Introduction
« À la vue d’un auditoire si nouveau pour moi, il semble que je ne devrais ouvrir la bouche que pour vous demander grâce en faveur d’un pauvre missionnaire dépourvu de tous les talents que vous exigez, quand on vient vous parler de votre salut. »Ne devrais-je pas, à l’exemple du père Bridaine, vous demander grâce en faveur d’un obscur missionnaire de la religion des lettres qui vient vous entretenir des objets sacrés de son culte ? Une pensée cependant me rassure : c’est que les grands écrivains de l’antiquité et des temps modernes sont, pour la plupart d’entre vous, de ces vieilles connaissances, de ces anciens amis dont on aime toujours à entendre parler ; et que les autres me sauront gré de leur faire connaître ces hommes du passé qui deviendront bientôt leurs amis les plus chers. Un espoir aussi m’encourage. Nous vivons dans un temps où l’ignorance n’est plus permise, et qui cependant offre peu de moyens faciles pour s’instruire et pour s’éclairer. L’instruction que trouve l’enfance dans les collèges, dans les pensionnats et dans l’intérieur des familles est nécessairement élémentaire, et les institutions du collège de France et de l’Université n’ont été fondées que pour donner à la jeunesse une seconde instruction, sans laquelle la première devient bientôt à peu près inutile. Là les plus habiles professeurs voient chaque jour la foule des étudiants se presser pour les entendre et recueillir le fruit de leurs doctes leçons. Mais ces leçons ne peuvent convenir à une classe nombreuse de la société. Les femmes d’ailleurs en sont exclues, comme s’il leur était interdit de pénétrer dans le sanctuaire des lettres, elles qui comptent dans leurs rangs des écrivains que leur envient les nôtres. Où donc trouver cette instruction spéciale aux gens du monde, cette instruction qui est pour eux la source des plus douces jouissances de l’esprit ? Il faut la chercher dans des milliers de volumes, où de longs et pénibles travaux suffisent à peine pour la découvrir. Elle ne se trouve nulle part résumée dans un enseignement plus facile et moins grave que celui des universités, et c’est cet enseignement que nous avons voulu fonder par nos Matinées littéraires. Parmi les personnes qui m’écoutent, il en est peut-être qui viennent chercher ici des notions sur l’art d’écrire, avec l’intention de s’y exercer elles-mêmes ; il en est d’autres qui ne veulent qu’éclairer leur jugement, orner leur esprit et former leur goût ; mais le plus grand nombre, dont le jugement, l’esprit et le goût pourraient donner des leçons au lieu d’en recevoir, n’ont besoin que de se souvenir. Je dois le dire à tous ; les études littéraires qui vont nous occuper ne ressembleront point à ces traités de rhétorique, à ces cours de littérature où l’art d’écrire est formulé en règles et en préceptes : je ne vous dirai point comment se font les poèmes et les tragédies, mais je vous ferai connaître les chefs-d’œuvre de la poésie épique et du drame tragique. Une page de Démosthènes, de Cicéron et de Bossuet fait mieux comprendre l’éloquence que tous les traités sur l’art oratoire. L’exemple est le plus utile des enseignements. Le génie se révèle en présence du génie. Ce fut en contemplant un tableau de Michel-Ange, que Raphaël sentit qu’il était peintre, et peut-être est-ce à Corneille que nous devons Racine. La nature dépose dans les âmes privilégiées le germe des grands talents ; mais pour le faire éclore, il faut que l’art vienne en aide à la nature. Le terrain le plus fertile a besoin d’être cultivé. L’étude de l’art a donc son utilité ; et si elle ne donne pas le génie, elle en fait du moins mieux sentir la grandeur et la beauté. Winckelmann prétend qu’en présence de l’Apollon du Belvédère, l’homme se redresse involontairement et prend une plus noble attitude. Ainsi la lecture d’un chef-d’œuvre est souvent la plus puissante des inspirations. Vous donc qui désirez vous essayer dans l’art d’écrire, étudiez les grands écrivains : c’est le meilleur des traités de rhétorique. Et vous dont l’ambition ne va pas jusqu’à les imiter, étudiez-les également. Ils vous apprendront mieux que tous les enseignements à discerner le bien et le mal, le faux et le vrai, le néant et la grandeur dans les travaux de l’esprit humain. C’est donc à l’étude des grands écrivains de l’antiquité et de nos jours, que seront consacrées en partie nos Matinées littéraires. Cette étude ne se composera pas seulement de l’examen critique et analytique de leurs ouvrages : elle comprendra encore sur leurs personnes des détails biographiques, et des aperçus moraux sur les temps où ils ont vécu. Disons pourquoi nous adoptons ces bases nouvelles dans l’appréciation des œuvres du génie. Et d’abord, qu’entendons-nous par examen critique ? Gardez-vous de penser que par le mot critique nous comprenions uniquement l’art de trouver des défauts. Rien n’est plus funeste à encourager que cette perspicacité facile qui saisit le mal du premier coup d’œil. Il est des esprits chagrins qui ne regardent jamais un tableau qu’avec le désir d’y reconnaître des fautes de dessin, qui ne prennent jamais un livre qu’avec l’espoir d’y découvrir des incorrections de style. Vainement les plus grandes beautés se multiplient sous leurs yeux ; vainement le soleil les éblouit de ses rayons ; ils ne veulent voir, ils ne voient que les taches ! Plaignons-les de tout sacrifier à leur vanité de critique, et surtout gardons-nous de les imiter. La critique, telle que nous la comprenons, est fille du bon sens et du bon goût ; elle s’attache à reconnaître, à découvrir le mérite réel des écrivains, et tout en cherchant à nous garantir d’une vénération aveugle et irréfléchie, elle se complaît à éveiller en nous le sentiment du beau, en nous faisant partager son enthousiasme pour ce qui lui paraît digne d’admiration. La vraie critique, en un mot, est la balance où se pèsent les talents, c’est la pierre de touche qui nous apprend à ne pas confondre le clinquant avec l’or, l’ivraie avec le bon grain. Malheureusement, il n’est point de pays où la fausse monnaie ait plus de cours que dans le domaine de la littérature, et nous reconnaissons avec peine que de nos jours la saine et bonne critique est au nombre des réformes de notre siècle réformateur. Si la critique littéraire n’est plus une boussole assez sûre pour diriger nos jugements dans l’appréciation des œuvres de l’esprit, qu’avons-nous de mieux à faire que de nous mettre en état de les juger nous-mêmes, d’après nos propres lumières, d’après nos propres impressions ? Il est en outre d’une haute importance d’avoir formé son esprit et son goût à l’école des grands écrivains, si l’on ne veut pas rester-étranger aux choses dont on s’occupe dans le monde et à la langue qu’on y parle. Le plus triste rôle à jouer parmi les hommes est celui de la nullité. Qui peut s’y résigner volontairement ? Et lors même qu’une timidité invincible nous condamne à le subir, ne trouvons-nous pas quelque consolation à notre isolement dans les jouissances intimes que donnent l’étude et le travail ? Quels amis valent ces livres qui sont là toujours prêts à répondre à notre appel, et qui ne nous abandonnent ni dans le malheur, ni dans la prospérité Nous n’avons qu’à tendre la main, et aussitôt Homère, Virgile, Horace, Corneille, Molière, Racine, nous enivrent tour à tour des parfums de leur poésie. La jeunesse s’en va, la vieillesse arrive ; nous les retrouvons toujours fidèles ; ils ont été nos guides, ils deviennent nos soutiens, et leur immortalité nous console de la mort et nous aide à mourir. Et ne croyons pas que l’étude des œuvres du génie ne soit pour nous qu’un délassement et un plaisir. C’est en exerçant notre goût que nous développons notre intelligence. C’est en appliquant les règles du bon sens à l’examen des travaux de l’esprit que nous acquérons pour nous-mêmes cette haute raison qui est le plus noble apanage de l’humanité. Notre imagination, qui peut-être dort en nous comme le feu dans le caillou qui le recèle, peut s’enflammer à l’étincelle électrique qui jaillit des œuvres d’imagination. Notre cœur même y trouvera de nobles élans, de généreuses inspirations. Les sentiments élevés, les hautes vertus que la poésie, l’éloquence et l’histoire se plaisent à mettre sous nos yeux, ne peuvent pas être pour nous un vain spectacle. Les animaux sauvages perdaient leur férocité en écoutant la lyre d’Amphion, et les enfers même s’attendrissaient aux accents d’Orphée. Ces fables ingénieuses de l’antiquité seraient-elles sans application possible aux temps modernes ? Les poètes étaient jadis les législateurs des peuples : ne seraient-ils de nos jours que leurs histrions ? Si nous en sommes réduits à formuler cette affligeante question, nous devons le dire, ce n’est pas seulement la frivolité ou la corruption de notre civilisation moderne que nous devons en accuser. La poésie a souvent failli à sa mission, l’éloquence à ses devoirs. La religion, la morale, la vertu, ne sont plus les sources où le poète va puiser ses inspirations ; il s’abreuve trop souvent aux eaux corrompues du vice et de l’impiété, où le goût se perd, où la raison périt. Que faire donc pour échapper au poison que souvent on pare de formes séduisantes ? C’est à une critique morale autant que littéraire que nous aurons recours pour nous conduire et nous éclairer. Nous chercherons, son flambeau à la main, à distinguer ce qui est digne de blâme ou d’admiration parmi les travaux de l’esprit humain. Et, dans cette recherche, nous demanderons compte aux hommes qui les ont accomplis, non-seulement de ce qu’ils ont fait, mais encore de ce qu’ils ont été. Nous demanderons à leur vie le secret de leurs œuvres : nous remonterons le cours du fleuve depuis son embouchure jusqu’à sa source, afin de découvrir la cause des variations et dans la rapidité de sa marche et dans la limpidité de ses eaux. Il existe dans notre langue des cours de littérature où la critique la plus judicieuse et la plus approfondie ne laisse rien à désirer dans l’appréciation des ouvrages des grands écrivains. On les a analysés, commentés, comparés avec un soin minutieux. Mais la critique s’est presque toujours bornée à l’examen des œuvres ; elle a négligé l’étude de l’homme ; elle a dédaigné de pénétrer dans les secrets de l’organisation intellectuelle, comme le scalpel du chirurgien fouille dans les mystères de l’organisation physique. Aussi s’est-elle presque toujours contentée de formuler son blâme ou son approbation d’après des règles générales sous le niveau desquelles elle force toutes les têtes à se courber. C’est le lit de Procuste appliqué à l’intelligence. Comment procèdent la plupart des cours ou traités de critique littéraire ? Ils commencent par établir sur chaque branche de littérature les préceptes que l’usage a consacrés, puis ils passent en revue les divers ouvrages qui en font partie, et le jugement qu’ils en portent se formule d’après les principes qu’ils ont posés, comme étant sous ce rapport la législation souveraine et absolue. Cette manière de juger les œuvres des hommes, et par conséquent les hommes mêmes, a ses avantages en ce qu’elle soumet à des lois fixes et invariables les travaux de l’imagination. Sans doute il faut des lois et des lois sévères pour contenir les passions humaines, parce que le désordre des passions est un fléau pour la société ; mais l’Imagination, cette fille du ciel, veut être libre et indépendante. La seule loi que la société lui impose, c’est de ne jamais oublier sa céleste origine. Combien nous préférons ces jeux de la Grèce où la jeunesse d’Athènes, à peine vêtue, venait se disputer à la course le prix d’une vigoureuse agilité, à ces ignobles joutes où, après avoir enfermé les jambes du coureur dans un sac, on lui dit Cours ! quand il ne peut pas même marcher ! Que fait-il ? Il tombe au milieu de la risée publique : aussi n’est-ce jamais un laurier qui l’attend. Laissons donc l’aigle monter vers le soleil, laissons l’oiseau voltiger dans la plaine, laissons l’insecte ramper sous l’herbe ; ne demandons point à l’abeille qui va de fleur en fleur composer son miel, de fendre l’air comme l’hirondelle qui saisit au vol son invisible proie. Chacun ici-bas a sa route tracée de la main de Dieu. Malheur à celui qu’on en éloigne, ou qui s’en écarte La critique littéraire nous semble pouvoir être envisagée sous un nouvel aspect. Quand nous soumettrons un ouvrage à son examen, nous aurons soin qu’il lui soit toujours présenté par l’auteur. Peut-être trouvera-t-elle dans le récit qu’elle lui demandera des principaux événements de sa vie, dans sa physionomie, dans son costume même, l’explication de la nature de son talent, de la forme de ses compositions, de la couleur de son style et du mouvement de ses idées. C’est vainement qu’on veut séparer l’homme de ses ouvrages. Comment supposer qu’un écrivain, au moment où il prend la plume, puisse se dépouiller des pensées qui l’agitent, des passions qui le dominent, pour revêtir des idées, des sentiments qui lui sont étrangers ? La griffe du tigre se fait sentir sous le velours qui la couvre ; le caractère de l’écrivain se révèle dans ses écrits. Ayons donc soin d’étudier ce caractère dans les phases diverses de sa vie. S’il fut malheureux, persécuté, trahi, ne nous étonnons point de l’entendre accuser l’humanité, la calomnier même : le son qui s’échappe d’un instrument brisé ressemble plutôt à un gémissement qu’à une harmonie. Il est peu d’hommes de génie qui n’aient eu à lutter contre l’infortune. L’infortune semble pour les écrivains une des conditions de la gloire. Ne sera-ce pas pour nous une étude d’un haut intérêt que celle du cœur humain prise dans ses plus nobles acceptions ? Lors même que la vie d’un poète n’aurait aucun rapport avec ses œuvres, il me semble qu’une vive curiosité s’attache à tout ce qui porte un caractère de grandeur, une empreinte de gloire. Dans l’histoire, il ne nous suffit pas de savoir qu’une bataille est gagnée, nous voulons encore connaître le vainqueur ; dans les arts, après avoir admiré l’œuvre, nous cherchons le nom de l’artiste. Dans les lettres notre intérêt va plus loin : les contrastes ou les rapports qui existent entre l’homme et ses ouvrages forment l’étude la plus attachante du cœur humain. On aime à voir les esprits supérieurs qui dominent par la pensée, descendre, par la simplicité de leurs goûts et la bonhomie de leurs caractères, au niveau du reste des hommes. La vie des hommes de génie est la leçon la plus utile : on y voit ce que peuvent la persévérance et le travail pour le développement des facultés de l’intelligence. On y trouve le secret de triompher des obstacles et des dégoûts que suscite la jalousie envieuse de la médiocrité. Faut-il l’avouer ? Tel est l’esprit humain, que nous éprouvons une sorte de consolation de la supériorité intellectuelle des grands écrivains, par le spectacle des faiblesses de leur vanité. Nous voyons un triomphe pour nous dans leurs travers, dans leurs ridicules, dans leur misère même ; et l’impuissance où nous sommes de nous élever jusqu’à eux par le génie, fait que nous prenons un malin plaisir à les voir s’abaisser jusqu’à nous par les misères de l’humanité. À Dieu ne plaise qu’un pareil sentiment nous anime dans nos études biographiques et littéraires. Loin de là, nous serons toujours heureux de voir le front d’un grand écrivain ceindre la double couronne du génie et de la vertu. Les événements qui se passent sous les yeux d’un poète, la nature des lieux qu’il habite, l’air même qu’il respire, ont une influence directe, une action puissante sur ses idées, sur ses impressions, sur son style, sur son génie enfin. C’est là une étude trop négligée jusqu’à ce jour dans l’appréciation des grands écrivains. L’eau d’un fleuve réfléchit les nuages de son ciel et les paysages de ses rives. Il en est ainsi de l’âme du poète, soit qu’il cherche ses inspirations dans la nature extérieure, soit qu’il les trouve dans sa propre nature. Tout s’empreint à ses yeux des couleurs du ciel qu’il contemple ; tout s’anime en ses vers des émotions de son âme. Aussi ne demandons point aux poètes du nord les molles et suaves harmonies du midi, ni au peintre qui vit au sein des tempêtes politiques le riant tableau d’une existence douce et paisible. Nous pouvons juger par nous-mêmes quelle est l’influence des sites et des événements. Rappelons-nous combien nos impressions diffèrent devant les hautes montagnes des Alpes ou dans les prés fleuris de la Touraine, en présence des agitations populaires de la rue ou dans le calme intérieur de la famille. Le poète, moins que tout autre, peut se défendre contre l’action qu’exercent sur lui l’aspect des lieux et le spectacle des événements ; car son âme en reçoit une impression plus vive et plus profonde. Comment ses conceptions, ses idées, son style même pourraient-ils ne pas s’en ressentira Les lois, les mœurs, les croyances surtout, ne sont pas moins à étudier que les lieux et les événements, dans l’appréciation du génie d’un poète. Comment pourrions-nous être justes à son égard, si dans l’examen de ses œuvres nous nous plaçons à un point de vue différent du sien ? Sans doute, il est des beautés si universelles, si éternelles, que toutes les intelligences peuvent les comprendre et les admirer. Comme le soleil, elles éclairent le monde. Mais on trouve encore chez les différents poètes un genre de beauté qui leur est spécial, et qui tient au caractère particulier de leur siècle et de leur pays. Ces beautés de second ordre nous font un devoir d’étudier les objets auxquels elles se rapportent, si nous voulons qu’elles ne nous échappent pas. C’est ainsi qu’après avoir embrassé d’un coup d’œil l’imposante et sublime immensité des mers, nous aimons à suivre du regard la barque du pêcheur qui fuit à l’horizon. Cette manière, peut-être nouvelle, d’envisager la littérature des différents siècles et des différents pays aura pour nous cet avantage qu’elle nous permettra de juger l’influence des lettres sur les destinées des hommes et des empires. Les hommes d’un vrai génie ne nous semblent pas naître au hasard sur la terre. Ils ont leur mission providentielle ; ils sont autant de fanaux que la main de Dieu place çà et là parmi les hommes pour les éclairer. Quand il les refuse à une nation, c’est qu’il veut qu’elle meure, car les grands écrivains ne sont pas seulement la gloire d’un peuple, ils en sont l’âme et la vie ; ils en sont même l’immortalité ! Si nous devons nous écarter des règles ordinaires dans l’appréciation des œuvres du génie, nous ne suivrons pas plus, dans la manière de vous les faire connaître, l’exemple de la plupart des cours de littérature. C’est par l’analyse et la critique qu’ils procèdent, et il nous semble que le moyen le plus sûr et le plus facile de prouver les beautés d’un livre, c’est de les montrer. La description la plus détaillée de la Vénus de Médicis en apprend moins qu’un seul regard jeté sur la statue. Nous remplirons auprès de vous l’office des Cicérone qui, voulant faire admirer leur ville ou leur pays aux voyageurs, se hâtent de les conduire aux plus beaux monuments et aux sites les plus pittoresques. Comme eux, nous choisirons ce qui nous paraîtra le plus digne de fixer nos regards ; vous aurez ensuite, à l’aide de ces fragments épars du génie d’un poète, à le comprendre en son entier, à l’exemple de ces architectes auxquels il suffit de quelques pierres mutilées pour reconstruire, sur le papier, tout l’ensemble d’un monument. Si, comme nous l’avons dit, nous nous refusons à poser d’avance des lois, des règles, des principes, pour mesurer les œuvres du génie, comme on mesure la taille des conscrits, ne devons-nous pas chercher un drapeau sous lequel nous puissions nous rallier, afin d’éviter la confusion dans nos jugements et le désordre dans nos idées ? Ne trouverons-nous pas une boussole pour nous guider à travers les mers orageuses de l’imagination et du caprice ? Quel sera ce drapeau ? Quelle doit être cette boussole ! C’est le goût. Qu’est-ce que le goût ? On a dit que le goût était la faculté de se plaire aux beautés de la nature et de l’art. Cette définition ne nous satisfait point complètement ; et pourtant le mot goût a été emprunté à l’un de nos sens, pour indiquer que le goût au moral devait être le résultat d’un sentiment intime de notre esprit, comme il l’est, au physique, de la sensation que reçoit notre palais. L’enfant encore inculte, le paysan grossier, éprouvent une sensation de plaisir à la vue d’un beau spectacle, au récit d’une aventure intéressante. Quelle différence existe-t-il donc à cet égard entre l’enfant et l’homme fait, entre le paysan et l’homme instruit ? C’est que les uns aiment et admirent sans savoir pourquoi, par sentiment, et que les autres se rendent compte de leur admiration et de leur amour, par le raisonnement. Nous pensons donc que le goût peut être défini : le Sentiment d’accord avec la Raison. Nos sentiments étant plus ou moins vifs, d’après notre nature, et notre raison plus ou moins développée, selon notre éducation, il s’ensuit que chez les hommes le goût est plus ou moins juste, plus ou moins pur, plus ou moins éclairé ; il s’ensuit encore, d’après la grande loi de la nature humaine, qui veut que toutes nos qualités morales et physiques se perfectionnent par l’exercice, que notre goût, comme toutes nos autres facultés, est susceptible de culture et de progrès. Il est donc possible de former son goût. Par quel moyen ? Le voici. Lorsqu’un tableau est mis tout à coup devant nos yeux, il nous est impossible d’en discerner immédiatement les défauts et les beautés ; nous en recevons une impression générale qui fait qu’au premier coup d’œil le tableau nous plaît ou nous déplaît. Mais donnons-nous le temps, après en avoir embrassé l’ensemble, d’en examiner les détails, et de les comparer d’abord avec nos souvenirs, puis avec la nature. Alors se dissipe peu à peu le brouillard qui rendait notre jugement confus et incertain. Les beautés nous apparaissent dans tout leur jour, les défauts ne peuvent nous échapper, et nous pouvons alors prononcer notre opinion en pleine connaissance de cause. Recommençons ce travail sur deux, trois, quatre, dix, vingt tableaux différents, et bientôt nous obtiendrons par cette étude comparative le sentiment du vrai beau en peinture ; et ce sentiment, c’est le goût. Supposons maintenant qu’il s’agisse d’un poème, et non d’un tableau. L’ensemble nous frappera d’abord par la grandeur du sujet ou l’intérêt de la fable. Nous chercherons ensuite si cette fable est bien conduite, et si toutes les parties qui la composent se lient entre elles avec vraisemblance ; puis nous verrons si les caractères sont bien pris dans la nature, si les sentiments sont en rapport avec les caractères, et si le style est en harmonie avec les sentiments. Cet examen répété sur plusieurs poèmes nous permettra, en les comparant les uns aux autres, de bien comprendre le plaisir qu’ils nous font éprouver. Nous ne saurons pas seulement qu’un poème nous plaît, nous saurons encore pourquoi il nous plaît. Nous aurons mis d’accord notre sentiment et notre raison ; nous aurons formé notre goût. Le goût, étant une affaire de sentiment et de raison tout à la fois, se distingue par deux qualités principales : la délicatesse et la pureté. La délicatesse vient du sentiment, la pureté tient à la raison. Il en résulte que, parmi les personnes de goût, les unes penchent pour la délicatesse, les autres pour la pureté, selon que chez elles le sentiment l’emporte sur la raison ou la raison sur le sentiment. La délicatesse du goût sent mieux les beautés de la nature ; la pureté du goût est plus sensible aux combinaisons de l’art. L’une reconnaît plus vite la réalité du mérite dans un ouvrage, l’autre en découvre plus aisément la fausseté. Heureux celui dont le goût réunit la délicatesse à la pureté, le sentiment à la raison Une objection s’élève contre ce que nous venons de dire sur le goût, et nous ne vous en dissimulons point la gravité. Si le goût s’appuie sur le sentiment et la raison, deux choses qui semblent immuables, comment se fait-il que le goût change, non-seulement de siècle en siècle, de pays à pays, mais encore d’année en année, de ville à ville ! À quel signe reconnaître le véritable goût ? Le goût peut-il être une loi souveraine et universelle qu’on doive appliquer indistinctement à tous les peuples, à tous les âges ! La mode n’est-elle pas une affaire de goût ? Et qu’y a-t-il de plus changeant que la mode ? Sur quelles bases établir les règles du goût, lorsque depuis les temps anciens jusqu’à nos jours les hommes de génie ont écrit sous des inspirations si diverses et pour des nations si différentes de mœurs et de religion ? Il existe chez les hommes, à quelque siècle, à quelque pays qu’ils appartiennent, un sentiment inné du grand et du beau, que la raison développe et murit ; oui le goût existe, indépendant des temps et des lieux, et il est des signes irrécusables auxquels on doit les reconnaître. Lorsque nous voyons les hommes de tous les pays et de tous les siècles reconnaître hautement qu’une chose est grande et belle, elle l’est réellement. Le goût, c’est la sanction des âges, c’est l’arrêt de l’humanité. Disons-le donc avec confiance, le goût n’est pas un principe arbitraire, capricieux et variable. Il a les mêmes bases dans tous les esprits, la nature et la vérité. Laissons déclamer sur les caprices et l’incertitude du goût, et reconnaissons que le cœur de l’homme a des cordes que l’on ne touche jamais en vain, et qu’il est des beautés éternelles qui brillent à toutes les intelligences, comme le soleil à tous les yeux. Ainsi, dans l’appréciation des œuvres du génie, nous ne séparerons point l’homme de ses écrits, ni des temps et des lieux où il a vécu. Nous nous ferons les concitoyens, les contemporains de ces puissants génies qui ont éclairé le monde, afin de les mieux comprendre, et de les voir de plus près qu’à travers les siècles. Nous nous transporterons à Athènes, à Rome, partout où la gloire des lettres brillera à nos yeux d’un plus vif éclat, afin d’en mieux pénétrer les mystérieuses inspirations. Souvent même une forme dramatique viendra à notre aide pour rendre moins sèche et moins aride la critique littéraire ; nous tâcherons, en un mot, de suivre le conseil de l’écrivain le plus judicieux de l’antiquité, de Plutarque.
« Les jeunes gens et les jeunes personnes, nous dit-il, prennent plus de plaisir, obéissent plus volontiers, et se laissent plus facilement entraîner aux discours de la philosophie, qui tiennent moins du philosophe, et qui semblent plutôt être dits en jouant qu’à bon escient. Quand ils reçoivent l’instruction parmi des contes faits à plaisir, ils sont, par manière de dire, ravis d’aise et de joie. »Pénétré de cette vérité, nous avons mis tous nos soins à nous dépouiller de la gravité des écoles ; et, sans prétendre à vous ravir d’aise et de joie, comme le veut le philosophe de Chéronée, notre ambition sera satisfaite si nous parvenons à vous inspirer quelque intérêt pour nos études, et quelque bienveillance pour nous-même.
Introduction
On n’en était encor qu’au sommeil léthargique
Rue Duphot, 12.
des rois Louis XVIII et Charles X. Le Vendredi, à 2 heures. Études historiques sur l’Orient : comprenant les Arabes — Mahomet et ses sectateurs — les Croisades — la Chute de l’empire d’Orient — les Turcs — leur puissance — leur décadence jusqu’à nos jours. Par M. MILLET, professeur d’histoire à l’École militaire de Saint-Cyr. Le même jour, à 3 heures. Sciences naturelles. — De la vie et des formes variées que présentent les êtres vivants, soit végétaux, soit animaux ; — Examen des phénomènes physiques et chimiques qui résultent de l’existence des êtres organisés. — Application de ces connaissances à l’hygiène publique et à l’éducation particulière. Par M. ACHILLE COMTE, professeur d’histoire naturelle
au Collège royal de Charlemagne. Les conditions d’abonnement sont : Littérature et lecture à haute voix. Deux cours en vingt séances ou matinées… 100 fr. Histoire et sciences naturelles. Deux cours en vingt séances ou matinées… 100 fr. Les quatre cours en quarante séances……... 150 fr. NOTA. Un père ou une mère ont druit d’accompagner leurs fils ou leurs filles sans augmentation du prix d’abonnement. Des sièges numérotés assurent à chaque personne la place pour laquelle elle se sera fait inscrire. Un salon d’attente, enrichi de livres et d’ouvrages d’art, est contigu à la salle des séances. S’adresser, pour plus amples renseignements, à M. Éd. Mennechet, directeur des Matinées littéraires, rue Duphot, nº 17. Le bureau d’inscription pour les divers cours est à l’Établissement, rue Duphot, nº 10.