disjecti membra poetæ. Si par hasard il y a une unité dans ce talent, cette unité est toute négative, et peut s’appeler absence de volonté sur lui-même, de contrôle sur ses facultés. Je ne puis donc présenter ici du talent de M. Barrière que ce que j’en ai pu surprendre, c’est-à-dire des surfaces, ou, pour mieux parler, des aspects. Il en a de très divers et de très inattendus. Par exemple, croiriez-vous qu’il représente dans le théâtre moderne la moralité ? C’est dans ses pièces seulement que nous avons trouvé quelques idées ou quelques sentiments moraux réellement naïfs, ne relevant en rien de cette morale de convention qui a été de tout temps employée au théâtre, mais jamais plus qu’à notre époque ! Il n’y a sans doute pas songé, et il s’étonnera peut-être du compliment que je lui fais ; cependant je le prie de l’accepter, car je l’assure qu’il l’a mérité. Cette moralité est plus instinctive que réfléchie, mais elle n’en est que plus vive, et quand on les entend au lieu de les lire, ses paroles ont un effet irrésistible. Il n’y a pas à s’y tromper, ce sentiment moral n’est pas joué ni prémédité ; il est tout spontané et involontaire ; ses expressions sont soudaines, inattendues, dramatiques comme un cri de la chair, comme une explosion de l’âme. M. Barrière a, contre le mal, l’injustice et la sottise, des sorties, ou pour mieux dire des ruades vigoureuses qui sont tout à fait d’un probe et naïf esprit. Il ne sait pas regarder nonchalamment, lorgnon dans l’œil et badine en main, les vilains spectacles de son temps : il s’irrite, il invective, il apostrophe, il intervient comme un honnête ouvrier dans une bataille des rues. Esprit droit, mais sans finesse et sans élégance, plus robuste que ferme, ses colères ont toutes le cachet des colères plébéiennes, la spontanéité, l’imprudence, la témérité irréfléchie. Il n’engage pas avec ses coquins et ses hypocrites ces duels habiles de dandy sur de lui-même, de dandy dont la main ne tremble pas et dont l’œil ne se trouble pas, dans lesquels excelle l’auteur du Demi-Monde. Non, il distribue à droite et à gauche de vigoureux coups de poing démocratiques et de sonores soufflets populaires. Avec lui, pas de sous-entendus ni d’impertinences voilées ; les vérités qu’il exprime revêtent la forme de l’insulte directe, brutale. Voilà l’originalité véritable de M. Théodore Barrière. Dans ses boutades brusques et inattendues, dans ses colères intempestives, on sent palpiter un cœur. Il y a du cynisme, de la dureté dans son talent, mais aucune sécheresse, rare qualité par la littérature qui court. Il manque de sang-froid, de tenue et de toutes les qualités mondaines, mais il a de la véhémence et de la naïveté ; il manque de grâce et de fraîcheur, sans pour cela manquer de jeunesse ni d’élan. Ses drames trahissent une nature incorrigible, que l’expérience a pu maltraiter, mais qu’elle n’a pu réconcilier avec l’injustice sociale. En vérité, il a quelque chose de très sympathique en dépit des formes crues et brutales qu’il affectionne. La morale, chez lui, s’exprime souvent en singulier langage ; ses personnages moraux parlent l’argot des ateliers et des coulisses, et il y a tel de ses mots qui vient en droite ligne du royaume d’histrionie et du puissant empire du cabotinage ; mais qu’importe la forme après tout, si sous le déguisement qu’elle revêt la vérité se laisse reconnaître ? Malheureusement pour M. Barrière, cette verve violente et misanthropique s’exprime par des mots et des tirades ; elle ne s’est pas incarnée dans des types vivants, et qui restent dans la mémoire du spectateur. Je sais bien que M. Barrière pourrait me répondre par son type favori de Desgenais ; mais, outre que l’idée première de ce personnage ne lui appartient pas, la transformation qu’il lui a fait subir n’est pas précisément heureuse. Du sec et froid sceptique de la Confession d’un Enfant du siècle, il a voulu faire une sorte d’Alceste bourgeois et de Diogène parisien : c’était son droit, mais il n’a pas atteint le but qu’il poursuivait. Son Desgenais n’est pas un type, c’est ce qu’on appelle au théâtre et même dans le roman une grande utilité. Dans une scène des Parisiens, Desgenais se compare lui-même à un des anciens bouffons de cour ; la comparaison est excellente. Desgenais n’est pas plus un caractère que L’Angély ou Triboulet : c’est un composé de saillies et de boutades, un sac à épigrammes, un pamphlet vivant. Dès qu’il apparaît sur la scène et qu’il ouvre la bouche, on sait d’avance ce qu’il va dire et faire, car il ne représente pas un individu nommé Desgenais, il représente l’opinion publique, la voix de la conscience, la justice vengeresse au pas lent, mais sûr, tout ce que vous voudrez de général et d’abstrait. Il n’est pas misanthrope par caractère, mais pour ainsi dire par métier. Et néanmoins dans ce personnage, comme du reste dans tous les personnages vertueux de M. Barrière, se laissent apercevoir les rudiments de deux caractères qu’il serait glorieux à un auteur comique de tenter. Le premier serait celui d’un Alceste moderne, mais je ne me charge pas d’indiquer comment un pareil personnage pourrait être conçu et exécuté. Le second est d’exécution plus facile, car les éléments en existent et n’attendent qu’un poète qui leur donnera l’unité et l’harmonie. Ce caractère, c’est celui du jeune Français d’aujourd’hui, doué de qualités élevées et délicates, mis en contact avec une société positive et matérialiste, rapidement instruit par une dure expérience, et qui se fait extérieurement semblable aux hommes de son temps pour ne pas être leur victime. Il arrive vite à reconnaître que ce serait pure duperie que de prodiguer sa sensibilité ou sa générosité dans un monde qui considère ces qualités comme des qualités de luxe. Dès lors la crainte d’être dupe devient le mobile de toutes ses actions, et l’horreur du ridicule le critérium de sa conduite. Il voit le monde armé contre lui, et cherche avant tout à combattre à armes égales ; à la dureté il oppose le cynisme. Il n’a ni défiance ni confiance à l’endroit de ceux qu’il fréquente ; il a l’absolue conviction qu’ils cherchent à abuser de lui à leur profit, et que par conséquent il doit s’arranger pour user d’eux à son bénéfice. Dans l’organisation sociale., il ne voit pas autre chose qu’un échange réciproque de services immédiats qui doivent se solder en profits immédiats. Il n’a aucun espoir à long terme ; la sauvage et vulgaire maxime, donnant donnant, est sa devise. Il est dur et cruel sans remords : s’il est généreux, c’est avec orgueil et sans chaleur ; s’il fait le bien, c’est avec mépris. Ses haines n’ont aucune ténacité, parce que la haine est un sentiment qui ne rapporte aucun bénéfice ; il croit aussi inutile de se venger que de pardonner, mais il n’oublie rien. Ainsi armé d’indifférence, de dureté et de cynisme, il marche dans la vie, n’attendant rien que de lui-même, convaincu que l’homme est l’ennemi naturel de l’homme. Cette remarquable vérité étant donnée, quels sont ses devoirs et ses droits ? Comme il est honnête, sa conscience l’avertit que son devoir est de ne manger personne, mais qu’une fois ce devoir négatif accompli, son droit incontestable est de combattre à outrance pour n’être pas mangé. Voilà le type du jeune Français moderne quand il est réellement moral et bien doué ; jugez un peu de ce qu’il doit être quand il est immoral et sans esprit. Le type n’est pas aimable, comme vous voyez ; en revanche il est très ferme et très accusé. Je regrette que ce type, qui se laisse apercevoir à chaque instant chez M. Barrière, n’ait pas été saisi et rendu comme il méritait de l’être, et je le recommande à l’attention des auteurs dramatiques contemporains. La morale dans les drames de M. Barrière n’a pas toujours raison. L’indignation contre le mal est d’autant plus sincère qu’elle est plus spontanée, je le reconnais ; cependant, si spontanée qu’elle soit, elle ne doit jamais être intempestive. Or la morale de M. Barrière est trop souvent intempestive et flagelle avec une fureur aveugle, sans prudence et sans discernement. C’est ici que ces qualités mondaines qui distinguent le talent de M. Dumas fils, le sang-froid, le calme, la tenue, voire la sécheresse, apparaissent avec tous leurs avantages. Ces qualités sont négatives, je le veux bien, mais elles ont le privilège d’empêcher celui qui les possède de tomber dans la puérilité et de dépenser inutilement son indignation. Il est bon de s’indigner contre le mal, mais il est puéril de s’étonner qu’un coquin le commette. C’est ce qui est arrivé plus d’une fois à M. Barrière, et entre autres dans son fameux drame des Filles de Marbre, mauvais ouvrage dont l’immense succès est un des plus déplorables symptômes de l’état du sens moral à notre époque. Ce drame, longue et incohérente tirade contre la cruauté des courtisanes, pourrait se résumer dans le singulier conseil que voici : — vos vices, mesdemoiselles, ne sont pas désagréables, mais vous devriez y joindre quelques vertus. Vous êtes belles, aimables, amusantes ; vous devriez être encore bonnes, tendres et dévouées. — Comment M. Barrière a-t-il pu commettre une erreur de jugement aussi monstrueuse, et comment le public n’a-t-il pas aperçu tout ce qu’il y a de choquant dans une pareille donnée ? Pourquoi donc s’étonner que les courtisanes n’aient pas de vertus ? Elles n’y ont aucun droit, et leur métier n’est pas d’en avoir. Leur reprocher d’être cruelles est aussi enfantin que de reprocher au tigre sa férocité. Le métier de courtisane n’est pas plus fait pour enseigner la bonté que l’ivrognerie pour enseigner la tempérance, et la passion du jeu la prudence. En définitive, le personnage immoral me semble encore plutôt dans ce cas la dupe que le charlatan, et c’est pourquoi M. Raphaël Didier est à mon avis beaucoup plus coupable que Mlle Marco, laquelle ne manque, si l’on y regarde bien, ni de bon sens, ni de sensibilité. « Mais vraiment ! pourrait-elle dire à son très faible amant, vous m’accusez à tort de cruauté et de froideur ; moi, je vous accuse à meilleur droit de manquer d’esprit et de vertu. Si l’un de nous deux est immoral, c’est vous, car il est immoral d’attendre de quelqu’un ce que ce quelqu’un ne peut lui donner. Vous savez qui je suis et où vous m’avez prise ; pourquoi me forcez-vous à vous le rappeler ? Il y a des choses qu’on n’aime pas cependant à se dire même à soi-même. Vous savez qui je suis et quel métier j’exerce ; or votre présence nuit à mes intérêts, et cependant vous vous obstinez à rester malgré moi. Du rôle d’amant vous descendez au rôle d’importun et de fâcheux. Si vous n’étiez que jaloux, vous ne seriez que ridicule ; mais vous m’êtes un obstacle, et vous ne voyez pas que par conséquent vous allez devenir odieux. Je vous ai donné tout ce que je pouvais vous donner, sachant que vous n’aviez à me rendre que peu de chose en échange ; il y a tant d’autres à qui je demande sans leur rien donner. Dix fois, vingt fois depuis deux longs actes que vous m’invectivez à tort et à travers, je vous ai fait comprendre, avec tous les ménagements possibles, que votre place n’était plus auprès de moi. Est-ce donc moi qui ai manqué de cœur lorsque je vous ai rappelé que vous négligiez votre travail, que vous négligiez vos amis, que vous abandonniez voire mère ? Ai-je manqué de cœur le jour où je vous ai averti que votre présence chez moi pourrait vous attirer un affront que vous avez dû accepter pour n’avoir pas voulu suivre mon conseil ? Est-ce moi qui ai manqué de cœur, lorsque, poussée à bout par vos violences intempestives et vos inqualifiables provocations, j’ai dû vous renier publiquement ? Je suis cruelle, dites-vous ; mais que vaut-il mieux, à votre avis : être cruelle comme moi, ou lâche comme vous ? Vous êtes peut-être un grand artiste, mon cher Raphaël, mais un grand sot certainement. » Ce discours est le résumé fidèle du caractère et de la conduite de Mlle Marco, qui pendant tout le drame se montre infiniment plus sensible, plus intelligente et à tout prendre plus morale que ses accusateurs. S’il ressort un enseignement du drame des Filles de Marbre, c’est à coup sûr que la morale à contretemps est la pire de toutes les morales, et frise de bien près l’immoralité. La nature toute spontanée de M. Barrière manque du contrepoids des facultés réfléchies. Par là s’expliquent et ses colères hors de propos et les irrégularités de son talent. Lorsque le tempérament parle en lui et que la spontanéité lui vient en aide, il trouve des mouvements d’éloquence sauvage, ou des mots amers et sanglants ; mais lorsqu’il est de sang-froid et que le secours momentané que donnent ces mouvements de l’âme lui fait défaut, alors il tombe affaissé sur lui-même et se traîne péniblement. Il paye ces rapides minutes de fièvre brûlante par une prostration de plusieurs scènes quand elle n’est pas de plusieurs actes. Ce qu’il est en bien, en mal, il le doit entièrement à sa nature ; les ressources de l’art lui manquent absolument. Il ne sait ni combiner, ni composer, ni présenter ses sujets. Ses drames nous ramènent à l’enfance de l’art, et font penser involontairement aux peintures chinoises et aux sculptures assyriennes. Pas de perspective, pas de distribution d’ombres et de lumières ; tous les personnages semblent superposés les uns aux autres et mis sur le même plan. Il ne conçoit pas un drame, il conçoit une situation, de sorte que le drame est vide d’intérêt tant que la situation n’a pas été amenée, et qu’il est terminé aussitôt qu’elle s’est présentée, fût-ce même dès la première scène. Dans Cendrillon par exemple, l’exposition dure trois longs actes, et il est évident que le drame a été écrit pour la scène capitale du cinquième acte entre Marie et Mme de Fontenay. Les Faux Bonshommes pourraient avoir dix actes aussi bien que quatre, car cette comédie n’est pas autre chose qu’une galerie de tableaux dramatiques, une suite d’esquisses cousues tant bien que mal à la suite les unes des autres, au milieu desquelles se détache la fameuse scène du contrat, scène beaucoup trop vantée, mais pleine d’esprit comique franc et naturel. Dans l’Héritage de M. Plumet, il se trouve que la situation conçue par l’auteur se présente dès la première scène, de sorte que cette première scène se répète pendant cinq actes et que la comédie, tournant autour d’elle-même jusqu’au dénouement, ressemble à ces œuvres dramatiques
Et cependant, malgré tout, il y a dans ces œuvres sans art des qualités dramatiques précieuses, par exemple, quantité de mots réellement comiques et qui peignent d’un trait un caractère, un vice, une laideur morale. Çà et là la nature humaine est prise sur le fait, brutalement, comme un papillon saisi soudain par la main d’un enfant. Par instants, le dialogue s’anime et frise de très près la véritable comédie. Connaissez-vous M. Dufouré, l’homme sensible, qui, lorsqu’il donne deux francs à un pauvre, en emploie vingt pour se faire faire une réclame dans les journaux ; tout sucre et tout miel pour sa femme tant qu’il est devant le public, tout fiel et tout vinaigre dans son ménage ? Il faut voir comme les époux se gourment entre eux lorsqu’ils ont la douleur d’être seuls.
« Vous êtes un calomniateur, monsieur ! mon fils ne me gêne pas… Il ne m’a jamais gênée, car je n’ai jamais eu rien à me reprocher, moi ! je suis toujours restée un modèle de fidélité, de constance… j’ai même été joliment bête ! — Madame !… Au fait, ça m’est égal… il n’est plus temps ! — Qu’en savez-vous, monsieur… ? J’ai dix-huit mois de moins que vous… Jour de Dieu, Ernest ! ne me poussez pas à bout. »Et leur progéniture, le jeune Raoul Dufouré, comme il montre bien qu’il a profité des leçons paternelles, lorsque l’auteur de ses jours lui reproche les dettes qu’il paye pour lui !
« J’ai lu l’article des successions. Or ma tante Anastasie m’a laissé cent cinquante mille francs. Vous les détenez illégalement puisque je suis majeur et que j’ai droit à ma fortune. Donnez-moi mes cent cinquante mille francs, et je ne vous demanderai plus rien ! — Malheureux ! — Dame ! depuis que je suis au monde, vous m’avez toujours répété : “La fortune est le premier des biens ; si tu veux être recherché, aie de l’argent ; si tu veux avoir des amis, aie de l’argent, et toujours de l’argent !” Eh bien ! j’en veux, voilà tout. »Et M. Péponnet, qui, désirant rompre le mariage de sa fille, prête une oreille complaisante aux sycophantes qui lui disent que son futur gendre, gaillard d’apparence herculéenne, est menacé d’une phtisie prochaine !
« Mon ami, vous devriez vous soigner. »Et ce mari qui ne rentre pas chez lui afin de donner à sa femme le temps de trépasser, et qui répond par d’hypocrites larmes aux consolations hypocrites d’amis sournois.
« Je préférerais suivre ma pauvre femme assurément. — Oh ! je le pense bien ; mais vous avez de la religion, n’est-ce pas ? — Oui, oui, mon ami, et d’abord je regarde le suicide comme une lâcheté. — Dites comme un crime ! — Eh bien ! oui, comme un crime. — Vous vivrez ? — Je vivrai ! je vous le promets ! »Si la science des passions et des mouvements de l’âme est inconnue à M. Barrière, personne, en revanche, n’a mieux attrapé de notre temps les cris de la bête humaine. Quelque inférieur que soit le mérite des pièces de M. Barrière, elles ont pour nous une sorte de valeur historique. Ce sont des documents et des chroniques dialoguées qui nous font apercevoir l’état du goût public, la situation morale des esprits, le mouvement des mœurs. Ce sont des phénomènes littéraires qui, si l’on y regardait bien, correspondent à des phénomènes sociaux. Littérairement, ces comédies nous aident à constater deux faits importants : le premier, c’est que le théâtre moderne traverse en ce moment un état de transition ; le second, c’est que la reproduction littérale de la réalité triomphe définitivement. Si vous doutez que le théâtre traverse en ce moment un état de transition, lisez attentivement les comédies de M. Barrière. Tous les anciens cadres y sont rompus, et de tous les vieux genres si tranchés que nous avons connus, il ne reste plus que des débris. Le vaudeville a fourni les personnages, le mélodrame les situations, la comédie le dialogue de ces œuvres hybrides. On sent dans certaines scènes que l’auteur est contemporain de M. Dumas fils, dans d’autres qu’il a lu Molière et les anciens auteurs comiques, dans la plupart que sa mémoire est hantée par les souvenirs dramatiques du boulevard. Vous y rencontrez les personnages du réalisme contemporain côte à côte avec les amoureux et les séduisants officiers de M. Scribe et du Gymnase. Ces œuvres signifient donc, à ne pas s’y tromper, que les anciens genres dramatiques ont dit leur dernier mot, et que le théâtre, à la recherche d’un genre nouveau, traverse une période de crise. Dans le théâtre de M. Barrière, la démocratie coule à pleins bords. Avec lui, on peut dire que la populace a fait son avènement sur la scène. Tous ses personnages appartiennent à ces classes flottantes de la société, suspendues entre ciel et terre, si nombreuses dans notre moderne civilisation, flibustiers de terre ferme, forbans des rues et des boulevards, trappeurs des savanes immenses de la crédulité et de la bêtise. C’est tout un monde de sauvages, de sauvages fort peu pittoresques, qui font la chasse aux espèces sonnantes, au lieu de la faire au renard bleu. Vous les avez vus sous le péristyle de la Bourse, où ils cherchent une dupe, à la police correctionnelle, où ils viennent rendre compte de leurs actions, dans les alentours des lieux publics, où ils viennent chercher un divertissement entre deux friponneries. Ils ont bien tous les traits que vous leur connaissez : l’œil rusé de la pie, le front bas et bestial du taureau, la physionomie futée de la fouine ou grimaçante de la hyène, tous les signes distinctifs de la bête qui n’est pas susceptible d’éducation, et qu’on ne peut apprivoiser qu’en la mettant en cage et à grands renforts de coups de fouet. Leurs caractères et leurs mœurs sont en parfait accord avec leurs noms. Plumet, Péponnet, Dufouré, Bassecourt, Galouzou, des noms à se faire consigner à la porte, et, comme on dit dans l’expressif langage populaire, à coucher dehors : tel est l’aimable monde que M. Barrière a mis en scène, et celui qu’il excelle à faire vivre. Quand il a essayé de peindre un monde plus délicat et des sentiments plus raffinés, il a généralement échoué ; mais quand il s’est adressé à ce monde, qu’il connaît comme pas un et qu’il traite selon ses mérites, sa verve violente a toujours trouvé un heureux emploi d’elle-même. Les Fausses Bonnes Femmes ne valent pas les Faux Bonshommes, et Cendrillon ne vaut pas, à mon avis, l’Héritage de M. Plumet, quelque informe que soit cette dernière comédie. Ces personnages, que M. Barrière excelle à peindre, sont cependant aussi insignifiants qu’ils sont laids et déplaisants. Ce sont des coquins et des fourbes sans doute, mais avant tout ce sont les premiers venus. Aussi le théâtre de M. Barrière est-il la constatation, la confirmation éclatante de l’avènement définitif du réalisme au théâtre. Il semble admettre en principe que tout est digne d’intérêt, et qu’il n’y a qu’à copier toutes les formes que la réalité nous présente. Ainsi fait-il. Il descend bravement, le crayon en main, sur le trottoir du boulevard, dessine et note indifféremment tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend, les visages d’agioteurs, l’argot de la petite bourbe du passage de l’Opéra, les anecdotes des coulisses, les conversations des promeneurs, les chroniques scandaleuses des boudoirs des filles en renom. D’autres réalistes choisissaient au moins leurs personnages et leurs sujets. Et cependant M. Barrière a trouvé moyen de nous intéresser un instant. Pourquoi ? Parce que la vérité, même repoussante, a sur l’homme un souverain empire ; parce que, de tous les sujets d’étude, le plus intéressant pour l’homme, c’est l’homme, même lorsqu’il est abject, et qu’il ne mérite pas un seul regard de l’artiste, une seule minute de l’attention du philosophe.
Mars 1859.
Débuts de MM. Henri Rivière et Erckmann-Chatrian
« Ce qu’il nous faut, dit-il, c’est la vérité, mais la vérité neuve et profonde. C’est l’étude intime et réelle de l’âme humaine et de la vie humaine. Ce n’est plus la passion ni l’émotion, c’est l’analyse de la passion et de l’émotion. Voilà ce que réclame notre insatiable avidité de connaître et de savoir2. »C’est là en effet le but qu’il faudrait atteindre, et que cherche notre littérature nouvelle lorsqu’elle est moins empirique qu’expérimentale : malheureusement l’empirisme domine ; ils sont rares, les jeunes romanciers qui se rendent un compte exact de ce qu’ils cherchent, dont les analyses et les expériences sont autre chose que des tâtonnements obscurs, et qui sont guidés par d’autres méthodes que le hasard. Quoi qu’il en soit, ce qui domine dans notre littérature d’imagination comme dans la critique moderne, comme dans la science et l’histoire, c’est l’amour du fait, de la réalité, de l’expérience. Ainsi, en y regardant bien, on voit que toutes les facultés de l’esprit se répondent les unes aux autres dans une époque donnée, et que toutes les aptitudes contraires en apparence d’une même génération s’accordent pour chercher le même but. Une idée s’est emparée puissamment du cerveau des générations nouvelles : c’est que tous les systèmes sont faux, parce qu’ils sont arbitraires, et qu’ils ont enseigné désormais à l’humanité tout ce qu’ils pouvaient lui enseigner. Nous ne devons attendre la vérité d’aucun d’eux, car ils ne nous donneront jamais dans le présent et dans l’avenir que ce qu’ils nous ont donné dans le passé, c’est-à-dire des ombres plutôt que des substances du vrai. Le seul moyen que nous ayons désormais de connaître la vérité, c’est de la chercher dans les choses elles-mêmes, de soumettre les choses à l’analyse pour découvrir les éléments dont elles sont formées. Nous devons procéder scientifiquement dans le monde moral comme dans le monde physique, et bannir les conceptions arbitraires construites a priori par les fantaisies de notre esprit, comme le grand Bacon chassa jadis de la science les idoles de la caverne et les idoles du Forum. Longtemps on a pris dans les sciences les mots pour les choses ; il faudrait savoir si nous n’obéissons pas à la même erreur dans le monde moral, si les querelles scolastiques ne continuent pas parmi nous sous d’autres noms. Au lieu de faire découler la réalité de conceptions a priori, il serait plus sage peut-être de faire découler nos conceptions de la réalité. Ayons donc une logique expérimentale, remplaçons notre métaphysique par une physique de l’esprit, notre morale par une chimie analytique. Je ne juge pas ces prétentions de notre génération nouvelle, je me contente de les exposer. Le roman contemporain, quelque indigent qu’il soit, donne, comme il le peut, sa note dans ce concert dont la critique moderne est le chef d’orchestre. Lui aussi, il cherche à sa manière à ne relever que de l’expérience ; il exclut les données purement imaginatives comme étant arbitraires ; il proscrit la passion comme exagérant les objets et les représentant sous de fausses couleurs ; il ne veut amener l’émotion que par l’accumulation minutieuse des détails et des faits. Aussi a-t-il, en dépit de ses allures frivoles, je ne sais quel caractère scientifique. On dirait souvent les notes d’un élève en chirurgie ou le compte rendu d’un cours de clinique ; d’autres fois, il ressemble à une expérience chimique manquée, à un tâtonnement de laboratoire. Un art nouveau sortira-t-il jamais de ces tâtonnements ? Sans doute l’expérience ne sera pas perdue, mais je doute parfois qu’elle profite à l’art et à la littérature. Nous arriverons à mieux connaître la réalité, mais arriverons-nous à mieux la sentir que nos devanciers ? L’important dans les arts n’est pas de comprendre scientifiquement la réalité, de compter les éléments dont elle se compose ; l’important, c’est de la sentir poétiquement. Le poète et le romancier ne doivent pas et ne peuvent pas connaître la réalité de la même manière que le critique ou le moraliste, et ne peuvent se servir des mêmes instruments. L’analyse, le scalpel, le microscope, sont les instruments du critique, dont le but n’est pas de créer la beauté et la vie, mais d’en surprendre les secrets ; la passion, l’amour, l’intuition, sont les moyens par lesquels le poète et le romancier, dont le but au contraire est de créer la beauté, peuvent saisir et pénétrer la réalité sans la flétrir ni la dissoudre. Avec les méthodes qu’ont adoptées nos jeunes écrivains, ils pourront nous donner une réalité physiologique, chimique, mais non pas une réalité poétique et vivante, la seule dont l’artiste ait raison de se préoccuper. Curieux de la réalité, ils ne l’aiment pas assez ; si leur curiosité était mélangée d’un peu d’amour, leurs œuvres n’y perdraient rien en exactitude, et elles y gagneraient en poésie et en beauté. Je voudrais vérifier quelques-unes des observations précédentes par des exemples choisis parmi les productions les plus récentes de la littérature contemporaine, et je voudrais en même temps que ces exemples eussent assez d’intérêt et de mérite littéraire pour que le lecteur pût faire connaissance avec eux, s’il lui en prend envie. Après quelque hésitation, je me suis décidé pour les romans qui reposent sur des données excentriques, et qui rentrent dans le domaine du genre fantastique. Le roman fantastique est un genre dans lequel la réalité joue un rôle considérable, où elle joue même le seul rôle, quoiqu’il ait en apparence des prétentions toutes contraires. Hoffmann, le maître du genre, était un réaliste dans la bonne et juste acception du mot, et le dernier poète qui ait manié le fantastique en maître, l’Américain Edgar Poë, est un pur matérialiste, en dépit de ses affectations métaphysiques et de son jargon sentimental. Tous les éléments dont se compose le genre fantastique sont matériels, corporels, physiques ; il n’y en a pas un, pris isolément, qui soit spirituel et moral. Les impressions fantastiques naissent de la tyrannie du corps et des agents matériels sur l’âme, de la coïncidence de certaines circonstances extérieures que l’imagination n’a pas coutume d’associer ; mais chacune de ces circonstances est naturelle et chacun de ces agents peut être décrit scientifiquement. Le même spectacle qui nous paraît mystérieux parce qu’il nous surprend à l’improviste nous laisserait froids et nous paraîtrait le plus naturel du monde, si nous avions vu jour par jour ces circonstances, ces agents se produire isolément d’abord, puis se rapprocher, s’appeler et se combiner enfin. Tous ces éléments n’ont donc par eux-mêmes aucune poésie mystérieuse, et cependant, réunis et associés, ils prennent une âme magique, qui exerce sur nous un pouvoir occulte. Cela étant posé, nous pouvons facilement établir la différence qui sépare dans le cas présent la réalité scientifique de la réalité poétique et vivante, et décider laquelle des deux l’artiste doit choisir. Cette réalité est-elle dans chacun de ces éléments pris isolément, ou bien dans l’âme qui naît de leur association ? C’est l’âme des choses que l’artiste devra saisir, s’il veut en exprimer la réalité poétique. Cette âme, il la détruira infailliblement, si, par un amour méritoire, mais mal inspiré, du vrai, il veut se rendre exactement compte de chacun des détails et de chacune des circonstances qui ont contribué à sa formation. Je pense, en écrivant ces lignes, à deux petites nouvelles, intitulées Pierrot et Caïn, composant un même volume, qui, parmi les livres signés d’un nouveau nom, est assurément un des plus originaux qui aient paru dans ces dernières années. Ces deux récits appartiennent au genre fantastique, et sont pris néanmoins dans la réalité la plus crue et la plus étroite. En les écrivant, l’auteur, M. Henri Rivière, s’est proposé le double but d’être à la fois émouvant comme le mystère et vrai comme la science la plus stricte. Il a réussi jusqu’à un certain point, et le sujet de Pierrot en particulier a été traité avec une vigueur et une fermeté froide qui sont remarquables. Cependant il a composé plutôt deux mémoires physiologiques sur la folie et les effets physiques du remords que deux contes fantastiques. Il règne dans ces nouvelles, surtout dans la première, une terreur réelle, et pourtant l’impression qu’éprouve le lecteur est une impression pénible plutôt qu’une impression d’effroi. Le mystère n’existe nulle part, et la curiosité qu’éveille le récit n’est pas cette poétique curiosité de surprise et d’étonnement qui saisit l’imagination par l’attrait de l’inconnu, mais cette curiosité froide, attentive, progressivement satisfaite, qu’éprouve l’esprit à voir se dérouler un enchaînement de conséquences scientifiquement prévues, dont on connaît avec précision les causes premières. Chaque circonstance nous est expliquée à mesure qu’elle se présente, chaque secret de l’âme élucidé ; l’auteur nous fait compter anneau par anneau toute la chaîne des faits. Le récit contient à peu près la même poésie que contiendrait le rapport d’un médecin ou d’un juge d’instruction qui seraient doués de certaines facultés d’artiste. L’intérêt poétique de l’œuvre est absorbé par l’intérêt scientifique qu’elle éveille. La donnée du conte est très dramatique. Un jeune officier de marine, Servieux, s’est retiré à la campagne, afin d’y étudier dans la solitude et la retraite le type funambulesque de Pierrot, pour lequel il s’est senti naître à l’improviste une sorte d’affection morbide et dépravée. Un soir qu’il assistait à une représentation des Funambules, il lui a semblé qu’on n’avait pas compris jusqu’à lui le type de Pierrot, et il a trouvé une explication nouvelle, pleine de profondeur immorale, de ce personnage perfide, malicieux et discret. Pierrot, s’est-il dit, est la personnification du génie du mal ; il fait le mal non par intérêt, par cupidité, par conviction, mais pour le mal lui-même, et sans poursuivre d’autre but. Ce n’est pas même par choix et dépravation du libre arbitre qu’il fait le mal ; il est condamné à le faire par fatalité d’âme, de nature, de tempérament. Aussi est-il franchement inhumain et loyalement pervers. Priez-le de vous tendre la main, il vous refusera avec sincérité ; implorez sa compassion, il vous répondra avec véracité qu’il ne peut vous accorder ce qui lui manque. Avez-vous remarqué que le masque de ce personnage comique est sérieux, austère ? Pierrot ne rit jamais. Il est triste et mélancolique, parce qu’il connaît le secret de la destinée qui pèse sur lui, et que, le voulût-il, il ne pourrait pas échapper à l’instinct du meurtre pour lequel il a été créé. La tristesse de Pierrot, c’est l’austère et grande tristesse du Satan de Milton, et peut-être, dans quelques rares moments, cette mélancolie de l’être déchu qui se fond en compassion sur lui-même, mélancolie que Klopstock a symbolisée dans le personnage d’Abaddona. Peu à peu cette conception d’une esthétique dépravée arrive à l’obséder tellement qu’elle devient une idée fixe, et qu’il lui prend le désir irrésistible d’incarner en lui le type de Pierrot. Il entre avec une ardeur si sérieuse et une telle intensité de volonté dans ce rôle, que cette incarnation d’un personnage imaginaire finit par le déposséder de son moi, et qu’il devient lui-même le Pierrot qu’il a rêvé, c’est-à-dire le génie du mal. Lorsqu’il se voit glisser sur cette pente, il essaye de se retenir à quelque chose d’humain, et fait effort pour aimer une pauvre fille, funambule de carrefour, qu’il a ramassée un jour qu’elle pleurait à la porte de sa baraque, et qu’il emmène dans sa maison de campagne pour se faciliter les répétitions du rôle qu’il s’est mis en tête de créer. Cette fille, qu’il fascine d’abord par l’effroi, se détourne bientôt de lui avec aversion, et se prend d’amour pour un pauvre comédien qui n’a point de notions d’esthétique transcendante aussi lugubres, et dont-la vulgarité répond à sa vulgarité. Un soir, sur les planches des Funambules, où il s’est engagé pour complaire à sa maîtresse et où il obtient les plus grands succès, Servieux coupe le cou à son rival. L’incarnation du génie du mal est complète et la représentation figurée d’une idée incorporelle est devenue une cruelle réalité. Certes voilà une donnée saisissante, qui est aussi loin que possible de la réalité ordinaire, et cependant le récit ne donne aucune impression fantastique, tant l’auteur a détruit d’avance, par ses explications claires et méthodiques, chacune des surprises qu’il pouvait nous causer. L’idée fixe de Servieux ne nous étonne pas du tout, car il a eu soin de nous dire qu’il avait été fou par suite de deux accidents épouvantables qui lui étaient arrivés dans sa carrière de marin. Un maître dans l’art du fantastique se serait bien gardé de nous initier minutieusement aux détails de la vie antérieure de son personnage, et j’imagine qu’un Hoffman par exemple, après quelques mots sur la tournure d’esprit bizarre de son héros, aurait débuté par la représentation des Funambules où cette idée fixe fait pour la première fois son apparition, et puis qu’il aurait laissé les conséquences se dérouler sous l’œil du lecteur, d’autant plus incertain sur les destinées de cette idée qu’il n’en connaîtrait pas l’origine ; mais dans le récit de M. Rivière nous, savons d’où vient l’idée, et par conséquent nous savons où elle va. Ajoutez que tant d’exactitude scientifique détruit non seulement la poésie du récit, mais sa moralité. Si nous ne connaissions pas la folie de Servieux, nous pourrions tirer du récit de M. Rivière une moralité philosophique vraiment élevée. Il nous avertirait du danger des idées fixes, il nous enseignerait que nous devons nous tenir en garde contre les obsessions intellectuelles, et n’admettre aucune idée dans notre âme sans l’avoir soigneusement interrogée et lui avoir demandé son signalement. Avec la folie de Servieux disparaît sa responsabilité, et avec sa responsabilité la moralité-de son histoire. Son idée fixe perd toute sa valeur poétique, car elle n’est plus une cause, elle n’est qu’un résultat particulier d’une cause plus générale. Ce n’est plus elle, c’est la folie qui est le ressort principal du récit. Je recommande Pierrot, non pas à tous les lecteurs indifféremment, mais à ceux dont l’imagination est assez émoussée pour demander le nouveau avant toute autre chose. S’il se trouvait cependant certaines personnes moins altérées de la soif du nouveau, qui eussent la curiosité de lire ce conte, nous croyons de notre devoir de les instruire de la sensation particulière que cette lecture leur donnera. Ce sera quelque chose de comparable à la sensation que fait éprouver une lame de canif entrant dans les chairs vives. J’ai lu, je ne sais où, que certains jeunes seigneurs russes, blasés par la satiété des plaisirs, n’avaient pas reculé devant ce moyen cruel de se procurer une sensation nouvelle ; mais de semblables plaisirs n’étant pas du goût de tout le monde, et quelques-uns même pensant qu’ils sont immoraux, nous ne pouvons pas accepter la responsabilité des reproches que certains lecteurs seraient en droit de nous adresser, si nous ne les avertissions d’avance. Déplaisante ou non, cette histoire de Pierrot se recommande par des qualités notables de puissance, d’exactitude et de vérité, par cette espèce particulière de force imaginative que les Anglais appellent power. Caïn est une œuvre fort inférieure à Pierrot, quoique la donnée en soit plus élevée, plus humaine, moins physiologique. C’est l’histoire des remords causés par un de ces assassinats assez fréquents dans notre xixe siècle, et qu’on peut appeler, en empruntant le langage du confiteor, l’assassinat par omission, Un jeune officier de marine a vu son ami tomber dans un gouffre ; il n’avait qu’à étendre la main pour le sauver, et il ne l’a pas fait, parce que la mort de son ami lui assurait le commandement de la frégate sur laquelle il servait. De quoi est-il coupable après tout ? Il n’a pas assassiné son ami, il l’a laissé périr ; sentez-vous la nuance, enfants du xixe siècle ? Mais le châtiment ne se fait pas attendre et se présente sous la forme de l’hallucination. L’erreur de l’écrivain est d’avoir traité physiologiquement une donnée morale, et d’avoir fait porter au corps le châtiment de l’âme. Ce châtiment est à la fois trop grossier et trop léger ; l’hallucination et la paralysie amenées par les longues terreurs de l’âme ne sont pas une expiation suffisante, j’ajouterai qu’elles ne sont pas une expiation vraie des crimes des âmes nobles et bien douées. La souffrance a des moyens plus subtils et plus sûrs de s’insinuer dans de telles âmes ; le châtiment ne se présente pas à heure fixe sous la forme grossière et banale de l’hallucination, en les laissant librement vaquer à leurs affaires le reste du temps : il désenchante la vie tout entière et empoisonne toutes les heures du jour. L’expiation incessante dont parle la Bible, le feu qui ne s’éteint pas, le ver qui ne meurt pas, est le seul châtiment digne des criminels d’élite que la nature n’avait pas voués au mal. M. Rivière fait parcourir à son assassin une brillante carrière ; il le montre comblé des faveurs de la fortune. C’est le contraire qu’il fallait montrer, car c’est le contraire qui est vrai. Le crime, n’eût-il été qu’à l’état de projet, n’eût-il passé sur l’âme que comme une ombre vague, étendra sa malédiction sur l’existence entière et la vouera au malheur et à l’insuccès. Que M. Rivière lise une petite nouvelle d’Hawthorne, intitulée Roger Malvin’s Burial, il verra la supériorité avec laquelle l’auteur américain a traité cette même donnée morale du remords. Dans cette nouvelle, il n’y a rien de physiologique, tout se passe dans l’âme et découle de l’âme, et cependant comme les effets du remords y sont mieux saisis et mieux rendus que dans la nouvelle de M. Rivière ! L’exactitude et le désir d’une précision scientifique détruisent chez M. Rivière la terreur fantastique et ce que nous appelons la réalité poétique. Nous adressons un reproche analogue à M. Erckmann-Chatrian, auteur de Contes fantastiques qui ont eu dans ces dernières années un succès qu’ils méritaient en partie. L’auteur (M. Erckmann-Chatrian est-il un seul et même personnage, ou est-il une individualité en deux personnes ?) a étudié très sérieusement le genre littéraire qu’il a adopté. On voit qu’il connaît tous les éléments qui entrent dans la composition du fantastique, toutes les combinaisons sous lesquelles il aime à se produire, tous les procédés de prestidigitation par lesquels on l’obtient. M. Erckmann-Chatrian possède donc toutes les parties de son art ; il en comprend la philosophie et l’esthétique, il en a la science de main, ce qu’en langage de peintre on appelle le métier. Malheureusement cette connaissance, trop exacte et trop technique, détruit l’effet fantastique de ses contes. Même dans les plus terribles, la terreur n’est jamais bien forte, parce que le lecteur se rend un compte trop exact des dispositions morales des personnages, et que l’auteur nous prémunit lui-même contre les illusions que nous pourrions éprouver par sa préoccupation de rester étroitement fidèle au genre qu’il a choisi. Il sépare trop son sujet, quel qu’il soit, du milieu ordinaire de la vie, il le circonscrit trop strictement et le fait trop sortir de la nature générale. On croirait voir un sorcier traçant autour de nous à la craie blanche le cercle magique dans lequel il veut nous enfermer. Or le cercle magique n’aura tout son pouvoir sur nous qu’à la condition que nous ne le verrons pas tracer ; dans le cas contraire, nous refuserons d’y entrer, et nous nous arrêterons sur le bord, assistant en curieux au spectacle magique auquel nous devions être mêlés. Tel est l’écueil contre lequel a donné M. Erckmann-Chatrian. Il a voulu trop fortement ou plutôt trop étroitement la vérité fantastique, la vérité propre à un genre particulier de littérature. L’effet poétique est empêché par cette vérité trop spéciale ; nous savons trop que le terrain sur lequel nous marchons est un terrain à part. Aussi ses récits sont-ils plutôt des analyses psychologiques et une esthétique dramatisée du genre fantastique que des contes fantastiques véritables. On voit comment les facultés fonctionnent, lorsque l’âme est placée dans certaines conditions, plutôt que le résultat même de ces fonctions, ce qui poétiquement était l’essentiel. Nous avons surtout dans ces contes la matière et la substance du fantastique, matière non pas inerte, mais à l’état de fusion, d’essais, d’expériences psychologiques. Quelques-unes de ces expériences sont très curieuses ; ce ne sont pourtant que des expériences. En général ces contes sont plutôt remarquables par la pensée que par l’exécution ; l’exécution est adroite, ingénieuse souvent, mais elle manque de puissance. M. Erckmann-Chatrian a nombre d’idées, et de jolies ; mais il semble ignorer l’art de les développer. Qu’il n’entende pas nos paroles dans un mauvais sens et qu’il ne croie pas que nous reprochions à ses contes leur peu d’étendue ; le développement d’une idée ne tient pas au nombre de pages qu’il occupe. Les récits de Mérimée ne sont pas plus longs d’ordinaire que la plupart des contes de M. Erckmann-Chatrian, et cependant les idées qu’ils contiennent sont entièrement développées, et laissent la curiosité du lecteur complètement satisfaite. Après avoir lu un conte de M. Chatrian, au contraire, on aurait envie de dire à l’auteur : « Eh bien, et après ? Est-ce que nous allons en rester là ? » ou encore : « Votre idée est jolie, il ne vous reste plus qu’à faire le conte. » Quel beau sujet de récit à la Mérimée, par exemple, que le conte intitulé le Tisserand de la Steinbach ! Un jeune chasseur aperçoit du haut d’une montagne une troupe de bohémiens qui se sont arrêtés dans la vallée pour prendre leur repas du soir. Une pensée diabolique lui traverse l’esprit. Une pierre qui tomberait au milieu de cette bande y causerait un bel émoi, se dit-il. Et, ce disant, il balance du bout de son pied un énorme quartier de roche. La pierre obéit à sa pensée, roule et va tuer une vieille femme pittoresquement accroupie près d’un chaudron. Depuis ce temps, le chasseur n’a plus quitté la vallée, et en expiation de son crime il a renoncé aux lieux hauts qu’il aimait autrefois. L’idée de ce conte est si bien choisie, si peu commune, si intéressante par elle-même, qu’elle sauve le récit sans le secours de l’exécution, qui est très défectueuse, et enlève l’émotion par sa seule force. La Lunette d’Hans Schnapps et l’Oreille de la chouette contiennent aussi deux idées originales. Hans Schnapps est un digne apothicaire inventeur d’une lorgnette merveilleuse, qui est en même temps une seringue, par laquelle il nettoie les cerveaux des imbéciles de leurs sécrétions malsaines. Vous vous appliquez cette lorgnette au coin de l’œil, et crac vous recevez un clystère philosophique, mystique, poétique, une décoction de Shakespeare, de Descartes ou de Platon, selon la nature de votre indisposition mentale ou l’imbécillité particulière qui tourmente votre cerveau. C’est encore un inventeur très amusant et très ingénieux que ce bonhomme, qui a fabriqué un cornet micro-acoustique au moyen duquel on perçoit les bruits de l’infiniment petit et les mélodies des atomes, et qui s’est retiré dans une caverne pour faire ses expériences sur la sonorité du monde souterrain. Si nous passions en revue les contes de M. Chatrian, nous trouverions dans presque tous des idées aussi ingénieuses que celles que nous venons d’indiquer, et quelques-unes même vraiment profondes. Telle est par exemple l’idée qui fait le fond d’un récit assez médiocre intitulé : Une nuit dans les bois, où l’auteur a décrit les sensations d’un vieil antiquaire obligé de passer la nuit auprès d’une ruine historique qui avait fait bien souvent l’objet de ses préoccupations. Malgré toute sa patience et ses recherches minutieuses, il n’avait jamais pu résoudre certaines énigmes, et voici que lorsque le soleil se lève après une nuit de délire et de violentes sensations, les mystères du passé sont résolus. Qu’est-ce à dire, sinon que rien ne remplace pour l’homme le sentiment et l’expérience de la vie, et que l’érudition elle-même, qui semble avant tout une œuvre de patience et de labeur, n’est vraiment féconde que lorsqu’elle a traversé les régions de la poésie et des émotions poétiques ? Comme on peut le voir par les exemples que nous avons cités, les contes de M. Erckmann-Chatrian reposent presque tous sur des données psychologiques. On en tirerait facilement une esthétique complète ; ils sont reliés les uns aux autres, quel qu’en soit le sujet, par le lien d’une même philosophie. Il y a tout un système au fond de ces contes, le système bien connu au dernier siècle sous le nom de philosophie des sensations, renouvelé selon les méthodes de l’école allemande. C’est cette doctrine longtemps tenue pour vulgaire, flétrie même de quolibets odieux et déclarée incapable d’enfanter rien de beau et de grand, que nous avons vue de nos jours s’élever à des hauteurs que peu de philosophies ont atteintes, et se déployer dans l’art, dans la critique, dans l’explication de la nature avec une vigueur et un éclat peu communs. Les victoires remportées par cette philosophie des sensations portent avec elles leur enseignement, et pourront apprendre la modestie à plus d’une doctrine rivale. La morale de cette leçon sera sans doute que, dans la république des esprits comme dans le monde, il ne faut mépriser personne, puisque le plus dédaigné des systèmes, le plus honni, le plus conspué, s’est montré à un jour donné capable de prodiges, et a conquis ses titres de noblesse sur le champ de bataille de la vérité ; il a conquis ses titres de noblesse, nous insistons à dessein sur ce mot, parce qu’il a eu les deux qualités qui confèrent la noblesse, l’amour et l’admiration. Lui qu’on condamnait depuis sa naissance à toutes les bassesses du monde des sens, il a fait effort pour comprendre, et il s’est mis au niveau de tout ce qu’il y a de haut et de noble mieux que bien des philosophies de meilleur renom. Il est entré avec une admiration respectueuse dans l’intelligence de la religion, de la poésie, de l’art, et il a trouvé pour rendre ses découvertes des accents pleins de grandeur. M. Erckmann-Chatrian appartient à cette philosophie des sensations, et si l’on voulait marquer la nuance de la jeune école à laquelle il se rattache, je crois qu’il faudrait indiquer surtout celle qui est représentée par M. Taine. Les Contes fantastiques et les Contes de la Montagne vous donneront sous une forme dramatisée, si vous savez les lire, les principaux chapitres de cette esthétique. Les Trois Âmes vous expliqueront la psychologie sur laquelle repose toute cette théorie matérialiste de l’art ; l’Œil invisible, la force de fascination de l’exemple et la puissance de l’instinct d’imitation ; le Requiem du Corbeau, l’exaltation de génie à laquelle peut amener une obsession ridicule, et l’origine humble et souvent misérable des grandes œuvres d’art ; l’Esquisse mystérieuse, la clairvoyance et la vivacité d’intuition que créent chez l’artiste ses préoccupations personnelles ; le Violon du Pendu, la force d’inspiration qui est contenue dans le malheur et les situations désespérées, etc. Cette esthétique, excellente et vraie dans quelques-unes de ses parties, fait cependant une part beaucoup trop large aux sensations, et ne tient pas assez compte des forces morales. Avec cette esthétique, on peut expliquer bien des œuvres et bien des hommes, même des plus grands, un Byron par exemple ; mais il en est qu’elle n’expliquera jamais qu’imparfaitement, un Shakespeare, un Corneille, un Goethe. Encore un mot. J’ai reproché à M. Erckmann-Chatrian de ne pas développer ses idées ; mais je ne sais vraiment s’il fera bien d’entendre mon reproche. Il réussit mieux dans les esquisses courtes et rapides que dans les longs récits, si j’en juge par un conte d’une étendue considérable, Hugues le Loup, qui remplit presque à lui seul le volume des Contes de la Montagne. On dirait une de ces fragiles œuvres de verre, qui s’est brisée en mille fragments, et en fragments si petits qu’on ne peut parvenir, même en les réunissant et en les combinant de toutes les façons, à reconstruire la forme de l’objet primitif. C’est un récit composé de détails qui ne se rejoignent pas, ne se répondent pas les uns aux autres, et que l’auteur combine avec une volonté vague et une main incertaine, comme s’il n’était pas bien sûr de son intention. Dans ce récit, la pensée de M. Chatrian est demeurée aussi ténébreuse que ces obscurités de la nature et ces affections héréditaires qu’il a voulu nous expliquer. Je ferai toutefois une exception pour la première œuvre de l’auteur, qui est aussi la plus étendue, l’Illustre Docteur Matheus. L’idée en est nette, le plan assez bien conçu ; mais l’exécution en est bien inférieure à ce qu’elle pouvait être. Tombant dans l’esprit d’un homme de génie, cette idée pouvait contenir le germe d’une grande conception poétique, comme le Don Quichotte. C’est le Don Quichotte du xixe siècle en effet que ce type de l’idéaliste allemand, qui part un beau jour pour réformer la science et prêcher aux hommes la vérité, et qui revient après avoir couru mille périls et sans avoir eu l’occasion de se faire écouter de personne. Les germes de grandes conceptions ne manquent pas dans notre temps, et ce récit en est un exemple ; mais ils se perdent ou avortent faute d’hommes de génie qui les recueillent et les fassent éclore. Notre moisson est terminée ; elle est maigre, direz-vous, et pourtant c’est tout ce que nous avons pu butiner à travers une vingtaine de volumes, tout ce que nous avons cru digne d’être présenté au lecteur et recommandé à son attention, car ces œuvres sont à peu près les seules qui offrent sous une forme acceptable et d’une manière saillante les qualités et les défauts épars dans toutes les autres, et dans lesquelles résonne d’une manière distincte cette note d’exactitude réaliste qui n’est ailleurs qu’à l’état de vague murmure et de sourd bruissement.
Août 1861.
« Je me suis jeté, madame, dans cet extrême pour éviter le naturel d’aujourd’hui, qui me paraît trivial à l’excès. L’horreur du mauvais goût me pousse peut-être dans l’afféterie. »Il doit encore à la littérature romantique un défaut tout à fait aimable, mais plus difficile encore à corriger que le goût du précieux : l’amour exagéré du romanesque. La littérature romantique a été (c’est sa gloire et son malheur) essentiellement une littérature d’imagination et désireuse avant tout de parler à l’imagination ; elle n’appelait la collaboration et les sympathies d’aucune autre faculté. Le dédain de la vérité et le dégoût de la réalité sont une des conditions inévitables d’une telle littérature. Si l’on est désireux de parler avant tout à l’imagination, il faut se placer en dehors du possible et accepter l’existence d’un monde chimérique où toutes les rêveries puissent se réaliser. Il ne faut point hésiter ni reculer par crainte de l’absurde : si vous dédaignez la réalité, répudiez-la hardiment, et vous pourrez être poétique ; mais évitez à tout prix de vouloir borner l’horizon de vos rêveries, car alors vous courrez risque d’être non plus poétique, mais romanesque. Le romanesque est le péché mignon de M. Octave Feuillet, et c’est grâce à ce péché qu’il existe une contradiction assez marquée entre le choix de ses sujets et la manière dont il les traite. Ses sujets sont généralement pris dans la réalité, et cependant la principale préoccupation de l’auteur est toujours de parler à l’imagination du lecteur. Il essaye d’introduire l’imprévu dans cette réalité connue, au risque d’y introduire l’improbable ; il élargit les conditions du possible jusqu’aux limites du chimérique, car il est préoccupé tout autant de présenter un spectacle séduisant qu’un spectacle vrai. Amour de l’élégance, respect de l’art, penchant au caprice et à la fantaisie, gazouillements lyriques, recherches de langage, force passionnée, désir de parler à l’imagination, emploi et abus du romanesque, voilà donc ce que le romantisme expirant lui a enseigné. Toutes ces qualités, il se les est assimilées, il les a faites siennes, il les a fondues avec sa nature délicate, soigneuse, judicieuse, finement morale et spirituellement honnête. Cette fusion un peu singulière au commencement, mais aujourd’hui parfaite, constitue l’originalité incontestable de M. Feuillet. Il a donc absorbé de la littérature romantique tout ce que son goût naturellement sobre pouvait en absorber ; il en a rejeté et comme vomi tout ce que sa nature saine et morale n’a pu supporter, et cependant il a gardé beaucoup de l’aimable poison. Il est l’auteur d’une des tentatives les plus extraordinaires que l’on puisse citer, c’est d’avoir essayé de transporter toute la poésie d’une littérature d’imagination dans la vie calme et modeste, d’avoir voulu faire bénéficier la vertu de tous les enivrements dangereux de la passion la plus hasardée. Regardez bien au fond des écrits de M. Feuillet ; vous y trouverez, acceptées, purifiées ou maudites, toutes les excentricités paradoxales de la littérature romantique. Ces excentricités le préoccupent singulièrement, et on distingue à son langage qu’il a naguère éprouvé des éblouissements en face de ces dangereux météores. Son esprit judicieux et moral s’est défendu sans grand combat, je le crois, contre ces séductions, mais non cependant sans quelques protestations. En même temps que son bon sens lui disait que ce n’étaient là que des folies, son imagination délicate, accessible aux impressions poétiques, avait peut-être bonne envie de leur donner l’absolution. Elle semblait envier aux passions coupables et au vice élégant ce qu’ils pouvaient avoir de charme et d’attrait, et elle aurait voulu les en dépouiller pour en orner la vertu et l’honnêteté. Si le gouffre a des attraits, ne pourrait-on se procurer le plaisir d’en éprouver les vertiges sans pour cela tomber au fond ? Si le fruit défendu a des charmes, ne pourrait-on le détacher de l’arbre sans y porter la dent ? Difficiles problèmes que M. Feuillet a si souvent ingénieusement résolus ! Il ne hait pas les situations scabreuses, les désirs dangereux, les velléités de révolte, les chatouillements de la curiosité. Rappelez-vous la Crise, le Pour et le Contre, la Clé d’or, le Cheveu blanc. M. Feuillet décrit poétiquement toutes ces petites tentations, il les excuse, et les fait expier par un repentir aussi gracieux que la faute. Pour nous résumer d’un mot, M. Feuillet a transporté le romantisme dans la vie de famille ; il a inventé ce que j’appellerai le romantisme conjugal. Avais-je tort de vous dire que les écrits de M. Feuillet marquent une heure et une date, l’heure où l’esprit de nos contemporains était déjà guéri des folies romantiques, et où leur imagination les regrettait encore ? J’abandonne, pour n’y plus revenir, cette influence du romantisme agonisant sur le talent de M. Feuillet, et je cherche si quelque autre influence a eu action sur lui. Généralement, après l’impression passive et fatale que laisse en nous le spectacle du monde à notre entrée dans la vie, l’influence dont l’action est la plus forte, c’est l’opinion que nous nous sommes formée de la nature humaine, notre manière de penser sur les hommes et les choses. Bien des éléments divers contribuent à former cette opinion, notre tempérament d’abord, les passions de notre chair et de notre sang, mais surtout les accidents de la vie, les épreuves ou les triomphes prématurés. L’influence qui modifie le plus profondément notre intelligence, c’est donc notre propre biographie, notre propre histoire. J’ignore, à l’exception de quelques détails, la biographie de M. Feuillet, mais je suis porté à croire qu’elle ressemble à l’histoire des peuples heureux. Il n’a pas connu les sentiers escarpés de la vie, il n’en a connu que la grande route. Des succès mérités ont marqué jusqu’à présent, comme des bornes milliaires, les étapes de son voyage. Il a su garantir à son existence la tranquillité et la sécurité. Il n’a pas eu de fiévreuses impatiences, car on peut dire qu’il n’a pas eu besoin d’attendre. D’autres, pour être remarqués, ont besoin d’arriver ; mais lui a été remarqué dès le jour du départ. De là un des caractères les plus curieux de son talent : l’optimisme. L’optimisme est essentiellement l’opinion de M. Feuillet sur la nature humaine ; il aime à la juger avec bienveillance, il ne voudrait pas croire au mal, et lorsqu’il le rencontre par hasard, il s’applique à l’atténuer le plus possible. Le mal n’a aucune puissance dans ses romans et ses comédies, les mauvaises actions y ressemblent à des espiègleries, et les méchants caractères à des personnages un peu malades. Méchants caractères est d’ailleurs un mot bien fort, car le mal chez lui prend plutôt la forme de la médiocrité, de l’étourderie, de la vulgarité. M. Feuillet semble penser que, lorsque les hommes sont méchants, c’est qu’ils n’ont pas assez d’esprit. Je crois qu’il se trompe. Je ne lui reprocherai pas son optimisme, car dans ma pensée l’optimisme est une bonne manière, et très acceptable, de juger la nature humaine ; seulement son optimisme me semble trop timide, pas assez radical. On ne se trompe pas plus en admettant l’impuissance du mal qu’on ne se trompe en admettant le pervertissement absolu de l’âme, et certainement les anges et les démons sont les seuls êtres qui aient une opinion vraie et profonde sur la nature humaine. Mais l’optimisme de M. Feuillet n’est pas celui des anges ; il semble admettre le combat des deux éléments, et cependant il lui répugne de croire à leur lutte prolongée, et il couvre de son indulgence des choses qui raviraient d’aise le diable lui-même. Chez lui, les ardeurs sensuelles du tigre humain deviennent jeux de jeune chat. Ses héros osent tout tenter, quitte à s’arrêter en chemin ; ses héroïnes osent tout penser, quitte souvent à ne rien exécuter. Là où cet optimisme bienveillant règne surtout en maître débonnaire, c’est, comme on peut le penser, dans les œuvres de sa première jeunesse qui ont été recueillies sous le titre de Scènes et Proverbes. Je ne crois pas qu’il soit possible de pousser plus loin la casuistique indulgente. Ce sont de véritables confessions du cœur révélées par un jeune confesseur au cœur tendre, tout ému des aimables péchés qu’il a reçus en confidence, et indulgent en proportion des douces émotions qu’il a épronvées. Ces Scènes et Proverbes sont comme les différents chapitres d’un poétique de Matrimonio écrit par un poétique Sanchez. Toutes les occasions de faute, de chute, de tentations, sont énumérées et indiquées avec une subtilité pénétrante et charmante. L’auteur vous apprend à quelle heure du soir le cœur devient le plus tendre, à quelle époque de sa vie une honnête femme ressent les atteintes du mal qu’il n’est pas besoin de y nommer, comment les curiosités de l’imagination se guérissent sans avoir besoin d’être satisfaites, comment les tentations sont satisfaites par le seul secours de l’imagination. Les héros et les héroïnes de M. Feuillet pèchent en pensée et non en acte ; ils s’arrêtent dès qu’ils voient l’abîme et reculent, mais non sans un secret plaisir de s’être avancés jusqu’au bord. Ici c’est une femme arrivée à l’époque de la crise, qui s’engage dans une passion fatale et s’arrête au moment précis où les désirs d’imagination, ne pouvant aller plus loin, doivent être suivis d’un acte irréparable. Là c’est une jeune femme qui prévient les infidélités de son mari en exprimant une certaine menace sur laquelle sa pensée s’arrête sérieusement une minute ; ce n’a été qu’un éclair dans un ciel pur, mais un éclair précurseur d’un orage possible. Ailleurs une jeune mariée, froissée dans son orgueil et dans son amour, sépare son cœur de celui de son mari dès le jour même de ses noces, et lui déclare qu’elle ne le lui rendra que lorsque ce cœur aura eu le roman qui lui est refusé. Le roman arrive, innocent et sans catastrophes ; cependant des larmes ont été versées, et il n’a tenu peut-être qu’à un incident infime qu’il eût un autre dénouement. On dirait que tous ces personnages ont subi une inoculation morale particulière, et que, de même que la vaccine préserve de la petite vérole, on peut se préserver de toutes les pestes du cœur par une légère inoculation de désirs et de tentations. Ces Scènes et Proverbes sont moins des comédies que des thèses morales. Les personnages manquent souvent de caractère marqué et dramatique, et en effet ce ne sont pas des personnages, mais de poétiques allégories, d’aimables incarnations des fines sensualités, des caprices de l’esprit, des rêves du cœur. Tous plus ou moins me rappellent la belle Portia de Shakespeare disputant avec des docteurs in utroque jure. Cette scolastique mondaine est loin de nous déplaire, car c’est par elle que dès le début M. Feuillet a marqué son originalité, et s’est affranchi de l’influence d’Alfred de Musset. Nous préférons très franchement ceux de ces proverbes qui ne sont qu’une longue et subtile conversation à ceux qui ont des prétentions dramatiques. Le Pour et le Contre et la Partie de Dames, par exemple, nous paraissent supérieurs à Rédemption, qui cependant a obtenu un succès plus populaire. Dans tous les proverbes dramatiques ou de pure fantaisie, Alix, Rédemption, le Fruit défendu, je trouve des traces d’Alfred de Musset, et je pense invinciblement à Lorenzaccio ou aux Caprices de Marianne. Cette influence est visible, non seulement dans la composition générale, dans la tournure des personnages, dans l’allure des passions, mais jusque dans les détails. La plaisanterie par exemple de M. Octave Feuillet dans ces proverbes est celle d’Alfred de Musset, une plaisanterie poétique, fantasque, et surtout toujours hyperbolique. Au contraire, dans les proverbes que j’appellerai de scolastique amoureuse et matrimoniale, Octave Feuillet est bien lui-même : imagination plus distinguée qu’hyperbolique, esprit plus subtil que fantasque. La conversation, abondante en nuances habilement fondues, s’y soutient sans effort ; l’idée, généralement très fine et quelquefois ténue, apparaît précise, claire et vive, comme une flamme qu’un enchanteur aurait enfermée dans une prison de cristal. Un des grands mérites du talent de M. Feuillet, c’est que son analyse des sentiments, qui est généralement délicate, n’est jamais obscure, et que sa jurisprudence morale rend toujours ses arrêts, quelles que soient les difficultés de l’interprétation, avec une précision de termes qu’on ne saurait trop louer. Cette finesse n’exclut pas la profondeur. Je ne sais si M. Feuillet serait un grand philosophe de l’amour, et s’il pourrait nous donner une métaphysique médicale de cette importante maladie morale ; ce qui est certain, c’est qu’il est un praticien très habile, et qu’il s’entend à merveille à diagnostiquer les affections du cœur. Il y a dans ses proverbes quantité de traits pénétrants et de descriptions de symptômes que Marivaux — un grand connaisseur du cœur humain, quoi qu’on puisse dire — n’eût certainement pas désavoués. Cependant, pour être aussi précis que possible, je dirai que M. Feuillet excelle plutôt dans la description que dans le trait ; il a plutôt l’art d’analyser et d’observer que celui de formuler en axiomes ses observations. Ne le consultez pas si vous voulez connaître d’une manière scientifique les grandes lois du cœur ; mais consultez-le en toute assurance si vous voulez connaître quelle variété de maladie amoureuse vous avez ressentie, et à quelle affection se rapportent certains symptômes que vous éprouvez. Que dites-vous par exemple de cette description des symptômes auxquels on reconnaît la crise au moment de la seconde jeunesse chez les femmes ?
« J’ai vu avec étonnement le front poli de cette duchesse s’essayer aux rides roturières, aux pâleurs populacières de la mélancolie ; j’ai respiré avec terreur dans cette élocution, jadis si sobre, je ne sais quel fade parfum poétique. D’autres fois on dirait que nous retombons en enfance, tant la tournure de notre discours se fait mignarde et précieuse ; nous y joignons des gestes de petite fille, ou bien brusquement notre phrase, tout à l’heure pudique jusqu’à la puérilité, se décoche en un trait presque grivois, en une question d’une curiosité inqualifiable… Elle ne se rend compte ni de l’objet de son trouble ni du but de son anxiété ; mais son humeur, son langage s’altèrent, ses préoccupations confuses se trahissent malgré elle ; tantôt elle se fait petite fille, comme pour supplier qu’on veuille bien tout lui dire, tantôt elle se vieillit et voudrait paraître corrompue, afin qu’on n’eût plus de raisons de lui rien cacher. »Il est impossible de mieux dire, et on n’est pas meilleur médecin. Et cette description des demoiselles :
« Jamais visage de femme ne m’a troublé ; mais jamais dans un salon je n’ai pu contempler sans une sorte de vertige cet abîme couvert de fleurs qu’on appelle une demoiselle. Une demoiselle ! L’as-tu remarqué, et n’en as-tu pas frémi ?… Elles se ressemblent toutes, celles qui ont de l’esprit et celles qui n’en ont pas, celles qui pensent et celles qui végètent, celles qui ont du cœur et celles qui ne valent rien… Elles se ressemblent toutes ! Ces diversités infinies d’humeur, d’intelligence, de sentiments, que la nature a répandues entre elles, se fondent et disparaissent dans une teinte uniforme de béate innocence et de pudeur officielle. Si un instinct fatal ne nous poussait, qui de nous oserait jamais sonder ce mystère formidable et livrer aussi aveuglément sa vie à l’inconnu ? Songe donc ! Cette effigie monotone, à peine installée sous ton toit, la voilà qui prend soudain à tes yeux effarés une existence individuelle, un caractère, une volonté : cette plante si longtemps comprimée se déploie tout à coup avec une effrayante énergie dans mille directions imprévues. »Les traits charmants, hardis, pénétrants, ne manquent pas à côté de ces descriptions minutieuses et savantes. En voici un qui n’est que trop lamentablement vrai :
« Il en est du chemin de la vie comme des routes de ce pays à certains jours de fêtes patronales qu’on nomme des assemblées : — les premières gens qu’on y rencontre, alignés au bord des fossés, sont des aveugles, des bandits et des bohèmes de toute robe et de tout pelage… Que d’impatients s’en tiennent à cette compagnie, et jugent bravement la fête sur les ignobles dehors, — le logis sur l’antichambre ! Que de prétendues études de mœurs n’ont décrit que celles des laquais ! »Et cet autre sur l’inquiétude moderne :
« C’est un âge singulier que celui où nous vivons. Nous sommes tous agités et paresseux comme des gens qui vont se mettre en voyage. Le monde va-t-il finir ? »J’ai moins à dire sur les Scènes et Comédies que sur les Scènes et Proverbes. Cela ne signifie point que cette seconde série vaille moins que la première ; au contraire, elle est supérieure, et c’est précisément peur cette raison que je puis en parler plus brièvement. Les petites pièces qui dans ce volume entourent l’œuvre capitale de l’auteur, Dalila, comme de brillants satellites escortent une planète, ne l’emportent pas en finesse d’analyse et de pensée sur les premiers proverbes, mais elles l’emportent, à mon avis, en art et en habileté. Il n’y a plus trace de souvenirs ni d’hésitation : la main est plus sûre d’elle-même. Sur les cinq petites pièces qui font cortège à Dalila, il y en a deux où l’auteur me semble inférieur à lui-même, l’Ermitage et la Fée. Quant aux trois autres, nous n’avons à leur donner que des éloges. Le Cheveu blanc ne vaut pas mieux comme analyse morale que le Pour et le Contre ; mais il est très supérieur comme art, et même comme intérêt dramatique, si tant est qu’on puisse chercher un intérêt dramatique dans des œuvres aussi délicates. J’ai beaucoup entendu blâmer la petite pièce de l’Urne, que l’auteur a justement appelée pastel ; je ne saurais me ranger à l’avis de ces sévères critiques. Il y a trop de marivaudage sans doute, trop d’affectation alambiquée dans cette saynète ; mais ce marivaudage recouvre un sentiment très vrai, et que l’auteur a saisi et développé avec un rare bonheur. Ce sentiment, c’est la défiance de l’amour à sa seconde épreuve, la défiance d’un cœur sincèrement épris qui se resserre pour ne pas être dupe, et qui, s’il n’y prend garde, va commettre par prudence autant de fautes qu’il en a commis naguère par naïveté. Dussé-je passer pour un homme de mauvais goût, j’oserai dire d’ailleurs que le marivaudage des personnages ne me déplaît pas, car je trouve ce langage en parfait accord avec le sentiment qu’il veut exprimer. Ce qui distingue précisément le sentiment de défiance dont nous avons parlé, c’est une coquetterie affectée, une petite guerre de ruses et de manœuvres taquines, une recherche obstinée et patiente du point faible par où l’on pourra faire brèche et entrer en conquérant dans la citadelle du cœur. Le marivaudage est le seul langage qui puisse convenablement exprimer cette situation un peu bizarre, et M. Feuillet, en l’employant, me semble avoir donné une preuve d’un talent qui le distingue très particulièrement : à savoir l’appropriation exacte du cadre et du langage au sujet qu’il veut traiter. Le Village, beaucoup plus accessible au grand nombre, a mieux réussi, et depuis longtemps il est accepté comme une des œuvres les plus aimables de M. Feuillet. Nous n’avons pas à le venger par conséquent d’un dédain immérité comme la petite pièce précédente ; nous nous bornerons à dire qu’il serait difficile de faire une plus ingénieuse apologie des douceurs de la monotonie et du bonheur de l’habitude. Un sentiment de calme pareil à celui qui nous saisit dans une petite ville de province enveloppe de son silence cette charmante idylle bourgeoise éclairée d’un doux rayon d’automne. Mais, quel que fût le mérite de ces productions, elles étaient de celles qui indiquent plutôt un observateur dilettante qu’un peintre de la nature humaine. M. Feuillet était un poète, sans doute, mais il l’était surtout dans les arts délicats que préfèrent les femmes et les hommes du monde très distingués. Maître reconnu dans les arts du pastel et de l’aquarelle, on ne savait s’il pourrait jamais réussir dans la grande peinture. Il lui manquait l’œuvre importante, capitale, qui classe définitivement un auteur, et ne permet plus à la critique de le contester désormais. M. Feuillet sentit vivement cette lacune, je le crois, et se mit en devoir de la combler. Sa première tentative ne fut pas précisément heureuse. Qu’il me pardonne cette sévérité qui lui paraîtra peut-être exagérée, en songeant que je lui parle comme à un artiste, et non comme à un homme d’esprit qui cherche avant tout à amuser. Si je rencontrais dans le bagage de quelqu’un de ces conteurs d’histoires amusantes un roman comme Bellah, je le louerais probablement sans réserve, car Bellah est une charmante histoire, racontée avec une grâce et un bon goût parfaits, pleine de beaux détails ; mais la longueur du récit, le plus étendu que M. Feuillet ait composé, accuse l’importance qu’il attachait à cette tentative ; il avait voulu faire une œuvre de longue haleine. Peut-être, lorsqu’il écrivait Bellah, l’eût-on beaucoup étonné en lui révélant que cette œuvre décisive serait, non pas un long roman, mais un petit drame, s’appellerait Dalila et non Bellah. La préoccupation de frapper un grand coup me semble donc se trahir dans ce roman ; mais le succès se rit un peu de nos efforts, et on peut dire de lui ce que le calife Omar disait de la destinée :
« Le succès cherche après toi, c’est pourquoi ne le cherche pas. »Notre volonté n’est pas toujours heureuse dans ses tentatives, et nous ne sommes jamais aussi près de réussir que lorsque nous ne faisons aucun effort pour appeler la fortune. L’exemple de M. Feuillet prouve une fois de plus que l’œuvre décisive d’un auteur n’est pas celle il laquelle il a mis le plus de sa volonté, mais celle qu’il doit à quelque fortuite inspiration de son génie. Quelque aimable que soit le roman de Bellah, c’est une œuvre qui n’a pas de signification marquée. J’entends par œuvre qui n’a pas de signification marquée — une œuvre dont on ne voit pas la raison d’être, la nécessité ou l’utilité, une œuvre écrite non parce que l’auteur a fait une découverte morale particulière, ou a été favorisé d’une inspiration originale, mais parce que la fantaisie errante de son esprit lui a présenté un sujet que son imagination peut exploiter. Ce défaut capital de Bellah est d’autant plus frappant que M. Feuillet l’évite d’ordinaire, et qu’il ne prend la plume que lorsqu’il lui arrive d’avoir à dire quelque chose de nouveau. On peut critiquer plus ou moins la manière dont il rend ses pensées ; mais toutes ses œuvres sont le fruit d’une conception. Je comprends très bien la raison d’être, la signification de Dalila, de la Petite Comtesse, du Roman d’un jeune homme pauvre, de la plupart des petits proverbes ; mais quelle est la signification de Bellah ? Il m’est difficile d’y voir autre chose qu’un gracieux et amusant récit. Évitons autant que possible les récits qui ne sont qu’amusants, les comédies qui ne sont que gaies, les drames qui n’offrent qu’une succession de péripéties émouvantes ; ce sont des œuvres qui ne classent pas un nom, et qui n’auront jamais une grande influence dans le domaine de l’art. Avec Dalila, M. Feuillet a obtenu deux résultats importants. D’abord celui qu’il cherchait depuis longtemps, un succès populaire. Après Dalila, son nom prononcé seulement dans les salons, dans les réunions d’artistes, parmi les dilettanti, a été répété par le vaste public des lecteurs, et enfin acclamé par la grande voix de la foule. Ensuite il a prouvé, ce dont quelques-uns de ses amis doutaient eux-mêmes, qu’il avait en lui la puissance que doit avoir tout vrai poète, celle de se renouveler et de se métamorphoser. Jusqu’alors on l’avait connu subtil et gracieux, et voilà que, sans rien perdre de sa mesure ordinaire, il se révélait énergique et passionné. Il aimait à jouer sur les cordes les plus fines et les plus sympathiques du cœur, et voilà qu’il jouait sur les plus cruelles et les plus dures. Il était insinuant, le voilà éloquent ; il aimait à être bienveillant, le voilà impitoyable comme le pessimiste le plus déterminé. Ce drame ne porte aucune trace d’effort, et cependant, si l’on se reporte aux œuvres précédentes de l’auteur, il semblerait que pour le composer il ait dû faire violence à sa nature. Si ce combat a eu lieu, le lecteur n’en voit rien. Le poète a oublié un instant son optimisme habituel ; il contemple d’un œil assuré le jeu impitoyable des passions qu’il a voulu peindre, il lit sans se troubler dans les replis de l’âme noire de Léonora ; il assiste sans pitié puérile et sans vaine compassion à l’inévitable martyre de Roswein. Tout le drame est exécuté d’une main ferme, virilement, sans que le cœur ait tremblé. Sauf quelques tirades un peu trop sentimentales, pareilles à ces instruments qui accompagnent dans les mélodrames les situations pathétiques, l’auteur reste impartial entre ses personnages et laisse les passions et la fatalité faire leur œuvre. M. Feuillet a une certaine tendance à prendre parti pour ses personnages, à intervenir pour louer ceux qu’il aime ou pour médire de ceux qu’il méprise ; dans Dalila, il a échappé à ce penchant dangereux. Il est bien vrai cependant qu’on pourrait découvrir sans trop de peine dans les rôles de Marthe et de Sertorius quelques vertus artificielles et quelque morale de convention ; mais je n’oublie pas que ces personnages ont été créés pour servir d’antithèses aux rôles de Léonora et de Roswein, que la loi des contrastes est une des lois nécessaires de l’art, et que le respect obligé de cette loi entraîne fatalement à faire à la convention une part petite ou grande. De plus illustres que M. Feuillet n’ont pas cherché à éviter les inconvénients de cette nécessité. Quant aux deux personnages principaux, nous en parlerons avec quelques détails, car Léonora est la création la plus forte et Carnioli une des créations les plus heureuses de M. Feuillet. Léonora est un type accompli de perfidie ferme et réfléchie. Elle est perfide et rien que perfide ; elle est cruelle sans lâcheté, elle est féroce sans bassesse. Elle est galante sans avoir rien d’une aventurière ou d’une courtisane. Quand elle commet quelque indignité, ne croyez pas que ce soit par instinct de dissimulation, par besoin de vengeance, par orgueil blessé. Si elle fait saigner le cœur de son amant, ce n’est pas pour se donner le plaisir de sentir souffrir celui qui l’aime. Non, chacune de ses infamies n’est qu’une des parties d’un plan prémédité qu’elle exécute avec une tactique machiavélique et un esprit de suite admirables. D’avance, elle savait que l’aventure dans laquelle elle s’engageait devait avoir une fin ; elle a donc échelonné ses cruautés comme autant de bornes milliaires sur la route qu’elle suit avec son amant, de manière à pouvoir toujours se dire : « Il y a tant de distances parcourues, il en reste tant à parcourir, voilà tout. » Puisque Léonora n’est pas assez maîtresse d’elle-même pour triompher des caprices de ses sens, il faut au moins qu’elle soit plus forte que ses victimes ; car, n’étant que l’esclave de ses sens, elle conserve encore son rang dans le monde, rang qu’elle perdrait inévitablement, si elle avait la faiblesse d’être l’esclave de son cœur. C’est par un dernier reste d’orgueil aristocratique qu’elle est impitoyable ; tant qu’elle n’est qu’hypocrite et sensuelle, elle n’est pas déchue : elle le serait le jour où elle deviendrait sincère et confiante. Elle doit être ce qu’elle est sous peine d’abdiquer. Carnioli n’est pas un personnage moins vrai que Léonora, quoiqu’il se présente avec des allures un peu trop excentriques. Il représente bien cette science pratique de l’homme du monde qui ne vient pas de la réflexion et de l’observation, mais de l’insouciance, d’une bonne santé et de l’indépendance matérielle que donne la fortune. C’est le type de ces gais et aimables compagnons, pleins d’une sagesse qui n’a jamais pu profiter qu’à eux-mêmes, incapables de vous donner un bon conseil, amis plus dangereux que le pire ennemi. Ils vantent leur expérience, et ils ne savent rien de la vie, si ce n’est qu’ils se sont tirés des situations les plus périlleuses, grâce à la violence d’un solide tempérament. Immoral sans perversité, brutal sans grossièreté, roué sans finesse, dévoué sans discernement, Carnioli est une représentation très heureuse de cette classe d’hommes qui en vous n’aiment qu’eux-mêmes, vous veulent semblable à eux pour vous aimer, et supposent que leurs amis doivent être comme eux à l’abri des maux de nerfs et de la phtisie. Dalila est accepté généralement comme le chef-d’œuvre de l’auteur, et je crois que ce jugement du public est juste sans être tout à fait équitable. Si M. Feuillet n’a jamais eu plus de fermeté et de précision que dans ce drame, en revanche il a mis dans une autre œuvre plus de passion et plus de flamme. Je confesse que j’ai pour l’émouvant récit intitulé la Petite Comtesse une prédilection toute particulière. Cependant, comme le rôle d’un-critique n’est pas d’avoir des sympathies irréfléchies, j’essayerai de donner les raisons qui me font préférer ce roman à toutes les autres œuvres de M. Feuillet. La Petite Comtesse a été jugée très sévèrement ; on l’a, entre autres choses, accusée d’être une histoire improbable, impossible, que sais-je ? Improbable nullement, rare certainement. L’histoire est celle de deux âmes qui se sentent attirées l’une vers l’autre par une attraction invincible, et qui tombent foudroyées presque au même instant, l’une par le coup de tonnerre de la passion, l’autre par le choc en retour. La rapidité avec laquelle la passion précipite le dénouement a choqué beaucoup de lecteurs, même parmi les plus intelligents ; on a trouvé que ce dénouement était bien romanesque et peu motivé ; en un mot, on n’a pas compris la nécessité du coup de foudre, qui me semble au contraire la preuve la plus vraie que l’auteur ait donnée de sa science du cœur humain. Je prierai de remarquer que la passion des deux amants est soudaine comme l’éclair, et par conséquent doit se terminer par un désastre. Où a-t-on vu que des passions soudaines eussent jamais une fin heureuse ? Il n’y a de passions heureuses que celles qui se sont formées lentement, où toutes les causes de malentendus ont été écartées par une main prudente, discrète et aimante ; mais la passion soudaine ressemble à la foi qui veut ravir le ciel par violence. Elle est grosse d’imprévu, d’un imprévu qui n’est pas à longue échéance, qui éclatera infailliblement dès la première heure. Les causes de malentendu abonderont, et le temps manquera toujours pour les dissiper. En outre, ces passions, irrésistibles en raison même de leur soudaineté, iront jusqu’au bout d’elles-mêmes. Tout est blessure grave, coup décisif, lésion mortelle dans une pareille passion, un mot ironique, une méprise de l’esprit, une honnête réserve. C’est l’histoire de l’héroïne de M. Feuillet : elle meurt victime d’une méprise d’esprit, d’une fausse observation que son amant n’a pu réparer ; le temps lui a manqué, et la passion qu’il avait inspirée n’avait pas le temps d’attendre.
« Eh bien ! monsieur, Dieu n’a pas béni notre sagesse », dit la vieille marquise, lorsque George s’éloigne en laissant Mme de Palme frappée à mort, et ce mot résume heureusement la moralité de l’histoire. Quant à la composition du livre, elle me semble presque admirable. La tranquillité des premières pages, la longue et lente description de la sécurité morale du héros qui vit insouciant et heureux dans sa retraite laborieuse, font un contraste frappant avec l’orage terrible qui termine l’histoire. Le ciel était pur et bleu, et tout à coup le simoun a soufflé, et deux créatures-humaines ont été enlevées avant qu’on ait eu le temps de dire : « Voyez ». Le caractère de la petite comtesse, cette femme composée de saillies et de flammes, est d’une originalité saisissante, et n’avait pas été tenté dans la littérature depuis la fameuse Ondine de Lamotte-Fouqué, qu’elle m’a rappelée, et à laquelle elle ressemble autant qu’une mortelle terrestre peut ressembler à une fée des eaux. L’auteur lui fait commettre avant de mourir une assez vilaine action qui a été généralement regardée comme une tache inutile. Je ne suis pas de cet avis. Cette action, toute vilaine qu’elle est, est en parfait accord avec le caractère spontané de l’héroïne ; c’est une action désespérée y d’une logique très absurde, mais très féminine. « Eh bien ! soit, puisque je ne puis être aimée et que je ne suis pas digne d’être aimée à ce qu’il paraît », voilà tout le raisonnement de l’héroïne. Je recommande la Petite Comtesse à l’attention des admirateurs nombreux du Roman d’un jeune homme pauvre. Je leur conseille une seconde lecture de cette belle histoire, et je ne doute pas qu’ils ne conviennent ensuite avec moi que de toutes les œuvres de M. Feuillet, c’est la plus parfaite et la plus poétique. Le Roman d’un jeune homme pauvre a obtenu un plus grand succès, mais n’a pas, à mon sens, la même valeur que la Petite Comtesse. Le grand reproche que nous avons à faire à l’auteur, c’est d’avoir refusé d’approfondir son sujet. M. Feuillet a eu peur du réalisme : c’est une crainte salutaire, mais qui lui a fait un peu trop dédaigner la réalité. Qu’il nous permette de lui dire que la situation qu’il a voulu peindre est beaucoup plus grave qu’il n’a l’air de le croire, et que les infortunes d’un jeune homme pauvre sont beaucoup plus amères que celles de son héros. Un jeune homme pauvre n’est pas précisément un personnage romanesque, car il vit en familiarité avec les réalités les plus sévères et les plus sombres. Sa dignité elle-même n’est pas celle que lui prête M. Feuillet : il n’a pas cette dignité calme, maîtresse d’elle-même, toujours égale, qui est celle de Maxime, mais une dignité beaucoup plus violente et récalcitrante. Elle n’est pas passive et purement défensive, elle est volontiers belliqueuse et agressive. Un jeune homme pauvre n’a pas de roman, ou, s’il en a un, il est beaucoup plus difficile à construire que celui du héros de M. Feuillet. Mais quel roman pourrait en revanche égaler en intérêt la connaissance positive de la réalité, les épreuves morales, les terreurs de l’abandon, les longues rêveries de la solitude, la science impitoyable d’observation que la pauvreté engendre ou enseigne ? Les expériences d’un homme pauvre dépassent en profondeur celles de tous les autres hommes, car il est directement en relation avec la nature, et il lui faut juger les hommes, non, comme les riches, d’après leur surface, mais d’après leur valeur morale intrinsèque. Les riches n’ont jamais l’occasion de voir les hommes tels qu’ils sont ; les pauvres au contraire les voient tels qu’ils sont à toute heure du jour. M. Feuillet n’a peut-être pas tenu assez compte de ce mot profond de Goethe, dont il aurait dû se souvenir davantage :
« Celui qui à l’heure de minuit n’a jamais mouillé son lit de larmes, celui-là ne vous connaît pas, puissances célestes ! »Le séjour de Maxime dans les régions de la pauvreté est beaucoup trop rapide pour qu’il ait eu le temps de se familiariser avec ces puissances redoutables. Il n’a fait qu’y passer, de manière à en savourer les plaisirs, car la pauvreté au début a ses plaisirs comme la fortune. Sa pauvreté est une agréable aventure qui a jeté dans sa vie le charme de l’imprévu, et qu’il se rappellera avec bonheur. Plus tard il pourra dire à ses enfants : Je fus pauvre un certain jour ! Le roman d’un jeune homme pauvre, ce ne sont pas les aventures plus ou moins brillantes dans lesquelles M. Feuillet a jeté son héros ; ce roman, c’est la pauvreté même, et la preuve, c’est que les pages les plus charmantes, les plus ingénieuses et les plus profondes du livre sont les cinquante premières, où le journal de Maxime ne raconte rien qu’humiliation, détresse et abandon. Toute cette partie est irréprochable, et porte la marque d’une main sûre d’elle-même. Mme Laubépin s’adressant à Maxime avec la voix languissante qu’on prend au chevet des malades, les ruses sympathiques de la bonne Louison pour faire accepter son dîner au jeune homme dont elle devine les souffrances, la promenade aux Tuileries au milieu des vertiges de la faim, la rencontre de l’ami sur le boulevard, la scène du parloir et l’escroquerie du morceau de pain, autant de traits vifs, poignants, pris dans la réalité même, qui touchent et troublent comme le spectacle de la vérité. L’intérêt du lecteur suit ardemment le héros dans son voyage à ce vieux château de Bretagne où l’attendent de nouvelles luttes. Ici je m’arrêterai un instant pour faire observer à M. Feuillet qu’il ne s’est peut-être pas suffisamment préoccupé des exigences légitimes de l’imagination. Il a cru que celle du lecteur reculerait devant des émotions trop fortes, et qu’elle demandait à être tenue sous une impression de confiance et d’espoir. Je crois qu’il s’est trompé ; l’imagination est une faculté épicurienne, qui ne demande pas mieux que de tirer un plaisir — même de la terreur, même des larmes. Lorsqu’elle voit Maxime entrer au château, elle s’attend à des luttes inégales entre le bonheur et la pauvreté ; elle accepte d’avance les situations les plus douloureuses, les émotions les plus poignantes. M. Feuillet ne l’a pas voulu ; la lutte est terminée au moment où l’imagination du lecteur croit qu’elle va commencer sérieusement. Acceptons cependant le roman tel que l’auteur l’a conçu. Nos réserves une fois faites, nous conviendrons que, si le romancier a voulu placer l’imagination du lecteur sous une impression heureuse, il y a réussi. Chacune de ses pages est un sourire mouillé de larmes : l’arrivée de Maxime compose un tableau charmant ; les portraits des habitants et des habitués du château forment une galerie intéressante et curieuse : la vieille Mlle de Porhoët, la frileuse Mme Laroque, la fragile Mlle Hélouin, le volage M. de Bévallan, et ce couple de philistins femelles, Mme Aubry et Mme de Saint-Cast, sont pour nos lecteurs de-vieilles connaissances qu’il nous suffira de rappeler à leur souvenir. Ce ne sont là toutefois que des personnages plus ou moins épisodiques : à partir de l’arrivée de Maxime au château, tout l’intérêt se concentre sur Mlle Marguerite Laroque, le caractère vraiment original du roman. Ce caractère est-il vrai ? Grande question, très controversée, à l’heure où nous écrivons, par tous ceux qui ont vu la pièce du Vaudeville. À vrai dire, la question nous semble souvent assez mal posée entre les controversistes, qui cherchent généralement dans leurs souvenirs et leur expérience un moyen de la résoudre. Il importe assez peu qu’un tel caractère ait vécu ou n’ait pas vécu, ait été pris dans la vie réelle ou soit sorti de l’imagination de l’auteur. Pour savoir s’il est vrai, il suffit de se demander s’il est possible. Oui, il est possible, et par conséquent vrai. C’est une heureuse création que cette jeune fille devenue sèche et froide à force de sentiment loyal, méprisante à force d’amour, soupçonneuse à force d’aspirations vers la sincérité. Sa défiance est une déviation, une dépravation, si j’ose m’exprimer ainsi, de la dignité ; mais elle est très explicable, quoique bizarre, et tous les cœurs un peu fiers ont certainement éprouvé quelques-uns des mouvements ombrageux, un peu trop multipliés pourtant, que ressent son cœur. Nous l’aimons pour son mépris de la fausse poésie, pour cette raillerie cruelle avec laquelle elle persifle et calomnie les choses qu’elle aime le mieux plutôt que de les voir gauchement profanées par des mains hypocrites. Comme toutes les âmes qui ont des sentiments droits et forts, elle se ferme et se protège par l’ironie contre la peste de l’égalité et les confidences saugrenues des âmes poétiques, mais vénales, qui pourraient l’approcher. Dès la première heure, Marguerite a fait sentir à Maxime que s’il avait par hasard une âme d’intendant, il pouvait exercer ses talents à flatter des sentiments d’institutrice.
« “Allons, je vois, monsieur, a-t-elle dit avec une singulière expression d’ironie, que vous aimez ce qui est beau, ce qui parle à l’imagination et à l’âme : la nature, la verdure, les bruyères, les pierres et les beaux-arts. Vous vous entendrez à merveille avec Mlle Hélouin, qui adore également toutes ces choses, lesquelles pour mon compte je n’aime guère. — Mais au nom du ciel, qu’est-ce donc que vous aimez, mademoiselle ?” — À cette question, que je lui adressais sur le ton d’un aimable enjouement, Mlle Marguerite s’est brusquement tournée vers moi, m’a lancé un regard hautain et a répondu sèchement : “J’aime mon chien. Ici, Mervyn !” »J’ai cité ces quelques lignes parce qu’elles donnent bien le ton habituel de cette âme bizarre, et expriment fidèlement la nuance d’ironie qui lui est propre. Le caractère de Marguerite n’a donc aucun trait qui ne soit et ne puisse être vrai ; malheureusement M. Feuillet a poussé ce caractère à outrance, de manière à le faire paraître invraisemblable. Marguerite est tellement préoccupée de n’être pas aimée pour sa fortune, elle est tellement défiante, qu’elle tombe elle-même dans les défauts qu’elle redoute de rencontrer chez les autres. Ses exigences ressemblent parfois à des indignités. Il faut en vérité que l’amour de Maxime soit tenace pour résister à des épreuves aussi insultantes, à des mauvais traitements aussi peu mérités, et ne pas se changer en indifférence ou en mépris. En outre, je ferai remarquer à M. Feuillet qu’il y a certaines preuves de passion qui ont pour effet naturel non d’augmenter, mais de refroidir l’amour. Je fais allusion ici au saut périlleux que Maxime exécute du haut de la tour. On comprend bien qu’il expose sa vie pour ne pas rester sous le coup des soupçons de Marguerite ; ce que l’on comprend moins, c’est que son amour ne soit pas atteint profondément après cette scène. Il est doux sans doute de donner sa vie pour ce qu’on aime, mais certes il est amer d’être envoyé à la mort par une ironie gratuite, un soupçon ombrageux ou un caprice cruel. Une ballade espagnole raconte qu’une dame laissa tomber par caprice son gant dans une arène où combattaient des lions, et demanda à son amant, assis auprès d’elle, d’aller le ramasser : le cavalier descendit sans répondre, ramassa le gant et le remit à sa maîtresse ; mais il ne l’aimait plus, dit la ballade, qui, je crois, est d’accord ici avec le cœur humain. Le Roman d’un jeune homme pauvre continue au Vaudeville, sous une forme dramatique, le cours de ses succès. Les observations précédentes nous dispensent d’insister sur le drame, qui n’est que la transformation habile et ingénieuse du roman. M. Feuillet n’a rien ajouté à sa conception première ; en revanche, il a beaucoup retranché. Mlle de Porhoët, une des plus heureuses créations du récit, n’est mentionnée qu’en passant dans une phrase insignifiante ; les promenades dans la campagne, les exploits de natation de Maxime, les mésaventures aquatiques de M. de Bévallan, ont dû disparaître également, le drame ne pouvant jouir des franchises du roman. M. Feuillet a dû comprendre plus d’une fois, à mesure qu’il découpait en scènes de comédie les pages de son récit, combien cette coutume, aujourd’hui universellement répandue, de présenter la même idée sous deux formes aussi différentes que celles du drame et du roman est peu légitime et peu conforme aux véritables lois du goût. Les conceptions de l’imagination ne se prêtent pas indifféremment à toutes les formes ; il est impossible qu’une idée qui s’est présentée à la pensée d’un auteur sous la forme d’un roman puisse se retrouver identiquement la même sous la forme d’un drame. Mille nuances, nécessaires à l’explication des caractères, devront être supprimées. Telle action qui, dans le roman, se comprenait sans effort, devient choquante à la scène, lorsqu’elle éclate brusquement, sans que l’imagination du spectateur ait été préparée à l’accepter par les minutieuses explications de l’auteur. Telle situation qui paraissait naturelle lorsqu’on lui accordait pour se développer un long espace de temps devient incompréhensible lorsqu’on la voit resserrée dans la courte durée d’un drame. Le duel de point d’honneur entre Marguerite, qui veut être sûre de ne pas être aimée pour sa fortune, et Maxime, qui veut mettre sa pauvreté à l’abri de tout soupçon, se comprend mieux dans le roman qu’à la scène. Dans le roman, nous accordons aux personnages le bénéfice des jours et des heures ; tel soupçon amis une semaine à couver, chaque journée a produit son contingent de petites aventures : par conséquent, quelque surprenante qu’elle puisse être, la situation n’a rien de brusque et d’inexplicable. Dans le drame au contraire le duel s’engage sous nos yeux, se poursuit sans paix ni trêve, se prolonge sans merci. Chaque explication, au lieu de réconcilier les adversaires et de leur mettre la main dans la main, ne fait que les séparer plus profondément et les éloigner davantage l’un de l’autre. La dignité de Marguerite finit par paraître insolente, et l’amour de Maxime par paraître humble. Marguerite exige trop, et Maxime est disposé à trop accorder. Après le saut périlleux de la tour, que peuvent signifier pour une fille sensée les commérages de Mlle Hélouin ? Autre chicane : des deux tableaux qui composent le cinquième acte, le premier nous paraît de trop. Ce tableau est rempli par la mort du vieux corsaire Laroque, qui à l’heure de l’agonie reconnaît les traits héréditaires des Champcey. À quoi sert l’exhibition de ce vieux scélérat, puisque M. Feuillet n’a pas employé cet incident pour dénouer la situation, qui reste aussi embarrassée qu’auparavant ? Mais à quoi bon multiplier les critiques ? Sans doute ce n’est qu’une copie habile d’une œuvre originale, mais elle compose un spectacle des plus agréables et des, plus distingués. Malgré les coupures obligées et les transformations nécessaires, la charmante conception de M. Feuillet conserve encore son attrait et sa poésie. Ce drame émeut souvent, et plaît toujours. Il plaît toujours, et c’est la véritable raison du légitime succès qu’il a obtenu. On est ravi de trouver enfin sur la scène des sentiments élevés, qui peuvent être acceptés par tout le monde, exprimés dans un langage qui n’est pas celui de tout le monde, et de contempler des personnages qu’on pourrait saluer, si on les rencontrait. Et maintenant nous prendrons congé de cet ingénieux et brillant écrivain. Si le ciel nous prête vie, nous espérons le retrouver dans quelques années aussi grand artiste que nous le quittons artiste délicat. Son passé nous donne une pleine confiance dans l’avenir de son talent, car il a surpris ceux mêmes qui l’aimaient, et il a découragé ceux qui s’obstinaient à le nier. Il n’a pas gaspillé son esprit en productions hâtives ; il a toujours attendu l’heure de l’inspiration, qui l’en a récompensé par ses plus aimables sourires. Lentement, mais sûrement, il a dégagé son originalité et assoupli son talent. Nous l’avons toujours vu en progrès sur lui-même, en voie de perfectionnement. Enfin, qualité exquise autant que rare, il n’a jamais aimé que les succès de bon aloi. Les applaudissements grossiers ne l’ont pas séduit, et les suffrages des hommes de goût lui ont paru préférables aux suffrages ignorants des premiers venus. Mais aujourd’hui qu’il est maître de lui-même et que son nom a conquis tant de sympathies, nous aimerions à le voir hardi autant que nous avons aimé à le voir prudent. Qu’il élargisse son horizon ; que, sans quitter sa calme retraite et sa campagne aimée, il jette plus souvent un regard sur le vaste monde. Le vaste monde, la large humanité, les grandes croyances, voilà la carrière inépuisable d’où le véritable artiste doit désirer tirer la matière de ses œuvres. Que l’on sente vibrer un peu plus en lui la fibre de l’homme universel sympathique à toute grandeur, à toute cause noble, accessible à toutes les préoccupations légitimes de ses contemporains. Le vaste monde n’est pas l’étroite enceinte d’un salon choisi, c’est une large arène où les hommes combattent pour de grands et complexes intérêts, et la mission du poète par conséquent n’est pas seulement de plaire, mais d’encourager et de consoler les cœurs qui luttent. Quelles que soient cependant les métamorphoses que nous réserve ce talent dans l’avenir, saluons dès aujourd’hui M. Feuillet comme le premier des poètes et des romanciers de la génération présente.
Décembre 1858.
« Voilà Sibylle qui veut monter sur le cygne ! »ne manquait jamais de dire son grand-père, lorsqu’elle exprimait quelque haut désir trop noble pour les conditions de la terre, ou qu’elle aspirait à quelque perfection impossible à rencontrer. Quant au tempérament de cette âme, à ce qu’on pourrait appeler sa partie physiologique, M. Feuillet nous l’a révélé par un mot étrange et profond. Un jour que tous les habitants du petit village maritime qu’habitait la famille de Férias, suivaient avec anxiété sur la plage les luttes d’une barque de pêcheurs contre la tempête, Sibylle, malgré les instances de son grand-père, voulut rester jusqu’à la fin de cette scène navrante :
« Laissez-moi ! je suis trop heureuse ! »dit-elle. Cette variante naïve du
suave mari magnoexprime bien l’intensité de sensibilité de cette nature ardente et fragile. Nous comprenons que cette âme sera facilement courageuse contre elle-même, parce qu’elle trouvera d’âpres jouissances dans l’accomplissement des lois du devoir et du sacrifice. Ce mot prépare le dénouement du livre, et en donne au lecteur la complète intelligence. Mais en même temps il nous révèle le côté faible et répréhensible de l’héroïne. Il peut entrer un atome d’égoïsme jusque dans le sacrifice le plus désintéressé, et il y a telle âme angélique dont la douceur est implacable. Cette première partie du livre où M. Feuillet a rassemblé avec un soin minutieux et sympathique les menus détails de l’enfance de Sibylle, comme aurait pu le faire le vieux marquis ou le bon abbé Renaud, possède un charme poétique extrême. Les manies poétiques de la jeune fille, son amitié pour le fou Feray dont elle assouplit l’humeur sauvage, les tourments de sa jeune raison qui prend tout au sérieux, le culte qu’elle adresse à Dieu sur un autel bâti de ses mains en pleine nature, son déguisement en magicienne et sa rencontre avec Raoul auprès de la fontaine, autant d’incidents ingénieusement inventés, combinés et juxtaposés. Dans ces trois mots nous renfermons l’éloge en même temps que la critique de cette partie du récit. Cela, en effet, donne l’impression d’un tableau en mosaïque, composé de pièces rapportées avec adresse, et procure le même genre de plaisir que nous éprouvons en parcourant un parc anglais. On goûte je ne sais quelle joie artificielle et naïve en même temps à rencontrer ingénieusement rapprochés tous les spectacles poétiques et pittoresques que nous rencontrons séparés dans la nature et à effleurer successivement les émotions très variées qu’ils peuvent faire naître. Voici une maisonnette rustique qui est destinée à faire penser aux menteuses idylles, un assemblage de rochers qui reporte notre esprit vers les âpres déserts de la Thébaïde, un fourré où la lumière est habilement ménagée de manière à nous donner l’impression des bois sacrés antiques, une riante prairie propre aux causeries du Décaméron ou aux rencontres des contes de fées. En même temps que nos yeux parcourent tant d’objets disparates, notre imagination effleure sans les approfondir les sensations que peuvent donner les mondes divers de la poésie et de la nature. Tel est à peu près le plaisir qui ressort du récit de l’enfance de Sibylle. Les sentiments les plus forts et les plus divers, affections de la famille, candeur catholique, fermeté protestante, mélancolie du scepticisme, magie de la nature, sont comme conviés par l’auteur à se réunir pour former un spectacle poétique. L’effet de cette réunion est d’une bizarrerie quelque peu artificielle, mais souvent touchante et toujours élégante et gracieuse. La partie la plus sérieuse et la plus humaine de ce long et minutieux récit est la double description des deux familles de Sibylle : le contraste est excellent et posé de main d’artiste. D’un côté, le foyer patriarcal du château de Férias, dont les dalles sont moins solides que les sentiments des hôtes qu’il réchauffe ; de l’autre, le mondain et quelque peu banal foyer parisien, étroit et élégant, inhospitalier dans sa banalité même, — un foyer où les dieux lares n’ont jamais élu domicile, auprès duquel ne se sont jamais échangés que de froids saluts et de vaines et quelquefois d’amères paroles… Je me contente d’indiquer le contraste, car j’ai hâte d’arriver à la donnée véritable du livre, à l’idée qui en est sinon le charme, au moins l’intérêt capital et sérieux. Sibylle ne connaît qu’un seul amour dans sa triste existence, et elle meurt volontairement, afin de se dérobera cet amour. Lorsqu’elle était enfant, poussée par une de ces boutades de poésie fantasque dont la solitude était l’unique témoin, elle s’était assise un jour auprès d’une fontaine, coiffée de fleurs sauvages et une baguette en main, de manière à figurer la fée de ce lieu qu’elle croyait désert ; c’est dans cette attitude qu’elle avait eu le joyeux déplaisir d’être surprise par le plus aimable des importuns, un beau jeune homme, du nom de Raoul, qui lui avait baisé galamment la main et avait disparu après cet hommage chevaleresque. Les années s’écoulent et le souvenir de cette apparition reste toujours vivant dans le cœur de Sibylle. Ce n’est pas que ce souvenir y soit violent ou impatient ; non, mais ce qui est plus grave peut-être, il y est endormi. Reverra-t-elle jamais Raoul ? elle n’y songe même pas ; comment les hasards de la destinée pourraient-ils jamais les rapprocher ? Ce souvenir ne lui cause donc ni regrets, ni désirs. Mais à son insu il suffit pour empêcher qu’aucun autre amour ne s’éveille en elle ; il maintient son cœur exempt de trouble et indifférent. De loin en loin, lorsqu’on prononce devant elle ce nom de Raoul, un léger flot de sang vient colorer son visage, et c’est tout. Cet état d’impassibilité aimante, de vague ténacité, pendant lequel, sans bruit et sans en avoir conscience, l’âme se recueille et se prépare à ses passions sérieuses et durables, a été bien observé et bien rendu par M. Feuillet. La passion de Sibylle nous permet aussi de mesurer la distance qui sépare deux sentiments qu’on confond d’ordinaire et qui sont d’ordre très différent. Ce n’est pas ce premier amour des jeunes filles, qu’un romancier a comparé à cette fleur du pêcher qui tombe au plus léger souffle sur le premier passant venu, et qui plus tard n’a d’autre importance dans le souvenir que de marquer la date du premier éveil du cœur. Si cet amour était celui de Sibylle, elle s’en guérirait, mais cet amour date de plus loin que l’adolescence, et il a toute la netteté et toute la fidélité obstinée des souvenirs de l’enfance. C’est Raoul que ses yeux ont rencontré lorsqu’ils se sont ouverts à la lumière ; il est le premier qui ait forcé son attention jusqu’alors sommeillante, le premier qui lui ait fait connaître la sensation de l’étonnement et qui ait imposé la fixité à ses regards jusqu’alors flottants à l’aventure. Contrairement aux amours de jeune fille qui sont passagers comme une ondée d’avril, ces sortes de sentiments, heureusement très rares, sont généralement incurables. N’y eût-il que cette cause, Sibylle ne pourrait guérir. Ce qu’il y a d’étrange et d’original dans le malheur de Sibylle, c’est que l’obstacle à son amour ne lui est pas extérieur ; il vient d’elle-même, de la détermination de sa volonté. Sibylle sacrifie son bonheur et son existence à une raison de conscience. Jeune, elle avait connu les inquiétudes du scepticisme ; mais comme elle avait subi ces tourments avec candeur et sincérité, son âme n’y avait rien perdu de sa fraîcheur et de sa faculté de croire. Elle n’avait jamais perdu la confiance, même dans ses pires moments de doute ; aussi avait-elle retrouvé la foi sans effort. Sibylle était catholique fervente et convaincue. Depuis sa conversion, ses méditations et ses rêveries, sans prendre aucun caractère dogmatique, avaient acquis une fixité qu’elles n’avaient pas connue autrefois. Sibylle s’était habituée à diriger toutes ses pensées vers la religion, et à considérer toutes choses à la lumière de la foi, Alors s’était développé dans son cœur un sentiment qu’on prend quelquefois pour l’intolérance, et qui pourtant n’a rien de commun avec elle : je veux dire cette espèce de fierté défensive qui nous fait considérer, non pas nécessairement comme ennemis, mais comme étrangers, tous ceux qui ne pensent pas comme nous. Quel n’est donc pas son effroi, lorsque, ayant retrouvé Raoul par un hasard inespéré, elle l’entend tenir des discours empreints du scepticisme et de l’athéisme du siècle ! Chacune des paroles du bien-aimé est une blessure pour sa conscience et son cœur. S’il n’était pas le bien-aimé, il ne serait plus, après de tels discours, qu’un étranger indifférent, que sa charité pourrait plaindre et qui l’attristerait sans la blesser ; mais il est le bien-aimé et il se transforme par conséquent en ennemi et en persécuteur. Ainsi, à peine retrouvé, ce rêve d’amour, si longtemps caressé, doit s’envoler. Partagée entre son amour et sa conscience, en proie à une passion qu’elle ne peut vaincre, et à laquelle elle ne veut pas céder, elle meurt doublement victime, et opère par sa mort cette inversion qui eût été nécessaire pour qu’elle vécût et fût heureuse. Telle est la donnée du livre : elle est, je l’ai dit, très controversée à l’heure qu’il est. Beaucoup la trouvent fausse et précieuse, quelques-uns la trouvent empreinte d’intolérance. Comme la foi de Sibylle n’est ni vague, ni chimérique et qu’elle porte un nom très net et très franc, quelques incrédules et même, je le dis à regret, quelques esprits éminents des communions dissidentes ont vu dans la résolution de la jeune fille une apologie de certaines tactiques mondaines. La leçon pratique qui ressort du récit de M. Feuillet, a-t-on imprimé, c’est que pour faire un beau mariage et se pousser dans un certain monde, il est nécessaire de faire d’abord le sacrifice de ses opinions. Critique légère autant qu’injuste, surtout venant d’un esprit aussi éclairé que celui qui l’a exprimée3. Ce qui vous choque, convenez-en, c’est le nom de l’Église à laquelle Sibylle appartient ; mais écartons les noms et les étiquettes, et prenons la donnée en elle-même : nous la trouverons fondée sur la vérité morale et sur la nature. Pour comprendre combien la conduite de Sibylle est loyale et sensée, chacun de nous n’a qu’à descendre en lui-même et à se souvenir de ce qu’il a ressenti lorsqu’il a fait sur une plus petite échelle la même expérience. Combien de fois n’avons-nous pas éprouvé un désappointement amer en découvrant que telle personne vers laquelle nous nous sentions portés par un mouvement de sympathie ne partageait pas notre vie morale ! Elle a parlé, et tout à coup nous avons senti un froid brouillard tomber sur notre âme et notre cœur s’est refermé. Cependant le sentiment que nous éprouvions n’était qu’attrait, bienveillance légère, sympathie superficielle ; que serait-ce donc s’il eût été amour profond, irrésistible, si notre cœur s’était engagé tout entier ! Par suite de quel singulier raisonnement voudrait-on que la passion la plus despotique de toutes fût exempte des exigences que nos cœurs imposent à leurs plus banales affections ? Plus la passion sera forte au contraire, et plus le froid qui nous saisira sera âpre et cuisant. L’étranger indifférent nous choquera, mais le bien-aimé nous fera peur. De quoi donc s’étonne-t-on ? Sibylle fait au nom de l’amour ce que nous faisons chaque jour au nom des affections les plus frivoles. Je vais plus loin et je demande pourquoi les convictions religieuses n’auraient pas les mêmes droits que les convictions politiques ou même les simples convictions littéraires. On sait quelle est la force des haines politiques et la vivacité des antipathies littéraires. Comment, nous traitons des noms les plus odieux l’homme qui ne pense pas comme nous sur le cens électoral, ou qui ne partage pas notre admiration pour notre auteur favori, et cette vivacité de sentiments que nous décorons des plus beaux titres, nous l’appellerions intolérance, lorsqu’elle anime nos opinions-philosophiques ou religieuses ! En quoi d’ailleurs la conduite de Sibylle diffère-t-elle de celle que nous voyons tenir chaque jour par la sagesse mondaine ? A-t-on jamais vu beaucoup d’alliances entre royalistes et terroristes, et lorsqu’elles s’effectuent, ces alliances rie sont-elles pas regardées comme monstrueuses ? Et pour prendre des exemples, plus petits, mais plus instructifs encore, je demande si l’on voit beaucoup de partisans des trois unités et de la tragédie classique choisir leurs gendres parmi les romantiques ? Ces intolérances n’étonnent personne, et l’on voudrait que la foi catholique de Sibylle n’eût pas autant de droit qu’une opinion sur la forme de gouvernement ou la tragédie classique ! Ce serait un singulier temps que le nôtre en vérité, s’il refusait aux sentiments les plus forts, l’amour et la foi, les privilèges qu’il accorde à des sentiments d’ordre inférieur. Et puis se dresse le suprême obstacle.
« Tu ne vis pas de la même vie morale que moi, et nos âmes obéissent à des attractions différentes. Si nos âmes étaient dépouillées de leurs enveloppes charnelles, et laissées libres de suivre leurs attractions, il est trop évident qu’elles ne se rencontreraient pas une seule fois pendant toute la durée de l’éternité. Ces lois d’attraction sont profondément enveloppées et cachées dans la chair, et par conséquent nous ne les voyons pas s’accomplir, mais en existent-elles moins pour cela, et si nous sentons que nous devons être séparés pour l’éternité, ne sommes-nous pas déjà séparés dans le temps ? Qu’est-ce donc que cette alliance que nous poursuivons sinon une illusion odieuse et funeste ? »Sibylle est héroïque, puisqu’elle accomplit contre elle-même le sacrifice de son amour, mais elle est en même temps sage et prudente. Elle agit avec vaillance sans doute, mais elle agit aussi avec intelligence. Encore une fois, le nom de l’Église à laquelle appartient Sibylle importe peu : fût-elle protestante ou schismatique, elle aurait le droit d’agir comme elle agit, au nom de sa foi particulière, et la donnée de M. Feuillet reste vraie, qu’elle soit transportée de l’Église catholique à l’Église protestante, ou même, ce qui est bien plus fort, au simple rationalisme philosophique. Nous connaissons l’objection : ce qui réunit les âmes, c’est la conformité de leur nature, de leur manière de sentir, l’identité de leur substance, et non la conformité d’opinions dogmatiques, qui, selon le temps et les lieux, peuvent être différentes, et qui n’ont par conséquent aucun caractère essentiel. L’objection est très forte, et, pour notre part, nous l’admettons ; mais elle n’est pas applicable au cas de Sibylle. Oui, l’union de Sibylle et de Raoul serait possible, si Raoul, quelles que fussent ses opinions particulières, était chrétien d’esprit et de cœur. Alors son âme serait véritablement formée de la même substance que celle de Sybille, et leurs différences d’opinions n’auraient pas plus d’importance que n’en ont les nuances inévitablement diverses des caractères dans les ménages les plus unis. Si Raoul était de substance chrétienne, Sibylle pourrait lui pardonner aisément toutes ses hérésies, car ces hérésies ne seraient plus qu’un stimulant pour leur intelligence et un aliment pour le feu dont ils brûlent également ; leurs âmes auraient des ailes de couleurs différentes, mais elles auraient le même vol et seraient soulevées des mêmes souffles. Ici il n’y a rien de pareil. Raoul n’a pas dans sa nature le plus léger atome de christianisme ; il est sceptique dans la plus froide acception du mot ; et son incrédulité ne se contente pas d’être tolérante et passive, elle est volontiers agressive et hostile. En l’épousant, Sibylle épouserait non seulement un homme étranger à sa vie morale, mais un ennemi de sa vie morale. J’ai dû me borner à expliquer et à justifier la donnée qui fait l’intérêt moral et philosophique de ce joli roman, et j’ai nécessairement négligé les beaux détails dont il est rempli. J’aurais aimé à appeler l’attention sur les deux plus émouvantes scènes de l’ouvrage, mais il se trouve que ces deux scènes n’ont pas un rapport tout à fait direct avec la donnée fondamentale, et qu’elles n’ont pas besoin d’être rappelées pour l’expression de cette donnée. Ces épisodes nous représentent : l’un, les joies de la vertu triomphante ; l’autre, les crimes et les noirceurs de la passion coupable. La vertu est représentée par la duchesse Blanche de Sauves, cousine de Raoul. C’est une belle scène que celle où la duchesse avoue à Sibylle, qui ne le connaît pas encore, l’amour qu’elle éprouve pour le comte de Chalys, et où, sur le conseil de la jeune fille, elle prend le parti de tout déclarer à son mari. Il y a surtout un trait pris dans le vif de la nature féminine : ce sont les transports de sa joie et les vivacités de son amitié reconnaissante pour Sibylle. La turbulence de cette affection qui va tout de suite aux familiarités de l’amitié intime, l’agitation nerveuse qui naît de l’excès du bonheur et aussi du sentiment du danger couru, la spontanéité de ce besoin d’aimer qui saisit lorsqu’on s’est trouvé en péril de mort, la tendresse humide de larmes et presque orageuse qui s’empare du cœur lorsqu’il vient de triompher de lui-même, toutes ces nuances ont été finement saisies par l’auteur. La passion coupable est représentée par Clotilde du Val Chesnay, une amie d’enfance de Sibylle. Clotilde aimait Raoul ; et lorsqu’elle désespère de s’en faire aimer, elle se venge en se perdant. Elle fait sa victime d’un malheureux médecin positiviste qui s’aperçoit, trop tard pour son bonheur, que le scalpel et les alambics ne rendent pas compte de tous les mystères et n’expliquent pas, par exemple, la diplomatie d’une jolie femme. La scène où elle congédie Louis Gandrax fait un parfait contraste avec celle dont nous venons de parler. Autant la première est attendrissante, autant celle-là est cruelle. On entend bien distinctement l’éclat de cette voix sauvage, et on pourrait noter les intonations des paroles méprisantes sous lesquelles elle foudroie le malheureux. Le roman est écrit dans ce style poétique qui est propre à M. Feuillet, style tout fleuri et cependant sobrement imagé, qui ne laisse rien à désirer pour la délicatesse, mais auquel on voudrait souvent plus de force et de solidité. La trame est quelquefois faible et le tissu se déchire par moments. Un physiologiste (les physiologistes sont à la mode, et nous pouvons, en conséquence, leur emprunter sans bizarrerie quelques-unes de leurs expressions) dirait que M. Feuillet développe la partie nerveuse de son style au détriment de la partie musculaire. Ce défaut d’équilibre, qui n’est qu’à l’état de nuance et qui n’est appréciable que pour les gens du métier, pourrait être, ce nous semble, corrigé sans trop d’efforts. Que dans ses prochains écrits M. Feuillet donne plus d’importance à la partie musculaire de son style ; c’est sur ce point qu’il devrait désormais fixer son attention, car les nerfs n’ont plus rien à lui donner en fait de délicatesse, de grâce et de finesse. C’est sur cette critique bien légère que nous voulons prendre congé de cet ingénieux et poétique esprit.
Novembre 1862.
« La nature a engendré l’homme sans l’avoir conçu, comme une dinde qui a couvé sans le savoir un œuf d’aigle », ou cette autre à laquelle Machiavel aurait applaudi, et qui contient une bonne moitié de la science de tout politique véritable :
« Je ne comprenais pas qu’il y a quelque chose de mieux à faire que de bouder puérilement contre son vainqueur, c’est de reconnaître que ses armes sont bonnes, de les lui prendre et de l’en écraser ». Tout ce guide de conduite pratique écrit par M. de Camors père, parfaitement noble et parfaitement immoral — deux choses moins inconciliables qu’on ne l’imagine communément, — compose cinq pages d’une rare et originale éloquence qu’il sera difficile à M. Feuillet de dépasser jamais. Le jour où M. de Camors rendait l’âme, et avant que son testament philosophique fût parvenu à son adresse, ses détestables doctrines recevaient la plus révoltante des applications en même temps que le plus concluant des démentis. À la minute peut-être où ce père coupable portait à sa tempe un pistolet pour se dispenser de l’ennui des jours qui lui restaient, Louis de Camors, pour tromper de son côté l’ennui de sa jeune oisiveté, glissait froidement le déshonneur chez Mme Lescande, la femme de son ami d’enfance. Cette séduction vulgaire qui ne mérite même pas le nom de surprise des sens, le pardieu cruel qui sert de réponse à l’interrogation de la jeune femme confuse, l’apostrophe franche, impitoyable, éloquente, qui accompagne cette réponse, ont soulevé bien des critiques, — quelques-unes naïves, d’autres subtiles, toutes fort injustes ; ce fameux pardieu est pour nous, dans ses trois syllabes si souvent employées d’une façon banale, la preuve la plus certaine de génie dramatique que M. Feuillet ait donnée. En une interjection plus rapide qu’un éclair, un caractère très difficile à comprendre et à expliquer est posé, vu, pénétré ; après ce pardieu si synthétique, qui dit tant de choses, on connaît le personnage sans qu’il ait besoin de s’expliquer davantage, âme, cœur, intelligence, éducation, habitudes ; on devine d’où il part, on conjecture où il ira. Je ne sais pas pour ma part de personnage posé d’une manière aussi rapide et par un coup de main plus adroit. Ce pardieu est déjà et mérite de rester célèbre dans la littérature contemporaine. L’expiation originale, mais témoignage d’une âme noble en dépit de son excentricité, qu’invente M. de Camors pour se punir du lâche outrage qu’il a infligé à son ami Lescande a eu l’honneur de soulever l’incrédulité de plusieurs critiques dont le jugement est fait pour être tenu en très sérieuse estime. Ces critiques se sont demandé deux choses : la première, s’il est vrai qu’en l’an 1867 il existât encore des gentilshommes, et dans le cas où il en existerait encore, s’ils avaient le pouvoir que leur attribue M. Feuillet ; la seconde, s’il serait possible de trouver dans le peuple issu de la Révolution française un chiffonnier capable de la très innocente, mais très malpropre action commise par le nocturne industriel que M. de Camors charge de venger la morale sur sa personne. Je dois avouer — peut-être par suite de mon peu d’expérience de la société contemporaine, — que je tiens pour vrais l’un et l’autre fait. Je crois que les gentilshommes existent en l’an 1867 tout aussi certainement qu’en l’an 1767, avec un pouvoir moins extérieur, moins nominal, moins bruyant, mais tout aussi certain. Comment d’ailleurs n’existeraient-ils pas ? Est-ce parce que la société est devenue démocratique ? mais il est un fait qu’ont pu remarquer dans l’histoire tous ceux qui aiment à y chercher comment les forces sociales se conservent et se détruisent, c’est que, lorsque les vieilles sociétés se transforment, que, d’aristocratiques qu’elles étaient, par exemple, elles deviennent démocratiques, elles changent de peau, mais non de chair et de substance, et que la destruction des formes n’entraîne pas la destruction des réalités qu’elles enveloppaient. Quand une société démocratique a son origine autre part que dans la démocratie, ce qui est le cas de la société française, les anciens possesseurs du pouvoir, loin de perdre aux changements survenus, y gagnent au contraire en influence, ce qui aboutit à ce paradoxe apparent, que la noblesse est d’autant plus forte dans une société renouvelée que les institutions sont plus favorables à l’égalité. Je n’ai pas besoin de rappeler aux critiques érudits auxquels s’adresse cette observation le phénomène instructif que présentèrent les longs siècles de Rome impériale. Plus la société romaine devint démocratique, plus les anciennes familles sénatoriales et consulaires fortifièrent leur influence, et plus aussi elles devinrent exclusives et tranchèrent sur le reste de la nation. La cause de ce phénomène, c’est précisément la différence d’origine entre les aristocraties et les sociétés démocratiques auxquelles elles sont mêlées : dans de telles sociétés, celui qui ne doit pas son origine à l’égalité est le seul dont les titres ne seront pas discutés et débattus, et le pouvoir lui appartiendra par cela même qu’il échappe au milieu commun, car les hommes n’obéissent pas volontiers à leurs égaux, et ils souffriront d’être commandés par celui qu’ils haïssent, pourvu que celui-là n’ait rien à démêler avec eux, plutôt que par celui qu’ils peuvent traiter en frère. Ce phénomène, nous pouvons l’observer chaque jour dans la vie privée ; il est donc d’autant plus explicable dans l’ordre politique. Mille faits divers contribuent à le créer, je me contente d’en nommer deux : le premier, c’est que le pouvoir des égaux sur les égaux est d’ordinaire très dur, tandis qu’une douceur réelle dans le commandement résulte de l’inégalité qui provient de la diversité d’origine. Plus un homme est séparé de nous, plus nous sommes disposés envers lui à la tolérance. Le second fait résulte précisément d’un amour trop jaloux de l’égalité et de la défiance soupçonneuse qui distingue les démocraties. En effet, l’exercice du commandement, ne fùt-il que de quelques heures, suspend temporairement l’égalité ; lors donc que nous l’accordons à un égal, il nous semble que nous lui créons sur nous un privilège dont s’irrite la malignité naturelle de notre jalousie, tandis que nous n’éprouvons aucun sentiment de ce genre lorsque le pouvoir est exercé par celui qui se réclame d’un autre droit que nous. Je sais bien qu’on peut me citer l’exemple contraire des États-Unis ; mais les États-Unis sont une société neuve et non renouvelée, dont l’origine est démocratique et où, tous les citoyens étant de même condition, il n’y a de choix qu’entre des égaux véritables. Tel n’est pas le cas de nos vieilles sociétés européennes ; aussi peut-on tenir pour assuré que, dans ces sociétés, à mesure que la démocratie s’étendra davantage, l’exercice réel sinon nominal du pouvoir deviendra le privilège de plus en plus exclusif des familles historiques. Quant à l’action fort malpropre, mais nullement déshonorante du chiffonnier, lorsqu’il ramasse avec les dents le louis que M. de Camors a laissé rouler au ruisseau, elle s’explique fort naturellement, et je ne vois pas qu’elle calomnie en rien la fierté que les principes de 89 ont pu faire naître chez notre nation. Si la Révolution française avait développé les sentiments nobles au degré où le critique auquel nous soumettons ces observations croit qu’elle les a développés, il est une foule d’institutions dont nous pourrions dégrever notre budget. On trouve bien sous l’empire de ces sentiments des gens capables d’actions criminelles, comment donc ne trouverait-on pas des gens capables d’actions basses ou simplement malpropres ? D’ailleurs le chiffonnier de M. Feuillet, tout en commettant cette action, ne démérite pas de son titre de fils de la Révolution, car il affirme sa qualité d’homme libre par le regard de colère qu’il lance à son singulier bienfaiteur et par la vigueur du soufflet qu’il lui applique sur son invitation. Toute la partie intermédiaire du roman, depuis la visite de M. de Camors au château du général de Campvallon jusqu’à la scène de l’orage, présente une suite de tableaux d’un coloris lin et gai, d’esquisses enlevées avec une vivacité spirituelle, et de sentiments d’un caractère moyen qui ne dépassent pas la portée de cet honnête attendrissement, dont M. Feuillet nous a si souvent fait comprendre la douceur. Rien dans ces scènes ne fait prévoir le caractère violent et sombre de la dernière partie qui acquiert ainsi, grâce à l’habileté avec laquelle. M. Feuillet a dérouté son lecteur, toute la puissance de l’imprévu. Je ne saurais mieux comparer l’émotion que l’on éprouve en passant de la seconde à la troisième partie du récit qu’à la surprise qui nous saisit lorsque, après nous être promenés dans un pare à travers les allées d’un méandre fleuri que nous supposions, devoir nous conduire à un élysée, nous nous sommes brusquement trouvés en face des horreurs d’une Forêt-Noire. Nul ne peut deviner que cette marquise de Campvallon, que nous voyons apparaître avec une franchise si noble, renferme un monstre. Nul ne peut soupçonner que cette charmante Marie de Tècle, que nous voyons rose encore au bouton, est destinée à s’épanouir et à s’effeuiller sous les rafales meurtrières qui l’attendent. Toute l’attention du lecteur se porte sur Mme de Tècle : c’est elle qu’il désigne comme l’héroïne du roman, elle dont il se dispose à contempler les combats et la vertueuse vaillance ; mais subitement un coup de tonnerre retentit, et le roman, — pareil à ces journées d’été dont le milieu suspend les inquiétudes que donnait leur aurore et qui finissent par l’orage redouté, après nous avoir promenés sournoisement sous une douce lumière, tient brusquement les promesses de son début et se termine sous un astre sanglant. Un mot sur le caractère de Mme de Tècle. Sa vertu est-elle vraiment d’aussi bon aloi que nous l’affirme M. Feuillet, et le diable perd-il grand-chose au prétendu sacrifice qu’elle fait de son amour ? La compensation qu’elle imagine pour dédommager M. de Camors de n’avoir pu obtenir cet amour n’est-elle pas encore une forme subtile de sa passion, et une veine de secrète corruption ne trouve-t-elle pas moyen de se glisser au sein de cette pureté ? Cette mère enfin est-elle bien prudente ? Eh quoi ! elle résiste à M. de Camors pour son propre compte en avouant son regret de ne pouvoir céder, et le moyen qu’elle trouve pour se débarrasser de sa passion, c’est de destiner sa fille à l’homme qu’elle aurait voulu aimer, de l’élever expressément pour lui pendant de longues années ! Quel singulier moyen de délivrer son cœur que d’établir à demeure dans sa vie la pensée d’un être adoré ! Ce qu’elle verra à tout instant à travers sa fille, ce sera l’image de l’amant refusé à regret ; le moindre de ses conseils sera inspiré par son propre désir de plaire à M. de Camors ; ce qu’elle enseignera à sa fille involontairement, ce sont les séductions, les amorces que son propre cœur aurait inventées ; ce qu’elle réprimandera chez sa fille, c’est tout ce qu’elle sentira instinctivement devoir déplaire à M. de Camors. Puis, une fois cette éducation parachevée, une fois qu’elle aura fait sa fille à la propre image de son amour à elle, elle habitera auprès de ce gendre aimé avec tant de subtilité et tant de persévérance. Elle partagera son cœur entre sa fille et son gendre ; mais est-elle bien sûre de tenir la balance exacte ? Chaque jour elle le verra, et, rivale discrète, mais réelle de sa fille, son cœur sera sans cesse ému d’un chatouillement de tendresse qui pourra bien être une sensation des plus fines, mais qui sera à coup sûr une sensation des plus malsaines. Enfin dirai-je que Mme de Tècle me paraîtrait beaucoup plus vertueuse en cédant pour son propre compte qu’en élevant sa fille pour M. de Camors ? Elle sait en partie ce qu’il est, et à l’aide de son tact féminin elle peut deviner ce dont il est capable. Or il est des choses que l’on oserait volontiers pour soi-même et qu’on ferait cependant tout au monde pour éviter à ceux qui nous sont chers. La plus vertueuse des femmes pourra s’éprendre d’un homme du caractère de M. de Camors et ne pas même reculer devant l’idée de se perdre ; mais il serait douteux qu’elle voulût confier le bonheur de sa fille à l’homme pour lequel elle sacrifierait le sien. Là où la femme oserait, la mère reculerait. La dernière partie du roman s’ouvre de la manière la plus dramatique par la scène de l’orage, exacte représentation de la tempête qui va se lever et foudroyer tant d’âmes. La marquise de Campvallon s’y révèle pour la première fois dans toute sa nature démoniaque ; c’est bien ainsi, à la lueur des éclairs et au grondement du tonnerre, que la magicienne devait faire sa véritable entrée. À partir de cette scène, Louis de Camors est sous le coup de sortilèges bien puissants, et cependant il dépend de lui de succomber ou de triompher. Une âme plus faible, plus naïve, plus ignorante du monde, serait inévitablement perdue ; mais l’âme que nous lui connaissons est de trempe à résister à de tels assauts. Il a calculé toute la série probable des actions criminelles auxquelles il sera entraîné, et il s’y engage résolument ; aussi, au lieu de nous attendrir comme une victime, nous épouvante-t-il comme un coupable. Aucune sympathie ne s’attache à lui, cependant nous le suivons jusqu’au bout dans sa carrière criminelle avec une curiosité ardente que j’oserai qualifier de philosophique. C’est comme un cours de logique qui aurait pris tout à coup la forme du drame ; nous regardons se dérouler les inévitables conséquences d’un faux point de départ, d’un acte commis par la seule volonté et auquel la conscience n’a pas concouru. La progression de perversité des deux coupables nous est déroulée anneau par anneau, dans toute l’étendue de la chaîne. M. Feuillet nous a fait toucher du doigt combien est mince la cloison qui sépare le crime du simple péché. Quelques lecteurs se sont récriés devant ce mot dit tout bas à l’oreille de M. de Camors, chuchotement où l’on surprend trop bien les deux syllabes qui forment le mot poison ; c’est que ces lecteurs ignorent peut-être à quel point l’âme humaine se met rapidement au niveau de toutes les situations, aussi terribles qu’elles soient, s’habitue à respirer à l’aise dans toute atmosphère. Pour devenir volontairement criminel, il peut suffire de l’avoir été involontairement. Certes Mme de Campvallon et M. de Camors n’avaient aucune intention d’assassiner le vieux général ; cependant ils ont été véritablement ses assassins, et à partir de ce moment ils sont obligés de respirer dans l’atmosphère de meurtre qu’ils ont créée. Leurs âmes se familiarisent ainsi avec la pensée du crime, et celle qui se trouve le plus rapidement au niveau de cette affreuse situation, c’est la plus sensible, la plus fébrile, la plus pénétrable, celle qui appartient au sexe auquel la littérature doit Médée, lady Macbeth et Mme de Merteuil. Quel nom je viens d’écrire là ! et cependant je ne l’effacerai pas. Mme de Campvallon est en effet le portrait de scélérate le plus ferme qu’on ait tracé dans la littérature depuis le sinistre chef-d’œuvre de Laclos. Mme de Merteuil n’a pas une présence d’esprit plus redoutable que Mme de Campvallon, sa main n’a pas rivé Valmont à sa chaîne avec plus d’adresse et de vigueur que Mme de Campvallon n’a rivé Camors à la sienne, et la petite Cécile Volange est une victime moins touchante que Marie de Tècle. Mais Mme de Campvallon possède un mérite que ne possède pas Mme de Merteuil, c’est que, malgré ses crimes, elle retient une partie de la sympathie du lecteur. Moins profonde que Mme de Merteuil, elle met dans le mal plus d’entraînement ; elle n’est pas scélérate par machiavélisme politique, mais elle porte dans le crime les instincts et les facultés qui font les artistes. Mme de Campvallon est une personne d’une âme rare autant que dangereuse, dont la nature est tout entière dans l’imagination, et qui mesure ce qu’elle est en droit d’exiger de son amant d’après le type de passion qu’elle s’est formé en pensée, et auquel elle est pour sa part décidée à rester fidèle, coûte que coûte. Lorsqu’on la voit apparaître pour la première fois au château de Campvallon si fière et si noble, qui oserait soupçonner qu’elle peut contenir un monstre ? Mais, pour qui sait bien comprendre, il n’y a pas contradiction entre ce personnage du début et le personnage de la dernière partie. Tout ce caractère est contenu dans un seul fait, la décision hardie et franche avec laquelle elle vient offrir sa main à son cousin ; cette même franchise qu’elle avait en pleine innocence, elle la conserve au milieu du crime, et quand elle chuchote le terrible mot à l’oreille de Camors, c’est avec autant de loyauté, s’il nous est permis d’employer cette expression, qu’elle lui avait fait autrefois l’offre de sa main. Maintenant oserai-je dire à l’auteur que cette dernière partie, si dramatique, me semble un peu concise ? Les scènes qui la composent sont une série de dessins plutôt qu’une succession de tableaux. L’auteur s’est contenté d’esquisser les situations, en marquant d’un coup de crayon vigoureux les traits de caractère qu’il voulait faire saillir ou les points sur lesquels il voulait faire porter l’attention du lecteur. Rien n’est imparfait sans doute ; mais tout est rapide, et l’on dirait qu’arrivé à une certaine partie de son récit, M. Feuillet a éprouvé comme un besoin de quitter un sujet qui peut-être pesait à son cœur. Cette rapidité frappe d’autant plus qu’elle fait contraste avec le développement que l’auteur a donné aux deux parties précédentes, notamment à la partie intermédiaire. Puisque la mention de cette partie intermédiaire nous permet de revenir sur nos pas, n’oublions pas de payer le tribut de justes éloges qu’ils réclament à l’excellent portrait de M. Des Rameures, le citateur de Virgile, et aux conversations politiques du cénacle de provinciaux dont il est le président. Certes l’éloge sera aussi complet que possible, si je dis que ce provincial légitimiste peut soutenir la comparaison avec les magistrats de comté jacobites de Walter Scott, et que ces conversations sur Paris et la province m’ont rappelé sans désavantage aucun les nombreuses et si amusantes conversations où les squires du vieux parti tory se lamentent sur le désordre qui règne à bord du vaisseau de la vieille Angleterre depuis que les rats du Hanovre s’y sont introduits. Je veux signaler encore dans cette partie intermédiaire un passage charmant, la déclaration de M. de Camors à Mme de Tècle, où l’auteur s’est évidemment inspiré de Shakespeare. Dans ce passage, il a repris le thème musical que dans le Conte d’hiver le prince Florizel développe devant Perdita. Lorsque M. de Camors dit à Mme de Tècle :
« Quand vous marchez, quand vous souriez, quand vous parlez, vous êtes charmante ; … dans les devoirs les plus vulgaires de chaque jour, vous affectez une grâce sacrée, … »il ne fait que traduire librement les pensées de Florizel dans le ravissant passage qui commence par ces paroles :
La rencontre est-elle fortuite ? Eh bien ! elle n’en fait vraiment que plus d’honneur à M. Feuillet, puisqu’il a pu sans y prendre garde se trouver sur le terrain de Shakespeare. M. de Camors restera la peinture la plus forte et la plus vraie qu’on ait tracée de ces existences toutes dévouées au démon du monde, si brillantes en apparence et dont les triomphes coupables se payent par de si cruelles expiations. Et maintenant M. Feuillet me permettra-t-il de lui faire entendre l’expression d’un désir qui prend sa source dans la sympathie que m’inspire son talent ? Il a montré depuis longtemps qu’il était maître souverain dans le domaine de la grâce, de la délicatesse, des sentiments aimables et subtils. La première expression de son talent a été la peinture de ce que j’appellerai l’âme humaine bien apprise ; puis, abordant résolument les sophismes du cœur et les vices de l’imagination, il nous a donné des peintures énergiques de la nature humaine mondaine. Eh bien ! qu’il monte encore un degré plus haut, et qu’il donne accès en lui à l’ambition de comprendre et d’exprimer la très grande nature humaine, celle où l’estampille divine est visible, dont les vertus et les vices portent également le sceau de la puissance et de la fécondité. Une pareille tentative serait vraiment originale, car ce qui manque dans notre littérature d’imagination, c’est précisément l’expression de cette grande nature humaine qui est aujourd’hui mise en oubli aussi complètement que si elle n’avait jamais eu ses peintres, et n’avait pas fourni à elle seule la presque totalité des éléments de la littérature d’imagination jusqu’à notre époque. Je sais bien que le genre aujourd’hui en faveur, celui-là même que M. Feuillet cultive avec tant de succès, c’est-à-dire le roman, n’est pas celui auquel on reconnaît le droit d’exprimer cette grande nature humaine ; mais je crois que cette opinion n’est, comme tant d’autres, qu’un déni de justice, et que cette forme du roman est capable de contenir plus encore que l’observation minutieuse des sentiments moyens de l’humanité ou la description éloquente des passions mondaines. L’expérience n’en a-t-elle pas été faite d’ailleurs ? Lorsque accidentellement un homme de génie a voulu se servir de ce genre pour exprimer, non plus ce qu’il avait vu et observé, mais ce qu’il avait rêvé ou deviné de la nature humaine, il l’a trouvé aussi complaisant à ses pensées que le genre réputé le plus noble. Je n’ai pas besoin de citer des noms et des titres qui sont dans toutes les mémoires, un Goethe, un Chateaubriand ; mais pour prendre un exemple récent, lorsqu’il y a quelque vingt ans une jeune Anglaise pauvre et sauvage, perdue dans un coin du Yorkshire, voulut exprimer tout ce qu’elle avait rêvé de cette nature humaine dont elle ne connaissait pas les raffinements civilisés et les passions mondaines, est-ce que cette forme du roman ne lui fut pas suffisante pour créer d’emblée un personnage de la race de Mirabeau et un personnage de la race de Calvin, c’est-à-dire pour exprimer tout ce que l’instinct a de plus pathétique et la volonté de plus redoutable ? Que M. Feuillet, élargissant encore le cadre de ce genre où il est passé maître, nous présente donc une troisième forme de son talent, qu’il ait l’ambition d’exprimer cette nature humaine que l’observation quotidienne ne nous montre jamais, et dont la vie mondaine nous présente tout au plus des ombres, celle que nous n’atteignons que par le rêve et la méditation, mais qui est aussi certaine qu’elle est cachée, car son existence nous est attestée à la fois par les impérieuses affirmations de la raison et par le témoignage de l’histoire, cette austère consolatrice en qui les âmes viriles trouvent la certitude de leurs songes et puisent la fermeté de leur foi en l’humanité.
Janvier 1868.
la plupart des systèmes sont bien moins faux dans ce qu’ils affirment que dans ce qu’ils nient.Cette parole est vraie ailleurs qu’en philosophie, et M. Cherbuliez vient de prouver qu’elle trouvait son application dans l’art. Un jour viendra sans doute où l’on se demandera si elle n’est pas également vraie en politique et en religion. La marquise s’est éprise d’un des chevaux de Phidias. Le lecteur trouvera en tête du volume le portrait de cet animal vraiment distingué et qui fait honneur au goût de son admiratrice. Le temps envieux a outragé et mutilé sa beauté, et s’il pouvait parler, il dirait sans doute, lui aussi, comme le poète italien : Non son che io era. Avec un peu d’imagination et de bonne volonté, il serait facile de lire quelque chose de ce douloureux sentiment dans l’ardeur sombre qui anime sa tête nerveuse, et l’on dirait que ce sentiment est aussi partagé par son cavalier, beau Grec coiffé du pilos arcadien, dont la tête légèrement penchée en avant est empreinte d’une mélancolie tranquille et dédaigneuse. Un soir que la société est réunie près du Parthénon, la marquise, qui s’ennuie plus que de coutume, propose une joute oratoire en l’honneur de ce cheval bien-aimé ; chacun des concurrents vient donc à son tour célébrer les louanges de ce favori. Comme nous approuvons sans réserve les idées que les quatre concurrents expriment tour à tour, notre tâche se trouve fort simplifiée. Nous nous contenterons de présenter ces idées au lecteur, et si de temps à autre nous prenons la parole en notre nom, ce ne sera que pour les marquer et les accentuer davantage. Nos paroles ne seront pour ainsi dire que de rapides parabases — pardon de ce mot pédantesque, mais nous sommes à Athènes, — chargées d’enfoncer dans l’esprit de l’auditeur les vérités qui lui sont exprimées. L’orateur qui prend le premier la parole s’attache à rechercher le secret de la beauté de ce cheval. Et d’abord il se heurte contre l’obstacle qui se présente à la première inspection d’une grande œuvre d’art :
« Il n’est personne qui, considérant ce cheval, ne se soit surpris à oublier qu’il est de marbre, et, se le représentant doué de vie, ne l’ait admiré non comme une création de l’art, mais comme un ouvrage de la nature… Et cependant il n’est que faire de le considérer longtemps pour s’assurer qu’il est autre chose qu’une admirable copie faite d’après nature. Quant à moi, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne puis me souvenir d’en avoir vu de pareil, et je me persuade qu’il n’en existera jamais, tant il y a en lui je ne sais quelle perfection que la nature ne saurait égaler. »Ainsi donc voici un cheval qui est naturel, et qui cependant dépasse la nature ; c’est en quelque sorte un cheval idéal, et cependant c’est un cheval réel. Il y a là une contradiction, à ce qu’il semble. L’artiste n’a pas dû prendre son modèle dans la nature, puisque nous venons de voir que la nature ne pouvait le lui fournir, et cependant il ne l’a pas pris dans sa pensée, puisque nous venons de reconnaître-que ce cheval a tous les attributs de la vie et de la nature. Ce cheval n’est pas né d’une imitation laborieuse, il n’est pas né davantage d’une conception purement intellectuelle. Phidias, pour le créer, aurait-il obéi aux règles prescrites par certains rhéteurs superficiels qui conseillent à l’artiste d’emprunter à tous les modèles qui posent devant lui ce qu’ils offrent de beauté, et qui croient que le meilleur moyen d’obtenir un ensemble irréprochable est de combiner ensemble toutes les perfections de détail qu’ils ont observées chez divers individus de même famille ? L’orateur examine rapidement cette théorie, qui soutient mal l’examen, et l’écarté aussitôt. Assurément Phidias a eu l’occasion et le loisir d’étudier, soit à Athènes, soit à Olympie, d’innombrables échantillons de la race chevaline ; mais il était trop grand artiste pour ignorer que la première loi de l’art, c’est l’unité. Il n’a pas pu prêter un instant d’attention à cette méthode à la fois enfantine et sophistique, qui, si elle était appliquée, ne pourrait produire que des monstres. Non, pour créer ce cheval idéal, il n’a pas emprunté à tel modèle la croupe, à tel autre la tête, à tel autre encore le sabot ;
« car il savait de naissance, le divin sculpteur, que tout se tient dans l’art comme dans la vie, et que tout ce qui vit, tout ce qui mérite de vivre se compose, non de pièces rapportées, mais de parties intimement liées qui se supposent toutes les unes les autres, et toutes se rapportent à une même fin ». Ainsi ce cheval n’est pas une combinaison de perfections rapportées, c’est un individu dont toutes les parties sont rigoureusement unies d’après les lois de la vie. Pas plus que M. Cherbuliez, nous n’admettons en matière d’art la méthode éclectique ; toutefois nous ferons une sorte de réserve à cet égard, car l’éclectisme joue un très grand rôle dans le travail de l’artiste ; seulement cet éclectisme, au lieu d’être volontaire, libre et réfléchi, est involontaire, latent, obscur et instinctif. La grande erreur de ceux qui recommandent la méthode éclectique, c’est de croire que l’artiste peut choisir librement, de parti pris, avec détermination ; c’est de croire que l’agent de cette combinaison est actif et volontaire tandis qu’il est au contraire aveugle et passif ; c’est d’attribuer à la volonté le rôle qui appartient à la mémoire. Ce travail de combinaison des détails observés par l’artiste s’opère non par juxtaposition, mais par fusion intérieure, par fermentation intellectuelle. Tous ces détails, une fois reçus par la mémoire, sont fondus au feu de l’imagination à l’insu même de l’artiste, et de cette fusion d’éléments contraires naissent des images combinées et des visions complexes, assez semblables au fameux métal de Corinthe. Ce mélange s’opère au moyen d’une force inhérente à l’artiste sans doute, mais aussi indépendante de sa volonté que la force de sécrétion ou la force de digestion. Un tel travail ne peut s’opérer qu’à la condition que l’homme ne s’en mêlera pas, qu’il laissera agir en lui la nature, et qu’il attendra la volonté des dieux. L’artiste doit observer la nature avec une sorte d’insouciance désintéressée, sans intention préconçue ni arrière-pensée d’utiliser ses observations. La nature est une déesse riche et puissante, qui n’aime pas à recevoir des ordres et à travailler sur commande ; mais si vous êtes assez sage pour jouir avec une paresse religieuse de toutes les beautés que vous offre le monde, un jour l’imagination vous les représentera transformées de manière à vous étonner et à vous faire dire : Où donc mon esprit a-t-il vu ces choses ? Tous les détails observés par vous trouveront leur emploi à leur heure, et la mémoire vous les rendra fidèlement lorsque vous en aurez besoin. Puisque le cheval idéal n’est pas un composé artificiel de perfections, il faut de toute nécessité qu’il soit un individu et, s’il est un individu, il doit se rattacher, comme tous les individus, à une famille quelconque. De quelle race sort-il ? La plus superficielle attention suffit pour démontrer que ce cheval, dont la nature n’a jamais fourni le modèle, appartient cependant à la race des chevaux barbes ; mais pourquoi donc Phidias a-t-il choisi le cheval barbe ? Serait-ce qu’il le regardait comme le type suprême de la beauté chevaline ? Quoi ! c’est là le type de la beauté chevaline, ce petit cheval maigre, osseux, nerveux, dont les Romains se moquèrent la première fois qu’ils aperçurent les cavaliers numides, et auquel de tout temps les hommes, dupes des formes majestueuses et pompeuses, préférèrent les chevaux aux encolures massives et à la croupe charnue ? Oui le cheval barbe était considéré par les Grecs comme le type accompli de la beauté chevaline, car c’est celui que sculpta Phidias et que décrivit Xénophon. Peut-être ne le préférèrent-ils que parce qu’ils reconnurent dans sa beauté une-certaine ressemblance avec-la beauté de leur propre génie. Et, en effet, ne vous semble-t-il pas qu’il y a une analogie très frappante entre les formes du cheval barbe et les caractères du génie grec ? Des deux côtés, c’est la même souplesse, la même agilité, la même libre ardeur ; le cheval barbe et le génie grec ont tout en commun, tout jusqu’à cette maigreur nerveuse et cette sécheresse gracieuse qui ne se peuvent comparer qu’à la maigreur et à la sécheresse de l’adolescence. Le cheval barbe, qui est le plus intelligent des chevaux, devait être la monture naturelle du plus intelligent des peuples. Si la théorie d’Empédocle est vraie, s’il y a une âme dans le sang, ce cheval a une âme. Regardez attentivement, et vous éprouverez un étonnement mêlé d’effroi : il a quelque chose d’humain, il connaît ses ressources et sa force, il modère librement son ardeur, il sait qu’il fait partie d’un cortège religieux. À quels signes reconnaît-on les âmes, si ce cheval n’en possède pas une ? Voilà l’individualité de notre cheval bien constatée ; mais cette âme qu’il semble posséder, c’est sans doute le sculpteur qui la lui a donnée. Phidias n’a pas trouvé dans la nature cette physionomie presque humaine et ce regard qui est presque un langage. Eh bien ! non, ce cheval est redevable de son âme non au sculpteur, mais aux méthodes grecques d’équitation. Ce n’est pas le buveur d’air du Sahara, c’est un cheval barbe dressé selon les méthodes de Cimon et de Xénophon. C’est donc la civilisation athénienne qui en a fourni le modèle à Phidias ainsi que le fait remarquer M. Cherbuliez dans quelques pages ingénieuses et vraiment profondes. Il a en lui quelque chose de l’éducation athénienne, et c’est de là que lui vient en partie sa beauté. Il a été soumis à une discipline douce et presque volontaire. Son ardeur n’a jamais été maîtrisée, mais conseillée ; son impétuosité n’a jamais été punie, mais réglée. Il n’a pas connu les mauvais traitements, ni les injures, et c’est pourquoi il a une âme qu’il partage avec son cavalier auquel il est soumis, non comme un esclave, mais comme un ami qui se donne librement. Vraiment l’idéalité de ce cheval nous paraît fort compromise. Comment ! après avoir reconnu qu’il ne se rencontrait pas dans la nature, nous avons découvert successivement qu’il appartenait à une race, à un temps déterminés, qu’il avait reçu une éducation particulière ! Il est entouré de tous les accidents de temps et de lieu, limité par les circonstances les plus étroites. Ce n’est donc pas un cheval idéal et absolu, puisqu’on ne peut l’abstraire du temps et de l’espace. Il est fait à coup sûr pour dérouter beaucoup d’honorables personnes pour lesquelles idéal est synonyme d’abstrait, et qui croient volontiers qu’une œuvre est d’autant plus universelle qu’elle est plus indéterminée. Un caractère d’indétermination, d’idéalité métaphysique, loin d’être une preuve du génie de l’artiste, est au contraire une preuve de son impuissance et de sa faiblesse. Dans les arts, rien de grand sans individualité vigoureuse et sans limitation énergique, Rien n’est funeste à l’intelligence des arts et à l’imagination de l’artiste comme cette croyance que les personnages créés par le peintre ou par le sculpteur doivent être des types généraux et non des individus. Que ce personnage s’élève, s’il le peut, jusqu’à la hauteur d’un type, je n’y contredis pas, mais il ne doit se permettre d’être un type qu’après avoir été un individu ; il ne doit se rattacher à la vie générale qu’après avoir montré, qu’il vit d’une existence individuelle. Je veux savoir avec précision quelles sont les circonstances de sa vie, les particularités de son caractère, ses habitudes physiques et morales, tout enfin, jusqu’à la nuance de sa chevelure et à la couleur de ses yeux. Je veux pouvoir le mesurer de mon regard, le toucher de ma main, le nommer par son nom. Est-il à craindre que la conception de l’artiste perde par cette individualisation sa profondeur morale et sa signification éternelle ? Non, si l’artiste est un artiste véritable, il n’y a rien de pareil à redouter, car voici le miracle qu’il doit accomplir, c’est de douer d’une âme vivante l’individu, qu’il a si strictement enfermé dans les circonstances de temps et de lieu. S’il sait opérer ce miracle, le personnage qu’il aura créé jouira du privilège de l’âme, c’est-à-dire de l’immortalité et de la puissance de transformation. Alors il aura vraiment une grandeur éternelle ; il sera plus et mieux qu’un type, car le type suppose une systématisation de ce qui ne doit pas être systématisé, une limitation de ce qui ne doit pas être limité ; il suppose que la vie morale s’est figée et cristallisée en une certaine forme, et que ses eaux, qui sont faites pour couler sans obstacles, ont rencontré une barrière artificielle qui les a arrêtées. Le personnage créé par un grand artiste au contraire, en même temps qu’il s’offrira à notre imagination emprisonné dans les circonstances les plus précises, ne connaîtra aucune entrave morale. Il sera comme ces hommes remarquables qui, dans l’étroite enceinte d’un salon ou d’un atelier, nous entraînent avec le courant de leur parole, nous portent sur les flots de leur âme jusqu’à l’océan de l’être universel avec lequel ils communiquent. Nous nous imaginions les connaître parce que nous nommions chacune des particularités extérieures qui les distinguaient, et voilà que par derrière l’homme que nous connaissions nous en apercevons un second, et par derrière celui-là un autre encore. Il en est de même des œuvres créées par les grands artistes ; elles appartiennent à une époque et à un pays particuliers, mais les hommes de tous les temps et de tous les lieux viendront converser avec elles sans épuiser jamais leur signification. Elles changeront d’âge en âge et se révéleront toujours sous de nouveaux aspects. Le signe auquel on reconnaît les grandes œuvres, c’est l’union de la vie morale la plus abondante avec l’individualité la plus précise. En quoi consiste donc cet élément idéal que nous apercevons dans les œuvres d’art, puisque l’exemple du cheval de Phidias nous montre que l’artiste, quelque grand qu’il soit, ne fait pas autre chose que reproduire et interpréter la nature ? Cet idéal consiste dans le sentiment qui anime l’artiste, et ce sentiment, c’est la sympathie. La chose qu’il crée n’est pas idéale parce qu’elle est au-dessus de la nature, elle est idéale parce qu’il a aimé son modèle vivant, et que son amour a doublé la beauté qui lui était propre. C’est parce qu’il aime que l’artiste comprend les secrets du monde ; éclairé par le génie de la sympathie, il devine ce qu’il ne voit pas et pénètre les intimes opérations de la nature ; il perce les surfaces et va saisir amoureusement les âmes cachées. Ivre de cette beauté invisible que les hommes n’aperçoivent pas et que lui a pu surprendre, il la raconte ou la traduit avec enthousiasme, et aussitôt il se fait une lumière divine qui éclaire la place où il a passé. Alors toutes les âmes en qui dormaient les forces de sympathie que l’amour y a déposées à leur naissance, qui se poursuivaient comme en rêve, s’appelaient par des paroles languissantes et s’efforçaient vainement de se nommer, éveillées par cette voix puissante, reconnaissent le langage qu’elles avaient inutilement cherché et accourent à son appel. Ainsi l’amour est l’âme même de l’art, et plus cet amour est fort, plus l’artiste est grand ; plus il est étendu, plus l’artiste est universel. Si sa sympathie ne le porte que vers un certain ordre de choses, il ne sera jamais qu’un artiste inférieur ; si elle ne dure qu’un instant, on dira de lui : « Il fut artiste un tel jour », car c’est en vain qu’il s’efforcera de comprendre les choses qu’il n’aime pas ou celles qu’il n’aime plus. Voilà quel est l’idéal dans les arts ; ce n’est pas une conception abstraite du cerveau, c’est un sentiment de l’être tout entier, une sorte de frémissement sacré qui se communique de l’âme qui le ressent à l’objet qui le cause. Ainsi, quoique l’artiste ne fasse autre chose qu’interpréter la nature, on peut dire justement qu’il est un créateur, car il ne comprend que parce qu’il aime, et qu’aimer est synonyme d’égaler. Enfin n’oublions pas que le cheval de Phidias fait partie de la frise d’un temple consacré à Minerve, et que cette frise était destinée à reproduire la fête des panathénées. L’amour révèle la beauté, mais ce n’est pas lui qui l’a créée ; la beauté est un don gratuit des dieux à la terre. Ce n’est donc pas la beauté qui est le but de l’art, comme l’ont pensé et le pensent encore beaucoup d’esprits élevés, car la beauté n’a pas sa fin en elle-même, elle n’est que la matière dont l’artiste se sert pour son œuvre, et l’artiste qui l’aime pour elle-même tombe sans le savoir dans l’idolâtrie de Pygmalion. Ce n’est pas davantage l’amour qui est le but de l’art, car l’amour n’est pour ainsi dire que l’instrument dont se sert l’artiste pour saisir la beauté, la lampe dont il s’éclaire. L’amour représente l’artiste et non pas l’art ; il n’est qu’un intermédiaire ; Dieu est donc le but véritable et légitime de l’art. À d’autres époques, la pensée que nous venons d’exprimer eût paru un lieu commun, tant les arts avaient d’étroits rapports avec la religion ; mais aujourd’hui nous craignons presque que cette pensée ne paraisse un paradoxe. Les arts sont sortis du sanctuaire, et l’on peut se demander, sans grande témérité, s’ils y rentreront jamais. Aussi, privés du but véritable que leur assignait la logique des lois qui les gouvernent, ils déclinent et s’étiolent dans un isolement égoïste, et ils profanent la beauté, dont ils ne connaissent plus le caractère sacré. La faute n’en est pas aux artistes, mais à l’atmosphère qu’ils respirent, et cependant, même en l’absence de foi certaine et de symboles vénérés, on peut dire que la religion est encore le but de l’art et sa vraie destination, car ceux-là seulement sont de vrais artistes qui savent que le mystère du monde est un mystère divin, qui sont habiles à reconnaître dans tous les objets créés des syllabes d’une langue divine, et qui sont capables d’entendre, comme le duc exilé de Shakespeare, des sermons dans les pierres et des discours dans les arbres. Celui qui n’a pas à un degré quelconque le sentiment du divin dans le monde, celui qui ne sait pas rapporter à une force qu’il ne peut nommer son amour et sa reconnaissance, fera bien de ne jamais prendre un pinceau, un ciseau ni une plume. Il n’entendra jamais la musique des sphères célestes, il n’est et ne sera jamais véritablement artiste ou poète.
Octobre 1860.
« Nous nous figurons toujours Aristote et Platon en robe longue et en bonnet carré, tandis que c’étaient d’honnêtes gens aimant à converser avec leurs amis. »Dans les conversations de Töpffer, M. Cherbuliez put apprendre que le pédantisme seul a horreur de la vie et de la nature, mais que la véritable science n’en est jamais séparée. Lorsque de longues années après sa sortie du Gymnase il écrira les Causeries athéniennes et le Prince Vitale, il se souviendra des conseils de Rodolphe Töpffer et les mettra à profit, Ne retrouvez-vous pas en effet dans la composition de ces deux livres quelque chose de la libre allure de Töpffer et de son ingénieuse méthode du zigzag, comparable à ces anciens jardins taillés en méandres qui malicieusement vous ramenaient toujours à un point central, et vous clouaient pour ainsi dire sur place tout en vous faisant croire que vous parcouriez un espace indéfini. Il n’est aucun des lecteurs de Töpffer qui ne puisse reconnaître dans les Causeries athéniennes et le Prince Vitale quelques-unes des surprises du gracieux sortilège dont ils ont éprouvé les effets en lisant la Bibliothèque de mon oncle et les Menus Propos d’un peintre genevois. Tous les enseignements n’ont pas la liberté et la vie de celui d’un Töpffer, mais pour un esprit dont la monade est active et curieuse tous sont instructifs à des titres divers, et tel professeur qui n’enseigne pas en éveillant la sympathie peut à son insu enseigner par la révolte qu’il inspire. M. Victor Cherbuliez a fait cette expérience à son très grand profit. À sa sortie du Gymnase, il eut le bonheur (c’est ainsi qu’il faut nommer en effet ces accidents en apparence fâcheux dont le résultat naturel est de créer une réaction qui accroît la vigueur des facultés) de suivre les cours d’un professeur de philosophie qui mettait trop de zèle à vouloir faire de ses élèves des disciples de Reid. Blessé de l’indiscrète insistance avec laquelle on essayait de lui imposer une doctrine qui n’explique rien, et dont la méthode, pour employer le mot très aristocratique, mais très légitime de Voltaire, vous réduit juste au degré de lumière de votre tailleur ou de votre blanchisseuse, M. Cherbuliez fut amené par réaction à s’enquérir profondément de la vraie constitution de l’esprit humain et de ces méthodes innées, organiques, nécessaires, qui sont pour l’intelligence ce que les membres et les sens sont pour le corps, et pendant deux années entières il étudia les deux mémorables descriptions qui en ont été données à un si long intervalle l’une de l’autre par Aristote et par Kant. Le premier lui révéla l’engrenage et le mécanisme de la pensée, le second les limites fatales et infranchissables, la nature nécessairement humaine de cette pensée ; c’est ainsi que d’un enseignement qui avait pour but de mater et d’enchaîner la liberté de l’esprit naquit pour le jeune étudiant une nouvelle occasion d’affranchissement. Que d’études, que de travaux, quelle dépense d’ardeur intellectuelle en tout sens entre sa sortie de l’université et ses débuts dans la vie littéraire ! Nous trouvons le jeune écrivain d’abord à Paris, où il se partage entre trois passions bien différentes, l’enseignement d’Eugène Burnouf et le sanscrit, le musée du Louvre et la peinture, et enfin le théâtre ; puis à Bonn, où il fut initié à la philosophie de Hegel, et où il fit un assez long séjour, qui semble lui avoir laissé des souvenirs que nous comprenons sans peine, Bonn étant une des petites villes du monde où il serait le plus doux de vivre et de mourir. Quel riant repos on peut goûter en face de ce Rhin, à la lenteur paternelle et majestueuse, et de ce paysage à la fois large et familier, digne de Virgile et de Poussin, qui se déroule le long de ses rives ! Avec quelle ardeur sans fièvre on doit étudier dans cette gentille université, si nette, si bien rangée, si coquettement enveloppée de robes de verdure et de ceintures de tilleuls ! Et comme on doit bien dormir dans ce petit cimetière, le plus gai que je connaisse, — un cimetière qui vous invite à vous y reposer avec la vivacité gracieuse d’un enfant qui tend les bras vers sa mère ! Étudier la philosophie à Bonn pendant le jour, contempler les jeux du crépuscule derrière les riantes collines de son horizon après le travail, et le soir écouter les quatuors de Beethoven, le génie du lieu, en compagnie de dilettanti candides, ce doit être là le bonheur, ou il n’y en a pas en ce monde. Ce séjour à Bonn fut en plus d’un sens fécond pour M. Cherbuliez, car en même temps qu’il se passionnait pour la philosophie de Hegel, un autre travail inaperçu du jeune écrivain lui-même s’opérait en lui, ce travail latent qui se fait toujours en nous sans que nous y pensions, qui n’est jamais celui auquel nous dévouons notre ardeur, et qui, lorsque les années se sont écoulées, se découvre tout à coup le seul profitable. Ce travail, qui ne nous coûte pas d’autres fatigues que celles des fonctions de la vie, c’est celui qui consiste à entrer jour par jour dans la familiarité des choses qui nous entourent, à en respirer jour par jour l’âme secrète, à en surprendre les plus fugitifs aspects et les plus délicates nuances. C’est à cette époque qu’il faut sans doute rapporter la formation du germe du Comte Kostia dans l’esprit du jeune auteur, car c’est à cette époque qu’il entra dans l’intimité de ces paysages des bords du Rhin dont il a fait la scène de son beau roman. Mais de toutes les circonstances qui ont favorisé sa fortune littéraire, la plus heureuse est le résultat de sa propre volonté. M. Cherbuliez a eu le bon sens de se refuser à diverses reprises à l’exercice d’une fonction quelconque, même de celles qui semblaient le plus conformes à ses goûts, pour se consacrer tout entier à la littérature. École centrale, école normale, professorat, préceptorat dans les maisons princières, il a successivement refusé toutes ces carrières. À notre avis, il a eu raison ; l’exercice d’une profession, même appartenant à un ordre purement intellectuel, est essentiellement antipathique et funeste à la libre floraison de l’esprit. Aussi le premier devoir de l’homme qui aime sincèrement les choses de l’intelligence, lorsqu’il est assuré contre le besoin par sa condition de fortune, ou qu’une chance heureuse l’en a mis à l’abri, doit-il être de se dispenser de tout travail pratique, d’une utilité directe ou introduisant dans l’emploi du temps une régularité mécanique. Le véritable exercice de la pensée exige un éternel loisir, et quiconque est obligé par profession de ne penser qu’à certaines heures perd le meilleur de sa pensée, c’est-à-dire cette incessante émanation de rêverie qui s’échappe d’une âme intelligente, et qui est son parfum, sa musique et sa volupté. La vie de l’intelligence demande une activité incessante, mais désintéressée, n’ayant autant que possible aucun but précis. Sans cette condition étrange et anormale, pas d’esprit primesautier et pas d’œuvre originale. Avec une vie dont le temps sera réglé mécaniquement par les exigences des fonctions, vous pourrez aspirer à la gloire d’un professeur illustre, d’un avocat, d’un prédicateur, jamais à celle d’un de ces esprits qui ont fait passer leur âme entière dans leurs écrits, d’un Montaigne par exemple. C’est parce qu’ils connaissent le prix de ce loisir actif que tous les génies originaux l’ont toujours acheté et l’achèteront toujours, au prix même de la pauvreté, de la misère et de la solitude. Ainsi pensa sans doute M. Cherbuliez lorsqu’il refusa un préceptorat qu’on lui offrait pendant son séjour à Bonn, préférant compléter son éducation par des voyages qu’un héritage légué à cet effet lui permettait de faire, et sacrifiant ainsi avec bon sens une occasion de pousser sa personne dans le monde pour y pousser plus avant son intelligence. Un an de séjour à l’université de Berlin le dédommagea de ce sacrifice. Là il se dévoua tout entier à l’étude de Hegel, dont il connut les principaux disciples, et entretint des relations intéressantes avec Schelling, devant lequel, nous dit-il, il avait soin de dissimuler la tendresse que lui inspirait son rival. Cependant la philosophie n’eut pas seule toute son affection. Tout bon Allemand avait deux passions avant que l’apparition de M. de Bismarck en eût fait naître une troisième moins inoffensive que les deux autres, la philosophie et la musique ; M. Cherbuliez les partagea toutes deux pendant son séjour à Berlin. Il avait juré de manger jusqu’au dernier sou le petit héritage qui lui avait été légué pour voyager ; il tint parole. Il a visité successivement la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Asie Mineure, Constantinople et la Grèce, et chacun de ces voyages a plus tard produit son fruit à son heure. Les Causeries athéniennes sont nées en Grèce, le Prince Vitale est né en Italie, le Comte Kostia sur les bords du Rhin, le Roman d’une honnête femme est le résultat du degré de connaissance que le jeune auteur a acquis de nos mœurs ; Paule Méré est le seul de ses livres qui puisse être revendiqué par Genève. Voilà bien des études, direz-vous, pour arriver il produire quelques œuvres intéressantes d’imagination, et nous avons peine à croire que ces œuvres n’eussent pas valu tout autant alors même que la jeunesse de l’auteur n’aurait pas été aussi studieuse. Nous admettons facilement que, sans de pareilles études, l’auteur n’aurait jamais si bien raisonné sur l’art de la Grèce et la renaissance italienne ; mais en quoi son savoir si varié a-t-il pu l’aider dans la conception et la composition de ses romans ? À cela on pourrait répondre d’une manière générale que les véritables services que nous rend la science sont comme ceux de toutes les choses de ce monde, de nature indirecte et détournée. Certes il serait impossible de saisir le lien qui existe entre la philosophie grecque ou allemande et des récits ingénieux comme Paule Méré et le Roman d’une honnête femme. Cependant on est bien forcé d’admettre cette conclusion, que, s’il n’avait pas étudié les philosophies grecque et allemande, l’esprit de M. Cherbuliez serait sensiblement différent de ce qu’il est, et que par conséquent, une œuvre étant toujours en rapport avec l’esprit de son auteur, ses romans, tout en n’ayant rien à démêler avec lesdites philosophies, seraient aussi sensiblement différents ; mais il est au moins un de ces romans dont on peut affirmer avec assurance qu’il n’aurait jamais été écrit sans la connaissance de l’histoire et des maîtres de la poésie : le Comte Kostia. Ici l’influence du savoir de l’auteur sur son œuvre se laisse voir à découvert, et, de même qu’il est facile de reconnaître dans un édifice les traces des divers personnages qui l’ont habité tour à tour, il est facile de reconnaître dans ce roman les traces des grands poètes qui successivement ont hanté l’imagination de M. Cherbuliez. C’est Shakespeare, c’est Goethe, c’est Jean-Jacques Rousseau ; telle métaphore subtile ou telle peinture des phénomènes naturels vous fait songer à Henri Heine, et à l’intonation de telle tirade de passion vous reconnaissez l’accent et le mouvement lyriques propres à lord Byron. Ajoutez que, sans les connaissances ethnologiques de l’auteur, il n’aurait pas aussi profondément pénétré les secrets de l’âme slave, et n’eût jamais écrit la page tout à fait hors ligne où, par la bouche du comte Kostia, il met la philosophie politique faisandée de Byzance, ennemie de l’enthousiasme et de l’absolu, en contraste avec la philosophie politique idéaliste des Occidentaux, d’où sont sortis ces deux élans à jamais fameux des croisades et de la Révolution française. Le Comte Kostia est, à mon avis, une des plus belles œuvres d’imagination qui aient paru en France depuis plusieurs années ; sans prétendre établir aucune comparaison qui pourrait paraître injuste et exagérée, ni vouloir imposer un goût tout à fait personnel comme un jugement, je dois déclarer que c’est celle qui m’inspire la plus vive sympathie, parce qu’elle est la seule dont la lecture ait eu le privilège de me faire éprouver les mêmes émotions que nous font éprouver les vieux maîtres de la poésie. Ainsi, pour nommer tout de suite une de ces émotions, elle est à peu près la seule qui éveille ce sentiment sans lequel il n’est guère d’œuvre poétique vraiment puissante, le sentiment du mystère. Toute œuvre de nature tragique ou passionnée qui n’éveille pas ce sentiment du mystère, dont l’action, quelque logique qu’elle soit, permet tl l’imagination de la suivre sans plus d’hésitation que n’en éprouve un promeneur à parcourir un beau jardin classique aux allées régulières, — dont les personnages laissent apercevoir les limites de leurs caractères et jeter la sonde jusqu’au fond de leurs âmes, manque — quel que soit son mérite — de profondeur et de vraie portée poétique, car elle manque de cette qualité qu’on a toujours si mal définie et qu’on appelle l’idéal. Qu’est-ce en effet que l’idéal, sinon ce sentiment du mystère qu’éveille en nous soit la vue d’une figure dont l’expression échappe aux définitions que les vocabulaires de nos langues humaines mettent à notre usage, soit le spectacle d’une âme passionnée dont les mouvements révèlent l’existence d’une force que nous ignorons, soit encore, pour prendre l’idéal dans ce qu’il a de plus vulgaire et de plus rapproché de la matière, le spectacle d’une action complexe dont le nœud échappe à notre attention, et que nous sentons les puissances divines seules, Providence ou fatalité, capables de délier ? Une œuvre idéale par excellence, c’est celle qui nous montre une série de faits dont la cause se métamorphose sans cesse sous nos yeux chaque fois que nous essayons de la nommer, et recule toujours devant nous à mesure que nous avançons vers elle, pareille à la nature qui ne nous laisse démêler une de ses obscurités que pour nous en présenter immédiatement une nouvelle : un Œdipe roi, un Hamlet. Puisque je viens de nommer Œdipe roi, je veux emprunter à cette grande œuvre un terme de comparaison qui me permettra de faire saisir avec la dernière exactitude la nature de ce sentiment du mystère qui est l’essence même de toute poésie. Si le spectateur ne partage pas en face d’une œuvre les sentiments du divin Tirésias en face d’Œdipe, s’il n’est pas alarmé des conjectures qui se pressent dans son esprit, si l’inconnu vers lequel il est attiré ne le fait pas trembler, et si les secrets dont il lève graduellement les voiles ne lui apportent pas des émotions de plus en plus solennelles, s’il ne dit pas, lui aussi, à sa manière ce mot d’une si pathétique obscurité que le vieux devin donne pour synthèse à sa certitude et à ses doutes à la fois : « Hélas ! hélas ! combien il est terrible de savoir ! » cette œuvre pourra bien être une étude admirable et même se rapporter à la poésie comme la science se rapporte à la nature ; mais elle n’aura pas ce glorieux attribut de toute vraie poésie, qui est de se confondre avec la vie même, car elle péchera contre le privilège de la nature et de la vie, qui consiste précisément dans ce refus obstiné de laisser pénétrer leurs énigmes. Or, voilà le sentiment qui règne d’un bout à l’autre du Comte Kostia et qui en fait l’âme et l’unité. Le mystère est partout, dans les péripéties de l’action, dans l’aspect de la scène, dans les caractères et dans les passions. Tous ces personnages ont des âmes dont les ressorts déconcertent notre jugement, dont les actes sont des révélations successives, et il nous font marcher de surprise en surprise jusqu’au dénouement, sans que nous puissions apercevoir leurs limites et que nous puissions dire que nous les avons épuisés. Tous donnent à nos conjectures les démentis les plus inattendus et les plus émouvants. À sa première entrée, Stéphane n’est qu’un enfant fiévreux, emporté et pervers. Bientôt ce premier personnage en laisse transparaître un second, mystérieux comme le page de Lara et aussi fait pour provoquer la rêverie et la curiosité que le premier était fait pour provoquer la résistance et la répulsion ; mais ce second personnage n’est pas encore le vrai, et nous découvrons que ce costume masculin n’est qu’un travestissement qui, pareil aux déguisements des belles aventurières de Shakespeare, comprime un cœur de femme tendre, passionné et violent. Notre étonnement est extrême lorsque nous découvrons que sous l’enveloppe grotesque du père Alexis se cache une âme de confesseur et de martyr, et que ce fantoche comique, rival en gourmandise du singe Solon, se révèle à nous avec une grandeur épique. De la grandeur, il y en a aussi une véritable dans le pauvre serf Ivan. C’est en vain que le comte Kostia, dans son orgueil d’aristocrate, croirait l’assimiler aux animaux de trait et de labour en lui parlant ce langage des coups par lequel on se fait entendre des bêtes ; Ivan affirme son titre d’homme et les droits de son âme par la résignation et l’humilité nobles avec lesquelles il reçoit le châtiment immérité que lui inflige un maître tyrannique. À ce moment, ce serf, ce collègue des brutes, nous fait sentir qu’il a été vraiment racheté de tout le sang de Jésus-Christ. Et quelles révélations successives chez le comte Kostia ! C’est d’abord un sceptique blasé et corrompu par l’habitude du commandement, léger avec profondeur comme le sont souvent les mondains de sa catégorie ; puis c’est un tyran aristocratique dont l’orgueil est le seul mobile, qui considère chez ceux qui l’entourent tout indice d’épanouissement intérieur comme un manque d’égards, qui ne sait lire la déférence que sur des visages pâles de crainte et ne se croit sûr du respect que lorsqu’il impose le tremblement ; enfin ces masques tombent, et l’on voit apparaître une âme malade et malheureuse à l’excès qui nous dévoile un des secrets les plus noirs et les plus subtils à la fois que puisse contenir la nature humaine. Nous comprenons alors pourquoi le comte Kostia se plaît à imposer la douleur autour de lui. Ce n’est pas dureté aristocratique, ce n’est pas représailles contre la destinée et pour venger sur autrui les maux dont il a souffert ; par une perversité paradoxale qui rappelle quelques-unes des pratiques superstitieuses les plus atroces de la sorcellerie, le comte Kostia est arrivé à se persuader qu’en imposant la souffrance à un être innocent il pourrait se débarrasser de la sienne propre. Comme ce roi jaloux d’un des drames de Shakespeare qui, ne pouvant atteindre son rival imaginaire, croit qu’en tuant sa femme il retrouvera au moins la moitié de son repos, le comte Kostia s’est persuadé que, s’il peut parvenir à éteindre sur le visage de sa fille ce sourire qui lui rappelle un visage trop aimé, il pourra guérir et vivre. Jamais adepte des doctrines démoniaques n’inventa de sortilège plus ingénieusement, plus poétiquement pervers, ne comprit avec plus de profondeur le plaisir que doivent donner aux puissances du mal les larmes de l’innocence et le sang des nouveau-nés. C’est monstrueux et grand à la fois. Le Comte Kostia est un de ces livres qu’il est presque dangereux de faire, car ils donnent au lecteur le droit de trop attendre de ceux qui le suivent, et ils imposent à l’auteur le difficile devoir de se maintenir à la hauteur où il s’est placé un certain jour. Que d’ingénieuses combinaisons de pensées révèle cet émouvant récit ! A-t-on remarqué par exemple que M. Victor Cherbuliez a trouvé le seul genre de roman que l’imagination aime à rêver pour la scène où il l’a placé, et les seuls personnages de notre monde moderne qui conviennent à cette scène ? Lorsque vous avez visité les vieux châteaux des bords du Rhin, ne vous est-il pas arrivé plus d’une fois de rêver en vous demandant quels hôtes ils pourraient recevoir aujourd’hui, et quels sentiments pourraient s’y épanouir à l’aise ? C’est à juste titre, se dit-on, qu’ils restent pour la plupart inhabités, ruines poétiques pendant le jour, et la nuit lieu de rendez-vous des revenants et des âmes en peine du passé. Difficilement on imagine un sentimental roman bourgeois se passant entre leurs pittoresques murailles. Où trouver dans notre Europe d’aujourd’hui les âmes capables des passions sauvages que ces sites inspirent, de la franchise de sentiments que cette solitude conseille au cœur qu’elle livre à lui-même, des crimes grandioses que suggèrent ces épaisses murailles impénétrables et sourdes qui défient l’œil et l’oreille de tout témoin ? Un sourire d’involontaire ironie vient aux lèvres lorsqu’on apprend parfois, comme cela nous est arrivé, que telle ou telle de ces robustes masures a été achetée à vil prix, restaurée avec tout le luxe dont nos modernes tapissiers sont capables, par quelque croupier français ou quelque folliculaire parisien, aujourd’hui défunt, enrichi par le chantage et le commerce de louanges sans valeur. On a vraiment peine à comprendre les aigrefins ou les bons vivants de notre moderne civilisation habitant une demeure faite pour servir de scène au Majorat d’Hoffmann, et l’on ne serait pas plus étonné d’apprendre qu’un entrepreneur ingénieux vient d’acheter la cabane des terribles paysans du Vingt-quatre Février de Werner pour y jouer le Chalet de M. Adolphe Adam. Cependant ces demeures féodales peuvent encore trouver dans notre Europe des hôtes dont les passions et les sentiments s’harmonisent avec leur caractère grandiose et sauvage, et M. Cherbuliez les a distingués et nommés avec une sagacité rare. L’hôte qui convient à un tel séjour, ce n’est pas l’opulent dandy français émasculé par l’épicuréisme de la vie parisienne et les contraintes chaque jour renouvelées qu’impose une société démocratique, ce n’est pas le grand seigneur anglais transformé par les exigences de la vie publique, ce n’est pas même l’aristocrate allemand maté par une bureaucratie tracassière ; c’est le grand seigneur russe, ce possesseur d’âmes vivantes, qui ne possède cependant pas la sienne, à la fois victime et tyran, sans devoirs envers ceux qui sont soumis à son autorité absolue et sans droits contre la volonté absolue qui pèse sur lui d’un poids écrasant, un titan à demi captif, à demi libre, un Encelade dont le cœur serait étouffé sous sa montagne, tandis que ses pieds et ses mains resteraient libres. Voilà le personnage exceptionnel du monde contemporain dont les sentiments peuvent avoir pour cadres les vieux burgs du Rhin, et qui en est, de par les lois de la poésie, le légitime propriétaire. Les deux autres romans que nous devons à M. Victor Cherbuliez nous introduisent dans une sphère poétique moins haute. Cependant Paule Méré est aussi un récit très pathétique. C’est encore l’histoire d’un sourire éteint que ce roman, l’histoire d’une âme coupable d’avoir été créée trop bondissante et trop lumineuse, fille de sylphide, sylphide elle-même, et qui pouvait dire, comme la spirituelle Béatrice de Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare : Lorsque je naquis, une étoile dansait. — Hélas ! cette moderne Béatrice, au lieu de rencontrer un Bénédict à l’âme élastique et souple comme la sienne, n’a rencontré qu’un jaloux Claudio dont les défiances lui briseront le cœur. Ce qu’il y a de véritablement tragique dans l’histoire de Paule Méré, ce n’est pas qu’elle soit victime des commérages du monde, c’est qu’elle soit frappée à mort par la main de celui qu’elle aime, armée précisément par ces commérages. Je ne crois pas qu’aucun romancier ait jamais mieux fait ressortir la fatale influence de la jettatura, ni mieux montré comment on peut tuer à distance, sans un geste, sans un mouvement, en laissant tout simplement agir une parole une fois lancée. Un mot a été dit par un méchant ou peut-être par un simple plaisant, et ce mot, répété par des milliers de bouches indifférentes, a fini par devenir une réalité :
Et verbum caro factum est.Cependant ce fantôme dressé devant Paule par la malignité du monde, n’a pas pu, même devenu chair, paralyser la grâce native de sa personne et éteindre sur ses lèvres la lumière de son sourire ; mais un jour elle a aimé, et celui-là même qui avait confiance dans sa candeur et qui s’était proposé pour être son vengeur la tue avec les armes de l’invisible assassin contre lequel il s’est élevé. Malgré lui, celui qu’elle aime verra dans les gestes les plus inévitables un indice de culpabilité, dans les démarches les plus innocentes une preuve de trahison ; sa défiance sera aussi tenace que son amour sera profond, et l’un et l’autre, marchant de compagnie, ne s’arrêteront que sur le tombeau de leur victime. Rarement les crimes du cant et de la calomnie ont été démontrés avec une plus tragique évidence. Paule Méré nous suggère incidemment une réflexion dont nous ne pouvons nous dispenser de faire part au lecteur, car elle est tout à l’honneur de M. Cherbuliez. Décidément le jeune auteur a une préférence marquée pour les âmes charmantes que leurs dons innés de grâce et de légèreté semblent marquer et marquent en réalité pour être les victimes expiatoires de toutes les lourdeurs et de toutes les laideurs de ce bas monde. Sa carrière littéraire est encore bien récente, et voici que par trois fois déjà il s’est constitué l’avocat de ces âmes rares autant que malheureuses ; puissent Torquato Tasso, Stéphanie Kostia, Paule Méré, plaider pour lui contre les faux jugements de la méchanceté et de la sottise, s’il a jamais à les redouter, et puissent nos remerciements lui être une faible compensation des critiques malfaisantes que les hypocrites — les épaules encore libres de ces chapes de plomb que Dante vit peser sur elles dans cet enfer qui leur est dû et qu’ils obtiendront — n’auront pas manqué de lui adresser pour avoir osé prendre avec récidive la défense de ce qui fait seul le charme et le prix de la vie ! Des trois récits publiés jusqu’à présent par M. Cherbuliez, le Roman d’une honnête femme est celui que j’aime le moins. La donnée de ce roman est par trop française, et l’on dirait qu’en l’écrivant M. Cherbuliez a pensé surtout à plaire aux Parisiens en leur présentant un sujet qu’ils pussent agréer ; pour nous, qui nous soucions avant tout, lorsque nous lisons un roman, de l’originalité de sa donnée et de ses caractères, nous aimons mieux le jeune auteur quand il est moins Parisien et qu’il reste Genevois. Ce qui manque en effet au Roman d’une honnête femme, c’est un goût, une saveur de terroir quelconque. On sent qu’il a poussé dans l’esprit de l’auteur comme une sorte de plante de terre chaude, par les procédés ingénieux d’une savante horticulture littéraire. Bien des fois déjà nos auteurs à la mode ont plus ou moins exploité la donnée qui fait le fond du Roman d’une honnête femme. Il s’agit encore de cet irrésistible séducteur du grand monde que ses succès passés poursuivent après-son mariage, et qui trouve le châtiment de ces succès dans les jalousies rétrospectives qu’ils éveillent chez sa femme et les déboires qu’ils portent dans son existence. Malheureusement, comme ces déboires sont aussi légitimes que les corrections que s’attire un écolier pour avoir fait indûment l’école buissonnière, ils n’éveillent en nous aucune pitié et n’ont d’attrait que pour notre seule curiosité, qui se plaît à observer quels mouvements distinguent notre nature dans les différentes situations où elle est placée. Il n’est que juste de dire que notre curiosité au moins satisfaite ; mais notre esprit de-justice réclamait davantage, et nous en voulons presque au séducteur marié de s’en tirer ù si bon marché, à la jeune femme de ne pas avoir accompli la vengeance à laquelle elle avait droit, et à l’auteur, de n’avoir pas placé auprès d’elle un amoureux moins transi que. M. Dolfin, caractère bizarre et vrai, fort bien étudié, mais auquel nous aurions préféré, dans l’intérêt d’une morale bien entendue, un simple jeune premier de théâtre sentimental. Nous devons parler, pour être tout à fait complet, du dernier livre de l’auteur : le Grand Œuvre ou Entretiens sous un châtaignier. Des six volumes que nous devons jusqu’à présent au jeune auteur, c’est à notre avis le moins réussi. C’est une erreur commise avec talent ; mais enfin c’est une erreur, ou plutôt c’est la première épreuve d’une œuvre remarquable qui pour une raison ou une autre n’est pas venue nettement dans le moule où l’auteur l’a jetée. La vérité, je crois, est que le sujet auquel il a voulu appliquer cette fois les méthodes capricieuses de son maître Töpffer s’est trouvé trop robuste pour l’étreinte de cette logique en zigzag, et trop large pour le cadre restreint où il a essayé de l’enfermer. Il est des sujets qui, pour être traités comme ils méritent de l’être, ne redouteraient pas l’in-folio, et celui-là est du nombre. L’auteur a voulu passer en revue les différentes solutions qui ont été données de la fin des sociétés humaines, discuter le fort et le faible de chacune de ces solutions et les embrasser toutes dans une conclusion optimiste issue du syncrétisme hégélien. Pour ce faire, il a choisi trois interlocuteurs dont chacun représente un des trois principes qu’on peut assigner comme moteurs au train des choses d’ici-bas, la providence, le hasard, la nécessité. Or chacun des interlocuteurs plaide si bien sa cause, possède un arsenal de preuves si bien fourni, démontre la légitimité de sa doctrine par de si bons arguments, que l’auteur semble embarrassé de choisir, et que sa conclusion paraît beaucoup moins celle d’un hégélien optimiste que celle d’un sceptique de nature bienveillante. S’il faut dire toute ma pensée, je crois que l’auteur ne s’est embarrassé dans ses conclusions que parce qu’il n’a qu’une foi pleine de doutes aux doctrines qu’il déclare siennes, et son titre le dit assez clairement pour qui sait bien lire : le Grand Œuvre ! Le Grand Œuvre ! mais n’est-ce pas le nom que les alchimistes du moyen âge donnaient à la transmutation chimérique qu’ils poursuivaient, et n’y a-t-il pas une ironie cachée dans ce titre qui assimile la doctrine du progrès à la pierre philosophale ? L’auteur voudrait croire au progrès plus qu’il ne peut parvenir à y croire en réalité ; il fait tous ses efforts pour se convaincre de la perfectibilité des sociétés humaines, et malgré toute sa bonne volonté il ne parvient à constater, dans ce remue-ménage perpétuel de l’humanité qui nous fait croire à une marche en avant, qu’un perpétuel déplacement de forces. L’inexorable nature nous fait toujours payer chacun de nos gains par une perte, et tient la balance des biens et des maux avec autant d’exactitude dans la vie des sociétés que dans la vie des individus. Telle serait au fond, je le crois bien, la doctrine de l’auteur, si un long attachement à des doctrines embrassées autrefois avec la ferveur de la jeunesse ne le poussait à cette autre conclusion que je me permettrai de formuler ainsi : il est vrai que ce que nous nommons progrès n’est qu’une série de déplacements ; mais, comme ces déplacements s’opèrent sur une surface de plus en plus étendue, on peut affirmer que le progrès existe, puisque chacune des évolutions de l’humanité exige pour se déployer une circonférence toujours plus vaste. Nous n’oserions prédire que ce livre satisfera pleinement beaucoup de lecteurs, ni même qu’ils sauront y lire les doctrines que nous venons d’indiquer ; mais, quoi qu’il en soit, on ne le lira ni sans plaisir, ni sans profit, car on y trouvera, outre un petit roman agréable, quantité de pages éloquentes, entre autres celles où sont décrits les plaisirs d’imagination qu’ont connus les hommes du moyen âge, et celles consacrées au chroniqueur Orderic Vital, qui peuvent compter parmi les meilleures que l’auteur ait écrites. Mais si la perfectibilité est un problème pour l’humanité, elle est une réalité pour les individus ; le progrès, qui peut si difficilement se mesurer chez les nations, se laisse parfaitement saisir dans la vie de chacun de nous, et de cette vérité banale M. Victor Cherbuliez est une preuve éloquente. Depuis ses débuts, nous l’avons vu toujours en travail sur lui-même, accroissant toujours davantage le champ de son observation, désireux d’ouvrir à son imagination des horizons toujours plus vastes et de donner à ses lecteurs les surprises d’émotions toujours nouvelles. M. Cherbuliez a donc prêché par son propre exemple les doctrines qu’il a exposées dans son Grand Œuvre ; aussi avons-nous l’entière confiance qu’il continuera de nous démontrer par ses prochains livres la vérité de la théorie du progrès à la manière de ce philosophe antique qui, pour démontrer la réalité du mouvement, se prit à marcher devant ses interlocuteurs.
Mai 1867.
MM. Gustave Droz — André Theuriet — Alphonse Daudet
« Sachez qu’il n’y a au monde qu’un moine ou une femme qui puisse me parler de telle façon avec impunité. »Il est rare cependant qu’il n’y ait pas de compensations en toutes-choses, et cette irrévérence d’un goût souvent douteux pour les gens et les choses d’Église nous a valu un vrai petit chef-d’œuvre, la correspondance de l’abbé Leroux avec le comte candidat à la députation, dans cette très fine et très exacte esquisse de nos mœurs électorales d’il y a dix ans, que M. Droz a intitulée Paquet de lettres. Quelle adresse dans la progression des exigences de l’abbé pour feindre de se faire arracher un consentement qu’il grille d’accorder, quel art subtil de mettre le désintéressement au service de la cupidité, quel talent de négociation pour faire hausser le prix de la bicoque paternelle que le comte veut acquérir, quel tact dans ces manœuvres pour se ménager les faveurs de la fortune sans quitter un instant le service de Dieu ! Une énergie indomptable sans apparence de lutte, une volonté de fer sous des formes molles, une bonne partie du caractère ecclésiastique est là. C’est une question quelquefois débattue parmi les observateurs des choses sociales, de savoir lequel l’emporte en finesse, d’une femme ou d’un prêtre ; Gustave Droz dans son Paquet de lettres a tranché la question en faveur du dernier. Elle est pourtant admirable d’hypocrisie sentimentale et de ruse subtile la lettre écrite par la comtesse, femme du candidat évincé, pour amener l’abbé à reprendre la bicoque dont le comte n’a plus que faire, son insuccès une fois certain. Que ces manèges sont filés menus, que ces pièges sont délicatement recouverts de sensibilité et de poésie ! Il y a là quelques pages d’une telle habileté d’imitation, qu’elles ont l’air de la copie littérale d’une lettre lue par l’auteur plutôt que d’un original inventé par lui. Peu de choses dans notre littérature satirique sont supérieures à cette lettre de la comtesse, où M. Droz s’est montré passé maître dans l’art d’accorder son instrument avec justesse au ton de l’air qu’il voulait jouer. Une autre compensation à cette irrévérence voltairienne, et celle-là d’un genre très élevé, est la création de ce personnage de l’abbé Roche qui remplit tout le roman intitulé Autour d’une source. Est-ce pour faire amende honorable de ses précédentes railleries qu’il a créé ce beau caractère, ou bien ne faut-il voir dans cette création qu’une agression nouvelle sous une forme moins directe ? A-t-il voulu mettre en opposition le curé de campagne à l’âme pure et blanche comme la neige de ses montagnes, à la vie simple comme celle des villageois qu’il assiste de sa mâle charité, avec le prêtre des grandes villes, à l’âme blasée d’expérience mondaine, à la vie compliquée et diverse comme celle des paroissiens qu’il s’ingénie à moraliser, à l’esprit délié et bien muni d’armes de défense contre les manèges sociaux, et dire par ce moyen à ses lecteurs : voilà le prêtre tel que je le comprends ? Si c’est là son idéal du prêtre, il est fort acceptable, et les plus difficiles pourraient s’en contenter. J’ajoute que, bien que très haut, cet idéal n’a cependant rien d’inaccessible, car il est souvent réalisé ; nous avons tous connu l’abbé Roche, sinon absolument en bloc, au moins par fragments assez considérables, pour savoir de science certaine qu’il exerce en plus d’un lieu son ministère de justice et d’amour. Toutefois cet idéal a un défaut considérable, c’est sa perfection même. S’il est une conclusion qui ressorte en toute évidence du roman de M. Droz, c’est que ce type du prêtre est absolument impossible dans notre société telle que l’ont faite soixante ans d’industrie, de révolutions et de mélanges matrimoniaux, et qu’il ne peut exister sans danger mortel pour lui-même et sans inconvénients par ses ouailles imparfaites. Dès la première approche du monde, le choc se produit, et l’abbé Roche est brisé comme verre. Il n’est pas une de ses vertus qui ne se retourne contre lui ; sa franchise sans paille, obligée de se défendre contre la dissimulation artificieuse, dégénère en brutalité de paroles, sa complète innocence le livre au péril des tentations de la chair, son honnêteté le rend la dupe de la fraude, sa charité en fait le complice involontaire dii désordre et de l’adultère. En quelques jours, il arrive à dépouiller son église de ses trésors d’art au bénéfice d’un brocanteur mondain, à convoiter la femme de son prochain à la grande terreur de sa conscience, à créer fortuitement au désespoir de sa véracité la réclame sacrée qu’un spéculateur sans scrupules avait en vain sollicitée, à revêtir enfin les apparences d’un séducteur de sacristie et d’un prêtre indigne, tout cela en toute naïveté et sans l’ombre d’une faute. C’est ici, nous semble-t-il, que le prêtre à l’expérience plus mondaine raillé par M. Droz pourrait facilement prendre sa revanche, et répondre à l’auteur qu’en créant ce type de l’abbé Roche il a précisément prouvé le contraire de ce qu’il voulait démontrer. Une des manies de nos voltairiens des derniers jours, c’est de réclamer imperturbablement pour le prêtre la perfection évangélique primitive ; Gustave Droz, voltairien lui-même, s’est chargé de prouver, sans y songer le moins du monde, que le type de prêtre qui convenait à notre état social était précisément à l’inverse de cette perfection. Ce n’en est pas moins une sympathique et imposante figure que cet enfant trouvé qui n’a jamais connu d’autres maisons que celles de Dieu avec sa noblesse native et sa charité robuste comme son corps, et l’on ne peut se défendre contre l’envahissement d’une tristesse glaciale lorsqu’on voit ce pieux géant, complétant par l’héroïsme sa vie sans tache, aller se faire martyriser chez les Chinois au bénéfice des intérêts et de l’honneur d’un spéculateur heureux, d’une minaudière élégante et d’un vicieux titré dont il est, pour comble d’horreur, le propre frère, et trois fois l’aîné, par l’âge, par la hauteur d’âme et la plus grande pureté du sang. En dépit de quelques légers défauts, Autour d’une source reste l’œuvre maîtresse de M. Droz, car c’est la seule où il ait pleinement réussi à créer un personnage capable d’intéresser et d’émouvoir ; encore faut-il faire cette réserve que l’histoire de l’abbé Roche donne froid au lecteur plutôt qu’elle ne le touche réellement. En effet, la sensibilité de Gustave Droz ne vaut pas son ironie et sa gaieté, sans doute parce qu’il s’en défie et, qu’à l’imitation de trop nombreux artistes parisiens, il la réprime de crainte d’en être la dupe ; et cependant il connaît le précepte du poète latin :
Si vis me flere…Il ne possède pas le don des larmes, voyez plutôt Babolain. À coup sûr, s’il est une histoire lamentable, c’est bien celle de cet infortuné professeur de mathématiques, marié à une aventurière frottée d’artiste, d’un cœur nul comme son talent. Babolain prodigue toute sa vie des trésors de tendresse sans obtenir jamais d’autre récompense que le plus profond ridicule. C’est une véritable trouvaille que celle de ce personnage — l’homme qui a le dévouement malheureux, — une trouvaille qui méritait d’être rencontrée par quelqu’un des grands humoristes anglais. Je vois d’ici Babolain sous la plume de Sterne ou sous celle de Goldsmith ; quels trésors d’inattendue et exquise sensibilité il aurait arrachés au premier, et comme ses traits auraient apparu timides, tristes et touchants, sous la lumière souriante et douce dont le second l’aurait enveloppé ! Supposez encore quelque psychologue à la noire analyse, Nathaniel Hawthorne par exemple, s’emparant de ce personnage, comme il aurait su faire ressortir les souffrances de ce malheur atroce, de cette infirmité fatale faite pour arracher des larmes au plus dur Dolope de la vie mondaine, l’impuissance d’être aimé ! Mais le Babolain de Gustave Droz ne nous amuse ni ne nous émeut ; le sentiment qu’il nous inspire, c’est celui d’un profond étonnement. Sa femme et sa belle-mère ont raison, cet homme est un véritable monstre, un monstre d’imbécillité, un prodige de stupide humilité. La forme du récit personnel employée par l’auteur est bien peut-être pour quelque chose dans ce résultat, car il est inadmissible qu’on parle de soi avec une cécité aussi prolongée. Cependant, si la victime ne parvient pas à nous toucher, ses tortionnaires féminins nous inspirent en revanche tout le genre d’intérêt qu’elles méritent. Ce sont deux superbes études de pécores, que les deux personnages de Mme Paline et de sa fille Esther. Le type est au complet, aucun de ses agréments n’y manque, ni la sottise des prétentions ambitieuses, ni la nullité de l’intelligence, ni l’absolue sécheresse du cœur, ni l’hypocrisie sentimentale, ni l’insolence des manières, ni la vulgarité des propos. Le meilleur des tableaux de Mme Babolain, née Paline, est certainement le portrait qu’elle a obtenu de M. Droz ; cela est peint en pleine pâte, enlevé avec vigueur, merveilleusement éclairé, bien vivant, bien turbulent, bien irritant, bien odieux ; la touche d’un véritable artiste est là. Voilà les personnages que Gustave Droz excelle à peindre ; rappelez-vous la mère de Mlle Cibot, le comte de Manteigney, le spéculateur Larreau, le brocanteur Claudius ; il faut à son talent, très particulièrement parisien, ces produits humains de la vie parisienne, des types de sécheresse, d’endurcissement mondain, de vice sans remords, que l’on ne puisse peindre sans une nuance de mépris ou une touche d’ironie. À ce caractère il vous est facile de reconnaître un talent qui est plutôt fait pour la satire sociale que pour l’expression pathétique des passion ? Nous-dirons de la psychologie de Gustave Droz ce que nous avons dit de sa sensibilité, elle ne vaut pas son ironie ; j’en prends à témoin le Cahier bleu de Mlle Cibot, un vilain petit livre, en dépit du succès qu’il a obtenu, plein de laids détails faits pour inspirer la plus navrante tristesse, et-aussi agaçant que l’humeur de ce mari affligé d’une maladie d’estomac dont l’auteur a tracé un portrait physiologique si ressemblant. Comme je suppose que le livre a été lu par tout le monde, j’en viens tout de suite au point unique que je veux mettre en lumière, et j’avoue qu’il m’est impossible de parvenir à comprendre la chute de l’héroïne. Que Mme Laumel, née Cibot de Larive, éprouve la tentation de se perdre, cela n’a rien que de fort ordinaire, mais qu’elle se perde dans l’état d’âme où l’auteur l’a placée au moment de sa chute, cela est beaucoup plus inadmissible. Obsédée d’inquiétudes pour l’avenir de son ménage, la pensée de faire part au jeune comte de Marsil des besoins d’argent de son mari et d’implorer de lui un dévouement dont il lui a donné la banalè assurance a traversé vaguement son cerveau. Ses pas se portent comme d’eux-mêmes vers la-demeure du comte ; elle entre, s’assied, et se perd séance tenante sans que sa mémoire lui rappelle un seul instant que la situation où elle se trouve n’est ni de celles qui autorisent les jeux de l’amour et du hasard, ni de celles qui les rendent aimables. Bien qu’elle ait pour le comte un goût qui ne demande qu’à devenir de l’amour, si l’inquiétude que l’auteur lui prête est vraie, cette inquiétude est trop forte pour laisser place en ce moment à toute autre préoccupation et à tout autre sentiment. Sa conduite se comprendrait d’une aventurière de profession ; celle-là se livrerait d’emblée pour prendre arrhes sur le comte et s’assurer en toute certitude l’appui qu’elle compte réclamer comme payement du don d’elle-même ; mais Mme Laumel n’est pas une aventurière, c’est une personne d’éducation raffinée, d’âme tolérablement délicate, pourvue d’un fonds de piété passable, incapable par conséquent d’un calcul aussi audacieusement pratique. C’est précisément parce qu’elle aime le comte qu’elle ne se livrera pas, car elle sentira qu’elle ne peut que mal aimer ne pouvant aimer avec liberté, car la pensée qu’elle est venue en solliciteuse suffira, pour glacer ses désirs et lui faire repousser les caresses de son amant, car le souvenir de sa situation besogneuse l’avertira que céder à l’amour en tel moment serait un crime d’égoïsme monstrueux, comme le serait une satisfaction adultère prise au moment de la déclaration d’une faillite ou au chevet même d’un mourant. À défaut de délicatesse plus élevée, le sentiment de ses plaisirs dont elle craindra d’attrister les ivresses la soutiendra contre ses entraînements ; redoutant de mal aimer, elle redoutera d’être mal aimée, et hésitera avant de porter au comte une âme remplie de préoccupations chagrines qui passeront comme des ombres sur la pure lumière de l’amour. M. Droz peut répondre à nos observations que l’histoire est vraie, et que les choses se sont passées ainsi qu’il le dit, non seulement pour son héroïne, mais pour une infinité d’autres Mme Laumel. Cela est bien possible, et je le crois volontiers, mais il y a dans le monde une quantité de choses vraies que l’on peut sans paradoxe aucun qualifier de fausses, parce qu’elles ne sont susceptibles d’aucune explication, ou dérivent de causes fortuites ou obscurément charnelles qui en font de simples phénomènes sans valeur, sans intérêt et sans portée, et la chute de Mme Laumel est de ce nombre. C’est au tact de l’observateur à discerner entre ces deux ordres de faits vrais et à ne choisir que ceux qui répondent aux exigences de la logique et aux convenances de l’art qu’il exerce. Le verre de Gustave Droz est petit, mais c’est dans son verre qu’il boit. Son style est bien à lui, un bon style, très passablement ferme, coloré et cependant « sobre, teinté seulement çà et là d’épithètes qui trahissent la pratique et le langage d’un autre art. Ses procédés de composition aussi sont bien à lui, et ne trahissent aucune étude trop attentive, aucune imitation trop marquée. Cependant il m’a semblé reconnaître des traces de réminiscence dans la méthode ingénieuse par laquelle il arrive à retrouver et à reconstituer cette anecdote charmante et tragique de la fin de l’ancien régime qu’il a intitulée les Étangs. N’y a-t-il pas quelque souvenir des procédés d’induction de l’Américain Edgar Poë dans ces deux récits mêlés l’un à l’autre, dont le plus accessoire engendre le plus important ? La description du portrait de la belle au bouquet bleu, qui sert de point de départ aux investigations du romancier, m’en a rappelé une autre du même genre, qui sert également d’introduction à une histoire de cette même fin de l’ancien régime, Mlle de Malepeyre, le chef-d’œuvre de Mme Charles Reybaud. Il se peut que cette rencontre soit accidentelle ; mais, Gustave Droz dût-il sa description au souvenir du roman de Mme Reybaud, l’originalité de son œuvre n’en serait nullement atteinte. Le souvenir est permis lorsque les matériaux empruntés à la mémoire sont ainsi transformés. Les dissemblances qui existent entre nos nouveaux romanciers ne sont pas faites pour rendre les transitions faciles ; c’est donc un contraste qui nous servira de pont entre Gustave Droz et André Theuriet. Passer de l’un à l’autre, c’est comme passer d’un régime de bisques épicées, de ragoûts relevés de truffes, de karicks à l’indienne et de chauds zabayons, à un régime de saines viandes rôties, de poissons frais pêchés et de gras laitages, non sans mélange de gibier délicat cependant, mais de gibier non faisandé, car il n’y a pas la plus petite pointe de corruption dans le talent d’André Theuriet. C’est assez dire que les lecteurs, tout en trouvant dans ses romans des qualités aussi variées et aussi rares que peut les désirer un goût difficile, n’y trouveront cependant rien de scabreux, d’excentrique et d’équivoque. Je ne vois pas qu’il lui manque aucun des dons qui font les esprits aimables et amusants, seulement ces dons connaissent la contrainte et portent le frein de la discipline volontaire. Honnête sans pruderie, son langage n’est pas ennemi des gais propos, mais cette gaieté ne dégénère jamais en licence ; libre sans hypocrisie, son observation ne s’effarouche ni ne se scandalise des spectacles qu’elle rencontre, seulement son choix ne s’arrête qu’à ceux qui peuvent lui fournir des sujets d’étude qui n’exigent rien de secret. Il a de la mélancolie, mais cette mélancolie s’arrête toujours à une tristesse souriante et ne l’entraîne jamais jusqu’à un noir pessimisme. Son intelligence, habile aux adresses ingénieuses, répugne à tout tour de force d’acrobatisme littéraire. Son style, qui est celui d’un vrai poète, sait peindre avec esprit et nuancer avec finesse sans subtilité. Son art de composition a de l’aisance et souvent presque de l’ampleur ; mais cette aisance sait arrêter à point les développements et les tenir à la mesure de ses sujets modestes. Ses histoires bien conduites poussent logiquement jusqu’au dénouement leurs situations naturellement engendrées les unes des autres, et-ne pèchent jamais contre la vraisemblance. Ses personnages, pris dans le milieu moyen de la nature humaine et des conditions sociales, gardent leurs proportions, même quand ils sont soulevés par la passion ou ennoblis par la douleur ; il ne les gonfle pas à l’instar de tant de ses confrères qui d’une vulgaire grenouille essayent de tirer un bœuf et donnent aux gens de Lilliput la stature de ceux de Brobdingnac. On peut en toute vérité appliquer à l’aimable auteur ce qu’il dit quelque part de la danse d’une de ses héroïnes, qui ne demandait à son valseur qu’un bras robuste et le sentiment de la mesure. Lui aussi ne demande à ses sujets que le degré de consistance et de vérité nécessaire pour assurer un terrain solide à son talent et n’être pas poussé hors de la justesse. À ces qualités de modération judicieuse et d’équilibre sensé s’ajoute cette élégance qui, dans la nature comme dans l’humanité, dans les choses comme chez les personnes, et dans l’art d’écrire comme dans le costume, résulte de l’harmonie des rapports et de l’exactitude des proportions. Quoi qu’il raconte ou peigne, André Theuriet le raconte et le peint élégamment, sans pour cela rien sacrifier de la vérité à cette élégance. Ses personnages de paysans conservent leur franchise, ses intérieurs de ferme leur réalisme, ses provinciaux leur prosaïsme placide et timide, ses bohèmes parisiens leurs allures turbulentes. S’il est vrai, comme je le disais en commençant, que nos modernes romanciers comparés à leurs prédécesseurs rappellent plus l’école hollandaise que l’école flamande, André Theuriet peut nous représenter assez étroitement le Mieris ou le Terburg du roman contemporain, sans mélange aucun de Gérard Dow, de Jean Steen et de van Ostade. Cette qualité d’élégance nous dit assez qu’en devenant romancier André Theuriet a su rester poète. En abordant un art nouveau, il s’est souvenu de celui qui si longtemps avait fait le charme de ses loisirs, et c’est encore au Chemin des bois qu’il a demandé les cadres et les données de ses récits. Il est resté fidèle à sa Meuse natale, et elle lui a prodigué les frais et riches paysages d’une nature sans violence et reposée même dans ses plus altières magnificences, des solitudes verdoyantes pour ses amoureux, des chemins creux et des fondrières sans périls pour ses amazones, des retraites rustiques pour ses soupirants dépités ou heureux, des sentiers perdus sous les taillis épais pour la facilité des confidences et des aveux, des demeures isolées pour ses rêveurs et ses misanthropes. La nature joue un rôle important dans les récits d’André Theuriet ; non seulement elle compose le fond de ses tableaux, mais elle envahit la scène jusque sur ses premiers plans, et ses personnages y sont comme baignés dans la verdure et dans la feuillée. Quelque chose du calme de cette nature se répand sur les passions du récit ; sans aimer et sans souffrir moins fortement, ses acteurs aiment et souffrent avec moins de bruit, et la solitude où se développe le petit drame de leur amour ou de leur souffrance les garantit au moins contre les complications extérieures et les accidents de l’imprévu. Quelque vive que soit la pièce, elle exclut la multiplicité des acteurs et doit se jouer forcément entre quatre ou cinq personnages. Je ne sais rien, en vérité, qui donne mieux le sentiment de la tranquillité provinciale que les romans d’André Theuriet, tranquillité qui n’est pas si monotone qu’on veut bien le dire, car toute chose y prend un prix précisément parce que les événements y sont rares. Pas de parole qui ne s’entende dans ce silence, pas d’incident qui ne se détache avec relief sur ce fond de solitude. C’est très justement qu’un critique contemporain a dit d’André Theuriet que la province lui avait porté bonheur. Ce qui est entré de la vie parisienne dans la formation de son talent est peu de chose en comparaison de ce qu’il doit à la province. C’est elle qui lui a révélé les sentiments doucement contraints d’une vie sociale défiante et peureuse, où l’esprit n’a pas encore enseigné au cœur à s’émanciper. La vie provinciale est sans doute bien égale et bien placide ; dans sa tranquillité, elle a cependant au moins cette supériorité sur la vie capiteuse de Paris, que le désordre y est sans ivresse, le mal sans gloire, le scandale sans séduction, le vice sans charmes et sans ressources d’imagination. Les cœurs coupables n’y ont pas encore appris l’art de se griser de leurs propres paradoxes, et les éclats de l’inconduite n’y inspirent encore aucun désir d’émulation. Ces différences sont bien marquées dans les romans d’André Theuriet, où Paris apparaît maintes fois comme le mauvais génie des enfants de la province ; rappelez-vous le Natalis de Mlle Guignon, le La Genevraie et le René des Armoises de la Fortune d’Angèle. Le romancier toutefois est trop sensé pour avoir établi aucun contraste absolu, et de parti pris, et là comme partout il a su s’arrêter à la juste nuance. Si la province a beaucoup donné à André Theuriet, il lui a largement payé sa dette, et c’est elle à son tour qui lui doit reconnaissance, car elle ne pouvait rencontrer un peintre qui présentât d’elle une image plus aimable, plus épurée de toute sottise, et mieux faite pour la consoler de s’être vue dans les peintures à outrance de Balzac et dans le cruel miroir de Gustave Flaubert. Cette qualité que nous regrettions de ne pas rencontrer chez Gustave Droz, la sensibilité, André Theuriet la possède. Ses personnages sont petits et modestes, mais, lorsqu’ils sont étreints par ces puissances redoutables sous lesquelles ont gémi de plus forts que ceux de leur race, la douleur et l’amour, leurs cœurs battent si gentiment et si vivement, qu’ils m’ont souvent rappelé les palpitations rapides et pressées de l’oiseau qui se sent saisi sans espoir d’évasion sous la main qui l’emprisonne. La discrétion aussi avec laquelle ils souffrent est faite pour toucher, car je ne sais pas de spectacle qui trouve plus directement le chemin du cœur que celui de larmes qui coulent en silence ou d’une douleur qui chuchote ses tortures à mi-voix au milieu des sanglots réprimés. Les sons les plus frêles sont aussi les plus aigus, et, pour être contenu et discret, ce pathétique n’en est pas moins vibrant. C’est vraiment une cruelle histoire que celle de Mlle Guignon, cette personne destinée à toujours manquer son bonheur pour avoir été prématurément éprouvée par une douleur trop forte qui, en brisant en elle toute énergie de résistance, y a créé une lassitude sous laquelle elle se traîne, incapable d’autre chose que de se laisser faire par le sort. Le bonheur est là devant elle, elle le voit, elle l’espère, mais il faudrait étendre la main, et c’est un effort trop sérieux pour sa fatigue ; que la volonté du hasard s’accomplisse, et puisse-t-il lui être bon ! De toutes les histoires racontées par M. André Theuriet, Mlle Guignon est la plus fine et la plus précieuse, celle qui repose sur la donnée psychologique la plus curieuse et la plus profonde ; c’est son œuvre originale, sa vraie trouvaille personnelle, car il y a saisi dans son principe et suivi dans ses conséquences un état d’âme peu connu, mais qui est un des plus navrants et des plus incurables dont puisse souffrir notre nature morale. La Fortune d’Angèle, plus dramatique peut-être dans le sens habituel du mot, beaucoup mieux faite pour être comprise d’un plus grand nombre, est cependant d’ordre moins rare. C’est une histoire d’occurrence ordinaire que celle de cette naïve enfant de la province venue à Paris pour s’y révéler grande tragédienne et qui rencontre un engagement de café chantant, mais le titre en est piquant et en rajeunit la tristesse. La fortune poursuivie par Angèle et sur laquelle elle met la main, c’est l’amour déçu, l’abandon et la mort. Si la donnée de ce roman n’est pas très neuve, les personnages en revanche en sont originaux, et il s’y rencontre plusieurs scènes réellement fortes. De ce nombre est la scène de nuit, lorsque Angèle, restée seule à Paris, sort de chez elle hallucinée par l’effroi et parcourt en somnambule les rues et les quais ; c’est presque la scène du suicide manqué de Désirée Delobelle dans le Fromont jeune d’Alphonse Daudet. Ces sortes de scènes ne sont pas rares chez André Theuriet, et si elles n’y sont pas plus remarquées, c’est que l’auteur, lorsqu’il les rencontre, sans doute par obéissance à cette modération qui est la qualité régulatrice de son esprit, se refuse le droit de les pousser comme elles veulent être poussées, c’est-à-dire à toute outrance. J’indique encore cette scène de son dernier roman, où Raymonde, folle de désespoir, s’échappe de la maison paternelle et vient sous l’orage frapper de nuit à la porte du vieux Noël, pour le supplier de dissiper le malentendu qui lui enlève le cœur de son amant ; elle est d’une invention dramatique excellente et ne demandait qu’un peu plus de violence pour produire tout son effet. Que M. André Theuriet prenne plus de confiance en lui-même, qu’il se rappelle l’exemple d’Octave Feuillet, qui, fatigué de s’entendre toujours louer pour ses qualités d’élégance et de finesse, résolut de prouver un beau jour que sous ce velours souple et doux son talent cachait une mâle énergie, et qu’il ose. Si la vigueur a semblé jusqu’ici faire un peu défaut à M. André Theuriet, en revanche la facilité est au nombre des dons qu’il a le plus pleinement reçus, et de cette facilité ses personnages sont la preuve. Conçus sans prétention, ils sont nés sans effort. Ils ne visent pas à être des types, ils se contentent d’être des individualités très vivantes et des portraits très ressemblants. Il ne se peut que vous n’ayez pas rencontré en quelque réunion de poètes le joyeux Marius Laheyrard du Mariage de Gérard, ivre de poésie plus encore que de vin, déclamant d’une voix de stentor, panachant ses bouffonneries d’hyperboles extravagantes ou assaisonnant de bouffonneries ses tirades lyriques. Nous avons tous connu La Genevraie, de la Fortune d’Angèle, hâbleur sans arrière-pensée et pour le seul plaisir de la hâblerie, cynique sans perversité, débraillé de propos et correct de tenue, misanthrope sans chagrin, pessimiste sans humeur noire, exprimant son mépris par le rire, blasé par l’expérience de la vie et endurci par les intermittences de la misère, sans dévouement et sans égoïsme, sans foi aux autres et sans souci de lui-même. Joseph Toussaint de cette même Fortune d’Angèle est connu d’un moins grand nombre, mais il existe, et ceux dont quelque gaucherie dans les dehors n’est pas susceptible de détourner l’observation sympathique l’ont fréquemment entrevu. Joseph Toussaint est un Babolain réussi et qui a bien rencontré. De l’amour, il ne connaît que les sacrifices, et cependant il se trouve en fin de compte qu’il a choisi la meilleure part. Cet amour, tout de dévouement, tourne au bénéfice de son âme, à laquelle il confère un privilège de noblesse que son rival plus heureux a perdu par sa conduite coupable. Pour se présenter sans prétention, le personnage, vous le voyez, n’en a pas moins sa profondeur ; exprimerait-il une meilleure philosophie morale s’il eût été créé moins simplement et avec un plus grand appareil de psychologie et d’analyse ? Il nous est plus embarrassant de parler d’Alphonse Daudet que de ses deux confrères, et l’obstacle qui nous arrête, c’est précisément son retentissant succès. À moins de quelqu’une de ces transformations inattendues qui sont toujours dans les possibilités du vrai talent, il est permis de croire que nous possédons dès aujourd’hui la mesure de Gustave Droz, et quant à André Theuriet, tout ce que nous avons à réclamer de lui, c’est le développement de plus en plus large et hardi des qualités qu’il a déjà montrées ; mais il n’y a encore rien de définitif dans le succès d’Alphonse Daudet et même dans le talent dont il a fait preuve. « Bien coupé, mon fils, mais il faut recoudre », disait Catherine de Médicis à Henri III après le meurtre du duc de Guise ; bien frappé, dirons-nous à l’auteur de Fromont jeune et de Jack, mais il faut maintenant soutenir le poids de ce succès5. Ce sont de redoutables espérances que celles qu’il a fait naître dans les esprits de ses lecteurs enthousiasmés ; le voilà désormais engagé à produire une longue suite d’œuvres qui répondent à ces premières et les continuent en les dépassant. Il y est engagé de plus d’une façon, car ces deux romans sont de ceux qui peuvent conquérir la célébrité, mais non de ceux qui l’assurent, et il se tromperait s’il croyait pouvoir retenir longtemps sans récidive celle qu’ils lui ont faite. Les œuvres littéraires, surtout les œuvres d’imagination, peuvent se diviser en deux grandes catégories répondant aux deux genres de célébrité qu’elles procurent. Il en est qui se présentent tellement complètes, qui épuisent si absolument leur matière, ou qui sont des rencontres de talent si particulières et si originales, qu’elles dispensent leur auteur de recommencer, parce qu’elles lui assurent du premier coup une célébrité si fortement assise que toutes les productions faibles ou mal venues qui pourront succéder seront impuissantes à l’effacer. En voulez-vous un exemple tout contemporain ? voyez Gustave Flaubert. Il aura beau multiplier les productions imparfaites ou mal conçues, il restera jusqu’à la fin de ses jours l’auteur de Madame Bovary, et toutes ses Tentations de saint Antoine ou ses Éducations sentimentales n’y feront rien. Déplaisante ou sympathique, l’auteur a fait son œuvre, et il n’importe pas qu’il l’ait faite à ses débuts plutôt qu’à tout autre moment de sa carrière, il peut s’en tenir là. Il est au contraire d’autres œuvres, et celles-là sont les plus nombreuses, qui sont comme des promesses dont on attend la réalisation, ou encore des commencements dont on attend la suite. Que l’auteur ne réalise pas ces promesses, qu’il ne donne pas suite à ces commencements, et ces œuvres, quelques qualités qui les distinguent ou quelques belles parties qu’elles contiennent, ne le soutiendront pas contre les insuccès de l’avenir ou contre les défaillances ou les erreurs de son talent. Si la suite de la carrière de M. Daudet répond à ses deux succès des dernières années, une bien haute place lui est destinée dans notre nouvelle littérature d’imagination ; mais cette place, il serait peut-être téméraire de la lui assigner dès aujourd’hui, et, laissant au temps ce soin, nous nous contenterons de lui signaler le genre de péril que lui crée le succès qu’il a obtenu. Il y a dans le talent d’Alphonse Daudet un contraste singulier dont il est assez malaisé de trouver l’explication. Voilà maintenant, quinze ans environ que l’auteur a fait ses débuts littéraires, débuts modestes, remarqués d’abord seulement des dilettanti avides de se tenir au courant du mouvement intellectuel, et qui se sont continués pendant bien longtemps sous cent formes gracieuses. Nous l’avons vu tâtonner longuement et en apparence cherchant sa voie, sans cesse en travail sur lui-même, mais toujours dans de petits genres, multipliant les courtes nouvelles, les miniatures de récits, les esquisses, les impressions descriptives, les fantaisies ; si bien que pendant des années il put sembler aux plus clairvoyants qu’il était fait surtout pour les petites compositions qui demandent de la grâce et du sentiment ; quant aux grandes compositions, à celles qui réclament longue haleine, énergie de suite dans le travail et puissance de concentration des facultés, la supposition qu’il pût y être propre ne leur traversa même pas l’esprit. Si l’on nous eût interrogé nous-même à son égard, nous n’aurions pas rendu d’autre réponse, car nous ne connaissons pas de talent contemporain qui nous ait trompé d’une manière plus complète et plus heureuse. Sa première œuvre de longue étendue, le Petit Chose, n’était pas faite pour nous détromper, car qu’était-ce que ce gentil livre, série d’esquisses ramenées à l’unité par le sujet le plus simple du monde, sinon le résumé de ses aimables tâtonnements antérieurs, la synthèse de ses premiers efforts, l’élixir condensé de toutes les qualités de grâce, de sensibilité et de mélancolie éparses dans ses nombreux croquis ? S’il était un genre de grande composition à laquelle il pût prétendre, le Petit Chose en présentait donc le modèle parfait, aurait-on pu assurer sans être pour cela trop myope ; ce livre marquait bien la limite extrême des facultés dont l’auteur avait jusqu’alors fait preuve, et il était permis de croire qu’en l’écrivant il avait rencontré son grand livre, le Gil Blas ou le Tom Jones dont il était capable. Il n’en était rien ; tous ces tâtonnements, toutes ces fantaisies de sentiment, toutes ces flâneries de rêveur et d’artiste, toutes ces descriptions de poète humoriste, n’étaient point les preuves que les préférences de l’auteur le portaient vers les petits genres ; c’étaient autant d’acheminements progressifs vers la grande composition, qu’il travaillait pour ainsi dire à conquérir partie par partie, détail par détail, s’exerçant à la peinture des caractères dans ses nouvelles de courte étendue, à l’art de la description dans ses paysages et ses flâneries humoristiques, à la grâce dans ses fantaisies, au pathétique dans ses histoires de sentiment. Ces essais, ces récits, étaient comme les ébauches, les études et les dessins que l’artiste multiplie dans l’atelier pour étudier séparément chacune des figures de la toile qu’il médite. Le talent de Daudet est donc une conquête du travail, et d’un travail lent, assidu, opiniâtre, patient ; comment se fait-il cependant qu’en lisant ses deux romans de Fromont jeune et de Jack nous éprouvions précisément les sensations que donnent les talents spontanés et primesautiers ? Rien qui trahisse l’odeur de la lampe, qui porte la marque de la chaîne du travail ; les tons les plus variés s’y succèdent avec la plus parfaite aisance, et il y règne d’un bout à l’autre une liberté et une souplesse extrêmes. Un souffle à la fois doux, soutenu et puissant fait circuler un air vivifiant à travers ces pages d’où sentiments, images, descriptions, sortent et s’échappent de tous côtés comme les jaillissements d’une sève abondante à l’excès. Si complet a été le labeur qu’il est parvenu à effacer ses propres traces. C’est donc à l’étude seule qu’il faut attribuer la conquête de ces qualités de spontanéité et de primesaut qui nous frappent chez Alphonse Daudet, c’est-à-dire des qualités directement contraires à celles qu’on lui arrache d’ordinaire, et c’est bien là un des miracles les plus faits pour étonner qu’elle ait jamais accomplis. L’assimilation des éléments fournis par l’étude n’a pas été cependant tellement complète qu’on ne puisse distinguer parfois la trace des influences subies. J’aperçois çà et là dans le style un peu de Victor Hugo, dans certaines coupes de phrases beaucoup de Michelet. Ailleurs de petites bizarreries de sentiment trahissent la lecture des humoristes anglais ; plusieurs fois, par exemple dans le si touchant et si original épisode du petit roi nègre Madou, du roman de Jack, certaines interjections introduites quelque peu artificiellement dans le récit révèlent la lecture de Sterne. Ce ne sont là, il est vrai, que des imitations de détail ; mais il est deux hommes dont l’influence est aisément reconnaissable dans les deux romans principaux de M. Daudet, Gustave Flaubert et Charles Dickens. Il y a plus de Flaubert que de Dickens dans Fromont jeune et Risler aîné ; il y a plus de Dickens que de Flaubert dans Jack. Il ne faut pas cependant exagérer la part qui peut revenir à Flaubert dans le roman qui a fondé la réputation d’Alphonse Daudet. Certainement M. Daudet a eu Madame Bovary présente au souvenir pendant qu’il écrivait Fromont jeune, mais je ne saurais trouver aucune ressemblance entre les sujets des deux livres. Il s’en faut aussi beaucoup, malheureusement pour Alphonse Daudet, que son très dramatique et très émouvant récit ait la valeur de l’œuvre, déplaisante peut-être mais si forte, de Gustave Flaubert. Vingt ans se sont écoulés depuis l’apparition de Madame Bovary, et cependant personne encore, à notre avis, n’a porté sur ce livre remarquable un jugement sérieux. Osons exprimer le nôtre en toute franchise ; aussi bien il n’engage que nous seul. Savez-vous bien que ce livre est de ceux qui font date non seulement dans une littérature, mais dans l’histoire morale d’une nation, parce qu’ils mettent fin à certaines influences longtemps souveraines et qu’en y mettant fin ils changent les conditions de l’optique et de l’hygiène de l’esprit public ? Madame Bovary a été en toute réalité, pour le faux idéal mis à la mode par l’école romantique et pour la dangereuse sentimentalité qui en était la conséquence, ce que le Don Quichotte a été pour la manie chevaleresque trop longtemps prolongée de l’Espagne, ou encore ce que les Précieuses ridicules et les Femmes savantes de Molière ont été pour l’influence de l’hôtel de Rambouillet. Je préfère cependant le premier de ces deux termes de comparaison, quoiqu’il soit le plus élevé, comme étant le plus exact et le plus étroit, car de même que Cervantès a porté le coup de mort à la manie chevaleresque avec les armes mêmes de la chevalerie, c’est avec les procédés mêmes de l’école romantique que Gustave Flaubert a ruiné le faux idéal mis au monde par elle, c’est avec les ressources mêmes de l’imagination qu’il a peint les vices et les erreurs de l’imagination. Cette portée puissante, qui ne pouvait s’apercevoir au lendemain de l’apparition de Madame Bovary, apparaît clairement aujourd’hui. Gustave Flaubert a donné le coup de mort à la sentimentalité sensuelle et à l’idéalisation du vice, et par le succès de son roman il a pour ainsi dire exigé de ses confrères l’imitation de sa crudité brutale, mais saine. Si Alphonse Daudet en particulier a mis tant de franchise dans la peinture des déportements de Mlle Chèbe, femme Risler, c’est certainement l’exemple de Madame Bovary qui lui a poussé la main, et en ce sens on peut dire, si l’on veut, qu’il est un imitateur de Gustave Flaubert. Quant aux aventures de son héroïne, elles sont impuissantes à produire un résultat littéraire analogue à celui qui est sorti de Madame Bovary ; par la portée, l’œuvre de M. Daudet est inférieure à celle de Gustave Flaubert. Elle lui est inférieure sous d’autres rapports encore. Il n’y a pas que cette satire du faux idéal dans Madame Bovary, il y a une peinture de la vie provinciale faite avec les lunettes noires d’un pessimiste, il est vrai, mais très complète à ce point de vue ; avec quelques personnes et quelques scènes, l’officier de santé Bovary, le pharmacien Homais, le curé Bournisien, la scène des comices agricoles, celle du pied bot, Gustave Flaubert a su faire la synthèse comique de tout ce que la vie provinciale peut contenir de vulgarités, de sottises et de niaiseries. Fromont jeune et Risler aîné, au contraire, est une simple anecdote parisienne, une peinture d’une simple fraction de la société parisienne, et d’une fraction très limitée. Enfin l’héroïne de Gustave Flaubert est très supérieure en intérêt à l’héroïne de Daudet. En dépit de toutes ses sottises et de tous ses vices, c’est cependant une créature humaine que cette petite bourgeoise de province affligée d’une imagination chaude et fausse et de sens riches et faibles ; elle possède malgré tout une nature morale qui lui ouvre accès à la sympathie du lecteur, elle a une âme capable de regretter le bien qu’elle abandonne et de redouter le mal qui la séduit ; elle se sait malade et cherche les remèdes qui pourraient la guérir — se rappeler la scène du curé Bournisien, — elle lutte pour redevenir vertueuse, pour rentrer dans la voie du devoir — se rappeler la scène du pied bot et les scènes de la convalescence. Il n’y a rien de cet intérêt dans Mme Risler, créature vide de toute pensée, châtrée de tout sentiment, amputée de toute nature morale, produit artificiel et monstrueux d’une vie sociale surchauffée, recouverte pour toute séduction des loques volées d’une élégance acquise par imitation envieuse. La peinture est certainement très vraie, mais elle vaut mieux que son sujet, et tout l’intérêt qu’elle inspire va sans partage à l’art du peintre qui a su faire vivre un pareil néant. Ni pour la force de la conception première, ni pour l’ampleur de la peinture générale, ni pour la vigueur et l’étendue de l’analyse psychologique, ni pour le choix du personnage principal, le roman de Daudet ne peut donc se comparer à celui de Flaubert ; mais il est au moins un point sur lequel il prend sa revanche avec éclat, le développement de l’action. Alphonse Daudet possède des dons dramatiques tels que n’en a jamais montré l’auteur de Madame Bovary, et tels qu’il est douteux pour nous qu’il en montre jamais. C’est dans cette puissance dramatique que consiste la principale valeur de Fromont jeune. Rarement action a été conduite d’une main plus sûre, et je dirai volontiers plus savante. Ralentie avec calcul pendant toute la première moitié du roman, elle prend au milieu une énergie torrentueuse et se précipite vers le dénouement dans un crescendo dramatique opéré avec la fidélité, j’oserai dire la plus classique, aux lois de progression exigées par les doctrines de la plus sévère critique. De la trahison de Frantz Risler au suicide de Désirée Delobelle, à la scène du bal, à la scène du café chantant, quelle succession de situations violentes ! il n’en est pas une qui ne fût suffisante pour épuiser la capacité d’émotion du lecteur, et pour le laisser ensuite languissant et distrait. Combien de fois il nous est arrivé, dans nos lectures de romans, de laisser notre émotion pour ainsi dire en route, arrêtée à telle scène du milieu ou du commencement, parce que l’auteur n’avait pas su employer cet art des gradations, qui est aux œuvres de l’imagination et du sentiment ce que la déduction logique est aux œuvres d& la pensée pure. Le suicide de Désirée Delobelle — un des épisodes les plus dramatiques qu’il y ait dans aucune littérature d’imagination — était bien fait pour marquer ce point culminant de l’intérêt, après lequel il n’y a plus pour le lecteur qu’à se refroidir, et un instant nous avons craint qu’il n’en fût ainsi ; l’auteur a senti, dirait-on, le péril, et il a su le tourner avec l’art le plus ingénieux, au moyen d’un intermède fantastique d’une invention excellente. La Légende du petit homme bleu a été blâmée comme une imitation trop directe des fantaisies de Dickens ; nous ne saurions partager cet avis. Imité ou non, cet intermède est ici à sa juste place. C’est trop d’émotion après le suicide de Désirée Delobelle, il ne nous en restera pas assez pour les scènes qui vont suivre ; il faut donc s’arrêter. Alors apparaît le petit homme bleu, malicieux génie qui préside aux faillites commerciales ; avec cette apparition, le lecteur reprend haleine en même temps que les tintements lugubres de la sacoche fantastique préparent son imagination à la catastrophe qui approche. Celui qui a su conduire une action avec une telle habileté est absolument maître de ses effets, et je ne sais trop d’où pourrait lui venir la maladresse qui le ferait frapper à faux. Parmi les dons qu’a reçus Alphonse Daudet, il en est un d’origine divine qui manque entièrement au romancier robuste qu’on a voulu lui donner pour maître, la tendresse. Il y a de l’amour dans l’observation de M. Daudet, et de ses qualités il n’en est pas qui nous assure aussi pleinement de son avenir que celle-là, car il n’en est pas qui soit plus invariablement associée au vrai génie. Là où l’amour n’existe pas, soyez sûrs que le génie, quelque vigoureux qu’il vous paraisse, n’est qu’à l’état de mutilé ; là où vous sentez palpiter l’amour, soyez sûrs que le génie existe, quelque incertain qu’il vous ait semblé. C’est là le signe auquel on reconnaît ceux qui sont destinés à vaincre aussi bien dans l’art de peindre les hommes que dans l’art de les gouverner. On peut beaucoup par le mépris, mais on ne peut qu’une fois et pour une seule place ; on peut davantage et plus longtemps par l’amour, car il se métamorphose et se rajeunit avec chaque sujet qu’il touche. Le mépris ne peut connaître qu’un petit nombre de choses, l’amour au contraire peut les embrasser toutes, même celles qui ressortent du mépris, et c’est là ce que M. Daudet a montré dans son second roman, Jack, dédié à Gustave Flaubert comme une inspiration d’ironie et de colère et une vengeance de la sensibilité blessée. Il aurait pu mieux encore le dédier à la mémoire de Charles Dickens, non seulement parce qu’en écrivant ce livre, consacré à la peinture de l’enfance malheureuse, il s’est certainement souvenu de l’auteur d’Oliver Twist et de Dombey and son, mais à cause de cette qualité de sympathie qui distingue sa faculté d’observation morale et qui lui est commune avec l’illustre romancier anglais. Jack, inférieur comme composition et unité de plan à Fromont jeune, lui est très supérieur par la sensibilité générale et la variété des épisodes et des personnages. Dans Fromont jeune, toute l’action est partagée entre un petit nombre de personnages appartenant tous à la même sphère sociale très restreinte ; Jack au contraire nous promène à travers des groupes sociaux plus divers et plus étendus : les ouvriers des brûlantes usines ; les ratés — c’est le mot pittoresque de l’auteur — de la bohème lettrée et les marchands d’éducation de la capitale, les campagnards aux passions voisines du crime, les victimes de l’amour excentrique, tout cela très vivant, très animé, très remuant, passant et se succédant sur un fond de solitude rustique, peint avec amour dans toute la douceur de son silence. Cependant un de ces groupes domine sur tous les autres, celui dont M. Daudet avait déjà montré dans Fromont jeune une connaissance si complète et tracé des portraits presque voisins de la perfection. On se rappelle Delobelle, le comédien en expectative, décorant sa paresse du nom d’amour de l’art, exploiteur naïf de sa femme et de sa fille, et qu’est-ce que le père Chèbe lui-même, avec ses démangeaisons de négoce et ses locations de boutiques aux rayons destinés à rester vides, sinon un raté du commerce ? Épisodique dans Fromont jeune, ce monde à l’agitation stérile et à la bizarrerie banale fait invasion dans Jack et le remplit tout entier de sa malfaisance. Ils sont là toute une bande de poètes aux rimes difficiles et n’arrivant jamais, de savants aux recettes merveilleuses et aux découvertes sans cesse avortées, de chefs d’institution et de professeurs sans élèves se rabattant sur la clientèle exotique des mulâtres égyptiens et des rejetons de races royales nègres, de chanteurs condamnés à donner leur note dans des soirées interlopes, qui font frémir et qui font pleurer. Un seul suffirait pour empoisonner la vie du pauvre petit Jack, et il y en a une horde ! Alphonse Daudet a réussi à tracer de la misère morale propre à cette tribu, la misère de l’impuissance, une peinture magistrale. Pédants avec des allures de bobèches, grotesques sévères, railleurs mornes, misanthropes sans trait, ils sont si particulièrement la proie de l’impuissance qu’ils ne parviennent même pas à être amusants, qu’ils ne peuvent accoucher ni d’une franche saillie ni d’une boutade facétieuse, jet que comme d’Argenton, leur chef, ils sont condamnés à rater même les mots que leur méchanceté voudrait, mais ne peut pas leur inspirer. Ennuyeux comme s’ils n’étaient pas des excentriques, ces personnages sont au fond sans danger, comme ils sont sans séduction ; mais livrez-leur une femme sans bon sens et un enfant sans défense, et leur banalité va devenir homicide, leur impuissance semer la ruine, et leur néant évoquer le malheur. C’est avec un tact fin et juste qu’Alphonse Daudet a choisi les victimes de ses malfaisants ratés ; son histoire ne serait pas aussi touchante et surtout ne serait pas aussi vraie avec une femme d’un caractère plus ferme qu’Ida de Barancy, et avec un enfant d’instincts plus énergiques et d’âme plus éveillée que le doux, triste et bon petit Jack. Rarement satire a été plus originale et coup frappé mieux à fond : rendre ses malfaiteurs odieux eût été facile, mais les représenter insipides et, pour employer le mot trivial qui est ici à sa place, embêtants, c’est le dernier degré de l’ironie. Si la bohème parisienne a jadis été l’objet de dithyrambes poétiques et de panégyriques déclamatoires, il faut avouer qu’elle expie bien depuis quelques années ses triomphes passés ; déjà M. Theuriet l’avait peinte par deux fois avec mépris, un mépris contenu par cette modération judicieuse qu’il porte en toutes choses, et voilà maintenant que M. Daudet l’écrase avec une impitoyable éloquence. Que conclure de cette rencontre presque simultanée de deux esprits si différents, sinon qu’il y a des sujets comme des sentiments qui sont dans l’air, et que la défaveur de la bohème est sans doute du nombre. Le monde peint par M. Daudet jusqu’à présent est bien restreint ; son observation ne s’est portée, semble-t-il, que sur les faubourgs de la grande cité sociale et n’en a pas encore abordé le centre et le cœur ; cependant, en dépit de cette observation limitée, il est peut-être de tous nos romanciers de date nouvelle celui dont les tableaux nous dépaysent le moins et qui rejoint le plus directement la vraie et large nature humaine. Nous croyons qu’il doit ce mérite peu commun à l’absence d’un défaut trop ordinaire aujourd’hui à nos jeunes écrivains. M. Daudet ne fait pas abus de l’analyse et de la psychologie. Il ne décrit pas ses personnages, il les raconte ; il ne les dissèque pas, il les montre agissants. Cet emploi modéré de l’analyse le maintient nécessairement dans le domaine du vrai, car, se refusant le bénéfice d’expliquer ses personnages autrement que par leurs actions, ces actions sont tenues d’être toujours compréhensibles et leurs mobiles toujours aisément saisissables. Quelque excentriques et bizarres qu’ils soient, les acteurs de ses récits ne s’éloignent donc jamais beaucoup du terrain commun où se rencontrent les diverses variétés de la nature humaine. Trop soumis au microscope, trop détaillés par l’analyse, la plupart d’entre eux n’auraient rendu que des curiosités malsaines, des cas d’infirmités sociales, ou des échantillons exceptionnels d’entomologie morale. Livrés à l’action, ce sont des individus bien vivants, souvent des caractères, quelquefois presque des types. Vingt pages d’analyse, pour prendre un seul exemple, auraient-elles jamais mieux éclairé le caractère d’Ida de Barancy, la mère de l’infortuné Jack, que les actions sans suite où se révèle d’emblée au lecteur cette inconsistance de pensées et par suite de conduite qui fait les héroïnes de la vie de désordre ? Qu’Alphonse Daudet continue à se préserver, comme il l’a fait jusqu’ici, de cet abus trop régnant de la psychologie et de l’observation minutieuse, car il est doué pour la peinture large, franche et dramatique. Nous voici arrivé maintenant au bout de la tâche que nous nous étions proposée, et cherchant une conclusion, nous l’emprunterons en partie à un de nos amis, esprit d’une finesse absolument exquise, le plus libre du joug du lieu commun et le plus abondant en observations vraiment neuves que j’aie jamais connu, M. J.-J. Weiss. Nous le rencontrâmes un jour comme nous venions d’acheter Fromont jeune, et, nous trouvant ce livre à la main, notre conversation s’engagea sur nos nouveaux romanciers, et en particulier sur Alphonse Daudet, dont il loua le talent avec justesse. « C’est égal, me dit-il, en me quittant, le romancier qui sera pour la France ce que les grand romanciers anglais, Richardson et Fielding, ont été pour l’Angleterre, est encore à venir. » Ces deux noms expliquent d’eux-mêmes ce qu’il entendait par ce romancier à venir : il voulait parler d’un écrivain qui serait un peintre de la nature humaine éternelle, en même temps qu’un peintre de la nation française, et qui serait capable de faire apparaître une image de notre vie sociale tout entière dans le tableau de quelques existences individuelles. Nous acquiesçâmes à son opinion sans répondre ce que nous ajoutons à cette heure, c’est qu’il était douteux que ce romancier arrivât de bien longtemps, et même incertain qu’il parût jamais. Les dates historiques suffisent à m’expliquer comment l’Angleterre a pu avoir de tels peintres de sa vie sociale. Lorsque Richardson et Fielding sont venus, ils ont trouvé une société pleine de cohésion dont les éléments, longtemps désunis, s’étaient enfin fondus ou réconciliés, où la vieille substance de la nature morale anglaise, restée sans altération en dépit de toutes les vicissitudes, avait enfin trouvé sa forme nouvelle façonnée par deux longs siècles de domination, de discipline et de culture protestantes. Un regard sommaire jeté sur notre état social nous dit assez combien nous sommes loin de cette situation heureuse, capable de faire plus et mieux encore que de grands romanciers. Je vois parmi nous des éléments en lutte, des partis rivaux et hostiles, des oppositions irréconciliables, des groupes sans rapports communs, mais y a-t-il dans tout cela une société générale ? Où est l’unité, où est la cohésion, où est la foi commune, où est la forme nouvelle reçue par la substance séculaire française, et cette vieille substance elle-même où toujours la saisir ? Peut-être un jour cette société née si tragiquement, élevée avec tant d’instabilité par des maîtres si nombreux et si divers, aura-t-elle enfin réussi à trouver l’équilibre qui lui permettra de connaître une vie morale nouvelle, une vie où elle sera et se sentira en harmonie avec elle-même. Le jour où luira cet heureux destin, le luxe d’un Richardson et d’un Fielding ne lui manquera certainement pas ; en attendant, je crains qu’il ne faille nous contenter longtemps de romanciers qui ne nous présentent de notre état social actuel que des tableaux partiels, fragmentaires, dissemblables, mais fidèles après tout, puisqu’ils offrent précisément par ces caractères même une image assez exacte de notre anarchie morale. Nous nous en consolerons aisément d’ailleurs, pourvu que ces peintures partielles continuent à être aussi amusantes que les anecdotes parisiennes de Gustave Droz, aussi gracieuses que les scènes provinciales d’André Theuriet, et aussi dramatiques que les récits des diverses bohèmes d’Alphonse Daudet.
Décembre 1876.
Des Pattes de mouche à Dora
« Il y aura beaucoup d’appelés, mais peu d’élus », trouve sa réalisation quelque part en ce monde, c’est bien au théâtre, dont les difficultés sont si grandes qu’elles n’ont vraiment de comparables que celles du salut ; encore même peut-on dire qu’elles sont plus grandes. L’art dramatique en effet ne tient compte ni de la bonne volonté ni des ouvriers de la onzième heure, et si quelques pages heureuses ont souvent suffi pour faire vivre un livre insuffisant, jamais belle scène ou passage éloquent n’a suffi pour sauver une pièce mal conçue. M. Victorien Sardou est un de ces élus. Voici maintenant dix-sept ans bien comptés qu’il tient l’affiche, comme on dit dans le familier langage des coulisses, et le prodigieux succès de Dora prouve qu’il n’est pas à la veille de céder sa part de muraille. Acclamé à ses débuts comme un nouveau Molière par des amis trop complaisants, violemment attaqué par les envieux pour son adresse à découvrir les nids à idées dramatiques que leurs auteurs ont pondues sans les couver, sa fortune a triomphé également et de ces engouements meurtriers et de ces perfides brutalités. Un bonheur si continu et si constant ne peut aller sans quelques qualités exceptionnelles qui l’expliquent et le justifient, et il constitue en tout cas un fait assez considérable pour mériter qu’on le discute et qu’on en cherche la raison d’être. Cette qualité exceptionnelle, c’est une science très complète de la nature du spectateur, servie par une intelligence fine, souple, adroite et leste dans ses mouvements. Personne parmi les écrivains dramatiques contemporains n’a mieux démêlé que M. Victorien Sardou les moyens par lesquels on peut réussir au théâtre, et n’a su les employer avec une plus juste tactique. Rien d’impérieux ni de cassant ; il n’a pas essayé, comme tant d’autres, d’imposer brutalement ou cyniquement ses partis pris au public, rôle que d’ordinaire les fortes volontés aiment assez à jouer, au risque de se briser contre la résistance du goût général auquel il déplaît d’être pris à l’improviste ; rien non plus de timide et de poltron, ce même public qui craint la violence ne haïssant rien autant toutefois que d’être traité avec trop de réserves, et se trouvant toujours disposé à réclamer un peu d’audace. Une ligne de démarcation bien difficile à maintenir et à observer que celle qui sépare la violence de l’audace ; M. Sardou y a réussi. Risquez tout, mais ne choquez pas, telle est la presque paradoxale exigence que le spectateur inconsciemment ou en secret impose à l’auteur dramatique ; cette exigence, M. Sardou l’a devinée, et crânement, résolument, il l’a adoptée comme programme de ce qu’il peut et doit oser. De là ces amusantes comédies pleines de mouvement et de pétulance, où l’auteur réussit à produire l’illusion du scandale sans en présenter la réalité, et à faire crier au loup là où, vérification faite, il n’y a que d’honnêtes moutons et de dévoués chiens de garde. M. Sardou est-il franc-maçon comme il était naguère adepte du spiritisme, je ne sais, mais en vérité je ne connais rien qui ressemble autant à ce qu’on raconte des réceptions franc-maçonniques avec leurs épreuves pour rire et leurs effrois-simulés que ses comédies. Voici un amant enfermé de nuit sur le balcon d’une femme mariée ; il s’agit de sauter de ce balcon pour sauver l’honneur de sa maîtresse ; bravement il se lance tête baissée dans l’abîme et tombe sur une touffe de dahlias qu’il écrase. Un autre, surpris dans la même position que le précédent, a l’héroïsme de se faire passer pour voleur ; on mande le commissaire de police afin qu’il dresse son enquête pour une prochaine cour d’assises, et il arrive pour constater une promesse de mariage. Un vieux célibataire libertin s’avise de se placer en rivalité d’amour avec son fils naturel dont il n’a jamais pris souci et qui l’exècre d’instinct cordialement. Au moment d’être justement souffleté, il ouvre ses bras, et ce fils, en qui la nature outragée n’avait fait parler jusqu’alors que le mépris, dément en un clin d’œil son caractère et ses répugnances instinctives pour s’y précipiter. Un galant ivre s’introduit dans l’appartement de sa voisine, qui, pour s’en débarrasser, s’avise de lui donner de l’opium ; l’ivrogne s’empare de la fiole, en avale le contenu et tombe inanimé ; la dame, qui le croit mort, s’empresse de fuir ce cadavre accusateur, mais un médecin appelé en toute hâte le ressuscite par quelques fortes doses de café noir. Un mari découvre que sa femme est en correspondance et en relations clandestines avec un homme qui lui est inconnu ; éclat, fureurs, menaces de séparation judiciaire. Ce n’était cependant qu’une fausse alerte : la dame n’avait eu que le tort de jouer trop gros jeu dans une ville d’eaux où elle avait perdu une somme excédant ses ressources, en présence d’un témoin bien appris qui avait eu la galante charité de la tirer d’embarras, d’où cette mystérieuse correspondance et ces relations secrètes. Un jeune homme est aperçu tournant autour de la maison d’une intéressante orpheline : les tuteurs s’en émeuvent et prennent la résolution d’aller droit au séducteur ; on le fait entrer pour le démasquer et, après l’avoir poliment prié de s’asseoir, on entame avec lui une discussion fort bien conduite pour, contre et sur le progrès moderne. Il y a dans tout cela, il en faut convenir, plus de peur que de mal, et le drame menace plus qu’il ne frappe, mais c’est justement par là que l’auteur a prise sur son public et donne satisfaction aux exigences très particulières que le spectateur apporte au théâtre. L’auteur l’a ému un moment, juste le temps nécessaire pour que cette émotion reste un plaisir ; puis, lorsqu’elle pourrait dégénérer en angoisse, il le replace rassuré dans son assiette habituelle et lui dit rieusement : « Ce n’était qu’un jeu, car, vous le savez, nous sommes au théâtre. » Rien ne témoigne davantage de l’intelligence que possède M. Sardou des dispositions du spectateur que la transformation qu’il a fait subir au genre particulier de drame inventé par nos auteurs en vogue, M. Alexandre Dumas en tête. Les romantiques avaient découvert, à l’imitation de Shakespeare, que l’élément dramatique ne va jamais seul en ce monde, et ils lui avaient associé comme contraste l’élément comique ; aussi hardis et plus hardis même que leurs devanciers, bien que leur hardiesse n’ait pas été aussi remarquée, nos modernes auteurs ont retourné la question et démontré que la comédie franche n’était pas dans la nature. C’est en cela que consiste avant tout la forte originalité du théâtre de M. Alexandre Dumas, dont toutes les pièces prises dans la réalité ordinaire et se présentant avec une physionomie de comédie dégénèrent rapidement en drames et se terminent en catastrophes. Je ne puis dire que cette découverte de nos modernes auteurs soit fausse. Eh oui ! la comédie n’est pas dans la nature, car il n’est pas une seule de nos actions qui ne soit grosse de conséquences dramatiques, car il n’est pas un seul de nos défauts, pour ne rien dire de nos vices, qui ne soit toujours menaçant de quelque péripétie terrible, et nos plus amusantes folies sont pareilles à la gaieté de l’ivrogne dont les hallucinations plaisantes font rire aux éclats les spectateurs indifférents tout en faisant pleurer dans l’ombre ceux qu’il ruine et déshonore. Il n’est pas de rire qui ne soit précurseur ou générateur de larmes, et il n’est pas de conduite, si plaisante qu’elle soit, que le destin, dieu susceptible et hautain s’il en fut, ne prenne en mauvaise part et ne soit toujours prêt à relever comme un défi. Eh oui ! la comédie franche est une invention de l’art, rien que de l’art, et c’est précisément pour cela qu’elle est de si difficile exécution et qu’elle a tant de prise sur le spectateur. Il est si doux de rencontrer l’occasion de rire dans cette réalité qui ne nous donne que des sujets de pleurs, de nous moquer de l’avare qui nous affame, de déjouer l’hypocrite qui nous poignarde, de plaisanter de la coquette qui nous brise le cœur ; il est si bon de se persuader un instant que tous ces vices de l’âme peuvent tourner au jeu, et qu’ils ne sont qu’amusants, tandis que nous les estimions tragiques ! La comédie franche possède une autre prise sur le spectateur, c’est qu’elle est de tous les genres dramatiques celui qui répond le plus exactement à la nature du plaisir qu’on demande au théâtre. Un théâtre n’est après tout qu’un lieu de récréation où l’on vient chercher une illusion de quelques heures. Le spectateur, en y entrant, sait que ce qu’il va voir n’est qu’un jeu, et il consent à l’illusion, pourvu qu’il n’en soit pas la dupe ; il veut être ému, il veut même qu’on lui arrache des larmes, pourvu qu’il ne soit jamais amené à oublier entièrement que tout cela n’est pas sérieux, et que son âme garde le sentiment qu’aussi loin qu’elle aille dans l’émotion, elle n’est pas coupée de sa ligne de retraite pour revenir à son équilibre ordinaire. Le secret de la résistance que rencontrent toujours plus ou moins les tentatives de M. Alexandre Dumas est précisément dans la violence qu’il exerce contre cette disposition du spectateur, et il n’a pas fallu moins que son grand talent et son impérieuse volonté pour lui imposer sa tyrannie dramatique, sous laquelle — tous ceux qui ont assisté à quelques représentations de ses pièces en ont été témoins — on le sent mal à l’aise et toujours prêt à la révolte. Ce tempérament du spectateur, M. Sardou ne l’a jamais, au contraire, tenu en oubli à aucun moment de sa carrière, et ce que nous écrivons ici comme un éloge, les malintentionnés pourront, s’ils le veulent, le tourner en critique sévère, car c’est peut-être à ce souci trop constant qu’il doit de n’avoir jamais produit une œuvre où il se soit abandonné franchement et sans arrière-pensée à son inspiration, au risque de rester incompris et d’échouer lorsqu’il se présenterait devant le public. Le spectateur vient au théâtre pour son plaisir ; mais le plaisir est chose complexe et qui comporte bien des variétés. Il y a du bonheur dans le rire, il y a de la douceur dans les larmes, et l’effroi même a sa volupté. Le spectateur, s’il était interrogé, répondrait qu’il veut être amusé, qu’il veut être ému, qu’il veut être consolé et partir sur une impression heureuse. Comment s’y prendre pour satisfaire à la fois à ces trois conditions contradictoires ? Eh mais, en glissant légèrement et lestement sur chacune, en l’amusant passablement, en l’émouvant avec vivacité, mais peu de temps, et en arrêtant les quelques larmes très réelles qu’on lui aura fait répandre par une conclusion qui surgisse à l’improviste, comme un enfant joueur sort de sa cachette pour rassurer ceux qu’il vient d’alarmer. Pour réaliser ce difficile programme, M. Sardou a eu recours à une sorte d’éclectisme dramatique ; il a demandé à tous les genres en vogue dans ce siècle de lui prêter quelques-unes de leurs ressources, et de cette fusion il est résulté un genre nouveau, tout personnel à l’auteur, qui n’est pas sans offrir quelque ressemblance avec ces chimères à face de femme, à ailes d’aigle, à corps de lion et à queue de serpent dont s’est amusée l’imagination des anciens poètes. Deux tiers de comédie, une scène de drame à la Dumas, une conclusion de vaudeville sentimental, et le tour était joué ; M. Sardou tenait son spectateur par ses désirs les plus divers. À vrai dire, nous ne conseillerions à personne une tentative du même genre, car il a fallu, pour qu’elle réussît, la ressource très singulière que M. Sardou a trouvée dans un certain don qui fait son originalité et qui apparaîtrait plus clairement s’il eût obéi docilement et exclusivement à sa nature. À coup sûr, si quelqu’un était né pour doter le théâtre français d’un genre dramatique analogue à la comédie d’imbroglio que les Espagnols ont si bien nommée de cape et d’épée pour indiquer qu’elle doit consister en deux choses, le cache-cache et là pétulance d’action, c’était M. Victorien Sardou. Qui sait mieux que lui embrouiller l’écheveau d’une intrigue, qui possède mieux que lui l’art des surprises, qui sait mieux jouer avec l’équivoque, prolonger un malentendu, faire soupçonner un secret là où il n’y en a pas, donner à une fausse interprétation l’apparence de la vérité, rendre à une énigme son obscurité au moment où elle va être expliquée, renouveler un doute au moment où on le croit prêt de se dissiper, ouvrir une fenêtre ou fermer une porte à propos, et, pour tout résumer d’un mot, qui connaît plus profondément tout ce que l’incertitude renferme d’éléments dramatiques, de folles anxiétés, de comiques terreurs ou de cruelles lubies ? C’est avec ces qualités seules qu’il s’est présenté à l’origine devant le public ; point n’est besoin de rappeler ces amusantes comédies pleines de turbulence et de gai tapage par lesquelles il débuta dans la carrière dramatique. Eût-il persisté dans ce genre, qui était le sien propre, il aurait produit des œuvres moins retentissantes peut-être que celles qu’il a fait applaudir, mais à coup sûr plus tranchées, plus nettes et plus unes ; il a préféré s’en éloigner, et nous ne saurions dire qu’il ait eu tort pour son succès et sa fortune. Ce qui est certain, c’est qu’il n’est jamais plus heureusement inspiré que lorsqu’il y revient ; je n’en veux pour preuve que sa comédie d’Andréa, qui date des dernières années et qui est à mon avis une œuvre charmante, et celle peut-être où ce qui était son originalité propre apparaît le mieux purifié de tout alliage et mélange. Il n’a point renoncé cependant à ces qualités, seulement il les a détournées de leur fin et les a réduites à l’état de moyens. C’est grâce à elles qu’il a pu réaliser cet éclectisme dramatique où il a réussi à fondre des genres si divers. Sa vivacité lui a fourni les moyens de multiplier les incidents capables de conduire une intrigue de l’état d’honnête comédie à l’état de drame orageux, sa subtilité à faire tenir ce drame en si délicat équilibre qu’il puisse donner toutes les émotions du désespoir ou de l’anxiété sans les justifier en fait, et son adresse à faire glisser une situation d’Alexandre Dumas fils dans un dénouement de Scribe. Pour si habilement qu’il soit obtenu, cet éclectisme n’est pas sans faiblesse. Le grand défaut des pièces de Victorien Sardou, c’est qu’elles sont toujours construites en vue d’amener une scène capitale, avant laquelle le drame n’est pas, et après laquelle il n’est plus. L’exposition est d’ordinaire excellente, et la mise en train de l’action bien lancée ; mais une fois lancée, le développement simple et naturel en est empêché par cette fatale scène arrêtée d’avance ; deux actes se passent à multiplier et à semer les incidents qui peuvent la produire et l’amener, et ces incidents se succèdent si rapidement et sont quelquefois de nature si ténue, qu’on a peine à les emmagasiner tous dans le souvenir, et qu’il en reste bon nombre en route. Arrive enfin la fameuse scène, qui est quelquefois fort belle, après quoi la pièce tombe dans un dénouement heureux et qui trop souvent serait insignifiant par cela même, n’était une toute petite paille que nous allons y relever tout à l’heure. Il résulte de tout cela cette fâcheuse conséquence que les pièces de M. Victorien Sardou sont faites pour être joué beaucoup plus que pour être lues, et que quiconque ne les voit pas au théâtre ne peut se rendre un compte exact de leurs réels mérites. Nous venons de leur faire subir l’épreuve de la lecture, elles la supportent mal. Ce n’est pas qu’elles soient défectueuses sous le rapport littéraire, elles sont au contraire écrites d’un bon style, très correct, parfois éloquent, sans grand relief cependant et sans empreinte de griffe léonine, mais aussi sans rien de brillanté ni de forcé, en somme des plus agréables et des plus coulants. C’est que le lecteur est dans de tout autres dispositions que le spectateur, et qu’il se dit qu’aux lieu et place de tous ces incidents qui cachent l’action ou la font voyager en zigzag dans un méandre sans fin, il préférerait de beaucoup une marche plus simple et plus constante, qui, dans sa lenteur progressive, permet aux caractères de se développer, et au drame de s’acheminer vers son point culminant par des péripéties véritables possédant chacune leur intérêt propre. Quant au dénouement, que lui importe qu’il soit heureux s’il est en contradiction avec la logique et en désaccord avec le bon sens ! Il n’éprouve nullement le besoin d’être rassuré, et la vraie satisfaction qu’il réclame, c’est une conclusion qui soit en harmonie avec les émotions qu’il vient de traverser solitairement. Il y a parfois une paille dans les dénouements de M. Victorien Sardou, disions-nous il n’y a qu’un instant. Cette paille, c’est que ces dénouements, où les situations les plus difficiles et les plus cruelles se détendent comme par magie et se dissipent comme un rêve, sont parfois innocemment immoraux. Certes on ne peut reprocher à M. Sardou d’avoir jamais fait sciemment un accroc sérieux à la morale ; mais, dans sa préoccupation de renvoyer son spectateur satisfait, il lui est arrivé trop souvent de retourner la moralité élémentaire des livres à l’usage de la jeunesse, et de présenter la bonne foi punie et le vice amnistié. J’indique tout de suite comme exemples les dénouements de la Famille Benoiton, des Vieux Garçons, de Nos bons Villageois, et de la charmante comédie de Maison neuve. La conscience du lecteur, sinon celle du spectateur, admet difficilement que des personnages qui sont allés aussi loin dans la légèreté et dans le vice que ceux de ces diverses pièces s’en tirent à aussi bon compte, encore moins peut-elle admettre qu’ils soient aussi subitement guéris de leurs folies ou de leurs erreurs, et qu’il ne leur reste rien après le pardon, l’excuse ou l’amnistie dont les bénit M. Sardou. En supposant même qu’ils soient guéris, les conséquences de leurs fautes restent, et il n’y a pas de dénouement heureux qui puisse les effacer. L’excellent oncle de Maison neuve ouvre ses bras à ses neveux repentants, s’ensuit-il moins que ces neveux viennent de se souiller et presque de se déshonorer ? Les demoiselles Benoiton sont guéries par une série de cruelles aventures de la manie du scandale, s’ensuit-il moins que ce scandale a eu lieu ? Le célibataire des Vieux Garçons rencontre un fils dans son rival, s’ensuit-il moins qu’il vient de commettre un acte indigne ? L’auteur a beau donner un dénouement heureux à une conduite coupable, la conscience et la logique, protestant chacune de leur côté, crient que ce bonheur est immérité et qu’une conclusion où les personnages subiraient les conséquences de leurs fautes les satisferait davantage. Ces dénouements ont encore un autre défaut, mais qui cette fois n’intéresse que l’art, c’est qu’ils sont d’ordinaire beaucoup trop brusqués, et qu’ils réalisent tout à fait le deus ex machinâ des pièces antiques. Nous connaissons bien la réponse : le dénouement est chose secondaire, car enfin il faut finir, et il y a de très grands auteurs dramatiques, Molière en tête, dont les dénouements n’existent à peu près pas. Cela est vrai, mais la comédie de Molière n’est pas celle de M. Sardou. La comédie de Molière est la comédie de caractère, et le dénouement y est chose indifférente, si dans le cours de la pièce les personnages ont montré leur nature au complet ; une telle comédie pourrait même à la rigueur ne pas se terminer du tout et s’interrompre sur quelqu’une des situations dramatiques amenées par le vice ou le défaut du personnage principal, car elle dirait ainsi au spectateur : « Voici jusqu’où peut aller un tel caractère et ce qu’il peut engendrer de malfaisant », en laissant au lecteur le soin de conclure. Il n’en va pas de même dans la comédie d’intrigue, où le dénouement est une part essentielle de l’intrigue, ni dans le drame de passion, où les personnages, une fois entraînés, doivent aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, et où il est inadmissible que l’âme, une fois mise hors de son équilibre, se calme subitement. Je n’indiquerai qu’un seul de ces dénouements brusqués, celui de Fernande. Dans cette pièce, l’auteur a très adroitement rajeuni et varié le célèbre épisode de Mme de la Pommeraye et du marquis des Arcis du Jacques le Fataliste de Diderot. La modification qu’il a fait subir à la vengeance de la femme, qui se prétend outragée par l’abandon qu’elle a provoqué elle-même, est excellente et se prête parfaitement aux conditions dramatiques ; mais, avec la scène qui lui succède, le récit de Diderot reprend toute sa supériorité sur le drame moderne pour l’éloquence, la passion et l’entente du cœur humain. Chez M. Sardou, le marquis des Arcis, en apprenant l’affreuse vérité, s’abandonne d’abord à un désespoir trop justifié, puis subitement il se calme, sans qu’on trouve rien dans les rares paroles de Fernande, effrayée et surprise, qui puisse motiver un si brusque rassérènement. C’est là ce qui s’appelle faire contre fortune bon cœur ; mais le spectateur admet malaisément que le mari, si perfidement mystifié, consente à l’affront qu’on a fait à son honneur avec tant de docilité. Combien Diderot est autrement dans la logique des passions et le sentiment du pathétique lorsqu’il nous représente Mlle d’Aisnon tombant aux pieds de son mari, le suppliant de la pardonner avec des torrents de larmes, et lui promettant d’être pour lui une épouse aimante et dévouée avec une éloquence qui ne peut tromper et qui est autrement convaincante que le plaidoyer de l’avocat Pomeyrol. Cette scène de désespoir devait donc avoir son complément dans une scène de supplication qui aurait ramené progressivement l’espérance dans l’âme du marquis, et le-dénouement devenait alors non seulement véritablement heureux, mais encore pathétique, comme la situation même qui l’avait engendré. On lit dans certains traités de rhétorique que la meilleure manière de juger un auteur est de le juger dans son propre style-et à l’aide même des procédés qui lui sont familiers. Nous ne ferons donc qu’imiter M. Sardou en multipliant les observations comme il multiplie les incidents, et, en revenant quelque peu sur nos pas, comme il lui arrive de reprendre si souvent quelqu’un des fils de son action que l’on croyait abandonné. La science que possède M. Sardou du tempérament du spectateur et son adresse à le ménager ne se manifestent pas moins dans le choix de ses sujets et dans la nature de son observation morale que dans la forme et la conduite de ses pièces. Ici encore l’éclectisme domine. M. Sardou n’a pas de parti pris tranché ni d’opinion nettement résolue sur la nature humaine ; ne lui demandez ni la franchise d’indignation d’Émile Augier, ni la misanthropie implacable de Dumas, ni le scepticisme railleur, mais optimiste au fond, de Scribe. Sans parti pris décidé, que devient cependant la devise de la comédie :
Castigat ridendo mores ?Une comédie qui ne flagelle pas quelqu’un ou quelque chose, est-ce bien une comédie ? Le spectateur, qui n’aime pas les exécutions trop cruelles et qui regimbe volontiers devant elles, veut cependant qu’on flagelle ou plutôt qu’on fustige à peu près jusqu’au premier sang. M. Sardou le sait, et il n’a garde de se refuser à cette exigence, il fustige donc, et d’une manière très piquante ; mais que fustige-t-il ? N’y a-t-il pas dans notre société, entre les gros péchés mortels et les insignifiants péchés véniels, quelques vices intermédiaires, produits plus ou moins passagers de la mode ou épidémies d’imitation qui se prêtent pour une moitié à l’indignation, pour l’autre à la raillerie, qu’on puisse invectiver éloquemment dans une scène tout en s’en amusant dans la suivante, et qui permettent à l’auteur dramatique de prendre le masque de justicier en conservant ses fonctions d’amuseur ? Les folies de toilette des demoiselles Benoiton sont un de ces sujets qui permettent à la fois la raillerie et l’indignation, ou encore la rage des modernes bourgeois de vouloir faire maison neuve et d’échanger une vieille et honorable enseigne contre une enseigne toute reluisante d’un or menteur, ou les rabâchages politiques des ganaches retardataires dont l’intelligence s’est arrêtée avec la chute de celui de nos nombreux régimes politiques qu’ils ont servi, ou les outrances de dévotion d’une belle pécheresse sur le retour qui fait payer en jeûnes et en mortifications à son honnête mari le tort qu’elle lui a fait en lui méritant une épithète perdue dans la langue écrite depuis Molière, ou les déloyautés taquines et les mesquines jalousies des amis prétendus intimes qui empoisonnent votre bonheur sous prétexte de dévouement ; sur tout cela, on peut frapper juste assez fort pour répondre au besoin de sévérité que le public apporte au théâtre, et pas assez fort pour lui déplaire et le faire se récrier. Non seulement les sujets ont été toujours habilement choisis de manière à permettre à l’auteur de se tenir en juste équilibre entre ces deux exigences contraires du spectateur, la sévérité et l’indulgence, mais ils ont toujours été choisis à l’heure précise où ils répondaient à quelque préoccupation du public. Rarement M. Sardou s’est privé des ressources que lui offrait l’actualité. Le luxe de toilette des femmes avait atteint son point culminant sous le second empire, lorsque M. Sardou mit à la scène la Famille Benoiton. On venait à peine de délivrer à l’admiration de la foule le Paris nouveau de M. Haussmann, et plus d’un bourgeois, pris de la fièvre urticaire de progrès, se sentait la démangeaison de fuir les obscurs quartiers où s’était édifiée sa fortune pour aller porter ses lares commerciaux dans quelqu’une de ces voies somptueuses encore désertes, lorsque, reprenant la donnée du Bourgeois gentilhomme et la coulant dans les formes nouvelles de nos mœurs présentes, notre auteur écrivit cette piquante comédie de Maison neuve, une des meilleures qui soient sorties de sa plume. Nous nous rappelons tous le moment où l’empire, sorti victorieux de la longue épreuve d’isolement que lui avait créée le coup d’État et assis dans une sécurité qu’il croyait définitive, essayait de vaincre les dernières résistances des anciens partis et les conviait à se rapprocher du trône par un mélange de railleurs reproches et de flatteuses avances ; les Ganaches, pour qui les relit aujourd’hui, font revivre encore avec vivacité le sentiment politique de cette heure passagère. On commençait bien à s’alarmer quelque peu des menées du radicalisme, encouragé par la durée déjà longue du régime impérial, lorsque parut cette parodie des coteries politiques provinciales qui a pour titre : Nos bons Villageois, et il y avait bien quelque mésintelligence entre le gouvernement d’alors et messieurs du clergé, refroidis par les affaires italiennes, lorsque la comtesse Séraphine vint présenter au Gymnase le spectacle de ses tardives dévotions. De même les Merveilleuses ne pouvaient choisir un temps plus opportun que la troisième république pour étaler sur la scène les folles mœurs de la première, et il est remarquable que Rabagas, satire d’ailleurs peu cruelle des républicains, a choisi pour faire son entrée un des très rares moments d’indécision où la fortune a fait semblant de ne pas vouloir sourire à ces heureux prédestinés, terreur du passé, mais maîtres du présent et peut-être de l’avenir. Comme tout réussit aux habiles, quand ce n’est pas la volonté de l’auteur qui choisit l’heure de ses productions, le hasard se charge de ce soin et s’en acquitte à merveille. Le drame de Patrie ! on en conviendra, ne pouvait arriver en meilleur temps qu’à la veille de la terrible guerre de 1870, et le remarquable tableau des discordes civiles qui porte pour titre la Haine, venant dans les années qui ont suivi la Commune aux durables souvenirs, ne pouvait certes être accusé de manquer d’actualité. Ces deux derniers titres, Patrie ! et la Haine, rappellent la plus haute et la plus hardie des ambitions qu’ait eues M. Sardou ; il a voulu se mesurer avec le drame historique, et son adresse est telle qu’on ne peut dire que la tentative lui ait été fatale. Certainement s’il relit aujourd’hui l’imparfait tableau qu’il a essayé de tracer de la révolte des Flandres, il doit s’avouer qu’une succession de scènes rapidement enlevées et courant pour ainsi dire les unes après les autres ne suffit pas pour faire un drame où revive l’âme d’une époque aussi pleine de mâles sentiments que celle qu’il a mise au théâtre, que quelques traits excellents ne suffisent pas pour composer une figure comme celle du duc d’Albe, qu’il est parfaitement inutile d’introduire un personnage tel que le Taciturne pour le faire entrevoir à peine, et que lui faire prononcer quelques paroles insignifiantes est plutôt une parodie qu’une imitation de ses habitudes silencieuses. Il n’en est pas moins vrai que ce drame défectueux de Patrie ! contient une des plus belles scènes qu’il y ait dans le théâtre moderne ; nous voulons parler de la scène finale où Karloo poignarde sa maîtresse coupable d’avoir voulu le sauver en dénonçant ses complices de conspiration. Cet assassin qui frappe en aimant et comme d’un bras mou de tendresse, cette mourante qui se ranime au sein de l’agonie pour se reprendre à l’amour de son meurtrier, cette passion qui n’abdique pas même devant la tombe et qui voit son ciel dans l’enfer qui s’ouvre pourvu que le bien-aimé le partage, tout cela enlève l’âme à des hauteurs peu communes et lui fait retrouver les émotions dont la littérature contemporaine la tient sevrée depuis trop longtemps.
« Monsieur, disait naguère un vétéran des luttes littéraires de la Restauration à un poète qui lui avait remis un volume de vers audacieux, vous avez rajeuni en moi les sensations romantiques6 »; je me permettrai de présenter le même compliment à M. Sardou. Ah ! que voilà donc cette fois un dénouement original et bien trouvé, et que la place de M. Sardou serait grande si son aimable bagage contenait nombre de scènes de cette valeur ! Le drame de la Haine est dans son ensemble fort supérieur à celui de Patrie ! Les mobiles d’action des citoyens de la hargneuse Sienne et les sentiments irréconciliables qui divisaient les diverses classes dans cette plus démocratique des cités italiennes ont été mieux rendus et, semble-il, mieux pénétrés par l’auteur que les mobiles d’action et les sentiments des honnêtes citoyens des Flandres du xvie siècle. Que de beaux traits pris sur le vif de la nature italienne ! Comme la familiarité menaçante de la nourrice Uberta, lorsqu’elle s’aperçoit que Cordeliacherche à sauver le meurtrier de son fils, donne un juste sentiment de cette égalité que les Italiens ont toujours su trouver dans l’excès de la passion, et que l’élan de véhémence qui porte la fille des Saraceni à étancher la soif de l’homme qui l’a déshonorée et qu’elle vient de frapper il n’y a qu’un instant est bien de son temps et de son pays ! Un vigoureux christianisme passé dans le sang à l’égal de l’orgueil de race, et poussant à la charité avec autant de fougueuse spontanéité que la nature pousse à la vengeance, voilà bien l’Italien du moyen âge. La pièce a subi de nombreuses critiques ; on lui a entre autres choses reproché l’amour de Cordelia pour Orso, amour qui, né d’un élan de charité, germe et grandit spontanément au sein de ce même sentiment du déshonneur qui avait armé son bras. Nous ne saurions partager cet avis. M. Sardou, dont la faculté d’observation, pour si fine qu’elle soit, aime d’ordinaire à s’arrêter aux sentiments aisément saisissables, n’a peut-être regardé qu’une fois tout au fond de la nature humaine, et c’est le jour où il écrivit les deux derniers actes de la Haine. Ni la psychologie ni même la physiologie n’ont encore tout expliqué des obscurités de la nature. L’amour de Cordelia tire sa force du viol même dont l’horreur l’égaré. Involontairement son âme s’est mêlée au sein du crime à celle du meurtrier de son honneur, elle sent et dit que, quoi qu’il arrive, elle ne sera plus que la veuve d’Orso. Nous n’insisterons pas davantage ; les passions du genre de celle de Cordelia devant toujours être exceptionnelles sont par conséquent difficilement appréciables par l’expérience commune, et rentrent dans cet ordre de choses qu’il suffit de comprendre par intuition et qui ne peuvent se discuter. Quant à la scène finale où Cordelia et Orso, murés dans l’église comme pestiférés, trouvent dans la mort l’union qui les aurait fuis dans la vie, elle est d’une tendresse désespérée et d’un coloris sombre vraiment superbes. Cela est sérieusement beau, et il m’étonnerait que ceux qui ont accordé leur admiration au tableau où M. Laurens a présenté d’une manière si saisissante les effets de l’excommunication au moyen âge la refusassent à la scène du dramaturge. Il nous reste à mentionner une dernière faculté, la première en ligne peut-être parmi celles qui l’ont aidé à mener depuis tant d’années déjà sa laborieuse et fertile carrière, nous voulons parler de la faculté d’assimilation qu’il possède à un degré remarquable. Nul mieux que lui n’excelle à s’emparer d’une idée dramatique déjà présentée sous une autre forme, à la repenser de nouveau, à la faire passer dans sa propre substance, et à la transformer au point de la rendre méconnaissable. Cette faculté, presque singulière tant elle est complète, ne se borne pas aux données dramatiques, elle s’étend aux procédés et aux formes mêmes de ses rivaux, et de ce fait sa nouvelle comédie, Dora, est une preuve des plus convaincantes. Est-ce une pièce de Sardou ou une pièce d’Alexandre Dumas que ce drame de Dora, que nous venons de voir représenter sur la scène du Vaudeville avec une perfection que bien peu d’œuvres ont obtenue ? On pourrait aisément s’y tromper. D’ordinaire, nous l’avons dit, M. Sardou se contente, d’une situation et d’une scène à la Dumas dans cet éclectisme habile qui compose son genre dramatique ; mais cette fois l’assimilation est complète, sujets, caractères, passions, intrigues, dénouement même, tout cela pourrait être de M. Dumas aussi bien que de M. Sardou. Et tout cela est en effet en partie de M. Dumas, car il a collaboré inconsciemment à ce drame. Il est certain que le M. de Maurillac et le député Favrolles de Dora sont proches parents du M. de Nanjac et de l’Olivier de Jalin du Demi-Monde ; il est certain que l’espionne Zicka refait, sans trop y songer, les narrations autobiographiques de l’affreuse Américaine de l’Étrangère ; il est certain que Favrolles, tendant sa souricière pour prendre la malfaisante petite bête qui fait de tels ravages dans le ménage de son ami Maurillac, rappelle quelque peu les ruses d’Olivier de Jalin au dénouement du Demi-Monde ; il est certain enfin que les personnages épisodiques de la princesse Bariatine et du député dijonnais ont tout à fait le ton et les allures de ces comparses amusants faits pour les arrière-plans du drame, et que M. Dumas aime d’ordinaire à confondre sur le premier plan avec, les personnages principaux. Eh bien ! nous ne nous en plaignons pas, car la pièce de M. Sardou a gagné à cette assimilation si complète une unité d’action et de ton, une simplicité de plan, une logique de déduction que ses œuvres précédentes n’ont jamais présentées à ce degré. L’intrigue a marché cette fois sans dévier, se ralentir et se reprendre ; pas de mesquines surprises, à peine quelques incidents parasites ou inutiles. Chaque partie du drame possédé son intérêt propre et se suffit à elle-même ; la matière a été heureusement coupée et intelligemment distribuée de manière qu’aucune ne nuise trop à une autre dans le souvenir du spectateur. Il n’y a plus là des actes entiers employés à préparer la situation capitale ; cette situation, à la fois naturelle et imprévue, éclate à sa place logique, c’est-à-dire au troisième acte, par les moyens les plus aisés du monde, sans que rien dans l’exposition, qui est excellente, et dans le second acte, qui est plus languissant, ait pu la faire soupçonner, tant l’auteur a mis d’habileté à la masquer. Une fois créée cette situation est poussée jusqu’à ses dernières limites avec une violence extrême, et cependant avec une minutie d’analyse et un souci des nuances qui sont des plus remarquables. On a là au complet le spectacle d’une âme en proie au sentiment de l’incertitude, sentiment des plus dramatiques assurément, mais des plus dangereux à prolonger longtemps, à cause des saccades contradictoires, et des alternatives de défaillance et d’espoir qui le composent, et qui font éprouver au spectateur quelque chose de la sensation pénible que donne un voyage sur une route au pavé inégal. Enfin arrive le dénouement, que cette fois on n’a pas envie de trouver brusqué et qui est accueilli avec bonheur, car la situation a donné tout ce qu’elle contenait de passions, et il est temps d’en finir. Une des scènes de ce drame, celle qui donne naissance à la situation capitale, a été rapidement célèbre ; mais, à mon avis, cette célébrité mérite de s’étendre aux deux actes entiers qui sont consacrés au développement de cette situation, car ils sont au nombre des plus émouvants qu’il y ait dans le théâtre contemporain. Dora, c’est M. Dumas sans ses puissants défauts, M. Dumas moins ses tirades misanthropiques, son pessimisme meurtrier, ses boutades amères, en sorte que c’est vraiment tant pis pour lui si la pièce n’est pas signée de son nom. Nous n’avons pas à entrer dans l’analyse de cette œuvre, que tout Paris a vue à l’heure présente. Suivre le développement de l’action scène par scène nous fournirait d’ailleurs peu d’occasions de critiques, car c’est surtout par l’ensemble que vaut Dora, et cet ensemble a été coulé dans le moule dramatique en une seule fois et d’un jet heureux. Nous nous bornerons à présenter à l’auteur deux observations. Il nous semble qu’il n’a pas fait de son espionne Zicka tout ce qu’il en pouvait faire. Il tenait, s’il l’eût voulu, un caractère, il n’a présenté qu’un instrument d’action. Zicka pouvait et même devait être le personnage capital de la pièce, elle n’en est que le principal ressort. On voit agir Zicka, mais on ne la voit pas penser, on ne la voit pas sentir, on n’assiste pas aux orages et aux conflits de sa vie morale intérieure, car nous comptons pour rien ou pour peu de chose la narration quelque peu sèche et concise qu’elle fait au troisième acte de son affreux passé et les déclamations devenues passablement banales qu’elle lance à l’adresse de la société marâtre. C’était cependant un caractère curieux à pénétrer et tout naturellement fertile en grands effets dramatiques que celui de cette femme homicide par métier et presque par devoir, couverte par le secret contre les conséquences de ses manèges, et qui partout où elle passe porte le deuil avec elle par cela seul qu’elle a passé. Pour n’être qu’un instrument passif, Zicka n’est-elle donc pas une personne vivante ? Si elle est sans responsabilité, est-elle donc sans remords, et si elle est sans moralité, est-elle sans conscience ? Zicka aimait en secret M. de Maurillac, l’époux de l’innocente Dora ; pourquoi n’avoir pas insisté davantage sur cet amour condamné au silence forcé, pourquoi ne nous en avoir pas montré le désespoir profond et continu coupé çà et là de vains rêves et d’illusions rapides que le sentiment de la réalité replonge bien vite dans la nuit ? Cet amour était le vrai moyen d’éclairer en pleine lumière la sombre et infernale situation dans laquelle Zicka se débat au sein des ténèbres, et alors, en place d’une marionnette perverse, nous nous trouvions en présence d’un personnage vraiment dramatique parce qu’il devenait moral et humain. Notre seconde observation a trait au caractère même de Dora. Il nous semble que, pour si Espagnole qu’elle soit, cette intéressante personne manque quelque peu d’une certaine fierté et d’une certaine délicatesse. On dirait vraiment qu’elle n’a pas confiance en sa valeur, car il lui échappe trop fréquemment des paroles d’où l’on peut induire que le prix dont elle s’estime n’a rien de fort élevé. Elle ne dit pas : Je suis pauvre, mais que l’homme qui me prendrait s’enrichirait en m’épousant ! elle dit : Je suis pauvre, mais que je saurais gré à l’homme qui me ferait la charité de m’épouser ! Lorsque M. de Maurillac lui annonce qu’il l’épouse — car il ne prend pas garde qu’il ne lui demande pas si elle veut accepter sa main, il lui déclare d’emblée qu’il prend la sienne, — quel est le premier cri que lui arrache la joie de ce bonheur inespéré ?
« Ah ! que voilà une bonne action dont vous ne vous repentirez pas ! »Ah ! dirons-nous à notre tour, que voilà une parole déplaisante et qui sonne mal ! Il nous semble qu’à la place de M. de Maurillac nous ne pourrions nous empêcher de répondre : « Une bonne action, mademoiselle ? dites une heureuse action. » Ce sont là de ces nuances qui se sentent ou ne se sentent pas, mais les sentiments vivent précisément de nuances, et pour un cœur hautain et susceptible, cette parole de quasi-déférence, aimante sans doute, mais trop peu fière, serait capable de renouveler les soupçons qui coûtèrent jadis si cher à la pauvre Griselidis, et de donner envie de refaire la cruelle expérience du marquis de Saluces. Elle l’a dit, penserait ce cœur, c’est une bonne action ; l’amour qu’elle prétend avoir n’est que de la reconnaissance ; ce qu’elle aime en moi, c’est de l’avoir arrachée à la vie de misère et d’expédients, c’est d’avoir entouré sa vie de sécurité, mais l’amour persisterait-il si ces biens matériels que je lui prodigue étaient retirés ? Encore une fois ce n’est qu’une nuance, mais elle déteint sur tout le caractère de Dora et lui enlève une partie de son intérêt. Nous avons maintenant achevé de résumer les impressions que nous a laissées la lecture récente et attentive des œuvres de M. Sardou, aidée de nos souvenirs plus anciens. En somme, notre littérature dramatique possède des talents plus vigoureux, d’une portée d’esprit plus grande, d’une audace plus fière, elle n’en possède pas qui aient une plus parfaite intelligence de la scène, une connaissance plus fine du public, et qui soient plus assurés contre l’insuccès ou la déchéance. Si ses armes ne sont pas de la trempe la plus forte, son escrime est excellente, et, grâce à elle, il est toujours sûr de protéger les défauts qui pourraient se trouver dans sa cuirasse et de rétablir l’égalité du combat, c’est-à-dire de maintenir sa réputation contre n’importe lequel de ses rivaux. Il ira longtemps, perfectionnant et agrandissant toujours davantage sa manière par cette intelligente faculté d’assimilation qui lui permet de faire profit des innovations de ses confrères sans épouser du même coup leurs défauts, comme il arrive à ceux qui ne sont que de vulgaires imitateurs, et plus tard, dans bien des années, quand, sa carrière close, la génération qui suivra la nôtre voudra rechercher et étudier les caractères divers du théâtre contemporain, elle en trouvera dans ses œuvres le résumé le plus ingénieux et le plus vivant microcosme.
Mars 1877.
Le flair des romantiques ne les avait pas trompés ; la vérité est que M. Émile Augier, par les penchants de sa nature et les inclinations de son talent, tenait beaucoup plus de l’école romantique que de l’école dont les circonstances l’avaient fait porte-drapeau. Je ne crois pas qu’il eût jamais été un adepte aveugle de l’école de 1830, car il est trop visible qu’il a le tempérament de ces fidèles à la dévotion raisonneuse qui discutent le prédicateur et font leur part aux doctrines ; mais, venu quelques années plus tôt, s’il n’eût pas fait partie du couvent romantique même, il eût certainement fait partie du tiers ordre. Que sont donc après tout ses œuvres des premières années jusqu’à Philiberte inclusivement, sinon, comme la Ciguë, des œuvres mixtes, classiques par la simplicité du plan et une certaine volonté de modération, mais demandant au romantisme leurs moyens de séduire ? Où donc M. Émile Augier a-t-il appris le secret de ce demi-lyrisme qui distingue son dialogue ? où donc a-t-il appris ces arts charmants d’amuser l’esprit par l’image, de fleurir la correction de son langage, d’amollir d’une vapeur de rêverie la sagesse de ses pensées, d’égayer ses intérieurs d’un rayon poétique pareil à ces bouts de ciel que l’on aperçoit par les fenêtres entrebâillées des tableaux hollandais, d’associer en un mot assez étroitement l’imagination au triomphe du bon sens pour que ce soit elle qui fasse en grande partie les frais de la fête ? Le choix des genres est encore plus significatif que ces assimilations habiles et ces appropriations judicieusement mesurées. Sur huit pièces dont se compose le bagage de sa période de jeunesse, cinq appartiennent exclusivement à la fantaisie, et, s’il est une muse qui soit plus particulièrement romantique que toute autre, c’est bien celle de la fantaisie. En quoi la Ciguë et le Joueur de flûte vous paraissent-elles bien différentes, et par le sujet et même par la forme, des nouvelles grecques de Théophile Gautier, et en quoi seriez-vous étonnés de rencontrer les sujets de l’Aventurière et de Philiberte dans le théâtre d’Alfred de Musset ? Le nom d’Alfred de Musset s’est trouvé associé un soir à celui d’Émile Augier pour une gracieuse bluette, l’Habit vert, mais ce n’est pas la seule fois que le poète du Spectacle dans un fauteuil a été le collaborateur du poète de la Ciguë. S’il est une influence qui soit sensible dans ses œuvres de jeunesse, c’est bien celle-là. D’où sortent le Fabrice et le spadassin Annibal de l’Aventurière, le chevalier de Talmay de Philiberte, le Chalcidias du Joueur de flûte, sinon d’une lecture enthousiaste des comédies poétiques d’Alfred de Musset ? Ne reconnaissez-vous pas dans leur langage cette crânerie de ton, ces tours fantasques, ces métaphores à effet comique et ces images intentionnellement grotesques qui distinguent les libertins et les bouffons de l’auteur des Contes d’Espagne ? L’influence de Victor Hugo est peu sensible ; cependant serait-il bien difficile de retrouver dans le personnage de don Annibal plus d’un trait de Saltabadil et de don César de Bazan ? Diane ne relève-1-elle pas uniquement du genre de drame historique créé par le chef de l’école romantique, et, bien qu’il n’y ait d’autre analogie entre les deux pièces que le choix de l’époque, M. Augier ferait-il grande difficulté d’avouer que son drame n’existerait probablement pas si Marion Delorme n’avait pas été écrit ? Mais à quoi bon rechercher plus longtemps ces indices de romantisme clandestin puisque les journaux nous ont appris récemment que le poète en avait fait l’aveu tardif. Sa présence au banquet donné par Victor Hugo aux interprètes récents d’Hernani n’était sans doute pas le retour de l’enfant prodigue, mais elle peut être considérée, en même temps qu’un témoignage manifeste public de réconciliation, comme une marque de reconnaissance envers une école à laquelle il doit, quoiqu’il ait été son adversaire, quelques-unes de ses meilleures qualités. Une fois, une seule, M. Augier a fait acte d’hostilité contre le romantisme, et a semblé prendre à cœur de mériter son titre de chef en second de l’école du bon sens ; nous voulons parler de Gabrielle, la plus importante des pièces de cette période de jeunesse, sinon par le charme et la perfection, au moins par l’étendue et l’intention. La situation à laquelle se rapporte Gabrielle est aujourd’hui bien oubliée ; rappelons-la en quelques mots. La réaction de l’école du bon sens avait eu en somme peu de succès, parce qu’elle s’était surtout attaquée aux doctrines littéraires du romantisme, lesquelles étaient suffisamment solides pour résister ; mais le romantisme présentait des parties plus vulnérables que ses doctrines, par exemple le faux idéal de sentimentalité mis à la mode par lui, et la brillante immoralité de ses productions qui avaient à tant de reprises exalté la supériorité de la passion sur le simple devoir avec une si pernicieuse complaisance qu’elles avaient fini par créer un courant d’imitation fertile en résultats désastreux. L’éloquence enflammée de George Sand avait enfanté, disait-on, nombre de femmes incomprises, et, nous en sommes témoin nous-même, la psychologie perverse de Balzac avait créé par myriades des émules obscurs de Rastignac et de de Marsay. Ce courant de la mode avait duré sans discontinuité pendant tout le règne de Louis-Philippe ; mais la révolution de Février survint, et une des conséquences heureuses de cette révolution, qui en eut si peu de bonnes, fut de dégriser les âmes du faux idéal dont elles s’étaient engouées naguère, mais qu’on rendait responsable maintenant pour sa part de l’affolement de l’opinion. De même qu’il avait fallu en politique mettre un terme aux coûteux abus de cette maxime que l’insurrection est le plus saint des devoirs, l’instant semblait venu en morale de démontrer au moins que le concubinage n’est pas le plus sacré des liens. Une réaction était dès lors nécessaire, et on la sentait partout dans l’air à cette époque. Que faisait d’autre, à ce moment même, ce charmant Octave Feuillet avec ses proverbes d’une si délicate et souvent si profonde psychologie, sinon combattre la morale issue des œuvres romantiques au moyen des armes mêmes du romantisme, c’est-à-dire en essayant de placer dans la famille et la vie conjugale autant de passion que d’autres écrivains en avaient placé dans la vie de désordre et la rupture des liens sociaux ? Chose curieuse, cette réaction dont nous marquons l’origine s’est opérée en grande partie par le romantisme lui-même, car elle ne fut définitivement accomplie que le jour où Gustave Flaubert, la portant à son maximum de violence, eut donné le coup de mort au faux idéal de la sentimentalité par le récit des erreurs d’Emma Bovary. Gabrielle fut donc, comme les proverbes d’Octave Feuillet, un des éléments de cette réaction naissante, et l’on y sent toutes les incertitudes et toutes les timidités des mouvements à leur début. Là où il aurait fallu une comédie satirique hardie, quelque chose comme les Précieuses ridicules de l’amour, on eut un sermon, ou mieux un plaidoyer dialogué, où les personnages, gens du palais, n’ont pas eu à prendre la peine d’oublier les habitudes de leur métier. En dépit de l’intention, Gabrielle reste une pièce blafarde de sentiments et ennuyeuse de composition. Quelques parties en sont excellentes, mais l’ensemble n’a rien d’agréable ni d’émouvant, et va presque contre le but que poursuivait l’auteur. Bien qu’elle soit écrite en vers, la pièce, loin de montrer la poésie de la vie conjugale, n’en montre que la plus triste prose. En dépit des fleurs dont il a essayé de l’égayer, l’intérieur bourgeois que nous présente le poète est si morne, que cette peinture donne presque raison à l’ennui de Gabrielle. Ce défaut n’échappa point alors aux ennemis de la morale bourgeoise, qui se plurent malicieusement à relever toutes les trivialités de sentiment, toutes les vulgarités de calculs et toutes les maladresses de langage de l’honnête Julien. Cependant l’erreur capitale de l’auteur, à notre sens, est de n’avoir pas compris que les chimères sentimentales chez les femmes de la condition de Gabrielle n’appellent logiquement que le ridicule, et que par conséquent il se trompait sur la forme que devait revêtir sa pensée. Connaissez-vous rien de plus absurde que cette bourgeoise mariée à un honnête homme de loi, lequel travaille du matin au soir, s’étonnant que son mari ne passe pas sa vie en sérénades et ne comprenant pas que le meilleur moyen qu’il ait de lui prouver son amour est de la faire vivre décemment ? L’aberration est ici tellement visible qu’elle ne peut provoquer que le rire ou l’indignation ; par conséquent la peinture ne peut en être faite que par la comédie franche ou le drame franc, et toute forme intermédiaire n’est susceptible que d’en éteindre le caractère plaisant ou d’en énerver l’odieux. Pauvrement conçue, la pièce a été composée sans souci aucun de la variété. L’unité toute classique qui y règne est tout à fait contre nature. On a peine à comprendre comment une passion qui au début de la pièce, au moins chez Gabrielle, n’est encore qu’à l’état naissant, peut en quelques heures grandir assez démesurément pour arriver jusqu’à la résolution de la fuite, et cela pendant une visite d’amis à la campagne, c’est-à-dire précisément à une heure où elle a toute raison de se contraindre et de faire halte. On accepte plus difficilement encore que cette passion, une fois mise en branle avec une telle force, puisse soudainement faire volte-face et s’évanouir sans laisser plus de traces qu’un rêve. Il n’y en a pas moins dans cette pièce des parties excellentes. Tamponnet, le mari trompé naguère pour avoir manqué d’idéal, qui fait semblant d’aimer les arts-et se perd en inventions d’une poésie saugrenue par crainte de récidive, frise le vrai comique et l’aurait atteint avec quelques développements. La scène où Adrienne Tamponnet, pour détourner Gabrielle de la passion qui l’obsède, lui fait le récit de ses erreurs passées, est belle et vraie. C’est la première en date d’un certain genre de scènes dans lesquelles l’auteur est passé maître, celles où l’un des personnages, désespérant de vaincre la passion contre laquelle il lutte, apporte sa propre histoire en témoignage, et dont le modèle le plus parfait est l’éloquent récit de Mme Huguet au quatrième acte de la Jeunesse. M. Augier a été lent à prendre pleine possession de lui-même et à conquérir son originalité, ce qui est fait pour étonner, étant donnée la robuste franchise de ce naturel, si bien formé en apparence pour secouer d’un coup d’épaule toutes les défroques de l’étude et des modes régnantes. Quand on relit aujourd’hui d’ensemble le théâtre de sa jeunesse et qu’on le met en regard du théâtre de sa maturité, on voit clairement — ce qui n’apparaissait nullement autrefois — que toutes ses œuvres, de la Ciguë au Gendre de M. Poirier inclusivement, n’ont été que les tâtonnements successifs d’un talent qui cherche sa voie, redoute de s’aventurer et masque ses incertitudes en faisant bonne contenance devant ses doutes, c’est-à-dire en portant dans l’exécution de ses essais dramatiques toute la perfection capable de faire croire que l’auteur est sûr de sa route et qu’il n’en changera ; pas. Aussi ce premier théâtre se distingue-t-il à la fois par ces deux caractères, qu’il n’y a pas une seule pièce qui soit réellement capitale, et qu’il n’y en a pas une seule de sérieusement faible. Tantôt, comme dans Féline ou l’Homme de bien, il essaye un mélange de la comédie de caractère et de la comédie poétique ; tantôt, comme dans Gabrielle, il opère une combinaison de la comédie de mœurs et de la comédie sentimentale ; tantôt, comme dans Diane, il s’adresse à l’histoire et écrit un drame romantique affaibli de bon sens ; le plus souvent il s’adresse à la fantaisie, qui lui donne toujours de bonnes réponses, gracieusement satiriques comme la Ciguë, spirituellement libertines comme le Joueur de flûte, ou ravissantes, à l’égal du pastel le plus coquet et le plus tendre, comme Philiberte. Toutes ces œuvres sont intéressantes, et quelques-unes sont achevées ; la preuve cependant que tout cela n’était que tâtonnements, c’est qu’il n’en est plus resté vestige dès que M. Augier a eu trouvé sa voie définitive en adoptant résolument la comédie de mœurs. Ce poétique passé a été sacrifié sans merci par l’auteur, qui a eu la fermeté d’opérer sur lui-même une mutilation que la critique la plus sévère n’aurait jamais osé lui conseiller aussi entière. Certes, il faut lui savoir gré de cet acte de mâle bon sens, car le cœur a dû lui saigner plus d’une fois en l’accomplissant. Parmi les genres qu’il avait cultivés jusqu’alors, il en est au moins un dont l’abandon a dû lui coûter cruellement. Qu’en souvenir du succès médiocre de Diane il ait renoncé sans aucun regret à renouveler ses tentatives auprès de la muse de l’histoire, nous le comprenons ; mais il n’en a certainement pas été de même pour la comédie de fantaisie, dans laquelle il réussissait si gracieusement et à laquelle il avait dû une si heureuse et si soudaine entrée dans la célébrité. Disons à cet égard toute notre pensée, ce sacrifice ne nous paraît nullement regrettable. Sans doute la Ciguë, le Joueur de flûte, Philiberte, sont des œuvres qui se reliront toujours avec plaisir, et que pour notre part nous prisons au-dessus de toutes les autres pièces du premier théâtre de M. Augier. Eh bien ! toutes charmantes qu’elles sont, nous oserons dire qu’elles ne le sont pas encore assez à notre gré. Nous croyons l’avoir insinué autrefois à M. Augier, la fantaisie exige du poète qui lui demande ses inspirations un degré d’emportement dans la rêverie, de fougue dans la grâce, de verve dans le caprice qui manque à son imagination sans fébrilité et sans spontanéité ; sa nature, si bien douée d’ailleurs, sans être impuissante à cette tâche gracieuse, y est cependant inégale. Il faut laisser la fantaisie aux pauvres nerveux comme Alfred de Musset, à ceux dont la poésie, selon le mot d’un excentrique qui a parfois rencontré de singuliers bonheurs d’expression, donne le sentiment d’un bois de lilas foudroyé. La fantaisie est leur consolation, à eux les attristés, leur hachich et leur opium ; dans les profondeurs de la rêverie leur cœur trouve l’oubli, et dans les visions radieuses évoquées par le caprice leur imagination trouve un leurre bienfaisant qui les dédommage en illusions des souffrances dont la réalité les blesse. Une Thalie plus franchement garçonnière est bien mieux le fait des sanguins et des musculeux comme lui. Qu’ont besoin ceux-là de sortir de la réalité ? Ils sont assez forts pour s’en défendre, assez bien équilibrés pour n’en être pas attristés, assez sains pour s’en guérir, si elle les infecte, assez bien armés pour s’en venger et pour en venger autrui. Elle est le domaine que la nature leur a donné à exploiter, et ce n’est pas une preuve médiocre de bon sens à M. Augier que de l’avoir compris. Ce n’est pas qu’il n’y ait un lien marqué et très facile à découvrir entre ces deux théâtres de M. Augier. De toutes ses comédies de fantaisie, par exemple, un certain personnage se dégage, le même sous des noms divers : le Clinias de la Ciguë, le Fabrice de l’Aventurière, le Chalcidias du Joueur de flûte, le Talmay de Philiberte, si l’on veut encore, lequel nous donne pour ainsi dire la clé de l’imagination de l’auteur et nous permet de reconnaître quel était en ces temps heureux de la jeunesse son idéal d’homme ; car nous avons tous un certain type idéal, dans la tête à cette époque de la vie, un idéal composé pour moitié au moins de nous-mêmes, et pour l’autre moitié des qualités et surtout des défauts par lesquels nous voudrions nous compléter et nous embellir. C’est assez dire que ce type rêvé est rarement d’une irréprochable perfection morale ; mais c’est assez qu’il soit brillant et fait pour séduire. Ce personnage idéal,, ce favori de l’imagination juvénile du poète, c’est un libertin ayant passé fleur, mais ayant gardé bon pied, bon œil, du cheveu, de la dent, et le reste, promu officier dans les rangs du plaisir par les faveurs de l’amour et l’éclat de ses campagnes érotiques plutôt que par titre d’ancienneté, franchement bien né et sachant porter la débauche comme certains ivrognes portent leur vin, sans lui permettre de déranger l’aplomb de son maintien et d’avachir l’élégance de ses manières, d’âme attristée et de cœur sain, guéri de toutes les illusions et surtout de celles du vice, revenant à la candeur à force de science de la vie, et à l’amour naïf à force de voluptés, réalisant en un mot cette définition délicate que Chamfort donnait du Français,
« le seul de tous les hommes dont l’esprit puisse être entièrement corrompu sans que le cœur soit atteint ». À coup sûr il peut se trouver un idéal de personnage plus élevé, mais ce type de dandy sanguin a son genre de noblesse après tout, et il a en outre ce mérite très particulier qu’il se prête merveilleusement bien au rôle de justicier dramatique. Comme son mépris s’entend à flageller ! comme son expérience du vice est habile à le démasquer ! comme son impertinence se plaît à berner la sottise ! comme son scepticisme le tient en garde contre les pièges de la fausse vertu et le jargon du faux amour ! Ne vous y trompez pas, ce type, c’est l’image même de l’auteur dramatique nouveau qui va se révéler, une fois ses années de poésie expirées, et il n’a été à ce point le favori de M. Augier que parce qu’il lui permettait plus facilement que tout autre de donner corps aux éléments particuliers de génie comique qu’il sentait en lui. À partir du jour où il a eu renoncé résolument à tous les jolis genres cultivés pendant sa jeunesse, M. Augier n’a plus parlé qu’exceptionnellement la langue du vers, qu’on aurait pu croire au contraire sa langue naturelle. Deux fois en vingt ans, c’est peu quand on l’a parlée sans désemparer pendant dix ans. Eh bien ! nous oserons dire, comme pour la fantaisie, que nous n’en avons pas trop regret. Et d’abord ce facile abandon prouve clairement une chose, c’est que la poésie n’est pas chez lui irrésistible ; si elle était le vêtement indispensable de sa pensée, il n’aurait pas songé à y renoncer, et y eût-il songé, il n’aurait pu exécuter son projet. La poésie de M. Augier manque en effet quelque peu de spontanéité ; elle est l’œuvre d’un labeur ingénieux, si facile, il est vrai, qu’il en est parent de l’inspiration, mais qui, pour être sans fatigue, n’en est pas moins un labeur ; elle est chez lui, en un mot, une conquête plutôt qu’un don. Et puis l’emploi de la langue du vers au théâtre dépend étroitement et du genre et du sujet. Tout genre ou tout sujet qui n’admet pas une certaine perspective, qui ne crée pas un certain éloignement entre les spectateurs et les personnages de la pièce, repousse le vers de lui-même. L’histoire, qui possède naturellement cette perspective, la fantaisie, qui a le pouvoir de la créer tout naturellement aussi par l’effacement de toute condition précise de temps et de lieu, appellent ou imposent le vers. La comédie de caractère admet aussi le vers, parce que, se donnant pour mission de peindre le vice plutôt que les individus vicieux, elle élève ses personnages à la hauteur de types généraux, et que, par cette généralisation, elle crée un milieu abstrait qui tient lieu de la perspective indispensable et permet à la poésie toute la liberté qui lui est nécessaire. Dans un tel genre de comédie, l’observation, cessant d’être particulière, peut se ramasser en peintures morales ou se condenser en maximes ; l’indignation, le mépris, le dédain et toutes les autres formes de la justice dramatique, frappant sur des êtres de raison, perdent en vivacité immédiate et peuvent s’épancher à l’aise en tirades éloquentes. Que le vers est le langage d’une telle sagesse sentencieuse et d’une telle justice contemplative, tout l’ancien théâtre français est là pour l’attester. Il n’en va pas ainsi de la comédie de mœurs, telle qu’on l’entend aujourd’hui surtout. Celle-là établit si peu de distance entre le spectacle et les spectateurs qu’on pourrait presque dire que les spectateurs sont sur la scène et les acteurs dans la salle. Cette forme de comédie détruit donc toute perspective ; mais ce n’est pas pour cette raison seule que la poésie lui est interdite. Supposez en effet le langage du vers appliqué à des sujets comme le Demi-Monde, comme le Mariage d’Olympe, comme les Lionnes pauvres, et à l’instant l’espèce d’ennoblissement dont la poésie va les revêtir en affaiblira non seulement le caractère dramatique, mais l’enseignement et la moralité. Au langage du vers, Olympe Taverny va gagner de devenir une demi-comtesse véritable, Séraphine Pommeau de cesser d’être un monstre de vulgarité sèche, et la baronne d’Ange de se transformer en héroïne de comédie d’intrigue faite à souhait pour les imbroglios dramatiques et le marivaudage élégant. Non, pour que de tels sujets donnent toute leur moralité, il faut qu’ils restent ce qu’ils sont, sans qu’aucune hypocrisie d’art en atténue l’odieux, sans qu’aucun masque en dissimule la laideur, sans qu’aucun euphémisme de langage en corrige la trivialité. Que les personnages de ces comédies restent donc rapprochés le plus possible du spectateur, qu’aucune illusion d’optique théâtrale ne les en sépare, que le spectateur puisse les reconnaître, les maltraiter, les invectiver, comme il ferait en présence d’un incident de la vie réelle qui révolterait son instinct de l’honnête et son esprit de justice. Ce que nous disons de la comédie de mœurs contemporaine comporte, il est vrai, de nombreuses exceptions. Il peut se rencontrer tels sujets qui, soit par leur portée générale, soit par la nature des situations et des sentiments qui en découlent, appellent le langage poétique ; c’est à l’auteur à distinguer exactement quels l’exigent et quels le repoussent. Le goût naturel à M. Augier ne l’a pas égaré à cet égard, et c’est à juste titre qu’ayant adopté la prose à partir du Gendre de M. Poirier, il a fait exception pour les deux pièces de la Jeunesse et de Paul Forestier : la première parce qu’il s’y est proposé un thème social d’intérêt général, la seconde parce que le sujet, étant tout de passion, maintient les cœurs des personnages à un diapason plus élevé que l’ordinaire, et que leurs sentiments exigent par conséquent une résonance plus forte que celle que la prose pourrait leur donner. La Jeunesse et Paul Forestier appartiennent à la seconde période de M. Augier ; mais, comme elles sont écrites en vers, elles nous serviront de transition pour passer du poète, qu’il fut longtemps exclusivement, au dramaturge réaliste, qu’il est devenu et qu’il est resté. La Jeunesse, représentée en 1858, se rapporte, comme Gabrielle, à une situation particulière qui a bien pu se modifier dans ses circonstances transitoires, mais qui touche tellement aux conditions fondamentales de la société contemporaine qu’elle subsiste, à quelques détails près, aussi entière aujourd’hui qu’il y a vingt ans, en sorte que le sujet traité par cette pièce est toujours d’actualité. En vérité, nous serions presque tenté de dire de la jeunesse au xixe siècle ce que disait de l’Église et de l’État un illustre penseur anglais contemporain un jour qu’on parlait devant lui de je ne sais quelle mesure politique qui pourrait les mettre en péril :
« Bah ! depuis que j’existe, j’ai vu l’État en danger je ne sais combien de fois, et, quant à l’Église, je ne l’ai jamais vue une seule minute hors de danger. »Nous aussi, depuis que nous existons, nous entendons dire que la jeunesse n’existe plus. Il n’y a plus de jeunes gens, disait-on déjà à la fin du règne de Louis-Philippe, et on accusait volontiers de ce fait les doctrinaires, qui, paraît-il, les avaient tous transformés en pédants. À l’époque où fut représentée la Jeunesse, le second empire semblait solidement établi par huit années d’énergique compression, et les opposants, déconcertés de ne pas rencontrer plus d’échos à leurs mécontentements, allaient répétant à leur tour qu’il n’y avait plus de jeunes gens. On les accusait de renier les sentiments de leur âge, de ne plus faire montre de passions généreuses, de manquer d’idéal. M. Augier recueillit en partie ces plaintes, mais, en bon esprit qu’il est, il se garda de leur donner raison sans réserve, chercha la cause des reproches plus ou moins fondés qu’on adressait à la jeunesse, et la trouva dans la prédominance tyrannique des intérêts matériels. Le grand mouvement d’affaires lancé par le coup d’État de décembre avait atteint alors son apogée ; il était à la veille de baisser, il est vrai, avec la guerre d’Italie et ses conséquences, mais nul ne s’en doutait encore, et les préoccupations des intérêts matériels absorbaient seules les esprits. La Jeunesse répondait donc à un sentiment général. C’était à peu près l’époque où Alexandre Dumas portait ces mêmes préoccupations au théâtre dans sa comédie de la Question d’argent, et nous conservons encore le souvenir d’une audacieuse brochure intitulée l’Argent, par laquelle un des acteurs principaux de la future Commune, Jules Vallès, faisait ses débuts dans la littérature, et où il célébrait avec un ricanement cynique qui n’était pas sans portée les grandeurs et les gloires de la pièce de cent sous. Nous vivons dans un temps où les intérêts économiques priment tous les autres, et cette tyrannie est devenue tellement impérieuse qu’elle pèse maintenant sur la jeunesse comme sur les autres âges de la vie. Cela est vrai à l’heure présente, cela l’était bien davantage encore à l’époque où fut représentée la Jeunesse. Le mouvement industriel de 1850 avait eu pour résultat de bouleverser brusquement les habitudes économiques de la société par un renchérissement subit de la vie matérielle, qui avait fait du soir au lendemain passer les riches de la veille à l’état de gens aisés, et les gens aisés presque à l’état de nécessiteux. Il avait fallu sur-le-champ faire face aux exigences de cette situation, et cela au moment même où le luxe atteignait, sous l’aiguillon du pouvoir et l’ostentation des nouveaux enrichis, à des proportions jusqu’alors inconnues. Comme nul n’aime volontiers à déchoir, chacun se cramponnait à sa condition et, faisant-effort pour conserver son rang avec des ressources moindres que celles de la veille, se trouvait en face de ce dilemme embarrassant, paraître plus riche au moment même où l’on était plus pauvre. Comment un tel bouleversement économique n’aurait-il pas eu action sur la vie de la jeunesse ? Parmi les effets multiples qu’il eut sur elle, un des plus importants fut d’abréger sa durée. Jadis les années de la jeunesse étaient des années de faveur accordées au jeune homme à qui on ne demandait aucun effort pratique trop immédiat afin qu’il pût à loisir connaître et épuiser les sentiments propres à son âge ; mais cette tolérance reposait dans chaque famille sur la confiance en la fixité des conditions économiques de la société générale et par suite au maintien de la fortune patrimoniale ; le jour où ce statu quo fut détruit vit aussi la fin de cette indulgence traditionnelle. Alors le jeune homme fut mis en demeure d’ouvrir plus vite son sillon, et ses protecteurs naturels, changeant de rôle, mirent autant d’ardeur à lui conseiller de renoncer à être jeune qu’ils mettaient naguère de complaisances à prolonger ses illusions et à respecter la virginité de son âme. Ce viol intime de la candeur juvénile accompli dans le secret de la famille par une prudence coupable, M. Augier le comprit à merveille, et avec la judicieuse hardiesse qui le distingue il en fit le ressort principal de sa pièce. Vous prétendez, dit-il au public, qu’il n’y a plus de jeunes gens : adressez-vous aux parents, car en eux est la racine du mal dont vous vous plaignez. Qui donc abrège la durée de ce gracieux apprentissage de la vie ? qui donc pousse le jeune homme aux démarches serviles et aux lâches compromis ? qui donc lui montre la misère pour résultat de sa fierté et le mépris pour fruit de ses rêves ? la famille, surprise par des circonstances qui ont marché plus vite que ses prévisions et se débattant contre les embarras d’une vie matérielle désormais trop étroite. Il ne faut pas chercher ailleurs le Méphistophélès des mauvais conseils et des tentations corruptrices. Alors, pour appuyer et justifier sa pensée, d’une plume tout à fait magistrale il traça le portrait de Mme Huguet, une de ses plus fortes et, à mon avis, la plus originale de ses créations. Mme Huguet, veuve d’un modeste employé de ministère, est une mère qui, pour le plus grand bien de son fils, travaille du soir au matin à rogner discrètement les ailes non seulement à ses illusions, mais à toutes les croyances qui font les âmes honnêtes et les cœurs délicats. S’agit-il de mariage ? Pense à l’argent plutôt qu’à l’amour, lui dit-elle ; l’amour pâlit avec la gêne et meurt avec la misère, l’argent engendre le bonheur par la sécurité, et, s’il ne crée pas l’amour, il ne le tue pas du moins par le regret. S’agit-il de relations ? Prends-les utiles plutôt qu’agréables, que tes amis te soient un instrument plutôt qu’une parure. S’agit-il de protecteurs ? Prends-les honorables si tu le peux, mais avant tout puissants, et par-dessus tout garde-toi, quoi que tu entendes dire, de juger les personnes dont tu as besoin. C’est ainsi que cette mère va soufflant sans relâche à son fils les maximes de la dissolvante sagesse que lui ont enseignées ses longues et patientes ruses pour dissimuler sa franche pauvreté sous l’aspect d’une hypocrite aisance. On sent tout ce qu’un pareil caractère a de scabreux ; comme les conseils de Mme Huguet, s’ils sont différents par l’intention, ne sont pas essentiellement différents par la forme de ceux qu’une entremetteuse souffle aux oreilles de sa proie, il était singulièrement aisé de forcer la note et de présenter ce plus immoral de tous les spectacles, un amour maternel dépravé. Supposez le personnage de Mme Huguet traité par tel autre dramaturge contemporain, et il est probable qu’il ne serait pas supportable. Le tact et la mesure propres à M. Augier l’ont préservé de glisser dans une outrance facile où le caractère maternel aurait perdu tout droit au respect et révolté justement le sens moral du spectateur. Avec un sentiment parfait où la vérité psychologique trouve son compte aussi bien que l’art, il a très bien vu que ce personnage ne pouvait avoir ni simplicité, ni franchise logique, et il lui a laissé toutes les complications qu’ont pu lui remarquer dans la réalité ceux qui ont eu l’occasion de le rencontrer et de l’observer, sa diplomatie sociale aux infinies réserves mentales, sa subtilité jésuitique de moyens, sa dialectique de sophiste, son indulgence pour le mal utile et sa complaisance envers la sottise puissante. Lors de la première représentation de la Jeunesse, ce personnage étonna et blessa presque, et nous nous sommes laissé dire qu’il n’avait pas eu une fortune différente lors d’une reprise plus récente. Qu’il étonne ou non, qu’il choque ou non, ce portrait, exécuté de main de maître avec une fermeté de lignes et une précision de nuances admirables, est d’une merveilleuse ressemblance dont il est facile de vérifier la fidélité, car qui donc oserait dire que Mme Huguet n’existe pas, et qu’il n’en a pas aperçu plus d’une fois les originaux plus ou moins parfaits dans la société inquiète, tourmentée, et fiévreuse où nous vivons ? Paul Forestier, représenté en 1868, n’a pas la portée sociale de la Jeunesse ; c’est un simple roman individuel, une anecdote de la vie privée dramatisée, d’une donnée purement morale : en revanche, cette donnée est forte et vraie. Alfred de Musset a composé une pièce charmante sous ce titre, plein de tristesse : On ne badine pas avec l’amour ; le vrai titre de Paul Forestier serait : On ne ruse pas avec le cœur. C’est l’histoire d’un jeune peintre, qu’un père, honnête homme, mais aussi coupable que bien intentionné, sépare par stratagème d’une maîtresse adorée pour le marier selon ses convenances sans attendre l’heure où cette passion serait épuisée. Avec une impitoyable férocité d’égoïsme vertueux, il a imposé à la maîtresse, femme d’une condition au moins égale à la sienne, une épreuve sous la forme de départ brusque et sans adieux, et celle-ci a eu le grand cœur et la sublime abnégation de consentir. Je vais peut-être bien étonner M. Augier si je lui dis que, parmi tous les personnages détestables de son théâtre, il n’y en a pas, non pas même l’affreux maître Guérin, qui me paraisse aussi complètement digne de haine que cet honnête Michel Forestier. La morale, au nom de laquelle il commence par implorer et finit par ordonner, pour la faire servir en fin de compte à ses vues particulières, n’a pas révélé, je le crains, tous ses mystères à ce père sentencieux ; s’il avait fait avec elle plus intime connaissance, elle lui aurait appris qu’il n’est permis d’être stoïque que pour soi-même, attendu que lorsqu’on s’avise de l’être pour le compte d’autrui, on supporte trop aisément des souffrances qui nous restent étrangères, qu’il est immoral d’exiger de pareils sacrifices, parce que cela équivaut à disposer d’existences sur lesquelles on n’a aucun droit, quelque intimement liées qu’elles soient à la nôtre, et qu’enfin les honnêtes gens ne font pas d’épreuves de ce genre, et n’en font même d’aucune espèce. Le véritable honnête homme, a dit un moraliste, est celui qui n’a jamais perdu personne ; à ce compte, la vertu de Michel Forestier laisse fort à désirer, car il y aura nécessairement quelqu’un de perdu dans l’épreuve qu’il réclame. Si c’est son fils, ce sera la juste punition de son imprudent amour paternel ; mais, si c’est la femme à laquelle il arrache ce sacrifice, il aura toute sa vie le remords d’avoir acheté le bonheur des siens au prix d’une manière de crime. Il est vrai que dans ce dernier cas ce père, qui n’est jamais à bout de sentences, répondra que c’est là le châtiment mérité des amours illégitimes ; ce qui est admissible pour la galerie, mais ne saurait être une excuse pour ceux qui ont bénéficié de tels amours. Qu’aurait à objecter Michel Forestier à Mme de Clers, si celle-là s’avisait de lui répondre : « Mariez votre fils, c’est votre droit de père ; s’il y consent, mon cœur se déchirera, mais au moins la blessure sera nette et franche ; mais n’attendez pas de moi que je prête les mains à votre stratagème, parce que c’est me demander de sacrifier mon honneur auquel votre fils ne voudra plus croire, et que d’ailleurs ce moyen n’est digne ni de moi, ni de lui, ni de vous, et ne serait acceptable que si nous étions ambitieux de fournir un sujet de drame à M. Dumas ou à M. Augier. » Les conséquences inévitables d’une telle épreuve ne se font pas attendre en effet. Paul Forestier, qui se croit abandonné, se précipite avec désespoir dans le mariage qui lui est présenté, pendant que sa maîtresse, exaspérée en voyant tourner contre elle l’épreuve à laquelle elle s’est prêtée, se livre au premier sot de sa connaissance dans un accès de frénésie douloureuse que les psychologues peuvent comprendre, mais dont les physiologistes peuvent seuls bien décrire les caractères et la nature. Un bonheur fondé sur une méprise semblable repose sur une base fragile et ne peut être de longue durée. L’heure des révélations arrive avec la réapparition de la maîtresse sacrifiée ; alors Paul, maudissant le mariage subreptice dans lequel il s’est laissé choir, et sentant se rallumer cet amour qui n’avait jamais été éteint et couvait seulement sous le mépris, prend la résolution de quitter le foyer conjugal pour suivre en dépit d’elle la femme dont on l’a séparé sans son aveu. Si le moyen employé par Forestier père est détestable, il faut avouer que le drame qui en résulte contient de vraies beautés. Paul Forestier est de toutes ses œuvres celle où M. Augier a parlé avec le plus d’éloquence le langage de la passion. C’est une scène pleine d’accent que celle où Léa, la maîtresse sacrifiée, reçoit les confidences naïves de la jeune femme légitime, sa nièce, et la scène entre Paul et Léa, dramatique au plus haut point par la succession des sentiments opposés qui y vibrent, ferait honneur à tout poète. Le dénouement laisse à désirer, et nous ne pouvons que répéter à ce sujet ce que nous avons dit déjà du dénouement de Gabrielle. Il est inadmissible que des passions qui sont allées si loin fassent si soudainement volte-face, et que de tels orages s’apaisent sans laisser de longues traces de leur passage. M. Augier a voulu renvoyer son spectateur sous une impression heureuse ; à notre avis, il a eu tort, car par là il a affaibli d’autant la moralité de sa pièce. Il fallait que le rideau tombât sur le deuil du foyer des Forestier, soit par la fuite de Paul, soit par la consommation du sacrifice volontaire de la jeune femme légitime, et c’était là le moyen infaillible de montrer qu’il est criminel de jouer avec le cœur. C’est par le Gendre de M. Poirier, représenté en 1854, que M. Augier inaugura cette seconde manière dramatique à laquelle se rapportent la Jeunesse et Paul Forestier, et du premier coup il y atteignit, le degré de perfection qu’il ne devait pas dépasser. Je viens de relire cette pièce deux fois de suite, et je suis resté sous le charme. J’oserai dire qu’elle est, à mon avis, non seulement la meilleure de notre temps, mais la seule qui réponde à l’idée qu’on se faisait autrefois d’une comédie. D’autres œuvres contemporaines peuvent être plus fortes, quelques-unes même peuvent être de donnée plus originale et plus hardie, aucune ne vaut celle-là pour le naturel du dialogue, l’honnête malice et la moralité enjouée. Toutes les bonnes œuvres dramatiques de tous les temps ont ce caractère particulier qu’elles sont puisées dans le plein courant de la nature humaine à l’époque où elles ont été écrites et non dans les courants irréguliers d’une nature humaine d’exception ; ainsi en est-il du Gendre de M. Poirier. Ce n’est pas un phénomène transitoire dont elle nous présente le tableau, elle s’attaque à ce qu’il y a de plus fondamental, de plus permanent dans l’état social de notre xixe siècle. La rivalité des représentants de l’ancienne société et des représentants de la nouvelle, de la noblesse et de la richesse, leurs luttes, leurs compromis, leurs alliances, qu’y a-t-il au fond d’autre que cela dans l’histoire sociale de notre époque ? D’autres faits peuvent avoir des apparences plus gigantesques, plus ambitieuses, embrasser plus d’horizons, aucun n’est aussi sérieux que celui-là, car il n’en est aucun qui intéresse au même degré le gouvernement de la grande maison de l’État et la bonne gestion du domaine commun. Aussi, comme les faits qui ont une forte raison d’être, a-t-il constance, suite, ténacité. Rien n’y peut, ni révolutions, ni changements de régime ; le déluge démocratique envahit tout, il surnage sur les eaux, les flots se retirent, il reste à sec sur la plage. C’est un fait fée doué d’une vitalité extraordinaire qui, à l’instar de certain personnage merveilleux, ressuscite aussi souvent qu’on le tue, et revit même d’une vie d’autant plus forte qu’on le tue plus fréquemment. À ce mérite d’être prise dans ce qu’il y a de plus fixe et de plus essentiel dans notre état social, cette comédie en joint un second qui est presque aussi rare, c’est qu’elle ne calomnie pas les classes sociales qu’elle met en scène, qu’elle est mordante sans injustice, et qu’elle est amusante sans avoir eu pour cela besoin d’être excessive. Rien de noir dans les caractères, partant rien de violent dans le ton ; rien de laid dans les passions, parlant rien de flétrissant dans la raillerie. Les personnages sont peints avec une vérité de touche qui réunit à la fois la franchise et la finesse, deux qualités qui se rencontrent rarement sous le même pinceau, et ils sont éclairés d’une lumière à la fois sans indulgence et sans mensonge qui ne dissimule aucune de leurs faiblesses, mais qui n’abuse le spectateur sur aucune ; cela est, comme on dit en peinture, d’une harmonie de ton et d’un fondu de nuances vraiment délicieux. Aucune velléité de caricature comme cela était à craindre en un sujet où l’opposition des deux types poussée avec verve comique pouvait arriver facilement à la charge, et comme elle y serait arrivée, je le crois bien, si M. Augier eût été seul à tenir le pinceau. Ce n’est pas en effet la seule fois que M. Augier a mis en présence nobles et bourgeois, gentilshommes et enrichis, mais dans aucune de ses peintures ultérieures nous ne rencontrons la même bonne grâce railleuse, la même sympathique ironie, la même équité lumineuse. Il y règne au contraire un visible esprit de partialité politique, et comme une rancune invétérée d’enfant du tiers état qui transforme en hostilité difficilement conciliable ce que le Gendre de M. Poirier présente comme un malentendu effaçable par l’amour et la mutuelle estime ; les Effrontés, le Fils de Giboyer, Lions et Renards, disent assez haut que l’auteur a des préférences politiques et de quelle nature elles sont. Heureusement pour la perfection de cette comédie, M. Augier avait eu la rare fortune de s’associer le collaborateur le plus désirable en un tel sujet, l’écrivain qu’on peut nommer en toute vérité et sans ombre de flatterie le Van Dyck exquis des races nobles au xixe siècle, car lui seul a su les peindre sans alliage aucun de prévention hostile ou d’indulgence servile, et nous les faire aimer jusque dans leur étroitesse et leurs préjugés, Jules Sandeau. Le pinceau a été tenu par deux mains à la fois, l’une d’une vivacité hardie, l’autre d’une lenteur caressante, qui ont à l’envi corrigé les excès ou les timidités l’une de l’autre, et c’est par là en toute évidence que s’explique le nuancé d’une si irréprochable justesse de cette pièce. Dans le discours qu’il prononça lors de la réception de M. Augier à l’Académie française, M. Lebrun, parlant des inconvénients de la collaboration, plaçait au nombre des plus grands l’incertitude dans laquelle les œuvres qui en résultaient laissaient le spectateur ou le lecteur. J’en demande bien pardon aux mânes de l’honorable académicien, mais sa critique, parfaitement fondée en thèse générale, porte à faux pour le Gendre de M. Poirier. Est-ce à vous, Plaute-Augier, qu’appartient l’invention de cette scène d’un si bon comique où M. Poirier, désireux de vengeance, remplace brusquement le menu élégant du dîner de son gendre par le pot-au-feu et les ragoùts d’un repas de bourgeois sans façons ? Elle est bien dans votre gamme, et cependant serait-il très difficile d’y retrouver cette note d’honnête gaieté que l’auteur du Docteur Herbeau excelle adonner quand il le veut ? Est-ce vous, Térence-Sandeau, qu’il faut louer pour tel sentiment d’une délicatesse ingénieusement exquise comme celui que voici par exemple :
« Quand j’étais petite fille, je ne comprenais pas que mon père et ma mère ne fussent pas parents, et le mariage m’est resté dans l’esprit comme la plus étroite et la plus tendre des parentés ? »Et auquel des deux revient l’honneur de ce mot admirable d’Antoinette :
« Et maintenant va te battre », qui scelle d’une manière si imprévue la réconciliation des époux et clôt la pièce avec tant de vraie noblesse ? Questions oiseuses vraiment et que l’on ne songe même pas à se poser, tant les deux instruments se sont fondus dans un fraternel unisson, et tant on oublie devant cet accord parfait la double paternité de l’œuvre. Qu’importent ces deux pères, s’ils ont pensé et senti comme un seul ? La grande objection que l’on peut opposer aux entreprises littéraires en collaboration, c’est précisément la difficulté de cet accord, car les sujets où deux talents doués chacun de qualités originales pourront se rencontrer d’une manière aussi heureuse et se confondre avec une telle intimité seront toujours des cas d’exception. La collaboration de M. Augier et de M. Sandeau ne s’est pas arrêtée au Gendre de M. Poirier : a-t-elle jamais retrouvé la même rare fortune, et les œuvres qui en sont sorties ont-elles la même étroite unité ? Sans doute la Pierre de touche contient des parties bien traitées, et cependant n’y a-t-il pas quelques discordances dans cette pièce qui nous présente le monde des aigrefins titrés de Maître Guérin et de la Contagion dans un scénario et un décor romantiques à la Sandeau ? Ici nous sentons visiblement deux talents, deux inspirations ; l’accord, sans être rompu, laisse subsister La dualité des exécutants. La discordance est bien plus frappante encore dans Jean de Thommeray, où M. Augier s’est établi comme en pays conquis dans la charmante nouvelle qui a fourni le sujet de la pièce et l’a livrée à l’invasion des intrigants des Effrontés et des faiseurs de Ceinture dorée. Cette fois, M. Augier a tiré à lui toute la couverture, et il n’en est rien resté pour M. Sandeau. Ce que la nouvelle avait dissimulé avec un art si discret, par crainte de diminuer notre sympathie pour le héros et d’affaiblir par là le touchant effet du dénouement, est précisément ce que le drame expose sous la lumière la plus crue. Toutes les draperies dont les désordres de Jean avaient été voilés par le romancier ont été déchirées sans vergogne, en sorte qu’au lieu d’écouter l’histoire toute morale d’une âme égarée, nous assistons au spectacle tapageur d’une vie coupable. Le dénouement reste toujours beau, mais il est beaucoup moins bien préparé par l’art du dramaturge que par celui du romancier, et il paraît presque insuffisant dans sa sobriété héroïque pour dissiper l’impression des trois actes de dévergondage auxquels on vient d’assister. Il faut bien que cet accord soit ce qu’il y a de plus difficile et de plus rare, puisque nous voyons la collaboration de M. Émile Augier avec M. Édouard Foussier répéter l’histoire de la collaboration avec Jules Sandeau. La personnalité de M. Foussier est moins connue du monde littéraire que celle de Jules Sandeau. Ce que nous savons de lui, c’est qu’il est très ancien ami de M. Augier et qu’il y a par conséquent entre eux mieux que de la sympathie d’intelligence. C’est un homme d’esprit incontestablement, mais de quelle nature d’esprit, voilà ce qu’il est plus difficile d’établir, puisque nous n’avons pour en juger que les pièces écrites sous la raison sociale Augier et Poussier. Eh bien, il nous semble cependant que ces documents interrogés avec soin permettent des conclusions qui n’ont rien de trop téméraire ni de trop forcé. Dirai-je à M. Augier que sur les trois pièces qu’il a écrites avec M. Foussier, il y en a deux, Ceinture dorée et Un beau mariage, où l’on sent d’une manière très marquée la présence d’un autre esprit que le sien ? La différence n’est que de nuance, car les deux esprits sont évidemment de la même famille, mais les jumeaux ne sont pas nécessairement des ménechmes, et ce sont des ménechmes que réclame une œuvre en collaboration pour acquérir cette unité dont nous avons vu un si rare exemple dans le Gendre de M. Poirier. Les qualités qui distinguent les deux pièces dont nous venons de donner les titres sont bien celles qui sont propres à M. Augier, seulement elles y sont pour ainsi dire aggravées. C’est bien la même vigueur, seulement cette vigueur tourne en masculinité ; c’est la même franchise, mais avec une pointe de brutalité plus aiguë ; c’est le même naturel, mais poussé jusqu’à une robuste trivialité ; le même esprit comique, mais avec moins de finesse, une tendance très prononcée au burlesque et des inventions quasi foraines du plus amusant effet. Comme nous ne retrouvons pas l’analogue de tout cela dans le reste du théâtre de M. Augier, nous pouvons en induire que ces aggravations sont le fait de M. Foussier et peuvent être prises comme indice d’un talent comique de même nature que celui de M. Augier, moins mesuré et plus trouble, mais peut-être avec plus de tempérament et de fougue primesautière. Le bonhomme Roussel de Ceinture dorée, barbon enrichi par des moyens malhonnêtes, qui, voulant à toute force marier sa fille qu’il adore cependant, va la jetant il la tête des premiers venus, n’est-il pas un personnage divertissant il la façon de l’ancienne comédie, et quelque peu proche parent de Cassandre ou de Géronte ? Quel phénomène de psychologie grotesque que l’éveil du remords dans cette conscience improbe sans méchanceté ! Et la scène où, excédé de ses richesses qui ne lui procurent qu’avanies et déboires, il jette sur le parquet avec colère legs sacs d’écus qu’on lui apporte, n’est-elle pas d’un comique amusant bien que sentant quelque peu la farce ? Assurément Ceinture dorée n’est pas une bonne pièce, et cela est regrettable, car la donnée en est excellente tant pour la moralité qui s’en déduit que pour les situations qui s’en tirent naturellement, et les auteurs y ont, sans trop s’en apercevoir, frisé le genre de comédie de l’ancien répertoire. Ce comique à tournure plus populaire, voisin de la caricature, n’est pas aussi marqué dans Un beau mariage ; cependant les deux rôles de Laroche-Pingoley et du baron de La Palud offrent plus d’un trait burlesque analogue à ceux que nous venons de citer. Puisque dans ces deux pièces nous remarquons un certain genre d’esprit que le reste du théâtre de M. Augier ne nous présente pas avec autant d’accent, il est assez naturel d’en conclure que la fusion des deux collaborateurs n’a pu se faire assez étroitement, et qu’une part du talent qui est propre à chacun est restée à leur insu réfractaire à cette délicate opération. L’unité au contraire est complète dans les Lionnes pauvres, qui est pour cette collaboration ce que le Gendre de M. Poirier est pour la collaboration avec Sandeau. Le sujet étant, par sa nature, de ceux où aucun des collaborateurs n’avait à faire effort pour entrer dans son interprétation, l’accord s’est produit comme de lui-même, et il en est résulté une pièce moins aimable assurément que le Gendre de M. Poirier et d’un intérêt moins général, mais aussi heureusement conçue et venue à terme. Est-ce à ces deux noms que s’arrêtent tous les collaborateurs de M. Augier ? Oui, selon l’affiche des théâtres ; mais je n’oserais pas assurer qu’il n’y en a pas eu quelque autre plus secret, un de ces collaborateurs sans le savoir qui agissent sur vous par l’exemple sinon par le conseil, et vous montrent la route à suivre, s’ils ne la font pas avec vous. L’hypothèse est peut-être erronée, mais il ne m’est pas bien prouvé que M. Augier eût mis autant de hardiesse à transporter sur la scène la réalité dans ce qu’elle a de plus navrant et de plus scandaleux sans l’exemple de M. Dumas, et que le Demi-Monde ne soit pas pour quelque chose dans le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres. M. Augier, en effet, semble avoir plus de décision que d’initiative, il ne trouve pas toujours d’emblée sa route, nous l’avons dit ; mais, une fois qu’il l’a vue ouverte devant lui, il s’y engage avec une fermeté et un entrain que nul ne pourrait surpasser, bien résolu il aller jusqu’au bout. Voyez plutôt le Mariage d’Olympe. La pièce est d’une audace à faire reculer les plus intrépides ; le sujet même du Demi-Monde est timide en comparaison, et passer de la baronne d’Ange à Olympe Taverny, c’est passer de l’exploitation élégante des faiblesses humaines à l’exploitation par chantage et à l’escroquerie par intimidation, c’est-à-dire assister au spectacle du vice dans ce qu’il a de plus bestial, de plus fangeux, de plus insolent et de plus trivial. Si le sujet est audacieux, la peinture est de main de maître. Le monstre a été rendu dans toute sa hideur, sans qu’il manque un trait à son effronterie et il sa bassesse. Si jamais œuvre, entreprise dans la pensée de prouver que la nature première est invincible et que rien ne peut jamais la changer, a plaidé sa thèse avec vigueur et conclu avec logique, c’est bien celle-là. Comme cette nature première a été chez Olympe expressément formée pour le mensonge et le vice, il y a en elle une sorte de franchise impudente qui la rend inhabile à la plus vulgaire prudence et à la contrainte la plus élémentaire. Olympe est vicieuse contre tout bon sens ; l’instinct pervers, plus fort en elle-même que l’intérêt bien entendu, la rend incapable de discernement. À la plus futile circonstance, le naturel reprend le dessus. Un intrus lui présente des diamants, et, oublieuse de sa fortune nouvelle, elle étend pour les saisir ses griffes crochues de pie voleuse. On la laisse seule une soirée, immédiatement elle en profite pour organiser une partie fine et pour transformer la salle à manger de famille en cabinet particulier de restaurant parisien. Et comme elle s’ennuie avec sincérité dans la compagnie des êtres bons et vertueux que son escroquerie légitimée lui a donnés pour parents ! Comme le fardeau de la bienséance et du respect pèse lourdement sur la boue chaude qui lui sert d’âme ! Comme ses bâillements irrépressibles justifient le mot de son mari :
« Vous êtes, madame, dans la famille comme un impie dans une église ! »Cette œuvre remarquable n’a jamais eu tout le succès qu’elle mérite, en partie parce que cette peinture, sans atténuation aucune, d’une nature odieuse à l’excès, blesse sans émouvoir, en partie à cause du détail qui lui sert de conclusion, ce fameux coup de pistolet par lequel le vieux marquis exaspéré met fin aux menaces effrontées de déshonneur qu’Olympe fait peser sur sa famille. Le Coup de pistolet du Mariage d’Olympe, quel instructif petit essai de morale sociale on pourrait écrire sous ce titre ! Si jamais dénouement a été bien trouvé, était légitimé par les circonstances où l’auteur a placé ses personnages, et donnait satisfaction à ce besoin de justice qui possède d’ordinaire le spectateur, c’est bien celui-là. Il fut vivement blâmé cependant par quelques critiques sous prétexte qu’il blessait le code pénal, et qu’après tout Olympe était dans son droit ayant la loi de son côté, argument qui, pour ne rien dire de plus, a le défaut de ressembler à la manière peu relevée de raisonner des gens de la maison des Capulets au premier acte de Roméo et Juliette : « Si nous frappons les premiers, la loi sera-t-elle pour nous ? » Je ne sais si ce coup de pistolet blesse les lois humaines, mais à coup sûr il respecte et applique les lois divines, et c’est là tout justement ce qu’on doit exiger d’un drame. La vérité, je le crains, est que ce coup de pistolet venant du marquis soulève certaines préventions démocratiques ; mais la logique et la justice ne connaissent pas de telles préventions, et disent que les choses ne changent pas de nature parce qu’elles se rapportent à un noble au lieu de se rapporter à un homme du peuple, et qu’une méchante action commise contre un marquis ne mérite pas plus le prix Monthyon qu’une méchante action commise contre un plébéien. Supposons, au lieu du Mariage d’Olympe, une pièce où un homme du peuple outragé dans la personne de sa fille viendrait demander réparation au séducteur qui refuserait sous prétexte que la loi ne l’oblige pas, est-ce que le coup de pistolet qui punirait ce déni de justice ne paraîtrait pas acte légitime, bien que punissable par la loi, et la pensée viendrait-elle d’y faire la moindre objection ? L’honneur d’un marquis ne vaut pas plus, je l’accorde, que celui d’un homme du peuple, mais il ne vaut pas moins, et alors pourquoi ce qui serait justice chez l’un deviendrait-il crime chez l’autre ? Oui, nous le savons, il y a dans tout élément social triomphant une tendance à méconnaître chez ses adversaires ce qu’il admet pour les siens ; ce sont là des faiblesses partiales qui sont dans la nature humaine, mais les cœurs droits n’y cèdent jamais, et il est du devoir de tout bon esprit d’y résister. Les Lionnes pauvres déjà nommées sont une autre étude du vice à laquelle peut s’appliquer avec fidélité l’exacte définition donnée par Alfred de Musset du drame à la Mérimée :
« un plomb brûlant incrusté sur la réalité ». Cette fois c’est le tableau de l’adultère salarié pour satisfaire à des besoins de vanité. La pièce n’est pas enlevée avec plus de vigueur que le Mariage d’Olympe, mais elle l’emporte sur un point, elle est plus pathétique. Il y a, en dépit du mariage escroqué, trop d’inégalité entre Olympe et ses dupes pour que la pitié se porte sérieusement sur ces dernières ; Olympe, nous le sentons, disparaîtra de leur existence comme un mauvais rêve. Mais une telle distance n’existe pas entre Séraphine et le bonhomme Pommeau : aussi lorsqu’on voit au dernier acte cet honnête homme, écrasé sous l’affreuse révélation, sortir chancelant et trébuchant, quasi aveugle, pour aller il ne sait où, pendu au bras du sceptique compatissant Bordognon jouant le rôle d’Antigone ou de Cordelia, notre cœur se serre aussi cruellement, sinon aussi noblement devant la destinée de cette vertueuse ganache que devant celle d’un Œdipe ou d’un roi Lear. Le théâtre contemporain n’est pas tendre en général pour les aventurières, et M. Augier est peut-être à cet égard encore plus impitoyable que ses confrères. Cette sévérité au théâtre est chose toute nouvelle, car elle n’a jamais existé dans l’ancienne littérature, où le personnage de l’aventurier de l’un ou de l’autre sexe porte d’ordinaire une figure peu tragique. Cette sévérité dénonce-t-elle donc des mœurs plus mauvaises que celles d’autrefois ? Non, à la rigueur, mais elle dénonce en tout cas un état social nouveau où se rencontre un péril que ne connurent jamais les anciennes sociétés. Ce péril c’est que, toutes les distances étant comblées par l’égalité démocratique, la famille autrefois protégée par l’inégalité des conditions contre les folies de ses membres, est aujourd’hui ouverte par nos lois, que tout rôdeur peut s’y introduire si bonne garde n’est faite, et qu’une fois introduit il n’est pas d’indignité qui puisse l’en déloger. C’est le sentiment très nettement accentué de ce danger toujours présent, toujours possible dans une société où les individus, rapprochés sans distinction de rangs, ont à la fois une prise plus directe les uns sur les autres et de moindres moyens de défense, qui se laisse expressément remarquer chez M. Augier, et lui dicte sa sévérité contre les aventuriers et les corrupteurs de tout sexe et de toute catégorie. Là où d’autres se sont surtout indignés au nom de l’amour trahi ou méconnu, de l’idéal souillé, il a vu, lui, la famille menacée ou détruite, et par ses cris répétés contre les entreprises de l’intrigue ou de la perversité, il a mieux servi la cause du foyer domestique qu’il ne l’avait fait autrefois par le plaidoyer sentimental de Gabrielle. Malgré sa sévérité vengeresse, M. Augier n’a pas renouvelé contré la Séraphine Pommeau des Lionnes pauvres le coup de pistolet du Mariage d’Olympe. Il l’a trouvée assez châtiée en ouvrant pour elle, sous les yeux du spectateur, la perspective d’un avenir de tables d’hôte et de brelans clandestins, et ce châtiment, qui est bien de l’ordre de ceux qu’il préfère, nous est une occasion toute naturelle de dire comment il comprend la justice dramatique. Une justice élégante que la sienne, comme celle d’un dandy ferme dans son droit et scrupuleux par propreté sur le choix des moyens, qui sait que le sang des coquins salit à l’égal de la boue, et s’arme plus volontiers de la cravache que du couteau. Il a compris judicieusement que presque toujours les châtiments violents amnistiaient en partie les coupables dans l’esprit des spectateurs, et il punit ses coquins et ses fourbes par le mépris, comme les Scythes employèrent le fouet pour faire rentrer dans l’obéissance leurs esclaves révoltés. Il est l’inventeur d’un genre de dénouements impitoyables sans cruauté, par lesquels la morale est vengée avec une ironie tranquillement hautaine, tout à fait conforme à la définition célèbre de M. de Talleyrand : « La vengeance est un mets qui doit se manger froid. » Connaissez-vous un dénouement plus tragique que celui de l’Aventurière, dona Clorinde obligée de passer la porte tête basse, et cela au moment où, pour comble de punition, elle se sent le cœur pris pour celui-là même qui lui inflige cette honte ? Quoique maître Guérin se flatte d’être en règle avec la légalité, je ne suis pas bien sûr que ses faits et gestes ne fussent pas justiciables de la chambre des notaires ; mais quel procès, quel affront, vaudraient jamais le châtiment que lui a réservé M. Augier, l’abandon de sa propre famille ? À coup sûr, s’il est un sujet qui appelât un dénouement par le sang, c’est bien celui de la Contagion, et je crois que M. Dumas n’y aurait pas résisté ; cependant d’Estrigaud démasqué, déconfit, recevant pour coup suprême le congé final de Navarette, et se trouvant, au bout de ses intrigues immorales, tout penaud en face de lui-même, n’est-il pas autrement châtié que par le duel le plus heureux ? Et que d’autres bonnes justices du même genre, Vernouillet des Effrontés exécuté par la marquise d’Auberive, Olivier Merson de Madame Caverlet congédié avec la flétrissure de son demi-million ! Ces ingénieux dénouements enfin n’ont pas seulement le mérite de l’élégance dans la justice, ils ont encore celui d’être en rapport parfait avec ce genre mixte de comédie-drame en faveur aujourd’hui qui veut combiner les avantages de deux genres, car ils évitent, comme la comédie le veut, d’être sanglants, et ils sont aussi implacables que le drame peut les désirer. Les personnages du second théâtre de M. Augier peuvent se diviser en deux groupes principaux, les aventuriers et les enrichis. Ces derniers sont plus nombreux que très variés, car M. Augier les a presque tous pris à dessein dans le genre malhonnête, afin de ramener par leur moyen une thèse de morale sociale qui a son importance et se rapporte directement à ce vigoureux sentiment de la famille qui lui a dicté ses drames contre les aventuriers. Cette thèse, c’est que la fortune acquise par l’improbité est un mauvais terrain pour édifier, et que la maison n’est pas sûre dont l’honneur ne fait pas l’assise. Pour punir ces enrichis improbes, il a eu recours à une application aussi forte qu’ingénieuse de cette justice dramatique que nous venons d’esquisser, en les frappant par la famille même qu’il les montre impuissants à fonder, en les faisant juger en face, condamner et rappeler à l’honneur par leurs propres enfants. Le bonheur de sa fille est l’unique souci du bonhomme Roussel de Ceinture dorée ; cependant, malgré sa colossale fortune, il sent peser sur son enfant la malédiction de la mauvaise renommée qu’il s’est acquise, et, perdant la tête sous le coup de cette inquiétude incessante, il s’en va la proposant pour ainsi dire de porte en porte. Un galant homme que sa fille aime et dont elle est aimée, n’a-t-il pas eu, malgré cette passion mutuelle, la cruelle délicatesse de repousser formellement les offres d’alliance qu’il lui faisait et de lui déclarer tout net qu’il ne pouvait accepter une fortune dont la source était aussi notoirement impure ? Le bonhomme Charrier des Effrontés se croit honnête homme en toute bonne foi ; à l’occasion même il se donnera des airs de pharisien impitoyable envers les publicains qui, comme Vernouillet, laissent quelque chose à désirer sous le rapport de la probité, en dépit de l’absolution rechignée accordée par la justice à leurs affaires ; il y a si longtemps qu’il a gagné ce procès véreux qui fut le fondement de sa fortune qu’il l’a lui-même oublié. Il croit pouvoir maintenant faire en toute sécurité à sa maison l’application de cette mirobolante définition de l’honneur trouvée par son confrère Roussel de Ceinture dorée :
« l’honneur est le luxe des maisons riches »; mais quel désespoir menaçant et quels reproches amers il lui faut subir le jour où son brave garçon de fils est tiré de sa quiétude par la révélation de faits et gestes qui ont précédé sa naissance ! Le bonhomme Ténancier de la Contagion n’a aucun camouflet intime de ce genre à redouter ; il a cependant aussi des soucis à l’endroit de la famille, car il se heurte à un danger qui attend maintes fois les maisons de fortune nouvelle, l’écart trop brusque et trop large entre la manière de vivre d’un père né dans la médiocrité et celle d’enfants nés dans la richesse, pour lesquels l’autorité paternelle se réduit à celle d’un coffre-fort amical et grondeur. La plus complète, la plus dramatique de ces exécutions de pères coupables par leurs propres enfants, est celle qui remplit toute la pièce de Maître Guérin. D’ordinaire les enrichis malhonnêtes de M. Augier sont, en dépit de leurs péchés financiers, sans perversité réelle, et méritent l’expression de bonshommes dont nous nous sommes servi pour les présenter au lecteur. Dans Maître Guérin au contraire, M. Augier a voulu nous montrer le spectacle d’un pécheur endurci que le reproche ne suffit pas pour amener au repentir. Maître Guérin est un notaire madré, chasseur d’affaires intrépide, dont le sens moral n’a jamais contrarié le flair subtil et dont la sensibilité n’a jamais empêché la justesse du tir. Donnant à ce principe bien connu, qu’en affaires il n’y a pas d’amis, l’extension la plus large et en tirant, en logicien hardi, les conséquences les plus rigoureuses, il se dit que les amis sont le gibier le plus commode à tirer, le plus sûr à atteindre, et que, par conséquent, ce serait duperie de le manquer. Fort de ce raisonnement malhonnête quoique pratique, cet habile homme dresse des contrats qui sont des trappes, passe des actes qui sont des gluaux, et arrange obligeamment, dans le secret de l’intimité et sous des noms fictifs qui recouvrent le sien, des prêts qui équivalent à des escroqueries. Peu lui importe que sa victime soit un pauvre fou que la rage des inventions pousse à sa ruine, incapable de la gestion de ses biens et vivant sous la tutelle de sa fille, son plus proche voisin et l’un des plus anciens amis de sa famille, il estime que ce sont là non des motifs de s’abstenir, mais autant de circonstances précieuses. Vient le moment où la ruine de sa victime révèle son adresse improbe et ce moment est celui où son fils, brave officier de retour de la campagne du Mexique, s’apprêtait à demander la main de la fille du maniaque. Colère de l’officier qui ne cache pas son désespoir d’appartenir à un père pareil, et sommations peu respectueuses de restituer à sa dupe le bien subtilisé : refus énergique du notaire, qui ne cache pas son mépris pour cette morale militaire et son regret d’avoir donné le jour à un fils aussi peu né pour les affaires. Rien ne peut fléchir cette robuste improbité, que l’abandon définitif de la famille châtie sans l’émouvoir un instant. C’est une des maîtresses œuvres de M. Augier que cette pièce où son habileté a triomphé d’un sujet révoltant au premier chef. Le dernier acte, qui nous montre Guérin accablé par son fils et sa femme sous des reproches qui valent des insultes et laissé dans un abandon qui est pour le coupable une sorte de mort civile, est peut-être la chose la plus audacieuse que l’on ait jamais mise sur la scène. À coup sûr, l’ancien théâtre aurait reculé devant une telle situation. Songez donc ! le père jugé en face par le fils faisant fonctions de président de cour d’assises, dépouillé par ce juste jugement de son autorité paternelle, dégradé de ses droits à l’affection, et passant pour sa famille à l’état d’étranger pestiféré, quel spectacle embarrassant pour la conscience, blessant pour le cœur, contraire à la morale la plus universellement et traditionnellement admise, et quel jour terrible il ouvre sur nous-mêmes qui avons pu le voir et l’entendre sans en être scandalisés ni surpris ! Ce dernier acte de Maître Guérin est le plus grand témoignage de force qu’ait jamais donné le talent de M. Augier. Le don de création — au moins tel qu’il se manifeste dans ce second théâtre — est chez M. Augier plus fort que varié et souple. La plupart de ses personnages sont mieux construits anatomiquement qu’ils ne sont bien organisés physiologiquement ; le système musculaire est chez eux excellent, mais la vie nerveuse laisse à désirer. Très accentués d’ordinaire, très en relief sans avoir pour cela un cachet d’individualité très exceptionnel, ils présentent un certain air de famille qui les fait au bout de peu de temps assez aisément se confondre dans le souvenir. D’une robuste vulgarité, un peu secs de cœur, un peu durs de caractère, volontiers cassants de ton, il leur manque à presque tous un je ne sais quoi qui leur retienne la sympathie de la mémoire. Dans la foule de ces personnages, deux sont restés plus populaires que tous les autres, le baron d’Estrigaud, de la Contagion, et Giboyer, des Effrontés. Le succès de ces personnages a même été assez grand pour que l’auteur ait cru devoir leur faire les honneurs d’une suite, honneurs peu communs, et que, depuis la trilogie dont Figaro est le héros, aucun personnage dramatique n’a, je crois, obtenus ; mais les suites valent rarement les premières œuvres qu’elles continuent, et c’est pourquoi le Fils de Giboyer et Lions et Renards n’ont été qu’un prétexte pour forcer une certaine note qu’à notre avis M. Augier aurait peut-être aussi bien fait de ne pas donner avec autant d’éclat. La Contagion continue sous une forme nouvelle cette vigoureuse défense de la famille que nous avons remarquée dans le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres. Prenez garde, dit M. Augier dans cette pièce, à la famille moderne, il y a des corruptions et des corrupteurs de plus d’une sorte, et tout danger n’est pas écarté parce que vous êtes parvenus à éconduire une Olympe Taverny ou à éviter une Séraphine Pommeau. Regardez quels sont ceux que fréquentent vos fils, ceux dont ils se plaisent à copier le ton, à répéter les paradoxes, dont ils admirent avec une complaisance étourdie le trop constant bonheur au jeu, les galanteries trop affichées, le train coûteux difficile à expliquer sans la possession de la lampe d’Aladin, les jeux de bourse trop miraculeux pour un temps qui n’admet plus les sorciers. Pour appuyer et justifier son conseil, il rassembla nombre de traits que connaissaient les Parisiens au courant des propos de clubs, de théâtres, de salons et de champs de courses, les réunit en un seul corps, et en forma son baron d’Estrigaud. Le personnage réalise entièrement le but que l’auteur s’est proposé ; il a de la portée. A-t-il autant d’originalité, et serait-il bien difficile de lui trouver un prototype ? Ce noble personnage a des ancêtres de plus d’une sorte, car dans la littérature d’imagination son grand-père, il y a cent ans, s’appelait le comte de Valmont, vous savez l’infâme Valmont des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Ce qui nous fait bien croire que c’est là réellement son origine, c’est que nous le voyons imiter d’assez près son effroyable modèle pour être autorisés à écarter la supposition d’une rencontre fortuite et inconsciente. Corrupteur par principe comme Valmont, intrigant machiavélique et souterrain comme lui, il a renouvelé avec une petite dame du nom de Navarette, qu’il a prise pour complice de ses vices élégants, l’association clandestine du comte avec la satanique baronne de Merteuil. Il y a plus, la leçon très directe qui sort de la Contagion répète le titre même du roman de Laclos, et l’accole comme une juste qualification au nom du principal personnage ; car qu’est-ce que d’Estrigaud pour ceux qui se donnent le triste plaisir de le fréquenter, sinon une liaison dangereuse au premier chef, l’incarnation même de la liaison dangereuse ? A la vérité d’Estrigaud opère des ravages moins sérieux que ceux de Valmont, mais il y fait bien ce qu’il peut, et ce n’est pas sa faute si la marquise Galeotti de la Contagion ne sort pas de ses machinations aussi complètement perdue que la présidente de Touret, et si la fière Mlle de Birague de Lions et Renards est plus récalcitrante à la corruption que la naïve Cécile Volange. Ce n’est pas non plus sa faute s’il n’a pas le bonheur de vivre comme Valmont dans une société fermée où les abus à huis clos étaient faciles, où l’on n’avait pas le déplaisir d’habiter comme de nos jours des maisons de verre qui laissent transparaître les trames secrètes et trahissent les crimes en projet. Est-elle assez bien filée la scène où, pour écarter le principal obstacle qui peut s’opposer à ses projets amoureux sur la marquise Galeotti, il s’ingénie à guérir de ses préjugés bourgeois, à l’endroit de la vertu des femmes et de l’honneur de la famille, le jeune frère de la marquise ? En dépit de l’admiration que lui a vouée ce jeune ami, qui se plaît à se modeler sur lui en toutes choses, il perd ses peines de sophiste et vient échouer contre un fond opiniâtre d’honnêteté roturière. Il y a des guerriers qui, bien que toujours malheureux, n’en ont pas moins mérité le nom de grands capitaines ; tel est le sort que les circonstances de la société moderne font à d’Estrigaud, grand tacticien destiné à ne jamais réussir, et dont les batailles toujours gagnées jusqu’à la dernière heure sont toujours perdues au suprême instant. Inférieur à Valmont pour le succès, il lui cède encore sur un autre point. Très grand artiste en perversité, plus grand artiste peut-être que Valmont, il n’a pas au même degré l’amour désintéressé du mal. Il ne corrompt pas pour le seul plaisir de corrompre, mais pour bénéficier matériellement des conséquences de la corruption. D’Estrigaud est un Valmont vénal, boursicotier, coulissier, encanaillé dans les tripotages véreux et les associations vulgaires qu’ils exigent, et cette condition suffit pour lui faire perdre le grand air de son détestable ancêtre. Ce n’est plus un grand seigneur dépravé, c’est un aventurier titré qui a connu le vieux Robert-Macaire et le vieux baron de Wormspire et qui a profité de leurs conseils. Ce qui fait l’infériorité de d’Estrigaud fait cependant par compensation son originalité, car c’est au moyen de ces circonstances de vénalité dans le mal que M. Augier a transformé et modernisé ce type exécrable. Giboyer n’est pas d’aussi noble extraction que d’Estrigaud, mais, pour venir de moins loin, il vient cependant aussi de quelqu’un, et, s’il n’a pas d’ancêtres, il a des confrères qui l’ont précédé dans les souvenirs des contemporains ; il a certainement fait partie des bohèmes de Henri Mürger dont il reproduit les mœurs et dont il parle le langage pittoresque avec une pureté que Colline et Schaunard ne désavoueraient pas. Ce personnage est très connu, car il a, pour ainsi dire, beaucoup roulé, en sorte que chacun peut vérifier sans peine la ressemblance du portrait donné par M. Augier. Ce portrait est vrai sans trop de charge, ni embelli, ni enlaidi. Le cynisme de mœurs de Giboyer et la bonté réelle de son cœur, le scepticisme de sa conscience pour tout ce qui se rapporte à la défense ou à l’abandon de ses opinions individuelles et la foi de son intelligence aux idées générales, sont des traits contradictoires nullement inconciliables, qui se rencontrent souvent réunis chez de tels vieux enfants malheureux, avachis par les longues souffrances et que la destinée a lassés d’eux-mêmes. Le personnage est donc bien rendu ; malheureusement il a plu à M. Augier de l’enfler outre mesure pour en faire l’interprète et presque l’incarnation des idées sociales modernes, et nous ne pouvons accorder au prédicateur politique la sympathie que nous accordons volontiers au bohème. Il fut un temps où nous aurions aimé à discuter longuement les opinions de Giboyer, aujourd’hui, nous l’avouerons, nous ne nous en sentons plus le courage. En ces jours d’avant le déluge, nous aurions certainement reproché à M. Augier de tant se défendre d’avoir voulu faire des pièces politiques dans les Effrontés et le Fils de Giboyer, alors que chaque scène de ces deux pièces sent le pamphlet, et n’est qu’un plaidoyer dialogué sans déguisement aucun contre un parti que nous n’avons pas besoin de nommer ; nous lui aurions fait remarquer ce qu’il y a d’illogique à représenter comme impuissants des adversaires contre lesquels on va en guerre avec des moyens d’attaque si vigoureux ; nous lui aurions demandé, puisque, à son avis, ces adversaires sont des ruines, des fantômes et des vaincus, à quoi bon tant de canonnades contre des ruines, un feu si bien nourri contre des fantômes, et pourquoi si peu de ménagements pour des vaincus. L’heure est passée de telles polémiques ; la destinée a élargi le cercle des vaincus dans des proportions que ne soupçonnait probablement pas M. Augier lorsqu’il créa son héros démocratique, et y a fait entrer des opinions et des partis qu’il aurait certainement voulu en exclure. Nous n’avons plus aujourd’hui de refuge et d’espérance que dans les opinions de Giboyer. À quoi bon chercher par conséquent si Giboyer raisonne bien ou mal ; il faut, bon gré, mal gré, qu’il ait bien raisonné, car où en serions-nous, si par hasard il se découvrait que sa logique a été défectueuse ? Ce jour, nous pourrions nous trouver pour la plupart, M. Augier y compris, dans d’assez cruels embarras ; mais j’imagine que le marquis d’Auberive aurait quelque peu le droit de s’en frotter les mains et Sainte-Agathe d’en rire sous cape. La carrière parcourue jusqu’à ce jour par M. Augier se divise, nous l’avons vu, en deux phases bien distinctes et tranchées. Dans la première, il n’a semblé vouloir demander ses succès qu’à la poésie et a poursuivi à travers bien des détours et avec bien des tâtonnements une certaine comédie mixte où il cherchait à mêler dans des proportions à peu près égales l’idéal et la réalité. Dans la seconde, soit qu’il ait reconnu que sa muse poétique, plus studieusement que spontanément inspirée, ne lui donnerait jamais que des succès aimables, soit qu’il ait remarqué avec justesse que, dans les mélanges qu’il essayait, son esprit avait une tendance à faire la part de la réalité plus grande que celle de l’idéal, il a bravement donné long congé à sa muse et a pris avec une décision hardie le parti de verser tout à fait du côté où sa nature le faisait pencher. De cette décision est né ce second théâtre, où il a rivalisé sans désavantage avec les peintres les plus audacieux de la réalité, et qui a rendu son nom aussi populaire auprès du vaste public que le premier théâtre l’avait déjà rendu cher auprès du public d’élite des lettrés et des délicats. Aujourd’hui ces deux phases sont également closes pour lui, en ce sens que, quels que soient les succès qu’il est en droit d’en attendre encore, ces succès ne seront pas d’autre nature que ceux qu’il a déjà connus. Bornera-t-il là son ambition, et ne voudra-t-il pas, pour couronner une carrière si bien fournie, ouvrir une troisième période où il essayerait de concilier les deux précédentes ? Il y a bien des années de cela, à l’occasion de la première représentation de la Jeunesse, nous donnâmes au dramaturge le conseil de se tourner franchement vers la réalité, pour laquelle il nous semblait que la nature l’avait particulièrement formé ; nous ne savons trop si le conseil fut entendu, mais, s’il l’avait été, il n’en est pas que nous serions plus fier d’avoir donné, car il n’en est pas qui aurait produit de meilleurs résultats. Eh bien ! nous aurons encore aujourd’hui la témérité de lui en donner un nouveau. Les personnages dont son théâtre nous présente la liste sont bien nombreux : il n’en est cependant aucun qui se détache de ce groupe compact pour se classer à part dans la mémoire du spectateur et qui s’élève à la hauteur de type véritable. Pourquoi aujourd’hui, concentrant toutes les richesses de son expérience et de son observation, ne concevrait-il pas l’ambition de laisser après lui quelques-unes de ces créations qui peuvent braver le temps parce qu’elles résument des portions entières de la nature humaine et donnent un nom inoubliable à quelqu’un de nos vices ou à quelqu’une de nos vertus ? Pourquoi n’essayerait-il pas, sous une forme nouvelle appropriée à notre temps, la comédie de caractère, et ne chercherait-il pas par ce noble effort à mériter à sa renommée la haute et classique consécration que peut donner un tel genre à ceux qui osent se mesurer avec lui et ne sortent pas vaincus de la lutte7 ?
Avril 1878.
« Allons, tout cela n’est rien, soyons homme ! »Ainsi ce qu’il appelle être homme, c’est être précisément tout le contraire d’un homme. Si un sonnet sans défauts vaut tout un poème, ce mot, à lui seul, vaut tout un drame, car il résume admirablement le caractère de Montjoye, et il termine de la manière la plus heureuse le troisième acte, le plus émouvant et le plus dramatique de tous. Nous n’aurions que des éloges à donner à ce drame, si M. Feuillet, cédant, dit-on, aux instances d’un comédien distingué, n’avait pas compromis la portée morale de son œuvre par un dénouement sentimental qui nous paraît ici un contresens. La pièce devait se terminer au quatrième acte, lorsque Montjoye, après avoir blessé en duel George de Sorel, est obligé de fuir devant sa fille, afin de ne pas la tuer par sa présence. Cela choque et fait mal vraiment de le voir au dernier acte redevenu bon père, bon époux et ouvert à tous les généreux sentiments. Montjoye ne doit pas pouvoir consentir aux bons sentiments de la nature humaine ; pour l’honneur de la morale, il doit rester ce qu’il est. Cependant, si ce dénouement artificiel est absolument nécessaire à la représentation — ce que nous ne croyons pas, — nous émettons le vœu que M. Feuillet le retranche dans la pièce imprimée. Le drame finit si bien avec la fuite précipitée de Montjoye devant la douleur de sa fille ! Le bon sens, la morale et le sentiment poétique sont d’accord pour demander que le spectateur se retire sous l’impression du châtiment du personnage principal. Si nous voulions faire usage maintenant du microscope critique, nous aurions bien quelques petits reproches à faire à M. Feuillet. Ainsi les autres personnages de la pièce étouffent pour ainsi dire à l’ombre de Montjoye, qui absorbe à lui seul toute l’attention du spectateur. Leurs caractères, très suffisamment indiqués, ne sont pas cependant dessinés avec autant de netteté que le personnage principal. Ils ont bien leur physionomie à eux, mais il faut y regarder à deux fois avant de la découvrir. En général, il nous a semblé que M. Feuillet, en écrivant son drame, avait trop songé qu’il écrivait pour le théâtre. Il s’est dit très justement que le drame consistait avant tout dans l’action ; mais cette préoccupation légitime l’a peut-être entraîné trop loin. Il s’est ainsi volontairement privé d’une partie de ses ressources ; il a contraint au silence toutes ces facultés si subtiles, si éloquentes, si pénétrantes, que nous lui connaissons. Pas une note de rêverie, de poésie et de caprice ; le drame marche au pas redoublé, brûlant avec une vigueur et une décision remarquables les diverses étapes de l’action, sans se ralentir un instant et sans prêter un regard aux fleurs qu’il était si facile de cueillir tout le long de la route. Le style ordinairement imagé de M. Feuillet est devenu dans cette pièce d’une sobriété qui frise parfois la sécheresse, et on compterait très aisément les métaphores dont elle est émaillée. Celui qui lirait ce nouveau drame sans être averti du nom de l’auteur aurait certainement quelque difficulté à y reconnaître le gracieux écrivain des Scènes et Proverbes, le poétique romancier de la Petite Comtesse et de Sibylle. Enfin nous ne pouvons nous empêcher de croire que, si l’auteur eût écrit son drame sans une trop grande préoccupation des exigences de la scène, il eût donné à certaines situations tout le développement qu’elles comportaient. Nous n’en indiquerons qu’une seule, la scène du second acte où Henriette, la femme de Montjoye, au milieu du tumulte de la fête que donne son mari pour préparer son élection, le presse de compléter cette journée heureuse pour tous en lui donnant ce nom d’épouse qu’il lui refuse et qu’elle a mérité pourtant par un si long martyre. C’est une de ces situations pathétiques où vibrent les cordes les plus morales du cœur humain, et que le talent de M. Feuillet affectionne particulièrement. Eh bien, la scène est moins émouvante qu’on n’aurait pu l’attendre. Certes les plaintes d’Henriette sont touchantes, mais comme, elles auraient été plus éloquentes, si M. Feuillet n’eût pas imposé une contrainte à son talent ; et s’il eût écrit libre de toute obsession. Dans cette scène cependant, Henriette devait épuiser toutes les ressources des larmes et de la supplication, car c’est pour la dernière fois qu’elle fait appel à la pitié et à la justice de son mari, et lorsqu’elle reparaîtra devant lui, ce ne sera plus pour le supplier, mais pour lui faire une sommation impérieuse et pressante. Telle qu’elle est, cette scène ne laisse pas prévoir la prochaine résolution d’Henriette ; on se dit que c’est une scène comme il a dû y en avoir beaucoup dans le ménage Montjoye, et que ce ne sera pas la dernière. Or il fallait précisément qu’on sentît que c’était la dernière ; mais la crainte du public impatient des longueurs assiégeait la pensée de M. Feuillet. Il a donc coupé court brusquement aux plaintes d’Henriette et à la philosophie cynique de Montjoye. Allongée de trente lignes comme M. Feuillet sait les écrire, cette scène devenait admirable. Toutes ces critiques néanmoins disparaissent devant la vigueur avec laquelle M. Feuillet a dessiné son personnage principal et devant l’habileté avec laquelle il a su le présenter et le faire accepter du public. C’était une tâche difficile, car, nous le répétons, ce caractère est sans précédents aucuns, et il est dans son immoralité d’une telle anomalie, d’une telle excentricité monstrueuse que si l’on eût passé en revue les noms des auteurs capables de le mettre en scène, celui de M. Octave Feuillet est le dernier auquel on aurait songé. Cette entreprise semblait convenir surtout au talent de M. Dumas ou de M. Augier, et certes personne ne se serait étonné de les y voir échouer, tant elle est ardue ; c’est M. Feuillet qui s’y lance, et pour comble de bonheur il y réussit. C’est donc un succès qui peut compter double pour lui, et qui mérite un double applaudissement.
In medio stat virtus, disait le sage de l’antiquité. Cette maxime n’est point, paraît-il, du goût de nos auteurs dramatiques et dans le courant de notre époque. Les personnages qu’ils nous présentent sont placés à une telle distance du milieu de la nature humaine, qu’ils nous donnent une sensation étrange d’éloignement. Il semble qu’il faudrait voyager un temps infini pour les rejoindre. Certes Jean Baudry, le héros du nouveau drame de M. Vacquerie, est bien différent de Montjoye ; ils ont cependant cette ressemblance commune, qu’ils sont placés également aux extrémités de la nature humaine. Seulement Montjoye, si odieux qu’il paraisse, est vrai, tandis que Jean Baudry, malgré les vertus qu’on lui prête, est parfaitement chimérique. Un jour, Jean Baudry surprend un gamin des rues qui fouillait indiscrètement dans ses poches. Vous ne l’eussiez point ramassé ; mais Jean Baudry le fit. Tout philanthrope a sa pensée, et celle qui traversa en ce moment l’esprit du héros de M. Vacquerie fut passablement étrange : il lui vint l’idée de se dévouer corps et âme à cet enfant. Les plus subits miracles de la grâce ne sont pas plus foudroyants que cet accès d’humanité. Acceptons toutefois ce point de départ : Jean Baudry a fait une action généreuse à laquelle il faut applaudir, car il n’y aura jamais trop de générosité en ce monde. Olivier a grandi, et, grâce aux soins de son protecteur, il est devenu un jeune médecin savant, et, comme d’habitude, plein d’avenir. Cependant l’éducation, en dépouillant l’enfant de son écorce grossière, n’a pas été assez puissante pour transformer son cœur ; sa nature sauvage et malfaisante se réveille par moments, et donne à l’excellent Jean Baudry de fréquentes occasions de dépenser un peu de cette faculté de dévouement dont il est trop plein. Ces petits exercices répétés de sacrifice et de patience sont pour le bonhomme ce que sont les saignées mensuelles pour les tempéraments apoplectiques. Olivier aime éperdument la fille d’un négociant du Havre, dont il n’ose demander la main, et dont le père est l’ami intime de Jean Baudry. Jusque-là il est dans son droit : il aime, il est aimé, et s’il pouvait se contenir un peu plus, il n’y aurait rien à reprendre dans sa conduite ; mais une des particularités les plus curieuses de ce drame, c’est que les personnages semblent avoir une peine infinie à mettre leur conduite d’accord avec le bon sens. À chaque instant, on a bonne envie de leur dire : « Arrêtez-vous ! vous outrepassez votre droit, vous exagérez votre devoir. Des conditions nouvelles vous créent des obligations nouvelles, et votre conduite, légitime hier, ne l’est plus aujourd’hui. » Olivier, qui tout à l’heure n’était que turbulent, s’avise de devenir odieux. Pendant qu’il se désespérait, la ruine a surpris le père de la jeune fille qu’il aime. C’est Jean Baudry, l’universel bienfaiteur, qui répare cette ruine, et, pour ne pas humilier son obligé, il lui demande la main de sa fille. Mlle Andrée, le seul personnage sensé de la pièce, le seul dont la conduite soit d’accord avec les vrais principes moraux, marche sans hésiter au-devant de son devoir et accepte la proposition de l’honnête Jean Baudry. Elle fait taire son cœur et se dévoue à l’homme qui a sauvé l’honneur de son père. Il semble qu’Olivier n’aurait qu’à faire ce que fait Mlle Andrée, c’est-à-dire se taire et se résigner ; mais non : il s’emporte et se révolte sans songer un seul instant que lui, qui hier avait tous les droits que donne la nature, n’en a plus aucun du moment où Mlle Andrée lui a fait part de sa décision nouvelle, des motifs de cette décision et du nom de celui qu’elle épouse. Alors suit une série de scènes péniblement odieuses entre Olivier et son protecteur, où les deux personnages engagent une lutte de sentiments bizarres qui finit, comme toujours, par la défaite de ce brave Jean Baudry. Ce martyr du dévouement utopique et du devoir chimérique renonce à la main de Mlle Andrée et part avec Olivier en annonçant qu’il le ramènera. Voilà tout le drame. Je me demande ce que M. A. Vacquerie a voulu prouver ? S’il a voulu proposer Jean Baudry à l’imitation des spectateurs, je crains fort qu’il n’ait manqué son but : la gloire de son héros ne convertira et ne tentera personne ; mais si par hasard il a voulu démontrer cette proposition de morale pessimiste à la Candide, que nous devons toujours nous attendre à expier nos vertus, et que le bien que nous faisons entraîne inévitablement son châtiment, il a réussi. Il est très facile de reconnaître à quelle influence Jean Baudry doit sa fièvre de dévouement. Il est évident qu’il a lu les Misérables de Victor Hugo, et que le caractère de l’évêque Myriel lui a inspiré un enthousiasme aussi contagieux que celui que l’Amadis inspira jadis à Don Quichotte. Seulement, comme il arrive toujours, l’imitateur a exagéré son modèle et l’a faussé en l’exagérant. On comprend les mobiles qui font agir le saint évêque : c’est la foi, la charité, le zèle chrétien ; mais on ne distingue pas aussi clairement les mobiles qui poussent Jean Baudry au sacrifice et à l’immolation de soi. M. Vacquerie croit-il par hasard que la nature humaine réduite à ses seules ressources soit capable de tels prodiges de dévouement ? En vertu de quels principes, de quelle morale, de quelle foi irrésistible et profonde le héros de M. Vacquerie fait-il aussi bon marché de lui-même ? Quel grand intérêt l’oblige ? quelle haute nécessité le commande ? De deux choses l’une : ou bien il se dévoue, par caprice, par fantaisie d’imagination, ou bien il se dévoue par instinct machinal et instinctif, par passivité de nature. Ce sont là deux tristes mobiles d’action, et, quel que soit celui qu’on choisisse pour expliquer la conduite de Jean Baudry, il est peu fait pour relever son caractère et le rendre intéressant. Ou Jean Baudry est un excentrique, ou c’est tout simplement ce qu’on appelle dans le monde une bonne pâte d’homme, destiné à jouer le rôle de dupe. Quant à être un grand et noble caractère, comme a l’air de le croire M. Vacquerie, jamais. Les hommes d’une noble nature ne font pas aussi bon marché d’eux-mêmes, et savent mieux défendre leurs droits. Cette espèce de vulgarisation du sacrifice que M. Vacquerie nous présente dans la personne de Jean Baudry serait mortelle à la morale, si par hasard elle était possible. Qu’est-ce, je le demande, qu’une bonté qui n’est pas armée de fermeté et qui est à la merci de tous les hasards de l’égoïsme humain et de tous les caprices des natures grossières ou cupides ? Un homme d’un noble caractère aurait très bien pu, comme Jean Baudry, ramasser le jeune Olivier ; mais certainement, cela une fois fait, il l’aurait dressé de telle sorte que sa dernière incartade n’eût jamais été possible. Ce Jean Baudry si humain, si prompt au sacrifice, devrait mieux comprendre les devoirs qu’il s’impose. Il est très évident qu’il a mal élevé Olivier, car ce caractère ne peut se comprendre que par une mauvaise éducation ou par une dépravation innée et indestructible. M. Vacquerie aime mieux croire à la force du sang, à la fatalité des instincts ; il semble admettre que la nature est incorrigible. Si M. Vacquerie n’était qu’un romantique, cette opinion serait parfaitement d’accord avec les principes de son école ; mais il est aussi un démocrate, et alors comment concilie-t-il cette croyance à la force du sang avec les principes de la démocratie ? Pour moi, j’aime mieux croire à une mauvaise éducation, et le ton des conversations de Jean Baudry avec Olivier suffit pour justifier mon opinion. On ne parle pas un langage plus faible, plus timide, plus mou, qui autorise davantage l’indiscipline, la révolte et l’insolence. Un héros du stoïcisme, ce Jean Baudry ! Eh ! non, mille fois non, ce n’est qu’une ganache qui a bon cœur, ou plutôt c’est tout simplement ce personnage de convention de la littérature du dernier siècle, l’homme bienveillant et sensible rajeuni selon les formules d’une certaine école et accommodé au goût du jour. Les Indifférents, de M. Adolphe Belot, l’un des auteurs du Testament de César Girodot, valent, à mon avis, beaucoup mieux qu’on ne l’a dit. La pièce est longue, traînante, nonchalante et froide comme les personnages mêmes dont elle porte le nom et qu’elle veut peindre ; mais elle ne manque ni d’esprit, ni de vérité, ni de finesse. C’est encore une singulière maison que celle où M. Belot nous introduit : il y règne une température glaciale que les feux de l’enthousiasme le plus brûlant ne parviendraient pas à dissiper. Dès qu’on y entre, on commence à frissonner, au bout de quelques heures on gèle, et si on ne prend pas le parti de s’en aller, on court risque de partager le sort des habitants de cette Sibérie de nouvelle espèce. Tous les membres de cette famille vivent comme étrangers les uns aux autres, indifférents à leurs actions réciproques ; on dirait les hôtes d’un hôtel garni parisien ou d’un boarding house anglais. Ils se rencontrent aux heures des repas, échangent quelques paroles banales ; puis, le repas fini, chacun va de son côté. Il est convenu que les actions du mari ne regardent pas la femme, que les actions du fils ne regardent pas le père. Indifférents les uns aux autres, ces singuliers personnages le sont bien plus encore au reste du monde ; ils ne se soucient de quoi que ce soit, et vivent dans le néant moral le plus complet.
Cela m’est bien égal, cette parole qui revient sans cesse sur leurs lèvres et qui commence et finit invariablement tous leurs discours, est la formule parfaite de leurs existences. Rien n’est contagieux comme l’indifférence, et rien ne s’apprend plus vite, parce que rien ne lasse plus vite. Que faire en face d’un indifférent quand on est condamné à vivre avec lui ? Se taire et l’imiter. On se fatigue à dépenser inutilement son enthousiasme, son intelligence, sa sensibilité. On renferme donc en soi tous ces trésors qui n’ont pas leur emploi, et comme les journées se passent sans qu’on ait l’occasion d’en faire usage, on les oublie, et au bout de quelque temps on ne saurait dire s’ils ont existé. C’est là l’histoire de la famille Simonet. Il a suffi d’un seul personnage, M. Simonet père, pour communiquer l’indifférence à toute sa maison. Selon lui, pour vivre heureux, il ne faut rien prendre au sérieux dans la vie, il faut traiter toutes choses comme de simples blagues, selon le mot de son fils Aristide, qui a merveilleusement profité des leçons de ce sage père. Cette belle morale a porté ses fruits, et il ne se passe guère de jour où M. Simonet ne s’applaudisse de l’avoir fait adopter par tous ceux qui l’entourent. Comme Montjoye, il attend pendant trente ans les conséquences de ses principes ; elles arrivent à la fin. Un jour vient où il a besoin des secours et de l’affection de sa famille : il s’adresse à sa femme, et celle-ci l’envoie promener ; il se tourne vers ses enfants, et ceux-ci le regardent avec étonnement sans le comprendre. Qu’est-ce qu’il leur demande en effet ? L’indifférence n’est-elle donc plus la première et la plus utile des vertus ? La donnée de cette comédie est des plus vraies et des plus morales. M. Belot a très judicieusement posé le doigt sur le vice de la société contemporaine. Sa comédie est prise dans la réalité la plus exacte, mais elle a le tort de n’être pas dramatique. Des indifférents ne prêtent pas au drame, parce qu’ils ne se prêtent pas eux-mêmes à la lutte, à l’action et à la passion. Tant qu’il ne s’agit que de poser et d’expliquer les caractères, la comédie marche à merveille ; mais dès que la catastrophe menace, elle s’arrête court. La nonchalance des personnages fait obstacle à l’action ; c’est à peine s’ils ont la force de se lever sous l’aiguillon qui les pique ; ils se réveillent en se frottant les yeux et demandent ce qu’il y a. Leurs habitudes invétérées d’indifférence leur font prendre trop froidement le coup qui les frappe, les protègent trop contre la douleur et la passion. Contrairement à la coutume des personnages de drame, qui ont un penchant invincible à exagérer leurs sentiments, les personnages de cette comédie restent en deçà des sentiments qu’ils devraient éprouver ; quand ils sont émus, ils le sont moins que leur situation ne le comporte. La comédie de M. Belot a donc d’excellentes qualités ; mais, par la faute même du vice qu’elle veut peindre, elle a un peu le défaut de la jument de Roland, elle ne marche pas. Partout, même dans la comédie en vers, le théâtre nous ramène à la réalité contemporaine. Je ne vois guère qu’un seul rebelle à cette domination acceptée de tous. Voici une fantaisie de M. de Banville, Diane au bois, où l’auteur s’est abandonné tout à son aise à son amour pour les images et les métaphores. M. de Banville, qui a un goût très vif pour toutes les jolies choses poétiques, a-t-il lu par hasard l’Aminta du Tasse ? Nous croirions volontiers qu’il a pris la donnée première de sa comédie héroïque (c’est le titre qu’il a donné à sa pièce) dans le prologue de la pastorale italienne, où l’on voit l’Amour en habit de berger vivant parmi les simples gens des campagnes, et venant annoncer qu’il se dispose à châtier le cœur de la plus cruelle des nymphes qui suivent le cortège de la chaste Diane. Nous nous bornons à indiquer cette ressemblance, peut-être trompeuse. L’emprunt d’ailleurs, si emprunt il y a, est de ceux qui sont parfaitement autorisés. Si je fais cette observation, c’est que sa pièce, tout antique qu’elle s’intitule, semble s’être promenée dans beaucoup de lieux qui sont très modernes, et qu’il n’y aurait par conséquent rien d’étonnant à ce qu’elle eût fait une excursion dans la pastorale italienne. Le dilettantisme poétique de M. de Banville est en effet très souple et très étendu, car il va de Théocrite et de Virgile à Ronsard et à Shakespeare. Sa pastorale de Diane au bois est sous ce rapport une œuvre de marqueterie poétique des plus curieuses. Ses dieux et ses nymphes tantôt se contentent de traduire correctement et sobrement le langage des bergers de Théocrite, tantôt s’abandonnent à la furie métaphorique comme les personnages de Shakespeare, tantôt parlent gravement et doctoralement le langage des poètes versés dans les mystères de la théologie païenne. Même curieuse marqueterie dans les caractères de ses personnages : ses dieux sont tantôt, les dieux rustiques et simples des bois et des clairières antiques, tantôt les dieux de nos anciennes allégories dramatiques ou pittoresques, tantôt enfin les dieux métaphysiques de la critique moderne. M. de Banville cherche à fuir la réalité contemporaine ; mais cette réalité se venge de lui, et il est à son insu beaucoup plus moderne qu’il ne le croit. On distingue facilement dans cette fantaisie antique des traces d’influences qui datent de 1862 ou 1863. Je lui signale, entre autres passages, une certaine conversation de Diane avec ses nymphes touchant le caractère et les mœurs des habitants de l’Olympe. Le souvenir d’Orphée aux Enfers a bien certainement passé par là. Vous voyez qu’on n’échappe jamais à son temps, et qu’il vous rattrape au moment où on croit en être le plus loin. La pastorale de M. de Banville est d’ailleurs en vers amples, harmonieux, sonores, qui se lisent avec plaisir. Voilà le bilan le plus récent de notre littérature dramatique : il n’est ni plus ni moins remarquable que celui des années précédentes ; mais l’impression dernière qui nous reste de ces productions n’est pas des plus gaies. Les trois pièces principales que nous avons examinées, quoique bien différentes, se ressemblent en ce qu’elles révèlent toutes trois un vide moral et une incertitude de principes qui sont vraiment faits pour affliger. On dirait qu’il y a quelque ressort brisé dans l’âme contemporaine, et que le cœur de la société ne bat plus aussi fortement qu’autrefois. La tristesse et la lassitude sont au fond de toutes ces productions dramatiques qui, contrairement à l’antique adage,
castigat ridendo mores, semblent ne pouvoir nous instruire qu’en pleurant ou en bâillant. La gaité semble disparue du théâtre et des mœurs ; aucun de ces personnages n’a le plus petit mot pour rire et aucun ne prête à rire, même parmi ceux qui ont la prétention d’appartenir à la comédie. Les caractères sérieux donnent le frisson, les caractères frivoles inspirent la mélancolie. Nous semblons vraiment descendre depuis plusieurs années les cercles d’une géhenne littéraire qui n’ont rien à envier aux cercles de l’enfer de Dante. Nous avons traversé successivement les mares infectes, les bois des harpies, les cercles de feu ; nous voici arrivés maintenant dans les régions de glace, les dernières de toutes, celles au bout desquelles il n’y a plus rien. Puisse au moins cette étape être la dernière pour nous comme elle fut la dernière pour le poète florentin ! Puissions-nous, comme lui, au sortir de la région où sont châtiés les cœurs de glace, nous retrouver en face de la saine humanité, des cœurs vivants, du ciel et de la nature !
Décembre 1863.
« Tu es la plus sainte femme que je connaisse après ma pauvre mère », dit-il, par exemple, en répondant à Mme Caverlet. S’il lui disait tout simplement : « Tu es la plus vertueuse », ou plus simplement encore : « la plus honnête femme que je connaisse », le bon goût y gagnerait, et la vérité n’y perdrait rien. Une apparition inattendue débarrasse les Caverlet du souci d’informer les enfants de leur fausse position, et cette apparition, c’est celle du vrai père, Olivier Merson, qui arrive juste à point pour dénouer la difficulté en commençant par l’embrouiller. Cet honnête homme, perdu de désordres, s’est tout à coup senti saisi de remords pour sa conduite passée, et il vient chercher sa femme, dont il est séparé depuis quelque vingt ans, pour la réintégrer dans le domicile conjugal. En réalité, le drôle a eu nouvelle avant les principaux intéressés que sa femme venait d’hériter d’un million d’une vieille tante, et il s’est dit que ce million ferait bien son affaire. Il tombe dans les bras de son fils, jouant de la manière la plus plaisante la comédie de la paternité, et lui révèle le véritable état des choses, bien sûr que l’enfant prendra M. Caverlet en haine et n’aura de cesse qu’il ne lui ait ramené sa mère. Donnons tous nos éloges à ce personnage d’Olivier Merson, qui est la réelle nouveauté du drame, type vrai, bien observé et rendu en toute perfection. C’est un véritable mari du boulevard parisien que ce mari bambocheur, coureur de drôlesses, hanteur de tripots, soupeur du restaurant Bignon, gai, bon enfant et amusant, un gredin qui n’excède pas la mesure d’un polisson. Le type, dis-je, est vrai, et il est tout à fait de notre temps et de notre pays. Parmi nous en effet, soit parce que notre nature est moins riche de tempérament, soit parce qu’elle est moins près de la barbarie primitive, ou qu’elle se sauve de ses propres excès par sa légèreté même, il est fort rare que nos vauriens arrivent jusqu’à la scélératesse. Que voulez-vous ? chaque peuple a son caractère comme ses mœurs. Un vaurien italien arrive bien vite jusqu’au ruffiano, et vous savez tout ce que la langue italienne exprime par ce mot de scélératesse tortueuse, d’hypocrisie criminelle et de cynisme. Un vaurien allemand ou anglais va bravement jusqu’au point où il devient un parfait bandit fait pour Tyburn et Botany-Bay. Un vaurien français, au contraire, est les trois quarts du temps un simple grotesque, un personnage facétieux, prêtant à rire et ayant le goût de faire rire, sans dignité plutôt encore qu’indigne, oublieux de tout devoir plutôt qu’en révolte contre le devoir, et qui, s’il va aux extrémités, se dirige plus volontiers vers la police correctionnelle que vers la cour d’assises. Cette révélation d’Olivier Merson produit le résultat qu’on devait en attendre : elle amène une scène d’explications entre le jeune homme et Caverlet, très vive d’abord, mais qui tombe bientôt comme un feu de paille et s’éteint faute d’aliments. La première explosion passée, l’indignation du jeune homme ne peut tenir. Que peut-il en effet reprocher à Caverlet ? D’avoir réparé les fautes de son père et d’avoir été le protecteur dévoué de sa mère. Comme ces reproches porteraient à faux, il prend bien vite le parti de s’arrêter, et la scène, qui s’annonçait comme devant être cruelle et déchirante, tourne court et fait long feu. Nous avons rendu suffisamment ample justice aux excellentes parties de la comédie d’Émile Augier pour qu’il nous soit permis de signaler maintenant son défaut capital, et ce défaut, c’est qu’il n’y a pas de drame dans sa pièce. Madame Caverlet a quatre actes et pourrait facilement se réduire à moins de trois. Le sujet, qui conviendrait mieux pour une nouvelle de courte étendue que pour le théâtre, est d’une simplicité trop grande et s’est montré sans fécondité. Il n’y a pas là cette succession de péripéties s’engendrant les unes les autres, et poussant progressivement de leurs forces accumulées vers le dénouement dont un drame doit se composer ; il n’y a du commencement à la fin qu’une seule situation autour de laquelle tournent les personnages sans que la passion parvienne à amener chez aucun une crise assez violente pour l’entamer ou en créer une nouvelle. Une fois l’exposition faite, sauf l’apparition d’Olivier Merson au second acte, à aucun moment le drame ne marche, et nous ne sommes pas plus avancés après la scène de récriminations entre Olivier Merson et sa femme que nous ne l’étions après la scène d’explications entre Caverlet et le jeune fils de sa maîtresse. Le dénouement remédie heureusement à l’impuissance des personnages et tranche la difficulté qu’ils ne peuvent résoudre. Il est tout à fait imprévu, ce dénouement, très amusant et très original. Pour tirer ses personnages d’embarras, Émile Augier a trouvé un moyen qui fait autant d’honneur à son vigoureux bon sens d’honnête Gaulois qu’à son talent de dramaturge. Dans un cas pareil, Alexandre Dumas n’aurait pas manqué d’envoyer son Olivier Merson dans un monde plus parfait au moyen d’un bon coup d’épée ; tel autre dramaturge n’aurait pas hésité à sacrifier la mère ou à faire intervenir quelque machine providentielle ; Émile Augier, qui sait mieux comment on traite avec les coquins, a trouvé plus simple de faire partager à Merson le million dont sa femme vient d’hériter. Quoi, tuer une honnête personne pour ce drôle ! Quoi, des coups d’épée à ce vaurien, quand il est si facile de s’épargner ce meurtre innocent ! Eh parbleu ! garnissez ses poches, et soyez bien sûr qu’il vous tiendra quitte de ses anciens droits de père et de mari. Pas de bruit et un demi-million. À ce prix, M. Merson se fera naturaliser Suisse, le divorce sera bel et bien prononcé, Mme Caverlet épousera son amant, et les enfants auront le droit de ne pas connaître l’intéressant auteur de leurs jours. Que dites-vous de ce petit dénouement ? Un Mérimée et un Fielding y auraient à coup sûr applaudi, et, par ce temps d’écœurante sensiblerie où il s’est dépensé à propos des coquins tant d’éloquence complaisante ou indignée qui aurait pu être mieux employée, il m’a tout simplement ravi. De Madame Caverlet à l’Étrangère, la transition est facile, car, par une coïncidence assez singulière, c’est ce même type du vaurien à la française que le nouveau drame de M. Dumas met en scène dans le duc de Septmonts. Que disions-nous donc tout à l’heure que le théâtre contemporain ne nous présentait rien qu’il ne nous eût déjà montré depuis des années ? Mais si, il nous présente quelque chose de très nouveau, le mari coupable et sacrifié sans pitié pour cause d’indignité. Remarquez-vous à ce propos comme le théâtre actuel est un singulier justicier et un étrange redresseur de torts ? Il établit des catégories de coupables, il les prend par séries les unes après les autres, isolément, et pendant des saisons entières s’acharne à faire tomber sa sévérité sur chacune exclusivement. C’est comme une épidémie de justice atroce qui sévit sur telle ou telle fraction de notre pauvre société ; à cette fraction sont tous les torts, sans elle il n’y aurait que des amours chastes, des mariages bénis, des familles heureuses, des hommes de génie sortant triomphants des épreuves de la vie. Pendant un temps, cette épidémie de vengeance s’est abattue sur les courtisanes, avec quelle violence et quelle persistance, vous ne l’avez sans doute pas oublié ; puis ce fut le tour des femmes adultères, ou, pour être exact, des femmes en général. Comme cet avisé magistrat italien qui demandait à propos de chaque cause ove era la femmina, ou comme les docteurs de ce vieux concile qui avaient de la femme une si médiocre opinion qu’ils n’osaient prononcer qu’elle eût une âme, nos dramaturges se sont obstinés pendant des années à la présenter comme la source et la cause de tous les désordres sociaux. Que de colères contre ces âmes frivoles et perverses qui n’ont de loi que leurs passions et qui n’hésitent pas à leur sacrifier les devoirs les plus sacrés, que d’attendrissement pour l’infortuné mari geignant auprès de son foyer en compagnie d’enfants sans mère ! Mais le poète latin l’a dit depuis longtemps, si la justice marche à pas boiteux, elle arrive toujours sûrement. Nos dramaturges se sont enfin aperçus que les torts n’étaient peut-être pas tous du côté d’un seul sexe, et qu’il existait des maris fort pervers et des pères fort indignes. Il ne nous reste plus maintenant qu’à les engager à sévir pendant une ou deux saisons contre les célibataires ; alors nous serons au complet, et le théâtre ayant épuisé les séries de ses vengeances pourra s’arrêter enfin à cette conclusion consolante qui aurait dû lui servir de point de départ : les deux sexes se valent, et aussi les diverses classes sociales ; il n’y a pas de genres et d’espèces coupables dans l’humanité, il n’y a que des individus pervers. On dirait vraiment que M. Émile Augier et M. Alexandre Dumas se sont donné le mot avant de commencer leurs drames, tant leurs deux personnages d’Olivier Merson et du duc de Septmonts offrent d’étroites ressemblances. Ce sont deux Bobèches, l’un du monde de plaisir parisien, l’autre du monde titré, et à peu près aussi indignes l’un que l’autre, en dépit des nuances qui les séparent. Les conclusions des deux auteurs sont aussi fort analogues, mais il y a une très grande différence dans les manières dont elles sont présentées, et dans cette différence le tempérament dramatique de M. Dumas se révèle tout entier. Tandis qu’Émile Augier se contente de punir son mari bobèche par le mépris, en silence et presque à huis clos, Dumas sacrifie le sien, toutes portes ouvertes, avec une rage de férocité qui est, je crois, sans exemple au théâtre. Jamais ennemi personnel ne fut poursuivi dans la vie réelle avec ce degré de haine ; comme s’il eût craint que l’exécution ne fût pas assez complète, il s’est assuré pour ainsi dire le concours de tous les personnages de la pièce : pas un défenseur dans tous ceux qui approchent son duc de Septmonts, pas un essai de plaidoyer en sa faveur ; parents, amis et simples connaissances poussent à sa ruine en toute conscience, et, à l’instar des anciennes vestales des cirques romains, prononcent sa condamnation le pouce renversé. C’est un homme bon à tuer, voilà le sens de toutes leurs paroles depuis la première scène du drame, et ce verdict, l’auteur l’exécute avec une rigueur qui finit par révolter. Eh bien ! de même que cette conclusion suffit pour nous révéler le tempérament dramatique de M. Dumas, elle suffit pour nous révéler aussi sa morale, qui n’est pas fausse en principe, mais qui frappe souvent à faux parce qu’elle est à peu près toujours sans proportion. Ici sa morale dépasse le but et rejoint l’immoralité à force d’exagération. M. Dumas ne s’est pas aperçu que pour que cette sévérité eût un caractère de véritable justice sociale, il fallait que l’épouse de cet indigne mari fût son antithèse vivante, que ce fût une personne digne de toute l’estime et de tout le respect qu’on retire au duc de Septmonts, d’un caractère noble, d’un cœur vertueux, d’une âme sainte ; ici toutes ces épithètes sont parfaitement à leur place. Or je crains fort que la duchesse de Septmonts ne laisse quelque peu à désirer pour être digne de l’intérêt que lui témoignent tous les personnages. Elle méprise, et justement, le duc de Septmonts ; pourquoi l’a-t-elle épousé ? Ce n’est pas l’autorité paternelle qui a pu agir beaucoup sur elle, car il lui était facile d’avoir raison d’un père aussi faible que le sien. Qu’elle avoue donc que sa vanité a été plus forte que son amour, que le titre de duchesse l’a éblouie, et qu’elle en a oublié son Gérard jusqu’au moment où elle s’est aperçue qu’un titre ne suffit pas pour créer le bonheur. Et n’est-il pas vrai aussi qu’elle est maintenant possédée d’un désir adultère, qu’à la lueur de ce désir son odieux mari lui apparaît comme un obstacle qu’il faudra franchir ou briser, que son amour pour Gérard, tout explicable qu’il soit, est complice d’un assassinat nécessaire, et qu’il n’y a pas de théologien, quelque autorisé qu’il se prétende, qui puisse absoudre un tel état d’âme ? Pour que l’atroce dénouement de l’Étrangère fût moral, il faudrait qu’il y eût proportion entre la vengeance et la personne vengée. Nous demandions une femme vraiment noble, et ce n’est qu’une péronnelle sentimentale que nous présente M. Dumas. La morale véritable, celle qui ne s’enseigne pas par des formules, mais se révèle par le tact, n’admettra jamais qu’un tel caractère vaille d’être vengé avec cet excès de rigueur. Cette morale est sans proportions. Je crains fort aussi qu’elle ne soit incertaine, c’est-à-dire que M. Dumas ne sache pas bien au juste ce qu’il a voulu condamner. « Il faut frapper l’oisif », disait-il récemment à un de ses collègues de l’Académie qui lui faisait compliment sur son succès. C’est donc l’oisif que M. Dumas a voulu frapper ; vous en étiez-vous doutés ? Moi, j’avais cru naïvement que c’était le vibrion, pour lequel en effet il n’est pas de pardon possible ni sur la terre ni dans le ciel quand il se permet, comme c’est ici le cas, d’infecter de son désagrégeant vibrionisme ceux qui lui sont devenus sacrés, et j’étais en conséquence assez porté à admettre que, si le châtiment excède le mérite de la duchesse, il n’excède pas en revanche l’indignité du duc. Il faut frapper l’oisif ! L’oisiveté est donc un crime digne de mort ? J’aurais cru qu’elle était simplement, selon les circonstances, soit digne de flétrissure, soit digne de blâme. Voilà une sévérité qui, je le crains bien, n’est pas destinée à faire fortune, même auprès des législateurs les plus draconiens de la société la plus démocratique. Il est vrai que, selon un vieux proverbe, « l’oisiveté est la mère de tous les vices », et que le duc de Septmonts n’est pas précisément pour le démentir. Cependant il ne ressort pas avec évidence que ce soit de l’oisiveté qu’il tienne les vices qui le décorent. Je crois fort que c’est la nature plutôt que l’oisiveté qui fait les vibrions, et qu’on en compterait bon nombre parmi les gens très occupés. Il y a donc encore ici une de ces outrances de sévérité, si fréquentes chez M. Dumas, qui blessent presque infailliblement la morale qu’elles prétendent servir. La morale de M. Dumas ! quel curieux petit essai de psychologie il y aurait à écrire sur ce sujet, si nous avions quelque peu du loisir de ces oisifs qu’il veut châtier. Son effort pour moraliser par le théâtre, ses théories sociales, ses visées mystiques, il a été souvent question de tout cela dans ces dernières années, soit pour l’en railler, soit pour lui faire remarquer qu’il en devenait plus inhabile à construire ses pièces et qu’il y perdait en talent sans y gagner en portée. Nous ne lui ferons aucun reproche pareil, car, pour nous, rien autant que ces préoccupations ne témoigne de la supériorité de son intelligence. Il n’est pas d’un esprit vulgaire d’avoir su reconnaître qu’il y a quelque chose au-delà de nos succès et du monde qui nous les donne, il est encore moins d’une âme vulgaire d’avoir cherché Dieu quand on a si bien pratiqué et peint le diable. Sensées ou non, logiques ou non, la justification de ces visées c’est qu’elles sont sincères et sans ambition ; il est évident, pour nous, que M. Dumas est venu à la philosophie et à la religion comme La Fontaine à Baruch et à Platon, naïvement et en toute admiration ; il y est venu parce qu’il a beaucoup vu le contraire de ce qui est philosophie et religion. Je répète ma pensée en la variant et en la complétant : rien mieux que ces démangeaisons du divin n’est fait pour montrer avec quelle profondeur et quelle vigueur d’intelligence il a observé, scruté, pénétré le monde du mal ; s’il ne le connaissait si bien, il ne chercherait pas ailleurs. Eh bien ! qui le croirait ? ce qui fait sa supériorité fait aussi sa faiblesse. Vous vous demandez pourquoi, avec tant de bonne volonté, sa morale frappe si souvent à faux ; c’est précisément qu’il y porte les défauts que l’on contracte à la fréquentation et à l’étude du mal, et qu’il flagelle le diable avec l’esprit du diable même. Âpreté morose, rage frénétique, implacabilité meurtrière, tout cela, le mal l’inspire contre lui ; mais tout cela fait en même temps partie de son essence, et il ne l’inspire que parce qu’il le contient. L’horreur du mal est une vertu, mais qui demande à être singulièrement ménagée, car cette horreur, le mal la ressent pour lui-même, et c’est l’imiter que de la pousser trop loin. L’enfer enseigne donc une morale, et, bien que cette morale lui soit ennemie, elle est cependant faite à son image, elle est toujours draconienne, lycurgienne, impitoyable comme lui, au contraire de la morale directement émanée de l’étude du bien, qui seule sait mesurer avec exactitude aux brebis égarées ou même perdues la toison et le vent. Et puis enfin, il y a quelque chose de plus délicat à dire, c’est que la science du mal peut être un aiguillon pour désirer, pour chercher le bien, pour le trouver même en aveugle et à l’aventure, mais qu’elle est un obstacle pour s’y porter d’emblée, naturellement et comme de soi-même ; pour cela, il faut une candeur et une sorte de sainte bêtise que M. Dumas a trop d’esprit pour posséder jamais, heureusement peut-être pour nos plaisirs. Voilà bien de la morale théologique ; mais M. Dumas nous en donne l’exemple, et nous ne faisons que l’imiter. Il s’est produit à propos de ce drame un double courant d’opinions extrêmement curieux à observer et à constater. Condamné à l’unanimité par la critique dès le premier jour, il a trouvé au contraire auprès du public accueil et succès. Et ce succès n’est pas un simple succès de curiosité et de renommée. M. Dumas a rencontré des défenseurs enthousiastes dans le public le plus mondain et le plus lettré. Les femmes surtout ne tarissent pas d’éloges ; si M. Dumas en a dit quelquefois du mal, je puis l’assurer qu’elles ne lui en gardent pas rancune, car peu s’en faut que quelques-unes ne proclament l’Étrangère le dernier mot de l’art dramatique. Comment expliquer cette contradiction, et qui a raison de la critique ou du public ? Eh oui, la critique n’a pas tort, car la pièce est en effet pleine de défauts ; l’exposition en est faite par un récit interminable, l’action en est engagée par un incident bizarre et choquant, qui fait croire qu’elle va se précipiter à toute outrance, puis reste suspendue pendant deux longs actes ; les caractères en sont antipathiques depuis le premier jusqu’au dernier, repoussants quand ils représentent le mal, intolérables quand ils représentent le bien ; le dénouement enfin en est excessif et brutalement cruel. Tout cela est vrai, mais cette sévérité de la critique vient un peu tard. Est-ce donc pour la première fois que ces défauts-là frappent chez M. Dumas ? Pour nous, le sujet mis de côté, la pièce, comme composition, nous paraît valoir les précédentes de l’auteur. Quand donc, sauf dans les trois premières, la Dame aux Camélias, Diane de Lys, le Demi-Monde, y a-t-il eu, dans aucune, simplicité de plan et unité d’action ? Quand donc tous les épisodes de ses drames ont-ils été fondus de manière à ne faire qu’un tout indissoluble, au lieu d’être simplement liés en faisceau, séparables et réunis à la fois ? Quand donc, à côté de parties vigoureuses et excellentes, ces drames n’ont-ils pas présenté des parties languissantes ou bizarres ? Il y a donc beaux jours que la critique aurait dû faire les réserves qu’elle a cru devoir faire cette fois sans hésitation, et, osons le dire, si elle avait été sévère à temps, peut-être son dernier arrêt aurait-il été moins rigoureux. De ce que la critique a raison, il ne s’ensuit pas en effet que le public ait précisément tort. Donnons en toute franchise notre impression personnelle. Les caractères ont beau être odieux, les passions ont beau être révoltantes, la morale a beau porter à faux, la pensée a beau être confuse, l’effet de cette pièce est d’une singulière puissance. Il s’en dégage une sorte d’atmosphère dramatique, chaude et capiteuse à l’excès, quelque chose comme le parfum des tubéreuses ou des liqueurs fermentées qui, au bout de peu d’instants, vous enveloppe, vous monte à la tête, et vous livre en proie sans résistance à l’hallucination la plus complète. Rien dans ce drame qui ne concoure à ce but, rien qui ne se propose un office de cruauté : les paroles des personnages rendent le son de balles qui tombent à terre ou d’épées qui se heurtent, les sentiments ont comme un goût de toxiques et d’essences vénéneuses, les situations font monter du cœur au cerveau ces angoisses du vertige qui vous saisissent au bord des précipices. Et veut-on savoir d’où émane cette atmosphère dramatique ? Précisément de cette frénésie vengeresse à l’excès dont M. Dumas s’est acharné à poursuivre son principal personnage et que nous lui reprochions tout à l’heure au nom de la morale, en sorte que c’est le défaut capital même de la pièce qui en fait le succès. Le résultat est singulier, mais très explicable. C’est que cette frénésie morale est chez M. Dumas toute de tempérament, et que par conséquent, avant d’être condamnée par la réflexion du spectateur, elle a commencé par s’emparer de sa sensibilité et par lui faire goûter un plaisir cruel, qui n’est pas sans analogie avec celui que les cirques de la vieille Rome offraient à leur public lorsque les pouces impitoyablement renversés indiquaient que le gladiateur était condamné. La pièce de M. Dumas met en présence deux sociétés, ou plutôt les montre enchevêtrées l’une dans l’autre, la société française et la société américaine. Quelle a été la pensée de l’auteur, et en a-t-il eu une bien nette ? Voilà ce qu’il est fort difficile de découvrir. Ce n’est pas à coup sûr une opposition à l’instar du livre de Tacite sur les mœurs des Germains qu’il a voulu établir ; il n’a pu se proposer de faire honte aux vices de notre vieille société avec les vertus de la jeune Amérique, car ce qu’il nous en montre n’est rien moins que digne d’imitation et d’envie. L’étrangère, mistress Clarkson, est voleuse, empoisonneuse, adultère, homicide, et quant à son mari le Yankee, audacieux entrepreneur d’affaires à tout risque, assez bestialement charnel pour poursuivre encore de son amour une femme qui l’a quitté subrepticement dès le jour du mariage en enlevant sa caisse, c’est bien le plus singulier vengeur que la morale ait jamais pu trouver. M. Dumas a-t-il au contraire voulu exprimer cette pensée très vraie que le mal est châtié par le mal même, et a-t-il employé ses deux Américains comme deux instruments adéquats à cette triste besogne ? Mais, s’il n’a pas eu d’autre pensée que celle-là, pourquoi aller chercher si loin ses instruments de vengeance sociale ? des Européens quelconques, voire de simples Français, y suffisaient. N’est-ce enfin qu’une fantaisie de l’auteur, et a-t-il voulu seulement utiliser deux types qu’il avait rencontrés et étudiés ? Nous le croirions volontiers, n’étaient les visées philosophiques de l’auteur, qui nous mettent en défiance contre cette hypothèse trop simple pour être vraie, et qui nous font soupçonner une intention plus cachée. Eh bien ! ici encore, si la pensée reste confuse et obscure, l’effet est puissant et par éclairs presque grandiose, sans qu’on puisse s’en expliquer nettement la raison. Qui nous dira par exemple pourquoi devant cette apparition de l’esclave américaine émancipée par la volonté du vice, nous n’avons cessé d’être hanté par le souvenir des derniers siècles de la civilisation romaine, pourquoi nous avons revu passer sous nos yeux tous ses agents de sensualité et de meurtre, ses Canidies et ses Locustes, vendeuses de philtres érotiques et donneuses de coupes empoisonnées ; ses magiciennes venues, comme l’étrangère, de lointains pays, ses évocations de fantômes homicides et souillés de sang ? Est-ce seulement à l’habileté du jeu de la jeune actrice chargée d’interpréter le rôle de mistress Clarkson que nous devons cette impression ? est-ce parce que son corps presque aérien et sa voix lente et chuchotante comme celle des mânes en font une réalisation parfaite de quelqu’un de ces fantômes mêlés au monde visible, qu’Apollonius de Thyane savait, dit-on, reconnaître ? Non, l’impression est plus profonde, et l’effet vient de plus loin : il résulte de l’ensemble du drame, qui dans sa confusion et par sa confusion même présente, sous ses formes bourgeoises et sa réalité triviale, le spectacle menaçant, presque apocalyptique, d’une humanité en décadence. Une vieille société corrompue, ouverte de toutes parts aux vers du sépulcre, ne conservant de ses vertus que des lambeaux de politesse et d’élégance, n’ayant plus d’attachement que pour ses vices et impuissante à les satisfaire, une jeune société sans virginité d’âme, brutale sans candeur quand elle sert la vertu, homicide sans remords quand elle sert le vice, pénétrant à la manière des bêtes fauves dans l’édifice lézardé de l’antique civilisation ; voilà bien en raccourci le drame de M. Dumas. Le tableau n’est flatteur pour aucune des deux sociétés, et il est heureusement assez peu ressemblant pour révolter ; mais, fausse ou non, obscure ou non, la pensée a de la violence et de la prise, et il en résulte cet effet dramatique puissant que nous avons essayé de définir et de dégager, qui est le véritable mérite de ce drame, et qui parvient à en dominer les défauts.
Mars 1876.