ni la peur des châtiments ni les
remords, ou d’un imposteur qui, non moins endurci dans une incrédulité que prouve son
hypocrisie, couvre sa méchanceté d’un odieux masque de zèle, et se met à couvert des
supplices qu’il mérite, sous l’abri sacré d’une religion. Ces deux contraires peuvent
seuls rivaliser l’un avec l’autre, par l’horreur pareille qu’ils inspirent, et le
désordre égal qu’ils jettent dans le monde.
« Un ouvrage, où des traits généraux sont imprimés, dit Cailhava, passe les
frontières, et le nom de l’auteur avec lui…
« Nous avons des caractères généraux si bien articulés, si bien prononcés, qu’il
n’est qu’une seule manière de les peindre à tous les yeux. Les autres
demandent à être présentés avec des couleurs différentes, selon les
divers pays où l’on fait leurs portraits.
« Je défie, par exemple, que dans quelque pays que ce soit, l’on puisse peindre un
malade imaginaire, et corriger ses pareils, si l’on ne le livre aux personnes qui,
par ignorance ou par charlatanisme, entretiennent sa manie et le rendent enfin
victime de leur art. Au lieu qu’un fat peint à Paris ne ressemblera point du tout à
un fat de Londres. Cependant la fatuité, quoique plus rare chez certains peuples,
est connue de toutes les nations policées. »
Renvoyons l’examen de ces différences, ainsi que les particularités des caractères de
profession, à l’article de la condition des mœurs dans la comédie. Ce soin de séparer
ainsi l’une de l’autre les parties élémentaires, peut seul répandre la clarté sur les
règles spéciales que nous voulons fixer. Je reviens donc à la définition des quatre
espèces de caractères principaux, accessoires, pareils à eux-mêmes, et changeants.
Les principaux sont ceux dont les qualités ne participent d’aucune autre, qui
tiennent d’eux seuls leurs travers et leurs manies, et dont le vice ou le ridicule
prend ses racines au fond du cœur humain. Les caractères accessoires sont ceux qui
dérivent des premiers, comme les mots composés sortent des radicaux, ou les nuances,
des couleurs primitives.
Les caractères pareils à eux-mêmes sont ceux dont l’action et les pensées ne se
démentent jamais, et qui, dans toutes les circonstances, se dirigent en vertu
d’une impulsion qui leur est propre, ou d’un système dont
leur esprit ne peut se débarrasser : leur nature les rend incorrigibles, et la
comédie manque son but en les faisant dévier de leurs mêmes directions nécessaires.
Les caractères changeants sont ceux qui, n’ayant rien de constant que leur
continuelle flexibilité aux impressions diverses de l’intérêt ou du hasard, passent
tour à tour aux variations les plus contraires, sans le sentir et sans le
vouloir.
Prenons les exemples. Alceste est vertueux, loyal en ses engagements, fidèle en ses
amitiés, sensible en ses amours, sincère dans le commerce du monde ; mais la plupart
des hommes ont abusé de ses qualités pour lui nuire, il les a vus tromper les
autres, et le spectacle de la corruption générale, dont il ne sent pas son cœur
atteint, lui persuade que le temps présent est plus vicieux que le siècle passé, que
la race humaine est gâtée à jamais, qu’on ne saurait plus vivre avec elle sans se
souiller soi-même. Dès lors son courage veut rompre en visière avec tout le genre
humain ; sa générosité préfère essuyer la perte d’un juste procès à le gagner par
des sollicitations que la prudence lui commande ; son désespoir, enfin, l’oblige à
s’exiler sans retour de la société, dont tous les sentiments lui paraissent fardés,
menteurs et perfides. Oui, s’écrie-t-il, en entrant sur la scène :
Telle est l’expression d’un caractère principal ; car elle sort du fonds de probité
d’un homme à qui les dérèglements publics inspirent la misanthropie. Or les hommes
de quelques pays et de quelques temps qu’ils soient, seront frappés de son langage.
Ils ont tous les mêmes pensées dans l’âme, et bien que nous ne les fassions pas,
avec imprudence, éclater comme lui, nous répondons tacitement chacun à ces
sentiments par les nôtres ; il n’est pas de citoyens qui ne voient tous les jours
tel ou tel coquin redouté, comparable au
scélérat dont se
plaint Alceste, et non moins fêté, non moins accrédité, non moins comblé de grâces
et d’honneurs. Notre indignation secrète nous met en accord avec le courroux du
misanthrope ; voilà par quoi nous saisit universellement ce personnage. Si la vue de
ces objets hideux échauffait autant notre bile, si nous n’avions pas plus de flegme
et de modération, si nous voulions fuir le monde à l’aspect des injustices, et vivre
solitaires, préférablement à tolérer les méchants autour de nous, il ne resterait
bientôt plus un seul honnête homme dans la ville : mais loin d’avoir cette fièvre de
vertu, nous prenons très bien le mal en patience, et parfois nous y coopérons même
par un surcroît de sociabilité exemplaire : c’est en quoi nous différons du
misanthrope, et ce qui en fait un caractère unique et principal.
Celui-ci, d’un bout à l’autre, remplit les cinq actes de Molière, sans que sa
présence prodiguée atténue le mouvement théâtral qu’il produit partout. La raison en
est simple ; c’est qu’il est véhément, expansif, exalté ; que ses sentiments, loin
de se contenir, tendent violemment à s’exhaler au-dehors : il en est de même
d’Harpagon, dont l’inquiétude active ne peut se réprimer. De tels rôles portent
toujours la chaleur avec eux, tant qu’ils se développent. Au contraire, le
personnage du méchant fut mal choisi par Gresset, pour caractère principal,
puisqu’il en fit l’unique support de sa comédie. La méchanceté, nécessairement
contrainte et mesurée, ne se répand qu’avec une sorte de réserve qui refroidit
l’action. Ce que Cléon exprime de malignité, dans ses amères satires, ne part que de
son esprit : on hait ce qui sort de sa bouche. Mais ce
qu’exprime Alceste émane de son cœur : on aime à l’entendre, et le feu de ses
publiques censures se communique à tous les spectateurs, qu’échauffe son indignation
allumée. Il faut, dans l’économie des caractères, faire attention à ces diversités ;
Molière ne s’y trompa jamais. On remarquera que lorsqu’il traita
l’Imposteur il se garda de faire abus de l’aspect du
Tartuffe, dont les mœurs comprimées auraient glacé la scène, s’il
ne l’eût fréquemment reculé dans le fond du tableau.
La pièce de Fabre d’Églantine, intitulée : Suite du Misanthrope ou le
Philinte de Molière, me fournit une occasion de mettre en évidence la
supériorité de l’auteur que je ici. Cette pièce, toute belle qu’elle est
par sa simple et forte contexture, et par le dessin de ses caractères, manque
pourtant à son titre. Le misanthrope n’y est point caractérisé, mais l’homme probe
et généreux : le Philinte n’y est point le personnage raisonnable en opposition avec
Alceste, mais l’égoïste : et certes, jamais on ne le peignit plus théâtralement.
Néanmoins je ne puis reconnaître spécialement le misanthrope dans un homme que
courrouce la ruine d’une famille opprimée, et qui, rempli de l’espoir du triomphe de
la justice au milieu des hommes, s’élance au secours des malheureux, plaide leur
cause à ses risques et périls, et la gagne victorieusement. Nombre de gens zélés en
feraient autant s’ils comptaient ainsi sur la valeur du droit et de l’équité.
L’action de celui qui se jette à la nage pour sauver d’un torrent l’homme qui s’y
noie, n’est point particulièrement celle d’un misanthrope,
mais plutôt d’un philanthrope charitable envers son prochain. Je n’aperçois là nul
ridicule. L’Alceste de Molière, qui prévoit l’iniquité des tribunaux, et qui néglige
d’y défendre même sa propre cause ; qui s’étonne, dans la maturité de son âge,
d’entendre les amis de cour s’entre-déchirer : qui ne peut concevoir qu’une coquette
le trompe et le joue, qu’une prude se venge d’elle par des médisances, et qu’un bel
esprit ne lui pardonne pas d’avoir dit franchement que ses vers sont mauvais ; cet
Alceste qui, furieux de tout ce que les autres supportent, prend en une aversion
irréconciliable toute l’espèce humaine, et s’en éloigne à jamais ; celui-là me
paraît seulement le vrai misanthrope : car ses procédés outrés ne ressemblent en
rien à ceux de l’usage commun des hommes. L’art de Molière dans cette pièce, dont on
blâme à tort le défaut d’action, est de n’avoir fait consister la force de ses cinq
actes que dans celle d’un si saillant caractère.
L’habile Fabre d’Églantine eut mieux conservé les traits de son modèle, s’il eût
songé qu’il ne faut faire entrer dans un personnage que les seules qualités qui le
distinguent. On trahit la vérité quand on s’écarte de cette maxime, et le bruit des
applaudissements ne couvre pas la faute.
Examinez le Glorieux de Destouches. Son arrogance envers ses égaux,
ses mépris envers ses inférieurs, son affectation des grands airs, et l’importance
qu’il attache à son commerce avec les ducs et les princesses, caractérisent bien sa
superbe sottise ; on ne peut trop louer la situation bien imaginée de sa sœur
réduite par l’infortune, à son insu, et sous ses propres yeux, à l’état de
domesticité, où
l’orgueilleux la retrouve pour sa
confusion, après l’avoir accablé de ses dédains. Mais sied-t-il qu’un tel insolent,
dont la vanité réside dans les hasards de sa haute naissance, et qui compte pour
rien le patrimoine, s’abaisse, en aventurier, à se vanter d’une opulence qu’il n’a
pas, et rougisse de son père appauvri, au point de l’introduire dans la maison riche
à laquelle il s’allie, par intérêt de fortune, sous le nom et sous l’apparence d’un
intendant obscur de ses fermes ? Le Glorieux disparaît dès ce moment, et fait place
au chevalier d’industrie : c’est une faute capitale en Destouches, à moins qu’on ne
l’excuse d’avoir confondu les noms de grand seigneur et de fripon, comme synonymes.
Ah ! que s’il eût examiné de plus près les Glorieux de la caste où il place le sien,
il l’eût montré plus comiquement, se faisant honneur devant une riche famille
roturière des prérogatives de sa noblesse indigente, lui présentant avec ostentation
son vieux père gentilhomme, fût-il vêtu de draps usés jusqu’à la corde, et n’eût-il
qu’une ficelle pour attache à son épée, mais fier de ses ancêtres et de ses
parchemins titrés, et s’enorgueillissant bien mieux de ne mettre en équivalant au
poids d’une dot immense que les vaines qualifications de ses suzerainetés gothiques,
de ses baronnies, de ses comtés et de ses marquisats, qu’à peine il daignerait faire
entrer en balance avec les richesses pécuniaires de ses parents éblouis. Tel, je
crois, devait être dessiné le Glorieux, pour servir de ridicule portrait à ses
semblables, et de leçon utile à la crédulité des préjugés bourgeois. À défaut
d’exemples dans la société, ne trouvait-on pas au théâtre,
en M. Bertrand de Sotenville, descendant des Gilles de Sotenville, et en son
épouse, issue de l’ancienne maison de la Prudoterie, où le ventre ennoblit, deux
modèles originaux d’insolence envers le paysan George Dandin, qui répara, en
épousant leur fille, leurs affaires très délabrées, et dont
l’argent, comme il le dit ingénument, servit à boucher d’assez
bons trous ; mais à qui ni l’un ni l’autre ne donnent la permission de
l’appeler autrement que Monsieur et Madame, et non son beau-père
et sa belle-mère, ni de nommer son épouse, sa femme ; qui, de plus, le font
s’humilier, dans une explication, le bonnet à la main, devant un gentilhomme, et lui
disent après cela, si comiquement : « Sachez que vous êtes entré
dans une famille qui vous donnera de l’appui, et ne souffrira point que l’on
vous fasse aucun affront. »
Ce dernier trait n’est point une
saillie d’esprit, mais l’ironie profonde du génie. Le père du Glorieux pouvait être
fondu dans un pareil moule ; et sa figure, moins triste, eût été mieux assortie au
principal personnage. Destouches ne commit pas la même faute à l’égard du Dissipateur. Son goût pour le faste, ses libéralités à ses
maîtresses, les prodigalités de sa table, l’abîme du jeu, où il s’engouffre tout
entier, l’abandon de tant de complaisants qu’il nommait ses amis, et qui tous le
fuient aussi vite que sa fortune, il n’est rien là qui ne caractérise absolument le
personnage. Sa physionomie porte, aussi bien que l’avare, dont il est le contraste,
l’empreinte d’un caractère principal : cependant ces rôles n’égalent pas en comique
l’incomparable Harpagon ; rôle peut-être le plus complet dans chacune de ses
parties,
qui jamais ait animé le théâtre.
Examinez jusqu’à quelle profondeur il est creusé ; l’avarice ne songe qu’à
entasser ; Harpagon vit dans les privations et le dénuement, au milieu des biens.
L’avarice rend mauvais maître ; Harpagon ne paie point ses valets, il les questionne
et les met à la torture. L’avarice rend méchant père ; Harpagon ne donne à son fils
que sa malédiction, et s’inquiète peu des mœurs et du sort de sa fille, pourvu qu’on
la lui prenne sans dot. L’avarice est soupçonneuse ; Harpagon frémit et tremble
qu’on ne lui dérobe le trésor autour duquel il rode jour et nuit, et qu’on n’attrape
son secret dans la moindre de ses paroles. L’avarice ôte l’honneur et la probité ;
Harpagon prête ignominieusement à usure. L’avarice contrarie toutes les
bienséances ; Harpagon plaint le régal qu’il est forcé d’offrir à sa maîtresse, et
ne songe qu’à en sauver les restes pour les renvoyer au marchand.
L’avarice endurcit le cœur ; Harpagon parlant à une intrigante qui, pour le flatter,
lui assure qu’il est de taille, d’air et de mine à enterrer ses enfants et ses
petits-enfants, répond ce seul mot très peu paternel, tant mieux !
L’avarice, enfin, renverse l’esprit et la raison ; Harpagon, volé de son or, entre
en délire, et se pendra de désespoir, s’il ne fait pendre le larron de sa chère
cassette. Quel tableau ! quel caractère ! Pas un mot, pas une intention, pas un
geste qui n’aille droit au but. Ce personnage admirable ne se tourne en aucun sens
qui ne le fasse mieux reconnaître, et qui ne le décèle plaisamment. Qu’a dû faire
l’auteur pour en perfectionner la création ? Recherchons la marche de son esprit,
elle nous
dirigera dans l’invention de tous les autres
caractères que nous voudrons accomplir à son exemple. Une fois occupé du projet de
peindre un tel personnage, il en a médité l’attitude et les démarches, et les
inclinations, en les considérant primitivement dans la nature : après, il se sera
saisi du type original de Plaute, et riche des choses qu’il y trouvait, aura
remarqué ce qui pouvait y manquer encore. La société lui aura sans doute offert les
traits qu’il y devait ajouter. Mais, prenez-garde à ceci : que Molière ait rencontré
quelque avare sur son chemin, ne croyez pas qu’il se soit contenté de le choisir
pour modèle, et de copier seulement sa ressemblance. Le travers d’un individu ne
fournit qu’un portrait singulier, mais non principal et universel. Il a donc
continué sa recherche au milieu de tous les avares, et, notant les particularités de
chacun, en aura su rassembler tous les traits épars dans le monde ; puis, les
recueillant dans sa mémoire, pour les empreindre sur une seule physionomie, les aura
savamment réunis et répartis dans la figure générale, consacrée à représenter le
masque et le maintien de l’avarice, avec tant de vérité, et sous tant de faces,
qu’elle ne fût méconnaissable à personne. C’est en quoi je vous prie d’observer que
la comédie a son idéal comme la tragédie. Celle-ci peint le meilleur et
le surnaturel : celle-là, nous l’avons dit, représente le
pire, et ne copie que le naturel ; mais elle l’achève en
toutes ses formes, et ce que fit Praxitèle lorsqu’il empruntait tant de qualités
diverses à mille beautés, pour en composer une Vénus, qui fut le modèle idéal de la
beauté de son sexe, la comédie doit le faire
pour
accomplir une idéale image de la laideur et de la difformité du vice.
Opposons maintenant au rôle éminemment vertueux d’Alceste, un rôle d’un effet aussi
général, qui soit éminemment vicieux, celui de Dom Juan : nous y apercevrons les
mêmes qualités théâtrales. On convient que ce personnage possède toutes les
conditions qui frappent à la scène, et qu’il est peut-être le plus parfait, le plus
fortement tracé qui jamais ait paru : il se montre et se développe d’acte en acte,
avec une perversité toujours égale, et des attitudes sans cesse variées, tour à tour
séducteur perfide, amant infidèle, époux adultère, débiteur insolvable, duelliste
audacieux, seigneur insolent, maître tyrannique, railleur cruel, fils dénaturé,
athée téméraire, et redoutable hypocrite. Mais ce dernier vice ne se signale en lui
que vers la fin de la pièce, pour combler la mesure de ses crimes, et lui servir à
les couvrir tous : les autres éclatent dans ses faits et dans ses paroles, durant le
cours entier de la fable. L’audace de son esprit n’a recours à nul déguisement ;
trop accoutumé à braver les hommes et le ciel, il ignore longtemps le besoin de
mentir et de dissimuler : de là vient que son humeur atroce n’a pas moins
d’expansion et de véhémence en tout son rôle, que la bile vertueuse du Misanthrope.
On pourra donc, en ordonnant mieux les intrigues décousues de l’ouvrage espagnol, à
qui l’on doit ce caractère principal, faire un meilleur Festin de
Pierre ; mais je défie qu’on fasse un meilleur athée.
Il fallut un suprême talent dans l’inventeur pour
égayer
une si sombre physionomie. Ce caractère est un rare et parfait exemple de la
puissance du génie comique.
L’image odieuse de Dom Juan plaît et divertit par la même raison que les défauts de
la coquette Célimène amusent dans le Misanthrope. La jeunesse et
l’esprit les relèvent, et le spectateur, enchanté de la voir et de l’écouter,
n’emporte de la représentation qu’une idée morale, en réfléchissant que tant de
grâces, d’élégance et de gaîté ne la sauvent point de son mépris, et n’excusent
point à ses yeux la perversité qu’elle étale. Célimène, plus que les rôles nombreux
qu’on a copiés sur le sien, est encore le meilleur modèle des coquettes. Elle se
place au rang des caractères pareils à eux-mêmes, dont les traits demeurent
invariables. Molière s’est bien gardé de supposer quelque sensibilité de cœur à une
coquette. Ces jolis monstres de vanité, qui se jouent du repos et des sentiments de
notre sexe, n’ont rien de la délicate bonté du leur. En elles, rien n’est amour ni
tendresse, elles n’en ont que la grimace et les superficies : un puéril orgueil
dessèche en peu de temps les ressorts de ces élégantes machines de boudoir, dont
l’éclat peut attirer les regards un moment, et ne remue point le fond des âmes.
L’auteur de la Célimène connaissait trop le cœur humain pour représenter, ainsi que
La Noueu, une Coquette
corrigée. Le caractère lui eût paru démenti par le titre même ; car il ne
peignit jamais, comme étant corrigés, les vices incorrigibles ; plus fidèle à suivre
cette règle, qu’à bien disposer un dénouement d’intrigue, il présumait avoir assez
fait
quand le dernier mot de ses rôles principaux était
un dernier trait de caractère. Son avare, après avoir consenti au mariage de ses
enfants, y ajoute la condition qu’on lui fera faire un habit neuf pour
la noce : son Sganarelle, au dénouement, de l’École des maris,
ne revient point de son système, à l’exemple du Démée de Térence, dont il est
l’imitation. La réputation du poète latin ne prévalut pas sur le tact juste et sûr
du poète français : son goût ne copia point cette faute, et ne jeta point tout à
coup, comme lui, son personnage de l’une en l’autre extrémité. La nature le lui
défendait : car une fois que tous les forts caractères ont pris leur pli, rien ne
les redresse : il en est de ceux-là comme des incrédules déterminés qui meurent dans
l’impénitence finale.
Lorsque j’ai compté parmi les quatre espèces de caractères, ceux que j’ai nommés
changeants, je n’ai point voulu faire entendre qu’il y en eût qui changeassent
naturellement, mais plusieurs dont on pouvait faire varier les volontés
théâtralement : en effet l’irrésolu, l’inconstant, le crédule, le pusillanime, sont
sujets à se démentir sans cesse avec promptitude, et à prendre tout d’un coup les
partis les plus opposés à leurs maximes. La comédie ne pêche point en conformant sa
fable à leur inégale mobilité ; niais, en cela, leurs caractères restent encore les
mêmes, puisque leurs mœurs constantes sont leur instabilité et leur variabilité
involontaire et habituelle. L’art de l’auteur consiste à le bien marquer : heureux
qui peut, comme Destouches, faire dire à l’irrésolu, longtemps
incertain de son choix entre deux maîtresses, après s’être enfin
marié à l’une d’elles ;
Un vers si piquant ne s’oublie jamais. Quelques auteurs, pour suppléer aux
ressources qu’offrent ces caractères changeants, et que ne procurent pas les
caractères fixes, ont inventé d’en composer du mélange de deux ou de plusieurs
ensemble. Ceci donne, lieu à Cailhava de noter dans ses distinctions les caractères
composés. Je les omets en ma classification, non par un dissentiment avec lui, mais
pour signaler mieux la conformité de mes opinions et des siennes en ce point,
puisqu’il ne parle de ces mélanges que pour les blâmer. Je ne rangerai donc point au
rang des éléments du bon, ce qui est mauvais. Du reste il me serait difficile
d’ajouter plus de poids à la solidité de sa dissertation sur l’inutilité et l’abus
nuisible de confondre deux caractères en un seul rôle, de manière à ce que leur
équilibre les rend nuls, ou que l’un l’emportant sur l’autre détruit la moitié de la
force du personnage principal.
Vous vous plairez à écouter la comparaison élégante dont Cailhava accompagne encore
le précepte de ne point faire contraster deux personnages d’une égale force dans une
comédie.
« Lorsque je trouve, dit-il, deux personnages également renforcés et parfaitement
contrastants, je crois voir deux maîtres d’armes l’épée à la main ; les coups
qu’ils se portent mutuellement sont tous
dangereux ;
quelquefois ils se tuent tous deux, ou bien celui qui triomphe n’a ce triste
avantage qu’après avoir été considérablement affaibli par son adversaire. Mais
dans une pièce où les principaux personnages ne sont qu’en opposition, je crois
considérer avec satisfaction un maître d’escrime qui fait assaut avec le plus
leste, le plus délié, le plus adroit de ses élèves. Ce ne sont plus deux furieux
qui cherchent à terminer bien vite leur combat par des et coups mortels, ce sont
au contraire deux athlètes qui, placés dans la situation la plus favorable pour
faire admirer la souplesse, la grâce, et la vivacité de leurs mouvements divers,
se fournissent tour à tour les moyens de les développer aux yeux du spectateur
charmé : l’un est sans contredit bien inférieur à l’autre : cela doit être ainsi ;
le public s’y attend ; et le peu de résistance qu’il oppose à sa défaite vaut la
victoire que l’autre remporte.
La justesse de cette comparaison ne comporte pas d’avis plus instructif que cet
autre qu’on doit encore au même auteur : il conseille de ne point resserrer le
portrait d’un caractère, en le circonscrivant dans les bornes de telle ou telle
circonstance, en ne le traitant que sous un rapport étroit, sous une seule face, et
pour ainsi dire partiellement. C’est gêner la liberté de l’art, c’est amaigrir les
figures et les mutiler. Choisissez plutôt le jaloux que le soupçonneux, car le
premier renferme nécessairement l’autre en soi, puisque la jalousie ne marche jamais
sans le soupçon, et qu’il n’en est qu’une conséquence. Ne présentez pas, comme
Du Fresnyv, le Jaloux honteux de
l’être, car cette
situation n’est qu’une
circonstance de la passion jalouse. Peignez, ajouterais-je, si vous en êtes frappé,
le ridicule de l’homme qui se croit philosophe, et qu’agitent pourtant les moindres
préjugés ; mais n’intitulez pas votre pièce, comme Destouches, le Philosophe
marié : on n’entendrait pas ce que l’affiche voudrait signifier ; et
lorsqu’on aurait vu votre ouvrage, on vous blâmerait de n’avoir peint qu’un sot
bizarre qu’effraie la raillerie de quelques cercles sur l’état du mariage, et non un
philosophe qui, sans peur de la qualité de mari, fronderait plutôt avec outrance le
persiflage du monde, qu’il ne s’y soumettrait. La condamnation que je porte contre
l’auteur du Philosophe marié, je ne crains point de l’étendre à la
plupart de ses ouvrages ; ses aperçus manquent fréquemment de justesse.
Ses caractères sont faux, l’exécution en est trop sérieuse, et son style est trop
uniformément grave pour le genre. Destouches, le premier, ouvrit la route au drame
larmoyant, en attristant le masque de Thalie ; et ses succès accréditèrent le droit
que prit La Chaussée de la faire piteusement pleurer. On voit, par cet exemple,
combien il importe d’arrêter le mal à sa source pour maintenir les limites de l’art,
puisque sa dégradation progressive est si prompte à l’entraîner jusqu’à l’extrême
abâtardissement.
Les raisons qui me font estimer Molière comme le seul modèle, m’autorisent à juger
Destouches avec cette rigueur, et même Regnard, auteur plus plaisant qu’il ne sut
l’être. Autant j’apprécie le caractère de son Joueur, autant je
condamne celui de son Distrait : la
distraction n’est qu’une infirmité de l’esprit que la nature rend incurable : la
passion du jeu est un vice que la comédie peut corriger : aussi rien de plus amusant
que les alternatives de l’homme qui ne gagne qu’en se hasardant à tout perdre, et
qui ne s’expose à tout perdre que pour gagner ce qu’il perdra de nouveau : Les
chances qu’il court deviennent une continuelle péripétie. Le spectateur se divertit
du supplice d’un tel , dont la vie entière s’use à tenter le sort des
cartes, et dont la manie ne jouit que du triste plaisir de faire dépendre sa
fortune, son amour, son honneur, sa liberté, ses jours même, d’un as ou d’un coup de
dés. L’exécution comique et vraie de ce caractère mérite d’être étudiée par tous les
disciples de l’art.
En définissant les caractères accessoires nous avons dit qu’ils dérivaient des
principaux, et nous ajouterons que de leur bon choix et de leur convenance avec
ceux-ci, résulte la profondeur de leurs traits mieux creusés, et le jeu de leur
relief plus saillant. La coquette Célimène brillerait de moins d’éclat dans la pièce
du Misanthrope si son audacieuse légèreté n’était en opposition avec
la réserve de la prude Arsinoé : or, qu’est-ce qu’une prude ? une coquette honteuse,
cachant sous de sévères dehors la même vanité que la plus hardie ; mais contrainte à
en dissimuler les désirs, par un âge qui la sèvre de jouissances. La pruderie est à
l’égard de la chaste décence ce que l’hypocrisie est à la dévotion. Ce caractère
était donc le juste accessoire de celui de Célimène. Le plus grand péril du Malade
imaginaire est-il de se médicamenter,
de s’environner de
charlatans sans l’aide desquels il croit ne pouvoir vivre, et de trembler sans cesse
de mourir ? Son plus grand ridicule est-il de compter les grains de sel qu’il met
dans un œuf par nombre pair ou impair, de demander à son docteur s’il se doit
promener pour sa santé en long ou en large ? et de vouloir marier sa fille à un
étudiant en médecine ? N’était-ce pas la plus forte leçon à lui donner que de
remettre le soin de sa vie et de son sommeil à l’une de ces femmes intéressées qui
n’aiment en leur infirme époux que l’espoir de leur héritage, et qui les étouffent
de leurs fausses caresses pour recueillir mieux leur dernier soupir, et se faire
payer les perfides larmes qu’elles feignent de verser. Telle est l’artificieuse
Béline que Molière place au chevet d’Argant : sans ce caractère accessoire, ne
manquerait-il pas un trait de perfection à la touche du rôle principal ? Quel
sublime comique l’auteur a su tirer de leur rapprochement !
ARGANT.
« Ma mie, vous êtes toute ma consolation.
BÉLINE.
« Pauvre petit fils !
ARGANT.
« Pour tacher de reconnaître l’amour que vous me portez, je veux, mon cœur, comme
je vous ai dit, faire mon testament.
BÉLINE.
« Ah ! mon ami, ne parlons point de cela, je vous prie ; je ne saurais souffrir
cette pensée, et le seul mot de testament me fait tressaillir de douleur.
ARGANT.
« Je vous avais dit de parler pour cela à votre notaire.
BÉLINE.
« Le voilà là-dedans que j’ai amené avec moi.
Risible transition pour préparer la scène suivante, dont je vous veux citer ce seul
dialogue.
ARGANT.
« Il faut faire mon testament, m’amour, de la façon que monsieur dit ; mais, par
précaution, je veux vous mettre entre les mains vingt mille francs en or que j’ai
dans les lambris de mon alcôve, et deux billets payables au porteur.
BÉLINE.
« Non, non, je ne veux point de tout cela : ah !… combien dites-vous qu’il y a
dans votre alcôve ?
ARGANT.
« Vingt mille francs, m’amour !
BÉLINE.
« Ne me parlez point de bien, je vous prie : ah !… de combien sont les deux
billets ?
ARGANT.
« Ils sont, m’amie, l’un de quatre mille livres, et l’autre de six.
BÉLINE.
« Tous les biens du monde, mon ami, ne me sont rien, au prix de vous.
Et la bonne dame termine la scène en emmenant sa vieille dupe qu’elle nomme encore,
son pauvre petit fils. Esprit, vérité, sel mordant, tout est là,
et tout y est sans exagération ; car l’intérêt ne mesure pas
toujours mieux ses paroles ; son aveugle cupidité l’emporte, et le
trahit parfois brusquement : les personnes qu’il flatte et qu’il trompe le
devineraient à chaque mot, sans être bien fines, si la manie qui les préoccupe leur
permettait de faire tranquillement attention à son langage empressé. Cet accessoire
était tellement inhérent à l’invention du Malade imaginaire que
Du Fresnyw n’a pu se dispenser d’en
placer un semblable dans sa Malade sans maladie : il y impatronise
une gouvernante de maison, une dame de compagnie, aussi cupide, aussi dangereuse que
le serait une Béline. La supériorité reste pourtant à Molière dont le fertile
esprit, prodiguant les portraits, jette celui-ci dans sa pièce comme de profil, en
accessoire, et qu’un autre auteur n’eût pas mieux peint en face, comme figure
principale, s’il eût voulu caractériser la belle-mère.
Le talent de Molière à bien disposer la convenance des personnages secondaires qui
rehaussent les formes et le coloris des premiers, son habileté à dessiner fortement
ceux dont les traits sont distincts et saillants ne surpassent point sa délicatesse
de pinceau dans les figures moins déterminées : les contours d’une figure forte et
marquée sautent aux yeux ; mais il lui fallait des regards bien pénétrants pour
saisir les ondulations des formes presque insensibles : les couleurs tranchent sur
les couleurs ; mais il discernait les nuances des moindres nuances : lui seul
pouvait opposer au ridicule de ces trois Femmes savantes et des pédants qu’elles
admirent, le rôle de la spirituelle Henriette à qui la fatigue d’un bureau de bel
esprit tenu par sa
mère et ses sœurs, inspire une sorte
d’antipathie, finement exagérée, pour la philosophie et les lettres : son langage un
peu trop vif pour une demoiselle n’est qu’un juste contrepoids aux discours étudiés
et graves des dames de sa famille : ses ingénuités moqueuses contrastent bien avec
leurs sévères affectations ; elle ne feint le goût de l’ignorance que par une malice
qui déjoue la prétention du savoir : son attitude même est frondeuse de la
pédanterie ; et le charmant grain de ridicule que l’auteur jette en elle pour
relever celui des autres, n’est en aucun endroit d’un meilleur sel que lorsqu’elle
refuse à Vadius l’honneur d’en recevoir un baiser, parce qu’elle ne sait pas le
grec. C’est ainsi que Molière enrichissant sa palette, si riche en couleurs, des
nuances les moins aperçues et les plus fugitives dans la société, cache en un coin
du tableau de la Critique de l’École des femmes une certaine Élise,
femme de bons sens et d’esprit, qu’une adroite retenue empêche de faire briller ses
qualités supérieures, liée par une timidité dont elle se dégagerait aisément, mais
dont la bonne grâce lui sied, trop indolente pour dicter les oracles du goût dont
elle saurait être l’organe, qui se contente d’alimenter pour son plaisir le feu de
la conversation dont à peine elle se mêle, et qui par une finesse ingénieuse et
cachée, tire de la bouche des divers interlocuteurs le secret de leurs pensées, de
leurs intérêts, et de leurs travers, qu’elle juge à part soi, et dont elle se rit
intérieurement, comme n’étant que spectatrice un peu maligne de la comédie du monde
et dédaignant d’y jouer un premier rôle.
On voit par tant d’exemples que depuis les cœurs les
plus ouverts jusqu’aux plus renfermés dans leurs replis, il n’est aucun point si
élevé, si profond, si imperceptible dans les caractères, que le père de notre art
comique ne nous enseigne à toucher merveilleusement.
Apprenons encore de Molière comment il faut traiter les passions
dans la comédie cette condition diffère en ce genre de ce qu’elle est dans les autres
espèces de drames. La plupart ne les présentent que pour émouvoir la pitié qui fait
plaindre leurs égarements ; la comédie fidèle à son but ne doit les exposer à la scène
que du côté ridicule qui les offre à la raillerie. La passion du jeu fait frémir et
pleurer dans le drame de Saurin. Cette même passion fait rire dans le joueur de
Regnard : autrement elle ne conviendrait point au dessein que se proposa le poète.
L’avarice est une des plus cruelles passions de la vieillesse ; mais la cause de ses
pitoyables tortures est si vile et si basse que l’Euclion de Plaute a soulevé la risée
des spectateurs de Rome, et que l’Harpagon français n’a pas médiocrement égayé notre
parterre. Les souffrances de la jalousie sont affreuses, insurmontables ; mais, dans
l’École des femmes, le ridicule des soucis et des transports
convulsifs d’Arnolphe, justement nommé l’Orosmane de la comédie, a fait plus éclater
de ris que celui de la tragédie n’a fait répandre de pleurs. Les amants des pièces de
Térence excitent un doux intérêt que le charme de leurs expressions naturelles,
tendres et touchantes, rend agréable et vif ; mais les embarras plaisants où les jette
leur manque d’argent ou de liberté dans leurs amours, préviennent l’effet de
l’attendrissement qui
attristerait la fable. L’auteur
latin, quelque noble et pur qu’il soit dans ses images et dans son style, n’eût point
trahi le riant génie de Ménandre, dont il fut l’élégant imitateur, jusqu’à mettre
Thalie en larmes sur le théâtre.
Il se joue moins lestement des passions que Plaute ; mais il ne leur permit que
d’exciter une émotion assez légère pour céder promptement aux plaisanteries de ses
Daves et de ses Phormions. Calderon, Lope de Vega, et leurs imitateurs Italiens, ont
prêté aux passions théâtrales toute l’ardeur de leur climat et de leur imagination
enflammée ; mais le jeu piquant de leurs imbroglio presse trop vivement la curiosité
du spectateur pour qu’il ait le temps de s’attendrir ; et la distraction qu’il apporte
enlève à la fable tout excès de pathétique. On ne saurait assez reproduire ces
autorités respectables pour arrêter l’invasion du genre larmoyant dans la comédie. Sa
seule approche défigure presque entièrement le masque de cette muse.
Il n’existe aucun rôle où peut-être il fut plus difficile de l’écarter que dans celui
d’Alceste, homme tout passionné : toutefois l’emportement qu’il montre dans sa vertu,
dans ses jugements, et dans son amour, s’exprime avec trop d’excès pour ne pas exciter
le sourire. Refuse-t-il à Philinte de solliciter le gain de sa propre affaire qu’il
croit devoir attendre de la seule justice ; écoutez-le.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
ALCESTE.
PHILINTE.
Et comme en effet tout le parterre l’entend, il rit de sa passion autant que l’a
voulu Molière. Le rire se renouvelle au moment que, frappé d’un arrêt, le Misanthrope
constant dans ses travers, refuse en ces mots de le faire casser.
S’opiniâtre-t-il à ne point révoquer la sentence qu’il porta contre le madrigal
d’Oronte ; sa chaleur n’est pas plus modérée, bien que l’objet qui l’allume soit peu
sérieux et de moindre importance.
Ceux qui l’écoutent se mettent à rire ; et l’auteur avait
si bien exalté sa passion pour cela qu’il lui fit dire,
Juste image de la passion qui ne soupçonne jamais le ridicule qu’elle se donne.
Alceste, enfin (et voici le plus bel exemple du précepte,) trahi, déchiré par la
jalousie, accourt en fureur, les preuves à la main, confondre l’ingrate Célimène, et
lui dit :
On croirait que l’auteur avertit le public par ce vers de l’intervention du
pathétique dans une telle situation, mais toute la rage qu’exhale le misanthrope
échoue contre le sang froid de la coquette qu’il adore en jurant qu’il la déteste, et
à laquelle il s’enchaîne plus que jamais, en protestant qu’il ne la reverrait plus
sans lâcheté. Les preuves qu’il lui montre de sa trahison ne sont pas même détruites,
mais seulement démenties par une audace qui le force à s’écrier avec étonnement.
Vers comique, où tout le mystère des artifices de la scène est renfermé. C’est peu ;
ce même homme si dépité, si furieux, se laisse adoucir et persuader sans raison ; il
répond à celle qui l’abuse en se jouant, par ces vers pleins d’une originalité
singulièrement caractéristique, et d’une tendresse qu’on n’exprima jamais mieux aux
pieds de sa maîtresse.
« Je veux voir jusqu’au
bout quel sera votre
cœur,
CÉLIMÈNE.
ALCESTE.
Ce langage est sans doute la plus touchante expression de l’amour, mais il s’adresse
à la coquetterie qui s’en effraye et qui s’en moque. Cette circonstance, bien choisie,
en atténue le grand intérêt. Une femme sensible eût répondu sur le même ton, et
Molière se fût gardé de la présenter en face d’une passion telle que l’amour de son
Alceste ; son génie comique eût rougi des applaudissements qu’arrache à contresens les
situations pathétiques qu’il eût su faire naître et soutenir éloquemment comme tout
autre, mais auxquelles, il préférait les situations ridicules qu’il développait mieux
que personne. Jamais il ne
présente les amants que du côté
lisible ; soit qu’il les peigne dans leur bonheur prochain, dans leurs contrariétés,
ou dans leurs querelles, il leur imprime un mouvement de jalousie, ou d’empressement,
ou d’adoration qui mêle une teinte de comique à leurs plus intéressants dialogues. Les
scènes exquises du Dépit amoureux ont engendré la plupart de nos
comédies ou de nos opéras les plus agréables sur ce sujet. Serait-il besoin de les
rappeler à mes auditeurs qui les ont tant de fois admirées ? et de leur analyser ces
premières racines d’où sortirent tant de productions nouvelles qu’à nourries la sève
du plus fécond esprit ? Citerai-je la dispute de Valère et de Mariamne ? Non, je
réserve l’examen de toutes les perfections de la comédie du Tartuffe
à un plus important usage. Bornons-nous à faire sentir que Molière ne laisse éclater
dans les passions que leur ; et que dans l’amour, la plus excusable et la
plus gracieuse des passions en ses mouvements, puisqu’elle est celle de la jeunesse,
il ne peint que ses folies, ses contradictions outrées, les chimères qu’elle se crée,
les soupçons vagues qu’elle se réalise, et les riens dont elle se forme des monstres.
Cléonte, épris de Lucile, dans la pièce du Bourgeois gentilhomme, aimé
d’elle, ne pourrait s’en entretenir que pour se féliciter de sa tendresse ou se
plaindre des obstacles que la manie de son père oppose à leur union ; ces deux raisons
ne donneraient lieu qu’à de fades protestations et qu’à de tristes plaintes : mais un
hasard voulût quelle passât devant lui sans le regarder et comme indifférente ; il
n’envisage plus en
elle qu’une ingrate, qu’une volage,
qu’une perfide ; il se résout à rompre ses nœuds pour jamais : il la méprise, il
l’abhorre, et voici de quel ton il prie Covielle, son valet, de l’exhorter à la fuir,
s’il changeait de détermination.
CLÉONTE.
« Donne la main à mon dépit, et soutiens ma résolution contre tous les restes
d’amour qui pourraient me parler pour elle. Dis m’en, je t’en conjure, tout le mal
que tu pourras. Fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende méprisable ; et
marque-moi bien, pour m’en dégoûter, tous les défauts que tu peux voir en elle.
COVIELLE.
« Elle, Monsieur ; voilà une belle mijaurée, une pimpesouée, bien bâtie, pour vous
donner tant d’amour. Je ne lui vois rien que de très médiocre ; et vous trouverez
cent personnes qui seront plus dignes de vous. Premièrement elle a les yeux
petits.
CLÉONTE.
« Cela est vrai ; elle a les yeux petits ; mais elle les a pleins de feu, les plus
brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu’on puisse voir.
COVIELLE.
« Elle a la bouche grande.
CLÉONTE.
« Oui, mais on y voit des grâces qu’on ne voit point aux autres bouches ; et cette
bouche, en la voyant, inspire des désirs ; elle est la plus attrayante, la plus
amoureuse du monde.
COVIELLE.
« Pour sa taille, elle n’est pas grande.
CLÉONTE.
« Non ; mais elle est aisée et bien prise.
COVIELLE.
« Elle affecte une nonchalance dans son parler, et dans ses actions.
CLÉONTE.
Il est vrai ; mais elle a grâce a tout cela, et ses manières sont engageantes, ont
je ne sais quel charme à s’insinuer dans les cœurs.
COVIELLE.
« Pour de l’esprit
CLÉONTE.
« Ah ! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat !
COVIELLE.
« Sa conversation.
CLÉONTE.
« Sa conversation est charmante.
COVIELLE.
« Elle est toujours sérieuse.
CLÉONTE.
« Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes ? et vois-tu
rien de plus impertinent que des femmes qui rient à tout propos ?
COVIELLE.
« Mais enfin elle est capricieuse autant que personne du monde.
CLÉONTE.
« Oui, elle est capricieuse, j’en demeure d’accord : mais tout sied bien aux
belles ! on souffre tout des belles !
COVIELLE.
« Puisque cela va comme ça, je vois bien que vous avez envie de l’aimer
toujours.
CLÉONTE.
« Moi, j’aimerais mieux mourir ; et je vais la haïr autant que je l’ai aimée.
COVIELLE.
« Le moyen, si vous la trouvez si parfaite !
CLÉONTE.
« C’est en quoi ma vengeance sera plus éclatante ; en quoi je veux faire mieux voir
la force de mon cœur à la haïr, à la quitter, toute belle, toute pleine d’attraits,
toute aimable que je la trouve. »
À peine a-t-il dit ces mots que sa maîtresse arrive ; et là commence un risible
combat de reproches entre deux cœurs qui n’ont rien à se reprocher ; querelle
charmante qu’animent les évolutions d’une fuite réciproque de la part de deux amants
qui ne tendent qu’à se rapprocher l’un de l’autre. L’objet gracieux et gai de cette
scène de dépit, trois fois reproduit par le talent de l’auteur, fut trois fois
diversifié par son génie enjoué qui toujours à su le rendre agréable et nouveau.
Concluons que pour se conformer aux qualités de la comédie, les passions ainsi que
les caractères doivent s’y produire par le ridicule, et qu’il ne faut pas les y
pousser trop au sérieux et moins encore jusqu’au pathétique. On ne doit jamais oublier
que Thalie est une muse railleuse.
La condition des mœurs est indispensable au genre et à la plupart
de ses espèces, vu la nécessité d’y établir les vraisemblances. Elle consiste en trois
choses, dans l’exacte observation, 1º Des opinions et des coutumes du pays où se passe
l’action. 2º Des
penchants et des habitudes conformes au
caractère et à l’âge des acteurs. 3º Des caractères de profession. La vieille comédie
n’étant qu’une parodie outrée, et non une imitation fidèle, on ne peut dire que
proprement elle peignit les mœurs. La moyenne comédie, en attaquant plus directement
les mœurs que les personnes, ne les présentait aussi que sous l’emblème des
allégories ; et si nous en jugeons par le Plutus, seul exemple complet
qui nous en reste, elle n’en était pas l’image exacte. La comédie moderne fut la seule
comédie de mœurs. Les poètes latins reproduisirent ses formes sans y rien changer, et
n’offrirent aux spectateurs romains que les intrigues des marchands, des esclaves, et
des fripons d’Athènes et de Syracuse. Cependant la singularité des usages étrangers
blessait parfois le goût du nouveau public : les explications que nécessitaient ces
usages embarrassaient la marche des drames : faute de ces explications on était mal
entendu ; le besoin de se faire mieux comprendre et de plaire davantage, força Plaute
et Térence, si non à secouer le joug en représentant les mœurs de leur propre nation,
du moins à le soulever un peu, en assortissant leurs intrigues et les sentiments de
leurs dialogues aux idées et aux usages de Rome. Le savant abbé Dubos remarque le bon
effet qui résulta de ces altérations des premiers modèles qui imprimèrent aux copies
une sorte d’originalité, et qui rendirent les sujets plus familiers à la multitude :
il appuie son assertion du suffrage recommandable d’Horace, qui louait en son temps la
comédie latine de commencer à représenter des
personnages
romains. Les Latins en usaient alors à l’égard des Grecs et des Siciliens comme
Molière et Regnard à l’égard des Latins. Les pièces de l’Étourdi, des
Fourberies de Scapin, des Ménechmes, sont intriguées à
l’imitation des leurs ; mais modifiées dans leurs détails sur nos convenances et nos
coutumes : leurs acteurs sont les nôtres ; mais ils ont d’autres noms, d’autres habits
et d’autres sentiments. La conformité ne se retrouve que dans le fonds d’invention et
dans le tissu de la fable. Ces changements, conseillés par le goût, adaptent très bien
les sujets empruntés à l’esprit national qui les repousserait sans ces corrections
nécessaires. La rapidité des succès du genre comique en Espagne provint de leur
penchant à ne représenter que les mœurs de leur pays, théâtre des hasards multipliés
et des passions enflammées. Le goût d’imiter les anciens fut la cause de la lenteur
des progrès de ce genre, en Italie, et borna la carrière de la comédie en ce pays : le
seul pas que firent les Italiens dans la peinture des mœurs ne les conduisit d’abord
qu’à représenter les diverses professions sous les figures emblématiques du Docteur, de Pantalon, de Scapin, de Scaramouche, et de
Gilles, qu’on vit reparaître sur tous leurs théâtres, et qui fermèrent l’entrée
à quantité d’autres personnages moins fictifs dont ils eussent tiré plus de
ressources. S’ils eussent profité des leçons de leur fameux Machiavel dans l’art de la
comédie comme ils profitèrent de ses leçons de politique, ils en auraient appris les
mystères dans sa Mandragore ; pièce obscène, mais parfaitement
construite et pleine d’une exacte observation des choses
et
des caractères. Cet ouvrage, sous le rapport de l’art, mérite toute sorte de louanges.
Nous aurons lieu d’en parler plus amplement. Il suffit à notre sujet de faire ici
remarquer le personnage d’un moine confesseur, tracé de la main d’un maître en l’art
de la satire, rôle très hardi pour son époque, et véritable modèle pour ceux qui,
jaloux de traiter les mœurs, cherchent à les saisir dans les caractères de
profession.
Cette branche de la comédie est une des plus fructueuses dans les sujets
nationaux : il en est sorti quantité de rôles nobles et bouffons, tels que les
médecins de Molière, les procureurs de Boursault, le Dandin et l’intimé de Racine,
le Turcaret de Lesagex, le Métromane et le
Francaleu de Piron. Citerai-je le philosophe, les maîtres d’armes, de chant, et de
danse, dont la querelle est suscitée par les travers de profession dans la pièce du
Bourgeois gentilhomme ? Citerai-je les principaux traits
d’Araminte, de Trissotin, et de Vadius, où le comique durant cinq actes, ne
rejaillit que du métier d’érudit et de l’état d’auteur ? Vanterai-je les ressources
de gaîté que Lesage puisa dans les prétentions des maltôtiers ? Arrêtons-nous aux
Plaideurs et à la Métromanie, puisqu’une fois nous
trouvons de si beaux exemples hors de Molière, ne fût-ce que pour encourager à
glaner encore dans un champ qu’il semble avoir entièrement moissonné.
La manie de juger et de consumer sa vie et ses biens en procédures, infectait la
ville d’Athènes à l’époque où parurent les Guêpes d’Aristophane ; un
vieux juge, entêté de la folie de dicter des sentences, se lève chaque nuit avant
l’aube, pour aller siéger au tribunal.
Son fils inquiet
de ses , l’enferme chez lui ; mais le magistrat Philocléon s’échappe en
frénétique par toutes les issues : on ne le captive un peu qu’en lui persuadant
d’exercer sa judicature en sa maison au sujet du vol d’un fromage, vol dont viennent
d’être accusés deux chiens. Le rapport entre les Guêpes et les
Plaideurs est évident : le Philocléon est notre Dandin, se sauvant
par-dessus les toits et à travers les soupiraux de sa cave pour revoler au barreau ;
le fonds du sujet est le même ; le dialogue et les plaisanteries sont d’un autre
goût, parce que les mœurs sont changées : le procès intenté aux deux chiens pour un
fromage, vaut mieux dans Aristophane, que celui qu’on intente au chien, dans Racine,
pour un chapon extorqué ; car, Brumoy l’observe très bien, cette facétie,
emblématique dans l’auteur grec, faisait allusion à la corruption d’un chef qui se
laissa tenter par un cadeau qu’il emporta de Sicile ; les deux chiens figuraient
deux plaideurs acharnés, très connus de leur temps. Au contraire le larron du chapon
n’a rien de fictif, et son larcin est réel dans la pièce de l’imitateur français ;
ce qui fait dégénérer cette invention en bas comique, et lui ôte une grande part de
son sel épigrammatique et mordant. La pièce des Guêpes contient une
foule de détails obscurs pour nous, mais qui devaient paraître fort piquants aux
Athéniens, dont ils excitaient le rire par une continuelle allusion aux abus de
leurs tribunaux. La pièce des Plaideurs étincelle de traits d’autant
plus brillants qu’on est plus instruit des coutumes et du langage du Palais :
l’esprit de Racine s’égale en cette pièce à
tout ce que
l’atticisme put avoir de finesse et de vivacité : mais l’intérêt de cette jolie
satire n’est point général, parce qu’il est tiré seulement des mœurs d’une
profession dont peu de personnes ont étudié les pratiques et dont le langage est
ignoré de la multitude ; lorsque le temps aura changé les usages et l’idiome de
notre barreau, cette pièce critique deviendra moins intelligible : à l’avenir, elle
éprouvera le sort de celle des Guêpes. Ses portraits ne ressembleront
plus, ou plutôt n’auront plus de modèles qui les fassent reconnaître et apprécier.
Les caractères de profession, quoique nécessaires à la peinture des mœurs, n’ont
pour la plupart qu’un moment, tandis que ceux du cœur de l’homme ne s’effacent
jamais. C’est pourquoi l’avis donné par l’avocat Patelin, dans la petite pièce de ce
nom, au berger Agnelet, restera toujours plaisant malgré
l’ancienneté de l’ouvrage : il lui conseille, pour se disculper devant le juge
d’avoir tué les moutons de son maître, non de dire, comme il fait, qu’il les voulait
guérir de la clavelée, mais de feindre le stupide et de ne répondre que par des
bêlements : le pâtre interrogé se met à bêler et se tire d’affaire. L’avocat ensuite
lui demande de le payer d’un tel service, et le malin Agnelet fait alors la bête et
ne le gratifie qu’en lui bêlant au nez : moralité risiblement applicable aux fourbes
qui, enseignant à éluder la justice, en sont punis par ceux qu’ils ont instruits à
l’éluder envers eux. Cette scène piquante, due aux mœurs de profession, sera
toujours bien comprise et très applaudie, parce qu’en outre, elle sort du cœur
humain,
et qu’elle renferme une leçon universellement
intelligible. Tous les peuples auront des misanthropes, et leur langage sera
l’éternelle satire des mœurs perverses de la société ; mais tous n’auront point des
Métromanes.
Cependant le caractère de l’Empyrée dans la Métromanie est un des
plus propres à la scène entre tous ceux dont le ridicule est pris dans les mœurs de
profession ; son élévation d’idées, sa noblesse d’âme, son désintéressement, son
enthousiasme, lui prêtent une beauté théâtrale admirable. Le ridicule imprimé à ses
hautes qualités convient parfaitement au genre comique. Observez qu’il n’est point
au-dessus des faiblesses et des cupidités humaines par vertu ni par sagesse, mais
par une préoccupation de vanité poétique qui l’enlève à tous les soins de l’ambition
et de la fortune. Il ne doit son espèce de grandeur qu’à sa folie, et son courage
contre les coups du sort échoue puérilement contre une épigramme qui le fait pâlir
et quelques sifflets qui le font trembler. Rien n’est plus risible que ce travers de
placer son repos dans les chances que court le bel esprit, et de mettre à la durée
de ses vers plus d’importance qu’à celle de sa vie. Telles sont pourtant les mœurs
des poètes dont le Métromane est l’image. Les veilles qu’il consacre à mesurer des
syllabes et à rassembler des rimes, son amour pour la muse de Quimper, sa confusion
de la retrouver en M. de Francaleu, la fureur commune de ces deux rimeurs pour jouer
et composer des drames, leur maison transformée en théâtre, la fille du logis
métamorphosée en
première amoureuse, sa soubrette en
bergère du Lignon, et leurs amis en acteurs de fades pastorales ; ces tragédies à
lire, cette mort de Bucéphale à terminer, ces drames à répéter, cet embarras
perpétuel de comédiens ambulants, enfin tout ce conflit d’ caractérise,
on ne peut plus burlesquement, les folles mœurs des gens entêtés du démon de la
poésie. Aussi la Métromanie de Piron est-elle un chef-d’œuvre sous le
rapport de la condition des mœurs, comparable à la pièce des Femmes
savantes ; autant que Turcaret de Lesage me paraît digne
d’être comparé aux beaux actes du Bourgeois gentilhomme, auquel il
ressemble par le choix de quelques personnages.
Fabre d’Églantine, auteur de l’Intrigue épistolaire, a tiré des
mœurs de profession le personnage original de Fougère, peintre d’histoire ; portrait
moins beau, mais aussi vrai que le Métromane ; celui-ci qu’on pourrait nommer le
Pictomane, a toutes les manies d’un artiste qui ne rêve que sa gloire, et ne songe
nullement au reste. S’il ne ressemble pas aux opulents Rubens, il a du moins
l’avantage de ressembler au Dominiquin, qui vécut pauvre et tout à son art, et qui,
toujours délaissé,
peignait, disait-il, pour
le seul honneur de la peinture
. Fougère n’a d’autre appartement que
son atelier, d’autres meubles que ses tableaux et son chevalet ; les huissiers
viennent chez lui faire une saisie dont il s’inquiète peu, car il ne se soucie que
de terminer ses ébauches. Son talent lui fait oublier sa misère. La comédie corrige
utilement de tels originaux de leur trop d’insouciance
d’un bien être qu’ils sacrifient à leur beau délire et à leur indépendance
imaginaire : cette leçon n’est bonne que pour la médiocrité, qui s’abuse par ses
chimériques espérances, et non pour le talent supérieur qui réalise ses pensées par
de durables monuments. Peut-être que Thalie serait plus sage, si elle respectait
dans les artistes une innocente folie qui leur cache les maux réels et les console
de tout. Heureux cet égarement des forces de l’esprit qui nous retire du présent et
nous transporte en idée dans l’avenir !
On ne saurait trop étudier les comédies que j’ai citées pour apprendre combien
l’observation des mœurs accroît la vraisemblance dans les ouvrages scéniques ; étude
d’autant plus utile que l’intérêt ne résulte que du vraisemblable.
Je ne dirai qu’un mot sur la condition, de l’intérêt ; les
préceptes énoncés précédemment font sentir que l’intérêt de la comédie ne doit tenir
qu’à l’attention qu’elle attire sur les caractères ou sur les mœurs, dans telle de ses
espèces, et qu’à la curiosité des incidents de la fable, dans les pièces d’intrigues.
Jamais il ne faut que l’intérêt de compassion y intervienne. C’est trahir et fausser,
les règles du genre que d’imiter en cela Destouches, La Noue, et surtout
La Chausséey. Le seul reproche adressé
justement au Dissipateur atteint le pathétique de son dénouement, qui
tourne à la pitié. Les remords de la Coquette corrigée attristent son
cinquième acte, trop rempli des larmes de son désespoir : le succès de la
Gouvernante et de la plupart des prétendues
comédies du même auteur appartient au drame larmoyant.
Voltaire, dont le subtil esprit n’atteignit jamais le génie du comique de situation,
ne nous offrit dans Nanine qu’une preuve de son impuissance. L’élégance
de Boissy, toujours sérieuse et fleurie, renferma la comédie dans les cercles de nos
salons, et l’intérêt de ses figures n’est point assez étendu. Le fard de Dorat, les
mignardises de Marivaux, quelque condamnables qu’ils soient, défigurent moins Thalie
que ne le font les pleurs. La gaîté libre et spirituelle des pièces de Dancourt, bien
préférable en sa naïveté, attache plus l’intérêt des connaisseurs à ses moindres
facéties qu’à ces drames incertains qui ne font ni bien pleurer ni bien rire. On se
plaît aux mœurs, aux caractères, aux ridicules de ses Bourgeoises de
qualité, de son Chevalier à la mode, de ses Trois
Cousines, et de sa Maison de campagne ; ses paysans et ses
villageoises excitent l’intérêt qu’on prend toujours à la vérité des ressemblances.
C’est le seul qui convienne à la comédie. C’est une erreur trop accréditée aujourd’hui
que d’en exiger un autre dans ce genre, pour sa plus grande perfection, puisque
l’intérêt de nos chefs-d’œuvre comiques ne résulte que d’un vif enchaînement de
situations divertissantes, de l’opposition des portraits bien tracés, et de la
conformité du dialogue avec les mœurs du temps, et des caractères ridicules. N’y
cherchons donc point la condition de l’intérêt dans le pathétique, mais dans le simple
concours des qualités que nous venons de déduire.
« Je ne suis point aujourd’hui moi-même ; je suis un autre que moi, un personnage
pseudonyme : voyez et en moi le coryphée de la troupe des comédiens, ou et le poète
comique qui m’envoie jouer son rôle pour vous saluer, et pour vous parler par ma
bouche. J’ai à vous expliquer en son nom l’argument du sujet, si vous avez
l’indulgence de m’écouter : que vous en semble ? y êtes-vous favorablement disposés,
ou ne l’êtes-vous pas ? Vous y consentez : eh bien, silence ! Prêtez-moi donc
attention, et si vos oreilles sont bien ouvertes, et vos esprits sans distraction,
vous comprendrez ce prologue. Je me prépare encore à vous demander une autre grâce ;
l’obtiendrai-je de vous incontinent, si je la sollicite ? Vous n’y agréez point :
oh ! dès qu’une chose ne vous plaît pas, vous avez l’humeur aussi vive et la langue
et aussi prompte que les anciens Grecs pour exprimer vos refus. Je voudrais que
chacun de vous, assis à
l’aise, ou debout dans un endroit
commode, rangé le plus possible autour de moi, se fût approché des premiers bancs
pour m’épargner la fatigue de crier trop haut, et l’inconvénient d’étourdir ceux qui
les occupent, en m’efforçant de porter ma voix jusqu’aux derniers recoins de la
salle. Si quelqu’un ne se soucie guères de mes paroles, qu’il se lève poliment, et
cède sa place à quelque autre plus curieux d’y siéger, et de m’entendre. C’est
merveille lorsque dans les assemblées quelques auditeurs ne font pas du bruit par
leurs mouvements sur leurs chaises, par leur toux, par leurs ronflements, et s’ils
ne et froncent point le sourcil, ou ne jasent point entre eux, ou ne murmurent pas
avec malignité. Que tous restent donc en repos, soit ceux qui ressentiraient la faim
ou la soif, soit ceux qui se sont rassasiés avant d’arriver ici : je présume que les
plus prudents auront pris leur repas : le jeûne prolongé rend le corps inquiet et
l’esprit agité ; nous ne voulons pas qu’on soit si vigilant à nous troubler, et à
nous reprendre. Ceux qui seraient néanmoins restés à jeun se repaîtront de nos
fables ; car il est plaisant de les punir d’avoir si follement perdu le boire et le
manger pour l’amour d’elles. Il ne convient qu’à ceux qui se sont bien repus, et qui
ont grassement sommeillé, de nous accorder leur loisir tranquille. Ceux-là peut-être
s’abstiendront de dormir. Qu’ils chassent de leurs pensées le soin de leurs
affaires, le souvenir de leurs dettes ; c’est le temps du délassement, et les
saisies des créanciers ne les viendront pas poursuivre en ce lieu. Les alcyons en
signe de
paix ont fait leur nid parmi nous. Empêchez
surtout que les belles ne se mettent trop en vue aux premières places, de peur qu’on
ne soit distrait par leur jeunesse et par leurs grâces. Mesdames, regardez en
silence, approuver ou blâmez en silence, riez même en silence, abstenez-vous, pour
ne point gêner les hommes attentifs, d’élever les sons perçants de vos jolies voix,
de chuchoter à l’oreille de vos voisins, et remettez à l’heure du retour en vos
maisons le soin de conférer sur vos tendres intérêts ; enfin demeurez muettes, s’il
se peut. Grâce aux dieux, tout est bien réglé : que personne n’oublie ces
recommandations ; retiendrez-vous cela ? Bon ! c’est assez : chut ! Paix là ; plus
de train ! Maintenant je dois vous saluer, oh ! mes honnêtes auditeurs, qui honorez
tant la foi dans les engagements, et que la fidélité n’honore pas moins. Quand je
dirai la vérité, témoignez-le-moi clairement, afin que je reconnaisse à vos
suffrages combien vous m’êtes équitables. J’estime sages ceux qui prisent le vin
vieux, et qui à son égal apprécient les vieilles comédies : or, puisque les ouvrages
des vieux temps, et les vieux bons mots vous plaisent, il est juste que vous goûtiez
aussi bien les vieilles fables. En effet les nouvelles comédies qu’on voit se
produire n’ont guères plus de valeur que la fausse monnaie ; mais depuis qu’un bruit
populaire nous apprend que vous vous piquez d’étudier les intrigues de Plaute, je me
suis offert à vos regards pour vous en révéler l’origine, et vous dire ce qu’il doit
à Diphile ou Démophile en celle-ci, à Philémon en celle-là, à Ménandre dans telle
pièce,
à Épicharme dans telle autre ; mais si vous ne
désirez pas le savoir, si vous faites du tumulte, si vous vous promenez, si vous
changez de rang et de siège, tandis que je parle, il est inutile que je m’épuise les
poumons à vous instruire ; et si vous ouvrez et fermez les portes pour rentrer ou
sortir par intervalle, vous perdrez le fil de mes discours, et ne pouvant le
ressaisir, vous n’aurez plus le droit ni de me louer, ni de me critiquer. Autrement
vous risqueriez de juger de nous aussi peu sensément que ce vieux écrivain, notre
ennemi, qui nous réduit par ses méchantes attaques à défendre nos œuvres en de longs
prologues, où nous sommes contraints à le réfuter pour vous devenir agréables ; et
vous raisonneriez aussi mal que nos vieux adversaires, qui tournent toutes nos
paroles du mauvais sens, et qui censurent ce que nous disons de meilleur. Ne leur
ressemblez pas ; si vous aimez la justice, ne la trahissez jamais : elle est
profitable aux hommes. Songez qu’il est plus facile aux bons d’obtenir des dieux
tout ce qu’ils demandent qu’aux méchants le pardon de leur iniquité. Du reste, vivez
en toutes prospérités, gouvernez bien vos familles, et enrichissez-vous comme de
coutume, par la sage économie publique et privée : c’est ce que je vous souhaite. Il
me suffit : portez-vous bien. »
Tel était, messieurs, le ton familier et le peu de révérence des poètes latins à
l’égard du parterre qu’ils avaient accoutumé dans leurs prologues aux libertés de leur
esprit. Cet enjouement annonçait par avance la gaîté de leurs drames, et, les
présentant au public
assemblé comme un jeu dont ils se
disposaient à rire sans façon, désarmait ainsi la rigueur et la pesante gravité de
leurs juges. L’imitation de leurs prologues, dont vous venez d’entendre un essai,
n’est composée que des propres phrases de Plaute et de Térence. Les
prologues du premier sont vifs et gais, et pleins de fortes interpellations aux
spectateurs, à la manière athénienne : ceux du second sont plus réservés, plus froids,
et presque attristés par le chagrin que lui causaient les critiques de son temps, et
les morsures d’un vieux fréron de son siècle, dont il se plaint dans
l’Andrienne et dans le Phormion : il nous a tu son
nom, de peur, j’imagine, d’en être accompagné et de le tirer de l’oubli, d’où ses
méchancetés ne l’ont pas fait sortir. Nos poètes auraient dû finement imiter sa leçon,
et non celle de l’irascible Voltaire, qui, moins avisé dans son
Écossaise, a trop illustré le nom du nouveau Zoïle. Plaute, en toutes
ses pièces, plus énergique, plus verveux, plus enjoué que Térence, ne laisse pas même
apercevoir la moindre sensibilité aux blessures des jaloux ; il se rit des obstacles,
il se joue avec la multitude, et ne semble occupé que de divertir ses auditeurs, de
dérider ses juges, et de bien éclaircir son sujet. Ce dernier point nous importe à
considérer, puisque nous devons traiter la règle de l’exposition.
Les prologues de Plaute, qui la contiennent presque entièrement, font une partie
intégrante de ses comédies : ceux de Térence ne semblent que des hors-d’œuvre qu’il
eût pu supprimer, puisque ses intrigues s’expliquent d’elles-mêmes : il ne les ajouta,
je pense,
que pour obéir à l’usage qui prescrivait ces
préambules. Ses fables ne commencent pourtant à se développer que dans le dialogue de
sa première scène, ainsi que dans nos modernes drames ; et jamais nul personnage de
Térence ne rompt le fil de l’action, en adressant la parole au public durant le cours
de l’acte. Cette régularité, favorable à l’illusion, servit d’exemple à M. Andrieux, qui nous a offert, dans sa comédie intitulée le
Trésor, l’imitation la plus parfaite et la plus élégamment écrite de
l’exposition des Adelphes. C’est surtout par cette qualité, jointe à
celle d’un style élégant et pur, que Térence régénéra les modèles de la haute
comédie.
Plaute, au contraire, garde encore le désordre et la licence de la comédie
ancienne : il use de prologues explicatifs pour exposer ses fables : il ne les jette
quelquefois qu’au travers de l’intrigue, subsidiairement au dialogue des acteurs :
c’est ainsi que, dans son Miles gloriosus, le valet Palestrion
intervient au second acte en personnage de prologue, et pour aider l’intelligence du
sujet, déploie le fil de l’avant et arrière-scène, et se remet, après ce discours,
dans le costume et l’attitude du rôle qu’il représente. Souvent Plaute interrompt la
suite des choses, et ses acteurs adressent la parole au public ; défaut qui nous
serait intolérable, mais qu’il fait supporter par la vivacité de ses saillies, et
qu’il couvre en semant partout le sel à pleines mains. Au surplus, son imagination
varie de cent manières ces mêmes exposés préliminaires : et la gaîté préparatoire
qui les anime, leur élégance, et quelquefois leur élévation, donneraient occasion de
regretter leur absence, et
d’accuser une plus sévère
régularité qui les eût retranchés. Tant il est vrai que l’art de plaire et d’amuser
prévaut sur toutes les autres règles du goût ! Nous verrons plus d’un exemple de
pareilles infractions justement applaudies chez nos grands maîtres, dont le génie
fait exception quand il veut ; tantôt le prologue s’offre dans Plaute sous son vrai
nom, et vient révéler de quel poète grec ou sicilien est emprunté le drame qu’il
annonce ; il intercède le public pour le nouveau traducteur, pour la troupe des
comédiens qui jouent, pour le rôle qu’il prendra lui-même sous un autre masque dans
la pièce. Il enseigne le secret de prévenir les cabales, et nous apprend que les
auteurs et les acteurs romains distribuaient dans la salle, comme les nôtres, des
billets achetés pour se faire applaudir ou siffler tour à tour. Tantôt il se montre
sous la forme et les attributs de Mercure, et préparant les spectateurs à voir les
dieux de la tragédie paraître dans une comédie, il confond les dogmes de nos
ignorants aristarques, qui réprouvent le mélange du triste et du plaisant, comme une
innovation moderne, et qui, s’ils avaient bien lu Plaute, sauraient que les anciens
avaient un genre tragi-comique ; témoin ces vers du prologue que je cite :
Et par la raison qu’un valet joue son rôle dans la pièce
d’Amphitryon,
« Je ferai de celle-ci, comme je l’ai dit, une
tragi-comédie.
Ces paroles sont expresses, et je les joins aux précédentes, dont le sens pourrait
n’être qu’ironique, et conséquemment appuyer le blâme du genre, et non l’estime que
les anciens en avaient. On s’apercevra que je n’accumule les témoignages que pour
mieux combattre les préventions et les erreurs ; car tandis que l’on
m’impute d’être systématique en littérature, sur la foi de quelques attestations
capricieuses ou vagues, moi je n’affirme rien que les preuves en main.
L’imitation charmante que Molière a faite du monologue de Mercure dans son prologue
dialogué entre ce même dieu et la Nuit, nous fait assez connaître ce qu’une telle
fiction a de piquant, et ce que l’esprit de notre poète a de supérieur, pour qu’il
soit superflu d’entrer dans les détails à ce sujet. Continuons de remarquer la
diversité des prologues de Plaute ; j’omets celui des Bacchides, où
Silène se présente grotesquement monté sur son âne, parce que des savants
ont cru celui-ci supposé : mais je distinguerai l’essor de la haute
imagination du comique latin dans le prologue du Rudens, où paraît
Arcture, première étoile de la constellation de l’ourse, personnage très bien adopté
au sujet, selon les idées des anciens, puisqu’il annonce la tempête élevée sur la
mer par son influence, pour faire naufrager des corsaires, ravisseurs d’une jeune
fille, objet principal de l’intrigue qui se prépare sur le rivage choisi pour lieu
de la scène. Ailleurs ce ne sont plus des dieux, ni des
valets qui exposent l’avant-scène et le sujet de la pièce, mais des personnages
allégoriques à la manière d’Aristophane, tels que ces deux ci :
« Suis-moi, ma fille, il est temps de remplir ta fonction.
« — Je vous suis ; mais je ne saurais dire à quel dessein.
« — Arrête ici : hé ! quels sont ces foyers ? Entre là tout aussitôt. Maintenant
de peur que quelqu’un d’entre vous ne s’égare, je vous mettrai dans la bonne voie
en peu de mots, si vous me promettez le prix de ce secours. Premièrement donc je
vous dirai qui je suis, et qui est celle qui s’introduit là. Pour moi, d’abord
Plaute m’a donné le nom de Prodigalité ; il voulut que celle-ci
fût ma fille, et se nommât Pauvreté. Apprenez pourquoi mon ordre
la pousse à pénétrer là-dedans ; prêtez-moi vos oreilles attentives, tandis que je
vous parlerai. Un certain adolescent qui habite en cette maison, à l’aide de mon
luxe, a dissipé tout son patrimoine : c’est pourquoi, voyant qu’il ne lui reste
rien pour subvenir à mes dépenses, je lui ai donné ma fille, afin qu’il terminât
ses années avec elle. Toutefois n’attendez pas de moi l’argument de cette
intrigue : voici des vieillards qui viennent et qui vous en développeront
l’objet : le nom de cette fable est en grec le Trésor. Philémon l’a
écrite, et Plaute l’a traduite en style barbare. Plautus vortit
barbarè.
Expression remarquable d’un auteur latin, où l’on juge, par ce qu’il dit de sa
propre langue si admirée en nos jours, combien en son temps il appréciait au-dessus
d’elle la riche élégance de la langue d’Aristophane.
Il nous reste des comédies de Plaute sans prologues, soit qu’il s’exemptât
quelquefois d’en composer, soit qu’on les ait perdus : ce sont ces pièces dans
lesquelles
nous devons étudier la condition dont nous
avons commencé l’examen, celle de l’exposition : il en est de trois espèces ; simple
de faits, compliquée de faits, et enfin exposant les caractères, et non les faits.
Parmi les ouvrages de Plaute qui en renferment des trois espèces toutes fort gaies,
très précises, et très claires, je n’en trouve pas qui me semble aussi jolie, aussi
gracieuse, que celle de sa comédie intitulée Curculio ; son élégance
est exquise, à quelques plaisanteries près, qui ne seraient pas de notre goût.
L’exposition s’établit entre Phédrome et Palinure, son valet.
PALINURE.
« Où imaginerai-je que vous portez cette nuit vos pas au-dehors, ainsi paré et si
fastueusement vêtu, seigneur Phédrome ?
PHÉDROME.
« Où Vénus et son fils me commandent d’aller ; où l’Amour me le conseille. Que la
nuit soit à la moitié de sa course, ou l’étoile du soir à son premier lever, dès
que, selon mon pacte avec l’ennemi, le jour pris est achevé, il est temps de
marcher où m’entraînent les dieux qui me sont contraires.
PALINURE.
« Mais enfin…
PHÉDROME.
« Enfin tu m’es importun.
PALINURE.
« Mais cela n’est ni beau ni mémorable que vous vous serviez d’esclave à
vous-même, et vous éclairiez de votre flambeau.
PHÉDROME.
« Ne porté-je pas volontiers cette cire, ouvrage des abeilles, pour offrir ce
qu’il y a de plus doux aux yeux de celle qui m’est plus douce que le miel
même.
PALINURE.
« Où pourrai-je donc présumer que vous alliez ?
PHÉDROME.
« Insiste, je te le dirai, tu le sauras.
PALINURE.
« Si je vous en prie, que me répondrez-vous ?
PHÉDROME.
« Voici l’asile d’Esculape.
PALINURE.
« Je le sais déjà depuis un an.
PHÉDROME.
« Là, est une porte voisine, fermée très étroitement… Je te salue ! es-tu en bon
état, ô chère porte, si étroitement fermée ?
PALINURE.
« Ne rêveriez-vous pas qu’hier la fièvre tierce l’a quittée : ou qu’elle a mal
soupé hier soir.
PHÉDROME.
« Te railles-tu de moi ?
PALINURE.
« Devenez-vous donc si insensé, que de vous enquérir de la santé de cette
porte ?
PALINURE.
« Ah ! par Hercule ! elle m’a paru si belle, si mystérieuse ! elle ne me trahit
par aucun langage : quand on l’ouvre, elle se tait ; quand ma maîtresse se glisse
vers moi dans l’ombre clandestinement, elle se tait.
PHÉDROME.
« Serait-ce point que vous commettez, ou que vous entreprenez quelque attentat
indigne de vous, et de votre naissance, seigneur Phédrome ? N’auriez-vous pas
tendu des pièges à la pudeur de quelque fille chaste, ou qui du moins doive
l’être ?
PHÉDROME.
« Non, de personne, et que Jupiter ne me le permette jamais.
PALINURE.
« Je le souhaite de même : garantissez-vous d’aimer en aucun temps ainsi : quel
que soit ce que vous aimez, gardez que le public en ait connaissance, de peur que
cela ne vous déshonore : ayez soin de ne pas vous rendre incapable de mériter de
bons témoignages ; et quand vous aimez, aimez toujours en présence de témoins.
PHÉDROME.
« Quel est ce propos ?
PALINURE.
« Judicieux, et propre à vous faire marcher dans le droit chemin.
PHÉDROME.
« Certain marchand d’esclaves habite ici.
PALINURE.
« Personne n’empêche et ne prohibe l’achat que vous ferez de ce qui est en vente
publique, si vous avez de l’argent : personne ne défend qu’on se promène dans la
route commune à tous, si vous ne frayez pas de sentier derrière les fossés ou dans
les enclos ; si vous vous abstenez de femmes mariées, de veuves, de vierges, et de
toutes jeunes filles libres, aimez qui bon vous semble.
PHÉDROME.
« C’est là le séjour de ce marchand.
PALINURE.
« Que ce lieu soit maudit !
PHÉDROME.
« Pourquoi ?
PALINURE.
« Parce qu’il favorise le commerce le plus vicieux,
PHÉDROME.
« Comme tu prends le haut ton.
PALINURE.
« Aussi haut qu’il convient.
PHÉDROME.
« Eh ! si tu te taisais plutôt !
PALINURE.
« Vous m’avez ordonné de m’expliquer ainsi toujours.
PHÉDROME.
« Mais non en ce moment ; j’avais donc commencé de te dire… Il possède une jeune
fille.
PALINURE.
« Ce marchand qui demeure en ce lieu ?
PHÉDROME.
« Oui, retiens donc bien cela.
PALINURE.
« Oh ! je n’appréhende plus que rien m’échappe.
PHÉDROME.
« Que tu es un odieux railleur ! Il veut en faire une courtisane, et elle est
éprise de moi ; je ne veux pourtant pas qu’elle soit l’objet d’un trafic.
PALINURE.
« Et par quelle raison ?
PHÉDROME.
« Parce que j’en ferai mon propre bien, et que je l’aime autant que j’en suis
aimé.
PALINURE.
« C’est un mal qu’un amour clandestin, il est toujours préjudiciable.
PHÉDROME.
« J’en pense ce que tu en dis.
PALINURE.
« Est-elle déjà sous le joug amoureux ?
PHÉDROME.
« Elle a plus de pudeur avec moi que n’en aurait ma sœur, à moins que de
m’accorder quelques baisers ne lui ôte son innocence.
PALINURE.
« Toutefois vous savez que la flamme suit de près la fumée : celle-ci ne brûle
pas ; mais la flamme consume. Quiconque veut tirer la noix de sa coque rompt
d’abord la coque, et qui veut se saisir d’une fille, tente un doux
embrassement.
PHÉDROME.
« Cette fille est sage, et n’accorde de faveur à aucun amant.
PALINURE.
« Je le croirais, si la sagesse pouvait résider chez cet entremetteur.
PHÉDROME.
« Qu’oses-tu penser d’elle ? Sitôt que l’occasion lui permet de s’élancer vers
moi, dès qu’elle m’a donné un baiser, elle s’enfuit, et cela, parce que son tyran
est retenu malade en son lit au fond de cette demeure d’Esculape, ce qui me
crucifie.
PALINURE.
« Qu’est-ce donc ?
PHÉDROME.
« Tantôt il exige pour elle trente mines d’argent, tantôt un grand talent. Mais,
quoi qu’il en soit, je ne puis rien conclure avec lui de bon, ni d’équitable.
PALINURE.
« Il n’est pas juste, non plus, que vous lui demandiez ce qu’il ne connaît en
aucune façon.
PHÉDROME.
« J’ai envoyé en Carie mon parasite chargé d’obtenir un
emprunt d’argent de mon associé : s’il ne me rapporte rien, je ne sais comment
me retourner.
PALINURE.
« Si vous saluez nos dieux, j’opine que ce doit être à droite.
PHÉDROME.
« Maintenant tu vois les autels de Vénus devant le seuil de cette porte ; il me
faut présenter à Vénus l’offrande d’un premier festin.
PALINURE.
« Et que poserez-vous devant elle en offrande ?
PHÉDROME.
« Que sais-je ? moi, toi-même, et tous ceux qui m’entourent.
PALINURE.
« Présumez-vous donc que Vénus accepte tout cela ?
PHÉDROME.
« Esclave, remets-moi cette cruche.
PALINURE.
« Pourquoi faire ?
PHÉDROME.
« Tu le sauras : ici loge une gouvernante, une vieille gardienne, dont le nom
signifie très buveuse, et très avinée. (Mutibiba atque
merobiba.)
Ces jeux de mots sont fréquents dans Plaute, qui se plaît à ces consonances de
mêmes syllabes répétées. Molière, qui ne négligea aucun moyen de faire rire, s’est
servi de celui-ci dans notre langue : on en peut prendre l’idée dans ce vers de
Sganarelle :
Ce jeu de mots est une imitation de ceux du poète latin.
Molière et Regnard en ont plusieurs de cette espèce. Palinure continue en comparant
la vieille entremetteuse dont lui parle son maître, à ces brocs où l’on a coutume de
garder le vin de Chio.
PHÉDROME.
« Dès que j’ai arrosé de vin le seuil de sa porte, cette vieille ivrognesse
reconnaît à l’odeur que je ne suis pas loin, et aussitôt elle ouvre.
PALINURE.
« Est-ce que vous faites porter ce broc plein de vin pour elle ?
PHÉDROME.
« À moins que tu ne t’y opposes.
PALINURE.
« Je m’y oppose, par Hercule ! je voudrais que celui qui porte ce vin se tordit
le cou ; car j’avais cru qu’on l’apportait pour nous.
PHÉDROME.
« Suis-moi Palinure, jusqu’à cette entrée, afin de me seconder.
PALINURE.
« D’accord, j’y consens.
PHÉDROME.
« Allons, réjouis-toi, abreuve toi, porte consacrée, bois, bois, et deviens-moi
volontairement propice.
PALINURE.
« Lui faut-il aussi des olives, de la bouillie, des capes ?
PHÉDROME.
« Attire vers moi ta gardienne.
PALINURE.
« Quelle frénésie vous agite de répandre ainsi le vin !
PHÉDROME.
« Laisse : vois comme déjà s’ouvre cette porte à qui je fais des libations : les
gonds ne murmurent même pas.
PALINURE.
« Oh ! quelle est agréable ! que ne lui appliquez-vous un baiser !
PHÉDROME.
« Tais-toi ; étouffons notre lumière et nos voix.
Où trouver une scène d’exposition plus jolie, plus précise et plus gaie ? À peine
les deux interlocuteurs ont parlé que vous êtes informé de tout ce qui touche le
principal personnage : et pourtant ils n’ont l’air de se rencontrer et de
s’entretenir que par hasard, et non par aucun dessein de l’auteur. Le valet de
Phédrome put ignorer jusqu’à l’instant où s’ouvre la scène, ce que son maître lui
révèle par ses confidences : leur court dialogue instruit le spectateur de l’amour
du jeune homme, de ses mœurs, de la situation de sa maîtresse, du caractère du
marchand qui la surveille, des vices de sa vieille gouvernante, de l’envoi du
parasite, messager de l’amant, qui n’attend que son retour de Carie pour être en
état de payer la rançon de celle qu’il aime, afin de la racheter de l’esclavage. La
folle exaltation des discours que Phédrome adresse à la porte fermée sur la belle ;
ses adorations ridicules, et ses libations de vin sur le seuil où il vient
l’attendre dans la nuit, tout cela caractérise plaisamment la passion qui l’aveugle
et qui l’entraîne. Rien,
d’ailleurs, est-il plus
ordinaire, plus naturel aux personnes passionnées que d’animer toutes les choses
relatives à l’objet de leurs amours ? Une lettre, des cheveux, un portrait, un
vêtement, un meuble, ne leur disent-ils rien, ne leur rappellent-ils pas les
circonstances qui les touchent ? Ne s’est-on pas surpris, ou n’a-t-on pas surpris
les autres à leur adresser la parole, à leur donner des témoignages de transport
insensé ; enfin à les serrer tendrement sur leur cœur, à les baiser même ? Il n’y a
point là de charge, c’est le ridicule pris sur le fait : et Phédrome, interrogeant
et saluant une porte close, agit comme la plupart des hommes qu’exaltent leurs
sentiments jusqu’au délire.
On reconnaît à cette dernière invention l’auteur qui fit parler Sosie à sa
lanterne ; ou plutôt on sent que Plaute avait dans son génie des rapports avec
Aristophane, qu’il imita dans ses idées comiques. En effet le dialogue du valet
d’Amphitryon avec sa lanterne avait été devancé par celui de l’une des harangueuses
d’Aristophane, en présence de sa lampe ; l’Athénienne converse avec elle, la
remercie des services mystérieux qu’elle rend aux temples dans les aventures de
nuit ; elle lui donne des noms d’amie et de confidente ; elle la félicite d’avoir vu
les charmes les plus secrets du beau sexe, d’assister à ses plaisirs les plus clan
destins, d’éclairer sans les trahir ses plus coupables mystères, et d’être un témoin
propice aux furtives évasions des épouses et des filles dont sa seule lumière dirige
et connaît les hasardeuses malices et les intrigues cachées. N’est-il pas présumable
que Plaute avait lu cette plaisante exposition, et qu’il l’a
doublement imitée dans la scène de Sosie et dans celle de Phédrome.
Molière, à qui les vieux auteurs étaient familiers, a poussé plus loin ce jeu
scénique, lorsque supposant devant Sosie la lanterne à la place d’Alcmène, il lui
prête un rôle, et la fait interroger par le valet et lui répondre tour à tour ; ce
qui produit l’exposition la plus originale du théâtre. Cet exemple n’est pas le seul
qui se soit offert à nous en témoignage des emprunts utiles que les plus grands
maîtres doivent aux richesses du comique grec ; et l’on voit qu’il faut souvent
remonter jusqu’à lui pour trouver la source des plus divertissantes inventions de la
comédie. Les détracteurs d’Aristophane céderont peut-être à des preuves si
multipliées ; je pense qu’ils l’eussent apprécié autant que je l’estime, s’ils
avaient fait autant de recherches que moi dans les divers genres dramatiques.
La règle de l’exposition exige que tout ce qui s’est passé antérieurement à
l’action soit révélé dans les premières scènes et que tout ce qui arrivera n’y soit
pas expliqué, mais préparé et pressenti. Si le fait est simple, et qu’il ne doive
pas amener d’intrigue compliquée, le sujet bien conçu s’expose de lui-même en peu de
mots : tel est celui des Femmes savantes de Molière, de son
École des maris, et du Mariage forcé.
Si le fait se complique de plusieurs faits accessoires et qu’il doive produire un
embarras d’incidents, il faut, pour le bien exposer, attacher dans l’esprit du
spectateur la tête de chaque fil tendu, afin qu’il puisse les suivre tous, très
distinctement, et n’en pas perdre de vue un seul dans le vaste tissu des aventures.
Tels
sont les sujets de l’Étourdi de
Molière, de son École des femmes, de son Avare, et de
ses Fourberies de Scapin. Leurs premiers actes sont des chefs-d’œuvre
d’exposition, où non seulement les faits sont clairement présentés, mais les
caractères établis d’avance, et tous les ressorts disposés pour le jeu de la
machine.
Si la pièce, dénuée de toute intrigue de faits, n’a besoin que de l’exposition des
caractères, on les doit tracer de scène en scène dans le premier acte, où tous les
personnages qui paraîtront doivent être annoncés, afin que le spectateur les
connaissant bien, s’intéresse à préjuger de leurs discours, et ne se trompe point
sur leurs sentiments : telle est l’excellente exposition du
Misanthrope, et celle du Malade imaginaire. Celle-ci
possède une qualité théâtrale extrêmement rare ; c’est que le sujet s’y expose en
action dès le lever de la toile et d’un bout à l’autre de l’acte. Tous les sujets ne
comportent pas cet avantage, et tous les talents ne sont pas capables d’en profiter,
lorsqu’il leur est offert. Molière, digne émule des anciens, est peut-être le seul
auteur moderne qui sache vivement comme eux entrer du premier pas dans son sujet, et
l’exposer par le ridicule agissant. C’est le plus bel effort de l’art. Son effet
éclate éminemment dans l’exposition du Tartuffe : mais j’en réserve
l’examen tout entier à un autre dessein, et l’instant n’est pas venu de
l’analyser.
Les plus savants dogmatistes conviennent que les meilleures comédies sont celles
qui ont un grand avant-scène, c’est-à-dire dont le sujet se prend en un
moment peu éloigné de son dénouement imprévu, ne commence pas sous
les yeux du spectateur. S’il s’engage en sa présence, ses premiers mouvements
languissent et n’attachent point assez ; s’il commence trop tôt, la suite de
l’action, trop précipitée dans les vingt-quatre heures, perd sa vraisemblance ; s’il
commence trop tard, après les faits antérieurs, leur explication nécessaire
embarrasse les actes de trop de détails nuisibles au jeu facile, et à l’éclat de
l’intrigue. Ce que j’ai dit de l’exposition tragique est applicable à cette règle
dans la comédie, les parties constituantes du drame étant les mêmes dans les deux
genres.
Il en est ainsi de la condition de l’intrigue ou du nœud
proprement dit. Je n’ajouterai rien à la définition et aux préceptes que j’en ai
donnés touchant la tragédie. Le nœud est le point central de l’intérêt, où chaque fil
d’une action, ou de plusieurs actions qui marchent ensemble, vient se mêler, se
croiser, et se serrer avec force, pour se défendre et se débrouiller inopinément
ensuite. Les comédies dont le nœud est trop faible, ou qui n’en ont point, ne sont que
des conversations plus ou moins agréables sur un sujet donné : mais elles ne sauraient
attacher longtemps : une certaine langueur résulte de leur manque de ressort et de
l’uniformité de leurs scènes, qu’on ne doit pas même appeler dramatiques, puisqu’elles
sont sans action, et puisqu’on n’y peut distinguer le milieu de la fable de son
exposition, qui promettait une intrigue que l’on n’y trouve point. Les pièces
épisodiques, ou à tiroir, sont les seules qui se puissent passer d’un nœud principal ;
aussi
est-il rare que ces sortes d’ouvrages comportent
trois actes, et ne se bornent pas à un seul. Toutes les autres espèces veulent au
moins un nœud : les comédies d’intrigues et les comédies mixtes en exigent plusieurs.
Le sujet de la fable de l’Étourdi est très simple, et les intrigues en
sont très compliquées. Lélie est amoureux de Célie, esclave de Trufaldin. Il n’a point
d’argent pour la lui acheter ; son père veut le marier à une autre femme qui est la
fille d’un vieil ami de la famille : à ses obstacles se joint encore la présence d’un
rival riche et libre, dont la concurrence traverse le désir qu’il a de posséder Célie.
Les ruses qu’imagine le fourbe Mascarille, valet de l’étourdi, pour servir les amours
de son maître, et les maladresses de cet amant qui déconcertent ses menées et
produisent mille contretemps risibles, forment d’acte en acte autant de nœuds qui
sortent des incidents tirés du fonds de l’action et des caractères, et qui tous
coopèrent à resserrer le nœud principal, que l’art dénoue vers la fin par des
reconnaissances fortuites, à la manière des comédies latines dont celles de
l’Étourdi me semble une des plus fidèles imitations dans notre
langue. La manière de former le lien de la fable, et de lier avec lui tous les nœuds
secondaires qui peuvent en resserrer la complication, est la même dans toutes les
fables espagnoles et italiennes, c’est-à-dire dans l’espèce des comédies d’intrigues,
soit morale, soit facétieuse.
L’instant où le sujet de l’Amphitryon se noue est celui de l’entretien
d’Alcmène avec son époux. L’acte et les scènes précédentes n’en sont que la
préparation. Je cite cet exemple de préférence à tout autre,
parce qu’il est le plus fort, le plus marqué, le plus comique, et celui qui prouve le
mieux combien la liberté du langage de notre ancienne comédie était éloignée de la
pruderie de notre faux goût, si prompt à s’effaroucher du naturel et des mots propres,
qui font le plus cire. Alcmène a cru passer innocemment une nuit entière dans les bras
de son mari que remplaça Jupiter en son lit conjugal ; son époux revient, elle
s’entretient ingénument de son bonheur, Amphitryon étonné, saisi d’effroi, après mille
interrogations, exige qu’elle s’explique de point en point sur une aventure qu’elle ne
conçoit pas.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
« Peut-être
; mais enfin vous me ferez
plaisir
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
« Je ne
sais pas
, mais ce n’était pas moi
,
ALCMÈNE.
Je chercherais en vain un nœud plus évident que celui qui
se renferme en cet exemple. À partir de là, voici qu’Amphitryon court à la recherche
des causes du malheur qu’il subit. Voici qu’Alcmène l’accuse de supposer de vains
prétextes pour rompre son hymen avec elle. Voici que les deux époux s’agitent, se
désolent, se courroucent de plus en plus, et le tout, sans que leur infortune tourne
trop vers le pathétique, parce qu’elle roule sur un incident dont la malignité
générale des spectateurs est encline à se rire, et que tout cruel que soit ce mal
fréquent, chacun des assistants s’en moque un peu, comme s’il en était à l’abri
soi-même, ou qu’on ne fût exposé au même sort que de la part des dieux de
l’Olympe.
Le nœud dans les comédies de caractères et de mœurs est plus simple et plus lâche que
dans les pièces d’intrigues : mais il en faut un dans les unes et dans les autres.
Celui du Misanthrope de Molière se forme doublement des poursuites en
réparation du bel esprit Oronte, dont la franchise d’Alceste blessa la vanité, et des
confidences médisantes qu’Alceste reçoit de la prude Arsinoé, dont la galanterie veut
l’enlever à l’amour de Célimène. Dans la vive explication qui s’ensuit, entre le
Misanthrope et la coquette, réside toute la force de ce simple nœud.
Le troisième acte de la comédie, intitulée improprement par Fabre d’Églantine,
le Philinte de Molière contient l’un des nœuds le plus dramatique
et le plus puissant qui soit au théâtre. C’est à la beauté de cette condition si
pleinement remplie dans la pièce, qu’elle est redevable de l’intérêt prolongé qui en
résulte dans les deux derniers actes, et de la durée de
son succès soutenu par l’estime des vrais juges. Ce nœud éclatant est l’effet d’une
péripétie par laquelle l’égoïste qui détourne Alceste de secourir un malheureux
qu’on ruine, et qui lui refuse son aide avec dureté, tout à coup est reconnu
lui-même pour l’objet infortuné de l’oppression et de l’injustice qu’Alceste brûlait
de prévenir. Ce bel exemple nous conduit à l’examen de la condition des péripéties,
ou changements de sort et de volonté dans les personnages.
Il est quatre espèces de péripéties dans le comique, ainsi que dans le tragique ;
celles qui arrivent par des reconnaissances, par des surprises, par des événements
imprévus, et par des changements de volontés. Elles font partie du nœud, et plus
souvent du dénouement. Leur effet n’est jamais plus certain que dans les pièces dont
l’exposition est bonne, c’est-à-dire assez précise, assez claire, assez détaillée pour
que le public averti de l’humeur des personnages et de leur situation, s’intéresse à
les en voir changer, et saisisse promptement les révolutions qu’ils éprouvent. Citons
la plus belle, selon moi, des péripéties effectuées par une reconnaissance : elle se
trouve dans les Captifs de Plaute, dont je vais résumer le sujet en peu
de mots. Le vieillard Hégion a perdu deux fils, l’un en bas âge, et l’autre que le
hasard de la guerre a fait tomber prisonnier entre les mains de l’ennemi ; il achète
les captifs dans l’espoir d’en échanger heureusement quelqu’un contre ce dernier
enfant qu’il cherche ; parmi les prisonniers, qu’il
possède, sont Philocrate et Tyndare ; le premier est le patron et le second son
esclave. Tous deux conviennent de passer l’un pour l’autre ; et par cette ruse le
valet espère délivrer généreusement son maître : il persuade au vieil Hégion de
l’envoyer en qualité de messager vers celui qu’il nomme son propre père, en empruntant
le nom de Policrate, afin de l’exhorter à changer le fils d’Hégion qu’il possède
contre sa propre personne, qui restera en otage au risque de sa vie jusqu’au retour de
Tyndare, son esclave supposé. Il offre de plus une somme d’argent pour la rançon de ce
valet, s’il s’échappe, et s’il ne remplit pas son message. Hégion convaincu de
retrouver son fils garde le faux Philocrate en la personne du vrai Tyndare qui lui
parle ; il députe le faux Tyndare en celle du vrai Philocrate, qu’il envoie sans
méfiance. Je ne connais point dans le théâtre latin de scène mieux conduite et
d’adieux plus touchants que cet admirable morceau de l’antiquité. Philocrate est donc
libre par la noble supercherie et le dévouement de son esclave : Hégion se félicite de
la prochaine délivrance de son fils : Tyndare se flatte de ne pas être oublié d’un
maître pour qui sa tête s’expose en ce moment. Telle est la forte situation de la
destinée des trois personnages. Mais un autre captif, Aristophonte, ami de Policrate,
est amené dans cette maison, et soudain reconnaît le malheureux Tyndare en présence
d’Hégion. L’esclave, pour se soustraire au supplice et à la mort, le suppose attaqué
de démence et de frénésie ; jeu prolongé très plaisamment, et mille fois imité par nos
comiques. Aristophonte indigné
d’être ainsi traité de
maniaque et de fou, proteste contre son aveuglement et convainc enfin Hégion de la
tromperie. Le reste de cette scène, aussi théâtrale que l’autre, se remplit des effets
du changement de sort des acteurs : Hégion se courrouce de la fuite du noble captif
qui lui enlève la certitude de revoir son fils : Tyndare est chargé de douloureuses
entraves aux pieds, et condamné aux travaux des carrières. Cependant Philocrate
revient de son message, ramène le prisonnier, fils d’Hégion, redemande son fidèle
esclave et une seconde reconnaissance très bien ménagée, selon la méthode des muses
latines, produit une nouvelle péripétie en faveur du courageux Tyndare, qui revoit un
ami dans son maître, et qui, retrouvant à la fois un père et un frère dans Hégion qui
le menaçait et dans son fils qu’on lui rend, recouvre comme par miracle de grands
biens et la liberté dont sa condition semblait le priver à jamais. Je conseille aux
disciples de l’art d’étudier la comédie des Captifs pour apprendre
comment le plus enjoué, le plus bouffon des auteurs latins maniait délicatement et
tempérait avec justesse le pathétique de l’intrigue la plus noble et la plus
intéressante.
Les jugements sans poids de La Harpe, sur les qualités de Plaute, me forcent encore à
douter qu’il eût même pris la peine de lire certains auteurs dont il eût mieux fait de
ne pas parler que de les traiter, je le répète, si superficiellement, ou avec tant de
préventions irréfléchies. On remarquera qu’à l’exception de ses sur
quelques tragédies de Racine et sur le théâtre de Voltaire, les principes
eux-mêmes me contraignent partout à réfuter les déclamations de ce
rhéteur.
L’Avare de Molière contient les deux plus frappantes péripéties
effectuées par les surprises et les événements ; la première, au second acte, entre
Harpagon, qui voit en son fils le jeune emprunteur venant souscrire un prêt onéreux
chez lui, et entre Cléante, à qui l’on présente en son propre père l’infâme usurier
qui lui vendait si cher son ruineux emprunt. Leur surprise mutuelle change
inopinément la situation de quatre acteurs sur la scène. Ce sont là les coups
magiques de Thalie. Le vol de la cassette d’Harpagon, événement imprévu qui cause le
désespoir et les cris de l’avare, en son admirable monologue, produit la seconde
péripétie, puisque de cet événement résulte le pardon que l’odieux père accorde à
ses enfants, et le mariage de son fils avec la maîtresse qu’il lui choisissait pour
belle-mère.
Je pourrais citer nombre de pièces intriguées par des ressemblances, telles que les
Ménechmes et l’Amphitryon, et par des méprises,
telles que le Militaire fanfaron de Plaute, où l’on voit une seule
femme introduite sous l’apparence de deux personnes ressemblantes, par l’effet d’une
communication entre deux logis, où elle passe tour à tour ; telles encore que la
Maison à deux portes, célèbre comédie espagnole, où l’amoureuse
qu’on enlève de nuit par l’une des issues, est ramenée par une autre rue dans le
même domicile d’où son amant l’avait fait évader avec tant de danger et de peine ;
hasard qui occasionne une multitude d’incidents les plus divertissants du
monde. À ces méprises par ressemblances de personnes et de
lieux, il faut joindre les méprises de noms si fréquentes à la scène, et dont le
meilleur exemple nous est offert dans l’École des femmes, comédie
exquise, et digne de servir d’autorité au génie, lorsqu’il lui faut prendre la
licence de s’écarter de la règle par la nécessité du sujet, ou de s’en créer une
nouvelle qui sorte du fonds original de la fable. C’est en effet un axiome que tout
œuvre dramatique doit présenter un fait mis en action, et non en récit : néanmoins
le sujet de l’École des femmes ne se compose que de narrations
successives, qui naissent tour à tour d’une seule méprise de nom. Molière a bien
soin dès son exposition, d’appuyer sur cette circonstance, qui devient le fondement
de tout ; et même, en homme habile, il en tire une leçon morale très bien appliquée
à la vanité puérile des surnoms et des titres.
Ce ridicule était bon à draper sous le temps de Louis XIV, mais non sous le nôtre,
où les surnoms et les titres ne sont plus pour personne des qualifications de
noblesse, mais de simples dénominations de places et d’emplois, auxquels peut sans
orgueil prétendre toute la roture. La différence est telle que nos seigneurs ont
aujourd’hui plus d’embarras que de satisfaction à nous entendre balbutier les
surnoms de terres qui les qualifient, et dont quelques-uns rougissent avec une
pudeur honnête et tout à fait raisonnable. N’est-il pas étrange pourtant que tant
d’hommes, illustres par leurs talents, que tant de braves, célèbres par leurs
exploits, aient laissé tromper leur vanité jusqu’à permettre qu’on effaçât leur
éclat personnel sous celui des faux titres et jusqu’à préférer les noms qu’on leur a
faits aux noms qu’ils s’étaient faits eux-mêmes, dans les magistratures publiques et
dans les armées ?
Cette diversité de noms que porte le jaloux Arnolphe jette dans l’erreur le jeune
Horace, qui, se méprenant toujours sur le personnage auquel il vient raconter ses
amours et ses progrès dans le logis de M. de la Souche, le désole par une confidence
perpétuelle des tours qu’il lui joue, et le rend acteur passif dans toutes les
actions que reproduisent ses récits, suivant, comme le dit l’auteur, la constitution
de son sujet. L’inutilité des précautions que prend
Arnolphe, bien averti chaque fois, et toujours bien trompé de nouveau, multiplie
dans cette pièce les plus amusantes péripéties occasionnées par les événements :
jamais on n’imagina d’intrigue plus comique. La dernière espèce de péripétie qui
dépend des changements de volonté ne doit pas être confondue avec les effets des
changements de caractères : ceux-ci sont défectueux dans la comédie, parce que les
caractères humains ne changent point dans la nature qu’elle imite ; mais les
volontés des hommes varient ; et c’est là ce qu’il faut discerner. Nous avons
critiqué le Démée des Adelphes de Térence, et la Coquette
corrigée de La Noue, selon ces principes : la coquette Célimène ne change
point de caractère, non plus que le Misanthrope dans la pièce de ce nom ; aucun des
rôles de Molière ne changent dans le cours, ni au dénouement de ses pièces, parce
qu’il est trop fidèle à la vérité pour démentir ses caractères : mais son personnage
de Dom Juanz, dans le Festin de
Pierre, change de volonté au dernier acte.
Ce grand exemple confirmera mieux que tout autre le précepte que je rappelle à la
mémoire, et la distinction que j’y joins. Dom Juan, riche, brave, séduisant, et
esprit fort, se montre audacieusement tel qu’il est, prodigue aux dépens de ses
créanciers dont il se moque, duelliste insolent déjà souillé de plusieurs homicides,
bigame irréligieux, corrupteur effronté de toutes les femmes qu’il rencontre, et de
plus, téméraire athée, autant ennemi du ciel que de la terre, et ne croyant ni Dieu
ni diable. Son caprice aveugle est sa suprême loi : il n’a d’autre code que les
maximes du plaisir,
de la débauche, et de l’insouciance
des maux que son dérèglement entraîne. Mais la haine universelle est prête à
l’accabler, mais le déshonneur de ses épouses trompées suscite contre lui le
courroux des puissantes familles : mais l’aversion publique lui enlève tout ami et
le plonge dans un isolement qui le fatigue ; mais les dettes qui le pressent gênent
toutes ses dépenses, depuis que la méfiance lui a fermé toutes les bourses ;
insolvable et poursuivi, son père le déshérite en le maudissant. C’est peu de tant
de périls ; on feint que l’ombre d’un mort, tué par sa main injustement, s’attache à
ses traces, pour l’effrayer ; image ingénieuse du remords secret qui contriste les
plus scélérats, en rappelant leur crime à leur pensée ! Cependant l’athée
inébranlable ne se rend point, et se rit également des obstacles qui le traversent,
et de toute idée de repentir ou de conversion. Soudain la force des choses le réduit
à songer aux ressources du mensonge et de l’imposture dont la nécessité lui impose
enfin la contrainte. Sa volonté de tout railler et de tout braver, cède à ses
nouvelles réflexions : il change alors, non de caractère impie et dissolu, mais
d’intention, de langage, et de maintien. Cette grande péripétie est merveilleusement
motivée dans la prose excellente de Molière, morceau d’éloquence en ce genre, digne
de faire pressentir au public le génie qui devait créer le Tartuffe ;
morceau qui mérita le scrupule attentif de Thomas Corneille à le traduire presque
mot pour mot dans ces vers que je me plais à vous citer, et que vous ne jugerez pas
superflu de vous redire. Le valet Sganarelle croyait
bonnement son odieux maître converti et prêt à rentrer dans la voie de la vertu :
Dom Juan développe ainsi les raisons de ses abjurations simulées.
« C’est ainsi que l’on peut
, dans le
siècle où nous
sommes
,
Voilà ce qu’on entendit sous le règne de madame de Maintenon, protectrice de la
cagoterie. Voilà ce que je crus utile de vous relire sous le gouvernement
impérial, qui, disait-il, voulait nous ramener, par
les devoirs de la sainte religion
, aux principes de la morale
monarchique.
Il n’y a pas moyen de méconnaître Dom Juan à ce langage. Sa méchanceté ne tourne
point à la bonté : ses mœurs ne varient point, mais sa volonté seule. Il reste
incrédule et impie, et le prouve d’autant mieux qu’il feint la conversion et la
piété. Jusque-là ce scélérat n’était pas encore le plus redoutable de tous, mais
depuis qu’il fait le dévot, il commettra tous les crimes impunément, et personne
n’osera le lui reprocher, de peur d’attirer sur soi la ligue intéressée de ses
religieux défenseurs. Un athée découvert s’expose hardiment au danger de ses
opinions scandaleuses ; un hypocrite, au contraire, se dérobe au péril d’un athéisme
caché qui s’arme avec pleine sécurité de toutes les foudres spirituelles pour
écraser les objets de ses ressentiments. La dévotion n’est en de pareils hommes que
le témoignage authentique de leur endurcissement. Cette péripétie du Festin
de Pierre est l’opposé de celle du Tartuffe, en ce que
l’imposteur, dans cette autre pièce, lève le masque dès qu’on l’a pénétré ; et que,
dans celle-ci, l’athée prend la masque, afin qu’on ne le pénètre plus. Ce
changement de parti est le dernier coup de pinceau qui seul
pouvait ajouter quelque nouvelle empreinte hideuse au visage de l’impiété. C’était
déterminer ses traits et rendre à tous les yeux l’hypocrisie la plus haïssable du
monde, que d’en faire embrasser la sainte apparence par un si abominable athée,
comme pour mettre le comble à ses scélératesses. Il n’est point de leçon théâtrale
aussi vigoureuse, aussi philosophique : on ne s’étonne pas de l’avoir reçue du génie
le plus vrai qui jamais ait profondément signalé son aversion et son mépris pour le
faux, dans tous les genres d’imposture et de charlatanisme. On sent quelle
importance acquiert la comédie lorsqu’elle obtient de si graves résultats, et que,
donnant ainsi le signalement de la plus dangereuse espèce de scélérats que la
société doive attaquer ou fuir, elle vous fait dire, après vous avoir peint un
menteur, un faussaire, un escroc, un corrupteur, un meurtrier, un sacrilège, un
impie déterminé ; tous ces monstres peuvent être rassemblés dans l’hypocrite.
Après l’examen des règles de la comédie qui en constituent spécialement la fabrication
dramatique, telles que l’exposition, le nœud ou intrigue, et les péripéties, nous ne
devons pas oublier de dire que de ces trois conditions les deux dernières ne
s’appliquent point nécessairement à l’espèce de comédies épisodiques nommées pièces à
tiroir, mais à toutes les autres. Notez bien ces différences, chaque fois que nous
aurons lieu de les remarquer. Elles vous convaincront de l’utilité du dénombrement des
conditions que je définis.
Celle de l’ordre des actes dont je vais vous parler ne porte aussi son application
que sur quatre espèces de comédies ; les pièces épisodiques n’ayant point d’intrigue
principale, ni de péripéties, ni de dénouement proprement dit, mais ne formant qu’un
tissu
de scènes partielles, qui aboutissent à une simple
conclusion.
On peut se souvenir que lors de notre examen sur la distribution des actes de la
tragédie, nous observâmes que la force dramatique de la fable devait se porter du
premier acte au troisième, et du troisième au dernier, si la fable ne fournissait pas
à un intérêt graduel qui s’accrut dans tous les actes ; et qu’à défaut de l’ordre
établi ci-dessus, il fallait que le second acte fût plein et fort, et que le quatrième
et le cinquième fussent prépondérants sur tous les autres. Mais dans la comédie en
cinq actes, c’est particulièrement au troisième qu’on doit développer tout l’éclat et
toute l’énergie de l’intrigue ou des caractères, ou de ces deux moyens réunis. Le
troisième acte contient le nœud du sujet, exposé dans le premier, et préparé dans le
second. Ces actes peuvent se remplir d’ornements et de jeux d’esprit qui disposent
favorablement le spectateur. Mais l’intérêt comique étant moins puissant que celui de
la tragédie, et la diction de Thalie étant moins soutenue, moins imposante que celle
de Melpomène, l’action et le langage tomberaient également en langueur si le jeu des
ridicules et la force du nœud ne relevait la fable dès le troisième acte : c’est le
plus décisif, et le plus important pour le succès en ce genre. Supposez au contraire
que le second acte, où le nœud s’engage, excitât vivement l’intérêt et le rire ; cet
effet précipité nuirait à la progression de la fable, sitôt qu’elle se ralentirait, et
le talent aurait besoin de prodiges pour maintenir au même degré, durant les trois
actes restants, l’émotion et l’enjouement
du parterre. Dès
qu’une fois on l’a bien fait rire, les choses dont il ne rit plus lui sont insipides ;
le sérieux raisonnable le refroidit et l’attriste ; on est condamné à garder le même
ton comique avec lui, sous peine de le détacher et de lui déplaire. Il faut donc
mettre une prudente économie dans les moyens que l’on dispense d’abord, n’en être
libéral qu’au troisième acte pour forcer les applaudissements, et ne les prodiguer que
dans les péripéties résultantes, ou vers la catastrophe. Le troisième acte de la
Métromanie brille du plus vif éclat par la scène capitale de
l’Empyrée et de Baliveau : si Piron l’eût placée au second acte, sa vigueur d’esprit
naturelle eût en vain créé tant de beautés imprévues, si bien liées les unes aux
autres, et rehaussées partout d’un style original, piquant et correct. Il n’est pas
douteux que son premier effet, obtenu trop tôt, n’eut mis son chef-d’œuvre en péril.
Molière, quoique si fécond, ménagea toujours ses ressourcés. On dirait que son génie,
n’osant se fier à sa propre fertilité, n’employait les premiers actes de ses comédies
qu’à la préparation des grandes choses qu’il promettait pour le troisième et pour le
quatrième, où son comique porte toujours ses plus grands coups, avec un éclat qui
rejaillit parfois jusqu’au dénouement. Quel besoin de m’appesantir sur les exemples ?
Ne vous rappelez-vous pas les actes troisièmes de l’École des femmes,
du Misanthrope, des Femmes savantes, de
l’Avare, et du Tartuffe ? Ce sont les plus frappants ;
et leur beauté n’est point surpassée par celle des actes quatrièmes qui les
rivalisent. Les Femmes savantes, et le Misanthrope,
entre cet
chefs-d’œuvre, sont couronnés encore par des
dénouements irréprochables. Les habiles distributions de Molière dans les comédies en
trois actes répondent à l’ordre qu’il conserve dans celles qu’il divise en cinq. C’est
au cœur, c’est aux entrailles du sujet qu’il transporte toute sa vigueur et tout son
feu ; par conséquent, dans ce rang de comédies, le second acte devient le plus
puissant et le plus riche ; témoins, l’École des maris, Amphitryon, le Malade
imaginaire, George Dandin, les Fourberies de Scapin, et
Pourceaugnac.
Le même ordre relatif est observé dans les pièces en un seul acte, où les scènes du
nœud sont les plus animées et les plus fortes de toutes. C’est ainsi que l’art,
choisissant le point convenable où doit monter l’effet du drame à son plus haut degré,
arrive au comble de ses qualités ; et de là, planant sur le sujet, domine l’esprit des
spectateurs dont il s’empare énergiquement au milieu de la représentation, et qu’il ne
cesse plus de remuer jusqu’à la fin, au gré des situations diverses de la fable. Les
ouvrages du grand maître que nous offrons pour modèle supérieur, enseignent où les
actes doivent se borner, et quel usage on doit faire de l’intervalle qui les sépare.
On y voit que les personnages ne peuvent quitter la scène qu’au moment où des motifs
nécessaires à la suite de l’action les appellent au dehors, et non lorsqu’ils
n’auraient seulement plus rien à se dire. Chaque fin d’acte laissera donc, par leur
disparition, la curiosité publique en suspends sur quelque intérêt engagé dont elle
attendra les résultats nouveaux dès qu’ils reparaîtront ; les entractes par conséquent
ne sont
point des lacunes, des vides ; mais un temps donné
aux démarches dont le public ne peut être le témoin, ou dont le spectacle lui
causerait quelque déplaisance ou quelque ennui. L’absence des acteurs n’est pas moins
employée que leur présence à la continuité de l’action dans une comédie bien
construite ; et la perfection exige que sans cesse le parterre désire apprendre au
commencement d’un acte ce qu’ils ont fait ou dit, depuis la fin de l’acte passé, et
que sa curiosité, chaque fois plus vive, ait de quoi se sentir complètement
satisfaite.
La condition importante de l’ordre des actes entraîne nécessairement la condition de
l’ordre des scènes principales et secondaires. Le talent de faire les scènes, de les
bien lier, et de les amener à leur place convenable ne s’acquiert que par l’étude de
la comédie moderne. Les anciens ignoraient ou négligeaient le soin de les enchaîner
l’une à l’autre par des ressorts imperceptibles. Leurs acteurs en quittant le théâtre,
le laissait fréquemment vide à ceux qui les venaient remplacer : nous avons vu que des
personnages postiches, des suppléments de prologue, des parasites superflus, ou
quelque autre espèce de bouffons, leur prêtaient matière aux remplissages qui
déguisaient les lacunes de l’action sans cesse coupée ou suspendue. Ce défaut se
perpétua chez les premiers comiques italiens qui, trop idolâtres de l’antiquité, ne
firent d’abord que traduire servilement les fables grecques et latines, et qui
poussèrent le scrupule jusqu’à ne pas moins imiter les fautes que les beautés qu’ils y
admiraient religieusement. Ces irrégularités passèrent de
]
l’Italie chez les autres nations étrangères, où les drames, plus compliqués
d’incidents et d’aventures romanesques, ne devinrent qu’un assemblage désordonné de
scènes sans lien et sans suite : l’ordre théâtral ne s’établit qu’en France, et la
liaison industrieuse des principales scènes du Menteur de Corneille et
de celles des premières comédies de Molière, servit d’exemple aux auteurs, qui firent
une règle de ce perfectionnement. On convint que les acteurs ne sortiraient plus sans
avoir vu ceux qui leur devaient succéder, ou sans leur avoir parlé, afin que la pièce
ne parût jamais s’interrompre. On observa que s’ils se montraient successivement deux
à deux, ou trois à trois, ou quatre à quatre, cette égalité de nombre en rendrait
l’aspect trop uniforme, et qu’il fallait le varier continuellement pour plaire aux
yeux. On ne prodigua plus les monologues : on les employa rarement dans les
expositions du sujet. La raison en est simple : rarement un homme est assez agité pour
s’expliquer hautement ses propres pensées ; il faut, en ce cas, qu’une passion, qu’une
frénésie quelconque le mette hors de soi-même, et de tels transports ne peuvent naître
en lui qu’au moment où l’action bien engagée acquiert toute sa chaleur. Tout monologue
qui contient une explication froide, et non des sentiments très vifs, manque de
vraisemblance ; et cette condition théâtrale est la plus essentielle dans la bonne
comédie, où le secret de l’art est de dissimuler l’art, si bien, que la représentation
passe pour la vérité même. Le monologue du Mercure de Plaute pèche en tous points
contre cette règle : celui du Sosie de Molière
s’y
accommode parfaitement. Ce valet paraît en scène au milieu de la nuit, doublement ému
par sa poltronnerie et par l’intérêt de sa mission ; il a cheminé seul dans les
ténèbres ; la peur qui l’a saisi dans la route a troublé déjà sa cervelle, et l’effroi
d’avoir oublié les ordres de son maître le contraint à tâcher de se les rappeler : il
va paraître devant Alcmène ; le rang de sa maîtresse lui impose un respect qui dérange
encore ses idées, et le besoin de concerter en soi sa petite harangue le retient
malgré lui-même au seuil de la porte du logis. N’eût-il que cette seule préoccupation,
elle suffirait à rendre son monologue vraisemblable. Combien de personnes d’une plus
libre condition et d’un esprit plus ferme que Sosie, à la seule approche de l’heure où
quelque grand leur doit accorder une audience, ne s’intimident-elles pas aussi
puérilement, et ne répètent-elles pas tout haut des phrases inutilement arrangées
quelles oublieront de redire en sa présence, ou qu’elles n’auront pas l’occasion de
placer dans son oreille : les premiers mots de Sosie sont d’autant plus naturels
qu’ils ne sont que le cri de son épouvante.
En le voyant si effrayé l’on n’est pas surpris de l’entendre se plaindre de la
commission qu’il a reçue de son maître : les réflexions qui suivent ses plaintes sur
le danger de son message viennent là comme il faut.
« Chez les grands que chez les petits
.
« Ils veulent que pour eux tout soit dans la
nature
Admirez comment l’auteur rattache les discours les plus simples de ses personnages
aux vérités les plus générales, et en tourne le sens de manière à s’appliquer aussi
bien aux valets qu’aux courtisans, et aux autres hommes courbés sous le joug de toute
espèce de domesticité. Ce langage leur est également convenable à tous. Bientôt Sosie
aperçoit la maison où loge Alcmène : sa frayeur cède alors à l’embarras de lui faire
un récit des victoires d’Amphitryon.
Supposition comique par laquelle l’ingénieux monologue se varie en de triples
interlocutions, où le messager qui raconte, où Alcmène qui interroge, où Sosie qui
répond et s’applaudit à part de toutes les gentillesses de son
esprit, forment un concours idéal de trois personnages représentés par une
seule personne. Le plaisant ambassadeur achève ainsi d’instruire le public des détails
du grand combat de son maître, en figurant sur sa main la carte du pays conquis ; et
tandis qu’il décrit les lieux qu’occupait le corps d’armée, un léger bruit qui
l’épouvante l’interrompt et lui fait terminer son soliloque par ce trait risible :
On ne peut offrir ce bon monologue pour modèle à suivre, car sa perfection est, je
crois, inimitable, et ne tient pas moins aux singulières circonstances du sujet, qu’à
l’originalité du poète. Il en faut seulement déduire cet axiome, qu’on ne doit
introduire nul personnage se parlant à soi seul, à moins que son extrême passion ne
rende son transport théâtral. Écoutez George Dandin, acteur principal de l’une des
comédies les mieux construites. Ses premiers discours vous exposeront fortement le
sujet de la pièce par l’expression du vif chagrin de ce personnage.
« Ah ! qu’une femme demoiselle est une étrange affaire,
et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent
s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un
gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne, c’est une chose considérable
assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances qu’il est
très bon de ne s’y point frotter ; je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et
connais le style des nobles, lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur
famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes, c’est notre bien seul
qu’ils épousent ; et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier
en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de
moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez
acheté la qualité de son mari. George Dandin ! George-Dandin ! vous avez fait une
sottise la plus grande du monde ! Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y
rentre point sans y trouver quelque chagrin.
À ce peu de mots vous reconnaissez un homme malheureux : vous vous intéressez à lui
d’autant plus qu’ils semblent lui être arrachés par la violence de son affliction : le
sujet de ses peines vous est déjà révélé par les gémissements involontaires qui lui
échappent sans témoins : et vous le plaindrez durant toute l’action, parce que ce
monologue, savamment placé, grave dans votre mémoire l’image de son malheur. Le fameux
monologue qui termine le quatrième acte de l’Avare confirme encore
mieux le précepte que je vous retrace ; il fournit de plus une réponse à deux
observations qui sembleraient contredire nos règles théâtrales. En effet on remarquera
d’abord
que la scène reste vide par la disparition des
acteurs qui sortent au moment qu’Harpagon seul reparaît : mais considérez que le fil
de l’action n’est point rompu ; le public vient de voir la cassette volée entre les
mains des fuyards ; il sait que l’avare est allé vers ce trésor, il s’attend à sa
rentrée ; il est empressé de jouir du spectacle de sa fureur : il n’y a donc là nulle
suspension. Plaute et Molière se sont rivalisés dans cette admirable scène où le
désordre de l’esprit autorise l’avare à dire toutes les folies imaginables. On
s’étonne ici que l’auteur français oublie nos bienséances, jusqu’à pousser son
personnage à interpeller les spectateurs à la manière des Grecs et des Latins. Mais
qui vous a dit que l’avare s’adresse au parterre ? N’est-il pas en délire ? ne
croit-il pas, en saisissant sa propre main, avoir empoigné celle de son voleur,
lorsqu’il ne prend que la sienne ? ne se figure-t-il pas environné de juges, de
témoins, de valets, de servantes et de curieux rassemblés par son désastre ? Sait-il
où il est, ce qu’il fait, ce qu’il exprime, ce qu’il devient ; c’est à ses propres
visions qu’il parle, non au public, et le hasard de sa situation exaltée par la
démence acquiert le plus grand comique de la présence des spectateurs, dont la réunion
autour de lui, réalise idéalement les chimères de son désespoir, qui se prend à tout
ce qu’il croit entendre ou voir en sa questionnante frénésie.
Serait-il permis, en citant ce bel exemple, d’oublier ici de rendre hommage au talent
admirable de l’acteur Grand-Ménil, qui sut exceller, dans le rôle
d’Harpagon, par la verve et la vérité frappante de son débit, et qui rivalisa plus
d’une fois sur le théâtre,
le naturel profond de Préville, seul acteur qu’on nommait l’inimitable.
L’ordre des scènes consiste à les ranger chacune de façon qu’elles concourent à
l’éclaircissement du sujet, à sa marche toujours progressive, à son intérêt gradué, à
la liaison des entrées et des sorties entre les personnages, et enfin à la variété du
nombre d’acteurs qu’elles amènent d’acte en acte jusqu’à la catastrophe. Outre ces
nécessités, la comédie exige, ainsi que la tragédie, un arrangement mystérieux dans
les scènes capitales auxquelles il faut donner la forme d’un tout partiel intégré dans
le tout général qui le contient.
C’est à la beauté des grandes scènes que tiennent les grands succès : il ne suffit
pas à chacune d’avoir, comme on vous l’a dit, un commencement, un milieu, et une
fin, si leur construction ne renferme encore le principe d’un double mouvement de
passions ou d’intérêts, dont l’impulsion en un sens, cède enfin à une sorte de
retour oscillatoire qui les repousse en un sens contraire. J’en vais citer quatre
principaux exemples. La scène capitale du Dépit amoureux est la
querelle d’Éraste et de Lucile en présence de Marinette et de Gros-René, qui les
soutiennent chacun dans leur ressentiment. Éraste commence l’entretien en ces
termes :
Et il continue sur ce ton à lui peindre en expressions ravissantes l’amour qu’il
ressentait pour elle, et dont il jure de se dégager, quoiqu’à regret, et prévoyant
même qu’affranchi de son joug,
Voilà l’exposition claire du sujet de la scène ; et le dessein des deux personnages
est bien de se fuir tous deux pour ne plus se revoir. Éraste poursuit.
Et il ajoute serment sur serment de ne plus revenir.
lui réplique aussitôt Lucile indignée. L’impulsion, comme on le
voit, est bien donnée par les deux rôles en un sens tout pareil.
répond Éraste.
Lucile à son tour lui rend un diamant qu’elle reçut en cadeau : un bracelet le
suit, puis, une agate montée en cachet ; enfin ils se font plaisamment restitution
de tous les petits présents qu’ils s’étaient donnés : voilà bien l’intérêt engagé
qui s’accroît, et le nœud de la scène qui se forme. C’est peu ; l’amant dépité relit
une lettre de sa maîtresse.
Et il déchire l’écrit avec fureur. Lucile, de son côté, relit un billet
d’Éraste.
Et elle déchire aussi l’écrit de son amant. Là le nœud se resserre d’autant plus
fortement, que tandis qu’ils continuent à déchirer, tous deux, lettres sur lettres,
le valet encourage l’un dans sa colère, et la suivante excite l’autre dans la
sienne.
s’écrie Lucile,
s’écrie Éraste ; ils se disent mutuellement adieu : c’en est fait
après un si courageux effort de part et d’autre ; tous deux se vont séparer. Comment
se démêlera cette intrigue, et qui désormais changera leurs volontés si
invariablement déterminées ? Ces amants ne sont-ils pas brouillés par mille outrages
réciproques ? oui, autant que des amants se brouillent. Écoutez le langage de leurs
passions stupéfaites.
Voilà l’origine d’un changement de volonté, de cette péripétie de la scène que je
compare au mouvement oscillatoire dont le retour succède à la première impulsion
opposée. On va voir son effet dans les réponses adoucies de la sévère Lucile.
Leurs reproches mutuels se tempèrent à mesure qu’ils s’expliquent leurs griefs :
déjà loin d’être résolus à rompre ensemble, chacun de ces amants rejette sur l’autre
le tort de l’avoir projeté le premier.
« — Moi
! point du tout
: c’est vous qui l’avez
résolu.
Enfin Éraste convaincu de la tendresse de Lucile se précipite à ses genoux pour la
fléchir et pour en obtenir le pardon de ses emportements.
Voilà le dénouement de la scène. Conclusion ordinaire à ces dépits des amoureux
dont les jalousies et les colères n’ont jamais d’autres catastrophes que ces doux
raccommodements. Nous retrouverons cette même scène trois fois traitée sur les mêmes
principes par le même auteur, et trois fois rendue nouvelle.
La scène passionnée du quatrième acte du Misanthrope est construite
avec un pareil artifice : les deux impulsions opposées, dont l’une la commence et
l’autre la termine, y contrebalancent puissamment les
sentiments d’Alceste : il entre plein de fureur contre Célimène, il l’accable de
noms odieux et d’outrages, il offre à ses yeux la preuve de sa noire infidélité : sa
coquette maîtresse ne daigne pas même s’en justifier ; la raison d’Alceste la
convainc et la condamne ; mais son cœur plaide sa cause et la défend sitôt contre
lui-même, qu’il tombe aveuglément à ses pieds, lui pardonne, et se livre tout entier
à ses caprices, en se démentant par des paroles où respirent l’exaltation et la plus
tendre idolâtrie qui fût jamais dans le cœur d’un amant. Mesurez de quel point
Alceste partit au commencement, et quel intervalle il a franchi jusqu’au point où il
arrive à la fin, vous jugerez l’étendue immense du talent de l’auteur. Cette belle
scène s’expose par la colère, se lie et s’intrigue par l’amour, et se dénoue par la
faiblesse naturelle aux passions véhémentes.
La même comédie contient encore une scène capitale entre Arsinoé et Célimène, où
l’on retrouve le jeu des deux forces réagissantes, non tour à tour, mais l’une après
l’autre, avec une égale puissance. La prude, dirigée par sa jalouse malignité, vient
humilier Célimène à qui elle rapporte tous les propos qu’elle entend dans les
cercles du monde contre sa conduite légère et bruyamment scandaleuse.
« Et ce n’est point assez de bien
vivre pour soi
;
La coquette à son tour, empressée de lui rendre la pareille, réplique à la
charitable Arsinoé, en l’avertissant du blâme qu’elle s’attire publiquement par ses
dérèglements cachés qui contrastent avec ses réprimandes sévères et sa pruderie
affectée : elle lui rend la confusion qu’elle en avait reçue et la paye ainsi de la
même monnaie, dans une répartie qu’elle termine par le même formulaire :
Le retour d’une impulsion sur l’autre me paraît évident ici plus qu’en tout autre
exemple : et Molière tire à la fois de ce double mouvement, le brillant jeu de cette
scène capitale et la peinture accomplie de deux principaux caractères placés en
opposition. Il faut pour bien ressentir tout le magique effet de ces combinaisons
transcendantes avoir vu ce que leur donnait de ressort l’exécution vive et forte de
Contat, actrice justement célèbre ; ou voir aujourd’hui ce que
leur ajoute de grâce et d’éclat la finesse de mademoiselle Mars,
qui la surpasse dans le rôle de Célimène, par l’enjouement spirituel et la décence
élégante qui la distinguent toujours.
Tirons de l’excellente comédie des Femmes savantes
la quatrième preuve du système que j’analyse : on ne nous
niera pas qu’en cette pièce la scène de Trissotin et de Vadius ne soit capitale :
décomposez-la, vous y apercevrez la même construction ; elle a, comme celles que
j’ai citées, une exposition, un nœud, et un dénouement, ainsi qu’une comédie
entière ; de plus elle comporte cette impulsion donnée à qui succède une réaction
égale. Trissotin présente Vadius : les deux pédants, empressés de se congratuler, se
louent avec une emphase qui s’exagère de moment en moment.
« Vos vers ont des
beautés que n’ont point tous les autres
;
Tous deux accumulent ainsi l’un sur l’autre les titres d’admiration, et bientôt
après ;
Mais Trissotin, avant d’entendre une ballade que son confrère va lire, est curieux
de l’interroger sur le sonnet dont il est l’auteur ; et Vadius, qui ne le goûte pas,
le déclare mauvais. C’est là que se forme le nœud, d’où résulte la prompte péripétie
qu’éprouve
leur vanité, dont le ton change aussitôt et
passe du langage le plus apologétique à une réciprocité d’injures les plus basses et
les plus grossières.
Admirons avec quel art Molière, par les deux mouvements contraires de cette scène
capitale, révèle en un instant ce que ces méprisables rimeurs disent de leur faux
mérite, quand ils ont intérêt à trafiquer de réputation afin d’éblouir leurs dupes,
et ce qu’au fond ils pensent d’eux-mêmes, dès que leur amour-propre blessé les
irrite au point de s’avouer réciproquement leur sottise et leurs plagiats
ridicules.
À ces quatre exemples je ne puis me dispenser de joindre celui de la scène exquise
entre Strabon et Cléanthis, dans le Démocrite de Regnard : on ne
saurait en indiquer une meilleure pour confirmer le précepte. L’entretien commence
par la séduction et l’amour des deux personnages qui se méconnaissent ; il se
termine par une reconnaissance conjugale, d’où renaissent la discorde et l’ancienne
haine des deux époux, qui renouvellent les serments de se fuir à jamais comme des
monstres. Cette scène frappante est une des plus originales de l’auteur. J’insiste
sur
cette théorie des scènes capitales et sur le principe
des oscillations contraires dont le jeu les embellit. On conçoit, en effet, que plus
les premiers sentiments des personnages sont éloignés de ceux où la passion les
ramène, plus l’éloquence dramatique doit seconder la combinaison du sujet, afin de
les conduire insensiblement par toutes les transitions intermédiaires qui séparent
les deux points extrêmes de l’opposition des volontés. De là naissent les beautés,
les richesses, l’ampleur, et la consistance des scènes capitales, auxquelles sont
particulièrement attachés les grands succès, et qui signalent bien mieux la verve et
le génie des auteurs, que la régularité d’un plan tout entier, et rachètent cent
fautes par l’éclat dont elles couvrent les taches d’un ouvrage. L’art de bien filer
les scènes capitales importe surtout aux pièces épisodiques, ou à tiroir, telles que
les Fâcheux ou le Mercure galant : car en ces comédies
chaque scène, renfermant un sujet détaché, doit former un tout que l’on saisisse
d’un coup d’œil.
La condition du dénouement suit nécessairement celles de l’ordre des scènes et de
l’ordre des actes. Le dénouement comique est comme dans la tragédie la conclusion
naturelle de tous les intérêts de la fable : mais il n’a point trois espèces, il n’en
a que deux ; le dénouement heureux, et le dénouement mixte ; car la catastrophe ne
doit jamais être malheureuse dans la comédie : ceci bien entendu, nous désignons par
dénouement heureux celui qui tourne simplement à la satisfaction du principal
personnage ou du principal intérêt du spectateur ; et par dénouement
mixte, celui dont la double catastrophe produit le bonheur des
personnages intéressants et la confusion des ridicules moqués, ou des vicieux
risiblement punis. Ceux des deux espèces doivent s’effectuer par une soudaine
péripétie qui, plus forte et plus imprévue que les précédentes, surprenne, réjouisse,
et contente l’esprit : elle n’est bonne que si elle opère à la fois la détermination
du sort de tous les acteurs, de façon que le public n’ait plus à rien désirer. Il faut
que la catastrophe un peu pressentie arrive inopinément, qu’elle sorte du fonds du
sujet et résulte du jeu des propres ressorts de la fable ou des caractères ; mais non
qu’elle s’effectue par des moyens étrangers à l’action, ni par des secours tirés du
dehors. La comédie est encore redevable à nos temps et à nos auteurs nationaux de ce
perfectionnement : les hommes de l’art qui ont bien étudié le théâtre de Molière, loin
de partager l’injustice du blâme qu’on attache à ses dénouements, s’étonnent que dans
la quantité de ses comédies il en ait fait un si grand nombre de bons : ceux de
l’École des maris et du Sicilien, qui se ressemblent
par les circonstances, quoique variés par son industrie, et celui de l’Amour
médecin, sont des modèles pour la comédie d’intrigue ; ceux du
Misanthrope et des Femmes savantes, sont d’excellents
exemples pour la comédie de caractères et de mœurs ; ceux de l’Avare et
du Tartuffe satisfont moins la régularité dans la comédie mixte. Mais
s’ils sont défectueux quant à la conduite de l’action, comme je l’expliquerai, ils
sont irréprochables quant aux convenances bien gardées des caractères :
ceux enfin du Malade imaginaire et du
Mari-Sganarelle, autre malade imaginaire, du Mariage
forcé, de George Dandin, et même de la farce de
Pourceaugnac, ne sauraient être meilleurs dans la comédie
facétieuse : les pièces à tiroir n’exigent pas de dénouement formé, proprement dit :
c’est un simple cadre que l’on retire lorsque l’on n’a plus de portraits à y mettre,
et qu’il est rempli. Les vices des dénouements dans les autres pièces de Molière, que
nous n’avons point citées en ce lieu, ne peuvent lui être reprochés : la plupart ne
sont que des imitations latines, espagnoles et italiennes : il puisa d’abord en ces
sources, et les beautés qu’il en retira, ne furent point assez corrigées par son
goût : peut-être aussi ne voulut-il pas dénaturer ses modèles et leur ôter leur forme
originaire ; ou peut-être encore le préjugé public et le pouvoir de l’habitude le
contraignirent à conserver les dénouements usités dans la comédie latine, qui
débrouillait ses intrigues par des récits, par des reconnaissances inattendues, par
des coups du ciel et par des machines. Regnard, à qui nous devons les deux dénouements
très gais du Joueur et du Légataire, essaya même après
Molière, en cette dernière pièce, de réhabiliter l’ancien usage de Plaute, qui
terminait ses drames par un compliment de sa troupe aux spectateurs. C’est ainsi que
le Crispin de Regnard adresse ces derniers mots au parterre :
« Et
femme au par-dessus
; mais ce n’est pas assez
,
Le ton de Crispin est plus poli et moins leste à l’égard des spectateurs français que
ne l’est celui de certain coryphée du chœur de la Cassina à l’égard des
Romains. Plaute lui fait dire sans façon, afin de trancher les détails d’un fait qui
l’embarrasse à débrouiller, et dont il ne tirerait plus de comique ;
« Spectateurs, ce qui se passera là-dedans, nous allons vous l’apprendre. Cette
Cassine se trouvera la fille du voisin, et va se marier à Euthynicus, fils de notre
maître. Maintenant il est juste que vous nous accordiez vos battements de mains pour
le salaire que nous méritons. Que celui qui le fera puisse jouir de sa maîtresse
comme il lui plaît, en cachette de sa femme ; mais que celui qui ne nous applaudira
pas hautement, du plus fort qu’il pourra, trouve à la place de sa maîtresse un bouc
infect en son lit.
Ne conseillons pas à nos poètes de prendre de semblables licences avec le public
moderne ; ils s’apercevraient à leurs dépens que les légers Français n’entendent pas
encore raillerie comme les graves Romains. Nous ne tolérerions pas plus leurs
prologues familiers que leurs burlesques compliments d’adieu. La comédie est devenue
chez nous une affaire si sérieuse, aux yeux des magistrats du parterre, qu’on
n’oserait leur adresser le moindre petit mot qui déridât leur sévérité et dérangeât
leurs austères bienséances. Tant pis pour la gaîté, mais tant mieux pour la dignité de
nos doctes et pesants juges. Les folles bouffées de la joie et de l’esprit seraient
capables de les déconcerter, et
désarmeraient trop aisément
la rigueur de leurs sentences ; il vaut mieux les respecter et s’y soumettre,
dussions-nous perdre la force comique, dont nous ne nous soucions plus, et à laquelle
nous préférons la moralité, vers laquelle penchent tous nos drames philosophiques,
improprement nommés comédies.
Les conditions de la force comique et de la moralité n’étaient pourtant pas incompatibles dans les fables anciennes ;
elles s’appuyaient l’une et l’autre, et recevaient un heureux relief de leur union
théâtrale. Ces deux conditions ne s’appliquèrent pas indispensablement à toutes les
pièces du genre, mais elles contribuèrent aux succès de ses principales espèces ;
elles y mettaient en quelque sorte le sceau du vrai génie. La plupart des ouvrages, et
particulièrement les plus modernes, n’ont point de force comique ; quelques-uns se
passent de moralité ; mais les plus beaux, considérez-les bien, tiennent leur lustre
durable de ces deux qualités brillantes et rares. C’est par la force comique surtout
que prévalurent entre tous les poètes, Aristophane, Plaute, et Molière : on sait que
Térence en manqua ; ses pièces, à cela près, sont régulières, élégamment dictées,
correctes en leurs sentiments, en leurs mœurs ; mais la seule absence de la force
comique décida sans doute le goût des Romains à le ranger dans une classe inférieure,
bien au-dessous du premier auteur d’Amphitryon et de
l’Avare. Celui-ci, toujours animé, toujours plein de saillies,
mettant partout ses acteurs en situation, poussant le ridicule jusqu’à l’extrême,
combinant de mille manières le contraste et le jeu des masques, cachant la raison sous
le maintien de la bouffonnerie, et soulevant de
scène en scène les transports et le rire d’une folie dont le débordement entraîne les
juges les plus austères au gré de son caprice et des incidents de sa fable ; celui-ci,
dis-je, mérita lui seul, à l’égal d’Aristophane, d’être imité par le Ménandre français
et par son successeur. Molière lui emprunta le Mascarille de l’Étourdi,
piquant modèle en ce genre, rôle formé de l’assemblage des traits qui caractérisent
tous les esclaves, tous les affranchis, tous les fourbes de Plaute : s’il copia la
physionomie du Phormion de Térence, dans son Scapin, il en renforça la figure à la
manière large et vigoureuse de Plaute, prenant de l’un sa finesse, et de l’autre sa
vigueur. Regnard, à son tour, fit revivre les Ménechmes du poète latin,
et trouva dans la facétieuse comédie intitulée Mostellaria, le fonds
original de la fable du Retour imprévu qui, partout, ainsi que les
Ménechmes, est fondée sur la force comique. Tant d’imitations de nos
grands maîtres nous devraient avertir du profit que nous eussions retiré d’une lecture
plus attentive de cet auteur, qu’ils ne dédaignèrent pas comme nous. Leurs emprunts
ont appauvri cette mine féconde, mais ne l’ont pas épuisée ; il reste encore des
pièces intactes à ressaisir. On se souvient du cas que faisait Cicéron des belles
scènes de l’Epidicus, où par les ruses d’un esclave de ce nom une
joueuse de luth est vendue à un vieillard qui croit avoir racheté sa fille en cette
courtisane, tandis qu’on lui a fait payer la rançon de la maîtresse de son fils. Cette
plaisante scène, transportée dans ma comédie intitulée Plaute, n’a pas
moins frappé les connaisseurs
au Théâtre-Français, où je
l’exposai, qu’elle n’avait séduit les juges les plus délicats de l’ancienne Rome. Les
autres parties de l’Epidicus, que j’ai fondues en mon troisième acte,
ont aussi bien réussi que la plupart des scènes du Rudens, que je
m’étais efforcé de joindre au tissu de ma fable principale. Ne négligeons point de
fouiller ainsi dans les trésors où Molière et Regnard fouillaient eux-mêmes, et ne
nous fions pas à nos propres inventions, quand de tels exemples nous apprennent qu’ils
enrichissaient leurs pièces des fruits de leurs profondes recherches.
Je m’abstiens de parler ici du Tartuffe dont la contexture entière
contient tous les éléments de la force comique ; et mes remarques à ce sujet ne
doivent pas anticiper sur l’étude spéciale que nous ferons de ce grand chef-d’œuvre.
Assez d’autres exemples fourmillent dans les œuvres de son auteur. Mais tâchons de
prouver, avant tout, que je ne fus pas le seul à m’apercevoir des qualités dont
Molière est redevable au satirique Aristophane, de qui l’éloge en ma bouche parut un
effet de mes préventions en faveur de ce Grec et de mon goût particulier.
La fameuse comédie des Nuées devint, pour l’auteur du
Bourgeois gentilhomme, un magasin de bonnes plaisanteries. Les
premières leçons données par Socrate à Strépsiade, offrent le modèle risible sur
lequel furent calquées celles du maître de philosophie à M. Jourdain. L’un et
l’autre bourgeois brûlent d’apprendre les hautes sciences, et s’émerveillent à
chaque mot qu’ils entendent. Strépsiade jure par les dieux ; on lui enseigne qu’il
n’y a dans l’univers que les nuées et le
mouvement. Il
croyait que Jupiter faisait pleuvoir et tonner ; on lui répond qu’il n’y a pas de
pluie sans nuée, et que le bruit et les éclairs sont des effets de l’air et des
tourbillons : ces choses-là le confondent. C’est ainsi que le maître de philosophie
propose des explications sur la physique à M. Jourdain qui s’en étourdit et les
rejette, en disant qu’il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de
brouillamini. Socrate veut apprendre à Strépsiade les mesures et le rythme
dactylique. Celui-ci croit qu’il parle du setier, du demi-setier, et des autres
mesures du marché ; à l’égard des dactyles, il s’en sert depuis son bas âge, ainsi
que M. Jourdain fait depuis quarante ans de la prose sans le
savoir. Que veut donc savoir Strépsiade ? Comment éviter les jours de
l’assignation au paiement de ses dettes ; c’est-à-dire, comment se soustraire à
l’époque de la vieille et de la nouvelle lune ; M. Jourdain veut aussi qu’on lui
apprenne, dans l’almanach, quand il y a de la lune et quand il n’y en a
point. Les éléments de grammaire que lui inculque si comiquement son
pédagogue, se rapportent encore identiquement aux principes exposés à Strépsiade,
sur le coq et sur la poule, sur le masculin et le féminin, sur les singuliers et les
pluriels. Les transports d’admiration au sujet de ces niaiseries sont pareils dans
les deux personnages : Vive la science ! Oh que cela est vrai ! La
belle chose que de savoir quelque chose ! Ah ! que n’ai-je étudié plutôt pour
savoir tout cela ? Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses que
celles-ci ? Mêmes étonnements, mêmes expressions chez les auteurs grec et
français ; même force comique en tous les deux.
Peut-être
convaincrai-je mieux de la réalité de ces rapports qu’on accusa d’être imaginaires
quand je les annonçai, en citant ici les propres paroles du judicieux Brumoy.
« Socrate ne pouvant rien tirer de plus du génie grossier de son disciple,
désespère d’en faire un philosophe, et lui conseille d’amener son fils en sa
place. L’autre y consent, en disant que son fils avait de l’esprit étant enfant ;
ce qu’il prouve aussi naïvement que le médecin Diafoirus au sujet de son fils
Thomas. Molière a copié beaucoup d’endroits de cette comédie. »
La conformité entre les deux poètes s’établit de plus en plus dans les actes
suivants, où Strépsiade, possédé de l’esprit de l’école et de l’enthousiasme des
Nuées, pousse son fils Philippe hors du logis.
« Le sel comique de cette scène, ajoute le père Brumoy, est précisément le même
que celui du Bourgeois gentilhomme, qui veut instruire sa femme et
sa servante des leçons qu’il a reçues de ses maîtres. La copie est plus conforme à
nos mœurs ; mais elle est moins vive que l’original, dont Molière avait bien
étudié les traits. À la vérité, Strépsiade ne fait pas ici un récit tranquille à
son fils, comme le Bourgeois gentilhomme à madame Jourdain et à Nicole ; mais il
parle dans le même goût avec plus de vivacité ; car, ayant la tête remplie des
grands mystères qu’il croit avoir appris chez Socrate, il en dit une partie sans
suite ni liaison à son fils, en le contraignant d’aller promptement tenir sa place
à la même école. Philippe, qui croit que son père ,
le regarde du même œil que madame Jourdain fit son mari
enharnaché en turc. Dès les premiers mots le fils jure par Jupiter ; ce serment
choque le père, qui lui dit que cela était bon autrefois, mais qu’il n’y a plus de
Jupiter.
— Qui profère ces impiétés ? — Diagoras, et Céréphon qui sait calculer le saut
d’une puce.
Du reste, il prodigue à son fils les noms de stupide, de sot, de butor et de bête,
sur le ton de M. Jourdain, qui traite sa femme d’ignorante et de petit génie.
L’identité devient évidente en ce dernier trait : Philippe voit reparaître son père
portant deux oiseaux sur le poing :
« Or ça, dis un peu, que penses-tu que je tienne-là ?
« — Un coq. — D’accord ; et ici ? — Un coq.
Instruit aux subtilités, il le lui nie, sur ce qu’une semblable dénomination ne
distingue point le mâle de la femelle, en répondant par un même mot qui signifie en
grec le coq et la poule.
« Ce sont donc tous deux la même chose ? Que tu es mal avisé ! Ne vas pas répéter
ailleurs cette sottise ! Désormais appelle l’une d’un nom de femelle, et l’autre
d’un nom de mâle.
« — Sont-ce là les belles connaissances que vous ont enseignées ces nouveaux
Titans ?
« — Ah vraiment ! ils m’en ont bien appris d’autres ; mais ma vieillesse est
cause que j’ai tout oublié à mesure que j’ai appris.
Voyons maintenant le Bourgeois gentilhomme répétant sa leçon sur les voyelles avec
sa servante :
« Sais-tu bien comme il faut faire pour dire un u ? — Comment ?
— Oui, qu’est-ce que tu fais quand tu dis un u ?
— Quoi ? — Dis un peu u pour voir. — Eh bien
u. — Qu’est-ce tu fais ? — Je dis u. — Oui,
mais quand tu dis u, qu’est-ce que tu fais ? — Je fais ce que
vous me dites. — Ah ! l’étrange chose que d’avoir affaire à des bêtes ! Tu
allonges les lèvres en dehors, et approches la mâchoire d’en haut de celle d’en
bas ; u. Vois-tu ? je fais la moue, u. — Oui,
cela est beau ! — C’est bien autre chose si vous aviez, « vu o,
et da, da, et fa, fa !
En ces deux fragments comparés, on voit qu’à la force comique des choses Molière
savait, comme Aristophane, joindre celle qui naît de la naïveté du dialogue ; rien
n’est plus sublime que le naturel de ces puérilités ridicules, où s’abaissent à leur
âge les bourgeois Strépsiade et Jourdain, tout entêtés de pareilles manies.
La force comique rejaillit souvent du profond naturel et de la vérité même ;
quelquefois elle part de la fiction la moins vraisemblable que puisse adopter
l’ de l’imagination. Par exemple, un mari bat sa femme ; en de certains
ménages, cela est tout simple : mais il est étrange que pour lui faire rendre les
coups dont elle ne peut se venger soi-même, elle s’ingère de le faire passer pour
médecin, et de persuader aux personnes qu’elle rencontre qu’il faut le bâtonner pour
le contraindre à exercer son art sans répugnance ; voilà le fondement insensé de la
satire du Médecin malgré lui. Ailleurs, chez Aristophane, un tanneur
paphlagonien maltraite ses esclaves ; ceux-ci forment le projet de faire supplanter
leur maître par un charcutier qu’ils forcent à prendre le gouvernement du lieu. Il
s’agit de persuader à ce manant
qu’il est né pour ce
grand emploi, et qu’il en a le mérite, ainsi que Sganarelle possède le talent de
diriger les malades : telle est la base allégorique et folle de la satire des
Chevaliers. Mettons les scènes capitales en parallèle, afin de bien
voir par quels côtés Aristophane ressemble à Molière. On bâtonne le fagotier, et on
lui promet un gain d’argent ; aussitôt il devient médecin, dit-il, sans avoir jamais
eu d’autres licences. On arrache le charcutier de sa boutique, on le flatte de
vendre et de dépenser à son gré tout ce qu’il voit ; soudain il se sent homme
d’état, sans avoir jamais rien su que faire des andouilles. Voyons comment on s’y
prend pour gagner l’un et l’autre par de comiques raisons, et par des louanges
ridicules. Valère et Lucas saluent Sganarelle avec de grands coups de chapeau, et
l’abordant humblement après bien des cérémonies,
« Monsieur, il ne faut pas trouver étrange que nous venions à vous ; les habiles
gens sont toujours recherchés, et nous sommes instruits de votre capacité. — Il
est vrai, monsieur, que je suis le premier homme du monde pour faire des fagots.
Je les vends cent dix sous le cent. Vous pouvez en trouver autre part à moins. Il
y a fagots et fagots ; mais pour ceux que je fais. — Faut-il, monsieur, qu’une
personne comme vous s’amuse à ces grossières feintes, s’abaisse à parler de la
sorte ? Qu’un homme si savant, un fameux médecin, comme vous êtes, veuille se
déguiser aux yeux du monde, et tenir enterrés les beaux talents qu’il a ?
« — Quoi donc ? Que voulez-vous dire ? Pour qui me prenez-vous ?
« — Pour ce que vous êtes, pour un grand médecin.
« — Médecin vous-même : je ne le suis point ; et je ne l’ai jamais été.
On s’obstine à lui faire avouer le contraire : son étonnement et sa résistance le
rendent de plus en plus risible : enfin une bastonnade le réduit à dire ce qu’on
veut, et il s’écrie plaisamment ensuite ;
« Ouais ! serait-ce bien moi qui me tromperais ? et serai-je devenu médecin sans
m’en être aperçu ? »
Mot satirique du meilleur sel. Passons à l’ouverture de la scène grecque.
Démosthène et Nicias se prosternent devant Agoracrite qu’ils viennent
d’invoquer.
Il ne sait ce que cela signifie : on l’oblige à mettre bas ses chairs cuites, et à
quitter l’échoppe qu’il tenait dressée.
« Me voilà : qu’y a-t-il ? — Ô le plus fortuné ! ô le plus riche ! ô toi qui n’es
rien aujourd’hui, tu seras demain puissant seigneur, et chef des trop heureux
Athéniens. — Que ne me laissez-vous apprêter mes andouilles, et vendre mes boudins
farcis ? Pourquoi vous moquez-vous de mon commerce ? — Insensé ! que parles-tu de
charcuteries ? Tourne tes regards, vois-tu ce peuple innombrable ? — Très
clairement. — Eh bien ! tu en es le général, tu es le prince de la place publique,
et du Pirée. Tu fouleras le sénat sous les pieds ; tu destitueras les chefs ; tu
vaincras ; tu posséderas les dépouilles des vaincus, et souilleras librement tout
le Prytanée de tes débauches. — Moi ?
— Affermis-toi
donc ; maintenant contemple tous ces objets : monte sur ton étalage de saucisses :
n’aperçois-tu pas ces îles qui t’environnent ?
« Je les vois. — Et ces ports, et ces navires chargés de richesses ? — Je les
vois. — Comment ne t’estimerais-tu pas par excellence ? Désormais tourne ton œil
droit vers la Carie, et ton œil gauche du côté de la Chalcédoine. — Pour être
fortuné, faut il que je devienne louche ? — Non, mais tu seras maître de vendre à
ton profit tout cela ; car tu deviendras, si l’on en croit l’oracle, le plus grand
homme de la république. — Expliquez-moi, je vous prie, par quel traité, moi, qui
ne suis qu’un marchand de boudins, je deviendrais un si grand seigneur ? — C’est
par cette raison que tu es méchant, téméraire, et de la lie de la populace que tu
es propre à faire un homme d’état. — Moi, moi, misérable, je ne préjuge pas que
l’on me considère si éminemment. — Eh pourquoi dis-tu que ton néant t’en rend
indigne ? Tu me parais méditer quelque chose de bien. Sors-tu d’une race bonne ou
mauvaise ? — Moi, de la plus vile et de la pire de toutes, oui, de par les dieux !
— Ô le plus favorisé des mortels ! que de circonstances propres à t’élever au
gouvernement de l’état. — Mais, quoi ? je n’ai appris aucun art, je ne sais rien
qu’un peu lire ; et qui pis est, je lis mal. — Cette seule chose te nuira de
savoir lire, ne fût-ce que très mal, l’état ne se soucie en rien d’hommes
instruits ni d’honnêtes gens, il n’a besoin que de mauvais sujets et de rustres.
Ainsi ne dédaignes pas ce que les volontés du ciel te donnent.
On éclaircit le sens de l’oracle au grossier Agoracrite qui, finissant par se
laisser convaincre aussi bien que Sganarelle, étonné d’être fait docteur, s’écrie
avec la même surprise :
« Vraiment ces augures-là ne concernent que ma
personne. Mais j’admire que de fait j’aie été formé pour m’ériger en souverain du
peuple !
Sganarelle ne s’étonne pas moins de sa propre métamorphose.
« Mais, messieurs, dites-moi ; ne vous trompez vous pas vous-mêmes ? Est-il bien
vrai que je sois médecin ? — Sans doute. — Diable emporte si je le savais. »
On le lui affirme, on le lui prouve, on lui vante les cures qu’il a faites, on lui
rappelle la quantité de ses guérisons miraculeuses, ainsi qu’on déroule devant
Agoracrite la liste des oracles qui le confirment dans l’opinion de sa dignité
publique. Enfin, monsieur, ajoute Valère aux merveilles qu’il conte au fagotier,
« Vous aurez contentement avec nous, et vous gagnerez ce que vous voudrez, en
vous laissant conduire où nous prétendons vous mener.
« Je gagnerai ce que je voudrai. — Oui. — Ah ! je suis médecin sans contredit :
je l’avais oublié ; mais je m’en ressouviens.
La même persuasion triomphe de l’étonnement du charcutier ; et lorsqu’il témoigne
quelque embarras de l’usage qu’il fera de l’autorité :
« Ce n’est point une affaire, lui dit-on ; faites ce que vous avez fait dans
votre métier : entortillez, fourrez tout en sac, broyez et mêlez toutes choses ;
gagnez-vous le peuple en le farcissant au gré de son appétit, en l’emmiellant par
des ragoûts de flatteries. D’ailleurs bien des qualités exquises sont en vous,
très propres à vous acquérir la
multitude ; une
éloquence grossière, une industrie pernicieuse, et l’habitude des friponneries du
marché. Vous possédez d’après cela, tout ce qui convient à gouverner une
ville.
Ce parallèle n’est, on le voit, ni conjectural, ni forcé ; il saute aux yeux à la
moindre inspection : l’emploi bouffon que les deux auteurs font de leur Agoracrite
et de leur Sganarelle dans le reste de leur drame, ne conserve pas moins de
conformité ; l’un fait de la politique comme l’autre fait de la médecine, à tort et
à travers ; et chacun montre la même impudence en sa charlatanerie, sous la couronne
du magistrat suprême, et sous le bonnet du docteur ; la force comique éclate dans
mille saillies de leur dialogue ; et l’esprit attique a partout le sel vif et
mordant de cette repartie de Sganarelle à Léandre, qui vient pour l’intéresser à
servir ses amours dans la maison de la feinte malade.
« Monsieur, il y a longtemps que je vous attends, et je viens implorer votre
assistance.
L’Hippocrate lui saisit aussitôt la main.
Voilà un pouls qui est fort mauvais. — Je ne suis point malade, monsieur, et ce
n’est pas pour cela que je viens à vous. — Si vous n’êtes pas malade, que diable
ne le dites-vous donc ?
Le secret de la force comique est celui du génie ; c’est pourquoi l’on ne saurait
le découvrir entièrement, ni le réduire en principe absolu ; mais autant qu’il est
possible de le pénétrer, on voit qu’il tient aux bonnes combinaisons de situations,
et au soin de pousser l’expression du ridicule le plus avant et le
plus loin qu’on peut. Molière ne craint point d’outrer le naturel,
en doublant et quadruplant la mesure des choses plaisantes, il va presque jusqu’à la
charge, mais son bon goût l’arrête là ; et s’il ne se contente pas de faire redire
symétriquement trois fois le même mot risible à son personnage, mais quatre et cinq
fois, son avare répétera cette même exclamation,
sans
dot !
jusques derrière la toile du théâtre : son Géronte s’écriera
jusqu’à satiété :
« Que diable allait-il faire dans cette galère ?
Et ces cris de la lésinerie deviendront pour jamais des proverbes dans toutes les
bouches.
La plaisante scène du dénouement qui couronne les facéties du
Légataire de Regnard, offre le même exemple ; et chaque fois que
désormais les Crispins de la société craindront les dénégations de quelque imbécile
qui pût oublier ce qu’ils lui auront fait dire ou faire à son insu, ils lui
répéteront,
c’est votre léthargie
. La force comique
se trouve dans les mots chez Racine, qui eut tous les styles ; chez Regnard, qui sut
toujours être plaisant ; chez Dancourt et Du Fresny, qui dialoguèrent finement :
mais la force comique de situations et de caractères ne se trouve que chez Molière ;
c’est là ce qui lui assure la palme dans son genre ; il n’est peut-être que deux
pièces qui luttent de naturel avec les siennes ; la vieille comédie intitulée
l’Avocat Patelin, et le Turcaret de Lesage. Dans
l’une, M. Guillaume est volé d’une pièce de drap et de six-vingts moutons : il est
invité à recevoir un
remboursement de trois cents écus,
et à manger une oie chez le débiteur. Il assigne son pâtre, et retrouve le voleur de
son drap dans l’avocat de sa partie adverse : son esprit se trouble durant la
plaidoirie, au point de confondre les deux affaires à chaque mot, contre l’habitude
ordinaire des hommes qui, selon l’expression devenue proverbiale, reviennent
toujours à leurs moutons. Le juge le condamne comme assassin du berger, qui dit
qu’il est mort : il est forcé de donner ses moutons volés pour dot à sa fiancée ; de
marier son propre fils, à la fille du voleur de son drap ; de renoncer aux trois
cents écus promis ; de céder ses aunes de drap pour présent de noces ;
au moins, dit-il, je tâterai de l’oie !— Nous l’avons
mangée hier
, lui répond l’avocat Patelin ; et le tout se fait par
l’entremise de la justice. C’est la force comique par excellence !
Dans l’autre comédie, le financier Turcaret, né laquais, et mangeant des millions
avec une baronne de jeux publics, dupe elle-même d’un chevalier d’industrie ; ce
traitant, dis-je, confondu par sa femme, à laquelle il ne paye pas même sa pension,
et par sa sœur revendeuse à la toilette, qu’il laisse dans l’indigence, présente en
situation continuellement vive, un modèle de force comique : ce qui l’accomplit est
le dernier mot de Frontin, valet de ces fripons qui se ruinent à l’envi, et qu’il a
friponnés tous ;
voilà le règne de M. Turcaret fini ; le mien va
commencer.
L’auteur, par ce seul trait ingénieux, offre l’image
de
toute cette canaille intrigante, qui, devenant millionnaire,
s’en va, comme il le dit, faire souche d’honnêtes gens dans
le monde
.
La franchise des caractères fournit à l’inépuisable Molière des ressources infinies
pour remplir la condition si rare dont nous nous occupons ; c’est dans la bonhomie
de Chrysale, c’est dans la naïveté de Martine, c’est dans la niaiserie indiscrète de
Lucas, émissaire de la femme de George Dandin, c’est dans la morgue brutale de
monsieur et de madame Sotenville, c’est dans l’ingénuité d’Agnès, dans l’absurde
gravité des Diafoirus, dans les rêveries des Pancraces, dans les manies de ses
bourgeois, de ses précieuses, de ses comtesses d’Escarbagnas, qu’il trouve le
coloris, les contrastes, les contours saillants, dont nous admirons la vigueur. Il
enchérit sur la force comique des situations du double Amphitryon et du double Sosie
de Plaute, en opposant à la scène où le chef thébain s’attriste d’apprendre qu’il
s’approcha conjugalement d’Alcmène, celle où son valet, mari de Cléanthis, se
réjouit si fort de ne s’être pas trop approché de sa femme, et s’en applaudit par
ces mots, lorsqu’elle s’en courrouce ;
« Je n’aurais jamais
cru que j’eusse été si
sage.
Les servantes hardies que Molière place si bien auprès des vieillards affaiblis,
dont elles sont moins les domestiques soumises que les gouvernantes impérieuses ;
les valets fourbes et insolents dont l’impertinence est autorisée par l’inconduite
des jeunes maîtres qui les font servir à leurs dérèglements capricieux :
tels sont les personnages dont le libre caquet et l’humeur enjouée
renforcent partout les tableaux du ridicule en ses comédies. Ôtez la rieuse Nicole
de la maison de monsieur Jourdain ; ôtez l’insolente Toinette du logis où elle jette
un sixième oreiller sur la débile tête de monsieur Argant ; ôtez au vieil Harpagon
son maître Jacques, à la fois cuisinier et cocher de cet avare, la force comique des
situations et des caractères’, relevée par tant des piquantes saillies, s’évanouira
tout à coup ;, et les drames où sont tous ces rôles, perdront leur plus théâtrale
condition. Elle brille surtout dans les Fourberies de Scapin, en deux
scènes inimitables et dignes d’être mentionnées particulièrement : la première est
celle entre Octave et Scapin. Le jeune homme, persuadé que le mystère de ses
intrigues n’a été révélé à son père que par ce valet, veut qu’il lui confesse le
tour qu’il lui a joué, sans lui expliquer lequel : Scapin, le voyant prêt à lui
passer une épée au travers du corps, lui avoue qu’il troua ses tonneaux de vin
d’Espagne, qu’il lui vola une montre, qu’il fit le loup-garou pour lui rendre, la
nuit, des coups de bâton qu’il en avait reçus le jour ; enfin il déclare crimes sur
crimes, et toujours ce n’est point celui qu’on veut savoir, tandis qu’il est
innocent du tort sur lequel il est interrogé. Cette suite d’aveux inutiles, arrachés
à un coquin qui se confond soi-même, est du plus fort comique. La seconde scène
entre Scapin et le vieil Argante, dont il veut tirer l’argent, ne le cède à aucune
des plus belles en éloquence et en vigueur ; on ne pouvait plus énergiquement
représenter les embarras, les frais et
les dangers d’une
procédure par-devant les tribunaux, qu’en faisant parler un si subtil escroc. Ce
développement dans sa bouche est aussi vrai que théâtral ; puisqu’en effet les
grands coquins sont nécessairement aussi bien versés que les jurisconsultes dans la
connaissance des lois qu’ils éludent, et dans les rubriques des avocats qui les
sauvent de la potence, des galères, ou des amendes. Concluons du souvenir de tant
d’autres exemples qui nous resteraient à tirer du seul Plaute et du seul Molière,
que la force comique résulte de la combinaison dans le plan, et de la franchise dans
le dialogue. L’esprit n’y suffit point, parce qu’il ne dicte que des bons mots. Les
essais de Voltaire l’ont prouvé mieux que tout ; jamais il ne sut combiner de ces
situations telles, qu’une fois les personnages, mis en scène, devinssent plaisants
par leur seule rencontre, et que le jeu naturel de leurs ridicules ou de leurs vices
dictât lui seul ce qu’ils doivent se dire pour exciter les éclats du rire le plus
fort parmi les spectateurs. Ce secret de l’art est spécialement renfermé dans toute
la trame du Tartuffe, dont j’omets de relever les éminentes beautés à
l’appui de chaque règle que j’analyse, ayant médité, pour le complément de
l’instruction, les moyens de rendre un hommage plus éclatant à la perfection de
l’œuvre inappréciable du poète philosophe dont s’est le plus distingué le génie.
Nous avons cherché les éléments de la force comique, de laquelle la comédie reçoit
son plus puissant moyen de faire rire ; mais, en amusant, elle doit corriger : c’est
là son but philosophique ; et, pour ne pas le perdre de vue, il nous faut considérer
la moralité de la comédie comme une de ses conditions
essentielles. Cette condition pourtant n’est pas inhérente à toutes ses espèces, et
s’attache indispensablement à la comédie mixte : les pièces d’intrigues, les pièces à
tiroir, et les facétieuses, peuvent sans dommage se passer de moralité principale :
c’est de l’importance d’une fin morale que ressortent la noblesse et l’utilité du
genre comique : le tableau des manies et des difformités humaines ne semblerait être
tracé que par la malice occupée à désoler les hommes, et non par la raison, jalouse de
les guérir, si quelques saines moralités, empreintes dans la comédie, ne présentaient
un
remède salutaire aux villes et aux ridicules dont elle
offre les images. On ne pardonne l’absence d’un but moral qu’aux ouvrages légers,
courts, et dictés par un fol enjouement qui ne les imagine que pour égayer, et ne leur
laisse que le titre de frivole badinage ; les caricatures qu’ils contiennent ne
ressemblent point assez aux originaux du monde pour blesser personne, et leur
les exagère trop pour qu’on s’en fâche. Mais la haute comédie contient
des portraits frappants, des figures véritables ; et si leur dessin ou leurs groupes
ne tendaient pas à la représentation d’une moralité généralement utile, chacun des
vicieux ou des ridicules aurait droit, en se reconnaissant à leurs traits, d’accuser
la méchanceté du peintre. Thalie, divinité railleuse, ne doit jamais cesser d’être
innocente, et ne peut vraiment l’être que lorsqu’elle se montre instructive par les
leçons profitables qu’elle donne en riant à la multitude ; le ton sardonique d’un
frondeur irrité ne vous égaye point, si ce n’est à ses dépens ; un railleur socratique
vous divertit malicieusement, et vous éclaire à la fois. Le premier ne veut
qu’outrager l’humanité, ou s’en venger, en accusant ses défauts ; le second ne cherche
qu’à redresser ses travers, et à les lui faire entrevoir finement pour la rendre
meilleure : ses plaisanteries deviennent l’assaisonnement des maximes de sa raison, ou
des reproches de sa justice. Il ne se moque point de vous, pour vous nuire ; et vous
n’en gardez nul ressentiment : l’autre ne nous tourne en ridicule que pour nous
offenser, et ses railleries envenimées, loin de changer nos mœurs, ne produisent en
nous que la colère et
l’entêtement de nos idées. Comparez
l’effet du Méchant de Gresset avec celui du Misanthrope
de Molière : ces deux personnages lancent également des traits satiriques sur le
monde : tous deux se montrent les frondeurs implacables des vices de la société ; mais
l’un, en exprimant sur elle les mêmes vérités que l’autre, vous attriste, vous
repousse, au lieu de vous plaire, et ne corrige personne, puisque ses reproches, qui
ne partent que de sa maligne noirceur, donnent sujet de douter que le monde ressemble
au tableau qu’il en fait. On récuse toutes ses assertions, et l’on abhorre son
persiflage empoisonné. Cléon n’eut semblé qu’un instrument des vengeances d’esprit du
poète, si l’aimable caractère de l’auteur ne l’eut préservé du soupçon d’avoir voulu
répandre le fiel sans intérêt pour la morale ; Alceste, au contraire, versant une bile
amère dans l’expression de sa haine pour les vices et les mensonges, n’est poussé que
par l’intérêt de la droiture et de la vertu : les satires qu’il fait sont innocentes
et salutaires, parce qu’elles lui sont dictées par la franchise : elles se font croire
en sa bouche, et forcent le monde à rougir des reproches qu’il lui adressé elles
remplissent le spectateur d’enthousiasme pour ses qualités, d’admiration pour ses
mœurs, et néanmoins elles le font rire par l’exagération du zèle qu’il met à débiter
ses maximes inconciliables avec la corruption universelle. On rit de le voir se
prétendre le réformateur du genre humain ; on rit de l’entendre protester qu’il doit
rompre en visière avec lui, ou le fuir à jamais dans quelque désert ; on rit de cette
roideur d’équité qui le pousse à se heurter sur tous
les
écueils qu’il éviterait par une sage prudence ; de sorte qu’on profite à la fois et de
la leçon de philosophie que donne l’exemple de son impatiente humeur, et des leçons
étendues que les censures de la société multiplient à chaque scène dans la grande
peinture qu’il fait de nos travers et de nos faussetés. Cléon, tout vicieux qu’il se
montre, n’est point puni comme il le mérite, et la seule conséquence qu’on puisse
tirer du dénouement, c’est qu’un méchant finit par se faire chasser ; vérité commune,
châtiment qui ne suffit point aux perturbateurs du repos des villes et des ménages.
Alceste, obligé de fuir les hommes, ruiné, trahi pour sa loyauté trop sincère, est si
bien puni d’un seul travers, dans la catastrophe, que les spectateurs, instruits par
son sort à garder une tolérante modération, réfléchissent au danger de tout excès
ridicule, même dans la vertu.
Ce second chef-d’œuvre de Molière surpasse en perfection le chef-d’œuvre de Gresset,
en ce qu’il renferme une moralité principale que ne comporte point l’autre ; unité de
vue, à laquelle les moralités secondaires qu’entraîne le dialogue ne sont
qu’accessoires, unité de vue dont j’ai déjà parlé, et toujours spécialement
caractéristique de la haute comédie.
Lorsque je recommande la moralité dans la comédie, et que je la fais envisager comme
l’une de ses plus importantes conditions, je ne prétends pas dire que les pièces
comiques deviennent plus estimables en proportion de ce qu’on y répand plus de
personnages moraux et plus de sages maximes. Les drames de Thalie ne doivent pas se
transformer en
sermons ; ses règles mêmes exigent que la
raison ne s’y explique que par son contraire, qui est la folie, et que les bonnes
leçons ne s’y retirent que des exemples vicieux. La moralité doit en être la
conséquence, le résultat, le fonds.
C’est là ce que n’ont paru le plus souvent sentir ni Destouches, ni La Chaussée, ni
plusieurs des écrivains qui les ont suivis, sans en excepter Voltaire ; aussi
ont-ils fait dégénérer l’art, par la gravité de leur morale et l’abus des sentences
philosophiques : sa décadence date de leurs succès. Dans les drames de Destouches,
ce ne sont point les manies et les ridicules qui contrastent entre eux et se
corrigent l’un par l’autre ; c’est la raison, c’est la vertu même qui s’y place en
opposition, toujours sérieuse, avec le vice et la bizarrerie ; ce sont elle qui
érigent des valets en Catons, et qui dictent aux soubrettes le langage des
Lucrèces ; ce sont elles qui font des jeunes amoureux, autant de Grandissons et de
Clarisses : le ridicule, entrevu parmi tant de graves censeurs, ne milite que contre
des discours, et son action n’est jamais librement mise en jeu. L’apparente noblesse
qui règne dans les fables de Destouches peut éblouir la multitude, mais trahit leur
défaut comique aux yeux des vrais juges. Le vice du genre de La Chaussée est plus
évident encore. Ce triste auteur ne s’arrête pas à faire raisonner moralement ses
personnages ; il les attendrit, il remplace le comique par la pitié larmoyante ; à
peine ses acteurs ont-ils le droit de sourire un moment, et leur verbiage n’est
qu’un flux perpétuel de maximes et de beaux sentiments ; son pathétique monotone met
Thalie en fuite, et
chasse en grimaçant jusqu’au moindre
ridicule. Si le développement d’une moralité générale constituait lui seul cette
condition dans la comédie, quelle pièce mériterait mieux son titre que la
Nanine de Voltaire ? Le préjugé le plus utile à combattre est
certainement celui qui établit entre les hommes d’autres différences que celles de
l’éducation ou des qualités de l’âme, et qui condamne, comme de basses mésalliances,
le mariage d’un noble ou d’un riche avec une roturière bien élevée, ou quelque fille
pauvre, mais vertueuse. Toutefois la leçon donnée dans Nanine ne
compose qu’un triste abrégé de la fable anglaise de Paméla, et non une riante
comédie. Le philosophe Dolban, sa sentimentale paysanne, le vénérable soldat
Philippe Humbert, et la vindicative baronne, ont tous un maintien trop sérieux pour
que les plaisanteries d’un valet et les brusques vivacités de la mère du comte
jettent assez de gaîté sur la trame de l’ouvrage qu’appesantit la réunion de tant
d’acteurs moralistes. La difficulté ne consiste pas à développer quelque idée
philosophique, mais à la démontrer plaisamment. La leçon inverse de celle qui
résulte de Nanine, le danger des réelles mésalliances entre de nobles
demoiselles et d’opulents bourgeois, fut donnée risiblement par Molière, dans son
George Dandin. Mais la contexture entière de cette pièce forme un
tissu tout comique ; aucun rôle n’y moralise ; chacun des personnages est bizarre ou
vicieux ; la morale du drame devient la conséquence forcée du spectacle de leurs
démarches naturelles. Il faut, pour bien apprécier le bon esprit de l’auteur,
supposer son même sujet traité à la façon
de Voltaire, et
de ses écoliers en philosophie. George Dandin serait un roturier
généreux qui, trompé par une noble famille, eût compté sur son amour et sur le
partage de ses biens pour s’attacher la demoiselle qu’il se fût acquise au prix de
ses richesses : il reprocherait à sa femme l’ingratitude de son cœur, et la cruauté
de le tromper après tant de sacrifices utiles à ses parents. Celle-ci, de son côté,
victime de l’intérêt de son père, déplorerait le malheur du contrat que sa famille
lui eût fait signer, et dissimulerait avec bienséance son aversion pour le mari
qu’on l’eût contrainte à prendre, et sa préférence pour quelque amant de sa
condition. Le père et la mère, témoins des désordres de ce ménage, s’accuseraient
réciproquement d’en être les auteurs, et leur commune douleur apprendrait au public
qu’il ne faut pas assortir des personnes entre lesquelles l’éducation met autant
d’intervalle que les distances du rang. Il ne serait pas jusqu’aux gens de la maison
qui ne prissent part à leurs maux, et dont la pitié n’appuyât cette modalité
résultante des chagrins qu’ils auraient tous à souffrir. Supposez encore cette fable
rehaussée par une vive éloquence, par de graves documents sur les mœurs, par de
sentencieuses tirades, on se récrierait sur la pureté des sentiments de ce drame,
sur la décence conservée à l’intrigue, sur l’utilité des maximes qu’elle remet en
vigueur ; et nos juges du bon ton seraient charmés d’une si belle comédie, qui les
aurait fait pleurer au lieu de les faire rire.
Le goût de notre temps diffère à tel point de celui du siècle où Molière offrait
ses pièces à nos simples
aïeux, qu’un drame tel que je
viens de l’imaginer, loin d’être applaudi de l’ancien parterre, eût été probablement
sifflé de tous les connaisseurs, tandis que le sien, que jadis on applaudissait
pleinement, s’est vu siffler de nos jours par les délicats de la capitale. On y a
trouvé le mari trop brutalement berné, la femme trop libre et trop effrontée, les
parents trop sottement fiers, et les valets trop grossiers. Du reste, quel scandale
que ces gros mots, qui, sortis de la bouche d’un manant, sont des termes propres,
pour des oreilles qui n’accueillent que des fines équivoques, et qui ne goûtent que
les expressions figurées ! Cependant si l’on permettait que le franc naturel
redevînt le ton de la comédie, on sentirait que rien n’est mieux assorti que le
concours des personnages de celle-ci : la gentilhommerie provinciale pouvait seule
être associée sans invraisemblance à la paysannerie opulente de George Dandin : il
s’ensuit très bien que son insolente épouse conçoive du goût pour un jeune
courtisan, noble comme elle, et que les domestiques campagnards, dont la belle est
environnée par son rustique époux, s’éblouissent aux cadeaux d’un libéral seigneur,
et se croient honorés de servir au déshonneur de leur maître, selon le bon plaisir
de leur maîtresse. George Dandin, accommodé de toutes pièces par ces honnêtes gens,
réduit à respecter sa femme qui se moque de lui, n’a plus d’autre parti à prendre
que de rejeter sa colère sur la servante Claudine. Moins à plaindre s’il eût épousé
une de ses pareilles, la peur de sa vengeance l’eût au moins contenue dans le
devoir ; il ne saurait
exprimer cela par une sortie d’un
meilleur comique que celle qui rappelle si à propos la cause de toutes ses
disgrâces ; lorsqu’il dit brusquement à la suivante de sa femme.
« Taisez-vous, bonne pièce !… Vous faites la sournoise, mais je vous connais il y
a longtemps, et vous êtes une dessalée. Vous pourriez bien porter la folle enchère
de tous les autres, et vous n’avez point de père gentilhomme.
Mot exquis, et remarqué justement dans les notes de l’éditeur, comme le trait le
plus heureux qui soit au théâtre. Plus on considérera l’immoralité des acteurs qui
concourent au complément de cette intrigue, mieux on évaluera la moralité du sujet
et l’observation des règles d’un art qui ne souffre pas que le vice soit autrement
puni que par la dérision et le ridicule.
Regnard, imitateur de Plaute et de Molière, Lesage en ce point leur émule, ont
multiplié sur la scène les portraits des fripons, ou des fous, pour enseigner la
raison ou l’honnêteté. Ces auteurs, nos uniques modèles, se montrent sobres de
sentences, et n’introduisent que rarement des raisonneurs dans leurs ouvrages. Les
Aristes de Molière paraissent dans peu de scènes, et ne parlent que pour exposer,
fonder, et conclure : en quelques pièces, la moralité se produit d’elle-même et sans
interprète ; les dérèglements de la fille d’Harpagon, l’insolence de son fils, le
manque de probité de ses valets, et la lésinerie du maître, n’ont d’autre
contrepoids dans la comédie de l’Avare, que le sentiment de haine et
de dérision
du public à la vue de l’abominable image de
cette maison. Celle du Légataire universel paraît une caverne de
filous et de voleurs ; mais leurs fourberies plaisantes n’ont pourtant d’autre
conséquence que de convaincre les spectateurs des suites affreuses qu’entraîne
l’isolement des vieillards privés de famille par le célibat. L’assemblage de coquins
et de coquines que présente le Turcaret de Lesage semblerait une école de
friponnerie et de mauvaises mœurs, si le tableau risible de leur combat
d’escroquerie, de leurs larcins réciproques, de leurs dépenses ruineuses, de leurs
frauduleuses faillites, et des châtiments honteux qui les atteignent à la fin de
tant d’intrigues, ne forçait chaque maltôtier à tirer de leur immoralité la leçon de
sagesse et d’exactitude que cette excellente comédie donne à tous les gens de
finances. Concluons de ces principaux exemples qu’il n’est point nécessaire, qu’il
est même préjudiciable à la vraisemblance et à la gaîté de l’imitation, que les
personnages de la comédie soient vertueux et raisonnables ; qu’ils doivent être
vicieux le plus souvent, et que leur langage, où s’empreignent leurs mœurs, ne doit
conséquemment être sensé, ni sagement retenu ; mais que de leurs actions et de leurs
discours, il faut qu’on ne puisse concevoir en dernier résultat qu’une moralité
forte et saine. C’est donc une injustice de s’irriter au portrait d’un fourbe, d’un
impie, d’un hypocrite, d’un intrigant, et de crier, s’il ressemble, Voilà qui est odieux ! voilà qui est immoral ! Ces rôles sont scandaleux.
Eh ! pourquoi le monde contient-il tant d’originaux de cette sorte ? Faut-il les
déguiser pour
les offrir à votre vue ? Les fera-t-on agir
et parler noblement, décemment et honnêtement pour vous les signaler, tels qu’ils
sont ? Attendez sans impatience la catastrophe ; ne vous courroucez pas à leur
premier aspect ; et si le poète ne vous les a figurés sous un brillant vernis, et ne
leur a prêté toutes les souplesses de l’esprit, que pour vous apprendre à n’être
plus leurs dupes, que pour vous convaincre qu’aucun avantage ne les sauve de vos
mépris railleurs et de l’ignominie des punitions, applaudissez au complément moral
de l’œuvre, et reconnaissez-y le vrai et durable caractère de la haute comédie, qui
seule corrige les mœurs en riant, selon l’axiome de son antique devise.
Quels que soient nos respects pour l’antiquité, nous ne saurions nous dissimuler
que la comédie latine tendait moins que la nôtre à cette correction des mœurs ; soit
que les magistrats eussent restreint retendue de ses censures, soit qu’on n’exigeât
des poètes qu’un divertissement agréable, depuis que l’abus des satires dramatiques,
éprouvé dans la Grèce, eût averti les Romains de priver leur Thalie du droit de
s’armer de la férule, ses fables ne semblent créées que pour l’amusement, et le
plaisir qu’elles procuraient fut acheté le plus souvent aux dépens de la pudeur et
de la moralité. Le sujet d’Amphitryon témoigne la licence de Plaute ;
il l’a poussée dans quelques scènes jusqu’à un excès de hardiesse que son imitateur
se garda sagement d’égaler. Les entretiens des acteurs de cette fable, en présence
du public, sont moins indécents encore que leur absence du théâtre ; car la
pièce est si singulièrement construite que Jupiter ne
rentre jamais chez Alcmène, sans que le spectateur, instruit des motifs de sa
disparition, ne joue lui-même un plaisant rôle jusqu’à son retour. La fable des
Bacchides, du même auteur, ne le cède point en audace aux plus
libres dialogues des courtisanes de Lucien.
J’en citerais plusieurs autres, si l’exemple de sa pièce, intitulée
Cassina, ne les surpassait tous par son obscénité. Cette comédie,
l’une des plus gaies et des meilleures de Plaute, par la contexture et par le style,
a pour fondement la même intrigue que la Folle Journée. Nous voyons
le comte Almaviva tromper la jalousie de son épouse, et promettre une dot à Suzanne,
sa camariste, pourvu qu’à ce prix elle lui vende certain droit du seigneur, dont il
veut jouir la nuit de ses noces avec Figaro. Le comte ne la marie à son serviteur
que sous cette condition : telle est la fable dont on a fait un si grand crime à la
gaîté de Beaumarchais, et que les contemporains de Caton le Censeur ont indulgemment
accueillie sur le théâtre. Le vieillard Stalino s’éprend d’une amoureuse ardeur pour
Cassine, aimée par son fils ; sa femme Cléostrate est instruite de son penchant
infidèle ; deux esclaves prétendent à la main de Cassine, qu’ils se disputent ; ils
tirent au sort. Le valet Olympio la gagne sur son jeune rival Chalinus ; son vieux
maître s’en réjouit, et convient avec ce serviteur de préluder à la cérémonie de son
mariage. Son épouse furieuse, qui voulait donner l’épousée au valet Chalinus, pour
qu’il favorisât l’amour de son fils au préjudice du père, substitue dans la nuit cet
autre valet à la mariée ; et lorsque le vieux Stalino, son maître, vient à
son lit profiter de la convention qu’il a faite
secrètement, il est accueilli par les coups du jeune homme déguisé, qui le meurtrit
et le confond. Son esclave Olympio, qui l’avait voulu devancer dans la couche
nuptiale, n’avait pas été moins surpris de ces brusques et rudes accolades. Ce juste
châtiment de leurs communes débauches n’excuse pas l’extrême liberté de leur leste
dialogue et de leur narration scandaleuse : si les spectateurs français eussent
toléré ces deux scènes, ils eussent jugé très innocentes au prix d’elles la double
méprise d’Almaviva prenant sa femme pour celle de son valet, et de Figaro, prenant
la sienne pour celle du comte. Ce comique dénouement, auquel on reprocha tant
d’indécence, est délicat en comparaison du dénouement de la Cassine
de Plaute.
Molière, qui fouilla dans tous les magasins du vieux comique, prit dans cette pièce
une quantité de bons traits qu’il sema dans les siennes. Son Chrysale parle de sa
femme Philaminte, comme Stalino parle de son épouse Cléostrate.
Cela est traduit mot pour mot, ainsi que plusieurs autres passages. Le ton de la
Cassine est aussi libre que son sujet : on en peut juger par cette
exhortation ironique donnée à la jeune épouse au moment d’entrer au lit nuptial.
« Allons, nouvelle mariée, posez légèrement le pied sur le seuil ; prenez le bon
chemin, et faites en sorte de garder
« toujours la
supériorité sur votre mari : subjuguez-le par les voluptés ; tâchez de surmonter
ses forces, et, victorieuse, d’en rester la maîtresse : que votre empire le
domine, afin qu’il vous revêtisse, et que vous le dépouilliez à votre gré ;
surtout n’oubliez pas, je vous conjure, de le bien tromper le jour et la nuit.
Si l’on ne faisait nulle autre leçon conjugale aux jeunes filles, on ne se
plaindrait pas que la morale est peu suivie par les femmes ; et l’on serait tenté de
croire, comme le dit plaisamment Figaro, que
de toutes les
choses sérieuses le mariage est la plus bouffonne
, puisqu’en effet,
ainsi qu’il l’ajoute en s’adressant au sexe,
grâce à la douce
cérémonie, ce qu’on nous défendait hier, on vous le prescrira
demain
. On voit, par ces légères citations, la conformité qui règne
entre l’intrigue et le langage du barbier espagnol et du fiancé de la Cassine.
Ces sortes de pièces, quelque plaisantes qu’elles paraissent, ne se comptent point
parmi les bons modèles : pourquoi ? c’est que la vraie moralité, qui constitue le
meilleur en ce genre, ne s’y trouve ni dans le dialogue, ni dans le fonds ; à moins
qu’on ne présume qu’un tableau des débordements de la jeunesse et de la vieillesse
romaine ne fût utile à présenter aux spectateurs, pour les faire rougir de leurs
mœurs infâmes et crapuleuses. Sous cet aspect, le Mariage de Figaro,
véritable image d’une cour et d’une ville corrompues, devient une leçon complète à
laquelle il ne manque plus qu’une stricte observation des autres règles de l’art, et
qu’un style naturel et châtié, pour rester utilement au théâtre.
Moins la moralité d’un drame est frappante, plus il faut qu’il soit régulièrement
fait pour résister au temps, par ses autres conditions. Amphitryon
s’est préservé de l’oubli comme étant un précieux monument de l’art : l’excellence
de son comique en a lui seul excusé la licence. Il en est de même de la fameuse
Mandragore de Machiavel. Cette comédie passerait pour l’une des
plus parfaites du théâtre, si la décence permettait qu’elle y parût. Invention,
conduite, style, unités, force comique, rien n’y manque, hors la moralité, ou pour
mieux dire tout y est gâté par le sujet même qui ne saurait être admis à la scène.
Un Français, nommé Callimaque, aime passionnément Lucrèce, épouse d’un seigneur
milanais, nommé Nicias. Il ne peut la revoir ni l’approcher dans la maison de son
jaloux mari, ni dans aucun lieu de la ville : Nicias de son côté désespère d’avoir
un héritier de sa noble famille, et consulte les médecins pour qu’ils rendent sa
femme heureusement féconde. Un serviteur, gagné par les dons de Callimaque,
introduit ce jeune Français en qualité de docteur ; et, sous ce déguisement,
l’amoureux conseille au seigneur milanais de faire prendre un breuvage de mandragore
à sa stérile épouse, l’assurant qu’il en aura quelque enfant au bout de l’année.
Mais il l’avertit que ce remède est un poison pour celui qui s’approchera d’elle.
Nicias effrayé refuse d’y recourir. Callimaque lui suggère un expédient étrange,
celui de s’emparer de quelque drôle inconnu, de lui bander les yeux et de l’exposer
le premier au danger du venin, après quoi le mari de Lucrèce pourra sans risque
recouvrer ses droits au lit
conjugal ; l’entêtement du
noble à se perpétuer l’emporte sur les petites délicatesses ; il ne s’agit plus que
de résoudre sa femme au sacrifice de sa pudeur. Elle est sage, elle est dévote : que
font-ils ? L’époux et l’amant se concertent plaisamment ensemble pour engager la
mère de Lucrèce et son confesseur à lui persuader la soumission.
Frère Timothée, rôle de moine hypocrite supérieurement tracé, consentira-t-il à
prêter son saint ministère à cette infamie ? On lui parle premièrement d’une faute
commise par une nonne et de la nécessité de lui prescrire en secret un avortement
pour le salut du couvent et pour la réputation de l’abbesse, que le scandale d’une
telle aventure pourrait déshonorer ; on appuie cet intérêt du poids d’une somme
d’argent. Les scrupules de Timothée, mis dans la balance, sont bientôt levés : alors
on exige de lui pour second office pieux que sa charité fasse accepter à Lucrèce la
potion de Mandragore, et ce qui s’ensuit. Le confesseur s’unit à la matrone pour
exhorter la jeune dame. On cherche donc le soir quelque homme de la lie du peuple ;
et le mari et le moine et leurs gens trouvent justement Callimaque vêtu de haillons,
qui feint une grande résistance, se laisse mettre le bandeau sur les yeux, le
bâillon sur la bouche, et coucher muet dans la chambre du bon seigneur entre les
bras de sa chère Italienne : la dernière scène met le comble au comique par les
expressions de joie du mari, qui, racontant lui-même la catastrophe, se réjouit de
l’ardeur qu’a montrée le manant à tirer à soi le plus possible du venin de la
Mandragore, et qui plaint ce pauvre
malheureux destiné à
ne point survivre au service qu’il a rendu si aveuglément à sa femme ; la plupart
des scènes capitales de cette comédie sont tissues avec un art inimitable, et le
portrait du moine hypocrite est fait de main de maître. Ce personnage témoigne la
liberté philosophique du grand historien qui le dessina fortement sous un siècle
encore tout monacal ; mais la fable de la Mandragore ne saurait
honorer Thalie, qui réprouve tant d’immoralité ; je n’aurais osé même vous en
entretenir, si je n’avais lu que le pape Léon X, distributeur des indulgences, en
accorda une plénière à cette comédie. Ce spirituel pontife, trop sanctifié
personnellement pour être scandalisé de rien, souffrit le divertissement de cette
pièce jouée dans le mystère de sa cour, quoiqu’il n’eût pas, je crois, autorisé
qu’on en donnât le scandale aux pauvres d’esprit en des représentations
mondaines.
On doit regarder les pièces immorales comme défectueuses et périssables, en
considérant les obstacles qui en empêchent la publicité, qui en traversent le
succès, et en remarquant que le mépris des honnêtes gens les condamne bientôt à
l’oubli, et les exclut du théâtre. C’est pourquoi je range parmi les conditions
nécessaires de la haute comédie, la moralité qui les recommande à l’attention
publique, et qui garantit leur durée : les hommes ne goûtent pas longtemps ce qui
leur est pernicieux, et font peu de cas des ouvrages d’esprit qui sont nuisibles aux
mœurs. Ils demandent l’utilité jusques dans les divertissements ; et si quelques
mauvais génies recherchent des plaisirs empoisonnés, ce n’est point pour eux que
travaillent
les vrais disciples des muses à qui ces
chastes divinités ne doivent inspirer que les leçons du bon goût et de la sagesse,
qui plaît dans tous les temps à la multitude.
La réputation de Plaute ne fût point parvenue jusqu’à nous si les maximes de la
plus saine philosophie n’eussent éclaté dans les discours de tous ses personnages,
et n’eussent semé de traits utiles et moraux les dialogues enjoués de ses plus
libres comédies : il rachète en quelque sorte, par de nombreux détails profitables,
le défaut d’une action fondamentalement immodeste, et les fines railleries de sa
raison vous prémunissent partout contre les écarts de sa folie sans préjudice.
Toutefois notez que l’estime de ses contemporains et de ses scholiastes s’est le
plus attachée à ses caractères instructifs, à ses maximes pures, à ses fables
morales ; son esprit s’est surpassé en élégance et en noblesse dans les délicates
intrigues des Captifs, et de sa comédie intitulée le
Cordage ; c’est là qu’il montre cette originalité que n’eut point Térence,
qui, plus enclin aux sujets graves et sages, les traita avec plus de grâce et
d’élévation, mais qui ne sut pas si bien que lui mettre la morale en action,
l’animer d’un si bon jeu scénique, et l’égayer autant par un agréable badinage. On
sent à la lecture du prologue des Captifs combien Plaute lui-même
réprouvait le goût des pièces indécentes ; il s’applaudit du choix de son nouveau
sujet.
« Je ne voudrais plus, dit-il aux spectateurs, vous donner qu’un avertissement en
peu de mots ; il importe maintenant que vous prêtiez toute votre attention à cette
fable ; elle n’est point composée selon la méthode usitée,
ni comme mes autres comédies. Il ne s’y trouve pas de ces vers
licencieux, indignes de la mémoire.
Immemorabiles, cette épithète est la condamnation expresse de
toute poésie obscène que Plaute déclare ne devoir pas rester dans le souvenir. Non
content de cette juste sentence renfermée dans le prologue, il renouvelle le même
avis dans l’épilogue qui termine la pièce entière.
« Spectateurs, cette comédie est faite à la gloire des honnêtes mœurs : elle ne
contient ni basses intrigues, ni suppositions d’enfants, ni vol d’argent ; il n’y
a pas là de jeunes libertins achetant une maîtresse en cachette d’un père. Les
poètes ont inventé peu de comédies de cette espèce, où les bons apprennent à
devenir meilleurs.
Plaute n’eût point adressé ce reproche à notre Molière, dont les chefs-d’œuvre ne
tendent qu’à l’amélioration des usages sociaux et des habitudes de la vie ; il eût
rougi d’avoir quelquefois été imité par ce grand homme dans les rôles de ses
Mascarilles, de ses Trufaldins, de ses Sylvestres, de ses Scapins, et de ses
Sbriganis, dont les fourberies et les tours insolents égayèrent ses pièces
facétieuses ; mais en comparant les imitations qu’il lui devait aux créations
originales du Misanthrope, du Tartuffe, des
Femmes savantes, de l’École des maris, du
Malade imaginaire, du Bourgeois gentilhomme, il eût
encore mieux proclamé l’importance de la moralité dramatique à laquelle sa muse
tendit chez les Latins, lorsqu’il composa sa noble intrigue des
Captifs, et l’excellent caractère de son Aulularia,
d’où sortit le
modèle d’Harpagon, et le tableau moral de
la détestable avarice. Toujours Molière amuse, et partout il instruit. Ses jeux les
plus folâtres sont accompagnés de graves conseils ; ses bons mots les plus gais
partent du sens le plus sérieux ; ses actions les plus bouffonnes déguisent des
leçons sévères ; et s’il est vrai, selon l’expression concise de Plaute, si riche en
courtes maximes, qu’un bon avis vaille un bon secours,
qui monet
quasi adjuvat
, personne n’a plus efficacement aidé les hommes à se
corriger de leurs vices et à se guérir de leurs manies, que le sage Molière, dont
tous les traits d’esprit sont d’utiles avertissements, et dont toutes les hautes
comédies sont pleines des plus salutaires moralités. L’avantage de l’honnêteté dans
le genre comique cessera de paraître douteux à qui lira les dernières phrases de la
courte préface qu’ajouta Racine à sa pièce des Plaideurs.
Mes auditeurs ont eu lieu plusieurs fois de se convaincre que je ne tente point de
leur suggérer mes propres opinions, et que je n’affirme un principe qu’en le
constatant sur les plus respectables témoignages.
Le grand maître que je vais citer ne se félicite que modérément d’avoir atteint le
but de la comédie, en faisant rire ; mais il se loue de n’avoir pas diverti le
parterre aux dépens de la pudeur. Après être succinctement entré dans la
considération des causes de son succès. « Ce n’est pas, dit-il, que j’attende
un grand honneur d’avoir assez longtemps réjoui le monde, mais je me sais gré de
l’avoir fait sans qu’il m’en ait coûté une seule de ces sales équivoques et
de ces malhonnêtes plaisanteries qui
coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains, et qui font retomber le
théâtre dans la turpitude d’où quelques auteurs plus modestes l’avaient
tiré. »
En effet, messieurs, la comédie des Plaideurs,
vraiment plaisante d’un bout à l’autre, ne contient pas un trait offensant pour la
plus chaste oreille ; mais puis-je vous la rappeler sans attirer votre attention sur
l’une de ses meilleures qualités, celle du style : car il était réservé au seul
Racine d’exceller en tout ce qui touchait la pureté de la langue : la finesse de son
goût n’a pas moins bien saisi le tour de la diction comique, en son unique essai
dans ce genre, que son flexible génie n’avait bien pénétré l’étendue et l’élévation
de la tragique éloquence, qui lui devint si familière en ses nombreux chefs-d’œuvre.
Le feu de son esprit pétille dans les Plaideurs, aussi vivement que
l’éclat de son talent resplendit avec magnificence dans les discours de sa
Melpomène. Néanmoins son élocution plaisante est plus satirique que naturelle ; et
si le grand Corneille voulait encore revendiquer sur lui l’honneur d’avoir frayé la
route en ce genre de style, comme dans l’autre, il opposerait avec succès les
principales tirades du Menteur aux bons morceaux de la comédie de
Racine. L’examen de la condition du style comique nous induira peut-être à conclure
que le ton ferme, naïf, et juste du Menteur, devint modèle dans le genre de Molière,
et que le langage concis, caustique et badin des Plaideurs, le devint
dans celui de Regnard.
Le style de la comédie, se conformant au langage
ordinaire
de la société, doit être simple, vrai, peu figuré, sans autre ornement que sa netteté,
que sa concision, ou sa correcte négligence. Il doit se ployer aux convenances
d’éducation, de rang, et d’état ; partout on doit y sentir le personnage qui parle, et
non l’auteur qui le fait parler ; les locutions familières et proverbiales n’y seront
pas omises ; elles l’animent d’un naturel vif et piquant qui lui prête une grâce
originale ; l’enflure et le pathétique le gâtent, à moins qu’ils n’y servent à mettre
en saillies l’affectation de ce même ridicule. Écoutez le peuple, écoutez le noble et
le bourgeois, répétez ce qu’ils disent, et ne prenez que le soin exact de soumettre
leurs paroles aux règles de la syntaxe. Si vous resserrez bien le sens des choses en
des termes propres ou communément figurés, vous écrirez clairement la comédie : or
c’est là l’écrire comme il faut. Mais la moindre difficulté de l’art n’est pas de se
borner à être simple et vrai : il n’appartient qu’au génie de manier l’extrême
naturel. L’esprit trop envieux de se montrer, scintille en petits éclairs sans
chaleur, et ne peut garder la simplicité ni dans les mots, ni dans les tours. Le
manque d’esprit, au contraire, en affectant la naïveté, tombe dans la niaiserie ; la
raison trop froide glace le feu du dialogue, et sa règle émousse les traits des
expressions passionnées. La verve emportée exagère le ton de la nature, et trempe d’un
fiel trop acre les pointes satiriques du style. Thalie ne doit jamais quitter en son
langage la juste mesure des bienséances et de la vérité : le bon choix, la force des
termes, assortis aux conditions de ses acteurs, est la seule élégance permise à sa
diction variée.
Assez de bons exemples s’offrent en nos auteurs, qui nous
dispensent de recourir aux comiques anciens dont la langue vulgaire se dérobe encore
plus à notre intelligence que leur langue noble et travaillée. Examinons donc en notre
théâtre les éléments des deux espèces de langage que parle la comédie, c’est-à-dire le
naturel, et le satirique.
Aux premières phrases sorties de la bouche d’un personnage, on reconnaîtra sa
profession, son âge, et son humeur, si le style est convenablement adapté à son
rôle.
Le menteur de Corneille reparaît devant son père, qu’il a trompé par un récit plein
de faussetés : sur quel ton l’aborde le vieillard ?
« Tout ce que l’un a fait l’autre peut le
défaire ;
« Il
ment quand il le dit
, et ne le fut jamais
.
Et il lui prouve la lâcheté de son vice par l’usage que l’honneur établit, qui
force tout homme à laver dans le sang, au péril de sa vie, la honte qu’imprime un
démenti. Qui ne reconnaîtrait à ces belles paroles la noblesse et les mœurs d’un
vieux chevalier français digne d’être peint naïvement par le grand Corneille ? Là,
nul appareil de rhétorique, nulle emphase ; la seule force du bon sens et du
caractère à dicté ces vers excellents, dont la mâle fermeté distingue si bien le
rôle du vieillard respectable. Son fils Dorante, nouvellement arrivé de Poitiers
dans les murs de Paris, s’empresse à chercher quelque maison agréable où son
introduction lui facilite des liaisons avec les belles dames de la ville ; il
explique ses sentiments à Cliton, qui l’accompagne, et dont la réponse n’est pas
moins conforme à ses idées personnelles et à son état.
À ce langage on aperçoit que c’est un valet qui jase, et
les axiomes populaires qu’il mêle à ses discours l’annoncent autant que la livrée
qui le couvre. Ainsi le ton comique doit s’accorder en tout à la situation et aux
habitudes de la personne représentée. L’art de varier la diction, que Corneille
manifesta dans trois rôles de sa pièce, éclata sous mille formes dans les dialogues
du bon Molière. Ce n’est jamais lui qu’on écoute, c’est le valet, c’est le maître,
c’est l’amant, c’est le mari, c’est la précieuse, c’est la prude, c’est le médecin,
le bigot, le cafard, le libertin, le ladre, c’est tout le monde enfin ! Son vers, le
plus négligé en apparence, est construit si naturellement qu’on ne saurait le mieux
tourner ; sa prose est si forte et si naïve qu’on n’en dérange pas un mot sans lui
ôter du piquant et de la consistance. Boileau n’a rien de plus solide en ses
épîtres, ni dans ses satires. Pascal n’a rien de plus précis, de plus fin, de plus
profond que ses légères badineries ; et pourtant son style moins tendu, moins
travaillé que celui de Boileau, convient davantage aux conversations familières, par
l’aisance de ses tournures, et garde, autant que la plume épigrammatique de l’auteur
des Provinciales, la subtilité maligne qui perce dans la bonhomie des
inductions critiques de ces mémorables lettres. Quiconque relira la prose de Dom
Juan, dans le morceau sur l’hypocrisie, croira lire encore l’une des éloquentes
épîtres de Pascal.
Quiconque se rappellera le récit par lequel s’ouvre la première scène des
Fâcheux, croira se souvenir d’une belle satire de Boileau. Le style
seul relève le peu d’importance du ridicule que peint
Éraste. C’est une chose commune que de rencontrer des bruyants importuns qui
troublent les assemblées, et gênent le plaisir qu’on prend aux théâtres ; mais il
faut la plume de Molière pour en fixer une image éternelle.
« Je l’étais peu pourtant
; mais on en voit
paraître
Espèce de ridicule fréquent très bien exprimé par Éraste, qui ne dépeint pas moins
vivement sa pénible contenance, tandis que minutant une retraite
honnête, et que ne sachant plus où, ni
comment échapper à ce fâcheux qui s’était attaché sur ses pas au sortir du
spectacle ;
Entre autres vers marqués au bon coin, vous n’aurez pas laissé passer les
expressions neuves qui distinguent ceux-ci, sans les noter dans votre mémoire.
Boileau jamais a-t-il plus fortement écrit ? La comédie entière des Femmes
savantes rivalise avec ce qu’il a de plus beau. La diction en est
continuellement pure, sans que l’affectation ou le naturel que les ridicules y
impriment y soient nulle part effacés. La justesse du style ne permet pas de s’y
méprendre. Philaminte et Bélise veulent chasser une servante de la maison, parce
qu’elle s’énonce comme au village, et qu’elle ignore les lois de la grammaire :
toutes deux
s’expliqueront avec une correction étudiée,
devant le bonhomme Chrysale, qui parlera franchement sa langue en termes simples et
communs.
« Voulez-vous que toujours je l’aie à mon
service
Cette réplique de Chrysale contient, je crois, les meilleurs vers comiques qu’ait
inspirés le naturel au théâtre ; et s’il en est d’assez naïfs pour les surpasser, ce
n’est que dans le cours du même rôle qu’il les faut chercher. L’inappréciable
morceau qui suit dans la même scène n’a son pareil en aucune langue. Cependant
l’écrivain qui dicta les discours de l’ingénu Chrysale, traça les vers parfaits de
l’érudit et
prétentieux Vadius. Eussent-ils été mieux
tournés par l’auteur de l’Art poétique ?
« Pour moi
, je ne vois rien de plus
sot à mon
sens
Ce joli trait de ridicule n’est pas moins exquis que le morceau qu’il termine ;
partout on retrouve en Molière de ces vives saillies naturelles. « Un auteur
qui partout va gueuser des encens »
; dit Molière. Nul
doute que nos gens du bon goût ne se soulevassent aujourd’hui contre ce mot gueuser ; il leur semblerait bas, trivial ; mais c’est le mot
expressif, c’est celui qui appuie sur le vrai sens avec force ; et Molière n’a
jamais la fausse délicatesse d’exclure les termes propres qui gravent clairement son
idée ; sa vigueur littéraire ne s’arrêtait pas aux puérilités des petites critiques.
Que choisirai-je dans le Misanthrope qui ne soit du meilleur style ?
La noblesse d’âme, la raison, eurent-elles jamais de plus fidèle et de plus pur
interprète ? Écoutons Alceste exprimer le vœu de sa droite sincérité.
On pourrait vouloir aussi que les auteurs comiques ne déguisassent pas plus ce
qu’ils pensent dire sous le fard des expressions, que la netteté du sens ne l’est
ici chez Molière. Les portraits qu’il fait, par l’organe de la médisante Célimène,
surpassent en beauté de style les plus achevés de La Bruyère ; et l’éloquence même
inspira ce mouvement d’Alceste lorsqu’il eut à s’écrier :
Quelle nouveauté de tour ! quelle expression que celle qu’il attache à la fin de
cette phrase ! Voilà jusqu’où la poésie peut aller dans le haut comique ; les huit
vers qui suivent ne le cèdent pas à ces premiers.
Qu’on nous vante, tant qu’il plaira, la pureté de Térence au désavantage de
Molière, j’affirmerais que ni lui, ni Ménandre, s’il reparaissait, n’aurait à nous
offrir un fragment plus pur ou même d’une égale perfection, que ces vers de
Philinte, où l’auteur établit la moralité fondamentale de sa comédie du
Misanthrope.
« J’
observe, comme vous
, cent choses tous les jours
Eh ! voilà pourtant des vers que Molière s’excusait de
lire à Boileau, comme les jugeant trop médiocres au prix des siens, et lui disant
ingénument qu’il n’avait pas de temps à perdre pour travailler sa
poésie autant que lui. Boileau pourtant n’en a pas écrit qui leur soient
préférables et l’on ne conçoit pas à quel titre il lui refusait la supériorité sur
tous les comiques anciens et modernes. Il est remarquable que Boileau ne s’est guère
montré plus juste envers Molière, avant sa mort, qu’Horace envers Plaute, après
lui ; mais à cet égard, les qualités des deux comiques luttent victorieusement
contre les jugements des deux critiques ; et le législateur de l’art poétique prouva
qu’il n’eût pas été celui de la comédie, comme l’auteur du
Tartuffe.
La prose de ce docte écrivain égale en force, en précision, en netteté, sa
meilleure poésie. Il sait donner aux mots une vigueur nouvelle par la façon dont il
les place, et sa phrase n’en a pas moins une tournure naturelle et claire.
« Hors d’ici tout à l’heure ! (dit l’avare à l’un des gens de la maison), et
qu’on ne réplique pas. Allons, que l’on détale de chez moi, maître juré filou,
vrai gibier de potence.
« — Mon maître, votre fils, m’a donné ordre de l’attendre.
« — Va l’attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison, planté tout droit
comme un piquet, à observer ce qui se passe, et à faire ton profit de tout. Je ne
veux point voir sans cesse devant moi un espion de mes affaires, un traître dont
les yeux maudits assiègent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et
furètent de tous côtés, pour voir s’il n’y a rien à voler.
« — Comment diantre voulez-vous qu’on fasse pour vous
voler ? Êtes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites
sentinelle jour et nuit ?
« — Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me
plaît. Ne voilà pas de mes mouchards qui prennent garde à ce qu’on fait ?
À peine Harpagon vient-il de paraître, et déjà la force du langage décèle son
caractère et ses inquiétudes ; les yeux même de ses gens lui font peur : on croirait
à l’entendre que les seuls regards peuvent le dépouiller de son bien. Saurait-on
mieux traduire le sentiment du vers que Plaute fait adresser par son avare à une
vieille esclave :
Tout ce qu’il y ajoute est frappant, et chaque mot est pourtant simple et pris dans
l’usage vulgaire. C’est le secret de l’auteur : si quelquefois sa véhémence
l’emporte et laisse échapper quelques fautes, elles sont trop rares, et compensées
par trop de bonnes choses, pour qu’on les reproche à son style. La sévérité de
Boileau le blâmait d’avoir parfois altéré la diction en imitant dans ses dialogues
le jargon des villageois, comme dans son rôle de Martine, dans sa Languedocienne,
dans la Picarde de Pourceaugnac, et d’avoir vicié la langue en
inscrivant la prononciation des étrangers dans ses rôles de Suisses ou d’Italiens :
l’aristarque affirmait que les comiques grecs et latins s’interdisaient cet abus.
Mais ignorait-il, ou avait-il oublié qu’Aristophane dénature la langue attique dans
la bouche d’un ridicule ambassadeur persan, et que Plaute, dans son
Pœnulus, imite cette licence en
idiome
carthaginois ? Leur exemple n’autorisait-il pas les inventions de Molière, autant
que la loi de son genre, qui veut que le style de la comédie obéisse à toutes les
diversités du monde qu’elle fait parler comme il parle ? Quel profit avons-nous tiré
de notre soin à soumettre le style comique au mode uniforme qu’il a pris de nos
jours ? Maîtres, valets, citadins, et campagnards, s’énoncent de la même manière, et
cette fausse élégance a banni de la scène le rire et la vérité. Revenons, revenons
au naturel, à la franchise du bon Poquelin, unique modèle du langage de la nature,
qu’il ne perfectionna pas moins que Racine et que Regnard n’ont excellé dans le
langage satirique.
La distinction nécessaire que nous avons faite du style naturel et du style
satirique dans la comédie, répandra la plus grande clarté sur les jugements qu’on
doit porter de nos meilleurs écrivains comiques. Elle marquera nettement les
qualités qui leur sont propres, et nous empêchera de nous tromper dans l’estimation
que nous faisons de leurs talents divers. Le style naturel dut être celui de
Ménandre, ce fut celui de Plaute et de Térence ; il devint celui de Corneille, de
Molière et de Lesage, parce que ces auteurs, fidèles interprètes de la vérité,
s’attachaient seulement à son imitation exacte, et, s’efforçant à peindre les hommes
tels qu’ils les voyaient dans le monde, ne leur prêtaient que leur propre langage,
et comptaient
assez sur l’expression ingénue de leurs
ridicules pour produire les effets saillants du vrai comique. Le style satirique fut
celui d’Aristophane ; il devint celui de Racine dans ses Plaideurs,
et fut imité par Regnard en presque toutes ses comédies versifiées, parce que le
premier de ces auteurs, plus enclin à la parodie qu’à l’imitation, et faisant moins
des portraits que des critiques, eut besoin de prodiguer le sarcasme dans ses
dialogues, et fut plus malin que véridique en ses discours. Racine, imbu de son
atticisme, en assaisonna le langage de ses interlocuteurs, et créa, d’après lui, ce
second style plein de saillie et de vives étincelles, dont l’éclat éblouissant
réjouit par la multiplicité des bons mots, et supplée à la force comique des
situations. Le tour d’esprit de Regnard, et la subtilité de Du Fresny, écrivain
finement original, adoptèrent ce langage épigrammatique, très convenable à leur
causticité vive, et à la gaîté de leur humeur. Tous ces auteurs fixèrent, par leur
bon goût, les deux espèces de style proprement comique, entre lesquelles il n’en est
aucune qui ne soit défectueuse. En effet considérez attentivement le style de
Destouches, il ne vous sera pas difficile de reconnaître qu’il manque de la verve,
de la souplesse, et de l’originalité naturelle de Molière ; il n’a pas, non plus, la
vivacité piquante, la précision, la fine ironie, et le sel pétillant de Regnard. La
correction de sa phrase, la noblesse de ses expressions, seules qualités de son
langage, suffisent à le préserver de la censure des puristes, mais non à le défendre
du blâme que mérite sa froide monotonie ; cette grave uniformité qui répand une
sorte de
tristesse dans ses meilleures scènes, les
bienséances qu’il garde partout, sont un médiocre avantage ; on peut dire que chez
lui les fautes de langue sont rares, mais que les beautés ne le sont pas moins.
L’estime qu’on fait de ces décentes comédies ressemble à la réputation de ces femmes
raisonnables qui ne faillirent jamais par froideur de sens, et qui maintinrent leur
renom de personnes sages, parce qu’elles n’éprouvèrent point les passions qui
eussent mis en danger leur tranquille vertu. Boissy et La Noue, tous deux plus
élégants que lui, plus recherchés dans les expressions et dans les tours, en
restreignant leur langage au ton de la société choisie, se privèrent des ressources
de la langue en usage dans toutes les classes du monde. Leur dialogue est moins
brillant que brillanté, son faux éclat paraît un luxe, et non une véritable
richesse ; il confond sous une même couleur les nuances variées de la nature qu’il
efface à chaque mot : si la langue de ces poètes ingénieux sied à quelques
personnages supérieurs dont il imite le jargon reçu, elle cesse de convenir aux
subalternes ; et les bourgeois, les soubrettes ou les valets qui la parlent,
trahissent en tous leurs propos le vice de ce style maniéré. Ne serait-il pas
superflu de vous nommer Dorat et Marivaux, l’un disciple fade et coquet de cette
galante école, et l’autre subtil créateur d’une école aussi dangereuse ? Il n’est
plus besoin de prémunir les littérateurs contre leurs grâces affectées, contre leur
idiome prétentieux ; enfin le bon goût a réduit à leur valeur cet abus de pointes,
ce continuel assaut de finesse, cette fatigante escrime d’esprit et de jeux de mots
qui font de tous leurs
dialogues un tissu d’énigmes
offertes à la pénétration des auditeurs, bientôt las du plaisir de les deviner. Le
style de ces écrivains, tout scintillant de petits éclairs, n’a ni chaleur ni verve.
Le succès de leurs bluettes est comparable à celui de ces poupées de salon, dont le
fard et les parures de clinquant déguisent à l’œil qu’elles séduisent la taille
débile et pincée, et la sécheresse de traits et de contours ; tandis que la muse de
Molière, gracieuse et forte, ressemble à ces beautés sans atours qui ne brillent que
par la souplesse de leurs formes, par leur agréable embonpoint, la fraîcheur animée
de leur coloris, et le feu des expressions de leur visage. Piron et Gresset furent
les seuls qui rivalisèrent une fois en style naturel et en pureté de langage, avec
la plume du père de la comédie.
À ne considérer la scène entre Damis et Baliveau, dans la
Métromanie, que sous le rapport de l’éloquence comique, elle égale ce que le
théâtre a de plus beau : deux seules principales interlocutions, tirées de cette
scène si connue, rappelleront les droits de ce chef-d’œuvre à notre hommage. L’oncle
du Métromane veut le détourner de sa fantaisie, et lui fait envisager l’honneur et
le profit de la carrière du barreau qu’il pourrait tenter. Damis, entêté de sa
manie, lui réplique en ces termes :
L’enthousiasme du personnage qu’aveuglent les fumées et les illusions de sa folie
poétique, respire en tout ce morceau : la critique la plus vétilleuse n’y
découvrirait pas une tache. Les raisons dont il appuie son penchant sont
merveilleusement déduites, et la force d’un même style, qui règne durant le dialogue
entier, soutient avec une égale vigueur la réponse contradictoire par laquelle
Baliveau les combat.
Cette tirade, pleine de sens, lutte avec la précédente par la vigueur et la netteté
des expressions. La riposte de Damis contient des vers qui ne seraient point
déplacés dans une épopée, mais à qui le ridicule du personnage surnommé de
l’Empyrée, applique un appareil d’emphase très convenable à la comédie qui le
représente ironiquement du côté risible.
On sent que les figures du style sont naturelles dans la
diction de cet homme, puisqu’il doit s’expliquer selon ses pensées, et qu’il pense
en poète. Chez tout autre que lui, ce ton paraîtrait ampoulé dans la comédie, qui ne
souffre aucune enflure. La justesse du style plaît tellement à l’esprit qu’elle
équivaut souvent aux qualités premières de la composition d’une bonne fable. C’est
par l’élégance et la clarté du langage que le caractère du Méchant a
réussi dans une pièce sans intrigue et sans combinaison dramatique. Mais un dialogue
facile et correct, des portraits bien dessinés, des tableaux de mœurs encadrés avec
art, ont soutenu le vide de cinq actes, ou, pour mieux dire, les ont remplis
agréablement de détails précieux qui en ont caché le défaut d’action. On jugera
d’après les suffrages que s’acquit la plume de Gresset, de quelle importance est la
condition du style dans le genre comique. À l’inspection d’un seul passage, on
reconnaîtra, dans le Méchant, la pureté, la précision, le choix des
mots, les liaisons fines, et les transitions adroites qu’on retrouve en tous les
bons écrivains, et qui établissent une sorte de ressemblance entre eux. Molière,
Piron, ni Jean-Baptiste Rousseau, qui sut écrire la comédie aussi bien qu’il sut mal
la composer, ces maîtres en bon style n’eussent pu tracer une image de Paris plus
nette et plus vive d’expression, que la satire faite par le Cléon de Gresset.
Et plus loin, poursuivant sur ce ton, et formant le projet charitable de publier
les portraits de tous les originaux inscrits sur ses tablettes :
Le goût naturel, aisé, pur, qui façonna ces vers, orna le drame entier de plusieurs
morceaux également bien faits ; leur charme a fixé l’estime qui le compte parmi les
modèles. Un seul poète, depuis Gresset, renouvela sur la scène ce même plaisir
d’entendre une élocution simple, élégante, correcte et variée. Collin
d’Harlevilleaa, dont la perte
récente nous afflige encore, quoiqu’il ait transmis sa plume élégante et pure à
M. Andrieux, son aimable successeur, Collin, dis-je, s’annonça dans l’Inconstant,
par un style dont le naturel et le piquant semblent participer à la fois du langage
naïf de La Fontaine et du vif esprit de Regnard. Thalie parut elle-même étonnée de
cet heureux mélange ; mais elle ne le fut pas longtemps : les traits du style de son
nouveau disciple s’émoussèrent peu à peu : sa douceur ingénue prévalut trop, et
dégénéra presque en fade puérilité. On retrouve dans l’Optimiste,
dans le Vieux Célibataire, et dans les Châteaux en
Espagne, des tirades dignes de la main qui écrivit
l’Inconstant ; mais cette pièce reste la seule constamment assez
bien dictée pour enchanter les lecteurs les plus sévères. Offrons-en quelques
exemples. Dès l’ouverture de la première scène l’inconstant expose son ridicule en
déclarant à Crispin qu’il vient de quitter le service et sa garnison :
« Depuis quand cet
ennui ? — Depuis le premier
jour
Le feu de cette description, le mouvement de ce style, ravissent par leur effet,
que mille autres détails de ce genre soutiennent sans cesse avec la même
vivacité.
Florimond, resté seul un moment dans l’auberge où il s’est logé, ne sait que faire
de son court loisir.
Celui qu’il rencontre est le sien ; cette prose bientôt le rebute : il cherche de
la poésie. Boileau tombe sous sa main : il lit.
Ce vers est d’autant plus gai, dans la situation, que Florimond vient de déclarer
qu’il aimait fort la satire. Les vers suivants supportent le parallèle avec ceux de
Boileau, sous lesquels ils sont placés ; ils semblent de même facture.
« Il faut qu’entre les deux pourtant je me
décide ;
Certes, on ne saurait mieux écrire la comédie ; cette pièce est partout semée de
ces excellentes choses qu’on retient malgré soi dans sa mémoire. Le premier
personnage s’excuse de la mobilité de son humeur en vers
tournés à ravir.
L’élégance et la variété des nombres relèvent, on ne peut mieux, ce joli passage ;
la grâce y éclate autant que la gaîté brille dans le rôle plaisant de Crispin ; un
exemple de la diversité du ton que prend l’écrivain convaincra chacun du mérite de
son souple talent. L’inconstant a chassé son valet par caprice, et celui-ci reparaît
devant lui déguisé de nom et de vêtement pour se rattacher à son service.
« Vous voyez bien
, monsieur
, que ce n’est plus
Crispin.
Que de gaîté ! que de concision, et surtout quel bon choix de termes ! Ces vers
sont si bien faits qu’ils ont la liberté de la prose, et que l’uniformité de la
mesure et le retour de la rime, en se dissimulant à l’oreille, ne s’y font sentir
que pour la chatouiller agréablement et mieux clore le sens que renferme la phrase.
On chercherait vainement dans les autres comédies modernes des exemples qui
éclaircissent mieux le mystère de la bonne versification comique. La différence que
nous avons observée entre le comique et le burlesque, dans l’invention des choses,
existe aussi dans le style ; c’est sur elle que nous en avons établi les deux
espèces très distinctes : nos citations ne touchent encore que le style naturel et
comique, expression simple et gaie des caractères et des situations diverses.
Développons l’artifice du style satirique et plaisant dont Regnard a combiné le
mode à l’imitation de Racine, qui lui en donna le type. Leur langage n’est point
exactement celui de la vérité ;
c’est celui de
l’imagination et le résultat industriel de l’esprit : il ne s’arrête pas seulement à
la clarté du sens ordinaire, ni à la propriété du mot commun, il pousse la recherche
des expressions risibles jusqu’à la dernière originalité, il presse les traits qu’il
lance coup sur coup, il se joue ironiquement de la raison, et variant ses coupes,
ses tournures, il étincelle partout d’éclairs vifs, imprévus, et réjouissants. Cette
sorte de style n’a d’autre inconvénient que sa causticité continuelle qui, prêtant
le même ton plaisant à tous les rôles, fatigue dans les longs ouvrages. Par exemple,
dans les Plaideurs on ne saurait discerner le langage caractéristique
de Chicaneau, de l’Intimé, de Dandin, et de Petit-Jean. Écoutons ce dernier :
Comparons les discours de Dandin à son fils : nulle différence.
« Combien en as-tu vu
, je dis des plus
huppés,
Ce style égal, et sans cesse épigrammatique se retrouve pareil dans la bouche des
maîtres, des valets, et même des amoureux. Dans les pièces de Regnard, ce sont moins
les personnages qui font parler leur esprit, que ce n’est l’esprit de l’auteur qui
s’exprime toujours par leur bouche. On aperçoit l’écueil de cette manière d’écrire
pour tout poète dont l’imagination et la folle verve n’abonderaient pas comme lui en
ironiques badinages ; ses rôles en fourmillent, et sa gaîté qui les prodigue sans
cesse, divertit, charme, surprend et déguise l’invraisemblance même des discours que
lui inspire une inépuisable bouffonnerie.
Le Légataire universel en fournit mille preuves ; prenons au hasard
le moindre échantillon de la pièce ; la soubrette de Géronte dit, en parlant de
l’avarice de son vieux maître :
Et plus loin, drapant le même personnage,
Est-il rien de si bouffon, de si gai ? Chaque mot est un trait de folie, un coup de
pinceau le plus burlesque du monde. Dans la comédie des Folies
amoureuses, la suivante Lisette se rit d’être chassée de la maison du
jaloux Albert, dont l’humeur inquiète et brutale tourmente ses gens et sa pupille.
Elle lui fait comprendre son contentement par les comparaisons les plus
risibles.
Plus loin, Éraste, amant d’Agathe dans la même pièce, consulte sur les moyens de
l’enlever au
soupçonneux tuteur : le génie de Crispin lui
répond par cette métaphore.
« Ce n’est pas d’aujourd’hui que je vois des
combats ;
Là-dessus il reprend son langage figuré en comparant gaîment l’assaut d’une ville
et d’une fille aux dépens du vrai naturel, mais non de la bonne plaisanterie.
Au second acte, Agathe, contrefaisant l’insensée, s’exprime sur un ton
d’ qui ne serait vraisemblable qu’en une soubrette, et non en une
modeste demoiselle.
Tout le reste se ressent du même goût durant le cours de la scène.
Le plaisant du style consiste là, comme on voit, dans un jeu de mots ; ailleurs, il
se fonde quelquefois sur un simple jeu de syllabes consonantes ou sur la répétition
d’un terme bizarre. Les comédies de Plaute sont semées de ces cacophonies arrangées
à dessein pour divertir l’esprit et l’oreille ; rien dans notre langue ne donne
mieux l’idée de ce choc artificiel de syllabes répétées par le poète latin, que ces
deux réparties d’un valet et d’un maître s’alarmant des projets de leurs
créanciers.
Regnard en offre un autre dans le Crispin du Légataire qui, déguisé
en nièce, héritière de Géronte, lui dit, en racontant devant Lisette l’histoire du
procès qui l’amène :
De semblables quolibets font quelquefois rire : mais il y faut une grande
sobriété ; leur abus dégénère en turlupinades ; on les passe à une plume subtile et
bien exercée, qui prodigue avec eux une quantité de bonnes saillies et de traits
fins. Mais on préférera toujours la force comique et la variété du langage naturel
qui sort des ridicules et qui marque les caractères : lui seul éclate dans l’action
théâtrale qu’il relève, tandis que le langage qui n’est que plaisant et satirique
s’efface à la scène, et ne reluit vivement qu’à la lecture. Je me résume à dire
qu’il ne faut tâcher de suivre les traces du style piquant de Regnard, que si l’on
ne peut suivre celles du style vrai de Molière.
La condition du dialogue influe particulièrement sur l’éclat des
scènes dramatiques : nous nous contenterons de définir ses deux espèces, sans les
appuyer de longs exemples qui seraient superflus, et multiplieraient les citations
dans une leçon qui en a déjà nécessité de fréquentes. Les citations ont à la fois un
inconvénient et un avantage. Leur choix, indispensablement borné au peu de beaux
morceaux littéraires et au petit nombre de bons modèles que fournissent la poésie et
la prose, ramène trop souvent
le souvenir des auditeurs
instruits sur les mêmes exemples ; ce qui les fatigue de redites inutiles, et rebute
quelquefois leur attention : car chaque professeur, contraint de recourir aux
meilleures preuves, pour l’éclaircissement des préceptes, se sent obligé de reproduire
celles qu’on a déjà tant de fois présentées, et le dégoût qu’apporte ces répétitions
inévitables, empêche qu’on ne s’attache aux nouvelles applications qu’il fait de son
examen des règles, et aux nouvelles conséquences qu’il en tire. D’autre part, ces
fragments relus, quelque familière que soit la connaissance qu’on en a, plaisent
parfois aux auditeurs qui aiment à se les bien imprimer dans la mémoire, et qui ne se
lassent point de considérer les beautés qu’ils se rappellent, ne présumant jamais les
avoir assez admirées. Ces lectures choisies suspendent par intervalle la continuité
des énonciations de principes, et divertissent l’ennui que, sans le secours des
exemples, produirait l’aridité de l’enseignement dogmatique. J’avouerai que, pour moi,
ces citations des meilleurs morceaux ont un agrément de plus : elles rassurent ma
défiance de moi sur la crainte de mal user des heures de loisir que vous sacrifiez à
m’entendre. Je me sens soulagé du devoir de vous développer mes propres idées au
risque de contrarier celles de votre goût, et je jouis en secret de prêter mon organe
aux expressions du génie des grands maîtres ; car c’est seulement alors que je suis
certain d’offrir à vos suffrages des choses vraiment spirituelles et dignes de vos
applaudissements.
Les deux espèces du dialogue sont dans la comédie
ce
qu’elles sont dans la tragédie ; le dialogue soutenu, et le dialogue coupé : ou en
fait un pareil usage dans les deux genres dramatiques, et ce que j’ai dit à l’égard de
l’un, suffit à l’égard de l’autre. On trouvera bon conséquemment que je renvoie à cet
article précédent. Je me borne ici à la simple définition que j’ai promise.
Le dialogue soutenu se forme de la proposition exposée par un discours d’une
certaine étendue, de son développement, ou d’une réfutation dans un autre discours
suivi, et ainsi de suite jusqu’à la conclusion. Le dialogue coupé se forme de
rapides interlocutions renfermées en peu de paroles, en une courte phrase, ou en un
vers, ou en un hémistiche, ou même en un mot. Ce vif combat de ripostes seconde à
merveille le jeu des passions et des caractères ; ni l’une ni l’autre de ces espèces
de dialogue ne doit être préférée, mais toutes deux employées alternativement.
Chaque tirade qui ne contient pas un exposé, nécessaire à l’action, ou qui présente
des portraits, des tableaux étrangers au sujet, n’est qu’un hors-d’œuvre poétique
dans la comédie, et sort de la règle du dialogue soutenu ; chaque répartie oiseuse,
superflue, qui ne répond pas nettement à ce qui vient d’être dit, n’est qu’un abus
de mots, un verbiage inutile et vague qui sort de la règle du dialogue coupé. On
apprend aisément à disserter en discours suivi ; mais on n’apprend pas à renforcer
les arguments d’une comique éloquence et d’une substance de bon sens qui les
soutiennent, comme dans les rôles de l’Alceste, du Philinte, et du Chrysale de
Molière. On apprend sans peine à rompre des vers,
des
hémistiches, et à briser de courtes phrases pour les partager à de divers
interlocuteurs ; mais on n’apprend pas à diriger nettement les répliques, ou à les
lancer comiquement d’une façon qui surprenne, comme Plaute et son imitateur dans ce
dialogue, entre Mercure et Sosie.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
SOSIE.
MERCURE.
« Ce que tu fais
, d’où tu
viens avant jour
,
« Où tu vas
, à qui tu peux être
.
SOSIE.
On ne peut plus succinctement répondre ; le dialogue de tout
l’Amphitryon est serré, pressé de cette
manière, et l’on n’en a pas fait de plus piquant, si n’est Racine en ses
Plaideurs. Le juge Dandin veut siéger de jour et de nuit à son
tribunal ; son fils l’arrête au sortir de son logis, et l’interroge.
Ce trait de dialogue vaut le meilleur discours suivi : voilà de ces mots qui
frappent, et qui font rire. Les débats entre Harpagon et sa fille, les querelles
entre Argant et Toinette, les entretiens entre Nicole et M. Jourdain, sont
d’inimitables modèles de dialogue rapide en prose. Concluons qu’il faut une logique
solide et une verve abondante pour nourrir le dialogue soutenu ; et qu’il faut une
fine justesse et un grand feu d’esprit pour animer le dialogue coupé.
Parmi les comiques modernes, Beaumarchais, qu’on ne peut citer que comme un auteur
spirituel, et non comme un écrivain épuré, jeta pourtant un vif éclat en ses
dialogues coupés : la bizarrerie de son style lui interdisait les dialogues
soutenus ; mais la vivacité de ses saillies, la promptitude de ses ripostes,
équivalent en ses pièces dramatiques à ce que Du Fresny a de plus fin, et Regnard de
plus bouffon. Le Barbier de Séville est notable par la gaîté de ses
répliques ; on n’y peut reprocher qu’une profusion de traits parmi lesquels
échappent quelques pointes et quelques épigrammes forcées qui se mêlent aux bons
mots et dérangent le naturel ; l’emploi de l’esprit
dégénère chez lui en abus : il affecte surtout le dessein d’égayer dans la
Folle Journée ; mais ce défaut n’empêche pas que son dialogue,
généralement plaisant et satirique, ne se distingue par des passages exquis, tels
que les interlocutions suivantes. Marceline s’étonne de la stupidité du magistrat
Bridoison.
« — Oui
, l’on ferait mieux de nous les
donner pour rien
.
Ailleurs, le comte Almaviva, dans l’obscurité de la nuit, irrité de rencontrer son
page à son rendez-vous galant, veut lui appliquer un soufflet, et sa main, que le
jeune homme esquive, frappe le visage de Figaro qui se trouve là. Le comte revoyant
Chérubin, après quelques scènes, s’étonne de l’avoir entendu rire à l’injure qu’il
croyait lui avoir faite.
ALMAVIVA, à Chérubin.
« Pour vous, monsieur, qu’avez-vous donc trouvé de si gai à certain soufflet de
tantôt ?
FIGARO.
« C’est sur ma joue qu’il l’a reçu. Voilà comme les grands font justice.
L’ouvrage est rempli de ces saillies imprévues dont les étincelles éclatent dans
toutes les parties du dialogue de Beaumarchais ; c’est à cette qualité qu’il doit
des succès, qu’on n’a pas pourtant lieu de lui trop envier, parce qu’ils furent plus
brillants que solides.
On ne saurait toutefois lui
refuser le mérite d’avoir très subtilement tissu ses intrigues à l’imitation des
comédies espagnoles. Les nombreux fils qu’il tend se brouillent et se dénouent
agréablement sans que jamais un seul en embarrasse la complication et s’y perde. Il
joint à ce talent d’intriguer celui de remplir une des conditions majeures du genre
que nous analysons. Personne, depuis les bons maîtres, n’a su mieux disposer les
situations en tableaux scéniques, et les multiplier plus heureusement : ses drames
offrent d’acte en acte des surprises, des coups de théâtre très neufs et très
frappants. Le premier et le second acte du Mariage de Figaro
ressemblent, sous ce rapport, aux imbroglios animés de Calderon, dont ils présentent
une vive image ; le troisième acte renouvelle, par son appareil satirique, le
tableau des scènes d’Aristophane, qui censura dans ses Guêpes les
corporations entières des tribunaux d’Athènes, comme Beaumarchais, son imitateur en
ce point, étala le spectacle d’une cour de justice par intérim, dont il critiqua la
magistrature parlementale. L’exemple de sa réussite en ce genre atteste encore le
profit que notre art peut tirer de l’étude trop négligée de la comédie grecque, dont
j’ai cru le génie digne de notre estime.
La condition des tableaux scéniques, c’est-à-dire celle qui veut que les personnages,
mis en attitude, contrastent plaisamment, ou se groupent ensemble d’une façon
naturelle et sans cesse variée, cette condition n’est parfaitement observée que par
Molière, en qui se retrouvent toutes les règles de l’art. La
succession des scènes de l’École des maris semble une galerie de
tableaux mobiles aussi frappants les uns que les autres. L’un des plus piquants
termine le second acte : quatre personnages le composent ; Isabelle manifeste une
rigueur feinte à son amant, en présence de son tuteur, et tandis que Sganarelle,
trompé par un discours qui l’enchante, tourne le dos à Valère, pour embrasser sa
pupille, celle-ci glisse sa main derrière lui et la donne à son amant, qui la couvre
de baisers : le tuteur courbé se relève ; Isabelle à l’instant reprend le maintien de
la pudeur, Valère celui de la confusion, et son valet celui de la pitié pour son
maître. Ainsi les acteurs, faisant tout à coup volte-face, changent à la fois de
situation d’une manière plaisante et inopinée qui frappe d’étonnement et ravit les
spectateurs. Dans l’Avare, au moment où le père usurier rencontre en
face son fils emprunteur, les deux personnages qui les introduisent prennent soudain
la fuite, et les deux acteurs, restés en présence, font tableau par leur stupéfaction
et leur mutuelle colère. Le dénouement du Malade imaginaire donnerait
lieu lui seul à l’établissement de la règle que je retrace par le double effet des
péripéties que produit la prompte résurrection d’Argant, en contrefaisant le mort
devant sa femme et devant sa fille. Ces deux situations, fortes et vraiment à peindre,
manifestent toute la magie des tableaux scéniques bien préparés et bien exécutés. Ils
ne résultent que de la puissance des combinaisons et du concours motivé des
personnages que le public connaît, et qui ne se connaissent pas entre eux.
L’art de les bien grouper dépend de la symétrie, condition semblable dans la comédie
et dans la tragédie ; condition qui tient à l’ordre général de toutes les parties du
drame, et qui fixe l’économie des scènes, des actes, du sujet, et des caractères. Il
faut une mesure relative entre les proportions des trois ou des cinq parties de la
fable ; il en faut une dans la gradation de l’intérêt et du comique, depuis
l’exposition jusqu’au dénouement ; il en faut une entre les caractères principaux, et
une entre les secondaires, pour que les uns n’écrasent pas les autres, et que leur
poids, en se contrebalançant, établisse un agréable équilibre durant toute l’action,
enfin c’est d’une juste mesure que résulte l’accord de l’ensemble et le jeu des
ressorts qui meuvent la machine ; cependant on la doit cacher artistement, afin que
l’ouvrage ne se ressente point de la gêne qu’imprimerait cette règle, et conserve une
apparente liberté dans l’aisance de ses mouvements. Les autres particularités,
concernant cette condition et celle des tableaux scéniques, ont été développées dans
la première section de ce cours, relativement au genre tragique : leur application
étant pareille dans le comique, il est superflu d’y revenir et de m’étendre davantage
sur ce point. Avant d’entrer dans l’examen de la dernière condition du genre,
c’est-à-dire de celle qui résulte d’une réunion complète des vingt-deux règles
antécédentes appliquées à une comédie, il est à propos de faire observer le
perfectionnement de l’art de Thalie, en récapitulant ce que nous avons dit des six
espèces que son genre comporte. On a vu que, dans son origine, la comédie
ne fut qu’une parodie satirique plus ou moins personnelle : de la
Grèce, elle passa chez les Latins, qui n’imitèrent que faiblement les hautes formes
qu’elle avait reçues de Ménandre, et qui ne s’attachèrent qu’à traduire les comédies
d’intrigue proprement dites. Les Espagnols enchérirent sur celle-ci par le goût des
complications d’aventures ; et les Italiens, joignant aux imbroglios les lazzis, les
pasquinades et les caricatures satiriques, créèrent la comédie facétieuse après avoir
traduit longtemps les fables siciliennes de Plaute et de Térence. Les scènes détachées
qui se jouaient dans l’Italie, sous la forme de nos proverbes, suggérèrent l’idée de
la comédie nommée à tiroir ; mais la comédie de mœurs et de caractères, à peine
entrevue par l’esprit des auteurs, n’avait encore paru dans sa beauté que dans le rôle
du Menteur et dans les personnages de Dom Juan et du Prince
jaloux. Molière, à l’exemple de ses devanciers, commença par imiter ; mais
bientôt averti par son génie, il ne prit plus pour modèle que son siècle et la
société. Ce fut alors qu’ingénieux élève de la nature, il cessa de copier les auteurs,
et devint maître en son art. Le caractère du Misanthrope rendit au théâtre le vrai
type de la comédie de mœurs qu’on attribuait à Ménandre, et qu’on se plaignait d’avoir
perdu. Ce fut peu : son génie allia depuis, dans un chef-d’œuvre, cette espèce de
haute comédie aux éléments de la comédie d’intrigue ; et balançant justement la force
des ressorts de l’une et de l’autre, agrandit leurs effets par le concours de leur
mutuel mobile, et créa réellement la comédie mixte, qui est la plus théâtrale de
toutes. Ce fut donc
en s’affranchissant des entraves de
l’imitation qu’il étendit les conquêtes de son art. La marche de son génie nous doit
instruire à tendre comme lui vers les créations neuves. Nous l’avons vu tour à tour
emprunter des Latins la vérité des portraits et du dialogue ; des Italiens, le sel des
plaisanteries, la bouffonnerie ingénieuse et la vivacité de ridicule ; des Espagnols,
les profonds caractères et les embarras d’intrigues clairement débrouillés ; enfin,
d’Aristophane, le tour parodiste, et la censure générale des corporations entières :
la comédie, dont il semble avoir épuisé les ressources dans ses applications aux vices
domestiques, accroîtrait peut-être sa richesse, si, mêlant quelques éléments de plus à
ceux qu’il y a mêlés, nous étendions son domaine en l’appliquant à l’histoire. Qui
sait si ce ne serait point lui ouvrir un nouveau champ fécond, et lui faire faire un
pas de plus ? Je n’ai proposé ceci que comme un doute ; mais je crois que la comédie,
en s’emparant des annales comme la tragédie, acquerrait une moralité plus universelle.
Thalie exposerait à la dérision et au mépris les actions basses et ridicules, ainsi
que Melpomène les offre à la terreur et à la pitié ; elle raillerait les travers et
les petitesses des faux grands hommes dont l’autre fait abhorrer les scélératesses et
les crimes ; et sa censure serait plus efficacement dirigée contre les politiques du
monde que les déclamations tragiques, parce que rien n’avilit plus l’ambition
intrigante que l’ironie, et ne la punit mieux que le rire.
Cette création de la comédie, que je nommai historique, aurait
encore l’avantage de peindre, sans artifice et sans exagération,
les physionomies nobles et franches des héros que leurs traits
simples et leur naïf langage enlèvent au genre tragique, et qui sont tristement
défigurés dans le drame larmoyant : j’ose à peine vous parler de l’essai que je fis,
il y a dix-sept années, de cette nouveauté ; ce ne fut qu’une première ébauche hardie
d’un genre de tableau dramatique que j’étais jaloux de présenter plus correctement.
Malgré le soin que j’avais pris d’écarter de ma comédie toute espèce d’intérêt qui
l’eut confondue avec le drame, et de tourner l’objet de toutes les scènes du côté
plaisant, le pathétique attaché aux situations trop fortes me contraignit de dévier de
ma route, et fit quelquefois grimacer de trop près, par leur contraste, le ridicule et
la pitié. Ce défaut de ma comédie de Pinto ne m’échappa point à la
représentation, et même j’eus le malheur d’être approuvé dans des endroits où je
n’eusse pas voulu l’être, et blâmé dans plusieurs autres qui méritaient d’être
applaudis : cependant le succès très marqué des parties de l’ouvrage vraiment
comiques, m’éclaira sur les corrections que son genre demandait : il me fournit la
preuve des possibilités de le fonder, de l’établir ; et je profitai de l’expérience
que je venais d’en faire, en composant, a près, cinq actes en vers, soumis
régulièrement aux trois unités, sur une aventure très connue arrivée au cardinal de
Richelieu, une fois ébranlé dans son ministère ; aventure qu’on appela d’un titre de
comédie, la Journée des Dupes. Si je présumais en ma faveur du nombre
des suffrages, tant des comédiens du Théâtre-Français qui reçurent cette pièce à
l’unanimité il y a plus de douze ans ;
que des littérateurs
et des hommes du monde qui l’ont goûtée, j’oserais croire que cette comédie historique
ne passerait point au jugement du public pour une innovation irrégulière et
bizarre7,
mais pour un tableau vrai de la cour de Louis XIII, et des variabilités de tous les
courtisans. L’idée de cette pièce, dont je ne prends la liberté de vous entretenir que
relativement à de nouvelles considérations sur l’art comique, je la dois à Molière
qui, dit-on, laissa dans ses manuscrits le titre de l’Homme de cour ;
projet d’ouvrage qu’il parut léguer en mourant à ses disciples. Heureux s’il était
permis à son plus humble et plus ardent admirateur de devenir au moins en ceci son
exécuteur testamentaire ! Je tenterai l’analyse de la vingt-troisième condition de la
comédie, en faisant l’application de toutes ensemble au chef-d’œuvre inappréciable
intitulé Tartuffe ; je ne pouvais, je crois, choisir un plus beau
sujet d’examen pour mon discours de clôture sur la comédie. J’ai fait l’application
des vingt-six conditions tragiques à l’admirable Athalie de Racine ; et
l’on verra par la conformité de ma méthode, relativement aux règles des deux genres,
ce que mon système de décomposition et de classification peut avoir d’utile, de
nouveau, de raisonné, et d’élémentaire.
Lorsqu’il fallut appliquer les vingt-six conditions de la tragédie à l’analyse du
meilleur ouvrage en ce genre, je fus incertain du choix que j’avais à faire entre
plusieurs chefs-d’œuvre qui réclamaient la supériorité ; cela me contraignit à motiver
ma préférence pour Athalie. La seule obscurité pour nous du texte de
Sophocle, de qui les pièces, écrites en une langue que nous ne parlons point, nous
dérobent une part de leurs finesses impénétrables, m’empêcha de prendre
l’Œdipe-Roi pour modèle. Je n’eusse pu vous démontrer en elle que la
perfection du plan et des caractères, et non décomposer toutes les qualités du style de
leur auteur. Je m’arrêterai donc à la merveille de Racine, quoique de spécieuses raisons
eussent pu
m’incliner vers les Horaces ou
Cinna, vers Phèdre ou Iphigénie en
Aulide ; la prééminence entre ces belles tragédies n’est point assez marquée
pour être incontestable, et les défectuosités légères qui les placeraient dans un rang
inférieur les unes à l’égard des autres, se contrebalanceraient respectivement avec
leurs beautés supérieures. Mais l’irrésolution du choix disparaît, selon moi, en ce qui
distingue la meilleure des comédies. Notre Molière ne fut surpassé par aucun poète de
son genre, ni ancien, ni étranger, ni national, et son propre génie ne put se surpasser
lui-même dès qu’il eut créé le Tartuffe. C’est donc à ce chef-d’œuvre que
nous appliquerons, par une juste préférence, les vingt-trois conditions de la comédie,
ou plutôt c’est en lui que nous allons trouver la preuve de ce nombre de règles, déjà
définies, excepté la dernière, qui n’est que la réunion de toutes, ainsi que nous le
démontrerons dans cette séance.
L’auteur se propose d’attaquer le vice le plus général et le plus dangereux du monde,
l’hypocrisie. Il regarde la société, il voit que chaque maison renferme quelques fourbes
intéressés, qui par leurs mensonges gagnent la confiance des gens crédules, usurpent les
droits de l’estime, et se servent du crédit qu’ils acquièrent pour dépouiller leurs
patrons, et les trahir avec ingratitude, après s’être enrichis à leurs dépens. Il
examine les divers imposteurs, et reconnaît qu’entre tous il n’en est aucune sorte de
plus détestable que ceux qui se couvrent du manteau de la religion ; parce que ceux-là
se font le mieux respecter, tant qu’on ne les démasque pas, et le plus redouter
encore, après qu’on les a démasqués. Il n’imagine donc pas une
fable propre à son dessein ; mais il trouve le fait, et le prend tel qu’il se rencontre
partout. L’action du Tartuffe a conséquemment cet avantage sur les autres
actions dramatiques, de n’être pas seulement une invention vraisemblable, mais la vérité
même.
Un faux dévot, reçu chez un homme simple et bon, veut corrompre sa femme et devenir à
la fois son gendre et son unique héritier ; on le prend dans ses pièges, et l’autorité
le châtie : tel est le fait, renouvelé chaque jour dans tous les temps.
Il comporte une certaine étendue, ainsi que la seconde règle le requiert ; car du
moment où l’hypocrite commence à mettre en œuvre ses moyens artificieux jusqu’au
moment où ses fourberies sont dévoilées et punies, il y a nécessairement un long
intervalle, dans lequel se déploient le jeu de l’intérêt, et les ressorts de
l’intrigue. L’action n’étant pas instantanée, mais sensiblement progressive, remplit
convenablement la durée des cinq actes qui la divisent.
Elle s’assujettit sans effort et sans invraisemblance à la condition des trois unités ; car le Tartuffe, soupçonné le matin, convaincu dans la journée,
est emprisonné dans la nuit ; car l’intrigue s’engage, se brouille, et se dénoue dans
une même chambre du logis d’Orgon ; car l’unique fait contenu dans la pièce est le
projet formé d’approprier à son usage les membres et les biens d’une famille, projet
que déconcerte la catastrophe. Cette exacte observation de la triple unité devient un
éclatant appui de cette règle si favorable à l’illusion théâtrale, et prouve que ce
qu’elle a d’étroit, loin d’opposer une barrière trop
resserrée au véritable génie, sert plutôt à concentrer ses forces qu’elle rassemble en
un même point, puisque la sublimité du plus éminent ouvrage n’en fut pas gênée, et
semble même s’être accrue en triomphant de ses heureuses entraves. L’unité de vue, que j’ai jointe aux trois unités fondamentales, éclate avec
pleine évidence dans la comédie du Tartuffe. C’est l’imposture que
Molière veut signaler ; il ne peut la peindre qu’en représentant avec elle la
crédulité, sa victime, et la foi sincère, son contraste. L’imposture lui fournit la
figure principale de son hypocrite, dont le vice est le mobile de toute l’action ; la
crédulité lui fournit les portraits de la superstition obstinée de madame Pernelle, et
de la bigoterie aveuglément soumise d’Orgon : la foi sincère lui fournit les
sentiments raisonnables et la vraie piété de Cléante, dont le caractère est en
opposition avec l’imposteur et avec ses dupes. Les autres rôles sont très habilement
attachés au seul point de vue sous lequel l’auteur présente le tableau de
l’hypocrisie. Il n’est pas une scène, pas une phrase, pas une réplique, pas un mot qui
ne tende au même but. C’est là ce qui captive le spectateur, ce qui le fixe, ce qui
l’enchante ; et, si la règle de l’unité de vue n’était pas suivie dans la plupart des
meilleurs drames, l’exemple du Tartuffe, œuvre la plus parfaite des
théâtres anciens et modernes, suffirait pour établir son indispensabilité dans
l’esprit de tous ceux qui prétendent à la perfection dramatique. Dirai-je plus ? Cette
unité est une condition de tous les genres d’ouvrages littéraires. Voulez-vous
éclaircir un point de
morale, de politique, de religion :
sous quelque forme que vous argumentiez, il faut que vous n’offriez qu’un objet, et
que vos conséquences déduites d’une seule proposition bien énoncée ne présentent qu’un
résultat. On ne sait nul gré à un orateur des incidences étrangères au fait unique
qu’il veut prouver, au sujet unique qu’il doit traiter ; on n’y voit qu’un désir vague
de s’attirer des vains applaudissements, ou plus souvent qu’une stérilité dans sa
logique, contrainte à rechercher des moyens subsidiaires pour soutenir un intérêt que
la raison et l’éloquence ne lui fournissent pas. Il en est de même au théâtre, où
mille auteurs ambitieux de remplir cinq actes, et n’en trouvant la matière ni dans
leur fable ni dans leur génie, y font entrer des scènes épisodiques qui déguisent leur
infécondité, et remplacent par des frais d’imagination les véritables richesses de
leur vue principale. Considérez le Tartuffe d’un bout à l’autre, vous y
serez frappés de cette unité de vue dont l’observance, que je réduis pour la première
fois en règle, n’est pas moins respectée que celle des autres unités classiques.
De cette considération résulte simplement que le vraisemblable et
le nécessaire n’y manquent nulle part : en effet l’excessive
confiance d’un bonhomme en un dévot imposteur est doublement fondée en vraisemblance
sur la supériorité d’esprit d’un scélérat accoutumé à vivre du fruit de ses
supercheries et très exercé dans le métier de son industrie, et sur le respect que sa
dupe honnête porte aux choses saintes, dont elle ne soupçonne pas qu’on ose se jouer :
les dangers, le malheur des personnes soumises à sa
dépendance deviennent les suites naturelles de sa prévention en faveur d’un fourbe ;
la familiarité des réprimandes de la suivante Dorine n’est pas moins la conséquence de
la faiblesse du maître, que l’inutilité des sages remontrances du frère de ce bonhomme
n’est la conséquence vraisemblable de sa crédulité. L’empire de l’hypocrite dans cette
maison, et le désordre qu’il y répand, n’ont donc rien qui ne soit dans la
vraisemblance ordinaire. Elle ne devient qu’au moment où Tartuffe,
accusé, convaincu, se défend en s’humiliant lui-même par une déclaration de tous les
vices auxquels il est enclin, confession si odieuse qu’on ne saurait plus la croire et
qui détruit, à l’aide de sa grimace, la preuve de son crime aussitôt changé en
imputation calomnieuse. Mais ignorât-on même que ce fait ne fut point imaginé, mais
réel, qui douterait de la vraisemblance d’une telle sorte de dénégation et de la
possibilité qu’Orgon s’y méprenne, puisqu’en cela ce rôle est l’image du public
entier, être aveugle et crédule, auquel il ne faut pour innocenter les plus grands
scélérats et les accueillir avec faveur, que quelque apparence qui les sauve de sa
propre condamnation, dès qu’ils ont su flatter ses préjugés ? À combien de vils
escrocs et de fieffés coquins rend-on un salut, donne-t-on la main dans le monde, qui,
faute d’une matérielle preuve à leurs crimes, sont lavés par les tribunaux même, et
passent encore pour gens estimables dans l’opinion de la société, qui s’obstine à
défendre leur cause contre la conviction des témoins de leur infamie dissimulée !
Le sujet contient ce que veut la nécessité aussi
pleinement que ce qu’exige la vraisemblance : le choix des personnages, la diversité
de leurs humeurs, de leur âge, de leurs situations, la marche et l’intention des
scènes, la progression d’intérêt dans les actes, rien ne se produit au hasard dans le
Tartuffe, mais selon la loi du nécessaire ; on n’y prononce pas un
discours qui ne soit subséquent en raison à ce qui le précède. Chaque partie de ce bel
ensemble est si justement liée au tout, que vous n’en sauriez ôter une seule sans
déranger l’ordonnance de l’ouvrage et sans vous apercevoir du vide défectueux qu’y
laisserait le moindre retranchement. Des critiques ont hasardé de dire que le sujet
étant bien exposé par le premier acte, celui-ci pouvait s’unir au troisième, sans que
la perte du second causât nul préjudice à l’intégrité de l’action. Ils ne
considéraient ce deuxième acte, rempli des chagrins que Mariane confie à sa suivante
et de sa querelle avec Valère, que comme un ornement agréable, mais superflu ; il est
aisé pourtant de voir que son omission causerait un grand dommage à l’effet de
l’intrigue. Outre les gracieux dialogues et les jeux de scène divertissants dont <
elle enlèverait le charme aux spectateurs, elle les priverait de connaître l’union des
deux cœurs que Tartuffe désole et veut séparer ; elle les empêcherait de concevoir
pour eux cette vive affection qu’inspirent leurs naïves mœurs et leur tendresse
ingénue ; elle en soustrait au public l’image des douleurs dont l’intrigant accable
ces aimables jeunes gens qu’il désespère ; et la première apparition de Tartuffe,
d’autant
plus théâtrale qu’elle est mieux ménagée et plus
longtemps attendue, ne serait pas précédée du spectacle des troubles jetés parmi tous
les membres de la famille qu’il agite avant même que de se montrer. Ce second acte,
précieux embellissement au sujet, est donc encore un développement nécessaire. Une
autre objection s’est élevée contre la nécessité de tenir si longtemps Orgon caché
sous une table, tandis que l’imposteur dévoile son âme atroce aux yeux d’Elmire : on a
pensé que ses premiers discours suffisaient à détromper le mari, et que la jalousie
conjugale ne souffrait pas qu’il en écoutât la suite avec tant de patience. Mais
l’auteur a convaincu le public, durant trois actes et la moitié du quatrième, de
l’entêtement des préventions d’Orgon : celui-ci d’ailleurs, témoin et auditeur de
l’entretien du traître avec sa femme, n’a lieu de craindre aucune insulte de plus ; la
stupéfaction que lui cause le langage de l’imposteur enchaîne les premiers mouvements
de son courroux : trompé depuis un temps si long et avec tant d’art, confus de sa
propre erreur, à peine d’abord doit-il en croire le rapport de son oreille ; il est
besoin qu’on le pousse à bout pour qu’il éclate ; il faut que le scélérat déroule
enfin jusqu’aux derniers replis de la trame dans laquelle il l’avait si bien enlacé,
pour qu’il en conçoive toute la noirceur. La durée de cette scène étendue est, comme
on le voit, entièrement nécessaire, et la précipitation d’une scène plus courte eût
moins prouvé la prévoyance de Molière à bien mesurer les risques, d’une situation si
périlleuse, que l’immobilité du muet Orgon ne prouve combien
l’auteur possédait la science profonde des passions du cœur humain et le talent de
les interpréter, de les faire agir, plutôt en fidèle copiste de la nature qu’en
esclave des préjugés de l’art. Une loi générale commande que la catastrophe sorte des
moyens et du fonds du sujet : on reproche à celle du Tartuffe de ne
point partir de la fable même et de venir du de, hors ; j’espère détruire ce que cette
remarque a de spécieux contre l’ouvrage, lorsque j’arriverai à l’examen de la règle du
dénouement, et je me flatte d’effacer encore dans les esprits l’imputation de ce tort
par la condition du nécessaire.
Celle du ridicule, essence, mobile, âme de la comédie, y répand
abondamment sa puissante influence. C’est par le ridicule que la ruine déplorable de
toute une honnête famille perd ce que son spectacle aurait de pathétique, et suscite
le rire au lieu du larmoiement. C’est par le ridicule que l’aspect de la scélératesse
en personne, dont le portrait haïssable ne semblait devoir produire qu’une terreur
tragique, provoque une dérision universelle qui châtie le crime exposé aux coups les
plus sanglants de la férule comique. C’est par le ridicule enfin que l’ineffaçable
tableau de l’hypocrisie et des désastres qu’elle entraîne autour d’elle, offre au
monde, éclairé d’une instructive lumière, une leçon capable de frapper éternellement
les nombreuses dupes qu’elle tente de se faire, et le signalement accusateur de tous
les scélérats qui se sanctifient par des apparences religieuses ou par des contritions
feintes, et de tous les intrigants qui se font dévots pour s’appuyer d’une grande
secte au
défaut d’un propre mérite, et s’enorgueillir, en
s’enrichissant par mille bassesses, du succès de leur fausse humilité et de leur
trompeuse misère, trop fastueusement publiée : subtils cafards qu’on rencontre partout
vagabonds dans l’univers, quêtant l’hospitalité non en chevaliers de la croix, mais de
l’industrie ; non en missionnaires de la sainteté, mais de l’indigence ; non en
pèlerins du zèle, mais de la vanité, non en prédicateurs de miséricorde générale, mais
de leur personnelle vengeance ; non en simples brebis du Seigneur, mais en moutons de
la surveillance inquisitoriale ; ou plutôt race de loups déguisés en agneaux, à
laquelle le ridicule ne saurait trop fréquemment donner la chasse hors de tous les
bercails de nos villes.
Passons en revue les ridicules principaux et secondaires de la comédie de
l’Imposteur. Le premier est Tartuffe ; quel est ce personnage ? Un
homme horriblement vicieux : son vice marqué, est de cacher tous les vices ensemble
sous les dehors de sa fausseté ; son langage sera donc celui de la vertu ; ses
sentiment seront contraires, et ses actions la démentiront en lui ; ce caractère
deviendra si odieux qu’on n’aura pas sujet d’en rire ; il conduira ce héros
patibulaire à des crimes ; et le procès du crime n’est pas du ressort de la comédie.
Que fait Molière ? Il ne représente que les scélératesses impunissables par les lois,
les seules que commettent les hypocrites, et qui, par conséquent, ne sont justiciables
que de l’opinion publique ; il tourne ensuite son affreux acteur du seul côté risible,
en le montrant sous une attitude de pudique réserve, qui
contraste avec son ardeur effrontée ; de mépris pour les biens de la terre avec sa
cupidité spoliatrice ; de mortification avec sa gourmandise ; d’abaissement
évangélique avec l’attachement à ses nobles titres de gentilhomme ; de ferveur pure en
intentions avec la convoitise intempérante de ses sens, et de fraternelle charité avec
les mouvements haineux de son cœur imbu de fiel : de sorte qu’à chaque pas, la fausse
timidité de sa continence est trahie par l’audace de ses désirs ; et le voile de sa
sainteté, sans cesse percé par le feu de son tempérament. Ses paroles s’accordant mal
avec ses gestes, sa bouche est continuellement démentie par ses yeux et par sa main.
Voilà donc la face du saint impie merveilleusement illuminée de tout l’éclat du
ridicule ! Le second personnage, quelle est sa physionomie ? Celle d’un chef de
famille, honnête citoyen, bon mari, bon père, pieux par instinct naturel plus que par
raisonnement, et compatissant envers les pauvres ; la simplicité de son esprit, ne
soupçonne point la fraude ; et ses affections de cœur l’exposent à s’attacher sans
retenue aux objets qu’il aime et révère. S’il faut qu’un tel homme soit indignement
dépouillé par les artifices de l’imposture, il n’excitera que la commisération, et
l’on ne pourra s’en moquer. Aussi Molière mêle-t-il à ce caractère une docilité
puérile aux conseils du Sycophante pour lequel il se prévient, une faiblesse qui le
livre aux impulsions des fourbes, aux frayeurs d’une conscience timorée, à
l’asservissement minutieux des pratiques de l’église ; et cette faiblesse l’entraînant
hors de la droite raison, le poussera aux derniers excès de
l’engouement. Il n’aura de fixe que l’enthousiasme d’une passion extrême pour ce
qu’il croit saint et sacré ; son aveuglement sacrifiera sa fortune et ses enfants à
l’idole, dont il-fera son modèle exemplaire ; et son dévouement sans bornes,
dégénérant en manie violente et obstinée, contrastera plaisamment avec les disciplines
de sa dévotion, dont il ne gardera ni la douceur, ni la patience. Voilà donc ce
personnage devenu, par sa dangereuse bigoterie, l’exemple d’un ridicule aussi risible
que fatal ! Qui vient en troisième rang ? Madame Pernelle, vieille dame, opiniâtre en
ses étroites superstitions, non moins têtue que babillarde, sermonnant son fils, ses
petits enfants, sa bru, et tous les gens de leur maison ; entichée des lieux communs
et de la morale des prônes ; tournant les dictons de son expérience en proverbes ;
condamnant les plaisirs de la société et les lectures mondaines ; n’estimant d’autres
livres que ses heures ; et ne voulant d’autre spectacle que la messe et les offices ;
du reste, impérieuse, acariâtre, médisante, et colérique au dernier point par la
chaleur de son zèle exagéré, et par les insinuations de Tartuffe, dont elle s’est
coiffée, comme toutes les bonnes femmes de son âge le sont de leur directeur ou du
curé de leur paroisse, qu’elles confisent de sucre et de miel, et qu’elles dotent de
leurs aumônes, aux dépens de leurs héritiers appauvris. L’originalité de cette
grand’mère des enfants d’Orgon produit le plus vivant portrait d’un ridicule qui se
rencontre dans toutes les familles, et dont le relief théâtral accomplit l’effet du
comique. Le fils de la maison, jeune homme bouillant et dissipé, n’entre
dans ce tableau que par le ridicule de l’emportement qui le
caractérise ; il suit plutôt les élans d’un cœur droit que les voies de la prudence ;
et sachant mieux fronder l’imposture en face, que la démasquer, il fait plaisamment
ressortir, par son impétuosité sincère, le maintien de résignation affectée par
l’hypocrite, contre lequel il n’a d’autre espoir que de lui couper les oreilles. La
servante Dorine est la raison en personne et dans ses sentiments, et dans ses
démarches ; mais sa pénétration d’esprit, qui perce au fond de l’âme d’un scélérat, et
qui le déconcerte par son babil ; mais sa pétulance involontaire, mais ses libertés
ironiques envers le facile Orgon ; la gaîté de son juste persiflage, et les saillies
de son bon cœur, assaisonnent d’un sel vif et piquant ses dialogues avec ses maîtres,
et relèvent, par une comique franchise, les travers des personnages qu’elle anime,
qu’elle signale et qu’elle met en jeu si risiblement autour d’elle. L’officieuse
activité, l’amusant commérage, les coups de langue hardis et familiers, caractérisent
plaisamment dans son rôle le ridicule de la classe domestique dont il offre l’image
naïve et divertissante. Que restait-il à Molière pour achever son groupe admirablement
ridiculisé ? Deux amants : ceux-ci, tous deux bien nés, tous deux doués des mêmes
nobles penchants et d’une égale fortune ; tous deux liés l’un à l’autre par leur
mutuelle inclination et par le vœu de leur famille, n’ont rien qu’on puisse reprocher
à l’honnêteté de leurs mœurs ni de leurs vues ; ils se sont aimés et choisis sous les
yeux de leurs parents ; toutes les bienséances concourent à les unir : mais les
prétentions d’un scélérat vont les séparer. Le spectateur qui
s’intéresse à leur passion réciproque, à leur jeune âge, à leur espérance
d’établissement, aura donc sujet de les plaindre ; et la pitié due à son sort
suspendra le comique durant l’intervalle accordé dans la pièce, à l’expression des
chagrins de ces aimables personnages. Non, non, l’habile Molière sait trop bien que
son art réprouve les pleurs et souffre tout au plus l’attendrissement ; il sait quelle
douce nuance de ridicule peut rendre assez risibles les plus honnêtes amoureux. Voici
qu’il les amène en présence l’un de l’autre ; et pourquoi ? Chacun d’eux est rempli
d’un égal amour ; chacun a le même malheur à craindre et à éviter : eh bien ! déjà
leur jalousie est aux prises sur une chimère par l’effet d’un malentendu ; l’un et
l’autre s’accusent, s’outragent, jurent de se fuir, de ne se revoir jamais. On les
rapproche ; ils se raccommodent, ils protestent qu’ils s’adorent ; et si l’aide d’un
tiers ne s’interposait encore en leur explication, tous deux s’imputant le premier
tort, récrimineraient et recommenceraient plus violemment leur querelle, pour la
terminer de nouveau par un même raccommodement. N’est-ce pas ainsi que les cœurs
jeunes et passionnés consument les heures les plus précieuses en de pointilleux
débats ? Et jamais la grâce et la vérité s’unirent-elles plus agréablement que dans
cette charmante scène, pour égayer le spectacle des jalouses manies d’un âge aveugle,
impétueux, et sensible ? Quel couple ne s’est en riant reconnu, tel qu’il fut plus
d’une fois, dans le tableau des tendres de Valère et de Mariane ? La
décente Elmire
ne présente aucune face à la raillerie ;
mais la pudeur de son sexe en butte aux témérités enflammées d’un cafard, et son
apparence forcément adultère devant son beau-fils et sous les yeux même de son mari,
la placent dans une situation qui n’est pas médiocrement comique. Ainsi le ridicule
règne éminemment dans chacun des rôles de cette grande œuvre ; ridicule général dans
le fonds sur lequel la fable est composée, ridicule particulier dans les accessoires
et dans les rôles secondaires qui concourent à son exécution. Cléante lui seul en est
exempt : c’est le sage de la pièce, c’est le contraste de la piété naturelle opposé à
l’hypocrisie et à la superstition ; et c’est en lui conséquemment que se fonde la
moralité de la comédie toute entière.
Les ridicules imprimés aux personnages ne leur sont pas empreints aux dépens de la
condition des caractères ; ils s’y appliquent immédiatement, et par là ne manquent
jamais d’exciter le rire. Nulle comédie ne présenta des caractères si vrais, si
constamment pareils à eux-mêmes, si largement dessinés, et d’une physionomie plus
saillante. Aucun de ceux-ci ne se dément par la moindre parole, ni par la moindre
démarche. Dès la première scène, la vieille dame Pernelle gourmande toutes les
personnes du logis, et veut que tout aille à sa tête ; elle est sourde à toutes les
raisons, incrédule à tous les rapports, et ne croit qu’à ses propres idées : on la
revoit au cinquième acte opposer le même entêtement à son fils, et lui nier jusqu’aux
preuves du crime dont il fut témoin, lorsqu’il s’écrie ;
« Il ne faut pas toujours
juger sur ce qu’on voit
.
Cette obstination d’estime pour un imposteur ne désole pas moins Orgon que sa
confiance invariable en lui n’avait désespéré sa famille. Enfin, désabusé sur le
compte d’un traître, Orgon ne change pas de caractère : il s’était passionné pour ses
fausses vertus jusqu’à l’ ; et gardant une pareille exagération dans les
sentiments contraires après être revenu de son erreur, loin de se corriger, son
immodération s’emporte vers une autre extrémité.
Paroles dictées à dessein de marquer son caractère par le dernier trait ; paroles
dont l’auteur n’a pas voulu que l’intention pût échapper aux auditeurs les moins
attentifs, puisqu’il fait répondre au raisonnable Cléante :
La suite du discours de Cléante, que nous examinerons plus tard, s’accorde en tous
points à son caractère de sagesse et de vraie piété. Le personnage principal mérite
que nous le décomposions en toutes ses parties : son succès universel et durable a si
pleinement triomphé des critiques spécieuses, qu’il né serait pas besoin d’en réfuter
une seule, si l’autorité d’esprit de La Bruyère ne s’y était mêlée en opposant au
portrait de Tartuffe, celui d’un certain Onuphre, qu’il s’efforce de lui confronter à
son désavantage. « Onuphre, selon le moraliste, ne dit point ma haire et ma discipline ; au contraire, il passerait pour
ce qu’il est, pour un hypocrite ; et il veut passer pour ce qu’il n’est pas, pour un
homme dévot. »
Cela est vrai ; Tartuffe ne le dirait pas non plus à Cléante,
homme avisé, qui saurait le pénétrer, et le lui reprocher en face comme La Bruyère ;
mais il ne le dit qu’à son valet Laurent, et devant une domestique d’Orgon, afin que
l’on croie à ses pieuses pratiques, dont l’ordre qu’il donne est une simple
manifestation. « S’il se trouve un homme opulent à qui Onuphre a su imposer,
dont il soit le parasite et dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point
sa femme, il ne lui fait du moins ni avance, ni déclaration : il s’enfuira, il lui
laissera son manteau, s’il n’est aussi sur d’elle que de lui-même : il est encore
plus éloigné d’employer, pour la séduire, le jargon de la dévotion ; ce n’est point
par habitude qu’il le parle,
mais avec
dessein et selon qu’il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu’à le rendre
très ridicule. »
Je répondrai que Tartuffe n’étant pas un vrai dévot, mais un homme ardent qui
dissimule ses passions plus qu’il ne les mortifie, ne veut pas être dupe de son propre
rôle. Il loge chez Orgon ; sa femme lui agrée ; il risquerait trop en quittant le
poste où il la garde par des absences secrètes, et pour des liaisons clandestines avec
de belles pénitentes à sa dévotion : il mesure ses tentatives sur les probabilités de
toucher la vanité de son sexe par une victoire aussi grande que celle dont il flatte
sa beauté : il compte sur le faible de la chair ; qui sait même si des vues plus
profondes ne l’intéressent pas à se l’enchaîner par une mystérieuse complicité ? Il a
prévu qu’elle ne dira rien à son époux, et s’il n’eût été surpris en sa déclaration,
Elmire n’eût soufflé mot. Il connaît sa bonté, et en supposant qu’elle parlât, tout
rapport contre lui passerait pour calomnieux. Ajouterai-je qu’Onuphre est un de ces
maigres hypocrites, exténués et timides ; mais que Tartuffe, cagot d’un frais
embonpoint, ayant
l’oreille rouge et le teint bien
fleuri
, peut se laisser enflammer imprudemment aux appétits de sa santé
et aux aiguillons de son feu sanguin. Sa véhémente convoitise éclatera dans un langage
mystique, parce que c’est à dessein qu’il s’en fit une habitude, et que tous les
hommes se rendent ridicules, à leur insu, en contractant l’usage du jargon de leurs
professions. Ainsi Diafoirus et Purgon nous font rire, sans s’en douter, par leur
idiome de l’école, et Vadius par ses
expressions
pédantesques. Tartuffe ne se garantira donc pas mieux du danger qu’on se moque de lui,
puisqu’il ne s’en aperçoit plus ; le ton qu’il prend lui a partout réussi, pourquoi le
changerait-il ? « Onuphre, ajoute le Théophraste moderne, ne pense point à
profiter de toute la succession de l’homme opulent, ni à s’attirer une donation
générale de tous ses biens, s’il s’agit surtout de les enlever à un fils, le
légitime héritier. — Il ne se joue pas à la ligne directe, et il ne s’insinue jamais
dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à
établir ; il y a là des droits trop forts et trop inviolables ; on ne les traverse
point sans faire de l’éclat, et il l’appréhende, sans qu’une pareille entreprise
vienne aux oreilles du prince à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu’il a et
d’être découvert et de paraître ce qu’il est. »
La retenue présumée
d’Onuphre serait la condamnation de la conduite hardie de Tartuffe, s’il n’était pas
vrai que la scélératesse proportionne toujours la vigueur de ses entreprises à la
faiblesse des hommes qu’elle fait tomber en ses pièges. Un hypocrite n’oserait tenter
ce que fait le Tartuffe, s’il n’avait, en insidieux confesseur, su d’abord s’emparer
du secret le plus important de sa dupe imbécile, avant que de songer à dépouiller ses
enfants de leur patrimoine ; il ne redoutera point qu’Orgon le dénonce au prince, dès
qu’il possédera le moyen de le dénoncer le premier : il ne craindra point qu’on
l’attaque devant les tribunaux, puisqu’il a dans les mains de quoi
perdre son accusateur : il n’aura nul confident qui le trahisse ; il
ne lui échappera pas une syllabe indiscrète ; il ne se parlera point à soi-même, tant
il se maintiendra dans son rôle de dissimulation : il saura jeter la discorde entre
les membres de la famille qu’il abuse, et se défendre de leurs propos en les devançant
par mille insinuations calomnieuses : il se fera plaindre, s’il le faut, des
mortifications que lui coûtent les bienfaits qu’on l’aura forcé d’accepter. Ses crimes
ne seront vraiment que ceux de l’hypocrisie qui nuit avec prudence, et pèse le mal
qu’elle peut faire sans danger ; car ils n’auront donné aucune prise contre sa
personne à la sévérité des lois dont il aura tourné les formes au profit de tous ses
actes ; et s’il se venge lui-même, il s’arrogera dans sa secte l’honneur d’un zèle qui
sacrifia tout aux intérêts de l’état et du ciel offensé. Tel est trait pour trait le
caractère d’un imposteur consommé dans son art, comme Tartuffe ; l’Onuphre de
La Bruyère n’en serait qu’un faible écolier, qui, s’il lui ressemblait en quelque
chose, aurait une fade couleur, et non le lustre animé qui brille en ce modèle tout
théâtral. Si le subtil auteur des caractères eût été aussi profond dans le talent de
les signaler que l’auteur de la comédie qu’il osa blâmer à contresens, il ne se fût
pas attaqué à un si rude joueur.
Il eût su qu’un faux dévot, qu’un méchant sous le masque, viole les droits du sang
comme les autres ; qu’il n’a rien de sacré, que rien n’est fort contre ses ruses,
qu’il ne ménage pas plus un fils qu’un collatéral,
qu’il le
diffame pour le voler, et qu’il ne s’arrête qu’après la ruine complète des pepublic
rsonnes dont les possessions font sa richesse ou son envie.
Je me figure le moraliste, montrant dans les cercles étroits de la société les fines
miniatures qu’il traça délicatement, et se flattant peut-être de surpasser en
correction les larges dessins du philosophe comique, dont les portraits, bien qu’assez
grands pour frapper tout un assemblé, n’étaient pas moins purs ni moins parfaits dans
leurs immenses proportions. Le parallèle d’Onuphre et de Tartuffe n’éclaire que trop
la petite rivalité que l’esprit veut sans cesse établir entre ses vues et celles du
génie, et l’erreur d’un critique tel que La Bruyère devrait être un avertissement à la
vanité de tous les critiques inférieurs à cet ingénieux écrivain, qui n’a trahi ses
prétentions secrètes qu’en risquant une lutte de sa faiblesse contre la force de
Molière.
À la condition des caractères s’unit celle des passions, très bien
traitées dans le Tartuffe ; car tous les ridicules en ressortent ; et
le seul Cléante, dont le caractère est la sagesse, ne se montre en rien passionné.
Madame Pernelle s’annonce par la vivacité qui la rend insociable, et par sa charité
peu édifiante, qui distribue les injures de droite et de gauche, qui prêche sur un ton
de colère, qui s’emporte à tout coup, fait le martyre de ses enfants, et soufflette
largement la pauvre Flipote qui la suit.
Rien de plus vrai, de plus fréquent que cette violence
passionnée en une vieille bigote. Son fils Orgon participe de son humeur impatiente.
Il a beau se faire des lois de résignation et pousser l’enthousiasme pour la douceur
de son Tartuffe jusque l’admirer de s’être confessé saintement,
Cependant les moindres contrariétés qu’il éprouve le mettent hors de lui, et ses
fureurs contre les familiarités de Dorine fourniront à celle-ci l’occasion de désigner
la passion qui l’aveugle par ce bon vers devenu proverbe ;
On a vu que les scènes ravissantes de Valère et de Mariane brillent du seul feu des
passions qui troublent les amants, et que la pétulance de Damis n’éclate en lui que
par le naturel passionné de la jeunesse ; mais où l’habileté du poète couronne son
chef-d’œuvre, c’est dans la peinture enflammée de son imposteur. Il s’est gardé d’en
faire un scélérat tranquille et flegmatique ; il en fait un homme en qui toutes les
passions brutales combattent un système de continence absolue. Concupiscent,
orgueilleux, vindicatif, ses vices et la chaleur de son sang qui les embrase, agissent
malgré lui sous ses déguisements, et la convoitise pétille en ses regards quand le
courroux n’y étincelle pas. L’opposition de son effervescence involontaire avec le
froid maintien qui la comprime,
et avec son langage
contrit, met en saillie continuelle le comique du personnage.
Les rôles, l’intrigue, et la diction, de cette belle comédie sont partout conformes à
la condition des mœurs ; car l’image de l’hypocrisie y est tirée de
la fausse dévotion ; vice à la mode durant le règne de Louis XIV. L’auteur a copié ce
qu’il avait le plus sous les yeux. Il prend son hypocrite dans les églises, comme il
l’eût pris de nos jours dans les clubs révolutionnaires, dans les conseils politiques,
et dans les cours militaires ; les tartuffes de popularité, les tartuffes de
philosophie libérale, les tartuffes d’humanité, de bonhomie, de douceur domestique,
les tartuffes d’héroïsme et de clémence ; en fin les tartuffes de zèle monarchique,
ont remplacé les grimaciers de religion dont un petit nombre qui survit s’obstine, au
risque de la risée publique, à ressaisir le masque usé du Tartuffe de Molière.
Néanmoins les particularités que les mœurs du dix-septième âge ont affectées au
personnage représenté par le poète n’empêchent point que la peinture de l’imposteur ne
porte des traits généraux dans lesquels on reconnaît encore les fourbes du
dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Ceux-ci n’auraient pas, en effet, une autre
conduite avec des moyens différents, et ne tendent au nom de la liberté ou de la
gloire, au nom de leurs lois, ou de leur parti et de leur honneur, qu’à voler, qu’à
satisfaire leurs vices, qu’à s’enrichir des trésors de l’état, ou du patrimoine des
familles qu’ils dénoncent et proscrivent, soit par cupidité, soit par vengeance. Le
Tartuffe du théâtre est, par conséquent, le type originaire et
invariable des tartuffes présents et à venir. Il tient cette qualité
de l’exacte observation des mœurs.
La règle qui limite l’intérêt dans la comédie ne saurait être
étudiée avec plus de profit que dans l’examen de ce sujet. Touchant et terrible par
lui-même, il n’attache pourtant que par la curiosité qu’inspirent les caractères et
l’issue des démarches du personnage principal. Le génie enjoué de l’auteur a tellement
su tempérer l’excès du pathétique et de l’horreur imprimée au fonds de chaque scène,
qu’il convertit leurs plus sérieux aspects en surprises lisibles et en révolutions
continuellement amusantes. Sans cesse on est près de pleurer, et sans cesse une chose
égaye : partout on a lieu de frémir, et toujours on rit aux éclats. Les raisons de ce
magique effet se déduisent de l’excellence de l’exposition, de la force du nœud, de la
vraisemblance des péripéties, de l’ordre des actes, de celui des scènes, et de la
qualité du dénouement, conditions suivantes qui nous restent à considérer.
Au lever de la toile, on voit tous les acteurs rassemblés, hormis Orgon et Tartuffe :
le seul babil d’une vieille grand-mère expose tous les intérêts, tous les caractères,
le sien propre, et le sujet de la fable : chaque mot sorti de sa bouche est un coup de
pinceau hardi, brillant, large, rapide, qui peint comme sur une toile autant de
vivants portraits de famille. Tout se meut autour de la bonne femme, et la pièce entre
de prime-abord en action : exposition originale, animée, dont l’exemple paraît unique
au théâtre. Tartuffe qu’on ne voit point au premier acte, y devenant l’objet de tous
les débats des uns qui l’attaquent et des
autres qui le
défendent, s’annonce d’avancé par les dissensions qu’il excite : Dorine l’a surtout
désigné par ses brocards et par son libre caquet : on l’a entendue dire que le saint
homme s’érigeait en directeur de la maison, et en surveillant d’Elmire ; ce n’est
point au hasard qu’elle s’est écriée malignement :
Trait exquis de sa sagacité qui fait pressentir la conduite que tiendra le cafard. On
ne doute plus de l’intention qu’avait le poète en lui dictant ces mots, lorsque le
confiant Orgon, passionné pour son Tartuffe, ajoute plus comiquement encore,
Orgon, en parlant de la sorte, est loin des réflexions que cette conduite devrait lui
faire faire, car il songe au mariage de sa fille avec ce fourbe, et cet arrangement
ferme son esprit à tous les soupçons qu’il aurait lieu de concevoir.
La présence de Tartuffe retardée avec art jusqu’au milieu de la pièce, y vient
coïncider avec le nœud de l’intrigue : sa déclaration à Elmire, le danger qu’il court,
son triomphe sur les accusations de Damis, qui l’a surpris aux pieds de
sa belle-mère, l’inimaginable prévention d’Orgon en sa faveur, forment ce nœud, le
resserrent le plus fortement possible,
et redouble la
curiosité sur laquelle se fonde un intérêt qui s’accroît sans cesse
et s’achemine vers la plus frappante des péripéties. Nous avons
remarqué à l’égard de la péripétie du Festin de Pierre, qu’elle
résultait du changement de volonté d’un athée dissolu qui se couvre pour sa sûreté du
masque de la religion ; ici la péripétie est contraire, et non moins belle ; c’est un
faux dévot à qui le cours des événements fait tomber son masque d’imposture et qui,
dépouillé du manteau qu’on lui arrache, découvre malgré lui son infernale impiété. On
avait vu dans le rôle de Dom Juan que les vices effrontés rendent un homme moins
hideux que l’hypocrisie ; et, pour seconde leçon, on voit dans le Tartuffe que
l’hypocrisie renferme en elle la réunion de tous les vices les plus détestables. C’est
pourquoi Molière, en nous dévoilant ce qu’elle a de plus odieux que tout, servit si
utilement l’humanité toute entière.
Sans entrer dans le détail de l’ordre progressif des actes, bel
ordre déjà prouvé dans chacun par l’analyse des conditions antécédentes, notons
seulement la sage économie du rôle de Tartuffe : il n’intervient que très tard ; mais
il est présent partout, quoique invisible longtemps. Je laisserai le docte Brumoy,
interprète des comédies grecques, vous faire remarquer que l’arrivée de ce personnage
est préparée à l’imitation du Cléon des Chevaliers, dont l’entrée
tardive est annoncée dans le cours de plusieurs scènes antérieures qui font désirer
vivement sa présence aux spectateurs. Ce parallèle sera mieux reçu de ce savant que de
moi, à qui l’on reprocherait encore de me
prévenir pour les
modèles d’Aristophane. Plus jaloux d’instruire que de briller, je préfère l’autorité
des citations à l’énonciation de mes propres idées, afin de mieux convaincre mes
auditeurs de l’utile vérité des maximes que la partialité révoque en doute, et qui
cessent d’être profitables quand on me les nie. Les seuls rapports que je me
permettrai d’établir à l’égard de l’emploi du rôle qui nous occupe s’appliqueront au
rôle de l’Athalie de Racine : Ils prouveront que dans les deux genres
on doit reculer loin des regards les objets odieux, et n’en pas prodiguer la présence.
L’auteur tragique a très délicatement senti que l’aspect d’Athalie trop prolongé
répandrait de l’horreur sur sa fable : l’auteur comique a prévu par la même raison que
l’aspect de Tartuffe trop fréquent imprimerait de la tristesse dans la sienne. Tous
deux ont rejeté leurs affreuses figures dans le fond de leur tableau sublime. Leur
exemple peut faire loi constante en de semblables sujets.
L’ordre des scènes, tant capitales que secondaires, maintient, d’un
bout à l’autre de l’ouvrage, la liaison conséquente qui les doit enchaîner du
commencement à la fin, et la variété d’objets et de nombre d’acteurs qui doit rompre
l’uniformité de leur marche et de leur aspect. Ce mouvement oscillatoire qu’impriment
aux grandes scènes capitales deux impulsions contraires, alternativement réagissantes
l’une sur l’autre, ce double mouvement, dis-je, se produit dans les trois principales
scènes de la pièce ; celle entre les amants qui n’est que la répétition perfectionnée
de la querelle du Dépit amoureux, pour laquelle Molière s’est
gracieusement affectionné ; celle entre Damis, Orgon, et
Tartuffe, où le méchant, d’abord confondu par une accusation, confond après son
accusateur ; celle enfin, et c’est la plus capitale, entre Elmire, Tartuffe, et Orgon
caché, où l’honnête épouse, cherchant à entraîner d’abord l’imposteur par une feinte
coquetterie, est prête à se voir entraîner plaisamment elle-même par l’impétueuse
concupiscence du scélérat, tandis que la stupéfaction qui tient son mari dans
l’immobilité l’abandonne presque sans défense aux pressantes attaques dont il est le
témoin à l’ombre de la table qui le couvre. Cette scène du plus haut comique prépare
un dénouement terrible qui devient encore plaisant par un effort de l’art, à mon gré,
plus considérable en ce dernier acte que ne me semblent graves les défauts qu’on y a
remarqués.
Je ne saurais ajouter que peu de chose aux judicieuses notes de l’éditeur Bret sur
les qualités de ce dénouement, bien défendu par sa plume et par les illustres
écrivains qu’il cite à son appui, afin de mieux réfuter les critiques téméraires. On
apprendra de lui sur quelles méprisables traditions s’est accrédité et le
blâme injuste d’un cinquième acte que je crois digne de ceux qui le précèdent. Le
retour de madame Pernelle y tourne merveilleusement en comique la consternation
répandue autour d’elle : je ne dissimulerai point que le rôle bas de monsieur Loyal,
huissier à verge, ne dégrade tant soit peu le ton élevé de ce chef-d’œuvre ; un tel
rôle, très bon dans une comédie facétieuse, dépare une si haute comédie. Ce reproche
qui me paraît fondé s’atténuera, peut-être,
en appréciant
la leçon utile qu’on retrouve en cet endroit, où le bon esprit de l’auteur semble
encore lutter par un dernier effort contre la tristesse de sa matière ; mais je ne
puis admettre la condamnation de la catastrophe occasionnée par un ordre de l’autorité
suprême. Ce dénouement, comparable aux dénouements à machine des anciens, me paraît
meilleur ici que dans leurs fables. Le poète qui, pour exterminer Dom Juan imposteur,
le frappe d’un coup de la main de Dieu, se sert pour châtier son faux dévot de la main
du roi, afin de signaler par un grand trait que les religieux hypocrites,
inattaquables il est vrai à toutes les lois du monde, au-dessus de tous les jugements,
ne peuvent être réprimés et punis que par les arrêts d’une souveraine justice. Cette
catastrophe, inattentivement critiquée, se conforme à la nature des choses en
s’accordant au vraisemblable et au nécessaire, et accomplit l’œuvre en proportionnant
la peine du coupable à ses scélératesses. Sa soudaineté ne porte d’ailleurs aucun
préjudice à la force comique déployée jusqu’au dernier moment de l’action.
La seule condition de la force comique place le Tartuffe au-dessus du
Misanthrope, et conséquemment de toutes les comédies. Dans la vive
scène d’exposition, il y a force comique : dans cet interrogatoire d’Orgon, que l’on
instruit de la maladie de sa femme, et dont l’inquiétude n’aboutit qu’à redire,
et Tartuffe ?
il y a force comique : dans cette
exclamation réitérée d’Orgon, à qui l’on donne les meilleurs témoignages du bon
appétit, du paisible sommeil, et de la fraîche santé du dévot, qu’il plaint en
soupirant à chaque fois,
le pauvre homme !
il y a
force comique : dans la colère extrême où les propos de
Dorine transportent son maître qui la guette pour la souffleter, au risque de pêcher
contre la patience chrétienne, il y a force comique : dans la pudeur de Tartuffe, que
courrouce la vue du col découvert de la soubrette, et qui se radoucit à la proposition
d’un tête-à-tête avec Elmire, il y a force comique : dans la confession simulée des
amas d’horreurs outrées dont le monstre est capable, exagération par laquelle il ôte
toute croyance aux témoignages du crime réel dont on l’accuse, dans le double
agenouillement de cet imposteur en face d’Orgon, lorsque l’un feint d’implorer le
pardon de Damis, et que l’autre le supplie de se relever en maudissant son propre
fils, il y a force comique supérieure. « C’est dans cette scène, s’écrie
justement l’éditeur, qu’il faut s’étonner du génie de Molière, elle offre un tableau
de la plus terrible énergie et de l’art le plus consommé, puisqu’en même temps qu’il
nous présente le caractère de l’imposteur par les traits les plus forts, il renoue
l’intrigue prête à finir. »
Les personnes trop délicates, à qui
l’agenouillement risible des deux acteurs paraîtrait dégénérer en farce
invraisemblable, ne blâmeront plus son excès de ridicule en apprenant à quelles hautes
sources Molière puisait la vérité. Quand le duc de Montmorency fut condamné à une
peine capitale par l’ordre du cardinal de Richelieu, la princesse de Condé vint
solliciter sa grâce en se jetant aux genoux du ministre-prélat, qui, de son côté se
jeta aux genoux de la princesse, en la priant de lui pardonner son refus. Une si
étrange scène de cour, que l’auteur désignait peut-être, ne désanoblit pas la
force comique du Tartuffe. En quel endroit
manque-t-elle ? où ne la retrouve-t-on plus ? Est-ce après qu’Orgon, ayant enrichi
l’imposteur de la donation de ses biens, lui veut sacrifier sa propre fille et
qu’ayant rassemblé sa famille désolée, la triste Mariane se précipite aux pieds de son
père, qui s’exhorte par ces mots à rester inflexible ?
déjà n’avait-il pas comiquement exprimé les leçons de charité que lui
donna son directeur, homme
regardant tout le monde comme du
fumier
?
digne expression des sentiments humains de ces bons dévots qui, selon
leur propre dire, mettent humblement toutes leurs pertes au pied de la croix, et
s’abstiennent de sensibilité envers les créatures les plus chères afin de mieux vivre
en béatitude devant le créateur. Orgon, fidèle à de si chrétiennes maximes, entendra
sans pitié sa fille désespérée lui jurer qu’elle préfère le cloître à l’hymen affreux
qu’il lui commande, et détruira par sa réplique l’effet touchant de cette
situation :
Certes ce n’est pas en ces mots que la force comique
disparaît. Où pourrait-elle naturellement être exclue ? au moment que le malheureux
Orgon, sorti du coin d’où il écouta le fourbe sur lequel enfin il se détrompe, va se
rencontrer en face de l’ingrat que sa présence confond : mais celui-ci, accourant
plein d’ardeur pour embrasser Elmire, se jette ridiculement dans les bras de son mari
qui se découvre alors ; et les deux acteurs, inopinément mis aux prises de manière à
exciter le frémissement, demeurent en suspens attachés l’un à l’autre par un nœud de
la plus grande force comique. La vigueur de ce plaisant jeu de scène, l’effet de leur
mutuelle surprise, s’augmentent encore du tour ironique des reproches qui répriment
Tartuffe.
Ces mots suivis d’un dernier effort que tente le faux pénitent pour nier encore
l’évidence de son crime, après avoir été pris en flagrant délit, voilà ce qui
s’appelle vis comica par excellence !
Continuons de rechercher par quoi cette condition se soutient avant d’examiner celle
de la moralité. « Femmes, enfants, domestiques, tout devient
éloquent contre le monstre, et l’indignation qu’il excite n’étouffe jamais le
comique »
, dit Chamfortab en son
éloge de Molière, éloge qui n’est pas le moindre titre de gloire
pour cet académicien.
Si, comme il est vrai, tout devient éloquent contre Tartuffe, s’il l’est lui-même en
son propre rôle par ses discours pleins d’onction mystique, de fausse charité, de
tendre zèle, d’amour ascétique, d’humilité feinte, et de sainte fureur pour sa
défense, il faut attribuer cette éloquence continue au style le plus
naturel, le plus rectifié, le plus souple et le plus nerveux qui jamais ait exprimé
les sentiments vrais de la comédie. La propriété des termes, leur énergie y frappe, y
réveille à chaque instant l’attention : les expressions n’y sont nulle part plus
figurées que la passion ne le veut. Chacun des acteurs parle sa langue nettement, et
l’esprit du poète, qui se cache partout ne reluit que par la clarté des choses et des
mots qui les rendent ; ou pour mieux dire, ce n’est pas l’auteur qui semble avoir
dicté ce langage, c’est la nature même qui s’explique avec autant de simplicité que de
force. Je tâcherais en vain de trouver quelles sont ces trivialités, ces indécences
qu’un goût moderne attribue au style du temps, n’osant les reprocher à notre Ménandre.
La suivante Dorine, pleine de tendresse pour la jeune Mariane à qui son père vient de
proposer un mariage avec Tartuffe, craint qu’elle ne mollisse en ses refus : elle
excite son courage à la résistance par les plus vives railleries ; mais, s’apercevant
qu’elle ne réussit point assez pour son bonheur, elle la pousse à bout :
le plaisant de ce verbe actif, dérivé du nom même d’un scélérat, n’a
rien de trivial et de malséant de la part de Dorine, qui par là couvre cet homme d’un
nouveau trait de ridicule pour le faire mieux haïr. Ailleurs, l’hypocrite se présente
devant cette même Dorine ;
La bégueulerie qui sifflerait aujourd’hui ces paroles comme indécentes mériterait
elle-même d’être sifflée. Dorine ici ne plaisante pas aux dépens de la pudeur ; mais
elle prononce la sienne devant un cafard qui lui paraît en manquer, et le voyant tout
apprêté, tout confit en ses discours, elle lui parle crûment, afin de le confondre par
ses énergiques propos où la force du comique de style se joint à la force de
situation. Les nobles convenances du langage plus élevé de Cléante sont gardées avec
tant de justesse que, pour donner une parfaite estime de la diction du poète,
il suffit d’entendre ce qu’il lui fait dire au sujet de
ces francs charlatans, de ces dévots de
place
,
C’est là le sublime du style de Thalie : celui de tout le Tartuffe est
pareil ; et la condition du dialogue, qui en dépend, soutient le
parallèle en beauté, en vigueur, en éclat, avec l’excellence des discours suivis dont
vous venez d’admirer un éloquent morceau.
En quelle autre règle pêcherait ce chef-d’œuvre ? Manquerait-il de tableaux scéniques ? Mais tout y est en situation animée : des attitudes sans
cesse variées, des groupes originaux s’y offrent partout sous le relief le plus
saillant, sous le coloris le plus ferme, le
plus chaud, et
le plus distinctement nuancé.
Manquerait-il de cette belle symétrie qui coordonne les parties et l’ensemble, qui
proportionne la durée des scènes ou l’étendue relative des actes, et qui place en un
bon équilibre les oppositions des caractères contrastants ? Non ; tout y est
exactement mesuré, tout s’y contrebalance agréablement et justement : on n’y rit
jamais aux dépens de l’honnête et du vraisemblable ; le comique, enfin, ne l’emporte
en aucun point sur le moral. Cette inestimable comédie prévaut donc sur les plus
belles, puisqu’à l’observation de chacune des conditions que le genre comporte, elle
joint la plus rare et la dernière, en réunissant en elle l’observation
parfaite de toutes ces règles, ce qui est le complément de l’art.
Cependant, pour accomplir notre analyse, il importe de répondre à des opinions
publiées contre la moralité du Tartuffe, opinions
auxquelles, le rang et l’autorité des ennemis suscités pour le détruire donna jadis un
poids considérable.
Molière en sa préface qui, j’ose l’affirmer, est en notre langue le plus pur et le
plus courageux exemplaire de la philosophie et de la dialectique, Molière commence par
ces mots ; « Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été
longtemps persécutée ; et les gens qu’elle joue ont bien fait voir qu’ils étaient
plus puissants en France que tous ceux que j’ai joués jusqu’ici. Les marquis, les
précieuses, les cocus et les médecins ont souffert doucement qu’on les ait
représentés ; et ils ont fait semblant de se divertir avec tout le monde des
peintures que l’on a faites d’eux. Mais les hypocrites n’ont point
entendu raillerie ; ils se sont effarouchés d’abord ;
et ont trouvé étrange que j’eusse la hardiesse de jouer leurs grimaces et de vouloir
décrier un métier dont tant d’honnêtes gens se mêlent. C’est un crime qu’ils ne
sauraient me pardonner, et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur
épouvantable. Ils n’ont eu garde de l’attaquer par le côté qui les a blessés ; ils
sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de
leur âme ; suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause
de Dieu ; et le Tartuffe, dans leur bouche, est une
pièce qui offense la piété. »
Les raisons par lesquelles Molière anéantit
ces imputations perdraient de leur force sous ma plume : il faut le lire pour être
charmé de leurs conséquences et de la haute ironie de son mépris pour les fourbes. On
devinera dans ses phrases à quelle cabale jésuitique il ose répliquer, si l’on se
rappelle quels hommes en dignité l’attaquaient. Il n’avait plus affaire seulement aux
petites envies littéraires, aux ligues obscures de la société contre laquelle
sévissait son esprit. La tourbe des écrivains jaloux ne se faisait plus entendre qu’en
embrassant le parti des dévots irrités, et leurs vils murmures se perdaient sous les
cris des oracles de l’église, des chefs des prêtres dont la haine imprudente, criant
au scandale, donna lieu de penser enfin publiquement que les acteurs de la chaire et
ceux du théâtre, que l’autel et la scène étaient en pleine rivalité, et que les
prédicateurs et les comédiens ne se disputaient en cette lutte que le profit de leurs
différents spectacles.
Les interprètes de Dieu craignirent-ils d’être dévoilés
sous un manteau de fausseté dans une pantomime d’imposture, dans les restrictions
mentales, dans les noires directions de conscience ? pourquoi nous forcèrent-ils à
croire qu’une satire dirigée contre les hypocrites s’adressaient directement à eux ?
on entendit d’en haut, non se courroucer les intrigants subalternes du sacerdoce
chrétien, mais tonner les Chrysostomes du temple : ce fut Bourdaloue, on le sait, qui
déclama saintement contre le profane Molière ; et ce qu’on sait peut-être moins, ce
fut le grand Bossuet, le Démosthène catholique, qui traça contre lui un écrit que j’ai
dans les mains. La religion que prêchaient ces orthodoxes défend de soupçonner qu’ils
s’attribuassent le rôle des Tartuffes : leur science ne permet pas non plus de penser
qu’ils jouassent de bonne foi, en le protégeant, le rôle des crédules Orgons : et
quoi ? l’édifice de la dévotion n’est-il que celui du mensonge, puisque, selon ces
prêtres, c’est en ébranler les fondements que combattre l’hypocrisie ? Telle serait
pourtant la conséquence de leur colère et de leur jésuitisme. Écoutons premièrement
Bourdaloue.
« Comme la vraie et la fausse dévotion ont, je ne sais combien d’actions qui leur
sont communes, comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque tous
semblables ; il est non seulement aisé, mais d’une suite presque nécessaire, que la
même raillerie qui attaque l’une intéresse l’autre, et que les traits dont on peint
celle-ci défigurent celle-là.
Ce sont les paroles du texte ; et l’on répète que
Bourdaloue fut bon logicien ; on loue en son éloquence le fort des arguments !
celui-ci pourtant n’est-il pas le plus faux du monde et le plus dangereux en ses
suites ? n’est-ce pas là tordre le sens de la raison et de la vérité ? Selon ce père,
les religieux prendront donc la défense de l’imposture, de peur que sa raillerie ne
nuise à la foi : voudront-ils qu’on ménage avec autant d’égard l’hypocrisie, qui est
le plus odieux, le plus infâme des vices, que la piété, qui est la plus belle et la
plus éminente des vertus ? n’oseront-ils donc plus dénoncer ni signaler le crime
lorsqu’il portera la figure du zèle ? Proclamer cette morale d’aveuglement, qu’est-ce
autre chose qu’assimiler les saints aux démons, les anges aux diables, et faire
respecter les monstres de l’enfer à l’égal des élus du paradis ?
Le poète-comédien, avec plus de droiture, avec une meilleure logique que ces zélés
orateurs, ne les avait-il pas éclairés plus moralement par cette leçon de
Cléante ?
Voilà les raisonnements de l’excommunié contre qui Bossuet, si apostolique, si
véridique, se révolta pieusement dans ses Maximes et réflexions sur la
comédie, autrefois condamnée par quelques saints pères.
Il réfute en ce livre une opinion énoncée en faveur d’un
art tellement épuré à l’heure qu’il est qu’on ne lui voit plus rien
de contraire aux bonnes mœurs : « il faudra donc, dit-il expressément, que nous
passions et pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les
comédies de Molière, ou qu’on ne veuille pas ranger parmi les pièces d’aujourd’hui
celles d’un auteur qui a expiré, pour ainsi dire, à nos yeux, et qui remplit encore
à présent tous les théâtres des équivoques les plus grossières dont on ait jamais
infecté les oreilles des chrétiens. Songez seulement, (ajoute le théologien en
s’adressant aux disciples de saint Paul), si vous oserez soutenir à la face du ciel,
des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours
excusée et toujours plaisante ? »
C’est peu que de traduire par ses mensonges les admirateurs de Molière devant le
tribunal de Dieu, il le poursuit jusque dans la mémoire des hommes, en le qualifiant
de rigoureux censeur des grands canons ; mot qui trahit la peur que
fit Molière aux ecclésiastiques. Celui-ci reprend : « La postérité saura,
peut-être, la fin de ce poète-comédien qui, en jouant son malade imaginaire, reçut
la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après, et passa des
plaisanteries du théâtre parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au
tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous
pleurerez ! »
Quelle dureté fanatique en cette apostrophe ! quelle délectation cruelle à se
retracer la mort d’un homme de génie qui expira, non sur la scène, mais dans les
bras de deux religieuses, sœurs de la charité, dont il avait
toujours pris soin, qui furent inconsolables de sa perte, et qui se jetèrent en
pleurant aux pieds des gens d’église pour en obtenir une sépulture refusée à leur
bienfaiteur ! circonstance que Bénigne
Bossuet omet insidieusement, comme il retranche de toutes les
annales, en historien fidèle et scrupuleux, tout ce qui contredit sa barbare
orthodoxie8. Quel ton d’intolérance en cette
doctrine ! quel appareil de rigueur ! quelle emphatique sévérité ! et, ce qui doit
plus étonner en lui, que d’assertions calomnieuses à l’égard de la plus morale des
comédies ! Héritiers de la chaire des apôtres, vous en saviez trop, vous ne fûtes ni
hommes simples, ni assez pauvres d’esprit, pour être gagnés ou séduits en aveugles ;
mais vous vous êtes pris en vos pièges, et vendus par vos propres allusions en vous
faisant à chacun l’application des traits de l’imposteur démasqué. De quel droit
damniez-vous le philosophe, comme impie, lorsqu’au contraire éclairant sa bonne
intention, il fit en son drame s’écrier à l’organe de la piété véritable dont
s’éloigne un imbécile ?
« Vous voulez que
partout on soit fait comme lui
,
Voyez pourtant que ce sont celles de Bourdaloue et du fameux Bossuet.
Et deux vers plus loin,
Ces paroles ne laissent point de doute sur l’intention de l’œuvre ; elles ne sont
point ambiguës, et me semblent plus fraternelles que le langage peu évangélique de
l’évêque de Meaux.
Nous devons dire, à la gloire des hommes sincèrement pieux, que le nom du vertueux
Fénelon ne se trouve mêlé nulle part à ces scandaleux débats : soit que ce prêtre doux
et philanthrope fût averti par sa dignité pastorale qu’il ne convenait pas aux organes
de la morale divine de disputer au théâtre la direction de la morale humaine, soit
plutôt qu’il sentît bien que sa foi réelle et charitable ne pouvait jamais être
confondue avec l’imposture. Aussi la constante bonté de Fénelon, glorieusement compté
dans les rangs des vrais philosophes, lui valut la justice qu’ils se plurent sans
cesse à lui rendre en notre siècle.
La conclusion morale de la pièce confirme bien la pureté des vues de son sublime
auteur ; et l’examen du Tartuffe, multiplié sous vingt-trois rapports
différents, comme celui d’Athalie sous vingt-six, ne confirme pas moins
la réalité de ce nombre de conditions théâtrales et la perfection du
chef-d’œuvre dont elles ont fourni la plus complète analyse qu’il fût possible d’en
offrir.
Honneur à la mémoire du monarque dont la protection
empêcha que le miracle d’un beau génie fût étouffé dès sa naissance, et qui mérita, en
en autorisant la publication, que Molière louât sans flatterie sa majesté vraiment
royale, par le titre de Prince ennemi de la fraude. Il ne devait pas
un moindre hommage à Louis XIV, qui lui permit de satiriser exemplairement la secte
sacrée, la cabale œcuménique de l’hypocrisie, dans un tableau qui, représente en
traits profonds, ineffaçables, une maladie universelle du cœur de l’homme. L’imposture
est la plus fatale de toutes, puisqu’il est des abuseurs de nations
comme il est des abuseurs de familles ; et que la grande comédie du
monde, où les gouvernés font si souvent le rôle de l’aveugle Orgon, et les gouvernants
celui de Tartuffe, si ce n’est celui de Dom Juan, ne se joue guères autrement que la
comédie de Molière.
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