H. D.
Nicolas Rapin, ce Poitevin piquant qui collabora, non sans verve, à la Satyre Ménippée, affectionnait, à ce qu’il semble, les vers saphiques. J’en connais de lui qui sont excellents pour la cadence et l’harmonie, sinon pour le fond et la fureur poétique. Car Rapin était surtout un parfait érudit plein de goût, et, en latin, lorsqu’il voulait, il savait faire un beau mélange de dactyles et de spondées. Sapho n’était pas violente en amour seulement. Sa passion débordait pour d’autres motifs encore. Toute jeune, elle conspira avec le poète Alcée contre le tyran Pittacus, et elle fut obligée de fuir sa patrie ; les marbres d’Oxford placent dans l’année 596 son exil de Mytilène. Dans l’Anthologie, les Muses disent à Sapho :
« Non, certes, la Parque ne t’a pas gratifiée d’une mince part de gloire, le jour où, pour la première fois, tu as vu la lumière, Sapho ; car nous te donnâmes le lierre immortel, et le père des dieux l’approuva du bruit de son tonnerre. Tu seras célébrée par des chants chez tous les mortels, et tu jouiras de la plus illustre renommée. »L’autre Sapho, celle d’Erésus, n’était qu’une courtisane lettrée, mais si divinement belle que ses concitoyens voulurent éterniser ses traits sur des médailles. Elle aima Phaon, jeune batelier que Vénus, en récompense d’un service, avait doué d’un charme inconnu ; mais Phaon la dédaigna, et, désespérée, elle se jeta dans la mer.
« Elle subit la destinée des ondes de Leucade », dit, dans sa quinzième Héroïde, Ovide qui, comme tant d’autres, identifie la courtisane amoureuse avec son homonyme, la poétesse. Sans doute, au sujet de Sapho, la légende a prévalu définitivement ; et qui sait si elle n’a pas raison, contre la science et l’Iconographie grecque de Visconti ?
***
La vie de Louise Labé, la Belle Cordière lyonnaise, n’est pas moins mêlée de légende que
celle de la grande Sapho, éternel modèle de toutes les femmes poètes.
Un contemporain de Louise, émule des Turnèbe, des Muret et des Ramus, bon humaniste de ce
xvie
siècle docte et fleuri, fait l’éloge de la
poétesse en vers grecs, et ne manque pas de la comparer à Sapho, pour le génie comme pour
la mauvaise chance en amour :
« Les chants de Sapho à la douce voix, que la force du temps vorace avait anéantis, voici que, nourrie au sein mielleux de la Paphienne et des amours, Labé les a fait revivre. « Si quelqu’un s’en étonne comme d’un prodige, et demande d’où vient cette nouvelle poétesse, qu’il sache que pour son malheur elle a aimé, elle aussi, un beau Phaon inflexible, et que, frappée à mort par sa fuite, l’infortunée commença d’arranger sur les cordes de la lyre une plainte mélodieuse. »Naturellement, tous les biographes de Louise Labé voulurent savoir le nom de ce nouveau Phaon, aussi inhumain que l’autre. On a multiplié les lumières, et cependant nous demeurons toujours dans les ténèbres de l’ignorance.
***
Jacques Pelletier du Mans, savant homme, médecin et jurisconsulte, poète à ses heures,
non sans talent, au cours d’un voyage qu’il fit à Lyon, rencontra Louise Labé et ne put
cacher son enthousiasme pour sa beauté corporelle et les grâces de son gentil esprit.
Pelletier composa, à cette occasion, des vers où il dit que son heur le
conduisit un jour à Lyon. Là, il vit le lieu où l’impétueux Rhône prend dans son sein la
calme Saône et lui fait perdre son nom ; il admira les riches étalages des marchands de
soieries et le labeur diligent de maint imprimeur fameux.
Et il ajoute :
À part deux ou trois voix suspectes, les contemporains de Louise Labé sont d’accord pour célébrer sa beauté et les dons rares de son esprit et de son âme. Elle était blonde et, sans doute, dans ses yeux, sur les traits fias de son visage, la rêverie cédait tout à coup, mais pour la reprendre aussitôt, la place à un air de vivacité et peut-être de malice, bien capable de redoubler la séduction. Elle tissait et brodait avec une rare perfection et de façon à gagner le prix contre la fille de Xuthus, Euphro à l’harmonieuse navette, et même la Lydienne Arachné qui osa rivaliser avec Minerve :Sont trop plus que cela.
Adextre à manier les armes et à dompter un fier coursier, elle était semblable aux antiques amazones et à ces belliqueuses damoiselles immortalisées par l’Arioste :
Louise Labé était en outre excellente musicienne et aussi docte que le furent Christine de Pisan et Marguerite d’Angoulême, la reine de Navarre.
Ainsi se confesse la Belle Cordière de Lyon dans ses Élégies qui sont des plaintes d’amour mélodieuses, des souvenirs encore cuisants mais toujours chers, un feu doux mal éteint sous la cendre. Car c’est le passé qu’elle chante, comme nous l’apprend le début de sa première Élégie :Et penses-tu que n’aye tel pouvoir
Maintenant la divine fureur d’Apollon remplit d’ardeur la poitrine de Louise Labé et la fait chanter sur la lyre même de Lesbos ses propres amours :
Elle croit éprouver de nouveau les tendres inquiétudes de jadis, elle revoit les armes dont Amour vint l’assaillir. Et elle se souvient aussi de sa propre cruauté, de ses dédains envers tous ceux qui n’avaient point su se garder d’une flèche partie de ses beaux yeux. Comme elle se moquait de celui-ci qui brûlait d’amour et de l’autre qui se consumait ! Tant de larmes versées, tant de soupirs, tant de prières perdues la faisaient rire. Et, pendant qu’elle se divertissait des tourments causés par sa beauté insouciante, elle ne s’aperçut point, hélas ! que, soudain, le même mal venait la surprendre à son tour. Et ce fut d’une telle force, que malgré le temps écoulé, sa blessure est toujours sensible. Et maintenant, dit-elle, je suis encore contrainte
Puis la poétesse conseille aux dames qui liront ses regrets de soupirer avec elle ; car elles peuvent un jour éprouver le même sort.
Ô Dames, n’estimez point que l’on doive blâmer celles que ce dieu a blessées ; et prenez garde ! car plus vous aurez été ses ennemies, pis il vous fera, lorsqu’il vous sentira en son pouvoir. Plus d’une au cœur hautain, vaine de sa beauté et de son rang, a subi le dur servage de l’Amour :
Notre poétesse rappelle l’exemple de Sémiramis. Cette grande reine, qui avait mis en déroute les noirs escadrons des Éthiopiens, se laissa bien prendre dans les lacs d’un amour terrible et criminel. Ô reine de Babylone, s’écrie Louise Labé :
Ô Sémiramis, le plaisir des armes ne te touche plus, tu as cessé d’être toi-même. Amour a donc pu corrompre ton cœur viril si facilement ? En parlant du cœur viril de Sémiramis et de ses exploits belliqueux, Louise songe sans doute à sa propre aventure. Martiale et rompue aux armes et à l’équitation, au point d’être surnommée le capitaine Loys, Amour lui avait fait quitter les étriers au premier coup de lance. Elle entrait cependant en lice fort avantageusement, s’il faut en croire l’auteur des Louenges de Dame Louïse Labé, Lionnaize :
Ainsi Eros vainquit et Sémiramis et Louise Labé. Mais Sophocle n’a-t-il point dit qu’il est invincible, et qu’il règne sur les puissants et dans la cabane du berger ? Celui que Dante appelleNe démontroit rien en elleSoit quand elle se jouoitPuis ayant à la senestre
cette fontaine d’où coule un si large fleuve du parler, le courtois Virgile :
vit dans les bois de myrtes errer les apparences de ceux qu’un amour malheureux a tourmentés vivants, et qui, ayant conservé jusque dans la mort leurs tendres soucis, lavent en vain dans le Styx leur cruelle blessure. Et moi-même, ô Muse ! j’osai, jeune encore, évoquer les Ombres énamourées, en ces rimes féminines :
Il ne faut pas plaindre ceux qui ont souffert et langui pour un amour dédaigné. Platon a raison :
« Celui qui aime est quelque chose de plus divin que celui qui est aimé ; car il est possédé d’un dieu. »Et puis il faut subir l’ordre de l’univers, et Louise Labé a fort bien dit :
Le poète Olivier de Magny aima la belle et docte Louise. L’a-t-il aimée avec cette humeur inconstante, dont il tire vanité dans les vers suivants :
Paroles présomptueuses que les amants crient parfois très haut pour donner le change, en le prenant eux-mêmes ! Mais Olivier de Magny ne se glorifie pas toujours d’être variable ; il a des accents mélancoliques où il dit qu’il aimera constamment, et vif et mort :
Les savants, les chanteurs et les artistes, tous les suppôts de l’Université et du Parnasse qui faisaient cercle autour de la femme d’Ennemond Perrin le cordier, relevaient apparemment leur enthousiasme pour elle par une forte dose de littérature. Mais je présume, en y laissant toujours une grande part aux Muses, que la passion du jeune Olivier fut plus naturelle. Cette passion a-t-elle été payée de retour par Louise ? La question est malaisée à résoudre. Dans une épître badine, Jean-Antoine de Baïf plaisante son ami Olivier de Magny sur les maux qu’il endure pour l’amour de la belle poétesse de Lyon. Le pauvret, dit-il :Et d’autant plus bienheureux s’estimer
Ah ! certes, le cœur du pauvre Olivier de Magny brûlera d’un feu non secourable, si les yeux qui allumèrent la flamme n’envoient point un prompt secours. Car ces yeux seuls peuvent adoucir la virulence de son souci, et aucune autre chose au monde ne saurait lui être agréable, ni le récréer. Il fait fi maintenant de ces gentilles Demoiselles qui habitent le sommet d’Hélicon ; cependant, il les avait adorées dès son âge le plus tendre. Aussi, Baïf fait-il soupirer à Olivier de Magny :Et si n’a de rien souvenance,N’ayant que d’elle souvenance.
L’épître de Jean-Antoine de Baïf va et court abondante et fluide, comme c’est la coutume de l’auteur. En définitive elle éclaircit modérément la question de savoir si Olivier et Louise brûlèrent d’un amour réciproque. Pourtant les derniers vers que Baïf met dans la bouche de l’amant pourraient le faire croire. Mais je vous laisse juges : Ni le retour délicieux du printemps, dit Olivier de Magny, ni la consolation que m’apporte l’amitié :De me donner quelque allégeance
Mais, ajoute-t-il :Celle gentile damoiselle
Sainte-Beuve se demandait s’il fallait prendre au positif les vivacités lyriques d’Olivier au sujet de Louise, ou bien plutôt les mettre au rang des familiarités galantes et parfaitement chimériques d’un Benserade, lorsque ce rimeur prenait pour thème les grâces de la célèbre et vertueuse Julie d’Angennes, gloire de l’hôtel de Rambouillet. Certains points de la vie de Louise Labé embarrassent toutefois Sainte-Beuve, et particulièrement cette Ode à sire Aymon adressée par Olivier de Magny au mari de la belle cordière. L’Ode à sire Aymon forme un petit tableau réaliste où tous les détails sont rendus avec soin et habileté. À la fin, on nous montre le bonhomme cordier, mari de la belle, en tablier gras et portant entre ses bras sa quenouille. L’auteur le laisse s’égayer au bruit de son tour, et songeant à la dame qui cause son souci, il souhaite :Par qui si cher est estimée
Le mari est traité cavalièrement dans toute cette pièce de vers, et les insinuations y sont des plus vives. Mais, cette histoire n’est pas facile à débrouiller. Est-ce là dépit, vengeance, aveuglement et fureur jalouse ? Où s’arrête la vérité ? Où commence la calomnie ? Dans tous les cas, sans être rigoureux, ni sévère, on doit blâmer l’auteur de l’Ode à sire Aymon, de l’avoir composée, puis divulguée. Du moins, il faut le plaindre de s’être laissé emporter par un mouvement brusque et soudain de sa passion. Courtoisie à part, il y a dans ces vers, malgré le talent, un grave défaut, qui est celui de la grossièreté. Mais je demande des circonstances atténuantes pour Olivier de Magny. Il mourut à peine âgé de trente ans et il était fort jeune lorsqu’il se rendit coupable de cette invective contre le mari de Louise Labé, Souvenons-nous que les plaies de l’amour sont insondables.
***
Olivier de Magny naquit à Cahors en Quercy, comme le fameux Clément Marot et
un autre poète, également célèbre dans son temps, qui avait nom Hugues Salel. Ce dernier
guida son jeune compatriote dans ses premières études.
Bientôt Magny suivit, en qualité de secrétaire, le conseiller d’État Jean d’Avançon, qui
se rendait à Rome chargé d’une mission importante.
Un autre jeune poète, Joachim du Bellay, se trouvait alors à Horne où il regrettait, au
milieu des marbres sublimes, la douceur angevine.
C’est, apparemment, dans son voyage à la suite de Jean d’Avançon qu’Olivier de Magny
rencontra, en traversant Lyon, notre belle poétesse. Il l’aima avec emportement sinon
toujours avec grâce. Car il est vrai qu’il chansonna le mari sans goût ni mesure, mais il
chanta la femme avec tout son cœur :
Ce poète, mort à la fleur de l’âge, était plein de mérite. Il joignait la grâce de la naïveté et la pompe des ornements. Lisez son Vœu à Vénus :
Comme dans ce vœu, l’inspiration d’Olivier de Magny est d’ordinaire simplement voluptueuse et païenne. Dans les élégies et les sonnets de Louise Labé, Eros apparaît, certes, tout couvert des armes que la Renaissance pilla pour lui dans l’antique arsenal grec et romain ; cependant la douce Muse Lyonnaise conserve à l’amour ces sentiments délicats et quasi-mystiques dont il a plu au Moyen Âge de le douer. Je note seulement ce désaccord entre nos deux amoureux poétiques, et je laisse au lecteur, instruit maintenant de leurs aventures, le soin de ratiociner.
Sur de grandes colonnes d’or
Des marguerites et des lis
***
À cette date où florissait notre belle poétesse, femme d’Ennemond Perrin le cordier,
l’antique cité de Lyon, qui avait retenu jadis, trois ans entiers, Auguste, et vu naître
Claude, était depuis longtemps déjà, pour tout ce qui regardait
la renaissance
des lettres et des arts, à la tête des autres centres provinciaux de la France, et même, à
quelques égards, en avance sur Paris.
Lyon était redevable de ces avantages, en grande partie, à sa position géographique. La
Provence et toute cette bande de terre heureuse, ourlée par la Méditerranée, honneur du
liquide élément, avait bercé l’âme lyonnaise avec le doux chant des troubadours ; d’un
Arnaud Daniel, par exemple, d’un Pierre Vidal, ou de ce Geofroi Rudel, seigneur de Blaye,
dont Amour causa la mort par le voyage qu’il lui fit faire sur mer. Relativement peu
éloigné de l’Italie et sans cesse en communication et trafic avec ce pays, Lyon entendit
les Muses s’éveiller à la voix de Guido Cavalcanti et de Guido Guinicelli, ces deux poètes
si fameux avant la venue de Dante.
Tous les hommes doctes faisant leurs délices du commerce des Muses, ceux qui avaient fixé
leur séjour à Lyon et ceux qui n’y étaient que de passage, hantaient alors la maison du
cordier Perrin, et rendaient hommage d’admiration à sa femme, la célèbre Louise Labé.
La belle poétesse mêlait sa douce voix aux sons des instruments, avec une grâce divine.
Puis on dissertait, tout en faisant collation d’exquises
confitures, sur les bons ouvrages anciens et modernes, tant grecs et latins, que
français, italiens et espagnols.
Dans cette société brillante, capable de balancer la légendaire Académie de Fourvières,
Maurice Scève, poète et philosophe, tenait le premier rang. Ce Maurice Scève, issu d’une
ancienne famille piémontaise, est surtout connu par son ouvrage intitulé : Delie, object de plus haute vertu. Dans ce poème alambiqué que composent quatre
cent cinquante-huit dizains, les allégories du Roman de la Rose se
teintent d’un certain platonisme imprévu qui les prolongent dans un vague clair-obscur de
rêve. Cela forme des contrastes qui surprennent, non sans quelque agrément.
L’école de Ronsard plaçait Maurice Scève à côté de Jean le Maire de Belges, c’est-à-dire
parmi les précurseurs dignes d’être honorés, et Joachim du Bellay ne manquait pas de lui
adresser le sonnet flatteur que voici :
On a dit que Clément Marot avait connu Louise Labé et loué son talent poétique. Cependant les œuvres de maître Clément ne soufflent mot sur elle ; nous y trouvons seulement les panégyriques de Jehanne Gaillarde à la plume dorée, et de quelques autres savantes lyonnaises, parmi lesquelles une Scève et une Faye. Marot mourut à Turin en 1544, et il avait passé les dernières années de sa vie à errer loin de la France. Il est donc probable qu’on se trompe en affirmant qu’il a connu et apprécié le mérite littéraire de Louise, qui était fort jeune au moment de sa mort.
***
La première édition des œuvres de Louise Labé fut publiée en 1550 par les
soins de Jean de Tournes, illustre imprimeur de l’époque. Le petit livre commence par la
dédicace à une toute jeune fille de bonne extraction lyonnaise, dont nous aurons à parler.
Puis viennent le Débat de Folie et d’Amour, composition en prose, trois
élégies et vingt-quatre sonnets2.
Je me suis suffisamment étendu sur les élégies, je parlerai tout à
l’heure du Débat ; mais j’ai hâte de vous faire goûter quelques-uns des
sonnets qui sont exquis, et comme saturés de mignardises passionnées :
Et cette autre plainte qui me rappelle, je ne sais pas pourquoi, les loyales et courtoises chansons du Châtelain de Couci :
Il est évident que Louise Labé ne rompt pas en visière à tout le passé de la Poésie, et que chez elle la Renaissance s’ente sur le gothique. Je viens de dire que tel de ses sonnets rappelle les chansons du Châtelain de Couci. En voici un qui fait songer à cet Anacréon à peine tiré alors du tombeau par Henri Estienne :
C’est merveilleux de fini, et l’on entend, ce semble, vibrer l’arc perfide dont l’Amour mouillé frappa, par une nuit sans lune, droit au cœur le poète de Téos. Le dixième sonnet nous renseigne sur l’aimé. Il était, sans nul doute, disciple d’Apollon et nourrisson de Calliope :
Eh bien ! malgré les dates qui par moment refusent d’être concordantes, malgré mille objections, pourquoi l’homme aimé de Louise ne serait-il pas simplement le jeune et brillant poète Olivier de Magny, comme les anciens biographes l’avaient supposé ? Certes, je jette ma langue aux chats ! Et cependant je vais vous faire lire un autre sonnet de Louise, qui est vraiment comme une allusion aux vers chantés pour elle par Olivier de Magny, et qui commencent ainsi :Que tu pourrois à te suivre contreindre
Vous vous rappelez cette pièce charmante. Mais lisons le sonnet de Louise, qui, je l’ai dit, me paraît bien y faire allusion :
Enfin, que ce soit pour le poète Olivier de Magny, ou pour cet homme de guerre dont on a jasé, ou bien pour un troisième larron, il n’en est pas moins certain que Louise souffrit les assauts du cruel Amour, et que son cœur ardent ne s’étonna de rien, comme elle dit :
Les masques, les tournois, tous les jeux où elle se plaisait auparavant, lui deviennent ennuyeux ; elle fuit la ville et, comme jadis l’amoureux Pétrarque, elle recherche les bois épais et solitaires. Mais, soupire-t-elle, en s’adressant à l’objet de sa passion : je m’aperçois :
Ainsi blessée par les flèches dangereuses de l’Amour, au milieu des hauts et des bas de sa passion, Louise n’oublie point le recours ordinaire des poètes. :
Le Débat de Folie et d’Amour est un dialogue en prose. La philosophie et la morale y sont bien saupoudrées de quintessence, et le style charmant que Louise Labé mène d’un bout à l’autre de cet ouvrage, découvre dans l’ardente poétesse le plus ingénieux prosateur. Dans la fable de La Fontaine, qui traite le même sujet que cette fantaisie dialoguée de Louise, il y a le génie en plus, et quelques particularités agréables en moins. Voyons maintenant l’argument du Débat de Folie et d’Amour : Il y avait grand festin chez Jupiter, et tous les Dieux y étaient conviés. Tout à coup et au même instant arrivent devant la porte du palais Amour et Folie. La porte était déjà fermée et il n’y avait que le guichet d’ouvert. Amour était sur le point de mettre un pied dedans, lorsque Folie s’avance, l’écarte, et passe la première. Ainsi poussé, Amour entre en colère, mais Folie lui soutient que c’est bien à elle de passer devant. On discute puissance, dignités, préséances ; et comme Amour lutte difficilement contre la faconde intarissable de Folie, il ne tarde point à mettre la main à son arc et à en faire voler une flèche. Mais ce fut en vain, car Folie sut se rendre soudain invisible ; et pour se venger elle ôta la vue à Amour et couvrit les yeux arrachés d’un bandeau. Alors Vénus se plaint de Folie, et Jupiter consent à entendre leur différend. Apollon et Mercure plaident longuement le droit de l’une et l’autre partie.
Quand Mercure eut fini la défense de Folie, Jupiter voyant les Dieus estre diversement afeccionnez et en contrarietez d’opinions, les uns se tenans du côté de Cupidon, les autres se tournans à aprouver la cause de Folie : pour apointer le diferent, va prononcer un arrest interlocutoire en cette manière : « Pour la difficulté et importance de vos diferens, et diversité d’opinions, nous avons remis votre affaire d’ici à trois fois sept fois neuf siècles. Et ce pendant vous commandons vivre amiablement ensemble, sans vous outrager l’un l’autre. Et guidera Folie l’aveugle Amour, et le conduira par tout où bon lui semblera. Et sur la restitucion de ses yeux, après en avoir parlé aus Parques, en sera ordonné. »
***
Nous avons dit plus haut que Louise Labé avait dédié son livre à une toute jeune fille de
bonne extraction lyonnaise. Cette jeune fille s’appelait Clémence de Bourges. Du Verdier
fait son éloge en ces termes :
« Clémence de Bourges, la perle des demoiselles lyonnaises, employa sa jeunesse à l’exercice de la poésie et de la musique, et eut l’esprit accompagné de tant de beautés, que le feu sieur Du Peyrat, gentilhomme doué de toutes les bonnes parties qu’on saurait souhaiter, lui donna son cœur et se voua entièrement à son service. Cette vertueuse couple d’amans étoient près de monter au sommet de leur heureux désir et contentement, par l’étroit et saint lien du mariage dont ils alloient joindre leurs corps et esprits, quand le destin s’y opposant fit qu’icelui sieur Du Peyrat fut tué aux premières guerres civiles, à Beaurepaire en Dauphiné, combattant pour le service du Roi et la défense de la Religion Catholique ; aux nouvelles de laquelle mort, l’éplorée Clémence se serra le cœur de regret et de douleur extrême qu’elle eut d’une telle perte, de sorte que peu de jours après elle décéda de cette vie. »Un autre écrivain, contemporain de cette charmante jeune fille qui mourut d’aimer loyalement, nous apprend qu’elle
fut portée en terre, découverte avec le chapeau de fleurs en la tête, témoin de sa pudicité virginale, et que les poètes Maurice Scève et Claude de Taillemont lui firent de doctes épitaphes. Pédantesquement gracieuse ou gracieusement pédantesque, l’épitre dédicatoire à Mlle de Bourges ne laisse pas que d’être délicieuse. Je désire fort la faire connaître, ou la rappeler, à mes jeunes lectrices amies des Muses. Je n’ose pas la donner dans son texte et avec l’orthographe du temps. Elle a plusieurs pages, elle pourrait rebuter ainsi, et avec raison. Essayons de la résumer, en un langage rajeuni : Mademoiselle, dit Louise Labé à Clémence, puisque le temps est venu où les sévères lois des hommes n’empêchent plus les femmes de s’appliquer aux sciences et aux arts, il me semble que celles qui en sont capables doivent se mettre à l’œuvre courageusement, afin de montrer aux hommes le tort qu’ils nous faisaient en nous privant du bien et de l’honneur qui pouvaient nous en revenir. Aux chaînes, aux anneaux et aux somptueux habits, il nous faut préférer les ornements de la gloire que l’envie ni la longueur du temps ne sauraient nous ôter. Si le ciel m’avait favorisée davantage, au lieu de conseiller seulement, j’eusse pu servir d’exemple. Ne le pouvant pas, je me contenterai de prier les vertueuses Dames d’élever un peu leur esprit par-dessus leurs quenouilles et leurs fuseaux. Ah ! qu’elles apprennent au monde que, si nous ne sommes point faites pour commander, nous ne méritons pas non plus d’être dédaignées comme compagnes, tant en affaires domestiques que publiques, de ceux qui gouvernent et se font obéir. Animons-nous donc l’une l’autre à acquérir l’honneur que procure l’étude des lettres et des sciences, et de cette façon, outre la bonne renommée que notre sexe recevra, nous aurons valu à la société que les hommes se donneront la peine d’une grande émulation, car ils craindront d’éprouver la honte de se voir surpasser par celles dont ils se sont toujours prétendus supérieurs quasiment sur toute chose. Après cela, Louise Labé exhorte Mlle de Bourges à suivre la gloire sans épargner sa jeunesse et son esprit accompagnés déjà de plusieurs et diverses grâces et faveurs de la fortune. Suit un subtil éloge du contentement de soy que laisse l’étude. Puis, à la fin, Louise fait un retour charmant sur elle-même et sur le petit livre qu’elle envoie par le monde. Je citerai ce morceau textuellement ; vous le lirez avec plaisir :
« Quant à moy, dit-elle, tant en escrivant premièrement ces jeunesses que en les revoyant depuis, je n’y cherchais autre chose qu’un honeste passetems et moyen de fuir oisiveté : et n’avoy point intencion que personne que moy les dust jamais voir. Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouvé moyen de les lire sans que j’en susse rien, et que (ainsi comme aisément nous croyons ceux qui nous louent) ils m’ont fait à croire que les devois mettre en lumière : je ne les ay osé esconduire, les menassant ce pendant de leur faire boire la moitié de la honte qui en proviendrait. Et pource que les femmes ne se montrent volontiers en publiq seules, je vous ay choisie pour me servir de guide, vous dédiant ce petit euvre, que ne vous envoye à autre fin que pour vous acertener du bon vouloir lequel de long temps je vous porte, et vous inciter et faire venir envie en voyant ce mien euvre rude et mal bâti, d’en mettre en lumière un autre qui soit mieus limé et de meilleure grâce. Dieu vous maintienne en santé. »Cette épître est datée de Lyon, et du 24 juillet 1555. Elle est signée, gentiment,
votre humble amie Louïse Labé.
***
Un faiseur d’ana du xviiie
siècle
s’avisa de prétendre qu’une rivalité amoureuse avait fini par jeter la brouille dans la
belle amitié de Louise et de Clémence. C’est une invention qui ne repose sur rien.
Du temps même de la Belle Cordière, la malignité publique ne l’épargnait point, et la
pauvre femme soupirait dans le beau sonnet que voici :
***
Messire Claude de Rubys, sieur de l’Antiquaille, procureur général de la commune,
conseiller à la sénéchaussée de Lyon et au Parlement des Dombes, auditeur de camp au
gouvernement du Lyonnais et échevin, prenait volontiers de l’humeur, à ce qu’il semble, et
il y avait peut-être en lui assez d’étoffe pour faire un fripon.
Comme écrivain il était critique outré et faux critique, censurant à tout propos ceux qui
l’avaient précédé dans la carrière.
Quelqu’un l’a appÉlé : « grand ostentateur de médiocre érudition ». Au fronton de son Histoire de Lyon, Claude de Rubys inscrit qu’elle contient :
ce qui a esté obmis par Maistres Symphorien Champier, Paradin et autres, qui cy devant ont escript sur ce sujet : Ensemble ce enquoy ils se sont forvoyez de la vérité de l’histoire, etc.Je sais bien que ce n’est pas grand cas que cette folie de reprendre, ni toujours un cas pendable. Mais chez Rubys, un air de bassesse arrogante et l’aigreur distillée, mettent mal à l’aise et préviennent contre l’auteur. La réputation de Louise Labé se trouve attaquée à deux reprises dans les écrits de cet homme atrabilaire. Une première fois Rubys dit en se moquant du bon Paradin, doyen de Beaujeu, qu’il devait proposer, aux dames de Lyon, Sainte Blandine
pour mirouer et exemplaire de vertu et chasteté et non ceste impudique Loyse l’Abbé, que chacun sait avoir faict profession de courtisane publique jusques à sa mort. Puis, dans l’avant-propos de son grand ouvrage achevé, on lit :
« Et de faict que Paradin aye esté de ces gens qui croyent et escrivent legierement, je le pourrois verifier par le récit de plusieurs discours fabuleux, qu’il a employez et affirmez pour véritables dans ses escrits. Mais me contenteray d’un seul, qui est en son histoire de Lyon. C’est là où il célèbre le loz de ces deux insignes courtisanes, qui furent de son temps à Lyon. L’une desquelles fut Pernette Guillet, laquelle…, l’autre Loyse l’Abbé, renommée non seulement à Lyon, mais par toute la France, sous le nom de la Belle-Cordière, pour l’une des plus insignes courtisanes de son temps. Et cependant il les qualifie deux miroüers de chasteté, et deux parangons de vertu. Que si le bon homme s’est laissé ainsi lourdement abuser en chose advenue de son temps à Lyon, où il estait tous les jours : à peine adjoustera on foy à ce qu’il a escrit des siecles passez. »On a attribué ces outrages envers la poétesse à un dépit amoureux ou à quelque jalousie littéraire. Ce fut peut-être simplement démangeaison de médire, et moins encore.
***
La date de la mort de Louise ne nous est pas très exactement connue.
Nous savons seulement qu’un tailleur de pierres, du nom de Claude de Bourg, avait reçu,
le vendredi 30 août 1566, de Thomas Fortini, une somme d’environ douze livres pour avoir taillé une pierre de tombeau et sur icelle fait les escripteaux et armes de la feu dame Loyse Charly 3 pour icelle ériger sur son vase à Parcyeu. Ainsi reposa dans un cimetière agreste, jeune encore mais dès longtemps désabusée, celle que Pontus de Thyard, le grave évêque de Chàlons, avait chantée jadis en ces vers héroïques :
EN CONTEMPLATION DE D. LOUIZE LABE
***
… Louise, ô belle cordière ! tu entendis aussi cette voix qui près du char de l’Amour
vainqueur
disait à ton maître Pétrarque :
Ah ! mon enfant, quelle flamme on te prépare pour te brûler ! Et ce n’est pas seulement à la flamme de l’amour, ô Louise, que tu te brûlais, mais à toutes les flammes et flammettes de la vie mortelle. Gaie, agissante, sans souci, tu courbais en passant les mille branches chargées de leur trésor, que le Zéphire de ton printemps balançait sur ta tête blonde. Cependant (oh, divin et le plus funeste des contrastes !) l’image même de la sérénité se répandait sur tes tempes, et rien ne pouvait faire taire ta raison, ni la violence de ton pouls, ni les vîtes battements de ton cœur. Ainsi la vie s’est dissipée en toi par une trop grande subtilité. Vivre comme on respire, c’est l’apanage de la divinité ; mais pour nous, comme dit le poète :
Et il nous faut, sans rire, faire notre but non seulement des onze passions principales, mais encore de toutes les secondaires parmi lesquelles la honte et l’envie.
De notre Catalane ou langue provençale La langue d’Italie et d’Espagne est vassale Et ce qui fit priser Pétrarque le mignon C’est la grâce des vers qu’il prit en Avignon.
Les hommes s’en vont admirer la hauteur des montagnes, les grandes agitations de la mer, le vaste cours des fleuves, la circonférence de l’Océan, les évolutions des astres et ils s’oublient eux-mêmes…Mon Secret est un dialogue moral dans la manière des anciens, avec quelques vestiges de ces allégories en vogue durant le Moyen Âge, de ces allégories semi-païennes, semi-chrétiennes, dont la Renaissance garda le goût assez tard. Pétrarque voit apparaître une vierge resplendissante de lumière. Il la reconnaît vite, car il lui avait érigé autrefois, dans ses vers, un palais plein de magnificence au plus haut sommet de l’Atlas. C’était la Vérité en personne qui, prenant en pitié ses erreurs, était descendue pour lui apporter un secours opportun. Lorsque le poète, après un long éblouissement, put enfin regarder autour de lui sans trembler il aperçut, à côté de la déesse, un vieillard vénérable. L’aspect religieux de ce vieillard, son front modeste, la dignité de ses regards, sa douceur, sa noblesse, son air africain, tout annonçait le très glorieux Père Augustin. Une controverse s’engage entre saint Augustin et Pétrarque. Sujets : le malheur mérité, la mort, la gloire, l’orgueil de l’intelligence, les richesses, la cupidité, les avantages physiques, l’amour… Pour saint Augustin l’amour est une chaîne, et Pétrarque ne consent pas à la secouer. — Cette femme, lui dit saint Augustin, que tu représentes comme ton guide infaillible, t’a-t-elle dirigé en haut sans cesse, te tenant par la main, comme l’on fait pour les autres aveugles, afin de t’indiquer où il fallait marcher ? — Elle l’a fait, répondit le poète, tant qu’elle a pu. A-t-elle fait autre chose, en effet, quand sans se laisser émouvoir par mes prières, ni vaincre par mes caresses, elle garda son honneur de femme, et, malgré son âge et le mien, malgré mille circonstances qui auraient dû fléchir un cœur d’airain, elle resta ferme et inexpugnable. Oui, cette âme féminine m’avertissait des devoirs de l’homme, et, pour garder la chasteté, elle faisait en sorte, comme dit Sénèque,
qu’il ne me manquât ni un exemple ni un reproche. À la fin, quand elle vit que j’avais brisé mes rênes, et que je courais à l’abîme, elle aima mieux m’abandonner que me suivre… … Cette Laure fut-elle réellement la fille d’Audibert de Noves, noble et riche chevalier, et l’épouse de l’acariâtre Hugues de Sade, patricien d’Avignon ? C’était la créance commune ; mais tout a changé. Des savants expriment à présent des doutes ; ils affirment même que c’est une autre Laure que Pétrarque avait aimée et chantée. Dans ce cas, ce serait l’abbé de Sade, auteur de Mémoires pour la vie de Pétrarque, qui aurait bel et bien forgé une fable afin de donner de la gloire à sa parente. Si cela est vrai, je l’en loue. On n’invente pas tous les jours un joli mensonge sentimental, tout en honorant sa famille. Quoi qu’il en soit, Pétrarque avait brûlé cruellement, pour une femme du nom de Laure, qui était belle et bien parée. Elle eut de grandes rigueurs pour lui, par chasteté, par prudence ou par coquetterie. Le poète l’a célébrée, sans fatigue, vivante et morte. Un peintre, élève de Giotto, en passant par Avignon, fit, sur la prière de Pétrarque, le portrait de Laure. Le poète l’en remercia en lui adressant deux sonnets. Selon l’expression de Vasari, ces sonnets donnèrent plus de renommée à ce peintre que n’auraient fait tous ses tableaux. Laure avait les plus beaux yeux du monde, brillants et tendres. Elle avait les sourcils bruns et les cheveux blonds, un teint de lis qui s’animait soudain ; souple et légère, elle allait d’une démarche surhumaine. Telle était cette femme, ou du moins, telle nous la voyons dans les poésies de son adorateur. Lorsqu’elle était obligée de faire figure à la somptueuse Cour papale, Laure se montrait recherchée dans sa parure : les perles et les fleurs rehaussaient l’éclat de ses cheveux, sa robe était verte et lamée d’or, ou d’une couleur de pourpre, brodée d’azur semé de roses, avec des pierreries. Le reste du temps elle se contentait d’une élégance pleine d’abandon. On conte ceci : Charles de Luxembourg, le futur empereur, se trouvait à Avignon. Parmi les fêtes qu’on lui donna, il y eut un bal paré où brillèrent les plus fameuses beautés de la ville. Le prince connaissait la gloire de Laure. Il la cherche, l’aperçoit, écarte toutes les autres dames, s’approche d’elle fort courtoisement et lui baise les yeux et le front. Et l’assemblée d’applaudir frénétiquement. Sur cette aventure, Pétrarque composa un sonnet ; et la hauteur de l’hommage reçu par son idole fit taire sa jalousie.
***
Ronsard sème çà et là dans ses Amours des images familières à
Pétrarque ; et elles y montent plus drues, mais avec un air moindre de noblesse.
Avant lui, Marot avait traduit six sonnets sur la mort de Laure. C’est sans grande force,
joli, délié, un peu menu, aux teintes effacées.
Le gentil maître Clément a été plus heureux dans l’Épitaphe de Ma Dame
Laure qui est de son cru :
Comme toute la Pléiade, Joachim du Bellay honorait et célébrait le génie de Pétrarque. Il s’écriait :
Dans son recueil de l’Olive, il prend volontiers patron sur les sonnets du Florentin. Mais du Bellay n’avait jamais renié, au fond, l’esprit gaulois ; et voilà comment il se divertit aux dépens des pétrarquistes, dans une sorte d’ode satirique, pleine de verve et de couleur :
… Pétrarque reçut solennellement la couronne poétique au Capitole. Le jour de son triomphe, il avait marché précédé par douze adolescents de la plus haute noblesse, vêtus d’écarlate ; six citoyens de Rome, en habit vert, l’entouraient. Bien que comblé d’honneurs, le poète vécut en somme dans la tristesse, ainsi qu’il le devait à son génie. Il est clair qu’il était constamment en butte à ce que Gœthe appelle les puissances démoniaques. Faisant à cheval le chemin qui mène de Florence à Rome, Pétrarque fut atteint au-dessous du genou d’une ruade que lui détacha la monture d’un vieil abbé, son compagnon. La plaie s’envenima vite, et il se vit contraint de s’arrêter trois jours à Viterbe. Il eut ensuite beaucoup de peine à continuer son voyage. Quelques années après, il eut à subir une autre occurrence toujours absurde. (Les puissances démoniaques aiment à rire.) Il avait copié de sa main un gros volume des épîtres de Cicéron, et comme il s’en servait aussi habituellement que de son Virgile, il le tenait sans cesse à sa portée. Ce volume in-folio, couvert en bois avec de bons fermoirs en cuivre, tomba plusieurs fois sur sa jambe gauche, la frappant au même endroit. La contusion prit à la fin un caractère suspect, et le poète fut sur le point d’avoir la jambe coupée par les chirurgiens. Pétrarque mourut d’apoplexie, le 18 juillet 1374, âgé de soixante-dix ans. Ses domestiques le trouvèrent dans sa bibliothèque, courbé sur un livre et sans mouvement.
La gratitude de Ronsard pour sa docte princesse est toujours sur ses lèvres. Elle estDe Bacchilide son contraire
la colonne et l’espérance des Muses. Il la loue
de marier les mœurs au savoir, et proclame que
sa vertu redore l’heureux siècle. Puis il chante dans son enivrement :
Nous avons mieux pour confirmer l’anecdote citée plus haut. Ce sont des vers qui semblent écrits dans le premier ressentiment de l’offense. Ils sont gonflés de jeune colère : ils sont fort beaux. Ils sont peu connus, Ronsard les ayant retranchés du Ve livre de ses Odes, où ils parurent d’abord, lorsque, peu après, des amis communs le réconcilièrent avec Mellin de Saint-Gelais. Voici la pièce :Nos vers, et les fais magnanimes
A MADAME MARGUERITE
Sœur du Roy Henry IIEt qui tant me fut favorable
Se travaillant de faire croireEt que par les vers de mon œuvreAutre chose ne se descœuvre
Aussi son entreprise morte
***
Guillaume des Autels, né à Charolles, en Bourgogne, avait publié divers recueils
poétiques, sans grand éclat, et s’était occupé de la question
de l’orthographe
qu’on agitait alors. C’était un homme doux qui admirait le génie de Ronsard et estimait le
vieux Mellin ; il décida que leur querelle devait cesser et il leur adressa les vers
suivants :
D’autres lettrés, amis de la paix, s’entremirent et la réconciliation eut lieu. Ronsard cessa de se plaindre de laPourrait ton haut entendementAutre que vous encore prendSi maintenant je l’avais telle,Je ferais la paix immortelle
tenaille de Mellin, et adressa à celui-ci cette belle ode, à la vérité fort connue, mais dont je demande toutefois la permission de rappeler quelques strophes :
Comme nous le voyons par ces derniers vers la bonhomie naturelle de Ronsard avait ses malices. Mais il lui était sans doute facile de pardonner sans arrière-pensée au milieu de ses triomphes. Quant à Saint-Gelais, il répondit par un sonnet flatteur. Il paraît cependant que la réconciliation fut moins sincère de sa part. Faut-il s’en étonner ? En dehors du dépit de se voir éclipser par un nouveau venu, le vieux Mellin avait assez de goût, de politesse et d’esprit pour être réellement choqué de toutes ces innovations, encore rustiques. Mais, trop peu poète, au sens sublime du mot, il ne sentait pas la supériorité de l’inspiration chez Ronsard, et qu’il était vraiment
Car d’une amour dissimulée
rempli de fureur et de divinité. Mellin était savant. À la connaissance des Grecs et des Latins, il joignait celle des Italiens alors à la mode, à cause de la reine Catherine de Médicis. Il avait embrassé l’état ecclésiastique et il fut aumônier de Henri II encore Dauphin. En somme, sa vie s’écoula doucement, sauf l’amertume que lui causèrent les succès de Ronsard. Nous avons dit qu’il avait du goût et de la politesse. Il était caustique. Sainte-Beuve le compare à Voiture, je crois. C’était le même naturel, plus délicat chez Mellin. Voici un dizain de sa façon qui n’est pas sans grâce :
Étienne Pasquier dit dans ses Recherches sur la France, que Mellin
produisait des petites fleurs, et non des fruits d’aucune durée. Ces mignardises couraient et plaisaient fort. Mais le recueil imprimé de ses œuvres
mourut presque aussitôt qu’il vit le jour.
***
Lorsque après de longues avanies, Ronsard fut remis en honneur au siècle dernier, les
romantiques s’extasièrent avant tout sur ses qualités d’inventeur de rythmes.
Sainte-Beuve, le plus lettré de la bande, mais qui n’était encore qu’un apprenti au moment
de ses premiers travaux sur la Pléiade, insiste particulièrement sur ces prétendues
inventions. Il faut dire qu’il
reconnut bientôt s’être abusé et que la plupart
de ces rythmes étaient en réalité fort anciens et dataient du moyen âge.
Cependant, si Sainte-Beuve avait eu tort quant à la lettre, il ne se trompait pas quant
au fond. Ronsard est bien l’inventeur de ces rythmes ou coupes de strophes : il est inventeur dans le seul sens valable que ce mot comporte : il
a soufflé sur la matière.
Plus que les romantiques, les parnassiens donnèrent une trop grande prépondérance à
l’extériorité rythmique. Cette superstition dure encore.
Les psaumes de David ne s’élèvent pas jusqu’au ciel dans la traduction de Clément Marot.
M. Faguet a fait justement remarquer la faiblesse de cette traduction il l’attribue en
quelque sorte, si je ne me trompe, au mauvais choix des rythmes, et donne comme exemple le
trente-huitième psaume, jeté dans le moule que Remy Belleau choisit plus tard pour sa
fameuse chanson :
Cela est sautillant et riant, certes. Mais Ronsard s’est servi de cette même strophe dans son Ode à Charles IX, alors Duc d’Orléans ; et là ces petits vers deviennent tout à coup graves, emportés et lyriques superbement :
Puis le poète prédit au futur Roi que menant les plus vaillants de la Française jeunesse il soumettra cent peuples divers :Comme on voit au point du jour,Tout autourEt puis on la voit au soirSe déchoir
En un temps
Eh bien ! même dans ses plus amples alexandrins, Ronsard n’a pas toujours atteint à cette hauteur lyrique, comme il le fait ici avec la petite strophe, fragile en apparence, que nous voyons également s’adapter si bien aux gentillesses de Remy Belleau. C’est que Ronsard est capable de hausser le ton, lorsqu’il le faut, et le ton c’est toute la poésie. Le psaume de Marot est faible, mais ce n’est pas la forme de strophe dont il fait usage qui en est cause : c’est l’âme de maître Clément qui manquait de gravité. Le ton c’est la principale marque des grands poètes. Un Racine a le ton et tout le reste. Mais c’est par leur ton que Ronsard et Corneille sont des génies. Le premier, malgré beaucoup de mauvais goût qui va parfois jusqu’à la barbarie ; le second, malgré son style souvent incorrect, et quelque absurdité, même au milieu de ses plus belles inventions.Ceux qui sont sous le réveil
Du Jourdain
Ceux qui ont en bataillantEt ceux qui toutes saisonsLeurs maisons
***
Montaigne pensait que là où Ronsard excellait, il n’était guère éloigné de la perfection
antique.
Pour l’ensemble, avant Montaigne et Ronsard, quelques prosateurs, et quelques poètes
parmi les Français, eurent plus de perfection que ces deux grands hommes : c’était un
fruit naturel de la succession non troublée des temps.
Il y a, chez Ronsard, la turbulence de l’envahisseur ; mais Montaigne
commence déjà à se caser.
Je suis pour ma part assez choqué qu’il soit nécessaire en ce monde de bouleverser
quelquefois
l’ordre. Cependant, il faut subir la destinée.
Avec quelque apparence de raison, hélas ! les hommes ne se donnent point la peine de
démêler le sens véritable de toutes les paroles.
Au comble de sa belle fureur érudite, Ronsard avait inscrit au fronton de son œuvre ces
quatre vers :
Déjà du vivant de Ronsard, ses ennemis avaient essayé de tourner contre lui ce quatrain. Mais une prompte gloire et la faveur des princes firent taire les langues envenimées. Vint le jour où la gloire du poète trébucha de son haut piédestal, et l’accusation fut reprise pour avoir, cette fois, gain de cause. On répétait à la ronde que Ronsard parlait grec et latin en français. À la vérité, tout cela se borne à quelque abus de la mythologie et à trois mots grecs : ocymore, dyspotme, oligochronien. Et savez-vous comment Ronsard emploie ces trois mots ? Au début d’un poème admirable intitulé « Le Tombeau de Marguerite de France, Duchesse de Savoye », déplorant la mort précoce des princes de la maison des Valois, il s’écrie :Au lieu de ce livre ils n’auront
Comme vous voyez il regrette que les mots ocymore, dyspotme, oligochronien, ne soient point français, les estimant bien faits pour exprimer avec le plus de force combien la Parque se montra avare de sa trame envers la race des Valois. J’accorde que c’est d’une fantaisie excessive, quoique je ne le pense point. Mais, en conscience, est-ce donc là parler grec en français ?
***
Vous savez que Fénelon disserte sur Ronsard à faire croire, presque, qu’il entreprend de
le
défendre. Je ne saurais lui en savoir gré. Je ne suis pas ennemi de ce
prélat ni de la fluidité de son Télémaque. Mais de la façon dont il
traite de la rime et de ce qu’il appelle les épithètes forcées ajoutées
soi-disant pour attraper cette rime, même chez nos poètes
les plus estimables, je crois bien que le vers français pouvait sans doute exercer
son intelligence, mais que son cœur en était touché fort légèrement et que son goût ne l’y
portait point.
Puis, il y a quelque inexactitude dans ce qu’il nous rapporte de Ronsard : « Il n’avait pas tort, ce me semble, dit Fénelon, de tenter quelque nouvelle route pour enrichir notre langue, pour enhardir notre poésie, et pour dénouer notre versification naissante. Mais en fait de langue, on ne vient à bout de rien sans les hommes pour lesquels on parle. On ne doit jamais faire deux pas à la fois, et il faut s’arrêter dès qu’on ne se voit pas suivi de la multitude. »Fort bien, mais le malheur est que la multitude, c’est-à-dire tous ceux qui lisaient alors des vers, a suivi Ronsard presque tout de suite, fort docilement. Même, elle continua à le suivre assez tard. Ce fameux pédant amoureux de la période nombreuse, et qui lui rendit service, Guez de Balzac, sollicité de donner son avis sur Ronsard, longtemps après sa mort, en parle en ces termes :
« Dans notre dernière conférence, il fut parlé de celui que M. le Président de Thou et Scevole de Sainte-Marthe ont mis à côté d’Homère, vis-à-vis de Virgile, et je ne sais combien de toises au-dessus de tous les autres poètes grecs, latins et italiens. Encore aujourd’hui il est admiré par les trois quarts du Parlement de Paris, et généralement par les autres Parlements de France. L’Université et les Jésuites tiennent encore son parti contre la Cour et contre l’Académie. Pourquoi voulez-vous donc que je me déclare, contre un homme si bien appuyé, et que ce que nous en avons dit, en notre particulier devienne public ? Il le faut pourtant, Monseigneur, puisque vous m’en priez, et que les prières des supérieurs sont des commandements. Mais je me garderai bien de le nommer, de peur de me faire lapider, par les communes même de notre province. Je me brouillerais avec mes parents, et avec mes amis, si je leur disais qu’ils sont en erreur de ce côté-là, et que le Dieu qu’ils adorent est un faux Dieu. Abstenons-nous donc, pour la sûreté de notre personne, de ce nom si cher au peuple, et qui révolterait le monde contre nous. « Le poète si célèbre et si admiré a ses défauts et ceux de son temps. Ce n’est pas un poète bien entier, c’est le commencement et la matière d’un poète. On voit, dans ses œuvres, des parties naissantes, et à demi animées, d’un corps qui se forme, et qui se fait, mais qui n’a gardé d’être achevé. C’est une grande source, et il le faut avouer ; mais c’est une source trouble et boueuse, une source où non seulement il y a moins d’eau que de limon, mais où l’ordure empêche de couler l’eau. « Du naturel, de l’imagination, de la facilité, tant qu’on veut ; mais peu d’ordre, point de choix ; soit pour les paroles, soit pour les choses ; une audace insupportable à changer et à innover ; une licence prodigieuse à former de mauvais mots, et de mauvaises locutions ; à employer indifféremment tout ce qui se présentait à lui ; fût-il condamné par l’usage ; traînât-il par les rues ; fût-il plus obscur que la plus noire nuit d’hiver, fût-ce de la rouille et du fer gâté. La licence des poètes dithyrambiques, la licence même du menu peuple, à la fête des Bacchanales, et aux autres jours de débauche, était moindre que celle de ce poète licencieux ; et si on ne dit absolument que le jugement lui manque, c’est lui faire grâce de se contenter de dire que, dans la plupart de ses poèmes, le jugement n’est pas la partie dominante, et qui gouverne le reste. »Ça n’est point si mal tourné, mais je présume que Guez de Balzac aimait la poésie, ainsi que lui-même le dit de quelqu’un,
comme un jeu innocent et permis, plus honnête que le Hoc et que le Trictrac.
***
Je vous prie de ne point prendre à la lettre les noises que je cherche dans cette
causerie. Ceux qu’elles regardent ont été, certes, hommes de mérite, et de leur temps. On
dit des sottises sur toute chose. Mais il n’y a point de sottises, il n’y a que des
sots.
Je veux faire plaisir aux brunes. Je citerai Remy Belleau, qui dit :
« Cela est certain et confessé par tous les poètes, que les cheveux bruns et de couleur de châtaigne sont plus beaux que les blonds. Et pour ce il me souvient avoir lu en quelque commentaire grec que Vénus était nommée châtaignère, à cause de son teint et de ses cheveux de même couleur. »L’anagramme du nom de Marie est aimer.
« Aimez-moi donc, Marie », lui dit Ronsard, celui qui n’aime point se prive de la meilleure des douceurs. La jeune fille dormait volontiers la grasse matinée. Elle n’avait pas tort, puisque sa paresse nous valut une merveille. Écoutez :
Mais notre charmante dormeuse ne rechignait pas à la peine. Elle filait courageusement à la maison, et Ronsard lui fit un jour présent d’une quenouille et d’un délicieux poème qui commence par ce vers :
La passion de Ronsard pour Marie a-t-elle été payée de retour ? Remy Belleau dit expressément que Marie se montra ingrate et cruelle, autant que Cassandre. Mais Ronsard se contredit plus d’une fois à ce sujet : et je pense que le poète, confessant dans une Élégie à Marie, l’avoir chantée
d’un style qui variait entre l’aigre et le doux selon les passions qu’elle lui donnait, a déclaré du coup l’humeur commune aux amants. Certains nomment, comme rival de Ronsard auprès de Marie, Charles de Pisseleu, qui fut plus tard évêque. Est-ce de lui que le poète se plaint dans ce passage ?
Cette manière de correspondre avait servi déjà dans les aventures de Bacchus avec Ariane et de Tristan avec Iseult. Un jour, la belle Marie tomba subitement malade et mourut. Ronsard la pleura en toutes sortes de rythmes. C’est dans le sonnet suivant qu’il la pleure le mieux :
Ne nous plaignons pas de clore ces notes par un chant funèbre, car l’amour ne serait rien sans la mort.
« Comme, dit Colletet, le bruit s’épandoit déjà partout de quatre livres d’odes que Ronsard promettoit à la façon de Pindare et d’Horace, du Bellay, mû d’émulation jalouse, voulut s’essayer à en composer quelques-unes sur le modèle de celles-là et, trouvant moyen de les tirer du cabinet de l’auteur à son insu et de les voir, il en composa de pareilles et les fit courir pour prévenir la réputation de Ronsard, et, y ajoutant quelques sonnets, il les mit en lumière l’an 1549, sous le titre de Recueil de Poésie : ce qui fit naître dans l’esprit de notre Ronsard, sinon une envie noire, à tout le moins une jalousie raisonnable contre du Bellay, jusques à intenter une action pour le recouvrement de ses papiers : et, les ayant ainsi retirés par la voie de la justice, comme il étoit généreux au possible et comme il avoit de tendres sentiments d’amitié pour du Bellay, il oublia toutes les choses passées, et ils vécurent toujours depuis en parfaite intelligence : Ronsard fut le premier à exhorter du Bellay à continuer dans l’ode. »Le Recueil était dédié à la docte princesse Marguerite, qui
« daignait contempler d’un bon œil »la Poésie et les poètes. Après cet ouvrage vint la célèbre Défense et Illustration de la Langue française, dédiée, celle-là, au cardinal du Bellay. Ce fut, comme on sait, un beau vacarme, une fière tempête sur le double sommet du Parnasse. L’Olive, suite de sonnets amoureux, précédés d’une Épistre au lecteur fort curieuse, parut en 1550. Joachim n’avait pas encore à cette époque
« oublié l’art de pétrarquiser », et nous pouvons lui appliquer ce que lui-même a dit plus tard dans sa pièce Contre les Pétrarquistes :
Pétrarque est un poète immense ; c’est un modèle escarpé, si j’ose dire. Et quant à l’Olive du jeune du Bellay, il ne faut pas en penser tant de mal. Il y a dans ces vers de la grâce, et déjà le style y met de la décence dans la nouveauté. C’est le don suprême de du Bellay, et celui qui l’a toujours défendu contre le Temps. Le cardinal du Bellay vivait à Rome avec magnificence. Il s’était fait bâtir un palais près des Thermes de Dioclétien. Notre poète tenait dans cette maison la charge de l’économat. Il nous l’apprend lui-même, en badinant non sans amertume :
***
Dans ses Antiquités de Rome, errant parmi les saintes ruines, sous les
arcs triomphaux qui s’élancent dans le ciel, du Bellay chante :
Il fait le tour des tombeaux, et à haute voix, par trois fois il appelle, vainement, les esprits des grands Romains dont la poudreuse cendre gît sous le faix de tant de murs écroulés. Le Tibre seul, comme jadis, fuit toujours vers la mer. Les vieux palais, les monuments superbes ne luttent plus qu’avec peine contre le Temps qui consume tout et, finalement, jette à terre œuvres et noms. Devant ce spectacle, le poète songe au vain tumulte de ses propres passions, et il s’écrie :
Voici un sonnet très amusant, tout à fait dans la manière de ces doctes jeux qui furent comme la monnaie courante de la nouvelle poésie au xvie siècle :
Dans cet autre sonnet également docte et doctissime, mais plus poignant de ton et de sentiment, du Bellay, comme le mantouan Virgile et Dante Alighieri, évoque les pâles morts ;
Après avoir tout le long de ses Antiquités de Rome, déploré la vanité des choses, le poète en arrive sans doute à reconnaître que la plus grande des vanités est cette déploration même. Il s’adresse donc à ses vers, et il leur parle fort gentiment :
***
Si le vol audacieux des Antiquités retombe parfois malencontreusement,
la marche pédestre des Regrets, l’autre recueil poétique que du Bellay
data de Rome, a souvent des ailes.
Dans ces vers tirés de la réalité de chaque instant, le naturel du poète galope
librement, mais sans prendre, toutefois, le mors aux dents. Après beaucoup de familiarité,
la bonne réputation des lettres et l’honneur de l’art y demeurent sans accrocs.
Du Bellay chante pour désaigrir l’ennuy qui le tourmente.
Ainsi à l’époque de son séjour à Rome, du Bellay sortait déjà de l’âge plus dispos, c’est-à-dire de la première jeunesse. La maladie minait son corps, son cœur était las, et sa raison, qu’il avait impérieuse, le tyrannisait en lui faisant voir à découvert toutes les choses. Voilà un grand malheur, et d’une parfaite inutilité !
Ainsi voit-on celui qui sur la plaine
Montaigne parle d’un esprit hargneux et triste qui paist aux malheurs ; et il le compare aux ventouses qui ne hument que le mauvais sang. Du Bellay fut un peu cela ; mais la bonne humeur de Montaigne est souvent bien suspecte, et elle n’est supportable qu’à cause du style. Dans ce monde romain, à travers la foule des prélats, des courtisans, des ambassadeurs, des hommes d’affaires, au milieu de l’ambition effrénée et de la finesse sournoise, la sensibilité de notre poète se heurtait sans cesse, et le dégoût, qu’il avait prompt, l’envahissait sans plus attendre.
C’est ainsi qu’il raille ; mais bientôt il s’abandonne à la plus noire mélancolie, et plaignant sa destinée et celle de deux autres poètes, ses amis, il s’écrie :
Un âpre chagrin, véritablement, un regret dépité, à peine adoucis par l’art, remplissent de leurs accents l’admirable sonnet que voici :
Les compagnons d’Ulysse, après avoir goûté le lotos doux comme miel, oubliaient leur patrie et souhaitaient de vivre parmi les Lotophages. Joachim du Bellay, cloué sur l’Aventin, n’oublie point le retour. Semblable à Ovide exilé, il laisse son âme revoler vers la terre qu’il a quittée, comme l’oiseau vers son nid. Et dans sa nostalgie, le regret de la grande patrie ne nuit pas au souvenir de la douceur angevine, tant ces deux amours s’y mêlent naturellement :
Puis vient ce sonnet, lu et relu, pieuse offrande à la petite patrie :
***
Une causticité naturelle, le plaisir de railler, se réveillent chez du Bellay à la
première occasion et amusent quelque temps sa tristesse, qui demeure quand même profonde
et sincère.
Alors ses vers chantent pour lui ce qu’il n’ose dire. Et ce sont des boutades et des
moqueries souvent terribles ; de fines caricatures qui gardent la ressemblance sous le
grossissement, et, d’un trait, clouent au pilori.
Voulez-vous savoir quelle chose c’est Rome ? Rome est un échafaud public, une scène, un théâtre où se voit le jeu de la fortune, où chacun,
malgré sa prudence, se montre à la fin tel qu’il est ; où les courtisans font l’amour et
trament l’intrigue, où l’ambition et la duplicité
abondent, où l’oisiveté rend
le bon vicieux, où le vil faquin discourt des faits du monde.
Quel tableau ! Mais n’oublions pas que les poètes sont irritables, et que du Bellay
traversait alors une crise de mauvaise humeur.
Les Vénitiens ne sont pas épargnés non plus. Du Bellay nous les montre en antique
chaperon, en robe à grandes manches, en bonnets sans bord, parlant avec gravité, mais
grossièrement, et donnant sur les affaires publiques des avis qui sont de sages sottises.
Leur superbe arsenal, leurs vaisseaux, leur palais, leur Saint-Marc, leurs profits, leurs
trafics sont tournés en ridicule. Enfin, ces coyons magnifiques, ne sont-ils point les maris de la mer dont le Turc est l’adultère ? Un bon rire franc, malgré la méchanceté, résonne dans le sonnet que voici, et qui est, il me semble bien, une peinture sans défaut :
Le bon Vauquelin de La Fresnaye, en son Art poétique, a fort bien remarqué que souvent chez du Bellay le sonnet sent son épigramme.
***
La publication des Regrets ne resta point sans écho dans l’entourage du
cardinal du Bellay à Rome. Il y eut des grincements de dents et mainte colère indignée.
Tous les traits de satire avaient porté, tellement que le cardinal crut devoir réprimander
l’auteur du scandale.
Le poète se défendit fort dignement, dans une lettre sans humilité ni arrogance, mais
avec cet air sombre qui lui est naturel.
Je me suis dit quelquefois qu’il y a bien dans du Bellay du caractère renfermé de Racine.
D’ailleurs ces deux poètes, inégaux par le génie, certes, se ressemblent encore par la
délicatesse
de leur art et un commun souci de perfection dans le style.
Jacques Bouju, angevin et versificateur trilingue, avait reçu, en matière galante, les
confidences de du Bellay, qui lui disait :
Une belle Faustine vengea bientôt les femmes romaines des dédains du poète. Elle le tint dans ses fers pendant les dernières années de son séjour à Rome. Ce fut une aventure des plus romanesques, avec mari jaloux, cloître, enlèvement et le reste. Faustine que le poète appelle aussi du doux nom de Columba, était blanche comme la déesse de Paphos et d’Amathonte. Il l’a longuement célébrée en vers latins, et une fois, en français, dans ce Bayser :
Et peu se peuvent-ils bien dire,
Et telz que l’Acidalienne
Belleau suivit René de Lorraine, duc d’Elbeuf, dans son expédition de Naples, et il le suivit non seulement comme savant, mais aussi comme guerrier.
lui disait Ronsard. Plus tard, le poète fut chargé de l’éducation du jeune Charles d’Elbeuf, celui qui devint pair, grand écuyer, grand veneur, chevalier des ordres du Roi, et qui finit par se compromettre dans les troubles de la Ligue.
« Belleau s’appliqua, — écrit l’abbé Goujet, — avec beaucoup de soin à la poésie française, et il y réussit au goût de son siècle ; ce qui l’a fait mettre au nombre des sept poètes dont on forma la Pléiade Française. On admirait surtout sa naïveté et sa facilité à décrire les choses dont il vouloit parler, et l’on trouvoit ses peintures si vives et si naturelles, que Ronsard avait coutume de l’appeler le Peintre de la nature. Comme le goût a bien changé depuis ce temps, on n’en porte plus un jugement si favorable. »Déjà, le caustique cardinal du Perron disait de Belleau et de Jodelle qu’ils faisaient
des vers de pilés, c’est-à-dire des choses sans valeur, telles que sont des pois pilés quand on en a retiré la purée. Cependant, Guillaume Colletet, qui n’est mort qu’en 1659, admirait toujours Remy Belleau, et proclamait ses vers sur les Pierres précieuses, un ouvrage considérable, d’une richesse éclatante, un ouvrage rare, curieux et bien imaginé. Il vantait également ses Églogues sacrées, mais en leur préférant celles d’Antoine Godeau, évêque de Grasse ; et il ajoutait plaisamment que c’était là un témoignage qu’il rendait à la vérité connue, et que l’amitié qui le liait à Godeau ne le faisait point juger ainsi. Quant à la composition, mêlée de prose et de vers, que Belleau a laissée sous le titre : La Bergerie, Colletet ne trouvait que l’Arcadie du fameux Sannazar digne de lui être comparée en ce genre. Cette Bergerie contient le chef-d’œuvre de Remy Belleau, les strophes où il célèbre le mois d’Avril :
Il y a d’autres peintures, et vives et mignardes, dans l’ouvrage de Belleau, et, avec un peu d’exagération, ses amis de la Pléiade auraient pu dire : « Muses bucoliques, naguère dispersées, maintenant réunies, vous voilà de la même bergerie et dans un seul troupeau. » C’est ainsi qu’Artémidore parle de la réunion des poésies de Théocrite, habitant de la grande Syracuse, fils de Praxagoras et de la noble Philinna. Voici, par exemple, comment Belleau décrit l’été :Qui d’exilCes arondelles qui vontEt qui sont
La désolation hivernale incite également le bucoliaste :
Remy Belleau récitait fort bien les vers, et il savait prendre la position et la tenue du mime. Il joua dans la Cléopâtre de Jodelle, avec beaucoup d’art et de naturel, lorsqu’on représenta cette tragédie au Collège de Boncourt devant un public nombreux et choisi.
***
Belleau a traduit les Phénomènes du poète astronome Aratus. Cette
traduction fut trouvée dans ses papiers après sa mort. Il en avait déjà donné plusieurs
fragments dans sa Bergerie, par la bouche d’un pêcheur regardant le ciel
se couvrir de nuages.
Mais c’est surtout pour avoir rendu en français quelque chose de la naïveté et de la
mignardise d’Anacréon, que Remy Belleau a mérité d’être nommé parmi ceux de son temps qui
ont cultivé avec profit l’étude de la langue grecque.
Sa version des Odes anacréontiques est un ouvrage de sa jeunesse.
Faut-il croire, comme on l’a dit, que plus tard, devenu grave et sérieux, Belleau jugea
frivole son premier enthousiasme ? Quoi qu’il en soit, il donna son Anacréon en 1356.
Ronsard trouvait Belleau trop sobre pour un disciple du vieillard de Téos.
Dans une ode, il lui dit : « boy donques »puis soudain il se ravise :
Parmi les plus jolies strophes que Belleau a su tirer de son modèle, je citerai les deux suivantes sur la rose :
Un ancien a dit :
« La rose ne fleurit qu’un instant ; vient-elle à passer, cherche, tu ne trouveras plus un rosier, mais une ronce. »
***
Quittant l’imitation directe, Remy Belleau invente à son tour fort ingénieusement, et
c’est, comme on dit, un ouvrier qui traite bien son ouvrage.
Moitié naïf, moitié subtil, il peint tantôt violemment, tantôt à petits traits et avec
des couleurs assez fines.
Lisez cette pièce tout à fait agréable intitulée : l’Ombre.
… Est-il besoin de faire remarquer qu’au xvie
siècle ombre comme tige étaient des substantifs
masculins ?…
Dans ses petits poèmes, Belleau chante aussi l’heure dont la course rapporte le bonheur ou apaise la peine en nourrissant l’homme d’espérance. Sur des graines semées par une damoiselle qui ne pouvoient lever ny croistre, est un impromptu fort plaisant. Les yeux de la semeuse dardent des traits trop brûlants et trop rigoureux. C’est la cause de tout le mal. Remy Belleau chante
Tu contrefais le portraitQue la main industrieuse
Et l’inconstance du vide
C’est toi qui fais que la Lune
C’est toi qui sur l’herbelette
Les plus loyaux secrétaires
le ver luisant de Nuict:
… Dans les campagnes du Languedoc j’ai plus d’une fois arrêté mes pas nocturnes au bord d’un fossé buissonneux, demeure de vers luisants ; et dans les jardins de Nice mes yeux ont suivi le lampyre de ces climats, cette luciole qui s’élève doucement dans le calme des soirées…Qui te fait voir et souhaiterOu le prendre au sein de leur mère
***
Pierre de Ronsard a composé l’épitaphe de Remy Belleau en ces quatre vers :
Il s’agit du livre de Belleau : Les Amours et nouveaux eschanges des pierres précieuses. C’est un copieux recueil de vers enluminés et forgés. Il souleva en son temps un grand enthousiasme, par sa nouveauté, qui ne fait pas constamment oublier son mérite. Belleau y chante sur la lyre, y souffle dans le bombyx et dans les chalumeaux. Il y promène la brosse et les pinceaux. Dans sa dédicace au très-chrétien Roy de France et de Pologne Henry III, le poète dit qu’il a écrit des pierres précieuses
« tantost les déguisant sous une feinte métamorphose, tantost les faisant parler, et quelquefois les animant de passions amoureuses et autres affections secrètes, sans toutefois oublier leur force, ny leur propriété particulière ». Nous trouvons en effet dans cet ouvrage le ton didactique et le fabuleux, des renseignements et des légendes. Dans un discours, en guise de préface, Remy Belleau explique qu’il a voulu suivre l’opinion des anciens auteurs sur les vertus et les propriétés particulières des pierres précieuses. Et c’est par respect pour la vénérable antiquité, pour Orphée et les autres chantres inspirés, qu’il agit ainsi :
non pour déguiser le faux sous une apparence de vérité, mais pour toujours admirer les œuvres de Dieu, qui enferme tant de beauté et tant de perfection dans ses plus petites créatures. Il traite ensuite de la matière des pierres, selon les philosophes qui ont soutenu que celles qui peuvent se dissoudre par le feu et être rendues liquides :
se font d’une vapeur ou d’une exhalaison sèche et ignée… Les pierres transparentes sont composées d’un suc et d’une humeur aqueuse ; et il y en a qui sont plus terrestres qu’aqueuses. Ainsi, la vraie matière des pierres précieuses est une terre détrempée de fange ou bourbe limoneuse que les Latins appellent latum lorsqu’elle produit les pierres obscures, et succus lorsqu’elle donne naissance aux pierres pellucides. La couleur des pierres précieuses est tirée de la matière qui les produit. C’est surtout la chaleur qui les teint, qui les rend claires ou obscures. Là où le soleil est plein de force naissent les pierres vertes ou noires, et dans les lieux sombres, les rouges. Une humeur très pure compose le cristal limpide : l’iris et le diamant sortent d’une humeur plus brune. Les émeraudes doivent leur couleur à un suc vert, les saphirs à un suc céleste. Le suc rouge est pour le rubis, le violet purpurin pour l’améthyste et l’hyacinthe, le doré pour la chrysolithe. L’opale et l’agate sont d’un suc mêlé ; et les autres pierres qui ne sont point transparentes, mais seulement luisantes sur la surface, participent d’un suc obscur, terreux et épais. Voici quelques strophes sur le corail :
Le recueil des Amours et nouveaux eschanges des pierres précieuses est peut-être l’œuvre capitale de Remy Belleau, mais non la plus aimable. Le poète s’y montre, je crois, trop cuirassé, trop empanaché ; il prend même, par-ci par-là, des airs rébarbatifs. Remy Belleau est plus naturel, plus à son aise dans les compositions légères, gentiment réalistes ; dans les simples chansons, ou dans les tableautins familiers. Certes, les durs vers ambitieux des Pierres précieuses intéressent encore l’histoire de la poésie française. Mais ils valaient surtout par la surprise, qui tombe vite. Il y eut aussi de la surprise et du bouleversement dans les grandes odes de Ronsard. Mais là tout change, à cause de la qualité. Celui donc qui aime la poésie sans arrière-pensée, pourrait bien aujourd’hui, tout en adorant les sonnets et les ariettes du Vendômois, s’enivrer divinement de ses vers repliés qu’il arrachait à la Lyre thébaine. Écoutons néanmoins Belleau chanter l’émeraude :
Celuy n’a pas la connoissanceQue tout cela qui prend croissance
Dessous l’escume blanchissante
Belleau se souvient d’avoir suivi les pas de la Muse chère aux vendangeurs, et le voici qui laisse les faveurs, les charmes, les soupirs, les plaintes de l’Amour, pour célébrer la coupe brillante toute pleine de la douce humeur des grappes :
Couleur en qui se représente
Dont Jupiter pour couverture
***
Remy Belleau mourut dans sa cinquantième année, par un jour de printemps.
Il avait achevé sa vie dans la maison du duc d’Elbeuf avec autant de
tranquillité que de gloire, dit Scevole de Sainte-Marthe. Les poètes ses amis
portèrent son corps sur leurs épaules jusqu’à l’église des Vieux-Augustins où il fut
enterré près du Chœur.
Charles de la Mothe, qui édita les œuvres de Jodelle, en vante l’élégance et la majesté dans le style, les figures bien accommodées, les inventions subtiles, les hautes conceptions, la parfaite suite et la liaison du discours, la solide structure et la gravité des vers. Dans ses Recherches sur la France, Pasquier loue assez plusieurs poésies de Jodelle, et pour les autres il les compare à ces passevolants, faux soldats que les capitaines faisaient figurer aux revues dans le dessein d’escamoter la paye. Guillaume Colletet n’aimait guère le talent de Jodelle, et il le mettait même au-dessous de Baïf et de Ponthus de Thyart. Il lui reproche sa négligence et sa dureté prosaïque.
Tout le parnassien troupeau
Qui vous était prédestiné,
« Je me suis, dit-il, quelquefois contraint à le lire, et j’ai tâché de trouver quelque chose d’agréable en ses écrits pour ne le point tant mépriser, comme je fais, ou du moins n’en avoir pas tant d’aversion, mais comme après l’avoir lu la première fois, je ne l’ai jamais aussi quitté qu’avec plaisir… »Tout en estimant Jodelle, l’éloquent Scevole de Sainte-Marthe lui préfère Jean de la Péruse, auteur d’une Médée, et dit que ce jeune homme, par son style clair et poli, eût été sans doute le véritable Euripide français, sans la mort qui le surprit trop tôt. Jodelle fut probablement une sorte d’improvisateur. On dit qu’il composait une pièce dramatique en quelques matinées. Par exemple, sa comédie d’Eugène
« fut faite en quatre traites ». On lui donnait un sujet, et, en une nuit, il bâtissait cinq cents vers latins. Il rimait sonnets et chansons comme sans y penser. Jodelle a énormément écrit, et il est certain que la plupart de ses ouvrages ont été perdus. Enfin, comme on l’a soutenu, nous n’avons peut-être de Jodelle que ce qu’il a fait de plus mal, c’est-à-dire ses commencements. Jodelle était aussi architecte, très connaisseur en peinture et en sculpture, éloquent orateur et fort adroit aux armes. Il a vécu un peu en philosophe ou en nonchalant, sans souci des grandeurs du monde et des avantages de la fortune. J’ai déjà moi-même parlé de Jodelle durement ; et je le tiens toujours pour un de ces poètes qui excellent incontinent sur le premier sujet venu. Ils versifient, ils riment. Qui les pousse ? Pourquoi s’arrêtent-ils ? On les suit sans déplaisir, et, avec eux, les qualités passent, comme les fautes. Cependant, il y a peut-être un mystère dans le cas de ce Jodelle, tant il est sombre et nu au milieu de tous les flamboiements de la Renaissance. Ses vers rebutent souvent, et ils pénètrent aussi. Écoutons ces strophes d’un Chœur de sa Didon :
Jodelle allait mourir lorsque Robert Garnier prit possession de la scène et préluda au théâtre classique en France. Garnier a laissé sept tragédies : Porcie, Cornélie, Marc-Antoine, Hippolyte, la Troade, Antigone, les Juives. Il a laissé également : Bradamante, une tragi-comédie. N’ai-je point appÉlé Robert Garnier un miracle de mauvais goût et de verve sublime ? Son art était encore vacillant ; mais c’est vraiment son style tragique que le xviie siècle a porté à la perfection. … Les amis de Jodelle nous ont appris qu’une superbe assurance toujours à suivre ses propres inventions, au lieu de s’assujettir aux anciens. Voilà ! et c’est Ronsard et Racine qui furent des imitateurs.Mais tout cela qu’il nous rapporteMais leurs effets sont imparfaits
Des evenemens l’inconstanceAuquel trop ils s’assujétissent,
En ce qu’on ne peut dire sien.Et plus les bourrelles FuriesEt plus après nostre malheur
Les œuvres de Desportes ne sont point pleines de ces jolis tableaux où les aînés de la Pléiade savaient mettre, à côté de la science des livres, toute la fraîcheur de la nature. Le chantre favori de Henri III menait plus volontiers sa Muse sous les lambris dorés des hautes salles où les belles Dames de la Cour s’assemblaient pour les mascarades et les ballets allégoriques. Cependant, Desportes écrit parfois des vers qui semblent tout imprégnés de quelque douce campagne ; de ce paysage peut-être qui encadrait son abbaye de Vaux-Cernay :
Desportes commença par être clerc chez un procureur de Paris. La femme de ce procureur, qui était accorte, montra tout de suite du goût pour le jeune clerc ; le mari s’en aperçut, et, en homme avisé, sans s’attarder aux explications, résolut de se débarrasser du galant. Un jour que Desportes se trouvait absent, il prend ses hardes, en fait un paquet et l’accroche au maillet de l’huis avec cet écriteau : « Quand Philippe reviendra, il n’aura qu’à prendre ses hardes et s’en aller. » Voilà donc le futur poète dans la rue, et bientôt, je ne sais comment, sur le pont d’Avignon où les valets à louer avaient coutume de se tenir. Il méditait, fort ennuyé sans doute, lorsque soudain il entendit quelques jeunes garçons qui disaient : — M. l’évèque du Puy a besoin d’un secrétaire. Philippe accourt ; il est agréé par le prélat sur sa physionomie. Antoine de Saint-Nectaire, abbé d’Aurillac, puis évêque du Puy, était un personnage considérable. Il y avait mille avantages pour Desportes à être à son service. Il se mit à cultiver les lettres et commença sa réputation par la belle pièce suivante :
On mit ces vers en musique et tout le monde les chanta. Il faut croire que sa mésaventure à propos de la femme du procureur n’avait point amendé le poète, car il s’empressa, dit-on, de tomber amoureux d’une parente de son nouveau patron. Les uns veulent que ce soit elle que Desportes a célébrée sous le nom de Cléonice, d’autres soutiennent que ce fut plutôt Héliette de Vivonne de la Chasteigneraie. Il est vrai que Ronsard parle d’une Héliette dans une pièce imprimée à la suite des Amours de Cléonice :
Mais je quitte ces contestations, et je préfère vous citer un charmant sonnet que Desportes avait adressé à cette énigmatique Cléonice :
… Il n’y a point de doute pour ce qui est de la réalité des amours du poète avec Mlle de Vitry, une fille d’honneur de la reine Catherine de Médicis. Μlle de Vitry, plus connue sous le nom de Mme de Simiers, était galante, agréable et spirituelle. Elle eut un enfant de Desportes, et l’on a rapporté des propos fort piquants qu’elle avait tenus à cette occasion, pendant un bal, au Louvre. Mme de Simiers avait de l’esprit et de l’invention, mais aucune pratique dans l’art d’écrire. C’est Desportes qui mettait ses imaginations sur le papier. Elle disait plaisamment : — Je viens d’envoyer mes pensées au rimeur. Elle rejoignit Desportes à Rouen, pendant qu’il y était assiégé avec le brave Villars. Celui-ci devint amoureux de Mme de Simiers à toute outrance ; et, vous vous y attendiez, elle le brouilla avec Desportes assez facilement. Elle disait à l’amiral : — Si vous gardez toujours Desportes à vos côtés, on croira que vous ne faites rien que par son conseil, et que cet homme vous régente en toute chose. Villars en était si fou que lorsque, après sa réconciliation avec Henri IV, il fut envoyé en Picardie pour s’opposer aux Espagnols, il avait un bracelet de cheveux de cette dame, qu’il baisait à tout instant. Et comme le duc de Bouillon lui en faisait honte : — En bonne foi, dit-il, j’y crois comme en Dieu. Cela ne l’empêcha point d’être tué le jour même. Desportes eut sa plus grande vogue sous Henri III. Avant son avènement déjà, ce prince libéral avait prodigué ses bienfaits au poète. Il lui donna dix mille écus comptant, pour rengager à publier ses poésies. L’ouvrage parut en format in-4º, sur beau papier, et exécuté avec un soin extrême. L’affabilité, la douceur, la constance en amitié formaient le principal du caractère de Desportes. Savant, éloquent, courtois, il charmait par la parole et les façons ; heureux, il compatissait à la mauvaise chance. Même ses détracteurs s’accordent à lui reconnaître ces rares qualités. Certes, ni la sublime sauvagerie de Ronsard, ni l’ardent stoïcisme de du Bellay ne furent son lot. Desportes était adonné au plaisir. Je préfère les hommes d’une autre trempe ; je dirai cependant, qu’à bien regarder, rien de bas ne se découvre dans les actes ou dans le talent de ce poète, malgré les apparences.
***
Lorsque Henri III, alors duc d’Anjou, quitta la France pour être roi de Pologne, il
emmena avec lui Philippe Desportes. Ils étaient à peine parvenus au terme de leur voyage,
qu’ils se sentirent pleins d’ennui. Ils avaient trouvé un pays désert et glacé, habité par
un peuple rustaud, arrogant, intempérant, mal vêtu et logé dans des huttes enfumées.
Malgré l’accointance de son royal protecteur, le poète n’y put tenir. Au bout de quelques
mois de séjour, il demandait et obtenait la permission de retourner à Paris.
C’est en ce moment qu’il composa son Adieu à la Pologne, satire
véhémente et comme remplie d’une joie de délivrance :
Ces vers sont beaux ; mais Desportes ne tendait l’arc de l’iambe qu’à l’occasion. Il aimait bien mieux un sonnet mignard, une élégie tendrement spirituelle, une chanson comme celle-ci :
Par la faveur du duc de Joyeuse qui avait épousé la propre sœur de la reine, Desportes atteignit le plus haut point de sa fortune. Et comme le poète aimait à rendre service, plus d’un parmi ses confrères eut sa part de son crédit.Sur moy tant de pouvoir n’aura :
Et puis nous verrons à l’espreuve
« Ce fut alors, dit Tallemant, qu’il fit beaucoup de bien aux gens de lettres et leur fit donner bon nombre de bénéfices. »Les Italiens servaient de modèle à Desportes, mais sans rien lui faire perdre de son originalité véritable, qui était une façon particulière de sentir et de nuancer. Un nigaud avait peiné pour découvrir les larcins de Desportes. L’ouvrage tomba entre les mains du poète qui déclara en souriant : — J’ai pris aux Italiens plus qu’on ne dit, et si l’auteur m’avait consulté, je lui eusse fourni de bons mémoires. On remarque quelque monotonie dans les sonnets de Desportes. Que de pensées ingénieuses pourtant et que de sentiments délicats ! Son frère Thibaut le fit enterrer dans l’abbaye de Bonport, où il s’était éteint, et mit sur son tombeau une épitaphe fort touchante. Pierre de l’Estoile rapporte que le poète regretta sa fin en ces termes : — J’ai trente mille livres de rente, et je meurs ! Si cela est, ce ne fut sans doute qu’une manière de boutade. Desportes se plaisait à amasser ; mais il avait trop d’esprit et, peut-être, de cœur pour faire si grand cas de la vie.
Il faut remarquer que l’auteur des Tragiques lui-même, en composant son Histoire, de sens rassis, parle de Henri III comme d’un prince agréable en conversation, amateur des Lettres courageux et libéral. La libéralité ne fut point le vice de cet autre Henri, le roi de Navarre, que d’Aubigné servit fidèlement. Au retour d’une entreprise qu’il conduisit à l’avantage du Navarrais, celui-ci lui fit don de son portrait. Et le poète de rimer :
***
Dans son premier recueil, intitulé le Printemps, Agrippa d’Aubigné,
fort jeune alors, mettait en sonnets et en odelettes, tout à fait dans la manière de la
Pléiade, la passion qu’une jeune fille, Diane Salviati, lui avait inspirée.
En commençant, il s’excuse de ce que ses vers sentent le soldat : la poudre
et la mèche. Ne vivait-il point entouré d’ennemis, n’osant prendre un peu de repos
que la tête appuyée sur ses pistolets ?
Le poète explique tout cela dans un style piquant, sinon parfaitement
poli.
Diane Salviati se trouvait être la propre nièce de Mlle de Pré, que
Ronsard rendit immortelle sous le nom de Cassandre.
C’est une occasion pour Agrippa de s’adresser à son maître :
Les Salviati étaient venus en France avec Catherine de Médicis. Ils comptaient dans leur famille deux cardinaux, et pouvaient s’enorgueillir encore de quelques autres illustrations. C’est pourquoi d’Aubigné dit à la belle Diane :
Jean Salviati, le père de Diane, habitait le célèbre château de Talcy, dans le Blésois. Quoique bon catholique, il prenait plaisir en la compagnie d’un jeune huguenot, son voisin. Celui-ci, qui n’était autre que d’Aubigné, allait souvent au château, et il ne tarda point à tomber amoureux de la fille de Jean Salviati. Il fut galant, et rima mille fadaises que Diane écoutait sans colère. On parla de marier les jeunes gens, mais, à la fin, tout s’est rompu sur le différent de la religion. Alors qu’il espérait unir sa vie à celle de Diane, Agrippa d’Aubigné lui avait adressé le sonnet suivant :
D’Aubigné souffrit cruellement du mauvais succès de son amour et il ne pouvait pas se consoler de la perte de Diane Salviati. Il roula dans la tempête de sa vie, bataillant ou intriguant. On le vit, un instant, du côté des catholiques. Il se lia avec les Guise, et composa, pour les fêtes de la Cour, des ballets et des mascarades. Il se piquait d’être prompt à la répartie. Un jour qu’il se tenait seul sur un banc, trois filles de la Reine,
« qui toutes trois, faisaient cent quarante ans », lui demandèrent, sur un ton de moquerie : — Que contemplez-vous là, monsieur ? Il répondit en parlant du nez : — Les antiquités de Cour, mesdames. Cependant, il ne tarda point à endosser de nouveau son harnais de rebelle ; et, un beau matin, mécontent de ceux de son parti, et abreuvé d’amertume, il voulut prendre du service en Allemagne. Il allait partir, lorsque Amour vint, le brûler d’une nouvelle flamme. Il aima Suzanne de Lezay, de la maison de Vivonne, et il l’épousa. Après sa brouille avec les Salviati, d’Aubigné avais pris part à un tournoi, assez brillamment. La belle Diane, qui était promise à un autre, se trouva parmi les spectateurs, et elle mourut peu de temps après. Agrippa s’imaginait avoir été cause de cette mort. Voici comment :
« Ceste demoiselle, dit-il, apprenant et voyant à l’estime de la Cour les différences de ce qu’elle avait perdu et de ce qu’elle possédoit, amassa une mélancholie dont elle tomba malade, et n’eut santé jusqu’à la mort. »Il raconte, dans un sonnet, que le souvenir de Diane ne cessait de le tourmenter, et qu’il se réveillait au milieu de la nuit, en poussant des soupirs aussi forts que le bruit
Alors, sa femme s’étonnait qu’une morte fût capable de lui disputer le cœur de son mari, et d’Aubigné de répondre :
… Resté veuf, Agrippa d’Aubigné se remaria, à l’âge de soixante et onze ans.
***
À vrai dire, tous ces sonnets et ces petites odes d’Agrippa d’Aubigné n’ont pour nous
arrêter que la signature de l’auteur. Les sonnets ne sont amoureux qu’à la mode du jour,
et les odes, à peine dégrossies, ne laissent pas pourtant d’être fort alambiquées. Dans la
suite de Ronsard, plus d’un poète secondaire a fait mieux.
Agrippa se rendait bien compte de l’imperfection de ses premiers essais, mais il se
flattait d’y faire sentir une fureur agréable. Il dit que l’amour lui avait mis en tête la
poésie, et qu’il avait alors composé son Printemps, « où il y a plusieurs choses moins polies, mais quelque fureur qui sera au gré de plusieurs ». Hélas ! comme on s’abuse ! La fureur bouillonnait sans doute dans ses veines, et elle semble bien refroidie sur le papier. Enfin, ce n’est pas sur le Printemps qu’il faut juger le don poétique d’Agrippa d’Aubigné, c’est sur les Tragiques, qui sont l’œuvre de sa maturité. Les Tragiques furent composés
« à cheval et dans les tranchées ». Ces alexandrins se débandent souvent, et il n’y paraît rien de net. Faut-il en accuser la hâte dans le travail ? Je ne sais. D’Aubigné pouvait faire et défaire, il rayait peut-être dix fois. Mais qu’importe ! Au-dessus du temps et de la méthode, il y a autre chose. Il me semble que cela manquait un peu à d’Aubigné. Il ne s’agit pas de rudesse ou d’un naturel déchaîné. L’auteur des Tragiques n’est pas si sauvage ! Il était du métier, à sa façon. Mais s’il ne possède pas toujours la petite perfection du détail, il ne faut pas se figurer que la grande perfection du vrai génie poétique vient à son aide à tous coups. Après cela, je ne veux pas nier la saveur que nous goûtons dans les Tragiques. Je citerai cette tirade :
***
Pierre de Ronsard était alors la source de toute poésie. C’est là que l’auteur des Tragiques a puisé.
Au plus fort des querelles religieuses, d’Aubigné sut garder intacte son admiration pour
le grand lyrique. Il ne fit point comme certains petits disciples, passés au calvinisme,
qui offensaient
par leurs écrits le maître demeuré bon catholique.
C’est à l’un d’eux que Ronsard disait :
Agrippa d’Aubigné, en dépit de sa secte, criait bien haut sa reconnaissance envers Ronsard, et il disait, à propos des poètes de son temps :
« La première bande sera de la fin du roy François et du règne de Henry second, et lui donnerons pour chef M. de Ronsard que j’ai cogneu privement ayant osé à l’âge de vingt ans lui donner quelques pièces, et luy daigné me respondre. Nostre cognoissance redoubla sur ce que mes premiers amours s’attachèrent à Diane de Talsi, nièce de Mlle de Pré, qui estoit sa Cassandre. Je vous convie et ceux qui me croiront, à lire et relire ce poète sur tous. C’est luy qui a coupé le filet que la France avoit soubs la langue, peut estre d’un stile moins délicat que celuy d’aujourd’hui, mais avec des avantages ausquels je voy céder tout ce qui escrit de ce temps où se trouve plus de fluidité : mais je n’y voy point la fureur poétique, sans laquelle nous ne lisons que des proses bien rimées. »Ces paroles naïves sont touchantes et pourraient me réconcilier avec Agrippa d’Aubigné. Il y a néanmoins une chose qu’il est impossible de celer. Comme poésie, les discours de Ronsard contre les protestants sont le prototype des Tragiques. Et faites attention que la véhémence de l’actualité soutient Agrippa, mais que Ronsard laisse couler les flots d’Hippocrène sur les malheurs des hommes. Écoutons Ronsard :
Quelqu’un que Ronsard appelle un prédicant de Genève, avait publié contre lui un abominable pamphlet, et le poète lui répond :
Ronsard estimait le savoir de Théodore de Bèze, et il lui avait conservé son amitié, tout en condamnant ses opinions. Il lui adresse cette apostrophe sublime :
Ces discours de Ronsard devraient être lus et relus sans cesse, à cause de leur signification et de leur beauté. Mais, d’ordinaire, le lecteur se contente d’un sonnet :
Ou d’une chanson :
Certes, les sonnets amoureux de Ronsard sont remplis de grâce, et ses belles chansons montent à tire-d’aile. Cependant, le véritable génie de ce grand poète ne se découvre entièrement que dans ses Odes sublimes, et dans ses compositions morales, d’une gravité inspirée.
ÉPITAPHEPernette qui savait l’italien et l’espagnol, commençait au moment de sa mort l’étude du grec. Elle était belle comme Louise Labé qu’elle surpassait, dit-on, sur les instruments et par le chant. Maurice Scève, qui la chanta morte, lui avait inspiré pendant sa vie un sentiment tendre, mais tout de poésie. Pernette du Guillet était vertueuse et chaste ; elle demeura fort attachée à son mari, qui, après la mort précoce de sa docte femme, recueillit pieusement ses Rymes et les fit imprimer à Lyon. Si l’on peut dire de la poésie amoureuse de Louise Labé que c’est un torrent de flammes, celle de Pernette du Guillet n’est qu’une onde limpide qui coule sur le gazon et parmi les fleurs, traversée doucement d’un rayon à peine mélancolique. Chez Pernette, les plus sombres vers dissimulent mal un enjouement naïf. On sent que l’auteur laisse son esprit travailler comme le vin nouveau, après avoir mis son cœur en sûreté. Mais la grâce et le charme captivant abondent dans l’œuvre de la jeune femme. Écoutons-la chanter :
de Pernette du Guillet
Quand vous voyez que l’estincelle
Quand vous me voyez tousjours celle
Quand vous voyez que pour moins belle
Quand vous verrez que sans cautelle
Qui dira qu’à plusieurs je tensPour en avoir mon passetemps,Je ne sçay rien moins que cela
Qui dira que j’ay révélé
Qui les jeunes gens importune
Mais qui dira que la vertu
***
Les Dames des Roches florissaient à Poitiers, au déclin du xvie
siècle. Madeleine des Roches semblait la sœur aînée de sa fille Catherine,
qui était son portrait vivant pour les avantages du corps et de l’esprit. La mère et la
fille, tendrement unies, recevaient chez elles les hommes les plus considérables du
temps.
La Lyre que les Dames des Roches faisaient sonner à loisir, ne frémissait
pas toute sous le souffle d’Apollon.
On dit que les Dames étaient fort belles. Cela n’est point incroyable.
Mais ni la beauté d’Hélène de Sparte ni les fureurs lyriques n’étaient nécessaires pour
retenir une docte compagnie où brillaient les Estienne Pasquier, les Achille du Harlay,
les Nicolas Rapin et les Scévole de Sainte-Marthe. D’honnêtes attraits, un talent aimable
et facile, suffisaient sans doute à ces hommes savants et enjoués.
Quoi qu’il en soit, voici quelques échantillons de la manière des Dames des Roches :
A UNE AMIE
Qui n’a rien de certain que l’infidélité !
A MA QUENOUILLELisez maintenant ces quatrains, qui sont du dernier féminisme, ou je n’y entends rien.
Et ces petits vers doux-coulants, comme le Clain paisible :
Plus que par leurs vers, remplis d’ailleurs d’un beau naturel, les Dames des Roches obtiennent l’immortalité par l’aventure de la puce. L’illustrissime « puce des Grands-Jours de Poitiers ». Sainte-Beuve en raconte l’histoire comme il suit :
« Pendant la tenue des Grands-Jours à Poitiers, en 1579, les plus considérables personnages de la magistrature se réunissaient chez les Dames des Roches mère et fille, la fleur et l’ornement du pays poitevin, toutes deux recommandables par leurs vertus, leurs talents et leur beauté. Un soir qu’on y causait poésie et galanterie, comme à l’ordinaire, Étienne Pasquier, alors avocat au Parlement, aperçut une puce sur le sein de Mlle des Roches, et la fit remarquer à la jeune dame, qui en rit beaucoup. Le lendemain, elle et Pasquier apportèrent chacun une petite pièce de vers sur l’accident de la veille. Dès ce moment, ce fut à qui célébrerait la puce de Mlle des Roches. Ces savants élèves de Cujas, ces vertueux sénateurs, Achille de Harlay et Barnabé Brisson à leur tête, se mirent en frais de gentillesse, et placèrent à l’envi le puceron bienheureux au-dessus de la colombe de Bathylle et du moineau de Lesbie. Rapin, Passerat, Pierre Pithou, Scévole de Sainte-Marthe, Joseph Scaliger, Odet Turnèbe, prirent part au divertissement ; je ne sais par quel hasard le président Pibrac n’en fut pas ; quelques-uns, pour varier la fête, joignirent aux vers français et latins des vers espagnols, italiens et grecs. »Un témoin du fait mémorable, le célèbre jurisconsulte Étienne Pasquier lui-même, en a tracé un tableau autrement vivant et significatif que celui du critique :
« M’estant transporté, dit Estienne Pasquier, en la ville de Poitiers, pour me trouver aux Grands-Jours qui se devoient tenir sous la bannière de M. le président de Harlay. je voulus visiter mes Dames des Roches, mère et fille, et après avoir longuement gouverné la fille, l’une des plus belles et sages de notre France, j’aperceu une puce qui s’estoit parquée au beau milieu de son sein ; au moyen de quoy, par forme de risée, je luy dy que vrayement j’estimois cette puce très prudente et très hardie : prudente d’avoir sceu, entre toutes les parties de son corps, choisir cette belle place pour se rafraîchir ; mais très hardie de s’estre mise en si beau jour, parce que, jalouz de son heur, peu s’en falloit que je ne meisse la main sur elle, en délibération de luy faire un mauvais tour, et bien lui prenoit qu’elle estoit en lieu de franchise. Et estant ce propos rejetté d’une bouche à autre par une contention mignarde, finalement, ayant esté l’autheur de la noise, je luy dy que, puisque cette puce avoit receu tant d’heur de se repaistre de son sang, et d’estre réciproquement honorée de nos propos, elle méritoit encore d’estre enchâssée dedans nos papiers et que très volontiers je m’y emploierois, si cette dame voulait de sa part faire le semblable. Chose qu’elle m’accorda libéralement… Quelques personnages de marque voulurent estre de la partie, et s’emploièrent sur le mesme subject à qui mieux mieux, les uns en latin, les autres en français et quelques-uns en l’une et l’autre langue… »
***
Jean Passerat « homme duquel on ne sçaurait assez honorer les vers, soient Latins ou François, quand il en a voulu faire4 », naquit à Troyes en 1534. Passerat était fort savant ; il remplaça Ramus dans sa chaire du Collège royal. Émule des Sannazar et des Vida comme poète latin, il a rimé en français plusieurs morceaux charmants, d’un goût délicat, d’une couleur vive, spirituels et enjoués. On l’a comparé à La Fontaine, et c’est à tort, selon moi. Je ne parle pas de leurs arts respectifs ; la différence en cela saute aux yeux. Je veux dire que la malice de Passerat me semble trop bonne fille, trop en dehors, exempte de toute amertume psychologique, pour être celle du fabuliste. Il avait écrit également des vers grecs, c’est pourquoi Vauquelin de La Fresnaye dit, dans son Art Poétique, que Passerat avait
« trois langages divers ». Ami particulier de Ronsard, il était lié avec les principaux adeptes de la Pléiade. Cependant, son humeur l’attachait toujours aux gaillardises de l’ancienne littérature. Rabelais qui avait restauré, à souhait pour un érudit, cette littérature, était bien l’homme de Passerat. Il commenta, dit-on, le Pantagruel, et nous tenons de Colletet, à ce sujet l’anecdote suivante :
« La lecture des œuvres de Rabelais, dit Colletet dans sa Vie de Passerat, lui avait autrefois plu si fort, et il en avait tellement approfondi les mystères cachés, que sur cet ouvrage folâtre, il avait dressé de doctes commentaires qu’il conservait curieusement dans son cabinet, et qu’il ne communiquait qu’à ses plus intimes amis. Mais comme il vint à examiner sa conscience, et à considérer le peu d’édification ou plutôt le scandale que pouvoit causer cet ouvrage s’il advenoit qu’il fût un jour publié, il se résolut de le supprimer, d’autant plus que son dévot confesseur faisoit difficulté de lui donner l’absolution. Dans cette pieuse réflexion, il fit brûler en sa présence cet illégitime enfant de son bel esprit, et voulut prouver par cette action, véritablement chrétienne, qu’il préféroit la qualité d’homme de bien à celle de docte interprète. »Les poésies françaises de Passerat se composent de Vers de chasse et d’amour, publiés à Paris en 1597 et d’un volume d’Œuvres poétiques, publié en 1607 et 1606. Commençons par la célèbre Villanelle :
Les scholies et les lexiques n’empêchaient point le bon Passerat de prendre part à la vie publique. Il le fit avec assez d’ardeur ; notamment par sa collaboration à la Satyre Ménippée. Ses adversaires l’ont accusé d’athéisme. Mais s’il ne fut point ligueur, il demeura, certes, bon catholique.Je veux aller après elle.
Je veux aller après elle.
Je veux aller après elle.
Je veux aller après elle.
« Quant à sa religion, dit Goujet, il est sûr qu’il a toujours été sincèrement ennemi des nouvelles opinions et très attaché à la foi de l’Église catholique. »Les mercenaires allemands qui désolaient alors le pays, étaient pour notre poète, non seulement de désagréables pillards, mais de méchants hérétiques. Et il les envoie gentiment se faire pendre ailleurs :
SAUVEGARDE POUR LA MAISON DE BAIGNOLET CONTRE LES REISTRESVoici maintenant un Sonnet et une Ode. Le Sonnet est ouvrage de bonne main, d’un tour inattendu, presque unique parmi les productions contemporaines. L’Ode est bien plutôt une Chanson, mais délicieuse :
SONNET
Si vous reconnaissez un oiseau entre vous
ODE DU PREMIER JOUR DE MAYPasserat avait perdu un œil en jouant à la paume. Il avait le visage fort rouge et les traits gros.
Mais écoute comme sur tous
A la vieillesse ;
« Cela me fait croire, dit un biographe, qu’il ne faisait des vers galants, que pour badiner, sans qu’il y eût aucun amour en son fait ; ou peut-être pour d’autres. »Ces conjectures ont scandalisé Sainte-Beuve, qui n’était pas beau, mais fort amoureux. La haine entre philologues est sans merci. On a prétendu que, hors Cicéron, Passerat ne savait rien. Il avait pourtant relu Plaute plus de quarante fois. Aveugle, paralysé, presque sans ressources, Passerat mourut à l’âge de soixante-huit ans. Lestoile consigne cette mort fort plaisamment :
« M. Passerat, écrit-il, homme docte et des plus déliés esprits de ce siècle, bon philosophe et grand poète, mourut à Paris, ayant langui longtemps et perdu la vue avant de mourir de trop étudier, et aussi (disent quelques-uns) de trop boire : vice naturel à ceux qui excellent en l’art de poésie, comme ce bon homme, duquel la sépulture est aux Jacobins. »
***
Gilles Durant, sieur de la Bergerie, naquit à Clermont en 1550. Il étudia le droit à
Bourges, sous Cujas, puis il plaida au barreau de Paris avec beaucoup de succès. Pourtant
il s’écrie :
Les Poésies de Gilles Durant furent publiées à Paris en 1587 et 1594. Elles contiennent ses vers d’amour adressés à Charlotte puis à Camille, ainsi que diverses élégies et odes. De tout temps les poètes célébrèrent leur fleur de prédilection. Nous avons l’agréable Ballade de Froissart sur la marguerite. Gilles Durant chante le souci aux pâles couleurs :Quand ils devraient m’amasser
Le thème de la chanson suivante est un de ces précieux lieux communs qui causent la ruine du mauvais poète, lorsqu’ils ne s’attirent pas son mépris, mais que le véritable talent sait toujours renouveler.
Te dois-je nommer malheureuse
Toujours ta face languissante
D’autant plus que tu m’es semblable
Ce Gilles Durant est vraiment plein de grâce, de finesse, de sage mélancolie. Il est maître de son art. Mais ce n’est pas un de ces poètes prédestinés, glorieuses victimes d’Apollon quiAllons tandis que dure
Mais notre jour,
Entre elles plusEt plus n’ont connaissance
Encore cette envieLes aille tourmentant.
Jamais un mort
Puisque plus on ne baiseSentons-nous pas
leur fait saigner tout le sang du cœur. Il le sait et le dit en riant, et très sincèrement, je crois :
Comme Passerat, Gilles Durant avait collaboré à la Satyre Ménippée. Il y donna un petit chef-d’œuvre de malice intitulé : A Mademoiselle ma commère, sur le trespas de son asne, regret funèbre. Je vous parlerai peut-être un jour de cette Satyre Ménippée, pour vous faire relire quelques-uns des vers qui rémaillent, et qui me paraissent très supérieurs à la prose.Tant de vers que je brouillasseNe viennent pas de si loin.
J.-A. de Baïf — Olivier de Magny — Remy Belleau
Ainsi parle l’Amour vengeur de Jean-Antoine de Baïf. Ce poète étudia en compagnie de Pierre de Ronsard au collège de Coqueret, où Dorat faisait puiser à ses élèves nonJe te dirai devant que m’en aller :
ès-rivières des Latins, mais aux fontaines des Grecs. Ronsard, quoique plus âgé, n’était pas aussi avancé que Baïf dans la connaissance des lettres anciennes. Il écoutait donc celui-ci volontiers ; et, en échange, il lui apprenait
les moyens qu’il savait pour s’acheminer à la poésie française. Nourri dès sa première jeunesse à la Cour, Ronsard était habitué à veiller tard. Il continuait à lire et à écrire jusqu’à deux ou trois heures après minuit, et en allant se coucher il réveillait Baïf qui se levait, prenait la chandelle et
ne laissait refroidir la place. Baïf, instruit et d’un esprit enclin aux tentatives, n’était pas très naturellement poète. Il se tourmentait sans cesse, brûlant de hasarder toutes sortes de bagatelles. Il rêvait de réformer l’orthographe selon les principes du savant Ramus, et d’adapter les pieds et les mesures de l’ancienne poésie. À partir de l’année 1567, il se prit à composer quantité de vers mesurés que Thibault de Courville mettait en musique. C’est pour la défense de ses théories que Baïf a fondé son Académie de musique et de poésie, première ébauche en quelque sorte de l’Académie française et du Conservatoire. Les vers mesurés de Baïf prouvent encore une fois la vanité de toutes ces expériences. Et pourtant ils ne manquent pas d’une certaine exactitude. En voici un échantillon :
Le poète était le fils de ce Lazare de Baïf qui fut ambassadeur à Venise. C’est dans cette ville que le poète naquit. Lazare de Baïf quitta Venise au bout de deux années ; il revint en France et fut nommé conseiller au Parlement. Puis il est envoyé à la diète de Spire. En 1541, il rentre de nouveau. Nommé maître des requêtes ordinaires de l’hôtel du Roi, il s’établit à Paris. À Rome, Lazare de Baïf avait reçu les leçons de Marc Musurus. Ami des lettres et des sciences, il a laissé divers traités d’archéologie grecque et romaine. Il a traduit en vers l’Électre de Sophocle et l’Hécube d’Euripide. Des épitaphes, des ballades et d’autres pièces complètent son bagage poétique. Lazare de Baïf mourut en 1547. Le poète avait hérité de son père une assez belle maison située sur la paroisse de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et il avait fait graver sous chaque fenêtre, en gros caractères, divers passages d’Homère, d’Anacréon et de Pindare. C’est dans cette maison que Baïf établit son Académie qui compta parmi ses membres Pierre de Ronsard, Guy de Pibrac, Philippe Desportes, Jacques Davy, du Perron et plusieurs autres savants et poètes contemporains. Colletet nous apprend que Charles IX, qui estimait Baïf, lui fit diverses gratifications et l’honora de la qualité de secrétaire ordinaire de sa chambre. Après Charles IX, Henri III lui continua ses faveurs. Il le faisait respecter de toute sa Cour, et il allait le voir dans sa maisonPlus que l’étoile qu’on voit
Ainsi de votre beauté
Puisque ces yeux attrayants
« où il le trouvait toujours en la compagnie des Muses et parmi les doux concerts des enfants de la musique qu’il aimait et qu’il entendait à merveille ». Ce prince libéral donnait à Baïf de bons gages et lui procurait le moyen
« d’entretenir aux études quelques gens de lettres, de régaler chez lui tous les savants de son siècle et de tenir bonne table ». C’est ainsi que Baïf eut l’idée de former son Académie. Henri III en approuva l’Institution écrite sur un beau vélin, en la signant de sa propre main. Catherine de Médicis et le duc de Joyeuse en firent autant. Pendant les troubles qui suivirent la mort du Roi, l’Académie fut dissoute, et l’Institution sur beau vélin eut un sort bizarre. Elle fut vendue, avec d’autres manuscrits, à un pâtissier, par le fils naturel du poète Philippe Desportes. Jean-Antoine de Baïf ne se lassait pas d’écrire. Nous avons de lui des Amours, des Mimes, des Passe-Temps, des Jeux, des Églogues, des Psaumes, des Chansonnettes, des Poèmes mêlés et copieux. Il a traduit, gravement, l’Antigone de Sophocle, et, naïvement, l’Eunuque de Térence. Le 28 janvier 1567, il fit représenter en l’hôtel de Guise et devant le Roi, le Brave, pièce imitée de Plaute. Avant de quitter Baïf, je vous citerai encore quelques-uns de ses vers, non plus mesurés, mais tout bonnement rimés à l’ancienne mode. Il me semble qu’un air de douceur à la Pétrarque les enveloppe :
On ne connaît pas avec précision, je crois, la date de naissance d’Olivier de Magny. Il naquit vers l’année 1530, probablement. Il était de Cahors, en Quercy, comme Clément Marot et Hugues Salel. Ce dernier lui servit de maître et favorisa son goût pour les lettres et la poésie. Magny avait à peine vingt ans lorsqu’il accompagna le conseiller d’État Jean d’Avançon à Rome. Il y rencontra Joachim du Bellay qui s’y trouvait avec son oncle le cardinal. Tous les souvenirs antiques, toute la pompe romaine ne parvinrent point à les séduire. Joachim du Bellay regrettait toujours l’ardoise fine de son Anjou, et Olivier de Magny l’intimité du paysage natal. Les deux poètes se lamentaient harmonieusement aux bords du Tibre, et ils se comparaient à quelque cygne expirant. À Lyon, Olivier de Magny aima la docte et belle Louise Labé. C’est une aventure dont l’obscurité rehausse l’enchantement. On dit que c’est pour Louise Labé que Magny composa ces vers :
Comme Ronsard, comme du Bellay, comme tous les autres de son temps, Olivier de Magny montait sur le coupeau d’Hélicon et il invoquait les dieux et les déesses :
Magny mourut fort jeune. Il était alors secrétaire du Roi. L’œuvre poétique de Magny forme quatre recueils : les Amours, publiés à Paris en 1533 ; les Gayetés, en 1554 ; les Soupirs, en 1557, et les Odes, en 1559. Ce n’est pas dans la trompette d’airain, mais ce n’est pas non plus dans une flûte d’os de biche que Magny a soufflé lorsqu’il a composé son poème sur Bacchus. Certes, ses lèvres animaient alors des roseaux dignes du dieu :
Que Marguerite puisse prendre
Remy Belleau, le gentil Belleau, comme on disait, fut une assez vive lueur de la Pléiade. Ronsard l’appelait :
le peintre de la nature, à cause de tous ces petits tableaux champêtres, aux couleurs agréables, dont il semait ses compositions poétiques. La célèbre pièce : Avril, est sans contredit le chef-d’œuvre de Remy Belleau. Il n’est pas toujours aussi heureux ni fertile, et il arrive à sa flûte de s’enrouer. Belleau a décrit avec art les pierres précieuses : l’améthyste, la perle, le rubis, l’agate… Voici quelques strophes de sa pièce sur l’agate :
Dans Les Pierres Précieuses, Remy Belleau se montre en somme un précurseur de nos modernes parnassiens, en ce qui regarde la versification et une certaine manière de disposer les détails. Les anciens tenaient Anacréon pour un très grand poète, et ils le nommaient gloire de l’Ionie. Ils voulaient sur son tombeau les violettes vespérales, les myrtes humides de rosée, les fleurs pourpres de la prairie, le calice de la rose. Antipater de Sidon enlace de lierre flexible le cippe du vieillard de Téos, et Simonide dit à la vigne de porter, dans le sépulcre même, à cet ami de l’ivresse, la belle grappe détachée du pampre. Anacréon avait aimé tendrement la lyre et traversé la vie en chantant. C’est en 1554 que le docte Henri Estienne publia les poésies d’Anacréon, qu’il venait de découvrir. L’authenticité de ces gracieuses compositions est mise en doute. Il faut apparemment chercher le véritable Anacréon dans les fragments conservés par quelques auteurs de l’antiquité ; et, peut-être aussi, dans les seize épigrammes de l’Anthologie. Quoi qu’il en soit, les disciples de la Pléiade, sans trop se soucier, goûtèrent avec délice la nouveauté que le bon Henri Estienne leur offrait. Ils se mirent incontinent à tourner en français, chacun selon son pouvoir, les odelettes anacréontiques. Remy Belleau en donna une traduction ou imitation complète. Avec des lacunes, certes, elle n’est pas à dédaigner. Voyez comme Belleau fait parler gentiment la colombe :
Belleau a rendu aussi avec verve l’épisode de l’Amour piqué :Que me vaudrait désormais
Ronsard brillait encore au zénith comme imitateur d’Anacréon. Du Bellay y montrait ses séductions ordinaires, et Gilles Durant son gentil esprit. D’autres entraient également en émulation, et, parmi les plus fins, Vauquelin de La Fresnaye qui chantait :
Vauquelin de La Fresnaye vivait retiré dans son pays de Normandie. Son style est souvent rude, mais plein de sève. Ce poète a des images nettes et une naïveté fort plaisante. Son Art poétique mérite encore d’être consulté.
« Comme nous allions, raconte-t-il, vers la porte du quai, nous rencontrâmes, au détour d’une petite rue, le Saint-Sacrement que le prêtre apportait à un malade ; nous fûmes assez surpris à cette cérémonie, car nous étions huguenots, Clitiphon et moi, mais lui surtout avec une opiniâtreté invincible, ce qu’il témoigna très mal à propos en cette rencontre ; car tout le monde se mettant à genoux en l’honneur de ce sacré mystère, je me rangeai contre une maison, nu-tête et un peu incliné, par une révérence que je croyais devoir à la coutume reçue et à la religion du prince (Dieu ne m’avait pas encore fait la grâce de me recevoir au giron de son Eglise), Clitiphon voulut insolemment passer par la rue où tout le monde était prosterné, sans s’humilier d’aucune apparence de salut. Un homme du peuple, comme souvent ces gens-là, par aveuglement de zèle, se laissent plus émouvoir à la colère qu’à la pitié, saute à la tête de Clitiphon, lui jette son chapeau par terre et ensuite se prend à crier au calviniste. Toute la rue se soulève et, sans la faveur d’un vieil homme de longue robe, qui se trouva là inopinément, on l’eût sans doute lapidé. Ce bonhomme fit semblant de se saisir de la personne de Clitiphon pour le mettre en prison et en répondit sur sa vie pour apaiser les plus séditieux qui commençaient à le traîner vers la Maison de Ville, où étaient les prisons de cette ville-là. Clitiphon parmi tout ce danger avait de la peine à se repentir de sa faute. Mais le bonhomme, qui s’était beaucoup hasardé pour lui rendre ce bon office, se montra si sage qu’il ne parut aucunement touché de l’obstination brutale où Clitiphon persévérait toujours ; seulement, il le pria deux ou trois fois de se contraindre un peu devant ce peuple, pour n’être pas occasion de nous faire tous assommer. »Le talent poétique de Théophile de Viau consiste surtout à une succession (on pourrait dire accumulation) d’images brillantes, ou plutôt brillantées. Cette manière, si en contraste avec celle plus sobre de l’art classique au xviie siècle, surprit et fit extravaguer l’ignorance des Romantiques, au temps où ils venaient de découvrir, pour s’en réclamer, toute la bande obscure des rimeurs Louis XIII. Théophile Gautier (il est vrai qu’il n’avait point achevé de jeter sa gourme) en délira. Quant à Sainte-Beuve, il fut plus circonspect et remit les choses en place. Disons que ce pittoresque, souvent défraîchi, venait, à Théophile de Viau et à ses émules, du xvie siècle finissant. Mais comme alors les derniers héritiers directs de la Pléiade savaient encore observer la décence et fuir une improvisation de mauvais aloi ! Malgré toutes réserves et toutes répugnances, malgré les objections les plus fortes, il faut avouer que Théophile, ainsi que quelques autres parmi ses contemporains, avait reçu le don de poésie, vicié certes, mais véritable. Théophile n’est pas si primesautier ou plein de fraîcheur que quelques-uns l’affirment, ni Boileau-Despréaux si morne et rébarbatif que plusieurs, hier encore, se flattaient de le penser. Hélas ! la juste opinion a sa tare comme la fausse. Saisir un avis et l’appliquer chaque fois à point, mais c’est le diable !
***
Plus d’un parle encore de Théophile, et avec assez d’ostentation, mais en continuant
d’ignorer ses ouvrages, sauf quelques morceaux cités par Gautier et principalement La Solitude.
À la vérité cette pièce qui est fort longue et que Gautier a su émonder avec
discernement, enferme plus d’une image poétique vive et harmonieuse.
La première strophe en est belle :
Dans ses paysages, Théophile de Viau nous montre, comme d’ailleurs tous ses contemporains, un mélange de faux et de vrai qui ne laisse pas d’être curieux à noter. Dans un décor de toile et de carton-pâte, au milieu des concetti et des pointes, il trouve moyen de faire entendre parfois la voix naturelle des choses. Je chercherai quelques exemples dans une série d’odes intitulée : La maison de Sylvie.
On comprend l’éblouissement de la jeunesse romantique devant de pareils vers : elle y trouvait un modèle de débraillé et de truculent cher à ses propres aspirations. Cependant, Théophile de Viau vivait en un temps où les plus abandonnés gardaient encore comme un arrière-goût de style. Ce que le romantisme a goûté chez les petits poètes Louis XIII, ce que les ignorants y goûtent encore aujourd’hui, c’est surtout le plaisir de la surprise.
« Ce qui fait les grandes beautés, dit Montesquieu, c’est lorsqu’une chose est telle que la surprise est d’abord médiocre, qu’elle se soutient, augmente, et nous mène ensuite à l’admiration. Les ouvrages de Raphaël frappent peu au premier coup d’œil : il imite si bien la nature que l’on n’en est pas d’abord plus étonné que si l’on voyait l’objet même, lequel ne causerait point de surprise. Mais une expression extraordinaire, un coloris plus fort, une attitude bizarre d’un peintre moins bon nous saisit du premier coup d’œil, parce qu’on n’a pas coutume de la voir ailleurs. On peut comparer Raphaël à Virgile, et les peintres de Venise, avec leurs attitudes forcées, à Lucain : Virgile, plus naturel, frappe d’abord moins, pour frapper ensuite plus ; Lucain frappe plus, pour frapper ensuite moins. »Ne soyons pas tout à fait intolérants avec la nouveauté, même équivoque. Et j’ajouterai : Admettons une pointe de mauvais goût capable de relever à l’occasion le beau immuable. Mais il ne faut pas qu’elle l’encanaille.
***
Certes la tragédie de Pyrame et Thisbé contribua peu à la gloire de
Théophile de Viau. Cependant, il ne serait pas exagéré de dire qu’elle le garda de l’oubli
mieux que toute autre de ses œuvres. Et cela, à cause d’un hémistiche qui est devenu
proverbial, ayant fait sourire les doctes et les ignorants.
Le passage suivant de Boileau finira de vous rappeler cette affaire.
« Veut-on voir, dit-il, combien une pensée fausse est froide et puérile ? Je ne saurais rapporter un exemple qui le fasse mieux sentir que deux vers du poète Théophile, dans sa tragédie intitulée Pyrame et Thisbé, lorsque cette malheureuse amante ayant ramassé le poignard encore tout sanglant dont Pyrame s’est tué, elle querelle ainsi ce poignard :À la vérité ce :« Toutes les glaces du Nord ensemble ne sont pas, à mon sens, plus froides que cette pensée. Quelle extravagance, bon Dieu ! de vouloir que la rougeur du sang dont est teint le poignard d’un homme qui vient de s’en tuer lui-même soit un effet de la honte qu’a ce poignard de l’avoir tué ! »
Il en rougit, le traître !lu à sa place, ne doit pas surprendre outre mesure dans une œuvre écrite tout entière dans un style renchérissant sur les préciosités les plus forcées. Avouons maintenant qu’il se rencontre dans Shakespeare, dans quelques Espagnols, et dans Racine même deux ou trois fois, de pareilles « extravagances » et qui, à force de génie, touchent au sublime. Mais il est vrai de dire qu’il vaudra toujours mieux se tenir dans la juste mesure.
***
Théophile professait qu’il fallait que le discours fût ferme et le sens naturel et
facile ; il rejetait les afféteries « qui ne sont que mollesse et qu’artifice »comme par exemple :
L’aurore toute d’or et d’azur, brodée de perles et de rubis, paraissait aux portes de l’Orient. Les étoiles, éblouies d’une plus vive clarté, laissaient effacer leur blancheur et devenaient peu à peu de la couleur du ciel, etc. Le plaisant est qu’il se trouvait être justement plein à l’excès de toutes ces molles afféteries et que son discours manquait surtout de fermeté et de bon naturel. Au surplus, Théophile, comme firent de tout temps les poètes étourdis et sans doctrine, n’oublie point de s’écrier :
« Il faut écrire à la moderne. »Et là-dessus il part en guerre contre la mythologie. Mais malheureux ! Racine, qui s’en est servi sans se demander ce que c’est que d’écrire à la moderne, fut le plus de son temps et le plus vraiment original, bien que ne répugnant pas à « ces larcins qu’on appelle imitation des auteurs anciens », comme tu dis. Car ce n’est point quelque ornement, une métaphore ou une invocation, mais bien la qualité rare de l’âme du poète qui font son originalité. Ah ! que ces éternels modernistes prêtent à rire ! Ils tremblent de devoir la moindre des choses à l’antiquité et ils se contentent de promener, la mine étonnée, les oripeaux de la veille.
« Il ne faut voir que les vers de M. de Saint-Amant pour connaître qu’il a pris dans le ciel plus subtilement que Prométhée ce feu divin qui brille dans ses ouvrages… »Voilà comment parlait le père Faret ; et il est certain que Saint-Amant a joui d’une vogue véritable, quoique fugitive. Enfin, depuis le Romantisme, ces vieux poètes Louis XIII, fournissent encore des quiproquos, pour ainsi dire. Nous voyons que l’on vante leur initiative ou leur libre esprit, et ils ne furent peut-être que les ravaudeurs de la Pléiade. Dans sa première fougue, Gautier s’extasiait sur Saint-Amant et les autres, sur la richesse et l’inespéré de leurs rimes. Sainte-Beuve se montra plus sage et remit les choses en place. Il remarqua fort bien que ces poètes étaient une fin et non un commencement. Il les appelle
« une postérité dégradée de Régnier ». C’est, ma foi, trop d’honneur. Et, à propos : ceux qu’un air hardi et une large envergure séduisent tant, devraient, je crois, se contenter de ce Mathurin Régnier. Il est, lui, un vrai grand poète, malgré ses lacunes ; et les coups d’aile parfois impatients de ses vers ne les détournent point des cimes. … Tout cela n’empêche nullement un bon choix de quelque poète suspect, mais qui a tenu sa place dans l’histoire, d’être fort précieux.
***
Cette fameuse ode sur la Solitude fut composée à Belle-Isle-en-Mer où Saint-Amant avait suivi le duc de Retz. Mais ni la mélancolie des vieux châteaux ruinés aux fentes comblées par les couleuvres et les hiboux, ni les cris funèbres de l’orfraie, ni l’aspect abrupt des rocs sapés par les vagues, ne parvenaient à faire oublier au poète sa plus forte passion qui était de boire : le vin lui donnait de l’enthousiasme. En compagnie du maréchal de Belle-Isle, il montait sur une vieille crédence. Une petite table chargée de bouteilles était là dressée. Le maréchal et le poète s’asseyaient, chacun sur sa chaise, et c’étaient souvent des séances de vingt-quatre heures. Quelquefois, la table ne manquait pas de s’en aller par terre, entraînant les buveurs dans une jonchée de pots. Saint-Amant fréquentait aussi chez le nommé La Plante qui tenait un cabaret dans un bourg voisin de Belle-Isle. Dans ce cabaret il buvait et fumait à son aise. Il y rima mainte chanson, et ce joli sonnet :
Contre qui les ans mutinés
Pour une bergère insensible
La pièce sur le Melon est vive et colorée, avec un air d’audace. Elle n’est pourtant qu’à la façon de ces Gayetés dont Ronsard et ses amis furent à peu près les inventeurs :
***
Quant au Moïse sauvé, c’est un long poème tout à fait dans le goût de
l’époque. Saint-Amant l’avait travaillé et retravaillé à s’en fantasier
le cerveau. Il voulait pour son ouvrage un titre battant neuf, et il finit par l’appeler
Idylle héroïque. Il avait auparavant consulté là-dessus l’Académie.
Dans la préface de ce Moïse sauvé, le poète nous fait part de son
humeur indépendante. Quoi ! apprendre son art d’Homère ou de Virgile ? fi donc ! Mais
suivre les exemples du Cavalier Marin, voilà qui est original.
« Le péril où je me trouve est imminent. Au moment où je vous écris, les cloches sonnent pour la vingt-deuxième personne aujourd’hui ; ce sera pour moi demain peut-être. Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! »Quoique plus jeune que Corneille, Rotrou le précéda dans la carrière. C’est sans doute pourquoi l’on rencontre chez lui un plus grand nombre d’expressions surannées que chez l’autre. Mais pour le caractère général, le style de Rotrou est en avance, j’ose dire, sur celui de Corneille. L’auteur de Venceslas avait été nourri dans la langue corrompue de cette génération poétique qui réagit un moment, par paresse et ignorance, je crois, contre la rigueur de Malherbe. Mais tous ces mauvais exemples ne gâtèrent le goût inné de Rotrou que superficiellement. Son vers a de la souplesse, du nombre et de l’harmonie. Il y a de la mesure dans la conduite de ses pièces, et sa fantaisie évite l’extravagance. Quelques retouches délicatement posées, et beaucoup de ses ouvrages seraient au point. Marmontel, qui s’y essaya sans succès, n’était pas né poète. … Elle est charmante cette comédie sentimentale qu’on appelait alors tragi-comédie. Le romantisme a repris ce genre sous une autre forme, mais trop lourdement, ou, peut-être, trop légèrement. Cependant Rotrou avait ébauché là quelque chose qui ne doit pas être perdu. … Les premières comédies de Corneille sont trop grises. Le Menteur, qui est un chef-d’œuvre, ce n’est pas cela. Et Regnard ?
« Sans couvrir d’un voile — s’écrie Antigone dans les Phéniciennes d’Euripide — mes joues délicates, où mes cheveux tombent en boucles, sans avoir souci, comme il convient à une jeune fille, de la rougeur qui, sous mes paupières, colore mon visage, j’accours, bacchante de la mort, rejetant les liens de ma chevelure, et laissant flotter les plis éclatants de ma riche tunique, pour accompagner de mes longs gémissements cette pompe funèbre. Hélas ! hélas ! ô Polynice… »J’ai dit que l’Antigone de Rotrou n’était point parfaite. Mais il y a lieu de retenir plus d’un passage. Ce dialogue bref, par exemple :
ÆTEOCLE POLYNICE ÆTEOCLE Qu’un POLYNICE ÆTEOCLE Et plus souvent un POLYNICE ÆTEOCLE Et moi POLYNICE Tu ne teEt ces stances à la Fortune que récite Antigone,
en deuil dans sa chambre:
La prophétie de Tirésias à Créon est vigoureusement renouvÉlée de Sophocle :Qui fais tout par aveuglement,Il faudra qu’elle nous relève
Enfin la dernière scène, entre Créon et son fils qui se lamente sur le corps d’Antigone, sa fiancée, est d’une grande beauté :
CRÉON HÉMON, tirant son épée.Ce dernier vers, c’est du sublime. Voici encore quatre beaux vers que l’amant expirant adresse à la morte adorée :
Hémon parlant ainsi au cadavre d’Antigone, c’est presque Roméo penché sur les traits pâlis de Juliette. Mais ne respire-t-on pas dans toute cette scène comme un air shakespearien ? D’ailleurs, les rencontres avec Shakespeare ne sont pas rares dans Rotrou. Avait-il donc connu l’œuvre du grand tragique ? La vaine curiosité ! Ô Jean Rotrou, doux héros ! tu es le trait d’union entre Corneille et Racine, et le temps ne cessera point de mettre sur ton front, chaque jour, de plus fraîches couleurs.
Si l’on doit préférer le médiocre parfait au sublime qui a quelques défauts.Remarquons tout d’abord que la question est fort mal posée, sinon oiseuse. Longin conclut naturellement : que le sublime remporte, alors même qu’il ne se soutient pas également partout. Bacchylide, dit-il, et Ion le tragique, ne font jamais de faux pas, et n’ont rien qui ne soit écrit avec beaucoup d’élégance et d’agrément. Il n’en est pas ainsi de Pindare et de Sophocle car au milieu de leur plus grande violence, durant qu’ils tonnent et qu’ils foudroient, pour ainsi dire, souvent leur ardeur vient mal à propos à s’éteindre, et ils tombent malheureusement. Et toutefois y a-t-il un homme de bon sens capable de préférer les premiers aux seconds ? Je ne sais pas si Bacchylide et Ion marchaient constamment si droit ! Mais quoique plus éloigné que Longin de l’antiquité, j’ose affirmer que Pindare et Sophocle ne tombent point si souvent, ni aussi malheureusement qu’il le dit. Ces deux poètes, qui sont de sublimes génies, montrent également, d’un bout à l’autre de leurs œuvres, qu’ils se faisaient scrupule d’approfondir tous les secrets de leur art, les petits autant que les grands. Longin a donc mal choisi ses exemples. La faute en est à sa question qui est mal posée, comme je l’ai déjà dit. À la vérité, il y a peu de vrais génies sans assurance dans la partie matérielle de leur art ; et les simples talents sont bien moins adroits qu’on ne croit. Quand on dit d’un versificateur : sa forme est parfaite, il y a, certes, confusion. Les demi-connaisseurs s’abusent facilement sur le véritable métier en poésie ou dans les arts. Ils admirent sans peine des tours de main aisés à attraper, et qui ne sont rien. Non, sans une part de génie, il n’y a pas de parfait réellement dans l’exécution artistique. Mais il y a des génies qui exécutent imparfaitement ou même mal. Eh bien ! pour sortir des termes vagues et prendre, en quelque sorte, le taureau par les cornes, je vous demande : doit-on égaler Corneille qui est un sublime génie, mais plein de taches, même dans ses plus beaux endroits, à Racine qui fait voir, partout, avec un pareil génie, la plus grande perfection ? C’est l’inutile question de Longin qui m’a conduit à poser la mienne. Mais je n’ai pas l’intention de la résoudre.
***
Certes, ce n’est point par son Œdipe que Corneille peut prendre
l’avantage sur Racine.
Voyons comment l’auteur du Cid se tire de ce sujet terrible d’Œdipe où
il innove sans grand discernement :
La scène ne s’ouvre point, comme dans Sophocle, par un émouvant dialogue entre le roi
parricide et incestueux, mais ignorant de ses
crimes, et le grand prêtre. Ce
sont des paroles d’amour, des madrigaux assez fades, que Corneille nous fait entendre ;
c’est ainsi qu’il prélude aux péripéties effrayantes qui vont se dérouler.
Voici les vers que Thésée, prince d’Athènes et amant de Dircé, débite à cette
princesse ;
Dircé lui répond sur le même ton, et tous les deux recommencent. Comme Voltaire a raison, dans ses Commentaires, lorsqu’il dit :
« Cette scène est une contestation entre deux amants, qui ressemble aux conversations de Clélie ; rien ne serait plus froid même dans un sujet galant, à plus forte raison dans le sujet le plus terrible de l’antiquité… Racine même y aurait échoué avec ses vers élégants : comment donc put-on supporter une si plate galanterie, débitée en si mauvais vers ?… »Il faut savoir que Corneille fait de Dircé une fille de Laïus, et la seule héritière de sa couronne, et qu’il se réjouit d’avoir imaginé l’heureux épisode des amours de cette princesse avec Thésée. Quel aveuglement ! Mais que dire, puisque Racine lui-même a donné dans ce travers ? Son originalité pourtant était assez substantielle, et il pouvait dédaigner des trouvailles telles que le personnage d’Aricie, et surtout celui d’Ériphile. La différence est qu’il n’y a pas moyen, pour Corneille, lorsqu’il se trompe de se sauver par la grâce, et que la séduction de Racine ne connaît pas d’obstacle. Donc, Dircé et Thésée font assaut de beaux sentiments. Dircé veut éloigner Thésée pour lui éviter les dangers de la peste qui ravage Thèbes ; celui-ci ne consent point à la laisser exposée à ces mêmes dangers : il lui dit en vers détestables :
On trouve, un peu avant, quelques vers dits par Dircé, qui ne manquent pas d’accent :
Enfin Dircé s’en va trouver la reine sa mère, et Œdipe arrive accompagné de Cléante, son confident. La conversation s’engage, et c’est une vraie scène de médiocre comédie bourgeoise. Œdipe veut placer ses propres filles, et son déplaisir est grand, lorsque Thésée lui avoue sa passion pour Dircé. Thésée dit à Œdipe :
C’est inconcevable ! Et cela s’aggrave par la ridicule réponse d’Œdipe qui commence ainsi :
Œdipe, resté seul avec Cléante, lui dit avec inquiétude :
Et Cléante lui répond que, sans doute, Dircé, comme fille de Laïus :
Après cela, Œdipe raconte l’histoire du sphinx. Il y a de beaux vers dans ce récit :
Ce qui est singulier, c’est que, dans la pièce, Dircé est promise à Amon, le tendre fiancé d’Antigone. Jocaste, qui survient, explique à Œdipe qu’Amon est fort à plaindre, mais que l’on peut excuser Dircé de donner la préférence à Thésée :
Une querelle de ménage a lieu entre Jocaste et Œdipe. Puis arrive un autre confident, Dymas, qui apporte de mauvaises nouvelles de l’oracle :
ŒDIPE DYMASŒdipe semble croire que les dieux sont irrités contre Jocaste qui a trompé leurs augures, en faisant périr son fils. Puis il décide d’évoquer l’ombre de Laïus. Le deuxième acte commence par une scène où Dircé tient tête à Œdipe, son beau-père, et ne lui cache point qu’elle n’éprouve pour lui ni amitié, ni estime. Il ne s’agit, dans cette scène, que du mariage de la princesse ; la peste qui ravage Thèbes et les oracles qui menacent le Roi, sont bien oubliés. À la fin pourtant Œdipe dit comme en passant :ŒDIPE Aucune. DYMAS Ils sont
Ce devin avait reçu l’ordre d’évoquer l’ombre de Laïus. Nous apprenons bientôt que l’ombre implacable de Laïus demande une victime de son sang. Dircé offre généreusement sa vie, et l’amoureux Thésée survient pour empêcher ce sacrifice. Au troisième acte, il y a des stances, mais ce ne sont point celles de Polyeucte. Puis Jocaste veut détourner sa fille de son funeste dessein. Œdipe s’en mêle et Dircé, qui s’obstine, lui dit ironiquement :
Enfin, après tant de hors-d’œuvre, Corneille rentre dans le sujet de sa pièce :
ŒDIPE JOCASTE ŒDIPE JOCASTE Non ŒDIPE JOCASTE Au ŒDIPE JOCASTE J’y vais tout de ce pas ŒDIPE
« C’est ici que commence la pièce. Le spectateur est remué dès les premiers vers que dit Œdipe. Cela seul fait voir combien d’Aubignac était mauvais juge de l’art dont il donna des règles. Il soutient que le sujet d’Œdipe ne peut intéresser ; et dès les premiers vers où ce sujet est traité, il intéresse malgré le froid de tout ce qui précède10. »Malheureusement la scène ne tarde pas à se refroidir, et le passage où Œdipe répète à Jocaste la terrible prédiction de Tirésias, est bien incolore, et manque de force. Nous retrouvons Thésée et nous retombons dans l’intrigue amoureuse. Ce prince imagine de se faire passer pour le fils de Jocaste, afin d’être la victime expiatoire et de sauver Dircé. Ce méchant stratagème donne néanmoins lieu à une tirade sur le libre arbitre, qui est belle de toutes façons :
Le dialogue entre Thésée et Dircé, qui ouvre le quatrième acte, va parfois jusqu’à l’inconvenance, mais il est curieux :
s’écrie Dircé, et Thésée lui dévoile incontinent sa tromperie bien intentionnée :
Et il ajoute : il est certain maintenant que le fils de Laïus et de Jocaste que l’on croyait mort,
respire en ces lieux; Phorbas l’a confessé, Tirésias l’a proclamé. Ce fils doit se faire connaître aujourd’hui même ; laissez-moi me faire passer pour lui jusque-là, et cessez de vouloir mourir, car :
« Jocaste vient ici (scène II) conter froidement une histoire, sans faire paraître aucune de ces terribles inquiétudes qui devaient l’agiter. Elle parle d’un passant inconnu qui se chargea d’élever son fils, sans demander qui était cet enfant et sans vouloir le savoir : un Phædime savait qui était cet enfant, mais il est mort de la peste ; ainsi, dit-elle à Thésée, vous pouvez l’être et ne le pas être. Tout cela est discuté comme s’il s’agissait d’un procès ; nulle tendresse de mère, nulle crainte, nul retour sur soi-même11. »Le vieux serviteur, Phorbas, qui garde le secret plein d’horreur de l’identité d’Œdipe, arrive à la troisième scène. Mais il ne se trouve d’abord qu’en présence de Thésée ; et Jocaste lui commande d’envisager ce prince et de dire s’il le reconnaît ou non pour l’enfant qu’elle lui avait jadis confié. Cela n’intéresse point. Vous voyez bien pourquoi, et je n’ai pas besoin de m’en expliquer davantage. Mais lorsque, un peu plus tard, Œdipe et le vieux serviteur se rencontrent face à face, l’action s’anime soudain, capable d’exciter dans l’âme du spectateur des mouvements qui ne demeurent imparfaits qu’à cause de la pauvreté du vêtement poétique. De fil en aiguille, pour parler ainsi, Œdipe arrive à se convaincre, et tout le monde avec lui, qu’il est réellement le meurtrier de Laïus. Mais il est encore loin de se douter de son parricide et de son inceste. Thésée qui feint toujours de se croire fils du roi tué par Œdipe, porte à celui-ci un défi, qui est surtout ridicule à cause d’un pareil anachronisme dans une action dramatique si fameuse. Car autrement il ne serait pas déraisonnable qu’un fils vengeât son père. Je vais vous citer une grande partie de la scène finale de cet acte, et puis nous causerons :
JOCASTE ŒDIPE JOCASTECertes, tout cela est souvent obscur, chargé de vaine dissertation, déplacé par rapport au véritable sujet de la pièce. Mais, il y a le ton, mais c’est solide, enfin c’est du bon Corneille. Vous savez que ce qui est du bon, du meilleur Corneille, n’est jamais sans mélange. À propos de cette dernière scène du quatrième acte, Voltaire a été, dans ses Commentaires, dupe de l’illusion. Oui, ma foi ! Il dit qu’Œdipe prodigue des antithèses au lieu de se livrer à sa douleur, et à l’horreur de son état. Sa douleur, je le veux bien, mais l’horreur de son état ! Comment cela ? Quelle est donc la situation ? Œdipe vient d’apprendre qu’il a tué jadis, dans une querelle où il n’avait pas tous les torts, un homme dont il a, plus tard, épousé la veuve fortuitement. Hé ! mais, c’est un état fort désagréable ; et puis, Œdipe avait juré de venger cruellement la mort de Laïus, et voilà qu’il lui faut tenir ses serments à son dam. Allons, je l’avoue, il y a lieu de dire en quelque manière : l’horreur de son état. Irons-nous à présent jusqu’à interdire à Œdipe l’usage de l’antithèse ? Non, et si Voltaire l’a fait, c’est que, ne songeant qu’à Sophocle, il avait oublié que dans le quatrième acte de la pièce de Corneille, Œdipe est encore ignorant de son état de parricide et d’incestueux. J’abrège sur le cinquième acte. Après diverses bavarderies, Œdipe apprend cette fois qu’il est non seulement meurtrier, mais en même temps parricide et incestueux. Cela se découvre à peu près comme dans Sophocle ; mais l’art et la grande poésie y font défaut. À la fin, Phorbas et Jocaste se poignardent, et Œdipe s’arrache les yeux. Pour Thésée et Dircé, ils continuent leurs galanteries, qui pourraient bien finir par un mariage.Et tout ce que je suis et tout ce que je fus.ŒDIPE
***
… Je prends un extrême intérêt, sinon beaucoup de plaisir, à la lecture des derniers
ouvrages de Corneille. Au milieu de tout ce fatras, de toutes ces fautes contre la langue,
il y a parfois des initiatives fort inattendues, des entreprises pleines de risques, et
toujours si engageantes.
« Si vous estimez la Poésie un trop petit sujet pour vous, laissez-la tranquille. »
***
Mon dessein aujourd’hui n’est pas de rétorquer, au risque d’y ajouter, les diverses
sottises de la critique au sujet de La Fontaine. Je veux simplement relire avec vous
quelques-unes des poésies peu connues de celui qu’on appelle le fabuliste, et qui, plus exactement, représente le mieux en France la veine
homérique de l’Odyssée.
En dehors de ses Fables sublimes, de ses Contes où il y a plus d’un chef-d’œuvre, en
dehors de son Théâtre où tout n’est pas à négliger, La Fontaine a laissé des poèmes, comme
l’Adonis, le Quinquina et La Captivité
de saint Malc, il a laissé des Ballades et des Rondeaux, des Sonnets, des
Madrigaux, des Dizains, des Sixains, des Chansons, des Épitaphes, des Vers
pour des portraits, des Épigrammes, des traductions en vers, des Odes, des Élégies,
des Épîtres, ainsi que divers morceaux, fort curieux,
dans la manière
gothique de Martial d’Auvergne, de frère Guillaume-Alexis et du célèbre poète Crétin qui
fournit, dit-on, à Rabelais, le personnage de Raminagrobis. D’autre part, la prose des Amours de Psyché et de Cupidon, du Songe de Vaux, et de
la Relation d’un voyage de Paris en Limousin, est parsemée de strophes :
il y en a qui sont comme ces fleurs épaniesque Ronsard triait pour le bouquet de sa maîtresse. Parmi ces œuvres diverses de notre poète, se trouvent : l’Élégie aux Nymphes de Vaux, le Discours à Madame de La Sablière et l’Épître à Monseigneur l’évêque de Soissons. Ce sont trois merveilles bien connues et admirées de tout le monde. Du moins, je le pense. Il y a dans le poème d’Adonis des beautés de premier ordre, quoique lourdement parées. La Fontaine n’avait pas encore conquis cette aisance dans la perfection, qui constitue l’art suprême : celui de ses Fables.
***
Venons au poème du Quinquina et de la Captivité de saint
Malc. Il est entendu que nous ne
nous y arrêterons pas longtemps : il
n’y a que de rares fleurs à cueillir.
En 1679, Louis XIV acheta d’un Anglais, le chevalier Talbot, un secret pharmaceutique
contre les fièvres, qui n’était qu’une préparation de quinquina. Pour obéir à Mme la duchesse de Bouillon, La Fontaine entreprit de chanter cette seconde panacée. Voici comment il débute :
Dans la suite, La Fontaine, moitié plaisant, moitié grave, mêle toutes choses, et le fameux Galien, et Monginot, son propre ami, auteur d’un traité de la guérison des fièvres par le quinquina. Ce n’est ni la fable de : l’Hirondelle et les petits oiseaux, ni celle de : Le Songe d’un habitant du Mogol. Cependant la fameuse écorce sut inspirer à La Fontaine les vers suivants, d’une large et vigoureuse touche :
Le poème de la Captivité de saint Malc est de ce genre épique, pieux et chrétien, qui pensa un instant rejeter de la grande poésie les Dieux de l’Olympe. Ce genre a donné quelques fleurs éphémères, mais aucun fruit. La Fontaine avait composé la Captivité de saint Malc à la prière des solitaires de Port-Royal. L’ouvrage fut publié en 1673 ; il était dédié au cardinal de Bouillon, celui qui avait porté le nom d’abbé duc d’Albret. C’était le frère puîné du duc de Bouillon et le neveu de Turenne. Il fut longtemps chargé des affaires de France à Rome, puis tomba dans la disgrâce de Louis XIV, et mourut doyen du Sacré Collège. Dans sa dédicace au cardinal, le poète dit :
« Votre Altesse Eminentissime ne refusera pas sa protection au poème que je lui dédie : tout ce qui porte le caractère de piété est auprès de vous d’une recommandation trop puissante. C’est pour moi un juste sujet d’espérer dans l’occasion qui s’offre aujourd’hui : mais, si j’ose dire la vérité, mes souhaits ne se bornent point à cet avantage, je voudrois que cette idylle, outre la sainteté du sujet, ne vous parût pas entièrement dénuée des beautés de la poésie, etc. »À la bonne heure ! Mais les beautés poétiques y sont peu nombreuses. Malgré sa plus belle contrition, La Fontaine devait rester toujours le disciple des Grecs et des Latins. Cependant il y a dans la Captivité de saint Malc des vers d’une incomparable suavité chrétienne.
L’histoire de saint Malc est racontée dans une lettre de saint Jérôme. L’héroï-comique Arnauld d’Andilly a donné une fort belle traduction de cette lettre.
***
Le charmant et malheureux Fouquet, surintendant des finances, aimait les lettres et
savait encourager les poètes avec esprit et délicatesse.
Il avait accordé à La Fontaine une pension annuelle, à condition de recevoir de lui une
pièce de vers pour le payement de chaque quartier.
C’est ainsi que le surintendant obligeait avec une grâce extrême ; et le poète ne manqua
point de goûter la façon. Il souscrivit à l’engagement par une pièce de vers adressée au
docte Pellisson, confident de Fouquet.
Cette pièce où il y a beaucoup de gaîté, et la malice la mieux apprise,
commence ainsi :
La Fontaine paya le premier terme par une ballade adressée à Mme Fouquet. Je cite l’envoi :Que Monseigneur n’a que trop mérité
C’est une ballade à Fouquet lui-même qui paie le second terme :En puissiez-vous dans cent ans autant faire !
L’indolence du poète commence déjà à se rebiffer. Il fit cependant, pour le troisième terme, une jolie ballade Sur la paix des Pyrénées et le mariage du Roi :
Vous connaissez l’Épitaphe d’un paresseux, que La Fontaine avait composée pour lui-même :
Allons ! il n’était pas si paresseux pour accomplir sa destinée, c’est-à-dire à suivre les Muses immortelles. Mais il n’aimait pas à rimer à tour de bras. Bientôt il ne paya plus les quartiers de sa pension que par de courtes pièces, un dizain, un madrigal. Le surintendant s’en plaignit, tout en riant ; et La Fontaine, piqué, lui répondit en ces vers de haute verve :
Fouquet qui aimait et admirait La Fontaine rit de l’épigramme, et le poète put désormais faire à sa guise, tout en gardant la pension. Il commença alors à célébrer les merveilles de Vaux, fabuleux domaine, création inouïe de la magnificence du surintendant.
***
L’ouvrage, mêlé de prose et de vers, qui porte le titre de Le Songe de
Vaux, et qui est resté inachevé, est une sorte de fantasmagorie comme le Songe de Polyphile ou celui de Scipion.
Dans cet ouvrage, La Fontaine avait entrepris
de faire la description de
Vaux, le fameux domaine où Fouquet entassait merveilles sur merveilles. « J’y consumai, dit le poète, près de trois années. Il est depuis arrivé des choses qui m’ont empêché de continuer. »Ces choses sont l’arrestation et la chute définitive du surintendant. Il y a de petits chefs-d’œuvre parmi les vers que La Fontaine prodigue dans le Songe de Vaux. Voici d’abord cette ariette :
Mais, le morceau capital, c’est la description d’un plafond où la Nuit est tracée :
***
Guillaume Colletet, de l’Académie française, était le père de ce Colletet, poète
famélique, que Boileau a raillé impitoyablement :
Colletet le père était un homme savant et laborieux, qui faisait des vers sans éclat, mais non sans mérite. Il continuait à vénérer la mémoire de Ronsard à une époque où ce grand génie était bafoué, ou même complètement tombé dans l’oubli. Guillaume Colletet avait su réaliser un beau rêve : il habita, en haut du faubourg Saint-Marceau, une maison qui avait été à Pierre de Ronsard. C’était un séjour plein d’agrément avec une cour gaie et un portique gardé par de superbes lions de marbre. Le zéphyr et les chants des oiseaux y animaient un feuillage ombreux et des parterres de fleurs. Colletet aimait à se promener à travers les doubles allées, en y cherchant les vestiges de Ronsard. Il dit gentiment dans les tercets d’un sonnet :
Entre cinquante et soixante ans, Colletet épousa, en secondes ou peut-être en troisièmes noces, sa propre chambrière nommée Claudine. C’était une belle fille avec des yeux spirituels et de superbes cheveux d’or. L’amoureux académicien l’a célébrée en vers de toute sorte où il n’est question que de plaines de lait, de collines d’albâtre, de neige qui fond et brûle… et cent autres folies. C’est cette Claudine qui est cause que nous nous occupons ici de Guillaume Colletet. La Fontaine qui fréquentait le ménage ne resta pas longtemps insensible aux charmes de la belle fille. Il lui fit la cour et y perdit sa peine probablement. Quoi qu’il en soit, Claudine nous vaut quatre piécettes de La Fontaine : trois madrigaux et une épigramme qui est une palinodie. Je vous offre le tout qui est fort agréable. Voici le sonnet et la petite strophe à propos du portrait de Claudine peint par Sève :
Claudine récitait volontiers devant ses adorateurs des vers de sa façon, et elle se montrait fort gracieuse en pose inspirée. Par la bouche d’une Muse, La Fontaine la loue comme il suit :
Il se trouva qu’après la mort de Colletet les Muses abandonnèrent Claudine qui cessa de versifier. Un ancien bruit se réveilla alors : on recommença à soutenir que les poésies de Claudine n’avaient été que du cru de son mari. C’est à ce propos que La Fontaine, qui n’était plus épris ou qui se vengeait d’avoir été éconduit, ou bien qui s’amusait sans plus, composa la petite chanson satirique que voici :Nous n’avons encor vu personne
La Fontaine était, nous le savons, de complexion amoureuse ; cependant, il manquait parfois, non de véritable courtoisie, mais de certains ménagements envers les femmes. Après Claudine, la célèbre Mme Deshoulières en sut quelque chose. Elle avait fait paraître une ballade dont le refrain était : On n’aime plus comme on aimait jadis. La Fontaine lui répondit aussitôt par une autre ballade où l’on pouvait lire :
Et ne sais au par-dessus
Ne lui parlons désormais
Cela s’appelle se comporter inhumainement. Rachetons la faute du poète par ce Rondeau redoublé, qui est peut-être la plus douce de ces pièces fugitives :
Pouvais-je finir cette esquisse sur La Fontaine plus convenablement que par une semblable citation ? Ces vers charmeront, je le jure, celles de mes lectrices qui s’intéressent encore à la poésie.
Voire on dirait que quelque changement
En parfait amant, il s’irrite et menace au moindre soupçon : il va rompre ses fers, il oublie déjà, il tient tout prêt un immortel feston pour ceindre les tempes d’une nouvelle maîtresse. Puis, vite, il implore son pardon, et, d’un brûlant pinceau, il anime le portrait de l’ingrate :
***
Dans sa vie agitée et élégante, le poète n’avait point l’orgueil ni le temps d’être sage. Il s’échappait cependant, à l’occasion, de la
cour et de la ville, afin de rêver, solitaire, entre Marly et Saint-Germain, sous les
frais arceaux des bois de Feuillancour. Alors, dans cette retraite, les souvenirs de son
enfance lui revenaient parfois, et il songeait, attendri, à cette île de Bourbon, son
berceau, où le soleil, dans sa course, ramène sans cesse des nuits et des jours
sereins :
Je vous ai dit que Bertin mourut dans des circonstances funestes. Voici ce qu’une ancienne notice nous apprend sur cette mort : À la fin de 1789, il passa à Saint-Domingue, dans l’espérance d’y obtenir la main d’une jeune créole qu’il avait vue à Paris et qui l’avait devancé en Amérique. Le jour du mariage fut fixé ; mais il fallait que les bans fussent publiés en France, ce qui fit que les papiers n’arrivèrent qu’à la fin de mai 1790. Il fut arrêté alors que la célébration du mariage se ferait au commencement de juin. La surveille de ce jour, Bertin éprouva quelques accès de fièvre et une douleur d’estomac, avec un peu de toux : on crut que c’était un rhume. Le jour du mariage étant arrivé, le malade demanda qu’il se fit dans sa chambre ; mais à peine eut-il prononcé le oui d’une voix très faible, qu’il s’évanouit. Il ne reprit sa connaissance qu’avec une forte fièvre et des vomissements : le septième accès fut accompagné de convulsions et suivi d’un évanouissement très long. On le crut mort ; on éloigna sa jeune épouse. Au bout de quarante-huit heures, ses yeux se rouvrirent, mais ses idées ne revinrent pas. Son état tenait de l’imbécillité, et cet état ne changea point jusqu’au dix-septième jour de sa maladie, qui fut celui de sa mort. Il était sur l’habitation de son beau-père, plaine de l’Artibonite, près le quartier Saint-Marc ; il mourut à la fin de juin 1790, âgé d’environ trente-huit ans… J’eusse pu donner à ce récit du relief, en faire quelque chose de plus corsé, en un mot le rendre tout à fait horrifique. J’ai préféré vous le citer tel quel. Ce rapport, dans la sécheresse de son tour, fait songer à certaines pages anglaises, d’un humour glacial, celles, par exemple, sur les derniers jours de Kant.
***
Lorsqu’on feuillette quelque Anthologie des poètes de la Renaissance, il devient clair
que, même chez les plus médiocres, une sève cachée monte et descend sous la rudesse ou le
mauvais goût.
Le xviiie
siècle ne fut pas celui de la poésie, surtout de
la poésie lyrique ; comme le xive
, il était tourné vers
l’esprit critique et les utopies réformatrices. Cependant, à la fin, les Muses revinrent
tout à coup former des chœurs dans les jardins du petit Trianon. Ce n’étaient pas encore
les danses sacrées du Pinde, mais des rondes légères et des menuets. Et cela jusqu’au jour
où André Chénier put s’écrier sans mentir :
Parny, Bertin et quelques autres n’en avaient pas moins ouvert la voie. Ils préludèrent vraiment sur la lyre et la flûte pastorale. Je vous citerai quelques vers d’un poème de Bertin, intitulé La Vendange :
… Aux campagnes d’Élise, où il erre à présent, le gentil chevalier Antoine de Bertin ne voit point, sans doute, se presser autour de lui — comme le tragique Garnier le dit de Ronsard — le grand Eumolpe, et Orphée et Amphion, impatients de lui offrir leur laurier ou leur lierre ; mais ces divins chanteurs ne manquent pas, soyez certains, de lui adresser au passage un aimable sourire avec un signe de la main.Et sous leurs pas au loin gémissent
Cela regarde les moindres choses, comme les plus hautes. Mais, en quelque sorte, les hommes se fient à leur toucher ; et ils aiment à vivre dans une belle sécurité, une fausseté au jour le jour. Qu’y faire ! puisque autrement il y aurait pour eux trop de fatigue…
***
Théories, principes, méthodes, parti pris, l’Esthétique et la Poétique, tout cela est
excellent. Il y a, toutefois, dans l’art des vers, et dans les autres arts, un côté moins
subtil, disons plus grossier, et c’est le côté essentiel. Affaire d’instinct plutôt que de
raisonnement, goût spécial
à chaque art. Ce goût est rare, il est communément
l’apanage du praticien. Mais tous les praticiens ne sont pas des artistes… etc…
***
Méléagre, dans le préambule de sa guirlande, accorde à la poétesse
Anyté le lys et à la divine Sapho la rose. Pour ses hymnes, Mélanippide reçoit le narcisse
fécond et Simonide de Céos une branche de vigne en fleurs. L’iris aux parfums enivrants
est à l’amoureuse Nossis, l’agréable marjolaine à Rhianus et le jaune safran, aux chastes
couleurs, à la mélodieuse Érinne. La noire violette orne la lyre de Damagète et le doux
myrte celle de Callimaque. L’âpre Archiloque aime à cueillir l’euphorbe épineuse ; la
pomme sucrée et colorée plaît à Diotime et la grenade à peine mûre à Ménécrate. Le bluet
foncé, le troène de Phénicie appartiennent à d’autres chanteurs…
Quel emblème mérite André Chénier ? Serait-ce point le jasmin oriental, transporté des
rivages du Bosphore d’abord en Languedoc, source de la race paternelle du poète, puis dans
quelque jardin de la vallée de Versailles, où il acheva de former son génie.
***
Dans des vers où j’évoquai jadis les mânes des poètes divins je donnai à
André Chénier l’épithète de charmant. Il fut, aussi, passionné et
tragique et il sut tirer de la lyre les sons les plus hauts. Mais je ne songeai pas à lui,
l’autre année, en écoutant tinter les clochettes des troupeaux, le long de la route
d’Éleusis, ni en respirant l’odeur du thym sur les flancs nus du Lycabète droit, ni en
contemplant la mer légère du haut de l’Acropole, debout parmi les débris des temples, ni
lorsque je marchai solitaire dans la nuit attique, au bord du Céphise, sur la terre de
Colone riche en coursiers…
***
À Paris, où elle surveillait les études de ses fils, Mme Chénier
présida un cercle brillant de poètes, d’artistes et de savants. Comme jadis dans la maison
de Louise Labé, on dissertait sur les bons ouvrages, anciens et modernes, et l’on faisait
peut-être aussi collation d’exquises confitures, non de Lyon, mais
d’Orient. Tout cela avec une grande retenue, car je ne sais si l’helléniste Brunck aurait
osé suivre, à l’occasion, l’exemple du docte Pasquier, lequel, ayant aperçu une puce parquée au beau milieu du sein
de Mlle des Roches, la célébra en vers lyriques.
Le guindé Alfieri fréquentait chez Mme Chénier, et aussi le fougueux
Lebrun, qui, au souper antique de M. de Vaudreuil, joua le personnage de
Pindare. Lebrun adresse au jeune André une pièce de vers dans laquelle il lui dit :
Chateaubriand, qui avait connu Lebrun-Pindare, le traite de faux monsieur de l’Empyrée et il décrit sa chambre de la rue Montmartre, qu’il appelle son Parnasse. Cette chambre était meublée de livres entassés pêle-mêle sur le plancher ; deux serviettes sales servaient de rideaux à un lit de sangle. Il y avait aussi la moitié d’un pot-à-l’eau et un fauteuil dépaillé. Chateaubriand assure que Lebrun vivait dans un pareil galetas par avarice. Il dit qu’il n’avait de vrai talent que pour la satire et que c’était surtout La Harpe qui l’inspirait. En effet, Lebrun a rimé contre La Harpe avec une méchanceté pleine de verve. Cependant, nous ne devons pas, je crois, mépriser tout à fait ses Odes.
***
… André recherchait la douce mélancolie des bois et des vallées
crépusculaires ; Marie-Joseph montait sur tous les tréteaux, et, malgré un certain talent,
il ne fut qu’une ombre gesticulante.
À cause de ses deux fils si dissemblables, le poète Foscolo, comparait Mme Chénier à Létô, qui engendra deux enfants ennemis.
Je dois dire que je ne crois pas à l’épouvantable accusation de fratricide portée contre
Marie-Joseph.
« Ces hommes, disait-il, auront grand mépris de leur siècle, de sa mesquinerie, de sa corruption, de son mauvais goût. Ils aspireront à quelque chose de mieux, au simple, au grand, au vrai, et se dessécheront et s’aigriront à l’attendre… Puis les choses iront toujours, les temps s’accompliront, la société mûrira, et lorsque éclatera la crise, elle les trouvera déjà vieux, usés, presque en cendres ; elle en tirera des étincelles, et achèvera de les dévorer. »En fait de poésie lyrique, Lebrun était fort entier, glorieux en quelque sorte, et gorgias comme on disait. Plein des fureurs du Dithyrambe, il rappelle ce poète ancien, qui dans tous ses efforts, était constamment ramené vers le ton phrygien, le plus violent et le plus capable d’exciter les passions. Lebrun use d’un art volontiers ampoulé, et s’il devient soudain torrent, c’est pour se perdre avec pompe dans des trous peu profonds. Son Phébus est brillanté ; il met sa verve à l’alambic. Et l’on se demande si son hyperbole est celle que Quintilien considère comme une perfection du discours. Voici quelques strophes de son Ode sur le vaisseau « Le Vengeur ». Ces vers jouirent en leur temps d’une vogue extraordinaire.
Lebrun exaltait les aspirations de l’homme libre, et il pensait sans doute mériter le plectre d’or du vieil Alcée, sans posséder, hélas ! le style serré, nombreux et magnifique que la tradition accorde à ce chanteur. Sainte-Beuve jugeait la plupart des grandes odes de Lebrun assez sévèrement, et il leur trouvait un air du commun, un accent sec et glapissant.
« C’est qu’avec beaucoup d’imagination, remarque-t-il, il est naturellement peu coloriste, et qu’il a besoin, pour arriver à une expression vivante, d’évoquer, comme par un soubresaut galvanique, les êtres de l’ancienne mythologie. Son pinceau maigre, quoique étincelant, joue d’ordinaire sur un fond abstrait ; il ne prend guère de splendeur large que lorsque le poète songe à Buffon et retrace d’après lui la nature. Mais un mauvais exemple que Buffon donna à Lebrun, ce fut cette habitude de retoucher et de corriger à satiété, que l’illustre auteur des Époques possédait à un haut degré, en vertu de cette patience qu’il appelait génie. On rapporte qu’il recopia ses Époques jusqu’à dix-huit fois. Lebrun faisait ainsi ses odes. Il passa une moitié de sa vie à les remanier la plume à la main, à en tirer les brouillons, à les remettre au net et à en préparer une édition qui ne vint pas. Une note, placée en tête de la première publication du Vengeur, nous avertit, comme motif d’excuse, ou cas singulier, que le poète a composé cette ode, de soixante-dix vers environ, en très peu de jours et presque d’un seul jet. Si Lebrun avait eu plus de temps, il aurait peut-être trouvé moyen de la gâter. »Le critique avait sans doute raison d’appliquer à Lebrun ces remarques. Cependant, il ne faut pas accuser sans plus la mythologie ou l’abstraction, ni même la manie de retoucher ses ouvrages Car, tout cela ne manque pas de fournir souvent quelque avantage aux bons auteurs. D’un caractère âpre et pointilleux, Lebrun faisait preuve d’une sorte de vertu guindée. Il méprisait les basses intrigues, et l’on disait de lui qu’il était effréné de gloire. Lui arrivait-il de commettre quelque platitude ? Vite il accordait sa grande lyre pour chanter noblement. Sans souci du monde et des salons, il vivait assez à l’écart, solitaire dans son cabinet ou en un lieu champêtre. Ses confrères, pour la plupart, lui inspiraient peu d’amitié et d’estime. Ainsi, il décocha souvent ses sarcasmes rimés au frivole Saint-Lambert, à Linguet, à Dorat, à Lemière, à Colardeau, et surtout à La Harpe. Il les appelait drôlement :
Ses épigrammes contre La Harpe sont célèbres. Celle-ci :
Puis, cette autre :
Mais la suivante est une façon de chef-d’œuvre :
Racan comparait certaines épigrammes à un potage qui ne sent que l’eau. Nous voyons que Lebrun mettait tous ses soins à ne pas laisser aux siennes ce goût plat. Il avait, d’ailleurs, sur le genre, ses théories, et il les coulait en rimes :
Parmi les auteurs que Lebrun détestait, nous pouvons nommer encore Gilbert et Beaumarchais. Il admirait Montesquieu, Buffon, Voltaire, et il conservait une amitié fidèle à Marmontel et à Palissot. Il sied de rappeler, à l’honneur de Lebrun, qu’il a reconnu tout de suite et prôné le génie d’André Chénier. Quoique beaucoup plus âgé, Lebrun vécut familièrement avec le marquis de Brazais, le chevalier de Pange, les frères Trudaine et les autres amis de Chénier. Et tous allaient de compagnie, sous les ombrages et le long des rivières, accorder la lyre élégiaque ou le rustique pipeau.
disait André Chénier à Lebrun. Les deux poètes chantaient leurs amours à l’unisson ; et Lebrun, quittant les Églés, les Zirphés, les Delphires et les Céphises, n’avait d’encens que pour l’unique Adélaïde. Cependant, la vie sentimentale de Lebrun ne fut point douce. Il eut à se plaindre et de ses deux femmes légitimes, et de presque toutes ses maîtresses. Aussi, se vengeait-il volontiers du sexe :
***
Je me livrais un matin à ces réflexions, ayant fait tomber, par hasard, d’un rayon de ma
bibliothèque, les œuvres de Jean-François Ducis, celui qui donna le signal des adaptations
shakespeariennes.
C’est une édition en quatre petits volumes, parue en 1827, chez Ladvocat, l’éditeur des
romantiques ; elle est ornée d’un beau portrait gravé de Ducis. Les cheveux envolés autour
de sa large face, son corps robuste couvert d’une sorte de houppelande fourrée, le bon
dramaturge regarde dans l’infini.
Les contemporains de Ducis le tenaient volontiers pour un ostrogot assez terrible, et
La Harpe disait :
— C’est bien heureux que cet homme n’ait pas le sens commun ; il nous écraserait
tous.
Plus tard, surtout pendant les premières fougues romantiques, le ton changea : Ducis
n’était plus un sauvage ivre, mais un sentimental
édulcoré, esclave des
bienséances ; et l’on se moquait de ses tonnerres ratés.
Quant à Ducis lui-même, il faut croire qu’il ne plaisantait point :
« Nous portons, nous autres, — s’écriait-il, — des volcans dans notre âme : nous sommes lions ou colombes… »Devons-nous rire du bon gros père Ducis et de son phébus ? Je n’en sais rien. Il n’était pas très fort, mais il eut, à son heure, un commencement de talent neuf. À la vérité, il pouvait bien se sentir une âme sur le point de faire éruption. Il avait composé son Hamlet d’après la traduction de la Place, et il disait avec simplicité : — Je n’entends point l’anglais, et j’ai osé faire paraître Hamlet sur la scène française. Cette ignorance n’était peut-être pas ce qui l’éloignait le plus de Shakespeare.
***
Népomucène Lemercier, lui, pourrait être considéré, sans rire, comme le précurseur de
Victor Hugo, dont il fut, en quelque sorte, l’ébauche. Une ébauche, déjà pleine de
vigueur, que la Nature comptait reprendre pour lui donner le fini nécessaire.
Dans la Panhypocrisiade de Lemercier se trouve en germe cette manière
tardive de Victor Hugo, manière pleine de fantasmagorie et d’une obscurité érudite. Et
quant au Richelieu du premier, il n’est pas si éloigné de la Marion Delorme du second.
La liste des œuvres de Lemercier est longue, longue et bariolée : on y rencontre tous les
genres et plusieurs manières. Il a composé des odes et des dithyrambes, des épopées, des
satires et des épitres.
Son bagage tragique comprend : Agamemnon, ouvrage où il donna, fort
jeune, sa vraie mesure, puis Baudoin, Caïn, Camille ou le Capitole sauvé,
Charlemagne, Christophe Colomb, Clovis, la Démence de Charles VI, Ismaël au désert,
Ursule et Orovèse, Louis IX, les Martyrs de Souli,
Méléagre, les Serfs Polonais, enfin Frédégonde et
Brunehaut qui réussit pleinement sur la scène.
Parmi les comédies de Népomucène Lemercier on cite le Corrupteur, le Faux
Bonhomme, et surtout Pinto qui avait fait peur au Directoire. Pinto a été repris à l’Odéon, je crois, il y a quelques années.
La critique modérée disait encore au moment de la mort de Lemercier, que son Agamemnon était la dernière des belles tragédies dans le goût antique, et que Pinto avait mêlé, le premier, les sérieuses réalités de l’histoire à un
excellent comique.
Lemercier écrivit Agamemnon fort jeune. C’est une tragédie à la façon
de nos classiques, mais Shakespeare a passé là-dessus. Les réminiscences de Macbeth éclatent dans diverses scènes.
C’est Voltaire qui avait donné l’exemple de ces petites imitations, en faisant passer un
reflet d’Othello dans Zaïre.
On a dit que le succès d’Agamemnon avait pesé sur la gloire et le
talent de Népomucène Lemercier, et qu’à chaque nouvelle production le public et la
critique lui criaient : Agamemnon ! Agamemnon !
On lui reprochait d’avoir quitté, après cette tragédie, le noble et sévère langage
traditionnel,
pour se faire des habitudes de style singulières.
Les derniers classiques rappelaient à Lemercier sa faute avec aigreur.
Quant aux novateurs, ils se moquaient de lui et le trouvaient timide et embrouillé. Ils
soutenaient qu’il était allé de chute en chute, et que l’art moderne ne lui réussissait
guère plus que la routine.
Malgré cela, on était forcé de reconnaître les qualités de l’auteur d’Agamemnon et de Pinto, et sa renommée imposait.
Je ne sais plus qui a comparé Lemercier à Paul Delaroche. C’est presque exact. Et si
cette comparaison ne semble point un superbe éloge ni pour l’un ni pour l’autre, du moins
il n’y a pas de quoi rougir, pour le peintre, comme pour le poète.
Les Dieux de la Grèce ont vieilli !Il adaptait donc comme il pouvait Ossian, alors tout battant neuf, et, dans un Discours préliminaire plein de fougue et d’absurdité, il affirmait
: que les Grecs avaient créé leur mythologie comme un divertissement.
***
Comme ce Campenon qui fut l’ami de Ducis le tragique, comme plus d’un parmi les jeunes
poètes au déclin du xviiie
siècle, Baour-Lormian annonçait
déjà, en quelque façon, le romantisme futur. C’étaient encore, il est vrai, les belles
manières classiques, mais affadies et ne recouvrant un semblant d’énergie que par le geste
et l’accent de la naïveté barbare.
Lormian, auteur médiocre, apparaissait toutefois dans ses essais ossianiques, avec un air
de nouveauté. Et cette nouveauté avait pour les contemporains un charme qui
ne s’est pas évaporé tout entier, à en juger par les vers suivants :
Les pâles clartés de la nuit, pleines du mystère de la Mort, sont souvent rendues par Lormian d’un pinceau vaporeux :
Tenez voici des noms presque aussi terribles que ceux qui hérissent les beaux vers de Leconte de Lisle :
Il y a vraiment du nombre dans la strophe que voici :
Enfin ce Baour-Lormian, cet enfant de Toulouse, buvait avidement l’ivresse dans la coupe des Gaels.
***
Lamartine se faisait constamment gloire d’être redevable à Ossian. Jeune homme obscur,
il aime à parler du barde fils de Fingal, dans sa correspondance avec son
camarade Virieu ; et plus tard, pendant que le monde l’acclame, il n’oublie point de
dire :
« Ossian fut l’Homère de mes premières années, je lui dois une partie de la mélancolie de mes pinceaux. »Toutes sortes de nourritures, et saines et malsaines, firent croître également en force et en beauté le génie de Lamartine. Ce qui est plein de périls pour le commun, devient salubre pour l’homme supérieur. Ne cherchons pas la clef du mystère ; il est inutile de
« vouloir tout ramener aux principes de notre faible raison ».
***
Un autre poète, qui n’est pas sans cesse délicat, mais qui est constamment abreuvé des
eaux parlantes d’Hippocrène, eut un jour la fantaisie d’emprunter quelque chose à
Ossian.
Alfred de Musset fait chanter à sa douce Bernerette des vers qui sont la traduction
presque littérale d’un des plus gracieux thèmes ossianiques.
Mais l’âme libre de Musset hausse cette imitation en chef-d’œuvre d’originalité
française.
Ainsi faisait Virgile dans ses Églogues
lorsqu’il mettait à contribution Théocrite.
Je me figurais que Bernerette (je n’avais pas relu le conte de Musset depuis vingt ans)
réveillait avec son chant mélancolique les échos du val d’Aulnay. Je m’aperçois que c’est
aux environs de Montmorency que cela se passa. J’en suis fâché. Le val d’Aulnay fut la
terre natale d’une belle femme que j’aimai fort jeune, et il est à présent le séjour d’un
vieux poète malveillant, malevolus poeta, qui après m’avoir exaspéré, me fit bien rire.
Le soulèvement de la Hongrie en 1848, inspira au chansonnier ces vers sonores :
Dupont savait animer gaillardement les roseaux de la flûte champêtre. Dans Les bœufs, dans Les cerises, dans Les sapins, nous pouvons admirer et l’allure et maint détail :
Dans La Chanson des foins, les faucheurs prennent un air à la Théocrite, et l’on devine qu’ils commencent leur labeur au chant de l’alouette, pour ne se reposer que lorsqu’elle s’endort :
***
Dans les salons littéraires et les ateliers où je fréquentais, il y a quelque vingt ans,
je rencontrais
souvent l’un de ces frères Lyonnet qui
furent fameux vers 1860.
Il allait glabre et sublime, et il vocalisait du Pierre Dupont. Mais il semblait
suranné ; il n’était pas toujours divertissant.
Un soir qu’il chantait au piano, je me mis à me balancer, sans prendre garde, assez
bruyamment, sur un rocking-chair. Le vieil artiste se leva et s’approcha de la maîtresse
de céans. Il regarda dans le vide, puis il dit tout bas, en me désignant :
— Ce jeune homme n’a pas le sentiment du rythme : il se balance à contre-temps !
Feu Paul Arène aimait à conter ceci :
Démodés et mis à l’écart, les frères Lyonnet se disaient las et dégoûtés de la vie
artificielle du comédien. Ils n’aspiraient qu’à un petit pécule, afin de pouvoir se
retirer et finir leurs jours doucement, là-bas, du côté de Saint-Jean-de-Luz, d’où ils
tiraient leur race, paraît-il. On donna une représentation à leur bénéfice, qui réalisa
une assez jolie somme.
— Eh bien, demandait Paul Arène, en riant, savez-vous ce qu’il advint ? Ayant touché la
somme, les frères Lyonnet s’empressèrent de s’installer en plein centre cabot, à Asnières !
les procédés logiques de la pensée et de la composition des idées. Seulement, il estime que puisque, dans le cas, c’est la simple poésie qui entre en jeu, il est bien permis de se montrer moins sévère. Serait-ce pas une opinion capable de jouer un mauvais tour et de gâter tous les principes d’une critique sérieuse ? Dans un chapitre très nourri, qu’il intitule : Ignorance et absurdité, Renouvier nous montre Victor Hugo enfant sublime, cherchant à remédier à l’insuffisance de ses études par des lectures où sa fantaisie seule le menait.
« En première ligne — écrit le critique philosophe — des traits d’ignorance de Victor Hugo, dans ses ouvrages, il faut mettre ceux qui portent sur l’histoire littéraire et philosophique, parce qu’ils dénotent à la fois le manque de l’instruction la plus commune des hommes de lettres, une indifférence étonnante sur l’exactitude des applications qu’il fait des noms d’hommes illustres, historiques ou mythiques aux idées, et la persuasion où il est de tomber sur des qualifications justes, d’emblée, du même coup que sur une imagination attrayante, ou sur un mot qui sonne comme il faut. L’habitude a poussé ceci à un point bizarre, dans les ouvrages de sa dernière période. »Ainsi, pour Victor Hugo, Socrate est lumineux, Zénon triste, et Pyrrhon vague. Les sept Sages de la Grèce se couvrent de nuages, de flots, de brumes et hivers. Quant à Hegel, il est naturellement sombre, et Kant en détresse. Renouvier croit que si Kant est en détresse, c’est pour rimer avec Lucrèce, que le poète venait d’apercevoir sur une cime. Ici, le critique, n’étant pas du métier, se fait illusion sur ce qu’on appelle des chevilles, Hugo n’en avait nul besoin. Mais, continuons à suivre Zénon, le sage fou, qui va rejoindre Gerbert, le pape noir, et cela dans l’infini, qui est leur morne promenoir. Les lois n’ont point :
Voulez-vous écouter l’Ane ? Il vous dira :
Le philosophe Renouvier gémit sur cet entassement de noms hétéroclites. Je veux me déclarer moins choqué que lui et de cette ignorance, et de cette absurdité. Il ne s’agit pas tant d’ignorance, et Victor Hugo était plein de talent. Ce qu’il faut déplorer, c’est la source même d’où jaillissait une pareille poésie, et c’est cela que le bon Renouvier ne voyait pas assez clairement. Dans un morceau de prose de sa jeunesse, Hugo parle de nos meilleurs classiques avec convenance. Il y a encore là ce tour antithétique qui agace, cette affectation, cette manière qui vint de bonne heure gâter chez Hugo des dons admirables d’écrivain. Mais laissons ! Tout d’abord, il exaltera l’importance de la forme :
Il y aurait à redire sur le détail, et Bitaubé n’empêche pas complètement Homère de se faire jour. Mais il est vrai que la forme est constamment la marque significative, même lorsqu’elle paraît sacrifiée. Et vous entendez bien que j’écarte de la question les petites recettes des escamoteurs de style. Victor Hugo parle excellemment de Molière, de La Fontaine, de Corneille, de Bossuet, de Pascal et même de Boileau. Pour Racine, il dit qu’il possède la ligne de Raphaël, aussi chaste, harmonieuse et discrète, quoique d’un goût inférieur ; aussi pure, quoique moins haute ; aussi parfaite, quoique moins sublime… Voilà comment Racine est égratigné au passage. C’est qu’il a toujours donné de l’humeur au chef romantique. Ne doit-il point, par sa perfection, faire naître un secret dépit, une jalousie presque inconsciente ? J’aimerais ce sentiment chez Hugo14.« La forme, dit-il, est chose beaucoup plus absolue qu’on ne pense… Une idée n’a jamais qu’une forme, qui lui est propre, qui est sa forme excellente, sa forme complète, sa forme rigoureuse, sa forme essentielle, sa forme préférée par elle, et qui jaillit toujours en bloc avec elle du cerveau de l’homme de génie. Ainsi, chez les grands poètes, rien de plus inséparable, rien de plus adhérent, rien de plus consubstantiel que l’idée et l’expression de l’idée. Ôtez sa forme à Homère, vous avez Bitaubé. »