[Épigraphe]
Cette troisième partie de mon Cours, suspendue par la violence des chocs politiques, le
18 mars 1815, fut reprise et continuée le 15 janvier 1816.
L’introduction de l’année précédente parut si bien exprimer alors les sentiments publics,
qu’elle fut accueillie par des applaudissements à tous les principaux passages ; mais son
effet n’égala pas pourtant celui de l’introduction suivante, qui fut couverte
d’acclamations générales presque à toutes les phrases. J’ose constater ici ce suffrage
unanime de mes compatriotes, parce que je sentis qu’il s’adressait moins au talent du
littérateur qu’à l’énonciation des principes du citoyen, et que s’en honorer n’est point
orgueil, mais reconnaissance et juste fierté.
Un professeur qui serait certain de retrouver à chacune de ses séances les auditeurs
qu’il eut à la première, reprendrait le fil de sa dissertation au point où il l’aurait
laissée, et passerait, sans préparation
nouvelle, au
développement des choses qu’il aurait exprimées ; mais il n’en est pas d’un cours de
leçons vocales, périodiquement entendues, comme d’un traité écrit qu’on peut lire sans
interruption ; là, les principes énoncés restent présents ; les conséquences et les
exemples se suivent. Mais les discours sur une ample matière étant divisés par de longs
intervalles, exigent, chaque fois qu’on reprend la parole, une récapitulation des
éléments que l’on a posés d’abord. Le public à qui l’on s’adresse, être mobile et
passager, n’est jamais entièrement le même ; et puisque nous entretenions des qualités
de l’épopée celui qui nous honorait de son assiduité, nous pourrions dire homériquement,
qu’il ressemble à la mer dont le flux revient à heure fixe au même rivage, mais ne le
presse pas des mêmes vagues ; ou dire, sur le ton enjoué de l’Arioste, qu’il est
comparable en sa légèreté, à ce peuple errant d’oiseaux qui, se rassemblant à des
époques marquées, reparaissent en nombre toujours inégal, et n’emportent en s’envolant
que l’oubli de leur courte résidence autour de nous. En effet, si mille circonstances le
dispersent, nous l’enlèvent de semaine en semaine, et le recomposent diversement de jour
en jour, que sera-ce quand les causes ordinaires ne l’ont pas seulement écarté, dissipé,
mais le bruit des tempêtes, mais des coups de tonnerre partant de tous les horizons en
feu.
Comment, après les secousses de tant d’orages, rappeler le
public aux objets de sa tranquille attention, et le rendre à ses premières vues ? Notre
discours ne peut donc être aujourd’hui ni un simple exorde, ni une continuation de notre
cours, mais une véritable péroraison, puisque nous devons y récapituler succinctement
les matières que nous vous avons présentées, et que nous y retracerons les maximes qui
en ont dirigé l’ordonnance.
Une longue suite de conférences dans lesquelles j’ai défini les genres et les espèces
du poème épique et ses qualités essentielles, circonscrites d’après mon système exact en
vingt-quatre conditions, me laissait à traiter les douze dernières pour le complément de
cette section ; mon zèle n’a pu que l’achever, remettant celles qui doivent lui succéder
à des temps plus propices aux travaux littéraires, et n’ayant pas eu l’aptitude de m’en
occuper lorsque tout repos était enlevé à nos cœurs, et tout loisir à nos esprits.
Excusez donc en moi l’effet des troubles douloureux qui vous ont tous émus, si vous
trouvez quelque inexactitude dans la rédaction de mes idées encore flottantes :
J’essaierai de les raffermir à la contemplation des chefs-d’œuvre de l’intelligence
humaine, dont l’étude nous détournera du spectacle des noires réciprocités de l’esprit
de discorde et de viles haines, si bassement alliées par la vengeance, si lâchement
coalisées
par l’indigne soif de l’or, et par la honteuse
émulation du brigandage. Je m’efforcerai de signaler, avec cette noble fierté qui nous
sied en nos malheurs, que la solide gloire des lettres est une des plus hautes
prérogatives de la France, qui, par ses lumières, son discernement,
et son goût délicat, fut et restera l’institutrice de l’Europe,
qu’elle a devancée et civilisée. Elle sait le mieux juger les modèles ; elle demeure
souveraine par la pensée ; et, tandis qu’on lui arrache des biens matériels et les
monuments fragiles des beaux-arts qu’elle regrette, riche d’un fonds que les barbares ne
peuvent appauvrir, son pur atticisme est un titre irréfragable dont aucune force
étrangère ne la dépouillera jamais. C’est là le trésor fixe que n’atteignent point les
cupidités, et que l’infidèle victoire n’enlèvera pas plus à notre patrie qu’à la nation
athénienne dont le génie instruisit l’univers.
Lorsqu’en offrant l’exposition des éléments de l’épopée, je remontai comme à un tronc
principal aux divers types de la poésie épique, j’eus à démontrer qu’elle se divise en
deux branches opposées entre elles, l’une par le grave et le sublime, l’autre par le
badin et le satirique ; contraste que j’avais remarqué dans tous les modes génériques
des ouvrages d’imagination. Fidèle à suivre les premiers linéaments de ma méthode
rigoureuse, je constatai cette observation préliminairement développée, et l’ayant
appliquée
ensuite à la double essence de l’art théâtral, je
prends soin de la reproduire ici, relativement aux poèmes composés sur la colère
d’Achille, et sur les fureurs de Roland, ou, si l’on veut des exemples récents, à
l’égard de la Henriade et du Lutrin. Ce dernier poème,
plus satirique réellement qu’héroï-comique, me donna lieu de discerner une
sous-division dans l’espèce des épopées légères, séparées par une distinction
tranchante de l’épopée entièrement noble et héroïque. Nous reconnûmes donc trois modes
épiques sur lesquels purent se jouer toutes les diversités du génie humain ; une seule
sérieuse, et deux riantes et malignes, que nous caractérisâmes par les définitions, et
dont notre soin rechercha l’objet, la marche, et le but indiqué par le goût des
siècles et des peuples différents. Un regard nous découvrant que le genre supérieur
est le récit d’une grande et merveilleuse action, sublimité dans les choses,
importance dans l’époque, élévation dans les personnages, étendue dans le sujet, ce
fut d’abord ce qui nous apparut ; mais la sublimité, l’importance, l’élévation,
l’étendue, sont des qualités relatives aux idées que les hommes ont conçues d’âge en
âge ; car, à la rigueur, il n’est de vraiment grand que la piété naturelle, que la
courageuse philosophie, toutes deux immuables et indépendantes des sacerdoces et des
sophismes. Néanmoins plusieurs grandeurs factices, qui pourtant relèvent de ces
deux-là,
sortent des religions de l’homme, des systèmes de
son savoir incertain, des préjugés de sa gloire, et de l’audace de ses entreprises ;
dans ces sources profondes la muse épique a puisé l’abondance de ses plus éclatantes
couleurs. Tout ce qui paraît au-dessous n’est qu’un bas sédiment de l’esprit, un limon
stérile dont elle ne peut créer les nobles images qu’elle forme et qu’elle anime. Or,
pour développer la matière propre à la haute poésie qui la met en œuvre, nous avons
sondé, comparé le goût universel des temps et des nations ; indispensable tableau de
ce qui leur sembla digne d’être célébré, tableau d’où rejaillirent les clartés qui
devaient nous diriger en nos jugements ; et pour reconnaître par quelles facultés le
poète sait démêler et choisir cette même matière, que son art embellit avec tant
d’efforts et de persévérance, nous dûmes interroger sa vie, scruter les sentiments
intérieurs de son âme, descendre dans le mystère de sa studieuse sagesse, et revenir
ainsi, par cet examen de son portrait moral, au principe sur lequel je fondai
particulièrement mon cours, qui tend à rapporter aux vertus du cœur de l’homme le
caractère analogue de son génie.
La plupart des fameux créateurs d’épopées eurent trop de fierté d’âme pour engager
leur liberté individuelle aux spoliateurs des libertés publiques. Comment auraient-ils
daigné s’assujettir aux maîtres des
humains, eux qui ne se
soumettaient pas même aux passions de la foule de leurs sujets, par lesquels ils
furent presque tous injuriés ou proscrits de leur vivant, et même déprimés longtemps
après leur mort ? Sans doute une secrète conscience de leur avenir les avertit qu’ils
n’avaient souvent besoin que d’un dédaigneux silence pour se laver de tous les
outrages, et que ce n’était pas la protection des dictateurs ou des monarques qui les
eût fait régner dans la mémoire en impérissables souverains de la littérature. À cet
article, nous avons noté que le Dante n’eut que lui seul pour défenseur de ses travaux
et de sa personne, contre la triple persécution des injustes partis et de la critique
perfide. En opposition à cet exemple, nous aurions pu citer Ronsard, renommé favori de
tant de cours européennes, et dont la gloire fut pompeusement ensevelie avec lui
devant les cardinaux, les ambassadeurs, et les potentats étrangers, moins bons juges
de ses vers que les modestes recteurs de nos Universités.
La haute et lumineuse raison qui préserva les beaux génies épiques des impressions du
goût éphémère, du fard des grâces mesquines, et de tous les vices qui prêtent aux
écrits une vogue momentanée, ne les rendit pas si indépendants de l’influence générale
de leur siècle et de leur nation, qu’ils n’en gardassent empreints en eux les
stigmates originaux et distinctifs,
sur lesquels on étudie
facilement la nature d’épopée en harmonie avec le caractère des peuples et des temps
qui les ont vu naître.
Parcourons d’un coup d’œil ces fastes des âges poétiques, et saisissons les rapports
et les différences de l’inspiration des muses et des sentiments de la multitude qui
leur fut contemporaine.
Voisine du berceau religieux de l’Égypte et de l’Asie, échauffée par l’astre d’un
beau climat, instruite par la sagesse des fondateurs de libres législations,
enflammée par les brillants prestiges de la mythologie des Linus et des Orphées, née
au milieu des cités naissantes que gouvernaient des rois possesseurs de troupeaux,
et nommés encore pasteurs des hommes, la Calliope des Grecs, belle, simple,
demi-nue, marche dégagée d’ornements superflus, qui auraient voilé ses contours
naturels. Soit qu’elle consacre les mouvements des Dieux de l’Olympe, soit qu’elle
célèbre les hauts faits de la terre, avec un langage tantôt mélodieux comme s’il
était céleste, et sublime ou prompt comme ses divinités mêmes ; tantôt passionné
comme les héros qu’elle fait agir, ou naïf comme les scènes domestiques dont elle
entremêle les récits aux narrations des combats ; toujours elle resplendit d’un
éclat imprévu, toujours elle se varie sans rompre l’intérêt qu’elle présente, et non
moins gracieuse que forte, aussi majestueuse que riante,
tour à tour séduisante et terrible, elle ressemble à la Grèbe libre, ingénieuse,
sensible, agitée, et guerrière. Telle on l’admire dans l’Iliade et
l’Odyssée.
Déjà plus sévère et plus ornée, la muse latine suit le cours des choses qui
l’environnent ; belle aussi par les charmes de la nature, dont le lustre se relève
en elle sous l’appareil d’un art exquis, on ne lui voit pas autant de formes
originelles que de composées ; on la dirait vêtue d’une robe souple et transparente
qui emprunte un peu de la gravité propre à la toge sénatoriale. Elle s’avance
dignement sous la riche élégance qui la décore sans la surcharger : ses discours
participent de la délicate urbanité d’une langue polie à la cour des patrons
opulents, des Lucullus, et des Césars ; elle exprime dans ses peintures le mélange
de ces passions civilisées qui se fomentent dans le sein des palais, et toutes les
fureurs des amours illicites. Elle se rend imitatrice en retraçant les jeux célébrés
en l’honneur du vieil Anchise, et les lois pastorales du bon Évandre ; mais
redevenant elle-même dans les tableaux de la grandeur du Capitole, mais embrassant
la vaste complication des lois de Rome et de sa conquérante politique, mais imbue
des dogmes de la philosophie pythagoricienne, elle s’ennoblit à détailler les effets
du renversement de Troie, les rivalités implacables de Carthage, les sentences de
Minos, l’immortalité promise aux justes, et le spectacle de la
bataille d’Actium. La sensibilité, qui la ramène avec tant de
douceur vers les images de la monarchie et de la paix, respire en ses fictions une
mélancolie contractée à l’aspect des guerres civiles qui désolèrent la république :
elle paraît se plaire à laver la pourpre impériale du sang dont les factions l’ont
noircie. Les personnages qu’elle consacre, moins saillants que ceux des temps
fabuleux, se montrent tels qu’elle les vit, effacés dans le frottement des intrigues
d’état. Son ton est plus législateur qu’héroïque ; enfin, n’étant pas si crédule que
la muse grecque aux dieux de sa théogonie, la muse de Virgile, sagement économe des
ressorts merveilleux, reluit davantage de la magnificence des arts qu’elle décrit,
de la pure majesté de l’histoire, et par là se conforme encore au caractère de la
ville éternelle dont elle chanta la fondation.
Vous rapprocherez avec une pareille justesse les pensées générales du temps où
vivait Lucain, des fruits de son imagination épique. Jeune commensal de la cour
infâme de Néron, son âme, consternée parla tyrannie des empereurs, recula pour ainsi
dire vers l’époque où le sénat et Pompée luttèrent contre son établissement dans les
plaines de Pharsale. Il ne peignit plus Rome sous les vestibules
des Césars, comme l’avait fait Virgile, qui n’osait qu’à peine rappeler les noms les
plus glorieux à la liberté détruite, de peur de réveiller les discordes dont il
avait vu les horreurs
anarchiques ; Lucain représente cette
Rome se débattant contre un chef ambitieux : il la montre au Capitole, au Forum, sur
les champs de batailles, et s’efforce de ressusciter les héros vengeurs de ses lois
sacrées, afin d’exciter ses concitoyens à secouer le joug du plus intolérable
esclavage. Les illusions de l’antique indépendance et les vertus premières de la
république, objet du culte secret des Romains opprimés, eurent en son poème, à leurs
yeux, toute la beauté idéale qui remplaçait le merveilleux mythologique. Nous
compléterons la similitude de sa conception mâle et du goût de son siècle, en y
ajoutant l’accord de son style hyperbolique et ampoulé avec l’abus des figures
oratoires d’une tribune alors prostituée aux panégyristes et corrompue par les
fleurs du bel esprit des Sénèque. Quelques personnes se souviennent peut-être avec
quelle chaleur je développai le grand caractère de Caton et l’éloquence de ses
harangues en faveur des lois du gouvernement établi, et contre l’audace de
l’usurpation du parjure César. Ceux qui me méconnaissent crurent que je recherchais
un moyen d’éclat en des allusions inévitables aux circonstances précédentes :
c’était, dans leur opinion, me déchaîner sans danger et sans but sur les
réminiscences d’un péril passé.
Vainement frappé des malheurs que je prévoyais de jour en jour, j’appuyai sur
l’exemple de la Pythie,
qui, dans un transport
involontaire, proclame son oracle au risque de sa vie.
On n’appliqua pas au sens de mes leçons animées les avis que j’y répétai tant de
fois, et ce que je m’efforçais de prédire.
Et lorsqu’il n’était plus temps de conjurer l’orage, l’événement m’aurait persuadé
que l’antiquité donna justement aux disciples des muses le nom de vates, puisque je me serais cru, comme la Cassandre d’Agamemnon, éclairé de
ce feu, de ce
mens divinior
, que je brûlais en vain
de communiquer à tous pour le salut de mon pays, si bientôt après je n’eusse pensé
que la seule habitude d’une longue méditation dans la retraite, et l’étude des
passions des hommes, nous conduisent simplement à pénétrer le fond des choses, et à
prévoir leur tendance et leurs résultats éloignés ou prochains.
Le zèle m’échauffait et non le ressentiment ; je parlais pour garantir et non pour
récriminer : maintenant que tous les maux ont été subis, que notre nation a gémi de
tant de peines, à Dieu ne plaise que je réveille le souvenir des dissensions, quand
nous ne devons plus nous envisager qu’avec des yeux fraternels ! Rien n’est plus
coupable et plus bas que de susciter les réactions, que d’aigrir les âmes, que
d’éterniser les haines au sein d’une famille réconciliée : c’est souffler le feu de
procès éternels et
sanguinaires ; c’est déchirer les plaies
que nous tendons tous à guérir ; c’est nous désunir dans la vue du passé, toujours
irrévocable, au lieu de nous resserrer contre les attaques de l’avenir, de plus en
plus menaçant. Environnés, vus, écoutés de toutes parts comme nous le sommes, nous
ne devons à-présent ressentir que le besoin de nous honorer et de nous soutenir
entre compatriotes ; nous ne devons plus nous étendre en déclamations sur les causes
de nos malheurs pour les augmenter, lorsqu’il s’agit d’y remédier en silence : ce
n’est point parmi les Français qu’il nous faut chercher nos ennemis ; mais parmi les
politiques du dehors, fauteurs comptables des excès futurs que produiront peut-être
les horreurs de la misère où ils ont plongé nos familles, nos provinces pillées, et
le trône même, à qui leur ambition cupide fait réellement la guerre en
l’appauvrissant. Sachons aimer, défendre ou plaindre tout ce qui est de notre pays.
Les mêmes sentiments, vous le savez, m’inspirèrent à cette tribune, l’année
dernière, un éloge mérité du courage surnaturel de nos armées, que nous tendions à
pénétrer du devoir de se rattacher entièrement à la seule cause de la patrie, pour
que leurs cohortes, précieuses à la défense publique, ne courussent pas à leur
destruction. La fatalité avait décidé que leur aveugle idole les entraînerait dans
le gouffre : il s’y est perdu ; il est tombé de lui-même, en nous coûtant des
légions
si braves, qu’on a cru devoir pour les vaincre
lever à la fois toutes les armées du continent ensemble, abuser nos villes à
l’annonce d’une paix, d’une amitié désintéressée ; et tant de forces réunies n’ont
eu pourtant à combattre que les restes de ces légions déjà fatiguées d’avoir seules
affronté l’Europe entière, et de l’avoir seules trois ou quatre fois vaincue. Ne
songeons qu’à nous consoler de nos mémorables pertes et qu’à fermer nos blessures :
on ne m’entendra plus adresser d’applications, désormais superflues, à l’homme en
qui je reconnus bientôt assez de force d’esprit pour égarer les peuples, mais point
assez de supériorité de génie pour les conduire.
Ne prolongeons pas la digression où m’a entraîné le sinistre sujet de la
Pharsale, et passons aux trois épopées italiennes qui s’accordent
si bien chacune avec les époques et le pays où elles parurent l’une après
l’autre.
L’Italie moderne, héritière de la belle littérature de l’ancienne, qu’avait
enrichie antérieurement le dépôt précieux des poésies et des chefs-d’œuvre de tous
les arts perfectionnés dans la Grèce, épura le mieux, sur les modèles de
l’antiquité, son imagination fécondée sous un beau ciel et agrandie par la vue des
admirables monuments. Sa catholicité s’était assise dans les temples du paganisme :
les superstitions exaltaient ses rêves mystiques, le commerce
l’entraînait aux incursions sur les rives orientales ; elle voyait
au même lieu, derrière elle, les tonnerres de Jupiter, et devant elle les foudres du
Vatican ; placée entre les idoles et les saints, poussée par la dévotion et la
volupté, se ressouvenant encore des nombreux assauts des barbares, qui la punirent
tant de fois de sa domination longtemps universelle, éblouie du luxe et des plaisirs
des fêtes durant les trêves que lui accordaient les prétentions de l’empire
germanique et les rivalités guerroyantes des princes qui la divisaient, elle dut
inspirer comme elle le fit le Dante, l’Arioste, et le Tasse, qui rassemblèrent,
chacun dans leur genre, la réunion de ses diverses qualités distinctives, et
reproduisirent toutes les empreintes de leur âge. Tous trois mêlèrent en leurs
poèmes le profane au sacré, comme ils le voyaient confondu dans le sein de
l’Italie : le premier, sublime, profond, hardi dans ses conceptions, mais
atrabilaire, ironique et vindicatif, s’élance sur les échelons de l’hiérarchie
séraphique jusqu’aux sommets du paradis imaginaire que lui ouvre la théologie de son
siècle, et se plonge dans un enfer dont il peuple les neuf cercles immenses de tous
les scélérats qui trempèrent dans les factions dont il fut la victime. Parmi le
nombre des plus hypocrites et des plus damnables, il jette en ses fournaises des
cardinaux, et même quelques papes simoniaques, homicides et sacrilèges. Son style
concis,
énergique, tout flamme et couleur, exprime ce que
le génie italien a de sombre, d’impétueux et de brûlant ; ses figures vives et
audacieuses, tout ce qu’il a de tristesse passionnée. Le second, d’une imagination
aussi élevée et plus régulière, épuré dans ses formes, narrateur et dramatique à la
fois, enjoué jusqu’à la folie, sage au milieu de son délire, et railleur malin sans
amertume, se plaît à raconter les guerres et les amours des preux, en y mêlant des
prodiges qui vous offrent partout les brillantes parodies des fictions d’Homère, de
Virgile, et d’Ovide, dont il saisit tous les tons en ses octaves harmonieuses : ses
élégantes aventures, qu’assaisonne à l’improviste le sel piquant de sa gaîté sans
cesse renaissante, vous font reconnaître ce fonds de vivacité volage et bouffonne
dont le feu pétillait dans les galantes cours d’Italie. Enfin le troisième, noble,
sérieux et sensible, en qui se développe une autre partie du naturel italien,
concentre les merveilles de son art sur les vastes rapports de la religion, de la
grandeur des états, et de la gloire. Il touche ces magnifiques objets avec un
pinceau tout emprégné de sa tendre mélancolie : l’exquise ordonnance de son plan
admirable et la dignité de ses chants l’annoncent en disciple de la sévère muse
latine ; mais le brillanté qui reluit dans ses détails, cette sorte de prestiges qui
ressort de la magie, les parures fleuries de ses héros, le fard de ses
enchanteresses, la surabondance d’ornements de leurs palais et de
leurs jardins, une certaine langueur voluptueuse qu’on respire en ses vers comme
dans la suavité des parfums, tout décèle que, plus accoutumé à peindre les
amoureuses sensations que les sentiments amoureux, il est plutôt le modèle de Italie
moderne que de l’Italie antique où Didon fut inspirée. La foi de l’auteur, la
noblesse de son genre, et la pureté de son goût, lui ont peu permis d’associer les
agents divins du paganisme à ceux de la chrétienté. Les deux prédécesseurs du Tasse,
en un mode moins grave et moins uniforme, ont été moins scrupuleux : il est peu
d’images bibliques ou catholiques, offertes, par le Dante, qu’il ne relève par des
comparaisons tirées de la mythologie. L’Arioste, enclin à se moquer et à rire de
tout, entrelace les ressorts de la fable et de la bible : est-ce que
déjà trop clairvoyant pour son siècle dévot, son esprit un peu philosophique avait
devancé les spéculations du maudit siècle de lumières ?
Remarquons, soit dit sans scandale entre nous, qu’il s’imaginait hardiment qu’un
ange envoyé par l’Éternel pour chercher la paix et le silence sur notre globe, et
pensant que leur asile devait être l’enceinte des cloîtres, ne les y rencontrait
pas, et pouvait ne trouver à leur place que la discorde dans les monastères.
Observons de plus, entre nous, qu’il menait
assez
cavalièrement, sur l’hippogriffe d’Astolphe, le digne apôtre saint Pierrea, porteur des clés du ciel.
Notons encore qu’en ce voyage du grand vicaire de notre Seigneur, il comptait au
nombre des choses perdues dans ce bas monde, telles que les soupirs, les vœux
stériles, les plaintes vaines, les mensonges, les riens et la fumée, non seulement
les couronnes et les tiares mal acquises, mais aussi la fameuse donation de
Constantin, qui enrichit le pontife romain de la possession des biens temporels, et
tous autres actes pareils, qu’il nomme apocryphes et menteurs. S’il ne met pas, à la
manière du Dante, les moines, les évêques et les papes sur le gril infernal dont
leur pieux zèle menace les incrédules, il n’édifie pas sur leur bonne conduite, et
se rit de leurs indulgences, de leurs bulles, et de leurs messes, autant que de
l’eau bénite de cour. Entre nous, l’aspect des désordres de l’église lui avait-il
déjà fait présumer qu’on la pouvait railler sans blesser la piété naturelle et
vraie ?
N’avait-il pas entrevu, dans les vieilles annales, que des chefs du sacerdoce très
accoutumés à interdire les rois, à les excommunier, à délier leurs sujets du serment
de fidélité, à prononcer leurs divorces, à sacrer même certains fieffés usurpateurs,
n’étaient pas les garants assurés de la morale des peuples et de raffermissement des
sceptres dans les dynasties ?
Le mélange qu’il fait au hasard des images de
l’idolâtrie
et de celles de la religion ne proviendrait-il pas de ce qu’il était frappé
vivement, dans son Italie superstitieuse, du contraste des temples chrétiens avec
des divinités païennes qui les avait occupés du temps de leurs prêtres, et de ce
qu’il voyait les princes du Saint-Siège achetant des Vénus, des nymphes et des
hermaphrodites, que leurs successeurs dégénérés revendent sans scrupule au profit de
leur humble pauvreté. Ce spectacle de tant de bigarrures sacrées et profanes n’aura
pas servi à purifier son imagination, pervertie par des idées de fausse raison
mondaine, qui depuis n’ont que trop germé dans les têtes ; mais peut-être s’est-il
innocemment persuadé que tout ce que chantent les poètes est sans conséquence, et
que c’est principalement à leur amour de toutes les chimères que convient la liberté
des cultes.
De tels monuments et leurs dates nous attestent du moins que les muses furent de
tout temps indépendantes des préjugés ; que nos pères, dans les âges antérieurs à la
Sorbonne, exercèrent une plus sage modération qu’elle envers leurs élégants
ouvrages, et que cette philosophie décriée comme une fille de nos jours d’erreur
était l’aimable et instructive compagne de nos aïeux. Hommage à l’Italie qui nous
présenta cette immortelle si vigoureuse sous les formes prononcées que lui prêta le
Dante, et si riante sous les atours légers et gracieux du divin Arioste ?
En poursuivant la recherche des rapports dont j’offre à votre méditation le résumé,
je rencontre parmi les épopées sérieuses le recommandable poème de Camoëns. Avant
que le retentissement des croisades eût fait éclore la Jérusalem
délivrée d’un cerveau tout poétique, l’essor du commerce et ses
découvertes sur des mers et des terres lointaines avaient inspiré le chantre des
Argonautes de la Lusitanie. Le Jason du Tage, moins brillant que le Jason
d’Iolchosb, agit moins qu’il
ne raconte, et l’on s’étonne qu’étant né sous l’empire du christianisme, ce héros
historique marche favorisé de la fabuleuse Cypris, que Cupidon et les Néréides
tentent de le séduire, et que Bacchus, irrité de son entreprise, et jaloux de lui
fermer l’Asie, conjure sa perte dans l’Inde orientale. Cette étrange conception
signale le danger de la servile imitation des meilleurs modèles anciens, lorsqu’on
traite les sujets modernes ; elle dénote que la littérature portugaise n’était
encore qu’à sa naissance au moment où parut la Lusiade ; elle accuse
le goût peu formé de son auteur, qui, sans égaler la beauté virgilienne et
l’heureuse régularité du plan et des justes fictions qui soutiennent
l’Argonautique de Valérius Flaccus, se laissa partout entraîner à
l’usage de ses moyens antiques, déplacés dans un fait récent. Peignant quelquefois
des lieux et des mœurs de convention poétique, il ne caractérise pas assez les
habitudes de ses navigateurs, et ne détermine pas nettement
leurs aventures dans les contrées qu’ils parcourent : néanmoins, soutenu par de
touchants épisodes, riche de détails fournis par une érudition maniée avec art,
plein de nobles sentences, et enflammé par les véritables sentiments de la gloire et
des vertus, il respire en sa haute poésie l’esprit industrieux, ardent, fier et
guerrier de sa nation. Son style, partout clair, concis et coulant, s’élève à une
sublimité toutes les fois qu’il exprime le constant amour de l’auteur
pour la patrie. On put douter, avant de posséder une vie exacte de cet illustre
chantre des expéditions de Vasco de Gama, qu’étant près d’être englouti dans la mer
par un orage, il sauva son poème, qu’il tint au-dessus des flots en nageant ; mais
on ne doutera pas que, dans sa belle et originale fiction du Cap des
Tempêtes, le géant Adamastor, qu’il créa, n’ait, malgré
les défauts qui opposaient tant d’écueils à sa réputation, ravi sa
Lusiade au naufrage de l’oubli1.
Si nous nous en rapportions au jugement qu’une
prévention
nationale dictait à Michel Cervantesc sur le poème de l’Araucana, la littérature
espagnole opposerait une épopée excellente aux plus belles de la littérature
italienne. L’erreur de cet éloge exagéré, que lui reproche Voltaire, est bien
excusable, puisque lui-même, qui en commet une plus grande que n’excuse pas l’amour
des productions du pays, et qui trahit les partialités de son goût en poésie épique,
ne condamne les défectuosités nombreuses du poème d’Alonso d’Ercillad que pour le placer une
fois en parallèle au désavantage de celui d’Homère, qu’il juge, en le travestissant,
plus défectueux encore. C’est un triste et pauvre sujet que la révolte d’une petite
peuplade américaine et sauvage, punie dans les montagnes du Chili de ses vaillants
efforts pour reconquérir son indépendance : il fallait que l’auteur, dans le conseil
inquisitorial de Philippe II, qu’il servit, et dans les cabinets commerçants de
Londres où il séjourna, se fût bien vicié l’âme aux leçons de l’injustice envers
l’Amérique pour armer des troupes contre les dernières victimes ralliées par le
ressentiment des barbaries de Fernand Cortès et de Pizarre ; car ne les imputons pas
à l’invincible et généreuse Espagne : de graves exemples nous ont appris qu’il est
absurde de noircir les nations des crimes de leurs gouvernements et de leurs
généraux ambitieux. Alonso n’obtint nulle récompense du succès de son expédition :
son orgueil entreprit, en la consacrant par les vers à la
mémoire, de se payer les périls que sa valeur y avait courus. Héros lui-même de ses
chants, son génie eut une même réussite que sa bravoure éclatante : un sujet
meilleur manquait à l’un, et une meilleure cause manquait à l’autre, pour que le
poète et le conquérant pussent triompher avec plus de gloire. Des descriptions d’une
contrée ingrate et rocailleuse, des faits d’armes prodigieux, des marches, des
campements, des harangues nobles et véhémentes, sèment de détails pleins de
mouvement et de feu les disparates et la longueur d’un plan indéterminé, sans borne,
et dénué d’invention. Toutefois on reconnaît, à la chaleur avec laquelle il peint
les batailles, l’héroïsme d’un guerrier qui rendit celle de Saint-Quentin si
désastreuse à nos Français. Il nous sied de le dire ; on retrouve en ses
inspirations belliqueuses un digne fils des indomptables vainqueurs des Maures, de
ces hommes dont notre Martel fut l’honorable émule : on croit entendre en ses
discours magnanimes un descendant de la race du grand Pélage et des Alphonse. Que
devient le poète rendu à ses propres maximes et à son art, qui l’éloignent de la
contagion des cours ? Quel enthousiasme ne prête-t-il pas à ses ennemis même pour la
cause de leur liberté poursuivie jusque dans leurs rochers ! Par quelle
impartialité, par quelle justice envers eux
sa plume ne
répare-t-elle pas les fureurs de son épée ! L’humanité l’éclaire sur leurs droits et
sur leurs malheurs, autant que la politique de ses maîtres l’aveugla. Se venge-t-il
des dangers où l’exposa leur résistance, des maux cruels qu’elle lui fit souffrir,
en tâchant de déprimer leur courage ?
Cette divine équité de sa muse correspond, dans la généralité de mes
rapprochements, avec la noble conduite de la nation espagnole, de qui la sagacité
réfléchie ne confond rien dans ses inimitiés éclairées. Quelle autre puissance
européenne eût pu légitimer sa colère d’autant de motifs douloureux, et charger de
poids plus lourds la balance des représailles ? Cependant, joyeuse et enorgueillie
d’avoir, en concentrant ses forces dans son sein, purgé son sol des invasions
étrangères, s’est-elle appuyée de quelque alliance, pour nous rendre des fléaux ?
Est-elle venue ici peser homicide pour homicide, et nommer restitution notre
dépouillement ? Elle a séparé la bonté d’un peuple qui gémissait sur ses désastres,
de la férocité des satellites qui les versaient sur elle. À l’approche de ses armes
sur la frontière, le midi de la France, se levant tout ému pour l’attendre, l’a vue
se désintéresser de toute vengeance : sa magnanime générosité s’est retirée devant
l’olivier que lui présenta l’un de nos princes, remarquable par sa constance
persévérante à ne marcher vaillamment qu’au milieu des Français.
La grandeur des autres nations du continent eut des poètes
épiques qui la surpassèrent ou l’égalèrent : ta grandeur, ô belliqueuse, fière, et
équitable Espagne, est au-dessus de tous les monuments de tes muses : la première,
tu donnas à l’Europe l’exemple courageux de se défendre ; la première tu lui donnas
la leçon de ne pas se venger : et cette touchante victoire sur toi-même sera l’un
des plus mémorables trophées qui puissent orner ton histoire.
Voyons quelle autre matière d’analyse nous a fournie l’Angleterre relativement à
l’objet que nous coordonnons sous vos yeux. Ici deviennent directement sensibles à
l’égard des conceptions poétiques, les influences d’un climat brumeux et froid,
d’une politique orageuse, de la morne tristesse, et des rêveries creuses qu’elle
répand dans les esprits, d’une époque de subtilités dogmatiques sur le libre arbitre
et sur la prédestination humaine : ces causes ensemble produisirent chez un peuple
remuant et orgueilleux, les théories qui enfantèrent une révolution dont les excès
furent trop contagieux ! L’un de ses partisans fanatiques ne recueillit que
l’amertume d’avoir embrassé les factions jusqu’à la frénésie : il se dérobe aux
réalités qu’il abhorre et qu’il méprise, en s’élançant vers un monde idéal ; son
âme, éprise de ses propres songes, adopte une révélation qui lui sert à s’expliquer
la chute et la dégradation de l’homme.
] Alors le Paradis
perdu présente dans sa majesté primitive la créature au sortir des mains
du créateur, attaquée, séduite, vaincue par un démon tentateur, qui la précipite
avec lui dans un abîme sans fond, où rugissent les vanités luttantes et
désespérées ; et dans ce gouffre, ce qui apparaît de moins terrible, c’est la mort.
Nulle image plus forte n’a peint l’excès des tourments qui déchirent l’orgueil
écrasé. Dans l’unité de ce vaste dessin rentre une infinité de détails, tantôt
bizarres, tantôt sublimes et ravissants : leur prodigalité fatigue, mais leur
richesse étonne. Les figures fières et grandes y sont touchées à la manière de
Michel-Ange ; les suaves et douces ne sont comparables qu’à celles de Raphaël : mais
leurs grâces n’ont rien d’imité, elles sont toutes originales : si les modèles des
sombres puissances diaboliques furent les agitateurs du parlement anglais, il n’est
d’autre image de la beauté que relève une pudeur céleste, du teint diaphane et pur,
des souples formes, et de l’ondoyante chevelure d’Ève, que le charme inexprimable de
quelques jeunes femmes anglaises. Le chaste amour qu’elle exprime et qui la colore,
ne tient plus de la volupté terrestre, et ne paraît être que la flamme de la vertu
conjugale. On regrette que des monstruosités contrastent avec ces doux objets : on
est importuné de je ne sais quelle teinte nébuleuse qui obscurcit par intervalle les
plus beaux endroits ; c’est le passage
des brouillards
épais noircissant les prairies de la Grande-Bretagne. Ce poème fut long temps
méprisé, puis vanté sans mesure, et critiqué sans réserve par les dissertateurs de
l’Angleterre, où la dissidence continuelle des opinions s’est exercée à tout
constituer méthodiquement en opposition polémique. Notre goût se montra plus juste
envers la merveille de Milton que celui de sa patrie. Nous ne reviendrons point sur
le tableau que nous avons fait de sa fierté mâle et de ses infortunes en notre
première introduction : observons seulement avec chagrin que le cours des démarches
coupables de sa jeunesse lui valut des richesses et les applaudissements des hommes,
et que l’innocent et noble travail du génie de son art, seul titre de sa gloire
aujourd’hui, ne fut apprécié ni récompensé par eux dans sa vieillesse.
Depuis sa mort, le fils de notre divin Racine en fit des éloges mérités, en
versifia des fragments dans notre langue ; et plus tard, notre célèbre Delille, par
une traduction qui devient un nouvel honneur pour ce poète, a généreusement payé
l’hospitalité qu’il reçut des Anglais.
Nos considérations sur Milton nous ramènent encore, ainsi que dans les précédentes
parties de ce cours, au poème de Klopstock, dont les beautés et les défauts
dérivèrent de l’imitation du
Paradis perdu :
car, en embrassant tout ce que la Germanie appelle sa littérature, on voit que les
épopées, les tragédies, et les romans britanniques, ont servi de modèles à son goût,
qu’elle n’a rien qui lui soit propre, qu’elle ne brille que d’emprunt, et que la
seule chose qui lui appartienne est cette inclination pour l’indéfini, pour le
surhumain, pour les mélancoliques extases, pour les visions intuitives, et presque
pour l’incompréhensible, toutes choses qu’elle offre en modèles de l’excellence sous
le titre de système romantique. Par une étonnante contrariété que nous avons déjà
remarquée, l’Allemagne proscrit de son théâtre, à l’exemple de Shakespeare, sur
lequel ses drames sont formés, les unités que la Grèce, l’Italie, et la France, ont
si heureusement maintenues ; tandis que son poème épique les adopte avec la plus
fatigante régularité, dans un genre qui ne les commande pas, et qui laisse une
grande latitude aux voyages de l’imagination. La Messiade, qu’un juge
de mauvaise humeur pourrait nommer une haute psalmodie, n’est généralement qu’une
ode démesurée ; la sainteté des sentiments lui prête une réelle magnificence ; mais
qui de nous pourrait se plaire à entendre, de suite, un hymne en plusieurs chants,
dont quatre roulent sur les heures de l’agonie du Christ ? L’invocation à l’âme, les
cantiques de Miriame et de
Deboraf, la fiction terrible
du suicide de Judas, quelques scènes séraphiques, et la
mélancolie d’un épisode sur l’amour épuré par la religion, voilà des morceaux
frappés au coin de l’originalité. Le reste n’est que vague réminiscence, et
déclamation ambitieuse, un faux sublime toujours lyrique, toujours tendu ; moins de
profondeur que de vide ; des êtres fantastiques et gigantesques, de qui les formes
indécises apparaissent comme à travers les vapeurs d’un horizon où se grossit et se
perd leur image ; l’action continuellement hors de l’humanité : répondra-t-on qu’un
sujet tout divin exigeait un langage mystérieux, et des ressorts entièrement
surnaturels ? C’est là l’erreur du génie tudesque : sa hauteur pouvait sans déroger
dans la Messiade, descendre à la naïveté sublime de l’évangile :
l’extrême simplicité qui l’embellit d’un bout à l’autre, ajoute au merveilleux des
paraboles qui en font l’ornement épisodique : par cette seule qualité si rare, les
miracles même y sont vraisemblables. Il est notable que de tous les écrits
paraphrasés sur l’histoire du Messie, aucun n’est si naturel, que le
Nouveau-Testament : aussi ce livre a-t-il fait fortune ! Quoi de plus élevé que les
narrations de l’Écriture sainte ? Pourtant, quoi de plus familier à tous les hommes
dans les aventures et dans le langage ? Laissons aux Germains prendre leurs
fantaisies pour les spéculations d’un beau idéal encore inconnu : qu’ils se
délectent dans leurs espérances de perfectibilité spirituelle : contentons-nous de
rester à la perfection
bornée par nos grands maîtres.
Fermons notre école épurée à l’invasion de la littérature des Velches, si nous ne
voulons corrompre la nôtre, devenue presque universelle. J’avertis que nous ne
saurions trop nous défendre quand le mal nous gagne, et que les souffles poétiques
du nord, et ses vapeurs romanesques, finiraient par éteindre en notre raison les
lumières vives, égales et claires, que nous avons reçues des flambeaux de l’orient
et du midi.
Qu’importe aux auteurs français qu’on leur dise que l’Art poétique
de Boileau est étroit, et sans hautes vues, si les seuls principes qu’il renferme
dirigent sur les traces d’Homère dans l’épopée sérieuse, et s’appliquent au
Lutrin, dans l’épopée badine. Est-ce d’une érudition laborieuse et
patiente qu’on se targuera pour devenir les précepteurs du génie ? On aurait tort :
et les étrangers, vraiment doctes, que je ne confonds pas avec les pédagogues,
conviennent les premiers que, moins instruits, mais mieux que les pédants de leur
pays, nos bons auteurs en savaient assez, puisque leurs livres sont les plus
classiques depuis la latinité. Échangerons-nous ces avantages certains contre de si
douteux, que nous préconisent nos voisins ? Ce n’est pas la première fois qu’on nous
veut détourner du droit chemin : tenons-nous-y ; l’étude de plusieurs langues
n’habitue pas à bien écrire la sienne. Les poèmes de Bertautg et de Ronsard nous ont appris à ne plus
nous guinder pour paraître grands, et surtout à ne plus
tendre à des sublimités inintelligibles. Les critiques de Perrault et de La Motte,
surchargés de vain savoir, nous ont donné déjà contre les errements de l’antiquité,
ces leçons que renouvellent les détracteurs des belles-lettres françaises. Ils
s’imaginaient étendre aussi, par leur esprit moderne, les bornes de l’art des
anciens ; l’infériorité des ouvrages de ces novateurs sur ceux de Voltaire, prouve
s’il a bien fait de garder la route battue pour faire avancer les lumières. Son
théâtre, quoique astreint aux rigoureuses unités grecques, n’en a pas moins porté
les leçons pathétiques de la vertu et de la philosophie chez toutes les nations
vivantes. Sa Henriade, bien que dénuée de sentimental enthousiasme,
n’en est pas moins restée supérieure à l’emphatique Messiade. Le
style en est élégant, correct, attachant, et vrai : qui sait encore à quelle
perfection fût parvenu ce poème, que nous ne plaçons qu’en un rang secondaire, si
notre auteur, aussi fidèle à l’école d’Homère qu’à celle de Sophocle et d’Euripide,
eût, en créant des fictions, et en détaillant les localités, mieux entrelacé les
épisodes à l’action, et le merveilleux à l’histoire. N’est-ce pas l’influence des
raisonnements de notre âge qui a refroidi les tableaux offerts à sa raison suprême,
et substitué la métaphysique des maximes au mouvement des caractères ?
Sans nous appesantir sur ses défauts relevés dans nos
longues analyses, comparativement avec les chefs-d’œuvre, et sans vous entretenir
plus longtemps de la Henriade, qui vous reste présente, osons assurer
que son incontestable mérite, prouvé par un succès non démenti, lui acquiert un
droit aux honneurs épiques ; et quel titre plus recommandable pour nous qu’une
morale épopée qui retrace saint Louis à notre âme, Henri IV à nos cœurs, la guerre
civile à notre épouvante, et l’intolérance fanatique à notre indignation.
C’est peu pour Voltaire de soutenir son universalité de talent, dans le genre
auquel il était le moins appelé, la carrière de l’épopée badine lui offre une autre
palme à saisir ; il la dispute gaîment à tous ses concurrents, et, dans la lice, le
voilà presque sur les pas de l’Arioste, qui, lui seul encore, le devance. Cependant
je me souviens trop des embarrassantes circonlocutions par lesquelles je fus
contraint à passer, en vous analysant le sujet et les épisodes de son chef-d’œuvre
d’ironie ; des périphrases qui m’amenèrent à vous persuader qu’il avait pu sans
crime se moquer de saint Denis et de saint George ; de l’obliquité des tours qui me
conduisirent jusqu’à la chaudière infernale où rôtit son moine Grisbourdon avec tant
d’impudiques et d’homicides canonisés ; de ma peur qu’un éloge involontaire sur
l’invention, le feu, la verve, qui brillent si éminemment en ces damnables fictions,
ne
me fît passer pour un philosophe impie ; je me souviens
trop, enfin, que je tremblais à chaque citation de soulever le scandale, pour oser
vous offrir encore de son côté risible le poème que vous savez. Si c’est un péché de
croire qu’il est excellent sous ce point de vue, au lieu de se rétracter, bien des
gens de goût mourront dans l’impénitence finale. Mais, pour le juger sérieusement,
tournons-le du sens qui nous a paru condamnable.
Était-il séant qu’un poète français lançât les traits du ridicule sur
l’infortunée Jeanne d’Arc ? Celle qui paya de sa vie la
délivrance de son pays, méritait-elle qu’une maligne satire immolât sa mémoire ?
Quel vicieux badinage que celui qui flétrit le plus courageux sacrifice ! Tout
l’esprit de Catulle aurait-il pu l’excuser devant les Romains les plus corrompus,
s’il eût souillé le nom de Clélie ? Que prétendait Voltaire ? railler la crédulité
grossière, les momeries ecclésiastiques, la foi dans les miracles, et les
dissolutions des cours. Quoi ! dans le cadre de ses plaisanteries ne pouvait-il
pas faire entrer mille autres faits ? N’avait-il pas la papesse Jeanne, la cour
pontificale des Borgia ? N’est-il qu’une seule époque où se rencontrent des pères
Bonifoux près les rois, et des Bonneau chez les princes ? Est-ce durant le règne
de la Régence qu’il crut nécessaire de chercher en des temps reculés le tableau
des mauvaises mœurs ? ou plutôt ce cosmopolitisme y effet dangereux de son
commerce avec les étrangers, de sa résidence à Berlin, et
de son passage à Londres, en lui persuadant qu’il valait mieux appartenir à tous
les pays qu’au sien, lui conseilla-t-il de tourner en dérision l’héroïne qui
seconda le dévouement des La Hire, des Dunois, et des Saintrailles ? Ah !
l’infatigable adversaire des stupidités barbares, loin de profaner une vaillante
libératrice, eût dû verser son fiel le plus caustique sur les Anglais, qui
achetèrent cette victime, ses juges, et ses bourreaux. Car, si l’orgueil joint à
l’ignorance les convainquit que ses victoires sur eux tenaient du sortilège, leur
superstition fut monstrueuse : s’ils feignirent de la croire sorcière pour la
brûler vive, leur lâche vengeance est plus monstrueuse encore. Comment, à la seule
idée de ce procès féroce, a-t-il entrepris de s’égayer si longtemps des
brigandages que dirigeaient dans la France les Chandos et les Talbot ? Que ne
s’est-il souvenu des beaux vers de Malherbe, dont la noble lyre s’accorda si bien
aux sentiments de nos pères sur Jeanne d’Arc ?
Voltaire ne laissa-t-il pas apercevoir, en s’écartant
de
cette leçon, que son esprit si étendu était plus élevé que son âme ? Sa
philosophie le devait avertir que non seulement il outrageait sa patrie, mais
qu’il trahissait son art, puisque la raillerie tombe à faux, quand son objet est
respectable et sacré ; elle l’eût convaincu que ce n’est point une imposture, mais
une nécessité patriotique, d’exalter les croyances, et jusqu’aux préjugés du
temps, pour sauver le peuple d’un joug ennemi : elle eut peint à sa pitié la
brutale ivresse des soldats et leur pillage, semant l’effroi, l’injure, le feu, la
mort, sous le chaume des agriculteurs, et l’indigente fille du village de
Domrémyh, poussée, comme
par le ciel, à chercher dans les camps la sûreté que l’étranger ravit aux
paisibles cabanes. Le commun péril la met hors d’elle-même ; son transport naturel
est son guide, sa mission est son désespoir, son courage est son miracle : elle
crie aux armes en inspirée ; Dieu, le roi, la patrie, volent de
bouche en bouche à sa voix qui communique l’enthousiasme ; l’espoir gagne l’armée.
Le bruit monte jusqu’au prince : on la croit, ou l’on feint de la croire, pour
rattacher les rangs et les drapeaux à quelque dernier prestige : l’illusion est
suivie jusqu’aux murs de Reimsi ; et la valeur française la réalise, en achevant de délivrer
notre sol natal. Certes un si beau fait, qui ne put avoir d’autres circonstances,
est réellement merveilleux, mais non faussement miraculeux, et ne devait pas
essuyer les sarcasmes d’un écrivain national. Nos respects
pour Voltaire n’adouciront pas ce jugement de notre cœur : nous en déduirons en
instructive conséquence de notre analyse du rapport des poètes avec leur temps, et
du danger pour nous des contacts extérieurs, que s’il n’eût pas cédé à la manie
moderne du dénigrement de l’utile et du beau en toutes choses, et qu’il eût mieux
gardé l’antique feu qui brûlait Eschyle et Tyrtée, il ne se fût pas joué d’une
martyre de la patrie. Heureux que, pour atténuer ce seul tort envers la France,
ses lumières aient jeté tant de splendeur sur elle, et que ses éminents succès
aient répandu, pour sa gloire et pour la nôtre, tant de vérités profitables au
genre humain !
Maintenant reportez, s’il vous plaît, votre pensée sur le rapide aperçu des
annales épiques, par lequel j’essayai de saisir l’esquisse de la double influence
des âges sur les épopées, et des épopées sur les âges, vous reconnaîtrez qu’il est
peu de nations qui en compte plus d’une bonne, tant ce genre de poésie est rare !
vous mesurerez leurs efforts littéraires à cette énumération : il nous en reste
deux sublimes de l’ancienne Grèce, et laissées par un seul auteur : l’antique
Italie en eut trois, en y comprenant l’Argonautique, qui occuperait un premier
rang, sans la perfection de l’Énéide : l’Italie moderne, plus riche
en
littérature que toutes les nations nos contemporaines,
se glorifie des trois les plus admirables : les autres régions n’en possèdent
qu’une ; et l’Angleterre produisit la plus originale et la plus profonde, depuis
celles de l’antiquité. Nous comptons de plus qu’elle, avec notre poème sur la
ligue, les deux chefs-d’œuvre du badinage de Boileau et de Voltaire. Dans cette
supputation de ce qu’il y a de meilleur,
Ce vers sera notre excuse envers les Le Moynej, les Chapelain, et le fécond Scudéryk qui, nous dit-il, en une préface, a pris soin d’étudier et de méditer toutes les poétiques, et tous les
poèmes connus dans les langues mortes et vivantes, afin que son érudite
Minerve l’aidât à composer sur les règles infaillibles de l’art, cet
Alaric, dont il dédia le fatras à la reine Christine.
Convaincu, messieurs, qu’il ne suffit pas, en traitant de la poésie, de démontrer
comment on a bien fait, si l’on n’indique les matériaux que l’on peut manier
encore pour bien faire, pensant qu’on la professe mal, si l’on n’ajoute pas à son
impulsion, et qu’à son égard on doit se dire, comme en toutes les grandes choses,
profitons du passé, mais allons en avant, et regardons l’avenir ; je tentai de
mettre en évidence aux yeux des muses françaises la conformité des vastes sujets
épiques, et des ébranlements
par lesquels venait de se
reconstituer notre état politique, en 1814.
Le spectacle d’une ligue amphictyonique, suscitée pour abattre un fléau des
nations, et montrant à sa tête un de leurs souverains qui, provoqué follement aux
limites glacées de l’Europe, l’avait sitôt franchie tout entière comme une noble
lice ouverte à ses pas ; la royauté ramenée sous les auspices d’une liberté
légale, et se rasseyant sur les décombres tout sanglants des édifices de la
tyrannie, que faisait crouler la main d’une paix alors généreuse. Les espérances,
la surprise du peuple ému de voir remonter sur le trône une ancienne famille en
qui la majesté respectable du rang était devancée par cette sorte de majesté
touchante qu’impriment les longs malheurs ; les premières paroles d’un roi
dissipant les craintes, scellant le pacte social, et faisant écouler soudain ces
flots d’armées étrangères qui, satisfaites d’avoir expulsé leur ennemi, semblaient
craindre de profaner leur triomphe, voilà quelles riches données j’indiquais aux
poètes : cet instant d’illusion paraissait favorable à l’épopée : mais qu’elle s’y
arrête et n’envisage plus ses suites. Les saints et purs mobiles des croisades de
religion les rendirent, un seul moment, dignes de la lyre du Tasse : depuis cette
époque précise, il n’appartint plus qu’à l’histoire de constater la dégénération
de leur grandeur en une politique ambitieuse,
commerciale, vindicative, et spoliatrice. Ce n’est, de même, qu’à son burin de
tracer comment la croisade de l’humanité, détournée de son but, affecta de
confondre un peuple loyal avec des perfides, pour lui vendre au prix de ses
dépouilles le rameau flétri de la paix, autour duquel toutes les branches de
l’industrie peuvent rester desséchées longtemps sur une terre que d’innombrables
troupes ont dévastée. Ceux d’entre ses chefs, qui auront aggravé ou allégé les
poids demeureront inscrits dans les archives du ressentiment ou de la
reconnaissance. La modération magnanime y distinguera deux fois l’Alexandre du
Nord. Il peut en croire l’éloge que lui adresse un Français qui, par une certaine
fierté nationale, très facile à s’expliquer, eût rougi, tout en l’admirant, de
chercher sa présence dans Paris, et qui désire que sa louange sincère le suive à
Pétersbourg. Sa générosité, que n’a point démentie une seconde épreuve, me
rappelle un présage de notre pur et sensible auteur de Paul et
Virginie, qui le connut en sa première jeunesse, et me dit un jour :
« Il a des traits du Télémaque de Fénelon. » Ne serait-ce pas une nouvelle gloire
pour notre littérature que les nobles qualités qu’il a déployées eussent été les
fruits de la philosophie qui règne en ce beau livre, auquel ne manque, pour être
une épopée, que le lustre éclatant des vers ; mais qui, nous ayant indiqué la
route convenable aux
progrès du bien, nous enseigne, par
son exemple, à célébrer la vertu morale qui fonde les états et les enrichit, et
non la guerre qui les ruine et les renverse ; la Sagesse qui désarme la Discorde,
et non la Politique ennemie qui la soudoie et l’alimente ; l’équité qui crée et
maintient les lois en accord avec les droits de tous, et non cette vengeance qui,
s’érigeant sous son nom en réparatrice des torts, punit le crime en limitant,
perpétue entre les peuples une dette de sang et de rapine qu’on n’acquitte que par
de nouveaux forfaits ; et revendique aux rois, aux cités appauvries, des biens,
des droits acquis par des traités solennellement signés ou confirmés par les dons,
et qui, s’ils remontaient de réclamations en réclamations, aux premiers
possesseurs à qui les ôta la victoire, reviendraient aux Syracusains et aux Grecs,
s’armant pour reprendre aux princes et aux pontifes leurs vases d’or et d’airain,
les statues de leurs dieux, leurs temples même, et surtout leur liberté.
Puissent les Muses ne plus exalter les fureurs d’une telle justice, ni l’amour
des sources du désordre ! Puisse l’ouvrage salutaire de Fénelon, qui se
nourrissait du miel attique le plus pur, nous détourner, en nous inspirant son
goût, de chanter ces passions fatales ! La carrière qu’il ouvrit agrandira
l’épopée, si c’est Minerve qui l’anime : oui, c’est la prudence ; ce sont les lois
que doivent faire aimer les belles
compositions soutenues
par de beaux vers : oui, que désormais notre Calliope, dédaigneuse de la renommée
des homicides, consacre les conquêtes des lumières, plus constantes
que les conquêtes des armes ; qu’elle fasse reluire ces lumières du temps
qui n’ont cessé de marcher insensiblement à travers les plus effroyables
obstacles, au but des vœux toujours exprimés dans les États généraux de la France,
et par l’Assemblée constituante, dont la tribune eut tant de splendeur !
Espérons que ces lumières de la raison surmonteront enfin la vanité des
prétentions surannées, les usurpations récentes, les antipathies invétérées, et
qu’elles préviendront la lutte dangereuse qu’on voudrait susciter entre l’ancienne
royauté gothique et la nouvelle royauté constitutionnelle.
Nul effort n’a pu ni ne pourra faire rétrograder le cours entraînant des idées
qui fondent cette dernière : elles éclairent ce système de monarchie
représentative, où sont recueillis et remis en contrepoids les débris des forces
détruites avec les éléments des forces acquises, système dont la simplicité forme
sa base d’un petit nombre de principes éternels et, quoi qu’on en dise,
irrésistibles ; système admis par le Mentor couronné de la famille royale, et qui
tôt ou tard, malgré les chocs de la guerre, des vieux préjugés et des fanatismes,
fera triompher les victoires pacifiques du siècle, et attestera l’invariable
progrès des travaux de la pensée.
L’ordre des conditions constituantes de l’épopée nous amène à traiter de celle des
mœurs : elle ne peut être définie qu’après avoir écarté toute
idée étrangère à ce qui la concerne. Il n’est pas question, en parlant des mœurs, de
recommander aux poètes le respect des bienséances morales, et le soin d’inspirer
l’honnêteté par des exemples honnêtes ; mais de peindre les lois, les opinions, les
habitudes des nations, telles qu’elles sont, et de les représenter bonnes ou mauvaises
avec une exacte fidélité. Le poète, à cet égard, est astreint à la même règle que
l’historien, qui n’invente ni ne choisit les choses qu’il raconte, mais qui les prend
ainsi qu’il les trouve, et qui les expose sans déguisement et sans altération. Disons
donc que l’épopée doit offrir l’image de la religion, de la politique, et des usages
publics et privés, soit du
peuple, soit des héros dont elle
consacre les faits : plus son imitation est vraie et détaillée, plus son effet est
puissant sur les esprits. Ce n’est point en cet objet que convient l’imaginaire et le
général : on y veut le réel et le particulier. Les hommes ont des passions, des
habitudes, et des caractères naturels, qui se ressemblent en tous temps et en tous
lieux : néanmoins ces traits primitifs ne sont pas les seuls qui leur soient propres :
l’état de barbarie ou de civilisation leur en imprime d’autres qui se modifient à
toutes les époques, sous l’influence des lois. Ni les actions ni les discours de
l’homme sauvage, ou récemment en société, ne seront pareils à ceux de l’homme policé :
ces différences entre les individus existent entre les races humaines par la suite des
temps, et entre les nations par l’empire dei gouvernements établis. Les peuplades
naissantes, n’ayant que des idées et des besoins bornés au nécessaire, auront des lois
domestiques et des coutumes simples : les états vieillis, ayant étendu leur industrie
et leurs désirs jusqu’au superflu, dont ils ne sauraient plus se passer, seront
surchargés de rites, de lois civiles, militaires et commerciales, et de règlements de
police, aussi multipliés que leurs vertus nouvelles et que leurs vices nouveaux. Le
nomade n’existera point comme le colon sédentaire, ni l’habitant des campagnes comme
l’habitant des cités, ni celui des villes comme celui des cours. Ce sont ces
diversités qui composent les mœurs. On les observera dans la fable épique, parce
qu’elles influent autant sur les événements que sur les caractères, et sur les
passions des personnages ; car le courage, la vertu,
l’ambition, l’amour, affections communes à tous les hommes, diffèrent en eux suivant
leur éducation diverse, et selon les mœurs qu’ils tiennent des institutions de leur
siècle et de leur pays. La fierté de Thémistocle, plaidant pour la défense de la
patrie, ne consistera pas à se venger d’un geste qui le menace d’un coup offensant ;
il dira : « Frappe, mais écoute », tandis que l’honneur chevaleresque, plus personnel
que civique, se croirait avili de tolérer un tel outrage. La résignation d’Abraham et
du vieux Brutus immolant leurs fils, l’un à la loi divine, l’autre à la loi publique,
ne paraîtra qu’un acte superstitieux et féroce aux peuples modernes, en qui d’étroites
et de vulgaires maximes ont détruit le zèle qui dut transporter les fortes âmes des
fondateurs de la religion et de la liberté ; de même le dévouement égal de Zamti,
sacrifiant son enfant au salut de la famille de ses rois, ne semblera qu’un prodige de
servitude au peuple imbu de principes contraires à la monarchie. Tous ces exemples
seront pourtant beaux et convenables aux mœurs des nations et des époques, où éclata
leur gloire pareille en trois causes différentes. Ces grands traits signalent les
mœurs ; et c’est à les choisir dans cet ordre rare et élevé que se distingue le génie
épique.
Commençons toutefois par reconnaître que toutes les mœurs, fidèlement peintes, sont
intéressantes en poésie : nous discernerons, après, lesquelles sont préférables dans
l’épopée. Toutes plairont, si l’auteur les offre sous leur aspect vrai, parce qu’il
n’est pas d’objet que l’art ne rende agréable en l’imitant bien, et en
l’embellissant de sa magie sans le dénaturer. Mais toutes ne
charmeront point, parce qu’il est des réalités uniformes, communes, peu susceptibles
d’être vivement tracées et coloriées, tandis que d’autres présentent des faces neuves,
contrastantes, et riches de leur propre splendeur.
On s’accorde à penser que les temps originels, les âges nommés héroïques, se
prêtent mieux aux illusions des poètes que les siècles plus rapprochés de nous. La
raison s’en déduit de la tendance même d’un art qui n’excelle jamais davantage qu’en
excitant la surprise par le complet développement des passions violentes : or, où se
rencontrent-elles plus fortes, plus impétueuses, et, en quelque sorte, plus
aveuglement instinctives que chez les hommes à demi barbares et à demi civilisés.
Plus près de la nature, ils n’auraient que des habitudes sauvages, brutales,
abjectes ; et leur informe société, sans culte, et sans idée d’un code, ne
présenterait rien de ce qui porte le nom de mœurs : trop loin de cet état primitif,
et dégénérés d’eux-mêmes, ils auront perdu l’énergie de leurs sentiments assujettis
aux chaînes d’une législation compliquée : les principes du droit des gens
émousseront l’âpreté de leurs aversions nationales : la seule peur du ridicule
tempérera l’emportement de leurs querelles domestiques : la diversité de leurs
usages participera de la multitude des relations qui étendront leur communauté ;
leurs caractères propres s’effaceront dans le commerce d’une politesse délicate et
trompeuse ; la dissimulation suppléera sans cesse à la violence ; leurs traits
seront moins saillants, et
n’exprimeront qu’à peine les
mouvements captifs de leur cœur, et les affections déguisées avec art dans le
mystère de leurs pensées. Dégradés de leur dignité naturelle, modelés par leur
éducation subtile, on ne leur verra plus que de mêmes contours, qu’une même
empreinte ; et encore celle-ci paraîtra-t-elle confuse et peu marquée : chez eux les
pratiques de la religion n’étant plus qu’une froide démarche d’intérêt et de respect
humain, cesseront d’avoir ce je ne sais quoi d’auguste et d’attendrissant qu’une
sincère croyance donne à l’appareil des cérémonies : chez eux l’absence des mâles
vertus fera consister le devoir et la morale en bienséances glacées : la joie même
sera sans transports ; et la rigueur de la symétrie et des étiquettes attristera les
festins et les plaisirs. Il n’est pas jusqu’aux fureurs de la guerre qui, réglées
par un art diplomatique, ne prescrivent une mesure à l’effusion du sang, et ne
modèrent l’horreur de ses actes inhumains, par les conventions d’un honneur et d’une
générosité d’ostentation. Mais les peuplades restées encore entre la première
barbarie et la civilisation dernière, incessamment poussées par la nécessité de
l’agression et de la défense ; forcées à combattre, pour exister ou s’agrandir,
contre les voisins qui les menacent ou qui les pressent ; mues par des passions
ardentes, ces peuplades adorent les dieux avec fanatisme, embrassent les vertus avec
enthousiasme, fondent leurs droits sur l’audace et les armes, suppléent à la justice
incomplète de leurs lois par la promptitude des vengeances, punissent les outrages
par des crimes, et les férocités par de sanglantes représailles : la raison
n’oppose qu’un frein léger à l’instinct véhément qui les
entraîne ; amour, amitié, dévouement, haine, orgueil, colère, cruauté, tout en elles
est extrême ; et le passage subit de leur âme aux plus violentes agitations
multiplie en leurs caractères les contrastes perpétuellement variés des transports à
l’abattement, de l’excès de la crainte à l’excès de la témérité, et de la tendresse
ou de la pitié profonde à la plus atroce fureur, sources du pathétique et du
terrible.
Telles sont les mœurs des nations conduites par Achille, Ajax et Diomède, mœurs les
plus épiques, dont limitation la plus exacte ait fait le tableau le plus vivant. Ces
mœurs sont comparables, sous quelques rapports, à celles de la chevalerie ignorante,
guerrière, et déjà polie, ou plutôt dégrossie un peu de sa rudesse gothique, tant
par l’attrait galant d’un sexe toujours idolâtré dans la Gaule, que par l’influence
des dogmes évangéliques, et de la législation italienne. Les mysticités, d’autant
mieux accueillies par des hommes turbulents et crédules, qu’elles leur sont plus
inintelligibles, soulèveront, ligueront, armeront leur effervescence aveugle et leur
indomptable humeur contre l’Islamisme oriental ; et la barbarie européenne, opposée
à la barbarie asiatique, se mélangera pour l’embellissement de l’épopée, avec les
pompes religieuses, et les règlements politiques et militaires qui accompagneront
les meurtres et le brigandage sanctifiés par la délivrance du Saint-Sépulcre.
Combien de diverses couleurs elles fourniront au pinceau du Tasse !
On trouvera des oppositions non moins fortement épiques chez les peuples
entièrement
civilisés, mais aux époques de leurs
révolutions. L’esprit des sectes et celui de l’indépendance passionnent alors tous
les hommes. Stimulés par le zèle, exaltés par l’émulation et l’ardeur de la gloire,
irrités par les obstacles, leur courage s’accroît en raison des palmes ou des prix
qu’ils espèrent, et des périls auxquels ils s’exposent. Les lois interrompues
cessent de les régir : la violence reprend le dessus, mais elle se gouverne avec
industrie : les caractères primitifs de rivalités, d’avarice, de bassesse, de
grandeur, de désintéressement, de courage, et d’orgueil, reparaissent en toute leur
force : mais les nations ne redescendent point dans l’état sauvage d’où leurs
institutions les ont retirées. Elles rentrent dans cette demi-barbarie, qui
participe à la fois des brutalités de la nature, et des molles habitudes de la
civilisation. Dans ces grandes luttes, on revoit les traits distinctifs des empires
ou des républiques qui eurent des vertus pour fondement constitutionnel : ceux-là
conservent encore des mœurs tendantes à leur régénération ou à leur
perfectionnement : en cela leur destin intéresse, et mérite la mémoire que lui
assure la poésie qui le consacre. Les états où l’humanité n’eut d’autres statuts que
les édits d’un despotisme héréditaire, ou que les lois d’un honneur chimérique,
honneur étranger au bien de la patrie ; ces états, dis-je, n’ayant plus, durant ces
renversements de tout ordre, ni soumission, ni fidélité aux serments, ni vraie
noblesse d’âme, n’offrent qu’un spectacle de dissolution affligeante, parce que,
également privés du repos de l’esclavage et du bonheur de la liberté, ils n’ont, en
effet, plus de mœurs
qui les caractérisent, et ne sont plus
qu’un informe assemblage auquel on ne peut plus donner le titre de nation ni
républicaine ni monarchique.
Les poètes s’appliqueront donc à choisir les époques où les mœurs reluisent de tout
leur éclat : mais quelles que soient celles qu’ils représentent, ils sont certains
d’attacher la curiosité en les traçant avec détail, et d’une manière conforme aux
temps, aux lieux, et aux personnages. Qu’ils réfléchissent au parti qu’a su tirer le
talent de Virgile des minutieuses circonstances qui occasionnèrent l’établissement
des petites peuplades d’où la puissance romaine devait sortir. Sa muse fait-elle un
seul pas sans décrire avec soin les cérémonies, les coutumes du peuple fugitif, dont
elle chante les destinées, et des nations naissantes chez lesquelles il porte son
culte et ses usages ? Ne joint-elle pas à ces détails de mœurs générales ceux des
mœurs particulières à l’infortune ?
Virgile trace en un délicieux épisode, les regrets de la patrie, et la fidélité
conjugale dans le cœur de la plus illustre veuve troyenne. Ce récit, caractéristique
des mœurs, est dans la bouche d’Énée, qui raconte sa surprise, en abordant sur les
côtes de l’Épire, d’y avoir retrouvé la triste Andromaque.
Delille note ici que le poète laisse deviner au lecteur, sans le lui dire, que l’un
de ces autels est consacré à son fils, et l’autre à son époux : ce silence est un
trait délicat, et l’on cherche pourquoi le traducteur, qui l’a si bien senti,
exprime ce que Virgile a cru devoir taire, ne soupçonnant pas qu’on pût s’y
méprendre ; et surtout lorsque la veuve, apercevant Énée, s’écrie éperdue :
« … Est-ce vous
? ou n’êtes-vous qu’une
ombre ?
Exclamation qui prouve que son amour n’accepta jamais d’autre mari que le père
d’Astyanax : et lorsqu’ensuite interrogée par Énée, qui lui demande si elle rend des
honneurs funèbres à son Hector ou à Pyrrhus :
Vertueuse et sublime réponse où respire l’éternelle douleur de son veuvage, et qui
ne laisse plus douter que la victime des liens de Pyrrhus ne soit, dans le fond de
son âme, restée la fidèle épouse du seul Hector. Le sort de Polyxène égorgée lui
paraît préférable au malheur de profaner son lit conjugal. Énée la trouve rappelant
la présence de son époux à sa tendresse, et retraçant la vue de sa patrie à ses
regrets trompés par une imitation touchante qui lui en offre la ressemblance.
Il n’appartenait qu’à l’exquise sensibilité de Virgile d’offrir un tableau si vrai
des mœurs spéciales de l’exil et de l’affliction : la tristesse se plaît à se
figurer les objets qu’elle a perdus : elle s’amuse à faire revivre en des simulacres
et par des monuments l’ombre des
morts et l’aspect des
grandeurs en ruines. Cette consolante imposture abuse le désespoir, et devient une
sorte de jouissance pour le malheur. Eh ! qui ne reconnaît la nature à ces traits de
réelle mélancolie ? On ne s’étonne pas, en les méditant, qu’une si noble création
ait enfanté la pathétique tragédie de notre Racine aussi profondément sensible que
le poète latin. À ce même épisode s’attache la prédiction d’Hélénus : et de là
découlent toutes les particularités qui concernent les mœurs de la vieille Italie,
de ses colonies grecques et phrygiennes, et de ses oracles prononcés par les rois
pontifes et par la sibylle. Les notes curieuses dont M. Walckenaerl a doctement enrichi la
traduction de Delille, témoignent la scrupuleuse attention avec laquelle Virgile
ramassait les fables traditionnelles, et jusqu’aux absurdes contes des temps
grossiers, dont il sema les narrations en tout son ouvrage, pour le rendre plus
piquant aux Romains, qu’il instruisait de leur origine, en portant son flambeau
poétique sur les antiquités du Latium et de la Trinacrie. Suivez-le chez le bon
Évandre, dans la cour du roi de Laurente, et chez les Rutules, vous admirerez la
profusion de ces détails de mœurs, répandus avec autant de goût que de sage
économie. Vous admirerez quel profit la poésie retire des hasards de la course
errante du héros depuis qu’Hélénus lui fit cadeau, en partant d’Épire, d’une armure
de l’impitoyable Pyrrhus, destructeur des Troyens, détruit à son tour par la mort ;
et depuis qu’Andromaque, fière de se nommer toujours la veuve d’Hector, fit le don
des tissus brodés par ses mains à l’enfant Ascagne,
seule
consolation de son deuil maternel, et seul portrait vivant de son cher Astyanax ;
vous aurez senti le prix des convenances, en ces mutuelles marques d’amitié que se
prodiguent des âmes tendres et malheureuses, bientôt prêtes à se quitter pour
toujours : vous vous serez dit comme Delille : « Les derniers présents alors
ressemblent aux derniers adieux. »
Remarque touchante qu’inspira sans
doute au traducteur le souvenir de ses propres infortunes ! Il dut apprécier mieux
qu’un autre, durant nos révolutions politiques, la force du texte rendu par ces
simples mots qui renferment le plus accablant chagrin des hommes, celui de fuir
leurs pénates, et d’ignorer quel sera leur foyer et leur retraite.
Cette dure perplexité s’appliquait au poète français autant qu’aux tristes
compagnons d’Énée ; elle s’était appliquée au poète latin réduit à s’exiler des
champs paternels que lui ravit la soldatesque en des discordes civiles ; et
l’allusion de ces vers aux fugitifs de toutes les époques, atteste que Virgile
caractérise les sentiments conformes aux situations, en traits justes et durables.
C’est là le secret d’intéresser généralement en peignant même les mœurs
particulières.
Au besoin de faire connaître les personnages héroïques, les peuples guerriers, la
forme de leurs campements, leur manière de combattre, et leurs armes différentes, on
doit attribuer ces dénombrements dont la plupart des anciennes épopées composent
leur
parure, et dont les imitateurs ont cru devoir décorer
les poèmes modernes. Il faut considérer ces passages comme une partie de
l’exposition des mœurs : là le génie fait, pour ainsi dire, la revue des forces
militaires qu’il va mettre en campagne. Un éclat réel en rejaillit sur les faits et
sur les batailles quand, par la justesse des empreintes historiques, le talent
distingue les chefs qui les dirigeront, et les soldats marchant sous leurs ordres.
De telles énumérations acquièrent un avantage de plus lorsque les titres des peuples
et des races illustres s’y rapportent, ainsi que chez Homère et Virgile, à des
souvenirs nationaux. Leurs muses généalogistes servirent à résoudre des sujets de
contestation entre des cités, et constatèrent les chartes de la noblesse des
familles, tant leur exactitude rendit leurs témoignages irrécusables ; mais, en
renouvelant ces exemples, il importe de ne pas recueillir minutieusement les objets
qui ne flattent que l’orgueil des maisons, fussent-elles même royales, et
d’approfondir les choses qui éclaircissent les époques, et qui rehaussent la gloire
des pays ou celle des grands hommes. Qu’aurait de curieux aujourd’hui l’inspection
de toutes les branches par lesquelles se ramifiait l’arbre généalogique de Sésostris
ou de Cyrus, tout grands rois qu’ils furent ? Que fait au lecteur de nos temps la
noble succession des petits princes d’Este, dont l’Arioste et le Tasse surchargèrent
leurs récits pour aduler les vanités d’un duc et d’un cardinal de Ferrare ? Ces
dénombrements ne perpétuent pas même le souvenir des individus, et tiennent la place
que réclame l’action et que doit occuper la vue intéressante
des héros et des mœurs. On passe avec ennui sur tant de pages superflues, dont la
lecture ne touche que quelques personnes d’un même sang ; et après les avoir lues,
on ne reprend le fil de la fable interrompue qu’avec une lassitude ou une
distraction très nuisible à son effet épique. Pour tout dire, l’épopée étant
destinée à consacrer ce qui est mémorable, refuse d’admettre des choses aussi
fugitives que les existences individuelles et que les noms privilégiés par des
institutions qu’on change et qu’on oublie. Du reste, quand les dénombrements sont
avantageux ou indispensables, Homère, Virgile, et, à leur exemple, l’auteur de la
Jérusalem délivrée, enseignent comment on en allège l’uniformité ;
tantôt le poète les divise en deux ou trois parties qu’il sépare les unes des autres
dans ses divers chants ; tantôt il signale lui-même une quantité de ses héros, et
laisse un de ses personnages désigner ceux dont il n’a pas encore parlé ; comme le
fait Hélène en ses entretiens au haut d’une tour d’Ilion, ou comme Herminie
interrogée par Aladin sur les remparts de la cité sainte. L’esprit a mille moyens
ingénieux de répandre ainsi la diversité sur les détails nécessaires. Milton, de qui
la fable n’exigeait que deux acteurs humains, a trouvé dans son génie inventif
l’occasion de faire un dénombrement de personnages imaginaires afin de signaler
leurs traits et leurs mœurs. On se souvient de la revue infernale que Satan fait de
ses terribles légions : là sont peints tous les dieux du paganisme, sous la figure
des princes des démons qui, rassemblés à la voix de leur chef, tirent au même signal
leurs étincelantes épées dont
la lueur perce tout à coup
l’immensité des ténèbres qu’elle éclaire jusqu’au fond de l’abîme. Ce trait
d’imagination est sublime. Rien aussi n’est plus brillant que la revue des archanges
et des séraphins commandés par la gloire du Messie : leur réunion fournit à la
fécondité du poète l’abondance des détails qui font discerner les célestes
caractères de Raphaël, de Michel, et des autres ministres divins. Il a bien assorti
leurs mœurs à leurs attributs, et les agents de sa fable entière n’ont que des
qualités en accord avec la religion propre au sujet. C’est pourquoi cette grande
épopée, recommandable par tant de raisons, l’est surtout par la coordonnance des
mœurs idéales que Milton y a créées. Injustement on argumenta contre lui de l’emploi
des noms fabuleux qu’il donne à ses démons : car ce ne sont pas les divinités
païennes qu’il introduit dans son action transmise par la Genèse, mais seulement les
figures des dieux mensongers, dont les esprits de ténèbres se revêtirent pour abuser
et séduire les races humaines. Or ces formes empruntées ne sont là que des
apparences qui les déguisent, et sous lesquelles on aperçoit toujours les anges
déchus. Milton se garde bien de faire agir des êtres mythologiques réalisés. Il me
semble que tout reproche tombe devant cette simple explication. De plus, elle
justifie implicitement la Divine Comédie du Dante, à qui l’on impute
la même faute. Les critiques l’ont blâmé d’avoir associé dans son enfer et dans son
purgatoire des païens avec des chrétiens, et des hiérophantes avec des papes qu’il
dévoue aux flammes expiatoires, en représailles des sacrifices de Calchas
et des bûchers de l’inquisition : mais n’a-t-on pas lieu de répondre
que le Dante, plus versé dans la théologie que l’inexorable Sorbonne, se montra plus
rigoureusement orthodoxe que ses , en jetant dans ses brasiers
catholiques les idolâtres de toutes les fausses religions, que, selon nos docteurs,
la nôtre damne sans pitié quelque innocents que nous les jugions de n’avoir pas même
connu notre charitable loi. Les lecteurs ne devraient donc pas être plus surpris de
rencontrer Phèdre et Myrrha dans l’enfer chrétien que l’épouse de Putiphar et les
filles de Loth. Souhaitons seulement que nos prières en fassent sortir des païens
tels que Pythagore, Socrate, et Caton, qui, pensant que l’idée de Dieu est la
religion universelle, que la morale en est le dogme, et que les vertus en sont le
culte, ne me paraissent, en vérité, ni damnés ni damnables.
Pour achever de vous convaincre que Milton ni le Dante n’ont péché contre la
condition des convenances de mœurs, exposons en exemple contraire les défauts
évidents du Camoëns. C’est au siècle de la catholicité la plus souveraine que le
chantre de la Lusiade conduit son héros portugais et chrétien à la
découverte des Indes par l’entremise de Vénus et des Néréides, et qu’il oppose à la
mission du pieux explorateur le courroux de Bacchus, défenseur de l’Asie. En vain un
savant père s’efforce-t-il à nous dévoiler les trois vertus théologales sous
l’emblème des trois Grâces, et les autres figures mystiques sous l’allégorie des
nymphes de la fable : si l’obscurité de ce système symbolique n’empêchait pas même
d’entrevoir l’ombre des saintetés qu’il explique avec
tant de bonne foi, le ridicule des fictions du poème éclaterait plutôt que leurs
beautés. Voilà réellement des vices de composition ; voilà des incohérences
choquantes sous le rapport des mœurs. Est-il un défaut qui les blesse davantage que
de diriger les hommes qui suivent une autre croyance par l’intervention des dieux
d’un culte qu’ils méprisent ? On ne peut généralement regarder cet écart comme une
irrégularité du génie, mais comme un effet de la stérilité d’invention, qui réduit
un auteur à user des formules antiques, faute de pouvoir s’en créer de nouvelles.
Camoëns, trop esclave des errements scholastiques, ne crut peut-être pas, comme le
troupeau des imitateurs, que le merveilleux consistait dans la seule mythologie ;
mais il n’osa le tirer de son propre fonds, ni le puiser, ainsi que le Dante et le
Tasse, dans la religion de son siècle. Eh ! néanmoins, de quel droit
l’accuserions-nous d’avoir fait abus d’un système dont l’usage est encore admis dans
notre poétique plus épurée ?
Ne voyons-nous pas les allégoriques déités qui dénaturent sa Lusiade
garder leur place au milieu des héros de la ligue et dans le sujet de la conversion
politique de Henri ? Bellone et Mars ne le défendent-ils pas dans notre propre
histoire ? Ne mêlent-ils pas leurs attributs païens aux apparitions de saint Louis ?
Et le fabuleux Amour, fils aîné de Cypris, ne lance-t-il pas les flèches de son
carquois dans le cœur de Gabrielle et de son amant, soumis au dieu des bosquets
d’Idalie ? Ce sont pourtant là des erreurs de Voltaire, que les lois du goût ne
garantirent pas
de faire un mélange du profane et du sacré,
parce que, plus philosophe que poète épique, il savait mieux raisonner sur les mœurs
que les peindre.
Entendons-nous bien pourtant : ce serait donner à ma critique une extension injuste
que de ne pas la borner à ce qui touche les propriétés de l’épopée, et spécialement
le merveilleux employé par l’auteur ; car, sous le rapport des mœurs fondamentales
décrites dans la Henriade, je suis loin d’adopter les censures
outrées de cet inclément Clément, réfutées par la force d’une bonne logique à cette
même chaire, relativement au point en question.
Il m’est si souvent arrivé d’être en contradiction involontaire avec les maximes de
La Harpe, que je me félicite de me trouver cette fois de son avis, et mon
impartialité se plaît à transcrire son propre argument : il prouve en ces termes que
l’esprit général du poème s’accorde avec celui du sujet. « On a prétendu, dit
le professeur, que le sujet étant la conversion de Henri IV à la religion
catholique, et par conséquent le triomphe de cette religion, l’auteur avait été
contre son but en y insérant des morceaux satiriques contre l’ambition des papes
et contre la cour de Rome. Le faux de cette observation saute aux yeux : il est
évident que l’on a confondu dans la critique deux choses très différentes et même
très opposées, que l’auteur a très bien su distinguer dans son poème. La cour de
Rome n’est point l’église, et la politique ultramontaine n’est point la religion ;
le pape, successeur des apôtres et chef de l’église, et le pape, souverain
temporel, sont deux hommes tout
différents. Dieu n’a jamais dit que tous les successeurs de saint Pierre seraient des
saints, et il a permis qu’un de ses apôtres fût un traître. Voltaire a donc très
bien fait de séparer ces deux choses, et ce devait être l’esprit de son sujet. Il
a peint la religion et l’église sous les traits les plus respectables, et nous a
représenté la Discorde et la Politique, prenant les vêtements sacrés de leur
auguste ennemie, la Religion, pour prêcher aux peuples la révolte et le fanatisme,
et la vérité de l’histoire est transparente sous cette allégorie. Assurément ce
n’était pas dans l’évangile, qui ne prêche que la soumission aux puissances
établies de Dieu, que Sixte-Quint avait appris à déclarer l’héritier du trône de
France, race bâtarde et détestable de Bourbon ; c’était l’allié
mercenaire de Philippe II qui parlait ainsi, et non pas le chef spirituel et le
père des chrétiens. Non seulement il n’y a point là-dessus de reproche à faire à
l’auteur, mais (ajoute plus bas son défenseur) traitera-t-on de satire ce que dit
Voltaire de la corruption de la cour de Rome ?… Lui fera-t-on un crime d’avoir
déploré ces temps malheureux où le meurtre, l’inceste et l’adultère souillèrent le
trône pontifical ? Il le devait à la vérité et à son sujet, et il fallait faire
voir que les attentats de Sixte-Quint n’étaient pas plus respectables que ceux de
Jules II et des Borgia, et n’appartenaient pas à la religion. »
Non, sans doute, ajouterai-je, pas plus que les forfaits des factieux et des tyrans
n’appartiennent à la liberté, à la gloire, et à
la philosophie, qu’on en accuse calomnieusement en notre âge.
Voltaire s’est donc, en
sa composition, très sagement
rapproché des mœurs : il serait à désirer qu’il n’eut pas donné lieu de le reprendre
à l’égard de l’exécution, et qu’il eût cédé moins à l’usage habituel de mêler des
êtres mythologiques parmi les agents du catholicisme.
Cet assemblage hétérogène, ces discordances des cultes incohérents, étrangers aux
mœurs des époques ; dégradent la majesté de la sévère épopée, et ne sont tolérables
que dans le roman épique. Nous sourions aux caprices de sa muse badine. Observez que
sa règle diffère en ce point : elle supplée en se jouant à la condition des mœurs
par celle du travestissement ; mais encore faut-il que le merveilleux y découle de
la source des idées et des habitudes du temps, qu’elle travestit par une agréable
satire. L’Arioste décrit l’histoire de l’invasion des Maures et des Sarrasins
infidèles dans le saint empire de Charlemagne. Ce combat de religions ennemies va
mettre en présence des divinités de toute espèce. C’est l’âge des superstitions, des
contes et des miracles. Les légendes multiplieront les saints ; les fabliaux
engendreront les êtres romanesques : on lira dans les gothiques annales que les
chrétiens brûlent les sorciers ; de là des magiciens et des fées reçus dans
l’opinion populaire : on entendra les traditions du Nord semer les merveilles des
démons et des génies ; de là des faits prodigieux et des armes enchantées qui ne
paraîtront plus invraisemblables à la multitude. Alors le chantre de Roland,
exagérant à sa guise les mœurs des chevaliers et les mœurs cavalières
des dames, conformera la vie et les coutumes adoptées par ses paladins
à l’existence imaginaire des fantastiques personnages qui les
seconderont de leur entremise dans leurs prouesses ridicules. Ainsi l’opposition du
paganisme, de la chrétienté, de la féerie, dont tous les ressorts réagiront
ensemble, bien loin d’être disparates, concourront à l’harmonie de la machine,
puisque toutes les sortes de merveilleux s’accorderont avec l’esprit et la foi des
acteurs du siècle. Une époque antérieure à celle de Roland m’a permis d’employer le
concours des mêmes moyens en une épopée légère, inédite encore, et intitulée la
Mérovéide, où je célèbre la victoire des Francs sur Attila dans la
Gaule, alors idolâtre et chrétienne à la fois. J’y ai fait l’essai des vers rangés
en octaves, à l’imitation du poète italien. Un de mes chants contient l’entrevue de
l’évêque d’Orléans, qui vient supplier le roi des Huns d’épargner la ville
assiégée :
« Si tout ne
fuit devant ses pas
,
Après avoir décrit les étranges effets de ce talisman, emblème, comme on le voit,
de ceux que produit la vue des charlatans despotiques sur l’âme et sur le visage des
hommes de toutes les classes, je représente la droiture et la simplicité du prélat
introduit seul devant ce roi des Huns.
J’ai vu la même tranquille fermeté troubler un de ses pareils, qui troublait tous
ceux qui n’osaient le bien regarder.
Tout, en ce morceau, rappelle les mœurs de ces temps de barbarie : d’un côté paraît
un apôtre avec son ange gardien ; de l’autre, un monstre couronné
qui reçut la naissance d’une fée. Mes vers renferment un portrait
d’Attila qui n’est que la faible copie de celui que nous laissa par écrit
l’ambassadeur qui lui fut député par le Bas-Empire. Les choses y sont donc
exactement tracées d’après les vieilles chroniques. Ceci concerne la partie
matérielle du poème. Dans la partie merveilleuse, une allégorie me sert à mettre en
opposition l’esprit du paganisme et celui de la catholicité, par l’entretien des
deux oiseaux (l’aigle de Jupiter et le pigeon du Vatican), qui représentent, l’un
l’antique Rome, et l’autre la Rome moderne. J’ai quelque espoir d’avoir en cette
fiction neuve, où éclate la jactance de l’aigle païenne et la finesse du ramier
apostolique, résumé le double caractère des âges où le vandalisme luttait avec la
religion nouvelle, déjà victorieuse de l’ancienne. On sait que ces irruptions des
peuplades du Nord furent toujours attirées par les agressions des souverains du
Bas-Empire : les pontifes romains et les premiers pasteurs évangéliques tempéraient
alors, par leur philosophie charitable et sincère, les atrocités des vainqueurs et
l’esclavage des nations. Attila lui-même suspendit ses ravages à la prière du pape
Léon, et s’était laissé fléchir, dans la ville de Metz, par les vertus de l’évêque
Lupus. Les chrétiens, à peine échappés au péril, ayant témérairement publié que
l’épée de saint Paul avait mis en fuite le roi des Huns dont la colère les épargna,
Genséric ne garda pas la même modération, et sa vengeance brûla les murs de Rome peu
de temps après. Leçon terrible donnée à l’imprudente vanité de la faiblesse !
Depuis le troisième siècle de notre ère jusqu’au neuvième, l’histoire ne présente
que le spectacle de la barbarie incendiaire et de la civilisation prête à
s’éteindre : l’ancienne Europe, devenue grecque et romaine par l’éloquence et les
conquêtes, se transforme en une Europe gothique, vandale, et abâtardie, que
l’agrandissement du pouvoir de l’église change par degrés en une Europe toute
catholique, divisée par autant de sectes et d’hérésies qu’elle l’avait d’abord été
par la diversité des religions et des mœurs. Dans l’origine de ces révolutions du
Nord et du Midi, le contraste des rites, des lois et des disciplines, les
physionomies variées des hordes qui se dépossédaient tour à tour de la Germanie, des
Gaules, et des Espagnes, fournissent à la poésie le riche tableau des nombreuses
superstitions contemporaines qui se combattaient à la fois sous les enseignes des
nations rivales. Ce fut là le chaos dont le génie de l’Arioste nous apprit à
débrouiller la confusion, et dans lequel son feu créateur anima les éléments de
toutes les chimères qu’il a si plaisamment travesties.
Aux grandes époques de l’Hégire, le monde spirituel n’est plus partagé qu’entre
Jésus et Mahomet : les lois sont plus uniformes ; notre dogme, dont l’autorité
s’étend sur toutes les régions européennes, ne reconnaît plus même d’idolâtres dans
l’Afrique et l’Asie, mais seulement des infidèles, qu’un seul Dieu veut punir,
vaincre, ou convertir. Ce temps, qui n’offre plus que l’unique opposition des
croisés et des hérétiques, exclut sévèrement le mélange du paganisme dans la grave
épopée qui le consacre : aussi
] convient-il au ton sérieux du Tasse,
autant que l’âge antérieur convint aux caprices de l’Arioste et aux fictions de la
Mérovéide, dont je fondai le sujet sur la bataille des champs
catalauniques, afin de travestir le barbare héroïsme
Quoique le genre héroï-comique substitue le travestissement des mœurs à leur juste
représentation, la fidélité de leur peinture rehausse l’éclat de l’épopée satirique,
et lui sied, surtout dans la fable de Boileau : copiste exact du vrai, son esprit a
su choisir des modèles grotesques, que son talent revêt d’ornements épiques sans les
défigurer. Le tableau vivant du Lutrin s’assimile, pour la franchise
de la touche et du coloris, à ceux de l’école flamande : même vigueur, même relief,
même finesse, et même naïveté ; ses personnages plaisants ne sont pas de nobles
portraits de Van Dyckm, mais
de piquantes et originales figures de Gérard Doun, de Van Ostadeo et de Teniersp. On se divertit à considérer des physionomies, des attitudes et
des démarches si conformes à l’état et aux mœurs des héros du poème. Quel critique
fâcheux s’aviserait de reprendre l’auteur sur ce point, et de nier la parfaite
ressemblance de ses copies ? La nature perce dès le commencement de la narration :
voyez-vous cet irascible prélat, qui, tourmenté d’un mauvais rêve,
À ce trait, déjà l’on croirait le poète hors du caractère,
s’il n’eût fait pressentir auparavant quelle est la fougueuse humeur de ce bon
ecclésiastique, en parodiant ainsi le vers connu de Virgile,
Mais Boileau va le ramener, conformément à ses mœurs, au pieux soin de sa personne,
grâce aux conseils d’un aumônier, son obéissant acolyte :
Outre les expressions qui retracent la consécration des jours d’abstinence forcée,
la dernière sentence contient une vérité éternelle ; et pourtant, la fureur du saint
homme est si grande, que son oreille reste sourde à une maxime qui le doit
profondément émouvoir. Dès lors quelle idée concevons-nous de sa colère, puisque la
gourmandise ne peut même la contrebalancer ! Mais comme il faut que celle-ci
l’emporte en dernier lieu, Gilotin, mieux inspiré, joint prudemment les effets aux
paroles,
Aussitôt quel changement ! quelle religieuse
modération !
Moment d’hésitation très naturelle, intervalle mis avec art entre l’appétit
naissant qui triomphe et le courroux qui s’affaiblit dans le cœur du prélat.
Maintenant on le voit maîtrisé par la gourmandise et la colère à la fois qui
règnent ensemble sur lui. Voilà comment on imite les grandes passions ! Boileau,
durant son épopée entière, n’a pas démenti les mœurs de ces chapelains ; et, parmi
le tumulte de la chicane victorieuse, il les soutient dignement par ces vers pleins
de force :
Et vous savez que, quand ils boivent,
Ainsi l’auteur des Satires représente aussi fidèlement la voracité
des chantres et des sacristains, qu’il avait bien tracé les délicatesses friandes
des directeurs de femmes ; car, à l’en croire,
Il importait donc de montrer les héros du Lutrin officiant avec zèle
à table, afin de leur donner l’allure épique autant qu’à ceux d’Homère, qui ne
néglige pas de peindre fréquemment les habitudes des festins.
Non content d’avoir bien rempli la condition des mœurs, Boileau, rigide observateur
de toutes les règles de l’art qu’il enseigna si bien, satisfait encore à la condition
des localités : c’est ce qui fera le charme durable de son plaisant
ouvrage. Il n’omet pas la description de la moindre coutume, des moindres parties du
vêtement ou des parures de ses acteurs ; on croit voir la soutane moirée du chantre,
ses gants violets, le rochet, que la jalousie du prélat lui rogna de trois doigts, et
l’aumusse qu’il porte en main. Le poète vous fait pénétrer dans l’alcôve où repose
l’embonpoint de l’auguste béat sur un lit de duvet et de plume que garnit la molle
épaisseur des coussins, et il couvre de rideaux impénétrables ce sanctuaire d’un
sommeil béni ; il assigne le lieu où fut déposé le fameux pupitre, la place où cette
machine remontée doit tourner sur son pivot, et le banc qu’elle obscurcira ; il vous
fait parcourir la nef, la sacristie, et le chœur, vous fait entendre la crécelle du
saint-jeudi, dont le bruit perçant arrache les chanoines à leur indolence. Il vous a
montré la tour de Montlheriq
d’où la Nuit personnifiée tira son sinistre hibou ; enfin, lorsqu’au sortir de l’antre
de la Chicane, il va raconter le combat livré par les
adversaires, il vous dresse le plan du champ de bataille situé au bas des degrés du
palais et au coin de la boutique d’un libraire. Par le magique effet de cette
exactitude dans le détail, le lecteur, présent partout, s’intéresse à tous les
mouvements, assiste à toute l’action, et ne peut rien confondre ni rien perdre de vue.
Or, si la fable la plus mince, imaginée par l’espièglerie du satirique, s’agrandit et
prend une telle consistance de l’observation des localités, combien plus importe cette
condition aux fables vraiment grandes et héroïques !
N’est-il pas surprenant, par exemple, que le poète de Ferrare, qui chanta les
Agramant et les Rodomont, nous ait nettement décrit les remparts, les fossés, les
basiliques, les rues de Lutèce, et l’île de la Seine, qui fut le théâtre des assauts
livrés aux troupes de Charlemagne, quand le poète français, qui nous raconte un
autre siège de Paris soutenu par les ligueurs contre Henri IV, néglige de tracer les
lieux où il était né, les circonstances des attaques et des défenses, et tout ce qui
eût fixé les idées sur les particularités de l’action générale ? N’est-il pas
étrange que notre propre ville nous soit mieux représentée par l’Arioste que par
Voltaire ? Ajouterai-je que nous connaissons mieux Pergame et les bords de Xanthe,
dans les poèmes de l’Iliade et de l’Énéide, que nous
ne reconnaissons Paris et les rives de la Seine dans celui de la
Henriade.
Ni Hésiode, ni Homère, ni Virgile, ni Valérius Flaccus, ni le Tasse, ni Milton, ne
font agir ou marcher un personnage sans dire de quel lieu il part, à quel lieu il
va, quels sont ses
habits ou ses armes, et sans établir
dans l’esprit du lecteur les localités et les coutumes, soit religieuses, soit
civiles, soit militaires. Les armures dont se revêtent les rois d’Argos, de
Thessalie, et les princes d’Ilion, ont reparu dans tous les tableaux de nos
peintres, qui ne nous les ont fait voir sur la toile qu’après les avoir vues chez
les poètes grecs et latins. Leur crayon et leurs pinceaux peuvent aussi copier les
ornements dont se parent les déesses et les héroïnes dans les solennités de l’Olympe
ou de la terre : toutes ces choses leur ont été rendues visibles dans l’épopée.
Est-ce un médiocre embellissement aux poèmes de l’antiquité que ces boucliers
d’Hercule, d’Achille et d’Énée, industrieusement fabriqués dans les forges de
Vulcain ? Est-il indifférent de savoir comment les chars des héros étaient attelés
et conduits ? Ne sommes-nous pas curieux de voir les lances et les cimeterres des
preux qui joutèrent contre les Orientaux ? Ne voulons-nous pas même pouvoir nommer
la fameuse épée de Roland ? Suivez la sainte armée de Godefroi et celle d’Aladin et
de Soliman, vous en distinguerez les chefs à leurs cimiers, à leurs visières, à
leurs cuirasses, et à leurs brassards ; vous discernerez les fêtes des deux camps à
l’appareil des diverses bannières et à l’ordre des pieuses cérémonies dirigées par
la croix ou le croissant. Supprimez de la Jérusalem délivrée toutes
ces descriptions locales, ignorez la géographie des contrées que parcourent les
héros, votre imagination s’égarera dans le confus assemblage des objets, et peu
frappée des noms qui ne peignent rien, ne saisira plus ni les
faits ni les figures. Mais quel intérêt positif résulte des
circonstances recueillies et décrites avec soin ! Le massacre de la
Saint-Barthélemy, ou la famine de Paris, vous ferait doublement frémir, si les
actions en étaient détaillées aussi épiquement que l’incendie et la ruine
d’Ilion.
« Le ton du poète semble (nous dit le sensible traducteur), augmenter de force
et de chaleur pour peindre ces intéressants tableaux des grandeurs humaines
précipitées. Toute cette peinture de l’assaut livré au palais de Priam est
pleine de verve, de rapidité, et de pathétique : ce qu’on y remarque de plus
touchant, c’est le désespoir des Troyens, qui, au défaut d’autres armes, se
défendent avec les combles mêmes et les débris du palais, et roulent sur
l’ennemi ces poutres dorées, monuments de l’antique magnificence de leurs
ancêtres.
« C’est dans les plus petits détails qu’on reconnaît souvent le mieux le grand
talent de Virgile. Il avait à exprimer ici une fausse porte ou un passage de
communication entre les différents appartements du palais : cela a peu
d’importance ; mais si c’est par cette porte ou par ce passage que, dans des
temps plus heureux, Andromaque sans suite conduisait à son aïeul le jeune
Astyanax, ce petit détail acquiert un grand intérêt. Ce n’est plus cette porte
que l’on voit, c’est la plus tendre des mères, le plus chéri des enfants, le
plus grand et le plus heureux des rois, et le souvenir attendrissant de cette
grandeur évanouie. La peinture de la tour renversée sur les ennemis n’est pas
moins admirable : la facilité
qu’avaient les Troyens de
voir de là leur ville entière, et les vaisseaux des Grecs augmente le regret du
sacrifice qu’ils font de ce monument à la nécessité de se défendre. »
Voilà comment la poésie, en consacrant les localités, anime les choses même
inanimées ; voilà comment elle transporte le lecteur au milieu des chocs et des
siècles passés : voilà comment elle lui fait accompagner tous les pas des héros
qu’elle représente, et l’introduit jusque dans leurs foyers. Elle l’enrichit, par
ce moyen, de la diversité des régions et des usages exposés dans la marche de la
fable ; elle suspend ainsi la narration ou le discours par des images
contrastantes, et gouverne à leur aide la curiosité sans cesse réveillée. On ne se
lasse ni de la lecture des anciens poètes, ni de celle de la Bible, parce que tout
y est clairement circonstancié ; là je retrouve le puits de Jacob, les tentes de
l’arabe Ismaël, le trône d’Esther, et j’aperçois les roues vivantes du char
d’Ézéchiel : ici je considère la flotte des Argiens, les portiques de Pergame, les
jardins d’Alcinoüs, l’armoire d’où Pénélope retire l’arc et les flèches de son
époux ; et si mon regard monte dans l’Olympe, il y saisit la forme des sièges
immortels qui roulent d’eux-mêmes et se rangent dans le conseil où les Dieux se
viennent asseoir. J’éprouve la même agréable surprise à contempler les portes
merveilleuses du Pandémonium de Milton qui, sans qu’aucune main les pousse,
ouvrent et ferment leurs battants en criant sur leurs gonds inébranlable. Certes
la muse qui ne sait pas seulement décrire les objets réels et les sites
géographiques, doit renoncer à porter la lumière sur les choses et
sur les régions idéales ; c’est peu que d’avoir à peindre les cités, les champs,
les fleuves et les mers, que de visiter les cavernes de Polyphème, les gouffres de
Charybde et de Scylla, les ateliers de Lemnos, et même les Tartares souterrains ;
Homère et Milton atteignent plus haut et vont plus loin.
Si le monde connu n’est à vos yeux qu’un chaos d’où votre imagination ne retire
point de peinture circonscrite et distincte, saurez-vous figurer les attributs et le
vol des puissances intellectuelles, et suivre le chantre du Paradis
perdu dans l’immensité des espaces au milieu desquels il assigne la mesure
du globe, la carrière des astres, et la séparation préexistante entre le firmament,
empire des anges et de la lumière, et l’abîme ténébreux où tombèrent les habitants
de la nuit éternelle ? Pourtant ce vaste théâtre de fictions appartient à l’épopée
qui doit, sans s’y perdre jamais, voyager dans son étendue.
Ma propre expérience m’apprit quel dut être l’effort du génie de Milton pour
décrire tant de choses inconnues, et les placer en des lieux qui même ne sont point,
lorsque j’essayai, dans l’Atlantiade, de personnifier les principes
de la science newtonienne, et de tracer des objets et des espaces qui ne sont que
soupçonnés, en inventant, d’après les modèles des anciens, une théogonie symbolique
des lois positives de la nature, telle que nous nous l’expliquons ; la condition des
mœurs m’avait arrêté d’abord, et je le fus ensuite par celle des localités.
Premièrement où placer mon système divinisé ? Tous les peuples de l’histoire ayant
eu leur religion propre, il était absurde de leur
supposer des divinités qui n’eussent pas été les leurs. Le silence des annales sur
la nation qui habita la terre volcanique de l’île Atlantide, submergée par l’Océan
qui reçut son nom, me parut autoriser la création d’un peuple antérieur à tous les
autres. Je lui prêtai des dieux, emblèmes de nos connaissances : il eut donc un
culte, et par conséquent des dogmes, des rites, et des mœurs. J’avais créé sa
religion et ses lois philosophiques après l’avoir créé lui-même ; il me fallut
encore créer les localités de son empire. Quant au merveilleux, les formes seules en
furent imaginaires : mais l’instruction vint à mon aide pour le fonds. Des dieux
représentèrent le centre attirant de l’univers et ses forces contrebalancées : deux
immortels jumeaux siégeant aux deux extrémités de l’axe de la sphère céleste
devinrent les dieux des pôles ; d’autres divinités résidèrent parmi les astres : la
terre eut aussi ses déesses et ses nymphes ; et chez l’une de celles qui régnèrent
dans la demeure des volcans, je rencontrai même un dieu foudroyant qui, mieux que
Mars, représente la guerre soutenue de l’artillerie ; la physique me découvrit des
palais enrichis d’or, de gemmes et de stalactites, et me fit descendre en, jardins
où coulaient des sources colorées par des dissolutions des métaux les plus précieux,
asiles souterrains non moins magnifiques, non moins brillants que les châteaux et
les parcs de toutes les magiciennes. Ces ornements poétiques se multiplièrent par la
seule observation des choses locales : je leur dus l’éclat de deux grands épisodes ;
l’un sur les phases de la lune
et sur les flux de l’Océan,
l’autre sur l’antique formation du détroit des colonnes d’Hercule, par la rupture
des côtes de l’Afrique et de l’Europe, qui cédèrent passage à l’irruption des mers.
La triste pensée de tant de contrées englouties par cet événement, perdu dans la
mémoire des hommes, m’inspira ces réflexions nées de la localité même :
Je vous prie d’observer, messieurs, que si le cours des idées qui composent cette
leçon m’a deux fois entraîné à vous entretenir de mes essais épiques, je ne les
expose pas comme des exemples, mais comme des efforts que j’ai faits pour ne pas
manquer aux conditions des mœurs et des localités, tant leur importance m’apparaît
considérable dans l’épopée. Je ne sais d’ailleurs par quelle humble retenue on
n’oserait, dans l’étude des lettres aussi bien que dans celle des sciences exactes,
appuyer les principes que l’on émet des expériences et des découvertes qu’on peut
avoir
faites soi-même. La bienveillance que vous m’avez
toujours témoignée m’encourage à me dépouiller devant vous de la fausse modestie qui
embarrasse l’enseignement, et mon respect pour le public m’empêchera d’abuser jamais
de votre complaisance favorable.
Les voyageurs, dont une affaire trop pressante ne hâte point la course, aiment à
rencontrer sur leur route des aspects variés qui divertissent leurs yeux et leur esprit,
et qui les soulage de la fatigue d’un long trajet sans les éloigner de leur but.
Entraînés par le plaisir autant que par l’intérêt, ils s’écartent parfois de leur droit
chemin, et prennent des sentiers agréables et fleuris qui les y ramènent : souvent
curieux de s’instruire en marchant, ils s’arrêtent sur leur passage, ils observent les
lieux et les mœurs ; ils écoutent les bruits qui les frappent ; et recueillent les
récits des aventures avec attention : n’en est-il pas de même des lecteurs ? Le poète
épique, jaloux de leur faire parcourir la vaste carrière qu’il leur ouvre, ne doit donc
pas oublier de les tenir en haleine, par l’intérêt, le plaisir, et l’instruction. Nous
avons démontré que l’intérêt résulte d’une action commencée, de laquelle la curiosité
cherche à connaître le nœud et la fin :
par conséquent il faut
que le narrateur ne trompe jamais leur espérance, et n’en retarde pas trop
l’accomplissement ; mais, comme à cet intérêt se joint le goût des distractions et de
l’enseignement, il peut les amuser en les menant par des détours au terme vers lequel
ils tendent, et les délasser dans leur marche, en leur ménageant des pauses, ou en leur
offrant des vues instructives qui ralentissent leurs pas. Cette nécessité fait une loi
dans l’épopée de la condition des épisodes. On voit en ceci, comme en
nos leçons antécédentes, que nous prenons toujours le besoin naturel pour base de toutes
nos règles littéraires. Une exacte analyse conduit à prouver que les règles qui n’ont
pas ce fondement ne sont point positives, et sortent arbitrairement du système qui
constitue le bon et le beau.
Les épisodes sont dans la poésie épique ce que sont les
digressions dans le discours : en effet l’épopée étant une narration continue, ne
souffre rien d’étranger au récit, et n’admet ni les réflexions morales, ni les
développements oratoires qui interviennent subsidiairement dans le sujet des traités
polémiques, des harangues, ou des panégyriques. Qu’est-ce qu’un épisode ? une histoire
incidentelle dérivant de l’histoire principale que le poète raconte : il devient un
hors-d’œuvre qui surcharge inutilement le poème, s’il ne rentre dans le fait exposé
d’abord, et s’il ne s’y rattache secondairement. Au contraire, il en est un des plus
beaux ornements, s’il se mêle à l’action sans l’interrompre, et s’il s’y incorpore
comme un des membres animés de la fable. Considérez l’épisode
sous ce point de vue relativement au tout, dont il ne compose qu’une faible partie,
et considérez-le comme un tout dans sa composition partielle ; car vous pourriez le
détacher du corps de l’épopée sans que celui-ci perdît autre chose qu’un
embellissement ; mais il se forme d’une petite action qui doit avoir son exposition,
son nœud, et son dénouement ; ainsi vous ne pourriez lui retrancher de ses éléments
sans nuire à son intégralité particulière. Je dis qu’on peut à la rigueur ôter au
poème ses épisodes sans le tronquer ; oui sans doute : néanmoins les meilleures fables
incidentelles se lient si intimement à la fable principale qu’on ne les en séparerait
qu’au préjudice de celle-ci, et que leur absence y laisserait une lacune à remplir.
Autrement il n’est rien que le caprice de l’imagination n’introduisît dans un ouvrage
à l’aide d’un léger artifice, ou d’une transition forcée : toutes les anecdotes du
monde trouveraient leur place à côté du moindre fait ; et l’esprit du lecteur
chercherait vainement, en partant d’un point, à quel autre point l’auteur eût dessein
de le conduire.
L’usage limité des épisodes doit par conséquent se borner à l’agrément qu’ils
apportent, puisque leur abus ferait disparaître l’essentiel. L’art exige qu’on n’en
modère pas moins l’effet que l’usage ; et ce n’est pas un des moindres inconvénients
de leur, emploi que de les mal choisir, quelque inhérents qu’ils paraissent à
l’action. N’excitent-ils qu’un intérêt faible ; la diversion qu’ils causent paraît
superflue ou traînante : en produisent-ils un puissant ; ils attirent à eux seuls la
plus forte part de l’attention réservée à la totalité
de
l’ouvrage, et la vive impression que l’esprit en reçoit fait tomber tout le reste en
langueur. Quand leur choix est bien assorti au sujet du poème, quand leur proportion
n’excède pas la place qu’ils doivent occuper, quand, sans faire disparate avec le
fonds, ils le soutiennent, le parent et le diversifient, alors ils servent au
développement du fait qu’ils accompagnent, ils augmentent la richesse des détails, ils
rompent l’uniformité de la narration, et ajoutent à la vraisemblance de
l’ensemble.
Regardez le cours des événements naturels : tout grand fait entraîne, depuis la
première impulsion donnée jusqu’à son achèvement, une multitude de petites incidences
que l’historien ramasse pour les ranger avec discernement dans leur ordre nécessaire.
Une quantité de circonstances et d’actions particulières influe sur le résultat
général, et souvent le prépare et le produit. Telle est la marche ordinaire des
choses : l’imitation qui doit la suivre représentera donc rarement une grande action
seule, nue et dégagée de tous les faits qui en secondent l’accomplissement, et de
toutes circonstances accessoires ; sinon, infidèle à la vérité même, elle omettra
l’utile et sortira du possible, unique fondement du vraisemblable. Le nombre et
l’étendue des épisodes dépendent de la nature et de la force de l’action : celle de
l’Iliade, vive, rapide, véhémente, et se précipitant sans repos à sa
fin, ne comportera que de courts incidents ; celle de l’Odyssée,
lentement progressive, et n’arrivant à son terme que par des sinuosités, se remplira
de diverses aventures enchaînées les unes aux autres,
ainsi
qu’elles le sont dans le cours d’un long voyage. Cette dernière marche sera celle de
l’Énéide, dont le héros passe comme Ulysse, de mers en mers, et de
villes en villes, avant de parvenir au lieu de sa destination.
C’est à cette épopée de nous fournir à la fois les modèles des meilleures épisodes
épiques, et les exemples des défauts presque inévitables en les employant, puisque
l’art et le goût exquis de Virgile n’a pu que les pallier ou les couvrir d’un éclat
qui les a rendus éblouissants. On s’abuserait de croire que les second et troisième
chants, remplis de la narration faite par la bouche d’Énée, soient épisodiques : ils
forment une partie expositive de la fable, que l’auteur ramène sur elle-même par le
moyen des récits, afin de subvertir l’ordre historique des événements qu’il lui a
fallu laisser en arrière pour se jeter au milieu de l’action. L’embrasement de Troie
est la cause de la fuite d’Énée ; et sa navigation vers les contrées qu’il a
parcourues est le commencement de l’entreprise qu’il n’achève qu’en abordant au
Latium. Ces deux chants tiennent donc essentiellement au sujet que célèbre le
poète ; mais ils renferment des incidents dont la suppression n’empêcherait pas que
la fable restât en son entier ; et voilà proprement ce qu’on appelle des épisodes.
Voyons néanmoins avec quel art ils sont liés au tout, de façon à paraître
nécessaires à l’ensemble.
Les Troyens, fatigués d’un long siège, se flattant que les Grecs ont enfin
abandonné leurs camps, accourent sur le rivage déserté par leurs ennemis,
qu’ils croient embarqués et déjà loin d’eux sur les mers ;
ils se livrent à la joie que leur inspire une sécurité nouvelle, lorsque le fourbe
Sinon, traîné les fers au mains devant leur roi, fait succéder le sentiment d’une
compassion générale aux transports de l’allégresse publique. Le récit de son
infortune simulée, des fausses persécutions d’Ulysse, du sanglant sacrifice dont
il sauva sa tête, attire momentanément sur lui seul un intérêt qui suspend celui
qu’on porte aux habitants d’Ilion ; mais si l’exposition et le nœud de sa feinte
aventure semblent détourner l’esprit de son premier but, le dénouement l’y
reconduit aussitôt, et cet éloquent épisode devient un des ressorts de l’action
même ; il répand une source de pitié sur les victimes de l’artificieux étranger ;
il concourt à signaler leur aveugle confiance et la magnanime bonté de Priam,
qu’il fait connaître à l’heure où la mort va le punir de sa générosité pour un
perfide ; enfin il détermine l’instant de la chute de Troie.
À peine cet acte épisodique est-il achevé qu’un autre commence avec des
circonstances plus menaçantes et plus terribles. Considérez comme Virgile sait
varier soudain la forme de deux incidents qui se touchent de si près. Le premier
est raconté par un personnage qu’Énée fait parler avec toutes les recherches
oratoires si communes aux Grecs savants dans l’art de feindre, d’émouvoir et de
persuader ; le second est rapporté par Énée lui-même en un langage tout
descriptif, où la concision ne diminue rien de la richesse des images qui causent
l’étonnement et l’épouvante. Rappeler la mort de Laocoon, c’est
retracer au souvenir le morceau le plus parfait en tous points ;
c’est rendre aux yeux et aux cœurs la présence du double chef-d’œuvre de la poésie
et de la sculpture, qui figurèrent à l’envi l’une et l’autre, le double supplice
d’un pontife enlacé par des serpents entre ses deux jeunes fils ; c’est renouveler
le spectacle du martyre de l’auguste père expirant avec eux en des vers douloureux
et déchirants, et, selon une sublime expression latine,
saxo
moriente
, dans un marbre qui respire et qui meurt. Observez aussi
que le trépas de Laocoon, offert aux regards des Troyens, passe dans leur
crédulité pour le châtiment rigoureux de la déesse à qui fut consacré le cheval
funeste qu’il insulta d’un coup de sa javeline, et que cette terrible scène décide
l’introduction de la machine incendiaire qui menace leurs remparts. Ainsi donc
l’admirable épisode concourt encore puissamment à la catastrophe principale.
Le même chant, si fertile en incidences nécessaires, offre, dans une succession
graduelle de scènes de fureur et de carnage, le destin du jeune Corèbe, dont la
mort ajoute au pathétique de celle de la prêtresse Cassandre, qu’il aime et qu’il
voit arracher du sanctuaire au seuil duquel il l’a vainement défendue au prix de
sa vie. Ces tragiques événements, et quelques autres qui les suivent, se détachent
en haut relief sur le tableau que le docte peintre a semé de groupes habilement
distribués sur les divers plans, afin que des couleurs distinctes et des traits
vivement prononcés échappassent à la confusion de mille objets horribles.
Je ne vous arrêterai que sur le plus frappant de ces nombreux épisodes, et ce
sera pour vous reproduire les remarques profitables que Delille a publiées à la
suite de sa traduction. « Je ne crois pas, écrivit-il, qu’il y ait rien
dans Homère d’aussi beau que ce récit de la mort de Priam. »
Cette
phrase n’est, je crois, que l’expression dictée par un extrême enthousiasme, et ne
peut être prise à la lettre ; autrement, ni mon respect, ni mon ancienne amitié
pour le traducteur ne m’empêcheraient de répondre que les plus réelles beautés de
Virgile ne surpassent point ce qu’Homère a de sublime, et que son plus grand
effort se borne à l’égaler en ce qu’il a de plus grand : c’est ce que nous
prouverons en examinant l’Iliade. Je reviens à la note, qui, du
reste, est excellente :
« Que Priam, surpris au milieu de son palais, déjà vaincu par le chagrin et la
vieillesse, perde sous les coups de Pyrrhus une vie prête à s’éteindre, cela
serait déjà touchant ; mais que ce monarque ranime sa vieillesse, et résolu de
mourir en roi, arme ses faibles mains d’un fer inutile ; qu’Hécube, refugiée
avec ses malheureuses filles sous un laurier sacré à côté d’un autel protecteur,
détourne ce vieillard d’un vain projet de défense, et le place à côté d’elle ;
qu’un de ses enfants, poursuivi par Pyrrhus, vienne tomber mort à ses pieds, et
souille de son sang ses cheveux blanchis par l’âge ; qu’alors l’indignation
paternelle s’exhale en imprécations ; que par un dernier effort, il jette d’un
bras débile un trait languissant qui vient mourir sur le bouclier de Pyrrhus ;
que ce guerrier, naturellement violent,
et surtout
irrité par la comparaison que fait Priam de sa lâcheté avec la magnanimité de
son père, qui lui rendit le corps d’Hector, le traîne à l’autel, et termine sa
vie : voilà une belle, une admirable, une sublime composition ! Tous les détails
ajoutent à l’ensemble ; la comparaison d’Hécube et de ses filles avec de faibles
colombes, qui se pressent l’une contre l’autre pendant l’orage, est à la fois
gracieuse et touchante ; rien n’est plus pathétique que le discours de Priam
couvert du sang de son fils. L’indignation de Pyrrhus, attaqué dans ce qui le
touche le plus, dans sa gloire et dans son orgueil à la fois, rend plus
excusable l’atrocité de sa vengeance. N’oublions pas que Priam vient de
reprocher à ce héros, héritier de toute la fierté d’Achille, d’avoir dégénéré de
son père : c’est ce mot qui décide de la mort de Priam ; et si ce malheureux
prince, au moment où Pyrrhus est prêt à tuer son fils, se fût écrié, songe
quelle eût été la douleur d’Achille, si sous ses yeux on eût attenté à tes
jours ! peut-être que ce peu de mots l’aurait désarmé. »
La fin de cette note confirme la vérité de ce que j’observais au commencement :
Homère est rivalisé dignement dans ce morceau ; mais il n’y est pas vaincu,
puisque la réponse que Delille imagine pour mieux émouvoir Pyrrhus est une sorte
de réminiscence des simples et belles paroles que le Priam de
l’Iliade adresse aux pieds d’Achille, qu’il veut attendrir sur
ses malheurs et sur sa vieillesse : « Souviens-toi de ton père
Pélée »
, et le meurtrier d’Hector fond aussitôt en pleurs avec le vieux
roi. N’ai-je donc pas raison de dire qu’on
atteint à
peine les sublimités du poète grec, et que Virgile apprit de lui, pour me servir
des termes ingénieux du traducteur, la savante généalogie des idées, et comment
elles sont de proche en proche réveillées les unes par les autres ? Loin que cet
art, si bien connu de Virgile, le fût mieux de lui que d’Homère, c’est à l’aide
d’une imitation déguisée de ce bel endroit que, par ces nuances des images qui
s’entraînent mutuellement, par ces fins et mystérieux passages des idées qui
s’engendrent entre elles, Énée, à l’aspect de la mort du vieux Priam, songe aux
périls de son vieux père Anchise, et que cette seule pensée lie aussitôt l’épisode
à la continuation du sujet. Voilà comment le génie sait s’approprier ce qu’il
emprunte, et rend original tout ce qu’il imite. Si l’auteur latin eût remplacé le
discours injurieux de Priam par la touchante exclamation que la sensibilité de
Delille eût voulu lui suggérer, le dialogue eût été moins vrai, et le meurtre du
vieillard plus odieux. La scène, dans l’Iliade ; se passe sous la
tente d’Achille et dans un moment de repos. Ici tout se fait et se dit au milieu
du tumulte d’une cité prise d’assaut et livrée aux flammes ; horrible instant où
les chefs comme les soldats s’enivrent d’une brutale fureur, où la pitié n’a plus
d’accès, où tous les sentiments généreux sont étouffés, et où les guerriers, ne se
distinguant plus que par leur rage dans le sang et l’incendie, ressemblent à des
bêtes farouches sans yeux pour les larmes, sans oreilles pour les cris, et sans
commisération pour le sexe ni pour l’âge. C’est là ce qu’a montré Virgile dans les
reproches du malheureux père et dans
l’inhumanité du
vainqueur. Tout autre dialogue eût été déplacé, quelque préférable qu’il eût paru.
Virgile l’a si bien senti, qu’il s’est gardé de renouveler en ce lieu le
pathétique rapprochement de pensées qui désarme Achille, et qui n’eût pas alors
désarmé son fils ; et pourtant ce moyen s’était offert à son esprit, puisqu’on le
retrouve imité plus bas à l’égard d’Énée, ému tout à coup du souvenir d’Anchise,
en voyant le vénérable monarque exhaler sa vie par une large blessure…
Subiit cari genitoris imago.
L’image d’un père menacé devient la transition qui, du milieu des transports du
carnage, conduit le poète à un allégorique épisode plein de charme et de pitié,
épisode qui naît encore du fonds des choses, et qui se distingue des précédents
par une forme et des couleurs différentes. Hélène, de qui la beauté que vantaient
les vieillards phrygiens eux-mêmes, fut la cause de la destruction de leur ville ;
Hélène apparaît cachée derrière le seuil d’un temple aux yeux irrités d’Énée,
témoin de la ruine de sa patrie et de la chute des grandeurs d’une famille royale
qui périt sous le glaive, et d’un empire qui s’évanouit dans les flammes : quel
tableau ! La lueur des feux homicides qu’alluma cette coupable femme éclaire son
visage, qui pâlit à la lumière ; le héros, dont le courroux se réveille à sa vue,
s’excite à la punir ; il s’avance prêt à l’immoler ; mais Vénus descend de
l’Olympe, et la protège contre son fils en se dévoilant toute entière à ses
regards : emblème délicieux du pouvoir de la beauté, que défend contre la haine et
la colère le seul aspect de son. éclat et de ses larmes ! ingénieuse
allégorie, dans laquelle se confondent le merveilleux et le vrai,
qui se prêtent tous deux une force mutuelle !
Je m’étonne que les n’aient pas relevé plus hautement ce sublime
passage, qui contraste par tant de grâces avec les effrayants objets qui
l’environnent : ils eussent remarqué qu’Énée, déjà disposé par sa tendresse
filiale à des sentiments moins cruels, incline plus facilement à l’indulgente
pitié qui le surprend et le séduit. Supposez qu’Hélène lui fût apparue à travers
les chocs des armes et dans la première émotion de sa vengeance, quand son cœur
était emporté par les spectacles du meurtre ; le bandeau, qui eût aveuglé sa
fureur, eût dérobé ses appas à sa vue, et l’eût rendu peut-être inflexible. On
ignore si l’on doit plus admirer l’art de cette invention que la judicieuse
habileté de l’inventeur à mettre si exactement les choses à leur place. On se
demande s’il ne faut pas le louer davantage de sa profonde connaissance des
mouvements du cœur humain, et des ressources qu’il retire de leur usage pour
accroître l’intérêt qu’il veut répandre sur son héros et sur le malheur des
Troyens. Il représente les Grecs, et Pyrrhus à leur tête, n’épargnant rien, et
n’assouvissant qu’avec peine leur soif du sang excitée par la seule attente d’un
triomphe complet. Il leur oppose Énée, spectateur du renversement de ses murs
embrasés et du carnage de ses concitoyens, qui, dans l’horreur de ces calamités,
éprouve encore une compassion généreuse envers l’auteur de tant de maux
irréparables, surmonte ses justes ressentiments, et se laisse attendrir par une
femme muette d’effroi. Cette opposition,
honorable à son
héros, n’est-elle pas absolument dans la nature ? ne retrace-t-elle pas
généralement la différence qui existe toujours entre le fort et le faible, entre
l’heureux et le malheureux ? La victoire en effet tend à exalter la violence et
l’orgueil ; la défaite, ainsi que toutes les autres infortunes, rend les hommes à
des impressions profondes qui les dépouillent de leur cruauté : l’une est
présomptueuse, barbare, inhumaine, ce qui la porte à tout oser, à tout sacrifier :
l’autre est abattue, souffrante, et réfléchie, ce qui lui apprend à compatir, et à
ne pas repousser la prière.
Nous plaignons le malheur parce qu’il rappelle les âmes à la modération et aux
vertus : nous haïssons les passions de la prospérité, parce qu’elle foule les lois
et la faiblesse à ses pieds dans le triomphe qui l’étourdit et qui l’aveugle ; de
là naît le sentiment unanime qui nous fait aimer et embrasser la cause de tous les
vaincus ; de là naissent l’aversion et les mépris universels pour les férocités
qui souillent la gloire de tous les vainqueurs.
Ne quittons pas encore ce deuxième chant de Virgile, chant magnifique et si digne
d’éternels éloges. Le pieux Énée, chargé de son père, de son fils, de ses pénates,
et de la conduite du reste de son peuple, et suivi de Créuse, nouveau ressort de
cette poétique machine, va fournir un épisode savamment imaginé pour faire rentrer
le héros à peine sorti de Troie, que les Grecs livrent aux feux, au meurtre et au
pillage, dans Troie désormais fumante, à demi consumée, réduite en cendres, et
triste proie des ennemis qui se partagent ses trésors, ses débris, et ses familles
captives. Par ce moyen un double tableau vous offre
Ilion sous une seconde face : vous avez assisté d’abord aux impétueuses
dévastations de la guerre, vous contemplez après les suites lamentables de ses
désastres ; et la pitié qui vous pénètre s’égale en votre âme à la terreur qui
vous a saisis. Que dire d’un si parfait complément produit par la liaison heureuse
des épisodes, si ce n’est de les recommander sans cesse pour modèles ? On ne peut
exprimer leur effet que par des exclamations et des applaudissements.
Les épisodes du chant suivant portent l’empreinte d’une douce mélancolie qui,
charmant et reposant le lecteur, signalent aussi bien la vive sensibilité du poète
que son rare talent à les conformer au sujet, aux personnages et aux époques
célébrés par son génie. Nous n’analyserons pas l’incident si connu des amours de
Didon : l’admiration des siècles commande la nôtre, et nous en ressentons une si
intimement sincère, qu’on ne fera pas à notre goût l’offense d’en douter : ne
parlons de ce grand exemple qu’afin de démontrer en quoi son excessive beauté
devient nuisible à l’intérêt total : mais ce peu de mots suffit ; car on n’a pas à
craindre qu’un excès d’éclat répandu sur un seul chant redevienne souvent le
défaut des poèmes ; et, s’il se renouvelait, il faudrait encore s’en laisser
éblouir, et ne pas alarmer le poète à qui l’on n’aurait à reprocher que cette
faute résultante d’une sublimité démesurée.
Passons donc à l’aventure de Cacus, morceau classique et vanté. S’il est à l’abri
de toute critique, il ne l’est pas de tout éloge nouveau : on en a loué la
rapidité narrative, l’harmonie métrique, la variété
d’images, la richesse de nuances et de couleurs : mais je ne crois pas qu’on ait
observé combien il y a de sagesse et d’art dans le choix de cet épisode et dans le
choix de l’interlocuteur qui le raconte. Évandre est un monarque d’un âge
expérimenté) qui parle à un futur législateur : quoi de plus convenable en sa
bouche que le récit du châtiment de la rapine et de la barbarie personnalisées
sous les traits d’un monstre du brigandage terrassé par une force légitime que
représente la figure d’Hercule ? Ne reconnaît-on pas en cette allégorie frappante
la pureté du goût qui présida partout à la composition de l’Énéide,
et pense-t-on que le hasard ou le caprice des prétendues inspirations dirigent si
constamment l’ordonnance des réelles beautés littéraires ?
Comparons maintenant la manière dont quatre principaux auteurs épiques ont traité
des épisodes ressemblants, dont le premier modèle fut tiré d’Homère, qui reste
toujours à la tête des inventeurs, et dont les trois autres semblent empruntés
successivement de lui.
Parmi les nombreux combats décrits dans l’Iliade, l’expédition
nocturne de deux héros rompt l’uniformité de ces luttes guerrières, dont
l’imagination la plus féconde a tant varié les circonstances. Un conseil
militaire, présidé par les Atrides, autorise Ulysse et Diomède à pénétrer dans le
camp des Troyens, par lequel est assiégé le leur : en ce même temps, Hector promet
à Dolon une ample récompense, s’il ose passer jusqu’aux tentes des Grecs, et s’il
revient instruit des
secrets de leurs mouvements :
l’espion accepte le message ; il part : Ulysse et Diomède le rencontrent dans
l’ombre, et le tuent après l’avoir interrogé sur la situation de leurs ennemis :
ils entrent ensuite au quartier de Rhésus ; et, tandis que Diomède égorge ce roi
de Thrace et ses défenseurs endormis, Ulysse s’empare de ses chevaux précieux qui,
au travers des cadavres, reportent les deux guerriers hors de la sanglante
enceinte, et sur le chemin de la flotte où les rois attendent leur retour et les
reçoivent triomphants.
Aux circonstances d’une entreprise pareille, Virgile ajoute l’intérêt de la
jeunesse d’Euryale et de Nisus, d’un héroïsme naissant qui tente un premier essai
d’audace, et du dévouement d’une amitié magnanime. Même conseil tenu par les sages
commandants de l’armée qui donnent leur consentement au départ des généreux amis ;
même promesse de la part d’Ascagne, qui leur destine pour salaire les chevaux de
Turnus avant de l’avoir vaincu, comme Hector flatte son messager de lui accorder
les coursiers de l’invincible Achille : même invocation aux dieux ; même espoir de
réussite ; même carnage des Rutules plongés dans le sommeil et les ténèbres ; même
spoliation des dépouilles de l’ennemi ; même impatience des Troyens, assiégés de
près en l’absence de leur prince, à recevoir des nouvelles de leurs envoyés ; mais
au lieu d’un succès semblable à celui des deux Grecs, le revers et la mort
attendrissante des deux adolescents terminent cet autre épisode par un dénouement
tragique. Cette catastrophe implique une seconde
imitation d’un passage admiré dans Homère : l’attitude et le saisissement
d’Andromaque, au premier bruit du trépas d’Hector, se reproduisent fidèlement dans
le trouble de la mère d’Euryale, à la fatale annonce de la perte de son fils.
Et dès qu’elle élève la voix, ses plaintes ne sont pas moins douloureuses que
celles de la gémissante Andromaque. Il ne s’agit, à cette heure, que de juger
spécialement de l’essence et du fonds des épisodes. Quand nous en viendrons à la
condition du style, nous rapprocherons les deux traductions que Lebrun et Delille
ont faites du beau morceau d’Euryale et Nisus. Il paraît que la triste
catastrophe, qui le finit, est un perfectionnement qui rend l’épisode de Virgile
préférable à celui d’Homère ; car les autres poètes qui les ont imités l’un et
l’autre, ont dénoué de pareils incidents, non par le bonheur comme le chantre
grec, mais par le malheur comme le chantre latin.
C’est sur ce dernier exemple qu’Arioste semble avoir calqué l’intéressante
aventure de Cléridan et de Médor ; le motif qu’il prête aux deux jeunes Sarrasins
a quelque chose de plus touchant que le vain désir de
s’illustrer par un coup d’éclat. Médor, fidèle à la reconnaissance envers son
prince et plein du regret de sa perte, veut lui rendre des devoirs au-delà même de
la vie, et se résout à exposer la sienne pour lui donner la sépulture. Le corps de
Dardinel reste abandonné sur le champ de bataille, que gardent encore les troupes
de Charlemagne. Le généreux page forme le dessein d’enlever cette chère dépouille
aux victorieux auteurs de la déroute qui consterne tout le camp des Africains : il
profite de la nuit ; et la noble amitié de Cléridan l’accompagne, ainsi qu’Euryale
accompagnait Nisus. Les voilà marchant dans l’ombre, et cherchant à travers les
dangers, et dans la foule des morts, le précieux cadavre de leur maître. Médor le
découvre et se charge courageusement de ce fardeau : un escadron s’approche : la
frayeur sépare les deux amis. Cléridan s’évade dans l’obscurité, se croyant suivi
de Médor, à qui le péril fait rejeter trop tard le faix qu’il ne veut pas quitter,
et qui ralentit sa fuite. De son côté, Cléridan est déjà hors d’atteinte ; mais se
retournant et n’apercevant plus son compagnon, il revient précipitamment sur la
route où Médor lutte contre de nombreux assaillants jaloux de lui arracher le
corps de son roi, et la lumière. N’est-ce pas ainsi que le tendre Nisus, égaré
loin de son Euryale, revole à son secours au-devant de la mort qu’il reçoit avec
lui ? Cléridan, comme Nisus, lance des traits sur les adversaires de Médor, et
leur colère s’apprête à s’en venger en l’immolant à ses yeux : il se jette au
milieu du combat ; et la seule différence de
leur sort
et de celui des jeunes Troyens, c’est que Médor, profondément blessé, survit au
trépas de son cher Cléridan, et que, laissé mourant sur la terre, il pleure à la
fois la mort de son roi et celle de son ami. Cette charmante histoire, moins belle
par l’exécution que l’épisode de Virgile, l’emporte par la beauté de la
composition, en offrant le double spectacle d’une fidélité pieuse et d’une amitié
fraternelle. Un avantage plus important s’y joint : ôtez l’incident de
l’Énéide, ce poème n’en sera pas moins entier, et n’aura perdu
qu’une riche parure : ôtez l’incident du Roland furieux, vous
tranchez le nœud central de l’action ; vous mutilez la fable à laquelle l’Arioste
a pris soin de l’attacher intimement. La superbe Angélique ne doit-elle pas
rencontrer Médor ? Ce beau page dont l’aspect gracieux suspendit le glaive d’un
chef de meurtriers, ne désarmera-t-il pas mieux l’insensible orgueil de la reine
de Cathay ? La pâleur d’un héros adolescent, la pitié qu’excite la vue de sa
blessure, le récit de son acte magnanime, le plaisir de la bienfaisance animée par
l’espoir de le guérir, ses regards et sa brûlante approche au moment de la
convalescence, n’en voilà-t-il pas plus qu’il ne faut pour vaincre les dédains de
la fille la plus sévère, et même pour tourner la tête à une femme plus chaste
qu’une prude ? Angélique ne voudra ni faire soupirer de chagrin, ni désoler un
cœur qu’elle a fait renaître ; elle achèvera de soulager toutes ses souffrances
avec d’autant plus d’empressement, que les plaies de l’amour sont contagieuses
pour une princesse, médecin d’un page. Il faudra qu’un prompt hymen devienne leur
commun
spécifique, et le remède salutaire à tous deux :
malheur donc à Roland qui apprendra comment s’est opérée la guérison radicale, et
qu’une plus violente maladie rendra bientôt fou de désespoir. C’est ainsi que la
marche de tout le poème s’enchaîne à cet unique épisode. L’Arioste s’est montré
par là le plus ingénieux à lier les incidences au fonds principal, et son talent
excelle en cette partie.
On présume que les progrès des sciences exactes tendent à leur avancement
perpétuel, tandis que les lettres font souvent des pas rétrogrades ; mais nous
voyons, dans ces exemples, que la poésie hérite des découvertes antérieures, et
marche de même au perfectionnement que lui procure l’imitation. Notre analyse est
partie d’Homère, qui, pour ainsi dire, a fourni la matière première, et l’a
d’abord façonnée. Virgile ensuite l’a plus délicatement remaniée ; elle a reçu de
meilleures formes encore en sortant des mains industrieuses de l’Arioste ; et nous
la trouvons enfin repétrie, et refondue purement dans le poétique moule de la
Jérusalem délivrée. L’emprunt du Tasse est le même, le talent de
le mettre en valeur n’est pas moins grand que chez l’Arioste, et l’art de le
déguiser, en se l’appropriant, y ajoute un sceau d’originalité.
Ce ne sont plus deux guerriers tels qu’Ulysse et Diomède, deux jeunes amis tels
qu’Euryale et Nisus, qui s’offrent à partager dans la nuit les périls et la gloire
d’une incursion secrète ; c’est une héroïne impatiente de se distinguer par
quelque exploit , et qui veut brûler une des tours ambulantes que
les chrétiens ont construites pour menacer les
remparts
de Solyme. Le caractère et la physionomie de cette guerrière rappelle le
personnage épisodique de la vaillante Camille, alliée de Turnus et du roi de
Laurente, comme Clorinde est l’alliée du soudan Aladin et d’Argant, son fier
compagnon d’armes : elle consulte celui-ci sur son projet : tous deux reçoivent
leur mission du monarque, dans une assemblée des chefs principaux de la ville, à
l’exemple des héros que nous avons cités. Ils partent ensemble, et des hasards
conformes à ceux que nous avons remarqués les désunissent au milieu des camps
ennemis. Argant, assailli par le nombre, se réfugie dans les murailles de Sion ;
Clorinde, sur qui les portes se referment, combat errante autour des fossés ; et
rencontrée en ses courses par Tancrède, son amant, méconnue de lui dans les
ténèbres, et sous la noire armure qui la couvre, elle le force à se défendre de
ses agressions, et reçoit la mort de la main du héros qui la pleure, et qui
l’ondoie des eaux baptismales, avant que de s’en séparer à jamais. Épargnons-nous
le développement des circonstances pathétiques de cette aventure, que nous avons
examinée déjà sous un autre point de vue, en démontrant ce que l’amour et la
religion lui imprimaient d’attendrissant et d’auguste. Disons seulement qu’il
fallut le génie de Virgile et du Tasse pour anoblir les traits de Camille et de
Clorinde, au point de leur donner une grandeur épique : la vertu de ces amazones
convient rarement à la sévérité de l’épopée : je ne sais quel ridicule se mêle à
toutes les démarches de ces femmes masculines et chevaleresques ; mais si les
Penthésilées et les Thomiris ne s’en
sont pas sauvées,
nous sommes en droit d’assurer que les guerrières ont des mœurs trop hardies et
trop bizarres pour ne pas défigurer un peu les peintures du beau idéal. Qu’on se
représente vraiment ce qu’il y a de hideux à pour fendre des corps, à couper des
bras et des têtes, ce qu’il y a de licence à piller et brûler les bourgs et les
campagnes ; ce qu’il y a de hasardeux à chevaucher jour et nuit par monts et par
vaux ; et l’on verra si le métier de la guerre s’accorde avec les grâces, la
modeste réserve, la timide sensibilité d’un sexe qui ne triomphe de la force que
par la décence et la pudeur. Comment concilier l’image de la beauté avec les
convulsions de la colère et de la féroce rage ? Comment concilier l’innocence avec
le meurtre, et surtout la chasteté avec les risques, sans cesse courus par les
robustes Marphises et les vigoureuses Bradamantes ? Leur honneur se tire-t-il bien
intact de toutes les rencontres des preux, lance en arrêt devant elles, joutant et
les désarçonnant ? N’est-ce pas, par miracle, que la vagabonde Angélique, quelque
altière, quelque froide qu’elle soit, échappe au jeune défenseur qui, l’ayant
délivrée d’un monstre marin, et emportant sur le dos de son hippogriffe cette
moderne Andromède, aussi nue que l’antique, s’enflamme pour les charmes dévoilés
qu’il tient en croupe, et ne peut s’empêcher de se tourner vers eux de temps en
temps, et d’y lancer d’infidèles œillades qui la font trembler, jusqu’à la
dernière crise où certain magique anneau la rend fort pudiquement invisible ? Ces
sortes d’épreuves, dont les lecteurs honnêtes frissonnent pour les héroïnes, m’ont
convaincu qu’elles ne doivent entrer
qu’épisodiquement dans l’épopée sérieuse ; la vaillante effronterie de ces belles
aventurières les relègue chez les muses grivoises du Roland furieux
et de la Pucelle ; car, dans la poésie et dans la peinture
homérique, la plus noble cavalière ne sied pas si bien qu’une Hélène inspirant la
volupté, qu’une Andromaque pleurant sur le malheur des combats, et qu’une Hersilie
séparant des guerriers par la seule puissance des larmes, cette Hersilie qui inspira l’un des plus beaux tableaux au grand
peintre des Horaces et de Léonidas !
Nous aimons à voir le fer tomber de la main d’Armide au moment de poignarder
l’ennemi dont la jeunesse l’éblouit et l’enchaîne : nous nous plaisons à la douce
victoire qu’elle remporte sur un lit de fleurs : nous ne nous intéressons qu’aux
tendres luttes de l’amour et du devoir, seuls combats qui relèvent en l’animant la
beauté d’un sexe délicat et sensible. S’il est agréable de suivre un moment la
démarche embarrassée de la faible Herminie, si l’on sourit de la peine qu’elle
éprouve à porter la lourde armure sous laquelle son sein palpite de crainte, c’est
qu’on reconnaît en elle une amante périlleusement déguisée : l’esprit, qui
l’accompagne avec plaisir dans sa fuite, partage tellement son émotion, qu’à
l’heure où, refugiée sous la chaumière des pasteurs, elle y détache sa cuirasse,
on croit soi-même en déposer le poids. Méditons ces épisodes charmants : le Tasse,
mieux que personne, a su faire contraster les images de la faiblesse avec les plus
énergiques figures. Chacun de ces incidents s’enlace et se prolonge dans
la contexture entière de son élégant ouvrage.
On n’en pourrait excepter que l’histoire d’Olinde ; mais elle sert à jeter une
teinte odieuse sur les infidèles, afin que la cause des croisés en ressorte plus
pure : elle ouvre la scène par un spectacle de pitié profonde : elle devient
l’occasion de signaler aussitôt la tyrannie d’Aladin, et les caractères de ses
défenseurs. Qu’aurait-on inventé de plus frappant ? et quel besoin aurait eu
l’auteur d’étendre ce sujet et de le conduire plus loin ? On lui conseilla de le
supprimer ; mais heureusement il n’y renonça pas. Ce n’est pas la seule fois que
le génie eut raison contre la critique, et se dirigea mieux en s’écoutant
lui-même. Les périls qu’Olinde et son amant courent l’un pour l’autre sur le
bûcher, où la fureur veut leur faire expier leur généreux héroïsme, n’occupent
point assez de place dans l’action pour vous distraire de son intérêt majeur : il
suffit seulement à pénétrer le lecteur du sentiment des infortunes que subissent
les chrétiens, et accroît le désir qu’il a d’arriver au terme de leur délivrance ;
c’était le but du Tasse, et son épisode y tend avec justesse. Douterait-on que, si
la moindre correction y eût été nécessaire, son art n’eût trouvé autant de
ressources qu’il en a prodiguées au sujet des amours d’Armide, mieux incorporés à
sa fable que les amours de Didon au fait de l’Énéide, et supérieurs
à ceux d’Alcine, desquels ils semblent imités ? Si nous accusions cet habile
poète, quels reproches n’aurions-nous pas à faire à la composition de la
Lusiade du Camoëns, ouvrage où les épisodes, sans liens nécessaires,
absorbent le fonds et n’en sortent pas, où la belle et mémorable
histoire d’Inès forme un poème détaché, où le
seul incident du cap des tempêtes paraît être né de
l’action ?
Que dirions-nous du chant superflu que Voltaire a enjolivé des galanteries de son
héros et de Gabrielle ? Se rattache-t-il à autre chose qu’au seul nom d’Henri IV ?
Influe-t-il en rien sur les mouvements de la ligue, sur les batailles livrées, sur
le siège de Paris, sur la conversion du roi ?
Gardons-nous de nous laisser séduire à de semblables modèles ; et si nous voulons
prendre l’exemple d’un bon épisode dans la Henriade, relisons le
combat du vieux et du jeune d’Ailly : cet incident sort bien du sujet d’une guerre
civile : il met bien en action la plus philosophique leçon qu’il faille en tirer :
là le fils et le père ont l’épée à la main l’un contre l’autre : là le père immole
son enfant, qu’il méconnaît dans les rangs du parti contraire ; et là l’enfant eût
égorgé son père méconnu de même, si celui-ci n’eût remporté le premier une
détestable victoire. Voilà l’image des fureurs inspirées par les sectes aveugles
qui divisent les citoyens et les parents. Voilà ce qu’il importait de bien
peindre ; et dans ce tableau nous retrouvons l’âme de notre poète, si passionné
pour l’humanité.
Le peintre d’une autre discorde civile, Lucain, a dans une vue différente, mais
avec un succès pareil, épisodiquement offert une leçon aussi recommandable ; il
présente aux réflexions des Romains, faisant consister leur gloire à servir des
tyrans, l’exemple de Sœva, longtemps soldat obscur, et nommé centurion dans
l’armée de César. « Cet homme voué à tous les forfaits (dit le poète), ne
savait pas que contre son
pays la valeur est le plus
grand des crimes. »
Les troupes de Pompée viennent assiéger un fort qui
couvre le camp où César a laissé ses bataillons. Sœva le défend, exhorte ses
compagnons de servitude, combat à leur tête sur les palissades, comble les fossés
de morts, fait des prodiges de bravoure, se jette percé de flèches et tout mutilé
parmi les assaillants ; la perte de ses forces, de son sang, et de l’espoir du
salut, ne le désarment point : il poignarde ceux qui s’approchent de sa personne
pour lui offrir la vie, et sa rage ne l’abandonne qu’en rendant le dernier soupir
au nom de César, à qui l’a dévoué son aveuglément. C’est alors que s’écrie
Lucain : « Ô nom glorieux à jamais, si ce vaillant homme eût signalé son
zèle à vaincre les ennemis de sa patrie ! Ô Sœva, tu ne suspendras point aux
murs du Capitole les monuments de ta victoire ! Rome ne retentira point du bruit
de ton triomphe. Malheureux, fallait-il employer tant de courage à
te donner un maître ? »
Quel épisode mieux imaginé pour apprendre aux guerriers à redevenir citoyens, et
à distinguer l’abus de la valeur militaire qui se vend à la tyrannie, de l’usage
vertueux et magnanime de cette même valeur, qui se consacre à la cause de la
majesté des lois !
On sent combien il est avantageux de puiser les incidents au sein du sujet et
dans le propre fonds des pensées qu’il suggère : le poète les exécute plus
librement ; il n’a point à craindre que les souvenirs en émoussent l’effet, et sa
naturelle inspiration
s’accroît de leur nouveauté
piquante. Ce n’est pas qu’il faille négliger de s’enrichir par d’heureux
emprunts : l’Argonautique de Valérius, composée d’après les modèles
de l’antiquité, fourmille de traits imités avec adresse. Parmi l’agréable
enchaînement des épisodes que l’auteur a pris de tous côtés, afin de semer les
obstacles sur la route de ses héros, et les contrastes dans sa longue carrière
poétique, on reconnaît plusieurs fables du chantre des
Métamorphoses, dans la délivrance d’Hésione exposée sur un roc à
la fureur d’un monstre des mers, dans les aventures d’Io célébrées par la voix
d’Orphée, dans les enchantements de la magicienne éprise de Jason : c’est peu ;
Valérius ne dédaigne pas d’orner son épopée d’une églogue du simple Théocrite :
les Nymphes d’une source limpide entraînent dans leurs bras le bel enfant Hylas,
que leurs caresses enlèvent à jamais à l’amitié d’Hercule ; et le désespoir de ce
héros, qui cherche en vain son jeune élève, retient long temps les Argonautes
consternés sur le même rivage. Ainsi la plus faible circonstance influe sur le
sort de tous les illustres navigateurs, et le mystère du cœur humain se dévoile,
en quelques vers, au chagrin passager qui surmonte la force d’Alcide, dont l’âme
soutint les plus redoutables coups de la fortune. Telles sont les beautés qui
demeurent toujours originales, et qu’il faut savoir ou créer ou reproduire avec
art dans la poésie épique.
Refeuilletez Ovide après une lecture attentive de l’Arioste, vous vous étonnerez
de la magie avec laquelle le poète italien a, si je puis ainsi m’exprimer,
métamorphosé les métamorphoses ; vous vous demanderez
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il a su renfermer en un seul cadre tant d’aventures si bien assorties à celles
qu’il invente, et tant de figures si bien groupées avec les personnages de son
tableau. Certainement il ne pouvait choisir un meilleur modèle qu’Ovide, si savant
dans l’art de faire succéder les épisodes les uns aux autres, de les varier tantôt
par les descriptions, tantôt par le récit des acteurs qui se racontent tour à tour
leur histoire ; quelquefois par le souvenir d’un fait passé que rappelle un fait
présent, et duquel naît celui qui va le suivre ; ailleurs par des prédictions et
des oracles ; enfin par une multitude d’ingénieuses transitions aussi surprenantes
que la diversité des tons de sa muse. Son imagination assiste à l’origine des
dieux et des âges ; elle plane sur la liquide étendue d’où s’échappèrent Deucalion
et Pyrrha ; elle vous transporte au radieux palais du soleil, et redescend se
jouer parmi les nymphes des bocages et des fontaines. Noble, tendre, badine,
morale, simple, riche, et majestueuse à la fois, elle punit l’orgueil dans Phaéton
et Niobé, l’impiété dans les filles de Minée, la curiosité profane dans Actéon,
l’envie dans Aglaure, l’amour-propre dans Narcisse, l’intempérance au banquet des
Lapithes, et l’audace du désir en Nessus. Elle vous apprend à célébrer les
malheurs des amants, en déplorant le sort de Pyrame et Thisbé, sujet rajeuni par
les vers naïfs de notre La Fontaine : elle vous enseigne à plaindre la séparation
des époux fidèles, en gémissant avec la triste Alcyone. Gaiement sévère ; elle
raille la loquacité grossière des rustres que Latone change en grenouilles : plus
folâtre, elle se moque de l’opulence
ignorante en riant
des oreilles de Midas ; et sans cesse mobile, et non moins enjouée que sublime,
elle parcourt toutes les cordes de la lyre, consacre l’éloquence d’Ulysse, les
secrets de Chiron et d’Esculape, les dogmes de Pythagore, la sagesse de Numa, et
l’apothéose des héros du Capitole. Sans doute les Métamorphoses
d’Ovide, où les faits se suivent historiquement, ne forment point une épopée, mais
ce livre est le rudiment des épisodes épiques.
À quoi comparer cet ouvrage qu’on peut nommer la Bible païenne, si ce n’est à la
Bible hébraïque, communément appelée Écriture sainte : en cette source plus
poétique et plus féconde encore, combien ne puisa-t-on pas de faits surprenants et
de merveilleuses historiettes ? L’ancien et le nouveau Testaments forment un ample
magasin d’aventures, dont l’Orient a légué l’héritage aux muses. Leurs récits ont
la même marche chronologique affectée aux Métamorphoses ; et tandis
que dans Rome et dans la Grèce on apprenait les annales de l’univers depuis l’âge
d’or, où régnait Astrée, jusqu’à l’âge de fer des Césars, en lisant les livres des
Sibylles, d’Ennius, et d’Ovide ; dans Jérusalem et dans la Syrie, on lisait ces
mêmes annales sous d’autres noms, mais sous des traits conformes, dans les livres
de Moïse, de Job, des prophètes et des apôtres, qui translatèrent à leur façon
l’origine du monde, et ses révolutions jusqu’à l’empire de Tibère.
Les conformités de ces livres de diverses croyances n’ont point échappé à
l’esprit perçant du Dante, qui dans ses descriptions, dans ses fables, dans ses
figures,
dans ses comparaisons, semble s’être fait
obstinément un système d’associer les images que nous appelons sacrées à celles
qui sont profanes pour nous, soit qu’il ait voulu témoigner qu’il ne partageait
pas les superstitions de son temps gothique, et qu’il protestât contre elles, en
signalant une foi très indifférente à toutes les visions, soit qu’il ait jugé que
les ornements mythologiques étaient seuls capables d’égayer les rêves de
l’Apocalypse et la tristesse des inventions chrétiennes. Néanmoins son génie
s’étant fait un jeu poétique de tous les genres de mysticités, et de leurs
analogies, nous laisse à penser qu’il n’eut pas grand peur de son enfer ; et que,
s’il ne mérita pas de monter à son paradis, il paiera son insouciance par un tour
de purgatoire.
Une suite de recherches qu’ont exigées de moi les travaux nécessaires à la
composition d’un poème sur Moïse, dont je n’ai publié que des
fragments, m’a mis à portée de remarquer tous ces rapports des histoires
originelles ; et je ne crois pas que les fables païennes unissent autant de
naïveté à autant de sublime qu’on en voit éclater dans la Bible : si l’absurde n’y
est pas l’enveloppe de quelque allégorie orientale, on y rencontre des aventures
plus choquantes que celles de la mythologie ; mais leurs défauts sont rachetés par
les incidents de Jonathas, de Tobie, et d’Esther, modèles de narration riche,
simple, et concise, où l’on retrouve la grandeur et le détail des épisodes
d’Homère. J’avouerai qu’il est étrange d’entendre l’Éternel commander à Satan de
persécuter, de ruiner, de couvrir de lèpres son plus pieux serviteur, et de
voir que le salaire du juste, fidèle à Dieu, soit d’être
sans cesse aux prises avec le diable : mais quels traits foudroyants d’éloquence
jaillissent de cette lutte inexplicable de Job ! J’en ai fait l’ que
voici : le juste murmure, et la divinité qu’enfin il ose accuser, lui répond du
milieu d’un tourbillon enflammé :
Jamais paroles plus sublimes, jamais une suite
d’interrogations plus pressantes, n’affirmèrent aussi positivement la nullité de
l’homme, qui depuis le temps de Job, terrassé par cet appel jusqu’à nos jours, ne
fit rien de stable, ne sait ce qu’il sait, et ose interpeller le créateur en
interprétant le principe et la fin de ses œuvres. Une visite que l’Arabe fait au
législateur prophète, m’a donné l’occasion de retracer en peinture, sur les voiles
de sa tente, la plupart des incidents dont je recommande l’étude aux amis du
simple et du vrai beau.
Rien n’est au-dessus de ce dernier incident ; et, pour apprécier les
particularités de la narration antique, il ne faut que remarquer la double image
de l’homme et du prince en la personne de Joseph, qui, revoyant ses frères, se
retire à l’écart pour pleurer sans qu’on aperçoive ses larmes, et qui leur ayant
caché sa faiblesse, reparaît pour les écouter et leur pardonner en ministre
d’état.
Ailleurs l’ange du seigneur descendu sur l’arche sainte, dévoile au prophète la
succession des siècles, et cette vision offre un résumé succinct des merveilleux
incidents de l’Écriture. Les personnes dont l’ignorance accuse la philosophie
d’être un fruit pernicieux de modernes maximes, y verront que les idées d’égalité
de droits entre la race humaine et d’indépendance légale, datent de l’époque d’une
république sacrée, instituée par un ordre divin antérieurement aux républiques
grecques et romaines ; et que, si la récente éducation politique nous enseigne à
devenir sujets, la primitive éducation religieuse, fondée sur cette mémorable
sentence, vox populi, vox Dei, nous disposait à n’adorer d’autre souverain que
Dieu même, Dieu,
Continuons de nous instruire en fouillant dans ce
trésor de sublimités morales, où l’homme apprend à vivre sans esclavage et à ne se
soumettre qu’aux règnes des Salomon expérimentés qui, ayant tout vu sous le
soleil, gouvernent en justes et en sages :
Dans cette continuité de misères communes à toutes
les
nations et de prophéties inspirées par la sagesse, et toujours méprisées de
l’aveugle multitude, on voit éclater les supplices de la tyrannie et les exemples
du patriotisme héroïque. Là c’est une main divine qui trace au fond d’un vestibule
l’arrêt du coupable Balthazar ; là c’est Nabuchodonosor, abruti par l’ivresse du
pouvoir, qui se transforme en bête immonde : ici ce sont les Machabées qui se
sacrifient à la défense des lois divines et de la liberté de leurs frères. Partout
la force de cette morale tendante à égaliser les humains, reluit dans chaque
épisode. C’est cette morale qui, venue de l’Orient, comme du berceau du monde,
passa dans l’Occident où nous la repoussons encore : elle se reproduit dans le
testament du mystérieux héros de la Messiade, de qui les paraboles
sont autant d’épisodes gracieux et sublimes. Klopstock, auteur d’un poème allemand
où respire l’enthousiasme d’un bel hymne plus que le caractère d’une épopée, n’a
pas su détailler leurs formes, et faire briller l’évangélique simplicité du doux
Emmanuel :
À ces maximes, que de chrétiens l’auraient méconnu
peut-être aujourd’hui, comme autrefois les Juifs ! n’aurait-il pas encore
rencontré quelque Hérode qui l’eût traité d’insensé ? quelque nouveau Pilate, prêt
à se laver les mains de sa condamnation ? et quelque farouche soldat prompt à lui
percer le flanc ? Qui réprimandait-il ? les princes du sacerdoce, les ministres du
fisc, et les pharisiens.
Bornons-nous à ces divers exemples, et considérons les livres bibliques des
païens et des chrétiens comme les deux principales branches sorties du tronc de
l’antiquité, qui fertiles en épisodes touchants, instructifs et terribles, ont
fructifié d’un côté par l’imagination des disciples d’Homère et de Virgile, et de
l’autre
par l’inspiration des sectateurs du Dante, dont
la trame poétique ne se compose que d’incidents enlacés ensemble, et par le grave
Milton, qui rangea dans un ordre proportionnel à son action simple et nue, les
riches aventures qui précédèrent la création des hommes.
Nous avons défini la condition des épisodes, spécifié leurs qualités, démontré
les liens qui les doivent attacher au sujet dont ils dépendent, comparé les uns
aux autres, et indiqué la source de tous. Les particularités infinies que leur ont
imprimées les auteurs nous entraîneraient en des détails superflus :
tenons-nous-en donc à cet examen sommaire.
La première ligne d’un ouvrage est la plus difficile à tracer : cette remarque que
Pascal a judicieusement faite s’applique surtout à la difficulté de commencer une
épopée, dont les premiers vers sont ceux qu’on a le plus de peine à trouver. En effet
tout esprit un peu logicien reconnaîtra que de l’énonciation claire du sujet qu’il va
traiter résultent l’idée générale qu’on en conçoit, et la curiosité qu’il fait naître
d’en entendre le développement. La suite en dérive par une succession de faits
nécessaires, et par un enchaînement de conséquences qui ne doivent jamais tromper
l’attente du lecteur dont le souvenir remonte sans cesse au principe que les premiers
mots ont posé.
Or la condition de l’exorde influe sur toutes les parties de la
fable épique, ainsi que l’exposition dans la tragédie sur la texture entière des actes
qui la
composent. L’exorde d’un poème n’est point tel que
celui d’un discours : l’orateur, avant que d’exposer la matière, doit préparer son
auditoire à la recevoir favorablement, le prémunir contre les partialités, les
distractions et les influences des suggestions injustes, le séduire à l’espérance d’un
plaisir ou d’une utilité commune, l’attacher fortement à la discussion, accroître ou
diminuer l’intérêt qu’on lui prête en proportion des choses qu’il va déduire, afin de
n’être ni au-dessous ni au-dessus d’elles, et de tenir exactement ses promesses en
remplissant bien son sujet.
Le poète n’a pas besoin de ces préparations : plus son exorde est simple et concis,
moins le lecteur en perd la mémoire durant le cours de la fable : le poète en débutant
ira donc au fait sans vain préambule : il laissera le sujet s’annoncer lui-même sans
avertir de sa grandeur, afin de s’engager peu, sans prévenir de sa petitesse, de peur
d’inspirer la méfiance et le dédain en commençant.
a dit Boileau, qui recommande aux auteurs de ne pas s’écrier avec le
chantre d’Alaric :
Vainement Scudéry eût cru justifier ce vers en répondant au critique qu’il
n’exprimait qu’un fait exact, puisque le roi barbare dont il célébrait les exploits,
triompha réellement d’une nation qui avait conquis toutes les autres : le reproche
qu’il s’attira n’en est pas moins mérité par le tour emphatique et général
de ce vers ; ne valait-il pas mieux en particulariser le sens, et
dire, en désignant soudain le héros et les circonstances : Je chante celui qui par sa
victoire a puni les Romains dominateurs du monde : et ne fallait-il pas éviter la
prétention ambitieuse que trahit le rapprochement de ces mots, le
vainqueur des vainqueurs ? Le précepte qui prescrit un début modeste à
l’orateur, ainsi qu’au poète, est puisé comme tous les autres dans les lois de la
nature, et reçu de l’exemple des grands maîtres. Ceux-ci savaient très bien que les
hommes à qui Ion va parler, ignorant encore le sujet qui les doit occuper, apportent
un esprit calme et froid au commencement, et ne peuvent dès l’abord entrer en intérêt
et en admiration. Si vous les frappez d’une secousse trop subite, vous ne leur
paraissez pas un inspiré, mais un furieux, et la première impression qu’ils reçoivent
de vos paroles leur inspire la répugnance ou l’ironie ; mais si leur ayant bien exposé
la matière de la dissertation ou de la narration, eux-mêmes en conçoivent l’étendue,
et si vous leur semblez craindre de n’en pouvoir assez déployer la grandeur, ils vous
prêtent l’oreille avec autant de curiosité que d’indulgence, et sont disposés d’avance
à s’émouvoir quand votre chaleur les pénètre, et à s’étonner quand votre imagination
répand sur le sujet des richesses inattendues. Certes, messieurs, il me sera plus
avantageux de vous prévenir de l’aridité des principes que je ne puis me dispenser de
vous déduire en cette leçon, que de commencer par en exalter l’importance à la faveur
d’une oraison fleurie dont vous sentiriez le vide, et qui vous
promettrait un amusement dans l’objet d’une séance dont vous ne
reconnaîtrez que la nécessité absolue : elle ne peut obtenir de vous, en cas où je
présenterai les éléments avec ordre et dans toute leur plénitude, que l’approbation
raisonnable que vous accordez à l’utilité des choses ; mais elle n’est pas de nature à
exciter ces applaudissements qui signalent quelquefois vos flatteurs suffrages. Cette
précaution de mesurer d’avance les effets de la matière qu’on traite, et souvent même
de les déguiser en commençant, est remarquée surtout chez les bons poètes.
Observez avec quel soin Virgile modère le début de son Énéide, début
si justement vanté par le sublime auteur de l’Épître à Pison, et par
celui de notre Art poétique. Loin de vous rappeler la force de son
génie en vous en énumérant les titres, il ne vous parle de lui, de ses
Églogues exquises, et de ses admirables Géorgiques
que pour vous intéresser à sa faiblesse, et vous persuader qu’il ne tente sa grande
entreprise que par soumission à un devoir, ou à quelque puissance qui l’exige.
Encore cet exorde, aussi gracieux que rapide, contient-il la plus simple exposition
de son riche et vaste sujet.
Ne croit-on pas écouter le langage d’un berger de Syracuse, d’un modeste disciple
de Théocrite, seulement capable de célébrer les travaux des campagnes ?
Ce mouvement trop superbe n’est pas celui de Virgile, qui ne parle ni de saisir la
trompette épique, ni de l’éclat de ses sons. Pardonne, élégant Delille ! ta mémoire
m’est trop chère pour que je la veuille offenser en t’adressant un léger reproche
que m’arrache ma prédilection pour un texte dont tu sus conquérir un grand nombre de
beautés, et que tu nous appris toi-même à te préférer, lorsque ta belle traduction
publiée devint ton plus bel hommage au poète latin. Virgile dit seulement, en
souvenir de ses chants sur les lois rurales :
Et par une opposition frappante, dès l’autre moitié du même vers :
Le texte original ne donne pas le titre d’Impériale à la cité des
Romains, et ne les désigne pas comme vainqueurs des rois en attribuant ce titre à
leur ville : car Virgile savait que leurs triomphes sur les monarques dataient de
leur république ; et, comme il écrivait sous le temps d’Auguste, il met simplement
les remparts de la superbe Rome,
Ainsi le sujet, expliqué nettement en peu de vers, se grave tout entier dans la
pensée. On ne demanderait à Virgile que d’avoir nommé son héros qu’il se contente de
signaler par le sommaire de ses infortunes.
Peut-être a-t-il cru, en ne donnant à son personnage qu’un nom général, devoir
imiter l’auteur de l’Odyssée dont il affecte de prendre le ton
modéré, et qui raconte comme lui les travaux d’un homme de qui la prudence
expérimentée s’accrut en parcourant beaucoup de villes, en visitant de nombreux
pays, et en essuyant milles traverses avant que de retourner dans Ithaque, sa
patrie. Le tranquille début de l’Odyssée est plus conforme à celui de
l’Énéide que l’exorde animé de l’Iliade ; mais dans
chacun on retrouve la même clarté, la même précision et la même simplicité. Ces
expositions rapides ont servi de modèles aux plus habiles disciples des muses.
Donnons-en la preuve, et marquons les défauts des poètes qui ne les ont pas
imitées.
Les six vers de la traduction de M. Dureau rendent fort bien les quatre premiers
vers latins qui suffisent à l’exorde de l’Argonautique de
Flaccus.
Pour apprécier la juste mesure de cette exposition, il faut la comparer à celle du
Camoëns en un sujet analogue. Je la citerai littéralement telle que je l’ai prise du
texte que m’a complaisamment éclairci le docte associé de notre Institut,
M. Verdier, aux lumières de qui j’ai eu recours pour traduire cette invocation, et
quelques autres passages de la Lusiade, n’ayant pu me servir de
l’interprétation infidèle et vague de La Harpe.
« Ce sont les exploits et les héros illustres qui, des plages occidentales de la
Lusitanie, s’ouvrant des mers qu’on n’avait jamais sillonnées, passèrent au-delà
de Tapobrane, et qui, dans les périls et dans la guerre, plus courageux que ne le
promettait la force humaine, fondèrent chez des nations éloignées un nouveau
royaume qu’ils rendirent si mémorable :
« Ce sont encore les souvenirs glorieux de ces rois qui marchèrent à
l’agrandissement de leur empire et de celui de la foi ; ce sont
les régions profanes de l’Afrique et de l’Asie qu’ils foulèrent par leurs
conquêtes ; ce sont ceux qui, par les hauts faits de leur vaillance,
s’affranchirent
des lois de la mort, dont en mes chants
je répandrai partout l’honneur, si j’y puis suffire à l’aide du génie et de
l’art.
Voilà le sujet annoncé, quoique sur un ton d’apologie trop haut, et mêlé de trop
d’incises ; ce que l’auteur y exprime touchant le progrès de la foi n’était point
notable ici ; cette dernière circonstance sort du sujet de la
Lusiade, et ne convient qu’à celui de la Jérusalem délivrée.
Quelle autre chose aurait pu dire le Tasse, si son génie ne lui eût inspiré le début
le plus parfait, en commençant son poème fondé sur l’héroïsme du chef des croisés
appelés à la vengeance du Saint-Sépulcre ? Camoëns ne s’en tient pas là, et, poussé
par un élan d’enthousiasme, il poursuit en ces termes :
« Qu’on vante moins le sage Ulysse, Énée, et les grandes navigations qu’ils ont
faites ; que la renommée d’Alexandre et de Trajan taise les victoires qu’ils ont
remportées ; car je chante le courage du célèbre Lusitain à qui Mars et Neptune se
soumirent. Tout ce que les Muses antiques ont proclamé, cède à la valeur d’un
sujet qui en surpasse l’élévation.
« Et vous, nymphes du Tage, puisque vous avez produit en moi cette nouvelle
poétique ardeur, si toujours par mes humbles chansons je consacrai votre fleuve
avec allégresse, à cette heure prêtez-moi des accents hauts et sublimes, un style
coulant et magnifique pour qu’Apollon ordonne que vos sources n’aient plus lieu
d’être jalouses de celles d’Hippocrène.
« Donnez-moi cette fureur qui s’exhale en superbes accords, non le souffle du
chalumeau champêtre ou de l’aigre flûte, mais de la trompette retentissante et
guerrière, qui enflamme les cœurs et change la couleur
des visages ; inspirez-moi des chants dignes des exploits de votre fameuse
contrée, si propice au dieu Mars, et qu’ils se répandent et se répètent dans le
monde entier, si la sublimité de telles actions n’excède pas celle des vers. »
Ainsi l’auteur prend l’engagement de surpasser l’Odyssée et
l’Énéide ; ainsi son inadvertance allie avec l’idée d’une conquête
chrétienne, celle de l’asservissement des dieux du paganisme qui interviennent en sa
fiction ; et, à force de relever son sujet, il condamne son talent à donner la
preuve de son infériorité à l’égard des faits qu’il annonce, s’il ne parvient à
éclipser les brillantes conceptions d’Homère et de Virgile. Que d’imprudences dans
ce seul exorde ! mais que d’excuses à ces fautes, en considérant qu’elles naquirent
d’un noble excès d’enthousiasme dans l’auteur pour la gloire du sol natal, et en se
rappelant à quelle époque reculée sa muse créa tout à la fois dans son pays, son
art, sa langue, et son épopée !
Sans doute il avait le droit d’avertir que son sujet était nouveau, mais non
d’avancer qu’il était supérieur à tous ceux qu’avaient consacrés les muses grecques
et latines.
Milton aussi proclame la nouveauté de son sujet dès le début de son Paradis
perdu, mais il n’en proclame pas la beauté. Son ton est grave et juste ;
que dit-il solennellement ?
Le sens de ces vers ne renferme point d’éloge, il constate seulement un fait :
c’est que l’objet de ses chants n’a point été célébré par les lyres païennes.
Le commencement de la Pharsale se ressent du caractère oratoire de
Lucain, et son inspiration ressemble bien plutôt à l’éloquence qu’à la poésie ;
aussi la pompe de son exorde, plus majestueuse que solide, embarrasse-t-elle la
netteté de son exposition, et donne t-elle lieu de préjuger que le ton ampoulé de
l’ouvrage correspondra partout à l’emphase du début. Cette prévention que la manière
de l’auteur fait naître est malheureusement justifiée, et c’est elle qui altère la
confiance que mérite la vérité de son récit. Il importe donc à l’effet total de
n’affecter nulle prétention en entrant en matière, et de n’y rien mêler d’étranger,
afin que le lecteur ne reçoive aucune impression fausse ou fâcheuse, et de ne faire
dévier son esprit par aucun écart de la direction qui le mène où l’on doit le
conduire. L’expérience ne prouve-t-elle pas que les poètes les plus stériles sont
ceux qui se livrent d’abord à une profusion inconsidérée, et que les plus féconds
ménagent leurs ressources abondantes par une heureuse économie ? Craint-on de ne pas
assez tôt manifester son génie, lorsqu’on suit la méthode des écrivains qui en ont
prodigué le plus, en commençant par se montrer avares de leurs richesses ? Les
préceptes de Boileau vont si directement à
l’instruction,
qu’il faut méditer, pour en tirer profit, non seulement chacun de ses vers, mais
chaque mot qu’il y place. À l’article où nous en sommes, il écrit, en réprimandant
les poètes dont le début lui semble trop élevé, et surchargé d’ornements
superflus :
Ces quatre seules qualités suffisent, mais aucune ne doit être négligée ; le ton
sera donc aisé ; ce qui dépend d’une diction correcte et élégamment pure ; il sera
doux, c’est-à-dire modeste et tempéré ; il sera simple par l’effet d’une claire
précision ; enfin harmonieux, ce qui résulte d’un heureux choix de termes dont les
sons flattent l’oreille, ainsi que dans les vers de Virgile.
Examinons si le début de la Henriade remplit les mêmes
obligations.
Ne reprendrons-nous pas ce second vers inscrit sous la formule d’un enregistrement,
d’un acte en style judiciaire ? La poésie n’avait-elle aucun moyen plus heureux
d’exprimer ces particularités ? Ce tour
n’est pas ce
qu’on appelle aisé, mais trop facile à employer : on ne sent pas que ce soit là un
vers, sinon par la mesure des syllabes ; il n’est pas simple, mais plat. Les
suivants ont dans leur tournure sentencieuse un sens trop peu fixé, et qui anticipe
sur celui du dernier vers de la période :
Les cinquième et sixième vers qui terminent l’exorde, renferment eux seuls tout le
sujet, sont très corrects et pleins d’une douce harmonie.
Voilà ce qu’il était nécessaire de dire, et voilà le trait distinctif que Voltaire
affaiblit en disant par avance que Henri sut vaincre et pardonner, ce qu’il répète à
la fin d’une manière plus forte et plus touchante.
Les fautes qui nous apparaissent dans l’exposé de la Henriade
deviennent d’utiles avertissements aux poètes qui ne se tiennent point en garde dès
les premiers pas dans la carrière épique : ils peuvent éviter de pareils défauts en
observant avec scrupule la simplicité des anciens ; mais on ne saurait leur
apprendre à égaler le début de l’Iliade ; il n’appartient qu’au
génie, bien maître de son sujet et de son art, d’oser dire, en donnant un ordre à la
divinité qui l’inspire ;
On voit que cette énonciation du sujet est exacte et concise ; et qu’elle n’a de
hardi que le commandement impérieux qu’adresse Homère à l’une des filles de
Mémoire.
Un seul poète, élevé par la sublimité de l’objet de ses chants, a renouvelé cette
forme animée : c’est Klopstock, auteur allemand du poème de la
Messiade ; son exorde produit un effet d’autant plus vif qu’on y
reconnaît moins l’ouvrage de l’imitation que de l’inspiration même. Si sa verve
emprunta cette beauté, elle sut si bien la fondre dans le sujet qu’elle se
l’appropria, ou plutôt c’est la grandeur des choses qui, s’emparant de celui qui les
veut consacrer, le force à recourir à un interprète ; il a dessein de célébrer la
passion de Jésus, la mort incompréhensible de l’Homme-Dieu : est-ce de l’organe des
Muses païennes qu’il apprit ce mystérieux événement ? Est-ce sur la foi des
traditions historiques qu’il en racontera les miracles ? Sont-ce les arguments de la
raison humaine qui l’aideront à les constater ? S’agit-il de la destruction de la
chair dans ce sacrifice d’un héros céleste ? La sagesse naturelle lui
expliquera-t-elle l’effusion d’un sang divin, et versé pour le salut des races
expirées, des races vivantes, et des races à naître ? Nos pensées matérielles, qui
n’aboutissent qu’à la mort, lui révéleront-elles le mystère de l’immatérialité des
êtres destinés à se survivre ? Est-ce avec les yeux du corps, touchés des seuls
attributs
physiques qu’il saisira, qu’il verra l’idéal
des objets incréés ? Non sans doute ; il s’adressera donc, en son sujet tout
mystique, à la plus auguste puissance qu’il ressente en lui-même capable d’y
répandre une lumière intérieure et profonde, et s’écriera par un nécessaire
transport :
« Âme immortelle ! chante la rédemption de l’homme coupable, accomplie sur la
terre par le fils de Dieu, revêtu de la nature humaine. Chante la sainte alliance
cimentée par son sang, annonce à la postérité d’Adam la nouvelle preuve de l’amour
de son Créateur. »
Qu’est-il de plus précis, et à la fois de plus solennel que cet exorde court et
dicté par un mouvement sublime ? Le ton impératif du poète ne s’adresse point à des
êtres de fiction, mais à l’âme, c’est-à-dire à une sorte de divinité sensible que
l’homme porte en lui, qui l’éclairé, le dirige, et lui semble être essentiellement
impérissable.
Un tel début, analogue à celui de l’Iliade, semblait permettre à
Klopstock de s’exempter, comme Homère, de la condition ordinaire d’une invocation : mais le poète grec chante un sujet terrestre, tandis que le poète
allemand veut chanter une action céleste. La colère d’Achille n’est qu’héroïque ; la
passion du Christ est divine. La muse à laquelle Homère commande est reconnue pour une
divinité, et son génie qui la maîtrise n’a plus besoin de l’implorer à son aide ; mais
l’âme à qui s’adresse Klopstock, n’est que figurément personnalisée ; il faut qu’un
être supérieur seconde l’essor de sa pensée en son sujet religieux.
La poésie, s’écrie-t-il, osera-t-elle porter ses regards sur un mystère que Dieu seul connaît dans toute
son étendue ?
« Toi devant qui je me prosterne, Esprit saint ! conduis-la vers moi comme ton
interprète ; orne-la de tous les attraits ; donne-lui ta force victorieuse et ta
beauté immortelle ; embrase-la de ton feu divin, fais-la pénétrer avec toi dans
les abîmes de l’infini. Tu peux, quand tu le veux, sanctifier l’homme, cet atome
tiré de la poussière, et tu te fais un temple de son cœur. Daigne purifier le
mien ; alors j’oserai, quoique d’un pas mal assuré, entrer dans la carrière
redoutable qui s’ouvre devant moi ; alors, avec la voix tremblante d’un mortel,
j’oserai chanter un Dieu réconciliateur. »
C’est ainsi que l’auteur allemand reproduit dans son invocation la forme qu’avait
imaginée Milton, qui lui-même s’était enrichi de celle du Tasse à laquelle il avait
joint son invocation au Saint-Esprit. Il n’est pas superflu de remarquer ces sources
d’imitation successive d’où s’écoulent les beautés que le génie accroît d’âge en
âge, en y ajoutant les grandeurs de sa propre originalité.
L’auteur de la Jérusalem délivrée était guidé par un goût trop sûr
pour invoquer une muse profane dans un sujet saint ; aussi se hâte-t-il de
caractériser celle qui doit le soutenir, en disant à la sienne :
« Ô toi qui ne ceins pas ta tête des lauriers vieillis sur l’Hélicon, mais qui,
dans le ciel, parmi les chœurs des bienheureux, portes une couronne d’or formée
d’étoiles immortelles, tu inspires à mon sein de célestes ardeurs,
tu vivifies mes chants, et tu me pardonnes si, mêlant une
apparence mensongère à la vérité, j’ose te parer d’autres ornements que de tes
propres appas. »
Cette invocation du Tasse ressemble à celle de Milton, frappé comme lui des
mystères qu’il consacre par la poésie.
Voilà ce que le chantre anglais emprunta du chantre italien ; voici ce que lui doit
le chantre allemand, son imitateur.
La règle de l’invocation épique dont ces premiers exemples nous conduisent à
examiner le principe, prend son origine encore dans la nature de nos esprits. Au
moment d’entreprendre quelque grande chose, notre pensée reste comme étonnée devant
les obstacles, et je ne sais quelle incertitude nous y ferait renoncer, si nous
n’apercevions un pouvoir tutélaire qui nous protège en notre dessein : c’est vers
lui que nous tournons nos regards, c’est en lui que nous fondons nos espérances ;
c’est par lui que nous nous raffermissons, ou bien c’est à lui que nous nous
efforçons de plaire. Par cette raison, le poète, qui envisage l’étendue, les
difficultés et la fatigue d’une narration héroïque, qui craint que son imagination,
ses souvenirs et son langage ne reproduisent pas la sublimité de son objet, ou n’en
pénètrent pas bien les mystères ; le poète, dis-je, n’osant se confier à sa
faiblesse, s’appuie de quelque génie inspirateur, de quelque divinité, de quelque
muse, afin de marcher en assurance dans la carrière épineuse et profonde qu’il
s’ouvre pour la première fois, ou dans laquelle il tremble de suivre de trop
illustres explorateurs. L’invocation lui sert à préluder au ton merveilleux qu’il va
prendre, à relever l’importance du récit qu’il annonce, à répandre la solennité sur
les matières de son invention, à tempérer l’excès de surprise qu’exciterait la
fable, et à commander la croyance. Le personnage allégorique ou réel qu’il invoque,
lui accorde les secours dont son intelligence a besoin pour
dévoiler les causes, traduire les miracles, et prêter la
vraisemblance au chimérique : il ranime sa vigueur dès qu’elle s’épuise, il reçoit
en passant ses confidences et ses réflexions, il entretient un commerce de
sentiments et d’idées avec lui dans les intervalles de repos, et change ou
renouvelle la face des choses, en lui redonnant une force inattendue pour la
continuation de son grand ouvrage. Ainsi nous entendons Virgile dire, avant de
commencer :
Dès lors nous ne nous étonnons plus qu’il nous transmette des événements
, puisque c’est une déesse qui va les lui révéler : ainsi, vers le
milieu de son récit, nous l’entendons dire encore :
Et ces mots nous rappellent que la divinité le soutient dans tout le cours de son
épopée. Souvent, sans l’intervention d’une muse ou d’une autre puissance invoquée,
le poète, à qui la sévérité du genre épique interdit toute digression étrangère au
fonds qu’il traite, ne pourrait suspendre, interrompre son récit, et nous parler de
soi-même. Nous eussions perdu ces passages où Camoëns et Milton déplorent d’une voix
si noble et si attendrissante leurs personnelles infortunes ; car c’est une erreur
d’Addison, que d’avoir attribué au seul poète anglais, comme une innovation
heureuse, les plaintes qu’il fait sur lui dans son troisième chant.
Déjà l’auteur portugais avait forcé la pitié de mêler ses larmes aux pleurs
que l’indignation lui arrache en songeant à l’ingratitude
de ses compatriotes. Avec quelle noblesse il les accuse de l’abandonner dans la
misère et le mépris, de le proscrire et de le repousser des lieux dont il fit la
gloire. Sa fierté respire dans ses tristes exclamations aux nymphes du Tage,
lorsqu’il se compare à Canacée prêt à mourir. La loi morale que tout poète doit se
faire, en écrivant, est tracée dans ce tableau de son désespoir :
« Ô aveugle que je suis, dans ma folie et dans ma témérité, d’entreprendre sans
votre aide, ô nymphes du Tage et du Mondegor, des courses si difficiles, si longues, et si
diverses ! J’invoque votre appui ; car je navigue en haute mer sous des vents
ennemis, et si vous ne m’assistez, je crains bien que mon frêle esquif ne soit
près de s’engloutir.
« Considérez que depuis si longtemps que je chante votre Tage et vos Lusitains,
la fortune m’entraîne errant sans cesse accablé de nouvelles peines et de
nouveau dommages, tantôt battu des mers, tantôt essuyant les périls de la guerre
inhumaine, semblable à Canacée qui, se condamnant à la mort, d’une main tient
toujours l’épée, et de l’autre la plume.
« Tantôt poursuivi de la pauvreté qu’on abhorre, et rejeté dans les hospices
étrangers ; tantôt jouet d’espérances qui me flattent, et que je vois de jour en
jour plus que jamais déçues ; tantôt traînant comme après moi une vie suspendue
à un fil si délié, que ce n’est pas un moindre miracle de la sauver, que ce n’en
fut un au roi Ézéchias de prolonger la sienne.
« Encore, ô mes nymphes ! ne suffisait-il pas que tant de misères
m’environnassent, sans que les hommes même que
j’ai
célébrés s’acquittassent envers ma muse par un si indigne prix. En échange des
loisirs que j’espérais et des lauriers qui devaient me couronner avec honneur,
ils m’inventèrent des peines qu’on n’avait pas encore subies, et sous le poids
desquelles ils me précipitèrent en cet état cruel.
« Voyez, nymphes, quels nobles esprits votre Tage enfante ! quels cœurs
généreux, puisqu’ils récompensent par de telles faveurs celui dont les chants
font leur gloire ! quels exemples pour les écrivains futurs ! quel aiguillon
pour réveiller les génies industrieux à consacrer dans la mémoire les objets qui
mériteront une éternelle célébrité ! »
Et alors il découvre noblement la véritable cause des maux qu’on lui fit subir,
cause perpétuelle de ceux qu’endureront toujours les poètes qui sauront garder le
courageux caractère qu’il signale, en ajoutant ces octaves qu’il adresse aux
déités du Tage.
« Ah ! puisqu’au milieu de tant de maux il est urgent qu’au moins votre
protection ne me quitte pas, et surtout quand j’arrive au terme où se
multiplient les exploits que je dois agrandir, accordez-moi, vous seules, votre
faveur. Naguère j’ai juré que je ne l’emploierais pas à louer en vil flatteur la
puissance au lieu du mérite ; je l’ai juré sous peine d’encourir votre
disgrâce.
« Non, ne croyez pas, mes nymphes, non, que j’ai célébré celui qui, trahissant
le bien public et son roi, leur préfère son intérêt personnel, au mépris de la
gloire humaine et divine. Nul ambitieux, aspirant à monter aux suprêmes emplois,
n’obtiendra mes chants pour s’être acquis seulement le droit, par ses honteuses
démarches, de donner plus de latitude à ses vices.
« Ni le courtisan à qui l’usage du pouvoir suffit pour
contenter ses désirs immondes, et qui, pour complaire aux yeux
du vulgaire égaré, se transforme sous plus de figures que Protées, muses, ne croyez pas non
plus que je le chante : ni l’hypocrite qui, sous un dehors décent et grave, est
venu dans sa nouvelle charge arracher, comme apparu tenant au roi, la dépouille
et le bien du malheureux peuple.
« Ni l’exacteur qui trouve équitable et droit de maintenir les règlements du
prince avec rigueur, et qui ne trouve pas également juste et convenable de payer
leurs sueurs aux indigents que nourrit un salaire : ni le concussionnaire dont
l’esprit toujours inexpérimenté invente des prétextes, et juge prudent de taxer
d’une main étroite et rapace les labeurs d’autrui qu’il est exempt de
supporter.
« Eux seuls je les proclamerai, ces hommes qui hasardèrent pour leur dieu, pour
leur souverain, une précieuse vie qu’ici même ils ont perdue, afin d’en étendre
la renommée, récompense si bien acquise à leur dévouement ! Apollon, et les
Muses, qui daignèrent m’accompagner, redoubleront l’enthousiasme dont ils m’ont
rempli : cependant reprenons l’haleine et le repos, et retournons à l’œuvre,
après m’être délassé de mes fatigues. »
Rendons hommage à la pureté d’une invocation inspirée par de si généreux
sentiments, et qui renferme, au 7e chant du poème, une
déclaration si exemplaire. Ce n’est pas du temps perdu que la citer en modèle à
tous les poètes jaloux d’une estime inaltérable. Camoëns leur donne partout la
leçon de la noblesse et du courage dans le malheur : parmi les plaintes qu’il
exhale encore au 5e chant de la Lusiade, tout
en accusant l’injustice, l’ingratitude, la sourde ignorance de ses contemporains,
il ne cesse pas
d’encourager le cœur des hommes aux
grandes actions, et termine en leur présageant que la postérité leur en assure le
prix2.
Les écrivains y verront aussi quel adoucissement secret la poésie apporte aux
plus dures adversités, puisqu’elle tempéra les amertumes de la vie du Camoëns,
ainsi que les longs chagrins de l’aveugle Milton, qui renouvela dans une de ses
invocations le témoignage des consolations qu’il recevait de sa muse.
Pouvait-il en placer l’expression plus à propos qu’à l’instant où, sorti des
gouffres obscurs de son enfer, son génie s’élance vers l’empire de la lumière
qu’il sent, qu’il salue, qu’il appelle, et qu’il ne voit plus ? Alors la tristesse
d’une cécité qui le consterne à jamais s’empare de son imagination : il se
souvient de l’éclat de l’univers, spectacle dont son infirmité le prive pour
toujours ; il se compare à l’oiseau qui chante au milieu de la nuit sous les bois,
caché dans une affreuse obscurité ; il gémit de ne plus contempler le visage de
l’homme, et dit en soupirant :
Qui voudrait supprimer une invocation si pathétique et si bien en accord avec la
mélancolie du poète à l’approche de la lumière dont il va chanter les régions
éthérées ? On excuse volontiers ce retour que l’Homère anglais fait sur lui-même,
et la plus sévère critique ne peut le blâmer d’implorer une seconde fois
l’assistance de sa déité consolatrice. D’ailleurs l’usage de ce moyen ne dégénère
pas en abus chez lui autant que chez le Camoëns et que chez Klopstock.
Ce dernier, surtout, poussé d’un transport continuellement lyrique, épuise sa
verve en invocations surabondantes. Toujours hors de lui, toujours en extase, il
surcharge ses vers de monotones vocatifs : point de chants qui ne contiennent de
fréquents appels à l’Âme, aux Tombeaux, au Saint-Esprit, à la Vierge, aux Anges, à
Jéhovah ; et la perpétuelle répétition de ses prosopopées rompt à chaque instant
le fil de son intérêt narratif.
On ne saurait user avec trop de sobriété de cette sorte de recours qui ne
convient que dans les suspensions nécessaires du récit, et dans ces circonstances
difficiles où le poète a besoin de prendre un élan
plus vigoureux. Cela ne suffit pas au bon emploi de la règle ; peu d’auteurs
savent adresser leur prière à des puissances convenables, et conformer l’objet de
leur invocation à la nature du fait qu’ils ont à consacrer. En ce point, ont
excellé Homère, Virgile, et Flaccus, en invoquant leurs filles de mémoire, nymphes
de leur temps héroïque ; et depuis, le Tasse et Milton, en appelant à leur aide
l’auguste muse des cantiques d’Israël, et l’esprit qui enflamma les prophètes.
Mais combien ne devons-nous pas admirer le noble génie de Voltaire, si habile à
saisir les justes rapports, si délicat dans les convenances ? Digne chantre
historique d’une guerre suscitée par le fanatisme et l’imposture sacerdotale, à
quelle divinité pouvait-il mieux s’adresser qu’à celle à qui son courage sut
dévouer sa vie entière, et dont il ne cessa d’être l’apôtre le plus ardent ? Qui,
par plus de zèle, avait acquis le droit de dire solennellement en invoquant
l’ennemie du mensonge,
Chacun sait par cœur cette suite de beaux vers pleins d’élévation et de sagesse,
vers dignes de son talent et empreints de son caractère, vers que termine une
indirecte imitation de ceux du Tasse, embellis encore par notre poète, qui, cette
fois, ne permit pas à la mélodie et aux grâces italiennes de l’emporter sur les
charmes sérieux de la langue française.
Rappelez-vous
sur quel ton harmonieux il invoque sa noble et fidèle compagne, la vérité :
Tenons-nous-en à ce parfait modèle d’invocation, qui, dans la
Henriade, rachète les légères fautes de l’exorde, et souhaitons que tous
les successeurs de Voltaire, pénétrés d’autant d’horreur que lui pour les noires
hypocrisies des pontificats, n’invoquent, à son exemple, d’autre muse et d’autre
puissance inspiratrice que la vérité qui les terrassa soixante ans par sa voix, ou
philosophique, ou libre, ou libérale, comme on voudra, pourvu
qu’on entende par là qu’elle fut constamment élevée contre la discorde ; car
Voltaire la fit parler dans le même sens que Boileau, qui avait déjà fait dire à
cette déesse, exhortant un honnête prélat :
Le seul nom de Boileau nous remet dans la mémoire les deux bons exemples qu’il
nous laissa des deux conditions dont il s’agit, l’une et l’autre applicables aussi
aux épopées héroï-comique et satirique. L’exorde du Lutrin comporte
bien l’exposé de sa comique fable, et l’invocation qu’il adresse au sage Lamoignon
en fait pressentir agréablement la noble et fine
ironie. Après avoir annoncé son badinage en vers sérieusement pompeux, et
dignement imploré sa muse, il dit au magistrat :
Déjà sa malice espère que vous lui désobéirez ; et, pour mieux exciter votre
rire, il vous le défend : c’est le secret des bons plaisants, de qui la mine
tranquille et sévère contraste avec les paroles bouffonnes s’échappant de leurs
lèvres, et qui se gardent bien d’émousser le trait de leurs saillies en vous
promettant de vous égayer. La chute du vers de Boileau trompe l’attente que vous
causaient les vers précédents ; et ce tour, qui vous étonne, est, comme l’a
remarqué le spirituel Delille, une sorte d’espièglerie qui vous divertit par une
surprise très favorable à l’effet de ce poème.
On goûte un plaisir plus vif de la variété des tons qu’il a droit de prendre : mais
ce n’est point assez que de varier le style pour amuser et intéresser, si l’on ne
répand une continuelle diversité dans la marche de la fable et de ses épisodes ; et
ceci tient à l’ordre des chants, ordre successif qu’il ne faut
rendre uniforme dans aucune espèce d’épopée.
Cette condition ne saurait être trop bien observée par les auteurs ; ils doivent ne
jamais laisser languir l’attention ni l’intérêt, et ils n’y parviennent qu’en
mélangeant alternativement le sévère et le gracieux, le triste et le riant, le
touchant et le terrible, le
simple et le sublime. Pourquoi
les poèmes d’Homère et de Virgile ne nous lassent-ils pas ? Pourquoi les relisons-nous
sans cesse avec une satisfaction nouvelle ? C’est que la savante ordonnance de leurs
chants amène partout des événements qui contrastent entre eux, des descriptions
opposées ; c’est que les combats y succèdent aux conseils, les fêtes aux travaux, le
spectacle des jeux aux effrayantes catastrophes, et la pompe des cérémonies aux
mouvements impétueux des passions ; le cœur aime à se reposer des commotions qu’il a
reçues, et leur continuité l’accable et l’épuise. L’esprit se rebute s’il n’est retenu
par un enchaînement d’objets divers qui captivent sa légèreté. Enfin l’âme, qui ne se
nourrit que de fortes et hautes pensées et que de grands sentiments, ne soutient pas
le perpétuel exercice de ses facultés intelligentes, et ne veut pas toujours planer
dans les régions de l’enthousiasme : nous nous fatiguerions de son essor. Il faut que
de simples et douces images remplacent les objets pompeux ou redoutables de notre
méditation. Il faut, en un mot, qu’un poème épique ressemble à la vie qui est pleine
d’incidents et de sensations, par lesquels nous passons continuellement du plaisir à
la douleur, et de l’agitation au repos. Laissons à part l’ordre des chants de
l’Iliade, dont nous réservons la complète analyse à l’application de
toutes les règles : jetons les yeux sur les autres poèmes.
N’est-ce pas au sortir de la maison de Pénélope, où les inquiétudes d’un fils et
d’une chaste épouse nous ont intéressés au retour d’Ulysse ? N’est-ce pas après nous
avoir fait parcourir le palais de Ménélas que le
poète
nous conduit dans la demeure de Calypso, où languit ce roi d’Ithaque ? Aux scènes
touchantes qui viennent de se passer succède la peinture du plus épouvantable orage
qu’ait jamais soulevé Neptune en courroux ; et c’est du milieu de cette tempête, à
laquelle échappe le héros bientôt accueilli par l’hospitalité gracieuse de Nausicaa
et de ses folâtres compagnes, que nous arrivons dans la cour d’Alcinoüs : là, le
tableau des festins ; là, les chants de Démodoque ; là, les récits des aventures
chez les Cyclopes, du passage de Charybde, et de l’évocation des ombres infernales,
précèdent et suivent la description des joutes et des luttes athlétiques. Un
vaisseau rapide emporte le père de Télémaque en son île ; et Minerve, qui le déguise
en humble mendiant pour le conduire chez le bon pasteur Eumée, fournit au poète
l’occasion de tracer les mœurs champêtres qu’il oppose à la grandeur des actions
héroïques d’Ulysse ; alors, tel qu’un Dieu vengeur, il perce de ses flèches
homicides les dévorateurs de son héritage. Que d’événements ! que de récits ! que de
diversité !
Une marche, non moins variée et plus majestueuse encore, distingue l’ordonnance
industrieuse de l’Énéide. La muse de Virgile commence par vous
frapper des éclats d’une horrible tempête ; mais son génie la dissipe aussitôt, et
vous montre les Troyens épars sur le rivage où la chasse leur prépare un sobre
repas, où Vénus accueille leur chef et le guide chez la reine de Carthage ; une fête
qui leur est donnée devient le prélude du sublime récit de l’embrasement de
Pergame ; mille aventures curieuses et
attendrissantes
vous font perdre l’impression cruelle des désastres de Troie. L’amour prend la
figure du jeune Ascagne et s’assied sur les genoux de Didon qu’il enflamme : ici se
développe l’appareil des exercices de Diane, et les coups du tonnerre sont au fond
du bois le signal d’un hymen, source de toutes les larmes que fait couler la plus
déchirante des passions. Oh ! comme alors l’habileté de Virgile prend soin de
suspendre les émotions excitées, en profitant des hasards qui poussent Énée sur des
bords où des solennités annuelles et des honneurs funéraires, consacrés par les
peuples, s’allient à des jeux nobles et divertissants. Son art vous y arrête à
dessein ; mais il supplée à l’intérêt qu’il économise par une prodigalité de détails
qu’il enrichit des précieuses recherches du plus beau style. Ne craignez pas
néanmoins qu’il vous rassasie de cet amusement : déjà l’antre de la Sibylle est prêt
à s’ouvrir : le poète avait besoin de vos forces auxquelles il n’accorda quelque
relâche, que pour vous faire descendre dans les profondeurs de l’Érèbe, et remonter
ensuite sur les hauteurs de son admirable Élysée, tout peuplé de mânes prophétiques.
Les six derniers chants seront destinés aux images de la guerre, et se rempliront
d’une foule d’incidents tantôt pathétiques ou gracieux, tantôt majestueux ou
terribles. On retrouve le même artifice dans l’excellent ouvrage de Valérius
Flaccus.
Ce docte imitateur du chantre de Mantoue a su mélanger alternativement les
circonstances du voyage de ses Argonautes avec leurs combats et les prodiges opérés
par la magicienne qui les seconde à l’instar de leurs divinités tutélaires.
Cette alliance de la religion et de la magie produit une diversité plus brillante
encore dans le poème du Tasse ; mais disons mieux : ce n’est pas tant aux ressources
de la féerie qu’aux mouvements de son imagination et à la connaissance profonde de
son art, qu’il doit une succession de chants si agréablement ordonnée. Admirez avec
quelle supérieure adresse il passe de l’enceinte des camps de Bouillon, dont il vous
a déployé les forces et révélé l’entreprise, dans les murs de cette Jérusalem, où le
premier spectacle offert vous présente le bûcher d’Olinde et de Sophronie, qui vous
apprend à la fois le malheur des chrétiens, la férocité d’Aladin, et le généreux
courage de Clorinde. Il interrompra les travaux du siège, en vous décrivant les
marches des guerriers, en vous transportant au milieu des enchantements d’Ismen.
Tour à tour sa muse assiste aux assemblées des chefs, aux concerts des organes de
l’harmonie céleste, et aux délibérations du sénat infernal que préside Satan ; mais
il ne séjourne pas assez longtemps dans le même lieu pour que l’uniformité pèse dans
ses récits. C’est à travers le tumulte des camps qu’il introduit la séduisante
coquetterie d’Armide ; c’est du riant aspect de l’amour qu’il fait naître la
sinistre discorde. Il ne se précipite dans les horreurs du carnage que pour s’y
dérober soudain avec la timide Herminie, et se refugier sous le toit rustique d’un
pâtre, qui contraste avec la majesté des palais et des temples de l’Asie. Jamais il
n’est pareil à lui-même, et son génie, qui voyage continuellement dans les contrées
sublunaires et souterraines,
reploie en tous sens le fil
ingénieux de son épopée, sans le quitter et sans le briser en ses heureuses
incursions. Tel est l’agrément qui résulte de l’ordre d’un plan où ne se suivent
point des tableaux d’un genre semblable, où les passions s’opposent les unes aux
autres, où les accidents multipliés offrent la mouvante image de la nature entière.
Sans doute le Tasse serait le plus varié des modernes épiques, si l’Arioste
n’existait pas ; mais la nature de l’épopée badine se prêtait plus facilement à ce
prompt changement d’objet auquel l’inépuisable esprit du chantre de Roland ajouta
tant de force, de splendeur, et de vivacité.
Comparons aux poètes que nous avons nommés, le Dante, Milton et Klopstock d’un
côté, Lucain et Voltaire de l’autre. Nous sentirons mieux quel préjudice un
malheureux ordre des chants apporte à la fable.
Le plan formé par le Dante n’admettait que trois divisions principales. Une suite
uniforme de chants vous traîne de cercles en cercles dans son immense enfer : son
génie ne peut y modifier ses images que par la progression des crimes auxquels se
proportionnent les supplices. Ici, la même sombre couleur attriste un grand nombre
de chants : plus loin, il arrive à son purgatoire, où des expiations continuelles
font durer une lamentable monotonie ; enfin il monte vers son paradis, où
l’imagination ne tarde pas à se fatiguer autant des torrents de lumière sans borne
dans laquelle nagent les bien heureux, que de la longue horreur des ténèbres où
gémissent les damnés. Il ne fallait pas moins que la vigueur du coloris et que
l’énergie du dessin qui relève tant de tableaux du même
genre, pour en faire admirer l’innombrable et étonnante galerie.
Milton, par des divisions plus heureuses, partage avec une sage économie les effets
de son plan. Il se plonge d’abord dans les enfers, il y fonde un empire, il y bâtit
un Pandémonium, il y crée des êtres fantastiques dont les mouvements attachent la
curiosité, et se fraie des routes imaginaires au sein d’un orageux chaos. C’est là
qu’il reste enfoncé durant le cours de deux chants ; son séjour dans cette obscurité
rend son essor vers la lumière plus resplendissant que s’il fût sorti plutôt de
l’abîme infernal. Dès lors commencent des fictions éclatantes dont la grande
opposition étonne, éblouit d’autant plus que la durée de ses fables ténébreuses
consternait l’âme du lecteur. D’autres chants jettent la semence du dramatique
intérêt qui va toucher les cœurs émus à l’aspect de l’innocence des deux premières
créatures humaines. Les plus ravissantes descriptions dévoilent ensuite leurs
beautés ; les jardins et le berceau d’Éden s’ouvrent au couple heureux ; et ces
riantes peintures sont interrompues par les récits pompeux de la création et des
bruyantes batailles livrées par les anges aux démons que terrassa le fils de Dieu.
Ève, séduite, entraîne son époux par ses charmes et par l’amour : voici le premier
homme coupable accusant la première femme de sa tentation, scène douloureuse, où le
pathétique intervient dans toute sa puissance, et qui se termine de chants en chants
par les arrêts de la colère divine et par l’exil des transgresseurs de la loi, qu’un
ange armé
chasse du paradis. Le grand ordre de ce plan
n’a point la mobile variété des épopées mythologiques, mais il n’a pas l’uniformité
de l’ouvrage du Dante ; il ressemble à la majestueuse architecture de ces monuments
égyptiens dont les parties correspondantes s’appuient parallèlement ensemble,
contrastent assez pour le noble effet de la vue, et ne se varient que dans les
larges et solides compartiments que présente leur magnificence.
En s’efforçant de garder cette haute simplicité que détruit l’abus des oppositions,
l’auteur de la Messiade, au contraire, amoindrit l’édifice de son
poème : la charpente en est trop nue. N’est-ce pas une triste idée que de construire
toute son épopée sur le jugement du Sauveur, et que de consacrer plusieurs chants
entiers à ses souffrances, aux heures de son agonie sur la croix ? Ni les discours,
ni les situations, ni les images ne changent. Le poème, où tant de patriarches et
d’archanges déplorent le crucifiement dans le ciel, où les apôtres et Marie le
pleurent sur la terre, où même un diable, assez repentant et assez bon, en soupire
dans l’enfer ; ce poème, dis-je, par une succession de sublimes complaintes, ne
forme qu’une longue litanie. Accusera-t-on l’austérité du sujet pour justifier
Klopstock de la tristesse de ses chants ? Il ne faut que relire l’Évangile pour se
convaincre absolument que l’uniformité de la Messiade résulte du
mauvais plan de son auteur, et non du livre fondamental. Peut-être aucun écrit
moderne n’offrit plus de diversités, plus de touchantes incidences, plus de naïves
scènes, et plus d’oppositions du grave au doux, du naturel au merveilleux idéal.
Pourquoi nul récit épisodique ne rappelle-t-il l’enfance
divine bercée dans une humble crèche, et la lumineuse adolescence d’Emmanuel
éblouissant les docteurs du temple ? Pourquoi l’invention du poète ne supplée-t-elle
en rien au vide que la fuite en Égypte laisse dans cette miraculeuse histoire ?
N’eût-il pu le remplir en nous apprenant ce que devint son héros disparu jusqu’à sa
trentième année ? Le tableau de la vie des humbles pêcheurs quittant leurs filets
pour le suivre, n’aurait-il pas contrasté par ses charmes avec la vie somptueuse des
pharisiens et des princes des prêtres ? Tant de gracieuses paraboles ne
fournissaient-elles pas des épisodes animés, dont le mauvais riche, l’enfant
prodigue, et la femme adultère, eussent été les plus touchants ? L’amoureuse
pénitente qui répand des parfums et des pleurs aux pieds de l’homme miséricordieux,
aurait embelli cette épopée des traits de sa physionomie neuve et originale, où se
serait hautement prononcée cette noble passion de l’âme, qui ravit une faible
créature au désordre des passions de ses sens, et qui reçoit de leur influence qui
s’y mêle encore, une expression aussi voluptueuse que tendre. Quelles oppositions
que celles de la douleur empreinte à la fois sur les figures de l’amour, de
l’amitié, du zèle, et de la maternité ! Un tel sujet, si riche sous les pinceaux des
artistes de l’Italie, devait-il être infécond pour une muse épique, dont la plus
importante loi est de plaire par la variété de l’ordre qu’elle établit en son
plan ?
Les deux poètes historiques que nous rapprochons l’un de l’autre, parce qu’ils ont
tous deux célébré les
faits des guerres civiles de leur
temps, Lucain et Voltaire, ne surent point éviter l’écueil de l’uniformité. Le
premier, toujours politique et toujours orateur, ne varie ni le fonds ni les
ornements de son sujet ; son récit a partout la gravité de l’histoire ; ses
dialogues ont partout le ton de la tribune aux harangues. Jamais sa muse ne daigne
descendre du forum et s’abaisser jusqu’à cueillir des fleurs poétiques sur les rives
sinueuses du Permesse. Ce n’est point Calliope, vêtue d’une robe souple et
transparente, parcourant les lieux qui l’inspirent ; c’est Clio, sous la toge
pesante, ne quittant ni les sénats ni les camps, où la vue des crimes la courrouce.
Quand le merveilleux se mêle à ses narrations dans les chants de la Pythie et de la
Thessalienne, il participe au sombre caractère de toute la Pharsale :
rien ne l’égaie, rien ne détend la roideur des liens qui enchaînent cette
composition trop sévère. Cet ordre de chants totalement graves y fait régner
l’ennui, malgré les beautés majeures qui prédominent par intervalles. Il en est de
même de la Henriade : elle abonde en choses admirables, mais qui se
perdent sous une couleur égale dont rien n’éclaircit et ne change la teinte. Dès le
second chant, les horreurs de la Saint-Barthélemy se déploient à l’imagination
frappée du meurtre de Coligny, et du carnage d’un peuple proscrit par le fanatisme
religieux. Le chant suivant prolonge l’impression reçue de tant de forfaits expiés
par la mort affreuse du roi qui les commanda, et par l’assassinat du féroce et
ambitieux Guise. Le chant qui succède étale un spectacle de nouvelles fureurs
fanatiques dans la
proscription des magistrats ennemis de
la ligue monacale. Le cinquième chant se remplit des apprêts menaçants et de
l’exécution d’un régicide consommé sur la personne de Henri III. Après ces meurtres
catholiques viennent les meurtres de la guerre, qui ne sont suspendus qu’au neuvième
chant, par l’épisode stérile et mal enclavé des amours de la belle d’Estrées, et qui
recommencent au siège de Paris, où le tableau de la plus hideuse famine couronne
cette œuvre chargée d’un bout à l’autre des images lugubres de la discorde et des
forfaits des prêtres. À peine quelques vers sur la triomphante entrée de Henri IV
consacrent-ils les heureux effets de sa clémence et de la joie populaire, en ce
cours de crimes bien signalés par la philosophique indignation de Voltaire. On eût
souhaité que son génie eût fait intervenir plus souvent des fictions aussi heureuses
que le rêve dans lequel Bourbon voit apparaître saint Louis son aïeul, au sein d’un
olympe où les astres roulent assujettis à la loi newtonienne. On eût souhaité que
l’ordre de ses chants eût été vraiment épique et non historique. Ce défaut, sensible
à travers les plus belles parties de son poème, prouve combien la condition que je
traite est recommandable, puisque les qualités de la Henriade ne
peuvent en déguiser la triste uniformité, et qu’on la lui reproche malgré le charme
flatteur du dénouement le plus propre à lui conquérir la faveur nationale.
Nous n’avons plus à considérer que la condition du dénouement parmi les règles de
composition épique ; celles qui nous resteront à examiner
concernent les parties du style, ou autrement dit, l’exécution.
Quelques débats se sont élevés entre les critiques au sujet de la conclusion de l’Épopée : les uns ont pensé qu’il ne suffisait pas que le sort
des principaux personnages y fût rempli d’une manière satisfaisante pour la curiosité
du lecteur, si la conclusion n’était heureuse pour le héros : les autres, sans
affirmer que le destin du héros dût tourner du mal au bien, ont justifié la conclusion
malheureuse. Addison même, en son éloge raisonné de Milton, objecte au reproche qu’on
lui fait, que les consolantes espérances de salut données au triste Adam par la voix
de l’ange qui le bannit, équivalent au bonheur après son châtiment ; et que les
supplices auxquels est livré le tentateur puni de son triomphe, tendent encore à
l’heureux dénouement de ce poème. Il me semble que la contestation n’a point de
fondement, et que la conclusion épique peut être heureuse ou malheureuse selon là
nature du sujet, et les caractères qui en occupent le premier plan. De trop grands
exemples appuient les deux opinions, pour qu’on ait la liberté de choisir entre elles
dans un art où les bons exemples de réussite ont produit les règles. À la vérité, les
trois antiques épopées, qui semblent avoir servi de types à toutes les autres, se
terminent par le bonheur : mais de beaux poèmes, dignes aussi de devenir des modèles,
n’ont d’autre conclusion que le malheur. Je citerai la Pharsale, le
Paradis perdu, malgré l’avis de l’ingénieux Anglais qui l’a ,
et la Messiade, en ce qui touche la catastrophe.
Une distinction que les rhéteurs auraient dû faire, avant
que d’entrer en discussion, leur eût, je crois, éclairci ce point litigieux. Une
épopée ne commence pas, comme une tragédie : le poème débute par un exorde qui annonce
nettement le sujet, et le drame par une exposition de faits et de caractères qui le
font seulement pressentir. Dans le premier genre, l’auteur promet ; dans le second, il
ne s’engage point : mais vous savez que le but de la tragédie est de vous faire frémir
ou pleurer ; et votre attente est déçue en ce point, si la catastrophe n’est pas
terrible ou pathétique ; par cette raison, on estime les tragédies qui vont au malheur
du héros meilleures que celles qui finissent heureusement pour lui. De l’autre côté,
le but du poème épique est d’intéresser et d’étonner ; or on y parvient également par
une action héroïque et merveilleuse que suit un grand revers, ou que couronne un grand
succès. On n’a droit de demander compte au poète que de ses promesses. Il annonça,
qu’il ramènerait Ulysse dans ses foyers, où sa sagesse triompherait de ses ennemis ;
il faut que le retour de ce roi dans Ithaque, et sa victoire sur les poursuivants de
Pénélope, satisfassent l’espérance du lecteur. De même, à l’ouverture de
l’Énéide, il apprend que l’établissement des colonies phrygiennes en
Ausonie, deviendra le premier fondement de la grandeur de Rome ; la conclusion sera
donc conforme au début, autrement l’objet paraîtrait manqué. Le titre seul de la
Jérusalem délivrée ne commande pas moins que son exorde, un
dénouement produit par la gloire des croisés libérateurs du Saint-Sépulcre. Il en dut
être
pareillement du récit des expéditions du fameux Jason
et de son émule Vasco de Gama : c’étaient leurs conquêtes que célébraient les auteurs
de l’Argonautique et de la Lusiade. La même obligation
d’acquitter la dette qu’il contracta dès les premiers vers, exigeait un dénouement
heureux du chantre de Henri. Au contraire, Milton, Klopstock, et Lucain, vous
déclarent en débutant qu’ils vont chanter des sujets douloureux, des catastrophes
mémorables ; et si leurs poèmes ne se conformaient pas vers la fin aux paroles du
commencement, la conclusion en serait défectueuse. Considérons de plus que certains
poèmes épiques semblent composés à l’apologie d’un héros, et que d’autres racontent
seulement des événements illustres : ceux-ci prennent les faits et les transmettent
tels qu’ils sont ; tandis que ceux-là ne récitent que les actions avantageuses au
principal personnage : la différence est grande. Sous cet aspect, la
Pharsale n’est pas faite à l’honneur particulier d’un héros, non plus
que l’épopée de Milton, mais à la consécration d’un événement . Car, si
Lucain eût voulu montrer Pompée dans sa haute fortune, il n’eut pas choisi le moment
où sa triste défaite entraîna la ruine de la liberté du monde ; et l’on ne supposera
pas qu’il ait eu le dessein d’illustrer César, contre qui, partout, il s’élève avec le
courroux qu’inspire un spoliateur de tous les droits, un oppresseur des lois de
l’état, un monstre politique, dont sa vertueuse muse présente la destinée et les
victoires comme le plus odieux tissu de perfidies et de crimes ; autant vaudrait-il
dire qu’il est là le héros
du poème, ainsi que Dryden
assurait que le détestable Satan était celui du Paradis perdu.
Concluons de ces remarques dernières, que la conclusion épique doit tourner à la
prospérité du héros principal, quand le poème a pour objet de le chanter
personnellement ; mais qu’elle sera également bonne, en tournant à l’adversité, quand
le poème, ne racontant qu’un mémorable fait, se terminera conséquemment aux promesses
de l’exorde. Il me paraît superflu de recommander la nécessité des dénouements heureux
dans l’épopée héroï-comique : son seul titre en fait une loi d’après l’unique exemple
du Lutrin. On sentirait combien la sensible dévotion des lecteurs
resterait froissée, et leur amour de l’humble hiérarchie ecclésiastique scandalisé, si
la dignité d’un prélat était obscurcie par un chantre, et si la discorde, assise sur
son banc, empêchait à la fin que la paix régnât dans les saintes chapelles. Le
dénouement du Lutrin est dicté par la Grâce même, et doit servir de
leçon à jamais efficace aux auteurs de ces sortes de poèmes spirituels.
Un traité d’enseignement ne peut être utile qu’autant que les applications des
axiomes didactiques y sont rigoureusement faites : tout démonstrateur est contraint en
comparant les ouvrages a une sévérité plus grande que celle de la multitude qui les
juge ; et, s’il tend au progrès de l’instruction, il doit, fidèle aux règles de l’art,
les opposer à toutes sortes de prestiges et de séductions, et se défendre même de les
faire céder aux propensions de son propre goût. L’exactitude de l’analyse ne se prête
ni aux partialités, ni à l’indulgence : en littérature il faut examiner les opérations
de l’esprit avec le même scrupule que les sentiments du cœur en morale ; et dans l’une
blâmer les défauts, comme dans l’autre on censure les faiblesses ou les vices. Cette
nécessité qui ne m’a pas permis de déguiser les défectuosités de notre poème national,
malgré la renommée de Voltaire, excuse suffisamment, envers la gloire de Camoëns, mes
remarques sur les imperfections d’un poème étranger qui manque, selon mon avis, à la
condition du merveilleux convenable au sujet et à celle de l’invocation. Je ne crains
pas pourtant que mes arguments puissent être allégués contre la
supériorité de l’auteur portugais : ses qualités prévalent sur ses
fautes ; elles ne sont imputables qu’à son temps, et qu’à l’esprit des vieilles
écoles, qui n’admettaient d’autre merveilleux que le mythologique ; mais ses beautés
originales sont dignes des meilleurs âges littéraires. Il devança le Tasse ; il lui
servit de modèle ; et le chantre italien déclara lui-même qu’il doutait de pouvoir
l’égaler. Quel titre qu’un pareil éloge ! C’est le génie jugé par le génie. Je me suis
donc abstenu de prononcer sur lui aucune sentence avant que des confrontations avec
les anciens m’aient acquis des certitudes contre les choses que j’y trouvais à
condamner. Mais si je n’ajoutais aux louanges que j’ai trop succinctement données au
mérite de ce grand poète, ne risquerais-je pas de paraître injuste, après avoir reçu
les clartés que vient de répandre M. de Souza, sur sa vie et sur ses ouvrages ? Comme
la noblesse de l’une révèle bien les causes de la sublimité des autres ! Comme son
existence explique bien son poème ! Comme elle m’offre bien la preuve du principal
axiome sur lequel je fondai tout mon cours de littérature ! Comme elle témoigne en
effet que les sources du suprême génie ne découlent que des hauts degrés de la vertu !
Cet exemple est trop favorable au système philosophique par lequel je corroborai la
puissance des préceptes de l’art d’écrire, pour que je néglige d’en appuyer mes
maximes. Quiconque voudrait me nier leur vérité, sentira ses motifs atténués par la
lecture du docte travail que M. de Souza divise en deux parties : dans la première il
expose le destin de l’auteur, et dans la seconde il discute les matières de ses
poésies : ingénieux rapprochement qui, mettant en regard les qualités personnelles et
les talents de Camoëns, nous
aide à les évaluer ensemble,
et les fait mutuellement reluire du plus vif éclat.
La vie du poète est écrite avec ordre, naturel, simplicité, sans autre ornement que
ce qu’exige le bon goût, et sans autre appareil que le vrai nettement constaté.
L’examen de sa Lusiade est intéressant, précis, animé, soutenu par des
autorités irrécusables, enrichi de détails instructifs, et de remarques fines ou
savantes. La raison, la sensibilité, la justice du noble éditeur, n’omettent rien ni
de touchant ni d’utile, ne vous laissent rien ignorer de ce qui vous fait apprécier à
la fois l’homme et le chef-d’œuvre.
La date de la naissance de Camoëns en un siècle illettré, dans une nation agitée par
la guerre, et par les entreprises du commerce, nous apprend combien son génie fut
inventeur, et combien il eut à combattre l’ignorance générale. Sa bonne éducation,
seul avantage que lui laissa son père, noble et sans biens, nous enseigne qu’il puisa
dans l’étude de la langue d’Homère et de Virgile, les éléments par lesquels il
perfectionna et fixa le style poétique dans sa langue maternelle ; langue que les
Portugais érudits assurent n’avoir pas changé jusqu’à nos jours, depuis qu’en y
versant des hellénismes heureux et les richesses empruntées du latin, il en constitua
la force et l’invariabilité. Son amour pour la belle Catherine d’Atayde, parente d’un
favori du roi, amour contrarié par une puissante famille, cause de son premier exil de
la cour, origine de ses longs malheurs ; cet amour ardent fidèle et tendre, nous
découvre les sources des grâces voluptueuses, de la verve brûlante, et de la
mélancolie profonde, qui répandent dans ses vers tantôt la suavité, tantôt le feu
qu’on y admire. On est touché d’entendre l’expression
sensible de l’éditeur, qui se plaint dans ses recherches de ce que la sécheresse des
historiens et des n’a pas recueilli les moindres circonstances de cette
amoureuse passion qui précipita le poète dans l’infortune. Il s’embarque ; il paraît
en soldat au milieu des batailles, il signale sa jeunesse par des actes de valeur, et
revient solliciter le prix de ses services et de ses blessures dans une cour dont
l’ingratitude le rebute, où des persécutions l’attendaient encore. Un second
bannissement l’éloigne de sa terre natale, qu’il méditait déjà d’illustrer par ce
poème, son seul objet de consolation ; aussi retrouvons-nous le sentiment de sa vive
ardeur martiale empreint dans la plupart de ses chants, qui partout étincellent d’un
héroïsme enflammé par le souvenir des combats qu’il avait vus : aussi respire-t-il en
ses vers cette indignation du génie courroucé par la perversité des grands, et par la
brutalité des petits ; c’est elle qui lui dicte les éloquentes accusations qu’il élève
contre ses oppresseurs et contre l’injustice du vulgaire. Transporté sur le bâtiment
de Francisque Alvarès Cabral, il traverse les mers, et descend sur le théâtre des
conquêtes portugaises dans les Indes. C’est là qu’il veut chanter l’expédition de
Vasco de Gama ; mais c’est là que les barbaries, les cupidités d’un gouverneur des
naissantes colonies, arrachent à son humanité une satire intitulée :
Disparates da India, pleine de l’image sanglante des extorsions qu’il
déplore. Cette satire générale, et non personnelle, irrite la vengeance d’un moderne
Verrès qui lui fait imputer un libelle, et le condamne à errer indigent et proscrit à
Malaccat, aux Moluques, à
Macao. Son courage lutte et résiste à ces détresses durant trois années. Le vice-roi
Constantino de Bragance survient
et le rappelle, après lui
avoir confié une administration peu lucrative dans l’un des séjours de son misérable
exil. Enfin il obtient son retour à Goa. L’espérance du repos lui sourit : il part ;
mais il semble n’échapper aux cruautés des hommes que pour tomber sous la fureur des
éléments : son vaisseau fait naufrage ; le peu qui lui reste s’y engloutit, et, forcé
de se dépouiller d’un dernier vêtement pour trouver son salut dans les eaux, son
manuscrit est le seul bien qu’il sauve à la nage des horreurs de la tempête, qui le
jette nu sur la côte de Camboja.
Tant de traverses et de courses pénibles lui apprennent à explorer les terres, les
mers, et les côtes de l’Afrique et de l’Asie : de là ses descriptions géographiques,
si exactes, si riches et si vivantes. Tant de périls lui font mesurer tout ce que peut
affronter et vaincre la constante fermeté d’âme, dont il imprime le caractère dans un
grand nombre de ses poétiques octaves. Tant de peuplades qu’il a visitées, de régions
qu’il a parcourues, multiplient sous sa plume la variété des images, les peintures de
mœurs, et les analogies brillantes par lesquelles l’abondance de sa verve embellit ses
comparaisons. Tant de négociations dont il fut l’agent ou le témoin, lui fournissent
les connaissances diplomatiques dont les mystères se retracent ingénieusement dans les
scènes où son héros traite avec Samorin et les chefs des Maures. Enfin tant
d’angoisses et de misères, lui dictent ses nobles complaintes qu’il adresse à sa muse
et aux nymphes du Tage que sa fierté veut avoir, dit-il, pour seules protectrices ;
complaintes qui mêlent au charme, à l’élévation de sa poésie une tristesse, un
pathétique dont l’impression fait couler des larmes.
Il ne manquait encore à ses adversités que d’éprouver les
tourments de l’innocence accusée : on lui impute des malversations dans ses charges ;
et la porte d’une prison se ferme sur lui : elle se rouvre par l’effet d’une
justification solennelle, lorsqu’un de ses cruels compatriotes le retient au cachot
pour une dette de deux cents croisades, valeur de cinq cents francs, acquittée enfin
par le vice-roi ; une épigramme historique a transmis la mémoire de ce fait, et le nom
du créancier dégradé.
« À ce vil prix furent vendus la personne de Camoëns, et l’honneur de Piedro
Baretto. »
Ce fut en 1569, après seize ans d’absence et de calamités, que Camoëns revint de
Mozambique à Lisbonne, où régnaient deux fléaux, la peste, et le gouvernement insensé
du jeune don Sébastien. L’année 1572 devint célèbre par la publication de la Lusiade. Son auteur languit oublié, sans récompense, sans autre
grâce du ministère qu’une somme de cent francs, dont encore on le réduisit à faire
annuellement renouveler le mandat, dénué de secours alimentaires, et méconnu de la
propre famille du héros, qu’il avait chanté. Un seigneur n’eut pas honte de lui
reprocher sa lenteur à finir une paraphrase des psaumes qu’il lui avait promise ; et
Camoëns lui répondit avec douceur que, détourné de la poésie par l’indigence, il ne
songeait qu’à trouver le moyen d’acheter un peu de charbon qui lui
manquait. Son Atayde ses amis n’étaient plus : il ne lui restait qu’un
serviteur indien qui descendait chaque soir quêter dans l’ombre pour la nourriture de
son maître. M. de Souza conserve ce touchant souvenir avec celui des hommes puissants
qui
furent ingrats ou cruels envers l’illustre poète. Rien
ne signale autant l’équité naturelle de l’éditeur, et ne donne mieux le secret de sa
délicatesse que son soin exemplaire de consacrer au mépris et au respect de la
postérité, les désignations exactes des persécuteurs et du conservateur d’une vie
retracée en son précieux écrit, où le nom du domestique Antonio est
un titre plus noble que tous les titres des grands qu’il lui a suffi de nommer pour
les flétrir.
M. de Souza laisse éclater à ce sujet sa juste indignation contre les cours et les
princes qui, en humiliant le mérite, en lui refusant le prix de ses œuvres, en
dédaignant l’honneur qu’ils en reçoivent, se déshonorent eux-mêmes de leur vivant, et
dans l’avenir. Il démontre avec chaleur que le plus remarquable principe des hautes
inspirations de Camoëns, fut l’amour brûlant de la patrie et de la vraie gloire. C’est
ce beau sentiment qui le passionne pour son auteur : c’est cette qualité rare qui le
distingue éminemment à ses yeux parmi les autres poètes. Il voit dans sa fierté
incapable de faiblesse, d’adulation et d’intérêt vulgaire, il voit dans sa constance
inébranlable aux coups du sort, il voit surtout dans son extrême attachement à son
pays, les grands caractères de ce génie, qui forma le plan d’une épopée dans laquelle
le poète rassemble, comme en un vaste tableau, tous les faits mémorables de son
histoire nationale. S’il attribue à sa verve créatrice les belles fictions du Gange et
de l’Indus, fleuves apparaissant sous les traits de deux personnages augustes dans le
songe du roi Emmanuel, et celle du géant levé sur le cap des
Tourmentes, il rapporte aussi justement à sa sagesse les prophéties du
vieillard qui menacent l’embarquement de Vasco de Gama, sur
le rivage où les mères, les épouses, poursuivent les Portugais de leurs pleurs et de
leurs derniers adieux : morceau vraiment admirable ! Il rapporte à son courage de lui
avoir suggéré la sublime harangue de Nuno Alvarès, qui reproche à ses concitoyens de
rester abattus et foulés aux pieds par les ennemis, que tant de fois
ils tinrent dans leurs fers. Il nomme éloquemment son ouvrage, où sont
inscrites les annales des familles portugaises, les archives de leur
héroïsme. Il ne l’œuvre que par les propres sentiments de l’auteur, et
l’on reconnaît qu’il en éprouve la noble sympathie. Il s’attendrit à ses adversités :
son esprit paraît le confident du sien, son cœur, l’ami de son cœur ; il recueille
jusqu’à ses fragments d’écrits, jusqu’à ses moindres lettres où Camoëns, malade dans
un hôpital, exprime son étonnement que la nature fasse du lit d’un pauvre
le théâtre de tant de divers supplices. Il le pleure ; il entend sa dernière
exclamation à la nouvelle de la bataille d’Alcacerquivir, bataille où succombèrent le
roi don Sébastien et toutes les forces du Portugal ruinées dans l’Afrique. « Ah ! s’écria Camoëns, qui avait présagé le désastre de sa patrie, au moins je meurs avec elle ! » Parole digne des héros de l’antiquité,
parole que suivit bientôt sa mort.
Ainsi périt, en 1579, dans le dernier abandon, celui qu’on surnomma le
Prince des poètes, après l’avoir abreuvé d’amertume, et couvert d’opprobre de
son vivant.
Le fameux tremblement de terre de Lisbonne fit disparaître, en 1755, la pierre
funéraire du chantre lusitain, tandis que par le même fléau périssait à Cadix un des
fils de Racine. On ne songea pas à rétablir cet humble monument, en réédifiant
l’église renversée où l’inscription de
Camoëns avait été
détruite, comme si le sort l’eût voulu dépouiller même après son trépas.
La générosité de M. de Souza n’a rien épargné pour réparer ces rigueurs des hommes et
du destin. Il provoque les doctes littérateurs à faire pour Camoëns ce qu’Addison a
fait pour Milton. L’obligation sacrée de payer un double tribut à l’héroïsme, joint au
génie, autorise le ton apologétique sur lequel il le loue : nous ne l’accuserons pas
d’exagération à l’égard d’un auteur qui, sans égaler à nos yeux les chantres de
l’Odyssée et de l’Énéide, n’en est pas moins, comme
créateur de la poésie épique et du style dans le Portugal, l’Homère de la Lusitanie.
Au surplus, nous lui devons un hommage reconnaissant pour avoir fait contribuer les
arts de la France à la publication du chef-d’œuvre portugais. Le luxe, la beauté des
caractères typographiques, soutenus d’un tirage égal et pur, et sortis de l’imprimerie
de Firmin Didot, l’élégance et la correction des gravures exécutées
sur des dessins dirigés par le goût exquis de Gérard, l’un de nos
grands peintres, la vie du poète, et le du poème, recommandent cet ouvrage
aux yeux comme à la pensée. Ce don que M. de Souza fait à sa nation, et aux corps
savants de la nôtre, est une belle action qui rend désormais inséparables les noms de
l’auteur et de l’éditeur : et quelle consolation plus douce pour les hommes dévoués
aux vertus et aux muses, que de voir, après deux cent trente-huit ans, le zèle
patriotique, ému par le génie d’un poète patriote, qui n’avait ni statue, ni même de
tombeau, lui ériger cette édition monumentale.
Les lecteurs sentiront que, si M. de Souza eût été l’un
des contemporains de Camoëns, il ne leur eût pas ressemblé ; mais qu’en l’arrachant au
malheur, il eût écarté les chagrins de sa carrière.
Nous avons passé en revue toutes les règles de composition du poème épique ; il nous
reste, pour achever l’examen de ses lois, à faire celui des règles de son exécution.
Trois de ces conditions dernières rentrent dans celle du Style, que
nous allons considérer sous le rapport de l’épopée ; en effet la
narration, la description, et le dialogue, ne reçoivent leurs
qualités que de la diction, et celle-ci les concerne chacune dans les diversités de
ses formes.
Sans doute on ne s’attend pas ici que je traite les généralités du style, que j’en
établisse la définition première, et que, par un long prolégomène, je consume le temps
que je dois employer à l’énonciation des qualités spéciales de la langue épique. La
distinction nécessaire des genres en littérature, commande la distinction du style qui
leur est propre ; je suis
tellement convaincu de cette
vérité que je pressens combien on répandrait de clarté sur elle en composant un traité sur la limite des styles, et sur la borne qui sépare la prose
de la poésie, ouvrage très simple et très court, dont plusieurs fois je formai le plan
en ma tête, et que je n’ai pas encore eu le loisir d’exécuter.
Le style spécial de l’épopée comporte celui de la haute tragédie dans le dialogue,
mais il le surpasse en richesse dans la description, et descend au-dessous de lui dans
la naïveté des détails narratifs ; ce n’est donc pas le style tragique. Il ne s’élève
pourtant pas jusqu’au ton lyrique, et n’y atteint que par intervalle et par imitation,
lorsqu’il fait parler un être prophétique, un inspiré, un poète, introduit dans la
fable ; ce n’est donc pas celui de l’ode. Il ne s’abaisse jamais jusqu’à la
plaisanterie familière, même dans les scènes les plus communes, et veut une certaine
élégance poétique dans les traits de son ironie héroï-comique ; ce n’est donc pas
celui du conte. Enfin il énonce des faits, et rapporte les discours des personnages
dont il trace les caractères et les actions ; mais il les récite plus en témoin qu’en
translateur, sur un ton passionné qui les embellit, qui les exagère en y mêlant des
merveilles, et non avec la raisonnable impartialité qui les présente au jugement en
vérités irrécusables ; ce n’est donc pas celui de l’histoire. On pourrait croire
encore qu’il participe de celui du roman, si l’on admet qu’un poème puisse être aussi
bien écrit en prose qu’en vers, opinion qui pour elle a le témoignage d’Aristote, et
de grands exemples parmi les
modernes ; mais dans ce
principe même, appuyé chez nous par le Télémaque et le Temple de
Gnide, il faut reconnaître qu’une sorte d’élévation prosaïque s’approche en
ces mêmes ouvrages du style poétique, appartenant à l’épopée, et le distingue du style
simplement vrai de tous les romans ordinaires. La diction épique, soit en prose, soit
en vers, garde donc un caractère particulier qui la constitue, tant lorsqu’elle
raconte, c’est-à-dire qu’elle use du langage indirect, que lorsqu’elle fait parler les
acteurs de la fable, c’est-à-dire qu’elle emploie le langage direct. Or quelle est
cette diction ? Celle de l’inspiration secrète qu’on appelle divine,
qui tantôt propre, tantôt figurée, ne doit jamais laisser refroidir le sentiment, ni
tomber la pensée, ni s’obscurcir les peintures, ni s’avilir les termes, et qui, dans
tout, porte le mouvement, la couleur et le feu. La juste division qu’on a faite des
règles de la narration, de la description, et du dialogue, règles partielles de toute
bonne épopée, suffit pour anéantir le vain système créé de nos jours par la
médiocrité, qui ne sachant pas les réunir, voulut sous-diviser le poème épique en genre narratif, et en genre descriptif, espèces
bâtardes, ou plutôt mutilation impuissante du genre entier, qui doit raconter, et
décrire et dialoguer tour à tour. N’est-ce pas de la réunion de ces trois conditions
que naît la variété des formes du style, et peut-on sans elles en exclure la triste
monotonie ? Boileau ne nous enseigne pas à faire de poème descriptif, mais à composer
un poème épique, et c’est alors qu’il nous dit :
Il sait qu’en obéissant à ce précepte votre style rassemblera tous les traits de
votre imagination, les mettra sous le jour le plus favorable et le plus lumineux ;
qu’il dessinera correctement les contours des objets, qu’il arrêtera la réflexion de
vos lecteurs sur des tableaux augustes ou gracieux, magiques ou fidèles, qui, après
les avoir satisfaits ou charmés, céderont la place à la nécessité des liens du récit
agréablement suspendu par intervalle, afin de mieux séduire la curiosité. Boileau ne
permet point que, par de stériles ornements d’élocution, on ralentisse l’action
commencée. Il vous l’exprime formellement encore :
Ainsi le style du poète, se resserrant tout à coup pour mieux courir à l’événement,
fait succéder les tours concis aux périodes nombreuses, et les mots seulement clairs
et justes, aux expressions nobles, brillantes, métaphoriques, aux circonlocutions
étendues, et aux sonores désinences.
La diversité de ton qu’il a déjà prise, en racontant et en décrivant, se reproduit
dans les qualités du dialogue sans cesse modifié par les contraires agitations de
l’âme.
La diction sera donc sublime dans les mouvements de l’orgueil, tempérée dans les
sentiments paisibles et doux, humble dans la douleur.
Marmontel dit avec beaucoup de goût : « un personnage qui, dans une situation
intéressante, s’arrête à dire de belles choses qui ne vont point au fait, ressemble
à une mère qui, cherchant son fils dans les campagnes, s’amuserait à cueillir des
fleurs »
. C’est surtout dans les plaintes et les prières qu’Horace et
Boileau proscrivent le style descriptif, et ce précepte émane de leur profonde
connaissance des passions. Toutes ont l’éloquence la plus directe à l’objet qu’elles
se proposent ; écoutez leurs paroles qui ne tendent qu’à vous émouvoir, ce sont des
motifs pathétiques, des raisons pénétrantes qu’elles vous expriment ; elles
craindraient de distraire votre pitié par des images qui, en occupant votre esprit,
interrompraient les mouvements de votre cœur : mais ingénieuses à ne rien adresser
qu’à lui, c’est au seul sentiment qu’elles en appellent, et c’est par là qu’elles vous
attendrissent, vous frappent et vous entraînent. Que le style imite donc leur
irrésistible artifice, il deviendra noblement épique si l’heureux emploi des tropes et
des ellipses rapides ajoute à la force touchante du discours. Il ne sera pas
continuellement narratif, ce qui le rendrait à la longue froid, sec, trop exact, et
décoloré ; il ne sera pas toujours descriptif, ce qui lui imprimerait une ennuyeuse
splendeur, et le ferait languir sous le poids d’une richesse surabondante ; il ne sera
pas dialogué partout, car dès-lors il n’aurait plus qu’une éloquence
dramatique, à moins qu’il ne respirât une lyrique fureur,
insoutenable délire en des chants de longue haleine. Conséquemment il passera de l’une
à l’autre de ces trois conditions, en se modifiant toujours sur elles, de façon à
offrir les nombreuses variétés qu’elles exigent.
Le dialogue épique veut à la fois être noble et simple : il faut que des images
vraies et frappantes en animent les passions, et que les détails qu’amènent les idées
y forment, autant que possible, des tableaux courts et passagers, qui enrichissent le
fonds de vives couleurs. Le relief qu’en reçoivent les discours les distingue de ceux
qui conviennent à la scène théâtrale, et pourtant ceux-là empruntent le naturel et le
mouvement de ceux-ci. Entre les deux écarts d’une affectation vaine, ou d’une
simplicité trop nue, ce dernier défaut est le plus excusable et le moins dangereux ;
car on peut toucher et plaire quand on est vrai, quoique sans embellissement ; mais on
fatigue par un faste superflu, par un clinquant de mauvais goût. Évitez donc le jeu
puéril qui résulte des oppositions de mots et des similitudes de syllabes ; évitez les
minutieuses symétries des retours d’une même formule substituée aux répétitions que
dictent parfois les sentiments ; évitez les fausses antithèses, le fréquent usage même
des meilleures, la recherche outrée des figures, toutes ces bluettes de l’esprit,
éblouissants feux-follets qui ne répandent point la lumière égale et pure, dont une
bonne diction échauffe le dialogue. Tout ce luxe, tout ce fard italien a quelquefois
terni les plus réelles beautés des discours du
Tasse. Nos
devanciers firent abus de ces gentillesses, de ces pointes ; et l’excès de leur
afféterie, qui corrompit le style de leurs successeurs, jeta dans le poème de Scudéry,
justement satirisé, le plus comique exemple du ridicule où il entraîna les auteurs.
Alaric, héros du poème de ce descendant du père Lemoine, exprime ainsi son admiration
et ses sentiments à la belle Amalasonte :
C’est là l’échantillon de l’étoffe d’esprit à la mode parmi ces puristes qui
critiquaient le style de Despréaux, le satirique, et lui conseillaient d’apprendre à écrire et à parler français.
La narration commande que le style marche avec promptitude, et que sa pureté correcte
soit son seul ornement. Son allure, libre et dégagée, ira droit aux choses ; tous ses
traits seront nets, et ses tours concis. Je ne dis point seulement précis, car la
précision diffère de la concision, et doit s’appliquer au style
détendu, comme au style serré. Quand le langage décrit, il faut que
des expressions d’une justesse précise lui servent à rendre les objets et les images
visibles.
La précision n’est pas moins nécessaire aux épithètes qui appliquent les attributs
aux termes abstraits, qu’elle ne l’est à ces termes propres eux-mêmes : elle établit
aussi, par les analogies du son, de la pesanteur et de la légèreté des mots avec ce
qu’ils expriment, cette harmonie qu’on a nommée imitative ; harmonie
qui constitue vraiment le chant des vers, et dont ne peut se passer la haute poésie.
Démontrons qu’il n’en faut pas faire abus avec trop de recherche, mais qu’il en faut
user le plus possible.
L’harmonie imitative consiste à mesurer la lenteur ou la rapidité des articulations
sur ces mêmes qualités propres aux objets dont on parle, à tâcher d’établir un accord
de consonances entre eux et les syllabes qu’on emploie, à rendre en quelque sorte la
parole un fidèle écho du bruit des choses. Virgile veut représenter l’effet du pas
d’un cheval ; il l’imite par l’effet du rythme et du mètre de ce vers si connu :
J’ai voulu prouver que notre langue se prête à cet artifice de la langue latine, en
le traduisant ainsi :
On remarquera que ce vers français reçoit du choc des consonnes le mouvement des
dactyles du vers latin, et qu’il finit aussi par un spondée. Delille nous
apprit à imiter les coups portés sur l’enclume par les cyclopes,
Il m’enseigna comment on peut rendre, par un retour de consonnes pareilles, jusqu’au
bruit que fait un sanglier qui, traversant les blés,
L’étude de nos meilleurs poètes nous révèle avec quelle finesse leur délicate oreille
saisissait la mesure des temps sur lesquels ils fondaient leur harmonie imitative.
Vous entendez Malherbe exprimer par des sons les divers efforts des géants luttant
contre les dieux :
Boileau, Racine, et surtout La Fontaine, ont introduit dans leur poésie toutes les
inflexions imitatives des langues anciennes, par un mélange adroit de syllabes graves
ou légères, de mots lents ou prompts, de voyelles ouvertes ou fermées, sonores ou
muettes, et de consonnes douces, rudes, ou moyennes. Ils ont suppléé même aux hiatus,
proscrits dans nos vers, à l’aide des élisions heurtées ou coulantes ; ils ont
remplacé les inversions pittoresques et les coupes de la latinité par les césures
arbitraires, par la construction périodique, quelquefois
par le caprice de rares enjambements, et par les articulations dures ou liquides,
moyens nombreux de varier notre prosodie. Est-ce une action vive et soudaine que veut
peindre Boileau dans le lutrin ? Il semble composer son vers de quatre légers
dactyles,
Veut-il faire entendre dans la nef d’une église le retentissement prolongé des coups
de maillet, les voyelles sourdes et lentes équivalent en ses vers à des spondées :
Ailleurs, il rend par le choc de la lettre R, à dessein multipliée, le bruit de la
crécelle tirée de la sacristie par ses plaisants acteurs :
Personne a-t-il mieux réussi que La Fontaine à produire ces effets imitatifs ? On en
citerait mille exemples : l’un des plus sensibles est celui-ci : le fabuliste
représente la difficulté qu’éprouve une lourde voiture publique à gravir une pente
escarpée. Trois épithètes détachées ralentissent la marche de son premier vers, qui
est de la plus longue mesure ; et le second, qui est pourtant très court, paraît plus
long à prononcer encore, et demande un effort extrême :
Si cet exemple, pris dans le style familier de la fable,
ne suffit point, j’ai de quoi démontrer qu’ailleurs, dans le langage épique, l’auteur
de Philémon et Baucis trouve encore à remplacer l’hiatus latin par
l’heureuse aspiration de l’une de nos lettres : quelques branches de bois sec
rassemblées dans un âtre,
Le redoublement de la même aspiration m’a servi, dans la peinture d’une chasse, à
exprimer la fatigue des chiens d’Adonis poursuivant le monstre qui le tua :
La Fontaine encore risque un enjambement pour figurer le pied brisé d’une table ; et
cette suspension adroite fait, si je puis le dire, presque boiter son vers.
Malfilâtre, en racontant les symptômes menaçants de la mort de Jules César, rejette
avec effet dans un second vers une épithète appartenant au sens du premier :
Après avoir étudié dans Racine et dans Boileau les
mystères de notre langue plus imitative que ne le présument ceux qui n’y sont pas
initiés, étudions-les dans nos auteurs plus modernes ; nous ne l’accuserons plus de
nous refuser toutes les ressources de l’euphonie, en lisant Lebrun et Delille, qui
consumèrent leur vie à saisir la délicatesse de ses riches modulations. Delille, en
peignant la guerrière Camille, excité par l’émulation d’égaler le cygne de Mantoue,
composera des vers aussi légers que la course de cette amazone, et pleins d´une
gracieuse fluidité.
Nous faut-il les exemples de plusieurs harmonies d’imitation ? le poète Lebrun nous
les fournit en quatre vers, au sujet des métamorphoses de Protée :
Ce savant lyrique exerce dans un autre endroit la souplesse admirable de sa plume à
tracer des images tranquilles et voluptueuses. Quel repos charmant dans ces vers du
beau poème de Psyché, comparable aux plus beaux morceaux de Virgile et
aux fragments
exquis de Catulle. Il représente Vénus
quittant son fils, et traversant l’empire de Neptune :
Plus loin, il offre Psyché condamnée à périr et transportée sur un rocher. C’est
alors, par la variété des coupes, qu’il vous peint à la fois sa terreur et le secours
qu’elle reçoit de l’influence du dieu qui l’aime.
Là, le vers, par sa chute, semble s’évanouir avec elle ; et deux syllabes inattendues
viennent en soutenir la fin, en relevant la phrase poétique.
Unissez à tant de moyens divers les ressources d’une
concision ou d’une diffusion précise qu’on ne doit pas confondre avec la prolixité,
la richesse de notre langue ne nous fera plus aucun refus. Joignez au nombre, au
choix, à la justesse des expressions, aux inversions permises, au jeu mobile des
césures, les temps marqués par les hémistiches, et les sons cadencés par les rimes,
vous sentirez les avantages de notre poésie sur les plus vantées, et vous repousserez
l’ignorance qui l’accuse injustement d’être ingrate. Les personnes qui méconnaissent
son abondance et son harmonie, et qui veulent changer ses lois, non seulement ne
savent pas le secret de faire de bons vers français, mais elles les dédaignent parce
qu’elles ne savent pas les bien juger, ni même les bien lire. On s’aperçoit de cette
cause de leurs erreurs, en les écoutant. Mal instruites des éléments de la prosodie
française, et de la valeur appréciable de nos longues, de nos brèves, et de nos
accents douteux, elles ne font consister la difficulté vaincue de nos alexandrins que
dans la rime, et leur harmonie, que dans l’égalité de notre double hémistiche ; mais
elles impliquent la monotonie à cette même mesure et à cette même désinence.
Osons pourtant mettre en parallèle nos vers héroïques avec les vers hexamètres grecs
et latins ; et, par une courte analyse de nos lois rythmiques et des lois métriques
des anciens, surmontons l’effet des impressions données dans les écoles : tâchons de
nous convaincre que nos grands vers de douze syllabes sont moins uniformes que les
grands vers de six pieds composés dans les langues mortes, et, de plus, que
nos terminaisons rimées sont moins monotones que les
terminaisons numériquement égales. Premièrement, la mesure de nos syllabes variables
et indécises s’établit sur la propriété des accents, et non sur leur durée, qui change
suivant la place occupée par les mots. Nos brèves et nos longues n’étant pas absolues,
cèdent au besoin que nous avons de l’ïambe, du trochée, du dactyle, du spondée, et de
l’anapeste, que nous marquons ou dissimulons à notre gré dans la récitation cadencée ;
tandis que l’ordre numérique d’un mètre fixe n’a d’autre variété que celle de la
disposition dactylique et spondaïque dans les premières mesures du grand vers scandé.
Les césures arbitraires de notre alexandrin équivalent à toutes les siennes ; nos
hémistiches, comme le sien, le partagent au milieu ; son repos est plus ou moins long,
quand il le faut, et nos rimes le ferment par des consonances égales, ainsi que le
vers grec ou latin retombe toujours sur deux pieds égaux. Comparons une fois les
désinences de nos distiques avec l’uniformité continuelle du dactyle suivi d’un
spondée qui clôt chaque hexamètre ; demandons aux détracteurs de nos rimes si le
retour périodique de huit temps sans cesse mesurés à l’oreille vers par vers, ne les
ennuyaient pas plus que le frappement de deux syllabes dont les accents diffèrent de
distique en distique. Je n’ai lu nulle part qu’on ait encore remarqué l’inconvénient
de ce mode qui, constituant la symétrie sur la durée, produit ce que j’appellerais une
rime de temps, rime plus pesante que notre rime de
sons, puisque le nombre en est invariable et très composé,
lorsque nos désinences alternatives, tantôt masculines, tantôt
féminines, changent de deux vers en deux vers, ne reviennent que rarement les mêmes,
et ne portent que sur un ton double ou simple. Cette considération nouvelle, que je
joins à tant d’autres points d’analogie ou de conformité, achèvera peut-être de
persuader aux adversaires du système poétique de nos grands maîtres, que la
versification française, aussi souple qu’harmonieuse, n’a d’autre monotonie que celle
qui lui est imprimée par les inhabiles écrivains. Ce sont ces qualités de la vraie
poésie qui, senties par les vrais poètes, inspirèrent à Lebrun ces beaux vers où,
voulant exprimer ce qui la distingue, il s’écria :
Et le poète ajoute :
L’auteur, qui en composait de si enflammés, ne se douta jamais que la poésie pût
paraître ennuyeuse ;
et la marche de ses rimes ne vous
semble pas être monotone et gênée. Libre des entraves du style, il nous révèle sa
juste opinion sur la supériorité de l’idiome poétique, dont il vante le joug, en le
port tant avec autant de force que de grâce. Ce n’est pas à lui, ce n’est pas à
Delille, ce n’était pas à Voltaire, quelque innovateur qu’il fût, que serait venu le
dessein de défigurer notre langue épique, en cherchant un recours superflu contre
l’uniformité des vers dans la liberté ou le croissement des rimes, dans la symétrie
des strophes de mesures inégales, ou dans l’artifice d’une prose poétisée par
l’expression, et dégagée du nombre rythmique. J’accorderai que la parfaite composition
épique ne dépend pas des vers, et c’est en cela qu’on est poète par le fonds des
choses ; mais je ne pense point que la parfaite exécution de l’épopée puisse résulter
de la prose, même la plus riche et la plus belle. Une diction, où la plénitude des
pensées reluit de l’excellence des termes choisis dans le tiers le plus raffiné du
langage, de l’éclat des métonymies les plus surprenantes, des périodes les mieux
cadencées par le nombre et par les chutes sonores, me paraît au-dessus d’une diction
dont l’harmonie indéterminée se compose de tous les tons, et dont l’indépendance,
affranchie d’un rythme exact, se sert de tous les mots, éléments vulgaires de ses
libres phrases. Toutes les idées du Télémaque entreraient dans la haute
poésie, en recevant ses formes ; mais la moitié des paroles qui les rendent la
dégraderaient, en se mêlant à son élégante noblesse. Toute prose poétique est voisine
d’un défaut qui détruit sa
naturelle éloquence, et signale
un peu l’impuissance de l’auteur qui ne saurait s’élever à l’art assujettissant des
vers. Cicéron ni Bossuet ne purent monter jusqu’à la poésie, tandis que celle de
Corneille et de Racine eut une éloquence rivale de leur prose. Qui dit poème ne dit
pas une suite de harangues, mais une suite de chants, or, la prose se parle, et les
vers se chantent en récitatif modulé, en haute mélopée ; et sa déclamation devient une
sorte de musique, très distinctive du langage nombreux qui lui est spécial. Concluons
donc avec rigueur qu’il faut écrire l’épopée plutôt dans le style d’Homère que dans
celui de Platon même, et ne renouvelons point, par la faiblesse de nos condescendances
et par les insinuations d’un goût tudesque, les systèmes de médiocrité que soutinrent
avant nous La Motte et Marmontel, qui outrèrent le sens d’une maxime d’Aristote mal
interprétée. On ne saurait trop répéter ces inflexibles principes aux commençants,
inquiets des objections du mauvais goût, et dérangés par le caprice de leur
imagination.
Examinons aussi le désavantage pour eux d’entremêler les rimes dans les vers
alexandrins ; les rappelleront-ils périodiquement dans quatre ou six vers entrelacés ?
Toutes leurs phrases seront enchaînées par ces retours, où l’oreille sera trompée par
leur suspension chaque fois qu’un sens finira sans que la mesure des sons soit
accomplie ; la phrase suivante, engagée dans le reste de ce rythme tronqué, ne se
prolongera souvent qu’en jetant la même confusion d’harmonie dans les autres mesures :
de là résultera
la discordance générale.
S’abandonneront-ils à la négligence des vers libres, ou ne se permettront-ils que la
liberté des rimes ? Bientôt l’harmonie des consonances leur échappera, cessera d’être
accentuée avec justesse ; et, dans les deux cas, fléchira sous les impressions d’un
goût arbitraire.
Risqueront-ils des vers non rimés ? Ils ne se distingueront plus de la phrase du
prosateur dont ils n’auront pas la facile éloquence, et dès lors l’égalité de leur
scandaison syllabique fera le supplice de l’oreille, à tout coup heurtée de leur chute
dissonante.
S’asserviront-ils à l’ordonnance des strophes ? Nouvelle cause de monotonie dans le
rappel symétrique des mêmes sons et des chutes égales, à moins que leurs vers, comme
les terzines et les octaves italiennes, n’entrent tous dans une mesure courte et
pareille, et que l’auteur évite, avec un grand soin, de terminer chaque strophe par un
trait final ; mais pourvu que les unes et les autres s’entraînent mutuellement par la
force du sens et du récit ; encore ce rythme, en notre langue, plus véhément dans le
genre noble, et plus leste dans le genre gai, ne supplique-t-il aisément qu’au ton
lyrique, et au ton badin. Néanmoins l’heureuse épreuve des vers de dix syllabes
entrecroisés a prouvé, dans la Pucelle de Voltaire, que ce rythme,
doublement varié par ses hémistiches inégaux et par le libre enlacement de ses rimes,
convient mieux que tous les autres aux narrations enjouées.
Le vers alexandrin reste encore le seul maître de notre épopée héroïque, et même de
la satirique, si nous en jugeons par notre admirable Lutrin.
Tenons-nous-en donc à ce
vers, puisqu’il est le meilleur
pour nous, qu’il contient les nombres de tous les autres, et qu’on peut le varier à
l’infini dans ses coupes multipliées. L’oreille ne souffrira pas de la succession de
nos distiques si nous y arrivons par une mélodie aussi riche, aussi pénétrante que
celle qui modula les dialogues et le récit d’Iphigénie en Aulide, et si
nos harmonieuses descriptions s’accordent aussi bien avec les objets tracés que les
modulations des lyres d’Homère, de Virgile, de l’Arioste, du Tasse, et de Milton, avec
les peintures des jardins d’Alcinoüs, des Champs-Élysées, des boucliers d’Achille et
d’Énée, des palais d’Alcine et d’Armide, et des riants berceaux d’Éden.
Ce que nous avons exposé nous dispense de redire que les difficultés de notre poésie
ne consistent pas tant dans la mesure et la rime, entraves qu’on s’habitue à ne pas
même sentir en travaillant, que dans le choix des mots, dans l’éclat des épithètes,
dans la force, la convenance, et le naturel des inversions, dans la vivacité des
tours, dans l’heureuse hardiesse et la nouveauté des métaphores, dans l’alliance
enflammée des expressions claires et fidèlement assorties aux choses, aux sentiments,
aux pensées ; enfin dans toutes ces rares qualités qui composent le mouvement du beau
style. C’est là qu’il est nécessaire de chercher ses variétés, et non dans les
innovations de l’arrangement des vers ; c’est là le mystère profond de la poésie
auquel peu de versificateurs sont initiés, et que les plus doctes ne découvrent que
très tard, après de fréquentes épreuves et de longues méditations. Nous apprendrons à
donner à notre prosodie la
mobilité brillante qui en exclut
toute uniformité, en passant, ainsi qu’Homère, du ton le plus simple et le plus naïf
au ton sublime et aux accents largement pathétiques, en faisant succéder, sans
disparate, les douces images aux plus terribles, et en liant les figures contrastantes
par de fines et vives transitions. Ne craignons ni de trop nous élever, ni de trop
descendre en ennoblissant ou en humiliant nos termes, selon la convenance des objets
grands ou petits que nous présente la nature ; revêtons-la toute entière de nos
souples et justes expressions, étudions jusqu’à ses moindres contours, et appliquons-y
bien notre style ; ses formes animées, et toujours diverses, lui prêteront tour à tour
la grâce, la vigueur, et la fierté. C’est elle qui, dictant ses lois au génie, fit
parler le courroux d’Atride, la sagesse expérimentée de Nestor, l’éloquence des
ambassadeurs envoyés sous la tente d’Achille, les douleurs d’Andromaque, et la
résignation du vieux Priam ; elle instruisit le chantre latin des Noces de
Pélée, à figurer si naïvement le désespoir d’Ariane, poursuivant de tous ses
regards, de toute sa pensée, de toute son âme, l’ingrat qui la fuit au loin sur les
mers, tandis que, debout, elle laisse rouler les plis de sa robe dans les flots qui
lavent ses pieds enchaînés au rivage, et qu’elle reste immobile et troublée comme la
statue d’une bacchante. Le seul Catulle eut un style épique plus concis et non moins
brillant que celui qui traça la mort de Laocoon, la ruine de Troie, les fureurs de
Didon, la descente d’Énée aux enfers, et la lutte d’Hercule et de Cacus, modèles les
plus achevés, les plus parfaits, que
puissent offrir les
muses, en toutes les conditions de l’art d’écrire l’épopée. Je ne leur assimilerai,
dans le genre épique, aucun autre morceau que l’épisode d’Aristée, et celui du double
trépas d’Euryale et Nisus. Ces chants sublimes, autant que gracieux, ont été traduits
par Lebrun et Delille, et la seule comparaison de leur dernier travail éclaircira
suffisamment le sujet que nous traitons. Du combat de ces deux habiles poètes ont
jailli toutes les clartés qu’il nous faut répandre sur le talent de la diction. Songez
que si l’effort de Lebrun nous paraît plus puissant et plus heureux, cet effort ne fut
que passager, tandis que Delille, qui prolongea le sien durant la traduction entière
de l’Énéide, l’eût peut-être aussi hautement soutenu s’il ne nous en
eût transmis qu’un épisode.
D’abord tous deux exposent le sujet : la garde d’une porte du camp d’Énée est remise,
en son absence, au soin de Nisus et d’Euryale. Voici comme Delille peint Nisus :
Le latin désigne deux espèces d’armes dont Nisus se servait :
Jaculo…… levibusque sagittis
. Lebrun les distingue :
Delille trace ainsi le portrait d’Euryale :
Ces vers n’ont pas l’élégance du texte, auquel répond
mieux l’autre version :
Ici Lebrun ajoute une comparaison qui sied à son sujet détaché du reste de
l’Énéide, et qui est ravissante :
Il faut deux vers à Delille pour exprimer ce que Lebrun dit en un seul, comme le
latin ; en général, on notera que le premier allonge, dans une paraphrase ou par une
circonlocution, ce que le second resserre eh des termes clairs et précis. Aussi dit-il
seulement :
Mais Delille dit vaguement :
Répétition qui ne semble là que pour attacher une rime ; il poursuit :
Moins de paroles suffisent à Lebrun pour rendre cette idée
plus littéralement :
Delille continue à doubler et souvent tripler le nombre de vers français par lesquels
il rend ceux dont Virgile est si peu prodigue :
L’assurance qui endort les Latins, et plus bas, tout
dort. Comparez l’autre traducteur : il n’est jamais traînant ni prosaïque :
Quelle grandeur en ce dernier vers ! La suite du dialogue chez l’un se relâche en des
locutions modernes et familières, tandis qu’il se soutient et s’anime chez l’autre,
par des tours nobles et antiques. Voyez comment chacun exprime le moment où la garde
est relevée :
C’est le vers de Delille :
C’est le tour poétique de Lebrun ; tel est, dans les moindres détails, le soin, la
convenance de son style. Vous peint-il le conseil secret des chefs assemblés la nuit
près d’Ascagne ; il vous les montre,
Attitude moins fortement dessinée par son rival, qui distrait de l’image par une
réflexion.
Il ne signale ici ni l’incertitude où sont les chefs, ni leur doute de trouver un
messager assez hardi pour aller vers Énée absent, à travers une armée ennemie : là,
Lebrun conserve tout le mouvement de Virgile, et prépare la surprise de l’apparition
des deux jeunes braves qui demandent audience, pour être chargés d’une mission
périlleuse. Mettez encore en parallèle le discours de Nisus doublement traduit :
Lebrun écrit avec la même noblesse :
En cet endroit, Delille renverse l’ordre où Virgile place
les choses ; il les fait décrire à Nisus avant que d’énoncer qu’il les a vues :
Ceux qui l’écoutent ne peuvent apercevoir ces objets de l’enceinte où se tient le
conseil, ainsi qu’il les découvrit du lieu où il était en sentinelle. Il
poursuit :
Il ne s’agit pas de rapporter du butin, on ne les enverrait pas pour cela ; mais de
ramener Énée en son camp menacé. Vous rencontrerez aussi chez Delille quelques
réminiscences involontaires des vers de Lebrun, qui traduisit cet épisode avant lui :
mais quel mouvement plus vif dans Lebrun !
Ce tour ressemble à la pure latinité.
Tout à coup, ému de joie, le vieux Alète embrasse les deux adolescents ; et, pour
retracer son grand âge en opposition avec le leur, le même traducteur emploie ce mot
ancien :
On ne trouve pas cette beauté dans son rival : Delille n’amollit pas moins la réponse
d’Ascagne ; on n’y sent plus l’emportement d’Iuleu qui, s’enivrant de son espoir, promet à Nisus, par avance, la
dépouille et le cheval de l’ennemi qu’il n’a pas encore vaincu, et qui l’enferme en
ses retranchements. Le feu de cette réplique, digne d’Homère, échappe à Delille, et se
perd en des mots qui la refroidissent :
Cet hémistiche est presque puéril.
Écoutez Lebrun :
L’un rend ensuite venerande puer, par, ô respectable
enfant ! et l’autre par ce beau trait : enfant déjà héros !
L’un explique après, en pénibles phrases, le regret filial de Nisus, qui part à l’insu
de sa mère, et qui la recommande, en pleurant, aux bontés d’Ascagne, s’il ne doit pas
survivre à cette expédition. L’autre sait, au contraire, élever noblement le
pathétique de cette scène, vrai chef-d’œuvre en dialogue.
Même grâce, même sensibilité que dans l’original. Tous les deux alors peignent
l’attendrissement d’Ascagne ; l’un ajoute :
Mais l’autre :
Le premier lui fait répondre :
Vers ou des noms de parenté ne semblent arriver ensemble
que pour rimer, et que surcharge un verbe inutilement répété deux fois. Le second
réplique avec une douce simplicité :
Delille veut-il montrer l’épée que donne le prince à son messager ? il a besoin de
trois vers pour en peindre la lame et le fourreau qu’il nomme. Mais Lebrun, par ce
seul vers éclatant, fait voir la superbe épée,
Saisissons maintenant quelques détails de la description du carnage : je commencerai
de même par Delille durant le cours du reste.
L’autre répand mieux l’image du désordre, effet de l’ivresse :
Désormais les guerriers vont agir.
Nisus ne songe pas à l’idée d’un sacrifice, il appelle
Euryale, et s’écrie :
Et il lui donne l’avis de surveiller les alentours pendant qu’il va frapper. Nisus
égorge Rhamnès endormi, de qui le texte explique le ronflement.
Que signifie ce dernier hémistiche ?
Toto proflahat pectore
somnum.
Cela n’est-il pas ainsi plus poétiquement rendu ?
Après plusieurs meurtres représentés, une comparaison dépeint l’impétuosité de
Nisus :
Déjà trois vers pour un seul ; et quatre pour les deux qui suivent.
Préférez-vous cette version à cette rapide figure montrant
le lion affamé qui assiège la nation bêlante.
Et ce coup de pinceau, fremit ore cruento
.
Traduit-on avec plus d’énergie ? Comment ailleurs est exprimé que Rhétus, qui ne
dormait pas, se cachait pour éviter la mort ?
Est-ce là rimer exactement et avec choix ? Est-ce là rendre le bel effet de ce mot
assurgenti, au moment où la mort entre dans le sein du
malheureux ?
Ni l’un ni l’autre n’a rendu
multâ morte recepit
. Je
crois avoir eu plus de bonheur en l’essayant.
Afin de ne pas trop étendre cet examen, omettons
nos
nombreux motifs de préférence dans l’exécution de ce qui suit, et passons aux endroits
les plus marquants, à celui où les deux guerriers sont trahis par un rayon de lumière
tombant sur le casque qu’ils ont pris avec d’autres dépouilles.
Dans la seconde version vous croirez entendre le trot de cet escadron même, tant
l’harmonie imitative en est frappante.
Césure, coupe neuve, interrogations pressées, tout donne la vivacité, la force à ce
passage : rien de cela n’est conservé dans l’autre ; celui-ci néglige de faire
contraster un doux tableau qu’amène la fuite de Nisus se croyant suivi de son ami.
] Ce n’est pas une telle opposition que Virgile rapporte, en donnant pour
refuge au guerrier,
Et de ces lieux si tranquilles, Nisus va courir à de nouveaux dangers pour y
rejoindre Euryale, tombé dans les mains des assaillants. Il le reverra, il invoquera
le flambeau de Diane, afin qu’elle dirige ses flèches ; et Lebrun seul conservera
cette belle exclamation :
Astrorum decus !
Il fera voler les mots aussi rapidement que les traits décochés par Nisus : on croira
voir ce héros qui, soudain,
Le concurrent trace avec mollesse toutes ces fortes images ; sa touche n’appuie pas
si bien sur elles. Il ne saura pas, alors que Nisus se livre à Volscens pour sauver la
tête de son ami qu’on veut immoler par vengeance, il ne saura pas lui faire jeter ce
cri si bien rendu par Lebrun.
Alors qu’il voudra déplorer la mort d’Euryale en le
comparant à une fleur mourante, prononcera-t-il des vers aussi purs que ceux-ci ?
Mais à l’instant de recourir aux fortes expressions pour ranimer la colère de Nisus,
comment luttera-t-il avec cette énergique peinture ?
Pourquoi deux épithètes, l’une au glaive, l’autre à la main ? N’est-ce pas le fer qui
étincelle ? et la fureur ne convient-elle pas mieux à la main ? À quoi bon,
d’ailleurs, un long adverbe qui retarde une action rapide, et ce verbe, tourner, qui
ne marque pas assez la promptitude ? Mieux inspiré par le latin, Lebrun dit que
Nisus
Voilà traduire en poète, voilà de cette véritable ardeur qui enflamme tout dans le
style. On sent, on est contraint à déclarer que Delille est cette fois vaincu : un
triomphe égal fut remporté sur lui dans le sublime épisode d’Aristée, qu’il ne
traduisit encore qu’après
Lebrun ; sans nous lasser d’une
double analyse de cet autre morceau, jugeons seulement auquel des deux traducteurs la
palme est due, d’après un seul passage important. Le modèle original présente Orphée
déplorant la mort d’Eurydice :
Virgile tourne ses vers avec bien plus de souplesse et de grâce : il semble partout
les interrompre par un soupir. Toi, répété quatre fois, en suspend la construction par
un accent plus sensible, et la poésie en les mouillant de larmes, les finit par canebat, non pour dire qu’Orphée pleurait la nuit et
qu’il pleurait le jour, mais pour exprimer que, gémissant du matin au soir, les
lamentations du poète étaient des chants encore. Écoutez Lebrun décrivant les chagrins
de ce dieu de l’harmonie :
C’est ainsi qu’il prend la sensibilité du texte ; c’est en faisant pleurer la lyre
d’Orphée qu’il reproduit le touchant canebat du cygne latin. Je vous
cite la dernière correction que l’auteur m’avait communiquée et qu’il préférait à cet
autre vers qu’on a laissé dans l’édition de ses œuvres.
Cette version, moins belle, est pourtant très expressive
encore. La supériorité qu’il prouve en ce passage, s’il la soutient en des morceaux
détachés, peut-être, ainsi que je l’observai, n’eût-il pu la garder en d’aussi longues
entreprises que celles qui valurent à son rival des titres plus recommandables. Lié
dès mon adolescence avec l’un et l’autre, il faut que la loi de la saine critique me
paraisse bien impérieuse pour que j’aie un moment imposé silence aux souvenirs qui
m’attachent à notre ingénieux et illustre Delille. Les fragments que traduisit Lebrun
sont, il est vrai, plus exacts et plus classiques ; mais Delille prévaut sur lui par
la totalité de ses ouvrages féconds en beautés neuves, en doux sentiments, en grâces
vraiment françaises : le style descriptif et l’harmonie imitative y vont jusqu’à
l’excellence. Il y avait entre les caractères de ces deux poètes la même différence
qu’en leur système de versification. L’un, déployait un talent plus correct, l’autre,
plus séduisant et plus fertile ; l’un, une imagination plus haute, l’autre, plus
agréable et plus riche ; l’un, montrait mieux son art, l’autre, brillait par plus de
naturel ; celui-là sut chanter le génie, la liberté, la gloire ; celui-ci modestement
conserver la noble indépendance de sa personne et de sa muse, se faire de vrais amis,
et fonder sa renommée par la sensibilité de sa diction facile et touchante. On se
soumettait au savoir du chantre de Buffon ; on était captivé par les tendres
affections du chantre des Jardins, de l’Imagination, et
de la Pitié. Enfin je me rappelle qu’en se formant aux doctes
entretiens de tous deux, on éprouvait le besoin d’être le disciple
de la poétique lumineuse de Lebrun, mais la douceur entraînante
d’être le confident de l’esprit et du cœur de Delille. Vous n’attribuerez donc à
aucune partialité l’équitable parallèle que je viens d’établir en faveur de son
concurrent ; il n’en faut conclure que l’étonnante perfection du style d’un poète qui
lutta victorieusement contre les meilleurs écrivains, en imitant, avec la même
inspiration, le début de l’Iliade, de manière à convaincre les plus
incrédules des ressources épiques de la langue française ; l’opinion vulgaire qui les
lui nie, se réfute par les expériences faites. Au défaut de poèmes héroïques étendus,
nous avons les exemples que je viens de citer, les belles traductions de nos anciens,
celle du grand Milton, épuré par la plume habile de l’imitateur des
Géorgiques, enfin, des fragments de la Henriade,
morceaux dignes des meilleurs maîtres. Fussions-nous même réduits à n’avoir d’autres
titres à fournir dans les deux genres de l’épopée que les poèmes
d’Adonis et de Philémon, et que notre
Lutrin, la preuve serait complètement donnée ; car ces chefs-d’œuvre
de narration, de description, et de dialogue, comportent toutes les beautés du style
applicable aux épopées ; et supposez que de longs ouvrages reçussent leur exécution
aussi parfaitement que ces poèmes très courts, on croirait dans notre langue lire
Homère, Virgile, ou Catulle. Étudions assidûment en eux les secrets de l’art, sans
nous défier de notre langue : elle n’est timide que pour les esprits faibles, et
ingrate que pour les imaginations stériles ; mais elle abonde en moyens éloquents et
clairs, pour les passions, pour les récits,
les peintures,
et dans les comparaisons qui sont, pour ainsi dire, les épisodes de la diction.
Les comparaisons, pour être bonnes, n’ont pas besoin de se lier aux choses par une
entière analogie ; il suffit qu’elles y touchent par un seul rapport, pourvu qu’elles
ornent l’élocution en offrant un tableau passager, qui frappe, délasse et récrée.
Prenons-en une de Voltaire, accusé d’être le moins épique de nos bons poètes ; on
verra l’éclat que notre langue peut leur donner. Le chantre de Henri vent figurer la
rage du farouche d’Aumale forcé de quitter le combat, au signal d’une retraite :
Dans un autre combat, l’auteur compare la rapidité des coups d’escrime entre deux
adversaires à un brillant effet physique.
Arrêtons-nous à ces deux comparaisons qui me semblent des modèles. Je n’en
multiplierai pas les exemples ; et, sans vous fatiguer par d’autres détails relatifs à
leur usage ou à leur abus, je conclurai en
quelques mots
sur les qualités du style vraiment épique : un poète n’a rien fait encore s’il n’a que
rendu grammaticalement son idée, et s’il ne l’a dégagée, en la versifiant, de tous les
éléments de la prose jusqu’à la transformer toute entière en ce divin idiome qui
constitue l’essence des vers. Jamais il ne faut confondre la syntaxe du prosateur et
la syntaxe du poète ; elles ont leurs marches et leurs lois distinctes, ainsi qu’ils
ont leur spéciale éloquence et leur particulière inspiration.
Je ferai, dans les séances suivantes, l’application de toutes les lois épiques à la
plus parfaite des épopées : c’est vous annoncer qu’Homère sera l’objet de notre étude.
Vous pourrez, dans le seul examen de son Iliade, ressaisir le fil
entier de mon travail analytique.
Parmi le nombre des règles que l’observation nous a découvertes dans chaque genre
d’ouvrages littéraires, nous avons toujours compté pour règle dernière l’heureux emploi
de toutes ensemble justement appliquées à la confection des chefs-d’œuvre dont nous nous
formons des modèles. Cette loi, que nous avons ajoutée en chaque genre aux lois
fondamentales, n’est qu’une loi de perfection. En effet c’est de la
complète réunion des qualités qui doivent les composer, que résulte définitivement leur
intégrale beauté : voilà le principe : voici quelle en est la meilleure application ;
l’Iliade. Ce poème, examiné dans chacune de ses parties, va donc nous
fournir lui seul tous les exemples et les preuves irrécusables de vingt-quatre
conditions que nous avons reconnues dans l’épopée. Ainsi l’analyse détaillée de
l’Iliade deviendra
la grande synthèse de nos
longues analyses des règles épiques.
Homère n’a pas besoin d’apologie ; tout le monde classique est plein de ses louanges
perpétuées d’âge en âge ; Homère est au-dessus de la critique ; l’admiration de
l’univers a réfuté tous ses zoïles ; Homère eut pour premiers adorateurs Lycurgue,
Solon, Démosthène, Alexandre, et Aristote, c’est-à-dire les législateurs, les
guerriers, les orateurs, les savants, et les philosophes. Écoutons la voix des temps
moins reculés, nous entendons les muses latines célébrer Homère sur la lyre du docte
Horace : ouvrons l’oreille aux maîtres qui ont illustré nos jours, nous entendons
encore renouveler ses hommages par Delille, par Lebrun, et par Ducis. L’auteur du
poème de l’Imagination compare le chantre grec à son Jupiter,
capable d’enlever sans peine aux anneaux d’une chaîne immense les cieux, les terres,
les mers, et tous les dieux unis pour l’ébranler ; et il dit à ce grand poète, duquel
il emprunte cette belle figure pour retracer sa supériorité sur ses nombreux
imitateurs :
Notre lyrique frappe vivement notre pensée de la stabilité du monument qu’il
érigea.
Tandis que Lebrun exprimait si bien les caractères durables du père des fictions,
Ducis nous révélait dans quelle source il puisa ses forces et son abondance.
Quel titre pour lui qu’un souvenir si long remplissant l’intervalle qui sépare la
date éloignée de ses vers, de celle des récents éloges que lui accordent nos meilleurs
poètes contemporains ! Que serait-ce, si nous ajoutions à l’étendue de cette mesure le
poids énorme des suffrages de toutes les nations, de tous leurs sages, de tous leurs
historiens, et de tous leurs géographes, les imitations des plus fameux auteurs, les
et les innombrables leçons des scholiastes les plus sainement érudits,
les recherches, les notes des textes partout éclaircis, enfin tant de traductions en
toutes les langues, soit en prose, soit en vers, parmi lesquelles brille si éminemment
celle de Pope, son illustre et profond panégyriste ? Point d’époques, point de faits,
point de livres, à quoi ne se rattache Homère par quelque maxime, par quelque
analogie, ou par quelque citation. Tout ce qui fut écrit semble y tenir ou y rentrer,
puisque la seule
Iliade devint la base de
toutes les doctrines en tous les genres de littérature, et que son examen serait
interminable, si l’on entreprenait de le poursuivre sous l’infinité des aspects qu’il
présenterait à l’érudition la plus vaste et la plus laborieuse. Trop faibles pour
considérer sous tant de rapports une ample matière dont l’étude ne serait jamais
complète, resserrons-la dans la concentration des vues directes de notre art, et
bornons-nous à constater méthodiquement l’existence de nos règles par la perfection de
l’Iliade, qui, sublime, variée, immense comme la nature même, ne se
laisse analyser comme elle qu’en quelques principes généraux, puisqu’on ne peut ni la
saisir, ni la pénétrer toute entière. Ainsi donc soulevons le faix, écartons la
surcharge de scholies, de traités et de remarques accumulés par les siècles sur le
modèle qu’il nous faut contempler uniquement. Leur masse, agglomérée par les temps,
contribuerait plutôt à l’ensevelir qu’à le rehausser : rejetons-la pour un moment dans
l’oubli ; dégageons l’ouvrage d’Homère de tout ce qu’en ont écrit les rhéteurs ;
remontons à lui seul pour mieux l’admirer, et n’atténuons pas le sentiment primitif de
ses beautés, en multipliant les impressions secondaires par lesquelles nous
fatiguerait la foule de ses interprètes ; renonçons à l’ostentation fastueuse d’un
savoir qui ne ferait qu’embarrasser et obscurcir la simplicité de nos aperçus, et
parlons de l’Iliade, non d’après ses , mais d’après
nous-mêmes, et comme si personne, avant nous, n’en eût parlé.
Il nous suffit, pour autoriser notre préférence
envers le
chef-d’œuvre duquel nous avons nos règles élémentaires, de nous rappeler à
quelle épreuve il a résisté durant toutes les périodes de la littérature ancienne et
moderne. Mais par quel étonnant privilège un poète, sorti du premier berceau des
muses, a-t-il constamment gardé son rang supérieur à celui des autres poètes qui le
suivirent ? Comment l’esprit humain n’a-t-il produit rien qui le surpassât, ou qui du
moins l’égalât, depuis une succession de plus de trois mille années révolues ? Ce seul
exemple renverserait le système de cette perfectibilité présumée, qui ne me paraît
qu’une chimère où tend notre orgueil trompé de jour en jour. Ne sommes-nous pas
contraints d’abjurer notre présomption devant ce monument poétique, auquel il nous
faut revenir sans cesse, pour apprendre les secrets de la haute poésie, de la nature,
de la législation, de la morale et de la grandeur humaine et divine. Supposer que le
génie peut monter de progrès en progrès à un plus haut point, c’est s’imaginer que la
création n’a point limité la justesse des proportions qui composent l’ensemble des
êtres parfaits en leur espèce, et que le plus beau des hommes du temps passé ne put
atteindre à la perfection des formes qui embelliront les hommes à venir. Il en est, ce
me semble, des qualités physiques ainsi que des facultés intellectuelles ; elles ont
également leurs bornes, au-delà desquelles une puissance inconnue les arrête. Un
certain terme est la barrière que notre entendement ne saurait franchir ; car si
l’héritage des connaissances acquises enrichit la capacité de notre mémoire, l’esprit
des
découvertes, si souvent stationnaire, ne se transmet
point dans les sciences positives, et ne marche point d’un pas égal jusqu’à l’infini.
Les produits même de ces découvertes se perdent dans le cours des irruptions de la
barbarie ; et le génie des générations suivantes, en renouvelant les mêmes recherches,
ne fait souvent que retrouver ce qu’il semble découvrir. À plus forte raison, dans les
arts et la poésie, les exemples n’accroissent pas le pouvoir de l’invention au-delà du
vrai beau qu’accomplit un génie suprême. Avouons conséquemment, sans rougir, que loin
de nous être perfectionnés avec les âges, nous sommes dégénérés de l’antiquité
grecque, et que le vieux contemporain d’Hésiode reste encore à nos yeux le plus grand
des chantres épiques.
Soit qu’il eût appris son art des Amphions ou des Orphées que déjà l’admiration des
peuples avaient érigés en demi-dieux, soit que l’assemblage des dons les plus rares
ait formé sa haute intelligence, il conçut le dessein d’émouvoir, de plaire et
d’étonner par une narration poétique, et sut d’abord discerner la meilleure fable pour digne objet de ses chants.
Cet heureux choix témoigne son goût exquis et sûr, ou son habileté profonde. Un
simple fait, qui se rattachait au siège de Troie, sujet des entretiens de la Grèce et
de l’Asie, réunissait toutes les qualités requises pour toucher les esprits d’un
intérêt à la fois universel, particulier, et national. Universel, en ce que l’image
des discordes, suscitées entre un roi puissant et le chef de l’une de ses armées,
offrait une leçon terrible aux princes victimes de leurs propres fureurs et de leur
orgueil, ainsi qu’aux peuples toujours immolés dans les
querelles de leurs aveugles maîtres ; particulier, en ce que les malheurs, provenus de
la dissension des héros conjurés contre Pergame, avaient influé sur les destins des
peuplades et des illustres maisons de l’Attique, du Péloponnèsew, de la Thessalie, et des Îles Pélasgiennes ;
national enfin, en ce que la chute d’Ilion avait été l’accomplissement des vengeances
de la Grèce, insultée dans une de ses nobles familles par les pirates des bords
phrygiens, et parce que le châtiment de cette cité commerçante et jalouse ne lui avait
pas moins causé de joie que n’en inspira depuis aux Romains la ruine de la perfide
Carthage, et que n’en inspirerait à tous les peuples la destruction d’un port de
corsaires qui promèneraient leur brigandage sur toutes les mers et dans tous les
ports. Aussi-bien, rapprochez de vous, en idée, ce même fait amoindri dans la
perspective des âges fabuleux ; considérez-le de près avec attention, vous apercevrez
que ce qu’on s’accoutuma, par un regard superficiel, à nommer le petit
siège de Troie, ne fut rien moins qu’une action de grande importance. Les
incursions réciproques des insulaires de l’Archipel, des riverains de l’Hellespont et
des habitants des côtes de l’Asie mineure, avaient fomenté les haines entre la Grèce
et la Phrygie. Nous avons antérieurement noté, sur la foi d’Hérodote, que les
Colchidiens ayant refusé aux Grecs une juste réparation de l’enlèvement d’Io, ceux-ci
repoussèrent à leur tour les ambassadeurs qui vinrent leur demander raison du rapt de
Médée, fille d’un roi de la Colchide. L’injure que fit également Pâris à l’honneur
de Ménélas, renouvelait le cours de ces crimes qui se
perpétuaient en outrageantes représailles. Les peuples, en butte à ces fréquents
attentats de la violence, pouvaient d’autant moins s’y soustraire dans leurs foyers,
que les ravisseurs n’épargnaient pas même les palais de leurs souverains. Le meurtre
et le pillage, accompagnant souvent de pareilles offenses, l’horreur de voir traîner
leurs filles et leurs femmes en esclavage, allumèrent entre eux un ressentiment qui ne
pouvait s’éteindre que dans les flots de sang répandus par la guerre. Ce ne fut donc
pas dans le puéril désir de reprendre Hélène que les rois ligués s’armèrent ; ce fut
pour laver un commun affront, pour punir la séduction d’un étranger insolent, et pour
venger les saintes lois de l’hospitalité violée. La fuite d’Hélène ne devint que
l’occasion nouvelle d’un embrasement dont la cause était ancienne et générale.
L’honneur, la sûreté, la conservation des biens, la défense des droits les plus chers,
tous les motifs les plus sacrés animaient donc noblement cette belliqueuse entreprise.
Vous voyez quelle est sa grandeur morale ; regardez maintenant la grandeur matérielle
de cette expédition, en énumérant les forces dont elle se composait, et celles qui lui
furent opposées. Mille vaisseaux à rames et à voiles, portant chacun cinquante
guerriers, sans compter leurs chars, leurs chevaux, leurs écuyers et leur suite,
complétant une armée active de cinquante mille hommes, ayant à combattre au sortir de
leur flotte une armée aussi nombreuse, tant de Troyens que d’alliés de Priam, secondé
de tout son peuple ; et ces forces rivales,
maintenues sur
un pied constant, et grossies des deux parts avec une même persévérance durant une
lutte mortelle de dix années ! L’Europe moderne a-t-elle vu, depuis les croisades,
quelque embarcation guerrière plus considérable que celle dont Homère a consacré la
renommée ? C’est en se faisant un juste tableau d’une guerre obstinée entre plus de
cent mille combattants, qu’il nous représente sous des murs assiégés, que nous
apprécierons plus exactement la valeur et l’étendue d’un fait mémorable qui, déjà
grand par lui-même, s’agrandit encore de l’imagination du poète. Évaluez aussi
l’opulence, le pouvoir prépondérant et l’antique gloire de la cité détruite, qui
dominait non seulement sur la Troade, mais sur tant de villes florissantes dans les
contrées voisines. Que dirai-je des nœuds politiques, des mariages contractés par les
fils nombreux et les parents de Priam et d’Hécube, liens étendus qui tenaient les
états environnants dans la dépendance du monarque troyen ? Le coup porté par la Grèce
à cette puissance asiatique produisit donc une révolution éclatante, révolution qui
fut en quelque sorte l’origine du système militant que voulut arrêter Xerxèsx, et qui, par les haines
nationales, arma enfin Alexandre, qui le fit triompher par ses conquêtes jusqu’au
Gange. Le fruit des longues aversions de la Grèce était en sa maturité, quand parut
l’héritier de Philippe, qui n’eut plus qu’à le cueillir avec gloire ; mais l’époque du
renversement de Troie en avait jeté le germe. Je laisse aux historiens philosophes le
développement de cette vue.
Je reviens aux preuves de l’excellence d’une telle action
pour l’épopée, la plus instructive, la plus morale et la plus gracieuse qu’on pût
jamais choisir. Comment la guerre y est-elle représentée ? Sous les seuls rapports qui
la rendent légitime : d’un côté, les Grecs ont les armes à la main pour épouvanter les
téméraires agresseurs qui dépouillent leurs rivages et profanent leurs hymens ; de
l’autre, les Troyens, assiégés dans leur ville, s’efforcent de garantir leurs princes,
leurs murs, et leurs familles, des fureurs de la victoire et de la vengeance
incendiaire. Innocents de l’attentat commis par le fils d’un roi qu’ils respectent,
ils en seront les victimes plutôt que d’abaisser leur fierté naturelle à subir les
fers et les châtiments de l’étranger ; l’héroïsme des deux partis doit intéresser tous
les cœurs vraiment nobles et droits. Cependant Homère a moins le projet de consacrer
la célébrité des combats, que les malheurs entraînés par eux et par la discorde : à
quoi réduit-il le sujet de ses chants ? À la colère d’Achille, si pernicieuse à
l’armée d’Agamemnon, qu’elle devint presque entièrement la proie des chiens et des
vautours. Ici reparaît le génie du vrai sage, qui ne montre dans les débats homicides
que ce qu’ils ont de désastreux et de coupable. Sa gravité ne se tempère que par les
effets de son art qui, devant mêler le doux au sévère, entrelace l’aventure d’Hélène à
de tristes scènes de carnage, afin que les grâces riantes viennent interrompre ses
terribles récits.
L’action n’est pas moins bien mesurée qu’elle est bien choisie :
rapide et non instantanée, elle s’écoule en quarante jours ; son commencement est la
querelle
d’Achille, son refus de combattre en est le
milieu, et la catastrophe qui le force à reprendre les armes en est la fin : elle se
forme, se noue, et se dénoue simplement dans un juste espace, où la pensée en saisit
tout à coup l’ensemble et les parties. Elle ne paraît qu’une courte incidence des
derniers jours du siège d’Ilion, et pourtant la plupart des événements de cette époque
fameuse en dépendent et s’y lient.
Cette mesure exacte et convenable de l’action résulte de la condition de l’unité qui la distingue : prenez-y garde, je parle de la seule unité
du fait qu’un si bel exemple nous autorise à recommander dans l’épopée, mais non de
l’unité de temps, ni de l’unité de lieu, si sévèrement prescrites au théâtre. La muse
épique est plus libre en sa carrière que la muse dramatique ; je l’ai dit en mes
leçons de principes, et mon respectable ami Ducis me le rappelle encore dans son
épître à Bitaubé :
Ce langage n’a rien d’hyperbolique ; car l’essor de son génie plane tour à tour sur
les conseils de l’Olympe, ou sur les assemblées des héros, et nous
transporte partout avec lui dans les régions qu’il parcourt d’un vol
toujours sublime. Néanmoins, la quantité des objets qu’il fait reluire, en passant, ne
l’écarte, ni ne le détourne de l’unité d’action, vers laquelle il tend sans cesse,
comme au seul but où doivent converger tous ses rayons poétiques. Il se borne à
chanter la colère d’Achille : par elle, il commence le poème ; il le remplit d’elle
seule, et le termine avec elle.
D’autres avantages ressortent de la régularité de son plan ; il s’ensuit que jamais
il n’a besoin de blesser la condition du vraisemblable, et que tout ce qu’il crée se
conforme exactement à celle du nécessaire ; ou, pour mieux dire, son talent supérieur
donne à tout ce qu’il arrange une telle vraisemblance qu’il semble que rien n’y entre
que par nécessité. Du naturel violent de son héros naît un ressentiment de l’injure,
si profond, que l’inflexibilité qu’il oppose aux prières et aux malheurs des Grecs,
doit paraître vraisemblable, quoique extrême. Les revers subits de l’armée, que
délaisse un invincible chef, deviennent la conséquence de ce cruel abandon. Le retour
de fortune qui enlève aux Troyens les fruits de leurs succès, bien que si surprenant
par son effet rapide, est pressenti dès la réapparition du vengeur de Patrocle, que le
désespoir arrache à son repos funeste. Ces mêmes ressorts, mus nécessairement les uns
par les autres, produisent des actions et des discours qui ne sont que les suites
nécessaires de leur impulsion continuelle. Des critiques peu judicieux ont toutefois
reproché des inutilités à la contexture de ce poème, telles que la surabondance des
détails, la fréquence
des combats, les harangues des
guerriers ; et particulièrement les longues narrations de Nestor : je crois facile de
les convaincre à l’égard des détails, que leur profusion enrichit l’ouvrage sans le
surcharger, et que leur brillante variété repose l’âme et distrait l’esprit, que
lasserait bientôt un récit dépouillé d’ornements. Quant à la multitude des combats,
n’oublions pas que le poète n’en trace pas un dont les circonstances se ressemblent,
et qu’il peint une action guerrière dans tous ses modes et dans tous ses hasards. Je
n’accorderai pas que ses harangues soient diffuses et déplacées ; la manière dont les
combattants se provoquaient avant de lutter corps à corps, leur permettait jadis les
interpellations et les menaces réciproques, par lesquelles ils irritaient leur
courage. Les chefs se bravaient, du haut de leurs chars, en saisissant le javelot ou
la lance, et en franchissant l’espace qui les séparait. Le respect que garde Homère
pour mille autres vraisemblances, nous défend de penser qu’il eût manqué tant de fois
à celle-là, s’il eût cru s’éloigner de la vérité, qu’il ne trahit jamais dans ses
peintures. Nul poète n’est si plein de choses utiles et si peu prodigue du superflu :
aucun ne sut mieux s’abstenir, lorsqu’il le fallut. Jamais il ne prolonge les discours
dans la bouche de ses acteurs, quand la marche de l’intérêt le presse. Réfuterai-je
l’opinion qui condamne la prolixité des récits de Nestor ? elle devient, en ce
vieillard, une qualité nécessaire à dépeindre le penchant de son âge à raconter les
faits du passé ; ses redites sont des traits qui nous le font reconnaître au milieu
d’une jeunesse empressée et
turbulente. Parmi les nombreux
discours qui le caractérisent de mieux en mieux, un seul, si j’ose le dire, m’a paru
fatiguant et hors de place, c’est celui que, durant l’attaque des retranchements et
des vaisseaux, il adresse à Patrocle, impatient de rapporter à son bouillant ami la
nouvelle de la perte des Grecs. On peut avouer, en relisant l’Odyssée,
qu’Homère a dormi quelquefois ; mais, durant mes fréquentes et studieuses lectures de
toute l’Iliade, qui tient sans cesse l’esprit en éveil et le cœur en
suspens, je n’ai pu m’apercevoir, hormis en ce seul endroit précité, que son génie ait
un moment sommeillé.
Non seulement tout ce qui constitue l’Iliade est utile, indispensable,
dans les membres communs de la fable et dans les liens ordinaires des discours, mais
encore ces deux autres espèces de nécessaire et de vraisemblable , qui
tiennent au grand ordre idéal des fictions, y sont si bien employées que l’incroyable
y paraît simple, et que l’imaginaire y semble réel. D’où résultent ces deux qualités
si rares dans les autres poèmes et si constantes dans celui-ci ? de l’exacte
conformité des démarches et des paroles des divinités qui l’animent avec leurs
attributions supposées. Homère fait agir et parler ces êtres surnaturels d’après les
mouvements et les pensées que leur prête la tradition, ainsi qu’il fait agir et parler
les hommes d’après la nature que nous connaissons tous ; aussi ne choque-t-il jamais
la vraisemblance, et n’excède-t-il en rien la nécessité, tant ordinaires
qu’ ; mais ce nécessaire d’un ordre supérieur, ce vraisemblable élevé,
sont fondés l’un et
l’autre sur une condition majeure, sans
laquelle il n’est point de véritable épopée : j’aborde ici la règle du
merveilleux.
Oh ! qu’en ce moment il m’est aisé de vous en développer la grandeur ! Jamais
puisa-t-on à une source plus pure, plus abondante, plus profonde, les exemples de ces
trois sortes de merveilleux que nous avons séparées et définies,
dont nous exposâmes les applications distinctes dans les divers poèmes, et que nous
retrouvons à la fois réunies dans celui d’Homère ? Merveilleux divin,
merveilleux allégorique, merveilleux chimérique, et ce dernier, rendu
nécessaire à la force des conceptions du poète, et vraisemblable encore par sa suprême
habileté.
Les destins des hommes poussés par les passions, la politique, et la guerre, ne sont
que des effets ; cela suffit à l’histoire pour étonner et pour instruire : mais cela
n’est pas assez pour les poètes, il leur faut des causes premières ; et les hauts
principes qu’ils cherchent, ne se révélant point dans la nature sous des formes
animées, Calliope demande la raison de l’incompréhensible, non à la métaphysique, qui
n’éclaircit que des causes secondes, et qui ne vivifie rien, mais aux religions qui
répondent par la voix et la présence des dieux quelles imaginent, et dont elles ont
établi la croyance, au défaut de l’explication des choses. Dès lors tous les mystères,
transformés en êtres agissants, se personnalisent aux yeux des muses, et leur
apparaissent sous des attributs immortels. Voilà l’origine du brillant système de la
mythologie des Linus qui, multipliant les figures surnaturelles, peuplèrent les
cieux, les mers, et la terre, d’innombrables divinités
souveraines et directrices du monde. Leurs chantres et leurs prêtres ayant réglé leur
hiérarchie selon leur influence présumée, on s’en forma l’idée sur les attributs de
leurs puissances ; et l’opinion courante adoptant leur image et leur culte, autorisa
le docte Homère à supposer les dieux en commerce avec les héros. Il n’inventa ni les
uns ni les autres, il les peignit tels qu’on les croyait ; seulement, sa forte
imagination les réalisa mieux, et les agrandit encore. Ne dirait-on pas qu’il a vu
dans l’Olympe ce Jupiter, que réjouit la foudre ? Ne vous fait-il pas voir son front
surmonté d’une vaste chevelure ondoyante autour de sa tête, et son noir sourcil qu’il
ne remue qu’en ébranlant le ciel et la terre ensemble ? Cet auguste signe de sa
volonté vient de sceller un serment irrévocable, dont le Styx, qui doit le garantir, a
tressailli jusqu’en ses plus profonds abîmes. Que Thétis consolée essuie ses larmes,
son fils sera vengé de l’ingratitude du roi des rois ; et désormais la solennelle
promesse du plus puissant des dieux s’accorde au vœu du ressentiment d’un mortel
offensé : mesurez soudain l’immense corrélation qui s’établit merveilleusement entre
les substances humaines et divines ! mais la grande Junon, qui conjura la perte des
Troyens, s’irritera des victoires qu’ils vont remporter sur les Grecs dévoués aux
cruels effets de là vengeance d’Achille ; elle réclamera les arrêts du Destin, plus
fort que Jupiter même, qui peut en retarder l’exécution, mais qui ne peut les
changer ; elle soulèvera Pallas, déesse favorable à la Grèce guerrière et
disciplinée ; Neptune, dieu
redoutable qui, lui-même,
apporta sur les bords phrygiens la flotte armée pour le châtiment de Pergame. Vénus,
immortelle protectrice des peuples efféminés et voluptueux, défendra la cause de Pâris
et d’Hélène, et s’associera l’aveugle Mars, que devanceront la Discorde, la Terreur,
et la Fuite. Toutes les déités secondaires prendront part aux querelles des grands
dieux, et l’Olympe entier se partagera pour les intérêts d’un chef et d’un roi
désunis. De là, les alternatives de succès, de revers, de triomphes, de défaites,
d’espérance, et d’abattement ; tous ces effets s’agrandiront, parce qu’ils auront tous
des principes supérieurs ; les ordres donnés par Agamemnon seront dictés par le fils
de Saturne ; les soucis du commandement militaire troubleront-ils son sommeil, le rêve
qui lui inspirera la détermination qu’il doit prendre, sera le songe divin envoyé dans
sa tente par Jupiter ; les sages conseils de Nestor et d’Ulysse deviendront les avis
émanés de Minerve ; elle se changera soudain en invincible Bellone pour accompagner le
fier Diomède ; partout on verra les puissances célestes assister, guider ou épouvanter
les guerriers ; eux-mêmes se rehausseront à côté d’elles, et les héros auront à
combattre et leurs pareils, et les dieux même ; celui-ci reculera devant Apollon
lançant ses flèches inévitables sur les rivaux d’Hector ; celui-là frémira devant
Neptune, plus terrible que les deux Ajax. Quelle idée ne concevrons-nous pas de ces
hommes, de leur valeur, de leur stature, et de l’importance de leur sort, quand le
spectacle de ces protections surnaturelles frappera notre imagination ; quand nous
entendrons les
immortels en débat pour leur destinée, ou se
menacer entre eux, ou solliciter l’un de l’autre le salut de l’un des combattants, ou
pleurer un de leurs nobles fils parmi les victimes du carnage ? Quoi ! l’époux
d’Andromaque ne pouvait-il tomber sous le fer, avant que le souverain des cieux n’eût
pesé sa vie et celle de son ennemi dans sa balance éternelle, et que l’un des bras du
fléau n’eût précipité le destin d’Hector dans la nuit de l’Érèbe ? haute et belle
image d’une mort qui allait faire tomber Ilion en poussière ! admirables ressorts de
ce merveilleux divin qui, seul, immortalise l’épopée, qui frappe, transporte, éblouit,
maîtrise la raison même, et sans lequel l’Iliade, dénuée de l’éclat
idéal qu’on y voit reluire, n’aurait pas charmé tous les peuples et tous les âges ! En
quel poème est-il plus majestueux, plus constant, plus lumineux, plus hardiment
tracé ? La noblesse, la pompe, le lustre surprenant qu’il répand d’un bout à l’autre
de la fable, semble diviniser tous ses acteurs, et rendre ses moindres circonstances
miraculeuses.
L’excès des prestiges qu’il produit a tourné pourtant contre son auteur, injustement
accusé de l’inimitable illusion de son art ; on lui imputa d’avoir fait les hommes
plus grands que les dieux : cette erreur est son éloge ; car la mesure qu’on leur
attribue ne vient que de leurs rapports avec ces divinités qui les élèvent au-dessus
de la nature vulgaire, sans qu’ils apparaissent gigantesques : mais envisagez bien les
dieux qui les conduisent, vous verrez qu’ils les surpassent éminemment, et que, même
sous les traits humains qu’ils empruntent, leur image égale l’idée
infinie qu’on a de leur pouvoir suprême. Quelle conclusion tirer de
ceci ? Que la plupart des poètes ont eu peine à créer des dieux qui atteignissent aux
dimensions des héros d’Homère, et que pourtant ses héros sont loin encore de la
hauteur des dieux qu’a su peindre son génie ! Ce n’est pas tout que d’user après lui
du merveilleux, si l’on ne sait l’incorporer dans l’action, et l’y maintenir avec
force et splendeur. L’intervention des dieux ne le constitue pas, si l’on ne réalise
leur présence en dessinant leurs traits, en saisissant leurs attitudes, en les
revêtant de leurs dehors imaginaires, en leur prêtant des desseins, des pensées dignes
de leur ordre supérieur ; et si, comme inspiré par eux-mêmes, on ne sait traduire la
sublimité de leurs paroles. Cette condition, si bien soutenue par l’auteur de
l’Iliade, accable tous les faibles esprits incapables d’en embrasser
l’étendue. Qu’est-ce, chez la plupart, que le faux merveilleux dont ils
s’embarrassent ? de vagues apparitions qui obstruent le cours du récit, un fastueux
appareil jeté sur la fable, un embellissement de placage : mieux vaudrait la narration
d’un noble fait purement versifié ; mais cette production ne serait pas une épopée. Il
y faut le surnaturel et l’. Le système entier de la mythologie respire,
marche, s’anime d’une immortelle vie dans l’Iliade. J’y parcours les
palais célestes et souterrains des divinités : elles se parlent de leur origine, de
leurs familles augustes, de leurs intérêts mystérieux et éternels, plus amplement que
de la fragilité des races humaines. Leurs discours nous enlèvent à nos réflexions
communes et bornées : nous
sommes en esprit au milieu
d’elles ; l’enchantement nous trompe et nous ravit. Ici paraît Phébus que je reconnais
à ses cheveux dorés, à son carquois résonnant sur ses épaules, et d’où sortent les
traits qu’il lance au loin sur les mortels ; là c’est Thétis aux pieds d’argent :
voilà Junon aux regards jaloux et courroucés ; voici Minerve levant des yeux azurés,
ou bien c’est Pallas secouant sa formidable égide sur laquelle se hérisse la tête
hideuse de la Gorgone. En contraste auprès d’elle, brille Vénus, qu’entre toutes les
déesses distingue son léger et doux sourire accoutumé ; elle n’osera monter sur le
char de l’homicide Mars, car ce dieu va le faire atteler par la Peur et par la Mort :
mais le souverain maître du tonnerre leur commande à tous de ne plus mêler leur
entremise aux batailles livrées dans les champs de Troie, et pour leur exprimer d’un
ton sublime que tous leurs efforts unis ensemble ne sont que faiblesse en comparaison
de sa puissance, la métaphorique image qu’il leur expose les consterne et les fait
trembler à la fois. Il n’est pas jusqu’à l’indomptable Neptune qui, rugissant d’être
forcé d’obéir, n’attende l’instant de son sommeil pour faire revoler sa conque d’or,
entraînée par des coursiers marins sur les ondes, et pour frapper la terre des
nouveaux coups de son trident. C’est de cette manière large et vigoureuse qu’on doit
traiter le merveilleux, que nous nommons divin, parce qu’il prend sa racine au sein
des religions qui consacrent la foi dans les fables populaires.
De ce merveilleux absolu dérive l’allégorique, dont fourmillent les
exemples dans le fécond Homère. Je
n’ai garde de suivre les
pas de mille curieux et subtils qui n’ont rien aperçu dans
l’Iliade que de double et de voilé, qui, jaloux de signaler une
sagacité vaine, ont couru sans cesse après le sens de mystères inexplicables, ont
accumulé les interprétations, et forgé des emblèmes pour étaler leur savoir en les
résolvant ; je ne me tordrai pas l’esprit à imiter leurs tours de force. L’érudition a
ses rêves et son fanatisme ; elle trouve tout ce qu’elle cherche dans les choses, elle
voit tout ce qu’elle veut croire. Pour moi, qui ne tends pas à pénétrer
l’inintelligible, qui sais combien il en coûte à débrouiller les énigmes du Sphinx, je
n’exposerai que ce qu’il y a de plus clair, de plus évident, et je vous convaincrai
que je ne saisis pas sur de trompeuses apparences les systèmes réels des allégories
d’Homère. L’une d’elles va me servir d’abord à réfuter le blâme d’invraisemblance et
d’exagération prétendue qu’on reproche aux actions de ses héros. Énée combat contre
l’un des plus vaillants des Grecs ; c’est le fils de Vénus qui, le voyant prêt à
succomber, accourt le soustraire à ses périls et le défendre ; Pallas enhardit son
vainqueur à repousser la faible déesse qui l’enveloppe des plis de sa robe céleste, et
Diomède furieux blesse la main de Vénus ; sa peau divine est effleurée, ses tendres
pleurs, et les gouttes d’un sang de rose mouillent ses vêtements, tandis qu’elle
revole aux pieds de Jupiter lui demander réparation de l’attaque d’un vil mortel, et
de la fureur des divinités ses rivales. Cette touchante scène, loin d’exciter le
ridicule, n’est-elle pas admirable ? Que nous offre-t-elle ?
une vérité vulgaire sous l’emblème le plus noble ; la jeunesse trahissant la valeur
du Troyen qui frémit de livrer sa beauté délicate à la force meurtrière du belliqueux
Diomède. Que signifie le conseil de Pallas ? sinon la pensée qu’exprimait César
expérimenté dans la guerre, lorsqu’il disait à ses fiers soldats, en leur montrant les
jeunes patriciens efféminés, ne les frappez qu’au visage ! non pour
leur indiquer seulement de les attaquer en face, mais parce qu’il n’ignorait pas
qu’ils craignaient moins la mort que les cicatrices. L’effroi, la blessure légère,
l’amertume des larmes de Vénus, ne présentent que des symboles gracieux d’une aventure
ordinaire. On reconnaît ce même caractère en ses démarches dans la chambre nuptiale
d’Hélène : cette princesse, que semblent déifier ses charmes, confuse de la
pusillanimité de Pâris, s’abandonne aux regrets, au repentir, à l’indignation de son
choix ; le courroux et le chagrin vont altérer la beauté qui lui reste pour seule
gloire ; dès lors Vénus, conservatrice de ses appas, lui apparaît, la réprimande en la
menaçant de flétrir ses traits, et la ramène au lit adultère où son éclat se ranime
aux bras de la volupté. Soulevons légèrement les voiles emblématiques : oserons-nous
dire que cette aventure donne une leçon à la coquetterie des belles qui, dans l’effroi
de défigurer leurs grâces, se hâtent de dérider leurs soucis en s’abandonnant à leurs
amoureuses erreurs, et de fuir les peines dans le sein du plaisir qui les leur fait si
doucement oublier ?
Notons des passages plus sérieux, et revenons à Pallas et au dieu Mars, l’un et
l’autre déjà cités dans
notre exemple. Veut-on la preuve
convaincante qu’ils ne surviennent qu’emblématiquement à l’aide des personnages ? Mars
est encore blessé par Diomède qu’encourage la déité guerrière ; ce dieu n’exhale pas
un gémissement comme la plaintive Vénus ; il pousse un cri terrible qui épouvante les
armées, et retentit jusqu’aux sommets de l’Olympe, où sa colère n’est accueillie de
Jupiter que par les expressions de l’horreur qu’excite à son éternelle justice le choc
des batailles, et la frénésie de la discorde et du carnage. Cette autre aventure
encore allégorique, s’explique doublement par l’image de la supériorité de la science
militaire, que représente la déesse protectrice des Grecs, sur l’aveugle désespoir et
la rage belliqueuse que figure le dieu défenseur des Troyens. S’obstinerait-on à
douter que l’un et l’autre ne soient des êtres symboliques ? en ce cas pourquoi le
poète ne nous a-t-il pas avertis qu’ils se montrent aux guerriers avec la taille de
géants démesurés ? Qu’est-ce à votre avis que ce casque placé sur la tête de Pallas
allant au combat, casque immense et capable, autant que son impénétrable égide, de
couvrir cent villes et des armées entières ? Peut-on nier que cet attribut ne soit
emblématique du pouvoir de la défense bien dirigée ? Qu’est-ce que la chute de Mars,
une fois renversé par elle, et remplissant de son corps l’étendue de sept arpents, si
cette dimension ne figure l’espace d’un champ de bataille jonché de cadavres et de
débris par une défaite sanglante ? Vous expliquerez-vous autrement la retraite
d’Ulysse et de son compagnon, qui cessent tous deux de semer les meurtres dans la
tente de Rhésus, parce que Phébus arrive et les voit,
c’est-à-dire que le jour, qui survient et qui les expose, écarte les ténèbres qui
favorisaient leur expédition nocturne ? Vous invoquerai-je à l’appui de ma doctrine, ô
Xanthe ! ô Simoïs ! fleuves qui gonflez toutes vos vagues pour engloutir le héros qui
s’efforce de vous traverser, et dont l’audace se hasarde dans le confluent de vos eaux
grossies par la foule des morts. Dis-nous, Vulcain ! toi qui dessèches leurs torrents,
et qui laisses éteindre ton courroux à leurs exclamations plaintives, dépouille-toi de
tes formes fabuleuses, et déclare-nous, si tu n’étais pas le feu des bûchers allumés
sur leurs rivages, et vaporisant à grand bruit l’humidité des sables que voulait
gravir Achille ? Quel est ce merveilleux bouclier que lui a remis sa mère, et que tu
lui travaillas si artistement à la demande de Thétis ; votre union pour accomplir
cette œuvre magnifique, ne nous offrirait-elle pas un mystérieux rapport avec les
brasiers de tes forges et la trempe des métaux ? Les trépieds roulant d’eux-mêmes, les
statues marchantes et vivantes qui t’obéissent en esclaves, dis-nous s’ils ne sont pas
les ingénieuses figures des prodiges de la mécanique et de l’industrie ! Celui qui ne
fermera pas les yeux à la clarté de ces allégories, les démêlera partout dans les
moindres détails ; tantôt c’est Apollon qui, pour dérober à la mort un vaincu fugitif,
en revêt la ressemblance, afin d’égarer les pas de son vainqueur trompé par un
simulacre ; tantôt c’est Minerve qui, sous les traits empruntés de Déiphobe, encourage
Hector à lutter contre le fils de Pélée : la première fiction
désigne l’erreur des regards abusés au déclin du jour dans le
désordre d’un combat ; la seconde dépeint cette fausse sécurité qu’inspire au guerrier
l’espoir d’un secours voisin qui lui manque ; de même Pallas, ramassant le javelot
lancé par Achille, et le lui remettant à la main, n’est qu’une peinture de la présence
d’esprit du héros qui, dans le péril qui le presse, ressaisit son arme échappée. Ces
courts et vifs emblèmes ennoblissent les plus petites actions ; mais admirez quelle
élévation ils ajoutent aux grandes fables.
Les Grecs, déjà repoussés derrière les palissades de leur camp, vont voir embraser
leurs vaisseaux ; la sérénité des beaux jours seconde le cours des succès de leurs
vainqueurs, et si le calme des airs et des eaux plus longtemps prolongé, leur
permettait de fuir sur leur flotte, peut-être prendraient-ils ce parti désespéré :
cependant le ciel s’obscurcit, bientôt la mer qui s’enfle et qu’une tempête soulève,
les force à soutenir le choc de leurs ennemis en leur ôtant tout refuge. Méditez la
traduction allégorique de ces simples circonstances. On sait que Jupiter, dans
l’esprit des mythologues n’était souvent autre chose que l’éther, que l’azur du ciel ;
Junon, sa sœur et son épouse, était la nue. L’un est le dieu tranquillement assis sur
le haut du mont Ida, d’où ses regards veillent au sort des deux armées ; l’autre est
la déesse accourant avec le projet de les lui cacher ; la robe et les brillants voiles
dont elle prend soin de se parer pour plaire à son époux et le séduire, ses colliers,
ses franges, et cette ceinture enchanteresse qu’Homère suppose empruntée de la riante
Vénus, sont
autant de radieux emblèmes des reflets de
nacre, d’émeraude, de pourpre et d’or qui éclatent sur les nuées offertes aux clartés
d’un beau ciel. Le génie du poète, qui la suit dans sa course aérienne, imagine une
visite rendue au dieu du Sommeil qui d’ordinaire accompagne l’obscurité. La déesse
gagne les sommets où siègent son immortel époux, et, triomphante, elle déploie devant
lui sa splendeur et ses charmes, l’en environne et l’embrasse en l’enveloppant de ses
pièges tendus ; un amas de nuages impénétrables couvre le lit de fleurs dont l’Ida se
tapisse, et cache aux yeux profanes les mystères de leur hymen. À peine Jupiter
endormi cesse-t-il de voir la terre, et c’est l’emblème du ciel disparu sous les
vapeurs orageuses ; Neptune gronde, s’irrite, arrête la fuite des Grecs, et rejette
l’épouvante sur les victorieux Troyens : c’est la mer en courroux que personnifie le
poète. Le réveil de Jupiter indigné, chassant Junon de sa présence, n’est aussi que la
reparution du ciel, et que la fuite des nuages ; et, pour mieux confirmer la réalité
de ces symboles à qui refuserait de les admettre, je ferai de plus remarquer que la
déesse, dans un autre épisode, garde toujours la figure analogue au rôle qu’elle vient
de jouer : car, lorsque son époux lui rend la liberté d’exercer son influence entre
les partis, elle s’élance impétueusement, elle menace d’abord Apollon rayonnant de lui
arracher les traits qu’il lance, et le contraint à disparaître en remontant dans
l’Olympe ; elle brise ensuite l’arc et les flèches de Diane honteuse, elle flagelle
ses joues, et la réduit à se sauver en pleurs dans le palais de
Jupiter ; double allégorie du passage d’une pluvieuse nue qui ravit
l’aspect du soleil aux Troyens qu’il favorisait, ainsi que la face de la lune qui les
guidait pendant la nuit. En outre observez, à l’honneur d’Homère, comment il
proportionne les traits de ses fictions au rang hiérarchique des puissances. La
moindre altération de l’immensité de l’air enfante de vastes orages ; aussi Jupiter
n’a-t-il qu’à froncer le sourcil pour donner de triples commotions à l’univers, tandis
que, pour lui communiquer une secousse, il faut que Junon s’agite de tout son corps et
de tous ses membres, parce qu’elle ne représente que la confusion des nuages
accumulés. Sans doute il ne vous sera pas échappé que c’est par le concours de ses
divinités absolues, primitivement accréditées, qu’Homère étend l’allégorie, et qu’il
ne la produit que très passagèrement à l’aide des êtres de raison,
moyens secondaires, desquels nos muses dégénérées ont fait leur merveilleux principal.
Homère ne peint ces demi-déités que d’une seule touche, et leurs traits demeurent
ineffaçables ; le premier il traça la Discorde qui se plaît à diviser le monde ;
Nulle part cette figure ne fut surpassée. Que sont ces filles de Jupiter, pleurantes,
ridées par la tristesse, marchant humblement courbées, d’un pas incertain et
chancelant, à la suite de l’altière et folle Injure ? Ce sont les Prières qui viennent en suppliant aux genoux du dieu toujours prêt à les
venger des
hommes impitoyables et superbes, qui les ont
durement repoussées. Où trouver chez les modernes une image plus concise et plus
grande ? Quel autre nous apprit à signaler le Sommeil comme étant le frère de la
Mort ? Quel autre, animant jusqu’au souffle qui attise le feu sacré des funérailles,
eût entendu l’invocation d’Achille appeler les Vents qui soudain accourent du fond de
leurs antres allumer d’eux-mêmes le bûcher solennel de Patrocle ? Ainsi tout est
dessiné, proportionné, coloré, vivant, et doublement figuré dans la merveilleuse
Iliade, et les forces et le temps nous manqueraient plutôt que ce
volumineux tissu d’emblèmes et de fables, si nous prétendions le dérouler entièrement
pour en faire resplendir la transparence. Voilà ce qu’on doit sans cesse approfondir,
et non railler, comme l’osa faire l’auteur de l’historique Henriade,
quand on se sent jaloux de saisir l’essence de l’épopée, et d’en concevoir les beautés
sublimes.
Les transports que sa lecture excite ne permettent plus qu’une raison froide et
stérile en aligne les dimensions, les rétrécisse, et compassé jusqu’au merveilleux qui
l’élève. Ne croyez pas que cette condition, poussée jusqu’au chimérique, excède les bornes de l’épopée sérieuse, et que cette troisième
espèce doive être reléguée dans l’épopée badine de l’Arioste. Non, le plus grave et le
plus sagement hardi des poètes, Homère, élargissant sa carrière avec liberté, se livre
à l’ardeur de son génie en osant superposer encore le chimérique au-delà du divin et
de l’allégorie. On dirait, sitôt qu’il s’emporte, que, trop
resserré dans les régions visibles et dans les dernières limites du réel, son
imagination tend à les outrepasser ; le tumulte des airs, des flots de la mer irritée,
et des continents battus de l’onde, ne lui rendent pas assez le bruit des pas de
Neptune en fureur ; tout à coup il lui semble que, sous ses chocs épouvantables,
l’Enfer s’émeut : Pluton s’élance hors de son trône
Ailleurs il exalte les choses mortelles autant que les immortelles ; il quitte le
possible, il sort du vrai par élan d’imagination, et pourtant au milieu de sa fougue,
prépare et ménage de si loin, et avec tant de supériorité, le fantastique
pur, qu’il finit par le rendre un moment probable, et l’intégrer dans l’ordre
des vraisemblances. Les coursiers d’Achille naquirent d’une race divine ; ils sont
fils des Vents et des Harpies ; doués d’une propre intelligence, fougueux,
indomptables à tout autre qu’à leur divin maître et qu’à son héroïque ami, leur nature
est par elle-même déjà merveilleuse ; on les a vus, au moment qu’est tombé Patrocle,
tristement incliner leur tête et leur crinière, et baisser les yeux en versant les
larmes sur la terre ; plus loin on les a revus pleurant encore, immobiles de douleur,
comme des chevaux sculptés
sur un monument funéraire,
partager le deuil général auprès du corps de leur écuyer regretté. Leur sensibilité
fictivement dépeinte, associe la chimère de leur existence aux merveilles qui
précéderont l’instant suprême où leur maître doit remonter sur son char. Le voici qui,
tout brillant d’armes aussi que ses coursiers fantastiques, saisit les
rênes et les pousse sur la route des batailles dont il s’est longtemps écarté ; ses
chevaux frémissent pour lui, leurs pressentiments les effarouchent ; l’un d’eux enfin
tourne sa noble tête vers son guide, et ce prodige s’accroît aussitôt que sa bouche,
exhalant des paroles, lui prononce l’oracle de sa mort prochaine. Cette voix du divin
coursier lui est soudain ôtée par les Furies, déités effroyables, de qui le ministère
était d’arrêter tous les désordres monstrueux qui subvertissent les lois du monde. Ce
qu’il y a de plus étonnant que cette illusion même, c’est qu’Achille répond à la voix
sans être ébranlé ni surpris du miracle, et que, par ce seul trait, cette scène
rentrant, à l’égard du héros, dans les choses habituelles, imprime la plus fantastique
idée de sa vie surnaturelle, et de son âme imperturbable. N’est-ce pas là le merveilleux chimérique dans toute sa force ? Suspendons notre analyse
à ce dernier point. Après l’examen des trois espèces de merveilleux dont
l’indispensabilité se constate sur un tel nombre de preuves, concluons que
l’infériorité des poèmes modernes tient aux omissions de cette règle fondamentale, ou
de quelques-unes de ses parties. Homère, déjà considéré relativement à six conditions,
se montre irréprochable sous ces premiers aspects, nous le
soumettrons à dix-huit autres qui ne feront que révéler de plus en plus la complète
régularité de ce grand modèle ; et vous augurez d’avance que quelle que soit l’étendue
de notre application des lois épiques à l’Iliade, elle restera toujours
succincte, tant la matière qu’elle fournit aux leçons est inépuisable. J’ignore
comment La Harpe qui professait la haute littérature, passant si vite sur un tel
ouvrage, et resserrant son éloge en quelques pages d’éloquence admirative, a pu nous
laisser cette importante décomposition à faire, et presque avouer sa surprise des
fortes impressions qu’il avait ressenties de ce beau poème qu’il venait de lire
entièrement, dit-il, pour vous en mieux parler. Pour moi, j’estime qu’en le parcourant
tout d’une vue, on éprouve une sorte d’ivresse, un étourdissement de l’éclat et de la
profusion des richesses qu’il étale ; mais je me suis persuadé qu’on n’en peut juger
que superficiellement la profondeur à la première lecture, eût-on un coup d’œil
d’aigle ; et qu’après plusieurs, on n’en saisit pas toute l’excellence, si l’on n’en a
fait un principal objet d’étude classique, et de méditation en tous les temps de sa
vie.
La peinture exacte et variée des formes extérieures que présentent les choses,
constitue la qualité descriptive de la poésie épique ; mais elle n’offre que les
dehors des objets quelle retrace : la peinture des caractères qui
distinguent les personnages en constitue la partie dramatique ; et celle-ci n’est pas
moins utile que celle-là, puisqu’elle découvre les secrets mobiles et le fonds moral
de l’action ; car la première ne s’adresse, pour ainsi dire, qu’aux yeux ; la seconde
à l’intelligence ; l’une rend les contours et les couleurs des corps ; l’autre exprime
les mouvements du cœur et les affections intérieures de l’âme : cette condition ne fut
jamais mieux observée que dans le poème dont nous continuons l’analyse méthodique. Il
me faut ici vous répéter ce que je disais en définissant les principes élémentaires,
quand j’avertissais de ne
pas confondre les portraits que
le talent dessine eu quelques touches, avec les caractères que l’art n’expose
totalement qu’à force de copier la nature : les portraits sont l’ouvrage
de l’esprit ; les caractères sont celui du génie : tel fut notre axiome ; et la
supériorité d’Homère va, je crois, me prêter les exemples qui vous en démontreront la
justesse.
La fable héroïque de l’Iliade étant toute guerrière, il n’a presque
représenté que des guerriers ; néanmoins leurs physionomies sont loin d’être uniformes
ainsi que l’ont pensé les modernes qui n’ont pas su les envisager, et les esprits
futiles qui en ont cru sur parole tous les échos des boutades de Voltaire, juge
inattentif, dénigrant, et capricieux à l’égard des anciens. Ce peintre de mode, en
épopée, n’était capable ni d’apprécier, ni de sentir le peintre de tous les temps,
aussi n’a-t-il fait qu’une mauvaise école en ce genre ; ses décisions erronées sur ce
grand maître m’ont souvent fait comparer notre illustre écrivain au fameux poète
Thamyris, devenu le rival jaloux des Muses qu’il se vantait de surpasser, et puni de
son orgueil par ces immortelles qui le privèrent de la vue. En effet c’est être
aveugle comme lui que de ne pas voir les qualités d’Homère, parmi lesquelles une des
plus frappantes est son habileté suprême à tracer, à colorer, à grouper, et à
différencier les caractères.
Une multitude de héros du même rang, agités d’un même désir de gloire, mus par une
même entreprise, soumis à la même discipline, paraissent, au premier regard, devoir
tous se ressembler ; il n’appartenait qu’au
génie de
discerner les variétés de leur courage, et de les marquer chacun par des traits si
distincts qu’on ne pût jamais les confondre ni les oublier : ce n’est point par les
épithètes qui accompagneront leurs noms, ni-par les attributs qui leur auront été
donnés, qu’ils se feront reconnaître ; car le poète vous dira de la plupart qu’ils
sont égaux aux dieux, ou semblables aux
immortels ; il les appellera les uns et les autres, pasteurs des
peuples, ou remparts des guerriers, sages princes, ou héros magnanimes. Ainsi ce sera moins en vous parlant d’eux qu’en les
faisant parler et agir eux-mêmes, que son art fera ressortir leur divers naturel, et
caractérisera, si j’ose m’exprimer de la sorte, la physionomie de leur âme.
L’Iliade roule sur l’intérêt des Atrides : de ces deux frères, l’un
est l’offensé, l’autre le vengeur : tous deux ont ligué les princes de la Grèce ;
Ménélas par la douleur de son injure ; Agamemnon par fierté pour sa famille et par
ambition.
Le premier, de qui les Grecs embrassent la cause, ne leur donnera ses ordres
qu’avec douceur, leur témoignera sa continuelle reconnaissance de leurs services,
n’usera qu’avec timidité de leur zèle, qui les expose pour sa querelle
particulière ; et, regrettant sans cesse les maux qu’elle leur attire, brûlera de
hasarder son propre sang, en toute occasion, pour épargner le leur : une noble
vaillance, une discrète réserve, une sage modération, et le langage de la tristesse,
distingueront ses qualités morales.
Le second, suprême chef de la ligue, et s’annonçant sous le fastueux titre de roi
des rois, affectera toute la hauteur des prérogatives que ses égaux lui auront
déléguées ;
moins grand encore qu’il ne voudra le
paraître, il respirera les vanités dont les vastes commandements enivrent toujours
la faiblesse humaine : trop fidèle image de la souveraineté sans bornes, il se
montre superbe en ses paroles, insultant dans ses réprimandes, insensible aux
amitiés, prompt à s’irriter, lent à oublier l’offense, vindicatif et aveugle dans
ses ressentiments et dans son amour effréné de la puissance. Son courage égale celui
des héros qui le secondent, mais n’a pas leur impétuosité brillante : s’il se ménage
dans le péril, il ne l’évite pas, et sa prudence n’a rien de la crainte ; on sent
qu’il est plus soigneux de conserver la durée de son pouvoir que celle de sa vie ;
et l’on est sans cesse tenté de lui répéter avec Racine, en le voyant faire
impitoyablement immoler tant de victimes à Jupiter, et tant d’hommes à l’honneur
blessé de sa maison :
Cette ambitieuse politique, cette humeur présomptueuse, vices inhérents à la
grandeur dépeinte dans Agamemnon, témoignent combien Homère connaissait la nature ;
puisqu’il ne représente un monarque absolu que sous ces dehors si funestes aux
peuples. Cependant leur triste effet pourrait imprimer une ombre d’injustice à
l’objet de l’expédition qu’il commande et que le poète a dessein d’illustrer, si
l’on n’était assuré de la bonté de la cause des Grecs par la présence de Nestor, qui
domine sur la majesté du
rang par la majesté de l’âge, de
l’expérience, et de la sagesse.
Héros vénérable, une longue habitude des dangers auxquels il échappa
victorieusement tant de fois, et des assemblées où il présida dès longtemps, le rend
également propre aux combats et aux conseils ; la persuasion s’écoule de ses lèvres
en paroles aussi douces que le miel ; ce que son élocution facile paraît avoir de
trop verbeux, caractérise partout sa vieillesse entraînée par l’abondance de ses
souvenirs. Il a vu des temps qu’il croit meilleurs, des hommes qui valaient mieux
que ceux du présent, des exploits plus fameux que ceux des guerriers qui
l’environnent des malheurs, des périls plus grands ; aussi rien ne le décourage,
rien ne l’abat, rien ne l’étonne ; et, toujours prête à éclairer les autres, sa
mémoire, féconde en récits et en leçons, est comme la lumière vivante de l’armée ;
il sait conserver son empire sur tous, en gardant à chacun ses droits de préséances,
et en limitant leurs justes prétentions par la douceur ou par la fermeté. Lui seul
osera dire au bouillant Achille qu’il doit respecter Agamemnon, parce qu’il gouverne
des états plus étendus que les siens, et dire au fier Agamemnon qu’il doit ménager
Achille, parce qu’il est le plus valeureux des Grecs et leur plus solide appui.
Entre les hommes dont il aime à s’accompagner, celui qu’il préfère est Ulysse,
ingénieux en toutes les ruses de guerre, habile destructeur des villes, prudent
jusqu’à la dissimulation, homme en qui le courage, non moins constant que réfléchi,
semble n’être qu’une faculté secondaire, qu’un instrument de son active industrie
qui se plaît surtout
à triompher dans les traverses
difficiles et dans les embuscades ; sa valeur, bien que redoutable, est moins
irrésistible que la force et les grâces de son éloquence. Dans le choc des armes on
le compte au second rang des braves, mais il est le premier dans le conseil ; c’est
à lui qu’il appartient de gourmander l’insolence de Thersite, ridicule orateur de la
plèbe et des camps, éternel épilogueur de la conduite des chefs les plus sages, les
injuriant d’une voix aiguë, toujours s’attaquant aux rois, aux grands, et présentant
le risible contraste de la loquacité mutine, insensée et turbulente à côté de
l’éloquente raison du fils de Laërte. En ce dernier, les dons de l’esprit sont
suivis de l’orgueil chatouilleux qu’ils inspirent ; avec quelle finesse le naturel
Homère sait peindre ce défaut d’où naît son irascibilité soudaine aux moindres
atteintes ! Agamemnon courroucé parcourt les rangs et exhorte les principaux chefs à
reprendre les armes ; il rencontre Ulysse qui ne sait pas encore que le signal du
combat ait été donné ; il lui reproche sa lenteur, et l’accuse d’être plus enclin à
délibérer qu’à combattre : Ulysse lui répond avec l’amère indignation de la fierté
qu’on outrage. Atride passe, et trouvant Diomède dans la même inaction, le traite
avec la même injurieuse sévérité, mais celui-ci se tait ; et, songeant que toute la
responsabilité des événements pèsent sur ce monarque, il excuse son injuste
véhémence, et sa valeur, au-dessus du soupçon, ne veut l’en faire repentir qu’en
courant à de soudains exploits.
Ce fils de l’invincible Tydée, tout enflammé d’un héroïque sang qui bout dans ses
veines, brille de l’éclat
dont le couvre un impétueux
courage, secondé par la force et la jeunesse ; sa noble ardeur, qui sait envisager
les périls, les mesurer, et les affronter sans pâlir, sait aussi bien s’arrêter
généreusement devant l’ancien ami qu’il rencontre dans la mêlée, au rang de ses
adversaires. Détournant ses armes par le souvenir de l’hospitalité sainte, il nous
révèle, en un moment, que son cœur n’est pas moins pieux et sensible qu’incapable
d’épouvante. Ses coups savent choisir la route honorable de la victoire ; la fureur
du carnage ne l’enivre point ; il s’élance en aigle à travers les hasards ; et son
âme belliqueuse domine les mouvements les plus terribles des batailles. Vainqueur du
dieu Mars lui-même, il n’est le second des héros qu’à l’heure où reparaît
Achille.
Comment le pinceau qui caractérisa ce modèle de vaillance a-t-il pu dessiner les
deux Ajax sans retomber dans les mêmes traits ? en peignant l’un magnanime, et les
deux autres téméraires ; encore l’inégalité de vigueur et d’audace
distinguera-t-elle les deux frères entre eux : l’Ajax, indomptable fils de Télamon,
enhardi par la force du corps, se montre impitoyable et farouche ; l’emportement
brutal de ses sens ajoute à la férocité de son naturel ; il signale bien moins
l’amour de la gloire que la frénésie des batailles ; il s’aveugle en face de là mort
que ses robustes bras rejettent sur tout ce qui l’approche ; il ne frémit que de la
retraite et des ténèbres où Jupiter, qu’il brave, peut ensevelir les éclatants
efforts de sa rage guerrière.
Que rapporterons-nous de Teucer, si remarquable par une valeur mêlée d’une juste
prudence ? d’Idoménée, de qui les
ans ont ralenti les
démarches sans affaiblir l’élan de son courage ? de Patrocle, dont le lustre
héroïque est comme un rayonnement de la splendeur de son invincible ami ?
Il renverse dans l’autre armée le généreux Sarpédon, impossible à confondre encore
avec son célèbre frère dont il parut quelquefois le digne émule. Ne croirait-on pas
que le poète ait épuisé jusqu’à ses dernières nuances en ces groupes belliqueux ?
Non, l’abondance en est intarissable ; il répand des couleurs aussi fortes, et
peut-être plus riches sur son adorable Hector.
Le ton pur, la touche mâle et gracieuse de ce beau caractère en font le modèle
parfait des guerriers saintement armés pour leurs dieux, pour leurs foyers, pour
leur pays, et pour leurs familles ; mélange inexprimable de tendresse, de
patriotisme, de courage et de vertus domestiques. Il allie la piété filiale et
fraternelle, l’amour conjugal, et la paternité sensible au dévouement absolu d’une
vie consacré à la défense de tous les liens les plus chers, auxquels il s’arrache,
en s’offrant chaque jour à la mort. Il poursuit les assiégeants, la flamme à la
main, dans le sein de leurs camps et jusque sur leurs vaisseaux ; et lorsqu’il a
fait fuir les plus redoutables, s’il fuit, abandonné seul devant l’insurmontable
Achille entouré de son armée, cette fuite ne saurait avilir son héroïsme trop
signalé ; elle devient la frappante image de la terreur qui peut saisir la bravoure
lasse et désespérée après mille victoires superflues ; et cette épouvante grandit la
stature idéale du demi-dieu qui la fait naître. La foule des guerriers
d’Homère, on les admire ; mais son Hector, plus admirable, on le
pleure. Son courage ne ressemble pas à celui de Pandarus qui lance une flèche
perfide à Ménélas, pour rallumer le feu de la discorde prêt à s’éteindre, ni au
courage d’Énée, qui mesure les devoirs de sa vaillance généreuse à la défaveur que
les parents d’Hector lui font essuyer dans leur cour, sans le refroidir pour leur
salut ; autre délicate nuance de cet inimitable tableau, où tous les degrés de la
vertu guerrière se caractérisent depuis le fils de Pélée, qui en est la suprême
hauteur, jusqu’à la dégradation de Pâris.
La mollesse de celui-ci ne mérite le nom de lâcheté qu’en comparaison avec tant
d’hommes audacieux dont il ne peut soutenir le parallèle. Piqué des remontrances de
son frère, il ne refuse point de courir au champ de bataille pour l’acquit de son
honneur ; il s’y soutient avec noblesse ; son semblable passerait encore pour assez
brave, non dans nos camps, mais dans nos villes ; et si la jactance, exaltée en lui
par le luxe éblouissant des armes dont il se pare, relevait une beauté pareille en
quelque galant cavalier, sa fougue bondissante et légère ne paraîtrait pas
méprisable à nos modernes Hélènes.
Celle qu’adorait le beau Troyen, infidèle épouse d’un héros grec, et conséquemment
non moins experte à juger le vrai courage que les femmes des guerriers français,
accuse son amant des goûts efféminés que lui inspira la volupté dans ses bras. À la
nouvelle du défi que lui adresse Ménélas, et aux approches du duel entre eux
provoqué, cette beauté se sent elle-même assez courageuse, en essuyant les pleurs
que
lui a coûtés sa faute, pour accueillir agréablement
l’idée d’un retour à son premier époux et aux douceurs du nœud marital qu’alors sa
versatilité regrette ; tant les belles sont douées d’une secrète hardiesse à braver
les changements d’état, et à réparer généreusement leurs torts par de tendres
raccommodements ! Ce vague et passager mouvement d’hésitation féminine entre deux
objets trahis à la fois dans la pensée, est, selon moi, l’un des traits les plus
finis du caractère d’un sexe charmant et volage. Il ne pouvait t’échapper, Homère,
tu saisis le vrai si naïvement ! À cette inconstance, tu sais unir encore la timide
séduction qui penche son âme vers le noble Hector, dont les égards la remplissent
d’une pudeur rougissante, et dont la vertu, qui la tient en respect, ébranle à son
insu l’amour qu’elle promit à son coupable frère. Tu révèles jusqu’aux plus intimes
secrets de ses affections mobiles et partagées. Tu la suis sur les tours d’Ilion,
sur les créneaux de la citadelle, où l’entraînent ses émotions, sa curiosité, et cet
empressement bien caractéristique de sa coquetterie et de son inquiétude ; tu la
suis dans tous les lieux où la transporte sans cesse le besoin de se déplacer, de
distraire son tourment, de briller publiquement aux yeux éblouis, de les interroger
sur ses appas, sur sa honte, et même de défier les jugements dont triomphe sa
beauté. Laissons apprécier la vérité de cette situation agitée à nos actives
Aspasies, dégénérées de l’esprit et de l’élégance attique.
Elles jugeront moins bien que les femmes délicates et vertueuses du recueillement
sédentaire d’Andromaque : craintive, au fond
de sa
chambre nuptiale, à peine ose-t-elle en sortir, et traverser sa ville dont les
malheurs l’affligent ; ses mains brodent les vêtements guerriers du héros son mari,
dont elle invoque le retour, en soupirant au milieu de ses compagnes. Le seul bruit
de son retour la tire de la retraite où ses soins lui préparaient un bain
réparateur. Elle passe, voilée, jusqu’aux portes Scées que va franchir son Hector,
et sa marche hâtive est suivie de son enfant porté par une fidèle nourrice. Voilà
sous quel appareil son époux la rencontre ; les grâces de sa maternité font sa seule
parure. Le poète ne néglige pas de caractériser l’enfance dans l’effroi d’Astyanax,
à la vue du panache flottant sur la tête de son père, qui ôte son casque pour
l’embrasser. Le noble couple rassure la peur de l’enfant par
un
sourire mouillé de larmes
; expression sublime de la tendresse
alarmée qui dicte à ces deux époux des adieux dont le touchant souvenir est
immortel. La maternité, mêlée à l’amour conjugal dans le cœur de la jeune
Andromaque, n’est pas moins bien dépeinte sous les traits qui lui sont propres dans
l’âge avancé de la féconde Hécube. Le pathétique de ce personnage n’est surpassé que
par les effets profonds du caractère de l’auguste Priam.
Père et véritable roi tout ensemble, il se montre en effet doublement paternel ; il
souffre dans tout ce qui tient à lui ; ses entrailles s’émeuvent à la fois pour ses
fils et pour ses sujets, pour ses brus, pour leur nombreuse race, et pour sa vaste
cité. Ses pas, ses discours, ses anxiétés, sa diligence, son attachement aux uns,
son indulgente faveur pour les autres, ses
faiblesses
même envers Pâris, et sa brusque inégalité dans sa cour, après la perte d’Hector,
dernier soutien le plus précieux, il n’est rien qui ne manifeste la bonté du cœur de
ce monarque. Une première démarche la signale ; il mène son fils adultère jurer un
traité de paix solennelle que doit sceller son combat singulier avec Ménélas ; et,
demandant aux Grecs rassemblés de ne pas rester témoin du péril de son fils,
spectacle qu’il ne pourrait soutenir, il se retire après le sacrifice. Combien, s’il
n’ose assister à une lutte dont l’issue est douteuse, éprouvera-t-il d’affliction en
allant lui-même chercher le corps d’un autre fils qu’il chérissait davantage, et en
touchant, pour l’obtenir, les mains sanglantes du destructeur de toute sa race !
Tels sont les puissants mobiles de tant de caractères humains et invariables, si
distinctement tracés par ce poète que le faible chantre de Henry décréditait en
l’accusant de n’avoir peint que des héros grossiers, des dieux grossiers, et des sentiments analogues à leurs temps
barbares ; et au mérite duquel il n’accorde que d’avoir jeté quelques
semences de philosophie et quelque idée du destin parmi des rêveries et des
inconséquences
3. Si
Voltaire, qui, n’ayant plus à vaincre ses contemporains, tourna sa jalousie contre
l’antiquité qu’il crut effacer, avait respecté ses propres suffrages et le tribunal
de l’avenir, il n’eût pas poussé la vanité jusqu’à vouloir déprimer le chef-d’œuvre
dont la prépondérance l’écrase. S’il eût bien compris
l’ancien système allégorique, il n’eût pas trouvé les dieux d’Homère grossiers
comme ses héros ; il ne lui eût pas semblé bizarre qu’au moment où Jupiter renonce à
prolonger la vie d’Hector, Apollon, qu’il ridiculise sous le sobriquet de son génie gardien, abandonnât ce héros prêt à périr ; car il eût
pensé que ce dieu ne figurait autre chose que la lumière du jour enlevée au guerrier
par la mort. De même, lorsque Achille en courroux tire à demi son épée contre
Agamemnon, la déesse, qui lui saisit les cheveux et qui retient sa main, n’est que
l’image de ce rayon subit de prudence qui réprime en lui l’emportement de la colère.
Mais nous avons déduit ces ressources du merveilleux ; disons seulement qu’Homère,
si habile à différencier les caractères humains, n’exerce pas un art moins exquis à
varier ceux de ses divinités, conformément à leurs attributions religieuses, aux
allégories naturelles, et aux traditions chimériques. Je m’épargne le soin superflu
de vous exposer le dénombrement de ces divins acteurs qui ne se démentent pas plus
que ses acteurs réels dans les scènes multipliées de sa fable. N’ai-je pas omis plus
d’objets que je n’en ai cités ? Est-il possible d’énumérer cette quantité de
personnages marqués par mille nuances toutes diverses, et qui prouvent que leur
auteur avait tout vu, tout entendu, tout dessiné ? Copions-le comme a fait Virgile :
si nous ne pouvons surprendre la nature, nous serons encore à côté d’elle.
On me demandera pourquoi je n’ai pas encore défini dans ce grand tableau le caractère
qui s’en
détache si éminemment en relief sur le premier
plan des figures principales, celui du merveilleux Achille. C’est que l’analyse de ses
qualités rentre dans la huitième condition épique, et qu’il me faut à son égard vous
parler des passions dont l’Iliade entière est
animée. Une chaleur d’enthousiasme qui la remplit d’un bout à l’autre semble comme un
feu sacré qui l’enflamme. Le poète, entraîné par les passions qu’il décrit, et qui
dans mille endroits le passionnent lui-même, n’a pas l’air d’avoir le temps de
narrer ; elles l’interrompent sans cesse, elles-mêmes prennent la parole,
s’interpellent, se répondent, et se signalent par les expressions du courroux, de la
crainte, de l’espoir, de la menace, de l’ironie, et de la douleur. Les dieux, les
guerriers, qu’elles précipitent les uns contre les autres, se provoquent et se
heurtent avec l’impétuosité des éléments déchaînés. Elles agitent avec une égale
fureur et la terre, et la mer, et le ciel, et se combattent jusque dans les plus
hautes régions de l’Olympe, et jusqu’au fond des enfers. Dès le premier chant, ce sont
elles qui ouvrent la scène ; elles suscitent la discorde entre l’orgueil d’Atride et
la véhémence d’Achille. Bientôt leur souffle embrase le sein de Diomède et des
violents Ajax, qui, transportés par l’infatigable ardeur de la gloire et par la furie
du carnage, traversent les champs du Scamandre, pareils à des tempêtes. D’un autre
côté, le brûlant amour de la patrie, passion courageuse et invétérée dans l’âme
d’Hector, étincelle en ses regards plus terribles que ceux de Méduse, éclate dans ses
clameurs belliqueuses, le plonge à travers
des flots de
sang et de poussière, et fait briller en ses mains les torches qui vont incendier les
tentes et les flottes ennemies.
Cependant une passion plus fatale et plus profonde que toutes ces passions dont la
fougue milite ensemble, c’est celle qui enchaîne à son repos l’obstination de
l’implacable Achille, spectateur oisif des désastres qu’il cause par le seul refus
de son bras. Quelle conception qu’une telle immobilité soit le ressort passionné de
toutes les forces agissantes ! Là, le résultat donné par l’originalité du plus
entier caractère atteste l’inspiration d’un génie incomparable. Admirez la savante
combinaison de l’inventeur. L’absence du héros durant les deux tiers de la fable l’y
maintient toujours présent, par les effets des malheurs que produit la passion qui
l’écarte de l’armée ; et en l’isolant, elle le place au-dessus de tous ses rivaux de
gloire. Mais quelle est cette passion qui le captive et l’éloigne ? la colère ; et
la sienne est d’autant plus aveugle et vindicative, qu’elle naît de la plus
irascible fierté.
Nous avons remarqué qu’Homère imprime des généralités étendues à ses principales
physionomies ; c’est ainsi qu’il figure dans le vieux Priam la paternité royale,
dans Agamemnon l’impérieuse souveraineté. Quelle image collective a-t-il concentrée
dans Achille ? l’humeur orgueilleuse et indomptable d’une armée. Blessé dans son fier honneur, dépouillé du prix de ses
exploits, brûlant d’exterminer le chef qui le lui arrache, et furieux de ne pouvoir
rompre le joug forcé de la discipline, il se venge par le besoin éprouvé qu’on a de
sa valeur, et jure qu’il la
tiendra plutôt oisive que de
s’armer pour un prince altier qui l’outrage. Ses compagnons d’armes périront ; son
implacable ressentiment entendra leurs cris sans pitié, sourira même à leur défaite
sanglante. Il n’est pour lui plus de devoir, plus d’intérêt commun, plus de gloire
du pays, depuis que la sienne fut humiliée. Achille, irrité par une offense
personnelle qui l’endurcit aux maux de tous, laisse égorger ses compatriotes pour
contenter les vœux de sa muette colère. Tel est l’homme que regardait Alexandre comme le type de l’héroïsme des guerriers :
faites-lui subir un parallèle avec Brutus l’Ancien condamnant ses
propres enfants à la mort pour défendre les lois de la patrie, avec le dictateur Camille immolant le souvenir de sa propre injure au salut de sa
cité natale, avec le magnanime Caton se sacrifiant soi-même à la
mémoire de la liberté publique ; tels sont les autres hommes que l’histoire nous
offre en modèles de l’héroïsme des législateurs. Comparez, et vous
évaluerez la frénétique passion d’Achille à son juste prix.
Homère ne voulut pas la rendre contagieuse, puisqu’en la peignant telle qu’il l’a
pu voir dans les camps, son art ne la donne pas en exemple, mais en leçon
ineffaçable contre l’ivresse de l’orgueil militaire. Il vous montre ce superbe comme
un prodige de tous les extrêmes ; la supériorité de sa muse pouvait seule embellir
ce monstre d’égoïsme glorieux et d’inflexibilité sanguinaire. Que de soins ne
prend-il pas pour adoucir la dureté des traits de son âme farouche et morose, par
l’image de sa beauté, de sa jeunesse
ornée d’une blonde
chevelure, de son agile vigueur, des talents qu’il reçut de Chiron, de son goût à
toucher la lyre, et de cette empreinte de sombre mélancolie qui, sans cesse,
présente à sa vaillance l’aspect d’une mort inévitable et prochaine ;
car le poète s’est bien gardé de le jamais dire invulnérable, il atteste le
contraire par la voix d’Agénor et des autres ennemis qui méditent son trépas,
certain de rehausser par là l’opinion qu’on prend de son courage ; il prononce à ce
dessein la liberté qu’il a du choix de vivre ou de mourir, ainsi que l’expriment les
vers de notre docte tragique :
Ce n’est pas tout : Homère tire de ses vices même les nobles qualités qui
l’honorent. La fougue du bouillant Achille ne souffre en lui ni contrainte ni
détours ; trop incapable d’effroi pour n’être pas sincère, sa propre bouche déclare
que l’homme qui ment et déguise la vérité dans ses paroles, lui est
plus odieux que les portes de l’enfer. Triste et solitaire en sa tente, il a
cédé sa belle Briséis sans répandre une larme de
regret ;
ce n’est pas l’amour qui le peut charmer, c’est le désir d’une impérissable
mémoire ; il ne pleure que son affront ; il lui tarde que le sang des Grecs lui paie
les larmes de sa rage. Cette passion altière, qui désarme ses mains, le ferait
croire insensible à toutes les affections humaines ; mais son excès est balancé dans
son cœur par une autre passion qui ne s’éteindra qu’avec sa vie ; l’amitié, la
tendre amitié, sentiment pur et sublime, participe en son être à tous les transports
de sa violence naturelle. À peine va-t-on lui annoncer la perte de son ami, que dans
sa douleur effrénée, plus implacable encore qu’en son ressentiment, il oubliera
l’offense des Atrides, ne voudra plus que venger la chère moitié de lui-même ; et
rugissant dans les combats, et déchirant mille victimes, fera tout tomber sous les
coups portés par la passion de son désespoir. La féroce indépendance de cet Achille,
qui n’a d’autre arbitre que soi dans ses querelles, qui n’agit que par sa propre
impulsion, qui ne fait rien que pour lui-même, l’emporte, après sa victoire sur
Hector, à s’affranchir envers son cadavre de tous les liens des bienséances, de
toutes les lois de l’humanité. On en frémirait d’horreur, si le nom de son cher
Patrocle, qu’il croit ne pouvoir assez venger, ne se mêlait à ses actes de
barbarie ; et c’est cette fureur passionnée qui rend son caractère souverainement
épique ; inexorable au milieu des partis dont les succès où les revers dépendent de
son repos ou de son action, il a l’air d’être le dieu du destin des armées.
À la seule volonté de ce héros
s’attache
l’intérêt, ou pour mieux m’expliquer, le nœud central de l’épopée
entière. La force de cette condition ne fut nulle part plus sensible qu’en ce poème où
l’unité d’action, jointe à l’unité de héros principal, ne comporte qu’un nœud unique.
Achille s’est retiré des batailles ; Jupiter a promis que sa querelle serait vengée ;
les Grecs périssent vaincus par les Troyens ; et l’orgueil d’Agamemnon, trop aveuglé
par sa confiance en ses titres, est humilié jusqu’à solliciter d’Achille l’oubli de
son offense, au prix d’immenses richesses et de l’offre d’une quantité de belles
esclaves, en compensation de l’enlèvement de sa Briséis, qu’il lui rend encore avec
elles. La déplorable situation du camp, le choix des plus nobles chefs députés vers le
héros pour le fléchir, leur incertitude de pouvoir surmonter ses déterminations
absolues, tout coïncide au véhément intérêt d’une ambassade de laquelle dépend la fin
d’un danger imminent. Cet admirable nœud se forme et se resserre par les ressorts les
plus puissants de l’éloquence ; trois discours consécutifs, suivis de trois répliques
d’Achille, rassemblent, en cet endroit, le complément des beautés oratoires ; tout ce
que peuvent produire les genres démonstratif, délibératif, narratif, modéré, sublime,
et passionné, s’y trouve réuni. Si nous ne nous étions fait la loi de ne recourir en
ce sommaire à aucun témoignage d’autrui, et de n’appuyer nos motifs d’admiration que
de nos propres sentiments, nous ferions intervenir l’autorité de Démosthène et de
Quintilien en faveur de ces harangues, qui leur parurent des modèles pour les
orateurs. L’empreinte des humeurs
diverses des personnages
se grave en chacun avec une étonnante variété. Ulysse expose le sujet en un exorde
plein de clarté, d’adresse, et d’insinuation ; il ne néglige, dans le cours du
discours, aucun moyen de persuader, d’entraîner, et de convaincre : avec quel art il
atténue les torts de l’offenseur, tandis qu’il exalte les vertus généreuses de
l’offensé, et qu’il l’adoucit en le flattant ! ce n’est qu’après l’avoir attaqué par
toutes les raisons, et séduit par les plus riches présents, qu’il s’adresse à son cœur
dans une péroraison fondée sur la peinture du malheur des Grecs et des triomphes
d’Hector, dont il ne parle qu’afin de piquer la jalousie d’Achille, intéressée à le
repousser. Celui-ci plus obstiné dans sa colère qu’Ulysse n’est éloquent, puise les
arguments de sa vive réfutation dans le souvenir de l’injustice et dans l’équité de
son ressentiment ; sa passion semble raisonner plus profondément que la raison même :
que de grâce, mêlée a la force de ses paroles ! Je n’en citerai que quelques-unes,
tirées de la traduction nouvellement publiée par M. Dugas-Montbel, traduction
remarquable en notre langue par une rare élégance, qui me paraît n’avoir rien coûté à
la fidélité du texte grec : si je choisis cette dernière, écrite dans le vrai goût des
anciens, c’est qu’elle nous fournit le plus récent hommage à la gloire de notre plus
antique modèle.
« Un sort semblable (dit Achille) attend le guerrier qui fuit les périls, et le
guerrier qui les affronte ; le lâche et le vaillant jouissent des mêmes honneurs ;
le soldat oisif et le héros fameux par mille exploits meurent également. Je n’ai
recueilli aucun fruit de tous les maux
que j’ai
soufferts, moi qui, toujours, exposai ma vie pour vous défendre. Comme l’oiseau
apporte à sa couvée, encore sans plumes, une nourriture ravie parmi les dangers ;
ainsi j’ai passé de longues nuits sans sommeil ; ainsi mes jours se sont écoulés au
milieu du carnage, combattant de vaillants ennemis, pour les femmes des
Atrides. »
Il énumère ses longs services ; il rappelle qu’une humiliation en devint le salaire :
son noble désintéressement se caractérise par le refus de tous les présents
d’Agamemnon, qu’il désigne, sans le nommer, réticence naturelle à la haine : son nom
odieux l’irriterait encore ; il méprise fièrement et ses dons et lui. Son dédain lui
laisse Briséis ; il rougirait même d’accepter l’une de ses filles en mariage, dût-elle
lui apporter en dot les trésors de vingt royaumes. Notons cette-circonstance, qui nous
atteste que la fable de l’hymen et du sacrifice d’Iphigénie fut une invention
postérieure à l’Iliade. Enfin, après la récapitulation de ses griefs,
sa passion lui suggère toutes les formes animées de la plus orgueilleuse ironie, et
termine en déclarant son projet de quitter l’armée et de repasser les mers dès le
lendemain. À la vigueur de ces discours succède le grand pathétique de celui du sage
Phénix ; c’est là qu’une prosopopée fameuse personnifie les prières suppliantes. Une
courte narration, amenée en incidence, revient au fonds du sujet auquel s’applique un
puissant exemple du repentir qui suit les excès de la colère. Ce récit de Phénix,
comparable à ceux de Nestor, n’est pas, comme l’ont pensé les critiques, une
superfétation, mais une beauté
très louable ; car outre
l’avantage de servir à marquer les traits de la vieillesse dans ces héros, il ajoute à
l’étendue de la conception générale. Ces continuels ressouvenirs des hommes qui
vécurent contemporains des Centaures, de Pirithoüs, et de Bellérophon, rattachent dans
tout l’ouvrage la mémoire des fastes de la génération la plus reculée à celle que vous
rend présente et vivante la grandeur des tableaux de l’Iliade, qui vous
fait assister ainsi, par l’intervention des vieillards, au spectacle de plusieurs âges
écoulés devant ces chefs de races. Vous n’apprenez les détails de l’enfance d’Achille
et les avis paternels de Pélée, que par les redites inspirées à la tendresse de son
vieux gouverneur. Achille, sans s’amollir encore, renonce pourtant à fixer le jour de
son départ, mais il promet de ne jamais changer de résolution à l’égard des Atrides :
alors Ajax interpelle ses compagnons, et par un tour indirect il leur dépeint la
dureté de l’homme qui méconnaît les droits de la patrie, de la commisération, et de
l’amitié ; puis, attaquant l’impitoyable héros par la vivacité de l’apostrophe, il le
confond en lui reprochant son ingrate et farouche insensibilité. Achille, cette fois,
ne répond plus qu’il partira, ne jure plus de ne point combattre ; cependant, par une
gradation progressive des effets que produit l’éloquence sur les cœurs les plus
inflexibles, il se relâche en ce point qu’il entrevoit la nécessité de reprendre le
glaive, si l’audacieux Hector vient menacer sa tente ou ses vaisseaux ; mais il
persiste dans son refus irrévocable envers Agamemnon, qu’il abandonne à ses périls
ainsi que toute l’armée.
Considérez ici plusieurs choses :
l’éloquence d’Ulysse est celle de l’art, et ses subtiles finesses échouent contre
l’énergie du naturel : l’éloquence de Phénix est celle du sentiment, elle attendrit,
et balance les résolutions, sans les changer : l’éloquence d’Ajax est l’expression
d’un mâle courage et de la vérité ; elle déconcerte l’obstination qu’elle ne peut
vaincre. Je ne crois pas qu’on ait jamais plus savamment représenté la lutte de
l’éloquence contre une volonté inébranlable, et les degrés insensibles des variations
d’un cœur superbe. Ce seul morceau nous prouve qu’Homère n’ignorait ni les secrets de
l’esprit, ni les mystères de l’âme ; il consacra tout un chant à ce magnifique nœud de
l’épopée, tant il en reconnut l’importance. Les ambassadeurs vont rapporter la fatale
réponse d’Achille au camp des Grecs ; et le refus du secours de ce héros prolonge les
vicissitudes du sort de tous les acteurs de la fable. Les nœuds partiels et
secondaires de tous ses chants sont aussi bien tissus et proportionnés aux actions qui
concourent à l’action principale. Je ne ferais, en les décomposant l’un après l’autre,
que multiplier mes éloges du plus docte des poètes. Observons seulement que de chacun
de ces nœuds dérive une surprenante péripétie.
Traitons cette dixième condition comme nous avons traité la précédente : Homère nous
conduirait trop loin si nous prétendions le suivre pas à pas ; et quelque détaillé que
pût être notre des péripéties marquantes qui jettent tant de charme en son
ouvrage, et qui sont la source de tant d’émotions imprévues dont il pénètre ses
lecteurs, nous n’aurions
pas le loisir de les étudier
toutes ; ainsi bornons-nous aux fondamentales. Ce qu’on entend par une péripétie est
un changement soudain par lequel la fortune des personnages passe du mal au bien, ou
du bonheur à l’adversité. La plus forte de ces révolutions est causée par la mort de
Patrocle à l’égard des Grecs, et par la reparution d’Achille dans leur camp, à l’égard
des Troyens. Ce héros, de qui tout dépend dans l’Iliade, dont le sujet
roule sur sa seule passion, ce cœur outré de ressentiment, ce lion que rien ne saurait
fléchir, était plein de tendresse pour un ami que le fer d’Hector victorieux vient de
lui ravir. Aussitôt l’excès du désespoir surmonte l’excès de son orgueil ; le désir de
venger Patrocle étouffe le projet de sa vengeance personnelle ; il fera volontairement
pour les mânes du compagnon qu’il pleure ce que ni les supplications d’Ulysse et de
Phénix, ni les remontrances d’Ajax, ni l’abaissement d’Agamemnon, ni le spectacle des
plaies de l’armée, ne put obtenir de sa fierté ; lui-même demandera de nouvelles armes
à sa mère immortelle, lui-même ira sans peine au-devant des Atrides qu’il haïssait, et
abjurera ses ressentiments. Sa fureur immolée sera son premier sacrifice à l’ombre de
son cher Patrocle, en attendant les nombreuses victimes qu’il lui tarde d’égorger sur
sa tombe ; les Grecs l’ont revu, l’ont entendu, et leur abattement a déjà cessé :
cependant Achille, privé de son armure, est contraint d’attendre celle que la déesse
Thétis lui doit apporter de chez Vulcain ; l’horreur du carnage continue : Hector,
excité par l’emportement des succès, franchit les
fossés et
les enceintes du camp de ses ennemis ; il sème la mort, le ravage, autour de leurs
pavillons, et le feu sur leurs navires. Les vaisseaux voisins d’Achille vont en être
atteints : tout à coup ce héros, qu’on croyait absent, s’élance au bord des
palissades, et se montrant, quoique désarmé, du haut d’un tertre élevé, frappe les
yeux surpris des vainqueurs : un formidable cri qu’il pousse trois fois, arrête et
fait reculer les premiers rangs : leur désordre les rejette sur ceux qui les suivent :
leurs chevaux épouvantés brisent les chars, renversent leurs guides, et accroissent la
terreur et le tumulte qui se communique jusques aux derniers combattants : le nom
d’Achille reparu se répète avec effroi parmi la foule des soldats qui se précipitent
en arrière, et s’écrasent en fuyant : mouvement terrible, effet vraisemblable d’une
épouvante qui saisit quelquefois les troupes les plus courageuses, et par laquelle
Homère couvre son héros d’un éclat d’autant plus merveilleux, qu’en le ramenant pour
la première fois sur la scène, il le fait triompher d’une armée entière par sa seule
vue et par les seuls accents de sa voix : tous les héros, pour vaincre ont eu besoin
de lutter : pour Achille, il lui suffit de paraître. Quelle différence s’établit
aussitôt entre eux et lui, dès qu’il se montre ! ce sont là des inventions
supérieures. Nul changement de sort n’est plus rapide, plus magique et plus probable ;
d’ailleurs cette grande péripétie est d’autant plus belle, qu’elle est simple dans sa
cause ; il ne faut, pour la trouver vraie, que réfléchir au pouvoir des traits d’un
homme redouté, sur les imaginations longtemps
prévenues de
sa grandeur. La suite de cette apparition foudroyante occasionne le renversement des
espérances d’Ilion et des prospérités d’Hector, de qui la chute opère la révolution la
plus générale en un long enchaînement de revers, qui se graduent successivement de
péripéties en péripéties toujours plus vives, plus fortes et plus entraînantes. De là
découlent ces lamentations d’Andromaque, de Priam et d’Hécube, ces sublimités du
pathétique à peine égalées par les Sophocles et les Euripides.
Ici, messieurs, la marche de notre méthode nous conduit au sublime, dont nous avons distingué la condition de celle du merveilleux, que les
rhéteurs n’avaient pas encore assez séparées. Sans doute, il nous était aisé d’établir
leur différence en nos éléments, d’expliquer que le merveilleux résulte du surnaturel,
de l’incompréhensible, de l’absurde même, admis de confiance sur les témoignages
religieux ou traditionnels, et que le sublime toujours accessible à la raison humaine,
est le plus haut point de la grandeur naturelle, soit de l’âme, soit de l’esprit, soit
des sentiments : mais comment vous développer suffisamment ce sublime dans un poète
qui en offre toutes les élévations et toutes les diversités ? Le sublime de conception
apparaît dans le simple et vaste plan de l’Iliade ; le sublime de
l’intelligence dans les attributs, l’idéalité et les discours de ses dieux ; le
sublime des expressions passionnées dans ses héros et dans les infortunes de leurs
victimes ; enfin le sublime de la naïveté dans ses dialogues vrais, et dans ses
tableaux de la nature. Essaierai-je de vous
rappeler la
magnificence de ses images, sans vous citer ces beaux vers de notre Ducis, frappé des
fictions d’Homère ?
C’est avec la même rapidité qu’il peint tout, et qu’il vous donne les idées les plus
étendues et les plus profondes. Boileau ne vous a-t-il pas fait mesurer, d’après
Longin, l’immense carrière qu’il ouvre à la course des chevaux qui traînent un char
céleste ?
Ne vous écrieriez-vous pas, avec tous les admirateurs de cette vive image, que s’ils
en faisaient un second, l’univers connu serait franchi par eux ? Ailleurs le poète
veut qu’on se figure les grands môles construits par les Grecs sur le rivage de la
mer ; il représente Neptune inquiet de ne pouvoir jamais les renverser de son trident,
et rassuré par le fils de Saturne sur
le terme de leur
insultante résistance. Son imagination a des sublimités aussi délicates que fortes ;
elle sait presque diviniser la beauté d’Hélène. Celle-ci paraît ; il ne décrit point
ses charmes, mais le ravissement dont les vieillards sont transportés à sa vue ; il
répète leurs louanges ; et s’ils conviennent tous qu’elle mérite les sacrifices qu’on
fait pour elle, à quel enivrement, à quelle illusion son aspect ne doit-il pas
entraîner la jeunesse ? Le sublime de trait, si fréquent dans ce poème, n’y éclate pas
plus que le sublime continu dans les harangues qui l’animent. Je n’appuierai pas sur
l’inimitable scène des adieux d’Hector et d’Andromaque, ni sur l’invocation du héros
élevant vers le ciel son Astyanax en ses bras tout prêts à le défendre pour la
dernière fois. Je ne rouvrirai pas les sources des larmes que font répandre les
exclamations de Priam et d’Hécube conjurant leur vaillant fils, du haut de leurs
murailles, de ne pas attendre l’invincible Achille ; et leurs gémissements, sur ces
mêmes remparts, après avoir été les témoins de sa perte irréparable. Jamais le sublime
du sentiment n’alla plus loin. Qu’ai-je dit ? Voici qu’un roi, qu’un vieillard auguste
tombe aux genoux d’un ennemi, fatal et inexorable meurtrier de tous ses enfants, et
que, baisant ses mains homicides pour en arracher le corps sanglant de son fils, et
l’attendrir en faveur de son âge, il lui dit en pleurant : « Achille, songe à ton père »
, et la fin de sa courte prière reproduit
cette même image conforme à leur situation commune. Les deux ennemis, étonnés l’un de
l’autre, et saisis d’une égale pitié, confondent leurs larmes en
s’embrassant. Là, le sublime du silence se joint à celui des
paroles ; et la réponse d’Achille couronne cette tragique et noble scène par la
majestueuse figure des deux urnes remplies des biens et des maux, dont le roi des
dieux épanche le mélange sur les tristes mortels. Il faut se pénétrer de pareilles
sublimités ; mais on ne saurait les réduire en leçons ; il n’appartient qu’au génie de
les concevoir et d’en surprendre les secrets. Le sublime du sentiment, poussé jusqu’à
ce degré supérieur, échappe encore plus à l’analyse que celui de l’imagination. La
condition du sublime en tous genres est indispensable à l’éminence de l’épopée : voilà
ce que prouve si bien l’Iliade. Mais renonçons à démontrer comment on
le produit : ce mystère ne peut s’apprendre ; on n’y est initié que par la nature.
Néanmoins la lecture assidue d’Homère communique de cette fureur inspirée, de cette
sorte d’ivresse divine, de cet enthousiasme qui l’engendre. On doit habituer sa pensée
à gravir les hauteurs de la sienne : il semble qu’on éprouve à suivre son essor un
accroissement de vigueur et d’élan, comparable à cette plénitude de force par laquelle
on se sent exalter au haut des sommets d’où la vue parcourt une immense perspective,
état demi-céleste que le génie de Lebrun a décrit en vers applicables à l’effet du
sublime d’Homère :
Nous n’aurons que peu de remarques à faire sur la moralité de
l’Iliade : cette règle deviendrait indispensable à l’épopée, si les
muses tendaient toujours à la perfectionner ; mais leur succès n’en dépend pas, ainsi
que des autres formules d’exécution. Les modernes ont cru faussement qu’une idée
uniquement morale devait résulter de sa fable comme de celle d’une apologue. Ils
seraient pourtant autorisés à reconnaître ce précepte relativement aux narrations
épiques, s’ils en jugeaient sur le plan du poème grec : non seulement il présente dans
sa totalité une grande leçon de modération pour les rois et les conducteurs des
peuples, victimes de leurs discordes ; mais le tissu de tous les chants, leurs
détails, leurs incidences, sont enrichis de maximes, d’avis, d’instructions utiles et
salutaires sur la crainte des dieux, la résignation au malheur, la pitié envers nos
semblables, les devoirs du courage et de la prudence, le respect de l’hospitalité, et
l’usage des vertus sociales. Un sentiment de religion, de justice, et d’humanité, y
prédomine d’un bout à l’autre : le repentir arrache de la bouche même du fier Achille,
puni par ses propres fureurs, l’expression de la vérité que l’Iliade
entière paraît avoir le but de consacrer. « Ah ! (dit-il en pleurant son ami),
périsse la discorde, et parmi les dieux et parmi les hommes ! Périsse la colère qui
trouble l’esprit même du plus sage ! aussi douce que le miel, elle pénètre dans le
cœur des hommes, puis s’élève comme une épaisse fumée. Oublions le passé malgré mon
ressentiment, et que la dure nécessité apaise mes fureurs. »
Le poète nous
apprend, en un autre endroit, combien les engagements et
les pactes sont sacrés : il choisit le moment solennel où les Troyens et les Grecs
vont sceller un traité de paix ; c’est alors que la voix des chefs dévoue aux enfers
le parjure si fatal aux nations, et qu’elle atteste le Styx en garant de la foi des
serments que n’oseraient même enfreindre les divinités suprêmes. Partout Homère
rappelle à l’esprit le pouvoir auguste d’un premier être immortel à qui sont soumis
tous les hommes. Une fausse interprétation du texte lui fit imputer l’apostrophe impie
d’Ajax osant défier Jupiter : le guerrier ne demande à ce Dieu que d’écarter la nuit
et de lui accorder des périls et une mort honorable à la face du jour. Ce vœu n’est
que le noble cri d’un cœur magnanime, indigné des ténèbres qui lui dérobent sa gloire.
La haute philosophie qui fait dire au poète que le même jour où l’homme libre tombe
sous le joug, lui voit perdre la moitié de sa vertu, révèle à sa muse que les rois ont
reçu de Jupiter même le dépôt des lois et le pouvoir de gouverner les peuples : il
consacre, pour leur commun repos, le droit monarchique par l’opinion religieuse qui,
le faisant descendre du ciel, le rend inviolable et saint : maxime perpétuée depuis
l’antiquité fabuleuse jusqu’aux temps modernes qui l’ont fait remonter à Dieu, pour
imposer un frein aux débats tumultuaires et aux usurpations criminelles. Ceux qui se
plaisent à rapprocher les leçons d’Homère des dogmes de la Bible, remarqueront en ce
point autant d’analogie que de différence ; car l’histoire sacrée, de même que
l’histoire profane des temps nommés héroïques, attribue aux
monarques une sorte de royauté théocratique ; mais l’Écriture sainte, remontant plus
haut que l’Iliade, nous déclare expressément que l’imprescriptible
liberté des peuples est un don de Dieu, qui bientôt châtia les hommes assez déchus
pour préférer la souveraineté des princes mortels à la sienne, et pour le détrôner en
faveur des rois. Son prophète leur prédit qu’ils deviendront les jouets et les
victimes des caprices de la tyrannie qu’ils couronnent ; de plus, le pouvoir délégué
par le ciel aux rois du peuple choisi ne devait avoir d’autre borne que l’empire de la
terre, puisque leur race était prédestinée à conquérir toutes les nations, et qu’ainsi
la seule dynastie légitime eût été celle du roi David : au contraire les sceptres
donnés par Jupiter aux souverains de chaque royaume n’exercent qu’une puissance
limitée aux droits des gens et des familles, et ne se recommandent qu’au respect des
pays où règne leur domination circonscrite. On peut fonder tous les systèmes sur les
textes de la Bible : lisez le livre des Rois ; vous y trouvez l’origine
du droit divin des princes : lisez les livres des Juges, et de
Samuel, vous y trouvez le principe antérieur de l’autre droit divin
d’une démocratie soumise à l’être suprême, comme étant le seul maître des destinées du
monde : mais dans Homère on ne rencontre rien qui donne ouverture à contester les
principes du gouvernement royal établi par la succession, et restreint par les lois
civiles et politiques. C’est en cette utile intention qu’Homère a soin de
déifier généalogiquement l’hérédité du sceptre des Pélopides :
observez qu’afin de ne diminuer en rien les respects dus aux monarques, il ne les
représente point-comme pouvant être punis par les hommes, mais par leurs propres
passions, dont les dieux permettent que les funestes effets deviennent leurs
châtiments. Le grave Homère ne peut toutefois être soupçonné d’une ombre d’adulation
qui jamais ait altéré ses pensées : Voltaire ne se refusa pas à lui rendre cette
justice.
« Je ne vois pas, écrivit-il, un seul monument de flatterie dans la haute
antiquité : nulle flatterie dans Hésiode ni dans Homère. Leurs chants ne sont point
adressés à un Grec élevé en quelque dignité, ou à madame sa femme, comme chaque
chant des Saisons de Thompson est dédié à quelque riche ; et comme
tant d’épîtres en vers oubliés sont dédiées en Angleterre à des hommes ou à des
dames de considération, avec un petit éloge, et les armoiries du patron ou de la
patronne à la tête de l’ouvrage. Cette façon de demander harmonieusement l’aumône
commence, si je ne me trompe, à Pindare. »
Reconnaissons qu’au moins la mendicité de l’illustre rapsode, objet de notre
admiration, ne dégrada pas ainsi la noblesse de son génie : il consacra la majesté des
rois en esprit né législateur, et mérita par la solide moralité de son
Iliade, que Lycurgue, restaurateur du trône des Héraclides et de
leurs droits combinés avec les institutions républicaines, réunît les chants de ce
poème pour les donner aux Spartiates, afin d’allumer l’enthousiasme de leurs
guerriers ; et que Solon et Périclès en fissent présent aux Athéniens,
afin de leur inspirer l’amour de la concorde, de l’équité, des beaux
arts, et des muses. Nous ne sommes encore qu’aux deux tiers de l’examen de cette œuvre
magnifique.
On doit composer l’épopée dans la vue de la transmettre à tous les âges ; c’est dans ce
noble espoir qu’il faut y tracer des passions et des caractères pris dans la nature, qui
demeure invariable aux yeux des hommes ; mais on doit y empreindre les couleurs de
l’époque où l’action s’est produite, afin de lui imprimer le sceau des temps fabuleux,
ou historiques, aux regards de la plus reculée postérité ; c’est ce qui s’appelle
dépeindre les mœurs.
L’Iliade nous instruit à observer cette condition attachante dans les
poèmes épiques, où elle ne concourt pas moins à intéresser l’esprit que dans les
tragédies. Aux mœurs se rattachent les religions, les lois, et les actions qui en
dérivent. L’idée universellement répandue d’un pouvoir divin, et les qualités
résultantes d’un sentiment de sociabilité humaine et générale, suffisent pour inspirer
des récits vagues, et pour les orner de sentences, mais
non pour décrire les faits particuliers à tel peuple et à tel siècle. C’est d’un culte
rituel et prescrit, c’est d’une législation formelle tant civile que militaire,
qu’émanent les ressources du merveilleux, propre à chaque épopée, et les détails
convenables aux circonstances de l’action et aux humeurs caractéristiques des
personnages. Par la fidèle représentation des mœurs, nous entrons dans les raisons de
tous les mouvements qui nous sont décrits ; et mieux ils sont précisés, plus
l’illusion s’empare de nous.
Homère, par un soin qui ne paraît minutieux qu’aux critiques superficiels, nous
ramène à son siècle, et nous fait vivre en idée parmi ses acteurs : nous adoptons
leurs croyances, leurs opinions, leurs sentiments ; nous pressentons leurs démarches ;
leurs divinités deviennent un moment les nôtres ; elles nous effraient ou nous
rassurent ; leurs intérêts se communiquent à nos âmes ; et nous n’en jugeons plus par
nos préjugés, mais par les leurs, qui nous subjuguent et nous entraînent. De là tout
prend à nos yeux un accord, une harmonie qui nous charme : autrement nous
paraîtrait-il probable que l’orgueil d’un roi, qui ne cède point au redoutable
Achille, ait pu se soumettre sitôt à la voix de Calchas ? La puissance d’un sacerdoce
établi accrédite les prédictions de ce ministre d’Apollon, qui sait lire dans le
passé, le présent et l’avenir : ses avis deviennent des arrêts ; et la superstition de
l’armée ne permet pas à leurs chefs d’y fermer l’oreille : nous ne nous étonnerons
donc plus, d’après ces données, que le monarque obéisse au prêtre. Par
là nous nous expliquerons qu’un mystérieux dragon s’élançant sur un
nid de neuf passereaux, les dévorant, et atteignant enfin leur mère qui gémit, et vole
autour d’eux, signifie le nombre d’années consumées par les Grecs au siège de Troie,
et la dixième qui doit livrer Ilion à ses vainqueurs. Nous concevrons de même qu’un
aigle ravisseur d’un serpent qui le blesse, et qu’il rejette tout ensanglanté sur la
terre, paraisse un augure favorable aux héros atteints par les coups d’Hector, dont
ils seront enfin vengés. La sainteté des serments aura pour nous un caractère
inviolable, quand nous nous persuaderons qu’un signe du front de Jupiter engage sa
puissance par un lien scellé dans les enfers, et qu’il ne saurait briser lui-même. Les
cérémonies des sacrifices, les augustes apprêts des festins, le partage des chairs de
toutes les victimes, le choix des taureaux, des génisses ou des brebis, en offrande
aux différentes divinités, tout nous intéressera relativement aux mœurs qui
enrichiront la fable d’une quantité de détails vrais et curieux. Homère abonde en ces
particularités, qui varient sans cesse les spectacles qu’il présente. La délicatesse
de nos temps lui reproche la simplicité de la vie que mènent ses héros et ses rois ;
mais elle n’a rien qui choque le bon goût, puisqu’il retrace les habitudes des hommes
qu’il a vus. Ces habitudes n’ont pas une si forte dissemblance qu’on se l’imagine avec
celles de nos pères ; mais nous en jugeons par les usages et la galanterie qui règnent
dans l’enceinte de Paris et de la cour. Les seigneurs de la Bretagne, du Poitou, et de
la Normandie, possesseurs de grands troupeaux, comme
les
princes de Thessalie, d’Argos, et d’Ithaque, trouveraient moins bizarre l’échange
qu’ils se font de brillantes armes, ou de riches baudriers estimés à la valeur de
telle ou telle quantité de bestiaux : je n’oserais pas néanmoins excuser devant notre
politesse qu’une jeune et belle femme, spirituelle, et instruite par Minerve à
travailler de beaux ouvrages, soit donnée fastueusement à un vainqueur des jeux, en
estimation de quatre bœufs, et qu’elle ne vaille que ce prix-là ; mais les mœurs sont
bien changées : les belles en ce temps n’étaient que des esclaves ; elles sont
maîtresses aujourd’hui, et c’est nous qui sommes les humbles serviteurs des belles. Du
reste, qu’y a-t-il d’étrange à voir Achille quitter la lyre harmonieuse pour remplir
le saint office de l’hospitalité, en immolant une victime, en la posant sur un
brasier, en la divisant pour en offrir les parts à ses convives ? Nous nous plaisons à
suivre en ses habitudes privées le roi de Thessalie qui fera retentir le monde du
bruit de sa gloire : ses simples mœurs ne le dégradent point à nos yeux : elles le
rapprochent de celles des héros, nos ancêtres, qui dès l’enfance accoutumés à se
servir de leurs propres mains, ne traînaient pas un nombreux domestique jusques dans
les camps, et n’habitaient pas des palais infectés par la corruption du luxe et par la
foule empressée des courtisans : ces mœurs valaient bien nos mœurs serviles,
efféminées et fastueuses. Il y a plus à dire : le poète nous offre l’image de la vie
militaire, où les chefs, comme les soldats, sont souvent réduits par la nécessité à
pourvoir sans aide à leurs besoins : il nous les montre attelant leurs
chevaux, leur dispensant la nourriture, polissant et aiguisant les
armes qu’ils placent sous leur tente ou sur leur char : tous ces soins guerriers
ajoutent à la peinture de la noble activité de leur courage : il oppose en heureux
contraste avec ces mœurs des camps, celles d’une opulente cité de l’Asie. Son art vous
fait assister dans le Palladium aux fêtes de Minerve ; il vous rend témoins des
solennités en honneur de Phébus ou de Neptune, qui fonda les murs de Laomédon : il
vous découvre la chambre parfumée où se retire Hélène, et les bains odorants de Paris.
Vous pénétrez au fond de la retraite où se plaît la noble pudeur d’Andromaque, occupée
avec ses femmes à nuancer les broderies qui lui retracent les faits de son époux. En
quoi donc les mœurs homériques ont-elles pu sembler si grossières ? Ne les a-t-il pas
prises à ce juste milieu qui les sépare également de la barbarie et de la civilisation
raffinée, c’est-à-dire à l’époque où, sans cesser d’être simples et naturelles, elles
se modifient par l’influence des lois, des beaux-arts, et de l’industrie ? En des
temps plus reculés et plus près de l’état sauvage, elles ne lui eussent prêté que des
traits informes, rudes et féroces ; en des temps plus avancés, elles ne lui auraient
fourni que des empreintes altérées par la dégénération, que des modèles vicieux et des
formes amollies et douteuses. Les mœurs qu’il a choisies, ou plutôt reçues de son âge
héroïque, sont fortes autant que gracieuses, et surtout marquées de leur couleur
originelle. En est-il, d’ailleurs, de plus poétiques au monde, puisqu’elles se lient
au système brillant d’une théogonie, qui
personnifie toute
la nature en une multitude innombrable de dieux, de déesses, et de nymphes, puissances
merveilleuses et animées, de qui les mœurs surnaturelles s’accordent si bien avec les
mœurs des héros crédules aux erreurs mythologiques ?
Leur soumission à leurs dieux imaginaires permet aux plus intrépides de reculer sans
honte, quand ils se voient repoussés par Neptune, par Bellone, ou par leur grand
Jupiter. Leur pieux respect des morts fait succéder aux batailles cruelles les tristes
honneurs et l’attendrissement des funérailles : on y retrouve cette inquiète espérance
d’une destinée future, d’une immortalité de l’âme appelée dans une autre vie, idée si
chère à tous les humains, et qui fonda les religions de tous les temps et de tous les
pays ! C’est elle qui accroît le tragique du trépas d’Hector expirant sous le fer
d’Achille, et implorant de lui la seule grâce d’une sépulture, afin que son ombre
errante ne gémisse pas vainement autour des rives infernales, et ne désole pas son
inconsolable famille. Le farouche vainqueur lui refuse cette assurance d’une paix
éternelle ; et la pitié redouble à l’aspect d’un désespoir qui suivra la victime
au-delà de la mort. D’une source pareille sort l’abondant pathétique des jeux funèbres
solennisés autour du bûcher de Patrocle ; et toutes ces beautés ne naissent que des
mœurs religieuses.
La scrupuleuse attention qu’apporte Homère à observer la conformité des mœurs, il
l’applique au maintien d’une règle que les modernes ont perdue de vue, et qui tient à
la précédente : son exactitude à tracer les localités, les usages
et les costumes,
enrichit infiniment la trame de son
ouvrage. Son pinceau montre chaque objet, dessine et colore chaque site, donne à tout
la forme, le mouvement, et la vie. Un guerrier n’entre pas dans la lice que l’on ne
voie son visage, sa taille, son casque et l’aigrette qui le surmonte. Je connais la
cuirasse et le baudrier éclatant d’Agamemnon, la lance de Diomède, l’élégant cothurne
dont les héros grecs sont chaussés ; je ne puis confondre la solide armure des Ajax
avec le riche appareil de guerre qui reluit sur les membres délicats de Pâris. Trois
fois le poète a changé de moyens pour me familiariser avec les nombreux personnages
qu’il me signale avant que de les faire agir : un dénombrement détaillé m’enseigne les
noms des chefs de la Grèce, des chefs Troyens, et de leurs alliés : leur généalogie,
constatée en ses vers, est devenue un monument impérissable des titres de leurs
familles antiques et divines. Je sais que l’énumération des troupes qu’ils
conduisaient a servi de témoignage authentique en faveur de leurs droits débattus chez
leurs descendants. Je sais que les contestations élevées entre les princes, entre les
villes, au sujet de leur origine, ou des limites de leurs possessions, n’ont eu
d’autre arbitre que la muse qui transmit, sans erreur, l’histoire des races, et
décrivit la situation des états, leurs bornes, le cours de leurs rivières, et jusqu’à
leurs moindres fontaines. J’ai vu sur les tours de Pergame s’asseoir Hélène à côté de
Priam, et je l’ai entendue lui désigner les plus illustres rois armés pour la
reconquérir. D’autre part Agamemnon, en haranguant ses troupes à la tête de l’armée
réunie, nous en
caractérise encore les chefs par ses
discours, et nous aide à discerner leur prestance, leurs armes, et les nations qu’ils
commandent. À travers le choc des batailles, toutes ces figures qui me sont connues
marquent leur action par des attitudes prononcées : leur lance, leur javelot, ou leur
glaive, sont sous mes yeux : mes regards peuvent en mesurer le jet, ou en suivre les
coups, ou discerner l’espace qui sépare les combattants, ou les diversités infinies de
leurs blessures et de leur mort, ainsi que les postes occupés par les deux armées et
l’assiette des lieux qu’elles ensanglantent, et l’horizon qui les environne.
J’aperçois sur les charrie héros qui combat, et l’écuyer qui tient les rênes : je
reconnais leur adversaire qui fait tomber ce dernier en le perçant d’une flèche
altérée de sang, choisie dans un carquois dont j’ai vu la structure et l’éclat, et que
j’ai vue poser sur la corde d’un arc brillant, formé des deux cornes d’un cerf qui fut
la victime des chasseurs. Le poète m’a tout montré. Ici l’un des chevaux de Nestor
tombe blessé dans une retraite ; sa chute effarouche son compagnon et embarrasse les
rênes, tandis que le vieillard, courbé sous le bouclier qui le garantit des traits
mortels, tranche avec son glaive la volée de son char arrêté, devant les ennemis qui
l’entourent. Je ne confondrai pas les coursiers d’une race immortelle qui entraînent
l’héroïque fils de Priam vers la mêlée, avec les fougueux Xanthe et Podarge,
indomptables à toute autre main qu’à celle du fils de Thétis. Je parcours de la vue
les portes Scées, les rives du Scamandre, et j’admire les fictions naissantes de
l’observation des localités qui,
présentant au génie la
réunion de deux torrents, les animent tout à coup en dieux écumant de courroux, et
menaçant d’engloutir le héros téméraire qui traverse leurs ondes soulevées. Tout est
circonstancié dans ce tableau vrai, vivant, et immense, tout jusqu’au suprême
idéal.
Transporté dans l’Olympe, j’y contemple les palais indestructibles des immortels,
leurs portes s’ouvrant, se fermant d’elles-mêmes, les sièges des dieux roulant à leurs
voix, et choisissant la place qu’ils doivent occuper : une clef mystérieuse m’ouvre la
demeure reculée où Junon cache aux regards profanes les secrets de sa divine toilette,
et revêt ces tissus radieux, cette robe, ces voiles célestes, ornements moins
séducteurs encore que cette ceinture empruntée de Vénus, et dérobée par l’heureux
Homère qui la prêta depuis aux ingénieuses Muses pour enchanter l’imagination de tous
les hommes. Lui seul posséda l’art de rendre visibles tant de choses fictives, telles
que les habitations éthérées, les grottes marines d’Amphitrite, les urnes souterraines
des fleuves qui s’y épanchent, et le trône infernal de Pluton. Les localités
imaginaires deviennent présentes en son poème, ainsi que les localités réelles : les
costumes dessinés avec justesse lui servent à démêler les figures principales entre la
multitude des groupes : les usages, décrits fidèlement, lui fournissent le détail des
cérémonies, des combats, des campements, des retraites, des repas, et des jeux où
luttent si diversement les rois rassemblés par le noble Achille qui les préside, et
qui en distribue les prix, afin d’honorer
magnifiquement
les devoirs funéraires qu’il rend à son ami. Le génie d’Homère peint en détail la
nature entière dont il embrasse l’ensemble dans sa vaste Iliade ; et
pourtant il resserre, au besoin, l’abrégé des spectacles de toute la terre ceinte de
l’Océan, sur l’orbe ciselé d’un bouclier devenu la merveille de la postérité.
Considérez que, parmi tant d’objets qu’il nous traça, son exactitude à l’égard des
choses locales est tellement précise, que ni les historiens graves ni les doctes
géographes n’ont récusé ses assertions : la Clio d’Hérodote est plus fabuleuse que la
Calliope d’Homère : tous deux ont parlé de la Thèbes d’Égypte, sur la foi d’une
tradition qui parut exagérée : mais observez qu’Homère, de peur d’inexactitude, met ce
qu’il en dit sur les lèvres d’Achille, de qui le courroux peut s’exprimer par
hyperbole ; il rejetterait, s’écrie-t-il, l’hymen d’une fille d’Agamemnon, eût-elle
plus de trésors que n’en contiendrait la ville de Thèbes aux cent
portes. Ces mots n’ont rien d’outré dans la place où ils sont : ils
s’accordaient avec l’opinion conçue des merveilles que l’on racontait de cette cité,
dont les débris fameux ont récemment encore étonné les yeux de nos braves
compatriotes, guidés par l’ancien frère d’armes de Moreau, le
général Desaix, jusques dans la Thébaïde. Je pense que ce sera faire une digression
agréable pour mes auditeurs que de leur citer, à ce sujet, un passage de la relation
de M. Denon, qu’associa le zèle ardent des voyages à l’aventureuse expédition
d’Égypte :
« Cette Thèbes, écrit-il, ce sanctuaire abandonné, isolé par la barbarie, et rendu
au désert sur lequel
il avait été conquis, cette cité
enfin, toujours enveloppée du voile du mystère par lequel les colosses même sont
agrandis ; cette cité reléguée, que l’imagination n’entrevoit plus qu’à travers
l’obscurité des temps, était encore un fantôme si gigantesque dans notre pensée, que
l’armée, à l’aspect de ses ruines éparses, s’arrêta d’elle-même, et par un mouvement
spontané, battit des mains comme si l’occupation des restes de cette capitale eût
été le but de ses glorieux travaux, eût complété la conquête de l’Égypte. Je fis un
dessin de ce premier aspect, comme si j’eusse pu craindre que Thèbes ne m’échappât ;
et je trouvai, dans le complaisant enthousiasme des soldats, des genoux pour me
servir de table, des corps pour me donner de l’ombre ; le soleil éclairant de rayons
trop ardents une scène que je voudrais peindre à mes lecteurs, pour leur faire
partager le sentiment que me firent éprouver la présence de si grands objets, et le
spectacle de l’émotion électrique d’une armée composée de soldats dont la délicate
susceptibilité me rendait heureux d’être leur compagnon, glorieux d’être
Français. »
Ce témoignage enchanteur et naïf de l’admiration si vive de nos jeunes guerriers à la
vue d’une ruine auguste, qui tout à coup leur fit oublier leurs périls et leur
éloignement dans l’Afrique, atteste que leurs lumières et leur vaillance rivalisent
celles des Athéniens, et qu’ils étaient plus dignes de conquérir les monuments des
arts que ces bandes ignorantes de Vandales et de pirates qui ne savent que les mutiler
et les confondre dans le commerce des vils objets
vendus
après le pillage. La louange de nos troupes, en ce morceau curieux, est aussi l’éloge
du cœur et de l’esprit éclairé de celui qui l’a tracée ; ses soins actifs et généreux
pour la gloire de nos artistes et de leurs belles écoles, ne méritaient pas pour
salaire l’affliction devoir la galerie du Louvre dépouillée des chefs-d’œuvre que
notre capitale, en émule de l’ancienne Rome, avait payés d’un sang héroïque, et que
des pactes signés avaient acquis à notre Muséum.
Vous ne trouverez pas de disparate en ma transition qui, d’un épisode relatif à nos
soldats, vous ramène à ceux qui ont rapport aux Achilles, aux Diomèdes, et aux
Ajax.
Ce qu’on a inséré dans les poétiques, touchant les épisodes,
deviendrait la condamnation de la plupart des plus habiles auteurs, si l’on prononçait
leur sentence selon la rigueur de leur règle. Il n’y a qu’Homère qui ait su limiter
les incidences en gardant une juste proportion, et établir les liaisons intimes qui
les incorporent au sujet. Excepté trois épisodes très marqués, on pourrait croire
qu’il n’a pas usé de ce recours, tant sa fable est tendue, forte et pleine, à moins
que les aventures merveilleuses de ses dieux, corrélatives au fait principal, ne se
rangent parmi ces narrations incidentelles : sa marche générale n’est presque jamais
interrompue ; en revanche, il sème, d’intervalles en intervalles, une foule de petits
contes ingénieux et piquants, dans les moments de repos : narrateur infatigable, il
profite des caractères verbeux de Nestor, de Phénix, et d’Ulysse, pour nous
transmettre épisodiquement les annales du passé, qu’il
resserre avec une précision charmante ; le défaut, trop rigoureusement blâmé de ses
harangues au milieu des combats, tient sans doute à l’abus de ces récits qui les
surcharge parfois d’une longueur peu mesurée. Mais quel homme de goût voudrait
retrancher une infinité de relations curieuses et de détails exquis, en les sacrifiant
à une plus exacte vraisemblance ? ce serait dessécher l’embonpoint vigoureux et fleuri
d’un beau corps ; ce serait émonder le surcroît des feuillages d’un vaste et haut
chêne pour le mieux aligner en arbre de jardins symétriques : ne suffit-il pas que ses
larges branches s’élèvent noblement portées sur un tronc solide et bien enraciné, pour
qu’il soit l’honneur de la nature ? Ces légers faits, jetés çà et là dans les discours
des acteurs et dans le récit de la fable, y apportent une adroite distraction, un
agréable délassement ; on doit penser aussi que l’épopée, encore plus que la tragédie,
quelque soumise qu’elle soit à une vraisemblance régulière, n’a pourtant qu’une vérité
conventionnelle en certains points ; son langage métrique, son rythme, fait pour être
chanté, nous avertissent de son illusion et du droit qu’elle a de prendre des licences
passagères, afin qu’on s’y plaise davantage. Il est même des fautes si fécondes en
beautés, que le génie préfère de les commettre à garder une rectitude froide et sèche.
Nous n’en sommes pas là vis-à-vis de l’Iliade ; ses trois principaux
épisodes rentrent dans le fond des choses par des liens très réguliers ; nous les
regarderions même, en les anatomisant bien, comme étant des membres de l’action, s’il
n’était pas possible de les en détacher
sans nuire à son
intégralité. Par exemple, que le fils de Tydée ne blessât pas Vénus d’un coup de
lance, Énée, vaincu par lui, pouvait être enlevé des rangs par le secours des soldats
défenseurs de sa jeunesse ; et la suppression de la fiction céleste qui caractérise
l’intérêt qu’excite sa beauté terrassée, n’eût pas empêché que l’ouvrage, dénué de cet
allégorique ornement, ne restât complet : toutefois que de grâces, d’élévation,
d’essor merveilleux, la fable y eût perdu ! Ce saisissement de la déesse, ses tendres
plaintes, ses larmes aux pieds du trône de l’Olympe, ses contestations avec la
soupçonneuse Junon, combien de peintures regrettables ! L’éclat de cette allégorie
ingénieuse réfléchit sa splendeur à travers l’uniformité d’une longue bataille qui
doit durer pendant le chant qui suit et que suspend encore un second épisode d’un
genre doux et simple, afin de contraster à la fois par un repos au mouvement et par le
naturel au merveilleux qui précède : que d’art ! que de science ! Faisons-nous un pas
avec Homère sans trouver un secret à méditer ?
La première impétuosité des combats ne s’est point épuisée : leur fureur s’accroît à
l’égal des incendies ; Diomède a immolé, renversé, dissipé les plus belliqueux
Troyens, il s’est attaqué même aux dieux avec l’aide de Minerve, et son audace a forcé
Mars de remonter dans l’Olympe ; le lecteur a besoin de quitter ce tumultueux théâtre
du carnage : les héros eux-mêmes sont lassés des coups qu’ils se sont portés :
cependant Glaucus affronte Diomède, et le courage de celui-ci s’en étonne ; la fatigue
qui les arrête un
moment tous deux, les engage à
s’interroger et à se répondre. Ici l’invraisemblance des entretiens prolongés entre
les ennemis vous paraît-elle si choquante ? C’est durant cette suspension que le poète
entremêle à son épisode deux autres courts récits épi sodiques tels que ceux dont nous
parlions ci-dessus ; il les place dans la bouche des deux adversaires qui s’apprennent
leur destinée en se racontant les sujets de gloire de leurs ancêtres. La réponse de
Glaucus commence par une image dont la mélancolie est gracieusement en opposition avec
leurs fureurs homicides.
« Magnanime fils de Tydée, pourquoi me demandez-vous qui je suis ? Telles que sont
les feuilles dans les forêts, tels sont les hommes sur la terre ; les feuilles,
ornement des arbres, tombent abattues par les vents, et la forêt qui reverdit en
pousse de nouvelles, quand la nature est ranimée par le printemps ; il en est de
même des hommes ! une génération passe, et une autre refleurit. »
De là le fils d’Hippolochusy déduit la succession de la race de Bellérophon, de laquelle il
naquit. Après ces détails, l’âme du lecteur, attristée par le spectacle des luttes
meurtrières, éprouve une douce surprise au moment où Diomède joyeux d’avoir entendu
Glaucus, plante sa pique à terre, et prenant la parole, lui révèle que leurs aïeux et
leurs pères furent unis par l’hospitalité, et que le souvenir de leur amitié
saintement scellée, doit les attacher d’un nœud sacré l’un à l’autre. On les voit avec
attendrissement descendre de leur char, renouveler mutuellement leur alliance,
s’embrasser ; et, soigneux d’échanger leurs armes afin de ne
plus s’attaquer dans la confusion de la mêlée, recevoir et donner indifféremment de
l’or pour de l’airain ! Le troisième épisode, plus étendu, se recommande aux esprits
studieux par des beautés d’invention, de mœurs, et de localités que tous les épiques
ont imitées. Je renvoie à notre analyse antérieure des principes, où j’ai traité
comparativement ces imitations successives de Virgile, de l’Arioste, et du Tasse, qui,
l’un après l’autre, s’approprièrent et modifièrent les formes empruntées de ce même
incident. Chez Homère, il est si habilement appliqué au fonds principal, qu’à peine
l’en pourrait-on séparer. Ce poète, ayant voulu comprendre en son plan les tableaux de
toutes les alternatives, de toutes les vicissitudes et de toutes les opérations de la
guerre, n’eût pas accompli son projet sans l’expédition nocturne de l’enlèvement des
chevaux de Rhésus. Après nous avoir montré les armées victorieuses et battant au loin
la plaine, il nous les montre vaincues et retirées dans leurs retranchements. Nous
assistons aux soins nécessités par la crainte des surprises, aux veilles des camps ;
nos regards suivent l’inquiet Agamemnon allant dans la nuit réveiller les chefs
accablés des travaux du jour, et les appelant au conseil ; il s’agit d’envoyer l’un
des plus hardis épier les démarches des Troyens, parmi lesquels, de l’autre côté,
Hector, non moins vigilant, propose à quelque habile soldat de pénétrer dans les
tentes des Grecs. La présomption inspirée par la victoire se manifeste dans la
promesse qu’il fait à Dolon de lui donner, en salaire de
l’entreprise, les chevaux de l’invincible Achille. Dolon part sur cette vaine
assurance ; mais il est rencontré dans l’ombre sur le même chemin où Diomède et Ulysse
marchent avec un dessein égal contre les Troyens. Rien de mieux peint que la terreur
de l’espion aperçu, que sa fuite, que la course rapide des guerriers qui l’atteignent,
qui l’interrogent, et qui le tuent. Ses réponses nous apprennent comment les troupes
formaient leurs quartiers, et quel danger suivra la négligence des factionnaires
écartés ; nous savons qu’Hector consulte, non loin du tombeau d’Ilus, en quel endroit
sommeille le thracien Rhésus, couché près de son char, derrière lequel sont attachés
ses chevaux dételés ;
Enfin rien de local qui ne soit circonstancié de telle sorte que vous croyez être
témoins de l’arrivée des deux Grecs, de l’égorgement des gardes, de la mort du roi de
Thrace, et du vol de ses coursiers superbes, et de son armure dorée. Minerve avertit
les vainqueurs de l’approche d’Apollon, c’est-à-dire que la prudence les force à
éviter le jour naissant ; ils reprennent leur route sur les chevaux enlevés, et
regagnent leur camp où le vieux Nestor, alarmé de leur péril, et les attendant au
poste des sentinelles, est le premier qui les reçoit, qui les félicite, et qui les
reconduit vers leurs compagnons étonnés. Je né connais pas de tableau partiel mieux
fini et plus vrai que celui-là.
Selon moi, l’on a mal à propos compté parmi les épisodes,
la séduction de Junon endormant Jupiter sur le mont Ida : cette aventure, dans
laquelle jouent les plus grands rouages de la machine merveilleuse, est une des scènes
capitales de la fable, dont elle produit une magnifique péripétie. Le petit nombre de
véritables incidences renfermées dans l’Iliade réfute mieux que les
argumentations vaines, l’absurde opinion de ceux qui s’efforcèrent de considérer ce
poème comme une collection de divers chants composés par divers auteurs : je n’ai pas
même daigné relever cette erreur évidente. On a pu intercaler quelques vers, quelques
historiettes dans ce poétique récit, et, peut-être est-ce à des transpositions
légères, et à des détails étrangers que les éditeurs y insérèrent, qu’il faut
attribuer les seules fautes qu’on y remarque ; mais aucun ouvrage ne forma mieux un
ensemble, un tout, tel qu’il dut sortir du cerveau d’un seul inventeur.
Dès l’exorde il promet ce qu’il exécute uniquement dans le cours de
l’œuvre, et ce qu’il accomplit dans sa conclusion. Son exposition et son invocation se confondent ensemble par un effet de son enthousiasme poétique ;
il n’implore pas le secours de sa muse ainsi que les poètes moins vivement inspirés
que lui, mais il lui ordonne impérieusement de chanter, et lui dicte le sujet de ses
chants : si la fatigue de son essor a besoin d’aide, il l’invoquera plus tard, et ses
exclamations annonceront toujours des merveilles plus élevées. Permettez qu’à l’égard
des règles de l’exorde et de l’exposition, je vous cite les remarques et l’exemple que
nous en a laissés notre lyrique Lebrun, plus
initié que tous nos contemporains aux mystères des muses.
« Le commencement de l’Iliade, dit-il, est le plus beau, le plus
admirable de tous les débuts épiques que nous connaissions. Vous entrez d’abord dans
le sujet ; les passions vous en ouvrent la porte. L’héroïque et le merveilleux se
dévoilent ; la terre et l’Olympe sont déjà en mouvement, déjà le dramatique se mêle
au récit avec une précision, un naturel divin. Quelle simplicité ! Quelle majesté !
Quelle variété ! Quelle rapidité !
Je m’arrête à la convocation de ce conseil où parle bientôt Calchas, et d’où partent
les dissensions aveugles dont le cours entraîne tous les événements du poème. Ce peu
de vers ne nous met-il pas soudain au fait ? N’entrons-nous pas dans les intérêts
clairement et succinctement exposés ? Ne sentons-nous pas déjà se mouvoir à la fois
les passions de la terre et les vengeances du ciel ?
Poursuivons maintenant la trame de l’ouvrage : un bel ordre de
chants nous découvre la science avec laquelle le génie dispose, arrange et
diversifie les objets en entremêlant le terrible au doux, le gracieux au sublime, et
le simple à l’. Les chants qui suivront le premier, rempli des discordes
intérieures de l’armée, offriront les assemblées délibérantes des héros, les apprêts
de l’attaque, la marche et le dénombrement des troupes, les tentatives réciproques
d’un traité de paix, la perfidie qui le rompt, les duels avant-coureurs des premières
batailles, partout l’intervention des divinités, les spectacles de la cour du roi
Priam, ses entretiens avec Hélène, et enfin l’engagement général des armées et des
dieux qui les secondent. Une agréable incidence les traverse bientôt ; un peu plus
tard les scènes se passeront dans l’Olympe ; l’intérêt redescendra sur la terre ; on
n’aura plus revu le grand Achille, mais les souvenirs le rappelleront dans tous les
discours ; les prodiges de l’éloquence succéderont dans
l’ambassade qui lui est envoyée aux mouvements ralentis des armes. Le tumulte
guerrier renaîtra dès que Jupiter réveillé s’apercevra des effets cruels de la ruse de
Junon. Nouveaux chocs, nouvel épisode, nouveau concours du merveilleux ; les Grecs,
menacés de leur prochaine ruine, exciteront la pitié de Patrocle. Il se plongera pour
eux dans le feu violent de la mêlée, et sa mort prompte, remettant enfin la lance aux
mains du terrible et rugissant Achille, lâchera toutes les digues au débordement du
carnage : le fils de Pélée vaincra les dieux des fleuves, et joignant Hector sous les
murs de Troie, son sanglant triomphe désolera les yeux des parents éplorés, et de la
tendre veuve, à laquelle il fit des adieux éternels. La marche impétueuse,
l’irrésistible force de tant d’événements qui se pressent, épuiseraient le cœur,
étourdiraient l’esprit, si l’ordre suprême qui les dirige n’en graduait pas sans cesse
les impulsions variées ; cette économie règne jusqu’à la fin, et de peur que la force
tragique et les moyens d’éclat n’affluent trop précipitamment, l’art, en dernier lieu,
les détourne un instant par l’amusement des courses de char et des luttes du ceste, en
des jeux où les héros se disputent les prix de la vigueur et de l’agilité : puis le
pathétique recommençant, va jusqu’à son comble au dénouement sublime où les promesses
du poète sont merveilleusement remplies.
Trois seules remarques sur la conclusion nous convaincront de son
excellence ; le joug des règles est si léger pour Homère qu’il satisfait aussi bien à
celle-ci qu’aux autres. Son poème traite du courroux d’Achille
et se termine dès que ce courroux est totalement calmé. Le caractère
du héros principal se soutient pareil à lui-même jusqu’au bout ; car un dernier
mouvement de son intraitable irascibilité fait trembler encore à ses pieds le
vénérable père qui l’implore, et qu’il vient d’embrasser avec respect et pitié. Le
dénouement enfin est conforme au sujet, puisqu’il offre le déchirant spectacle de
l’humiliation des vaincus, réduits à solliciter la clémence du plus altier des
vainqueurs. Priam, aux genoux de l’homme qui tua ses fils, et qui traîna le corps du
plus cher d’entre eux autour de ses murailles, doit pénétrer d’une commisération
profonde ceux à qui des révolutions, aussi sanglantes que les nôtres, ont appris que
la fortune contraint quelquefois les plus fiers à l’affront de toucher la main et même
de supplier les bourreaux puissants de leurs familles !
Il est aisé de concevoir ce que sont de telles beautés de plan et de texture,
rehaussées par la condition du style le plus épique. À cet égard
nous ne pouvons juger que par induction. Les deux genres dramatiques dans lesquels
nous sommes si riches en modèles, nous fournissaient Athalie et
Tartuffe, chefs-d’œuvre écrits en notre langue ; l’épopée n’a produit
rien d’égal à l’Iliade dans les langues vivantes ; la supériorité de ce
poème nous commandait pourtant de le choisir en exemple parfait de nos règles
appliquées à l’analyse du meilleur ouvrage ; nous prévîmes la nécessité de recourir
aux suffrages des anciens, plutôt qu’à nos moyens méthodiques pour en estimer la
diction autant qu’elle le mérite. Il faudrait être né
grec
pour en apprécier justement le rythme, la prosodie, les propriétés, les figures, les
accents, et l’harmonie ; ainsi qu’il faut être né français pour goûter l’euphonie
délicieuse des vers de Racine, l’énergie et la précision de ceux de Molière. Mais ces
mystères du style ne se dérobent pas si absolument à nous, que les habiles hellénistes
n’aient pu nous en dévoiler ce qu’il y a de plus important à y découvrir ; leur
finesse pénétrante supplée à ce que les temps nous ont ravi des articulations perdues,
et de la prononciation altérée de sa langue chantante, de sa mélopée inconnue. Nous
savons par cœur quelques passages d’Homère, dans lesquels les sons et la mesure
imitent les bruits de la mer, ou des vents, ou des rames, ou du choc des armées qu’il
a voulu peindre ; nous avons reconnu les avantages qu’il tire des termes composés à la
faveur desquels il attache plusieurs attributs aux objets, par l’emploi d’une seule
épithète. La douceur et la fluidité de ses vers ne nous ont pas échappé dans les
expressions faciles et négligées du sentiment ; leur originalité, leur vigueur,
l’audace de ses métaphores ou de ses ellipses nous ont partout frappés dans la
violence des passions.
Aussi recommandable par sa flexible étendue que par sa brièveté, dans la narration il est concis et serré sans sécheresse ; dans la description, il est pompeux, abondant, mélodieux sans superfluité, sans
emphase ; dans le dialogue, il est toute vérité, tout feu, et sa
logique enflammée transforme ses arguments en images ; continuellement naturel et
toujours élevé, c’est souvent lorsqu’il prend le ton le plus simple qu’il est le plus
sublime. Les
répétitions dont il use uniformément ne sont
pas chez lui des redites, mais des signes caractéristiques : pourquoi les blâmer ?
Elles gravent les choses et les physionomies dans l’esprit, elles empêchent qu’on les
confonde, car une même épithète s’appliquant toujours à un même objet, un même
attribut, à une même personne, les rappellent mieux au souvenir dans
l’Iliade et dans la Bible, que dans tous les autres ouvrages.
Voltaire remarque avec justesse que l’ignorance des critiques est la pire de toutes,
en ce qu’elle est doublement à reprendre, parce qu’ils se trompent
eux-mêmes, et qu’ils trompent les autres. D’après cela devait-il imputer à
Homère des bassesses qui ne sont que les défauts de ses traducteurs ? Il trouve
grossier qu’Achille traite Agamemnon d’ivrogne, et dise qu’il a
l’impudence d’un chien ; certes, cela n’est pas poli : mais il lui
plaît de parodier les choses, ou d’emprunter malignement la plate version d’un texte
que pouvaient rendre noblement les expressions d’insolente ivresse,
de front cynique, tournures équivalentes en synonymie aux termes
grecs dont il se moque. Je ne citerai que cet exemple contre la prévention de
trivialité, supposée dans un poète qu’une note excellente de Boileau justifie
d’ailleurs sur la différence des langues qui ne répondent quelquefois à des termes
nobles que par des termes bas. « C’est une chose fort remarquable, dit-il, que
dans toute l’antiquité on n’ait jamais fait sur cela aucun reproche à Homère, bien
qu’il ait composé deux poèmes, chacun plus gros que
l’Énéide, et qu’il n’y ait point d’écrivain qui
descende
quelquefois dans un plus grand détail que lui,
ni qui dise si volontiers les petites choses, ne se servant jamais que de termes
nobles, ou employant les moins relevés avec tant d’art et d’industrie, comme
remarque Denys d’Halicarnasse, qu’il les rend nobles et harmonieux ! »
Ainsi donc, avant doser critiquer Homère, il faut d’abord l’entendre ; après tout, on
ne risque rien d’admirer ses vers, dont la beauté força Platon à brûler les siens par
désespoir de rivaliser avec lui ; et l’on peut s’en fier à l’exact et rigide Aristote
qui, dans son admiration du style de l’Iliade, écrivit qu’Homère
semblait n’avoir usé que de mots animés et vivants. Mais quel
témoignage plus fort, plus respectable pour nous, que le nombre infini des imitations
de Virgile ? non seulement il s’efforce de lutter avec lui de conception, mais de
détail en détail ; et tout ce que peut faire son génie est de soutenir le parallèle
sous le rapport du style. Il est peu de comparaisons dans l’Énéide qui
ne soient tirées de l’Iliade ; elles sont plus abondantes et plus vives
dans ce dernier poème, dont le style est de jet et d’inspiration. Celles de Virgile
paraissent plus achevées, parce qu’elles ont tout le fini que donnent l’art et le
goût ; aussi croit-on y sentir le travail qui les a polies, et qui les rend plus
rares. La liberté de la diction d’Homère ne saisit que les grands traits ; il compare
pour mieux peindre ; mais il lui en coûte si peu de décrire qu’à peine a-t-il fait
toucher l’objet à la comparaison par un seul point, il agrandit celle-ci de manière à
former un tableau complet. Par exemple, il
compare l’éclat,
la légèreté du présomptueux Pâris qui descend dans la lice guerrière, à la fougue d’un
jeune coursier ; et ce parallèle lui sert à figurer entièrement les attitudes, la
beauté de l’animal échappé dans les campagnes. Virgile, d’après lui, transmet cette
brillante comparaison ; et nous donnerons une idée juste et du modèle et de
l’imitateur, en citant seulement Delille, qui plaça dans ses Jardins leur beau
portrait du cheval ;
Ainsi Virgile s’empare des comparaisons du serpent, du lion, du sanglier, du taureau,
si fréquentes chez Homère, et toujours diverses par le choix des circonstances qu’il
saisit. On reconnaît à cette fécondité du poète grec qu’il n’a pas moins l’imagination
du style que l’imagination des choses. S’il représente la marche d’une armée ou le
choc d’un grand combat, il accumule les comparaisons les unes sur les autres ; s’il ne
trace qu’une démarche individuelle, qu’un mouvement isolé, il n’y joint que la plus
courte
image. Toujours il proportionne les rapports
comparables qu’il établit : Iris, déité secondaire, va porter un message à quelque
héros ; son vol est comparé par Homère à la chute de la neige que le vent précipite
sur la terre, ou à la rapidité d’un météore qui fend les cieux ; Junon, divinité
supérieure, se transporte-t-elle d’un lieu dans un autre, sa course égale en vélocité
la pensée de l’homme, au même instant présente en tous les lieux qu’elle se rappelle.
Le vers, toujours soumis à l’influence d’un beau style, reçoit la diverse promptitude
de ces mêmes figures ; il s’amollit gracieusement quand la douceur des images le
demande.
« Qu’avez-vous ? (dira le divin Achille à son ami contristé du malheur des Grecs) ;
d’où vient que vous pleurez comme un jeune enfant qui suit sa mère, et qui, la
retenant par son voile, et la regardant toujours avec des yeux baignés de larmes,
l’arrête, quelque pressée qu’elle soit, jusqu’à ce qu’enfin il l’ait obligée à le
prendre entre ses bras. »
Quelle perfection délicate en cette comparaison ! Voilà comment son style détaille et
circonstancie passagèrement mille objets divers ; il vous fait entendre le pas d’un
coursier par ses légers dactyles, les gémissements des airs et des ondes par ses
spondées ; ses vers rugissent comme les lions ou les torrents qu’il compare à ses
guerriers ; ils éclatent et retentissent en peignant la foudre par l’accumulation des
voyelles ouvertes, et par le heurtement des consonnes ; toutes les syllabes deviennent
pour lui des notes musicales ; la coupe des césures, les hiatus, les duplications des
voix brèves ou longues, graves ou aiguës, les vifs
enjambements, les moindres particules lui servent à moduler ses périodes, à changer
les cadences de ses hexamètres, enfin tant de qualités de style, qui mettent sa
diction en balance avec celle du poète de Mantoue, confirment la vérité du noble aveu
de Virgile : « on arracherait plus aisément la massue à Hercule que l’un de ses
beaux vers à Homère »
.
Nous voici donc arrivés au terme du grand examen de la plus vraiment grande épopée !
Vous avez vu que sa perfection a résisté aux vingt-trois aspects auxquels un même
nombre de règles la soumise ; et, par un résultat nécessaire de ma méthode, peut-être
nulle analyse ne fut plus rigoureuse et plus complète. Mais l’ouvrage est si beau que
sa décomposition en est devenue la plus sincère apologie ; par quelle raison ? C’est
que ce poème réunit la pratique de toutes les règles que nous avons posées en théorie,
car le meilleur usage de toutes ensemble est une vingt-quatrième et dernière condition
que le génie d’Homère a lui seul remplie. Tel poème, comme l’Énéide,
excelle par les passions, par le sublime, par le merveilleux, et par le style, mais il
pèche par le nœud, l’unité et les caractères ; tel autre, comme la
Pharsale ou la Henriade, mérite sa renommée par le bon
choix du sujet, par le vraisemblable et par les épisodes, mais il manque de passions
dramatiques, de fictions absolues, de mœurs et de localités bien décrites.
L’Iliade seule comprend tout dans son vaste ensemble, et dans ses
détails innombrables. Plus pure en ses formes, plus régulière en ses sublimités que
l’œuvre de Milton, elle n’est pas souillée de ses taches bizarres ; plus
grave et plus majestueuse que celle du Tasse, elle n’est pas moins
séduisante, ni moins variée. En elle la réunion si rare des qualités séparées que nous
avons déduites, concourt donc le plus puissamment à sa suprême beauté. Vainement
essaya-t-on d’assimiler les hauteurs inégales de l’Écriture sainte à celles de la muse
profane : la Bible, si sublime en ses épisodiques narrations, si brillante des
couleurs orientales qu’on retrouve dans les fables homériques, se compose-évidemment
d’intercalations et de pièces de rapport, faites de toutes mains ;
l’Iliade, au contraire, se tient en toutes ses parties, et forme un
vaste édifice, conçu, mesuré par un génie régulier, et largement exécuté par l’effort
d’une seule tête. C’est le livre des sages, des rois, des héros, et des artistes :
tous en retirent les maximes et les exemples qui leur sont utiles ; l’adolescence le
dévore avec avidité, l’âge mûr s’y complaît, et se nourrit de ses instructions : la
vieillesse y repasse en revue le tableau général de tous les sentiments, de toutes les
actions, et de toutes les idées des hommes. Ne cherchons pas à exalter l’admiration
qu’il mérite par les vains parallèles de sa durée avec la grandeur, la solidité de ces
masses qu’édifia l’orgueil des monarques de Palmyrez, de Memphis, et de Thèbes : les colosses matériels ne sont
pas victorieux de la succession des siècles : les seuls monuments de la pensée leur
opposent une résistance éternelle : il n’existe plus rien des travaux du fameux
Sésostris, de qui n’a survécu que le nom ; mais celui de l’impérissable Homère
accompagne ses ouvrages entiers, créations de son génie,
créations toujours vivantes comme l’univers, dont elles sont les immortelles images.
Le désir d’en inspirer l’étude constante à la jeunesse française, me fournirait mille
nouvelles considérations à déduire encore, si je ne me restreignais aux principales,
en me rappelant la maxime du législateur de nos muses :
Je ne dois pourtant pas laisser sans réponse les fausses opinions accréditées par la
différence des dialectes qu’Homère emploie, ni les arguments élevés contre la pureté
de son goût à l’égard des formules répétées qu’il multiplie, et des messages de ses
dieux ou de ses héros, dont les paroles exactement transmises en de mêmes termes
reproduisent plusieurs fois une suite de vers semblables. C’était un usage antique, un
protocole institué dans l’Orient, d’accompagner le nom de chaque homme en dignité du
nom de ses aïeux et d’une épithète distinctive. Cette marque de respect ne s’attachera
pas à Thersite, soldat méprisable ; et le poète dira toujours Agamemnon, fils d’Atrée,
pasteur des peuples ; Achille, magnanime fils de Pélée ou fils d’une déesse ; noble
Diomède, fils de Tydée ; industrieux Ulysse, fils de Laërte, prince éloquent et habile
en toutes les ruses. S’il conserve leurs titres d’honneur aux mortels, à plus forte
raison n’oubliera-t-il pas de rappeler ceux des divinités, afin d’accroître la
vénération qu’elles doivent inspirer. Iris ni Mercure ne se permettront jamais
d’altérer ou de transposer un mot des décrets irrévocables de Jupiter ; et par une
idéale grandeur
qui prête le pouvoir des dieux aux
monarques, leurs messagers n’oseront changer l’expression de leurs commandements.
Cette uniformité solennelle, toujours maintenue dans la Genèse, dans le Lévitique, et
dans les livres des Rois et d’Esther, ne contribue pas médiocrement à la simple
majesté qu’on y admire, et qui, de même, retrace la noble hiérarchie des puissances
divines et humaines dans l’Iliade. Ce sont les lignes parallèles des
vastes temples et la symétrie proportionnelle des hautes coupoles de leur
sanctuaire.
Les diversités de l’idiome d’Homère ne prouvent autre chose que sa vie errante sur
les bords de l’Ionie, de l’Attique et des îles Céphaloniques ; car je n’admets point
l’étendue de ses voyages comme une explication nécessaire de l’étendue de son génie.
Les limites des contrées qu’il a probablement parcourues, renferment moins d’espace
que celles de la France et des îles voisines de ses côtes. Corneille, qui ne passa que
de la province de Normandie dans la nôtre, dramatisa la politique universelle. L’usage
des divers dialectes atteste seulement, chez le poète grec, le besoin que les muses
antiques avaient de plaire aux nombreuses peuplades devant lesquelles il chantait, la
lyre en main, les faits qu’il sut rendre à jamais mémorables. Ce soin d’honorer toutes
les cités confédérées de sa patrie par le récit des actions dont la gloire leur était
particulière, a sans doute agrandi les rôles qu’il fait jouer tour à tour aux
principaux acteurs de ses chants, dans lesquels prédomine l’unité de héros supérieur
en chaque bataille. Tantôt il enorgueillissait Argos et Mycènes par les exploits
d’Agamemnon
et de Ménélas ; tantôt la sagesse héroïque de
la Crète, par la grandeur d’Idoménée. Mars, blessé, rehaussait la célébrité de Diomède
dans les murs où naquit ce guerrier ; l’indomptable Achille flattait la fierté des
Thessaliens ; sa muse encourageait l’industrie des forgerons de Lemnos, en chantant le
bouclier sorti des ateliers de Vulcain ; il intéressait par l’image du prudent et
courageux Ulysse les navigateurs d’Ithaque ; il immortalisait la science des enfants
d’Épidaure, en asseyant Péon, dieu de la médecine, entre les puissances de l’Olympe,
de qui dépend la vie des humains. La blessure du docte Machaon lui faisait s’écrier
qu’
un fils d’Esculape, ami du centaure Chiron, et conservateur
des jours de l’homme, est plus précieux, lui seul, que mille
guerriers
. Voilà par quelles louanges il divinisait par avance, dans la
patrie d’Hippocrate, le savoir et le courage de nos Desgenettes, de
nos Percy, de nos Larrey, de nos Hallé, de nos Dupuytren, et de leurs dignes émules, qui,
bravant les flèches de la mort sur les champs de bataille et dans les hôpitaux,
devinrent les généreux Machaons de la France, aussi belliqueuse que la Grèce !
Il mêlait à ses fictions les influences variées du glossaire, afin de mieux les
approprier aux pays dont les peuples émus venaient applaudir à son harmonie ; et,
quoiqu’il empruntât pour les charmer les grâces et les tours énergiques de leurs
dialectes, jamais il ne trahit, ni n’abandonna la langue qui lui était propre,
l’idiome de la poésie, qu’il fit nommer après Orphée la langue des
dieux. À son aide, il embellit les vérités morales de fables ingénieuses qui
les répandirent dans
toutes les régions de l’Europe et de
l’Asie. Il les fit aimer, et communiqua partout l’amour de sa renommée et de sa vertu.
Oui, messieurs, ses maximes font reconnaître et sentir qu’Homère fut vertueux, autant
que ses adversités révèlent les persécutions dont l’accabla l’injustice envieuse des
hommes. Sans doute, comme l’augure Hélénus, fils de Priam, et comme Polydamas, frère
d’Hector, il fut doué de l’inspiration céleste qui prédisait aux humains les maux
attirés sur eux par l’aveuglement de leurs passions : ils l’en auront puni, n’étant
pas moins jaloux de sa sagesse que de son génie : les ténèbres qui couvrent son
histoire ne nous ont pu cacher l’excès de ses malheurs. L’antiquité nous a même
transmis la malédiction qu’il prononça contre la ville qui lui refusa des secours
alimentaires :
Ces vers que m’ont inspirés les infortunes et les
ouvrages
du plus grand génie, en un poème que j’intitulai de son nom, rentrent dans le
complément de nos considérations générales.
Les chants immortels de cet Homère mendiant nous démontrent en nouvel exemple de mon
principe, qu’autant sa vertu fut élevée, autant son esprit fut sublime. Les leçons de
morale religieuse, publique, et privée, abondent en son poème : je finirai donc par
trois citations marquantes : « Ceux qui ont l’audace (fait-il dire à Dioné) de
combattre contre les dieux, ne demeurent pas longtemps sur la terre, leurs tendres
enfants ne s’asseoient point sur leurs genoux, et ne leur donnent pas le doux nom de
père au retour de leurs expéditions périlleuses. »
À l’époque de nos
derniers changements, qu’on nomma faussement républicains, comme pour calomnier le
véritable esprit des républiques, je me serais fait un devoir de répéter les maximes
du poète sur les dangers du pouvoir exercé par la multitude, au milieu de laquelle
personne ne veut obéir, et chacun veut commander aujourd’hui que nous sommes rentrés
sous les règlements de la monarchie, je me plais à vous redire comment Homère
apprenait aux nations à vénérer un souverain : « Sa dignité lui vient de
Jupiter ; c’est Jupiter même qui donne aux rois le sceptre, et qui les fait
dépositaires des lois pour gouverner les peuples. »
Mais voici comment il
enseigne, à leur tour, aux monarques, de se faire respecter des hommes en respectant
les intérêts de leurs prospérités. La condition qu’il leur impose est d’exceller en tout, et de surpasser tous les autres : il leur
recommande en leurs promesses et en leur devoir un scrupule
religieux, dogme d’une orthodoxie éternelle, puisqu’Homère ignora la catholicité, dont
l’époque est si moderne en comparaison de sa doctrine antique. Ailleurs Homère sut
résumer en quelques mots tout ce qu’on peut exprimer de plus fort contre les
perturbateurs des nations :
« Celui qui se plaît à exciter les discordes civiles, est un homme qui n’a ni pays,
ni tribu, ni bien, ni famille. »
On ne trouve rien de plus salutaire que ces moralités simples, dans les millions de
volumes polémiques cumulés par nos légistes, et par nos gens d’état consommés, qui ne
surent, hélas ! que nous perdre et se sauver ; de même les milliers de poétiques, et
les prétendus perfectionnements de nos auteurs, n’ont rien produit de plus sublime que
l’Iliade, dont l’analyse termine ici notre cours complet de
l’épopée.
Page 43, au lieu de, rendons-lui cette justice
impartiale, lisez, rendons-lui impartialement cette justice.
Page 69, au lieu de, Jaquerie, lisez, Lavaquerie.
Page 148, au lieu de, Guæthe, lisez, Goëthe.
Page 220, au lieu de, crier tout haut près des
oreilles, lisez, crier près des oreilles.
Page 535, au lieu de, placé on opposition, lisez, en opposition.
Page 127, au lieu de, susceptilité, lisez, susceptibilité.
Page 86 [48], au lieu de, vingt-sixième séance, lisez, vingt-septième.
Page 43, on lit sur plusieurs exemplaires, et les
féconds Scudéry qui, dit-il, lisez, et le fécond Scudéry.
Page 171, idem, auteur qui, fort au-dessous à nos
yeux des chantres de l’Odyssée et de l’Énéide, lisez, qui, sans égaler à nos yeux les chantres, etc.
Page 251, idem, épouse d’un héros grec, et
conséquemment, juge non moins experte du vrai courage, lisez, non
moins experte à juger le vrai courage.
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