Summa sequar fastigia rerum.
Messieurs,
« Il est doux de contempler du rivage les mers soulevées par les tempêtes et les efforts de ceux qui les surmontent : non que le spectacle de la tourmente soit une agréable jouissance, mais parce qu’on se plaît à voir les périls auxquels on est échappé. »Aujourd’hui sauvés du naufrage qui nous menaçait ; aujourd’hui, recueillant les débris de nos trépieds et de nos lyres, il nous reste à considérer les peines et les dangers de notre difficile navigation. Ce fut, pour ainsi dire, en m’embarquant avec vous que je sentis tous les écueils dont les muses françaises étaient environnées. En effet, lorsqu’il me fallut exposer les principes du bon et du beau en tous les genres de littérature, et les causes de la décadence des esprits, je fus contraint de vous répéter que les sources de l’éloquence et de la poésie sortent du cœur ; et le cœur opprimé ne pouvait alors épancher ni ses vœux, ni ses regrets. Je dus aussi démontrer que le fondement des meilleurs ouvrages était la vérité, et il devenait périlleux de la dire. La vertu, et son expression, étaient notées comme le langage de la révolte ; la raison, et ses réserves prudentes, contrariaient les fureurs de la démence armée ; enfin la grandeur de l’esprit, et les prérogatives de sa sublimité, semblaient des usurpations fatales au pouvoir despotique et jaloux, qui prétendait en envahir les privilèges. Les conséquences des axiomes incontestables, éternellement justes, me conduisaient à prouver que la cupidité basse, la sujétion abjecte, la peur, et l’adulation, arrêtent l’exercice de l’intelligence, engendrent le faux et l’emphatique, corrompent le fonds des pensées, en dégradent les formes, et anéantissent le génie des poètes et des orateurs. Je n’aurais pourtant pas omis ces principes, sans tronquer les éléments même de la doctrine, sans me rendre indigne de vous interpréter les chefs-d’œuvre des grands maîtres : cependant j’éprouvais la gêne en vous les développant. Les hommes, qu’humiliait l’énonciation des maximes impérissables retirées de tous les sincères écrits, me soupçonnaient de mêler à mes documents ma naturelle aversion de la puissance arbitraire, qui ne souffre rien de ce qui la signale, qui n’exige pas seulement qu’on taise ses crimes, mais qu’on les admire et qu’on apprenne aux peuples à les louer. Tout autre emploi de la littérature lui paraît suspect et pernicieux : elle ne l’encourage qu’à former, comme le remarque un ancien, de grands et magnifiques flatteurs ; elle ne laisserait volontiers asseoir, dans les chaires, dans les tribunes et sur les sièges académiques, que des professeurs habiles à parer le mensonge des ornements d’une rhétorique vide et pompeuse ; et là ne décernerait ses honteuses couronnes qu’aux panégyristes des fléaux de l’humanité. Voilà le vice que j’étais forcé de désigner d’abord, vice radical qui empoisonne les fruits de l’imagination, et d’où résulte l’absence ou la rareté des nobles conceptions, si fréquentes sous les règnes de sagesse et de liberté. J’eus donc besoin de recourir aux citations nombreuses pour vous présenter vos propres opinions et les miennes, de les rechercher dans Aristote, dans Longin, dans Quintilien, dans Homère, dans Corneille. Fortifié par leurs vénérables témoignages, garanti par leurs textes sacrés, appuyé de leurs exemples, de leurs noms, je les fis parler à ma place, et mis ainsi les adversaires de notre cause littéraire dans l’obligation embarrassante de récuser la voix de l’antiquité même. Dès lors les choses les plus fortes, perdant leur hardiesse dans ma bouche, acquirent innocemment le crédit qui leur était nécessaire. L’autorité des siècles plaidait contre le pouvoir du jour ; on ne put proscrire des maximes extraites des livres les plus solides ; on ne put même les nier, ni condamner leurs auteurs. Mais en vain la raison, à l’abri sous leur manteau, se flatta de s’expliquer longtemps par mon organe. Une sinistre surveillance recueillait mes paroles, dénonçait le choix des passages que je citais, attribuait au despotisme le sens des réprobations sévères que les moralistes et les philosophes prononcent contre l’iniquité ; et la conscience des partisans de l’injustice s’appliquait des allusions cruelles que multipliait la haine publique. Que me convenait-il de faire ? d’achever courageusement ma tâche, de fermer l’oreille aux menaçants avis que je recevais, de me roidir contre les obstacles, afin qu’on ne m’accusât pas de me les être figurés, et d’encourir la punition d’une audace utile pour mieux manifester mon zèle. Eh ! quel en eût été le salaire ? On m’eût accusé de témérité, de jactance et de folie. Il devait m’importer peu de risquer mon amour-propre et ma personne ; mais le châtiment démon imprudence eût peut-être atteint les administrateurs qui m’avaient appelé dans ce sanctuaire des lettres et des sciences. Me serais-je consolé d’avoir jeté le trouble dans un établissement paisible, qui, par les soins, l’habileté, les lumières, les sacrifices désintéressés de ses directeurs, a survécu lui seul au milieu des ruines de trois révolutions, et qui créé, sous les auspices de l’ancienne monarchie, resté si intact comme par miracle, semble être un de ses derniers monuments. Je me résignai sagement à garder le silence, et j’attendis un temps plus heureux dans la retraite : il me parut impossible de continuer une analyse que trop de précautions indispensables embarrassaient. N’oser traiter le fonds des choses et ne toucher que les superficies, c’était rendre ma méthode nulle, ou vague et minutieuse ; c’était dévier de la route que je m’étais tracée, et manquer à mes vues ; c’était réduire l’objet principal de nos conférences à une sèche métaphysique de mots, de phrases, et de versification, mais non vous entretenir de ce qu’on peut nommer l’âme et le corps de la poésie et de l’éloquence. L’une et l’autre ne vivent que de sentiments libres, vrais, énergiques ; l’une et l’autre ne respirent que le sublime, et jamais celui-ci ne se démontre dans l’asservissement des pensées. Si quelques-uns de mes auditeurs se souviennent de mes développements des deux genres dramatiques, ils sont convaincus de cette vérité. Les plus importantes conditions de la tragédie y ressortaient de l’héroïsme, de la fierté des caractères, des passions des éminents personnages, et des grands forfaits relatés par l’histoire. Qu’aurais-je dit de frappant sur les règles des scènes et des dialogues, si je n’avais analysé les sujets eux-mêmes ? Mes discours ne roulait que sur la pitié qu’inspirent les vertus proscrites, que sur la terreur que produisent les crimes triomphants ! Et que d’applications involontaires ! L’essence de la comédie antique et de la comédie moderne est, dans la première, la satire des vices publics, dans la seconde, la dérision des ridicules particuliers. Eh ! que d’applications encore plus amères que j’étais loin pourtant de vouloir personnaliser ! Vous jugerez si je me soumis à des restrictions pusillanimes, puisqu’il me faut vous présenter de nouveau cette partie de mon cours, pour vous faire ressaisir le fil de mon système, et donner connaissance de la marche que j’ai suivie à ceux qui ne m’ont pas entendu les précédentes années1. Sans doute, en vous étonnant aujourd’hui de tout ce que je crus devoir exprimer alors, vous verrez qu’il était temps de m’arrêter, et que ce ne furent ni la paresse ni la stérilité qui m’empêchèrent de poursuivre les matières qui s’offraient à mon analyse. Les espèces secondaires du genre théâtral se seraient à peine épuisées, que l’ordonnance de mon travail leur eût fait succéder celles de l’autre genre primitif que j’entreprends cette fois de vous analyser. Je le choisis présumant que les genres principaux doivent passer avant les genres moyens et inférieurs, parce que ma théorie reçoit de ceux-là plus d’étendue, qu’elle y intéresse davantage, et qu’elle s’y attache plus positivement. Ce choix va fixer notre attention sur l’Épopée, dont je vous définirai les qualités, dont je classifierai les espèces, dont je supputerai les règles ou conditions. Eh bien, messieurs, ce choix, l’aurais-je osé déterminer durant l’esclavage dont on s’efforça d’accabler nos esprits ? Ne fallait-il pas rester en chemin ? ne me serais-je point senti retenu dès le premier pas ? Et ne déduirez-vous point une nouvelle preuve du tort qu’une tyrannique censure fait aux belles-lettres par les entraves qu’elle leur oppose, en songeant que nous n’eussions pu seulement examiner les narrations du genre épique. Les seuls titres des poèmes fameux, désormais rendus à notre étude, réveilleront en vous une foule d’idées qu’on étouffait dès leur naissance. Était-il permis d’approfondir les sujets de l’Iliade et de l’Odyssée, d’en creuser les moralités, et de relever les leçons du poète immortel dont on ne saurait trop répéter cette juste et noble sentence ?
Une telle citation ne semblait-elle pas un appel au courage des Français agités du besoin de s’affranchir, ou même une menace indirecte de la perte de leur dignité nationale ? Aurait-on pu leur redire ces graves sentences de Calchas, si bien traduites par un de nos lyriques ?
Quoi de plus personnel à un implacable chef qui ne savait imiter des rois que leurs longs ressentiments et que l’artifice de leurs vengeances quelquefois tardives, mais souvent inévitables ? Sombre esprit, si loin de se rappeler que les premières paroles sorties du cœur du notre Henri furent celles d’une générosité sans réserve et d’une clémence véritable ! Aurait-on pu avec sécurité déployer ce vaste tableau de la discorde des souverains nommés pasteurs des peuples, et les sacrifiant aux fureurs de la guerre, ne s’enivrant que de carnage, ne méditant que la destruction des cités, entraînant dans les querelles de leurs familles adultères des milliers de malheureux soldats, punis par la mort des folies de leurs maîtres, et exécuteurs aveugles du ravage et de l’incendie ! Les caprices fougueux des généraux, leurs rivalités sanglantes, les désordres de leurs camps, tous ces spectacles d’horreur étalés par Homère, pour l’instruction du monde, ne devenaient-ils pas la censure de nos irruptions téméraires ? C’est toutefois sous ce point de vue moral qu’il faut envisager le père des poètes. S’il peint ici les frénésies guerrières, là sa sagesse en retrace les déplorables suites dans les infortunes d’Ulysse et de ses compagnons de gloire. Là vous entendez l’ombre d’Achille, détrompé de ses illusions dans les enfers, s’écrier qu’il aimerait mieux être encore le dernier des pâtres sur la terre, que le souverain des mânes chez Pluton. La longue absence de la patrie ; les foyers des héros insultés ; leurs domaines, leurs femmes en proie à d’insolents séducteurs ; les récompenses ravies aux exploits d’Ajax ; le meurtre accueillant le retour d’Atride en son palais ; les traverses cruelles de la navigation du roi d’Ithaque ; ses remords cuisants, sa pauvreté, sa nudité, ses traits longtemps méconnus par la mère de son fils, et le poids des peines qui courbent son vieux père : que d’objets capables de rattacher l’amour des hommes à la résidence des lieux qui les ont vus naître, aux soins faciles de leurs maisons, aux douceurs de la culture qui les nourrit en paix ! Quel appui de nos sentiments que la récapitulation de ces mêmes maux de la guerre, si bien placée par Virgile dans la réponse d’un destructeur de Pergame refusant ses secours contre Énée aux ambassadeurs de la ville de Lorentiusa ? Écoutez-la, dans ces beaux vers de notre Delille :
Quelle leçon qu’un tel langage de la part d’un héros désabusé ! Eussions-nous pu commenter ces morceaux ! Eussions-nous pu vanter ces préceptes dictés pour attendrir les cœurs, lorsqu’on ne tendait qu’à les endurcir, lorsque la férocité devenait l’arme des conquêtes, qu’on accoutumait le soldat à mépriser l’artisan et l’agriculteur, qu’enfin l’honneur ne s’exaltait plus que du dédain des liens du sang, de l’hymen, de l’amitié et de la commisération ! Je sais qu’on eût été bien venu de détailler les ornements extérieurs, les richesses de style et les fictions brillantes de l’Iliade et de l’Odyssée ; on eût bien payé notre zèle d’en retirer l’exemple des courses de Diomède et du rapt des chevaux de Rhésus, fables propres à légitimer les surprises, les violences, et la rapine. Les barbaries du fils de Thétis méritèrent plus que tout à l’Iliade d’être le livre préféré d’Alexandre ; c’est sans doute ému par un rapport de mœurs impitoyables qui motivait l’admiration du dévastateur de l’Asie pour ce code belliqueux, que Platon, le plus sublime philosophe de la Grèce, considérant l’Iliade sous ce dangereux aspect, prononça l’arrêt qui eût exilé son auteur du sein de la république, après l’avoir couronné de fleurs, en récompense de ses talents divins. Notre devoir est de le justifier aux yeux du sage d’avoir exalté les passions du guerrier. Montrons pourquoi Lycurgue recueillit ses œuvres et en fit un don à Sparte, dont il fut le législateur. Il suffit d’envisager l’ensemble des moralités d’Homère pour apprendre à détester les dissensions et les injustes combats, mais à aimer les glorieux périls de la guerre nécessitée par une légitime défense : car jamais la philosophie ne voulut persuader qu’il faille sacrifier son foyer, sa famille, ses lois, à l’amour d’une lâche paix, et exercer une humanité passive envers des brigands et des pirates inhumains. Voilà comme il importe aux littérateurs de rehausser l’excellence d’Homère, voilà le salutaire objet de ses chants : définir ses inventions et son art sans en révéler le but profond, c’eût été négliger le tissu pour ne s’occuper que de ses superbes broderies. L’examen de Virgile eût commandé des sacrifices moins coûteux à notre pudeur : pour peu qu’un instinct de flatterie nous eût poussés, notre rhétorique se serait aisément promenée dans la grandeur du magnifique monument que bâtit l’Amphion latin au prescripteur Octave : encore n’eussions-nous pas eu la licence de remarquer qu’il n’immortalisa dans cet usurpateur que l’Auguste qui ferma pacifiquement le temple de Janus, dont nous avons trop largement rouvert les portes. Quel commentaire de la Pharsale n’eût paru la plus foudroyante philippique ? Avec quelle assurance aurions-nous marché sur ce théâtre sanglant où la liberté de l’univers est représentée expirante sous le glaive d’un parjure citoyen ? Nos éloges indispensables du dévouement de Caton, du noble courage de Pompée, de l’attachement héroïque du sénat à sa législation et à sa patrie ; le contraste de l’orgueil inhumain et de l’artificieuse libéralité de César ; son ambition infatigable, sa fortune accusatrice des dieux ; il n’est rien là qui ne devînt nuisible à développer, d’un côté, l’honneur du pays, le peuple-Roi, les nations alliées, défendant leur cause et celle de la capitale de l’Europe ; de l’autre, un tyran et ses féroces complices dans la balance du destin : vers quel parti pouvions-nous impunément faire pencher le bon droit ? Vers Pompée ? l’imitateur de son ennemi nous eût fait taire, ou se fût vengé de notre justice. Vers César ? l’opinion publique indignée eût flétri de son blâme nos déclamations serviles, et nous eût demandé pourquoi nous outragions la majesté des lois par la louange d’un traître qui les foulait aux pieds. Quel motif d’affliction, s’il nous eût fallu démontrer qu’en de pareilles luttes, dès qu’un grand peuple perd une fois l’occasion de consolider sa liberté, cette perte est irréparable jusqu’à des siècles reculés ; et que la gloire de la ressaisir, échappée à son espoir, n’appartiendra plus qu’à des nations à naître. Il ne nous restait donc que la ressource d’être les échos de tous les rhéteurs qui se récrient confusément sur les beautés éloquentes de Lucain, quand il plaint le renversement de Rome ; et qui lui reprochent ton enflure, quand il admire le vainqueur et sa fortune. Ainsi chaque regard que nous jetons sur la carrière épique nous fait voir qu’elle nous était fermée : une barrière trop forte nous empêchait d’y suivre les muses grecques et latines. La Calliope française ne nous était pas moins inabordable ; elle n’a dignement chanté qu’un roi persécuté par les factions, protestant, successeur d’un Valois assassiné par les catholiques, lui-même proscrit par la doctrine révolutionnaire de l’église romaine qui prêchait ouvertement le meurtre du plus loyal des Bourbons ; un roi, dis-je, triomphant des ligues usurpatrices autant par la générosité que par les armes, humain dans les camps, tolérant sur le trône, compagnon des soldats, ami de ses défenseurs, bienfaiteur de ses ennemis, père nourricier de son peuple, qu’il assiégeait en lui présentant des vivres et sa sincère clémence, prince qui sut prendre pour ministre, non l’homme habile le plus adroit à suivre ses volontés, mais le plus capable d’y résister lorsqu’elles étaient injustes, et qui de ce ministre probe se fit un sincère ami, dont le nom reste encore inséparable du sien ; vrai héros de bonté, vrai chevalier de franchise, roi tout national, enfin Henri IV ! Le nommer, c’était rappeler toutes les vertus, et conséquemment inquiéter tous les vices en possession de sa couronne héréditaire. Guise, ni Bussy-Leclercb, ne proscrivirent point ce roi vivant avec plus d’acharnement que la tyrannie ne proscrivait sa mémoire ; elle effaçait partout son nom, comme par un pressentiment que l’amour, qui s’y rattachait toujours, causerait sa chute prochaine. Ce nom, qui devait être bientôt répété de toutes les bouches, ce nom gravé dans tous les cœurs, était rayé de tous les écrits, biffé de tous les livres, supprimé par tous les censeurs de l’imprimerie, interdit sur tous les théâtres : le prononcer attirait les disgrâces, l’exil, ou les fers. Ah ! que l’on s’obstine à croire les tyrans doués de quelque magnanimité, après cet exemple de la peur qui les agite, et du trouble dont ils sont saisis par une ombre, par un seul nom ! Vous voyez clairement, messieurs, que le sujet romain de la Pharsale ne pouvait pas plus être librement analysé que le sujet français de la Henriade. Le fonds de ces poèmes ne souffrait pas qu’on l’éludât. Eh ! d’ailleurs l’homme de lettres saurait-il s’astreindre à mesurer ses opinions sur les intérêts d’une politique journalière ? Sa philosophie doit suivre des règles éternelles, et non les partis et les sectes. Tout véritable disciple des muses n’est point un homme de faction, mais un libre interprète des vertus durables : son impartialité louera les grandeurs des institutions populaires ainsi que les meilleures lois des empires. Comme il distingue le bon et le mauvais dans l’expression, il discerne le mauvais et le bon qu’elle exprime ; c’est ainsi qu’il purge le style et la pensée. Royaliste, il consacrera le caractère de l’imperturbable Caton, martyr de sa république tombante ; républicain, il admirera l’héroïsme clément et juste du bon Henri, dont la droiture a raffermi la monarchie ébranlée. Disons mieux, il ne sera ni républicain, ni royaliste, dans le sens que les partis attachent à ces mots ; il demeurera l’organe de l’humanité dans tous les systèmes, l’apôtre de cette sagesse toujours pareille dont les immuables maximes, proclamées depuis l’antiquité, survivent aux princes, aux peuples, aux révolutions passionnées. Une fois liés par cette déclaration, que notre fidélité à ce qu’elle ordonne rendra solennelle, nous n’alarmerons plus le soupçon ; on ne cherchera plus de but secret à nos paroles ; on ne leur supposera plus de tendance cachée ; on prendra moins souvent la peine de nous épier et de nous nuire ; on deviendra calomnieux, soit en nous prêtant des intentions de flatter les préjugés ou la puissance, soit en nous accusant de les braver ; enfin l’on n’aura plus à redresser que les innocentes erreurs de notre esprit ; et le cœur d’un homme qui n’a jamais eu d’autre désir que le bien, la vraie gloire et le repos de son pays, pourra s’exprimer sans inquiétude, sans risque, et par conséquent sans détour, et démontrer tout franchement ce qu’il croit bon et salutaire, ou mauvais et pernicieux. C’est par cette libre sincérité qu’il fera l’éloge de son roi, venu dans des circonstances extraordinaires, où ses vues et le maintien d’une Charte en accord avec le cours irrésistible des lumières, des idées, des sentiments, des principes de notre âge, lui peuvent mériter le beau titre de Louis le législateur. Félicitons-nous maintenant d’une sécurité dont la durée dépend de sa prudence déjà reconnue, et profitons-en pour multiplier nos communications littéraires. Le trésor des beaux écrits se rouvre à nos yeux : nous y puiserons désormais sans crainte les doubles préceptes du goût et de la morale. Ne semble-t-il pas que la jouissance de cette liberté nous soulage déjà de sa pénible privation ? Dégagé d’entraves, notre cœur s’épanouit, notre intelligence se relève, s’exalte, s’épure, notre raison se rassied, et notre courage s’étonne de s’être ralenti dans ses travaux. L’impossibilité de les poursuivre était pourtant son excuse ; j’ai dû vous le prouver. Ne croyez pas que le besoin de m’étendre en récriminations amères m’ait suggéré d’inutiles images de l’oppression qui m’imposait le silence : les causes, si bien définies par Longin, de ces décadences dont il avait médité l’origine, trouvaient leur preuve absolue dans notre esclavage : nous les avions reconnues par notre propre expérience ; nous portions les symptômes ; du mal dont un nouvel ordre nous a soulagés. Il tenait à ma théorie de vous le signaler comme étant mortel à la haute littérature, puisque cette nouvelle théorie ne tend qu’à démontrer que les bons ouvrages en tous genres ne naissent que des bons sentiments, et que les plus parfaits n’émanent que de ce qu’il y a de plus noble dans le cœur de l’homme. Tel fut mon premier principe fondamental. Que pouvait donc exprimer le véritable génie des muses en un temps où la plus fausse inspiration était payée de la plus fausse monnaie de la gloire ? je crois assez me faire entendre. Celui qui leur fit subir de pareilles récompenses ne voulait-il pas punir les hommes de lettres d’un reste de courage en les avilissant ? Était-ce ainsi que s’illustrèrent par eux Charles V, dit le sage, François Ier, le père des lettres, et Louis le Grandc, qui donna son nom à son siècle, dans ses jeunes années.
L’auteur de l’Art poétique, si fidèle ami du vrai, aurait dû rayer cette figure. Les poètes ne peuvent pas plus faire de grands rois que les rois de grands poètes : ces deux espèces de puissance s’allient quelquefois, parce que les rois promettent aux poètes le bonheur qu’ils ne sont pas maîtres de leur donner, et que les poètes promettent aux rois la renommée dont ils ne sont pas sûrs d’être les distributeurs. D’ailleurs le vrai génie ne se promet de salaire que de son propre succès, et que de l’avenir : tout autre prix le détourne de sa route, et abat son essor. C’est ce qu’exprime très noblement une strophe du poète Lebrun :
Ce ne sont point les grands, les princes, c’est la nature qui crée les émules d’Homère. Que de souverains se sont attaché des poètes ! que de poèmes ont été inspirés par leurs mécènes ! et pas un n’a égalé les deux épopées du chantre mendiant qui n’approcha ni les monarques, ni les empereurs, ni les dictateurs, et qui n’eut pour soutien de sa gloire que la voix des rapsodes indigents de l’Ionie. Nous remarquerons que la plupart des grands auteurs épiques ont erré solitaires, ou n’ont rencontré que des disgrâces dans les cours, qui ne se prêtent pas à leur caractère et à leur indépendance. On dirait que de si éminents esprits ressemblent à ces hauts et verts sommets qui, riches de leurs ombrages et de leurs moissons fleuries, versant autour d’eux des sources abondantes, embellis, échauffés des rayons du ciel et faits à ses orages, ne peuvent, par leurs vastes dimensions, servir d’ornements aux parcs étroits, ni aux enceintes bornées des palais : ils ne sont bien que sous leur Olympe. Tels furent Homère, le Dante, Camoëns, Milton, et le vieillard de Ferney. Le seul Virgile fut heureux auprès d’un empereur : Valérius Flaccus se dérobait à des monstres couronnés : Lucain avait été dès sa jeunesse la victime de Néron : Arioste et Tasse vécurent dans l’intimité des princes ; le premier sut s’en faire aimer par ses grâces railleuses, et déjouer leur malignité par sa riante insouciance ; le second mourut le plus humilié, le plus infortuné des hommes. Je vous ai nommé, à l’exception des auteurs de l’Araucana, de la Messiade et du Lutrin, les seuls chantres épiques dont nous extrairons des exemples. Le chantre des Noces de Pélée, l’indompté Catulle qui ne redouta jamais de piquer le fier César ; Ovide, exilé sous le règne de son successeur, nous procureront des éléments applicables à la condition des épisodes. Vous ne serez pas surpris que notre La Fontaine contribue à cet enseignement par son charmant poème d’Adonis. Le naturel et le sublime se touchent si souvent dans ce simple fabuliste ! J’espère vous convaincre que la fable de Philémon et Baucis d est le morceau le plus homérique de notre langue. Je me restreins à ce petit nombre d’excellents modèles qui nous suffisent pour les diversités des espèces, et pour le complément de toutes les règles du genre. L’Iliade ou l’Énéide e, seule dans le poème héroïque, le Roland furieux f, seul dans le poème héroï-comique ou romanesque, nous auraient fourni des préceptes surabondants. Ces féconds chefs-d’œuvre nous procureront une trop ample matière de dissertations pour qu’il ne soit pas superflu de consulter Apollonius, Silius, Claudien, Stace, moins remarquables par leurs beautés que par les défauts qui les placent dans un rang subalterne ; et puisqu’il est vrai que la haute prétention de l’épopée l’expose à ce rigoureux axiome,
à plus forte raison nous tairons-nous sur Lemoine, sur Chapelain, sur Scudéry, sur tant d’autres, quand nous ne faisons pas grâce aux poèmes de la Toison d’Or, de la Thébaïde, de l’Achilléide g, de la Guerre punique, ni même aux chants du Trissin. Il n’entre point, d’ailleurs, dans le plan que j’ai déjà mis en œuvre de faire un cours d’érudition que l’accroissement de la bibliographie surcharge continuellement ; mais un cours de principes desquels le nombre est peu variable et limité dans ma méthode circonscrite ; un seul ouvrage parfait, s’il s’en trouvait un irréprochable en chaque genre, serait assez pour la démonstration de tous les éléments. Mon obligation étant de tout définir, de tout classer, ainsi que je l’ai promis, afin de dissiper le nuage qui couvre les axiomes et les confond, je reviens au point d’où je partis avec l’intention d’arriver au même terme chaque fois que je traite spécialement un mode particulier de littérature. Je ne suivrai pas, il faut vous le redire, un ordre chronologique des auteurs qui se sont succédé dans les différents âges, mais un ordre analytique des conditions par lesquelles leurs ouvrages se sont perfectionnés. C’est à la méthode contraire et jusqu’à ce jour usitée que j’attribuai les vices de l’enseignement de La Harpe ; son éloquence manquant de point fixe, flottait au hasard sur les matières, les touchait confusément, exposait son goût comme des lois, et se démentait par caprice : ses meilleures sentences, ne se rattachant pas à un code, se perdaient dans le vague des conjectures ; et les exemples qu’il empruntait, ne pouvant appuyer que ses opinions, n’ajoutaient point de force déterminée aux règles qu’il négligeait de poser. Quelques pages l’ont débarrassé de la peine d’entrer dans les secrets d’Homère et de Virgile, tandis que sa discussion s’étend indéfiniment sur des poèmes inférieurs, moins intéressants pour notre curiosité, moins instructifs dans leur marche, et dans leurs détails. Peut-être ses erreurs m’ont-elles servi à ne pas mériter le même blâme ; elles m’ont indiqué l’écueil que son talent n’avait point aperçu. Son ouvrage plut beaucoup, et n’instruisit guères ; tâchons de plaire autant, et d’enseigner mieux. Rien, je crois, n’est plus favorable à ce projet que l’étude réfléchie des vrais chefs-d’œuvre : n’envisageons qu’eux seuls, et repoussons loin de nous les poèmes défectueux et médiocres. Ce n’est pas en se mesurant avec la faiblesse, qu’on exerce et qu’on accroît ses forces : l’émulation excitée par la vue des objets admirables produit toujours des inspirations plus heureuses que l’aspect des choses vulgaires. Nous ne nous élevons pas en nous efforçant à rivaliser nos égaux, mais ceux qui nous surpassent. Ajouterai-je que la contemplation des grands maîtres a cet avantage de nous porter à l’enthousiasme, quand celles des poètes du second ordre ne nous incline qu’à la critique ? Arrêtez-vous un moment à cette considération : ou les lois de la littérature, comme tant de gens le présument, sont arbitraires ; ou, comme j’achèverai de le prouver, elles sont positives : dans le premier cas, toute critique est conjecturale autant que l’est le goût lui-même, et par conséquent récusable ; dans le second cas, nulle critique n’est douteuse, car l’évidence de la moindre partialité la rend fausse, et la détruit. Mais il n’en est pas absolument ainsi : les lois du bon goût en poésie sont positives, il est vrai, mais elles ne sont point nettement posées. C’est ce travail élémentaire déjà fait dans les sciences, qui exige son accomplissement dans les lettres.
Cette marche sûre ne nous entraînera pas dans l’examen de la médiocrité, qui ne présente jamais de modèle. Nous goûterons une volupté plus profitable à envisager les beautés sous leurs diverses faces, qu’à nous appesantir sur les défauts qui leur sont contraires.
« Un vrai critique, dit-il, s’arrête plutôt sur les beautés que sur les défauts ; il songe à découvrir le mérite caché d’un écrivain, et à communiquer au public les choses qui méritent de l’estime. Les mots les plus choisis, et les plus beaux termes d’un auteur, sont ceux même qui fort souvent paraissent hasardés et défectueux à un homme qui manque de goût, et ce sont presque toujours ces endroits, qu’un critique fâcheux et superficiel attaque avec le plus d’aigreur. « Cicéron observe qu’il est fort aisé de censurer, ou de relever ce qu’il appelle verbum ardens (traduit en français par une expression hardie, mais qui veut dire littéralement, expression enflammée), et qu’il est facile de le tourner en ridicule par une froide et maligne critique : un petit esprit est également capable de condamner une beauté, et de faire un grand bruit sur une légère faute. Quoique ce procédé excite naturellement l’indignation d’un lecteur judicieux, il ne laisse pas de faire impression sur l’esprit du public, qui ne manque jamais de croire que tout ce qui est tourné en ridicule, avec quelque esprit, est absurde. »Comment n’insisterai-je pas sur les inconvénients d’une trop contagieuse critique, lorsque, appelé à ranimer ici l’amour d’un art divin, je le vois se dégrader chaque jour par l’effet de mille jalouses atteintes ? Comment ne compterai-je pas au nombre des obstacles opposés à la renaissance d’une épopée, les infâmes morsures qui ont déchiré les créateurs en ce genre ? Quelle foi mérite la plupart des dissertateurs envenimés qui souillent les plus beaux chants des poètes, si je ne puis songer à l’immortalité des œuvres d’Homère sans me rappeler la honteuse immortalité du nom de Zoïle ; si j’aperçois auprès du grand Virgile un odieux Mævius qui souffle après lui son injustice à Macrobe ; si j’entends encore le Dante outragé prendre lui-même la défense courageuse de sa Divine Comédie, dont il reste un moment le seul admirateur ; si nous gémissons sur la sensibilité blessée du Tasse, qui, dans le doute de sa gloire, refait sa Jérusalem délivrée ; si mes regards suivent douloureusement le Camoëns déchiré et mourant dans les hospices de l’indigence ; enfin si je ne découvre la première trace du succès de Milton méconnu, qu’un demi-siècle après que l’on eût fermé sa tombe. Ah ! croyez-moi, dépréciateurs du génie, ingrats pétris de fiel, le zèle des lois de la langue et du goût qu’affecte votre méchanceté, ne vous prêta jamais assez de lumières pour éclairer les fautes de ces grands auteurs, et ne vous donne pas le droit de remplir d’amertume les hommes qui consacrent tant de veilles à perfectionner les plus longs et les plus inimitables des ouvrages.
Ces vers, ce me semble, renferment la noble consolation qu’ont eu droit de se donner Homère, et ses dignes émules. On s’aperçoit à l’exposé de leur sort que les facultés brillantes, que les événements remarqués qui distinguent la plupart des hommes qu’on a vus jouer quelque rôle dans l’histoire, ne sont que des accidents ordinaires dans la vie des vrais poètes : leur esprit semble au-dessus de toutes les chances de la destinée, et suffit de plus au travail qui bâtit des monuments immortels, en dépit des cris injurieux, et des coups de la fortune. D’où tiennent-ils ce pouvoir, si ce n’est de la vertu ? Je la recommande aussi, non seulement comme nécessaire à la conduite de leurs émules dans les traverses qu’ils essuient, mais comme une première disposition poétique : c’est elle qui inspire la vérité, c’est elle qui prête la force et l’éminence aux maximes, c’est elle qui donne l’audace de les exprimer ; en un mot la vertu est le génie de l’âme. Étudions donc les nobles auteurs qui ont consumé leur existence à éterniser par leurs talents les mémorables exemples religieux, politiques, et militaires. Ils racontent les illustres catastrophes, les époques glorieuses, la naissance, et la chute des empires, afin de conduire les hommes à la véritable grandeur par ces récits qui les enflamment, et de les effrayer par des leçons qui frappent leur imagination. Ils ont créé des héros dans l’espoir d’enfanter l’héroïsme. Quoi de plus en rapport avec le fonds des épopées que les secousses générales dont le système des nations de l’Europe est ébranlé depuis la fin du dernier siècle, et le commencement du nouveau ? Celui qui n’en serait pas saisi concevrait-il la portée des sujets épiques, et par quels graves caractères ils intéressent tous les peuples à la fois ? Les merveilles, les triomphes, les calamités qu’ils retracent, n’offrent rien dont nous n’ayons été témoins. Eut-on jamais plus de moyens de comparer l’idéal au possible, les fables au vrai, les monstruosités des Gorgones, et des Alecton, aux fureurs des dissensions, et anarchiques, et despotiques ? Tout l’imaginaire que nous supposions en ces tableaux a reçu l’empreinte de la réalité. Nous avons vu des renversements plus soudains, de plus vastes embrasements que ceux des murs d’Ilion, des revers plus profonds, des captivités non moins déplorables que les malheurs augustes de la famille de Priam : nos Astyanax, nos Hécubes n’ont pas jeté moins de cris. La valeur et l’industrie française ont compté leurs magnanimes Diomèdes, leurs indomptables Ajax, et leurs prudents Ulysses. Nous avons entendu rugir la terreur, l’affreuse discorde, et la guerre à l’entour de l’égide de notre Bellone ; elle a soulevé devant nous tous les serpents de sa Méduse. Mars a nagé, sous nos yeux, dans le sang des peuples. Les convulsions de nos comices, et l’hydre démagogique, ont ressuscité de nos jours l’héritier de Marius pour appeler encore au carnage les nations de la Gaule, de l’Italie, de l’Égypte, des Espagnes, et de la Germanie, et se couronner sur des ruines universelles. Ces terribles spectacles de tous les fléaux seraient-ils passés comme de légers rêves ? Le poids du plus barbare despotisme nous aurait-il si peu pesé que quelques poètes européens n’en puissent plus garder la douleur ? S’ils sont vertueux, le temps n’effacera guère de leur cœur l’image des affronts que l’ambition a fait essuyer à toutes les patries, au nom d’une gloire trompeuse si fatale à la nôtre !… Leur muse ne pardonnera de longtemps à l’auteur des désastres de tous. Ce n’est point aux filles de mémoire d’oublier sitôt les attentats contre les libertés publiques, et de leur accorder si généreusement l’impunité qui les enhardirait à l’avenir. Ce n’est point à elles de taire que la nécessité d’une défense naturelle souleva toutes les puissances contre un insensé destructeur de la civilisation, et qu’il ne fut pas renversé par la juste horreur que devaient inspirer ses innombrables crimes, puisque l’ineptie ou la mauvaise foi les excusait encore au moment de sa chute ; elles diront que, s’appropriant, se personnalisant notre bravoure nationale, il faisait croire que nos armées ne savaient vaincre que par lui, tandis qu’il n’a vaincu ses adversaires que par l’héroïsme prodigieux de nos armées ; elles diront que ce ravisseur de tous nos droits leur volait leur honneur martial ; elles diront que le retard de son châtiment ne peut être imputé à la seule France, mais à l’abus d’une suprématie religieuse qui sanctifiait son audace en le nommant l’oint du Seigneur, et l’envoyé de la providence, mais à tous les monarques de l’Europe, qui s’en laissèrent effrayer et éblouir, jusqu’à le traiter de parent et de frère, quand leurs peuples ne demandaient qu’à l’anéantir. Il est salutaire de peindre ces dévastations immenses ; et la seule Calliope les peut offrir à l’épouvante de la terre, puisqu’elle seule se fait écouter de tous les royaumes ensemble, et des générations futures.
Définition de l’Épopée ; ses trois espèces, héroïque, héroï-comique, et satirique ; énumération de ses vingt-quatre conditions.
Messieurs,
ce que c’est qu’une bonne et une mauvaise tragédie, saura de même ce que c’est qu’une épopée. Il ajoute que
tout ce que contient celle-ci est dans celle-là ; mais que l’épopée ne contient pas tout ce qui est dans la tragédie. On voit que cet axiome, applicable à la tragédie grecque, ne l’est plus à la nôtre. Nous en avons exclu les ressorts surnaturels, l’intervention des dieux, les dénouements incroyables, tous les moyens propres au poème épique, et qui, joints à la danse et à la musique, sont relégués dans la tragédie lyrique, vulgairement dite opéra. Or la conformité n’existe plus pour nous avec la tragédie déclamée.
Les sarcasmes du bel esprit n’approchent pas d’une si mordante ironie ; c’est cette qualité vraiment antique qui fait de ce poème un monument du premier ordre. Le Roland furieux, au contraire, se compose de toutes les diversités du genre ; triple sujet, multiplicité d’épisodes ; emploi varié du gracieux, du touchant, du badin, du terrible ; mélange continu du chimérique et du vrai, de la raison et de l’extravagance, passage d’un incident à l’autre, du ton le plus triste au plus enjoué ; tout s’y mêle, tout s’y enlace, tout s’y assortit, tout s’entraîne pour causer le plaisir, l’intérêt, et l’étonnement. L’action, que dis-je ? les actions sans nombre qui marchent gaîment ou fortement liées ensemble, ont pour moteurs les dieux de deux ou trois religions, les nécromants, les fées, les saints, les démons, les nains, et les monstres. À leur aide, les chevaliers et leurs dames courent mille aventures héroïques ou galantes, et traversent le monde entier aussi vite que la lice des tournois : à leur aide, ils pourfendent les géants, et subvertissent les villes, les châteaux, et la nature : les lances, les casques, les boucliers, les anneaux sont enchantés : mais de tous ces enchantements le plus magique est l’art d’une si brillante épopée qui produit des apparitions successives toujours neuves, toujours frappantes, et qui ensorcelle si bien votre imagination par leur force et leur éclat, qu’à peine elle laisse discerner à votre jugement quelles règles elle a suivies, et que son merveilleux est moins fondé sur l’idéal que sur le fantastique. Ébloui de ses prestiges, emporté par elle, vous êtes trop heureux qu’Astolphe et Saint-Jean redescendent de la lune vous rapporter un reste du bon sens que vous avez perdu en vous égarant avec le paladin dont Arioste vous a chanté la folie. Revenus à nous-mêmes, munis de notre petite fiole de raison, nous analyserons, de notre mieux, les principes de cette divertissante épopée, qui, pour le bien de l’humanité, désillusionne par ses féeries, les frénésies des preux, les monstrueuses batailles, le point d’honneur des Ferragus, des Sacripants, les grands coups d’épée des Rodomonts, les pèlerinages, les processions, et les momeries monastiques. Elle déridera notre philosophie que lasserait la gravité du noble genre, et qu’attristerait peut-être l’héroïsme barbare des incendiaires de Troie, des croisés de Jérusalem, et des catholiques de Paris, anarchistes ligués contre le meilleur de nos rois. Quelques difficultés semblent s’élever au sujet de l’épopée héroïque uniformément noble et grave : là de beaux exemples offerts paraîtraient demander qu’on fit une classe séparée du poème purement historique : néanmoins la rigueur des principes ne permet pas de rendre élémentaire une telle spécialité. La Pharsale et la Henriade contiennent des beautés si grandes qu’on ne saurait retrancher ces deux ouvrages d’entre les poèmes vraiment épiques ; mais on ne doit pas, entraîné par une admiration complaisamment aveugle, se fasciner les yeux sur ce qui leur manque, et statuer en lois leurs défauts. L’absence des fictions leur imprime une infériorité que ne peut déguiser la présence de faibles allégories. C’est Clio qui raconte en vers, ce n’est point Calliope qui voit et qui chante. Il n’est pourtant pas rare de rencontrer d’habiles gens qui s’y trompent, et Boileau les désignait ainsi :
On n’arguera pas de cette citation que je confonde Voltaire et Lucain : le premier est supérieur par sa diction toujours tempérée, noble, et partout raisonnable et simple : son économie est mieux ordonnée, son tact plus fin et son goût plus pur : mais, à travers l’exagération et l’emphase, le second le surpasse quelquefois par les caractères, le mouvement, et l’éloquence. Ce serait une erreur de croire que, quand Boileau disait ironiquement :
il ne dirigeât pas son trait sur Brébeuf bien plus que sur Lucain, et qu’il méprisât le texte autant qu’il méprisait son lourd traducteur. Le poète de qui les fortes pensées avaient accru la vigueur des scènes du sublime Corneille, rachetait assez ses fautes pour que le juge suprême ne le condamnât pas entièrement. Glorifions-nous de voir que notre Voltaire l’emporte sur l’auteur romain en justesse, en élégance, et l’égale en courageux sentiments, puisque l’éloge mérité de son épopée tient à l’honneur de notre littérature nationale et que nous répugnerions à déprécier un monument consacré par le poète le plus philosophe à la gloire du roi le plus populaire. Avouons pourtant l’infériorité des poèmes dénués de fictions agissantes ; et n’accusons que l’esprit des siècles qui les suggérèrent, et non les auteurs renommés qui se soumirent au goût de leur âge. L’abus du raisonnement mine peu à peu les facultés de l’imagination : n’en est-il pas de la jeunesse des peuples et de leur maturité, comme de ces deux époques dans la vie des hommes ? D’abord les objets les frappent vivement, se colorent, s’animent à leurs yeux ; tout interroge leurs sens, et tout leur répond ; tout leur semble participer à leur être dont la force surabondante se répand sur ce qui les environne : bientôt la réalité détruit leur illusion enchanteresse : elle dépouille leurs spéculations des formes, des couleurs, de l’existence fictive, qu’ils leur prêtaient ; ils n’ont plus de tableaux devant les regards ; mais des réflexions, mais des arguments dans l’esprit : ils ne voient plus de choses vivantes, mais ils en considèrent les qualités inertes ; et cette triste et froide abstraction remplace le sentiment qui les portait à saisir les dehors mouvants de la nature. Le terme de cette révolution périodique pour les individus, et pour les nations, amène communément l’usage de tout décomposer : dès lors tombe l’idéal et rien de ce qui excède la mesure ordinaire de l’intelligence répartie à la multitude, ne paraît admissible à la raison : la crainte du chimérique et de l’absurde repousse le brillant voile dont la fiction habille la vérité. On se figure que la seule grandeur de l’histoire vivifie assez l’épopée, et qu’il est plus noble d’expliquer les hauts faits d’un héros par le ressort naturel de la magnanimité, que de soutenir la marche surprenante de son héroïsme par le secours d’une divinité tutélaire dont sa vertu le rend digne d’être l’immortel favori. Le prestige s’évanouit, le sublime décroît, les nœuds qui lient le ciel, la terre, et les abîmes, sont coupés : l’inspiration des muses s’arrête aux limites vulgaires ; la langue de la poésie est celle de la convenance et du goût ; mais ce n’est plus celle du génie, celle qui passionne les peuples jeunes, à demi civilisés, qui personnifie les puissances de leurs religions, qui déifie les fondateurs, les lois, la justice, qui évoque, et réveille les morts, qui fait vivre tous les attributs des choses, et remue tous les êtres imaginaires. Le raisonnement va plus loin : il dément les témoignages de l’histoire ; et les traditions d’une vertu antique sont jugées fabuleuses, parce que les actes qu’elle produisait ne se renouvellent plus : on implique l’intérêt et l’orgueil dans les transports du zèle et de la générosité même ; on métamorphose ainsi l’héroïsme en politique hardie : celle-ci devient le sujet dégénéré de l’admiration ; et la logique subtile, qui la décompose enfin de plus en plus, n’aperçoit en elle rien de plus beau que l’habileté de l’intrigue. Est-ce, dites-moi, en rapetissant ainsi les mobiles des actions humaines qu’on assied sur un fondement extraordinaire l’édifice d’une merveilleuse épopée ? Quelle distance de là aux vues transcendantes des Linus, des Orphées, des Empédocles, et particulièrement d’Hésiode, qui nous a transmis sa Théogonie ; tableau de la famille des immortels, et de la chute des Titans ? Il ne daigne pas même raconter les exploits des héros, mais les aventures des dieux et des déesses ; il ne chante pas sur la terre, mais dans l’Olympe : en lui tout est surhumain, tout est fabuleux, tout est mystère, et docte allégorie ; et sa diction, exaltée par son sujet, brille de l’éclat des divines images qu’il peint dans ses vers inspirés. Avons-nous oublié que c’est en prenant de haut la nature, la législation, et la morale, que les premiers poètes, qui sont encore nos maîtres, dominèrent les pensées, étonnèrent les âmes, et mirent au rang des demi-dieux les hommes dont ils racontèrent les vertueux travaux ?
« Ce n’est, dit-il, qu’après s’être laissé emporter aux premiers mouvements du zèle, après s’être attaché uniquement à louer ceux qui ont si bien servi la patrie dans ce grand jour, qu’on s’est permis d’insérer dans le poème un peu de ces fictions qui affaibliraient un tel sujet, si on voulait les prodiguer »; mais il ne fallait pas vouloir en être prodigue, il fallait seulement en user. Il dit ensuite :
« On peut, deux mille ans après la guerre de Troie, faire apporter par Vénus à Énée des armes que Vulcain a forgées, et qui rendent ce héros invulnérable. On peut lui faire rendre son épée par une divinité, etc. Mais ni notre siècle, ni un événement si récent, ni un ouvrage si court, ne permettent guères ces peintures, devenues les lieux communs de la poésie. »Sans doute, elles sont devenues des lieux communs aujourd’hui, parce qu’elles sont si belles qu’on les a perpétuellement copiées ; mais ce ne sont pas les fables tant de fois imitées qu’il devait employer ; il s’agissait d’en imaginer de rivales, assez belles pour qu’elles devinssent aussi des lieux communs dans deux mille ans. Il ajoute :
« Ici le vrai Jupiter, le vrai Mars, c’est un roi tranquille dans le plus grand danger, et qui hasarde sa vie pour un peuple dont il est le père ; c’est lui, c’est son fils ; ce sont ceux qui ont vaincu sous lui, et non Junon et Juturne, qu’on a voulu et qu’on a dû peindre. »Voilà le raisonnement de cette philosophie très impoétique à laquelle l’opinion d’un habile écrivain a donné une autorité que je craindrais si nous n’avions l’exemple d’un grand poète à lui opposer. Avec de tels arguments, le récit de la bataille de Fontenoy ne se défend pas d’être une relation historique, qui n’a d’autres embellissements que des vers passables, et les noms des familles qui ont illustré nos annales. On ne niera pas que le sujet se fût autrement animé si l’auteur l’eût relevé partout comme en ce court passage.
Il eût rendu son éclat plus vif encore, s’il avait bien réalisé la fuite de l’ombre courroucée de Charles-Quint, et s’il eût mieux arrêté les contours des figures qu’il n’entrevoit et ne montre que trop fugitivement. Boileau pouvait se dire comme Voltaire, en traitant dans une épître le passage du Rhin,
ni notre siècle, ni un événement si récent, ni un ouvrage si court, ne permettent guères ces peintures; il s’est bien gardé d’argumenter ainsi contre l’intérêt de sa muse, et son fragment épique est marqué d’un sceau d’immortalité. Relate-t-il les obstacles matériels du passage d’un fleuve ? Cherche-t-il un mérite dans l’exposition de détails qu’un bon versificateur manie avec facilité ? De quelle raison s’appuie-t-il en commençant ? D’une absolument contraire à celle que Voltaire avance pour son excuse.
Cet argument-là ne lui interdira pas la fiction ; et nous allons voir quel corps, quelle consistance, quelle vie, son art lui donne ; car la lecture de ce morceau exquis, bien qu’il soit présent à la mémoire de tous, ne sera fatigante pour personne. Les amateurs de la belle musique jouissent à entendre toujours répéter celle des grands maîtres.
Déjà le fleuve lui-même est figuré dans une attitude bien déterminée.
Maintenant le personnage s’anime et se meut.
Transformé en monarque, il est entouré d’une cour de Nymphes, et ces êtres fictifs lui adressent la parole.
Les voici qui s’expriment elles-mêmes.
Si le héros était le seul dieu de l’action, le récit des Nymphes l’agrandirait-il autant que le parallèle qu’elles font de lui et de Jupiter ?
C’est peu d’avoir prêté des traits, une voix, un maintien au fleuve, il l’agite de sentiments, et par cette allégorie annonce une lutte entre un dieu et le héros. Voilà le Rhin qui agit, et qui, de plus, se revêt d’un déguisement :
Qui ne croirait pas assister à l’action, entendre les exhortations du Dieu, et voir son visage irrité ? Qui ne conçoit nettement sous ces images la résistance qu’un grand fleuve oppose au passage des troupes, et la protection qu’en reçoivent celles qui le défendent. Le poète raconte ensuite avec autant de feu que de précision les périls, les mouvements de l’armée ; il en nomme les chefs ; il décrit les moindres circonstances de l’attaque et de son succès ; puis, terminant le sujet sans altérer le charme qu’il a fait naître, il ramène ainsi l’auditeur à l’illusion de sa fable, et la soutient jusqu’au bout avec le même art.
Admirable conclusion, en tout conforme à l’exorde, et au nœud allégoriquement formé dans le goût antique : notre glaciale méthode ne supporte pas la concurrence avec celle-ci. On a chanté de plus grands exploits militaires que le passage du Rhin, sans leur attacher une célébrité si durable. Cela prouve que la dignité convenable à l’histoire n’est pas suffisante à l’épopée, et qu’elle n’atteint pas au but qu’elle se propose, quand elle ne produit pas un effet supérieur à celui de la vérité même. La versification n’est pas tout, quelque exacte qu’elle soit, et le même Boileau nous en avertit :
L’invention seule préserve de ce danger : l’invention restreint les discours du poète, et le force de courir à l’événement : l’invention, qui se développe d’elle-même, lui épargne les efforts d’une éloquence inquiète de n’avoir jamais assez dit ce qu’il faut ; elle lui pose des bornes, et maintient sa diction dans une simplicité noble et juste, parce que le ton déclamatoire n’a plus de place où doit régner le ton narratif.
« La Pharsale et le Lutrin, dit-il, sont à ses yeux des poèmes épiques tout aussi bien que l’Iliade. »Je déclare avec La Harpe qu’il est absurde de n’en pas faire la différence : le combat des chantres et des chanoines chez Barbin n’est pas la même chose que la bataille entre César et Pompée dans les plaines de Pharsale. Il a raison de l’affirmer à La Motte ; mais il a tort de lui nier que les deux poèmes cités soient deux espèces diverses d’un même genre, et d’ajouter comme une conséquence de ce qu’Agnès de Chaillot n’est pas aussi bien une tragédie qu’Inès de Castro, mais seulement la parodie de celle-ci, que, de même, le Lutrin n’est autre chose que la parodie de l’héroïque. Où le mène cette erreur ? A confondre une espèce excellente avec la plus méprisable de toutes. Un fait petit ou grand devient épique, s’il reçoit convenablement des fictions allégoriques et merveilleuses : c’est là le caractère distinctif du genre. Or le Lutrin lui appartient : le ton plaisant de ce poème n’est pas celui de la parodie. Celle-ci ne crée pas un sujet satirique : elle en défigure un, déjà traité noblement ; elle traduit le sérieux par le risible, ainsi qu’a fait Scarron dans son Énéide travestie, titre qui constate bien la spécialité de son ouvrage. Le Lutrin est un tableau naturel et vrai, mais non une peinture grotesque : la fable en est originale, et non la copie d’une autre : les fictions s’y adaptent parfaitement, leurs formes sont celles de la véritable épopée, appliquées seulement à un intérêt susceptible d’être raillé. Ces distinctions n’ont rien de commun avec les sophismes qui n’eussent persuadé jamais à La Harpe qu’il faille mettre sur la même ligne la Henriade et Vert-Vert j. Était-il séant à un dogmatiste tel que lui, de citer Vert-Vert, qui n’est qu’un joli conte, à côté du Lutrin, qui est un poème parfait ? Certes, il n’en fût pas venu là, si quelque bonne classification eût marqué les différences et les limites des genres. Tout nous en démontre l’utilité. Mettons désormais le Lutrin en son rang, et disons que l’épopée satirique, dont ce poème est le modèle, se place spécialement dans le genre épique, ainsi que la comédie, bien différente de la parodie, est une des espèces du genre dramatique. Le commentateur qui ne voyait pas une épopée dans le Lutrin, n’a pas dû mentionner la Théogonie d’Hésiode, et les Métamorphoses d’Ovide, comme étant des poèmes épiques ; et c’est pourtant sous ce titre qu’il les insère dans son cours de littérature : ces ouvrages ne contiennent pas une action entière, mais une suite d’actions successives et détachées les unes des autres. Je me persuade qu’il n’en parle que sous le rapport du système fictif qui les caractérise. En ce cas il fallait s’expliquer. Ils sont bons en effet à fournir des exemples d’épisodes, et non de poèmes complets : on n’y retrouve pas même l’unité qui joint toutes les aventures racontées dans la Divine Comédie du Dante. Là du moins s’exécute le voyage merveilleux du poète qui passe des profondeurs de l’enfer jusqu’aux sommités du ciel, et qui redescend sur la terre en héros de sa fiction terrible. Son entreprise a un commencement, un milieu, une fin : si sa course paraît sans limite relativement aux lieux qu’il parcourt, elle est bornée par le temps qu’il emploie à les traverser ; et, de plus, on voit que le dessein unique du poète est de renfermer en un seul cadre le tableau de tous les crimes punis, de toutes les vertus récompensées : l’œuvre totale résulte d’un plan particulièrement épique. Hésiode n’offre qu’une galerie de divines figures dont il trace magnifiquement les portraits, et ne raconte que des faits isolés dont la grandeur surnaturelle excite l’admiration. Ovide, en chantant les métamorphoses, les attacha historiquement d’époque en époque, depuis l’origine des temps jusqu’au sien ; mais il ne forme pas réellement une épopée. Relisez ce qu’en écrit La Harpe ; je ne me flatterais pas de suppléer à ce charmant et délicat éloge. Il nous apprend que Voltaire avait une grande admiration pour cet ouvrage : je le crois ; et j’en induis qu’il eût bien goûté la Bible, si quelque bon poète eût traduit élégamment la Vulgate en vers, ou qu’il eût peut-être été le partial détracteur des Métamorphoses, s’il fût né sous le temps dont elles étaient la Bible. En effet l’œuvre d’Ovide est la paraphrase embellie de l’Écriture sainte des païens, et n’est pas plus une épopée que notre livre sacré n’en est une. La différence des religions ne détruit pas l’identité de l’imaginaire, du surnaturel, du fonds successif d’historiettes par lesquelles on passe de la création au déluge, et des époques originelles aux dernières révolutions des annales. Le même fil imperceptible qui vous conduit dans le cours du testament mythologique à travers tant de merveilles consacrées par la foi des peuples grecs et latins, vous guide au milieu des aventures miraculeuses dont les nations modernes on fait des articles de leur croyance, et où nous trouvons des éléments de fictions poétiques. Là les tableaux, toujours divers, brillent de la plus étonnante variété de couleurs ; là ils atteignent aussi la plus haute sublimité, et descendent à la familiarité la plus naïve : majestueux, terribles, affreux, agréables, et touchants tour à tour, ils saisissent, ils transportent, ils frappent, ils amusent, ils intéressent également. Le palais du soleil n’a rien de plus éclatant que Jéhovahk dans sa gloire. La figure de Pluton, rien de plus sinistre que Satan, roi de l’abîme ; et la cabane de Philémon, rien de plus champêtre, de plus hospitalier que la tente des fils de Jacob. En lisant les fables attendrissantes de Thisbé, d’Alcyon, et de la fille pieuse d’Érésicton, on croit lire les charmantes traditions de la Genèse ; en lisant les épisodes de Ruth et Booz, de Joseph, et du fidèle Tobie, on croit lire les plus belles fables des Métamorphoses. On ne sait, dit La Harpe, en parlant du Vatès de Rome, ce que la mythologie lui a fourni, et ce qu’il y a pu ajouter : de même, vous dirai-je, on ignore ce que les contes débités en Égypte, en Syrie, ont pu fournir aux prophètes, ou Vatès hébraïques, pour nous transmettre un tout si bien suivi, si bien lié, qu’ils ont formé de la collection de tant d’histoires merveilleuses, qui toutes s’enchaînent et se dénouent divinement. Le parallèle entre les Métamorphoses et la Bible est donc exact ; et comme ces deux ouvrages, malgré leur aspect fabuleux, ne présentent pas une action simple et complète, nous ne pouvons pas plus recevoir l’un que l’autre dans la classe proprement dite de l’épopée. Nous en retirerons seulement de bons modèles épisodiques. Passons maintenant aux règles de composition et d’exécution des trois espèces de poème épique. Il s’en faut de peu que toutes leurs conditions ne soient pareilles. J’hésite encore à vous les dénombrer, et ne voudrais pas vous répéter les raisons dont j’appuyai mes subdivisions élémentaires, de peur de lasser la patience des personnes qui en ont reconnu la réalité dans l’application scrupuleuse que j’en fis sur les chefs-d’œuvre du genre théâtral. Quelle marche prendre pour se concilier les opinions ? Si vous répandez sur les matières littéraires les clartés de votre simple raison, et si vous n’en jugez que par un tact d’habitude, vos discours ne semblent pas assez fondés en principes, et l’on vous demande de classer les objets avec plus de méthode. Si vous les analysez en détail, vous en multipliez les faces ; il faut en diviser les qualités, et leur définition paraît minutieuse : on vous accuse de compliquer et d’obscurcir ce que vous simplifiez et ce que vous éclairez, en y mettant l’ordre et la suite. Les uns vous nomment ignorant, si vous n’adoptez pas tous les rudiments classiques ; les autres vous qualifient de pédant, si vous ajoutez aux préceptes de l’école, et si vous ne tendez à dégager les muses de leurs moindres chaînes. Que nous écrit Voltaire lui-même dans son essai sur la poésie épique ?
« On a accablé presque tous les arts d’un nombre prodigieux de règles, dont la plupart sont inutiles ou fausses. Nous trouvons partout des leçons, mais bien peu d’exemples. La plupart ont discouru avec pesanteur de ce qu’il fallait sentir avec transport ; et quand même leurs règles seraient justes, combien peu seraient-elles utiles ? Homère, Virgile, le Tasse, et Milton, n’ont guères obéi à d’autres leçons qu’à celles de leur génie. Tant de prétendues règles, tant de liens ne serviraient qu’à embarrasser les grands hommes dans leur marche, et seraient d’un faible secours à ceux à qui le talent manque. »Partons de l’avis de Voltaire ; nous n’aurons plus qu’à cesser nos remarques, qu’à fermer les livres, et qu’à nous abandonner à notre esprit. Les paroles du grand homme ont l’air plausible : devons-nous absolument les tenir comme des oracles, ou oserons-nous les réfuter ? Ne pourrions-nous lui répondre que des règles ne sont que des résultats d’observations bien faites ; que lui-même leur a soumis le plan et l’exécution de ses chefs-d’œuvre, devenus aujourd’hui les modèles offerts à l’étude de ses successeurs ; qu’Homère, Virgile, le Tasse, et Milton, ont jeté leurs monuments dans des moules trop généralement semblables pour les avoir produits sans s’assujettir à des lois d’imitation ; que jamais les règles n’embarrassent les gens habiles, mais qu’elles les dirigent dans les genres créés, et qu’ils s’en font intuitivement de supplémentaires pour les genres qu’ils inventent ; que ce n’est pas en se jouant, et par fantaisie, qu’on fait naître une Iliade ou une Énéide ; et qu’enfin si la Henriade est inférieure à ces poèmes, c’est que son auteur n’y a pas aussi bien suivi toutes les règles de Virgile, qu’il a suivi les principes de Sophocle dans sa tragédie de Mérope ? Nul doute qu’un docte poète ne puisse réduire l’art tout entier à quelques idées sommaires ; mais elles sont pour lui le résumé d’une quantité indéfinie de remarques, de réflexions, d’épreuves qu’il a méditées, et qui lui reviennent sans cesse dès qu’il en a besoin dans le détail de l’exécution des ouvrages. Si vous lui demandiez d’énumérer la foule de raisons positives qui ont déterminé l’ordonnance de son plan, le choix de sa fable, celui des incidents, les variétés de sa diction, il vous dirait qu’il ignore quelle bonne inspiration l’a guidé, afin de s’épargner la fatigue du développement d’une poétique entière ; mais il ne dirait pas qu’il s’est affranchi de toutes règles ; car les règles sont en littérature ce que sont en peinture les lignes proportionnelles du dessin et les lois de la composition des groupes et de la perspective : ce sont autant de principes qu’il faut savoir ; principes nombreux que l’instinct naturel ne révèle pas, que le temps a découverts, et que l’étude seule nous apprend. Cela n’empêche pas qu’il n’y ait dans les secrets de Raphaël bien des choses qui ne s’apprennent pas, et qui ne soient au-dessus de l’art. Les règles que j’ai supputées relativement à la poésie théâtrale, montaient au nombre de vingt-six dans la tragédie : combien une exacte analyse ne nous en présentera-t-elle pas dans l’épopée ?
Messieurs,
Du fait ou de la fable épique ; de la mesure de l’action.
Messieurs,
« sur un vaisseau long à Œa sur le Phase, dans la Colchide, et qu’après avoir terminé les affaires qui leur avaient fait entreprendre ce voyage, ils enlevèrent Médée, fille du roi ; que ce prince envoya un ambassadeur en Grèce pour redemander sa fille, et exiger réparation de cette injure, mais que les Grecs lui répondirent que puisque les Colchidiens n’avaient donné aucune satisfaction de l’enlèvement d’Io, ils ne lui en feraient point pour l’enlèvement de Médée ». Homère a donc supérieurement choisi son action, et l’on ne doit pas s’étonner qu’elle ait flatté si vivement l’esprit de ses contemporains, ni lui reprocher d’avoir tant célébré la guerre qui les préservait d’une ruine inévitable sans elle. L’héroïsme belliqueux était l’unique rempart du berceau de la Grèce ; le poète n’eût donc rien trouvé de plus grand à chanter que les héros militaires. Que fait-il pourtant ? il unit à ce principal objet une leçon animée contre la discorde, également fatale aux princes et aux peuples. Il concentre sa fable en un point ; et, en même temps qu’il attache les esprits par le tableau d’une expédition glorieuse à ses compatriotes, il leur peint ce que les querelles des chefs ont de pernicieux pour les armées. Son Iliade se renferme dans le seul fait de la colère d’Achille, offensé par Agamemnon. Quelle source de richesses poétiques ne sait-il pas puiser dans cette simple fable ! Combien d’objets variés viennent s’y fondre avec éclat ! Un court extrait de cette véhémente action vous en retracera les beautés. Je ne vous le ferais pas plus rapidement en prose, que je ne l’ai fait en vers dans mon poème intitulé du nom d’Homère. Le poète y est représenté au milieu des habitants de Cumes qui s’empressent autour de lui pour l’entendre.
Jamais poète donna-t-il une image plus forte du pouvoir d’un dieu suprême. On sent que nulle hyperbole n’irait au-delà, et ma traduction est littérale.
Je ne crois pas ce dernier trait sur Homère, trop métaphorique ; car les divinités de la mythologie semblent être écloses de son intelligence et n’avoir habité réellement qu’en son large et fécond cerveau. L’épithète d’Olympien attribuée à Jupiter siérait autant à ce grand poète. Remarquez que le morceau cité contient toute la fable de l’Iliade, la plus rapide, la plus passionnée, la plus complète en toutes ses parties, et la plus simple qui fût jamais traitée. Elle a pour objet, convenable au temps où vivait le poète qui l’a choisie, les exploits et les hasards de la guerre, parce que la guerre était, comme nous l’observions, utile à l’existence d’une population nouvelle. Nous allons voir d’autres raisons de convenance diriger Virgile en son choix dans un siècle où la fureur d’une politique conquérante et les excès des dissensions civiles faisaient regarder la guerre comme le plus horrible fléau et soupirer tous les cœurs du désir d’une heureuse paix.
Si telle est notre idée du fanatisme, idée trop réalisée par les atrocités de la Ligue, qui surpassèrent les horreurs de notre dernière anarchie, louons Voltaire, infatigable ennemi de ce monstre, d’avoir chanté, pour l’Europe entière, la victoire que remporta sur lui le dogme de la tolérance, et l’imposture terrassée par le triomphe d’un roi, franc ami de la vérité. Ces exemples nous démontrent en quoi consiste la beauté d’une action épique : il faut qu’elle soit précisément saisie au point central des grandes choses. Ce n’est point assez que le fait soit héroïque et mémorable s’il n’est le principe d’une imposante révolution. Le vice du sujet de Saint-Louis aurait imprimé une infériorité sensible au poème du père Lemoine, eût-il eu pour le traiter le noble talent de l’auteur de la Henriade. Mais, dira-t-on, la résistance magnanime de Louis IX, captif des Égyptiens après la bataille de Massoure, est un fait admirable de l’époque des croisades, époque doublement fameuse dans l’histoire moderne par la sainteté de la cause des chrétiens et par l’éclat des exploits qui l’ont soutenue. Du fait choisi dans cette guerre ressortait poétiquement le contraste des mœurs de l’Europe et de l’Afrique combattant pour leurs religions ennemies, et pour ainsi dire, se heurtant l’une contre l’autre aux bords du Nil. L’intérêt du ciel, défendu par les deux peuples les plus belliqueux de la terre, répandait sur l’action une influence toute merveilleuse, puisée dans le zèle de leurs cultes rivaux. Ce point de vue sans doute est imposant : voici ce que j’oppose à ce qu’il a de spécieux. Le principe de l’entreprise des croisés part de la haute politique de l’église, alors souveraine des nations et des potentats que menaçait l’ambition envahissante de l’islamisme : celle-ci, voyant décroître sa puissance fondée sur les richesses commerciales de l’Italie, de Venise, et de la Grèce, autant que s’étendaient les progrès de celui-là, conçut le projet de lever l’étendard sacré qui rallia toute la chrétienté, et fit de ses rois et de ses princes les humbles capitaines du Saint-Siège. Le motif des croisades fut, du côté des papes, l’intérêt de leur suprême domination, et du côté des rois, celui de la gloire des conquêtes qui leur promettaient le partage des trésors de l’Orient. Le pieux zèle qui transporta leurs armées devint par là le mobile d’une guerre de commerce, comme il en avait été le prétexte : il n’est donc pas surprenant qu’elle ait été si opiniâtre, si longue et tant de fois renouvelée : une autre considération supérieure s’y liait encore : la nécessité de mettre une barrière éternelle au système invasif des Sarrasins, précédemment si formidables à l’Europe dans les âges de Martel et d’Alphonse. L’expédition du roi de France et sa défaite que suivit la prise de Damiette n’offrent à l’épopée qu’un épisode, événement partiel des croisades dont nous avons indiqué le principe, et dont le but spirituel était la délivrance de Sion, tandis que son but temporel était la possession de cette Jérusalem où les européens voulaient établir la métropole de leur empire en Asie. Déjà plusieurs souverains avaient devancé dans la Syrie et dans l’Égypte les pas de notre héros canonisé, et comme je l’écrivis dans un poème sur Alexandre qui accompagna mon poème sur Homère.
On sait que Ptolémaïs était l’ancien nom de Saint-Jean-d’Acre.
La France et l’Angleterre.
Cette dernière action de Philippe-Auguste appartient plus à l’épopée que sa coopération aux croisades, puisqu’il se signala principalement ici dans l’entreprise dont il fut le seul chef, et qu’il l’acheva par son propre héroïsme. La muse d’un de mes confrères s’est emparée de ce beau fait, et le public a lieu d’en concevoir d’heureuses espérances en apprenant qu’il est traité par un écrivain, l’élève et l’ami du célèbre Delille. Mes intimes liaisons avec le maître et le disciple m’inspirent un agréable pressentiment du succès de ce nouveau travail. Je reviens : si la croisade de Philippe ne fournit pas matière à l’épopée, celle de Louis n’y est pas plus convenable, bien que ce héros de la France se soit glorifié, par l’inébranlable fidélité de sa foi jusques dans les fers, mieux que le dernier conquérant du Caire qui sans nécessité abjura la sienne et se déclara mahométan, les armes à la main : l’un, dans sa défaite se fit honorer de ses ennemis même : l’autre. Mais ne parlons que de l’incomparable fermeté de Saint Louis : vaincu par les adversaires de sa religion il se fût senti contraint par l’honneur, s’il ne l’eût été par le dogme, à ne pas embrasser la leur. Le refus de s’apostasier pour le salut de sa vie, serait donc faussement jugé comme l’effet du crédule fanatisme de son siècle, puisqu’il fut la digne marque de son caractère militant, et de son indépendance vraiment royale. Mais, je le répète, un tel fait, quelque tragique et majestueux, qu’il paraisse, n’est qu’un incident de l’entreprise des croisades dont le point central et lumineux éclate seulement à la prise de Jérusalem, terme des travaux de la chrétienté. C’est ce qu’a bien saisi le génie du chantre italien.
Ces reproches qu’un examen détaillé nous prouvera qu’il a mérités n’impliquent aucun blâme au choix de sa fable très savamment conçue et comportant les qualités requises par l’éminence du genre. Nous ne parlons en ce lieu que de la condition du fait : celui de la Jérusalem délivrée me paraît un des meilleurs. On présumerait, aux exemples cités, que l’action épique se borne au récit des entreprises guerrières, et les poèmes fameux de l’Argonautique et de la Lusiade semblent confirmer cette opinion : remarquez néanmoins que les combats se mêlent en accessoires à l’expédition de Jason chantée par Apollonius de Rhodes et par Valérius Flaccus, ainsi qu’au voyage de Vasco de Gamal dans les Indes, sujets des chants du Camoëns. Ce furent deux époques brillantes chez les Grecs et chez les Portugais que les deux premières navigations lointaines que tentèrent ces peuples vers des côtes inconnues : la poésie dut s’emparer de l’une et de l’autre et s’attacher à revêtir de ses merveilles imaginaires des événements qui excitaient la plus vive admiration. La force des armes soutint l’arrivée de ces nautiques explorateurs des contrées qu’ils découvrirent : mais leurs seules découvertes, source de richesses entre les nations, furent l’objet principal de l’épopée et non les guerres qui en devinrent la triste suite. Il n’était réservé qu’au sublime Christophe Colomb de conquérir un monde par ses lumières sans y porter la terreur et le carnage, et de changer la face de l’univers connu, sans se souiller personnellement du sang des hommes. Aussi ce héros de la science surpasse-t-il à mon avis tous les autres : son exemple, bien digne qu’un Homère l’eût consacré, témoigne qu’une action, pour être héroïque et merveilleuse, n’a pas besoin d’être meurtrière.
« La superstition, disait Plutarque, ne permet point à l’âme de pouvoir au moins aucune fois respirer, ni se rassurer, en rejetant en arrière ces mauvaises et fâcheuses opinions qu’elle a de Dieu. Ainsi, comme si le dormir des superstitieux était un enfer et le lieu des damnés, elle leur suscite des imaginations horribles et des visions monstrueuses, des diables et des furies qui tourmentent la misérable âme et la chassent hors de son repos par ses propres songes, desquels elle se flagelle et s’afflige elle-même, comme si elle le faisait par les étranges et cruels commandements de quelque autre ; mais encore le pis est que quand ils se sont éveillés et levés, ils ne méprisent pas ce qu’ils ont songé, ni ne s’en moquent pas ; ainsi, étant sortis de l’ombre de ces fausses illusions, où il n’y a mal quelconque, ils se déçoivent eux-mêmes à bon escient, et se tourmentent. Qu’est-il besoin de dire davantage ? La mort est fin de la vie à tous hommes, mais non pas de la superstition, faisant la peur plus longue que la vie, et attachant à la mort une imagination de maux immortels ; et lorsqu’elle achève tous ses ennuis et travaux, elle se persuade qu’elle en doive commencer d’autres qui jamais n’achèveront : les profondes portes de je ne sais quel Pluton, dieu des enfers, s’ouvrent ; là des fleuves de feu cruel, et des juges, des bourreaux, des abîmes et des cavernes creuses, pleines de toutes sortes de géhennes et de tourments. Ainsi la misérable superstition pour craindre par trop, sans propos, ce qu’elle imagine être mauvais, ne se donne de garde qu’elle se soumet à tous les maux du monde ; et pour ne savoir éviter de se passionner de la crainte des dieux, elle se forge l’attente de maux inévitables encore après la mort. »La fable du Dante assise sur cette base terrible, appuyée sur les fondements de l’orthodoxie, fut autrefois d’un intérêt général, et conserva toujours sa puissance sur la pluralité des lecteurs qu’elle entraîne hors de la vie dans les régions infernales et célestes, ténébreux dédale de rêveries : c’est là son caractère supérieurement épique, c’est là ce qui met cette création en rapport avec celle de la Théogonie d’Hésiode, dont les fables ne se passent que dans l’Olympe et dans le Tartare.
« Comme une grande partie de l’histoire que Milton célèbre (dit son apologiste), se passe dans des régions qui sont hors de la portée du soleil et de la sphère du jour, il est impossible de satisfaire le lecteur par un tel calcul qui serait, après tout, plus curieux qu’instructif. »L’incertitude des bornes du temps nécessaire à la fable épique empêche de régler son étendue sous ce rapport ; et sa mesure consiste à n’être pas instantanée, ou tellement prompte qu’on n’en puisse saisir le commencement, le milieu, et la fin, ni la développer dans ses mouvements progressifs par une narration ornée. Le poète a deux manières de raconter : l’une est de dire lui-même ce que les personnages font ; l’autre est de leur faire dire ce qu’ils ont fait. Quand la fable, trop surchargée d’événements qui se sont succédé, lui paraît trop longue, il doit entrer en matière au milieu même, ou près de la fin du sujet, et rappeler ensuite les choses antérieures par le récit qu’il met dans la bouche de quelque acteur de la fable. Le passé, se reployant ainsi sur le présent par un ingénieux artifice, raccourcit l’action en la complétant, et varie ses formes en resserrant leur étendue. Tant d’aventures curieuses dans le trajet d’Ulysse revenant de Troie, ont retardé son arrivée dans Ithaque, que la relation de ces faits détachés ralentirait l’action principale : mais le héros, échappé des gouffres de la mer, et reçu des Phéaciens, aura l’occasion de les conter rapidement à la table hospitalière d’Alcinoüs : et la fable commencée, un moment interrompue par ce récit, continuera de se précipiter vers la catastrophe. Tant de traverses essuyées l’une après l’autre par Énée dans le cours de sa navigation, transformeraient le poème en une longue histoire, si Virgile les racontait par ordre : il cède la parole à son héros, qui, lui-même, accroît, par ses récits, l’amour de Didon qui l’accueille, et la pitié de tous les lecteurs. En quelle bouche seraient mieux placés les vers si touchants traduits par notre Delille ?
L’admirable récit continue et devient un ressort actif de la fable, en ouvrant aux passions le sein de la reine de Carthage, qui, à la peinture de tant de malheurs,
Le sujet du Paradis perdu se borne à la chute d’Adam, victime de l’esprit tentateur : Milton en eût outrepassé la juste mesure en prenant sa fable sur le premier homme au jour de la punition des anges rebelles, qui devança la création du monde. Néanmoins ces fabuleux événements étaient la richesse qui devait orner son poème. Il se jette impétueusement au milieu de son action, et rappelle avec art, dans la suite de ses chants, les circonstances qui précédèrent la naissance de l’homme. Un heureux commerce, entretenu par des intermédiaires célestes, chargés des relations du Créateur avec ses créatures, fournit au poète le moyen de revenir sur le passé. Déjà de premiers faits ont trouvé leur place dans les dialogues d’Adam et d’Ève : bientôt l’ange Raphaël vient les visiter ; il les exhorte à l’obéissance, et pour mieux les y disposer, leur parle du châtiment des esprits révoltés dans le ciel. La curiosité d’Adam l’interroge sur ces événements mystérieux, et Raphaël commence un récit, habilement préparé dans le texte original et dans celui de notre Delille, qui traduisit encore mieux Milton que Virgile :
Notons en passant une légère inadvertance du traducteur, que l’habitude de nos idées et de nos rimes a entraîné à nommer ici mortels, des êtres alors exempts du trépas sur une terre vierge et innocente. La pensée de mourir eût été trop sinistre dans une habitation si douce et si riante : elle ne convient qu’à l’homme dégénéré par le crime, et déchu sur notre globe voué à tant de fléaux et de misères que la mort nous y paraît souvent moins un sujet de peine, qu’une consolation et qu’un repos. Raphaël ajoute :
Il remplit ensuite deux chants du récit des combats et de la défaite des démons précipités dans l’enfer, nouveaux Titans de notre religion, et foudroyés par le Verbe, fils de l’Éternel, comme les géants le sont par le Jupiter de la Théogonie d’Hésiode. Adam fait, dans le chant qui suit, le narré de sa naissance, de son transport dans Éden, de la formation de sa compagne et de leurs sensations diverses à l’aspect de la nature. L’action reprend son cours et ces détails incidentels n’en distendent point la juste proportion. Ce n’est pas avec la même justesse que l’action de la Henriade est mesurée : l’auteur ne la commence pas à l’ouverture de son poème : et ce défaut, que La Harpe s’est efforcé de nier aux critiques qui le lui reprochaient, se fait sentir au cinquième chant de l’ouvrage qui finit au dixième : car, on trouve à ce chant la mort de Valois, catastrophe antérieure à l’action personnelle de Henri IV, et placée là comme elle le serait dans l’histoire. Les cinq chants qui restent au développement du fait principal, ne suffisant plus à son étendue, toutes les circonstances s’y accumulent, s’y entassent, s’y amoindrissent, et la fable y est, pour ainsi dire, étranglée. Le bon choix du sujet et la beauté des détails d’exécution ne rachètent pas ce vice de proportion : la première qualité de l’épopée étant la grandeur, on ne peut en reconnaître le génie dans la petite économie de ce plan stérile. Je ne partage pas l’opinion de ceux qui ont blâmé l’entrevue de Henri et d’Élisabeth : le héros avait reçu des secours de cette illustre reine d’Angleterre et son court voyage chez elle acquiert assez de vraisemblance pour le poète, qui ne doit pas s’astreindre à l’exactitude de l’historien. Le récit des crimes de la ligue, des horreurs de la Saint-Barthélemy et du massacre de Coligny, prend une force de plus dans la bouche du roi sincère et vertueux échappé lui-même aux poignards des catholiques. Ce récit ramène à propos le souvenir des premières causes de la guerre qu’il soutient contre ses sujets égarés par le fanatisme ; on regrette même qu’il ne se prolonge pas jusqu’à l’assassinat de Henri III : son successeur agirait plutôt, et la fable aurait un plus large espace pour se déployer entièrement. L’action de la Henriade est belle, grande : nous l’avons dit ; mais Voltaire en a méconnu la mesure, et l’a tronquée : cela nous donnerait le droit d’affirmer qu’il n’eut jamais l’esprit épique, si dans l’épopée badine, plus aisée il est vrai que l’autre, il n’eût composé un brillant poème, moins embarrassant à lire deux ou trois fois en cachette, qu’à vanter une seule en public. L’usage des récits que les poètes font faire par les personnages n’est point une règle, mais un moyen d’introduire dans l’action les choses qui n’en sont pas absolument dépendantes, sans altérer son étendue et son ordonnance poétique : il faut même éviter, autant qu’on le peut, l’emploi de cette ressource qui souvent refroidit la marche dramatique du fait. Le Camoëns en a tant abusé, que sa Lusiade entière se compose d’un enchaînement de narrations que se font réciproquement les acteurs de la fable. Gama lui seul épuise la durée de trois chants à raconter les aventures du Portugal et, de son passage au cap d’Adamastor, sans qu’un motif puissant nécessite ce long rapport écouté par le roi de Mélinde. On croirait que tout gît dans cet entretien, car ce qui reste à dire au poète jusqu’à la fin de l’expédition, ne contrebalance pas le poids de ces récits surabondants. Peut-être le chantre portugais se crut-il autorisé par l’exemple de l’Odyssée et de l’Énéide ; mais il ne vit pas combien les auteurs de ces deux chefs-d’œuvre se montraient économes du moyen qu’il prodigua, et comment l’étendue de leur action absorbait la variété des récits qui s’y mêlaient. Horace accuse le bon Homère de dormir quelquefois, parée que ce grand poète disparaît un peu dès qu’il né parle plus lui-même, et ce n’est que dans l’Odyssée qu’il se repose de temps en temps pour céder le fil de la narration à ses personnages. Longin attribue à sa vieillesse, qu’il compare au déclin du soleil couchant, la quantité de récits qui répandent dans ce poème une sorte de refroidissement et de langueur. On ne saurait donc trop recommander aux poètes épiques de ne se rendre les imitateurs d’Homère qu’en copiant ses formes les plus animées. Il faut qu’au bon choix de la fable ils ajoutent la mesure convenable à l’action. Le sage Despréaux leur dit :
Mesurez conséquemment l’étendue de votre fable, de façon à n’avoir pas souvent recours aux récits qui l’interrompent. C’est à quoi l’on distingue la justesse d’esprit qui préside au plan. Voilà ce qui prédomine dans la conception de Valérius Flaccus : tout marche, tout agit, tout s’entraîne avec rapidité, force, et grandeur dans son. Argonautique, poème plus régulier, quant à l’action, que l’admirable Énéide. Voilà ce qui charme, ce qui transporté dans le magique ouvrage de l’Arioste, qui n’est que mouvement, que passions, que feu d’un bout à l’autre. Voilà ce qui fait pardonner à tout le clinquant du Tasse en faveur de sa juste composition, si savamment mesurée qu’il n’a besoin d’aucun récit accessoire pour lier les parties agissantes de sa fable. Parlerai-je de l’Iliade, où tout se meut, où tout vit, où le poète, emporté par les choses, assiste aux délibérations des héros, au conseil des dieux, aux chocs des combats, ne fait rien raconter aux personnages, disparaît lui-même, et vous montre les acteurs et les faits partout dramatisés. Non ; j’aurais trop à vous dire, et j’anticiperais sur les autres conditions qu’Homère a toutes réunies dans la plus sublime et la plus vivante des créations épiques.
De l’unité, du vraisemblable, et du nécessaire.
Messieurs,
« de même, dans l’action d’un poème, on veut, dit-il, une certaine d’étendue qui puisse être embrassée tout à la fois, et faire un seul tableau dans l’esprit ». Il ajoute que
« plus une pièce aura d’étendue, plus elle sera belle, pourvu qu’on puisse en saisir l’ensemble d’une seule vue ». Par cette raison il incline à préférer la tragédie à l’épopée, en ce qu’elle forme un tout plus régulier et dégagé d’épisodes : mais, à perfection égale, un poème épique est plus rare, parce que, sans se constituer de plus de parties en son entier, sa totalité est d’une plus grande étendue. Ce poème ne veut pas moins d’art, mais plus de force, de patience et de ressources dans le génie de l’auteur. Tel qui fournira, comme Sophocle ou Racine, la carrière de trois ou cinq actes dramatiques, ne fournira pas, comme Homère ou Virgile, celle de douze ou vingt-quatre chants. L’étendue de l’épopée accroît conséquemment la difficulté de ce genre, et surtout dans les poèmes où l’unité d’action est observée.
« La fable n’est point une par l’unité de héros, comme plusieurs l’ont cru : de plusieurs choses qui arrivent à un seul homme, on ne peut faire un seul événement : de plusieurs actions que fait un seul homme, on ne peut faire une seule action : ceux qui ont composé des Héracléides, des Théséides, ou d’autres poèmes semblables, étaient donc dans l’erreur. Ils ont cru, parce qu’Hercule était un, que leurs poèmes l’étaient aussi. »Il loue, à cet égard, l’auteur de l’Odyssée de ne s’y être point mépris, et d’avoir écarté de son sujet les circonstances de la folie simulée d’Ulysse, et de sa blessure au Parnasse, événements étrangers au retour du héros dans sa maison. Chaque règle qui se présentera devant nous, achèvera de nous prouver la supériorité de l’art d’Homère, ou du sens droit dont la nature l’avait doué : car nous verrons que personne n’a sa mieux conformer ses ouvrages à toutes les conditions du bon et du beau. Cette Odyssée, la moins parfaite de ses deux épopées, ne cède qu’au Paradis perdu de Milton, sous le rapport de l’unité.
Majus opus moveo. Ici, le poète commence les explications préparatoires de sa fable nouvelle qui, bien qu’étant la continuation des faits de son héros, n’est pourtant pas la prolongation de la fable annoncée au premier chant. Il lui faut vous apprendre quel est le petit-fils de Picus dont Saturne fut l’aïeul, quel est ce Turnus que le roi des Latins avait promis de choisir pour son gendre, quelle sera la cause des fureurs de la reine Amate, et comment la main de sa fille allumera la guerre entre les princes. Enfin voici une petite Iliade qui succède à une courte Odyssée ; et, tandis que l’imitation de celle-ci, très susceptible d’être resserrée, lutte avec le modèle original, l’imitation de celle-là, trop forte, trop pleine pour se prêter à des dimensions étroites, n’atteint pas au parallèle de la haute conception qu’on s’efforce à lui comparer. Vainement l’abondance de la verve, le choix exquis des incidents, la variété des objets, des mœurs, des sites, l’intérêt des combats, soutiennent cette dernière partie de l’Énéide : elle s’efface à l’éclat des choses qu’elle rappelle, non moins qu’au souvenir des six chants qui la précèdent, de sorte qu’en cet endroit Virgile est combattu et vaincu par Homère et par lui-même, les deux seuls rivaux qu’il ait à craindre. Néanmoins il reste encore partout victorieux de ceux qui l’ont imité, et ce qu’il a de moins bon est meilleur que ce qu’ils ont de mieux. Le même objet auquel j’attribue l’altération de l’unité dans son poème, attirera des éloges particuliers, quand je l’examinerai sous d’autres faces, et conséquemment aux règles qui suivront celle-ci. Tel est, je crois, l’avantage de ma stricte méthode, où la critique ne peut rien mêler, ni rien confondre. Ce qu’elle blâme sous un rapport, elle a lieu de le louer sous un autre. C’est, pour ainsi dire, un instrument qu’il était nécessaire de forger pour l’analyse, afin de manier à coup sûr les matières littéraires, d’en isoler les qualités, et de les replacer avec certitude en leur ensemble, après les avoir bien discernées. Il me sert à toucher le point de section qui divise les deux sujets de l’Énéide, et à vous en démontrer le faible joint.
un poète doit être poète, plus par la composition de l’action que par celle des vers. La prose harmonieuse de Fénelon, seul écrivain qui ait su se maintenir justement entre la limite des deux langages, sa prose, dis-je, participe tellement de la poésie qu’on doute, en l’écoutant, s’il parle ou s’il chante. On dirait, tant il a façonné ses inventions et sa langue sur les formes et la mélodie des anciens, non qu’il imite leurs ouvrages, mais qu’il les continue. On est heureux d’avoir à le produire en exemple alors qu’on discute sur Virgile. À peine oserait-on mettre en doute une seule des qualités de l’Énéide, si l’on ne se sentait soutenu d’un si grand appui : le principe qui semblerait contraire à sa perfection resterait un problème qu’on se croirait sacrilège de résoudre par la critique : c’est le privilège de ce classique chef-d’œuvre de ressembler à ces statues des dieux qu’on ne contemple qu’avec un saint respect, et qu’on ne touche qu’en tremblant. Aussi crierait-on justement au blasphème, si le rapprochement que je fais de la composition latine et de la française ne s’arrêtait à ce qui concerne la loi de l’unité. Le chantre d’Énée ne s’étant pas astreint à l’observer, je serais tenté de croire qu’elle dépend de la nature du sujet choisi, plus que du talent des poètes.
« Quelques-uns, nous dit-il très bien, croient que la structure de l’Énéide est défectueuse en ce point, et qu’elle contient des épisodes qu’on peut regarder plutôt comme des excroissances que comme des parties de l’action. Au contraire, le poème dont il s’agit ici n’a d’autres épisodes que ceux qui naissent naturellement du sujet : malgré cela, il est rempli d’une multitude d’incidents étonnants, qui réunissent la plus grande variété avec la plus grande simplicité, et qui font un tout uniforme dans sa nature, quoique diversifié dans l’exécution. »Addison ajoute fort judicieusement après avoir cité la colère d’Achille et le voyage d’Énée en Italie :
« Selon moi, l’action de Milton surpasse encore en ce point les deux premières ; nous la voyons projetée dans les enfers, exécutée sur la terre, et punie par le ciel ; chacune de ses parties est racontée d’une manière très distincte, et elles naissent l’une de l’autre dans l’ordre le plus naturel. »
Voilà bien la règle d’unité désignée par Despréaux,
Le jeune Aroueto n’était plus l’élève de Porée lorsqu’il composa le sien, sous le nom de poème de la ligue ; il était déjà Voltaire par des œuvres dramatiques : c’est pourquoi tant de belles choses assurent à la Henriade son titre d’épopée : mais les vrais modèles, en ce genre, furent les fruits de la maturité de leurs auteurs, ou leur coûtèrent l’emploi de presque toute leur vie. S’il eût donné quelques années de la sienne à son ouvrage, combien ne l’eût-il pas su perfectionner ? Celui qu’il osa publier clandestinement, dans un âge plus mûr, atteste un talent mieux expérimenté, talent dont on regrette qu’il ait perverti l’usage, en violant à la fois les bienséances, la pudeur, et le patriotisme. Le zèle qu’une tardive, mais heureuse conversion, avait inspiré au véhément La Harpe lui donna le saint courage de vous parler de cette production si coupable, qu’il n’y a point d’homme véritablement honnête qui ne rougisse, dit-il, en prononçant son nom ; et il se couvrit de cette vertueuse rougeur, en ajoutant qu’elle s’appelait la Pucelle. Son ardente prédication sur l’immoralité de cette œuvre libertine et impie, m’épargne la peine de m’ériger en sermonnaire après lui : j’aurais peut de vous paraître un hypocrite si, déclamant aussi haut contre ce livre trop répandu, trop lu, trop cité, j’accusais au tribunal de la dernière postérité la dépravation, la corruption profonde de tout le siècle passé ; et si j’affirmais, en répétant ses paroles, que, dans le siècle précédent, l’indignation universelle eût suffi pour faire justice de l’ouvrage, et que l’auteur, quels qu’eussent été son talent et son nom, n’aurait trouvé d’asile nulle part dans l’Europe entière. Après tant d’anathèmes dont il foudroie, son ancien maître en philosophie, que m’a-t-il laissé de plus fort à dire, à moins d’exprimer le vœu qu’on eût brûlé Voltaire tout vif, au feu des milliers d’exemplaires de son poème diabolique où pétille un esprit d’enfer. Mais le dévouer à ce supplice eût à vos yeux augmenté l’horreur de son véritable crime, en vous rappelant le bûcher de son héroïne, dont tout poète français devait plaindre, respecter, ou consacrer noblement la mémoire. Je me félicite donc de n’avoir plus qu’à me taire, et qu’à suppléer au mouvement que je réprime en renvoyant mes auditeurs à ces virulentes pages où mon prédécesseur, qui n’eut pas ma lâche tolérance, vous a si moralement, si charitablement prêché la sainte orthodoxie. Peut-être mon silence sera-t-il plus prudent que cette indiscrète passion d’une âme dévote qui, par un reste d’infirmité humaine, semble se plaire un peu aux images du mal qu’elle condamne en supputant toutes les circonstances qui l’aggravent ? À quoi bon attiser le feu de sa propre imagination au souvenir des licencieux épisodes de Voltaire ? Pourquoi sa sévérité détaille-t-elle aux mondains les scènes qu’il présente ? Sied-il de réveiller le scandale en disant que, s’il conduit son lecteur dans l’enfer, c’est pour y placer tous les saints ; que, s’il trace les amours d’Agnès et de Monrose, c’est pour donner à celui-ci un aumônier pour rival, et pour établir en principe que
Que, s’il fait entrer Chandos dans une chapelle, c’est pour mettre la débauche jusques sur l’autel, ce que personne, que je sache, n’avait encore osé ; que, s’il livre Dorothée à l’inquisition, c’est pour représenter un archevêque incestueux, calomniateur, et assassin ; que, s’il donne un confesseur à Charles VII, c’est pour montrer une autre espèce d’infamie trop jésuitique : mais, s’écrie-t-il en condamnant ces fictions très irréligieuses et très immorales,
« où en est le mérite d’invention ? »Quoi ! ne songe-t-il pas où va son emportement, en lui niant d’avoir imaginé ces choses-là ? Veut-il donner à croire que ce sont des réalités qu’il a peintes ? Après lui avoir refusé le privilège d’être inventeur, le désir d’attaquer son style même, afin de le ruiner tout à fait dans l’opinion, ne l’égare-t-il pas jusqu’à citer en exemple d’un goût plus burlesque que plaisant, ces deux vers de la belle Dorothée,
Et cet autre vers que l’auteur met dans la bouche de saint Denisp,
Pourquoi enfin descendre jusqu’aux cyniques aventures de Grisbourdon, de Corisandre, du Muletier, d’Hermaphrodite, et de l’âne mystérieusement sensible, qui porte la fière Jeanne d’Arc. Son dessein est que tant de fantaisies du ton de Boccaceq et d’Arétin vous courroucent, vous révoltent ; et que devient l’effet de sa rigueur, si des auditeurs légers sont capables de s’en égayer et d’en rire ? Ne valait-il pas mieux, par respect de la morale et de la décence, qu’il évitât sa digression, et s’en tînt à discerner littérairement la réelle unité de la fable héroï-comique, où le poète chante follement le salut des armes françaises, dépendant de la seule garde du chanceux palladium, qu’il expose à tous les hasards de la guerre, et qu’il en sauve merveilleusement durant une année ? Vous en avez ri, messieurs ; eh bien ! de quel droit, pour vous en faire frissonner, prendrais-je en main les foudres temporelles et spirituelles, et voudrais-je que vous frémissiez tous, en criant : à la perte des mœurs ! à l’ordure ! à l’impiété ! au sacrilège ! Aurais-je bonne grâce de vous déclarer d’abord, comme notre bon père de Mélanie, que la moindre indication de ce sujet obscène, inepte, et bestial, blesse la décence publique ; puis de vous dérouler ensuite les maximes qui le salissent, et dont la jeunesse, si nous l’en croyons, fit sa philosophie et son catéchisme. Non, je ne hasarderai pas l’excuse de ceci, de peur d’être obligé comme lui de vous confesser ma coupable indulgence au jour de mon apostolat, et d’en dire trop de mal à son exemple, après en avoir dit trop de bien. Ah ! messieurs, ne nous faisons pas meilleurs que nous ne sommes ! Défions-nous plutôt humainement de notre instable sagesse, et avouons tous notre faible pour les prestiges de ce poème héroï-comique : espérons avec modestie que nous ne serons pas assez rigides pour condamner tant de gaîté, tant d’invention, tant d’éclat mondain ; que nous ne nous fermerons jamais assez les yeux pour ne plus risquer d’être éblouis à de si vives étincelles de raison cachée rejaillissant partout d’un badinage : montons joyeusement sur le rayon qui porte le bienheureux saint Georgesr, et qui nous sauvera des lieux où grillent les damnés : ne reprochons gravement à l’illustre ami du Philosophe-sans-Souci que d’avoir pu flétrir un dévouement héroïque, en nous rendant néanmoins le bon office de railler les momeries, dont le mensonge en obscurcissait l’histoire : laissons-nous doucement entraîner au fil de quelques amoureuses aventures racontées par le dieu du goût en personne. Ne nous mortifions pas si rudement que nous devenions insensibles aux tendres aiguillons que l’esprit fait si subtilement passer jusqu’à notre chair. Gardons-nous surtout de réprouver les faciles grâces des exordes multipliés qui ornent, avec une exquise négligence, le début de la plupart des chants : enfin, pour en tirer quelque fruit moral, tenons-nous-en à ce que recommande cette maxime inscrite à la tête de l’un des plus enjoués :
Quoi de plus fraternel et de plus édifiant ! Osons donc proclamer les louanges de Jeanne, sans craindre de chanter la palinodie à l’exemple de notre austère directeur. Toutefois, messieurs, ce qui ne m’expose à aucune rétractation pareille à celle de La Harpe, c’est d’adopter ses idées comparatives entre Voltaire et l’Arioste : je lui nierai que la machine du premier ne soit qu’un assortiment de pièces de rapport où rien ne se tient, qu’il n’y ait aucun plan, aucune marche, aucune liaison : mais je rendrai justice au goût exercé de La Harpe, à son discernement dans l’art, à son tact des bienséances, quand il accuse l’auteur de la Pucelle
« de n’avoir su, ni piquer le lecteur par la curiosité comme l’Arioste, ni l’émouvoir par des situations, ni l’attacher par des caractères. Le poète italien, en donnant l’essor à son imagination folâtre, n’a point négligé les occasions de parler au cœur dans ses beaux épisodes ; il ne repousse point le pathétique quand il se présente, et ne gâte point, par une gaîté déplacée, ce qui est fait pour être touchant. Dans toutes ces parties, Voltaire est à mille lieues de lui ! »Je transcris ce jugement parce qu’il est conforme au nôtre : La Harpe ajoute que l’auteur est aussi éloigné de la plaisanterie douce, et de la franche gaîté de l’Arioste, que de l’heureuse abondance de ses créations :
« l’Arioste voulait rire et faire rire, et n’en voulait à rien ni à personne ; et Voltaire en veut toujours à la Bible, aux prêtres, aux moines, à ses critiques, aux savants, aux anciens, à tout, et à tous ? »La remarque est juste, et de ces dispositions naturelles aux deux auteurs, sortent les différences de leur style. L’esprit satirique n’a point corrompu de son fiel l’esprit épique de l’Arioste, et jamais le burlesque de la parodie n’altère, par des mots orduriers et bas, ni par des crudités grossières, sa grâce enjouée, sa noble politesse, et sa leste élégance : son sel est fin et n’est point âcre : aussi les connaisseurs le goûtent mieux que celui du style de ce poème, dont l’intitulé même offre une équivoque tirée de l’abus de notre langage dégénéré qui détourna le vrai sens, depuis Chapelain, du titre de la Pucelle d’Orléans ; et qui, d’un mot qui désignait simplement une fille, doubla malignement la signification. Mais ceci se rapporte aux considérations de la langue : revenons à la règle de l’unité.
« Si la fable est seulement probable, elle ne diffère en rien d’une véritable histoire ; si elle est seulement merveilleuse, c’est un vrai roman : le point est de donner un air de vraisemblance au merveilleux : on le peut concilier avec le vraisemblable, en introduisant des acteurs capables, par la supériorité de leur nature, d’effectuer le merveilleux qui n’est pas dans le cours ordinaire des choses. »Or nous déduirons de là, qu’il y a deux sortes de nécessaire et deux sortes de vraisemblable, un ordinaire et un extraordinaire. Les hommes agiront, parleront selon la nécessité des circonstances qui leur sont naturellement relatives, et tout ce qui excédera leur force et leur caractère dans leurs faits ou dans leurs discours, sortira vicieusement du nécessaire et du vraisemblable ordinaires. Les héros, les divinités se manifesteront nécessairement par des actions et des paroles surnaturelles, mais toujours en rapport avec leurs attributs, leurs qualités, et leurs moyens convenus, et tout ce qui ne sera pas conforme aux données idéalement établies, sortira vicieusement du nécessaire et du vraisemblable extraordinaires. Une juste mesure relative aux objets inanimés, à tous les agents physiques, proportionnera les effets avec les causes, selon la nécessité et la vraisemblance. De cet accord général résultera la probabilité constante de laquelle dépend le succès de la narration épique. Ainsi ce ne seront point des hommes qui entasseront Ossa sur Olympe, et Pélion sur Ossa, pour escalader les cieux : car vous ne croiriez pas qu’ils l’eussent pu faire : mais ce seront des géants rivaux en stature et en force des divinités qu’ils assiègent : leur effort nécessaire à l’accomplissement de la fable reçue aura le degré de probabilité requise : encore cesserez-vous d’y ajouter foi si quelque insensé Claudien l’exagère, en vous disant, comme l’observe le critique anglais, que les géants arrachèrent des îles entières par les racines, et qu’ils les lancèrent contre les Dieux ; s’il nous en décrit un en particulier, prenant dans ses bras l’île de Lemnos, et la lançant vers le ciel avec toute la boutique de Vulcain ; un autre, arrachant le mont Ida avec la rivière Énipée, qui descend de cette montagne ; et si le poète, non content de le décrire avec cette charge sur les épaules, vous dit que le fleuve coulait de son dos, pendant qu’il tenait la montagne. Ce dérèglement d’une imagination sans frein n’était pas nécessaire au récit du fait, et le rend burlesquement invraisemblable. L’action épique devant composer un tout, les parties qui n’y sont pas intégrales, ou qui ne servent pas de membre à ce corps, doivent en être rejetées : la loi du nécessaire les retranche, parce que les choses qu’on ajoute ou qu’on retire d’un tout, sans nuire à son intégralité, lui sont étrangères. Les amours de Gabrielle et de Bourbon peuvent être supprimées de la Henriade, sans que l’action y perde rien. Les amours d’Énée et de Didon ne pourraient être retranchées de l’Énéide, sans préjudice pour la fable, à laquelle l’auteur a su les identifier, en les liant au principe des haines de Rome, dont il raconte l’origine, et de Carthage, son ancienne ennemie. Les critiques ont amèrement censuré Virgile au sujet de l’oracle que le jeune Ascagne accomplit en mangeant les gâteaux qui lui servent de table sur le rivage laurentin. La petitesse de cette circonstance leur a paru indigne de la haute poésie. Mais, ainsi que je me souviens de l’avoir entendu répondre à Delille, dont les fines remarques enrichissent les notes de ses éditeurs, ce petit incident appartenait aux traditions, romaines : il n’était donc pas moins nécessaire que Virgile conservât cet épisode, qu’il ne le serait de parler de la sainte-ampoule, apportée du ciel par un pigeon, dans un poème français sur le sacre de Clovis. Conséquemment le traducteur n’a pas dédaigné de relever ce passage par les grâces de sa diction, qui vous peint avec soin le repas d’Énée et de son fils.
Ne voit-on pas que cette circonstance, qu’on jugea puérile, s’agrandit du souvenir des oracles qui s’y rapportent, et des indications du vénérable Anchise ? Non seulement elle était nécessaire puisque la croyance populaire l’avait consacrée ; mais elle a cette double vraisemblance commune et surnaturelle qui lui convient, soit que vous envisagiez ces guerriers qui consomment leurs dernières provisions, comme étant avertis, par le manque de vivres, du besoin de s’arrêter où ils sont, et de s’y établir par les armes, nécessité la plus impérieuse ; soit que vous les regardiez comme frappés de l’accomplissement d’une prédiction, et se soumettant aux décrets de leurs Dieux, nécessité non moins forte, à laquelle ils ne peuvent se soustraire.
Cybèle, en cédant au fils de Dardanus les bois de la forêt d’Ida, avec lesquels il construisit sa flotte, avait demandé à Jupiter que ces bois devinssent impérissables. La réponse même du Dieu témoigne l’absurde qui gâte la fiction, et qui empêche d’y croire. Jupiter a beau sceller sa promesse par un signe de tête qui fait trembler tout l’Olympe, un tel prodige n’a de vraisemblance que dans les esprits à qui les miracles des légendes paraissent croyables, et non pour ceux qui pensent avec Boileau que même,
Passe encore si les nouvelles Nymphes des eaux avaient été reconnues d’avance pour des Nymphes animées, telles que des Dryades : elles eussent rappelé ce beau système de la métempsycose pythagoricienne, célébrée dans les Champs-Élyséens : il y aurait succession de l’être, et continuation des sources de la vie dans leur agréable métamorphose : mais on répugne à entendre une divinité dire à des barques inertes, à des bois morts,
Ce passage, dont l’omission n’eût rien ôté à la fable, est le seul, peut-être, où Virgile ait péché contre le vraisemblable et l’utile. On me pardonnera de m’y être arrêté : rien n’est plus profitable à l’enseignement que l’examen scrupuleux des fautes rares qui se glissent au milieu des nombreuses beautés des grands maîtres, et les hommages qu’on rend à leur génie deviennent d’autant plus instructifs, qu’on les leur a décernés sans aveuglement. On retire peu de fruit de la critique des défauts qui fourmillent dans les ouvrages médiocres ; mais on se tient en garde contre les erreurs du goût, en découvrant celles d’un poète tel qu’Homère, que sa supériorité n’a pas mis à l’abri du reproche.
« Son intention, dit le poète, n’est pas de s’en servir pour sa défense, car il regarde comme une lâcheté de combattre avec le moindre avantage dans quelque occasion que ce soit ; mais il veut la jeter dans quelque endroit où jamais elle ne pourra nuire à personne. Il emporte aussi avec lui les balles, la poudre, et tout ce qui appartient à cette arme fatale. Ce fut dans ce dessein que dès qu’il se vit bien avancé dans la haute mer, et à une distance d’où l’on ne-découvrait aucun objet sur le rivage, ni à droite, ni à gauche, il prit cette arme dans ses mains, et dit : “Afin qu’à l’avenir aucun guerrier, par ton secours, ne se pare d’une fausse bravoure, et que la lâcheté ne puisse en aucun temps se confondre avec le courage, demeure à jamais ensevelie dans cet endroit, ô maudite et abominable machine, qui fut forgée dans le fond des enfers, de la propre main de Belzébuth, pour être la ruine du monde : je te rends à l’enfer d’où tu es sortie.” »En disant ces mots, il la jeta dans le fond de la mer. Heureuse et humaine fiction de l’Arioste, qui s’accorde en tout à nos deux conditions ; elle est utile à caractériser la généreuse vaillance de Roland ; elle est vraisemblable de la part de son héroïsme ; et je conclurai, messieurs, en pensant à ce dernier exemple des deux règles dont il s’agit, qu’il eût été bien nécessaire que l’arme homicide qu’il jeta dans la mer n’eût jamais été repêchée ; mais qu’il est trop vraisemblable que la fureur des humains en perpétuera l’usage. L’espérance de les voir en paix est une fiction plus vaine que toutes celles du merveilleux épique, dont nous parlerons dans la prochaine séance.
Sur le merveilleux en général, et sur le merveilleux divin, allégorique, et chimérique.
Messieurs,
« Dire qu’il n’en faut point du tout, ajoute-t-il, est d’une philosophie très facile, et qui n’est point la règle de la poésie, mais trouver celui qu’il faut, est d’un talent difficile et rare. »C’est ainsi que le manque de méthode rend instable et douteuse la doctrine de ce littérateur, qui trop souvent se réfute lui-même, et qui, perdant de vue les axiomes qu’il avance à telle page, prodigue sa dialectique à telle autre pour les attaquer et les détruire, parce qu’il a d’autant plus vite oublié ses documents, qu’il les a jetés au hasard, selon ses impressions momentanées. Rien n’est plus curieux et ne prémunit davantage contre les caprices de son goût arbitraire, que de considérer toute l’éloquence qu’il déploie contre ses erreurs, après les avoir présentées comme des lois incontestables. Son talent ne fût pas tombé dans mille écarts qui le forcèrent à revenir en sens contraire sur tous ses pas, s’il eût appuyé sa marche d’un système exact et régulier, qui seul empêche de s’égarer dans les études littéraires. Je saisis jusqu’aux moindres occasions d’en prouver la nécessité aux écrivains, et surtout aux poètes qui répugnent à croire que les éléments fins de leur art aient des bases fixes et positives. De là naissent les contrariétés des jugements critiques sur l’intervention ou l’omission du merveilleux dans telle ou telle épopée, et sur l’essence du merveilleux convenable à chacune. Ces débats n’auront plus lieu si, premièrement, on reconnaît qu’il est indispensable en ce genre, et que ce soit une règle posée ; secondement, si l’on définit avec précision ce que c’est que le merveilleux, afin de ne le plus limiter au seul emploi des agents fabuleux de l’antiquité, ou des figures de nos saints mystères, et de le comprendre sous une acception plus étendue.
Aussi se plaît-il à transformer les divers instincts en passions humaines ; et nos sentiments et notre voix, qu’il prête aux animaux, sont les ressorts du merveilleux des charmants récits dont ce fabuliste s’amuse et nous enchante. Mais son autorité vous paraît-elle trop légère ? non sans doute, puisqu’elle s’accorde avec celle du grave Aristote, qui attribue à notre amour du merveilleux la propension de tous ceux qui racontent à grossir les objets pour faire plaisir à ceux qui les écoutent. L’action de l’épopée, devant être grande et héroïque par elle-même, exige donc, puisqu’on doit l’agrandir encore, qu’à son élévation qui atteint au plus haut des choses possibles, on ajoute l’incroyable, qu’il ne faut pas moins distinguer du sublime que de l’extraordinaire.
Autant valait-il dire aux Vinci, aux Raphaël, aux Poussin, aux Corrège : Brisez vos pinceaux, puisque vous n’avez plus à peindre les amours de Jupiter et de Sémélé, de Bacchus et d’Ariane, de Mars et de Vénus, objets des tableaux de Zeuxis et d’Apelle ; cependant l’art des peintres, comparable à celui des poètes, selon l’axiome d’Horace, a formé de gracieuses et pathétiques images de l’annonciation, de la nativité, du repos en Égypte, des douleurs de la croix, et du concert des vierges et des anges. Raphaël a coloré d’un pinceau, qu’on peut nommer épique, le chef des séraphins terrassant le prince des abîmes, et je ne crois pas que le Jupiter éclos du cerveau d’Homère soit plus auguste que notre Dieu éternel personnifié par ce grand peintre, qui nous le montre assis dans le ciel sur les esprits des quatre évangélistes figurés par l’ange, et le taureau, le lion, l’aigle, animaux symboliques, groupe ailé, qui dans son vol lance des yeux enflammés de zèle et d’amour. Ce chef-d’œuvre enseigne comment le génie poétique sait voir et revêtir la nudité des choses que dépouilla de leurs ornements la triste orthodoxie des saints et des pères de l’église. Quant au blâme de donner un vernis d’imposture aux révélations, je répondrai que Linus, Orphée, Hésiode, eurent autant de foi dans leur polythéisme que nous en avons dans la Trinité, que leur religion paraissait aussi sacrée, aussi indubitable à l’esprit de leurs contemporains, que le christianisme à la croyance des hommes de nos temps, et qu’on ne les accusa pas de coupable impiété lorsqu’ils mêlèrent des fictions à ce qui leur semblait alors des vérités saintes. Poursuivons le parallèle, et nous avouerons que les Encelade, les Briarée, les Mimas, foudroyés et écrasés sous les monts par le roi de l’Olympe, qu’ils voulaient détrôner, ne sont d’un autre ordre que l’Astarot, le Belébut, le Lucifer, et qu’il ne faut pas nous tromper au ridicule que l’expression satirique de Boileau jette sur cette sorte de merveilleux, lorsqu’il nous dit en le raillant :
Ces vers interdiraient aux muses les théogonies anciennes et modernes, ou, si l’on veut, toutes les bibles de l’univers, car il n’en est pas une qui ne suppose ces mêmes luttes entre les bons et les mauvais principes. Résistons donc une fois à Despréaux, en imitant le Tasse et Milton, et tirons le merveilleux de chaque religion sans aucun scrupule : c’est de là qu’il tient son caractère authentique et divin : quel qu’il soit, son usage vaudra toujours mieux que de n’en employer aucun. Je ne saurais mieux exprimer la nécessité d’en user, qu’en citant l’exclamation d’un de nos poètes renommés qu’un jeune auteur consulta sur le plan d’une épopée prétendue philosophique, où les mystères de la religion devaient être expliqués par des phénomènes naturels ; mais, s’écria l’Aristarque, quel diable de Dieu mettrez-vous dans ce poème-là ? Ce mot apprit au jeune philosophe qu’on ne peut faire une épopée dénuée de merveilleux, et décida sa conversion poétique.
dit sagement Boileau, qui savait que le merveilleux était nécessaire, et qui ne souffrait pas qu’on l’empruntât de nos dogmes saints, ni qu’on les mélangeât avec des ornements mythologiques. Je me rends à son opinion en ce dernier point ; et mes raisons vont me servir à développer les qualités que doit avoir le merveilleux. Il n’est puissant sur l’esprit qu’autant qu’il a cette probabilité qu’approuve le jugement, et que lui donne la croyance. Or sa vraisemblance indispensable ne résulte que d’une complète analogie avec l’époque, les mœurs et les actions des personnages. Supposez un moment que la Vierge Marie, au lieu de Thétis, demandât à Vulcain un bouclier pour Achille ; votre bon sens sera révolté : cette fiction n’est pourtant pas plus bizarre que celle du Camoëns représentant Bacchus au seizième siècle, qui conjure avec l’olympe contre l’expédition du catholique Vasco de Gama ; et Vénus et les nymphes de la mer qui accueillent des navigateurs chrétiens dans une île enchantée. Une telle machine n’est pas merveilleuse, mais absurde et choquante.
« C’est là, dit gaiement Voltaire, que Vénus, aidée des conseils du Père-Éternel, et secondée en même temps des flèches de Cupidon, rend les Néréides amoureuses des Portugais. Les plaisirs les plus lascifs y sont peints sans ménagement : chaque Portugais embrasse une Néréide ; Thétis obtient Vasco de Gama pour son passage. Cette déesse le transporte sur une haute montagne, qui est l’endroit le plus délicieux de l’île, et de là lui montre tous les royaumes de la terre, et lui prédit les destinées du Portugal. « Camoëns, après s’être abandonné sans réserve à la description voluptueuse de cette île, et des plaisirs où les Portugais sont plongés, s’avise d’informer le lecteur que toute cette fiction ne signifie autre chose que le plaisir qu’un honnête homme sent à faire son devoir. Mais il faut avouer qu’une île enchantée, dont Vénus est la déesse, et où des Nymphes caressent des matelots après un voyage de long cours, ressemble plus à un Musico d’Amsterdam qu’à quelque chose d’honnête. J’apprends qu’un traducteur du Camoëns prétend que dans ce poème Vénus signifie la Sainte-Vierge, et que Mars est évidemment Jésus-Christ, à la bonne heure : je ne m’y oppose pas : mais j’avoue que je ne m’en serais pas aperçu. »Voltaire eût pu ajouter que Du Perron de Casterau cherche à prouver par son érudition que les Néréides ne sont la que les vertus théologales personnifiées, et que les moins pures d’entre elles ne sont que les vertus humaines. Il excuse la peinture de leurs vives galanteries, en présumant que Cupidon, étant allégoriquement l’amour de Dieu ou le Saint-Esprit, l’auteur ne présente que des voluptés spirituelles. Il ne voit en cela rien de choquant, et soutient que
« la poésie eut toujours le droit d’employer des images corporelles pour nous élever à des connaissances purement métaphysiques ou morales ; non seulement des auteurs grecs et latins, mais encore les psaumes de David, les cantiques de Salomon, et tous les livres de l’écriture, sont pleins de semblables allégories : on y voit à chaque page les plaisirs de l’âme exprimés par ceux du corps ». Oui certes ; mais on n’y voit pas les dieux des païens exprimant les passions des patriarches ; et c’est une sorte de fiction bien étrange et bien compliquée que celle qui masque les figures divines d’une religion avec les figures divines d’une autre. Si l’apologiste prétend que le Camoëns est exempt de reproche, en donnant à son héros voyageur la même conductrice que donne Virgile à son pieux Énée, et s’il le loue d’une pareille imitation, persuadé qu’on ne peut s’égarer en marchant sur les traces de si bons guides, il tombe dans une autre erreur, et nous offre une occasion de remarquer que l’on imite très mal les anciens quand on ne les imite pas en tout, et que transposer leurs inventions païennes en des sujets chrétiens, c’est les dénaturer par une impropriété ridicule. Les leçons de la pédanterie classique conduisent à copier ainsi les choses que l’on déplace mal à propos ; et l’on s’autorise en vain de cette imitation servile : les leçons du goût instruisent à copier les formes des fictions antiques, en les adaptant aux choses de façon à leur garder leur caractère propre et original, et cette imitation libre est celle du génie. L’élégant Fénelon n’a pas seulement imité les inventions des poètes anciens, mais il a pris leurs divinités même, et son ouvrage semble une création : pourquoi ? C’est qu’en prenant leurs dieux, il s’est emparé de même de l’un des héros de leurs fables. Aucun lecteur n’est choqué de voir Minerve sous les traits de Mentor sauver Télémaque des pièges que Vénus lui tend au milieu de belles nymphes. Là le merveilleux est parfaitement analogue au sujet ; et c’est bien assez pour l’allégorie que la prudence soit une déesse. C’en serait trop si, comme chez le Camoëns, cette déesse, simplement figurée, était de plus, sous une double figure, l’image d’une autre divinité. Le moindre mélange du merveilleux mythologique avec un merveilleux étranger est une incohérence qui détruit le vraisemblable, parce qu’elle vous avertit des mensonges de la muse. On reproche au Tasse d’avoir seulement désigné Pluton et Alecton dans son épopée chrétienne ; on ne blâme pas moins judicieusement Milton d’avoir conservé aux fleuves qui circulent dans son enfer les noms fabuleux que les Grecs leur ont donnés. Le Dante eut le même tort avant ces poètes, et le fameux Michel-Ange, dont il fut l’inspirateur, imita cette faute lorsqu’il plaça le nocher Caron passant les damnés aux enfers de son jugement dernier ; composition merveilleuse qui, du reste, semble être l’épopée de la peinture. L’illusion que produit la vraisemblance du merveilleux s’accroît de la confiance que nos opinions nous donnent en ses ressorts : elle est conséquemment plus forte quand il s’accorde avec les idées religieuses du lecteur. Une partie du grand effet des fictions de l’antiquité s’évanouit pour nous, à qui elles ne paraissent plus que des contes ingénieux et frivoles. Les Grecs, les Latins, tressaillaient au mouvement des sourcils du Dieu qui détrôna Saturne : une sainte terreur se joignait à leur admiration. Tel est l’avantage égal aujourd’hui des inventions puisées dans nos mystiques annales ; elles nous saisissent plus intimement en se rattachant aux idées dont on berça notre enfance. Les figures moins nombreuses dans notre austère religion semblent se dessiner avec plus de grandeur, et le merveilleux qui les accompagne paraît plus élevé, plus auguste : il se lie partout à notre histoire, et nul autre ne lui est plus applicable. Le parti qu’en a su tirer l’Homère anglais prouva combien le génie en peut multiplier les ressources, en fouillant dans les visions des prophètes et jusque dans les contes miraculeux des légendes, qui semblent puérils aux yeux de la raison, et qui sont des trésors ouverts pour la poésie. Les mythologies du nord, trop sombres et trop confuses, ne soutiennent point le parallèle avec celles qu’ont éclaircies les lumières de l’orient et du midi. Les Teutatèsv, les Irminsuls, les Odins, ne répandraient dans l’épopée qu’un merveilleux glacial : et si nous parcourions tous les systèmes religieux favorables à ce genre, non seulement nous répéterions que le plus fécond, le plus riche, le plus brillant, fut celui de la mythologie grecque ; mais nous ne pourrions expliquer le charme qu’on crut reconnaître à celui de ces chants qu’un Anglais publia sous le titre de poésies erses, et que le mauvais goût osa comparer aux poésies de l’antiquité. L’un de nos meilleurs lyriques, Lebrunw, combattit la vogue d’Ossian par une ode exquise, dont la lecture jettera sur ce sujet plus de clarté que mes faibles discours.
Le dernier vers exprime admirablement la confusion et l’obscurité d’une mythologie où rien n’est distinct, où les corps semblent d’informes simulacres, où les âmes nagent dans les vapeurs. Lebrun composa cette ode dans sa vieillesse, et la pureté des pensées et de la diction qu’on y distingue répond victorieusement aux détracteurs de cet habile poète. Cet ouvrage naquit d’un de nos entretiens : je déplorais avec lui cette frénésie pour Ossian qu’avait inspirée l’influence d’un chef illettré qui prétendait tyranniser jusqu’aux lois du goût, et qui, bien au-dessous d’Alexandre, avait choisi le Barde écossais pour son Homère. Les traits principaux de l’ode que je viens de lire, et dont je n’ai passé que deux strophes moins liées à la matière qui nous occupe, caractérisent succinctement le système clair, éminent, ordonné, des machines merveilleuses inventées par les Grecs. Tout y est divinement à sa place : les puissances de l’olympe, celles de la terre, celles des enfers, ne s’y confondent point, mais réagissent ensemble par les justes relations de leurs discordes ou de leur harmonie.
« Elle doit, (dit très bien Addison), paraître vraisemblable, non seulement dans le sens caché, mais encore dans le sens littéral ; elle doit être telle qu’un lecteur ordinaire puisse s’y prêter, quelque vérité naturelle, morale, ou politique que les hommes d’une plus grande pénétration y puissent découvrir. »C’est, pour ainsi dire, la création de la poésie épique, poésie qui, selon le législateur de nos muses,
Boileau dit plus loin :
Il insiste sur ce point, et vous donne à juger combien il eût censuré le mode philosophique de Voltaire, qui substitue sans cesse les idées morales aux peintures visibles : Boileau ne blâme-t-il point assez expressément ceux qui n’osent de la fable employer la figure,
Quels beaux vers ! et qu’ils signalent bien l’esprit vivifiant de la mythologie, qui, multipliant les existences passionnées, met nos sentiments en commerce avec la nature entière.
Voltaire exprime admirablement ici les purs sentiments de la religion ; mais un ancien nous les aurait peints, en traçant son visage, son attitude, et ses attributs.
Ceci est du meilleur goût épique. La Politique se revêtant des voiles et des habits de la Religion, et si saintement masquée, se flattant d’égarer les crédules, agit conformément à son caractère insidieux. Je ne connais de plus fort que l’image de l’hypocrisie dans l’enfer du Dante qui, pour exprimer par son supplice combien un long mensonge dut lui peser, l’habille d’un vêtement de plomb. Voltaire prolonge sa fiction très ingénieusement.
On la voit offrir de l’or, des rangs, des mitres : elle corrompt tous les orthodoxes théologiens.
Oui, comme la liberté souillée par la licence était la loi dans le sénat de la terreur. Écoutez la suite ; c’est le même langage révolutionnaire dans la bouche des ultra-catholiques.
Voici dans les temples les clubs des ligueurs :
Expressions tirées de la bulle même du pontife !
Le nom de Lévi était à cette époque ce que le nom de Brutus devint à une autre. La Discorde continue sa harangue, et se glorifiant de la mort de Coligny, et regrettant les jours où les Français étaient massacrés par leurs frères, elle commande aux prêtres de se montrer au peuple, et de sanctifier les mêmes furies.
Tout ce morceau est relevé par une allégorie aussi terrible que frappante. La Discorde, après avoir chargé la Politique de la direction de ses crimes, court aux enfers évoquer le Fanatisme ; et c’est lui (que Voltaire peint selon son usage, moins par sa physionomie que par ses actions), qui prend cette fois,
] C’est lui qui, sous ce maintien, va se présenter à Jacques Clémentaa, et lui met le poignard à la main. On ne saurait mieux personnifier le souvenir qui excite la vengeance d’un fanatique. Voilà du merveilleux allégorique par excellence ! Néanmoins il ne devrait briller qu’en épisode, et non principalement ; car le fanatisme, né d’une abstraction morale, n’est qu’un agent des puissances infernales en lutte avec les puissances divines. L’anarchie qui, certes, est une digne sœur du fanatisme, si nous en jugeons par ses œuvres, m’est apparue en personnage dans le poème de Moïse ; mais je me gardai bien de la faire agir en chef, et ne la chargeai que du ministère de Satan, esprit incorporé sous des formes presque palpables.
On sent que je n’ai pas raisonné sur l’anarchie, que je l’ai positivement montrée : je me flatte qu’on la voit : on saisit, dans ses attributions, son aveuglement, son impétuosité, et sa rage tournée contre elle-même ; et cette fiction peut avoir de la saillie, parce qu’elle se borne aux traits les plus fortement marqués. Je pense qu’on ne saurait donner trop de relief aux êtres de raison qu’on veut réaliser en poésie. Les figures épiques les plus sortantes, qui laissent le plus durable souvenir, sont celles dont on circonscrit le mieux les contours d’un pinceau bien déterminé.
« Déjà César, dit Lucain, avait franchi dans sa course les sommets glacés des Alpes, agité des grands mouvements de son esprit et des approches de la guerre future. À peine il atteignait le bord des eaux du faible Rubicon, que la grande image de la Patrie frémissante apparut au-devant de ce chef : sa figure, toute consternée, éclatait de splendeur à travers les ténèbres de la nuit. De sa tête couronnée de tours, les restes de sa chevelure blanchie, que son désespoir avait arrachée, se répandaient en désordre sur la nudité de ses membres. Immobile, elle profère ces mots entrecoupés de gémissements : Où tendent vos pas plus loin ? où portez-vous mes enseignes ? Hommes, si la justice vous guide, si vous êtes citoyens, ici le devoir vous arrête. »Quel lecteur n’est frappé de cette courte, mais vive apparition, qui concentre comme en un point lumineux, les idées de la majesté des lois, et celles des audacieux attentats de l’ambition. Ce fantôme du pays, ce simulacre de l’effroi de la violation la plus sacrilège, personnifie la pensée qui troubla l’homme le plus vicieux, le plus inflexible.
« Il s’arrêta tout coi, dit Amyot, et plus il approchait du fait, plus il lui venait en l’esprit un remords de penser à ce qu’il attentait. »L’historien se trompe : c’est le doute de réussir qui retient un moment ces renommés bandits, tels que l’orgueilleux Jules, et non l’horreur de ravager leur pays : ils n’en ont point : cruels cosmopolites, et non citoyens, l’idée d’une patrie s’efface pour eux dans le monde, qu’ils regardent comme leur patrimoine et leur théâtre. Puisse quelque génie, aussi puissant qu’Homère, effrayer un jour leurs pareils à l’aide d’emblèmes capables de leur rendre plus visibles ces châtiments qu’ils n’évitent jamais au bout de leurs triomphes, soit sous le fer qui les attend, soit sous le poids de l’exécration des contemporains et du mépris de la postérité ; ou, si leurs cœurs durs et froids ne sont émus de rien, que de tels emblèmes de leur perfidie éclairent d’avance tous les esprits, soulèvent d’avance toutes les âmes avec tant de force, que le courage prévoyant des nations écrase ces brigands signalés dès leur naissance. Ce serait là le prodige du merveilleux allégorique, dont l’illusion doit toujours revêtir le vrai d’une forme évidente et positive.
Continuation sur les deux premières espèces de merveilleux ; définition et développement du merveilleux chimérique.
Messieurs,
C’est aussi là ce merveilleux divin auquel ne peuvent suppléer dans l’épopée, ni le merveilleux allégorique, ni le merveilleux chimérique. Bien que le sort du fugitif de Troie vous intéressât, vous ne seriez pas surpris de le voir échappé à tant de traverses, si la main d’une déesse ne s’appesantissait pas sur lui, et ne l’exposait pas à votre pitié en victime d’une puissance surnaturelle : mais l’épouse de Jupiter est l’ennemie qui le poursuit directement ; une autre déesse, dont il est le fils, le protège ; tout l’Olympe s’émeut pour sa destinée : vous devenez Troyen en lisant Virgile : dès lors ses dieux sont les vôtres ; et plein de foi dans sa religion, Junon n’est pas pour vous un amas de nuées, Éole n’est point la force des vents qui soulève les eaux, c’est une divinité, c’est un dieu, dont le courroux s’allie pour exercer immédiatement leur vengeance contre un malheureux mortel. Nous avons remarqué l’infériorité des machines allégoriques à côté de ces machines célestes dont les ressorts agissent d’une manière inexplicable, parce qu’ils tiennent aux systèmes religieux. On peut juger de celles-ci relativement à celles-là, comme des principes et de leurs conséquences. Les principes ou causes remontent jusqu’à l’inconnu : il en est de même des dieux reçus d’autorité, soit d’une révélation quelconque, soit de l’antiquité des traditions vulgaires : les conséquences ou effets ne sont pas incompréhensibles comme les principes dont elles se déduisent : il en est de même des allégories dont l’esprit saisit et pénètre le sens, dès qu’il admet les causes ou les effets dont elles offrent l’expression emblématique. Nous savons, par exemple, que la nature et l’industrie humaines ont la double faculté de rebâtir et de repeupler des villes détruites. Une vive allégorie nous en présentera l’image, facile à pénétrer dans les pierres qui, jetées par Deucalion et Pyrrha, s’animent aussitôt derrière eux ; mais cette image intelligible ne nous paraîtra pas si merveilleuse que les créations des dieux qui passent notre intelligence, et que leurs actions qui toutes sont des mystères impénétrables. Nous en dirions autant de Pégase, figure qui caractérise la force et l’audace de la poésie en un cheval impétueux, et son essor en des ailes qui l’enlèvent au sommet du Pinde. Les premiers poètes vinrent d’Égypte et d’Asie, chanter dans les îles de la Grèce : c’est aussi d’un coup de trident que naquit ce coursier ailé. L’emblème n’a rien d’obscur. La fiction du poème épique doit donc se composer du divin, de l’allégorique, analysés tous deux dans notre leçon précédente, et même du chimérique, dont nous allons faire l’analyse pour complément de notre sujet ; car ces trois éléments de l’invention forment en se subordonnant les uns aux autres ce que l’on pourrait nommer l’hiérarchie du merveilleux, dont la partie sacrée est prédominante, la partie figurative est secondaire, et la partie purement fantastique est accessoire et inférieure. Toutes trois concourent à la beauté des grands poèmes, et se trouvent réunies dans les plus parfaits, mais l’usage de la dernière doit y être rare et modéré.
« Le plus grand malheur de ces derniers temps, dit Lucain, fut la perte de cet oracle, lorsque les rois, qu’effrayait l’avenir, imposèrent silence aux dieux. Les prêtresses de Delphes, loin de s’affliger de ce long repos, en jouissent au fond de leur temple ; car une mort soudaine est pour elles la peine ou le prix de l’enthousiasme. »Notez que le poète écrivait cela du temps de Néron ; et que nous eussions pu, durant le nôtre, exprimer sous une même figure le péril des muses prophétesses.
« Jamais Apollon, continue-t-il, ne s’était emparé si pleinement du corps d’une mortelle : l’âme unie à ce corps fragile en est chassée : le Dieu la force à lui céder. Éperdue, hors d’elle-même, la Pythie errait dans son antre, roulant sa tête échevelée, le feu divin bouillonne dans ses veines ; elle porte dans son sein Apollon furieux, et tandis qu’il emploie à l’irriter ses fouets invisibles, ses aiguillons de flamme, il lui met un frein, qui la dompte, et il s’en faut bien qu’il lui laisse prédire tout ce qu’il lui laisse prévoir. »Enfin Appius lui arrache le secret ambigu de l’oracle, et la Pythie s’échappe hors de son temple.
« Mais du moment qu’elle repasse de cette lumière fi Céleste qui l’éclairait sur le sort du monde, à la clarté faible et commune qui conduit les simples mortels, elle se sent tout à coup enveloppée de ténèbres. Apollon commande à l’oubli de s’emparer de son âme, et d’en effacer la trace des secrets de l’avenir. La vérité chassée du sein de la Pythie se retire vers les trépieds, et à peine la malheureuse Phémonoé a repris ses sens qu’elle succombe et qu’elle expire. »Cette fiction, loin de porter un caractère chimérique, retrace toutes les idées augustes que nous peignent les transports extatiques et la retraite de la Sibylle, et de plus, une touchante allégorie de la mort qui suit souvent les prédictions inspirées par un saint zèle.
« Ah malheureux ! lui dit-il, on lui ravit le dernier bienfait de la rigoureuse mort, celui de n’avoir plus à mourir. »À l’aide de nouveaux enchantements, le triste spectre se redresse tout entier, mais sans perdre sa pâleur et la rigidité de ses membres ; mais les yeux ouverts et fixes, mais dans un stupide étonnement de son retour à la lumière, il reste immobile et muet. Enfin l’accomplissement du noir sortilège lui rend la voix ; Érichtho lui promet, s’il veut parler, qu’il repassera paisiblement le fleuve du Léthéab, et que nulle évocation ne l’arrachera plus à son sommeil éternel. Il obéit en gémissant, et prononce, tout baigné de larmes, un discours dont la beauté ne se reproduirait sans altération qu’en de beaux vers, mais dont la poésie éclate à travers la prose de Marmontel, mieux que dans la paraphrase rimée de l’ampoulé Brébeuf. Le cadavre consterné répond à la Thessalienne :
« Quand tu m’as rappelé du séjour du silence, je n’ai pas eu le temps d’examiner le travail des Parques ; mais ce que j’ai pu savoir des ombres, c’est qu’une discorde effroyable agite celles des Romains, et que la fureur qui les anime encore trouble le repos des enfers : les uns ont quitté l’Élysée, les autres ayant brisé leurs fers, se sont échappés du Tartare, et c’est par eux que l’on a su ce que les destins préparaient. Les ombres heureuses paraissaient consternées. »Il raconte qu’il a vu pleurer sur le malheur de la patrie les Décius, Camille, Scipion, tous les héros qui furent ses défenseurs ou ses victimes, et qu’il a vu se réjouir les Gracques, les Marius, les Catilina, et tous les factieux et les criminels.
« Pluton, dit-il, fait élargir ses prisons infernales : il fait préparer des rochers aigus, des chaînes de diamant, et des tortures pour les vainqueurs. Ô jeune homme ! emporte avec toi la consolation de savoir que les mânes heureux attendent Pompée et ses amis, et que, dans le lieu le plus serein de l’Élysée, on garde une place à ton père. Qu’il n’envie point à son rival la faible gloire de lui survivre. Bientôt viendra l’heure où les deux partis seront confondus chez les morts. Hâtez-vous de mourir, et d’un humble bûcher descendez parmi nous avec les grandes âmes, en foulant aux pieds la fortune et l’orgueil de tous ces demi-dieux de Rome. Ce qu’on agite à présent se borne à savoir entre ces deux chefs, lequel périra sur le Nil, lequel périra sur le Tibre. Pompée et César ne se disputent que le lieu de leurs funérailles. »Ce trait, d’une mélancolie admirable, est suivi de la fin de sa prédiction, et sitôt qu’il a prononcé son fatal oracle, il se tait, et son visage attristé redemande la mort :
« Mais pour la lui rendre, ajoute l’auteur, il fallut un nouvel enchantement, car les destins ayant exercé leurs droits, ne pouvaient plus rien sur sa vie. L’Émonide compose donc un bûcher magique où ce corps vivant va se placer lui-même. Elle y met le feu, et l’y laisse mourir pour ne ressusciter jamais. »Certes, une si extraordinaire invention qui produit la plus sinistre fantasmagorie, subvertit la raison, n’est fondée ni sur le vrai, ni sur le possible, ni sur aucun sens figuré : elle ne s’appuie sur rien de naturel et de reçu : ce n’est qu’un sombre rêve, et voilà pourtant du merveilleux d’un haut genre, de celui que j’appelle chimérique, parce qu’il n’a point de base convenue. Ce chant est un des plus épiques de Lucain : on dirait que le poète contemporain des plus odieux des Césars, irrité par la vue des scélérats couronnés qui reçurent l’héritage de la tyrannie du vainqueur de Pharsale, remontant avec indignation à la cause de tant de forfaits, dont l’horreur naquit de cette seule journée, prêt à la raconter, et préparant les esprits à la terreur, sent son imagination émue d’une frénésie qui lui fait chercher, hors des limites de la nature, quel inconcevable démon avait décrété la profanation de tous les sacrifices passés, le malheur et l’opprobre de l’avenir. Son génie ne pouvant supposer des dieux qui secondassent le triomphe du plus atroce des crimes, sans maudire leur noire injustice, cherche par-delà l’Olympe et le Tartare, quelque être exécrable au-dessus des divinités du Ciel et de l’Enfer, qui marque les champs du carnage, qui soit avide des ossements et des cendres du genre humain, et qui lui révèle, par la bouche des morts même, les sanguinaires arrêts de la fatalité. Il mesure ainsi la force de sa chimère incroyable à des forfaits qu’on a peine à croire ; et la monstruosité de sa Thessalienne se proportionne à l’énormité du meurtre général qu’exécute le bourreau de ses concitoyens, le destructeur des libertés de la terre. Un tel merveilleux est grand, parce qu’il sort de la profondeur d’une grande âme. L’auteur, qu’on ne peut accuser ici d’exagération, s’est tellement plongé dans l’imaginaire, qu’il se demande quelle loi soumet les Dieux aux rites criminels de son Émonide :
« Est-ce de force ou de plein gré, qu’ils lui cèdent ? Est-ce par un culte qui nous est inconnu qu’elle se les concilie ? ou bien sont-ils intimidés par ses menaces ? A-t-elle cet empire sur tous ? ou ne l’a-t-elle que sur un seul, qui peut sur le monde ce qu’elle peut sur lui, et qui force la nature entière à subir l’ascendant qu’il subit lui-même ? »Les questions insolubles qu’il se fait dans l’ardeur de sa verve communiquent son trouble au lecteur, et sont autant de poétiques artifices pour l’entraîner, le précipiter avec lui loin du réel et du probable. C’est ainsi qu’on maîtrise la raison de ses juges et qu’on les assujettit à ses chimères.
Cet épisode, jugé vicieux par quelques critiques sous le rapport de la vraisemblance, mais trop touchant pour être condamné par le raisonnement, rentre dans ce merveilleux dont il ne faut pas abuser, mais dont les plus habiles auteurs ont usé très heureusement à l’exemple du chantre latin. Le lâche Polymnestor avait égorgé l’enfant que le vieux Priam lui avait confié, dans l’espoir que ce meurtre lui serait payé par les Grecs victorieux.
Ce crime, commis par l’insatiable soif de l’or, révoltait la nature, et la fiction se montre analogue à ce forfait, en renversant les lois de la nature outragée. Là, comme dans l’autre exemple, le chimérique est de sentiment. Nous en retrouverons l’emprunt dans les magies de l’Arioste et du Tasse : il a chez eux plus d’éclat, mais moins de ce charme que répand la mélancolie.
« vers une montagne d’où part le Vent austral qui souffle contre les deux ourses : il trouva la caverne d’où, par une étroite ouverture, ce furieux s’élance en se levant. D’après les instructions de son maître, Astolphe avait apporté avec lui une outre vide, et tandis que le fier et sauvage Autan se reposait de ses fatigues au fond de son antre obscur, il l’ajuste adroitement et sans bruit à l’ouverture, et cache si bien cette embuscade, que le lendemain, ce Vent croyant sortir comme à son ordinaire, s’y trouva pris et renfermé bien étroitement ». La fiction, devenue comique, sied plus à ces légères aventures qu’aux graves sujets : j’en dis autant de l’histoire de Phinée, gaiement imitée de l’Énéide et de l’Argonautique : mon goût préfère les sept harpies de l’Arioste aux deux d’Hésiode, aux trois de Virgile, et aux quatre d’Homère ; et j’aime à voir Astolphe chasser de la table de Sénapes, roi d’Éthiopie, ces sales et gloutons oiseaux, venus des îles Strophades pour empoisonner ses mets : le cor magique du paladin les écarte plus victorieusement que la lance de Calaïs et que le glaive d’Énée : il sonne en s’élançant, bride abattue, sur son cheval volant, et le bruit de son cor merveilleux les fait fuir à travers la zone torride jusques sous une grotte profonde où le Nil prend sa source, si, comme dit follement l’auteur, sa source est quelque part. De cette grotte la troupe scélérate descend par une fente dans l’Enfer, et pour ne plus entendre le son du cor, elle s’enfoncé au bourbier du Cocyte, d’où je ne conseille pas aux poètes sérieux de les retirer jamais. Leurs mains rapaces, leurs ongles crochus, leur ventre insatiable, et leurs queues de serpent, n’offrent que des chimères bizarres et dégoûtantes, qui n’ont que trop servi de modèles aux hideuses figures du Péché et de la Mort tracées par Milton.
Ne croirait-on pas que c’est là pour un si jeune brave, qui ne veut pas faillir, la plus périlleuse féerie ? L’enchantement inépuisable lui rend le pas plus glissant encore : soudain le myrte exhale un son ; déjà son écorce s’entrouvre, et l’on en voit sortir une beauté ravissante. C’est une jeune immortelle, c’est Armide ! Elle approche avec timidité ; le trouble, la pudeur, l’amour, étouffent sa voix ; mais enfin elle adresse au guerrier un discours tendre, insinuant ; et le conjurant de réparer ses ingratitudes envers elle, dans son émotion, elle se précipite à ses pieds qu’elle arrose de larmes. Cependant retenu par une secrète défiance, et résistant à ses charmes,
Quelque brillant que soit ce morceau, l’espèce de merveilleux qui le relève n’atteint qu’à peine à la vraisemblance conventionnelle que demande la grande épopée. Ces rapides fantômes qui s’entre-détruisent à l’instant, avertissent trop tôt de l’artifice qui les a créés ; c’est le tort du chimérique : dès qu’il cesse d’éblouir, on ne s’attache plus à son erreur. L’art infini du Tasse n’empêche pas qu’elle ne jette sur les plus agréables endroits de son poème une teinte romanesque plus apparente dans son sujet historique que dans les sujets fabuleux du chantre des amours de Jason et de Médée.
Il vaut mieux leur rappeler ma dévotion poétique, et la reconnaissance que je dois à leurs divinités, qui m’ont fourni tout le merveilleux dont j’avais besoin pour chanter leur Homère3. Cet illustre aveugle, abandonné par des pêcheurs sur un bord de l’île de Chio, passa la nuit errant au rivage, et fut rencontré, le matin, par un berger qui le sauva de la fureur de ses chiens, et le reçut dans sa cabane. Ce simple fait s’agrandit à l’aide de la mythologie. Homère est le chantre d’Achille, et le bruit de la mer est représenté par la déesse Thétis qui s’élance des eaux, et vient avertir celui qui rendit son fils immortel de s’éloigner des flots qui le menacent : son aveuglement égare ses pas vers une forêt ; aussitôt le premier chêne que touche sa main devient une Dryade, qui lui cède un rameau vert pour assurer sa marche et sonder sa route : sa lyre lui échappe et tombe dans un lac ; Syrinx la retient dans ses roseaux : une orageuse pluie l’accable ; qu’est-elle pour lui, que Junon, la reine des nuages ? Son ressentiment persécute le poète, qui chanta ses artifices pour endormir Jupiter au mont Ida : la nymphe Écho lui révèle une grotte dans laquelle il trouve un refuge contre la tempête : enfin l’Aurore ouvre les portes de l’Orient : Apollon, dieu du jour, touché des misères de son auguste favori, demande au roi des dieux de rappeler Junon ; il s’élance, et du haut du ciel réchauffe son cher Mélésigène, sous l’influence de ses rayons, et l’avertit par leur ardeur de la présence du Dieu qui le protège ; mais la faim et la soif le consument ; il ignore en quels lieux il est jeté, quand une vigne qui l’arrête l’abreuve du jeu de ses raisins ; elle se personnifie en Nymphe de la suite d’Érigone, et lui révèle qu’il est dans le terroir de Chio, où jadis Bacchus l’a laissée sur le penchant d’une colline. C’est là que le pasteur Glaucus le trouve, et lui offre l’hospitalité. Quelle était la matière de ce chant ? Un vieillard infirme exposé durant une nuit aux intempéries de l’air : on voit ce qu’en a fait l’intervention des Dieux et des Nymphes. Quelque heureux usage que j’aie pu faire dans ce poème des ornements variés de la mythologie, et quelque richesse que m’ait encore offerte la religion hébraïque dans le poème inédit de Moïse, j’avouerai que cependant leurs sources de nouveauté m’ont paru s’épuiser, et que la contradiction de la physique des anciens et de la nôtre m’a semblé nuire à des fables qui ne sont plus pour nous les symboles de la vérité, telles qu’elles devaient l’être pour les Grecs et pour les premiers chrétiens. Cette idée m’a fait présumer qu’il était temps de s’ouvrir des cieux nouveaux, de se construire un autre monde idéal, et d’y créer une Théogonie merveilleuse qui représentât les phénomènes de la nature, ainsi que nous les a fait concevoir la philosophie newtonienne : là il me fallut tout inventer.« Comme avec irrévérence
De là le merveilleux divin, ou sacré. Des divinités symboliques de tous les principes naturels offrent mes fictions sous deux faces, et celle de la fable qui se développe en aventures ; de là le merveilleux allégorique. Celui-ci me sert à peindre les mouvements physiques et leurs causes. Citons-en un court exemple. Je vous ai dit que le centre solaire se nommait Hélion : on pense que son attraction étend son influence jusque sur la projection des masses très lointaines, qui lui sont subordonnées ; et que cette cause règle les retours périodiques de quelques météores. Ce phénomène est ainsi dramatisé :
La théorie reçue ne s’explique-t-elle pas clairement en cette rapide scène ? Tâchons de prouver que, m’étant soumis le premier aux leçons que j’essaie de donner, je n’ai pas négligé les ressources du merveilleux chimérique. On sait que la poésie ne réussit en ce dernier que par le droit qu’elle a d’exagérer ses figures. Le sujet du poème est l’engloutissement de l’Atlantide, par l’effet des volcans et des mers. L’atmosphère obscurcie, dans sa plus grande hauteur, au moment de cette subversion totale, intercepte le passage à la lumière : je peins donc Lampélie, qui en est la déité, remontant au palais du Soleil ; son père : elle porte à ce Dieu ses plaintes de la disparition de l’île qu’elle éclairait, et qu’elle n’a plus revue parmi les continents.
Il me semble qu’une pareille fiction, toute chimérique qu’elle soit, présente bien la mesure indéfinie de l’univers, qu’elle terrasse bien nos petites importances, et qu’elle confond aussi l’amour-propre involontaire du poète qui vous la cite, et de qui la faiblesse demanda quelquefois à l’amitié d’inscrire simplement, après lui : Il fut l’auteur de l’Atlantiade 4. Il m’était indispensable, en vous développant les systèmes du merveilleux, de ne pas omettre ici le résultat de mes propres efforts pour agrandir le domaine de l’idéal, et pour y tenter une nouvelle conquête. Mon but, en consacrant douze années d’étude et de travail à ce projet, fut d’imiter le fonds même des inventions de l’antiquité dont on n’emprunta jamais que les formes, de concilier autant qu’elle l’avait fait, les sciences du temps avec la poésie, et d’indiquer encore quelque route où l’on aille puiser le merveilleux dans la grandeur de la nature qui, toute merveilleuse elle-même, est la source intarissable de nos surprises, de notre admiration, et de la fécondité du génie.
« j’ai donc envie, selon l’expression d’Arioste, de faire un saut de tout l’espace qui est entre le ciel et la terre, car notre vol ne peut se soutenir si haut ». Permettez-moi d’imiter brusquement ses transitions, afin de ne pas vous laisser oublier la distinction que j’ai faite entre le merveilleux divin, puisé dans les religions, l’allégorique, dans la représentation des phénomènes, et le chimérique enfin, dans la seule fantaisie de l’imagination. Notre analyse les a tour à tour examinés. Observez seulement qu’ils sont employés tous trois dans l’Iliade, l’Énéide, l’Argonautique, la Divine Comédie, et le Paradis perdu ; que l’un d’entre eux est banni de la Jérusalem délivrée, où l’auteur n’use d’aucune allégorie ; et que la Henriade ne se sert que d’un seul, puisque ses divinités agissantes sont emblématiquement morales. Ce poème, où deux sortes de merveilleux manquent totalement, est en conséquence le plus faible des modèles. L’allégorie même n’y a pas acquis la consistance que Boileau sut lui donner dans le Lutrin : là tout agit et prend du relief.
L’importance de la condition du merveilleux dans l’épopée égale celle de la terreur et de la pitié dans la tragédie, et celle du ridicule dans la comédie : chacune de ces conditions est majeure dans le genre auquel elle s’applique. Je n’ai pu resserrer en moins de deux leçons les développements qu’exigeait cette règle fondamentale du poème épique, tant il m’a paru nécessaire d’en exposer les principes et les exemples.
Sur les caractères, et sur les passions propres à l’épopée.
Messieurs,
Aut famam sequere, ou de les tracer d’après la renommée :
Aut sibi convenientia finge: ou de les imaginer bien en accord de convenance avec eux-mêmes, c’est-à-dire, selon l’explication qu’il en donne plus bas, que le personnage conserve jusqu’à la fin les traits qu’il aura portés au commencement, et qu’il reste constamment lui,
et sibi constet. Si par hasard vous représentez Achille vengé, qu’il se montre actif, emporté, inexorable, violent, qu’il méconnaisse toute loi, qu’il s’arroge tout par les armes : que Médée soit féroce, indomptable ; Ino gémissante, Ixion perfide, Io fugitive, Oreste triste et sombre. Le poète, après vous avoir commandé de ne point trahir la ressemblance en vos portraits, vous avertit qu’il est rare de donner un air de vérité individuelle à des caractères généraux, et qu’il est plus sûr de les retirer d’une fable ou d’une histoire connue, que de produire des êtres ignorés et de qui l’on n’ait parlé jamais. Cependant il indique l’art de s’approprier les choses que l’on emprunte, en ne les copiant pas servilement trait pour trait, mais en leur ajoutant ou leur retranchant avec discernement, ceux qui peuvent rehausser ou altérer la beauté d’une libre imitation.
Le dernier vers jette une grande lucidité sur les préceptes contenus dans ceux qui le précèdent. Boileau recommande, non que les héros soient parfaits, mais que l’héroïsme se fasse sentir jusqu’en leurs défauts : ce n’est pas assez que leurs faits excitent la surprise, s’ils ne sont dignes d’être ouïs : les crimes de famille des fils d’Œdipe déshonorent l’épopée ; et les crimes d’état de César ou d’Alexandre n’empêchent pas les vertus de leur caractère d’éclater assez pour qu’il rapproche ces personnages de Louis XIV, qu’il veut flatter : il ne considère ici que l’espèce de grandeur qui relevait leurs actions à l’égal de celles du roi dont il a loué la jeunesse, et ne les envisage pas de leur côté blâmable et vicieux qu’il a su condamner par un arrêt de la raison dans sa satire sur le véritable honneur.
Deux fameux héros de grand chemin, suppliciés du temps de Boileau.
] Ancien, lieutenant général de police,
Je ne néglige pas, messieurs, le soin d’appuyer les maximes de bon goût que j’extraie de Boileau, par celles de son bon sens et de sa droiture, persuadé qu’à la pureté des principes du cœur tient la pureté des vues de l’esprit, et que l’écrivain dont l’âme n’est pas viciée, garde en tout le plus sain jugement : cette observation est utile en mon cours, dont la nouveauté consiste à ne pas moins rendre compte des choses et des sentiments qui constituent les bons ouvrages, que des règles de plan et de style qui relèvent leur perfection. Principium et fons, voilà notre matière première. Loin de prendre la peine de discourir sur l’art des poètes et des orateurs, je n’en parlerais que pour vous démontrer ce qu’il a de pernicieux, si je n’y voyais qu’un instrument fabriqué pour donner un faux relief aux hideux caractères du crime, et pour l’étaler en spectacle à notre admiration : je ne vous dirais pas : Étudiez les beaux poèmes, mais brûlez-les, de peur que leur poison n’infecte les esprits : craignez que leurs exemples n’instruisent le talent à faire briller l’imposture, et ne vous fassent mépriser l’honnête et le juste. J’aime, au contraire, à vous prouver que la poésie et l’éloquence, en leurs plus nobles genres, n’ont servi qu’à nous enthousiasmer de l’amour du bien, et que les hommes qui ont le mieux usé de l’art d’écrire ont été les plus rigoureux censeurs du mal. Je pense que vous regardez comme superficiels tant de traités de littérature qui rebattent les errements de la rhétorique, et négligent la morale que ses leçons nous apprennent à revêtir de formes séduisantes qui lui prêtent des charmes. Boileau veut surtout que l’écrivain soit vrai : de là découle cette bonté résultante de l’effet des peintures du poète : les personnages vertueux brilleront de tout leur lustre : les vicieux apparaîtront tels qu’ils sont ; et ceux de qui le caractère se mélangera de bon et de mauvais, intéresseront davantage parce qu’ils ressembleront le plus au grand nombre des hommes. Que le poète épique soit donc vrai ; mais qu’il choisisse bien l’objet dont il doit montrer la ressemblance.
Du respect de cette règle dépendent l’arrangement dramatique de la fable, et la diversité des scènes qu’elle expose. Si la plus exacte conformité d’humeurs distingue les personnages introduits dans l’action, ils se placeront d’eux-mêmes, d’un bout à l’autre, dans le rang qui leur convient ; et le lecteur, qui les aura d’abord connus, ne confondra dans la suite ni leurs traits ni leur situation. Les éminentes qualités prendront nécessairement le dessus partout, et leurs contraires les plus prononcés apparaîtront dans l’opposition directe qui mettra toute leur valeur en jeu : les qualités intermédiaires se partageront les rangs inférieurs plus ou moins élevés, en raison de leur importance réciproque : et du concours mutuel des unes et des autres, ressortira la variété du tableau général, où chaque figure distincte se détachera comme il faut.
Nulle citation ne relève davantage le but d’Homère, qui ne chanta les batailles que pour en faire abhorrer les causes, et plaindre les désastres. J’en retrouve la preuve dans les principaux caractères de ses guerriers ; ainsi que dans les traits du premier de ses Dieux.
« Jason, dit-il, est ferme et adroit : aussi ses qualités distinctives sont un courage tranquille et une éloquence persuasive. Jason est le chef de l’expédition ; c’est sur lui que roulent tous les soins du commandement. Il est le général d’une armée de héros, mais il n’est pas le héros du poème : c’est Hercule que Valérius a décoré de l’éclat de la plus brillante valeur. Jason n’efface pas Hercule par ses exploits ; mais il efface tous les héros, par son adresse, sa et fermeté et sa prudence. »Le traducteur a raison de le comparer au Godefroi du Tasse ; mais il a tort de voir son Renaud dans Hercule qui ne lui ressemble pas.
« Une jeune vierge d’un sang royal qui, atteinte par l’amour, ne connaît d’abord ni l’état de son cœur, ni ce trouble nouveau pour elle, qui ensuite s’en étant aperçue, s’en indigne, en soupire profondément, lutte de toutes ses forces contre cette ardeur naissante ; qui, après avoir longtemps combattu, lorsqu’à toute la puissance de l’amour se joint la volonté des Dieux, se laisse insensiblement vaincre à leurs efforts ; qui cède enfin, et trahit sa patrie, mais le cœur toujours déchiré des remords les plus dévorants : telle est la Médée de Valérius Flaccus, digne (selon M. Pindemonte) d’être mise à côté de la Didon de Virgile, avec cette seule différence, que l’une a à combattre la chasteté du veuvage, et l’autre la pudeur virginale. »Et voilà pourtant encore un ouvrage assez beau pour mériter de tels rapprochements, duquel notre La Harpe parle avec un mépris si peu fondé, que MM. Dureau n’hésitent pas à le soupçonner de lui avoir préféré Apollonius de Rhodes, sans même avoir lu ni l’un ni l’autre : il eût trouvé comme eux, chez Valérius, qu’il juge d’un ton si tranchant, des modèles de tendresse maternelle dans le caractère d’Alcymède ; de piété filiale, dans celui d’Hypsipyle ; d’amour fraternel et de tendre amitié, dans ceux de Castor et Télamon ; de résignation magnanime, dans le vieil Éson : enfin, dans les caractères de Pélias et d’Aeétèsad, le mélange de cette férocité perfide, de cette timidité cruelle, et de cette tyrannie envieuse dont l’affreux Domitien avait fourni à l’auteur un terrible modèle, qu’il sut accommoder aux mœurs de ces temps barbares. Le Camoëns chanta, comme Valérius, une expédition maritime, de laquelle son pays attendait une nouvelle source de richesses commerciales : il eût pu suivre le poète qui l’avait devancé dans une carrière pareille ; mais il esquisse les caractères sans les achever : sa touche est fière, mais trop rapide ; elle ne détermine pas assez les traits. Nous ne chercherons pas de caractères dans la Divine Comédie du Dante, qui n’étale qu’une galerie de portraits vifs et frappants, mais dont les physionomies passent avec rapidité sous les yeux du lecteur : les caractères n’entraient pas dans son plan, ce qui le met à l’abri du reproche.
Ensuite, reconnaissant que ses passions ont creusé dans son cœur un enfer plus cruel que celui qu’il habite ;
Enfin retenu par la fausse honte, par les liens de la vanité, par le doute d’une clémence que la scélératesse ne conçoit jamais :
Le trouble des sentiments qui animent ce discours peint si fortement l’agitation du personnage, que Louis Racineae et Voltaire se sont rivalisés pour en rendre les expressions en vers français, et ce n’est pas un léger titre, en honneur de Delille, que de nous en avoir donné une traduction préférable. Du reste Voltaire soutiendrait rarement le parallèle avec lui dans ce genre de poésie : il a mieux réussi, dans certain poème trop gai, à peindre une impénitence finale pareille à celle de Satan : le caractère de l’Anglais Tirconel, qu’un noir chagrin conduit chez les trappistes, y reste constamment ce qu’il est d’abord ; car cet autre diable a beau vouloir s’y convertir, Voltaire dit de cet endurci :
Ce comique personnage nous rappelle un fameux mécréant, de qui l’Arioste a laissé le nom à tous les tueurs d’hommes, et à tous les braves de dure cervelle : on se souvient comment le poète signale l’humeur de ce Rodomontaf, qui, stupéfait qu’une chaste veuve se fût donné la mort pour échapper à sa brutale galanterie, s’obstina dans son étrange mélancolie à demeurer pendant une année sur un pont dont il fermait, la lance en arrêt, le passage à tout venant.
Excuse pathétique de son inflexibilité qui les égorge, en vengeant son ami par le glaive : justice passionnée que se crée son désespoir, au regard duquel la mort de tant d’hommes, faible compensation de la mort du guerrier qu’il pleure, ne paraît plus qu’une loi désormais inévitable à tous :
Répète-t-il, sans pouvoir se rassasier de ses meurtres, et ce trait ne vous révolte pas, mais il vous déchire, tant il est dicté par le génie des passions. Vous vous apercevez qu’à chaque examen d’une condition nouvelle nous revenons au grand Homère. Le respect de son antique réputation ne nous y contraint pas ; mais lui seul a excellé dans toutes les parties de l’art, et sa supériorité se soutient dans les passions, ainsi que dans les autres règles.
Boileau ajoute, en proscrivant le style ampoulé,
Lucain s’assujettit rarement à cette loi du goût : son ton, peu flexible, conserve uniformément la noblesse convenable aux harangues, mais non aux discours dialogués ; et si ce vice se fait moins sentir en son ouvrage qu’en d’autres poèmes, c’est que ses personnages politiques délibèrent publiquement sur la tribune du peuple ou à la tête des armées. Il serait intolérable si ses acteurs parlaient souvent dans le secret de leurs foyers. La sévérité des sentiments et des expressions de l’auteur s’est fort bien accordée avec la rigidité de Caton. Je n’ai pas examiné ce héros dans le nombre des caractères, quoique le sien soit admirable, parce que la vertu qui le distingue se rapporte davantage à la condition que nous analysons ici. La fidélité aux lois du pays n’est que l’acquit d’une dette qu’on y contracte, en recevant leur protection dès le berceau ; mais cet amour du pays, qui porte un homme à défendre ses lois au prix de la vie, est une vertu rare et magnanime. Or une telle vertu naît d’un héroïque enthousiasme, et dès lors est une passion : c’est la plus noble, sans doute ; et le modèle qu’en offre Caton démontre que c’est la plus courageuse. Il connaît l’affaiblissement et les vanités de Pompée, autant que la profonde habileté de César, caractères tous deux largement dessinés par le poète ; il pressent la chute du juste parti, et c’est celui qu’il embrasse pour se précipiter avec lui. Il épouse tristement la publique infortune comme il reprend Marcie, veuve, au sortir des funérailles de l’ami tendre auquel il l’avait cédée :
« Non, Rome, dit-il, je ne me détacherai de toi qu’après avoir reçu ton dernier soupir. Liberté, je suivrai ton nom, même quand tu ne seras plus qu’une ombre. — Ah ! que ne puis-je offrir au ciel et aux enfers ma tête chargée des crimes de ma patrie, et condamnée à les expier ! — Eh ! pourquoi ferait-on périr des peuples dociles au joug, et disposés à fléchir sous un maître ? C’est moi qu’il faut perdre, moi qui m’obstine seul à défendre inutilement nos lois et la liberté. »Sa retraite, après la victoire impie de César, n’est point une fuite, mais un dernier effort du courage pour rallier le reste des ennemis de ce traître : il apprend l’assassinat de Pompée :
« Que tu es heureux, s’écrie-t-il, d’avoir trouvé la mort au sortir de Pharsale ! Tu aurais eu peut-être la faiblesse de vivre sujet de César. Le premier avantage de l’homme dans le malheur est de savoir mourir ; le second, d’y être forcé. »Il s’embarque avec les débris du sénat et de son armée : il ne dissimule pas aux soldats leurs périls futurs. Sa grandeur n’imite en rien les artifices de son politique adversaire : il exécute par vertu tous les actes que l’autre n’égale que par ostentation. Il traverse les sables de la Lybie, en disant à ses concitoyens :
« Je veux éprouver le premier tous les périls qui vous menaceront. Si quelqu’un me voit boire avant lui, qu’il se plaigne de souffrir la soif ; qu’il se plaigne de la chaleur, s’il me voit chercher un ombrage ; qu’il se rebute d’aller à pied, s’il me voit aller à cheval à la tête des cohortes, ou si l’on distingue à quelque marque le chef entre les soldat
s. »La vertu, qui se fait une triste joie de s’exercer en de si dures extrémités, ne ressemble pas à l’audace du tyran que troublent des influences superstitieuses : il passe devant le temple de Jupiter-Ammon, et répond au Romain qui lui conseille d’en consulter l’organe :
« La divinité n’a pas besoin de parole : celui qui nous a fait naître, nous dit quand nous naissons tout ce que nous devons savoir. Sa demeure est le cœur de l’homme juste : elle est tout ce que tu vois, et tout ce que tu sens en toi-même. Que ceux qui, dans un avenir douteux, portent une âme irrésolue aient besoin d’interroger le sort ; pour moi, ce n’est point la certitude des oracles qui me rassure, c’est la certitude de la mort. »En ses discours, en ses actions, tout respire la passion du bien, du juste et du vrai ; la passion, dis-je, car le sentiment ordinaire du devoir ne pousse pas le commun des hommes à tout sacrifier aux lois, et à se poignarder plutôt que de survivre à la honte de voir le crime régner sur la patrie ensanglantée. On admire César qui sacrifia des milliers d’hommes à renverser l’ancienne constitution de son pays ; on se prosterne devant tous ceux en qui les moindres de ses qualités le rappellent : on rend à peine justice à Caton, qui ne sacrifia personne, et qui s’immola lui-même à la fidélité conservatrice des droits de l’humanité. Pourquoi les passions du crime sont-elles les plus éclatantes dans l’histoire ? pourquoi celles de la vertu ne semblent-elles que des fictions poétiques ? Quand ne dira-t-on plus, brave comme César, dont la réputation de courage ne fut peut-être qu’un effet de son adroite imposture ? Et quand dirons-nous, brave comme Caton, qui mourut volontairement pour qu’on ne doutât plus du prix de la liberté des nations ? Que voulait Caton ? que l’état, le sénat, le peuple, ne fussent point la propriété de César ; que le courage de tant de généraux des armées du pays ne fût point uniquement nommé celui de César ; que la gloire nationale ne devînt pas la seule gloire de César ; que la grandeur de tous ne fut pas appelée César ; et qu’enfin le sang versé pour la commune patrie ne cimentât pas le seul nom de César ? C’est à cela qu’il consacra son admirable dévouement. Ah ! tu te dévouais aussi, Lucain ! tu ne craignis pas d’expier, par la sentence du Néron Césarag sous lequel tu vécus, le crime d’avoir chanté une passion si généreuse : mais tu t’efforçais à te faire entendre des grandes âmes dans la postérité ; et les fautes de ton art, effacées par la pureté de tes sentiments, n’ont pas empêché que Corneille, plus homme que rhéteur, ne recueillît les accents de ta jeunesse inspirée. C’est là ta récompense. Pour nous, tâchons seulement d’expliquer à ceux qui ne sentent, ni comme Caton, ni comme Corneille, que l’on peut s’imaginer le désespoir d’un citoyen qui se détruit par le noble amour du pays, ainsi que l’on conçoit un monarque bravant la mort par amour de sa gloire et de sa religion. Sans doute, le sujet de la Jérusalem délivrée était, comme nous l’avons dit, le point central de l’histoire des croisades ; mais supposez que, sans blesser la chronologie, un malheur tel que celui de notre roi chrétien, prisonnier à Massoure, entrât dans les circonstances de cette action épique, et fût célébré par le Tasse, au lieu de l’avoir été par le père Le Moyneah, combien l’héroïsme passionné de Louis IX n’y eût-il pas ajouté de grandeur ! Quel pathétique eût résulté de ce combat d’un martyr du courage qui, désarmé, dans les fers, parmi des bourreaux, et séparé d’une épouse captive à Damiette, au moment de la naissance d’un fils, s’arrache aux sentiments de famille, surmonte son amour conjugal et sa douleur paternelle ; résiste seul à des barbares qui lui mettent sous les yeux le cœur tout sanglant de leur chef, en le menaçant de percer le sien, s’il n’abjure sa croyance ; s’endurcit aux apprêts de son supplice, au spectacle, plus cruel pour lui que la mort, des tortures d’un vieillard, son ami ; et, se montrant comme impassible aux humiliations, aux tourments, à la nature révoltée, refuse de se faire musulman pour racheter sa vie, celle de sa femme, de son enfant, et de ses chevaliers, et soutient en sa personne l’honneur de la royauté, comme Caton soutint en lui la majesté des lois publiques. Les fortes passions produisent seules ces nobles fureurs de l’âme, qui étouffent en elle la voix de toute considération, qui n’admettent nulle excuse à l’affaiblissement, et ne connaissent d’autre nécessité que celle de périr fidèle à sa foi sincère et à l’inviolabilité de ses paroles. C’est par de tels dévouements que les revers des vertus sont aux yeux de l’histoire plus triomphants que tous les succès des vices de César. C’est par ces traits que l’on consacre les institutions, qu’on leur imprime un caractère éternel, et qu’on se met à la tête des législateurs. C’est ainsi que l’héroïsme de Caton légua la vengeance de la liberté aux Cassius du monde, et le respect de sa république aux peuples futurs ; c’est ainsi que la magnanimité de saint Louis perpétua ce long amour de la vertu monarchique, et ce vieux respect de sa race qui survécut dans la France à tant de siècles et de révolutions !
« Rien, nous affirme-t-il, n’égale la force et l’harmonie avec lesquelles sont peints les symptômes du désespoir qui conduit Didon au bûcher : la vérité de ce tableau (dit notre Delille, en parlant de l’autre Virgile) ferait croire qu’il avait vu lui-même de pareils événements, et qu’il avait été témoin de tout le désordre de l’âme et des sens qui accompagne le suicide. »Que ne puis-je vous rapporter tous les secrets que cet illustre ami m’a confiés cent fois dans nos familiers entretiens sur ce chant délicieux et pathétique. Ses notes fines, délicates, et fructueuses pour le bon goût, n’en sont qu’un précis trop succinct. Par un prodige des mystères de l’art, cette passion amoureuse renferme dans ses imprécations le présage de l’inimitié passionnée de Carthage et de Rome, en des vers où la chaleur première est conservée. La mourante reine maudit Énée, qui l’abandonné, et prédit Annibal. Il faut citer cette fois le texte latin ; car ce serait en donner une faible idée que de recourir à quelques traductions françaises ; aucun de nos auteurs n’a pu, ce me semble, encore atteindre à la force, à l’élévation, à la belle fureur poétique qui éclate dans ce morceau de l’antiquité, que je me souviens d’avoir entendu très bien interpréter par M. Lemaire, l’un des professeurs de l’université de Paris :
En vain les plaintes ingénieuses des amants représentés dans la Jérusalem délivrée, démentent l’excès désordonné de leur douleur ; en vain les pointes de l’esprit blessent la vérité de leurs sentiments ; en vain les apprêts de l’art fardent leurs emportements et leurs reproches : on prendrait encore les regrets de la volupté pour le désespoir de l’amour, si le bon goût, conservé par les admirateurs de Virgile, n’eut sans cesse opposé le pathétique naturel de sa muse aux passions élégamment trompeuses de celle du Tasse. En ce moment, messieurs, j’éprouve l’impuissance de vous parler dignement du chef-d’œuvre le plus accompli de la latinité, premier objet de nos études classiques, inépuisable sujet de nos méditations littéraires en tous les âges ! Tant de profonds et doctes commentaires des amours de Didon et d’Énée ont multiplié les analyses des beautés de cette épique tragédie, que ma mémoire en est surchargée : que vous en dirais-je qui ne vous fût déjà révélé ? que vous en citerais-je dont vous n’eussiez pas gardé le souvenir ? Ce ne sont pas seulement les scholiastes, les professeurs les plus versés dans la bonne latinité, mais les orateurs et les poètes fameux, mais les philosophes renommés, mais le saint d’Hippone qui se reprocha les larmes que ce bel épisode lui arracha, mais les érudits les plus sévères, qui nous léguèrent le témoignage de leur admiration qu’aucun littérateur éclairé n’a contredit jusqu’à ce jour. L’assentiment de tous les modernes a confirmé cet unanime suffrage des Romains, qui virent dans le quatrième chant de l’Énéide le plus beau tableau d’une passion malheureuse. Mais n’eût-on jamais exposé les innombrables qualités qui le distinguent, n’eut-on encore expliqué aucune des raisons qui nous le rendent exquis, à peine la durée de plusieurs séances consacrées à son examen suffirait-elle à vous en décomposer entièrement la perfection presque indéfinissable. Cet ouvrage si pur, si achevé, sur une seule passion, ressemble aux grandes passions elles-mêmes, qui, dans le trouble charmant ou douloureux qu’elles causent, nous ôtent la faculté d’exprimer absolument tout ce qu’elles nous font sentir, et qui nous tiennent muets, faute de leur trouver un langage qui communique l’émotion qu’elles inspirent au fond de l’âme. Mesurons uniquement de quel point de chasteté part la jeune veuve de Sichéeai qui atteste sa pudeur de la foi qu’elle veut garder au premier époux qui emporta ses feux dans la tombe, et par quels progrès la révolution involontaire de son cœur, d’abord douce, insensible et lente, bientôt vive, ardente, désordonnée, enfin s’accélère jusqu’aux emportements qui l’arment contre elle-même pour se punir d’avoir sacrifié sa fidélité aux cendres conjugales, son rang, son honneur, sa personne, à l’ingrat qui la délaisse, et que poursuit la flamme du bûcher où cette amante se précipite. La malédiction ne s’est que trop accomplie, et ces funestes legs de la haine, qui divisent les puissantes nations, n’ont que trop passé aux rivaux des héritiers des Romains. Concluons, en remarquant que Virgile, moins savant qu’Homère à tracer les grands caractères, ne le cède à nul poète dans l’art de peindre les grandes passions. Si l’on n’a pu traduire sa Didon au théâtre, on ne doit s’en prendre qu’à la Phèdre de Racine, qui lui a enlevé ses plus beaux traits. Étudiez les anciens, et vous vous convaincrez qu’ils n’ont produit de si surprenants effets que pour avoir tout passionné jusqu’à l’extrême, l’héroïsme, l’amitié, l’amour, la gloire, la vengeance, la douleur, la politique même, et la vertu. Leur étude approfondie vous découvrira pourquoi nos muses réservées et raisonneuses n’enfantent plus d’Hercule, d’Alceste, d’Hécube, de Phèdre, de Médée, d’Oreste, et encore moins d’Achille : elle vous décèlera pourquoi Voltaire, si dramatique sur la scène, l’est si peu dans l’épopée. Les amours enjolivés de Henri et de Gabrielle sont même trop au-dessous des amours qu’a peints le Tasse pour être cités après ceux de Virgile ; et l’intérêt de la règle m’engage à laisser vos souvenirs frappés du magnifique exemple que l’art doit au poète latin.
Sur l’intérêt ou le nœud de l’épopée, et sur ses péripéties.
Messieurs,
Bientôt sa vanité lui répondra qu’elle sait se garantir des périls dont l’ange l’a prévenue :
Et plus bas :
Elle ne tardera pas à se plaindre des rigueurs du ciel, et même à s’enorgueillir de la supposition de sa victoire, si le séducteur engage une lutte contre sa vertu. Enfin elle arrachera ces tristes paroles à la sensibilité d’Adam :
Et cette aveugle compagne s’empressera de profiter de son imprudente générosité, en terminant le débat par ces mots empreints de la naissante coquetterie de son sexe : t
Et ce moment d’une séparation, première peine ressentie par l’amour conjugal dans le sein de l’homme, et premier présage du malheur irréparable que va causer la fragilité de la femme, est le véritable point où s’engage le plus profondément l’intérêt de cette pathétique action. Le génie n’a pas tissu de nœud plus habilement formé pour entraîner et émouvoir le cœur. Il n’est que Milton à qui le sentiment du vrai beau ait inspiré de puiser d’une manière si neuve la terreur et la pitié la plus forte du fond de la plus délicate mélancolie. Une seule scène comme celle-là aurait dû révéler son haut talent à la nation anglaise, avant que le goût d’Addison l’avertît de la sublimité qui couvre les fautes de ce grand ouvrage.
Vous entendez ses plaintes, et ce vœu touchant de mourir aux yeux de sa famille,
ante ora patrum, vous pénètre des souvenirs du péril dont il échappa au sortir de Troie embrasée, et de l’horreur de ceux qu’il va courir sur une mer en furie. Là, l’intérêt vous a saisi, et vous ne vous en détacherez plus avant que de savoir comment le héros se sauvera du naufrage. Délivré par le secours de Neptune, accueilli d’une reine par l’entremise de Vénus, il raconte l’embrasement de sa ville natale, sa narration, progressivement pathétique, vous remplit surtout de terreur, après que l’infortune simulée du fourbe Sinon a convaincu les Troyens de la nécessité d’introduire en leur cité ce cheval intérieurement armé, qui doit enfanter des soldats incendiaires :
L’entrée de cette machine meurtrière forme le nœud du terrible événement qui va suivre ; aussi le poète ne néglige aucune circonstance, aucun doux contraste, capable d’y fixer l’attention ; il semble s’arrêter lui-même avec épouvante aux portes d’Ilion, où la masse fatale hésite quatre fois de passer. L’intérêt en cet endroit monte à son plus haut degré : le reste est l’accomplissement de tout ce qu’il promet ; car ce vaste tableau d’une ville abandonnée au sac, à l’incendie, et à la brutale rage de la guerre, est tellement vrai, tellement effrayant, que tous les poètes à venir qui auront à décrire les férocités de la victoire seront éternellement réduits à ne faire qu’imiter Virgile, qui laissa la plus durable peinture de ces désastres, ou, pour mieux dire, de ce comble de forfaits qu’on ose compter parmi les exploits célèbres. Le chant fameux des amours de Didon démontre le talent suprême de l’auteur à faire contraster les sujets par les heureuses oppositions qu’ils lui fournissent. Vous l’avez vu entourer une machine de mort d’un peuple aveuglément joyeux, et d’une troupe de folâtres enfants, et de jeunes filles empressées de la toucher, et chantant autour d’elle : vous l’allez voir environner le lit de l’amour et de l’hyménée de tous les redoutables signes d’un malheur prochain et d’une mort future. Je n’ai besoin pour vous rappeler ce nœud intéressant, que de vous citer encore quelques beaux vers de Delille, et d’y joindre la note exquise par laquelle sa finesse relève le texte qu’il traduit. Sa muse et son goût seuls vous développeront, mieux que moi, l’intérêt de la scène concertée par l’accord de Junon et de Vénus au milieu d’une chasse royale que disperse un orage dans les bois :
Voici la remarque de l’élégant traducteur.
« On a observé avec raison que ce qui se passe de mystérieux dans la grotte où l’orage conduit Énée et Didon est décrit par Virgile avec toute la décence de la pudeur ; et si une foule d’autres peintures fait honneur à son génie, celle-ci a toujours honoré son caractère. Une observation plus importante, et peut-être plus nouvelle, c’est que pour donner plus de solennité à cet hymen, il suppose que ce sont de grandes divinités qui ont donné le signal : c’est le tonnerre qui le proclame, c’est la foudre qui l’éclaire. Les Nymphes, hurlant au sommet des montagnes, rappellent les femmes qui, suivant l’usage antique, annonçaient par leurs cris celui de la pudeur mourante. Ainsi ce sont les éléments, ce sont les Dieux, c’est la nature entière qui fait les frais de cet hymen ; idée vraiment neuve et imposante. »Cette note est dictée par la sagacité même : il serait à désirer que les grands maîtres fissent plus souvent confidence de leurs ingénieux aperçus : les clartés qu’ils jetteraient sur des points précis empêcheraient de croire que les inspirations poétiques sont de hasard. Cette opinion est pernicieuse aux belles-lettres, et surtout funeste aux disciples, qui font avant que de savoir faire. La plupart des commentateurs du quatrième chant que nous examinons, faute de connaître les vrais éléments de l’art, auraient eu peine à nous dire en quel endroit était le nœud du sujet, si nous les avions interrogés ; les uns eussent répondu qu’ils le trouvaient dans la conjuration des deux déesses : mais ce n’est qu’une suite de l’exposition ; les autres, qu’ils le voyaient dans le divin message de Mercure, ordonnant au héros de quitter sa maîtresse, pour remplir le grand destin qui l’appelle ; message qui commence les douleurs de Didon : mais les regrets de cette reine, à la nouvelle qui la désespère ne sont que des péripéties qui produisent la catastrophe. La seule union de Didon et d’Énée est le principe du chagrin qui la tue : ce lien, contracté au mépris des devoirs imposés aux deux amants, constitue l’intérêt naissant de ce drame épique : c’est donc là qu’est le nœud auquel se rejoint tout l’antérieur et tout ce qui vient après. Énée, engagé par sa foi, trahira-t-il l’amour de Didon ou la destinée que lui prépare Jupiter ? Didon, après s’être personnellement livrée, pourra-t-elle vivre en perdant Énée, dont l’ingrat abandon l’accable ? De cette question part toute la force des choses, et conséquemment l’évidence du nœud de l’intérêt. Au contraire, dans la seconde partie de l’Énéide, ce n’est pas de l’émeute excitée dans une chasse par la mort du cerf percé des flèches d’Ascagne, que naît la guerre chez les Laurentins : elle eût pu s’allumer par quelque autre incident : mais cette guerre prend son origine dans la rage qu’Alecton, évoquée par Junon, souffle aux cœurs d’Amate et de son neveu Turnus. À ce moment s’élèvent les contradictions au mariage de Lavinie, les obstacles à l’établissement d’Énée, et la fureur des combats entre les Latins et les Troyens : c’est donc là que se noue l’autre intérêt de cette petite Iliade. N’allons pas plus loin ; nous avons reconnu à l’examen de plusieurs nœuds de ce poème que ses intérêts sont divisés, indépendants les uns des autres, et qu’il manque d’un haut point d’intérêt central, parce que son action est partagée.
La seconde, au chant suivant, n’est pas moins vive : elle naît de la surprise du chantre à l’aspect inattendu de ce lutrin monstrueux dressé par ses adversaires pour obscurcir la place dans laquelle il brille à l’égal du prélat. Celle-ci est telle, que l’auteur invoquant sa muse à son aide lui demande une autre voix,
Mais dès que les sanglots lui permettent de parler, Boileau lui prête une plainte où l’excès du chagrin de ce bon chanoine laisse éclater combien l’humilité coûte au zèle des moindres ecclésiastiques.
Quelle contrition amère pour sa piété ! on croit entendre celle d’un évêque de cour en résidence dans un petit diocèse. Au cinquième chant, la troisième révolution éclate d’une manière tout à fait surprenante et remarquable : les deux factions dévotes sont en présence, à l’entrée du palais de la Chicane, qu’ils viennent solliciter pour les intérêts de la pacifique chapelle ; une sainte ardeur met tout en feu : chantre, porte-croix, chévecier, sacristain, marguillier, vont tous se jeter dans la boutique d’un libraire ; et là, par une invention merveilleusement satirique, chacun s’arme des volumes les plus assommants pour les jeter à la tête de son ennemi : l’un est accablé du Jonas, l’autre assoupi d’un Charlemagne, un Brébeuf pesant fait maudire la Pharsale à celui-ci, un Quinaultaj mollit sur le front de celui-là ; ici les poèmes lancés affadissent les cœurs ; là les tomes d’érudition font pâlir les plus rudes athlètes et les écrasent ; et tandis que le dépôt de tous les mauvais livres devient un arsenal inépuisable en instruments fournis à la sanglante dispute, tout à coup le prélat remet le calme entre les combattants par un moyen qui semble venir du ciel. Félicitons-nous de n’avoir point à extraire ceci de quelque œuvre philosophique de notre Voltaire, qui eût tourné la chose en moquerie ; mais de Boileau, qui écrivait sous le règne pieux de Louis XIV, avant le damné dix-huitième siècle, et qui n’altère en rien la prompte efficacité que doit toujours avoir une bénédiction. Nous aurions regret de reconnaître un philosophe novateur dans le sage législateur du Parnasse français. Un vieux Infortiat vient d’abattre un chapelain :
Quelle complète et édifiante péripétie ! plusieurs choses sont à noter dans cet admirable passage ; la puissance efficace du moyen qui soumet à s’agenouiller l’indomptable et gras Evrard, si bien peint par l’auteur alors qu’il répugne à consulter les écrits de droit canonique pour savoir s’il doit renverser le lutrin.
Et c’est d’une humeur si militante que la bénédiction triomphe en un instant ! Les vers qui décrivent sa défaite sont une imitation détournée de ceux où Virgile représente Rhétus caché derrière un grand vase, et qui, au moment qu’il se relève pour fuir, reçoit toute l’épée d’Euryale dans le sein, avec la différence que l’arme du Troyen donne la mort, et que celle du prélat donne la vie.
Multâ morte, met Virgile ; et Boileau,
gratiâ plenâ. Ce rapport ne rendit pas l’exemple tout classique ? Admirez aussi la nature de cet expédient merveilleux, duquel un spectacle de nos jours, dont je fus curieux d’être le témoin, m’a démontré la vraisemblance. N’avons-nous pas vu des factions de toute sorte, bien autrement irritées, s’enchaîner comme par miracle autour d’un étrange mondain changé tout d’un coup en oint du seigneur sous la plus haute main sacerdotale ; et l’agenouillement public, avec un grand dépit,
Dès lors je me convainquis sérieusement au sortir de la cathédrale, que de braves gens peuvent, ainsi que les chanoines du Lutrin,
Mais enfin, sorti de sa stupeur longtemps muette, il lui exprime des reproches mêlés de sanglots amers, et sentant que si la mort annoncée la lui enlève, il ne pourra souffrir la vie, son amour le décide à mourir avec elle.
Ainsi la passion de l’amour et les arguments de la raison humaine le poussent à partager la faute de l’être qui ne fait qu’un avec lui. Ingénieux ressort du poète qui ennoblit la cause de sa tentation par les motifs du sentiment et de la pensée ! Il succombe ; la révolution s’achève, devient générale, et se communique à l’ensemble des créations émues.
À cette sympathie de la nature gémissante sur leur dégradation, correspondent les altérations de leurs personnes : les désirs déréglés des sens succèdent à leurs voluptés innocentes et pures, les cruelles accusations de la méfiance aux doux serments de leur tendresse ; leurs traits se fanent ; leur sérénité calme disparaît ; la honte, le repentir aigrit leurs entretiens et les poursuit partout ; ils voudraient se cacher à leur riant séjour, à eux-mêmes, à leur créateur ; ils implorent des cavernes, des bois ténébreux, des repaires, qui puissent les dérober à la vue du ciel : leurs cœurs ont perdu la paix ; leur native concorde est à jamais rompue, et leurs âmes sont déjà comme en présence de la mort qui les menace, et qu’ils s’annoncent en leurs querelles envenimées. Quel changement ! quel grand contraste entre leur effroi présent et leur sécurité passée ! Voilà comment le vrai génie étend, exalte les effets des péripéties, généralement frappantes et tirées du propre fonds de l’intérêt principal.
À ces mots il continue à exécuter sa vengeance. Télémaque, le pasteur Eumée et Philète le secondent avec fureur. Vainement les chefs se font un rempart des tables et des sièges : tous sont percés de traits, tous tombent sous le glaive ou la lance. Le merveilleux se mêlé à cette tumultueuse scène, et Pallas, agitant son égide au haut des voûtes de la salle, achève d’assurer la victoire du héros qu’elle protège contre ses ennemis.
Phémius prouve ensuite son innocence ; et la protection que lui accorde Ulysse termine cette dramatique péripétie tirée de l’intérêt fondamental de la fable. Les dernières paroles de ce chantre nous deviennent remarquables ; car elles renferment l’idée qu’avait Homère lui-même des véritables poètes, instruits par eux seuls, dit-il, et pleins des pensées infuses en leur tête par Jupiter. Or, selon ses expressions, il faut qu’un génie naturel, directement reçu d’une influence divine, leur apprenne les mystères de leur art pour leur faire si bien voir, si bien montrer, si bien circonstancier les choses, que celui qui les écoute pense assister en effet aux scènes touchantes ou terribles que leur muse raconte. Cette réflexion m’arrête dans la démonstration des règles, et je me demande si quelques autres maîtres que la nature et la méditation les avaient enseignées au sublime Homère.
Sur le sublime et sur la moralité, convenables à l’épopée.
Messieurs,
« le génie poétique s’élance librement hors des routes communes par la force excessive de ses inventions fabuleuses, afin que sa narration paraisse moins l’exact et fidèle rapport d’une histoire digne de foi, que le récit incroyable de quelque aventure toute divine qu’une inspiration révèle à l’esprit agité d’un transport furieux ».
Voilà bien le dernier emportement du courage qui demande de périr glorieusement au grand jour, plutôt que de céder aux ténèbres qui le forcent à la retraite. Virgile veut offrir en Didon l’image d’un entier égarement de l’amour : il exalte en elle le trouble, l’ardeur des sens, les regrets, le repentir, le désespoir, et la haine de la vie, si bien que, multipliant la seule passion qui la dévore en mille passions diverses, auxquelles il la livre en proie tour à tour, son génie rassemble dans son cœur toutes les sortes d’émotions extrêmes qui varient les accents de sa douleur éloquente, qui l’accompagnent dans son délire extraordinaire, et qui la transportent jusque sur le bûcher. Voilà le dernier période des maux d’un amour incurable dont l’art du poète rend le tableau sublime par la hauteur sans égale de l’imitation des touchantes circonstances qu’il ramasse et qu’il soutient par le choix des belles expressions. Milton veut représenter la primitive innocence de l’homme et de la femme au sortir des mains de Dieu : il choisit les plus simples et les plus purs sentiments qui lui semblent innés en notre âme, et ne prête aux deux créatures placées dans le paradis terrestre que les hautes idées de la reconnaissance envers l’auteur suprême, de la majestueuse harmonie de l’univers, de la tranquille sérénité que leur inspire la vue d’un ciel sans orage, et d’un sol chargé de fleurs et de fruits par un printemps qui se marie éternellement à l’automne. La douce et mutuelle jouissance de leur être, le ravissement d’une ineffable joie, leurs délicieuses extases, la plénitude de leur existence, leurs sensations chastement partagées, leurs pensées où règne l’ignorance du mal ; l’union de leurs vœux réciproques, le charme naturel qui les enchaîne l’une à l’autre, et qui, pour ainsi dire, les berce dans une volupté céleste ; tout cela répand sur leurs personnes et sur leurs naïfs entretiens un sublime d’autant plus éminent, que rien n’est plus au-dessus de la portée de nos désirs et de nos vues, qu’une félicité sans mélange, qu’une vie uniforme sans ennui, que des plaisirs sans attiédissement, qu’une paix sans altération, et que la candeur originelle des premiers jours du monde. Adam, de qui l’âme et les regards s’élèvent vers le ciel, porte l’empreinte de la dignité de son rang dans ses nobles sentiments et dans son langage ; une douce gravité règne en tous ses mouvements ; il possède une autorité qu’il exerce avec douceur, et ce souverain d’Éden semble fait pour aimer Dieu et le servir avec ses anges. Ève, sa compagne, et reine du paradis, dotée par l’Éternel de toutes les grâces de la jeunesse et de la pudeur, soumise à son époux par la tendresse, semble n’être faite que pour aimer l’homme, et lui rendre le culte volontaire qu’il rend à la divinité. Voilà le plus haut idéal de la grandeur unie à l’innocence. Le sublime, comme on le voit dans Homère, Virgile et Milton, est la limite concevable du beau, le terme de la perfection. Quelquefois, comme dans le transport d’Ajax, il éclate par un trait : c’est ainsi que Longin le désigne encore en cet endroit où le poète donne si rapidement une grande idée de la Discorde.
C’est la même qualité qu’il admire en ces vers qui expriment si majestueusement la promptitude des dieux à passer d’un lieu dans un autre.
Méconnaîtriez-vous là le comble des expressions de la rage et de l’orgueil ? Et n’est-ce pas le propre du sublime de toucher à ces grandes extrémités, soit de la vertu, soit du vice. La terrible sublimité de ce discours se soutient dans l’action jusqu’à la fin ; et quand Satan réalise son vœu, quand il revient conter son expédition achevée aux démons,
Soudain il se montre avec les restes de sa splendeur aux yeux de son peuple, qui frappe les voûtes de ses acclamations d’étonnement et d’amour : lui-même leur rend compte des peines de son entreprise et de l’issue de ses travaux ; son orgueil se flatte alors d’un surcroît déloges.
Fiction sublime représentant bien ce blâme involontaire et général qui ne tarde pas à devenir l’accueil réservé au crime présomptueux par l’indignation qu’il excite même à ses complices. Enfin le serpent reparaît :
Autre vive image des reproches que les méchants s’adressent en leur propre conscience, qui les force à se mépriser eux-mêmes.
Nouvelle figure des accusations réciproques et des cruelles récriminations des agents du mal, qui ne peuvent, en se décriant les uns et les autres, échapper à l’opprobre de la complicité qui les a souillés tour à tour. Le poète conserve encore au dragon dominateur une ombre de supériorité sur les reptiles subalternes qui l’entourent.
C’est alors que se prolonge un emblématique tableau de la défection des drapeaux du monstre devant la foule horrible des adversaires qu’il s’est attirés :
Et, par un dernier coup de pinceau, un nouvel arbre défendu se reproduit à leurs regards : ils convoitent ses fruits pareils à ceux que l’autre portait ; ils s’attachent et se pendent à ses branches ; mais ils n’y cueillent que des fruits âcres et piquants, et mâchent une cendre amère et pétrie de sucs empoisonnés. Poétique allusion aux objets tentateurs que cherche à dévorer la cupidité, et que les dégoûts et les remords cuisants convertissent en fruits détestables de ses peines. Le sublime de l’allégorie éclate dans cette fable, dont Addison admire la grandeur, quand de froids critiques dédaignent d’examiner la petitesse que leur courte vue croit y apercevoir, tant le sublime est diversement jugé par le savoir où l’ignorance ! Les dépréciateurs de cette fiction n’en eussent pas tourné l’excellence en ridicule, s’ils avaient assisté comme Milton, et comme nous, aux suites des révolutions ambitieuses dont elle est le frappant emblème. Ils n’eussent pas trouvé que c’était un léger châtiment des triomphantes scélératesses du conquérant infernal, que de s’entendre sifflé de ses propres suppôts et de ses ministres soudain transformés en obscurs reptiles : ils n’eussent pas cru qu’un bruit de mépris universel, que Milton ne donne allégoriquement que comme un on dit, punissait peu l’audacieux esprit des ténèbres des exploits de sa campagne pernicieuse au genre humain. Ne sentent-ils pas que le sujet du poème est la chute des vanités du démon ; et que le supplice le plus intolérable pour l’orgueil, c’est de subir une humiliation éternelle, peine plus rigoureuse que la mort même ? Idée profonde, idée juste et vraie, en un mot toute sublime ; idée à laquelle s’attache, par un effet du génie de Milton, la justification de sa vertu personnelle et trop calomniée. En effet que signifie le renouvellement de la forme honteuse des esclaves de son Satan, et la métamorphose annuelle qu’ils subissent à jamais, si ce n’est une allusion à l’anniversaire d’un forfait qu’il condamna dans son parti même, et que son républicanisme déplora comme un fatal égarement dans l’âge de l’expérience ? Négligerais-je ce témoignage en faveur de l’Homère anglais ? et ne dois-je pas relever tout ce qu’a de sublime cette fable ingénieuse, qui produit à la fois pour tous les temps une application si forte aux revers de l’orgueil, et l’authentique protestation de la conscience de ce grand poète ? Ce fut lui pourtant que des ressentiments invétérés voulurent, à défaut d’une proscription capitale, reléguer dans l’ombre de l’oubli, mais que l’impartialité des temps retira de cet exil pour le consacrer à une immortelle mémoire. La famille des Stuarts se crut le droit d’anéantir sa gloire, parce qu’elle prétendit pouvoir punir ses talents même de l’influence qu’ils donnèrent à ses opinions hardies : la justice des siècles les sauva de cette vengeance, parce qu’elle reconnut que la nature forte du génie, toujours tendant à la liberté, n’aspire qu’à la conquérir à tout prix, et que, par sa vigueur indomptable, s’élevant jusqu’à cette haute abstraction, il y sacrifie à son insu tout ce qui lui paraît au-dessous de ce but suprême. Mais, quand les hommes supérieurs, tels que Milton, détrompés par le spectacle des passions vulgaires sur la possibilité de l’atteindre, aperçoivent que leurs cruels sacrifices, devenus stériles, ne sont plus que des crimes, c’est alors qu’ils reviennent sur eux-mêmes ; c’est alors qu’ils gémissent, comme lui, sur l’exaltation de leur âme, qui leur fit immoler l’inviolabilité des têtes couronnées à l’originelle et primitive souveraineté de la race humaine ; c’est alors que, redescendus au matériel des intérêts, ils abjurent ce que leur dictèrent la témérité de leurs vues spirituelles et leur aveugle amour du bien des peuples. On ne disconviendra pas que des fautes n’obscurcissent par intervalle l’éclat du Paradis perdu, et que l’extravagant ne s’y mêle en plusieurs endroits au vrai sublime de sentiment, de sujet et d’images ; car il en a de toutes les sortes : mais ses défauts sont de petits nuages dans un beau ciel, ou, comme on l’a dit, des taches au soleil ; ils semblent venir de ces vapeurs qui offusquent de temps en temps les esprits lumineux. Vaste et abondant comme la nature, le génie de l’auteur est irrégulier comme elle, et n’a pas la perfection uniforme de l’art. Homère, plus sublime que Virgile, n’est pas aussi achevé que lui dans le détail : il s’élance plus haut et risque plus souvent de retomber. Longin nous dira,
« que c’est un médiocre avantage d’être exempt de fautes, si l’on n’a quelque chose de surnaturel et de divin ; que d’exceller en toutes les autres parties, cela n’a rien qui passe la portée de l’homme, mais que le sublime nous élève aussi haut que les dieux ; que tout ce qu’on gagne à ne point faillir, c’est qu’on ne peut être repris ; mais que le grand se fait admirer, et qu’un seul de ses beaux traits qu’on rencontre dans les ouvrages de génie peut payer tous leurs défauts ». Cette opinion des anciens s’est maintenue parmi les doctes modernes ; et l’illustre Pope, dans son apologie d’Homère, assure
« qu’il pardonnerait plus volontiers en cette matière la folie que la froideur ; et qu’il n’envie point à un poète d’avoir des amis qui le qualifient de simple, tandis que le reste des lecteurs le déclare stupide ». Il est une simplicité gracieuse et noble, il en est une plate et rampante. Ce traducteur de l’Iliade ne voulait pas, comme Voltaire, qui glaça son poème par les prudentes réserves de son goût, que le sublime fût si tempéré et que le merveilleux fût si sage ; Pope voulait que le génie se variât ainsi que le modèle grec.
« Est-il élevé, hardi, sublime, dit-il, élevons-nous de toutes nos forces. S’abaisse-t-il, abaissons-nous avec lui sans craindre la mauvaise humeur d’un critique moderne. »Profitons de cet utile encouragement que donne Addison aux auteurs contre les censures erronées : on ne saurait trop souvent appliquer son blâme aux épilogueurs du jour, qui, pensant que la critique ne peut être critiquée, font consister la littérature en argumentation de rhétorique, et qui ôtent à Pégase intimidé ce je ne sais quoi d’emporté qui le fait voler jusqu’aux sommités des choses. De la définition que nous avons faite du sublime, en le distinguant du merveilleux, on déduira facilement le vice qui lui est contraire, je veux dire la bassesse : le sublime étant la plus haute mesure des idées ou des sentiments ne ressemble pas non plus à l’exagération. Sa première qualité, c’est d’être clair et vrai : tout ce qui excède la raison est obscur et faux ; tout ce qui outre les dimensions des choses, soit par l’enflure des formes, soit par l’emphase de la diction, n’est plus que ridicule et absurde.
« Ne crains pas, tu portes César et sa fortune », est vraiment sublime : le poétique discours que Lucain fait tenir à ce héros n’est qu’une lourde amplification. La poésie s’écarte loin du beau qui lui est propre, lorsqu’elle ne surpasse pas les grands effets de l’histoire.
Veut-il offrir à votre esprit Vénus même ; il caractérise la grâce, en disant que rien ne manque à la déesse ;
Pourtant il vous révèle le pouvoir de cette même beauté par ce peu de mots qu’il met dans la bouche de Vénus descendue de l’Olympe :
S’il lui faut exprimer combien le plaisir des entretiens de l’amour hâte le cours du temps :
Si Vénus en pleurs est forcée à regret de quitter un instant Adonis, il marque sa tendresse et sa peine par le sublime de la diction :
Quel langage que celui qui rend ainsi le mélange des pleurs et des baisers par lesquels de tristes adieux se terminent ! Méditez le secret de cette poétique fusion des mots, et la subtile hardiesse de ce tour insolite et original ; il rappelle ce beau trait de Valérius Flaccus, qui, pour peindre le saisissement d’Admète embrassant Alceste revenue des enfers, imprime la pâleur de ces deux époux aux baisers qu’ils se donnent,
oscula pallentia, expression neuve, admirable néologisme, qu’il est facile aux pédants de proscrire, et difficile au génie de trouver. La Fontaine a-t-il besoin de rendre la vélocité du coursier que monte le jeune chasseur :
Le dénombrement des compagnons qui l’escortent à la chasse est un tableau fait à la manière antique, et d’une touche digne de Virgile. On en peut dire autant de l’impétuosité du combat livré au sanglier, que l’auteur compare énergiquement à un brigand qui, se dérobant au supplice dans l’épaisseur d’un bois comme en un fort inaccessible, fi Laisse gronder les lois, se rit de leur courroux,
Ce sanglier effleure d’une blessure le beau Palmire ; et le poète exprime par un seul hémistiche quelle douloureuse sympathie fait ressentir à sa maîtresse l’atteinte d’un coup léger,
Avec tant de beaux traits qui étincellent dans ce poème, admirons la sublimité naturelle des mouvements passionnés qui le remplissent, et la justesse parfaite de l’ensemble ; nous croirons lire un chant du meilleur poète ancien.
Quelle noblesse naturelle dans l’accueil que les deux époux font aux deux voyageurs divins qui viennent les éprouver sous leur chaume hospitalier !
L’eau tiédie pour laver les pieds de leurs hôtes, les apprêts de leur feu, de leur table, de leur repas champêtre, semblent reluire par la beauté des détails, de l’admirable simplicité du poète : tout à coup le sublime change de forme, par la transition à un autre sublime qui s’élève jusqu’à une grandeur inimaginable :
Ne semble-t-il pas qu’avec ce Jupiter si magnifiquement dévoilé, Homère nous apparaisse dans sa majesté tout entière ? Son inspiration passe de vers en vers dans ce chef-d’œuvre ; au sublime d’une grande image, elle fait succéder celui du pathétique. Les époux demandent à la bonté du Dieu la seule grâce de mourir à la même heure : vœu attendrissant, prière que terminent deux vers dont la négligence apparente et l’air d’abandon sont le sublime de l’art du style :
Jupiter les exauce ; ils vieillissent ensemble, et lorsque la métamorphose allégorique de la perte des formes et des sens qu’un long âge leur enlève, les change tous deux en arbres ; leur amour conjugal survit en eux sous une écorce insensible dans ce vers plein de sentiment,
Enfin la fiction s’accomplit avec une égale sublimité,
Et leurs deux noms rapprochés dans le même vers paraissent perpétuer la mémoire de la douce union de leur vie, comme la solidité du chêne et du tilleul paraît un nouvel emblème de la durée du souvenir de de ces êtres constamment vertueux. Où trouver le sublime qui l’emporte sur celui-là ? En quittant La Fontaine, on me pardonnera de ne recueillir aucun autre exemple dans les auteurs modernes. Les traits que j’ai cités caractérisent trop bien le vrai beau pour qu’on puisse s’y méprendre en les comparant à ceux qui n’éclatent que par les antithèses, les pointes d’esprit, les recherches ingénieuses de l’élégance, les rapports forcés, et les jeux subtils qui naissent de l’alliance inusitée des mots, ou des figures. La sévérité des critiques a trop souvent reproché ces sortes de finesses au génie du Tasse. On trouve en lui plus d’or que de clinquant ; et la hauteur de son sujet, la noblesse de ses caractères, la vérité de ses passions, le portent généralement au grand. En effet le propre des fables religieuses, c’est d’élever l’esprit des poètes à cette métaphysique supérieure, qui produit l’étonnant et le sublime : aussi règne-t-il dans les harangues de Godefroi, dans ses démarches, et dans les parties principales du plan de la Jérusalem délivrée : mais on n’y distingue qu’une même espèce de sublimité soutenue par la nature de l’action, et par l’uniforme pureté du style. Ses beautés nous deviendront plus familières, quand la plume élégante et correcte de M. Baour de Lormian les aura fait harmonieusement passer en notre langue, et quand la poétique traduction qu’il en achève, et dont je connais d’excellents passages, aura rendu au Tasse le même honneur que notre Delille à Milton.
Paroles menaçantes qui ont retenti dans tout le monde poétique, et qui signalent d’abord le sombre génie du poète florentin : tour à tour attendrissant, terrible, naïf, il puise en sa forte imagination la forme de tous les vices, l’image de tous les châtiments ; et non moins pathétique dans les plaintes amoureuses de Rimini, qu’effrayant dans les discours qu’Ugolin affamé, pâle de rage, adresse à son petit Anselme expirant, qui va lui servir de pâture ; son génie prend un si surprenant essor avec la céleste Béatrix, qu’à peine le pouvez-vous suivre en son vol qui plane d’une aile si bien déployée au séjour des anges et de la béatitude. Heureux si la bizarrerie de ses inventions ne défigurait pas quelquefois leur beauté ; la plupart d’entre elles sont pourtant si frappantes qu’on s’étonne que la critique de ses contemporains ait longtemps prévalu contre l’évidence de leur grandeur. On ne peut accuser de l’injustice dont il se défendit lui-même, que l’aveugle envie qu’il représente dans son purgatoire, les paupières cousues d’un fil de fer en punition d’avoir fermé les yeux devant les beautés les plus visibles. Ses conceptions originales lui ont valu le titre d’inventeur comme à Homère, non qu’une égale perfection le place au même niveau, mais parce qu’il a mérité de s’asseoir aussi dans un premier rang, en créant comme lui un merveilleux tout neuf tiré des symboles de la nature, et des traditions théologiques de son crédule siècle.
« Il n’y a sans doute aucune comparaison à faire entre l’Iliade et la Divine Comédie, écrit le docte M. Ginguené ; mais, ajoute-t-il spirituellement, c’est parce qu’il n’y a aucun rapport entre ces deux poèmes, qu’il y en a un grand entre ces deux poètes, celui de l’invention poétique et du génie créateur. »Pour moi, je pense que le bon goût aurait droit de louer le Dante sans restriction, s’il eût mieux réglé la marche de sa muse sur les pas du guide qu’il a pris en sa descente dans l’enfer. Le divin cygne de Mantoue, qui se soutient toujours au souvenir d’un brillant idéal, l’eût détourné des horreurs parmi lesquelles il se plonge ; il l’eût retiré des amas fangeux de monstruosités sur lesquelles son imagination se roule, se salit, se fatigue, et s’égare. L’extraordinaire et le terrible produisent souvent le sublime ; mais l’horrible et le bizarre n’en offrent jamais que la fausse apparence.
« Elles s’y gravaient, dit Fénelon ; (écoutez-le, ceci est encore du sublime) elles s’y gravaient comme un habile ouvrier grave sur l’airain les figures qu’il veut montrer aux yeux de la plus reculée postérité. Ces sages paroles étaient comme une flamme subtile qui pénétrait dans les entrailles du jeune Télémaque, il se sentait ému et embrasé : je ne sais quoi de divin semblait fondre son cœur au-dedans de lui. Ce qu’il portait dans la partie la plus intime de lui-même, le consumait secrètement ; il ne pouvait ni le contenir, ni le supporter, ni résister à une si violente impression : c’était un sentiment vif et délicieux qui était mêlé d’un tourment capable d’arracher la vie. »Quel poétique passage ! quelle langue ! quel tour simple et pur ! quelle douceur et quelle force à la fois ! Qu’aurions-nous pu dire qui s’appliquât mieux au charme inconcevable et pénétrant des sublimités de Virgile ?
« Tu ne tueras point »n’est plus pour lui le Dieu qui lui défend de se tuer lui-même, il n’est plus aucun Dieu qu’il avoue et qu’il redoute ; il ne craint que le sentiment de sa détestable existence ; il cherche le repos dans sa destruction, et se tue de sa propre main. À ce coup, dit le poète, des esprits vitaux, émanés de sa dépouille, s’élèvent comme en vapeur légère, environnent son âme qui s’envole, et, plus rapides que la pensée, forment autour d’elle un nouveau corps qui sent, qui voit, qui tremble et frémit : l’âme, remise de son trouble, recommence à penser : elle se demande ce qu’elle est, où elle est, où elle va, ce qu’elle devient : elle se répond, je vis, je souffre, je suis moi, je suis le traître qui espérais finir, je vois un abîme de douleurs. Qu’aperçois-je encore ? mon affreux cadavre ! Qu’entends-je ? la voix d’un juge inévitable, et les gémissements de l’innocent qui périt par mon infamie ! Cette âme de Judas éprouve d’abord le tourment qu’elle avait voulu fuir ; elle est traînée par l’ange de la vengeance au pied de la croix ; elle assiste aux derniers soupirs du juste expirant, et son immortelle vie devient une interminable torture. Cet effrayant tableau ne présente-t-il pas la plus frappante allégorie du passage d’une mort matérielle à la spirituelle éternité des peines de l’Enfer ? La poésie pouvait-elle réaliser plus vivement ce dogme que l’éloquence n’eût étalé qu’en déclamations ? À ce sublime de terreur, succède plus loin un sublime de pathétique dans l’hymne de Miriamam et de Debora, qui chantent au haut du ciel le sacrifice du Messie à l’heure de sa consommation. L’enthousiasme le plus pur anime, en ce chant, tous les traits de la mourante hostie, et prêle des attributions vivantes et sensibles à tous les instruments de son opprobre et de son trépas.
« Ô le plus beau des hommes, s’écrie la voix inspirée ! il était le plus beau de tous ; mais la mort, la mort sanglante, l’a défiguré ! « Cèdres, versez des larmes ; ce cèdre qui gémit était sur le Liban : il prêtait son ombre au voyageur fatigué, mais il a été taillé en croix. « Buissons fleuris de la vallée, attristez-vous : cette branche homicide croissait près d’un ruisseau argenté ; elle a été ployée en couronne autour de la tête de l’homme-dieu. « Ces mains infatigables qu’il levait sans cesse vers son père en faveur des pécheurs, ces pieds qu’il ne se lassait pas de porter dans la cabane des malheureux ; ces pieds et ces mains sont percés par le fer. « Ce front divin qu’il humiliait dans la poussière ; ce front d’où coulait sur la montagne une sueur mêlée de sang, ce front est déchiré par une couronne ensanglantée. « Le glaive de la douleur perce l’âme de sa mère : prends pitié de ta mère, fils divin ; soutiens-la, empêche-la de mourir. « Si j’étais sa mère, et que je fusse déjà dans le sein de la joie éternelle, le glaive de la douleur viendrait encore y percer mon âme… »Ce dernier trait me paraît le plus sublime, et le reste de ce chant alternatif éclate de mille beautés de sentiment. Bientôt vous voyez la tête d’Emmanuel se pencher pour ne plus se relever ; vous entendez Jérusalem souillée pleurer sur sa misère ; et Jérusalem glorieuse chanter son triomphe ; et l’offrande réconciliant l’Éternel avec le genre humain. Voilà comme on grandit, par les hautes figures, l’expression de la douleur qui multiplie toujours les images, et qui donne la vie à toutes les formes des choses inanimées. Ce ne sont point là les grandeurs fantastiques du poète allemand, mais des sublimités réelles, touchantes, qui n’ont pas besoin d’être traduites en vers pour qu’on les reconnaisse essentiellement poétiques. L’Argonautique de Valérius, et la Lusiade du Camoëns se soutiennent par le merveilleux ; mais ces épopées ont rarement du sublime : et je crois utile de noter que le succès moins étendu de ces deux poèmes tient à l’absence de cette condition. Vous observerez, à l’examen de chacun, que quelque imperfection résulte toujours, dans les ouvrages, de la négligence ou de l’omission d’une seule des règles. Sans doute on a remarqué que l’épopée badine ne se constitue pas absolument de cette élévation qui s’appelle le sublime : l’art y supplée par l’éminence du comique, ainsi que l’a fait l’Arioste, et comme on voit que la force du ridicule est le point élevé de la comédie. Un seul exemple du chantre de Roland confirmera le précepte.
« Le Silence n’habite plus ici : il n’y est plus qu’en écrit à l’entrée du chœur, des dortoirs, des réfectoires, et des cellules. Il n’en existe plus que le nom. À présent on n’y trouve non plus ni la Pitié, ni l’Humilité, ni l’Amour du prochain, ni la Paix. »Michel se détourne très étonné, lorsqu’il aperçoit dans ce lieu saint, qui ? la Discorde. Quelle surprise pour lui, qui se disposait à l’aller chercher aux enfers ! Elle a pour compagne la Fraude, que l’Arioste dépeint avec un visage serein, un habit décent, un regard humble, une démarche grave, un parler si bénin et si modeste, qu’on l’aurait prise pour l’ange Gabriel disant ave. Du reste, laide, difforme, et cachant sous une longue et large robe un poignard empoisonné. C’est à la Fraude que Michel demande où est le Silence, dont elle connaît la finesse, qui a déserté la demeure des philosophes et des religieux, qui a rôdé la nuit avec les amants, qui s’est ensuite retiré auprès des faux-monnayeurs, des traîtres, et des homicides, et qui enfin s’est caché dans l’antre du Sommeil. On sait que le plus haut comique excelle en cette fiction, et l’on y reconnaît l’endroit d’où Boileau tira comiquement aussi sa déesse Discorde.
La déité de l’Arioste est reconnaissable chez Boileau, qui, l’ayant rencontrée toute chargée de sacs à procès, devant, derrière, et à côté des notaires, des procureurs, et de tous les agents de loi, transmet ses attributions à la Chicane, et la conduit au palais de cette dévorante compagne. L’éminence du comique équivaut à la sublimité dans les deux poèmes badins de l’Italien et du Français : mais la simple gaieté du conte, et la plaisanterie modérée, n’eussent pas suffi à les rendre épiques ; de même que la noblesse ne suffit pas à la grave épopée, qui veut le sublime, c’est-à-dire ce vol de la pensée, cet élan d’enthousiasme qui se soutient en des régions lumineuses, où l’on croirait que la Minerve du poète, à légal de celle qui sortit du cerveau de Jupiter,
À cette image que j’ai traduite de l’Olympe d’Homère, comparez l’idée de la sublimité nécessaire à la poésie épique, et nous l’aurons assez définie.
Une, contre les jalousies de l’hymen, dans la mort de Procris, percée involontairement d’une flèche de Céphale. Enfin une, contre l’impiété des indévotes ouvrières, qui osent filer et travailler de l’aiguille au jour d’une solennité consacrée : cette leçon est la plus grave, et mérite une profonde méditation : n’en rions pas. Nous y voyons d’abord comment La Fontaine désigne ces laborieuses filles :
Cependant elles se refusent à quitter les fuseaux ; et le poète nous prémunit déjà contre la vanité mutine, que notre propre sagesse et notre industrie nous inspirent, en nous présentant ces obstinées fileuses comme instruites et chéries par Minerve même : leur présomptueux esprit finira par un sacrilège, et commence par le blasphème : elles babillent indiscrètement sur la quantité de leurs dieux, ainsi que nos incrédules parlent scandaleusement de nos saints et de nos patronnes :
Les voilà qui brodent et ourdissent leur trame avec cet empressement inquiet qui signale plutôt l’ardeur de mal faire que la raisonnable activité : on aperçoit dans leur émulation cet effet du trouble de la conscience des esprits-forts qui osent se soustraire aux saintes pratiques : elles ont besoin de tromper leur peur secrète, en se faisant des contes les plus intéressants possibles : mais que leur arrive-t-il enfin ? Pour n’avoir pas assisté aux offices de Bacchus, et n’avoir pas gardé la facile oisiveté du dimanche dionysiaque, un coup de tonnerre abat soudain le caquet de ces audacieuses. Le dieu païen qui n’a point de subalternes pour surveiller l’observance des règlements de sa loi dominicale, et qui fait lui-même la police de ses fêtes, entre en personne dans leur laboratoire :
Ces vers sont pleins d’éléments d’instruction. Comment une divinité sévère vengerait-elle ses commandements, ses jeûnes et ses carêmes, si le dieu des orgies sanctifiées, fermant les ateliers et les boutiques, pour ouvrir les cabarets, venge ainsi ses oraisons et ses bacchanales ? Comment traite-t-il ces travailleuses réfractaires ? Il les transforme en chauves-souris, volatiles rencognées sous les toits et dans l’obscurité, tandis que les autres courent les champs et respirent l’air, la distraction et la joie. Le bon La Fontaine nous avertit finement aussi qu’il en est de l’Olympe comme des cours, où lorsque l’on fâche un prince ou quelque ministre, un autre se garde bien de vous protéger, de crainte de s’attirer une inimitié qui trouble la paix céleste. Cette fable antique atteste que, de temps immémorial, la religion ne permit de labeurs qu’aux jours ouvrables ; et si des païennes n’ont encouru que la peine d’une métamorphose, quand leurs dieux les punissaient directement, nous n’en serions pas quittes peut-être à si bon compte, nous, chez qui les ordonnances de l’Éternel sont maintenues par ses vicaires, et même par des laïcs. Ainsi, comme le recommande notre simple La Fontaine,
Au seul aperçu de la moralité sérieuse que comporte le poème des Filles de Minée, si court et si léger en apparence, on ne doutera plus, je m’en flatte, qu’il soit nécessaire de faire entrer dans tout grand sujet épique une leçon plus profitable et plus universelle encore, s’il s’en trouve quelqu’une dont l’utilité la surpasse, ce qu’en bonne foi je n’oserais vous assurer, étant moins sage que poète. Il ne m’a pas moins fallu que le secours des citations tirées du bon La Fontaine, pour égayer un peu l’austérité du sujet de cette leçon, qui tend à recommander aux écrivains de renfermer toujours dans l’épopée les tableaux les plus propres à inspirer les bonnes mœurs et les vertus généreuses. C’est dans cette vue morale que j’ai d’abord étendu mes considérations sur l’objet philosophique des chefs-d’œuvre. Les plus belles leçons sur les calamités de la guerre nous ont été fournies par l’Iliade et par l’Odyssée ; les plus touchantes leçons sur la sagesse et sur la piété, par l’Énéide ; les plus graves et les plus terribles sur les discordes civiles et religieuses, par la Pharsale et par la Henriade. De là j’ai dû tirer les images qui nous font abhorrer les attentats des sectaires hypocrites, et détester le régime proscripteur, les retours alternatifs des Marius, des Syllaan, et de l’ambitieux fondateur de l’empire des Tibère et des Caligula. Ne souffrons plus que de pareils monstres sortent victorieux des fanges de leur Minturnesao, pour séparer le soldat du citoyen, et pour dresser des tables homicides, qui servent de lois à leurs bourreaux. Sachons vivre en hommes, abjurer les partis, et préférer la mort à des jours ternis par l’esclavage. Il serait beau que, dans notre pays, toute l’activité qui défend la cause du crime échouât contre le courage tranquille qui soutient celle de la vertu. Telle est la plus salutaire moralité : celui de nos braves qui saura le mieux la mettre en action, deviendra le libérateur de tous, et le sauveur de la gloire nationale.