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Pourtant voilà de longues années qu’on lui sert, au public, ce même repas d’indigestes fadeurs et de mensonges empoisonnés. Ne va-t-il point s’apercevoir qu’on le dupe, qu’on le vole et qu’on l’avilit ? Quand donc demandera-t-il au journalisme une sincérité, c’est-à-dire ce qu’il ne trouve nulle part et ce qui manque à tout, à l’art, au théâtre, à l’étude sociale ? Quand donc y cherchera-t-il une diversion au répugnant spectacle des marchandages parlementaires, des abdications politiques, des haines qui autrefois s’entretuaient et qui maintenant assises côte à côte, boivent dans le même verre et fraternisent gaiement ; une protestation hardie et, au besoin, violente contre l’influence énervante de Paris — de Paris cosmopolite, de Paris « ville des multitudes déracinées », de Paris qui broie les âmes, assomme les probités, émascule les énergies, réduit toute vie et toute pensée à des choses petites et basses ? Quand donc appellera-t-il une réaction contre la camaraderie — cette voleuse de succès — qui coupe les ailes aux talents qui tentent de s’élever, pour les rattacher aux dos des médiocres rampant tristement dans la poussière commune ? Anémié par la sophistication des aliments qu’on offre à son esprit, écœuré par l’odeur que soufflent les soupiraux de toutes les cuisines littéraires, secoué de haut-le-cœur à la vue des purulences qui s’étalent, ne va-t-il point, le public, dilater ses poumons et demander au vent qui passe un parfum d’honnêteté ? N’espère-t-il point qu’au-dessus des idoles vautrées dans la fange avec leurs adorateurs, des mains audacieuses relèveront ses respects croulants, ses gloires découronnées, et dresseront, devant tous les regards qui sondent l’horizon, le quoi que ce soit de grand : drapeau, colosse ou Dieu ? Je ne sais.
Il doit être las de tout ce qu’on lui jette dans ces journaux, où chaque fleur de rhétorique cache un piège tendu à sa crédulité, où chaque colonne masque une escopette braquée sur son porte-monnaie, où chaque ligne porte un appât offert à ses appétits d’éternel goujon ; où tout appartient au plus offrant et sert au plus coquin, où se bousculent, du haut en bas de l’échelle sociale, les convoitises malsaines et les intérêts véreux. Il doit être fatigué de ces fantoches que la réclame des bulletins mondains fait à chaque instant, à côté de dominations acceptées, passer et repasser devant ses yeux, de ces royautés bouffonnes du théâtre et de la ville, dont les moindres exploits de club, de sport, de boudoir, les moindres fantaisies, les moindres changements de costumes, de chevaux, de maîtresses, encombrent l’horizon parisien et ne laissent de place à rien de ce qui vaut l’attention. Et puis après ?
Le public — ce crédule — ne croit plus ; il a été tant de fois trompé qu’il est devenu — ce confiant — méfiant à l’égard de tous. Il englobe dans son mépris et dans son dégoût aussi bien les hommes d’affaires qui vivent en l’exploitant, lui, ses passions et ses instincts, que les courageux qui passent en lui disant la vérité. Il ne veut plus rien entendre ni aux honnêtetés, ni aux protestations. Futilités, déloyauté, vénalité, telles sont les vertus ordinaires qu’il attribue à cette belle institution qu’on appelle la Presse parisienne. Pour le public, le journaliste se vend à qui le paie ; il est devenu machine à louange et à éreintement comme la fille publique machine à plaisir ; il bat son quart, dans ses colonnes étroites — son trottoir — accablant de caresses et de gentils propos ceux qui veulent bien monter avec lui, insultant ceux qui passent indifférents à ses appels, insensibles à ses provocations. Et cela est tellement établi que le journaliste est ainsi, qu’on ne peut plus étaler dans un journal une admiration qui ne soit immédiatement suspectée d’avoir été payée en argent comptant, ni une haine qu’on ne traite aussitôt de chantage. Sous peine de se voir jeter à la figure des accusations salissantes, beaucoup de sujets intéressants lui sont interdits ; il ne peut toucher à des questions vitales, de celles-là qui découlent directement du mouvement social et se lient intimement au mécanisme physique et moral des sociétés et des peuples. C’est affaire aux bulletins financiers, dont l’indépendance et les tarifs sont connus.
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Grâce à cette opinion qu’on a de lui, opinion contre laquelle il n’a pas su ou voulu se défendre, grâce aussi au « bande à part » de café, de théâtre et de tripot dans lequel il se renferme et d’où il s’est habitué à considérer le monde comme un ennemi, oubliant que le monde accueille et respecte les talents et les honnêtetés, le journalisme a pris dans la société une place d’irrégulier. Il s’en console en aigrissant, chaque jour, ses amertumes, en aiguisant ses rancunes, en se disant que, puisqu’il n’a pas toujours les respects qu’on accorde aux réguliers de la vie, il n’est pas tenu non plus d’en pratiquer les vertus et les devoirs bourgeois. Et, malgré les querelles intestines qui, parfois, lui mettent l’insulte à la plume et l’épée à la main, il s’enfonce davantage dans cette franc-maçonnerie de l’admiration mutuelle, dans cette camaraderie avec laquelle il se donne le mirage du succès, de la popularité et de la considération.
J’ai déjà dit deux mots de la camaraderie, cette forme hypocrite de l’indifférence, ce masque tartuffe du scepticisme. C’est elle qui fait que tous, depuis la première jusqu’à la dernière ligne d’un journal, nous bâtissons une œuvre vaine et souvent criminelle, car la réclame passe aussi vite que les réputations qu’elle élève, et elle étouffe la conscience. Singulier temps où il semble que le premier mérite d’un écrivain soit d’avoir, non du talent, mais de la probité littéraire, et qu’il faille davantage s’étonner de ce que, parfois, l’on rencontre, sur son chemin, un homme de bonne foi plutôt qu’un homme de génie. Avec la camaraderie, tout monte au même niveau de louanges bénissantes et de flatteries mielleuses : les hommes et les œuvres. Il n’y a plus de séparation entre ce qui est génial et ce qui est médiocre. Victor Hugo est confondu avec M. Déroulède, Baudelaire avec M. Rollinat, Musset avec M. Richepin. Son aberration est telle que qu’elle soufflette avec les petits, Molière avec M. Buguet, Delacroix avec M. Cormon, Gounod avec M. Varney.
C’est la camaraderie qui, par le rapprochement incessant et le coudoiement journalier, nous a enlevé peu à peu nos enthousiasmes littéraires, nos convictions politiques et par conséquent nos fièvres de combats. C’est elle qui éteint les haines, les haines fécondes, au soleil desquelles fleurissent les grandes choses et poussent les œuvres immortelles. La beauté vient de l’amour, et de la haine, cet amour douloureux et blessé, c’est l’idéal et c’est la tendresse qui fait le poète, l’artiste, le patriote. L’indifférence, ce credo de la camaraderie, est impuissante et stérile. Elle ne produit que des œuvres petites, qui meurent aussitôt qu’elles sont nées, et pour lesquelles demain ne se souviendra pas d’aujourd’hui.
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Voilà ce qu’est le journalisme aujourd’hui, ce qu’il doit être sous le régime de la liberté de la presse. Nous ne manquons pourtant ni de talents sérieux, ni de vrais courages, ni d’inattaquables honnêtetés. J’en vois dans tous les journaux et dans tous les partis, autant qu’il y en avait autrefois, plus peut-être. Mais tout cela disparaît, se perd et se noie, au milieu de l’immense foire des journaux qui a fait surgir de terre tout à coup une foule hurlante et grouillante d’aventuriers de toute sorte, de ratés de tout poil : financiers sans capitaux, littérateurs sans orthographe, médecins sans diplômes, vaudevillistes sans rimes, politiciens sans parti, inventeurs sans brevet, artistes sans âme, prêcheurs sans foi, gommeux sans chemise.
Sous l’Empire, alors que la presse était bâillonnée, les voix des Weiss, des Veuillot, des Prévost-Paradol, des Grenier, des Hervé, des Rochefort résonnaient superbement et crânement, comme des fanfares de trompettes. Le journaliste était quelque chose et quelqu’un. Il avait vraiment une tribune retentissante et un public qui se passionnait, une influence terrible quelquefois, et toujours le respect que donnent l’esprit et le courage. Aujourd’hui, pas une voix n’arrive, perçant la sourde clameur. Un bourdonnement confus, une agitation de gestes, et c’est tout.
Quand donc se décidera-t-on, pour la réputation, pour la considération, pour l’honneur du journalisme, à nous arracher cette liberté morbus qui le tue ? Une liberté de moins, ce n’est pas une affaire pour la République : elle nous en a enlevé de plus utiles et de plus chères.
[Le Gaulois, .]
« Ô Athéniens de Chaillot ! Tas de polichinelles ! »dit le monsieur en habit noir d’Henriette Maréchal. Enfin que ce soit du grec, du français ou du bigorne, en prose ou bien en vers, nous savons maintenant que M. Richepin est revenu à sa famille. Nous savons même de quelle façon, avec quelle eau parfumée la triste Pénélope lava les pieds d’Ulysse repenti. On nous a mis dans la confidence de ce détail intime et bien athénien de sa vie. Mais rien n’est intime de ce qui a touché — de près ou de loin — à Mme Sarah Bernhardt. Sa maison est de verre, comme celle que rêvait Socrate, et tout le monde y peut regarder. On dirait aussi que ceux qui en sont partis gardent, autour d’eux, une sorte de lumière vive qui perce les retraites les mieux cachées et les fait reconnaître, même dans les nuits les plus profondes. Donc, M. Richepin est revenu à la raison, au calme de la vie, à la vérité des affections bénies. Que va-t-il faire de cela aujourd’hui ?
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En dehors du cabotinisme dont il s’est plu à s’entourer, j’ai la plus grande estime pour le talent de M. Richepin. C’est vraiment un poète, d’un souffle superbe, et dont le lyrisme amer escalada souvent les cimes inexplorées, trop hautes pour les poumons malades de la plupart des rimailleurs parnassiens. Son premier livre fut La Chanson des gueux, qui restera dans notre littérature, à une place meilleure que les satires de Mathurin Régnier. La Chanson des gueux nous donna un art nouveau, des rythmes nouveaux, une poésie magnifique et canaille où l’âme de Lamartine transparaissait sur des lèvres crispées de voyou. Il fit Les Caresses, ces vers d’une forme presque parfaite ; La Glu, si vibrante, si étonnante par les remuements de ses mots. Il y avait donc là de réelles promesses de gloire car, parmi les jeunes gens, aucun n’était mieux armé de bonheur et de talent que M. Richepin, et l’on aurait pu croire que, l’âge venant, les petites vanités, les petits ridicules dont il enveloppait sa personne, cette sorte de cynisme retentissant et poseur qu’il donnait à ses allures disparaîtraient tout à fait… C’est alors qu’il connut Mme Sarah Bernhardt et qu’il fut, par elle, affiché à la face de Paris, comme son poète aimé. Ces deux cabotinismes s’exaspérèrent l’un par l’autre, et ils en vinrent aux plus sombres folies. Il fallait que cela fût bien avéré que Mme Sarah Bernhardt avait mis sa griffe sur ce cerveau, et fait un jouet de cette pensée qu’on disait ardente et mâle. Richepin, barbouillé de fard, couvert de paillons, s’étala sur la scène. Le poète sombrait dans le comédien. Lui, le chanteur des grands ciels, qui dorent les guenilles des mendiants et réjouissent le dos maigre des gueux, lui, le chanteur des mers vastes qui hâlent le visage et bercent la pauvreté des matelots, il n’eut pour horizon que des toiles de fond aux cieux déteints, aux mers qui écaillent, et il ne vit plus que les becs de gaz des herses à la place des étoiles dont ses yeux étaient pleins.
Il ne me déplaît pas qu’un homme se mette au-dessus des routines, des préjugés, des lois même, qu’il entre hardiment, les poings tendus, dans la révolte humaine, douloureux et sincère, qu’il crie à Dieu ses souffrances et ses doutes. Alfred de Musset l’a fait : mais, chez Alfred de Musset, ses malédictions sont pleines d’amour, ses blasphèmes pleins de croyances ; son orgueil, qui n’est que le cri momentané de l’âme inquiète et blessée, s’abat devant la toute-puissance de Dieu. Mais Jean Richepin, il continue avec Dieu la bonne farce qu’il a commencée envers les hommes, et il se croit obligé de se montrer à lui, comme il s’est montré à eux, en habit de comédien. Ses Blasphèmes sont la continuation de Nana-Sahib. Il prend Dieu pour un bourgeois qui a payé sa place au théâtre et il veut l’étonner. Il n’étonne personne, car ses Blasphèmes manquent de bravoure. Ils n’ont même pas cette crânerie malsaine de l’homme qui se dégrade devant des hommes, s’expose volontairement aux sifflets et aux pommes cuites. M. Richepin savait bien que Dieu ne le sifflerait pas.
Insulter Dieu en ce temps, où le blasphème est partout étalé, où il émarge au budget, où il trône en habits officiels sur les bancs du gouvernement, où il est devenu le credo des ministres et la religion des foules, où on le voit, ricanant la bouche tordue, sur les affiches, au coin de toutes les rues, ne voilà-t-il pas un beau courage et une belle originalité. Insulter Dieu quand on le chasse des hôpitaux, des écoles, des armées, quand on le traque en tous lieux comme un ennemi, et qu’on n’ose plus lui donner nulle part un asile, comme à un maudit : mais c’est vous rabaisser, vous, un indépendant, au niveau des courtisans, de ces briseurs d’autels et de ces détrousseurs de temples ; c’est tomber, vous, un poète, dans la tourbe agenouillée des Belmontet qui, sous l’Empire, chantaient le 2 décembre et attendaient la croix au 15 août, pour prix de leur cantate. Ce qui eût été brave, ce qui n’eût point été banal, c’eût été de le défendre, de recueillir au pied de ses calvaires, son sang qui coule toujours, non point pour le jeter à la face du ciel, comme un jet d’immonde salive, mais pour le répandre sur l’humanité, comme une rosée d’espérance et de consolation.
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M. Richepin, aujourd’hui, a payé largement sa dette à la fantaisie. Il va oublier et faire oublier, je l’espère pour lui, pour ses amis, pour la littérature, ses outrances et ses folies dans les joies retrouvées du ménage. Jouet entre les mains d’une femme, laquelle était elle-même un jouet entre les mains de Paris, il n’a pas été brisé. Il est sorti victorieux des mains de la femme, mais la femme n’est pas sortie des mains de Paris. À qui le jouet maintenant ? Il n’en manque point dans la boutique à treize sous de la littérature : poètes blonds et crottés, comédiens à la face ridée, polichinelles et pantins. Allons, les ratés, les impuissants, les ventres creux ! Allons, les joujoux, allons les bijoux ! À qui le jouet, le nouveau jouet, le joli jouet de l’année ?
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En art, l’exactitude est la déformation et la vérité est le mensonge. Il n’y a rien d’absolument exact et rien d’absolument vrai, ou plutôt il existe autant de vérités humaines que d’individus. Nous avons bien assez de pénétrer en nous-mêmes, et d’analyser ce que nous voyons et ce que nous sentons, pour que nous tentions par surcroît, de pénétrer dans l’être intime des autres et de substituer nos yeux, nos nerfs, notre âme, aux yeux, aux nerfs, à l’âme des autres ? Pourquoi, d’ailleurs ? Le véritable créateur est celui qui, dans ses œuvres, livre, tableau, symphonie, se crée lui-même, celui qui, comme Baudelaire et Stendhal, met son âme propre dans le rêve de la vie, tel qu’il le conçoit et tel qu’il le comprend, l’un avec sa forme exaspérée et inquiète, l’autre avec son implacable tranquillité, tous les deux visionnaires, tous les deux artistes, tous les deux ravagés par la passion de l’idéal et le rêve de l’amour. Rembrandt, en ressuscitant Jésus, s’est-il préoccupé de faire de l’exactitude, et de donner à la résurrection du Dieu une allure mathématique et gourmée de document ? Il a peint des Hollandais ; la lumière qui entre par la fenêtre entr’ouverte, c’est le jour jaune de la Hollande. Et pourtant Rembrandt a fait un immortel chef-d’œuvre. Mantegna a crucifié le Christ en un clair paysage d’Italie. La croix monte, chargée de son divin et sanglant fardeau, dans le ciel tout bleu de Naples, et là-bas, tout près sur la montagne, ce n’est pas Jérusalem qui dresse ses temples farouches, c’est une ville d’Italie tranquille et reposée, qui étale ses petites maisons familières. Et pourtant Mantegna a fait un immortel chef-d’œuvre.
Vous voyez une femme, au théâtre, accoudée au rebord d’une loge. Tout en elle est à son plan et en valeur, l’ombre qui l’enveloppe, les bijoux qui brillent à son cou, la fleur qui se fane au corsage, et l’indécision, la vaporisation des traits de son visage… Elle vous a charmé, vous la trouvez belle en cet éloignement, et véritablement elle est belle ainsi. Vos rêves s’en vont vers cette forme exquise que vous parez vous-même. Il vous importe peu qu’elle soit bonne ou méchante, intelligente ou sotte, elle est ce que vous la faites et ce que vous voulez qu’elle soit… Vous vous approchez ; souvent le rêve est parti, il ne reste plus qu’une femme vieille et laide, aux chairs tombantes, à la bouche crispée par un sourire bête… Eh bien, le naturalisme se rapproche toujours, il ne voit jamais les êtres et les choses dans la vérité de l’éloignement, dans l’exactitude de l’ombre, il les dépouille de ce charme flottant — vrai aussi — qui entoure les êtres et les choses, et qui est le rêve ; c’est le miroir grossissant quine grandit que les défauts et ne reproduit que des images horriblement déformées. Est-il donc vrai et exact ?
L’art n’est point fait pour nous apprendre quelque chose ; il est fait pour nous émouvoir, pour nous bercer, pour nous charmer, pour nous faire oublier les réalités brutales et les dégoûts de tous les jours, pour remuer dans l’homme ce qu’il y a de meilleur en lui, ce qu’il y a d’étouffé par la vie, et de délaissé et d’endormi au fond de son être. À mesure que la science va le dépouillant de ses espérances et de ses fiertés, l’art le relève et l’ennoblit. Il est la plus haute expression de l’amour, et l’amour c’est le rêve, le grand rêve poursuivi de l’humanité. C’est pour cela que dans tous les peuples, à toutes les époques, il a été, en quelque sorte, divinisé et qu’un grand artiste a toujours été plus grand, plus fêté, plus acclamé, qu’un grand savant.
Gardons le rêve, car le rêve est notre plus précieux héritage. C’est lui qui fait le prêtre, le soldat et l’artiste, cette trinité nécessaire à la vie sociale. La littérature et l’art seuls peuvent le conserver au cœur de l’homme, et l’homme meurt de ses rêves brisés.
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M. Émile Bergerat aura eu cet honneur, en ce moment de platitudes exactes et observées, d’avoir fait sciemment, avec préméditation et combinaisons longuement préparées, une œuvre artistique, curieusement écrite, bizarrement pensée, et dépourvue, à un degré rare, de toute espèce de sens commun. J’entends le sens commun à la façon des naturalistes. J’espère que le succès d’Enguerrande, dont le titre seul est une protestation contre les noms des héroïnes de roman, aura une influence heureuse sur la production littéraire, que les jeunes écrivains perdront la manie de raconter, dans un style grossier, des aventures quelconques arrivées à des personnages sans intérêt, et qu’au lieu de nier tout, amour, tendresse, beauté, musique et parfums, ils tenteront de faire chanter leur rêve, au vide du néant qu’est la vie.
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Ainsi nous en sommes là en ce siècle de la Réclame. Le talent n’est plus rien, l’art ne compte pas, le génie reste à terre, impuissant, rampant tristement sur les moignons de ses ailes coupées, s’il n’est promené à travers les rues par les pitres, affublé de costumes grotesques, comme un queue-rouge. Voilà donc où nous a conduits le journalisme, avec sa camaraderie et ses guichets ouverts à tout, guichets et camaraderie qui font des gens de lettres et des artistes de misérables camelots et transforment la littérature en boutique foraine, sur le devant de laquelle les Bobèches grimacent des soufflets et des coups de pied au derrière, pour mieux attirer la foule.
Mais tout sert ici-bas à quelque chose de consolant ; tout marche impitoyablement vers un but moral et défini. Les hommes ont beau être lâches et les choses laides : par-delà les cris, les blasphèmes, au-dessus des bouches tordues, à travers les poings convulsés, monte radieusement ce triomphe de l’éternelle Beauté. La réclame éhontée des mauvais livres nous rend plus précieuse encore la beauté des beaux livres. Sans doute, elle dévoile violemment les malpropretés d’un monde factice, créé par le petit journalisme contemporain qui va des bureaux de rédaction au tapis vert des tripots, et qui parvient souvent à s’imposer grâce aux acoquinements des uns, aux complicités payées des autres, aux camaraderies immorales et lâches de tous. Mais est-ce un mal que des gens qui ont volé le respect et la considération du public, qui souvent n’ont pas de talent, et jamais de conscience, reçoivent de temps à autre des éclaboussures de cette boue qu’ils ont pétrie de leurs mains ? Et puis, à côté des vies souterraines que les événements parisiens jettent brusquement dans le rayonnement de leur lumière brutale ; à côté des petites statuettes de faux grands hommes, modelées sur des tables de café, entre deux verres d’absinthe et deux nouvelles à la main, comme ils nous font aussi mieux voir et mieux chérir ces existences silencieuses et dignes, consacrées tout entières au travail, et tout entières vouées aux lettres, loin du bruit, loin de la réclame, dans une obscurité résignée et sublime, dans un rêve ardent d’idéal poursuivi et atteint.
Deux hommes, deux écrivains, deux admirables artistes, M. Barbey d’Aurevilly et M. Leconte de Lisle, nous ont donné un grand exemple et une bonne leçon, en ces temps de compromissions épicières où tous — les forts et les faibles, les illustres et les obscurs — sont atteints de cette lèpre incurable et terrible : la réclame. On ne les a jamais vus, courant par la ville pour mendier l’éloge, flattant celui-ci, caressant celui-là, descendant à de petites lâchetés permises qui, pourtant, sont si bien protégées par l’indulgence du monde. Toujours au milieu des haines des imbéciles et des blagues des impuissants, ils ont gardé intact l’honneur du livre, ce qui est la plus belle et la plus rare vertu de l’homme de lettres. Ils ont jeté leurs œuvres à la bataille, armés de leur seul génie et de leur seule fierté. Et, si parfois elles ont reçu des blessures, ce sont des blessures glorieuses qui les couvrent d’immortalité. Ils sont grands par leurs œuvres, parce qu’elles sont fortes et superbes, ils seront plus grands encore parce qu’ils les auront respectées et fait respecter.
Ne croyez-vous pas que, s’ils eussent, comme les autres, pactisé avec leur dignité, fait des courbettes ingénieuses aux marchands de renommées éphémères, adressé des sourires menteurs aux trafiquants de cervelle humaine, ne croyez-vous pas qu’ils seraient célèbres au lieu d’être restés presque obscurs, riches au lieu d’être restés presque pauvres ? Mais la réclame passe aussi vite que les réputations qu’elle élève, et bien vite l’herbe et la mousse envahissent les monuments qu’elle a bâtis, tombes délaissées. Qui donc parlera des Dumas et des Daudet ? Qui donc connaîtra même leurs noms ? Alors que Leconte de Lisle et Barbey d’Aurevilly retrouveront, à mesure que les siècles vieilliront et disparaîtront, plus de gloire, plus de jeunesse et plus de vie.
[La France, .]
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Il y a quatre ans, après vingt-deux années de durs services dans les chasseurs d’Afrique, on réforma le vieux brigadier B… Son corps n’était que blessure. Toujours le premier aux moments du danger, le brigadier passait pour le plus intrépide soldat de notre armée d’Afrique. Dix fois on l’avait ramassé comme mort, sur les champs de bataille. La légende s’était emparée de ce brave, et en avait fait un héros d’épopée. La vérité est qu’en plusieurs circonstances, le brigadier, par son courage et par sa folie de l’en avant qui le faisait ruer sur l’ennemi, comme un boulet, sauva des corps expéditionnaires qui, sans lui, fussent restés dans le désert ou au fond des gorges des montagnes. N’ayant point de famille en France, et ne voulant point quitter l’Algérie, le brigadier demanda qu’on lui donnât un petit poste quelconque dont il pourrait vivre, car on n’amasse pas beaucoup d’argent à se faire tuer pour son pays, et aucun n’avait été plus prodigue de son sang que lui. Après beaucoup de difficultés, on le nomma garde forestier, et on lui confia un poste assez éloigné, dangereux, hanté par des pillards qui souvent venaient faire des rafles de bestiaux et inquiéter les colons. Le brigadier fut très heureux, car c’était toujours la guerre pour lui, et la vie tranquille, le repos, n’étaient point son fait. Il s’arma de deux fusils, de deux revolvers et d’une provision de cartouches, et s’en vint habiter, tout seul, la masure qu’on lui destinait.
Il passait son temps à surveiller les champs et la forêt. La nuit, s’embusquait dans les endroits particulièrement fréquentés des Arabes, faisait des rondes. Les pillards étaient toujours sûrs d’apercevoir l’ancien brigadier, son revolver à la ceinture, le fusil sur l’épaule, l’œil au guet. Bien des fois, ils avaient tenté de se débarrasser de cette surveillance gênante ; mais le garde, se souvenant des prouesses d’autrefois, avait su, par quelques exécutions terribles, répandre l’épouvante parmi eux. Souvent, la nuit, on avait entendu des coups de fusil, et, le lendemain, on avait vu des cadavres de voleurs étendus sur les champs, tandis que le vieux garde rentrait au petit jour, en caressant sa barbe et fumant sa pipe.
Une nuit, le garde se disposait à faire sa ronde coutumière, quand on ouvrant sa porte, il aperçut un grouillement de foule et, au-dessus, des canons de fusil qui reluisaient. Aussitôt un coup de fusil partit et le garde, tournant sur lui-même, s’abattit sur le pas de sa porte. Il se releva vite, barricada la porte, prit ses fusils, ses pistolets et ses cartouches, et, par une sorte d’ouverture taillée dans le mur de la maison, il se mit en devoir de résister et de se défendre. Chaque coup de fusil abattait un Arabe ; lui-même reçut six blessures. Il était couvert de sang ; ses forces l’abandonnaient ; mais il ne voulait point se rendre, et il attendait la mort, en se défendant comme une bête traquée.
Désespérant de le réduire, et, comme le jour venait, les bandits, craignant que les colons n’envoyassent des secours, mirent le feu à la masure. Alors le garde, usant des pauvres ressources que contenait sa cabane, voulut combattre l’incendie, comme il avait combattu les voleurs ; mais le feu gagnait, dévorant tout, et la toiture enflammée s’effondra sur lui. Meurtri, sanglant, les chairs brûlées, mais encore vivant, il s’arracha de dessous les décombres. Les Arabes avaient fui, et personne ne venait. Il appela, aucune voix ne répondit. Ses cheveux et sa barbe étaient grillés, sa main entièrement brûlée. Il se traîna pourtant, le pauvre vieux, eut la force de marcher pendant deux kilomètres et, succombant à la douleur, à l’épuisement, il s’écroula sur la terre et s’évanouit.
Durant trois mois, il demeura à l’hôpital, alité et mourant. Mais sa constitution était si robuste qu’on parvint à le sauver et à le guérir. Quand il fut sur pied, le gouverneur ordonna qu’on lui remît cinquante francs, et, comme il n’avait plus de masure où se loger, qu’il s’en allât à la grâce de Dieu.
Le garde sollicita une audience du gouverneur, qui la fit attendre très longtemps. On voyait le pauvre diable venir tous les matins au palais et repartir tous les soirs sans que M. Tirman eût le loisir de le recevoir.
— Comme c’est long dans ces baraques, disait-il en hochant la tête. Qu’est-ce qu’ils fichent là-dedans ?
Enfin, on l’introduisit auprès du fonctionnaire républicain.
— Que voulez-vous ? demanda M. Tirman. On vous a donné cinquante francs.
— C’est pas de l’argent que je demande, répondit le brigadier, c’est la croix que je voudrais.
— La croix ?
— Oui, la croix. Et je l’ai bien gagnée. J’ai toujours été bon soldat ; j’ai, à moi seul, autant de blessures que peut en avoir un régiment qui a été au feu… et puis, je pense que je me suis bien défendu, contre plus de cent Arabes, là-bas. Ce n’était pas pour moi, après tout, que j’ai fait ça, c’est pour vous. Je voudrais la croix. Vous la donnez à des gens qui ne la méritent pas comme moi… Donnez-moi la croix…
Le gouverneur sourit et, congédiant le garde :
— C’est bien, mon brave, dit-il, vous aurez la croix.
Le blessé partit.
Depuis de ce temps, il erre le long des routes, un bissac sur le dos. Il vit de ce qu’il trouve, des charités qu’il rencontre, des aumônes et du hasard. Quand on l’interroge, le pauvre vieux sourit ; puis il répond, d’un air obstiné, en montrant la boutonnière de sa veste de mendiant :
— J’aurai la croix, je l’aurai.
C’est Maginard qui l’a eue.
[La France, .]
***
M. Élémir Bourges, qui est un des meilleurs chroniqueurs du Gaulois, a écrit, pendant deux ans, le feuilleton dramatique au Parlement, lequel, ayant plus de tenue que de tirage, a disparu un beau matin. C’était le seul journal, assez peu inféodé au monde du théâtre, et assez peu gourmand de places gratuites, pour assurer à son critique la pleine liberté de ses appréciations. Il est peu probable qu’aucune feuille, parisienne ou non, politique ou littéraire, ait le courage, en s’attirant M. Bourges, de s’attirer en même temps la haine des directeurs et la mauvaise volonté des secrétaires généraux. Car M. Bourges n’est point le critique ignorant et soumis tel que l’a fait la perversion du théâtre moderne ; c’est le critique indigné et savant, tel que le créent la solide éducation littéraire et le respect de soi. Je jurerais que M. Bourges n’a jamais mis les pieds dans les coulisses d’un théâtre, qu’il ne connaît ni un acteur, ni un secrétaire, ni un directeur, ni un librettiste, qu’il n’a fait la cour à aucune étoile d’opérette, de drame ou de comédie, et qu’il dédaigne d’apparaître aux banquets de la critique, ces banquets que préside M. Auguste Vitu, et auxquels feu Scribe doit sourire, du haut des cieux, sa demeure dernière. J’imagine qu’il pousse l’ignorance de sa profession jusqu’à rester inconnu des ouvreuses et des contrôleurs, et qu’on ne le voit point mêlé aux groupes bien-pensants où trône M. Sarcey et au-dessus desquels flottent comme un drapeau les cheveux de M. Lapommeraye. Et puis, l’on m’a dit qu’il avait, aux premières représentations, une façon d’être et d’écouter tranquille et solitaire qui manquait du goût parisien le plus élémentaire et ne pouvait, par conséquent, le ranger au nombre des Tout-Paris.
Enfin il a le mérite rare et curieux de penser par lui-même, de penser juste, de savoir beaucoup et d’écrire ce qu’il pense et ce qu’il sait en un style brillant, spirituel et élevé.
Je n’étonnerai donc personne en disant que M. Bourges professe pour le théâtre d’aujourd’hui le plus souverain mépris. Il est sans pitié pour les imaginations aliénistes du dramaturge à la mode, et les succès de commerce ne lui disent rien qui vaille. Nul ne montre mieux que lui le vide effrayant de ces œuvres applaudies et leur incurable imbécillité. Il sait démonter, avec un art d’ouvrier habile, toutes ces pièces chétives, dont le mécanisme enfantin et rouillé grince horriblement sous ses doigts impitoyables. Des fétiches adorés par la foule, il fait un petit monceau de poussière, et il arrache de leur piédestal les statues glorieuses élevées par la toute-puissance de la réclame à la toute-puissance de la bêtise.
Comme il ne se sert, pour son œuvre de saine démolition que de bons et solides arguments ; comme les lettres mystérieuses, les avis discrets, les visites et les recommandations ne produisaient sur lui aucun effet, on avait pris le parti de se dire, pour se consoler un peu : « Il ne compte pas ». Et on ne l’invitait pas aux soupers de centièmes. C’est juste, du moment que Sarcey compte, M. Bourges ne peut compter. Il ne compte pas, parce qu’il n’a jamais voulu galvauder son talent dans les complaisances et les camaraderies, parce qu’il travaille beaucoup et qu’il ignore l’intrigue, parce qu’il sait oublier Augier avec Shakespeare, M. About avec Voltaire, M. Dumas avec Beaumarchais, parce que, à cette époque où l’on n’aime plus rien que l’argent et les vanités qu’il procure à ses courtisans, M. Bourges aime la littérature, les délicates et intimes jouissances qu’elle donne à ses élus. Stendhal, montrant Julien Sorel, au milieu des séminaristes, ses compagnons d’étude, dit : « Il ne pouvait plaire, il était trop différent. »Puis, plus loin :
« J’ai assez vécu pour savoir que différence engendre haine. »M. Élémir Bourges, avec son savoir solide, son jugement robuste et subtil, avec sa passion d’idéal et sa fierté, au milieu de ses confrères, est trop différent. Je ne sais si, du haut de leur ignorance et de leur mauvaise foi, ses confrères le haïssent, mais à coup sûr ils le dédaignent. Et c’est ce dédain surtout qui nous le fait aimer. M. Bourges se consolera, en donnant, chaque semaine, au Gaulois, sa brillante chronique, et en publiant, l’année prochaine, un nouveau roman qu’il achève en ce moment, et que tous ceux qui le connaissent affirment être un livre du plus étrange et du plus beau talent.
[La France, .]
***
Victor Hugo est né avec ce siècle qu’il devait remplir, à lui seul, d’une gloire ineffaçable. Fils d’un général d’Empire, Léopold-Sigisbert, comte Hugo, sa vue d’enfant fut frappée de tout l’éclat militaire de cette époque. Il assista aux revues empanachées, au retour des armées victorieuses, au défilé des drapeaux conquis, des canons vaincus qui baissent leur gueule de bronze. Il vit dans la cour des Tuileries s’embarrasser les carrosses de tous les souverains d’Europe vassale. Et son esprit reçut le premier éblouissement de l’homme mystérieux et pâle qui faisait trembler la terre, du « passant formidable » qu’on voyait aller et venir dans la tempête, de Napoléon. On peut dire que Napoléon fut le vrai père de Victor Hugo. Le poète est né de cette épopée. Et il est resté, jusqu’au bout, malgré les haines criminelles, malgré le criminel exil, fidèle à son origine. Même en ces derniers temps, il ne pardonnait pas au plus grand historien moderne, au premier évocateur des figures et des mœurs disparues, à Michelet, dont il disait : « Vous êtes l’Himalaya », d’avoir osé toucher à l’Homme.
La révolution que Napoléon fit dans l’âme humaine par la politique et la guerre, Victor Hugo la continua et la compléta par la littérature. Tous deux procèdent du même mouvement qui entraîna hommes et choses, sentiments et systèmes, à la fin du dix-huitième siècle. Ils sont les marcheurs de la même impulsion, de la même poussée.
J’ai mis le bonnet rouge au vieux dictionnaire, s’écrie le poète dans les Contemplations. D’un côté, le Code civil qui affranchit l’homme, de l’autre la préface de Cromwell, qui affranchit la pensée de l’homme. Cette préface, l’évangile révolutionnaire du romantisme, renverse un par un, et les règles falotes, et les bornes aveugles, et les préjugés rampants. Sans effort, net, comme en posant sur elles son doigt d’Hercule, Victor Hugo réduit ces froides divinités en poussière. Les trois unités de la tragédie classique s’évanouissent, le drame shakespearien, ardent, sublime, renaît. Et l’on voit s’effondrer les palais romains, les colonnades grecques, s’enfuir les fantômes surannés, comiquement empêtrés dans les plis des tuniques et des péplums. C’est la vie qui entre avec l’air et la lumière. La langue, qui se mourait, ressuscite en une explosion magnifique de mots retrouvés et nouveaux qu’elle avait oubliés et qu’elle ne connaissait pas. Les oreilles qui s’étaient montrées choquées du « mouchoir » risqué timidement sur la scène par Alfred de Vigny, entendirent avec délice le torrent de substantifs et d’épithètes retentissants qui roulait sur la vieille rhétorique abattue et les vieux systèmes déracinés. En même temps, à la froide et plate prosodie des Delille, des Baour-Lormian, des Andrieux, des Lebrun, succède, avec les Odes et ballades, les Feuilles d’automne, avec tant d’œuvres pleines de rêves et de pensée, un vers d’un charme non encore goûté, un vers abondant et scintillant, et « beau sans le savoir ». Ce vers chante comme la musique, évoque comme la peinture, modèle comme la sculpture. Même une sorte de génie d’architecture semble présider à la construction des rythmes qui s’élargissent, s’enflent comme les voûtes sonores, se dressent comme les portiques, sur les inébranlables assises des marches de marbre et des pontons de fer. Le théâtre, le roman le poème, qui s’étaient faits coterie, redeviennent foule. Le clavier du génie humain reprend toutes ses notes méprisées et brisées. Et de bas en haut, du grotesque au sublime, le monument s’élève, semblable à la cathédrale gothique, dont la forêt de piliers et de colonnettes abrite tout un monde chimérique et réel, angélique et démoniaque, dans l’enchevêtrement des feuillages de pierre. Dès lors, Victor Hugo a tout conquis. Il a été le fleuve impétueux qui emporte toutes choses fracassées, au courant de ses eaux colères, qui se creuse des lits nouveaux à travers des terres nouvelles ; puis il est redevenu la source, la source inépuisable et sereine, en laquelle le ciel se reflète et où chacun vient remplir ses urnes et s’abreuver. De sa pensée ont jailli des rayons, dont les plus éclatants sont Théophile Gautier, Baudelaire, Leconte de Lisle. Et partout est passé un peu de l’esthétique, de la vision et de l’imagination du maître. Sa présence invisible se fait partout sentir. Les âmes se façonnent sur la sienne, on voit avec ses yeux, on aime avec son cœur, on hait avec sa haine. C’est l’âme inspirée du siècle, c’est la pensée de l’humanité. Je ne puis suivre Victor Hugo dans son œuvre et dans sa vie. D’ailleurs, sa vie est connue, et ses œuvres, qui ne les sait par cœur ? On peut dire que sa vie se résume en ce mot : Amour, ses œuvres en cet autre mot : Vision. Le grand poète a été un visionnaire sublime. Son regard semble fasciner les choses sur lesquelles il se pose. Tout objet fixé par lui prend un relief énorme. Même à distance, quand il décrit des pays où il n’est jamais allé ; même historiquement, quand il peint les époques lointaines, tout entières couvertes de la poussière du passé, les hommes, les villes, les bêtes, les bois, tout surgit, tout s’anime, tout ressuscite avec un fracas de vie extraordinaire. Peut-être encore plus que dans ses vers, ce trait caractéristique est marqué dans sa prose, où le lyrisme de la description découle de la propre intensité de son intuition impitoyable et mystérieuse. Il est tellement ouvert aux impressions qui effleurent à peine le commun des esprits doués et vibrants qu’il trouve cette expression admirable et étrange : « l’oreille voit ». Toutes ses facultés, en effet, ont l’air d’yeux braqués sur tous les points à la fois. Il n’est d’horizons si lointains qu’ils n’atteignent, de murailles si épaisses qu’ils ne percent, de tombes si profondes dont ils ne soulèvent le couvercle, de fronts si obscurs qu’ils n’illuminent. C’est l’Œil effrayant qui regardait Caïn. Il est dans le passé, il est dans l’avenir qu’il éclaire de lueurs prophétiques. Il évoque ce qui doit naître, comme il ranime ce qui est mort, avec une magnificence et une toute-puissance de Dieu. Cette force atteint un tel degré, en ce prodigieux génie, qu’elle sera, je crois, un fait unique dans l’histoire littéraire, politique et humaine. Le grand poète a été la Bonté. Il a aimé l’humanité, comme le Christ l’aima, d’un amour infini. Élargissant les bornes ensanglantées des patries, prêchant la communion des peuples, l’oubli des races, la fin des conquêtes, il a pleuré sur les misères, il a pansé les plaies, essuyé les larmes ; il a relevé tous les vaincus, consolé tous les captifs, vengé toutes les injustices. Il a tenté d’arracher l’homme aux proies des trônes effarés, aux échafauds des sociétés peureuses, et sa voix retentissante, faite de tendresse et de pitié pour les misérables, de colères et de supplications hautaines pour les puissants, a dominé, chaque fois que l’homme était menacé, le tumulte des intérêts oppresseurs et des lois homicides. Et puis, il a chanté les attendrissements divins qui entourent l’enfance fragile ; il a fait de la femme une faiblesse sacrée ; de la faiblesse une puissance, et de la puissance un pardon. Les petits, les humbles, les pauvres, les déshérités, les malades, il leur a donné la première place dans le royaume féerique de son œuvre, qui est doublement immortelle par le génie de l’artiste, et la bonté de l’homme. Et tous diront, pour Victor Hugo, ce que Victor Hugo disait de Napoléon dans son « Ode à la colonne » :
[Le Matin, .]
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M. Nestor Roqueplan a fait beaucoup d’élèves. Ce sont, pour la plupart, des gens excessivement notoires — quelques-uns même excessivement glorieux — et qui mènent l’opinion publique, le goût du public, par la main ou par le nez, ou par quelque membre que ce soit. Comme il arrive toujours, les élèves renchérissent sur le maître, et, il faut en convenir, Roqueplan est aujourd’hui bien dépassé. Il est curieux de savoir comment ces observateurs de la vie comprennent la province et les provinciaux. Le portrait qu’ils font de ceux-ci et le tableau qu’ils font de celle-là sont vraiment amers.
La province est une sorte de terrain vague, vaseux par-ci, pierreux par-là, à la surface duquel, au premier abord, on ne distingue rien. Cela semble inhabité. Un vent de mort a soufflé sur cette pauvre chose, à moins que, plausible hypothèse, la Vie, lasse d’avoir créé tant de merveilles à Paris, ne se soit arrêtée dans son œuvre et n’ait pas voulu franchir ce morne espace, car la Vie est bien trop parisienne pour cela. Au-dessus, le ciel est lourd, l’air pesant et malsain ; des miasmes, de partout, s’exhalent. À peine a-t-il fait quelques pas sur ce sol maudit, dans cette atmosphère empestée, que le Parisien le plus spirituel et le plus gai, se sent devenir stupide et morose. Le Parisien stupide… Oui, la province a produit ce résultat, qui paraissait impossible. Elle en a produit bien d’autres, plus effrayants encore. Je connais un écrivain, très illustre, qui était venu en province, pour y écrire un roman vertueux, et qui tirât surtout à plus de cent mille exemplaires ; l’écrivain a dû renoncer à cette chimère. Le provincialisme — cette substance vénéneuse — envahit aussitôt le Parisien, l’atrophie, le terrasse. Ses brillantes facultés se paralysent, son cerveau se vide de toutes les choses délicates qui l’ornaient. Et le voilà semblable à quelque larve inconsciente. En vain veut-il se rappeler qui remplit jadis, lors de la création, le rôle de Ménélas dans La Belle Hélène, il ne le peut pas. C’est au prix des efforts les plus pénibles qu’il revoit, vacillante lumière, Christian dans La Grande-Duchesse, et que la grande figure de Paulus lui revient, apothéotique encore, mais incertaine et brouillée. Il avance pourtant au milieu de cette désolation. Nulle part, aucune trace de vie, pas le moindre cordon de bec de gaz annonçant la cinq centième représentation d’une opérette en vogue. Il ne respire plus, il étouffe ; il se rend compte qu’aucun poète ne pourrait, dans ce milieu inhabitable, rimer le plus petit couplet de café-concert. Et, mélancoliquement, il se prend à songer à Paris. Hélas ! c’est l’heure délicieuse où l’on voit passer sur les boulevards M. Édouard Philippe. Ah ! quelle nostalgie… Des foules enthousiastes se précipitent vers des gouffres de lumière, empressées à se fortifier aux généreuses moelles de M. Albin Valabrègue. Et il entend de musicales rumeurs plus douces à l’oreille que les harmonies d’un céleste orchestre ; ce sont les critiques et les ministres, les députés et les gommeux, les banquiers et les savants, les poètes et les grandes dames, et les collégiens aussi, et les mendiants, et les maîtres d’hôtel, et les concierges, deux millions d’âmes, enfin, qui discutent pour savoir si Audran vaut Varney et si Varney vaut Lacôme.
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Il avance toujours, et enfin il finit par apercevoir, étendues par terre, immobiles, des formes bizarres, gluantes, qui rappellent vaguement la forme humaine. Il les examine avec dégoût, les soulève du bout des doigts, en faisant une grimace. Qu’est-ce que cela ?… Est-ce une bête inconnue ? Un germe d’homme avorté, ou bien le triomphe du mollusque avant le règne définitif du Parisien ? Est-ce que cela parle ? Est-ce que cela mange ?… Il voit, au bord d’un trou qui sert probablement de bouche à cette chose repoussante, de la bave verdâtre, comme il en pend au mufle des ruminants.
— Qui es-tu ? demande le Parisien.
— Hélas ! tu le vois, répond la chose… Je suis le provincial.
— Mais pourquoi es-tu couché ainsi ?
— Que veux-tu que je fasse ?… Je n’ai pas de théâtre où aller… Jamais dans mon pauvre cerveau ne pénétra la divine lumière qui rayonne au front de Burani… Alors je dors et je broute…
— Pourquoi ne travailles-tu pas ?
— À quoi ?… Nous n’avons rien, nous autres, pour travailler… Ah ! si Brasseur voulait venir chez nous, si seulement nous pouvions posséder Lassouche ou Grassot…
— Grassot ?… Mais il est mort.
— Tu vois bien… nous ne savons rien, nous autres… Nous sommes voués à l’éternelle ignorance… Ici, c’est le royaume des ténèbres.
— Il n’y a donc pas d’usines en province, de terre à remuer, de commerce à tenter ?… Tu ne peux donc être ni médecin, ni notaire, ni propriétaire, ni juge, ni poète, ni magistrat ?…
— En province, il n’y a rien… Et nous ne pouvons être rien… Laisse-moi dormir.
— Mais tu pourrais au moins regarder ce qui est autour de toi…
— Regarder quoi ? Est-ce qu’il y a des arbres, des fleurs, des horizons… Il n’y a rien, je te dis… Laisse-moi brouter la terre… Et va-t-en… Car l’air est mauvais à ceux qui s’aventurent ici… Et dans un jour, tu serais pareil à moi… Retourne à Paris… Les théâtres sont rouverts…
— Et si tu possédais des théâtres, comme là-bas, tu serais régénéré ; la vie en toi refleurirait.
— Dame ! je le crois, puisque c’est ce que disent les Parisiens.
— Eh bien, attends, pauvre diable… Sois résigné, pendant quelques jours encore… Je t’enverrai Coquelin.
***
Je faisais ces réflexions en lisant le Journal des Goncourt, livre curieux, toujours, souvent poignant, comme la confession d’un ami, désenchantant aussi, comme un voile qui se déchire sur des intimités imprévues — trop tôt révélées peut-être — enfin, tel quel, en son décousu, en son déshabillé irrévérencieux de la vie notée à la hâte, un maître livre, où l’on sent vibrer à chaque ligne l’âme des deux nobles artistes qui le vécurent et qui l’écrivirent. Il y a bien des nerfs dans ce livre, bien des sensibilités exacerbées ; il y a un perpétuel lancinement d’une blessure qui saigne encore, blessure causée par la longue et bête indifférence où on les tint ; il y a, perçant les fiers mépris, une aspiration irritée, et, pour ainsi dire, maladive vers le succès — qu’ils avouent, d’ailleurs, avec une sincérité touchante et mâle. Par conséquent, il est impossible qu’il ne glisse pas, çà et là, d’involontaires partis pris et — M. Edmond de Goncourt me pardonnera cette franchise — quelques fâcheuses injustices. Cette injustice, je la trouve surtout dans plusieurs passages du Journal se rapportant à Gustave Flaubert. Il me semble qu’ils n’en ont point parlé, comme ils auraient pu, comme ils auraient dû le faire, et cela m’attriste un peu. Il eût été beau, cependant, de voir les Goncourt, devançant la postérité, bâtir à ce « grand bonhomme » devenu par la mort leur grand aïeul, le monument de gloire qu’il attend encore et que d’autres bâtiront qui ne furent pas connus et aimés de lui.
Ces réserves faites, j’ai entendu, au cours de ce livre qui remue tant d’hommes et secoue tant d’idées, qui dévoile tant d’intimités, qui brave tant de confidences et ramasse tant d’indiscrétions, qui a très souvent la gaillardise et l’irrespect des mémoires secrets, j’ai entendu comme un écho précurseur de la postérité. À coup sûr, ce n’en était pas la voix grave, dictant par la classique bouche d’airain les solennels arrêts et les jugements implacables : c’en était en quelque sorte le vagissement. Mais ce vagissement de l’histoire littéraire contemporaine, je l’écoute et je le retiens, car ce qu’il exprime sur certains hommes correspond trop exactement avec ce que beaucoup sentaient depuis longtemps et n’osaient formuler. Mille personnages défilent devant nous, les uns célèbres, les autres déjà oubliés, presque tous restitués dans une habileté surprenante de notation, avec leurs tics, leurs manies, leurs gestes, leur pensée nue et un peu du mystère de leur âme. Quelles vanités, si solides soient-elles, résisteraient à la féroce franchise de ces constatations ? Parfois ce n’est qu’un trait, un contour, ou bien un enveloppement de la ligne, ou bien un jet de lumière vive sur une plaque d’ombre, et voilà un homme déshabillé des pieds à la tête. Et nous nous disons : « Quoi, ce n’était que cela ! » Tel est, dans ce genre d’évocation rapide, Nestor Roqueplan, surpris, un matin, dans sa chambre. On le voit, on le connaît, on l’a percé à jour, ce compliqué, ce raffiné, ce Parisien redoutable, si fort vanté pour son esprit qui ne s’éleva pas au-dessus de la muflerie parodiste d’un aphorisme retourné, pour son élégance de vieux beau caricatural, qui consistait à porter des chapeaux sans bords et des gilets en velours d’Utrecht. Mais je ne veux pas m’attarder, bien que très amusants, à ces croquis de fantoches disparus.
De ce fourmillement de gloire de pantins, de héros et de polichinelles, trois figures émergent qui repassent sans cesse ; à peine quittées d’un côté pour être reprises de l’autre, et revenant, chaque fois plus riches d’un détail caractéristique, d’un accent qui les achève, d’un angle qui les parfait, toutes les trois différentes d’aspect et de célébrité presque égale : Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor. Notre génération les connaît encore, la génération qui vient les connaîtra plus par les anecdotes qui se transmettent des vieux aux jeunes que par leurs livres, car on ne les lira guère. Ils ne sont déjà plus de notre temps. Ont-ils été du leur ? Quand on secoue sur eux la poussière de nos bibliothèques, et qu’on les interroge, il semble qu’ils n’aient gardé qu’une valeur archéologique, une beauté conventionnelle de ruine, célébrée par Joanne et par Baedeker pour la curiosité des touristes. Auprès de Balzac, de Stendhal, de Heine, de Flaubert, à qui la mort refait tous les jours une immortelle jeunesse, ils prennent des allures d’ombres errantes ou formes évanouies de spectres. C’est qu’avec des qualités rares et brillantes qui suffisent à la contemporanéité qui les acclame, ils ne possédaient pas les dons supérieurs qui font les œuvres fortes et durables : le sens de la vie et l’amour de la nature. Et c’est de cela qu’ils meurent. Les écritures changent, le verbe se renouvelle, les écoles s’abolissent et font place à d’autres, mais dans les évolutions des choses, dans le recommencement incessant des modes, l’homme reste la source immuable et jamais épuisée des plus nobles études, des plus nobles émotions de l’artiste. À côté de l’histoire des faits politiques, des architectures et des costumes, il y a l’histoire des âmes, et c’est celle-ci qu’on demande à qui possède une pensée et tient une plume. Tout en eux a été artifice et convention depuis les préciosités analytiques, les retournements de sensation auxquels se plaisait Sainte-Beuve, jusqu’aux formidables paradoxes de Gautier, le plus doué, pourtant, le plus artiste des trois, et qui a volontairement caché l’homme de son œuvre et s’est immobilisé dans un rêve de pierre.
Les grandes époques n’avaient pas de critiques, elles se contentaient d’avoir des artistes. Aujourd’hui les critiques, qui sont impuissants à créer quoi que ce soit, pullulent ; c’est devenu une armée retentissante et glapissante, à laquelle rien ne résiste. Sous prétexte d’analyse, de psychologie, de morale, de saine littérature, ils s’installent dans les œuvres d’autrui, à peu près comme des soldats envahisseurs dans un pays qu’ils ont ravagé et conquis. Malgré Joseph Delorme, en qui chantait un poète, malgré Volupté, où, sous les subtilités agaçantes et les mièvreries de sentiment, l’observateur promenait parfois d’étranges lumières sur les ténèbres de l’amour, Sainte-Beuve est demeuré seulement un critique. Ce qu’il y avait en lui de poète et de créateur s’est desséché dans ce desséchant métier. Par son énorme influence et son universel crédit, il pouvait beaucoup pour la littérature, et il ne lui a rien donné, pas plus de lui que des autres, il ne lui a rien donné que des critiques, de l’esprit très fin, très méchant, très contourné, une intelligence très vive et très myope, aussi habile à saisir les petits côtés d’un homme sans en voir les grands, un art extrême à fleurir les épigrammes et à ciseler les ironies, une dextérité de prestidigitateur à faire prendre les coups d’épingle qu’il appliquait à pleine peau pour de prodigieux coups de sonde dans les profondeurs de l’intellect humain, une grâce apprêtée et minaudière de vieille coquette à jouer ces petits jeux académiques dont le mécanisme suranné dissimule mal les ridicules et les puérilités, et c’est tout. Ni une générosité, ni une bravoure et l’instinctive horreur du vrai, du simple, du vivant et la peur du nouveau. Jamais il ne s’intéressa spontanément à un jeune talent. Il fallait pour qu’il parlât des écrivains, que ceux-ci fussent morts depuis deux siècles ou qu’ils lui arrivassent vieillis de succès. Baudelaire, les Goncourt qui furent ses protégés et amis, durent attendre dix années de durs labeurs, de luttes pénibles, de doutes angoissants, avant que Sainte-Beuve daignât faire comprendre au public qu’il les connaissait. Et l’on se demande avec tristesse si l’auteur des Lundis, par les résultats de son influence et de ses jugements, fut véritablement supérieur à M. Francisque Sarcey et à M. de Pontmartin.
Quant à Paul de Saint-Victor, ça n’a été qu’un bruit, un bruit cacophonique et discordant de mots, dans une mascarade de phrases. Quelqu’un a dit de lui : « C’est un clairon dont la sottise déchire le cuivre ». S’il avait pu n’être qu’un clairon… Mais c’était tout un orchestre ! Et quel orchestre ! Un orchestre enragé et hurlant, comme on entend dans l’Inde du Sud, au seuil des temples bouddhiques. Et, sous les retentissements des gongs, sous les miaulements de rebecs, sous les éternuements de cymbales fêlées de ses phrases, l’esprit le plus étriqué qui fût, une vision bornée de professeur, une esthétique de Prix de Rome, un asservissement à tous les préjugés, à toutes les routines, aux pires conventions, un rabâchage exaspérant de tous les clichés bourgeois. Durant le temps qu’il rêvait à l’art, sa seule doctrine a été de détruire l’originalité, le tempérament, la personnalité chez l’artiste, et de le ramener à la plate copie de ce qu’il appelait l’idéal grec. Lui aussi, il croyait que les Grecs avaient inventé une beauté spéciale, un idéal de songe, une fantaisie chimérique des lignes, tout un monde de féerie entrevu à travers des rêves de poètes et des sommeils de dieux. Il en était encore à ignorer que, non seulement les plus sublimes statues de la Grèce, mais la plus humble de ses poteries, ont été la copie exacte, fervente du seul dieu qu’elle ait adoré, du seul idéal qu’elle ait pratiqué : la nature.
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Bientôt de cette trinité qui étincela sur le monde littéraire, il ne restera que quelques méchancetés étoupées de Sainte-Beuve, que quelques métaphores hardies, que quelques rythmes charmants d’Émaux et Camées et le légendaire gilet rouge d’Hernani, lequel — ô désillusion suprême — n’était point rouge, mais rose, d’un rose à désespérer les pâlissantes fleurs roses, aimées de M. Paul Bourget. En les tirant pour quelques minutes de l’indifférence où ils commençaient de sommeiller, les Goncourt, qu’ils l’aient voulu ou non, ont sonné le glas posthume de leur irréductible mort.
Et l’on se prend d’une plus grande fierté et d’un plus grand amour en songeant à Flaubert. Au moins la gloire de celui-là est d’un solide métal, que le temps revêtira d’une patine de jour en jour plus belle.
Et l’on se dit que, si nous n’étions pas le peuple de vaudevillistes que nous sommes, La Tentation de saint Antoine, cet admirable livre, où Flaubert crie toutes les tortures et tous les doutes de son âme, serait déjà notre livre national comme l’est en Allemagne, le Faust de Goethe.
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À propos de La Puissance des ténèbres, la critique a été unanime dans le dénigrement. Elle était d’ailleurs solidement appuyée et absolument couverte par les jugements préalables de M. Alexandre Dumas fils, de M. Émile Augier, de Victorien Sardou, qui n’aiment pas qu’on vienne déranger leurs petites combinaisons théâtriculesques, et à qui le traducteur de Léon Tolstoï avait eu la malencontreuse et très comique naïveté de demander leur avis. L’avis a été ce qu’il devait être.
C’est peut-être très beau, ont-ils répondu, du haut de leurs trois cents représentations, mais c’est impossible en France.
Ce qui, depuis Voltaire, lequel avait deviné Scribe et préparé Edmond Gondinet, s’est répété cent mille fois, afin d’étouffer Shakespeare, afin d’étouffer tout ce qui inquiète et déroute les visées médiocres et les énormes vanités de nos illustres auteurs dramatiques. En France, qu’il vienne de Russie ou de Montmartre, dès qu’un homme de génie apparaît, c’est comme dans les bois hantés par les loups. À chaque pas on aperçoit des écriteaux avertisseurs, avec ces mots : « Prenez garde au génie. » Et je vous prie de croire que chacun prend garde au génie, comme chacun prend garde aux pièges à loups de nos forêts. On s’écarte, effrayé.
Donc, la critique s’en est donné à cœur joie sur La Puissance des ténèbres, une bien jolie raison sociale pour elle, cependant. Elle a d’abord déclaré que la pièce russe, étant russe, et non point parisienne, on n’y pouvait rien comprendre ; ensuite, elle a jugé que c’était un vieux mélo, parce qu’on y voit un infanticide, et qu’il y a des infanticides aussi dans les tragédies de M. Dennery. Puis, si l’opinion a été la même chez tous, il y a eu quelques variantes chez quelques-uns, dans les gestes. Celui-ci qui se pose en révolutionnaire paisible, en novateur centre-gauche, en homme partisan des nouvelles formules d’art, pourvu qu’elles restent à l’état d’hypothèse, a soutenu que les mots d’argot ne lui déplaisaient pas, ne le choquaient pas, quand il en fallait. Il résulte malheureusement de ces libérales doctrines qu’il n’en faut jamais, que jamais, et nulle part, ils ne se trouvent à leur place. Celui-là a répandu l’éloge : un éloge si gêné, si embarrassé, si honteux, qu’on sentait très bien que, si quelqu’un était venu lui dire, avec des raisons approximatives, que La Puissance des ténèbres était une mauvaise pièce, et Tolstoï un simple pornographe, cela l’eût soulagé extrêmement. Au fond, de tous côtés, aussi bien dans l’éreintement que dans la louange, du mépris. Et c’est étonnant car la critique est généralement patriote et tout ce qui nous vient de la Russie est sacré aujourd’hui, même M. Floquet, cet ancien Polonais, devenu plus moscovite que Rostopchine.
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En revanche, tous n’ont exprimé que des enthousiasmes pour La Jeunesse des Mousquetaires de M. Alexandre Dumas père. Ah ! voilà une pièce, et voilà un roman. Parlez-leur de ça. Quelle magie, quelle gaieté, quelle honnêteté, quel prodigieux entrain, quelle histoire, quel style aussi ! Quelle jeunesse surtout, quelle merveilleuse jeunesse ! Des coups d’épée, des manteaux flottants, et des lampées à même les brocs d’étain, et des bottes qui résonnent, et Bonacieux… non, mais Bonacieux… Et Planchet… non, mais Planchet… Et pas de psychologie : et pas d’art, et rien… rien… C’est le rêve… Un tout récent critique, à peine sorti des limbes des Premiers-Paris et des entrefilets ministériels, s’est fait remarquer par son emballement. Il a dit, dans un accès de généreuse éloquence :
— Assez de toutes les saletés du roman d’analyse ; assez de la boue dont les naturalistes, sous prétexte de vérité, nous éclaboussent chaque jour… Silence à Stendhal, à Balzac, à Goncourt, à Daudet, à Zola… Allez-vous-en, vous qui voyez, qui sentez, qui pensez…
Et s’adressant aux Français, il ajoute :
— Voulez-vous reconquérir votre foi, votre jeunesse, l’amour de la patrie, tous les sentiments sympathiques et chevaleresques qui fleurissaient jadis au cœur des hommes ? Eh bien ! lisez Alexandre Dumas père. C’est le soleil qui réchauffe après les ténèbres qui glacent… Comment se fait-il qu’à une époque où l’on se préoccupe tellement de l’enseignement de l’enfance, de l’éducation de la jeunesse, aucun pédagogue n’ait encore songé à transformer les feuilletons d’Alexandre Dumas en livres classiques ?
Là-dessus, il adjure les ministres, les députés, les instituteurs, M. Jules Simon, M. Michel Bréal, M. Raoul Frary, M. Gréard, M. le duc de Broglie, M. Jules Ferry, tous les philosophes, tous les académiciens, toutes les mères, de remplacer la physique, la géométrie, la chimie, l’histoire, la littérature, la gymnastique et la langue allemande par l’étude approfondie, l’étude unique de La Reine Margot. Et il conclut, avec d’inouïs frémissements comme s’il s’agissait de Pascal, de Montaigne, de Ronsard :
— Répandez Le Vicomte de Bragelonne, et il ne naîtra désormais que des héros. Faites apprendre par cœur, aux tout petits comme aux normaliens, Monte-Cristo et Le Chevalier d’Harmenthal, et dans trois ans nous aurons recouvré l’Alsace, la Lorraine ; peut-être même le duché de Bade, le Wurtemberg et la Bavière… Rendez Alexandre Dumas obligatoire dans toutes les écoles, et, je vous le dis, la France est sauvée.
Je me demande comment M. Hector Pessard s’y prendrait pour relever la France en donnant simplement aux Français, comme modèle de toutes les vertus chevaleresques et intimes, les ridicules fantoches, les grossiers mannequins, les rudimentaires poupées de M. Alexandre Dumas père : Porthos, qui fut un goinfre et un proxénète ; Athos, qui fut un sombre ivrogne ; Aramis, un espion, dont toute l’ambition et toute la science de l’intrigue consistaient à posséder des fanfreluches à la garde de son épée ; d’Artagnan, ce hâbleur qui fut une sorte de Tartarin, moins gai, moins ironique, moins vivant, plus méridional que l’autre, et enfin, pour me borner dans l’énumération de ces personnages gonflés de son, Bussy d’Amboise qui tuait soixante-quinze hommes armés d’arquebuses et de poignards, avec une chaise en trois minutes.
Mais cette opinion très ébouriffante n’est point spéciale à M. Hector Pessard qui la reformula l’autre jour, en un feuilleton de critique dramatique. Ce feuilleton était même, si je me rappelle bien, le début littéraire de ce penseur vieilli dans les accoutumances ministérielles et bercé sur les genoux de M. Thiers et de M. Clément Duvernois. Tous les critiques qui se respectent un peu prêchent de temps à autre cette croisade sainte. Ils nous apprennent que le niveau de la moralité publique et de l’intelligence humaine baisse effroyablement depuis qu’Alexandre Dumas est mort, depuis que le roman qui contient quelque chose a fait disparaître le roman qui ne contenait rien du tout. Telle est la critique, notre bien-aimée mère. En face de Sapho, de Germinie Lacerteux, de L’Assommoir, de L’Éducation sentimentale, elle invoque avec des larmes la cape de M. Alexandre Dumas et l’épée de M. Auguste Maquet. Hélas ! l’une et l’autre ne sont plus. En vain, M. Hector Pessard les veut-il chercher dans les bric-à-brac, dans les friperies du romantisme disparu. La cape est mangée aux vers ; l’épée rouillée et reforgée tourne, en grinçant, devant un feu de gaz, à la boutique d’un rôtisseur.
Il est incontestable que M. Alexandre Dumas père a exercé, durant quelques années, une influence aussi considérable que néfaste. Mais cela n’a eu qu’un temps, et cela est mort aujourd’hui, comme de son temps Anne Radcliffe était morte et enterrée dans les profondeurs de l’oubli. Il n’y a plus que les critiques qui s’obstinent à regarder toujours en arrière, à ne jamais rien voir de ce qui est devant eux, pour agiter ce cadavre. On va encore, très peu il est vrai, à ses drames, repris tous les deux ou trois ans. Il y a à cela une raison. C’est que le théâtre, qui est un métier très inférieur, se contente d’une sorte d’éblouissement des yeux, d’un mouvement factice et désordonné. Alexandre Dumas, à défaut de psychologie et d’art, a su donner cet éblouissement et ce mouvement plus qu’aucun autre, et même plus qu’aucun de nos contemporains à succès. Il n’en est pas ainsi du roman, où le public exige autre chose qu’une mascarade de pantins, si colorée soit-elle. Dans le peuple qui, jadis, se réjouissait à ces contes improbables, et qui était resté le dernier liseur d’Alexandre Dumas, on ne veut plus entendre parler de lui. Et la preuve est la mathématique, irréfutable. Un petit journal de reproductions littéraires, qui ne publiait que des romans d’aventures — dont beaucoup d’Alexandre Dumas — végétait tirant à trente mille exemplaires. Il eut l’idée d’abandonner ce genre vieilli, qui ne dit plus rien à l’esprit de personne ; il reproduit Balzac, Daudet, Goncourt, Zola, et, en l’espace de deux mois, son tirage atteignait le chiffre de cent cinquante mille.
Je ne sais pas si cette littérature, si cette invraisemblable caricature de l’histoire et de la vie ont jamais amusé nos pères. Ils disent que oui. Je veux le croire. Ce que je sais, c’est qu’elles n’amusent même plus nos concierges. Et les critiques qui veulent ressusciter, en présence du mouvement qui emporte l’art vers des spéculations plus hautes, ces admirations mortes, ce vieux misérable passé aboli, me font l’effet de ces bonshommes de province qui passent leur temps à regretter les anciens coches et les diligences, et s’entêtent à ne plus voyager pour protester contre les chemins de fer.
Quant à vous, monsieur Hector Pessard, vous me copierez cent fois La Dame de Montsoreau… et vous viendrez nous parler après de M. Alexandre Dumas père.
[Le Figaro, .]
« De son origine à son état actuel, écrit-il, la critique des œuvres d’art accuse dans son développement deux tendances divergentes, dont on peut constater aujourd’hui l’antagonisme. Il convient de ne plus confondre des travaux aussi différents que la chronique d’un journal sur le livre du jour, les notes bibliographiques d’une revue, les feuilletons qui racontent le Salon ou les pièces de la semaine, et certaines études, par exemple de M. Taine, un chapitre de Rood sur la peinture, les recherches de Posnett sur la littérature de clan, de Perker sur l’origine des sentiments que nous associons à certaines couleurs, de Reuton et de Bain sur les formes du style. Tandis que les écrits de la première sorte s’attachent, en effet, à critiquer, à juger, à prononcer catégoriquement sur la valeur de tel ou tel ouvrage, livre, drame, tableau, symphonie, ceux de la seconde poursuivent un tout autre but, tendant à déduire, des caractères particuliers de l’œuvre, soit certains principes d’esthétique, soit l’existence chez son auteur d’un certain mécanisme cérébral, soit une condition définie de l’ensemble social dans lequel elle est née, à expliquer par des lois historiques ou organiques les idées qu’elle exprime et les émotions qu’elle suscite. « Rien de moins semblable que l’examen d’un poème en vue de le trouver bon ou mauvais, besogne presque judiciaire et communication confidentielle qui consiste, en beaucoup de périphrases, à porter des arrêts et à avouer des préférences, ou l’analyse de ce poème, en quête de renseignements esthétiques, psychologiques, sociologiques, travail de science pure, où l’on s’applique à démêler des causes sous des faits, des lois sous des phénomènes, étudiés sans partialité et sans choix. »J’ai tenu à reproduire ce passage, inscrit en l’avant-propos de son ouvrage, parce qu’il résume la théorie d’Émile Hennequin en matière de critique, et qu’il définit clairement cette méthode hardie et vaste qu’il applique avec une facilité surprenante à l’étude d’hommes comme Victor Hugo, Wagner, Flaubert, Tolstoï, Dickens. Il avait donc élargi jusqu’à la science, reculé jusqu’à la création le champ rétréci de la critique, où ne poussent que les petites rancunes, les petites intrigues, les pires ignorances. Mais il est à craindre que ce bel exemple dont Hennequin avait été l’initiateur ne soit pas suivi. Les cerveaux et les caractères de cette trempe sont rares. Pour une semblable besogne, il faut une éducation philosophique, une force d’âme qu’il avait, lui, et qu’on n’est pas habitué à rencontrer chez nos critiques, lesquels, devant les hommes, valsent en habits légers de danseur, ou pataugent en lourds sabots de paysan. Je ne puis me rappeler, sans un serrement de cœur, les confidences qu’Émile Hennequin me faisait parfois de ses projets. Il me disait qu’un écrivain ne devrait accomplir qu’une œuvre unique, concentrer en elle toutes ses forces, y consacrer toute sa vie, trop courte déjà, trop embarrassée par les difficultés ambiantes, pour qu’il fût possible de suivre plusieurs rêves ensemble. Et son rêve à lui était grandiose. Il embrassait le siècle tout entier. Hennequin voulait écrire l’histoire du dix-neuvième siècle, non point l’histoire telle que l’entendent les professeurs, bornée aux faits politiques, circonscrite aux évolutions militaires, mais l’histoire des cerveaux et des âmes, l’histoire des aspirations spirituelles et des conquêtes morales, personnifiées dans les hommes qui, depuis Napoléon jusqu’à Gambetta, représentent ce siècle, dans toutes les manifestations de l’esprit humain et les avancements de la marche sociale. Et je veux appliquer à cette œuvre, qu’il était de taille à mener glorieusement, pour laquelle il s’armait, se préparait chaque jour, ce que lui-même disait à propos de l’œuvre « idéale » dont il traçait à grands traits, dans son livre, la sublime esquisse.
« La critique scientifique des œuvres d’art, par un système d’interprétation de signes que nous avons exposé, dresse en pleine lumière, des hommes formant l’une des deux phalanges qui résument en elles toute l’humanité, et la représentent. Si l’on conçoit la suite des sciences qui, prenant la matière organique à ses débuts, dans les cornues des chimistes ou l’abîme des mers, en conduisent l’étude à travers la série ascendante des plantes et des animaux jusqu’à l’homme, la décrivent et l’analysent dans son corps, ses os, ses muscles, ses humeurs, le dissèquent dans ses nerfs et son esprit ; si, abandonnant ici l’homme individu, on passe à la série des sciences qui étudient l’être social, de l’ethnographie à l’histoire, on verra que ces deux ordres de connaissances, les plus importantes, sans aucun doute et celles auxquelles s’attache l’intérêt le plus prochain, se terminent en un point où ils se joignent : dans la notion de l’individu social, dans la connaissance intégrale, biologique, psychologique de l’individu digne de marquer dans la société, constituant lui-même par ses adhérents et ses similaires, un groupe noble, propageant dans son ensemble particulier ou dans l’ensemble total, ces grandes séries d’admirations, d’entreprises, d’institutions communes, qui forment les États et agrègent l’humanité. »Et plus loin :
« Dans l’ethnopsychologie des littérateurs, dans la physiologie biographique des héros, ces hommes sont mis debout, analysés et révélés par le dedans, décrits et montrés par le dehors, reproduits à la tête du mouvement social dont ils sont les chefs, érigés, avant leurs exemplaires, un et plusieurs, individus et foule, en des tableaux qui, basés sur une analyse scientifique nécessitant le recours à tout l’édifice des sciences vitales, et sur une synthèse qui suppose l’aide de toute la méthode historique et littéraire moderne, peuvent passer pour la condensation la plus haute de notions anthropologiques que l’on puisse accomplir aujourd’hui. »Voilà ce qu’Émile Hennequin eût fait pour notre temps. Hélas, c’est la mort qui est venue.
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Depuis trois ans, Hennequin collaborait au Temps. Il y rédigeait le bulletin politique, avec une rectitude de jugement, avec une connaissance approfondie de la politique européenne, qu’eussent enviées les meilleurs diplomates ; car ses aptitudes étaient universelles. Et combien de fois j’ai vu nos meilleurs hommes d’État s’inspirer de ses opinions. Dans ce milieu un peu froid, un peu guindé, si peu conforme à l’indépendance de son esprit et aux générosités de la nature, il avait pourtant conquis l’estime et le respect de tout le monde. Étant pauvre, il avait accepté cette situation avec joie, car elle le faisait vivre, lui et sa famille ; et puis, il y trouvait, au milieu des dépêches et des renseignements de toute nature, une mine d’observations sur les hommes et sur les faits pour l’œuvre à laquelle il allait vouer sa vie.
Hélas ! je dois toucher ici à un point délicat et douloureux.
Hennequin était pauvre, je l’ai dit. Pour vivre, il n’avait que sa situation au Temps. Et il laisse une jeune femme et une toute petite enfant d’un an dans la plus profonde détresse. Lui disparu, elles n’ont plus rien. C’est la misère complète, irrémédiable. Les amis du mort, comprenant, font le possible pour alléger cette infortune digne de tous les respects et de toutes les pitiés. Mais, le possible, ce n’est point assez. Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet ; et je serai bien heureux si, en constatant, sans y appuyer, l’affreuse situation de sa noble femme, horriblement frappée dans sa plus chère affection, dans ses plus chers espoirs et menacée dans sa vie, j’avais pu éveiller, dans une âme charitable, la pensée d’une bonne action et d’une aide urgente. Le monde des comédiens a été, jusqu’ici, presque le seul à bénéficier de la générosité publique. Il n’est pas possible que l’appel fait en faveur de la femme du plus digne des hommes, qui était en même temps le plus beau des talents, reste sans réponse.
Il nous montre de façon non moins captivante les effets destructifs du fusil Lebel ou des torpilles.
Chincholle.
« Les autres pays ont des singes : l’Europe a des Français, cela se compense. »Hélas, non, cela ne se compense plus. Il faut bien l’avouer, quoi qu’il en coûte à notre amour-propre de Français de l’Europe, nous avons perdu le génie de la race. Depuis Paul de Kock et Désaugiers, ces derniers Gaulois, nous nous dénationalisons complètement. Sous l’influence d’on ne sait quelles perverses littératures, d’on ne sait quelles philosophies désolantes, nous ne décrochons plus les enseignes, nous laissons les chats miauler librement dans les clairs de lune schopenhauerisés ; et les sonnettes elles-mêmes n’ont plus de pied de biche. Les chroniqueurs illustres qui, tous, furent, sont et seront de grands sociologues, étant tous de grands décrocheurs d’enseignes, vous diront que c’est là un fait social inquiétant, et que les peuples ne sont plus, à proprement parler, des peuples, qui cessent de s’adonner à ces exercices généraux, lesquels élèvent les cœurs et fortifient les cerveaux. Ayons le courage de le dire, le mal est profond ; peut-être même est-il incurable, car la science nous mine et l’intellectualité nous emprisonne. Nous pensons. Cela est horrible à constater, mais nous pensons. Oui, nous en sommes venus là. Tous, ou presque tous, nous sommes dévorés par cette cérébrale et démoralisante vermine : la pensée. Les poètes pensent, les romanciers pensent, les peintres, les sculpteurs pensent, et, Dieu me pardonne, les philosophes aussi. Seuls les hommes politiques et les militaires ont échappé à cette universelle lèpre. Mais qu’est-ce que cela ? Shakespeare envahit notre théâtre, et devant lui, recule et se glace le rire de l’opérette ; Dostoïevski et Tolstoï recouvrent d’un linceul cosaque les rimes de Béranger, ô patrie… les œuvres complètes de M. About, ô Voltaire… Encore un an de Théâtre Libre, et la France ne sera plus la France, et les Français ne seront plus Français. Est-ce donc possible ? Tout est possible. Nous avons eu — nous l’avons encore — une pièce gaie, Les Surprises du divorce, une pièce où l’on plaisante, je crois, les belles-mères, et qui, de ce fait inouï, faillit nous ramener aux vraies traditions nationales. Darwin, Claude Bernard, Spencer furent pendant quelques jours, oubliés, et M. Taine n’en mena pas large. La France respira : elle avait vu renaître le rire, son rire à elle, son cher rire qu’elle croyait mort. Alors les critiques enthousiasmés prédirent des choses historiques et miraculeuses, telles que l’union des partis, la reconquête de l’Alsace, la pulvérisation de l’Allemagne, l’émiettement instantané de la triple alliance. Phénomène surprenant et qui restera inexpliqué, ces prophéties ne se réalisèrent point. En même temps, Mme Victorine Demay, qui pouvait tout pour le relèvement de la patrie, vint à mourir, son œuvre inachevée. Ce fut une accablante déception. Tout s’effondrait de nouveau. La morne analyse, aimée du chimérique Stendhal, triomphait. Ainsi l’avait voulu M. de Bismarck qui, fidèle à sa politique reptilienne, et non content de stipendier, chez nous, des espions, avait ravitaillé les arts corrupteurs et gorgé d’or les dégradantes psychologies. J’en appelle à Mme Edmond Adam qui connaît ces sombres secrets.
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Donc, on demandait un livre qui fît ce que n’avait pu faire la pièce trahie, ce que n’avait pu faire la chanson morte. On le demandait sans espérer qu’il vînt un jour égayer nos esprits attristés et réconforter nos décadentes âmes. Eh bien ce livre est venu. Nous l’avons. Il s’appelle : La Guerre de demain.
D’abord, ce titre : La Guerre de demain, rassure, et ce nom : le capitaine Driant, promet. Les seize lettres magiciennes qui gaiement dansent et rient sur la couverture hilare disposent à la joie, même les plus récalcitrants. Quant au capitaine, est-il téméraire de le supposer, qu’étant le gendre du général Boulanger, il soit en même temps boulangiste ? Je ne crois pas. Le boulangisme est, en soi, une chose gaie et, parmi les surprises extraordinaires et inconnues que son avènement nous ménage, il faut compter, en première ligne, la gaîté.
La Guerre de demain n’est donc, du moins il est permis de l’imaginer, que la description des particulières réjouissances que désire nous offrir un militaire dont le sabre a de la verve et qui rallie Déroulède à son panache. Aussi le badaud s’arrête-t-il aux devantures des libraires, l’œil fasciné, la lèvre gourmande, la face tout entière épanouie. Or, il paraît que le livre tient infiniment plus que le titre et le nom de l’auteur ne promettent. Dès les premières pages, où il n’est question que de morts, de massacres et d’incendies, on sent que cela va être prodigieusement drôle, si drôle que chacun, déjà, se tient les côtes à pleines mains, et se déboutonne le ventre, déjà secoué par les houles d’une gaieté déferlante, que n’avait point prévue M. Maurice Barrès lorsqu’il sacra le général, en ses délicates gloses.
Les feuillets se déroulent, les chapitres se succèdent, enterrant les morts, amoncelant les ruines ; et le rire s’accentue. Ce sont maintenant des escadres qui sombrent, des villes entières qui sautent comme les bouchons de vin de Champagne, des forêts qui se couchent ainsi que des champs de blé sous la faucille ; des armées d’hommes et de chevaux jonchant la terre, leurs entrailles éparses, comblant de leurs membres échardés les abîmes creusés par la mélinite, cette farceuse sublime ; ce sont encore des ballons qui s’abordent dans les airs, canons tonnants, haches levées et desquels tombent des grappes de soldats sans tête, sans bras, sans jambes, irrésistiblement gais en leurs aériennes et désopilantes mutilations, et c’est aussi l’amusant défilé des tombereaux plein de blessés, le carnaval joyeux des ambulances, d’où partent la verve endiablée des râles et les répliques farces des agonies.
À chaque ligne, le rire court, grandit, explosionne. Il s’allume aux percuteurs des obus, aux fusées des gargousses, aux fils conducteurs des torpilles, aux mèches enflammées des mines, aux jovialités discrètes et profondes des fusils Lebel. Un moment on ne distingue plus les éclats de rire des éclats de bombes. Ils se confondent en une gaîté énorme et charmante qui séduit et réconforte à la fois. Alors cela devient du délire, de l’ivresse, on ne sait quoi de fort, de savoureux qui vous titille le palais, vous dilate le cerveau, vous caresse le ventre, délicieusement. Si l’on n’avait pas la perspective de mourir d’une mort prochaine, mille fois plus gaie, écrabouillé par de la mélinite, réduit en boue sanglante par des projectiles jubilatoires, on voudrait mourir de rire.
Le rare de l’aventure, ce qui en fait l’original mérite, et aussi ce dont les critiques louent chaleureusement l’auteur, c’est que, contrairement aux écrivains « raseurs » qui ont parlé de la guerre d’une façon plutôt triste, avec de sottes défiances et des pitiés surannées, le capitaine Driant a semé, lui, au cours de son ouvrage, une gaîté franche, large, inaltérée, une gaîté irréprochable, qui ne verse jamais dans l’ironie — ce qui eût été de mauvais ton pour un capitaine, — ni dans l’humour, car l’humour garde souvent un arrière-goût de tristesse amère et de désenchantement, qu’un homme vraiment gai doit savoir éviter. Et puis ce livre arrive à son heure. Bien que, fils d’une époque barbare, nous soyons élevés dans des écoles où l’enseignement de la haine nationale s’appelle éducation civique, nous commençons à nous demander ce que nous veut la guerre, ce que nous coûtent ses défaites, ce que nous coûtent même ses victoires, et pourquoi il faut que les frontières qui séparent les hommes soient toujours marquées d’un trait de pourpre rouge, hérissées de fer et fermées par les canons.
Un instinctif sentiment de révolte, entretenu par les littérateurs et les philosophes libres, entre dans nos âmes contre les brigandages des pasteurs de peuples, et des millions d’êtres humains, las de donner leur vie pour des combinaisons territoriales, diplomatiques ou financières, auxquelles ils ne comprennent rien, pousse ce cri : « La paix, le désarmement ! Nous voulons travailler, nous voulons aimer, nous voulons vivre ! » Évidemment c’est là un dangereux symptôme de mélancolie, et ces pauvres gens n’entendent rien à la gaîté. Le capitaine Driant veut que nous soyons gais, et c’est pour réagir contre les dangers de notre tristesse, qui nous emporte vers des rêves d’humanité idéale, qu’il a écrit la captivante : Guerre de demain. Enfin, voilà de la littérature, et telle qu’on l’attendait depuis longtemps. Elle consolera des lectures mornes auxquelles nous ont habitués des psychologues sans scrupules qui ne savent pas rire, en interrogeant la douleur de la vie et l’effroi de la mort. Et si, après cela, le rire résiste aux torpilles, à la guerre de mines, aux combats de ballons, à la destruction effroyable et rigolote ; si la gaîté boude devant les massacres des jeunes hommes, devant les foyers vides où pleurent les vieilles mères affligées, c’est que nous sommes un peuple définitivement fermé à la joie, un peuple pourri, et qu’il n’y a plus rien à faire de nous, pas même des députés.
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Et je pense à M. Roger Ballu. Dans les destinées des grands hommes qui, presque toutes, se ressemblent, il y a de ces complications inattendues, de ces mélanges de noms bizarres, de ces évocations obscures et souterraines, fécondes en surprises d’une indicible mélancolie.
M. Roger Ballu inspecte quelque chose, je ne sais quoi, il ne sait quoi lui-même, probablement rien, dans les Beaux-Arts. Avez-vous réfléchi à ce qu’il y a de profondément comique, d’extraordinairement incohérent dans la situation d’un homme dont le devoir, sur la terre, consiste à inspecter les Beaux-Arts ? Moi, cela me fait l’effet de ces métiers burlesques que nous révèlent les chansons des cafés-concerts. Il me semble que celui qui « inspecte les Beaux-Arts » exerce une fonction aussi improbable que celle du monsieur qui « ramassait le crottin des chevaux de bois », ou de cet autre qui, « par les jours de chaleur, promenait le chien de sa sœur ». Chaque fois que je songe que, réellement, il existe des fonctionnaires spéciaux qui « inspectent les Beaux-Arts », je ne puis me défendre de ces tristes rapprochements, de ces mystérieuses analogies.
En sa qualité d’inspecteur des Beaux-Arts, M. Roger Ballu fut chargé, je ne sais plus à quelle occasion, de rédiger un rapport sur Auguste Rodin, notre grand sculpteur, car non seulement ils inspectent, ces inspecteurs, mais ils rédigent aussi. Ils rédigent, le diable sait quoi… Auguste Rodin n’était alors connu que de quelques amis. Son nom, chanté dans de petites revues qui ne sont lues exclusivement que par ceux qui les font, n’avait point franchi les portes sacrées de la grande presse. Il n’y avait point, sur son art, d’opinion courante, de jugement tout fait, de guide-âne, à l’usage des inspecteurs des Beaux-Arts, les grands critiques l’ignorant aussi complètement que possible. Sur M. Cabanel, M. Falguière et M. Bonnat, les opinions ne manquaient pas, et des plus différentes ; M. Roger Ballu n’aurait eu que l’embarras du choix. Mais il s’agissait spécialement d’Auguste Rodin et de nul autre. Là, gisait la difficulté. Pas l’ombre, nulle part, d’une opinion exprimée — j’entends une opinion honnête et considérable, une opinion tirée à plusieurs millions d’exemplaires. M. Roger Ballu se trouva fort gêné, car il a la conscience droite, et puis il voulait émettre une opinion juste, administrative et bureaucratiquement motivée. Son instinct le guida, j’ose dire qu’il le sauva. Il nia Rodin ; il le nia de fond en comble. Avec un même courage, il lui refusa toute espèce de talent. Une fois lancé dans cette voie, il dédaigna même de se ménager la plus petite hésitation, la plus mince réserve, par où se raccrocher plus tard, au cas où Rodin n’eût pas été aussi dénué de talent que le disait M. Roger Ballu. Non, il expliqua que « ça n’existait pas ». Auguste Rodin s’éleva, grandit. Son nom perça le voile d’obscurité que les gâcheurs de plâtre académique et les critiques soumis s’efforçaient à rendre plus épais, plus intraversable. Malgré eux, et peu à peu, l’attention se fixa sur ce génie puissant qui apportait des formes neuves de beauté, qui, le premier peut-être, gonflait de vie cérébrale la matière, et forçait le marbre, frémissant et douloureux, à pousser des cris de passion inattendue. On pouvait le combattre encore ; il n’était plus permis de l’ignorer. On le décora… Alors M. Roger Ballu, oubliant son rapport, s’agita démesurément, enthousiaste et organisateur. Il présida des banquets, prononça des toasts éloquents, parla d’indépendance, de tradition rompue, de vision moderne, d’avenir. De bonne foi, il crut qu’il venait de découvrir Rodin. Rodin lui appartenait ; il lui appartenait à lui seul. Et comme M. Roger Ballu est bon prince, autant que généreux inspecteur, il consentit à le donner au monde. Si ce doux et grand artiste avait été d’humeur à cela, M. Roger Ballu l’eût promené par les rues, par les villes, en disant : « Regardez. C’est Auguste Rodin… Et je suis M. Roger Ballu… Et Rodin est à moi. »
***
Comme M. d’Aurevilly n’avait point été décoré, il ne rencontra pas de Roger Ballu. Ce fut la mort qui se chargea de remplir le rôle d’accapareur de gloire. D’ailleurs, il méprisait la gloire, qui est fille et qui saute, racolant au hasard, sur les trottoirs de la bourbeuse humanité, ses amants d’une nuit, vite retombés — l’espace d’un rut — aux affres du néant. Il connut d’autres jouissances plus nobles ; plus fidèles, car il vécut son rêve, non pour les vivants d’aujourd’hui, ni pour les vivants de demain, mais pour lui-même. Toute sa vie fut bercée par de doux fantômes, que son imagination créait, que la solitude lui rendait, en quelque sorte, tangibles, et qui lui furent plus heureux que les réalités qui, même sous l’or et sous la pourpre, montrent des plaies hideuses saignantes. Enfin, ses dernières années furent illuminées par l’admirable dévouement d’une femme, Mlle Read, qui s’était instituée sa sœur de charité, remplaçait à elle seule les amis disparus et dont bien peu lui demeurèrent fidèles, et qui, à force de grâces pieuses, de soins délicats, d’intelligence élevée, de sublimes mensonges, put lui rendre ses suprêmes jours tranquilles et douce sa mort. Ne le plaignons pas.
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Pour être un véritable écrivain, la première condition est, non point de dérober sa vie jalousement à la curiosité du public, mais de l’ouvrir toute grande, de permettre qu’on y entre, non seulement par la porte, mais par les fenêtres, par les lucarnes, par les soupiraux, par les fentes des murs. Il est indispensable que votre mobilier soit minutieusement décrit, tous les trois mois, et, chaque fois, différemment. Naturellement, ce ne seront que meubles de prix, d’une incomparable ancienneté, bibelots rares, étoffes suggestives, souvenirs de voyage, cadeaux qui font rêver, toutes choses d’ailleurs que vous n’avez pas. Vos tableaux — qui ne sont pour la plupart que de méchantes photographies — seront signés Rembrandt, ou Mantegna, ou Carpaccio, ou Fra Lippi, ou bien Detaille, Bonnat, Henner, avec quelques Claude Monet, quelques Degas, quelques Burne-Jones çà et là, car il en faut de toutes les écoles et pour tous les goûts.
On parlera aussi de vos divans « profonds comme des tombeaux » et de vos chers livres interfoliés de notes exquises. Ah ! si exquises ! Vos tapis seront vivement célébrés, et l’on dira quelle est votre fleur favorite, une fleur très pâle, mourant comme une âme, dans un vase. Et parmi toutes ces beautés évolueront des jeunes gens, poètes en espérance, apprentis littérateurs, qui vous appelleront « le maître », et que vous dirigerez, chaque soir, vers les bureaux de rédaction, chacun chargé par vous d’y jouer son petit air de flûte en votre honneur.
Chaque fois que vous vous déplacerez, vous ferez annoncer cet événement considérable dans tous les journaux. Il est important que ces déplacements s’opèrent à périodes fixes, peu éloignées l’une de l’autre. Dans le cas où de très vulgaires affaires vous retiendraient à Paris, vous n’en ferez pas moins annoncer votre départ pour quelque endroit renommé ou dangereux. Suivant la saison, l’Angleterre vous attirera, ou bien la Suisse. Vous pousserez même la témérité jusqu’à explorer, de temps à autre, quelquefois de votre fauteuil, des îles mystérieuses, d’où vous rapporterez des observations comme celle-ci : Que vous vous êtes promené dans le seul landau du pays — landau très élégant, avec un cocher très correct, — car il faut que votre personnalité soit sans cesse, même dans les contrées les plus extravagantes, bien encadrée de richesses et de décorum. Durant le cours de ces voyages, non seulement vous entasserez des documents, écrirez des livres, mais vous accomplirez des actions imprévues et méritoires.
Ainsi, dans l’Engadine, ce sera du meilleur effet que vous fassiez raconter, avec angoisse, vos victoires sur les ours que vous tuerez à coup de fusil anglais, incrusté d’or pâle, en même temps que les échos ne tariront pas d’éloges sur la suprême élégance des smoking-jackets dont vous éblouirez, le soir, les drawing-rooms montagnards. Vos entretiens avec les personnages célèbres que vous avez ou non rencontrés seront longuement commentés. Il va de soi que les personnages célèbres auront été impressionnés étonnamment par la profondeur de votre savoir et l’originalité de vos concepts.
Vous tutoierez votre éditeur, car cela le flatte, et vous prendrez sur lui un empire absolu, de façon à ce qu’il ne s’intéresse qu’aux auteurs choisis par vous et dont vous ne redoutez pas la concurrence, et qu’il étouffe, de votre mieux, ceux-là dont les promesses d’avenir pourraient vous gêner.
Pour un « véritable écrivain », la mort d’un parent aimé est une excellente aubaine. Elle fournit l’occasion d’entrefilets ainsi conçus : « X…, l’éminent romancier, dont le dernier livre en est à la soixantième édition, vient de perdre son père. C’est un deuil pour… »
Vous daignerez, de temps en temps, écrire un article de journal. Vous n’y parlerez que de vous.
On vous demandera des préfaces, pour des œuvres de débutants. Vous n’y parlerez que de vous.
Il est d’usage aujourd’hui, lorsqu’arrive un événement quelconque, d’aller recueillir, à domicile, l’opinion des gens que cela ne regarde pas et qui n’ont point d’opinion. Vous n’y parlerez que de vous.
À toute heure, dans n’importe quelles circonstances, devant n’importe qui, vous ne parlerez que de vous.
Mais c’est dans la grande interview que vous triompherez. Après avoir étalé modestement l’étendue de vos relations, la distinction de vos amitiés, vous exposerez votre doctrine d’art. Vous établirez que vous n’écrivez pas, mais que vous vivisectez. Vous vivisectez les âmes, vous vivisectez les paysages, vous vivisectez tout. Les hommes, les femmes, les enfants, ce n’est pas autre chose, pour vous, que des planches… des planches d’anatomie morale… Vous montrerez votre plume, qui est un scalpel, votre encrier qui est un creuset, votre veste de travail un tablier d’amphithéâtre, votre cabinet un laboratoire, votre lorgnon un microscope. Vous direz : « Avez-vous lu mon dernier écorché ? » Ou bien : « Je travaille à quelque chose qui sera, je pense, le plus grand effort de chimie mentale. » Et vous aurez d’aimables dédains, d’affectueux mépris pour les pauvres diables qui écrivent comme ils peuvent, du mieux qu’ils peuvent, avec des plumes qui sont des plumes, des encriers qui sont des encriers.
Et vous aurez soin de couper l’entretien par des exclamations opportunes qui varieront du : « Ah ! si doux », aux « Ah ! si histologique ». Ensuite, vous réduirez au seul héros de votre dernier livre toute l’humanité, toute la nature, toute la vie, tout le rêve — car vous vivisectez le rêve aussi, — vous ferez pivoter le monde sur leur axe unique. Vous aurez ainsi préparé la besogne des critiques, qui seront charmés d’avoir, sur vous-même, des opinions pareilles aux vôtres et qui s’en tiendront là toute leur vie.
Enfin, seul, devant votre table de travail et votre papier blanc, vous vous demanderez : « Que veulent les femmes ? Quels sont les sentiments, les vices qu’elles aiment ? Quelle dose de philosophie, d’amertume et d’obscénité peuvent-elles supporter ? Quelles injures les chatouillent le mieux et leur arracheront le « Ah ! le monstre » par quoi elles se donnent davantage ?
Et vous affabulerez un nouvel adultère.
Il ne faut pas toujours dire d’un homme que la foule poursuit en lui jetant des pierres : « C’est un voleur. »
Jean Wier.
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Mais connaît-on jamais les hommes les plus connus, aujourd’hui surtout que les talents, les consciences, les caractères sont de plus en plus souvent livrés aux lourdes mains des reporters, lesquels sont en train de nous préparer une histoire plus extraordinaire que celle du père Loriquet.
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Je me rappelais ces paroles en lisant, l’autre jour, dans un journal la phrase que voici : « La politique est un art d’expérience et d’observation, appliqué à créer, pour les hommes, la plus grande source de bonheur possible ».
Cette définition m’a paru admirable. Elle m’a paru admirable par elle-même aussi et surtout par ce fait aggravant que ce n’est ni Vincent de Paul, ni Léon Tolstoï, ni un rêveur, ni un poète, ni un fou, ni un mystificateur, ni un ironique qui nous la donnent, mais un opportuniste à l’esprit rassis, au cœur pondéré. Je ne m’attendais pas à voir un opportuniste se livrer, même dans le platonisme d’une définition, à un si imprévu accès d’axiomatique générosité. Notez que cet opportuniste n’est point un opportuniste inconscient et quelconque comme il y en a beaucoup. Celui-là est un convaincu. Il connaît la doctrine, il la pratique. C’est ainsi qu’il est toujours pour le banquier contre l’épargne, pour les compagnies de chemins de fer contre les voyageurs, même les voyageurs écrasés ; pour les Sociétés de mines contre les mineurs, même les mineurs ensevelis ; pour la maladie contre le malade, pour la misère en général, contre les misérables en particulier.
C’est ce que, dans le monde bourgeois, si fier de ses conquêtes morales, on appelle un sage. En sa qualité de sage, ce sage des sages est encore pour beaucoup d’autres vérités aussi belles et courageuses. Je ne puis les énumérer ici, car elles sont innumérables, et je craindrais qu’elles parussent, à la longue, bien monotones, car elles s’appliquent à tout et à tous, se ressemblent toutes et varient seulement en enthousiasme, selon le plus ou moins de férocité qu’ont les choses, le plus ou moins d’importance sociale ou financière qu’ont les personnes. Aucun ne sait, comme lui, couvrir de grâces légères, de bavardages sentimentaux et fleuris, l’âpre et sombre struggle-for-life embusqué au cœur de tout bon modéré ; aucun ne dissimule mieux, sous les plus engageants sourires, les crocs qui s’aiguisent dans une mâchoire impatiente de fouiller la viande humaine. J’ai donc été surpris et véritablement charmé d’apprendre, de la propre bouche d’un opportuniste, que la politique était un art, lequel était une source, laquelle était le bonheur, lequel était à nous. Et longtemps, j’ai rêvé devant cette suite de mystérieux enchaînements.
Ainsi M. Emmanuel Arène, M. Joseph Reinach, M. Terreil-Mermeix, M. Paul de Cassagnac, M. Constans, M. Léon Say travaillaient à mon bonheur. Ils creusaient le roc dur des préjugés, des routines, des injustices, ils piochaient, foraient, taraudaient, minaient sans relâche, pour faire jaillir du sol une source, une grande source, une source miraculeuse et cordiale, où je puisse me baigner. Ils expérimentaient des joies nouvelles, observaient des félicités inconnues, afin de m’en nourrir, de m’en gaver. Ne pensant pas à eux, résignés et paternels, chaque matin, ils se demandaient : « Voyons, quel bonheur vais-je inventer pour lui, aujourd’hui ? » La nuit, penchés sur mon sommeil, ils me couvraient de leurs ailes, comme font les anges gardiens, et ils murmuraient : « Es-tu vraiment heureux ?… Te manque-t-il quelque chose à quoi nous n’ayons pas pensé ?… Souhaites-tu un bonheur que nous ne t’ayons pas donné ? »
Et ce n’est pas tout.
Du fond ténébreux de l’Histoire, du fond de ces silencieux espaces où dorment les siècles morts, j’aurais dû entendre des voix, des voix lointaines et attendries qui me disaient :
« Nous sommes les Rois, les Empereurs et les Conquérants, et ce bonheur dont tu jouis, c’est nous qui l’avons conçu, préparé, développé, transmis. Nous avons travaillé pour toi sans trêve ni repos ; c’est pour te conquérir un bonheur que nous nous sommes acharnés à faire, de siècle en siècle, plus grand et plus profond, que nous avons régné. Ne crois pas que le bonheur soit une invention moderne. Il est vieux comme la politique ; et la politique est vieille comme le monde. Elle date du jour où deux hommes s’étant rencontrés, le plus fort s’est mis à dépouiller le plus faible, à lui prendre ses armes, ses vêtements, sa liberté, son intelligence ; c’est-à-dire à le rendre heureux en l’allégeant de tout cela. Nous n’avons pas agi autrement ; nous avons agi plus en grand, voilà tout. Et tes maîtres d’aujourd’hui font ce que nous avons fait. Ils continuent la bonne tradition, car il faut que tu le saches, c’est dans la poussière de nos trônes qu’ils ont ramassé ce bonheur ineffable dont il nous semble que tu te fais une idée insuffisamment joviale ».
Et je ne me doutais de rien.
Non seulement je ne me doutais de rien, mais je m’irritais contre ces ombres du passé, contre ces charitables personnes du présent, ces âmes dévouées, ces êtres d’abnégation et de sacrifice, que j’accusais de troubler mon repos, ma raison, mes enthousiasmes, mes espérances d’un avenir de justice. J’étais heureux, indubitablement heureux depuis le commencement des siècles, et je ne le savais pas… J’étais heureux, combien de fois et de combien de manières ? Heureux par les ministres, les députés, les sénateurs, les préfets et les maires ; heureux par les royalistes, les bonapartistes, les opportunistes et les radicaux. Et tous ces bonheurs qui m’arrivaient en foules pressées et joyeuses, je les ignorais. Comment ai-je pu vivre si longtemps en une telle aberration ?
— Et vous, monsieur Maurice Barrès, est-ce que vous allez aussi me rendre heureux ?
M. de B… ne tarissait pas sur l’étonnante, sur l’insurpassable magnificence de Flaubert, qu’il mettait bien au-dessus de Goethe. — J’ai rêvé pour la France, me dit-il… Et ce rêve, je pense, ne vous désobligera pas, car vous avez une propension à déifier toute espèce de gens… Alexandre Dumas n’est-il pas, chez vous, une sorte de Dieu ?… J’ai donc rêvé ceci. Une salle, au Louvre par exemple, ou dans quelqu’un de vos plus beaux édifices… Dans cette salle, un lutrin, et, sur ce lutrin, un livre toujours ouvert : La Tentation de saint Antoine. — Hélas ! soupirai-je, vous ne connaissez pas la France. Nous déifions, cela est certain… Mais sur l’autel même où nous érigeons l’image du dieu, nous servons des bocks aux fidèles. Il y a des divinités à qui cet accompagnement va très bien. Si votre rêve se réalisait, mon cher Allemand, au bout de quinze jours la salle serait affermée à un impresario quelconque, qui la transformerait en café-concert. Paulus viendrait y chanter ses « dernières créations », et sur les marges mêmes du livre s’étaleraient les réclames du chocolat Géraudel. Les Goncourt aussi le ravissaient pour leur sensibilité créatrice sur-aiguisée jusqu’à la maladie, jusqu’à la souffrance ; pour leurs révoltes intellectuelles, d’un si fier jet, contre l’embourgeoisement de l’idée ; pour l’atmosphère nouvelle, découverte par eux, où, après Stendhal, après Balzac, ils firent évoluer le roman moderne ; pour ces frissons d’âme et de lumière dont vibre leur humanité et s’enveloppent leurs paysages. Il passait des puissantes visions du Crépuscule des dieux, de M. Élémir Bourges, aux mystérieuses pages de L’Inconnu, de M. Paul Hervieu ; des recherches sociologiques de M. J.-H. Rosny aux presque sublimes ironies de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam. Et M. Gustave Kahn l’enchantait pour la perspicacité de sa critique, belle comme une création de poète et de philosophe, pour son intelligence si souple, parfois si haute, à concevoir et à expliquer les formes d’art. À l’entendre parler ainsi de ces hommes, pour la plupart inconnus ou dédaignés, un soupçon s’insinuait en moi, vraisemblable et torturant : — Si c’était un espion, pensais-je, tandis que l’ombre des nirvanas envahissait les arcanes de mon cerveau.
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Un jour, comme nous nous promenions, il me dit :
— Et M. Alphonse Daudet ?… Ah ! celui-là est tout clarté, tout charme, tout intelligence. Il me réchauffe et me vivifie. Je l’aime comme j’aime l’air parfumé que nous respirons ici, comme j’aime le soleil transparent qui, sur les coteaux blonds, dore les citrons, fait flamber les oranges et donne au mouvant feuillage des oliviers ces reflets de soie, brillants, changeants, que vous admirez tant. Tandis que les autres écrivains évoluent vers l’Allemagne, l’Angleterre et la Russie, lui est resté de sa race. Et sa race est française. Il a la clarté, l’élégance, la tendresse et l’admirable ironie, qui sont les qualités de votre sol intellectuel. Ne vous étonnez point, après avoir vanté l’obscurité de M. Stéphane Mallarmé, de mon enthousiasme pour la limpide clarté de M. Alphonse Daudet. J’ai le bonheur d’être un éclectique et de multiplier ainsi, par des sensations différentes et vives, les joies que me procurent les œuvres d’art. Or, tous les deux éveillent en moi des rêves dissemblables, il est vrai, mais qui, par leur dissemblance même, embellissent ma vie et doublent l’activité de mon esprit… D’ailleurs, n’est-ce pas une des surprises les plus charmantes de la conversation, que ces inattendus rapprochements de noms, si loin l’un de l’autre pourtant, et qui feraient sourire de pitié les critiques ?… Tenez, une chose m’afflige… Lorsque, dans un journal français on parle de M. Alphonse Daudet, ce qui est fréquent, il est rare qu’un parallèle ne s’établisse pas aussitôt entre l’auteur de Sapho et M. Émile Zola. Et j’ai souvent remarqué que l’avantage, en fin de compte, reste à ce dernier. On assomme la grâce de M. Daudet avec la force de M. Zola. Cela ne vous semble-t-il pas, comme à moi, souverainement injuste ? Certes, M. Zola est fort. Son œuvre est puissante. Un grand courant l’emporte, qui roule pêle-mêle l’or pur et les gravats. Cela se déchaîne en tempête, écume, bouillonne, soulève les rochers, entraîne les arbres déracinés aussi bien que les petites fleurs pâles de la berge envahie. Le spectacle est grandiose, et la sonorité qui en monte impressionne et subjugue.
Peut-être n’y a-t-il là, au fond, que l’illusion de ce décor et de cette sonorité. De même que, dans la voix hurlante des foules, il est impossible de percevoir le cri d’une âme ; de même, dans ce grand courant, les images se brouillent l’une dans l’autre et la surface tourmentée ne les reproduit que par reflets tronqués, confondus. Je me représente autrement M. Alphonse Daudet. C’est un fleuve dont les eaux sont profondes et claires, et qui coule lentement, reflétant le vaste ciel entre des rives fleuries, toutes couvertes de belles moissons. Cette grâce est aussi de la puissance, croyez-moi… Mais trêve de classiques comparaisons… Ce qui me séduit en M. Alphonse Daudet et ce que M. Émile Zola possède à un degré moindre, c’est l’intelligence de la vie interne de l’homme. L’un est tout en décor, l’autre tout en âme. L’œuvre de M. Émile Zola est solidement construite. Elle a six étages. La façade en est carrée, imposante et belle. Mais écoutez bien, les murs sonnent le vide. L’homme la traverse et n’y habite point.
Dans l’œuvre de M. Daudet, moins carrée de forme et plus restreinte de proportion, l’intérieur est plus soigné, plus habitable, plus intime. On voit que des êtres faits comme nous ont passé là, y ont vécu, y ont aimé, y ont pensé, y ont souffert. On constate, à chaque pas, l’empreinte de leur cerveau et de leur cœur. Et comme il le possède, ce pauvre cœur de l’homme ! Comme il en compte les pulsations, comme il en montre les déchirures et les plus secrètes douleurs ! Comme il met à nu, de sa main délicate et souple, ses ressorts les mieux dissimulés ! Comme il monte et démonte le mécanisme fragile, compliqué, de l’horlogerie humaine, qui se brise vite entre les poings trop rudes de M. Zola.
— Et si vous connaissiez, lui dis-je, l’œuvre parlée du prodigieux charmeur, cette œuvre de toutes les minutes, qui ne sera jamais écrite et qui est pourtant du génie. Un mot jeté dans la conversation, un bibelot, un bruit, un parfum, rien… et voilà que les idées partent, s’envolent, fourmillent, étincelantes et pressées, avec une prodigalité, une spontanéité d’intellect telle que les plus anciens amis en sont chaque fois étonnés. Souvenirs revivants du passé, visions profondes de l’avenir, sifflantes ironies, inoubliables évocations d’humanité coudoyée et sitôt dévoilée, mélancolies attendries, poignantes tristesses, tout cela bourdonne, chante et pleure sur ces lèvres, où pourtant la douleur rôde, jamais lassée d’être vaincue par ce courbant génie.
— Oui, dit l’Allemand… L’œuvre de M. Zola est une œuvre de volonté, celle de M. Daudet une œuvre de spontanéité ; une œuvre vécue et pleurée. Et, voyez-vous, à un moment donné, ce sont toujours celles-ci qui enfoncent celles-là.
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Et j’ai voulu, mon cher Daudet, à l’occasion de votre nouvelle œuvre, vous envoyer ce petit souvenir d’une conversation que nous eûmes, M. de B… et moi, en face de cette mer que vous aimez tant et dans cette nature fleurie, où il me semblait entendre s’égrener les musiques de votre voix.
[Le Figaro, .]
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Avant La Princesse Maleine, M. Maurice Maeterlinck avait publié Serres chaudes, d’étranges et souvent admirables poèmes. Tout l’art si absolument réalisé depuis dans La Princesse Maleine s’y trouve contenu, à l’état de minerai, pour ainsi dire, mais un minerai d’une abondance incroyable et d’une excessive richesse. Il y a là, vraiment, parmi beaucoup de choses, peut-être inutiles et trop touffues, des sensations encore inédites dans la littérature ; il y a là, vraiment, de l’inexprimé. Si jamais un critique s’avise, par hasard, d’ouvrir ce livre, il est probable qu’il accusera l’auteur d’être obscur et même décadent. Et il se livrera à de très anciennes plaisanteries dont la facilité vulgaire réjouit toujours les sots et les gens de bon sens. La vérité est que personne n’a plus de clarté dans le verbe que M. Maeterlinck. Pour le comprendre en l’intimité de sa pensée et l’étrangeté de ses analogies, il faut, en quelque sorte, épouser ses états d’âme et se vivre en lui comme lui-même se vit dans les choses. Ce n’est qu’une affaire d’intelligence ; une affaire d’âme aussi, non pas d’âme sœur de la sienne, mais d’âme qui a senti quelquefois comme la sienne. Alors ce livre s’illumine et nous illumine de clartés éblouissantes. Et l’on n’est plus étonné que de ceci : c’est de n’avoir pas su soi-même, tant elles paraissent familières et simples, donner à ces pensées, à ces visions, à ces sensations, la forme inattendue et lumineuse, et délicieuse suprêmement, qu’elles revêtent, sans cesse, sous la plume de ce sensitif vibrant qui est, en même temps, un merveilleux et unique artiste.
Je voudrais pouvoir citer, pour la joie d’un lecteur lointain et inconnu, beaucoup de poèmes de ces Serres chaudes, car l’impression de trouble et de délices où ils laissent l’esprit se ressent mieux qu’elle ne s’exprime en vaines phrases. « L’Hôpital », où la réalité est décrite, évoquée, ressuscitée — avec quel mystère, avec quelle précision mélancolique et tragique — par les cauchemars vagabonds d’un malade ; ou bien cet autre poème, « Cloche à plongeur », qui est, en ses analogies choisies et douloureuses, le plus poignant cri de désespérance de l’homme enfermé dans la prison de sa matérialité, alors qu’autour de lui passent les rêves qu’il n’atteindra jamais. Malheureusement je n’ai pas la place qu’il me faudrait. C’est surtout dans « Regards » que le talent de M. Maeterlinck se présente le mieux avec tous ses caractères de sensibilité intense, profonde, nouvelle :
Connaissez-vous, même dans les poésies d’Edgar Poe, si admirablement traduites par M. Stéphane Mallarmé, quelque chose d’aussi rare et d’aussi sublime ? Et tous ces regards qui désormais vous hantent, n’est-ce point, en raccourci, la plus complète, la plus multiple, la plus inquiétante évocation de l’infinie tristesse, de l’infinie pitié de la vie ? J’ai longtemps hésité avant de parler de La Princesse Maleine. La laisser dans son obscurité scrupuleuse, ne pas l’exposer, si frêle, si chaste, si adorablement belle, aux brutalités de la foule, aux ricanements des gens d’esprit, être quelques-uns seulement à en jouir, il me semblait que cela valait mieux ainsi. Et puis, j’ai songé qu’il y a tout de même, quelque part, des inconnus à qui une telle œuvre donnerait de la joie, et qui m’aimeraient de la leur révéler, des inconnus comme il s’en rencontre dans nos âmes, qui traversent, au loin, sans se faire voir, notre vie, et qui ne sont ni hommes de lettres, ni peintres, ni gens du monde, ni rien de ce que nous révérons d’ordinaire, qui sont tout simplement, je pense, une émanation lointaine et ignorée de notre pensée, de notre amour, de notre souffrance. C’est à ceux-là seuls que je signale La Princesse Maleine. La Princesse Maleine est un drame écrit, ainsi que le déclare l’auteur, pour un théâtre de fantoches. Raconter ce drame dans ses détails ? Je ne le puis. Ce serait en gâter le charme immense, en atténuer l’immense terreur où il jette les âmes. Il faut le lire et, quand on l’a lu, le relire encore. Je crois que, pour ma part, je le relirai toujours. Jamais, dans aucun ouvrage tragique, le tragique n’atteignit cette hauteur vertigineuse de l’épouvante et de la pitié. Depuis la première scène jusqu’à la dernière, c’est un crescendo d’horreur qui ne se ralentit pas une seconde et se renouvelle sans cesse. Et, le livre fermé, cela vous hante, vous laisse effaré et pantelant, et charmé aussi par la grâce infinie, par la suavité triste et jolie qui circule à travers cet effroi. Pour arriver à cette impression d’effroi total, M. Maurice Maeterlinck n’emploie aucun des moyens en usage dans le théâtre. Ses personnages ne débitent aucune tirade. Ils ne sont compliqués en rien, ni dans le crime, ni dans le vice, ni dans l’amour. Ce sont, tous, de petites âmes embryonnaires qui vagissent de petites plaintes et poussent de petits cris. Et il se trouve que les petites plaintes et les petits cris de ces petites âmes sont ce que je connais de plus terrible, de plus profond et de plus délicieux, au-delà de la vie et au-delà du rêve. C’est en cela que je crois La Princesse Maleine supérieure à n’importe lequel des immortels ouvrages de Shakespeare. Plus tragique que Macbeth, plus extraordinaire de pensée que Hamlet, elle est d’une simplicité, d’une familiarité — si je puis dire — par où M. Maurice Maeterlinck se montre un artiste consommé, sous l’admirable instinctif qu’il est : et la poésie qui encadre chacune de ces scènes d’horreur en est tout à fait originale et nouvelle ; plus que cela : véritablement visionnaire. Le sujet de La Princesse Maleine est pareil au sujet des contes que content, le soir, aux petits enfants, les nourrices. C’est l’histoire d’une petite princesse, fille de roi, fiancée à un prince, fils de roi, et qui, après une suite d’incroyables malheurs, meurt étranglée par une méchante reine. Devant l’absolue beauté de cette œuvre, je ne puis rien dire de plus. Pour prouver que je n’ai rien exagéré dans mon admiration, il faudrait citer, citer encore, n’importe quelle scène, au hasard, car toutes offrent des surprises et d’incomparables grandeurs. À mon regret, cela m’est impossible. Je me contenterai de reproduire la dernière scène qui donnera une idée de ce qu’est ce drame en son entier. La princesse Maleine est morte, étranglée par la reine Anne, et le vieux prince, Hjalmar, a été forcé par sa femme d’assister à l’étranglement et d’y aider. Son fils, fiancé à Maleine, l’a vengée en tuant la reine Anne, et lui-même s’est poignardé. Il ne reste plus rien au vieux Hjalmar, rien que ces trois cadavres et l’horreur de cette nuit de meurtre.Et ceux que nul ne comprendra jamais,
LE ROI Oh oh oh ! Je n’avais plus pleuré depuis le déluge… Mais maintenant je suis dans l’enfer jusqu’aux yeux. Mais regardez leurs yeux… Ils vont sauter sur moi comme des grenouilles. ANGUS Il est fou. LE ROI Non, non… mais j’ai perdu courage… Et c’est à faire pleurer les pavés de l’enfer. ANGUS Emmenez-le… Il ne peut plus voir cela. LE ROI Non, non, laissez-moi… je n’ose plus rester seul… Où donc est la belle reine Anne ?… Anne ? Anne ? Elle est toute tordue… Je ne l’aime plus du tout… Mon Dieu, qu’on a l’air pauvre quand on est mort… Je ne voudrais plus l’embrasser maintenant… Mettez quelque chose sur elle… LA NOURRICE Et sur Maleine aussi… Maleine, Maleine ? Oh oh oh ! LE ROI Je n’embrasserai plus personne, dans ma vie, depuis que j’ai vu tout ceci… Où donc est notre pauvre petite Maleine ? (Il prend la main de Maleine.) Oh ! elle est froide comme un ver de terre… Elle descendait comme un ange dans mes bras… Mais c’est le vent qui l’a tuée… ANGUS Emmenons-le, pour Dieu… Emmenons-le… LA NOURRICE Oui, oui… UN SEIGNEUR Attendons un instant. LE ROI Avez-vous des plumes noires ?… Il faudrait des plumes noires pour savoir si la reine vit encore… C’était une belle femme, vous savez… Entendez-vous mes dents ?… TOUS Quoi ? LE ROI Entendez-vous mes dents ? LA NOURRICE Ce sont les cloches, seigneur… LE ROI Mais c’est mon cœur alors… Oui, je les aimai bien, tous les trois, voyez-vous… Je voudrais boire un peu. LA NOURRICE, apportant un verre d’eau Voici de l’eau. LE ROI Merci. LA NOURRICE Ne buvez pas ainsi… Vous êtes en sueur. LE ROI J’ai si soif. LA NOURRICE Venez, mon pauvre seigneur… Je vais essuyer votre front. LE ROI Oui… Aïe, vous m’avez fait mal… LA NOURRICE Venez, venez… allons-nous-en. LE ROI Ils vont avoir froid sur les dalles… Elle a été maman et puis, oh oh oh… C’est dommage, n’est-ce pas ? Une pauvre petite fille… Mais c’est le vent… Oh ! n’ouvrez jamais les fenêtres… Il faut que cela soit le vent… Il y avait des vautours aveugles dans le vent, cette nuit… Mais ne laissez pas traîner ses petites mains sur les dalles… Vous allez marcher sur ses petites mains… Oh ! oh !… prenez garde. LA NOURRICE Venez, venez. Il faut se mettre au lit… Il est temps… Venez. LE ROI Oui, oui, il fait trop chaud ici… Éteignez les lumières, nous allons au jardin ; il fera frais sur la pelouse, après la pluie. J’ai besoin d’un peu de repos… Oh ! voilà le soleil. LA NOURRICE Venez, venez, nous allons au jardin. LE ROI Mais il faut enfermer le petit Allan… Je ne veux plus qu’il vienne m’épouvanter. LA NOURRICE Oui, oui, nous l’enfermerons. Venez, venez… LE ROI Avez-vous la clef ? LA NOURRICE Oui, venez. LE ROI Aidez-moi… J’ai un peu de peine à marcher… Je suis un pauvre petit vieux… Les jambes ne vont plus… Mais la tête est solide… (S’appuyant sur la nourrice.) Je ne vous fais pas mal ? LA NOURRICE Non, non, appuyez hardiment. LE ROI Il ne faut pas m’en vouloir, n’est-ce pas ? Moi qui suis le plus vieux, j’ai du mal à mourir… Voilà, voilà… À présent, c’est fini… Je suis heureux que ce soit fini, car j’avais tout le monde sur le cœur. LA NOURRICE Venez, mon pauvre seigneur… LE ROI Mon Dieu ! Mon Dieu ! Elle attend à présent sur les quais de l’enfer. LA NOURRICE Venez, venez. LE ROI Y a-t-il quelqu’un ici qui ait peur de la malédiction des morts ? ANGUS Oui, sire, moi… LE ROI Eh bien, fermez leurs yeux, alors, et allons-nous-en. LA NOURRICE Oui, oui, venez. LE ROI Je viens, je viens… Oh ! comme je vais être seul maintenant. Et me voilà dans le malheur jusqu’aux oreilles. À soixante-dix-sept ans… Où donc êtes-vous ? LA NOURRICE Ici, ici. LE ROI Vous ne m’en voudrez pas ?… Nous allons déjeuner ; y aura-t-il de la salade ?… Je voudrais un peu de salade. LA NOURRICE Oui… oui… il y en aura. LE ROI Et je ne sais pas pourquoi, je suis un peu triste aujourd’hui… Mon Dieu, mon Dieu, que les morts ont donc l’air malheureux.
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Et depuis plus de six mois que ce livre a paru, obscur, inconnu, délaissé, aucun critique ne s’est honoré en en parlant. Ils ne savent pas. Et comme dit un personnage de La Princesse Maleine : « Les pauvres ne savent jamais rien. »
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Les lecteurs du Figaro se souviennent peut-être d’un article que je publiai ici même, il y a juste un an, et qui était intitulé « La Maison du philosophe ». J’insinue ce timide « peut-être » car l’article était, paraît-il fort attendrissant. Je l’appris plus tard d’une vieille dame très sensible, qui en avait été très émue. Mais qu’on me permette de commencer par le commencement et de raconter l’histoire en ses touchants détails.
Un jour, je me promenais aux Damps, village pittoresquement situé à l’embouchure de l’Eure. Un homme important du pays m’accompagnait. Comme nous passions sur la berge, devant une petite maison enfoncée dans de la verdure, l’homme important s’arrêta, contempla la maison d’un regard mélancolique et qui me sembla plein de regrets. Puis, poussant un soupir, il me dit :
— Tenez, c’est là qu’habitait M. Caro.
D’abord, je fus assez intrigué. Et, à mon tour je regardai la maison. Elle était vénérable et charmante, cette rustique demeure, avec son petit jardin, ses vieilles fenêtres, son vieux pignon angulaire, ses vieux murs tapissés de lierre et de plantes grimpeuses. Elle avait un si bon air de paix intérieure, de joie familiale, il y avait autour d’elle tant de silence, tant de solitude douce, elle exprimait, sous ses très anciennes pierres, une vie si naïve, si édénique, que mon âme, soudain attendrie, fut conquise à de bucoliques extases. Et, pour compléter le tableau, non loin de la porte, familière et biblique, une chèvre, attachée à un piquet, toute blanche, paissait l’herbe haute.
Et, malgré moi, je trouvai que ce nom de Caro, prononcé dans un tel paysage, avait comme une résonance fausse.
L’homme important répondit un peu sèchement :
— Comment, quel Caro ?… Y en a-t-il tant que ça, des Caro ?… Vous ne connaissez pas M. Caro ?… M. Caro, qui était professeur de philosophie, qui parlait si bien, et dont on parlait tant à Paris dans les journaux ?…
— Si… si, rectifiai-je… Ce Caro-là, je le connais beaucoup… Et c’est là qu’il habitait ?… Vous êtes sûr ?
— Si je suis sûr ?… Non, mais elle est forte, celle-là… Puisque nous étions des amis… que je le voyais tous les jours.
Il ajouta, d’une voix devenue tout à coup triste :
— Il est mort il y a déjà quelque temps, le pauvre cher monsieur… Et c’est grand dommage, allez… Parce que c’était un bien brave homme… et simple… et doux avec tout le monde… En voilà un, par exemple, qui n’était pas fier.
Longuement, en phrases prolixes et cent fois redites, il me cita des traits admirables de l’existence campagnarde de M. Caro… Hormis les heures consacrées au travail intellectuel, il aimait à se mêler aux petits, aux malheureux… Bien souvent, sur la berge du fleuve, il s’asseyait près d’un pêcheur et, durant des demi-journées, il causait avec lui de choses naïves, en suivant le bouchon immobile sur la nappe tranquille des eaux… Ou bien il allait par les champs, s’intéressant aux cultures, s’enquérant de la santé des vaches, de la prospérité des pommiers… Ou bien encore, en manches de chemise, et son chef de philosophe couvert d’un large chapeau de jonc, tout roussi de soleil, il sarclait les mauvaises herbes dans son jardin, et repiquait des laitues, loin, ah ! si loin de Feuerbach, de Büchner, de Darwin, de Spencer, de leurs doctrines désolées et barbares.
— Il n’était heureux qu’ici, avec nous autres… Il ne se plaisait que dans sa petite maison… termina l’homme important… Et c’était un ennui pour lui, quand il était obligé d’aller à Paris pour son cours… Aussi revenait-il dare-dare… Ce pauvre M. Caro… Je ne sais pas comment il était vu à Paris… Les Parisiens sont de si drôles de gens… Mais ici, chez nous, il n’a laissé que des regrets et que des souvenirs qui ne sont pas près de s’éteindre.
À mesure que l’homme parlait, la petite maison s’éclairait, pour moi, d’une lumière nouvelle, infiniment douce et pure, et un Caro nouveau, transfiguré et magnifique, s’y révélait peu à peu, un Caro épuré, amplifié, sublimé par la nature, un Caro héroïque et solitaire, résigné aux calomnies des méchants.
— Oui, c’est bien cela, me dis-je… Maintenant, grâce à cette petite maison qui ne peut mentir, je le vois tel qu’il était réellement… un saint… Ah ! comme je le vois… Et quelle affreuse tristesse que la vie… Tous les hommes et les choses y sont à l’envers de la vérité. Qui sait ?… Don Juan était peut-être un chaste.
Après m’être indigné contre le mensonge des légendes, je rentrai chez moi en proie à des pensées d’une générosité excessive et l’esprit tout plein de projets de réhabilitation grandioses et vagues.
Le soir même, sous le coup de l’émotion, j’écrivis « La Maison du philosophe ». À chaque ligne, à chaque mot, mon enthousiasme allait grandissant. Dans le désir exalté où j’étais de venger M. Caro, je crois bien me rappeler que je dépassai la mesure de la poésie. Et dans ces circonstances, Dieu sait si la mesure est bonne. J’accumulai autour de l’image purifiée de M. Caro les paysages les plus nobles et les plus divers. Je le nimbai de forêts vierges, d’horizons infinis, d’étangs mystérieux, de brumes nacrées, de fracassantes lumières. Tour à tour je le montrai effacé, aérien dans les aubes pâles, violent sur les soleils couchants, enjambant les moissons, dominant les meules, ou perdu dans le sillon brun. Mieux que cela, j’en fis une sorte de dieu rustique, à la figure barbouillée de terreau au dos voûté, aux mains calleuses, le symbole anthropomorphe et vivant de la Terre. C’était admirable. L’article parut.
Quel réveil après ce songe ! Quelle chute du haut de mes verbes révélateurs !
Le lendemain, j’apprenais que je m’étais trompé de Caro. Ce n’était point M. Caro (Marie-Elme), c’était M. Ludovic Carrau, un professeur de philosophie aussi, auquel je n’avais pas pris garde, qui habitait la petite maison des Damps. C’était pour M. Ludovic Carrau que j’avais monté ma lyre à ce ton supra-aigu de poésie panthéiste et vengeresse. Je courus aussitôt trouver mon homme et l’accablai de durs reproches. D’abord il ne voulut pas se rendre à l’évidence.
— Puisque nous étions des amis. Puisque je vous le dis. Ah !
Je lui montrai les preuves. Elles étaient foudroyantes. Alors la physionomie du paysan se décomposa, et tout pâle, tout grimaçant, il bégaya :
— Ce n’était pas lui… Ce n’était pas le grand, l’illustre Caro… celui dont on parlait à Paris… Ah ! non de non… et moi, un jour, qui lui avais f… une carpe… Faut-il être bête !
Si je fus honteux de cette erreur, vous devez le penser. Durant quelques jours, je menai une existence inquiète, redoutant les railleries probables, et les rectifications malicieuses dont mon amour-propre eût beaucoup souffert. Cependant il n’arriva rien de fâcheux. À part quelques confrères très savants, qui glissèrent dans leurs articles une allusion discrète et courtoise à cette involontaire méprise, tout le monde accepta fort bien ce nouveau dogme de la transsubstantiation de M. Caro. Et je me consolai en songeant, non sans fierté, que j’avais mis les biographes futurs de l’auteur de L’Idée de Dieu dans un voie inexploitée et féconde en réflexions morales, en interprétations psychologiques, d’un inappréciable intérêt.
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Ces prévisions viennent de se réaliser au-delà de les espoirs. Certes, je n’attendais pas qu’un si prompt et surtout qu’un si haut témoignage donnât à cette erreur récente un caractère aussi éclatant d’indélébilité historique.
Le 7 décembre, M. Jules Simon prononçait, à la séance publique annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques, un fort beau discours sur la vie et les travaux de M. Caro. Je ne pouvais pas mieux tomber. M. Jules Simon est l’homme inévitable de toutes les bonnes causes ; et il s’attendrit facilement. On peut même dire que l’attendrissement est chez lui une fonction permanente et naturelle. Avec la bonne grâce spirituelle qui lui est coutumière, M. Jules Simon nous a donné de cet attendrissement une explication qui n’est pas sans ironie : c’est qu’il préside toutes les œuvres charitables, économiques, morales, maternelles, enfantines, ouvrières, bourgeoises, aristocratiques et religieuses de ce temps. C’est une carrière. On voit que son attendrissement a de quoi s’occuper ; mais il lui en reste encore pour les autres actes de la vie, qui sont des plus nombreux et des plus variés.
L’éloge de M. Caro était, pour M. Jules Simon, une occasion incomparable de se montrer dans toute la beauté de son attendrissement. Il n’y manqua pas. Après s’être attendri sur la science du philosophe spiritualiste, M. Jules Simon s’attendrit sur les vertus ignorées de l’admirable homme privé que fut M. Caro. Et pour donner à sa thèse l’autorité d’un exemple convaincant, il parla, les larmes aux yeux, des goûts campagnards de celui qu’une légende menteuse nous représentait comme un coureur de salon et de ruelles. Et il dit ces mots, que je cite textuellement :
« Monsieur Caro passait l’été aux Damps, au milieu des villageois, dont il était aimé et respecté, dans une maison à peine plus ornée que les leurs, mais où il trouvait le calme le plus absolu… »
Ainsi, voilà qui est définitif, M. Caro fut un homme champêtre. Il vécut aux Damps parmi les villageois. Il n’y a pas à revenir là-dessus. M. Jules Simon et moi, nous ne pouvons rien désormais. Désormais il y a contre nous une force plus forte que la vérité, et qu’on appelle l’Histoire.
Et vous savez, toute l’Histoire est comme ça.
Il nous faut de l’amour,
N’en fût-il plus au monde.
Ludovic Halévy.
« Le monde est étroit, dit Schiller, le cerveau est vaste. »Et Huschke s’écrie :
« Le cerveau est le temple de ce qui nous intéresse le plus au monde. Oui, la destinée du genre humain est étroitement liée aux 65 ou 70 pousses de la masse cérébrale, et l’histoire de l’humanité s’y trouve inscrite, comme dans un grand livre, plein d’hiéroglyphes. »Il y a peu de chances, cependant, pour qu’un tel livre soit tenté, de longtemps, dans la littérature, du moins. Les raisons en sont nombreuses et excellentes, en dehors de l’incurable ignorance dont sont atteints les littérateurs modernes. D’abord le sujet manquerait de cette gaîté saine et de cette émotion cordiale, tant recommandées par les critiques qui tournent leurs pouces sur le nombril de M. Renan ; et le livre qui risquerait pareille aventure risquerait fort de ne pas se vendre. Or les livres ne sont faits que pour être vendus ; et l’amour seul se vend chez les éditeurs aussi bien que sur les trottoirs. La littérature est un commerce comme un autre, plus exigeant qu’un autre, en ce sens qu’il se meut dans un cercle de production étroit et restreint aux choses de l’amour. Le public veut de l’amour et ne veut que de l’amour. Les littérateurs sont bien forcés d’en vendre. Ils en vendent en boîte, en sac, en flacon, en bouteille. Ils en vendent de frais, de conservé, de mariné, de fumé. L’étonnant est qu’après en avoir tant vendu, ils en aient encore à vendre, sous quelque forme que ce soit. Stuart Mill, qui n’était pas un fantaisiste, en sa qualité de logicien, mais qui aimait la musique, comme la seule consolation aux angoisses morales qui l’assaillirent durant une période critique de sa vie, faillit devenir fou à la pensée soudaine que les accords musicaux pouvaient s’épuiser :
« L’octave — écrit-il dans ses Mémoires — se compose de tons et de demi-tons, qui ne peuvent former qu’un petit nombre de combinaisons, dont quelques-unes seulement sont belles. La plupart ont déjà été inventées. Il pourrait donc arriver que l’humanité ne vît plus naître un second Mozart. »Cette crainte l’amena au seuil du suicide. Nous n’avons pas à redouter une catastrophe semblable en ce qui concerne l’amour. Les tons et demi-tons de son octave ont depuis longtemps épuisé leurs combinaisons ; et l’humanité voit, tous les jours, naître des romanciers qui recommencent, sans jamais nous fatiguer, les combinaisons littéraires de leurs aînés. D’ailleurs, il ferait beau voir qu’ils voulussent imposer au public une autre marchandise dont celui-ci n’aurait ni l’habitude, ni l’emploi. Nous avons déjà assisté à une révolution terrible et qui faillit mal tourner pour les littérateurs. Autrefois, l’amour était, dans les œuvres dites « d’imagination », l’exclusif privilège des hautes classes. Il fallait être au moins baron et vicomtesse pour avoir droit à l’amour des romanciers. Qu’une blanchisseuse, par exemple, et un menuisier pussent s’aimer, cela ne se concevait pas. On savait bien qu’ils faisaient des enfants, mais c’était, sans doute, un effet du hasard et non un résultat de l’amour. Quelques écrivains hardis et brutaux, rompant tout à coup avec la tradition des amours élégantes et titrées, imaginèrent d’introduire dans leurs romans des blanchisseuses, des menuisiers, et de les faire s’aimer comme s’ils étaient des marquises ou des ducs. C’était une prétention insoutenable et malhonnête. Aussi le scandale fut-il énorme. On protesta au nom du bon goût, de la morale et de la vérité. Les critiques décidèrent que c’était la fin du monde. Mais les écrivains novateurs tinrent bon. Ils déclarèrent, en de mémorables préfaces, où il était question de déterminisme, d’enquête sociale, de sciences naturelles, que non seulement ils continueraient à faire s’aimer menuisiers et blanchisseuses, mais que, si on leur cherchait noise, ils les feraient penser ! Devant cette menace, le scandale s’apaisa peu à peu, et l’on se dit, après tout, que, si improbable que fût l’amour d’une blanchisseuse, c’était encore de l’amour et que cela valait mieux que rien. Aujourd’hui les critiques ont fini de lutter. Ils acceptent le mouvement, c’est-à-dire qu’ils s’en désintéressent d’une façon absolue, qu’ils ne s’occupent plus que de dîner en ville et de se pousser les uns les autres aux honneurs et aux succès. M. Jules Lemaître célèbre M. Anatole France ; M. Anatole France célèbre M. Jules Lemaître, et, dans la Revue des deux mondes, le tendre M. Brunetière, parlant de Voltaire et de M. Faguet, nous montre un tout petit Voltaire et un très grand Faguet. Il va sans dire que M. Faguet rend à M. Brunetière sa politesse. Cela n’en finit plus et nous vaut des volumes presque aussi nombreux que les romans d’amour, où l’on voit, non sans émotion, les critiques se tresser de réciproques couronnes et parler de leur génie avec de touchantes piétés. Entre-temps, ils renaissent. Il est vrai qu’ils tolèrent encore à côté d’eux trois écrivains, non point à cause de leur talent indiscuté et de la beauté de leurs œuvres, mais parce que les deux premiers sont priés chaque jour à des tables recherchées, et que le troisième est marin. Cela les étonne et ils admirent. Tel est l’état actuel de la littérature. Il n’y a pas d’indice pour qu’il change, de longtemps. Nous sommes encore condamnés à de longs adultères et à d’innombrables : « Dis-moi que tu m’aimes. » Et la plume qui doit écrire le livre rêvé par M. Magnard, le livre qui contiendrait l’histoire contemporaine et toute neuve de nos idées, et non plus l’éternel recommencement de nos sentimentalités vieillottes, n’est pas près d’être forgée. Pourtant, le moment serait favorable à l’éclosion d’une telle œuvre. Nous sommes à une période historique, et probablement à la veille de grandes transformations. Il n’est pas besoin d’être un esprit profond pour comprendre que des événements se préparent, plus considérables qu’aucun de ceux qui se sont accomplis dans le passé. Les multiples découvertes de la science, le résultat des enquêtes biologiques, anthropologiques, astronomiques, qui restituent à la matière les phénomènes que nous avons l’habitude d’attribuer à une force supranaturelle, leur application au bien-être de l’humanité rendent l’heure que nous vivons particulièrement troublante. Les institutions politiques, économiques et sociales, toutes d’oppression et de mensonge, qui régissent les peuples, ne correspondent plus à nos besoins ni aux idées qui éveillent en nous un rêve de justice, de liberté et de bonheur. Nous oscillons entre un passé auquel nous ne croyons plus et un avenir encore incertain et mal défini, qui nous effraie et nous attire en même temps. Il en résulte un malaise général, qui se traduit chez les uns par la résistance décuplée aux dépossessions fatales, chez les autres par l’impatience de précipiter le mouvement vers des formes de vie plus rationnelles, plus scientifiques. En réalité, nous ne sommes qu’au seuil de la civilisation. Si nous comparons la durée relativement courte du développement de la civilisation à celle des temps préhistoriques ; si, comme le remarque le grand Büchner, nous observons qu’une portion restreinte du globe se prépare à ce développement ; si nous songeons que la vitesse du progrès s’accroît au fur et à mesure de sa continuité ; si nous ne perdons pas de vue qu’au milieu de notre vie raffinée, subsistent encore, en nombre considérable, les impulsions et les instincts grossiers de notre passé barbare, et que le struggle for life, dont le caractère sauvage s’est transmis des animaux à nous, fait rage, toujours, parmi les hommes ; alors nous reconnaîtrons que nous sommes à l’aurore de la civilisation et que nous n’avons parcouru qu’une petite partie du chemin de lumière ouvert devant nous. Nous nous croyons des décadents et nous ne sommes qu’une façon de sauvages. Un savant russe, le professeur W. Betz, je crois, en étudiant ce qu’il faut de fibres nerveuses et de cellules nerveuses pour l’élaboration d’une idée, a trouvé, dans le cerveau humain, une quantité prodigieuse de places vides, de steppes immenses peu utilisées, qui attendent pour se remplir et se fertiliser, l’ondée bienfaisante du Progrès et de l’Évolution. Si la littérature est restée en arrière des sciences, dans la marche ascensionnelle vers la conquête de l’idée, c’est que, plus avide de succès immédiats et d’argent, elle a davantage incarné les préjugés, les routines, les vices, l’ignorance du public qui veut qu’on le berce et qu’on le berne avec des histoires de l’autre monde.
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Maintenant que l’émotion produite par les événements que l’on sait est tout à fait calmée, on en peut parler, je pense, avec toute l’irrévérence que ces événements comportent. Ce qui m’a le plus frappé, c’est le rôle que la presse, les peintres, les donneurs d’avis qui n’ont point manqué dans cette inconcevable affaire, attribuèrent si bénévolement à l’opinion publique. Durant ces quinze jours d’agitation, il ne fut question que de l’opinion publique. Jamais on ne s’y était autant référé ; tout le monde s’y référait, pour et contre. L’opinion publique voulait ceci, elle ne voulait pas cela. L’opinion publique était blessée par M. Detaille et satisfaite par M. Puvis de Chavannes, que nous eussions voulu voir planant au-dessus de toutes ces mesquines querelles : elle marchait avec M. Roll et tournait le dos à M. Bonnat. M. Tony Robert-Fleury l’invoquait, propice, aussi bien que M. Montenard, hostile. Or, je tentai de savoir ce que c’est que l’opinion publique, où elle réside et par quoi elle se manifeste. Je m’adressai à des personnes que je pris le soin de choisir différentes de classe, de mœurs, d’éducation, de parti politique et dont la réunion correspondait assez à l’idée, très vague d’ailleurs, que l’on se fait de cette chimère : l’opinion publique. Je n’en reçus aucun éclaircissement. Ce qui ressortit clairement de cette enquête, ce fut l’absolue indifférence où étaient toutes ces personnes à ce que les peintres exposassent leurs toiles ou ne les exposassent pas à Berlin. À mes interrogations formelles et précises, aucune n’exprima un avis favorable ou défavorable sur cette passionnante question d’État, que toutes envisageaient comme une affaire d’ordre privé, de convenance personnelle et dont on n’avait pas le droit de se mêler.
— Cependant, insistai-je, si je ne me trompe, vous êtes bien ce qu’on appelle l’opinion publique ? Et vous ne devez pas ignorer que vous vous êtes énergiquement prononcées contre l’envoi des tableaux en Allemagne.
— Ah ! par exemple, s’écrièrent-elles stupéfaites, et en chœur, voilà du nouveau… Mais les peintres peuvent bien exposer au diable si ça les amuse. Cela ne nous regarde pas.
Pourtant, l’un de ces fragments d’opinion publique voulut bien se montrer plus explicite ; et comme il a la réputation d’un grand sage, je note, ici, sa réponse :
— J’aurais été bien étonné, me dit-il, si les peintres n’avaient pas fini par nous attirer quelque désagrément. Ces gens-là ne peuvent rien faire avec simplicité. Il n’y a pas de pires cabotins, ni plus bruyants, ni plus encombrants. La moindre vétille prend, avec eux, aussitôt, des proportions considérables ; d’un fétu de paille ils font un canon de marine. Combien ne nous irritent-ils pas, tous les ans, avec leurs salons, leurs jurys, leur médaille d’honneur. Pourtant, il est probable — c’était tellement simple — que si M. Déroulède n’était intervenu au débat, avec cette discrétion qu’on lui connaît, les choses se seraient passées, cette fois, le plus honnêtement du monde. Mais quoi, le tapage était amorcé, l’occasion était unique de se donner encore en spectacle. Ils en ont profité avec joie. Les uns après les autres, ils ont tenu à affirmer, ceux-ci par leur patriotisme, ceux-là par leur philosophie, à nous confier un tas de choses oiseuses, qu’on ne leur demandait pas et qui ne sauraient nous intéresser.
En quoi, vraiment, mon honneur de Français est-il engagé par ce fait que les peintres exposeront ou n’exposeront pas à Paris ? En quoi aussi le triomphe artistique de la France est-il compromis par une abstention ? Mais tous les peintres, nous les connaissons ; nous en avons l’oreille rebattue de leurs noms, de leurs œuvres, de leurs récompenses, de leur luxe, de leur gloire. Leurs salons, ah oui, je les connais ; ces grandes halles commerciales, ces grandes boutiques, ces grands bazars où s’étalent tant de hideurs, tant de médiocrités, tant de camelote… Tenez, chaque année, au Palais de l’Industrie, on fait une exposition gastronomique. Il y a de tout, dans cette exposition, des pendules, des vélocipèdes, des pianos, des bottes imperméables, des ceintures de sauvetage, des bretelles perfectionnées, de tout, excepté de la gastronomie. Eh bien, les salons des peintres me produisent un effet analogue… Il y a de tout aussi, des tableaux, des statues, des gravures, de l’architecture, de tout, excepté de l’art. Non, vous savez, les peintres nous agacent un peu plus que de raison. Voilà tout ce que je puis vous dire sur la question… Et croyez-moi, c’est tout ce que peuvent comporter de moralité les événements de ces jours passés… Les peintres nous agacent un peu plus que de raison… On ne leur demande pas de patriotisme, on leur demande de la bonne peinture… Oui, mais voilà, c’est plus difficile.
— Vous êtes sévère, fis-je… N’empêche, avec tout cela, que j’ignore encore où est l’opinion publique.
— L’opinion publique ?… me répondit mon interlocuteur… C’est celui qui crie le plus fort… Et comme celui qui crie le plus fort est généralement M. Déroulède… c’est M. Déroulède qui est à lui seul l’opinion publique… Ça a toujours été ainsi. Depuis que les sociétés existent et surtout depuis que fonctionne le suffrage universel, l’opinion publique ne fut jamais que l’opinion d’un hardi isolé. Et comme l’opinion de cet isolé a été diamétralement opposée aux intérêts confus, aux aspirations incertaines des masses, il faut admirer le secret des choses humaines, et demander à Dieu, dans nos prières, de nous préserver des héros.
— Et des peintres patriotes.
[L’Écho de Paris, .]
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Nous avons de la noble figure de M. de Goncourt, par son journal, une restitution morale complète et très émouvante. Sincère envers les hommes, sincère envers les choses, il est envers soi-même d’une sincérité poussée jusqu’au scrupule, jusqu’à la minutie d’un scrupule. Et c’est par là surtout que ce Journal me prend. M. de Goncourt ne cherche pas à s’embellir, à se héroïfier : sa préoccupation est de se dévoiler à nous tel qu’il est, dans le tréfonds de son âme. Il nous conte ses petites manies, ses mélancolies, ses découragements, ses attentes d’un article de journal, ses fièvres du succès, ses angoisses du silence, et jusqu’à cet égoïsme de la passion littéraire qui lui fait écrire, après la chute du Candidat, devant l’écroulement de Flaubert : « Au fond, cette chute est déplorable pour tout fabricateur de livres : pas un de nous ne sera joué avant dix ans. »Cela fait sourire M. de Bonnières, qui est probablement détaché de toutes ces mesquines préoccupations. Moi, cela m’émeut, et j’aime M. de Goncourt pour toutes les petites faiblesses, si humaines, et si charmantes, en vérité, chez un homme tel que lui. C’est que, voyez-vous, mon cher Bonnières, quoi que l’on puisse penser de son Journal — et je n’en pense pas toujours du bien, et, dans l’avant-dernier volume, par exemple, j’y trouve beaucoup de choses qui me heurtent dans mes idées et ma façon de sentir la vie, et je l’eusse discuté, ce livre, si j’avais été chargé d’en rendre compte, — le cas de M. de Goncourt est assez rare, dans la littérature, et je vous souhaiterais d’en être atteint. Et je souhaiterais aussi, pour la beauté morale de votre profession et de la mienne, que des écrivains illustres, avilis par les caresses du monde et par les agenouillements d’une presse civilisée qui estime les talents au nombre des maisons où ils dînent, puissent montrer une existence aussi noble que celle de M. de Goncourt. Le cas de M. de Goncourt, comme vous dites, c’est le cas d’un homme qui a beaucoup aimé son art, qui en a durement, douloureusement souffert, qui, à travers les injustices, les insultes, et les découragements qu’elles entraînent, a toujours lutté, sans une défaillance. Cette vieillesse solitaire et abandonnée un peu, cette vieillesse, après tant d’orages, tant de déceptions supportées, tant d’amertumes hautement endurées, cette vieillesse toute vibrante encore des ardeurs d’une jeunesse passionnée de Beau, est une des choses qui me sont les plus émouvantes. Et je l’ai admirée, cette vieillesse, avec des tressautements au cœur, quand, au Théâtre Libre, affrontant crânement le flot d’ordures dont elle allait être couverte, elle signait de son aristocratique honorabilité ce que, dans La Fille Élisa, il y a de révolte sociale et de pitié humaine En vérité, mon cher Bonnières, vous avez un courage qui me passe et je ne vous l’envie pas. Après avoir reproché à M. de Goncourt la mort de son frère, après l’avoir raillé de la détresse morale où le jeta cette mort de la moitié de son âme, de la moitié de son cerveau, de la moitié de sa vie, vous lui faites aussi le curieux et loyal reproche que le succès lui soit arrivé plus tardivement qu’à ses amis. À cela il y a une raison dont vous ne comprendriez sans doute pas l’héroïsme, c’est que M. de Goncourt ait été fidèle à son idéal et qu’il ait toujours refusé d’assouplir sa probité littéraire aux concessions faciles, d’accepter les reniements de conscience, de se livrer à ces petits travaux obscurs qui font que, pour monter dans l’estime du monde et l’admiration du public, il faut se baisser au niveau de la malpropreté de l’un et de la bêtise de l’autre. Tenez, j’ouvre son dernier volume et je tombe sur ceci :
« Vendredi 25 juillet. — Aujourd’hui j’ai écrit en grosses lettres, sur la première feuille d’un cahier blanc : La Fille Élisa. Puis, ce titre écrit, j’ai été pris d’une anxiété douloureuse ; je me suis mis à douter de moi-même. Il m’a semblé, en interrogeant mon triste cerveau, que je n’avais plus en moi la puissance, le talent de faire un livre d’imagination et j’ai peur… d’une œuvre que je ne commence pas avec la confiance que j’avais quand lui, il travaillait avec moi ! »Ces quelques lignes, d’un accent si désolé, d’une piété si tendre, reportent mon souvenir aux pages de cette mort que vous raillez si allègrement, pages inoubliables et déchirantes, où les mots ne sont plus des mots et semblent des fibres saignantes recueillies une à une, à l’inguérissable blessure. C’est peut-être cela, qui fait pleurer, que vous appelez de l’impuissance. Quant à vous, je vous souhaite de ne jamais connaître de telles douleurs et de ne pas rencontrer, au coin d’un article de journal, le Bonnières qui vous les reprochera.
« les fonctions de bibliothécaire étaient incompatibles avec les travaux de littérature », ce fantastique conseil mit le bibliothécaire en demeure de choisir entre la bibliothèque et la littérature, se réservant, « en cas de non obéissance, de prendre telles mesures immédiates et conservatoires qu’il lui plairait ». C’est ce qui est arrivé à M. Remy de Gourmont, mais avec d’inoubliables aggravations et des raffinements de bêtise inouïs. L’histoire vaut qu’on la raconte et qu’on la commente.
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Aujourd’hui la presse est libre, mais à la condition qu’elle restera dans son strict rôle d’abrutissement public. On lui pardonne des écarts de langage, pourvu, comme dans la chanson de café-concert, que le petit couplet patriotique et final vienne pallier et moraliser les antérieures obscénités. On tolère qu’elle nous montre des derrières épanouis, des sexes en fureur ou en joie, encore faut-il que ce soit dans un rayonnement du drapeau tricolore. Soyons vulgaires, abjects ; remuons les sales passions et les ordures bêtes, mais restons patriotes. On peut voler, assassiner, calomnier, trahir, être une brute forcenée, un lâche brigand, cela n’est rien, si l’on organise du « boucan » dans les théâtres, si l’on insulte les femmes qui viennent d’Allemagne, si l’on vomit sur le génie des belles œuvres, si l’on va, en hurlant de stupides refrains, porter de revendicatrices couronnes au tombeau du peintre médiocre que fut Henri Regnault. Car Henri Regnault est devenu un des nombreux symboles de la Patrie ; son culte est obligatoire et national, comme l’impôt et comme le service militaire. On ne peut plus dire qu’il manquait de génie, sans recevoir aussitôt des menaces de mort ; on ne peut même plus émettre un doute sur la valeur artistique de son tombeau, sans voir, soudain, mille poings se tendre, furieux, vers vous, et mille regards vous foudroyer d’homicides colères. C’est exaspérant, vraiment. Qu’on honore son souvenir, c’est bien. Il mourut bravement, mais il ne fut pas le seul, hélas… Combien, en cette douloureuse année, sont morts qui le valaient ? Combien, en qui les balles stupides ont éteint des belles flammes de génie ignoré ? Et ce souvenir qui lui survit, et qui survit à son œuvre oubliée, pourquoi le prostituer dans de douteuses équipées ?
Dans la presse, dans la rue, au Parlement, au théâtre, le patriotisme s’étale et braille, couvrant de son manteau de pochard les plus honteuses faiblesses et les pires infamies. Il n’importe. Nous devons le respecter, nous devons subir, sans nous révolter, ses compromettantes violences, ses dangereuses brutalités, ses odieux vandalismes, ses sauvageries d’iconoclaste ; il faut courber le dos sous le flot des sentimentalités ineptes qui coule de lui et déborde sur nous. L’autorité si prompte à lancer ses bandes de sergents de ville sur les inoffensifs promeneurs, se trouve désarmée contre ce brigandage. Elle dit : « C’est excessif, mais si respectable. » Et sait-on pourquoi le patriotisme est si respectable, tout en étant excessif ? C’est parce qu’il est un des meilleurs agents de la gouvernable ignorance, un des moyens les plus sûrs de retenir un peuple dans l’abrutissement éternel. Mais sitôt que, sans accompagnement de dégoûtantes polissonneries et de prudhommesques rengaines, l’on pénètre gravement dans la discussion des idées graves, alors la société se plaint et réclame, et la justice montre les crocs. Oui, nous sommes libres de nous réunir où nous voulons et d’écrire ce que nous voulons, mais Gegout est encore en prison pour n’avoir pas trouvé admirables les belles lois inquisitoriales que nous prépare M. Joseph Reinach ; mais on fusille ici des ouvriers coupables de vouloir vivre et de demander du pain, ce qui est une insoutenable prétention ; mais on enlève leur pain à ceux dont le crime est d’affirmer des opinions qui n’ont point l’estampille ministérielle ou l’agrément des bourgeois. Tel fut le cas de M. Remy de Gourmont.
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M. Remy de Gourmont publia, dans l’avant-dernier Mercure de France, un article intitulé : Le joug du patriotisme [« Le joujou patriotisme »]. M. de Gourmont n’est pas de ceux qui pensent au hasard ; il sait ce qu’il dit et ce qu’il fait. L’article était d’une belle éloquence ironique et d’une logique impeccable. À moins d’incompréhension — ce qui n’est pas rare — ou de mauvaise foi — ce qui est une règle à peu près générale — il n’y avait pas à se méprendre sur la signification de ces pages. J’ignore quelles sont les idées de M. de Gourmont sur la Patrie ; je n’ai pas à les rechercher, et lui n’avait pas à les exprimer, car il ne s’agissait pas de la Patrie ; il s’agissait du patriotisme, et ce sont deux choses très différentes et qui s’excluent l’une l’autre. M. de Gourmont flétrissait le patriotisme dont je parle, ce patriotisme abject, négatif de toute beauté, devenu une exploitation électorale, un ignoble moyen de réclame saltimbanquiste, le déversoir bruyant et malpropre de la sottise et de la grossièreté humaines.
Il n’invectivait pas l’Allemagne, étant un philosophe ; ne cachait pas son admiration de Goethe, de Heine, de Wagner, étant aussi un poète et un artiste ; enfin il manquait d’enthousiasme envers Henri Regnault, disant qu’une balle est incapable, si prussienne soit-elle, de donner du génie à qui n’en a pas : trois sacrilèges dans la liturgie patriotique.
L’article fit du bruit. On le discuta, on le dénatura, on le dénonça, car la presse, ainsi entendue, est une belle institution et elle a d’admirables mœurs intellectuelles. Quelqu’un, que je ne puis nommer — car il est anonyme comme une foule — et qui n’avait pas lu l’article — car quand donc ce quelqu’un aurait-il le temps de lire quoi que ce soit ? — et qui n’en parla que par ouï-dire, mit dans l’attaque une passion spéciale, une haine à part, se permit des insinuations perfides et coutumières. À l’entendre, on aurait pu croire que M. de Gourmont — ce catholique — était un anarchiste dangereux, venu d’on ne sait quels enfers sociaux, pour dynamiter Paris et faire sauter la France. Peut-être même le croyait-il. M. de Gourmont fut fort étonné de tout le tapage qu’il avait soulevé. C’était la première fois qu’il entrait en lutte avec la grande presse, il ignorait ses ressources de polémique. Il en eut de la stupéfaction et de la tristesse, et dédaigna de répondre. D’autres travaux, qu’il aime, le requéraient, et dans le silence de son labeur, il oublia cet article et la clameur de réprobation inattendue qui l’avait accueilli. Mais l’administration ne l’oubliait pas. Inquiétée et mise en demeure de sévir contre le dangereux internationaliste qui, traitant de l’Allemagne, ne l’avait pas provoquée à des guerres immédiates et n’avait point déposé sur le tombeau de Regnault l’obligatoire couronne, elle le congédia. Avant de quitter ses fonctions, pour sa dignité, M. de Gourmont voulut ramener les choses à la vérité. On refusa de l’entendre. Avait-il insulté Goethe ? Non. Avait-il promis de fusiller Haeckel ? Non. Alors, quel était son crime ? Et — comble de l’audace — M. de Gourmont avouait garder à la mémoire de Jules Laforgue, qui avait été lecteur de l’impératrice Augusta, un culte tendre… Alors, il ne l’aurait pas fusillé non plus, celui-là, un espion sans doute ?… Que pouvait-on attendre d’un bibliothécaire qui s’obstinait à ne fusiller personne ? M. de Gourmont fut impitoyablement révoqué.
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Voilà où nous en sommes venus, après d’innombrables révolutions ; et telle est la grande liberté intellectuelle dont nous jouissons. Nous tremblons devant l’idée ; la moindre interrogation philosophique nous effare. Et nous avons des gestes longs et de sublimes attitudes pour proclamer que nous sommes les seuls initiateurs de la civilisation et les porte-lumière du progrès, nous, les vaudevillistes impénitents, les roucouleurs des plates romances. Il faut que ceux qui ont quelque chose à dire et à faire supportent toujours la peine de nos timidités intellectuelles et de nos lâchetés morales. Ah ! oui, nous sommes un grand peuple.
M. de Gourmont s’est retiré, très dignement. Il a même prié ses amis, qui voulaient organiser une protestation contre l’inqualifiable mesure qui le frappe, de ne faire aucun bruit autour de son nom. Et je pense qu’il a dû transmettre ses fonctions à quelque militaire impatient, qui aura sans doute juré de nous rendre, à bref délai, l’Alsace et la Lorraine. Je le vois d’ici ce militaire, et je l’entends, quand il passe devant les rayons où sont les œuvres de Goethe, hurler de sa voix rauque d’absinthe et de patriotisme :
— … Spèce de salop… spèce de mufle… Prussien… Je t’en f…icherai, moi, des statues… Rran… Rran…
Et il aura de l’avancement.
[L’Écho de Paris, .]
« Lombard était des nôtres, sa famille sera désormais des nôtres ». Il n’est pas possible qu’un être élu, en qui a brûlé une des plus belles flammes de la pensée de ce temps, soit plus maltraité de la charité publique, que le dernier des comédiens, qui, devenu vieux, n’a qu’à tendre la main pour qu’on la remplisse d’or ; il n’est pas possible que nous ne trouvions pas le moyen d’émouvoir cette charité qui a fait tant de miracles, souvent mal à propos, en faveur d’une infortune sacrée, digne celle-là de tous les respects et de toutes les pitiés.
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D’origine ouvrière, Jean Lombard s’était fait tout seul. Je veux constater, en passant, une vérité. Plus nous allons, et plus tout ce qui émerge de l’universelle médiocrité, tout ce qui porte une force en soi, force sociale, force pensante, force artiste, vient du peuple. C’est dans le peuple, encore vierge, toujours persécuté, que se conservent et s’élaborent les antiques vigueurs de notre race. Nos bourgeoisies, épuisées de luxe, dévorées d’appétits énervants, rongées de scepticisme, ne poussent plus que de débiles rejetons inaptes au travail et à l’effort. Jean Lombard avait gardé de son origine prolétaire, affinée par un prodigieux labeur intellectuel, par un âpre désir de savoir, par de tourmentantes facultés de sentir, il avait gardé la foi carrée du peuple, son enthousiasme robuste, son entêtement brutal, sa certitude simpliste en l’avenir des bienfaisantes justices. C’est ce qui lui a permis de vivre sa vie, trop courte, hélas ! par les années, trop longue et trop lourde par les luttes où, toujours, il se débattit. Je voudrais que tous ceux qui liront cet article puissent lire un des livres de Jean Lombard, L’Agonie, par exemple. Il est possible que quelques-uns soient choqués par ce style barbare, polychrome, et forgé de mots techniques, pris aux glossaires de l’antiquité, bien que ce style ait vraiment une grande allure, des sonorités magnifiques, un fracas d’armures heurtées, de chars emportés et comme l’odeur même — une odeur forte de sang et de fauves des âges qu’il raconte. Mais il est impossible que personne ne soit frappé par la puissance de vision humaine, d’hallucination historique, avec laquelle ce cerveau de plébéien a conçu, a reproduit les civilisations pourries de Rome, sous Héliogabale, et de Byzance. C’est très grand et d’une monotonie splendide. Des théories d’hommes passent et repassent en gestes convulsés d’ovations, en belles attitudes martiales de défilés de guerre, en troublants cortèges de religions infâmes, en courses haletantes d’émeutes. Comment, par des mots, donner une idée de cela qui est formidable ? C’est frénétique et morne ; tout un peuple d’ombres soulevé hors du néant.
L’Agonie, c’est Rome envahie, polluée par les voluptueux et féroces cultes d’Asie, c’est l’entrée, obscène et triomphale, du bel Héliogabale, mitré d’or, les joues fardées de vermillon, entouré de ses prêtres syriens, de ses eunuques, de ses femmes nues, de ses mignons ; c’est l’adoration de la Pierre noire, de l’icône unisexuelle, du phallus géant, intronisé dans les palais et les temples, avec d’étonnantes prostitutions des impératrices et des princesses ; tout le rut forcené d’un peuple en délire, toute une colossale et fracassante et ironique folie, sombrant en des massacres de chrétiens, et l’incendie des quartiers de Rome.
Byzance, qui est à L’Agonie le panneau d’un diptyque avec ses développements analogues et une catastrophe identique pour conclure, mais d’un ensemble très chaste et nullement érotique, comme dans L’Agonie, met aux prises les Verts et les Bleus, sous Constantin Copronyme, les amours de l’enfant Oupravda, qu’une conspiration réserve au trône et à qui le Basileus, en découvrant le complot, fait crever les yeux. Là, toute la folie retentissante du cirque, tous les soldats dorés et gemmés de l’Empire, et sept très extraordinaires aveugles, de sang royal, candidats proscrits au trône, qui tâtonnent à travers tout le livre, de leurs mains vagues, en disputant vainement leurs prééminences. Mais les livres de Lombard sont si vastes, si complexes, qu’il me serait impossible de les expliquer dans un bref article de journal. Je ne puis en donner qu’une superficielle et très insuffisante impression. Il faut les lire ; il faut surtout ne pas s’imaginer que l’écrivain se borne à des descriptions de temples, d’architectures, de cérémonies, à des évocations de rites étranges et de mœurs maudites. Certes, Jean Lombard est un savant : il connaît jusqu’au moindre bibelot qui orne le coin d’un triclinium de riche Romain ; il sait jusqu’au nom de l’étoffe précieuse qui cache mal la nudité frénétique des femmes et des éphèbes ; il ne vous fait grâce d’aucun document, d’aucune reconstitution caractéristique. Mais dans le savant, qui revit curieusement toute une époque plastique, il y a un penseur profond qui observe, explique les passions humaines, dans le recul, pourtant si incertain, de l’histoire, et qui sait les contemporaniser sous l’armure dorée des soldats byzantins et la robe traînante des asiatiques, prêtres du soleil, adorateurs de la Pierre noire. Et combien l’on regrette que ce visionnaire qui lit leurs secrets sur les pierres effacées des temples, aussi bien que dans le cœur des hommes, n’ait pu achever L’Affamé, ce livre social, où il aurait fixé, avec des couleurs terribles, l’histoire de notre époque comme il a fixé celle de la Rome décadente.
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Lombard, on peut le dire, est mort de la misère et des difficultés des débuts. Il souffrait d’une gastrite ; un refroidissement est venu, et l’a emporté. Il était miné par la lutte, par le travail ; le corps trop frêle, pour une âme si ardente, n’a pu supporter l’assaut de la maladie. Très fier, très digne, ne se plaignant jamais, soutenu par des espoirs sans cesse reculés, il s’était réfugié à Charenton, dans un pauvre quatrième étage, ne voyant presque personne. Là, il travaillait comme un manœuvre, car c’était un laborieux terrible. Tout lui était bon : travaux de librairie, articles spéciaux de science ou de voyage. Il prenait tout ce qui s’offrait, parce qu’il fallait vivre. Son cerveau contenait une encyclopédie bouillante et fumeuse. C’était le type de l’homme de lettres du dix-huitième siècle. Au milieu de ces besognes obstinées et différentes, qui étaient son pain et celui de sa famille, jamais une compromission. Il se gardait pur, intact, croyant. Devant l’indifférence des critiques, devant le succès relatif et insuffisant de L’Agonie et de Byzance, il se disait, avec une bonne humeur, voilée d’un peu de mélancolie : « Bah… je travaillerai davantage encore… et il faudra bien qu’un jour on reconnaisse la sincérité de mes efforts et ma valeur… Car, après tout, je ne suis pas tout le monde. » Hélas ! le pauvre garçon, il est mort trop tôt.
Ce sont de tristes conditions littéraires que celles où se débattent les écrivains d’aujourd’hui, au milieu d’une critique abjecte, que la sottise seule réjouit, et d’un public indifférent qui ne sait vers qui aller et se laisse guider par elle. Et puis les écrivains sont trop nombreux. La mêlée est compacte, dure, égoïste. On n’y entend pas les cris de douleur, les appels désespérés couverts par le hurlement de tous. Chacun pour soi. On ne se connaît pas ; on n’a pas le temps. On n’a le temps que de songer à ses intérêts, à sa réclame, à sa vie, si disputée. Il paraît trop de livres, et les mauvaises herbes, que personne n’arrache, et qui jettent librement, à tous les vents, leurs pullulantes graines, étouffent les belles fleurs, poussées à leur ombre mortelle.
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Ce que je voudrais dire encore, c’est l’attitude très noble de Mme Lombard. Ceci est d’un ordre plus intime, et si j’ose en parler, c’est que j’espère éveiller, en faveur de cette admirable créature, la pitié des bonnes âmes. Mme Lombard, qui est du peuple, a, à un très haut point, le respect du « génie » de son mari, car, pour elle, n’est-ce pas, le mot n’est pas déplacé. Dans sa détresse, elle ne songe pas à elle, elle ne songe qu’à lui. Son unique crainte est que le nom de Lombard ne disparaisse, qu’avec les pelletées de terre on n’ait jeté l’oubli sur la fosse de celui dont elle était si fière, et qu’elle aimait comme un saint, comme un Dieu. Elle sent, cette femme inculte et dévouée, que le talent de son mari, bien qu’elle ne le comprît pas, était quelque chose de grand, plus grand même que le génie… Connaissez-vous rien de plus touchant ?
[L’Écho de Paris, .]
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M. Paul Hervieu occupe une place bien à part dans la critique contemporaine. S’il n’est point encore arrivé au grand public qui fait les réputations populaires et éphémères, il jouit, auprès d’un autre public plus enviable — le public artiste et lettré — d’une réputation qui va, chaque jour, grandissant. Si je n’étais l’ennemi des catégories et des groupements littéraires, je le placerais entre deux écrivains dont le talent m’est particulièrement cher, et qui, eux aussi, ne ressemblent à personne, quoi qu’on en ait dit : M. Maurice Maeterlinck et M. Maurice Barrès. Bien que très différent d’eux, et qu’il ne ressemble qu’à lui-même, M. Hervieu a des affinités morales avec ces deux puissants et charmants esprits par des façons de sentir et de comprendre, non point pareilles, certes, mais parallèles, par de naturels et invincibles élans vers le grand, où se devine, dans une personnalité autre et des préoccupations littéraires ou philosophiques dissemblables, la même race intellectuelle. Tout en admirant et en aimant certains écrivains, je sais à l’avance ce qu’ils me réservent. Je les connais dans leurs œuvres futures, aussi bien que dans leurs œuvres passées. Avec eux, nulle surprise. Aussi mon admiration, si sincère soit-elle, ne va pas sans un peu d’ennui. Avec M. Paul Hervieu, comme avec M. Maeterlinck et M. Barrès, je sais que je dois m’attendre, chaque fois, à de l’inattendu ; je sais que, dans le livre de demain, je goûterai des joies non encore goûtées dans le livre d’hier et que je ne soupçonne pas. C’est ce qui me touche le plus, c’est par là, seulement, que la littérature me passionne, aujourd’hui que presque tous les littérateurs ont du talent, et, qui pis est, le même talent.
Ce qui caractérise le talent de M. Paul Hervieu, c’est cette chose rare et grande qu’on rencontre très peu, dans les poètes : la conscience. Le poète n’est le plus souvent qu’une machine admirable, mais une machine ; une sorte de miroir très précieux, très orné, qui reflète, en les grossissant jusqu’à la difformité, les images des choses. On peut être un grand poète, sans être toujours un intellectuel. Mais quand on est un intellectuel, on est aussi, toujours, un grand poète. M. Paul Hervieu, qui est si foncièrement l’un, est l’autre également. Il sait ce qu’il sent, et il sent ce qu’il dit. En lui la sensation n’est pas seulement réflexe, c’est-à-dire l’esclave, l’esclave de ses nerfs, de ses organes, l’exaltation momentanée d’un heurt, d’une secousse ; elle est conscience. Et c’est cette conscience qui double la puissance et la variété de la sensation. Il n’obéit pas à des actes impulsifs, il n’obéit qu’à des actes raisonnés. Dans les cerveaux ordinaires, chez les petits esprits, seulement intuitifs, le mode de concevoir et de sentir est un danger, et presque une infériorité ; il mène droit à la sécheresse ; il réprime les élans de la nature. Chez les êtres d’élite, il les augmente, et les dramatise, parce qu’il les dirige. Voyez comment, depuis Diogène le Chien, sous l’influence de l’intelligence pure sans cesse aux écoutes de la vie, se développe l’esprit de M. Paul Hervieu. D’abord agressif et presque féroce, son pessimisme s’atténue peu à peu, tourne à l’ironie, puis à la tendresse, puis à la pitié, une pitié charmante et pour ainsi dire perverse, qui ne perd rien des constatations douloureuses, des laideurs morales, et qui les exalte, au contraire parce que, au milieu de toutes les passions traversées, parmi les déséquilibres cérébraux, et les vanités étranges où, dans certains milieux, se meut la vie sentimentale, il a rencontré la fatalité éternelle de la douleur, qui ennoblit même ce qui est corrompu, même ce qui est dégradé. Flirt est, à ce point de vue, un chef-d’œuvre. Dans aucun livre, peut-être, ne fut aussi cruellement évoquée l’absence de sens moral des sociétés élégantes et jouisseuses, pour qui tous les devoirs sociaux se bornent à des échanges de politesse, et toutes les vertus, à des rites futiles d’étiquette. Il y avait, dans ce livre, pour qui sait lire, des pages terribles, où la forme élégante, où le style raffiné et joli rendaient plus visibles la saleté de ces cœurs, le cynisme de ces âmes. Eh bien, il se levait de là une grande et belle pitié, et d’autant plus active, qu’elle était plus maîtresse d’elle-même, plus lucide et plus raisonnante. C’est que personne, comme M. Paul Hervieu, ne connaît les ressorts de l’âme humaine ; personne ne s’est davantage penché au bord de ce gouffre, qui est le front d’un homme, personne ne s’est plus aventuré sur cette mer de joies et d’illusions qu’est la prunelle d’une femme, et personne n’a davantage rapporté, de ces voyages, des sensations poignantes de cet infini et de ce mystère qu’est la vie.
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On a reproché à M. Paul Hervieu de n’avoir pas su résister à la maladie littéraire du moment, et qu’on appelle le snobisme. C’est là une grande injustice. Je cherche vainement dans toute son œuvre une seule phrase qui me le montre atteint de ce travers, de ce ridicule, où sombrèrent quelques talents notoires, qui promettaient mieux que de s’émerveiller aux livrées des valets de pied et aux bottines des clubmen. Je trouve, au contraire, que M. Paul Hervieu s’est constamment gardé de ce défaut, qui n’a de prise, d’ailleurs, que sur les petites âmes, mal défendues par de petits cerveaux. M. Paul Hervieu ne peint point ce qu’on appelle des milieux ; il n’inventorie pas les salons, les chambres à coucher. Tout ce détail descriptif, il le simplifie, non pas jusqu’à l’effacement, mais il l’évoque d’un mot, avec la précision et le vague qui conviennent à ces choses de pure extériorité. Voyez comment, dans L’Exorcisée, les bibelots, les toilettes, les entours, où se complaisent les autres avec des joies d’huissier, tiennent peu de place. Voyez combien le sujet lui-même est pour ainsi dire indifférent. Tout le décor, toute l’émotion est dans les pensées, dans les passions, et dans cette intelligence suprême qui permet à M. Paul Hervieu de vous montrer tout ce qu’il y a dans le cœur et dans le cerveau d’un homme, aussi bien que d’autres vous montrent ce qu’il y a dans le salon d’une coquette, et le cabinet de toilette d’un élégant. Et c’est pourquoi, là où les autres restent si bas, lui monte si haut, dans les régions sereines de l’intellectualité.
« Tous fumistes, ces jeunes gens », conclut académiquement M. Leconte de Lisle. Hélas ! tous fumistes aussi ces vieillards, et d’une plus sinistre et moins pardonnable fumisterie, car ils n’ont point, comme leurs jeunes émules, l’excuse de l’obscurité, d’une existence à se créer, d’un lendemain à assurer. Et comme l’âme littéraire est laide, et comme elle est, disons-le à notre honte, bête ! Oh oui, bête, d’une bêtise incomparable, et flamboyante, et si unique, parmi toutes les autres bêtises humaines, que, vraiment, à la lueur qu’elle projette, l’esprit de l’épicier, par nous tant raillé, s’émerveille, s’éblouit, se magnifie, et que l’imagination méconnue du petit fonctionnaire, du petit fonctionnaire larveux, encrassé de routines déprimantes et de rampantes disciplines, apparaît, héroïfiée, aux cimes de l’intelligence. Oh ! Dieu du ciel, ô dieux illusoires et maçonniques de Coppée et de Péladan, de Vacquerie et de Maupassant, dieux de Rod, de Zola et de Leconte de Lisle, combien aujourd’hui devraient regretter de n’avoir pas su résister au tentateur, de n’avoir pas imité le dédaigneux, et pudique et exemplaire silence de M. Léon Hennique et de M. Jean Richepin, ces Conrarts bien avisés et prévoyants. Eh bien, non, il paraît que, malgré le châtiment de cet expiatoire volume, ceux parmi les écrivains que M. Jules Huret dédaigna, négligea, oublia de consulter, au lieu de le bénir à jamais, lui gardent des rancunes immortelles. Il paraît qu’ils furent innombrables et obsédants ceux qui vinrent d’eux-mêmes s’offrir au ridicule : « Écoutez-moi, je vous promets que je serai encore plus ridicule que les autres. J’ai des insultes, des calomnies, des infamies, que vous ne soupçonnez pas. Écoutez-moi. » Et ils suppliaient. Oh ! comme il a dû rire, M. Jules Huret, comme il doit rire encore, comme il devra rire longtemps ! Et quelle initiation soudaine, imprévue — car il est très jeune, et c’était, avant son enquête, un jeune plein de foi, — quelle soudaine, imprévue et désenchantante initiation, à cet absurde, à ce malfaisant métier de poète où nul ne s’entend, où tout le monde se déchire, où l’on se jette à la tête, ainsi que de vulgaires vaisselles, les éditions, les tirages, les lunes, les soleils, les paradis et les infinis, torchés de boue. Si j’étais M. Jules Huret et que, comme lui, j’eusse vu de près ces regards avides, ces bouches mauvaises, ces mains crochues, et que j’eusse, comme lui, respiré l’haleine fétide de ces âmes de bile, il me semble que, dès le cinquième escalier, saisi de dégoût, j’aurais pris la fuite vers les champs de silence, et que j’aurais fait le vœu, en caressant l’échine soyeuse d’un porc loyal, ignorant des littératures et des esthétiques, de finir mes jours parmi les bêtes, les belles bêtes, les bonnes bêtes, les belles, bonnes et consolantes bêtes, les bêtes dont le regard est si doux, les bêtes qui ne parlent jamais. Ô femmes clairdelunaires et falotes, vierges rancies, adultères insatisfaites qui, du fond de vos provinces inconsolées, à côté de l’époux mal assorti, ou dans vos couches solitaires, rêvez à ces beaux chevaliers de l’Idéal, les voici, les voici, tous vos poètes, trempés de bleu, vêtus d’infini, illuminés d’amour, vos radieux poètes qui viennent, par les lacs de lumière, chevauchant les cygnes, portant l’armure dorée et l’adamantine épée de Lohengrin, les voici, vous les avez en chair, en os, en esprit, vous les voyez avec leurs doigts salis d’encres laborieuses, leurs lèvres verdies de fiel, leurs lèvres où l’envie s’embusque, où l’insulte fait une boue amère et caustique. Et vous pouvez dire, comme chantait tristement Jules Laforgue :
Ce qui ressort de ce volume, outre ces constatations pénibles — et cela est aussi pénible à constater, — c’est que, seul, M. Jules Huret a montré de l’esprit. Au rebours des quarante académiciens qui avaient de l’esprit comme quatre, M. Jules Huret, à lui seul, a eu plus d’esprit que ses soixante-quatre interviewés, un esprit très fin, très discret, d’une ironie charmante et vive. Comme toutes ces physionomies diverses sont restituées dans leur intégralité et profonde réalité ! Comme elles s’agitent dans leur intime atmosphère morale, comme elles vivent ! On les voit et on les entend. Trois ou quatre vous demeurent sympathiques ; elles n’ont rien perdu à ce déballage familier. Mais les autres, mais toutes les autres… Avec une adresse qui sait s’effacer, au moyen d’interrogations insidieuses et polies qui n’ont l’air de rien, M. Jules Huret oblige chacun à se révéler tout entier, à montrer ce qu’il y a en lui, sous le maquillage des faux sentiments et des grandes idées, de grotesque, de ridicule, de grimaçant. Il force les confidences, extirpe les bas aveux, il apprivoise les inoubliables rancunes. C’est délicieusement fait, sans lourdeur, avec une légèreté, une sûreté de main qui étonne et ravit. Il s’est trouvé que le petit reporter, qu’on attendait, pareil aux autres, un petit reporter avec lequel il n’y avait pas à se gêner, il s’est trouvé que ce petit reporter était un observateur aigu, dangereux et fidèle, et qu’il était aussi le plus habile homme du monde à faire jouer tous les ressorts de la vanité, chez ces marionnettes, à mettre en branle leurs orgueils sans défiance. Comment deviner cela ? Ô bon Coppée, comment deviner cela ? Comment deviner tant d’ironie sous tant de correction ? Et l’on ne peut même pas lui en vouloir, du moins d’une façon apparente et directe, car il s’est effacé si modestement, laissant à chacun le soin d’édifier son propre ridicule. Le comique de ces choses est vraiment souverain et, s’il laisse, au fond, une impression de grande tristesse et de mystification suprême, il ne faut s’en prendre qu’à nous-mêmes, qui avons donné au public cette comédie, bien humaine celle-là, et bien littéraire, surtout, oh oui bien littéraire, la salope. Décidément, Monsieur Renan a parfaitement résumé l’enquête de M. Jules Huret, en disant :Et fait avec ses grands sanglots
« La littérature est une préoccupation médiocre »; on pourrait ajouter : « et une grande mystificatrice ». Et maintenant, relisons la préface de prose cinglante et jolie que M. Jules Huret a mise en tête de son volume, de notre volume. C’est une bonne leçon et méritée, et nécessaire. Quoi qu’en dise M. Anatole France, dont le dédain — d’ailleurs discret et peu sincère — me paraît un peu bien tardif et… comment dirais-je ? posthume, nul autre que M. Jules Huret ne pouvait nous la donner mieux, et en meilleurs termes d’ironie distinguée. Il faut même le remercier, qu’elle n’ait pas été plus dure, et s’étonner grandement, qu’au contact de ces soixante-quatre écrivains enragés, il n’ait point gagné leur mal de l’insulte rabique.
À chaque feuillet du livre, une chauve-souris se filigrane dans le papier, dont le grain est doux aux doigts qui le retournent, comme de la peau de femme. Nul fleuron, nulle vignette, nul cul-de-lampe, nul ornement par où s’avère, si lourdement, l’ordinaire incompétence, en éditerie, des éditeurs. Le goût qui présida à l’ameublement de ce livre fut exquis.
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M. de Montesquiou a la passion de l’unique. Il donne à tout ce qu’il touche, aime et pense : étoffes, sensations, bibelots, intellectualités, un caractère d’étrangeté quintessenciée, des formes de mystifiante surnaturation, qui peuvent étonner le bourgeois nestorien, mais qui enchantent l’artiste par l’esprit très fin, le goût très pur, la sensibilité très vive, et aussi par cette très particulière ironie dont le poète nuance, à l’infini, l’élégance de son dégoût, les politesses de son dédain. Dans Les Chauves-Souris les épigraphes placées en tête de chaque poème, le titre même de ces poèmes, témoignent une culture littéraire peu commune, des lectures profondes, des habitudes intellectuelles très nobles, que n’ont point accoutumées bien des écrivains de profession. M. de Montesquiou n’y insiste pas. Il semble qu’il met de la coquetterie à ne point effrayer le lecteur par sa vaste et rare érudition, préférant le charmer par l’imprévu de ses sensations et la grâce de ses qualités imaginatives, mais il ne faut pas s’y tromper, son apparente frivolité cache un fonds de pensées graves, son spleen masque de rimes délicates et de musiques inventives le tourment d’une âme atteinte de l’inguérissable poison des métaphysiques et des philosophies. Son ironie a quelquefois l’émoi d’un sanglot.
Les Chauves-Souris, c’est l’évocation du nocturne dans la nature et dans l’âme. M. de Montesquiou a vraiment le sens de la nuit au double point de vue de l’interprétation picturale et psychique. Il nous en montre les clartés, les pénombres et les ténèbres, les effrois et les rêves reposants ; il nous en dit tous les chants, toutes les ivresses, toutes les plaintes, tout le silence, et il les transpose de la nature à l’humanité. Toute l’histoire de l’homme, depuis Sardanapale jusqu’au roi Louis de Bavière, tient dans le vol d’une chauve-souris. La chauve-souris est un animal inquiétant, hybride, monstrueux, désorbité et repoussé des oiseaux qui lui veulent des plumes, et des fauves qui la voient s’envoler. Et elle va, sans cesse, des ténèbres à la lumière, de la clarté qui la tue à l’ombre où elle s’affole, dans un vol éternel de douleur. Ainsi de Sardanapale et de Louis de Bavière, notoires chauves-souris humaines, et dont les nocturnes silhouettes se découpent sur des fonds d’astres éblouissants qui sont Chopin, Wagner, Whistler. Tel est le sens du livre de M. de Montesquiou. Le plan s’en déroule, conformément à cette idée générale, à travers mille aventures et mille fantaisies. C’est du moins, ce que, dans un récent article, nous expliqua un exégète bien informé et nuageux. J’avoue que cela me paraît un peu compliqué. J’aime mieux croire que M. de Montesquiou a mis à cela moins de façons et qu’il n’a eu souci que de beaux vers.
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Dès le début de son livre, M. de Montesquiou supplie qu’on ne lui demande pas de grands éclats de voix, de blasphématoires colères, des déchirements de passions tragiques, des imprécations à l’infidèle, ni de peindre des batailles, « ni de vibrer, ainsi que les frères de Reszké ». Avec une modestie que démentent souvent de hautes envolées dans le domaine de la pure intellectualité, il affirme :
Et, plus loin, comme s’il voulait éloigner de lui ce calice d’amertume, qui est la douleur de penser, il s’écrie encore
Ce qu’il entende évoquer, ce sont des choses menues, ténues, transitoires, effleurantes, des apparences fugitives, des reflets,
« échos de formes », des échos,
« reflets de voix ».
Sa virtuosité s’exerce à noter, d’un verbe curieux et joli, d’un rythme souple, des ombres d’ombres, des reflets de reflets à exprimer, en belles images, les nuances des nuances, les évanouissements des choses à peine apparues, à peine entendues, et qui s’effacent, et qui se taisent ; à donner des couleurs aux voix multiples de l’invisible, des voix aux couleurs de l’impalpable. Il s’ingénie à peindre « d’une main japonaise » :
Le ciel le passionne, non dans son mystère d’inaccessible immensité, non dans son recul d’infini, mais dans son accident de fugitive lumière, dans ses localisations de brumes momentanées. Il trouve, pour l’expliquer, des images parfois surprenantes, des analogies inattendues, dont la grâce mièvre correspond à des visions secrètes, à des sensibilités aiguës et un peu maladives, et, malgré tout, charmantes en leur étrangeté. Cela est très recherché en même temps que très naïf ; cela va de Baudelaire aux chants simplistes des poésies primitives. J’ai retenu ce vers :
Et celui-ci :
Et celui-là :De tourterelle…
Il drape le ciel, le chiffonne, l’orne de nébuleux affiquets, dans un arrangement ingénieux et tout à fait joli, comme s’il s’agissait d’une robe de bal, d’un manteau ou d’un appartement. Il assemble, avec ses mains prestes, infiniment délicates, les subtils décors de la nuit :
Je pourrais multiplier de tels exemples. Ils abondent en surprises délicieuses, dans l’œuvre de M. de Montesquiou. Et je m’aperçois que je n’ai rien dit de cette œuvre, si variée, ni de ce qu’elle contient d’émotion, comme dans ce poème admirable : Laus Noctis, où chaque strophe s’exalte, s’enfle et monte, portée vers le ciel, ainsi qu’une prière dans un chant d’orgue, ni de ce qu’elle contient de tragique comme cette shakespearienne rencontre, au palais de Saint-Cloud, des deux veuves ennemies et douloureuses, l’impératrice Frédéric et l’impératrice Eugénie ; ni des pensées fortes, des données délicieuses, des impressions rares, parfois spécieuses, et qui s’illuminent à la clarté d’un style nombreux, musical et très personnel. Mais que peut-on dire, dans un article ? Et, d’ailleurs, à quoi cela sert-il ? Je ne saurais mieux terminer cet inutile verbiage qu’en reproduisant la lettre par laquelle M. Leconte de Lisle saluait l’apparition des Chauves-Souris.Les tarlatanes sans pairDont la brume embeboline
« Vos poésies sont d’un art très subtil et très délicat. J’en ai goûté le charme étrange avec une surprise toujours nouvelle et on ne peut plus sympathique. « Sans doute, elles ne s’adressent qu’à une élite de rares esprits ; mais il convient qu’il en soit ainsi d’une œuvre essentiellement originale, à laquelle je suis heureux d’applaudir. »