Hugo, Victor (1802-1885)
Odes et poésies diverses (1822). — Bug-Jargal
(1826). — Odes et Ballades (1826). — Cromwell,
préface et drame (1827). — Les Orientales (1829). — Le Dernier Jour d’un condamné (1829). — Hernani (1830).
— Marion de Lorme (1831). — Notre-Dame de
Paris (1831). — Les Feuilles d’automne (1882). — Le Roi s’amuse (1832). — Lucrèce Borgia (1830).
— Marie Tudor (1833). — Étude sur Mirabeau
(1834). — Claude Gueux (1834). — Les Chants du
crépuscule (1835). — Angelo (1835). — Les Voir
intérieures (1837). — Ruy Blas (1838). — Les
Rayons et les Ombres (1840). — Le Rhin (1842). — Les Burgraves (1843). — Napoléon le Petit (1852).
— Les Châtiments (1852). — Les Contemplations
(1856). — La Légende des siècles, 1re série
(1859). — Les Misérables (1862). — Littérature et
philosophie mêlées (1864). — William Shakespeare (1864).
— Les Chansons des rues et des bois (1865). — Les
Travailleurs de la mer (1866). — L’Homme qui rit (1869).
— Non ! pamphlet (1870). — Actes et paroles
(1872). — L’Année terrible (1872). — Quatrevingt-treize (1873). — La Légende des siècles, 2e série (1877). — L’Art d’être grand-père
(1877). — Histoire d’un crime (1877). — Discours pour
Voltaire (1878). — Le Pape (1878). — La Pitié
suprême (1879). — L’Âne (1880). — Religion et
Religions (1880). — Les Quatre Vents de l’Esprit (1882).
— Torquemada (1882). — La Légende des siècles,
3e série (1883). — L’Archipel de la Manche
(1883). — Le Théâtre en liberté (1884). — La Fin de
Satan (1886). — Théâtre en liberté : Prologue ; La Grand’mère ; L’Épée ; Mangeront-ils ; Sur la lisière d’un bois ; Les Gueux ; Être aimé ; La Forêt
mouillée (1886). — Choses vues, 1re série (1887). — Toute la lyre (1888). — Amy
Robsart ; Les Jumeaux (1889). — En
Voyage ; Alpes et Pyrénées (1890). — Dieu
(1891). — Toute la lyre, 2e série (1893).
— Correspondance, tome Ier, de 1815 à 1835
(1896). — Les Années funestes, 1852 à 1870 (1898). — Choses vues, 2e série (1899). — Le
Post-Scriptum de ma vie (1901).
J’ai retrouvé, Monsieur, dans votre Ode sur Quiberon le talent
que j’ai remarqué dans les autres pour la poésie lyrique ; elle est de plus
extrêmement touchante, et elle m’a fait pleurer.
… On est saisi d’une émotion qui va jusqu’aux larmes, lorsqu’on vient à se
souvenir que de pareils vers sont l’ouvrage d’un jeune homme de 22 ans. Ah ! que
M. Victor Hugo ne désespère
pas ainsi de lui-même, de son siècle et du pouvoir de la poésie. Qu’il rouvre les
voiles du temple, et que, soutenue du redoutable esprit qui l’anime, sa muse
combatte longtemps encore les penchants égoïstes et les révoltes intérieures de
l’homme demeuré seul avec ses passions !
Je lis et je relis sans cesse votre Cromwell, cher et illustre
Victor Hugo, tant il me
paraît rempli de beautés les plus neuves et les plus hardies ! Quoique, dans votre
préface, vous nous traitiez impitoyablement de mousses et de lierres rampants, je
n’en rendrai pas moins justice à votre aimable talent, et je parlerai de votre
œuvre michelangesque comme je parlais autrefois de vos Odes.
Le drame de Cromwell n’a excité en moi d’autre sentiment que
celui de la commisération pour un jeune homme né avec d’heureuses dispositions,
d’un caractère très estimable, et qui, dans quelques productions lyriques, a
montré un vrai talent.
[1827.]
Mais
Boileau ne fit plus
que par sa
renommée !
[.]
La comparaison symbolique n’avait jamais été répandue dans des vers français avec
beaucoup d’audace avant M. Hugo. C’est par là que le style de M. Hugo differe essentiellement de
celui de M. de Lamartine. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que
cette force de représenter tout en emblèmes, exagérée jusqu’au point de ne pouvoir
souffrir l’abstraction, est le trait caractéristique de la poésie de M. Hugo. Il lui doit ses plus grandes
beautés et ses défauts les plus saillants. C’est par là qu’il s’élève quelquefois
à des effets jusqu’à présent inconnus ; et c’est là aussi ce qui le fait tomber
dans ce qu’on prendrait pour de misérables jeux de mots. On pourrait définir une
partie de sa manière : la profusion du symbole. Avec cette tournure de génie, il
devait être entraîné, même à son insu, vers l’étude du style oriental. Le sujet et
jusqu’au titre de son dernier recueil sont un indice de son talent.
Quelque étendue que j’ai donnée à cette analyse (d’Hernani),
elle ne peut donner qu’une idée imparfaite de la bizarrerie de cette conception et
des vices de son exécution. Elle m’a semblé un tissu d’, auxquelles
l’auteur s’efforce vainement de donner un caractère d’élévation, et qui ne sont
que triviales et souvent grossières. Cette pièce abonde en inconvenances de toute
nature. Le roi s’exprime souvent comme un bandit. Le bandit traite le roi comme un
brigand. La fille d’un grand d’Espagne n’est qu’une dévergondée, sans dignité ni
pudeur, etc. Toutefois, malgré tant de vices capitaux, je suis d’avis que non
seulement il n’y a aucun inconvénient à autoriser la représentation de cette
pièce, mais qu’il est d’une sage politique de n’en pas retrancher un seul mot. Il
est bon que le public voie jusqu’à quel point d’égarement peut aller l’esprit
humain affranchi de toute règle et de toute bienséance.
Vienne le poète, dit M. Hugo ; vienne l’homme qui inscrira son nom sur la colonne de la
Révolution après ceux de Mirabeau et de Napoléon ! Les amis de M. Victor Hugo assurent que le poète
est venu, que ce troisième astre de gloire et de liberté a lui sur la patrie.
N’ont-ils pas tressé les couronnes ? N’ont-ils pas cherché partout, dans les
loges, dans les couloirs, dans les escaliers, ce glorieux rénovateur, qu’ils
voulaient emporter sur leurs épaules, et qui s’enfuyait pour ne pas être étouffé
dans son triomphe ! M. Hugo ne
s’en souvient plus. Il rend grâce à cette jeunesse puissante qui
a porté aide et faveur à l’ouvrage d’un jeune homme sincère et indépendant comme
elle. Mais il a l’air de croire qu’elle s’est méprise dans son enthousiasme et que
le véritable régénérateur de l’art n’est pas venu. Ainsi ce n’est pas lui encore
qui peut accomplir cette révolution tant promise ; ce n’est pas non plus l’élégant traducteur d’Othello
, ni le désolé Joseph Delorme, ni
l’admirable M. Musset,
qui voit la lune au bout d’un clocher comme un point sur un i ;
ce ne sera pas non plus l’infortuné Dovalle qui vient de mourir tout exprès pour tromper les grandes
espérances qu’on fondait sur lui ; un poète s’élèvera, plus étonnant que tout
cela : M. Hugo ne dit pas
quand…
Ce que nous avons dit à l’occasion d’Hernani s’appliquera à
beaucoup de productions du même genre, et nous n’aurons plus à revenir sur la
question principale : la liberté dans l’art réclamée au même titre que la liberté
dans la société. Tout le mal est dans cette confusion, et M. Hugo est la preuve de toutes les
auxquelles un homme capable de faire de belles choses peut être
entraîné par elle.
Nous avons lu des articles où l’on reproche à M. Victor Hugo d’aller chercher son
histoire dans des livres inconnus, au lieu de la prendre dans les ouvrages où tout
le monde puise. En vérité, un reproche semblable est si insensé, qu’il nous en
coûte d’y répondre. Cependant les critiques devraient considérer que, puisque
eux-mêmes ils n’ont pas trouvé dans les histoires générales les détails de la vie
des familles du moyen âge, c’est qu’il faut sans doute les aller chercher
ailleurs. Les livres où ces détails se trouvent peuvent bien être inconnus d’eux,
mais il ne suit pas de là qu’ils le soient de tout le monde… En engageant le
Théâtre-Français à jouer toutes les œuvres des maîtres et toutes les pièces
notables, depuis Rotrou,
comme étude de l’art et de la langue française et comme introduction à la
littérature dramatique d’aujourd’hui, nous avons rapporté le drame moderne à
M. Victor Hugo parce qu’il
en est non pas le seul, mais le principal soutien. Ce n’est pas nous qui voudrions
ôter ni à M. Dumas, ni à
M. de Vigny la part de
gloire qui leur revient ; mais M. de Vigny n’ayant fait que deux pièces, et M. Dumas s’étant donné des
collaborateurs dans la plupart des siennes, à part même toute préférence
littéraire et toute question d’école, M. Victor Hugo se trouve être celui des trois qui a le plus
longuement et le plus sérieusement travaillé. Le drame actuel repose donc sur lui
plus que sur tout autre. Nous n’avons pas voulu celer d’ailleurs que toutes nos
sympathies sont pour M. Hugo,
nos sympathies pour ses ouvrages, notre amitié pour sa personne. Nous ne croyons
pas qu’il soit nécessaire de haïr quelqu’un pour lui rendre justice. Les amis de
M. Victor Hugo, car la
critique s’en préoccupe fort, ne sont pas gens pour cacher leurs affections ou
leurs idées, parce qu’elles sont sincères, pures et réfléchies. Il y a d’ailleurs
assez de périls littéraires à cette amitié pour qu’elle soit de bon goût et assez
d’injure pour qu’elle soit sacrée.
Sur Hernani : Peut-on dire que ce soit là l’honneur castillan ?
Nous mettrions volontiers M. Hugo au défi de publier l’anecdote dont il s’est inspiré ; et, si
jamais il y a eu, en Espagne ou ailleurs, un sentiment général, une frénésie
d’honneur qui puisse autoriser le cinquième acte d’Hernani, nous
dirons que c’est une belle chose que cette catastrophe. En attendant, il nous sera
permis de trouver que M. Hugo
n’a peint que des insensés, et, malheureusement pour lui, des insensés conséquents
avec eux-mêmes d’un bout de la pièce à l’autre. On ne peut attaquer par trop
d’endroits à la fois une production pareille, quand on voit par la préface des Consolations (de Sainte-Beuve) la
déplorable émulation qu’elle peut inspirer à un esprit délicat et naturellement
juste.
Vous qui, par le privilège des Raphaël et des Pitt, étiez déjà grand poète à l’âge où les hommes
sont encore si petits, vous avez, comme Chateaubriand,
comme tous les vrais talents, lutté contre les envieux embusqués derrière les
colonnes, ou tapis dans les souterrains du journal. Aussi désirai-je que votre nom
glorieux aide à la victoire de cette œuvre que je vous dédie, et qui, selon
certaines personnes, serait un acte de courage autant qu’une histoire pleine de
vérité. Les journalistes n’eussent-ils donc pas appartenu, comme les marquis, les
financiers, les médecins et les procureurs, à Molière et à son Théâtre ? Pourquoi donc la Comédie humaine, qui
castigat ridendo mores
, excepterait-elle une
puissance, quand la Presse parisienne n’en excepte aucune ?
Je suis heureux, Monsieur, de pouvoir me dire aussi votre sincère admirateur et
ami.
Le Roi s’amuse : Depuis dix ans, M. Hugo n’a pas innové moins hardiment
dans la langue que dans les idées et les systèmes littéraires. Il a imprimé aux
rimes une richesse oubliée depuis Ronsard, aux rythmes et aux césures des habitudes perdues depuis
Régnier et Molière et retrouvées studieusement par
André Chénier. Au
mouvement, au mécanisme intérieur de la phraséologie française, il a rendu ces
périodes amples et flottantes que le xviiie
siècle
dédaignait, qui avaient été s’effaçant de plus en plus sous les petits mots, les
petites railleries des salons de Mme Geoffrin. L’éclat
pittoresque des images, l’heureuse alliance et l’habile entrelacement des
sentiments familiers et des plus sublimes visions, que de merveilles n’a-t-il pas
faites ! Nul homme parmi nous n’a été plus constant et plus progressif. La voie
qu’il avait ouverte, il l’a suivie courageusement sous le feu croisé des moqueries
et du dédain. D’année en année, il révélait une nouvelle face de son talent et en
même temps un certain ordre d’idées. Chacun de ses ouvrages signale un
perfectionnement très sensible dans l’instrument littéraire ; mais tous, pourtant,
sont empreints d’un commun caractère : ils procèdent plutôt de la pensée solitaire
et recueillie, écoutant au-dedans d’elle-même les voies confuses de la rêverie et
de l’imagination, que d’un besoin logique de systématiser sous la forme épique et
dramatique les développements d’une passion observée dans la vie sociale ou d’une
anecdote compliquée d’incidents variés. Dans le roman, dans le drame, comme dans
l’ode, il est toujours le même. Il lui faut des contrastes heurtés qui fournissent
au développement stratégique de ses rimes, de ses similitudes, de ses images, de
ses symboles, de magnifiques occasions, de périlleux triomphes. Pour le maniement
de la langue, M. Hugo n’a pas
de rival ; il fait de notre idiome ce qu’il veut. Il le forge et le rend solide,
âpre et rude comme le fer ; il le trempe comme l’acier, le fond comme le bronze,
le cisèle comme l’argent ou le marbre. Les lames de Tolède, les médailles
florentines ne sont pas plus acérées ou plus délicates que les strophes qu’il lui
plaît d’ouvrer.
Les Chants du crépuscule non seulement soutiennent à l’examen
le renom lyrique de M. Hugo,
mais doivent même l’accroître en quelque partie. Mainte pièce du recueil décèle
chez lui des sources de tendresse élégiaque plus abondantes et plus vives qu’il
n’en avait découvert jusqu’ici, quoique, même en cela, le grave et le sombre
dominent. On suit, avec un intérêt respectueux, sinon affectueux, ce front sévère,
opiniâtre, assiégé de doutes, d’ambitions, de pensées nocturnes qui le battent de
leurs ailes. On contemple « cet homme au flanc blessé », saignant, mais debout
dans son armure, et toujours puissant dans sa marche et dans sa parole. On le
voit, rôdeur à l’œil dévorant, au sourcil visionnaire, comme
Wordsworth a dit de
Dante, tour à tour le
long des grèves de l’Océan, dans les nefs désertes des églises au tomber du jour,
ou gravissant les degrés des lugubres beffrois.
Le quatrième acte de Ruy Blas est rempli de personnages hideux,
de scènes bouffonnes, de barbarismes créés à plaisir.
M. Hugo touche à une heure
décisive ; il a maintenant trente-six ans, et voici que l’autorité de son nom
s’affaiblit de plus en plus… Lors même que l’auteur des Orientales
s’enfermerait obstinément dans le système littéraire
qu’il a fondé, et soutiendrait que la terre finit à l’horizon de son regard, son
passage dans la littérature contemporaine mériterait cependant d’être signalé,
sinon comme une ère de fécondité, du moins comme une crise salutaire… L’auteur,
malgré sa jeunesse, appartient dès à présent à l’histoire littéraire. En
poursuivant la voie où il est entré, il y a vingt ans, il n’arrivera jamais à
surpasser les œuvres qu’il nous a données.
Si l’on disait à de certaines gens que le poète qui ressemble le plus à Virgile c’est Victor Hugo dans les
Feuilles d’automne, on passerait pour un fou ou pour un enragé. Rien n’est
plus vrai pourtant. Tous les génies sont frères et forment, à travers les espaces
et les siècles, une famille rayonnante et sacrée.
Sur les Burgraves : Il y a chez M. Victor Hugo une qualité, la plus
grande, la plus rare de toutes dans les arts : la force !… Il a cette violence et
cette âpreté de style qui caractérisent Michel-Ange. Son génie est un génie mâle, — car le génie a un sexe :
Raphaël est un génie féminin, ainsi que Racine ; Corneille est un génie mâle. — Nul ne se rapproche davantage de la
grandeur sauvage d’Eschyle. Job a
des tirades qui ne seraient pas déplacées dans le Prométhée
enchainé. L’imprécation de Guanhumara, quand elle prend la nature à témoin
de son serment de vengeance, est un des plus beaux morceaux de notre littérature :
c’est l’ampleur de la poésie à toute volée de la tragédie antique, bien différente
de la tragédie classique… Soutenir ainsi ce ton d’apogée, ce bel élan lyrique
pendant trois grands actes, M. Hugo seul pouvait le faire aujourd’hui.
Croyez-vous que quand le vieil Eschyle clouait le Titan, martyr de la civilisation hellénique, sur
la cime de je ne sais quel Caucase baigné par l’Océan, la Grèce, assise dans le
théâtre de Bacchus, fit à l’auteur des objections géographiques ou se prit à le
chicaner sur les invraisemblances de sa fable ? La beauté idéale de la conception
et la perfection des vers absolvaient le poète ; et, certes, la grandeur du
tableau qui termine le premier acte des Burgraves aurait fait
battre des mains à tout le peuple d’Athènes.
Cette œuvre, grande par la pensée, sévère par l’exécution, attachante mais trop
compliquée par la fable, nous paraît ce que M. Hugo a tenté jusqu’ici sur la scène
de plus grave et de plus élevé.
Lorsque Marion rencontre Didier et qu’elle court après lui, c’est un amant et non
un mari qu’elle demande. Mais Didier ne la connaît pas. En lui voyant le visage
d’un ange, il s’imagine qu’elle en a l’âme aussi :
Marion ne comprend pas très bien ce langage, différent de celui qu’elle a entendu
jusqu’à ce jour. Elle cherche ce que veut dire cette « théologie » et trouve
Didier principalement singulier ; mais cette singularité même l’attire. Quand elle
comprend, un immense bouleversement se fait en elle. À la lueur de la révélation
qui éclate dans les paroles de Didier, elle voit la vraie figure de son passé et
en a honte. Elle se repent ; elle veut remonter. En se comparant à une passion
semblable, elle se sent à la fois rapetissée et grandie. Quoi ! l’amour peut être
une religion et elle peut être aimée ! Il lui vient l’ambition d’être comme Didier
la voit. — Chose profonde : le croyant fait le Dieu ! La transformation commence.
L’idée que Didier se fait de Marion devient Marion même. La vision se substitue
par degrés à la réalité. Adam tire encore une fois Ève de son flanc.
Victor Hugo dont le nom avait
si rapidement grandi sous la Restauration, mais dont les
Orientales avaient montré l’alliance malheureuse d’une habileté consommée
et d’une pensée presque insaisissable, tant elle tenait peu de place dans les vers
du poète, a répondu victorieusement à ce reproche, hélas ! trop mérité, par les Feuilles d’automne. De tous les recueils lyriques de Victor Hugo, les Feuilles
d’automne sont probablement le seul qui restera, car c’est le seul où se
révèlent des pensées sérieuses.
Hugo, un comédien de poésie,
un esprit masqué où rien n’est sincère, pas même la vanité !… ôtez à Hugo trente gros adjectifs, et toute
sa poésie s’effondre comme un plafond auquel on enlève ses étais… Les femmes, il
ne les aime pas ; les enfants, il ne les comprend pas ; la nature il ne la sent
pas… Il dit d’une femme : « Elle me regarda de ce regard suprême qui reste
à la beauté quand nous en triomphons »
. N’est-ce pas là du Delille ? En politique, on
croirait entendre M. Cabet
ou un article du Siècle… Il m’est assez indifférent que
Hugo
fasse bien les vers ; au jour de l’an, quand j’étais enfant, je
m’inquiétais beaucoup des bonbons, peu du sac.
Jamais livre n’avait excité tant de curiosité ni de sympathie. Le jour de la mise
en vente, les magasins de librairie étaient littéralement assiégés, et il n’a pas
fallu plus de vingt-quatre heures pour que la première édition fût épuisée. À
l’heure qu’il est, Les Contemplations sont dans toutes les
mains ; on dirait que le lecteur, dégoûté des rapsodies qui ont vu végéter ces
dernières années si stériles, ait voulu se retremper dans ce grand fleuve qui
prend sa source aux derniers jours de la Restauration et qui n’a cessé de rouler,
à travers tous les événements heureux ou malheureux, glorieux ou funestes, ses
flots de belles pensées et de beaux vers.
Pour cette génération, Hernani a été ce que fut Le
Cid pour les contemporains de Corneille. Tout ce qui était jeune, vaillant, amoureux, poétique, en
reçut le souflle. Ces belles exagérations héroïques et castillanes, cette superbe
emphase espagnole, ce langage si fier et si hautain dans sa familiarité, ces
images d’une étrangeté éblouissante, nous jetaient comme en extase et nous
enivraient de leur poésie capiteuse. Le charme dure encore pour ceux qui furent
alors captivés. Certes, l’auteur d’Hernani
a fait des pièces aussi belles, plus
complexes et plus dramatiques que celle-là peut-être ; mais nulle n’exerça sur
nous une pareille fascination. Il s’opérait un mouvement pareil à celui de la
Renaissance. Une sève de vie nouvelle coulait impétueusement. Tout germait, tout
bourgeonnait, tout éclatait à la fois. Des parfums vertigineux se dégageaient des
fleurs, l’air grisait, on était fou de lyrisme et d’art. Il semblait qu’on vint de
retrouver le grand secret perdu ; et cela était vrai, on avait retrouvé la
poésie.
À M. Victor Hugo revient
l’honneur d’avoir écrit le plus rare et le plus touchant de tous les drames de ce
siècle, Marion de Lorme.
L’histoire des ouvrages de M. Victor
Hugo est l’histoire de livres éphémères, greffés sur des lieux
communs du jour ou imités d’ouvrages analogues, où le mérite de l’invention
n’appartient pas à M. Victor
Hugo. Je n’en sache pas un dont la pensée lui soit propre ; je n’en
sache pas un où il ait crié le premier, du haut du mât de misaine : Italie !
Italie ! Il a quelquefois exploité les découvertes d’autrui ; mais il n’a jamais
rien découvert… Les meilleures pages de prose de Notre-Dame de
Paris ne sont pas meilleures que la préface de Cromwell ;
les Feuilles d’automne n’ont rien ajouté à la gloire des Orientales ; les Chants du crépuscule sont
indignes des Feuilles d’automne ; toujours la dernière chose
faite est la pire. On dirait que M. Victor Hugo a été condamné à n’être en effet qu’un enfant de génie, comme l’appelait M. de Chateaubriand. Les œuvres de l’homme font honte aux œuvres de
l’enfant.
Quand on se figure ce qu’était la poésie française avant que Victor Hugo apparut, et quel
rajeunissement elle a subi depuis qu’il est venu ; quand on s’imagine ce peu
qu’elle eût été s’il n’était pas venu, combien de sentiments mystérieux et
profonds, qui ont été exprimés, seraient restés muets ; combien d’intelligences il
a accouchées, combien d’hommes qui ont rayonné par lui seraient restés obscurs, il
est impossible de ne pas le considérer comme un de ces esprits rares et
providentiels qui opèrent, dans l’ordre littéraire, le salut de tous, comme
d’autres dans l’ordre politique. Le mouvement créé par Victor Hugo se continue encore sous
nos yeux. Qu’il ait été puissamment secondé, personne ne le nie ; mais si,
aujourd’hui, des hommes mûrs, des jeunes gens, des femmes du monde ont le
sentiment de la belle poésie, de la poésie profondément rythmée et vivement
colorée, si le goût public s’est haussé vers des jouissances qu’il avait oubliées,
c’est à Victor Hugo qu’on le
doit.
William Shakespeare : Il a écrit ce livre pour dire que la
poésie est aussi nécessaire à l’homme que le pain.
J’ai toujours professé pour les drames de Victor Hugo une sympathie
médiocre…
Les Chansons des rues et des bois, la dernière cargaison
poétique envoyée de Guernesey, ont été accueillies par une bourrasque, et pourtant
plusieurs pièces originales ou ingénieuses et nombre détachées méritaient une plus
heureuse traversée. Tout a été gâté par un fâcheux caprice qui déjà s’annonçait
dans les recueils précédents, le mélange du grotesque et du lyrique. Les grands
poètes sont de grands seigneurs ; libres de déroger quelquefois, ils peuvent
passer de Pindare à
Rabelais, mais non
dans la même chanson. L’enthousiasme et la gaudriole ne doivent pas, à notre avis,
s’asseoir à la même table ; la voix entrecoupée par les hoquets met les chastes
muses en fuite. Qui doute que M. Victor
Hugo, s’il eût été parmi nous, n’eût pas risqué cette fantaisie ?
Quand on pense à ce que vous aviez fait déjà en 1833 ! Vous aviez renouvelé
l’ode ; vous aviez, dans la préface de Cromwell, donné le mot
d’ordre à la révolution dramatique ; vous aviez, le premier, révélé l’Orient dans
les Orientales, le moyen âge dans Notre-Dame de
Paris. Et depuis, que d’œuvres et que de chefs-d’œuvre ! que d’idées
remuées ! que de formes inventées ! que de tentations, d’audaces et de
découvertes ! Et vous ne vous reposez pas !… Et on me dit que, dans le même moment
où j’achève cette lettre, vous allumez votre lampe et vous vous remettez
tranquille à votre œuvre commencée.
Victor Hugo est entré à cette
heure dans la glorieuse galerie des ancêtres littéraires, et ses drames prennent
place l’un après l’autre parmi les chefs-d’œuvre classiques qui seront l’éternel
honneur du genre humain. Après Hernani, voici Ruy
Blas qui se classe dans le grand répertoire.
Victor Hugo, l’homme du
siècle ! Victor Hugo, le
penseur, le philosophe, le savant du siècle ! et cela au moment où il vient de
publier l’Âne, cet incroyable galimatias, qui est comme une gageure tenue contre
notre génie français ! Mais, en vérité, aux plus mauvaises époques de notre
littérature, dans les quintessences de l’hôtel de Rambouillet, dans les
périphrases de l’école didactique, jamais, jamais, entendez-vous ! on n’a accouché
d’une œuvre plus baroque ni plus inutile.
Onorate l’altissimo poeta.
Ἔν τὸ πᾶν
Un et tout ; c’est le symbole de la science sacrée des anciens, et c’est aussi
l’expression du génie de Victor
Hugo.
Je me rappelle mon enfance. Que de fois, la nuit, couché avec mon frère, la
bougie enveloppée d’un cornet en gros papier, de peur que la lumière ne nous
trahit, j’ai veillé jusqu’au blanc de l’aube pour lire Victor Hugo. « Dormirez-vous à la
fin ! nous criait papa Daudet, de la chambre voisine. On se taisait, le livre sous
les draps ; et quand, effrayés encore, nous reprenions la page interrompue,
c’était divin ce mystère et ce tremblement.
Qui de nous, au souvenir lointain de quelque génie, n’a envié le sort de ceux qui
l’avaient vu, approché, entendu ? À plus forte raison, pour les races futures en
sera-t-il ainsi de notre génération qui vénère Hugo dans le splendide épanouissement
d’une gloire impérissable.
L’Enfant Sublime, comme l’a nommé Chateaubriand, a
mérité d’être appelé le Sublime Vieillard.
Devant cette glorieuse longévité, la France donne un beau spectacle. Son
acclamation est un cri de patriotisme.
Opes regum corda subditorum.
Magnitudo cum mansuetudine.
I offer the tribute of my respect the great writer, whose works are worthy of his
country, whose life is worthy of his works.
D’autres remercieront Victor
Hugo de ses œuvres. Je le remercie de l’admiration unanime qu’elles
inspirent. Tous les partis et tous les peuples applaudissent ensemble à sa gloire.
De tous les spectacles que ce siècle nous a donnés, il n’y en a pas de plus
consolant et de plus rassurant que celui-là.
Mon cher Maître, je ne sais pas comme vont s’y prendre tous ceux qui vous
fêteront le 26 février pour vous dire en termes variés ce que tout le monde pense.
Moi, je laisse de côté les mots et j’en reviens tout bonnement à ce que j’ai fait,
il y a un demi-siècle, quand mon père m’a mené chez vous pour la première fois :
je vous embrasse bien respectueusement et bien tendrement aussi.
Je salue en Victor Hugo le
poète victorieux des anciens combats. L’honorer aujourd’hui d’un culte, c’est
protester contre ceux qui l’ont hué autrefois ; c’est croire à la force éternelle
et triomphante du génie.
Tout ce que l’enfance a de larmes dans la clarté de ses yeux, de sourires dans la
pureté de sa bouche entrouverte, Victor
Hugo l’a exprimé, et dans une langue faite pour ce sujet
exceptionnel, où son vaste élan se resserre, se maintient, arrive à la précaution
d’une étreinte de grand-père, au respect attendri de je ne sais quel saint
gigantesque soulevant l’enfant dans ses bras pour lui faire passer un
ruisseau.
À Victor Hugo, le sublime
poète de Ce qu’on entend
sur la montagne
, Mazeppa, le Crucifix,
profonde et perpétuelle admiration.
À Victor Hugo.
L’an 84 de son premier siècle d’immortalité.
Victor Hugo est un des plus
grands génies qui, en éclairant le monde, ont honoré l’humanité. Il est le poète
des hommes, des femmes, des enfants, des vaillants, des bons, des proscrits, des
déshérités et de tous ceux qui aiment.
Los nombres literarios que mas evocan la idea y et recuerdo de lo sublime asi en
mi pensamiento como en mi memoria son Isaias, Esquilo, Dante, Shakespeare, Calderon y Victor
Hugo.
Maître, vous avez la taille de ceux dont les vieux Grecs faisaient des dieux.
Votre amie, dont l’admiration s’accroît avec vos années.
Si quelques lettrés parricides abhorrent ou feignent d’abhorrer Hugo, pour eux ainsi que pour tous
ceux qui lui gardent une affection quasi filiale, il n’en est pas moins le grand
papa !
Maestro de maestros y ensalzado en todas las lingnas del universo mundo ;
Victor Hugo es mas que un
hombre y mas que un genio ; es toduvia mas que una idea : es todo un siglo.
Je ne fais pas un choix dans votre œuvre, cher Maître.
Si j’ai plus souvent relu les Contemplations, c’est que,
pendant les heures longues d’une veillée de mars au chevet d’une enfant adorée,
les fenêtres ouvrant sur une nuit étoilée, j’ai reçu des Contemplations le soulagement à la plus déchirante parmi les douleurs
humaines.
Ce ne sont que les sommets altiers, couverts de neige, qui jettent des flammes au
soleil couchant.
Victor Hugo m’écrivit de
Jersey une lettre de quatre pages sur papier pelure d’oignon pour m’autoriser à
mettre en musique sa Vieille Chanson du jeune temps.
Je ne sais trop ce qu’est devenue la musique de la chanson. Mais j’ai gardé la
lettre.
Victor Hugo est en train de
devenir plagiaire. Ainsi il a écrit cet hémistiche :
Eh bien ! il va être obligé de l’écrire une seconde fois.
Le chemin est long de Boileau à Victor
Hugo ; j’ai mis pour ma part vingt-cinq ans à le faire ; ce sont
vingt-cinq ans bien employés.
Le xixe
siècle s’appellera-t-il le siècle de
Napoléon ou le siècle d’Hugo ?
Les paris sont ouverts.
Au maître sculpteur de la pensée, un ouvrier du marbre.
Ni prose ni vers pour célébrer le Maître. Sur une page blanche, son nom :
« Victor Hugo ». Cela dit
tout
L’hommage le plus digne d’un grand poète n’est-ce pas l’obole offerte aux pauvres
en son nom ?
Victor Hugo est peut-être le
plus admirable et le plus glorieux des poètes ; mais c’est assurément un
décorateur et un ébéniste méconnu. Un de ses plus beaux ouvrages est
Hauteville-House.
Je suis heureux de pouvoir offrir à notre cher Grand Poète l’hommage de ma
vieille et profonde admiration.
Au plus grand peintre de la nature, l’Agriculture reconnaissante.
La gloire de Victor Hugo
rayonnera sur le xixe
siècle et contribuera pour
une forte part à la solution des grands problèmes devant lesquels le xixe
siècle est resté impuissant.
Victor Hugo, c’est la source
intarissable et bienfaisante qui arrose et fertilise le vaste champ de l’esprit
humain.
Pour dire tout ce qu’il aura été, point ne sera besoin d’un maximum de six
lignes : il suffira de le nommer.
Victor Hugo ? le vent, la
mer, la foudre.
Il est allé si haut dans son vol surhumain, qu’il semble que nos admirations et
nos enthousiasmes ne peuvent plus l’atteindre.
« … Il faut que la France entière présente un vaste ensemble, ou, pour
mieux dire, un vaste réseau d’ateliers intellectuels, gymnases, lycées,
collèges, chaires, bibliothèques, échauffant partout les vocations, éveillant
partout les aptitudes… »
Tel est le programme que traçait Victor
Hugo à la tribune de l’Assemblée législative (1850). Ce sera
l’honneur de la République de l’avoir rempli.
Quand Shakespeare
s’éteint, Victor Hugo
s’allume.
Je n’ai jamais entendu le moineau chanter les louanges du rossignol. Sans cela,
je vous enverrais en deux trilles l’éloge de Victor Hugo.
Le Moïse sauvé des eaux marque l’avènement de l’enfance dans la
poésie lyrique. Avec lui entrent dans l’ode, dans l’élégie, tous ces Éliacins dont Victor
Hugo est le Joad, car il les couronne.
La vie humaine entière se reflète en voire œuvre. Pour toute joie, toute douleur,
tout sacrifice, tout événement, elle a un chant qui exalte, console, explique ou
fortifie. À l’homme moderne, incroyant et morose, elle est ce qu’est au mahométan
le Coran, ou chrétien la Bible.
Victor Hugo a fait la plus
admirable des Poétiques en écrivant le livre intitulé : William Shakespeare, dont la pensée féconde se résume en ces deux
formules : l’Art pour le Progrès, le Beau utile.
Je salue en Victor Hugo le
Maître généreux et sublime qui a proclamé « le devoir de la pensée humaine
envers l’homme »
.
L’anniversaire de Victor
Hugo, en remuant les cœurs, les unit. Combien d’ennemis qui se
rapprochent pour fêter d’un même élan le grand génie fraternel qui les
domine ?
Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, Molière, Hugo, ainsi soit-il !
Ils sont aimés des dieux ceux qui, glorieux dès leur jeunesse et naissant avec
leur siècle, incarnent en eux tous ses rayonnements et tous ses deuils, chantent
ses grandeurs, célèbrent ses victoires, pansent ses blessures, le consolent de ses
défaites, le relèvent et le vengent, et, vieillissant avec lui, se reposent au
couchant de leur vie, dans leur immortalité. Mais quoi ! un seul homme aura eu
cette destinée triomphante : c’est Victor
Hugo, l’enfant sublime dans le sublime vieillard, Hugo, le grand Français — non, le
grand humain !
Hugo n’appartient pas à la
France seulement ; comme Shakespeare et Molière, il appartient, par son génie, au monde entier.
Maître bien-aimé, permettez-moi de vous offrir comme bouquet de fête ces cinq
vers qui sont de vous et dont, paraît-il, je suis seule à me souvenir. Je les
tiens de mon père. Vous les avez, disait-il, écrits avec un diamant, sur la vitre
d’une auberge peu hospitalière :
Du pays d’Eschyle et de
Phidias, le Ministre
de France en Grèce transmet à Victor
Hugo le salut fraternel des poètes et des sculpteurs divins de
l’Acropole.
Ceux-là seuls qui peuvent choisir entre le lever du soleil derrière les montagnes
de la Suisse ou son coucher étincelant dans les flots de l’Océan pourront aussi se
prononcer entre les premiers vers de celui que Chateaubriand
appela l’Enfant sublime et le poète de
la Légende
ou de Torquemada.
Pour moi, je suis de ceux qui admirent simplement toute la marche du soleil et
toutes les évolutions du génie.
Ὁ χορὸς τῶν ποιητῶν ἦλθεν εἰς τὴν γέννησιν σου. Ὁ Ὅμηρος σὲ ὀνομασεν ὑιόν. Ὁ
Ἄισχυλος καὶ ὁ Πίνδαρος εἶπον : Ἁδελφέ μου.
Au Génie, qui, comme un témoin éternel et comme un prophète, a évoqué la nature
et les temps, exprimé les aspirations infinies de l’humanité et, souverain maître
de l’idée et de la forme, identifié avec la poésie la représentation
intellectuelle de tous les arts.
Voici ce que dit le poète Hafez
pour vanter la beauté de la bien-aimée : « La beauté de la bien-aimée se
passe de notre admiration imparfaite. Un beau visage n’a pas besoin du fard ou
des grains de beauté »
.
Je répète le même vers pour dire que nos louanges sont imparfaites quand il
s’agit de rendre hommage au génie du grand poète de notre siècle, l’illustre
Victor Hugo.
Que reste-t-il de lui ? Une Babel immense peuplée de créatures monstrueuses ou
étranges et sans vitalité réelle.
La Légende des siècles domine toute l’œuvre de Victor Hugo. Elle est le Beffroi de
cette Cité mouvante et multiple, de toute forme et de tout âge, pleine de
contrastes : où la Mosquée des Orientales s’arrondit, au milieu
des flèches lyriques des Feuilles d’automne et des Voix intérieures, des Rayons et des Ombres, et des
Contemplations ; où le Paris des Misérables
s’agite autour de la cathédrale de Notre-Dame de Paris, où le
drame est représenté par tout un groupe tragique d’édifices, qui relient Aranjuez
à la Tour de Londres, le Burg germanique au Louvre, la Renaissance italienne à la
Décadence espagnole ; où le prétoire des Châtiments donne sur
les camps et sur les tranchées de l’Année terrible, cette cité
fantastique que la mer baigne, que les astres sans cesse interrogés illuminent,
que les champs et les forêts envahissent ; où la nature, enfin, projette ses
splendeurs et ses ténèbres, ses floraisons et ses éruptions, sur les luttes et les
douleurs de l’humanité.
Œuvre démesurée, peuplée de types innombrables, et qui n’est pourtant qu’en
partie visible ; œuvre sans égale, qu’accroîtront presque de moitié les livres
déjà terminés, en sortant de l’ombre, et que des plans tracés, et dont
l’achèvement est promis à cette vieillesse invincible, prolongeront en tout sens.
Nous ne l’entrevoyons encore aujourd’hui cette œuvre-là qu’à travers la poussière
des combats qu’elle a soulevés. Que sera-ce, quand l’avenir l’aura pacifiée,
lorsque le recul des années l’aura fixée dans l’harmonie et dans la lumière ! Ce
qu’on peut dire dès à présent, avec assurance, c’est que tous les temps nous
envieront l’avènement et le règne, la présence et l’influence vivante d’un tel
poète, et que tout un côté de notre siècle portera son nom.
M. Victor Hugo fut un très
grand homme ; ce fut surtout un homme , vraiment unique. Il semble
qu’il fut créé par un décret supérieur et nominatif de l’Éternel. Toutes les
catégories de l’histoire littéraire sont en lui déjouées…
… M. Victor Hugo fut le plus
illustre parmi ceux qui entreprirent de ramener aux plus hautes aspirations cette
culture intellectuelle déprimée. Un souffle vraiment poétique le remplit ; chez
lui, tout est germe et sève de vie. Une singulière découverte coïncide avec celle
de l’esprit nouveau, c’est que la langue française, qui semblait ne plus sembler
bonne qu’à rimer des petits vers spirituels ou aimables, se trouva tout à coup
vibrante, sonore, pleine d’éclat. Le poète qui vient d’ouvrir à l’imagination et
au sentiment des voies nouvelles, révèle à la poésie française son harmonie. Ce
qui n’était qu’une cloche de plomb devient entre ses mains un timbre d’acier.
La bataille fut gagnée. Qui voudrait aujourd’hui demander compte au général des
manœuvres qu’il employa, des sacrifices qui furent les conditions du succès ? Le
général est obligé d’être égoïste. L’armée, c’est lui ; et la personnalité,
condamnable chez le reste des hommes, lui est imposée. M. Hugo était devenu un symbole, un
principe, une affirmation, l’affirmation de l’idéalisme et de l’art libre. Il se
devait à sa propre religion ; il était comme un dieu qui serait en même temps son
prêtre à lui-même.
Sa haute et forte nature se prêtait à un tel rôle, qui eût été insupportable pour
tout autre. C’était le moins libre des hommes, et cela ne lui pesait pas. Un grand
instinct se faisait jour en lui. Il était comme un ressort du monde spirituel. Il
n’avait pas le temps d’avoir du goût, et cela, d’ailleurs, lui eût peu servi. Sa
politique devait être celle qui allait le mieux à sa bataille. Elle était, en
réalité, subordonnée à ses grandes stratégies littéraires, et parfois elle dut en
souffrir, comme toute chose de premier ordre qu’on réduit à l’état de chose
secondaire et qu’on sacrifie à un but préféré.
À mesure qu’il avançait dans la vie, le grand idéalisme qui l’avait toujours
rempli s’élargissait, s’épurait. Il était de plus en plus pris de pitié pour les
milliers d’êtres que la nature immole à ce qu’elle fait de grand. Éternel honneur
de notre race ! Partis des deux pôles opposés, M. Hugo et Voltaire se rencontrent dans l’amour de la
justice et de l’humanité.
Que se passera-t-il en 1985, quand le centenaire de Victor Hugo sera célébré à son tour ?
Devant les obscurités d’un avenir qui nous apparaît fermé de toutes parts, qui
oserait le dire ? Une seule chose est bien probable. Ce qui est resté de Voltaire restera de M. Hugo. Voltaire, au nom d’un admirable bon sens,
proclame que l’on blasphème Dieu quand on croit servir sa cause en prêchant la
haine. M. Hugo, au nom d’un
instinct grandiose, proclame un père des êtres, en qui tous les êtres sont
frères…
Il était
fou depuis plus de trente ans
.
Marion de Lorme : C’est le premier en date des drames du poète,
et c’en est aussi le plus jeune. S’il n’a pas la fermeté magistrale, la certitude
d’exécution souveraine, qui marquèrent bientôt toutes ses œuvres, il a le charme
de la jeunesse, son enthousiasme ardent et tendre, une candeur grave, une foi
profonde, la fleur du génie. On y sent la verdeur du printemps sacré, qui régnait
alors. Un souffle lyrique y circule, les larmes y coulent comme la source
vive.
Victor Hugo a écrit cette
phrase dont on pourrait faire l’épigraphe de son théâtre : « Dieu frappe l’homme y l’homme jette un cri : ce cri, c’est le
drame. »
Oui, c’est le drame, le drame de Victor
Hugo surtout. Dans aucun temps, dans aucun pays, aucun poète n’a
écouté de plus près, n’a reproduit avec plus de force ce cri de la douleur
humaine. Chacune de ces œuvres tragiques semble porter le nom d’un champ de
bataille : Hernani a l’aspect d’un combat étincelant sous le
soleil de l’Espagne, dans quelque sierra désolée ; Ruy Blas ressemble au choc de deux escadrons farouches plus avides de
donner la mort que de trouver la victoire ; les Burgraves ont la
grandeur douloureuse et titanique des trilogies d’Eschyle.
Immense a été et est encore son action sur les lettres françaises. Tous ceux qui
tiennent une plume aujourd’hui, les prosateurs comme les poètes, les journalistes
comme les auteurs dramatiques, procèdent plus ou moins de lui. Ils se servent
d’épithètes et d’images, ils ont des alliances de termes et des surprises de
rimes, des tours de phrases et des formes de pensée qui sont des réminiscences
inconscientes de Victor Hugo.
Le style moderne est marqué à son empreinte. Son œuvre écrite dépasse, par le
nombre des volumes, celle même de Voltaire et égale, par la puissance et l’éclat, celle des plus
grands poètes.
[.]
Quelles que soient les causes, les raisons, les influences qui ont modifié sa
pensée ; bien qu’il se soit mêlé ardemment aux luttes politiques et aux
revendications sociales, Victor
Hugo est, avant tout, et surtout, un grand et sublime poète,
c’est-à-dire un irréprochable artiste, car les deux termes sont nécessairement
identiques. Il a su transmuter la substance de tout en substance poétique, ce qui
est la condition expresse et première de l’art, l’unique moyen d’échapper au
didactisme rimé, cette négation absolue de toute poésie ; il a forgé, soixante
années durant, des vers d’or sur une enclume d’airain ; sa vie entière a été un
chant multiple et sonore où toutes les passions, toutes les tendresses, toutes les
sensations, toutes les colères généreuses qui ont agité, ému, traversé l’âme
humaine dans le cours de ce siècle, ont trouvé une expression souveraine. Il est
de la race, désormais éteinte sans doute, des génies universels, de ceux qui n’ont
point de mesure, parce qu’ils voient tout plus grand que nature ; de ceux qui, se
dégageant de haute lutte et par bonds des entraves communes, embrassent de jour en
jour une plus large sphère par le débordement de leurs qualités natives et de
leurs défauts non moins ; de ceux qui cessent parfois d’être
aisément compréhensibles, parce que l’envolée de leur imagination les emporte
jusqu’à l’inconnaissable, et qu’ils sont possédés par elle plus qu’ils ne la
possèdent et ne la dirigent ; parce que leur âme contient une part de toutes les
âmes ; parce que les choses, enfin, n’existent et ne valent que par le cerveau qui
les conçoit et par les yeux qui les contemplent.
L’âme de Hugo, et c’est tant
pis pour moi, est trop étrangère à la mienne.
C’est maintenant une opinion généralement reçue dans la critique moderne que
cette antithèse du corps et de l’âme qu’expose si savamment dans toutes ses œuvres
le grand auteur de Notre-Dame
. On a bien attaqué cet homme parce qu’il est grand
et qu’il a fait des envieux. On fut étonné d’abord et l’on rougit ensuite de
trouver devant soi un génie de la taille de ceux qu’on admire depuis des siècles ;
car l’orgueil humain n’aime pas à respecter les lauriers verts encore. Victor Hugo n’est-il pas aussi grand
homme que Racine, Calderon, Lope de Vega et tant d’autres admirés
depuis longtemps ?
C’est toute une langue nouvelle que Victor Hugo a ainsi façonnée pour l’usage des versificateurs, et
cette langue a eu la fortune la plus . Un critique exercé pourrait
presque à coup sûr, en présence d’un poème, déterminer s’il date d’avant ou
d’après l’auteur des Orientales
. Cette fortune s’explique par le fait que la
révolution prosodique accomplie ainsi a coïncidé avec la plus grande révolution
psychologique de notre âge.
Quand on parle de l’état des lettres dans la France contemporaine, on ne peut
guère ne pas nommer M. Victor
Hugo. Le nom intervint, en effet, dans les quelques paroles qui
s’échangeaient entre mon auguste interlocuteur (Napoléon III) et moi :
« Comprenez-vous, me dit l’Empereur, d’un air à la fois grave et légèrement
railleur, qu’un homme de ce mérite fasse des vers comme ceux-ci :
LA CÈNE.
Hugo, dans sa tâche
mystérieuse, rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire, au vers ;
et comme il était le vers personnellement, il confisqua, chez qui pense, discourt
ou narre, presque le droit à s’énoncer. Monument en ce désert, avec le silence
loin ; dans une crypte, la divinité ainsi d’une majestueuse idée inconsciente, à
savoir, que la forme appelée vers est simplement elle-même la littérature.
Il y a des gens, comme Sully
Prudhomme, qui ont une âme en pétale de sensitive, qui se replie sur
elle-même dès qu’on la touche. Il y en a, comme Coppée, qui ont une âme cii ailes
de moineau ; qui va, légère, amusée, gouailleuse, tendre et gaie à la fois, se
poser sur tous les arbres des squares et guetter les humbles joies et les humbles
drames pour en faire une chanson. Victor
Hugo avait une âme en tôle. L’incident, l’anecdote, l’événement
tapaient dessus, et c’était une musique grave et douce ou un retentissement de
tonnerre. Il avait un gong dans le cerveau.
Vous me demandez une page sur Victor
Hugo. Une page, grand Dieu ! mais c’est un volume qu’il faudrait
écrire ! Que voulez-vous que je dise en une page sur le plus Grand de nos poètes
lyriques ?
Et puis, après les batailles d’autrefois, je n’ai qu’à
m’incliner.
Ces jours-ci, Catulle
Mendès, qui est un grand honnête homme littéraire, en me donnant une
belle et bonne poignée de main publique, a signé définitivement la paix.
Il a raison, il faut admirer et aimer, toute la force est là.
Malgré la légende, j’ai beaucoup aimé et beaucoup admiré Victor Hugo, et voici ce que
j’écrivais il y a longtemps :
« Quelle brusque et prodigieuse fanfare dans la langue que ces vers de
Victor Hugo ! Us ont
éclaté comme un chant de clairon, au milieu des mélopées sourdes et balbutiantes
de la vieille école classique. C’était un souffle nouveau, une bouffée de grand
air, un resplendissement de soleil. Pour mon compte, je ne puis les entendre
sans que toute ma jeunesse me passe sur la face, ainsi qu’une caresse.
« Je les ai sus par cœur, je les ai jetés jadis aux échos des coins de Provence
où j’ai grandi. Ils ont sonné pour moi, comme pour bien d’autres, le siècle de
la liberté dans lequel nous entrons… »
Voilà la page que vous demandez, mon cher confrère, et je regrette simplement
qu’elle ne soit pas plus complète et plus éloquente.
Analyser ce tome dernier de Toute la lyre, qui en oserait
tenter l’aventure ? La poésie de Victor
Hugo est parce qu’elle est, voilà tout ; tout y est réinventé et créé
à nouveau ; le sens du mystère et le sens du lyrisme par elles ont été restitués à
la poésie française ; c’est d’elle que nous tirons notre existence, tous ; elle
est l’air que chacun de nous respire : nous ne le saurions décomposer et
vivre.
L’atmosphère hugolienne s’est
accrue une fois encore à jamais, et notre enthousiasme, duquel ne saurait se
définir la qualité. Simplement, c’est ici le lieu de saluer de nouveau l’universel
Poète, le Maître et le Père.
Pendant la période romantique, ils (les juges littéraires) se bornaient à grossir
la gloire unique de Victor
Hugo. Quand les ouvrages mis en honneur s’intitulaient : Les Burgraves, l’Homme qui rit ou la Légende des
siècles, c’était au mieux ; mais cela devenait néfaste quand, par la force
d’habitude, on exaltait le feuilleton des Misérables ou les
tartines politiques des Châtiments. Cependant on laissait dans
l’ombre de subtils écrivains, comme Gérard de Nerval et Pétrus
Borel. Or, l’Aurélia est infiniment plus littéraire
que Notre-Dame de Paris, et Madame Putiphar
contient d’admirables essais d’ironisme, qu’il importe de savoir plutôt que les
grands drames hugoliens.
Victor Hugo, ce fut surtout
le vulgarisateur d’un certain élan d’idées en honneur dans les milieux où il
vivait… Il y eut dans son entourage des hommes comme Gérard de Nerval qui
l’emportèrent sur lui en originalité et en intelligence… Notre-Dame
de Paris, les Châtiments et tout le théâtre de Victor Hugo sont dignes de la
portière.
Dans la traduction comme dans l’analyse des sentiments un peu particuliers,
délicats et subtils, il échouera presque toujours, faute précisément de
délicatesse et de subtilité. Ses madrigaux, par exemple, auront communément
quelque chose de gauche, de lourd, de pédantesque, de choquant quelquefois. Ses
plaisanteries auront je ne sais quoi de pesant et de puéril ensemble, d’asséné
plutôt que de lancé, de barbare, d’énorme, de mérovingien, si je puis ainsi dire ;
— et c’est ainsi qu’on devait rire à la cour du roi Chilpéric.
Les Années funestes. Ab Jove principium ! Chaque fois qu’une
œuvre nouvelle de Victor Hugo
est divulguée, elle justifie l’admiration presque aveugle que lui ont vouée les
poètes et donne raison à leur ferveur envers lui. L’heure était particulièrement
propice pour publier ces poèmes contemporains des Châtiments.
Jamais en notre langue, même chez d’Aubigné, l’invective
ne se haussa à un tel ton lyrique ; l’injure brutale, le calembour grandiose, les
coups de canne et les coups de bottes, les acrobaties formidables et sinistres,
virtuosité de la haine frappant l’ennemi avec ses armes discourtoises, seraient
simples jeux de pamphlétaire ; mais, ici, les Euménides mêmes hurlent dans les
strophes et, selon son vœu, le poète n’est plus
La Fin de Satan est le sommet, le point culminant, de cette
admirable œuvre posthume qui va se continuer encore, chaine de montagnes
infinissable sur l’horizon du siècle…
Hugo a été un poète immense.
Il n’est pas excessif de dire que s’il n’a pas tout fait, il a tout entrevu.
Chacun de nous descend de lui par quelque point. Est-ce qu’il n’a pas chanté Pan ?
C’était un de ces hommes énormes qui s’augmentent sans cesse de tout. Le théâtre,
le roman, la poésie, l’histoire, il n’est pas un genre qu’il n’ait abordé ; il les
a tous traités d’une façon supérieure… Dans l’ode, dans la méditation, dans
l’épopée héroïque, Hugo a
montré une force sans égale. Il avait quelque chose de primitif. Il ne souffrait
aucune espèce d’intermédiaire entre l’univers et lui.
Mon opinion n’a point varié, je l’avais seulement dite en une forme un peu rude.
Je persiste à croire que les poèmes de Mallarmé et de Verlaine l’emportent de beaucoup en
élévation de pensée et en force d’évocation sur la somme des productions hugoliennes.
Victor Hugo, lorsqu’il
entreprend la critique des autres, ne consent à parler que des hommes de génie,
ses égaux. Aussi son unique procédé de critique, c’est l’extase. Le champ de ses
admirations est très vaste. Voici la liste de ses auteurs favoris : Dante, Homère, Shakespeare, Eschyle, Isaïe, Tacite, dont il aime l’« obscurité sacrée », Molière, Pindare, Aristophane, Plaute, Corneille, Rabelais, La Fontaine, Salomon,
Beaumarchais…
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