De la Vérité et de la Beauté
« La science consiste à transporter le mystère dans l’explication2. »C’est tromper les hommes ; avec de dégoûtantes prétentions au positif et un grand appareil d’apparences solides, c’est donner aux gens l’habitude de se payer de mots. Je crois bien que nous en sommes au temps dont parlait Swedenborg :
« La lumière spirituelle est descendue du cerveau dans la bouche, là elle apparaît comme l’éclat des lèvres et le son de la parole est pris pour la Sagesse même3. »Du moins, il semble évident qu’entre l’ensemble d’une société ainsi pétrie d’erreur et les âmes éprises de Vérité et de Beauté nulle alliance n’est possible. Avec la Foule, ce trésor de forces instinctives, la Foule, capable d’erreurs, elle aussi, aisément séduite à ce qui luit — mais à ce qui luit ! — le Poëte était en communion naturelle : l’union d’une âme et d’un corps ! L’Esprit vivifiait à son gré une matière docile. Elle n’était certes pas ignorante à demi, la Foule, mais elle se l’avouait et cet aveu la constituait en état de perpétuelle réceptivité spirituelle : elle savait tout, de par la vertu sincère de son ignorance. Et ceci n’est qu’apparemment paradoxal : jusqu’aux temps tout modernes, c’est la Foule qui écrit l’histoire et inspire les penseurs, — la foule plus un homme. Tous-et-Un, voilà l’authentique et l’universel auteur des grandes choses qui sont dans nos mémoires. C’est la Foule et Pierre l’Ermite, c’est la Foule et Saint Louis qui ont fait les Croisades, c’est la Foule et Louis XI qui ont fait la France… C’est la Foule et les Trouvères, la Foule et Villon qui ont fait la langue française. Et ce n’est pas le moindre des Mystères devant quoi l’esprit hésite, ce double phénomène, attesté par toute l’histoire de la linguistique : la toute puissance et la fécondité de la Foule à créer les mots et les alliances de mots, la construction, la syntaxe, — tout le génie de la Langue, tandis qu’à la même tâche les savants4 se sont montrés impuissants et stériles, et, pour toute collaboration à ce grand travail, ont dû se contenter de cataloguer les inventions populaires. Ils ont eu le tort d’y ajouter leurs propres imaginations, leurs pénibles productions, toutes roidies de grec et de latin appris par cœur, pas encore digérés, et dont on retrouve dans le mot nouveau (antique nouveauté !) des morceaux tout entiers tels que les ont fournis les langues originelles. Cela est grec ou latin, cela n’est pas français5. Le public, non plus qu’aucune des grandes vertus de la Foule, n’a pas hérité sa fécondité verbale, ayant perdu ce prime saut de l’âme des êtres naïfs et qui s’émerveillent volontiers, êtres d’intuition et dont le souffle crée l’atmosphère essentielle à l’invention des Mythes. Il n’y a plus de Mythes, plus de Fables. Nos lecteurs et nos spectateurs nous demandent de célébrer les banalités traditionnelles qu’ils roulent dès toujours dans leurs mémoires : et justement, les Poëtes viennent pour dire ce qui n’a pas encore été entendu. Nos lecteurs et nos spectateurs veulent se reconnaître dans nos œuvres, y trouver leurs propres pensées avec un reflet même de la « vie courante » : et justement, les Poëtes habitent dans des Rêves où les passants ne sauraient être admis sans la précaution de quelque initiation, brève ou longue, des rêves qui sont précisément le contraire des soins du Tous les jours. Mais le passant n’a pas de temps à perdre, ses affaires le réclament, il veut comprendre tout et sans délai, et il affirme que le premier des devoirs des Poëtes est de « se placer à son point de vue », de lui offrir des choses d’une assimilation prompte et facile, et qui n’aillent point lui bourreler l’esprit de trop graves pensées : « car, qu’est-ce que la littérature, sinon un délassement des gens instruits, une distraction d’après-dîner ?… » N’avez-vous jamais considéré avec un peu de mélancolie, dans les gares, cette bibliothèque des chemins de fer, laquelle, à l’en croire, réunit les chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine ? Le format est commode, portatif, les lettres sont assez grosses pour ne pas fatiguer les yeux, le texte est assez clair pour ne pas fatiguer l’esprit : c’est Le Roi des montagnes, par exemple, ou Le Cas de M. Guérin, des choses aimables et « courantes », non sans le ragoût d’un peu d’ironie, juste assez pour donner au style ce coup de fouet qui le fait encore un peu plus vite « courir ». — Elle me semble très significative, cette bibliothèque des chemins de fer, congruente à merveille aux goûts d’un siècle qui, jugeant secondaires les besoins spirituels et pensant « gagner du temps » — dans quel but, hélas ! — à faire deux choses à la fois, ne veut plus lire qu’en « courant », et des choses « courantes » ; et le goût avec la nécessité des voyages augmentant toujours, elle a de l’avenir, cette bibliothèque, puisque la « littérature est l’expression de la société ».
« Comprendre, c’est égaler. »Mais avec de tels esprits (combien sont-ils ?) nous sommes bien loin déjà des premiers conseils : Écrire pour tous, écrire pour les petits… On se représente des êtres, des esprits bien nés et qui n’auraient que faire de nos enseignements ; le seul moyen qu’on voie de les « grandir » c’est, pour le Poëte, de rester lui-même, d’aller de lui-même aussi haut, aussi loin qu’il pourra. Le seul évangélisme qu’il leur doive, c’est de les forcer à lever les yeux s’ils veulent l’apercevoir. C’est aussi toute la part qu’on soit en droit d’exiger de sa coopération au grand œuvre de l’Humanité. Puisque le Poëte est l’interprète de la Beauté — or, la Beauté est le signe de la Vérité, — sa tâche humaine n’est autre que de témoigner le plus glorieusement qui soit en lui de la dignité de l’espèce. Pour rester idéale, dans l’œuvre poétique, cette dignité ne jure point de ne s’étendre jamais à des manifestations effectives. Il germe moins de basses pensées chez les lecteurs de Dante, ou de Gœthe, ou de Balzac, que chez ceux de M. Dumas, par exemple, ou de M. Sardou ; Louis Lambert féconde l’esprit de plus hautes pensées que Les Parents pauvres 7. Comment pourrait une imagination ne pas surveiller ses plus ou moins nobles écarts, quand elle est toute lumineuse encore des reflets d’une grande Pensée ? Et c’est ainsi qu’autour des palais et des temples, les maisons mettent quelque pudeur à n’être point trop offensantes pour l’auguste voisinage. Mais on reproche aux Poëtes de l’heure actuelle je ne sais quelle spéciale obscurité, un goût hors nature pour la nuit du style. Qu’il suffise de demander à nos critiques si nous sommes seuls comptables du tort que nous avons — soit supposé — de nous complaire dans ces ténèbres formelles ? si elles ne s’exagèrent pas à la comparaison des tristes limpidités qui font la fortune de Tel et Tel ? s’il n’y aurait pas de la noblesse en ce parti-pris — supposé encore qu’il y ait parti-pris — d’éviter la faveur des gens qui fêtent tant d’odieuses turpitudes ? et enfin si le tort principal ne serait pas à la date où sont nés les nouveaux poëtes ? Ces reproches, d’ailleurs, ne les émeuvent guère. Ils produisent avec sincérité l’œuvre qui est leur raison d’être et, plus difficiles qu’aucuns critiques, tâchent d’abord de se contenter. À qui va l’œuvre ? C’est un point secondaire. Eh ! n’ira-t-elle pas à ceux qui lui viendront ? Nos vrais amis sont peut-être aux antipodes : l’imprimerie, qui a si mal servi l’humanité, — une diabolique invention, — leur portera les livres que nous écrivîmes pour eux en les écrivant pour nous, et par là réparera quelques-uns de ses torts. Et puis, peut-être serons-nous pleinement compris par les petits-fils de ceux qui nous lisent aujourd’hui d’un œil distrait et défiant. Si elle peut résoudre en actions, chez nos descendants, nos fugitifs désirs, en crimes nos mauvaises pensées, en bonnes œuvres nos velléités de vertu, l’hérédité résoudra, d’une génération à l’autre, les doutes en certitudes et les ombres en clartés. Les Poëtes ont un peu de la patience du Dieu de lumière dont leur génie participe. Par-delà toutes railleries passagères ils restent la portion glorieuse de l’humanité. Car si quelque envoyé de Vénus ou de Sirius venait demander aux habitants de la Terre ce qui leur fait le plus d’honneur, les hommes auraient vite pesé leurs capitaines, leurs banquiers, leurs politiciens et même leurs savants : que valent, au regard des étoiles, nos exploits sanglants, nos trésors conventionnels, nos dissensions d’opinions et de frontières, — et qui sait si les vivants des autres mondes n’ont pas obtenu, dans les sciences, des conclusions plus profondes que les nôtres ? Seules les fictions, avec leurs intuitions hardies, leurs harmonies, leurs belles couleurs, donnent la plénitude et l’assurance du bonheur spirituel, — et les hommes, pour se glorifier, ne pourraient désigner au messager lointain que leurs Poëtes.
« Il y a là-dedans la volonté qui ne meurt pas. Qui donc connaît les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur ? Car Dieu n’est qu’une grande volonté pénétrant toutes choses par l’intensité qui lui est propre. L’homme ne cède aux anges et ne se rend tout à fait à la mort que par l’infirmité de sa pauvre volonté. »Or, il ne faut pas beaucoup de métaphysique, il suffit d’un peu de réflexion pour se convaincre que cet inaccessible rêve est le fondement unique, le seul réel substratum de toutes nos certitudes même instinctives, même physiques. L’enfant doute si peu de l’absolu qu’il n’a pas, jusqu’aux fatales dépravations sociales de l’éducation, la notion du relatif ; et l’homme fait, quelles que soient ses tristes ou rassurantes convictions, projette et agit comme s’il ne devait pas mourir, a le sentiment inné de la permanence du plus réel de son être dans ses descendants, dans les œuvres de son esprit ou de ses mains, dans le bruit de sa parole, jusque dans les lettres de son nom gravé sur une tombe. Et c’était la doctrine de l’antique Égypte qui consacrait les forces entières de la vie à préparer le repos de l’être dans la mort, sa gloire dans le sépulcre que la résurrection viendra bientôt ouvrir, niant ainsi le néant dans son plus apparent triomphe. Mais dans le pur domaine des réalités spirituelles, l’unique unité vivante de nos âmes dans l’Absolu éclate comme une évidente victoire de l’Un et de l’Éternel sur le multiple et le transitoire. Dès que nous disputons au soin terminé quotidiennement et quotidiennement recommencé notre essence par les préférences d’une permanente occupation de notre pensée, le temps s’efface, la veille et le sommeil se confondent dans le haut souci dont nous avons fait notre motif de vivre. Le livre, l’objet d’art, la phrase musicale, la pure pensée elle-même — je dis avant même son expression formelle — sont des éternisations du Moi. C’est que nous en faisons autant de moyens de dégager notre Moi des contingences et c’est qu’aussi, par là même et dès qu’il échappe aux contingences, le Moi humain recourt — comme une vive branche ployée reprend l’attitude verticale dès qu’on l’abandonne à sa liberté naturelle — au foyer de l’Absolu, au lieu métaphysique des Idées, à Dieu15. Les Religions, les Légendes, les Traditions, les Philosophies sont les plus évidentes émanations de l’Absolu vers nous et les plus incontestables récurrences de nos âmes vers l’Absolu, ce songe dont nous ne pouvons nous déprendre quoique nous ne puissions davantage le pénétrer. Eh bien, Philosophies, Traditions, Religions, Légendes sont les communes et seules sources de l’Art, de celui qui, selon le précepte de Pythagore et de Platon,
ne chante que sur la lyre. Je ne pense pas qu’on puisse contester cette affirmation qu’a priori la raison prouve et que l’histoire consacre. Interrogeons pourtant, au plus bref, la Raison et l’Histoire. L’histoire nous amènera aux conditions de l’art, dans le temps présent, c’est-à-dire au sujet même de ce livre. On a discuté interminablement sur la Beauté. On en a proposé bien des définitions. Il ne sera pas inutile de les relire ici, dans la liste toute vivante qu’en a dressée M. de Goncourt.
« … Le Beau ! la splendeur du vrai… Platon, Plotin… la qualité de l’idée se produisant sous une forme symbolique… un produit de la faculté d’idéer… la perfection conçue d’une manière confuse… la réunion aristotélique des idées d’ordre et de grandeur… Est-ce que je sais ?… Le Beau, est-ce l’Idéal ? Mais l’Idéal, si vous le prenez dans sa racine, εἴδω, je vois, n’est que le Beau visible… Est-ce la réalité retirée du domaine de l’irrégulier et de l’accidentel ? Est-ce la fusion, l’harmonie des deux principes de l’existence, de l’idée et de la forme, l’essence de la réalité, du visible et de l’invisible ?… Est-il dans le Vrai ?… Mais dans quel Vrai ?… Dans l’imitation du beau des êtres, des choses, des corps ? Mais quelle imitation ?… l’imitation par élection ou par élévation ? l’imitation sans particularité, sans l’image iconique de la personnalité, l’homme et pas un homme, l’imitation d’après un modèle collectif de perfections ? Est-il la beauté supérieure à la beauté vraie… « pulchritudinem quæ est supra veram… » une seconde nature glorifiée ? Quoi, le Beau ? l’objectivité ou l’infini de la subjectivité ? L’expressif de Gœthe ? Le côté individuel, le naturel, le caractéristique de Hirsch et de Lessing ? L’homme ajouté à la nature, le mot de Bacon ? La nature vue par la personnalité, l’individualité d’une sensation ?… Ou le platonicisme de Winckelmann et de saint Augustin ?… Est-il un ou multiple, absolu ou divers ?… Le suprême de l’illimité et de l’indéfinissable ? Une goutte de l’océan de Dieu, pour Leibnitz… pour l’école de l’Ironie, une création contre la création, une reconstruction de l’univers par l’homme, le remplacement de l’œuvre divine par quelque chose de plus humain, de plus conforme au moi fini, une bataille contre Dieu !… Une préparation à la morale, les idées de Fichte : le Beau utile ! Le Rêve du Vrai ! Le Beau ! Mais d’abord, qui sait s’il existe ? Est-il dans les objets ou dans notre esprit ? L’idée du Beau, ce n’est peut-être qu’un sentiment immédiat, irraisonné, personnel, qui sait16 ?… »Le Rêve du Vrai. Il ne serait pas difficile de ramener à cette formule les définitions mêmes qui semblent s’en écarter le plus. Toutes, et jusqu’à celle de Fichte, supposent un au-delà où se reposent des mornes incertitudes les âmes dans une clarté, dans un jour de fête, dans une illumination pour l’esprit de par ceux de nos sens qui sont accessibles aux jouissances des lignes et des nuances, des sons et des modulations, soit qu’elle se confine dans cette sphère des sens spiritualisés, soit, et comme le veut Fichte, qu’elle éclaire aussi la conscience. Mais qu’est-ce que cette jouissance des « sens spiritualisés », sinon le rayonnement de la Vérité en des symboles qui la dépouillent des sécheresses de l’Abstraction et l’achèvent dans les joies du Rêve ? — du Rêve, c’est-à-dire de cet Au-delà où se recule et s’estompe l’Affirmation éblouissante et qui nous aveuglerait, trop proche, tandis qu’elle gagne à cet éloignement plus de profondeur et de ces lointaines résonances qui entraînent l’esprit dans le toujours plus loin. Dans cette acception du Beau, n’est œuvre d’art que celle qui précisément commence où elle semblerait finir, celle dont le symbolisme est comme une porte vibrante dont les gonds harmonieux font tressaillir l’âme dans toute son humanité béante au Mystère, et non pas s’exalter dans une seulement des parts du composé humain, et non plus dans l’esprit seulement que seulement dans les sens ; celle qui révèle, celle dont la perfection de la forme consiste surtout à effacer cette forme pour ne laisser persister dans l’ébranlement de la Pensée que l’apparition vague et charmante, charmante et dominatrice, dominatrice et féconde d’une entité divine de l’Infini. Car la forme, dans l’œuvre ainsi parfaite et idéale, n’est que l’appât offert à la séduction sensuelle pour qu’ils soient apaisés, endormis dans une ivresse délicieuse et laissent l’esprit libre, les sens enchantés de reconnaître les lignes et les sons primitifs, les formes non trahies par l’artifice et que trouve le génie dans sa communion avec la Nature. Ainsi entendu, l’Art n’est pas que le révélateur de l’Infini : il est au Poëte un moyen même d’y pénétrer. Il y va plus profond qu’aucune Philosophie, il y prolonge et répercute la révélation d’un Évangile, il est une lumière qui appelle la lumière, comme un flambeau éveille mille feux aux voûtes naguère endormies d’une grotte de cristal ; — il sait ce que l’artiste ne sait pas. De nature donc, d’essence l’Art est religieux. Aussi naît-il à l’ombre des Révélations, les manifestant vivantes par son intime union avec elles et témoignant de leur mort en les quittant. Alors il se risque seul dans les régions ténébreuses et bien souvent y luit plus clair, annonciateur d’une Révélation nouvelle, qu’il ne faisait, inféodé aux erreurs temporaires qui corrompaient les vérités éternelles de la Révélation vieillie. Telle est bien la loi de l’évolution artistique, et sans faire de longues recherches dans l’Histoire, seulement en l’entrouvrant, nous voyons partout les Religions génératrices des Arts, celles-là puiser en ceux-ci les grâces du culte, et ceux-ci fleurir autour de celles-là comme les signes de leur vitalité. — La Judée n’a eu de Poésie et d’architecture que par la Bible et par le Temple de Salomon. — La religion mortuaire de l’Égypte, tout de même, n’eut d’architecture et de sculpture que par ses tombeaux, véritables temples d’Isis, ses Pyramides, ses Sphinx et par ses bas-reliefs ou l’Humanité semble, réduite à l’indéfinie répétition d’un seul type aux traits hiératiques, aux gestes mystiques, ramper, pieuse, autour de la divine Mort. Pour se permettre les splendeurs énormes de leur architecture civile, les Égyptiens avaient fondu l’idée de la personne divine dans la personnalité royale et leurs palais n’étaient que des temples. Quant à leur littérature, elle fut toute sacerdotale. — C’est avec des différences d’applications et de détails le développement du même principe en Perse, en Assyrie, chez les Hindous, chez les Chinois. — Le Polythéisme et l’Art (poésie, architecture et sculpture) grecs ne faisaient qu’un. L’Iliade et l’Odyssée sont des actes de foi, — peut-être d’une foi déjà s’assoupissant. Elle se réveille et flambe chez Eschyle à l’éclat terrible des carreaux qui foudroient le Christ-Prométhée. Elle s’irrite chez Aristophane. Elle se calme chez Sophocle. Elle s’oublie chez Euripide, le poëte de cette heure qui revient rhythmiquement au cours de chacune des grandes évolutions de l’humanité : alors que déprise de ses ferveurs premières, déchue des enthousiasmes larges de son aurore, devenue étrangère aux anciens symboles peu à peu laissés en désuétude, à la fois paralysée à demi et pourtant subtilisée par le doute, n’ayant plus la plénitude de sa propre maîtrise ni la pleine confiance d’autrefois en ses puissances de comprendre et de savoir, l’humanité s’entraîne à vivre davantage par son cœur, se passionne pour les drames passionnels où elle se plaît vite à trouver une symétrique synthèse, moins haute, mais plus pénétrante et combien plus poignante, des drames spirituels peut-être usés, peut-être oubliés. La foi grecque aura une splendeur de couchant avec les philosophes et les poëtes alexandrins, mais moins de certitudes que d’aspirations, plus de regrets que d’espérances : l’Imagination s’est compromise à l’assuétude du sentiment, la Grande Imagination grecque a perdu sa merveilleuse fécondité ; elle se complaît en des subtilités délicieuses, en des raffinements adorables : elle n’a plus le frisson. C’est une décadence éclairée, une seconde enfance qui sait les Grâces de l’enfance, l’assurance divinatoire de sa naïveté, le don qu’elle a comme de faire vraies les croyances qu’elle accepte. Mais cette seconde enfance n’en est pas moins sénile, stérile et l’art l’abandonnerait : heureusement que la civilisation antique, facticement consolidée, va s’effondrer… — Il en va de même à Rome où, toutefois, moins de sincérité qu’en Grèce unit l’Art à la Religion, à cause, sans doute, que la race, non autochtone, vit de traditions plutôt transmises par la mémoire qu’inventées par l’intuition. — Il en va pleinement de même au levant de la civilisation moderne. Tout l’art du Moyen-Âge est chrétien, des fresques des Primitifs aux flèches des cathédrales, de Dante à Palestrina. La Renaissance altère l’union de la Religion et de l’Art, menace de les séparer, — et c’est-à-dire que le Christianisme se corrompt, s’anémie, entre presque en agonie et qu’il ne lui faut rien moins que la cruelle saignée de la Réforme pour reprendre quelque vitalité. Encore sera-ce désormais une vie en guerre, et d’ailleurs les heures ont été brèves de la douce beauté chrétienne. Le Moyen-Âge
« énorme et délicat17 », cette reculée bleue et noire à travers les siècles, nous apparaît comme un tragique désert avec des instants d’oasis ; chevaleresque, poétique aux Croisades, mais atroce sous tant de lâches bandits qui sont des Rois ! rouge de feu, rouge de sang durant l’Inquisition. En somme une longue nuit traversée de radieux météores, excessive de ténèbres et de lumière ; de rares héros, mais qui tiennent dans leurs mains des peuples entiers ; de rares idées, mais que des foules innombrables acclament et accomplissent ; de rares docteurs, mais une multitude de disciples… — Au xviie siècle18 français, catholicisme et protestantisme — rameaux greffés sur le grand arbre chrétien — n’ont, l’un et l’autre, plus guère de vie qu’en vertu de la première, si lointaine poussée de sève ; une rivalité maintient décoratives les deux sectes, la haine l’une de l’autre conserve à chacune un jaloux amour de son personnel apanage de vérité. Le Catholicisme surtout, plus littéral héritier des rites chrétiens, se garde de désormais se laisser entamer par l’esprit de nouveauté que le Protestantisme a choisi, croit-on, pour la loi de son développement, — le « libre examen », orientation de boussole qui trouve partout le nord ! — La secte Catholique se fige dans le respect du passé, empruntant à l’intensité de cette abdication de toute jeunesse comme une sorte de jeunesse surnaturelle, comme un renouveau d’énergie, presque des droits sur l’avenir, du moins la souveraineté absolue dans le présent. Avec une agilité qui surprend, elle sait s’appuyer sur les deux forces qu’on eût crues les plus réfractaires à son influence, que le Christianisme a toujours — pour l’une — dominée, — pour l’autre — combattue : la Royauté et la Renaissance. L’Art, signe de sa vie, allait lui échapper : elle le retient par des concessions ; le Pouvoir temporel peut seul suppléer aux forces de résistance dont elle manque : elle lui devient une raison d’être, tire pour lui de l’Écriture sainte une Politique impitoyable où, d’ailleurs, elle se fait la seule royale part. Et fondé sur cet équilibre — peut-être boiteux et hors nature, et qui ne pouvait durer, — ce fut pourtant un grandiose moment, celui où elle régna. C’est là toujours qu’il faut remonter pour trouver les principes certains d’une pure langue française, certes appauvrie depuis Rabelais, du moins plus ferme. Telle je l’admire dans le Discours de la méthode et les Méditations, les Oraisons funèbres et les Sermons, le Télémaque, les Caractères, les Fables, les Tragédies, les Comédies et avant tout et surtout dans les Pensées, mais aussi jusque dans les écrits secondaires de cette époque vraiment admirable en ce qu’elle fut, si douloureusement qu’on pense à ce qu’elle ne fut pas. Le Catholicisme, dès passé l’instant pénible de la main-mise sur l’Autorité, par quelles diplomaties ! se r’énorgueillit, parut-il, des forces vivifiantes de la Vérité et, canalisant le flot de la Renaissance, le faisant confluer au fleuve chrétien, produisit en littérature une sorte de grand courant double et un jusqu’en sa dualité, ardemment mystique jusqu’en ses rêves païens. (Les autres arts, il est vrai, dormirent, sauf chez les peuples protestants dont le coup de sang de la Réforme prolongea, tout en la dépravant peut-être, l’inspiration artistique.) Il s’agissait de conquérir à la gloire du génie catholique l’universel empire des esprits, — et ce génie pour cette œuvre produisit des vertus admirables. Pendant que les orateurs sacrés chantaient les légendes chrétiennes, conduisaient à leurs dernières conséquences les prémisses encloses dans les dogmes, exprimaient des plus abstraites spéculations théologiques une psychologie, une morale et une politique chrétiennes, les poëtes firent rayonner jusqu’aux âges païens, par une rétroaction de rêve dans le temps, la Croix sur les Idoles : l’esprit chrétien mira sa clarté dans les nuées antiques et les féconda. On vit alors le vieux Corneille ranimer les héros de Rome, et, de par la magie de Racine, se redresser de l’oubli le peuple majestueux de Sophocle et d’Euripide. Mais la livrée seule et la légende restaient antiques : les âmes étaient converties, baptisées. Rien d’une restitution historique, des êtres chimériques bellement, futurs désirs d’André Chénier,
« vers antiques sur des pensers nouveaux », patries de rêve. Un Chrétien, Auguste ; une catéchumène, Andromaque ; Phèdre, une repentie… Et n’est-ce pas pour symboliser ce sens profond de leur œuvre, que Corneille et Racine y érigèrent — ainsi que les deux colonnes d’un arc de-triomphe où passe en procession tout le siècle, — Athalie et Polyeucte 19. — L’œuvre double était accomplie : les poëtes avaient repris à leurs maîtres païens les grandes fables pour les dédier au Christ — comme avaient t’ait les Papes, à Rome, des temples transformés en basiliques — et les docteurs de la Religion triomphante en avaient réinformé toute vie publique et intime, comme par l’immense expansion d’un principe unique et inépuisable. — Mais à peine accomplie l’œuvre se laissait voir de peu de durée. Aussi n’était-elle guère humaine, ainsi austère et de si dures limites. L’esprit souffrait, sans peut-être précisément connaître les causes de son malaise, du sentiment proscrit de l’harmonie et de la couleur pour le prix qu’elles ont en elles-mêmes, en dehors sinon au-dessus du purement intellectuel sens des mots, et se revanchait de cette sujétion du sens précis en le subtilisant des concetti italiens et des gongorismes espagnols d’un Saint-Amant ou d’un Théophile. Cette réponse-à-tout d’une religion immuable coupait par trop court aux ardentes aspirations des Poëtes vers une Foi plus calmante et plus comblante, plus haute, peut-être, plus large à coup sûr, et plus douce que le Catholicisme ainsi réduit et bastionné, plus proche aussi de l’Absolu, à ces intuitions, à ces espérances, à ces élans, à tous ces rêves qui, jamais perdus, en dernière analyse, pour la Vérité, sont gagnés toujours pour la Beauté et constituent la meilleure patrie où se soit développé le génie : — patrie qu’un Credo plus jeune, sûr d’un plus long avenir, eût gardée flottante autour de soi, loin de la déclarer anathème. Tel quel, sans doute, l’officiel Credo protégeait et soutenait la littérature, la contenait dans une atmosphère de noblesse, un peu officielle aussi, mais non sans grandeur : toutefois cette garantie d’unité, qui imposait à tous l’obligation morale de fonder sur l’angle religieux tous leurs efforts, comportait un soin bien étroit de prendre garde à ne point outrepasser les conclusions du Dogme, un conseil au moins de se maintenir dans les régions moyennes où l’indépendance court le moins de risques, dans l’héroïsme vital de Corneille, dans la psychologie passionnelle de Racine, dans les rigueurs d’ordre ordinaire de Molière, dans l’observation minutieuse et piquante de La Bruyère, dans la morale malicieuse et commune de La Fontaine. Encore et même dans ces zones tempérées arrivait-il qu’on encourût les sévérités de la Théologie intransigeante : qu’on se rappelle comment Bossuet parle de Molière ! Et à cette heure d’apothéose, n’avait-elle pas raison — en abusât-elle, eh bien, c’est le beau tort du triomphe ! — n’avait-elle pas raison de proscrire le Théâtre ? N’en était-elle pas, malgré toutes concessions, hautainement jalouse un peu comme d’un temple dissident, comme d’une parodie sacrilège du spectacle et du ballet sacrés, comme du futur principe d’une autre religion, d’un culte selon le monde, ou d’une restitution du Paganisme, d’une adoration toute charnelle des belles formes encore rehaussées par la diabolique séduisance des prestiges de l’Art et de la Passion, comme d’une collective et simultanée prostitution glorifiée ? Cette glorification des sentiments humains, le catholicisme ne pouvait la voir sans ombrage, étant au contraire, lui, la glorification surhumainement austère de l’âme dégagée des passions. Mais les apothéoses ne durent qu’un instant de raison. Cette discipline si rigoureuse pressentait et présageait sa propre décadence : on ne garde avec tant de soin que des trésors menacés. La vigilance sublime mais impitoyable de Bossuet, qui fut l’Eschyle du Catholicisme, s’explique par les complaisances de Fénelon en qui la conscience se détend, dirait-on, s’amollit, peu s’en faut, et perd le sens de l’attitude érecte, de peur d’oublier la grâce de gestes plus vivants, la douceur de l’abandon, le charme de l’indulgence. Et cette vigilance ne détruit ni la cause ni l’effet de ces complaisances : c’est une loi de réaction contre quoi le génie est impuissant. Le monde est fatigué de ne pas sourire : aussi va-t-il rire pendant tout un siècle, éclater d’un rire en fièvre dont il ne se reposera que pour ricaner, au lendemain du xviie siècle, pour ricaner et lourdement parfois ratiociner pendant tout ce siècle de Voltaire et de Dalembert, de Parny et de Volney, des Lettres persanes et de L’Esprit des lois, ce xviiie siècle, cette mare puis ce torrent, loyer des ruineuses grandeurs du xviie . Il y penchait tristement avec son roi vieilli, caricaturale majesté, personnage symbolique, moins un homme qu’une convention, empruntant de l’éclat à l’antiquité des traditions. Tout son mérite fut d’accepter le bonheur qu’il eut, ce point d’ombre, d’être entouré de lumières et son surnom de Roi-Soleil sonne dans l’histoire ironiquement. Personnage symbolique, en effet, ce roi très chrétien et très catholique qui choisit son dernier amour chez une fille de ces Huguenots qu’il avait persécutés : ainsi l’exagération de l’austérité catholique la rapprochait de la sécheresse protestante, car elle resta protestante, la femme de Scarron, en dépit de toute conversion, protestante dans le maintien, les manières, les pensées, dans l’esprit et dans l’âme. Et quel significatif hasard que cette sombre garde-malade du siècle mourant ait porté le nom du plus bouffon des poëtes ! Tout ce qu’il y eut de pire dans les tendances du siècle de Louis XIV éclate et s’exalte dans la personne cauteleuse, dans le règne silencieux, dans les écrits froids de Madame de Maintenon. Il semble que cette femme conclut la défaite d’un parti devenu mauvais depuis qu’elle le sert. Il semble qu’en elle les immenses efforts de tout un siècle déraison pure échouent misérablement en d’infiniment petits raisonnements raisonnables, en de dérisoires recettes pratiques d’éducation, faible et fade cours d’eau tiède où elle tâchait d’endiguer le flot de l’avenir, juste quand ce vaste flot, épandu naguère en généreuses ondes, mais lassé maintenant d’user des graviers polis et stériles, allait longtemps stagner jusqu’à se corrompre dans ses profondeurs, pour franchir tout-à-coup, grossi goutte à goutte par le tribut des générations, ses limites trop étroites à cette heure terrible de la tempête. — Dès le commencement du xviiie siècle le christianisme catholique a perdu sa vitalité. Les légendes du Moyen-Âge n’ont pas encore de fidèles. Les intéressantes erreurs cartésiennes ont déjà une valeur presque purement historique. Que reste-t-il ? Condillac et Laplace vivent, écrivent en même temps que Voltaire, mais une date n’a pas toujours tout le sens qu’elle semble avoir : leur influence est de demain. Aujourd’hui c’est Voltaire qui règne, c’est-à-dire moins que rien. On dit « le siècle de Voltaire », qui avait dit « le siècle de Louis XIV ». Soit. Peut-être ont-elles, les deux époques, juste la valeur représentative de ces deux noms et si Louis XIV nous apparaît en bois, Voltaire, lui, est en boue. Il n’est plus neuf, Dieu merci, de dire que cet illustre héros d’esprit fut un imbécile20. Mais à prendre son œuvre pour l’expression du siècle où il régna il y a une tristesse d’autant plus sanglante qu’elle est mieux fondée Cette œuvre énorme n’existe pas. Qu’on l’ajoute au total des œuvres humaines ou qu’on l’en retranche, le total n’en varie pas d’une unité même infinitésimale. Rien en poésie, rien en prose, rien en science. Rien au positif, voilà le résultat de Voltaire. Au négatif il se revanche et ce vent de néant qu’il souffle a tout fané autour de lui. Une contagion de néant ! Rien en littérature, durant tout un siècle ! — malgré, vers la fin, quelques esprits aigus : mais est-ce de la littérature, la polygraphie de Diderot, les méchancetés de Chamfort, l’esprit parlé de Rivarol et du Prince de Ligne ? On n’a pas trouvé dans l’affranchissement des croyances religieuses cette liberté de l’harmonie et de la couleur dont les poëtes du siècle précédent avaient la nostalgie vers les naïvetés des troubadours et qu’usurpaient parfois un Racine, un La Fontaine. Au xviiie siècle on se stérilise comme à souhait dans le dessèchement de l’imagination par la sécheresse du cœur. Même Beaumarchais, Marivaux lui-même et jusqu’à l’abbé Prévost, tout sensibles qu’ils se disent, ont, pour être des poëtes, trop de cet esprit qui n’est pas lyrique, et la liberté leur manque. Voltaire en tête, tous les prétendus poëtes de ce temps-là se traînent dans la plus plate et la plus servile obéissance aux injonctions des faiseurs de prosodies et de rhétoriques, et Shakespeare qui lui fut révélé n’illumine pas l’esprit aveugle de Voltaire ! Quant aux plus célèbres des prosateurs autour de Voltaire, ils font de tout littérairement sans vraiment faire de la littérature : de l’histoire naturelle (Buffon), de la philosophie du droit (Montesquieu), de tout (Diderot). Un seul fait exception, mais Rousseau n’appartient pas plus au xviiie siècle que Chateaubriand : Rousseau, Gœthe et Chateaubriand ouvrent le xixe . Rien en musique21. La peinture se débat dans un jour inquiétant et charmant, plutôt crépusculaire. L’Imagination moderne est réduite au néant pour avoir prétendu se borner au fini, se passer de l’idée de Dieu. Pour rendre la vie à l’Imagination, cette fois, la destinée décrétera d’autres ressources que celles d’une Révélation nouvelle. Elle ramènera les esprits au sentiment religieux — par l’épuisement naturel d’une gaîté qui s’irritait jusqu’à l’insensibilité en ce temps qui prodigua l’épithète « sensible », jusqu’au sadisme, et ce seront les déclamations sentimentales de J.-J. Rousseau qui rendront à ses contemporains le goût, tout chrétien, des larmes, — par le respect des grandes inventions scientifiques, et Newton et Laplace étonneront les esprits de leur faire prendre goût aux plus hautes spéculations, redevenir sérieux, fût-ce par mode, et discuter les lois de la pesanteur au dessert d’un petit souper, — par la grande convulsion de la Révolution et de la Terreur qui rendra le goût de l’héroïsme avec le sentiment du peu qu’est la vie à ces cœurs redevenus sensibles, à ces esprits redevenus sérieux. Alors pourra naître, contemporaine de Condillac et de Gœthe, la grande école de théosophie des de Maistre et des de Bonald avec la grande école littéraire de Chateaubriand. Un mouvement simultané des esprits vers la religion — plutôt chrétienne que catholique — et vers la Beauté fera l’aurore du xixe siècle. Mais ce mouvement des esprits, tout sincère qu’il soit, n’effacera pas en eux la profonde empreinte de tout un siècle de négation, de néant. Le monde a été trop longtemps sceptique pour n’en pas garder le pli. Cette récurrence au Christianisme ressemble, un peu voulue, à la comédie d’officielle piété de Napoléon rouvrant les églises et prenant des mains d’un Pape la couronne impériale. La volonté précède la foi, peut-être en tient lieu. Ce commencement du xixe siècle est sans précédent, dans le tableau synoptique des époques de l’humanité : le sentiment de l’Art galvanisant les religions au lieu de se fonder sur elles, est né. Les légendes du Moyen-Âge, que la France avait jusqu’alors laissé piller pour des chefs-d’œuvre par les poëtes étrangers, ressuscitent. D’abord ce ne sont que des à peu près et le détail importe peu, pourvu que l’ensemble ait une probabilité satisfaisante, une plaisante couleur générale. Puis on deviendra plus exigeant. Il y a loin de la fantaisie historique de Chateaubriand à celle d’Hugo ; il y a plus loin encore de celle d’Hugo à celle de Flaubert. On est au passé, en pleine date vivante et, selon la parole redoutable et vraie d’Auguste Comte :
« Les vivants sont de plus en plus gouvernés par les morts. »Sans que du domaine des idées la conviction passe — tant la vie est factice pour ces poëtes très hommes de lettres qui firent le Romantisme — au domaine pratique, on est, plume en main, chrétien, païen, mahométan peut-être. On a des religions d’imagination et cette monstruosité est devenue possible : qu’on puisse parler de Religion sans penser à la Vérité ! Je n’ai point de regrets vers cette heure charmante des Jeunes-France. Ils ressemblent tous un peu trop, pour mon gré, à des êtres humains qu’on aurait privés d’âme, de cœur et qui feraient de grands gestes drapés sans que ces gestes soient des signes de passions réelles. Au fond, tout leur importe, excepté l’important ; ils n’ont sur la destinée humaine que de vagues phrases d’élégies qui sentent encore l’inepte siècle d’où elles viennent. Lamartine lui-même, le plus grand de tous ceux-là, n’oubliera pas toujours qu’il a lu Dorat et Parny et ne dédaignera pas d’emprunter un hémistiche à Thomas ! Et ce qui fait plus vaine encore toute cette gesticulation théâtrale, c’est que ces poëtes n’ont dans leurs têtes impersonnelles que des idées générales ; ils portent une vieille défroque de philosophie qui montre la corde et pourtant résiste encore et, plutôt que d’abdiquer devant le vêtement religieux qu’on vient de remettre à neuf, lui cède une partie du costume spirituel, se réservant l’autre : si bien que les esprits de ce temps-là ont véritablement porté le costume d’Arlequin ! D’ailleurs ils n’en sont point gênés. Ils se complaisent aux accessoires de leur rôle. L’air ténébreux, le regard fatal sont à la mode. On a inventé de jouer à froid la grande passion. Tout est devenu normalement anormal et les grands criminels, qui ne sont, à proprement parler, que de grands lâches, passent pour des manières de héros qu’on aime, qu’on célèbre : mais, encore une fois, cela reste dans l’imagination, on ne les imite guère et les romantiques, dans leurs ménages vrais ou faux, sont des citoyens paisibles que le code ne gêne pas. N’empêche qu’ils affectionnent tous des altitudes d’emphase, espagnoles, italiennes, de perspective théâtrale. Leurs modèles ont, dans l’histoire, des dates connues, des allures connues, des livrées connues : on se vêt comme eux, on parle, on écrit leur langage et les vivants de cette heure chimérique ont des profils de médailles, — je veux dire arrangés d’après les médailles, et copient, à s’y tromper eux-mêmes, les personnages historiques. — Il semble, en effet, que ce siècle, dans sa première moitié, n’ait eu qu’une vie historique, et voyez, — serait-ce le mot de l’énigme ? — c’est le siècle des historiens, de Thierry et de Michelet. Tout son honneur et pourtant tout son tort sont là. Elle est belle, cette curiosité du passé, mais ce n’est qu’une belle chose morte, l’œuvre qu’on fonde sur les ruines des temps révolus, quand une vive foi en l’avenir ne la fait pas rayonner comme un phare, pour illuminer les ténèbres futures. Est-il donc vers ce qui n’est plus, le sens de la vie ? Ce grand souci du passé décèle une impuissance à porter le présent, à préparer l’avenir. Le sens historique est — fatalement et comme par définition, puisqu’on n’a d’histoire qu’à condition d’avoir beaucoup vécu — le signe de la vieillesse d’une race, une marque de décadence. Il s’éveille avec le sens critique, à l’âge critique des sociétés, pour brider en elles la spontanéité de la faculté créatrice. L’habitude se contracte vite de tout juger au point de vue de l’histoire, même les événements quotidiens dont on garde une information minutieuse, mais sans y prendre un intérêt immédiat : ils sont si neufs ! Ils manquent d’un recul dans les siècles, de la patine du temps. À la bonne heure pour nos petits-fils : ils discuteront avec passion sur les accidents que nous enregistrons avec indifférence, comme nous-mêmes nous ergotons doctement sur les choses d’il y a cent ans, — et ainsi passeront les générations, insoucieuses du but de leurs courses et la barbe sur l’épaule, comme des armées en fuite plus inquiètes de l’ennemi qui les poursuit que du lieu d’asile inconnu où les mène le hasard. Ici, notre ennemi, nous l’aimons : c’est l’innombrable mort immortel de l’histoire. Mais quel dangereux amour ! Cette perpétuelle méditation des institutions de nos ancêtres ne nous laisse pas le temps de fonder à notre tour : nous ne léguerons guère à nos descendants que vains prétextes à disserter et d’ailleurs cette hâte d’entrer dans l’histoire, c’est-à-dire dans la mort, sonne le glas des races. — Il est certain que c’est par l’histoire, au commencement du siècle, que la Religion et l’Art, qui faisaient aux époques de vitalité latine une indissoluble union, se sont désagrégés. Et tout aussi certain est-il que cette époque romantique, malgré les très grands services qu’elle a rendus à l’Art, reste, pour avoir puérilement flotté d’une religion factice à des systèmes de philosophie de réaction, et même à l’indifférence, une époque d’enfance et de sommeil pour la Pensée. Même chez les écrivains réputés les plus sincèrement chrétiens le sentiment de la vie actuelle de la religion qu’ils célèbrent n’est jamais pur. Chez de Bonald il y a de la mort, malgré tant de si évidente bonne foi, il y a du moins du passé dans ce ton froid, dans cette écriture ennuyeuse. Tout autre est Joseph de Maistre, ce très grand poëte : son style vibre et palpite, c’est une ardeur, — mais plutôt une ardeur qu’une splendeur, il brûle plus qu’il éclaire, et ses idées dépassent leurs origines chrétiennes et reflueraient jusqu’à la rigueur judaïque en se colorant de l’austérité tragique et sans onction d’un Tertullien, avec cette vision rouge d’un christianisme plutôt selon saint Paul que selon saint Jean, avec cette éloquence qui ne pardonne pas. Le monde tel qu’il le voit, fondé sur la hache du bourreau, n’est pas le monde de Jésus. Avec Chateaubriand, malgré un mysticisme réel, nous atteignons l’époque du dilettantisme chrétien. C’est religiosâtre, ce n’est pas religieux ; c’est de la littérature, il n’y a plus de foi. C’est du génie du christianisme qu’il parle ? Les mots l’affirment, non pas les sentiments : il parlerait tout de même du génie du paganisme. Ce qu’il cherche, c’est prétexte à morceaux, à couplets. Volontiers, il s’emporte — si magnifiquement ! — dans des digressions où la Révélation est décidément étrangère, où la Nature seule est adorée, — et René est un épisode du Génie du christianisme ! Et voyez les procédés du Poëte : ils en disent long sur sa pensée. Il parle d’Eudore et de Cymodocée comme Fénelon de Télémaque et de Calypso, avec une sorte d’indifférente admiration qui n’est point d’un croyant. Ce n’est pas tant l’inégalité des génies que la différence des sentiments qui fait qu’à lire Chateaubriand après Dante on a la sensation d’entrer en décembre au lendemain de juillet. C’est que Dante croit et que la Divine Comédie est une œuvre de religion militante, où rien n’est pour le charme, où la forme, comme un habit de combat, se modèle étroitement sur le fond : elle flotte dans le Génie du christianisme et dans Les Martyrs, comme un vêtement de parade. Çà et là dans les Harmonies de Lamartine l’enthousiasme du plus lyrique des poëtes donne le change ; mais à regarder de près, là encore le sentiment est d’un mysticisme général qui s’extravase au-delà des bornes chrétiennes, jusqu’à des sensualités, même, toutes païennes et où l’amour a plus de part que la foi. Les Méditations et les Harmonies sont moins les hymnes d’une religion vivante que ses délicieuses nénies. Comme Chateaubriand, Lamartine parle au passé dès qu’il parle religion, s’il précise ; en tous deux, il n’y a de présent et de réel que l’éternel fond passionnel de l’humanité, et pour conclure enfin, ce qui leur manque à tous, philosophes et poëtes, c’est ce que les vrais chrétiens désignent par ces mots : le sentiment de la présence réelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La beauté les touche plus que la vérité de l’Évangile, et après eux les Poëtes chercheront ailleurs la Beauté, dussent-ils affirmer, tristement ceux-ci, indifféremment ceux-là, qu’il n’y a pas de Vérité. Avant de commencer cette très incomplète et pourtant trop longue revue des comportements réciproques de la Religion et de l’Art, j’affirmais que la Religion — avec l’apport commun des Légendes, des Traditions et des Philosophies — est la source de l’Art, que par essence l’Art est religieux : or, après avoir assisté à un essai de réconciliation, peut-être loyal, mais qui n’a pas duré, entre la Religion et l’Art, nous allons les voir se séparer par un divorce qui paraît définitif. Qu’est-ce à dire ? Est-ce le xviiie siècle qui recommence ? Rentrons-nous dans cette époque hideuse et odieuse qui fut incapable de gravité et ne sut, entre deux hoquets de son rire infâme, que professer pédantesquement des doctrines de mort, qui, des plus légitimes objets de la vénération humaine, chassa ce sentiment de la vénération, seul fécond, cette époque qui oublia définitivement l’idée divine dans l’arche sainte où Descartes l’avait imprudemment reléguée, et devait produire ces deux résultats d’une élaboration de cent ans, l’un dérisoire, l’Encyclopédie, l’autre formidable, la Révolution ? — Non, tout dissuade de le croire. Les hommes de ce temps, ceux mêmes qui concluent le divorce dont je parle, n’ont aucun des caractères qui signalent au mépris les hommes du xviiie siècle. Ce sont de nobles penseurs, de vrais savants. Si l’idée de Dieu les laisse silencieux, du moins elle ne provoque ni leur rire ni leur blasphème. Ils ont le frisson des choses dont ils parlent. Ils ont même l’amour de l’Unité — signe divin — et ne cachent pas leur joie de voir sous leurs mains empressées les sciences redevenir la Science, converger à l’unité primitive qui fut féconde. Tout autre était l’esprit de division du xviiie siècle, son seul esprit ! et ce désir qu’il eut manifeste de tout réduire à ses infimes proportions. Le regard de nos contemporains est large. Us ont de l’homme une estime éclairée, mais ne ramènent point tout à lui. Ils savent beaucoup et n’ont point de vanité. Pascal disait :
« Je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. »Nos savants, nos penseurs cherchent et du moins sont graves. On sent frémir leur sincérité et, si le devoir est de respecter ceux qui respectent, nous ne devons point prononcer négligemment, ces noms qui désignent les têtes de lumière du xixe siècle — et qui pourtant, sont, hélas ! bien loin de concerter une harmonie d’unanime affirmation : — Edgar Poe, Carlyle, Herbert Spencer, Darwin, Auguste Comte, Claude Bernard, Berthelot… — Mais pourquoi, comment, ces génies, ne les voyons-nous pas rangés autour de l’autel d’une Révélation proclamée la source de toutes vérités ? Comment se sont-ils séparés d’elle ou pourquoi les a-t-elle reniés ? Et pourquoi et comment, dans le douteux, dans l’angoissant silence des dépositaires sacrés de la vérité, est-ce de ces poëtes, de ces philosophes et de ces savants seuls que nous vient la parole qui strie de lumière les ténèbres du monde ? D’où vient que le génie de l’art et le génie de la science aient déserté l’Évangile ? La réponse qui s’impose est redoutable et je ne la fais qu’en tremblant. Je me répète : l’Art, par son intime union avec les Révélations, manifeste leur vie et témoigne de leur mort en les quittant. Alors il se risque seul dans les régions ténébreuses et bien souvent y luit plus clair, annonciateur d’une Révélation nouvelle, qu’il ne faisait, inféodé aux erreurs temporaires qui corrompent les vérités éternelles des Révélations vieillies. Ce n’est pas qu’il soit ingrat envers la Nourrice vénérable dont le lait et les soins l’ont fortifié. Mais il est jeune et elle est vieille ; elle chevrote et radote : il parle. — Je n’ai certes point l’audace de préjuger l’avenir et de dire : ceci sera. Dans la confusion contemporaine des regrets et des aspirations qui troublent les esprits et les cœurs, la seule affirmation possible reste vague : nous sommes à une époque de transition.
« Nous allons d’un mystère à un autre mystère », comme dit Carlyle, et la plus sûre raison d’espérer qui luise à l’horizon des pensées, c’est que la science pure a repris l’ascendant logique sur l’histoire qui demeure flottante entre la science et la littérature. L’humanité a touché dans les découvertes de ses savants les motifs palpables de son orgueil, et si cet orgueil a de la puérilité, s’il tourne le plus souvent en vanité, peut-être n’est-ce là que la part de lie nécessaire qu’il faut bien qu’on trouve au fond de toute essence humaine. Peut-être aussi, toutefois, la précipitation où l’humanité s’emporte vers l’avenir inconnu, sa hâte d’aller toujours plus vite toujours plus loin, infirme et déprave sa pensée : alors, par une sorte de prodige apparent, mais qui n’est tel qu’aux premiers et négligents regards, elle aurait, cette humanité démente, son contre-poids de sagesse en ses poëtes, en leur récurrence inspirée vers les Origines de toutes vérités, vers les vieilles religions d’où sont nées des religions mortes à leur tour, vers la source intarissable des très antiques théurgies, vers le geste mystérieux des Trois Rois venus, porteurs de myrrhe, d’or et d’encens, du fond de l’immense Asie pour conférer à un enfant dans une étable la Divinité. C’est là le grand, le principal et premier signe de la Littérature nouvelle, c’est là, dans cette ardeur d’unir la Vérité et la Beauté, dans cette union désirée de la Foi et de la Joie, de la Science et de l’Art. — Cette union que le xviiie siècle avait déclarée impossible, cette union que le xviie siècle avait faite, peut-on dire, de vive et arbitraire force en réduisant l’Art en domesticité quand il ne peut vivre que dans l’indépendance, cette union que le Romantisme tentait par l’artifice et avec une insouciance — coupable si elle n’eût été enfantine — de la pensée qu’il prenait et mettait ici et là quand son essence est d’être au centre, cette union que le Naturalisme s’efforçait de diminuer jusqu’aux dérisoires proportions de la matière prise en soi, seul objet, croyait-il, de l’Art et de la Pensée, — nous rêvons, cette union glorieuse, de l’accomplir dans toute sa gloire, hautement et largement, en laissant la Pensée, la Science, la Foi et la Vérité au centre : et de ce centre, de ce foyer de clarté émaneront comme de vivifiants rayons jusqu’aux splendeurs de la circonférence les manifestations de l’Art Intégral. Mais notre soif d’absolu ne trouve pas ce qui la désaltérerait dans les fontaines chrétiennes. Nous trompons-nous ou sont-elles taries ? — Elles nous semblent taries, mais il serait imprudent et injuste d’affirmer qu’elles le fussent à toujours. Le Christianisme porte en soi des secrets de vitalité qui étonnent le monde : peut-être l’Évangéliste sommeille, peut-être va-t-il se réveiller. Un grand écrivain catholique, Ernest Hello, qui avait d’étranges dons de prophète, semble voir luire, dans un avenir qui n’est plus bien loin de nous, à cette heure, l’aurore d’un nouveau triomphe de l’Évangile. Il écrit :
« Entre le xviiie siècle et celui que j’appelle le xxe siècle, dût-il commencer demain, l’horloge de la terre marque une heure, lente et terrible, celle de la transition : c’est le terrible xixe siècle. Les yeux à demi ouverts, mal éveillé de son cauchemar, il ne possède pas, il ne tient pas ; mais il désire, il désire, il désire, ô mon Dieu, comme jamais le monde n’a désiré… »— Certes ! et c’est à la fois son tourment et sa gloire. Mais pourquoi, ce qu’il cherche et ce qu’il désire, ne le trouve-t-il pas dans l’Église qui berça ses devanciers ? Pourquoi, épris de Beauté autant qu’altéré de Vérité, s’il se tourne dans son angoisse vers cette Église dont ses devanciers avaient coutume de recevoir la lumière et la vie, ne rencontre-t-il plus qu’étroites règles et dures conventions destituées des grâces vitales qui, jadis, agenouillaient la terre autour des bras en croix du prêtre ? Pourquoi sont-elles si froides, les nefs des cathédrales ? Pourquoi le grand vaisseau est-il déserté de son pilote comme réfugié dans ce lieu louche qui n’est plus le Temple et qui n’est pas la Maison, dans cette sacristie où la Religion semble plus vivace qu’au pied de l’autel ou dans la chaire, mais d’une vie humiliée et moite, acoquinée à la garde de pauvres trésors temporels qu’on montre pour de l’argent ? Qu’a-t-il fait, le Catholicisme, — et je ne parle même pas du protestantisme, façon et contre-façon de religion civile qui laisse le cœur froid et l’esprit inquiet, — qu’a-t-il fait de sa vertu intime, qu’il ne puisse plus, depuis deux siècles, nous montrer l’alliance adorable du génie et de la Sainteté ? C’est bien que le Saint Curé d’Ars et Benoît Labre soient canonisés ; cela « s’explique » en quelque sorte par la force acquise de la surhumaine constitution chrétienne : c’est le cœur qui s’éteint le dernier. Pourtant, le génie seul crée et perpétue : où est saint Anselme ? où est saint Thomas d’Aquin ? Comment les plus grands docteurs du xviie siècle sont-ils de grands docteurs et ne sont-ils pas des saints ? Comment les plus illustres noms catholiques de ce siècle même n’éveillent-ils dans nos pensées que le souvenir comme laïque de très magnifiques avocats qui manquèrent, en dernière analyse, à la fois de science et de simplicité et ne furent guère que des rhéteurs de bonne foi ? — À un autre et tout aussi grave point de vue, pourquoi l’Église accueille-t-elle, entretient-elle l’immonde idéal de l’imagerie religieuse, cette ordure et cette niaiserie ? Pourquoi les merveilleuses basiliques du Moyen-Âge sont-elles déshonorées par ces sacrés-cœurs dignes de figurer aux enseignes des marchands de chair crue et par ces madones qui font concurrence aux « dames en cire » des coiffeurs ? Pourquoi l’orgue même, qui naquit pourtant d’un mystique mariage du génie et de la sainteté, s’avilit-il à retentir de phrases de théâtre, d’airs d’opéra entre deux psaumes hurlés par les voix fausses de petits voyous mornes et vicieux, ce pendant que s’accomplit à l’autel le Mystère qui fait frémir les anges de terreur et d’amour ? Pourquoi la littérature catholique est-elle nulle, moins que nulle, négative, un objet de dégoût pour les moins sévères ? Pourquoi, si quelque vrai talent essaie de ranimer en elle l’inspiration qui, jadis, y attirait les artistes comme dans leur cité naturelle et natale, toute la catholicité officielle le repousse-t-elle, — bruyamment, si c’est M. Barbey d’Aurevilly, silencieusement, si c’est M. Paul Verlaine ? Est-ce bien cette même Église qui, au Moyen-Âge, sauva dans son sanctuaire la littérature et tous les arts et toutes les philosophies ? — On est tenté de répondre : « Non, ce n’est plus la même Église : celle-ci est le spectre funèbre de celle qui vécut dans la joie de sa gloire. Et de cette vie comme de cette mort voici la raison profonde. Les Révélations, ayant pour interprète le génie humain, ne durent qu’autant qu’elles lui font l’atmosphère qui lui est essentielle pour vivre et pour se développer. Or le génie, l’ombre de Dieu, est comme lui de créer. Sa création, à l’intérieur d’une Révélation, se limite nécessairement à la constitution logique, à la fixation de la doctrine. Le génie chrétien a donc pu vivre — et quelle vie splendide dont l’histoire rayonne ! — tant que les dogmes ont eu besoin de lui pour être promulgués et fixés, tant qu’il a eu cette belle tâche de conclure, dans le Symbole, l’alliance de la Raison divine et de la Raison humaine, tant qu’il a eu cette sublime mission à remplir : révéler aux hommes ce que la Révélation nouvelle leur apportait de nouvelle lumière. Une fois cette tâche accomplie et cette mission remplie, le Génie et la Révélation s’excluent. Peut-être déjà la Révélation se survit-elle, puisqu’elle n’a plus rien de neuf à dire au monde. Du moins, elle n’a plus rien à gagner aux services du génie, qui devient pour elle un allié dangereux, toujours épris, comme il l’est, de nouveauté, toujours en fièvre de création. Car ce n’est pas assez, pour lui, que l’œuvre de défendre les vérités acquises. Le plus triste et touchant exemple de cette impuissance du génie à se contenir dans ce rôle secondaire n’est pas bien loin de nous. La bonne foi de Lamennais est incontestable et quand il écrivit, sur le premier volume de son grand ouvrage : De l’indifférence en matière de religion, il souligna d’un trait de feu le grand mal et la grande faute, en effet, de son temps. Mais, à mesure que les pages s’ajoutaient aux pages, le génie s’irritait des bornes étroites qui l’oppressaient, s’impatientait de cette défense de créer devenue la première des prescriptions du Dogme à ses prêtres et, comme naïvement, par le pur exercice de ses forces naturelles, Lamennais versa dans l’hérésie. Depuis lui, quiconque s’illustra dans l’Église fut suspect. — Peut-être la religion chrétienne est-elle enterrée dans la Somme de saint Thomas. » — Voilà ce qu’on est tenté de répondre. Il se peut que cette réponse soit erronée. Je l’ai déjà dit, il se peut qu’avant longtemps nous admirions la résurrection de la grande Endormie dont le sommeil semble le sommeil de la mort. Nous croirons alors et avec quelle enthousiaste joie nous crierons hosannah ! Mais, pour l’heure, notre sincérité même — il fallait que cela fût dit — nous éloigne d’un Credo qui n’est plus, pensons-nous, que son propre simulacre et nous croyons suivre son originelle impulsion en le dépassant. Habitués à voir luire la Beauté sur toute Religion actuellement vraie, à voir dans la Beauté la gardienne et le signe de la Vérité, nous demandons à la Beauté seule — puisque les Religions l’ont exilée d’elles — quelle Vérité elle doit éclairer. Poëtes et penseurs, nous écoutons les vents de mystère qui sourdent du fond des phénomènes et nous allons à la lumière, à la vie, fût-ce au fond des ténèbres historiques, si elles recèlent plus de vie et de lumière que ce présent crépuscule qui semble mener la danse des morts. Nous cherchons la Vérité dans les lois harmonieuses de la Beauté, déduisant de celle-ci toute métaphysique — car l’harmonie des nuances et des sons symbolise l’harmonie des âmes et des mondes — et toute morale : puisque nous avons dérivé notre mot « honnêteté » du mot « honestus » qui signifie « beau ». Au défaut des certitudes défaillies d’une Religion — à qui, toutefois, nous gardons la gratitude du sentiment de noble piété dont elle berça et purifia notre enfance — nous pressons les vestiges des Traditions lointaines, d’alors que l’Histoire était encore à naître, des Légendes mystérieuses que colportent, à travers le monde moderne qui s’inquiète de les entendre sans les comprendre, des peuples nomades partout en exil ; nous recueillons les enseignements des grands Penseurs, Mages et Métaphysiciens, héros de l’esprit humain ; plus avant qu’eux essaierons-nous d’aller dans les voies qu’ils ont ouvertes ; nous irons à l’école aussi des Cultes antiques, extrayant de toutes les mines la parcelle d’or éternel que nous gardait encore leur sein avare ; et quand la joie de la foi ébranlera d’enthousiasme nos âmes, nous célébrerons cette joie mystique par les Sacrifices et les Fêtes de l’Art. À quelques-uns cette joie viendra d’une intuition du génie en face de la Nature : ils laisseront chanter dans leur œuvre la loi somptueuse et simple des formes et des sentiments éternels, de la ligne et de la physionomie ; à d’autres toutes les ressources de toutes les connaissances humaines — qui sont comme autant de mains agiles destinées à appréhender les Vérités dans leurs retraites — seront nécessaires, et ceux-ci, plus particuliers servants de l’Évangile des Correspondances et de la Loi de l’Analogie, donneront, selon les forces de leur esprit et la bonne foi de leur cœur, en de vastes synthèses, une explication mélodieuse et lumineuse des Mystères glorifiés dans la Réalité des Fictions. Mais, pour les uns comme pour les autres, l’Art a cessé d’être la gaité secondaire qu’approuvaient ou plutôt toléraient les générations qui ont passé et qu’exigeraient encore de nous les générations qui viennent. Les uns et les autres se considèrent comme investis d’un indéfectible sacerdoce : ils sont les ordonnateurs des fêtes sacrées de la Vérité et de la juste Joie. Cette joie, qui peut parfois sourire à l’esprit en son sens complémentaire et à la brillante gaîté, pourtant reste d’essence grave : sa voie n’est que vers l’Absolu, sa pâture n’est que d’Éternité. Elle choisit sévèrement sa lignée dans le passé, elle évoque le futur d’un regard de fierté ; au présent elle méprise beaucoup, elle cherche haut de l’air qu’elle puisse respirer et quel tremblement la prend à l’aspect des modernes temples de l’Art, de ces théâtres dédiés à l’épanouissement suprême de l’Art Intégral, mais qui sont si mal préparés à tant d’honneur ! Qu’elle souffre au bord des livres confinés en des contingences éphémères, elle qui, sous toutes les transitoires apparences cherche, comme l’aimant le fer, l’angle immuable, — elle qui est dans sa plus ardente sincérité ce cri humain qui a retenti si profond du haut d’une Parole sainte :
« Irrequietum cor meum, Domine, donec requiescat in Te ! »
Les Formules accomplies
Un être auquel serait accordée la connaissance pleine et entière du présent n’aurait pas grand effort à faire pour y voir immédiatement l’avenir.
« Le beau est le laid, et le laid est le beau. »Mais c’étaient des sorcières et c’est le mensonge qui parlait en elles. Victor Hugo répéta le mensonge avec la candeur d’une sincérité un peu initiale. — Le pire et, toutefois, le providentiel, c’est qu’il avait raison, provisoirement ; c’est que, dès que l’esprit perd, dans le drame spirituel, son rôle naturel de protagoniste, dès que le Composé humain abdique sa faculté de penser, c’est à dire de choisir entre la Vérité et son contraire, le Beau et le Laid, qui sont les espèces du Vrai et du Faux, deviennent indifférents : plus rien n’importe, que de se remuer, de bouger, de s’agiter dans un sens tel quel. On dirait d’un enfant, après de longues heures d’immobilité, qui s’étire et gesticule pour rétablir la circulation du sang dans ses veines. Après le mortel ensommeillement du xviiie siècle le sang avait un furieux besoin de circuler dans les veines modernes. La Révolution et l’Empire au physique, le Romantisme au spirituel furent les ministres de ce grand œuvre. Ce fut une époque toute en gestes, follement éprise de vie, — mais follement, c’est-à-dire au-delà de la vie et c’est-à-dire mortellement. Aussi le sens de cette époque est dans une récurrence, sans souci d’avenir, vers le passé par l’histoire. Ces généralisations avoueraient de l’injustice si nous venions au détail ; il est certain qu’en ceux qui faisaient, avec peu de bruit, le fond même de l’évolution romantique, qui accomplissaient ce que je viens de désigner sa « réelle action », — en Lamartine, Vigny, de Nerval et Sénancour, par exemple, et pour ne pas quitter la France, — l’Art sauvegardait son principe intime qui ne change jamais puisqu’il est la portion d’éternité des hommes, qui n’est pas à la merci des contingences contradictoires puisqu’il est le terme certain ou les relations constatent leurs différences. Mais ces quatre poëtes — et même le premier qui, s’il se plut à jouer dans la vie un rôle, ne le fit guère qu’à la façon d’un prince, pour passer le temps, jouant la comédie — furent des étrangers dans leur siècle, des rêveurs solitaires que les événements ne touchaient pas. Pourrait-on même pas dire — l’œuvre du génie étant à nous comme un objet de la nature, comme une montagne ou un océan dont les aspects varient avec les points de vue — que ce divin poëme d’Éloa, outre tant de sens que le temps n’a pas fanés, avait encore, à sa date, la signification d’une haute satire de ces incohérentes théories qui donnaient au grotesque et au monstrueux accès dans l’Art ? L’amour d’Éloa pour le Maudit n’est-ce pas cette impossible alliance qu’on rêvait alors de la Beauté et de la Laideur ? Alliance impossible et condamnée, puisqu’Éloa, pour avoir voulu régénérer le Prince du Mal, se perd avec lui sans l’avoir même consolé. — Il n’en est pas moins vrai que ces théories bruyantes, qui n’étaient point la principale affaire de l’innovation romantique mais qui en furent l’excès nécessaire, lui donnèrent sa couleur, lui servirent d’Évangile : faux évangile et couleur fausse qui lui venaient évidemment des doctrines de la Révolution, ces doctrines de révolte que les victoires de Napoléon imposaient au monde vaincu, comme Mahomet fit le triomphe du Koran, par le sabre. Nous allons voir qu’un plan très rationnel semble avoir dirigé ce soin successif de l’humanité moderne de s’étudier d’abord dans sa pensée, puis dans son sentiment et son attitude, puis dans sa constitution physiologique et dans sa sensation. Pour l’instant, il nous suffit d’acquérir cette double affirmation prouvée : 1º que la corrélation des évolutions politiques et des évolutions artistiques a pour cause commune l’évolution intime de la pensée humaine, évolution qui peut se manifester d’abord par les modifications politiques, mais qui a pour fin naturelle et principale la modification spirituelle (philosophique ou esthétique), laquelle ne résulte qu’apparemment des modifications politiques ; 2º que l’influence, comme de choc en retour, de la modification politique sur la modification spirituelle, au lieu de désigner avec certitude le vrai sens de celle-ci, tend plutôt à l’altérer et qu’il faut, pour que ce sens acquière sa sincère plénitude, que les troubles extérieurs, politiques, qui parurent produire le nouveau mouvement spirituel, soient définitivement oubliés. Mais des faits plus proches de la date où nous sommes et cette date même proclament par deux témoignages une troisième et qui serait des trois la plus importante affirmation : à savoir, ainsi qu’on l’a déjà plus haut avancé, que l’idée esthétique évolue indépendamment, et plus sûrement alors, de tout ébranlement externe, par la vie propre dont elle porte en soi la secrète force d’expansion. C’est ainsi que le Naturalisme, — période, dans l’histoire de l’Art, de l’étude de la Sensation, — est né dans un temps politiquement calme. Et aujourd’hui, cette direction nouvelle de l’Art et des arts vers un Idéal nouveau, ce mouvement dont on discute les tendances mais non pas l’existence, qu’on l’appelle à tort ou à raison Décadence ou Symbolisme, de quel ébranlement social est-il la résultante ? Ces considérations préliminaires ont pour but de dégager de l’histoire proprement dite l’histoire de l’Art et en particulier de la Littérature, — de nous permettre de considérer, à peu près étrangèrement à tout accident extérieur, l’esprit moderne sculptant siècle à siècle — en trois siècles — son idéale statue de la Beauté. Dans le chapitre précédent il s’est agi des rapports de la Beauté et de la Vérité, du fond des choses. Par celui-ci on tâche de préciser comment, pour leur expression, la direction même des Formules accomplies donne leur sens aux nouvelles formules qui s’agitent aujourd’hui, trop vaguement encore sans doute, sous l’effort de tant d’influences nouvelles.
Point tant ! Il sait s’en passer. — La mort, chez Racine, n’est pas la séparation de l’âme et du corps, car chez lui, plus manifestement encore que chez Molière, la vie n’a pas résulté de leur union. La seule mort logique, chez Racine, serait la fin de la passion qui fait le seul sujet de sa tragédie : Phèdre devrait mourir de ne plus aimer Hippolyte. Mais cette logique satisferait mal et à la tradition classique dont Racine garde le culte tout littéral et à l’intérêt dramatique dont il pressent les lois sans les bien connaître. De là ce dénoûment toujours comme ajouté, cette oiseuse catastrophe du suicide qui avait un grand sens dans la tragédie grecque, dont les héros sont en proie à l’inexorable Fatalité, et qui n’en a plus guère depuis que ces mêmes héros ont pris des sentiments chrétiens. — Cette conception de la tragédie classique, qui n’est, ainsi qu’on l’a très justement dit, qu’un instant de crise, explique et légitime la soumission de Corneille et de Racine aux lois aristotéliques de la triple unité. Elles les servaient plus qu’elles ne les gênaient. Ils eussent été bien embarrassés de conduire leurs chimériques personnages à travers une longue suite d’années, dans des lieux divers, au cours d’actions successives desquelles seul un sentiment réel et poignant de la vie peut faire l’essentielle synthèse dramatique. L’unité d’action leur était imposée par l’unité même de conception : les péripéties d’une passion parvenue à son dernier période. Et à ces péripéties, un lieu, un jour suffisaient amplement. Cette unité de la préoccupation morale apparaît plus évidente encore, quoique moins éclatante, dans les Moralistes proprement dits, de La Rochefoucauld à La Bruyère. Ces titres-mêmes, Les Maximes et Les Caractères, sont assez expressifs. La Rochefoucauld a tous les défauts de son genre et de son génie. En lui l’inspiration classique réduite à sa dernière expression se stérilise. Son point de vue est étroit, son esprit est aigu, plus piquant que pénétrant. Sa peur du grand le fausse. C’est un écrivain et un homme qu’on ne peut aimer et de qui l’influence sur l’avenir est nulle : plutôt tourne-t-il le dos à l’avenir. La Bruyère le regarde en homme qui l’aimerait, en penseur qui le comprendrait, en écrivain qui en a le pressentiment. Le style du xviie siècle, presque partout ailleurs lent et majestueux, fixe comme son objet, s’agite chez La Bruyère, s’amenuise, se rajeunit. Il n’a pas le souci du monde extérieur, mais on dirait qu’il voie les esprits, qu’il leur connaisse une forme, un costume, des gestes ; pour lui seul, en son temps, le visage humain consiste en autre chose que seulement ses traits et n’est pas que le masque de l’âme : il en serait l’expression. La Bruyère soupçonne la physionomie, devine entre la passion et le rire ou les larmes qu’elle excite un écart et un rapport, — moderne en cela. Et puis on le croirait moins rigoureux qu’un autre aux faiblesses, plus compréhensif des intentions. S’il n’a pas précisément le sens du pittoresque il a une qualité toute voisine, le sens d’un ridicule qui n’est pas comique, qui n’est pas convenu, qui perd la perspective, qui est un accident individuel. Chez lui l’homme est tout près de devenir un homme. Tout le roman moderne est en germe dans La Bruyère. Peu s’en faut qu’avec lui le caractère se complique et s’explique par le tempérament. — Mais, comme tous ses contemporains, son angle initial et principal dirige son regard vers l’âme et seulement l’âme. Et s’il nous paraît plus clairvoyant que ses émules, moins qu’eux éloigné de nous, c’est qu’il a plus précisément qu’eux exprimé et pratiqué l’intention de tout le siècle. Sauf La Bruyère, tout ce siècle uniquement occupé de l’âme humaine l’a, peut-être pour mieux la voir, traduite par des symboles — récits poétiques, théâtre, fables — ou pressée en ses conséquences — Maximes et Pensées : La Bruyère seul l’interroge directement, la regarde vivre, l’observe ! Racine et La Fontaine observent aussi, mais c’est pour eux un travail purement préparatoire, qu’ils nous cachent et dont ils nous offrent seulement le résultat dans une fable ou dans une tragédie et sans doute ont-ils pour champ d’observation leur propre intuition, leur imagination ou leurs personnelles expériences plutôt que cette humanité vivante qui jouit et souffre autour d’eux. La Bruyère a inventé l’observation, il a eu le pressentiment des vérités de détail, l’idée d’examiner cette humanité vivre et, tel quel, ce drame journalier lui a semblé digne d’être perpétué. À la fois minutieux de regard et synthétique d’aspiration, il a noté en frémissantes peintures et qui la dépassent — excès où l’écrivain classique réapparaît — la réalité visible. La même vision se peint d’autre sorte en La Fontaine. Lui aussi, certes, a vu vivre, — il a rêvé aussi, et de la vie et du rêve il a fait ses fables. Une erreur accompagne le nom de La Fontaine dans les mémoires modernes. Parce qu’il met en scène des végétaux, des animaux, on veut croire qu’il a le sentiment de la nature, on s’extasie sur la connaissance qu’il a des mœurs de ses personnages symboliques. Il ne connaît pas plus, à parler vrai, les mœurs du Lion et de la Fourmi que celles du Pot de terre et du Pot de fer ; il connaît aussi bien les unes que les autres, n’ayant jamais observé le Lion et le Pot de terre que dans son imagination. Bien moins que La Bruyère, La Fontaine dépasse son siècle : il n’est rien de plus — et rien de moins — que le contemporain de Racine. Ses lions, ses ours et ses renards ne sont pas plus des animaux qu’Achille, Agamemnon et Iphigénie sont des Grecs. « Mais, dit-on, voyez comme son renard est rusé, comme sa fourmi est diligente ! » Oui, ils ont leurs caractères généraux, de même que les héros de Racine : et voyez donc comme Achille est violent ! Mais il y a loin de là à l’intelligence qu’on prête à La Fontaine de la mystérieuse vie des bêtes et des choses. Achille et le Lion sont des symboles d’humanité, voilà tout. — Il est même triste de constater que La Fontaine, devant ce prodigieux spectacle de la surnaturelle et multipersonnelle vie de la nature, se soit réduit à l’égoïste point de vue humain. Il est bien d’un siècle qui ne soupçonnait pas qu’on pût destituer l’Homme de la place royale qu’il s’était arrogée au centre de l’univers. Que de temps il faudra, que de découvertes scientifiques, que de révolutions sociales, que d’évolutions artistiques et littéraires, pour que l’homme en vienne à concevoir l’invisible et formidable vie universelle où sa vie propre se perd comme l’unité dans l’infini ! Pythagore en avait eu le frisson et Kalidasà aussi, qui savait entendre le cantique des regrets dont le mimosa et le lotus bleu déploraient Sakountalà partie. Mais ces Mages sont si loin de nous dans l’insondable Autrefois que leur date et leur doctrine se confondent à notre regard avec les brumes où se lèveront les soleils futurs. À la date, du moins, où écrit La Fontaine, il nous faut attendre près de deux fois cent ans pour que l’humanité retrouve ce sentiment du Mystère qui est pourtant le fond vivant de la Poésie, — il nous faut attendre près de deux fois cent ans ce vers de Lamartine :
ce vers de Gérard de Nerval :
ces vers de Baudelaire :
Le mérite de La Fontaine, ce qui lui donne droit de cité dans l’avenir de son siècle, dans le présent aujourd’hui, ce qui justifie l’enthousiaste admiration qu’a pu lui vouer un poëte comme M. Théodore de Banville, ce n’est pas la qualité de sa pensée : c’est son style. Le style de La Fontaine dépasse presque toujours sa pensée et parfois lui prête un spécieux nimbe de rêve qu’on prendrait pour de la Poésie. À ce point que M. Taine a pu l’estimer le plus vraiment Poëte des Poëtes français, et nul en effet de son temps, bien peu depuis ont eu ce don de l’harmonie naturelle, qu’on croirait née d’elle-même, qu’on ne saurait décomposer. Il a tout à la fois le sens du rhythme et le sens de la phrase. Il est admirablement lyrique et admirablement ordonné. Son vers semble plus près de la prose que celui de Racine et en est en réalité plus loin. C’est une musique logique et légère, bien proche parente de cette musique que recommande, à deux siècles — encore — de distance, un maître de ces tous derniers temps24 et moderne entre tous :
Il y a longtemps qu’on l’a dit, l’inégalité des vers de La Fontaine, je veux dire le rhythme apparemment inégal de ses vers ne peut paraître une affaire de fantaisie et de caprice qu’à quiconque ignore ce que c’est qu’une Strophe. Enfin il a tous les dons qui désignent le grand Poëte, il a la force qui reste gracieuse, il a l’ingéniosité innée, il a l’esprit lyrique, la science de la composition, le mouvement même, et le sentiment, et l’émotion, tous les dons sauf un seul sans quoi tous les autres mentent : il manque d’une vie intérieure. C’est un charmeur si captieux que tête à tête on ne peut le juger : il séduit et désarme. Le souvenir est plus sévère et révèle le vide affreux de cette âme flottante entre le xvie et le xviiie siècles, ces deux siècles de négation, cette âme sans foi et sans désir de foi, éprise de morale utilitaire et qui nous leurre avec sa fausse pitié. Ouvrez son œuvre25 : les Contes et les Fables se donnent la réplique et celles-ci nous enseignent comment il faut « s’arranger » pour vivre dans le goût de ceux-là. Il faut être avec les habiles et les rusés contre les imprudents et les malheureux. Il faut garder ce qu’on a, comme la Fourni, et savoir refuser à l’emprunteuse ; il faut, comme le Renard, ménager les grands en les trompant, et se moquer d’eux, et leur sacrifier les faibles. Quelquefois, il est bon d’obliger, mais non pas à l’aveuglette et sans savoir qui l’on oblige : consultez l’Intérêt. Obligez la Fourmi, qui a des qualités d’économie et qui est armée : vous pourrez avoir besoin d’elle. Envoyez danser la Cigale qui n’a su que chanter tout l’été… Mais le plus laid et le plus significatif caractère de La Fontaine, c’est sa haine de toute grandeur. De bien trompés ont voulu voir en lui l’apôtre des petits, se rappelant cette morale des Animaux malades de la peste :Que ton vers soit la chose envoléeQue ton vers soit la bonne aventure
Mais plaint-il l’Âne que tout à l’heure il va nous montrer ridicule auprès du Petit Chien ? Plaint-il même l’Agneau dévoré par le Loup ? C’est une question. Je crains qu’il en veuille surtout au Loup d’être fort. N’est-il pas pour la patience et la longueur de temps contre la Force qu’il accouple naturellement à la « rage » ? Ne fait-il pas odieusement berner le Lion par le Renard ! Dans la grandeur et la force il ne voit que tarage et l’arrogance : le Chêne offre sa protection au Roseau et cela part, en effet, d’un bon naturel, c’est de la générosité, cela. Pourquoi nous prie-t-on d’en rire ? Mais la foudre menace le Chêne : le Roseau se félicite de sa petitesse qui le défend des grands dangers. Ce Roseau est un malin, c’est le cousin du Renard ; il nargue le Chêne, — le Chêne qui va mourir ! La Fontaine n’a même pas le respect de la Mort ! — Et d’ailleurs pourquoi oublie-t-il que, ce Roseau si fier d’être petit, le pied d’un passant va l’écraser ? Cette triste morale, ce fond noir et mauvais d’un génie si charmant, peut-être est-il injuste d’en faire La Fontaine seul comptable. Ne touchons-nous pas ici la résultante naturelle de tout un siècle d’investigation psychologique, qui fut une bonne éducation de la raison, mais dont les résultats objectifs et immédiats ne pouvaient être que la fatigue, le dégoût même et même le désespoir de raisonner, parce qu’on avait raisonné à vide, sur une humanité chimérique, sans mouvement et sans corps ? Qu’ont-ils trouvé, ces Poëtes qui ont choisi les passions pour champ de leur rêve, ces Moralistes qui ont étudié les ressorts du Vice et de la Vertu ? Corneille ne nous montre que des héros, c’est lui qui a la plus haute estime de l’humanité et qui lui fait le plus honneur : mais il lui fait vraiment trop honneur, il l’estime trop haut et son humanité guindée n’est pas la nôtre. Son Sublime perpétuel désespère et en nous comparant à sa grandeur nous nous avouons que nous sommes bien petits. — Racine évoque devant nous un peuple d’âmes illustres et malheureuses, bouleversées, déchirées par la Passion, saignantes et plaintives et qui n’empruntent à leur noblesse qu’un surcroît de douleur : à suivre du regard ces ombres mélancoliques où se reflètent les pires moments de notre destinée, ces âmes nobles qu’une irrésistible et cruelle puissance victime et déprave, nous nous avouons que nous sommes bien faibles. — Molière nous tient, peu s’en faut, le même langage, mais il est plus impitoyable encore : il nous déclare que notre petitesse est risible, que notre faiblesse est honteuse. Corneille avec ses grandeurs impossibles, Racine avec ses misères fatales ne faisaient que nous désespérer : Molière nous dégoûte de nous-mêmes. — Cependant, La Rochefoucauld est descendu par un autre chemin au fond de cette même pauvre âme humaine et nous déclare qu’il n’y a rien, rien que le Mal, que sous la beauté même de ces héroïsmes où nous conviaient Horace, Cinna, Rodogune, Le Cid, se cache un monstre que fait de ces fantômes de courage, de dévouement, de clémence des spectres d’ignominie, et il le nomme : c’est l’Amour-Propre. La Bruyère serait plus indulgent et peut-être voudrait-il nous amuser, mais il nous attriste encore avec cette comédie de nos manies, de nos défaillances, des mille torts de nos habitudes et de nos attitudes… — Quel parti prendre ? Du haut de la chaire les Docteurs confirment l’opinion des Poëtes et des Moralistes, nous répètent que notre nature est honteusement petite et faible. Il est vrai qu’ils ajoutent que si l’homme ne peut rien par lui-même il peut tout en Celui qui le fortifie : mais déjà l’humanité se détourne de ce Dieu de l’Évangile qui exige d’elle, en somme, à peu près les vertus impossibles des héros de Corneille. Elle est désespérée et dégoûtée. Quel parti prendra-t-elle ? Celui que lui conseillent La Fontaine et le bon-sens. Puisque l’héroïsme est chimérique, — et aussi bien inutile, fondé qu’il est sur l’égoïsme et l’amour-propre, — on n’y pensera plus. Puisque les passions ne causent que le désespoir, la sagesse initiale est de les éviter. Puisque l’homme est incapable de grandeur et de vertu, que du moins il vive tranquille : qu’il ait l’intérêt pour loi, mais qu’il ne le dise pas ; qu’il ruse avec la grandeur dont il connaît le néant, avec le malheur, c’est-à-dire avec la nature ; qu’il sache jouir des petits bonheurs et, fort seulement de sa triste expérience, qu’il passe, avec un sourire revenu de tout mais qui se moque de tout, au bord des choses sérieuses : — et le xviiie siècle est né. C’est la réaction de Corneille et c’est l’action de La Fontaine, — plus justement, c’est la conclusion logique du xviie siècle. Les Tragédies, les Comédies, les Maximes, les Fables et même les Sermons ont conduit aux Contes. Une voix proteste. Vibrante et bien humaine, celle-là. La voix d’une Raison toute puissante, d’une Imagination ardente, d’un Corps malade, la voix d’un homme : Pascal. La plus pure grandeur du xviie siècle porte ce nom, qui est aussi celui de l’avenir. Pascal a vu plus loin que son temps le désastre où ce parti-pris de spiritualité précipite l’âme humaine. Il a vu la sensualité dévorante de dresser à l’horizon crépusculaire, née de la raison épuisée d’avoir si longtemps régné seule et du corps révolté d’avoir été oublié si longtemps. Pascal a vu de ses yeux d’homme et de génie les besoins nouveaux des jours qui venaient, il a entendu la question qu’allait à son tour proposer au Sphinx l’Humanité, qui se lève quelquefois comme un Sphinx, elle aussi, devant l’autre, l’éternellement silencieux. La réponse du Sphinx, Pascal croyait la trouver dans cet Évangile qui offre à nos faiblesses l’appui divin, et il entreprit sa Démonstration de la Religion Chrétienne. La composition de cette œuvre, qui ne devait pas être achevée, est un drame dont l’horreur passe les plus sombres rêves des Poëtes. Les renseignements trop succincts des témoins de ce drame intérieur éveillent la pitié et l’admiration sans combler la curiosité. Il semble voir Pascal commencer son livre avec le tremblement d’une certitude passionnée et qui, par là même, échappait à sa propre maîtrise. Et peu à peu, à mesure que s’entassaient ces chiffons de papier, noircis en fièvre, choses de génie et d’insomnie, l’âme, comme grosse de cet avenir qu’elle eût voulu sauver, s’entr’ouvrait aux doutes qu’elle s’était juré de vaincre. Elle sentait la nécessité de satisfaire à l’esprit scientifique qu’elle-même portait en elle et s’avouait impuissante à lui expliquer ce qu’est Dieu, à lui prouver même qu’il est ! Alors l’esprit le plus sincère et le plus grave qui ait été tergiverse avec lui-même, s’hallucine aux évocations de son désir, s’assouvit de superstitions et de sortilèges : et c’est cette obscure et lamentable histoire dont le Diable seul et peut-être aussi Voltaire pourraient sourire, — l’histoire du Talisman de Pascal. C’est aussi cette macération de cette âme inquiète dans cet organisme profondément atteint, ce sont ces mortifications effrayantes, ces austérités et ces jeûnes par quoi on espère mériter la Vérité et qui n’obtiennent que la mort. — Et l’œuvre immense de cet esprit qu’on n’ose mesurer reste vaine, une ruine désolée, où retentit, au lieu de la Réponse désirée, la question même que l’avenir allait faire, une question comme un gémissement. Mais cette question, sans que Pascal ait eu la consolation de le savoir, recelait les secrets-mêmes de la réponse et cette ruine est l’arche magnifique qui relie à l’Église ancienne l’Église des temps nouveaux. L’œuvre de Pascal proteste à la fois contre les hontes véritables du siècle qui allait naître et contre les fausses splendeurs du siècle qui allait mourir. Elle proteste contre cette prétention de scinder l’être humain et de ne lui donner que les vérités de l’âme, — et contre cette autre prétention d’accepter cette scission monstrueuse et de n’y retenir que les vérités des sens. — Quoiqu’on ait quelque pudeur à parler littérature à propos d’un tel homme, on peut dire que Pascal, principalement préoccupé de pensées — et des plus ardentes pensées, de celles qui sont la fumée des Mystères, — mais possédé par toute l’agitation de vivre, ouvert aux passions, aux sentiments humains et muni aussi de cet esprit scientifique qui sait l’influence des causes matérielles, physiques, sur l’action de l’âme, — Pascal est un poëte de l’heure qui sonne aujourd’hui, de la période synthétique. Pascal est notre contemporain au titre de Balzac et d’Edgar Poe, avec qui d’ailleurs il a tant d’analogies. C’est un précurseur, un phare toujours brillant dans le passé. En lui et par lui, par l’éclatement de cette grande âme dans le duel, dont elle était le champ-clos, de l’esprit ancien et de l’esprit nouveau, le complet Idéal Moderne a été formulé et une première fois réalisé. Par l’intensité de sa pensée, par le mouvement et la couleur de son style, par le ton et je puis dire le sang de son génie, Pascal est du xixe siècle26.
« Tous les pressentiments sur l’homme et sur la destinée qui me tourmentaient depuis mon enfance d’une vague inquiétude, je les vois dans Shakespeare expliqués et remplis ; il éclaircit pour nous tous les mystères, sans qu’on puisse indiquer où se trouve le mot de l’énigme. »Gœthe, habitué au mouvement du drame allemand, ne se laisse pas distraire par cet aspect du drame anglais. Il va au fond : ce qu’il demande à un poëte c’est la nature des idées qui l’occupent et, s’il aime Shakespeare, c’est que l’auteur d’Hamlet souffre du même sublime mal qui tourmente l’auteur de Faust, c’est qu’ils ont tous deux la passion des causes et que leurs symboles sont beaux surtout d’être les vêtements de la Vérité. Mais Gœthe, chez qui le Poëte se parachevait d’une conscience de critique, tout respectueux qu’il soit de la grandeur de Shakespeare, sait où finit cette grandeur : Shakespeare éclaircit tous les mystères, sans livrer le mot de l’énigme. En d’autres termes : il s’arrête où commencerait Dieu. C’est là seulement que cesse et s’évapore le génie de Shakespeare, comme se perd l’éclat d’une étincelle dans le feu d’un brasier. Je me trompe : il est limité encore par les bornes de son art, de cet art sans conscience, l’Art Dramatique qui fige la fiction centrale autour de quoi évolue captive la passion qui voudrait s’envoler. Un Poëte qu’on peut citer même après Gœthe, M. Théodore de Banville l’a remarqué ;
« Certes, j’adore Shakespeare, et ce n’est pas dire assez ; il est pour mot le dieu de la poésie, et je comprends Berlioz qui l’évoquait et l’implorait comme un père, dans ses chagrins d’amour. Mais toute fiction, tout événement dramatisé et mis en scène a le tort d’être d’un intérêt très inférieur à celui qu’excitent en nous les développements dont le poëte l’a embelli, et tandis que les mouvements de l’âme humaine, exprimés par lui, sont éternellement variés et inattendus, l’événement reste immuable et nous tyrannise par la persistance obstinée de l’affabulation. »Plus d’une fois Shakespeare a tenté de rompre cette entrave, dans ses comédies féeriques, par exemple, et dans l’Hamlet dont on n’a pas, aussi ! manqué de dire que c’est un drame insuffisamment scénique. Le public de son théâtre, ce grave et violent peuple anglais, qui se complait volontiers dans la tristesse à condition qu’on l’en repose par des bouffonneries énormes et d’autant plus irrésistiblement risibles qu’on les lui dira plus sérieusement, ne le suivait pas toujours jusqu’en ces audaces et Shakespeare dut, le plus souvent, se soumettre aux lois du genre et aux préférences du parterre : elles l’ont gêné. — À la distance d’un peu plus d’un demi-siècle nous voyons donc Shakespeare et Racine toucher aux extrémités de leur art, en constater les insuffisances : Shakespeare sentirait l’unité de sa conception fictive brutaliser la luxuriance naturelle de son génie, et peut-être aussi l’importance de l’appareil matériel compromettre la suprématie nécessaire de sa pensée ; — Racine s’étiolerait dans une atmosphère qui s’est trop raréfiée autour de lui, sans lui laisser prise et repos dans l’appareil matériel, puisqu’il l’a supprimé, et sa pensée par trop nue, son étude par trop restreinte aux développements logiques des passions perdrait sa consistance et se volatiliserait. — On pouvait espérer que le génie de la race qui a produit Racine, s’il lui était donné de connaître Shakespeare, sans perdre ses qualités propres, sans l’imiter, lui emprunterait l’idée heureuse d’élargir à l’image de la vie la conception générale, et, sans matérialiser celle-ci, de l’affermir par quelque apparence où l’œil pût se satisfaire, sans que l’esprit se désintéressât. Il n’en fut rien. Il eût fallu, pour que cela pût être, que ceux qui dirigeaient le mouvement romantique eussent, à l’exemple de Gœthe, la préoccupation principale des Causes : alors, sans se laisser troubler par les effets, nouveaux pour eux, des libertés scéniques de Shakespeare, ils auraient, en restant fidèles aux exigences du tempérament latin, ajouté l’homme à la passion. Mais les Romantiques avaient des âmes puériles, des âmes d’enfants qui font l’école buissonnière. Ils prirent à Shakespeare ses libertés, y trouvant un prétexte de plus à se révolter contre la Règle et l’Ordre. Ils lui laissèrent son humanité et mirent en scène des mannequins qui n’ont ni corps ni âme, mais qui se remuent et déclament, vêtus de costumes splendides. Le Mouvement, — voilà tout ce qu’ils reçurent de Shakespeare. L’impulsion du mouvement leur vint d’ailleurs, et quelle distance monstrueuse, ici, entre la cause et l’effet ! L’impulsion du mouvement, c’est-à-dire le Sentiment, vint aux Romantiques de Jean-Jacques Rousseau. Je disais que Rousseau rendit au monde moderne le goût chrétien des larmes. Cela est vrai, en dernière analyse : mais, immédiatement, ce n’est pas tout à fait juste. Rousseau ne sait pas plus pleurer que Voltaire ne sait rire. Voltaire ricane, Rousseau larmoie. Voltaire est une contre-façon de la Joie, Rousseau une contre-façon de la Douleur. Pourtant le larmoiement de La Nouvelle Héloïse éteignit le ricanement de Candide parce que le lointain avenir devait être grave. Le monde prit une attitude sérieuse bien avant d’avoir des sentiments sérieux : peut-être s’hypnotisa-t-il dans cette attitude et le geste évoqua le sentiment. Mais l’attitude outrepassa l’expression réelle du sentiment sincère. Ce siècle s’ouvre par une plainte immense et ce sont des jeunes hommes qui l’exhalent, des jeunes hommes échevelés, pâles, aux yeux fiévreux, des jeunes hommes à qui le monde renaissant sourit et qui lui préfèrent les solitudes, les ruines, qui appellent l’orage et le bravent et ne se reposent jamais de leurs rôles d’exilés, de corsaires, de réfractaires, de rebelles. Et qu’y a-t-il au fond de tout ce désespoir ? Un effet physique, un sombre souvenir, mais surtout une comédie. Nous avons vu comment le xviie siècle persuada trop l’homme de sa petitesse. Pascal disait :
« S’il se vante, je l’abaisse, s’il s’abaisse, je le vante… »Mais Pascal parlait surtout pour l’avenir et son temps ne le crut pas. L’homme consentit à croire sur leur parole ses Poëtes et ses Docteurs. Il consentit à se croire vil et faible et s’en vengea contre Dieu et contre lui-même par cent ans de vilenies en effet et de faiblesses, de mollesse, de rire, de débauche et de folie. Dans l’usage d’une telle vie il s’énerva, s’exaspéra et, au bout de ses cent ans, fut pris d’une crise de vanité et de férocité : il déifia sa Raison que l’Évangile avait bafouée et fit la Terreur. Puis il eut peur de ce qu’il avait fait et en resta tremblant, assombri. Las de rire, il avait voulu être grave, il avait été furieux : avant d’atteindre à la gravité, il devait subir l’horreur de ses récents souvenirs. Il en eut l’horreur, non pas le repentir ; il n’accepta pas avec simplicité l’expiation par la tyrannie, il ne s’accusa pas d’avoir à demi stérilisé la Révolution par la Terreur : il resta révolté, mais un révolté de théâtre. Tout en démêlant vaguement la vérité et l’erreur dans la fameuse formule de Rousseau :
« L’homme naît bon, la société le déprave27 », il affecta de garder rancune à la société qui l’avait dépravé et d’en profiter pour se dépraver davantage : par le culte du désespoir. Il n’y a pas de passion pire que celle-là, plus inhumaine, plus diabolique. Le mot du désespoir est Jamais, quand le mot de l’humanité est Toujours. Tout autre était la tristesse chrétienne qu’exige la Contrition, cette tristesse qui se moissonne en Joie, cette tristesse qui n’abaisse l’homme que pour le relever, qui ne lui fait toucher du pied le fond de son propre abîme que pour qu’il se hâte de remonter à la surface. L’homme moderne paya cher l’audace qu’il avait de renoncer à la Contrition ; il en garda, comme un châtiment, la tristesse première et en perdit la joie définitive. Le désespoir se sert de but à lui-même et ne peut produire que la mort. Mais combien méprisable cette infamie morale si elle n’a pas même de sincérité profonde ! Le Satan des Chrétiens, celui qui hurle dans Le Paradis perdu :
celui qui répond à Éloa se perdant pour le sauver et lui demandant si du moins il est heureux :
le Satan est sincère dans son désespoir, il a l’éternité derrière et devant lui, l’éternité sur sa tête coupable, et si sa caresse déchire c’est que son rire gémit. Le désespoir de Manfred est la crise hypocondriaque d’un homme qui en a souvent de telles et qui n’écrit guère que dans de telles crises, avec même une sorte de naïveté, bien moins pour faire parler de lui28 que pour s’épancher, pour se délivrer de l’obsession du mal : pourtant le même homme jouit violemment de la vie et a des heures de très franche gaîté. Tous les plaisirs de ses sens l’intéressent, la nouveauté des spectacles, le luxe, l’amour et la gloire aussi. Pourquoi donc n’écrit-il que sous la morsure du désespoir ? Parce qu’il en a le culte, parce qu’il accomplit sans cesse, dans son âme, ce péché contre l’Amour et contre la Joie. Mais encore — cela est si hors nature ! — pourquoi le commet-il, ce triste péché ? L’explication semble si peu proportionnée avec le phénomène que les contemporains de lord Byron ne purent la trouver et lui substituèrent des motifs romanesques dont la postérité a souri. Gœthe lui-même donna dans ce roman de goût médiocre et le consigna dans l’article qu’il consacra au Manfred 29. Cette page vaut d’être rapportée, montrant si bien que même à ceux qui subissaient les mêmes influences de cette heure en tempête, la première du siècle, le désespoir de Byron eût paru chose factice s’il n’avait eu pour causes des fautes et des malheurs personnels.
« Nous trouvons, dans cette tragédie, la quintessence du talent le plus surprenant, né pour se dévorer lui-même. Le caractère de la vie et de la poésie de lord Byron permet à peine une appréciation juste et équitable. Il a confessé assez souvent ce qui le tourmente : il a peint ses angoisses, à plusieurs reprises, et à peine se trouve-t-il quelque âme qui sympathise à ces souffrances intolérables ! Il est, à vrai dire, hanté de deux femmes dont les fantômes le poursuivent toujours, et qui, dans cette pièce aussi, remplissent les principaux rôles : l’une sous le nom d’Astarté : l’autre, sans forme ou existence visible, est seulement une voix. Voici ce que l’on raconte de l’horrible événement qui termina les jours de la première. Lord Byron, alors jeune et entreprenant, gagna les affections d’une dame florentine : le mari découvrit leur amour et tua sa femme ; mais l’assassin fut trouvé mort la même nuit, dans la rue, et les soupçons ne purent se fixer sur personne. Lord Byron quitta Florence et depuis ces spectres l’ont toujours harcelé. « Cet incident romanesque acquiert de la probabilité par les innombrables allusions qu’il y l’ait, dans ses poëmes, comme, par exemple, lorsque, tournant ses contemplation en dedans, il s’applique à lui-même la fatale histoire du roi de Sparte — Pausanias, général lacédémonien, se rendit célèbre par l’importante victoire de Platée, mais s’aliéna ensuite la confiance de ses compatriotes par son arrogance, son obstination et ses secrètes intrigues avec les ennemis de son pays. Cet homme attira sur lui le cri du sang innocent qui le poursuivit jusqu’à sa mort : car, tandis qu’il commandait, sur la mer Noire, la flotte des Grecs alliés, il s’enflamma d’une violente passion pour une vierge byzantine ; il l’avait enfin obtenue de ses parents, après une longue résistance, et elle devait lui être livrée la nuit. Elle pria, par pudeur, l’esclave d’éteindre la lampe, et, tandis qu’elle cherchait son chemin, dans l’obscurité, elle la renversa. Pausanias, éveillé en sursaut, craignant une attaque de quelque meurtrier, saisit son épée et tua sa maîtresse. Cet horrible spectacle fut depuis constamment devant ses yeux ; l’ombre le poursuivait sans relâche et il appela en vain à son aide et les dieux et les exorcismes des prêtres. « Le poëte qui choisit dans l’antiquité une telle scène pour se l’approprier et en tirer de tragiques images doit avoir un cœur déchiré. »Ce qu’il y aurait d’odieux dans le fait par Gœthe de prêter l’autorité de son grand nom à ces calomnies légendaires est un peu atténué par le silence de Byron. Accusé de meurtre, il ne protesta point. Il ne lui déplaisait pas de laisser s’accréditer autour de sa gloire ces fables sanglantes. — Le goût inné du caractère anglais pour le malheur ne suffit pas à nous expliquer cette disposition chez Byron : elle a chez lui un accent personnel où presque tous les poëtes du même instant vont reconnaître l’écho magnifié de leur propre cri. Elle ne s’explique que par la mode de révolte de cette génération. Or, au fond de cette révolte il y a peu de chose : il y a surtout les déclamations de Rousseau. Il y a ses deux propositions, dont l’une empoisonne l’autre : l’orgueil de naître bon s’est tourné en vanité délétère pour l’homme dépravé par la société. Voilà tout le bagage de Child-Harold et toute la cargaison de la barque de Lara. « Nous serions bons loin de la société : fuyons-la ! » Voilà ce qu’ils disent, et ils croient la fuir, dans l’espace et dans le temps, loin de leur patrie et vers le passé. De là cet innombrable sillage de navires de poëtes, dans tous les sens, vers toutes les solitudes, au Nouveau-Monde, en Grèce, à Jérusalem, en Orient, — Chateaubriand, Byron, Shelley, Lamartine, Gautier, Nerval, d’autres encore ! — Je veux que dans cette sorte de sauve-qui-peut il y ait une part de ce noble et naturel sentiment du génie évitant le contact des hommes inférieurs. Lamartine a dit :
« Tout Poëte se fait dans l’âme une solitude pour écouter Dieu. »Oui, dans l’âme ! Mais est-ce bien la solitude de l’âme qu’Harold cherche ? Je crains qu’il se fuie lui-même, qu’il cherche plutôt un spectacle où se distraire du désir d’infini qu’il a dans l’âme. Et puis il y a du vrai même dans les calomnies : il ne dépend pas du poëte que les fables de malheur où il se plaît soient autre chose que des fables. Il est homme d’action et ce n’est qu’à défaut d’action qu’il se résigne aux rêves. En somme — et jusqu’aux lâchetés du cœur et de la chair qui l’arrêteraient sans doute en deçà — il préférerait au récit l’émotion réelle des crimes qu’il raconte. Du moins en a-t-il cette réalité : la délectation intime. — Il ne s’agit pas ici de cette vieille controverse close dès toujours, à savoir s’il faut être capable des atrocités qu’on peint pour bien les peindre. Nous étudions un homme, homme avant d’être poëte, nous faisant d’atroces peintures où le mal a pris des masques de beauté — générosité, grandeur, courage ; dans ces peintures ce poëte se complaît évidemment ; évidemment aussi l’idée du poëme ne lui est venue que du sentiment qu’il a éprouvé ici ou là, sur le lac de Léman, pendant un orage, à Venise, au cours d’une scène tragi-comique du carnaval. Pour trouver et combiner les développements et les péripéties de son poëme ou de son drame, il n’a eu qu’à pousser à leurs extrêmes conséquences ses sentiments imaginaires, mais sincères, les sentiments qui lui ont bouleversé l’âme alors qu’il se demandait, exalté par la propre fumée de son génie et par l’électricité de l’air orageux : « Si j’avais la toute-puissance, que ferais-je de mes ennemis, que ferais-je du monde ? » Il a jeté sur la réponse de sa colère la draperie de son imagination et il a vu ses héros marcher dans son rêve. — Oui, il y a du vrai dans les calomnies : si ce n’est en action, c’est du moins en pensée que Byron est ce coupable dont son temps s’épouvanta. Shakespeare et Rousseau, voilà donc les inspirateurs30 du romantisme dans le passé. Au présent il acclame quatre poëtes : Byron et Walter Scott, Chateaubriand et Gœthe. Du moins, en Byron, le sentiment poétique pouvait admirer ce qu’il recelait de plus jeune, initialement : cette immense effusion de vie que le poëte de Don Juan trahissait, — mais point plus que tout traducteur. En s’éprenant de Walter Scott, le Romantisme avoua quelles étaient ses secrètes et véritables tendances, où devaient le conduire, ses sympathies naturelles le jour où il abdiquerait enfin son attitude théâtrale. Walter Scott est une réduction au « bon sens » de tous les sentiments qui mouvementent son temps : or, réduits au bon sens — plutôt au « sens commun », — ces sentiments rentrent dans leur néant natal. Une seule qualité persiste dans Walter Scott : il ne pense pas, il imagine lourdement et vulgairement, il fait de l’histoire une fable ridicule ; il n’a ni l’ingéniosité, ni la bonhomie, ni la terreur ; ses personnages ne sont ni des entités idéales, ni des hommes vivants, ni même des fantômes, il ignore l’amour comme toutes les autres passions31, — mais il a le pittoresque, et cela suffit à lui conquérir l’enthousiasme universel. Scott n’apportait pas une seule idée nouvelle, mais il avait de la nature un certain sentiment dont la fausseté même flattait ses contemporains. Ce paysage irrité qui fait le fond de son banal drame devait singulièrement plaire aux fanatiques de Lara et à Lara lui-même, qui déclarait Walter Scott le plus grand poëte de son temps. Le paysage fit oublier le drame et plut comme le décor naturel et nécessaire du drame de révolte qui se jouait dans toutes les âmes. Mais qu’on l’oublie ou qu’on y pense, il n’en est pas moins banal et bourgeois, l’intérêt dramatique dont Scott se contente et qu’il nous offre. Ses héros sont vulgaires, quelconques, leurs chagrins, leurs gaîtés, leurs ambitions, leurs « circonstances » aussi. La gloire que le Romantisme fit à un tel poëte était le présage certain de son triste avenir : par cette gloire le Romantisme confessait combien superficiel était son goût pour l’extraordinaire, que cet idéal satisfait d’une devanture s’accommodait fort aisément des pires platitudes d’esprit et de cœur, que sa passion de nouveauté s’arrangeait tout de même des conventions les plus usées, qu’elle s’en arrangeait même avec une prédilection évidente et qui en dit long sur la sincérité de toutes ses révoltes. Le Romantisme s’en remet volontiers aux arbres et aux rochers de protester contre Dieu : dans son for intime, il accepte très bien les choses comme elles sont. — Or, quand le paysage aura cessé de plaire, quand ce décor (il ne sera pas longtemps neuf, prodigué comme il est) aura vieilli, quand on sera décidément las de ces castels en ruines, de ces âpres montagnes, de ces arbres échevelés et qui crispent sur un fond de ciel sanguinolent leurs branches comme des bras maudits, quand on ne voudra plus pour rien, nulle part, d’une lyrique barque de corsaire, ni d’un poétique corps de garde moyen-âge, ni d’un dramatique burg démantelé, — restera le drame lui-même, qui n’est ni la passion, ni l’homme, qui est une puérile complication d’incidents violents et vides, qui est un inutile grossissement, jusqu’à l’invraisemblance, de sentiments quelconques, qui n’est, à parler vrai, rien du tout — et dont on se contentera en le renouvelant, grâce à deux recettes qui sont les secrets de deux Écoles : l’École du bon-sens et l’École de la thèse. Toutes deux prétendront se contenter de la vie telle qu’elle est, et toutes deux la feront mentir. Toutes deux perdront jusqu’au soupçon de la Beauté et ne prêcheront qu’utilité. Le Bon-sens (c’est encore le sens commun qu’il faudrait dire) exagérera la laideur, la platitude et la banalité de la vie, en fera un songe plus chimérique mille fois que le Paradis de Mahomet, et, après avoir arrangé son monde — imaginaire, Dieu merci ! mais qu’il ne croit pas tel — de sorte qu’il, soit impossible, non pas d’y vivre à l’habitude, mais d’y supporter les trois heures de la comédie, déclarera gravement, avec une sincérité qui est un élément de comique très sûr, quoique involontaire, que
« cela n’est pas mal, qu’il y a moyen d’être heureux quand on sait borner ses désirs, qu’il y a même de quoi être fier et de quoi rire, que l’imagination n’est point nécessaire et que c’est une faculté dont on se prive sans douleur, qu’à condition d’être sans rêve et sans raison, sans cœur et sans esprit, sans caractère et sans tempérament, ont fait sans secousses le grand voyage ».
La Thèse, elle aussi, commencera par exagérer la laideur du monde, mais elle sera bien moins optimiste, elle professera que le laid n’est pas beau, que le triste n’est pas gai, que tout va mal autour de nous, que la société est décidément bien malade, qu’on fait bien du tort aux enfants en les classant, suivant que se sont comportés leurs producteurs, en légitimes et illégitimes, qu’il est bien dommage aussi qu’un brave homme dont la femme aura eu des fantaisies en reste désolé, etc… et à tous ces maux proposera des remèdes. Ces points de vue, aussi étrangers à l’art (malgré l’adresse extraordinaire des bons faiseurs) que la chaîne et le niveau de l’arpenteur à la palette et au pinceau du Vinci ou que les cris des agioteurs et des boursicotiers aux harmonies de la Symphonie pastorale, eussent pu, du moins, avoir quelque importance sociale et d’économie politique. Il s’est malheureusement rencontré que tous ces guérisseurs et rebouteux de la société n’étaient que des charlatans dont les remèdes n’avaient pas la puissance de l’orviétan. De telle façon que leur œuvre — à laquelle je ne suppose même pas des visées littéraires — ne laissera point de traces dans la sociologie. — Au contraire l’autre école, je ne sais comment, sans doute par l’invincible vertu du talent, quelque triste effort qu’on fasse pour l’anéantir, et peut-être aussi grâce à l’ironie occulte de son rêve, produisit des œuvres, non pas belles, pourtant louables. Le nom de M. Émile Augier est un des plus respectables parmi ceux qui représentent l’officielle littérature française. Il semble étrange et il est certain que ces deux dramaturges dont toutes les tendances sont la contre-partie des apparentes tendances romantiques, M. Augier et M. Dumas fils, ont précisément exprimé le fond même de ces tendances, le vide qui se dérobait sous tant de fastueuses draperies. Elles s’étaient substituées à la profonde psychologie classique : quand elles tombèrent, il ne resta rien, — ce rien dont le Bon-sens et la Thèse firent des drames. Mais, en même temps que Byron et Scott, le Romantisme, disais-je, acclamait Chateaubriand et Gœthe. En Chateaubriand, comme en Gœthe, il y a deux hommes. Werther n’est pas de l’auteur de Faust. René n’est pas de l’auteur du Génie du christianisme. Nous retrouverons le Faust et le Génie du christianisme aux origines de la Grande Synthèse moderne. Le Werther et le René sont romantiques. Ces distinctions sont-elles arbitraires ? Relisez donc ! L’amant transi et sentimental de Charlotte est aussi insupportable aux esprits de cette heure qu’ils prennent d’ardent intérêt et de grave plaisir à se rendre maîtres, selon l’expression de Gœthe lui-même, de tout ce qu’il a mis de secrets dans le Second Faust. La différence est peut-être moins nette entre les deux livres correspondants de Chateaubriand. Bien des pages datent dans son grand ouvrage, et je sais des morceaux de René qui sont d’un délice éternel. Plutôt qu’au Génie peut-être eût-il fallu comparer René aux Mémoires d’outre-tombe dont l’écriture palpite encore et qui est le plus solide monument de style et d’humanité du Maître. Mais c’est dans le Génie, dans les Martyrs et dans le Pèlerinage que vibre le sentiment mystique et c’est par ce sentiment que l’esprit de Chateaubriand pressentait l’avenir. — Dans René nous ne voyons — encore ! — qu’un révolté, plus faible à la fois et moins violent que ses émules byroniens. Le sentiment même qu’il a de la nature est plus voulu que sincère, et Chateaubriand a fait à ce sujet un aveu qu’il est bon de retenir :Et si les choses vont de la bonne façon
« Trop occupés d’une nature de convention, la vraie nature nous échappe. »Un révolté aussi, Werther, le plus faible, le plus désolant et le plus dangereux de tous. Ces deux livres sont de désespoir : on a compté combien parmi leurs lecteurs se sont tués et j’ai déjà dit que la mort est la conclusion logique du désespoir. — Or, de ces deux suprêmes génies, qui font le parfait et complet Janus Geminus de l’Esprit Moderne, le Romantisme comprit et aima surtout ces deux pages imparfaites et où ni l’un ni l’autre n’avaient donné l’expression complète des révélations qui étaient en eux. Qu’on m’entende : je ne dis point que de Gœthe et de Chateaubriand ces deux pages seules furent connues. Tout ce qu’ils dirent retentit au loin et fut célèbre. Ils sont, à l’ouverture du siècle, des dieux qui obligent à l’hommage et qui étonnent la critique. Mais par ces deux pages, entre toutes, ils eurent sur l’immédiat instant d’alors leur immense influence : le reste s’adressait à l’avenir. Si les contemporains lisent Faust, c’est sans le comprendre et, comme Byron (qui d’ailleurs ne connut que le Premier Faust), pour y chercher un sujet de drame32. S’ils vont plus loin, bien vite encore s’arrêtent-ils, et s’ils suivent Gœthe aux pieds d’Hélène, ils sont comme médusés par la beauté païenne, en acceptent aussitôt le symbole, en lui-même si court, l’imitent, le prennent pour idéal et ne se doutent pas que ce n’était là pour Gœthe qu’un échelon de son ascension sublime vers la Vérité Belle. Ils ne se doutent pas que Gœthe était un initié. Ils ne savent pas quelle lumière lointaine le dirige dans ses universelles recherches, quelle ardente foi métaphysique et scientifique il y a au fond de cette immense mêlée de Légendes, le Faust. Des paroles comme celles-ci étaient pour eux lettre close :
« Ah ! si nous connaissions notre cerveau, ses rapports avec Uranus, les mille fils qui s’y entrecroisent et sur lesquels la pensée court çà et là ! L’éclair de la pensée ! Mais nous ne le percevons qu’au moment où il éclate !… L’homme est le premier entretien de la nature avec Dieu. Je ne doute pas que cet entretien ne doive se continuer sur une autre planète, plus sublime, plus profond, plus intelligible. Pour ce qui est d’aujourd’hui, mille connaissances nous manquent. La première est la connaissance de nous-mêmes, ensuite viennent les autres… Il peut se faire que le savoir ne doive arriver qu’à l’état fragmentaire sur une planète qui, elle-même dérangée dans ses rapports avec le soleil, laisse imparfaite toute espèce de réflexion qui, dès lors, ne peut se compléter que par la foi… Où la science suffit, la foi est inutile ; mais où la science perd ses forces, gardons-nous de vouloir disputer à la foi ses droits incontestables. En dehors de ce principe, que la science et la foi ne sont pas pour se nier l’une l’autre, mais au contraire pour se compléter l’une par l’autre, il n’y a qu’erreur et confusion… »Que Gœthe exprime directement, avec cette simplicité auguste, les conclusions de ses méditations profondes, ou qu’il les confie à Faust, les Romantiques ne l’écoutent ni ne l’entendent. Ils font leur choix : Faust les intéresse tant que Marguerite lui donne la réplique, ils le quittent avec elle. Un autre choix, plus évidemment expressif des influences que les Romantiques étaient capables de recevoir et de celles qui les dépassaient, c’est le choix qu’ils ont fait entre Byron et Shelley. On a besoin d’un instant de réflexion, devant cette incroyable injustice, pour se rappeler que Byron et Shelley étaient contemporains, qu’ils se connaissaient et s’aimaient, que leurs œuvres furent écrites aux mêmes dates. Pourquoi Byron fut-il aussitôt célèbre tandis que Shelley33, du moins pour la France, était, il y a dix ans, un poëte nouveau ? C’est que Shelley n’est de son temps ni par la nature de ses pensées, ni par la forme qu’il leur donnait. Comme Pascal, de qui pourtant il apparaît si loin, Shelley est notre contemporain. Non que son œuvre soit sans erreurs, — je veux dire concorde tout entière avec les croyances de notre heure, — mais ses erreurs ont de profondes racines dans les vérités relatives, dans les relations des vérités successives. La haine de la religion — en général — est un peu déclamatoire et nous blesse :
« Ô religion ! prolifique monstre qui peuples la terre de démons, l’enfer d’hommes et le ciel d’esclaves ! »Mais, à sa date, cette haine avait ceci d’éclairé qu’en effet les plus grands maux de la société lui venaient des trop rigoureuses entraves où l’enfermait, nous l’avons vu, le christianisme mourant. Son expression exagère et compromet un peu sa réelle pensée, mais cette pensée est juste et bienfaisante, dans les limites où elle traduit l’urgente nécessité de la délivrance spirituelle. Et puis Shelley, à la différence de tous ces poëtes épris de glorieuses et retentissantes thébaïdes, a le sentiment de la seule solitude précieuse, celle de l’âme. Des mots comme ceux-ci ne sont pas rares dans ses poëmes :
« … jusqu’au jour où surgit dans mon âme le sentiment de ma solitude. »—
« … il sentit renaître sa solitude. »Enfin Shelley est aux confins de ces nouveaux territoires de la pensée où luit le rêve encore imprécisé des croyances mystérieuses, des immémoriales et toutes récentes croyances de l’homme moderne. Il a le sentiment de la vie des choses :
« J’ai entendu des sons amis sortir de plus d’une langue qui n’était pas humaine. »Il croit aux correspondances et devine Swedenborg :
« Ô terre heureuse, réalité de ciel ! »Il promulgue cet évangile de la dignité humaine se suffisant à elle-même et affirmant que la pensée des récompenses et des châtiments éternels est inutile à sa noblesse naturelle :
« Dans leurs propres cœurs les bons trouveront toujours l’ardeur de l’espérance qui les a faits grands… »Tout cela est d’aujourd’hui, tout cela est fondé sur l’unique désir que l’homme trouve dans son âme, quand il y regarde : le désir du bonheur. Shelley échappe aux Romantiques34 principalement en ce point : qu’il rêve le bonheur au lieu de se condamner à considérer stérilement son propre fantôme dans le miroir de son propre malheur :
Les Romantiques ne regardaient pas dans leurs âmes. Il suffit de nous rappeler les Types qu’ils ont créés — et qui sont déjà bien loin de nous ! Je ne parle plus des créations de Gœthe et de Byron. Je pense aux héros des drames et des romans d’Hugo, à Hernani, à Dona Sol, à Marion Delorme, à Triboulet, etc., à Quasimodo, à La Esmeralda, à Jean Valjean ; je pense au Chatterton de Vigny, à l’Antony de Dumas, au Fortunio de Gautier, au Don Paez, au Rolla de Musset… On a tout dit mille fois sur leur grâce irréelle. Ce qu’ils déclament est bien délicieux, souvent et presque toujours leur geste est charmant comme leur costume est magnifique. Mais ce n’est pas d’eux que M. de Banville pourrait croire qu’ils ont pris leur costume dans leur âme, car ils n’ont jamais eu d’âme ! J’entends ce qu’ils disent et je vois le geste qu’ils font, je suis fâché qu’ils n’aient pas pensé avant de parler et que leur geste ne soit pas régi par le battement de leur cœur. Le Romantisme manqua de conscience, — voilà sa plus nette et sa plus vraie caractéristique. C’est pourquoi sa forme préférée est la forme dramatique, celle où le plus aisément le poëte peut donner le change sur l’indigence de ses pensées. — Je le répète une fois encore, le Romantisme est une enfance capricieuse, volontiers méchante et triste, avec des éclats de gaieté, de naïveté. On a trop pris l’habitude de le personnifier en Victor Hugo. Par je ne sais quel prodige dont les causes échappent, autour de lui se rangèrent les poëtes, comme autour moins d’un chef que d’une idole, desquels la postérité pense qu’ils avaient au moins autant que lui le droit de commander. Et tous lui firent l’hommage de leur génie, tous furent trop heureux de lui laisser cueillir le fruit de l’arbre qu’ils avaient planté. Victor Hugo avait une immense puissance imaginative et verbale, mais il manquait expressément d’une direction dont le point de départ fut en lui. C’est pourquoi il a pu les suivre toutes, indifféremment. Son génie était propre à tout, sans préférence, — sans les préférences, qui limitent mais qui soutiennent, d’un tempérament. Diderot, qui eut quelques éclairs de bon sens en dépit de lui-même et de son siècle, a dit :
« Il faudrait prendre son parti et y demeurer attaché. »Victor Hugo a pris tous les partis et les a tous quittés. Il y a cent poëtes en lui, qui à eux tous n’en font pas un. Ses contemporains ont consenti qu’il leur donnât l’illusion qu’il fût le premier des poëtes. Mais cette conception même d’une principauté poétique n’a pas de sens. Il n’y a ni premier ni second en Art, dès qu’on est on est seul puisqu’être consiste à dire ce qu’un autre ne sait pas. Les génies sont comme les femmes : ils n’ont pas de rang. — Victor Hugo usurpe un rang qui n’est pas. Son originalité est faite de l’imitation de tout le monde. En tout il se crut le premier ? Il était le second en presque tout. Il débute par des Odes que Lefranc de Pompignan eût signées et continue en recevant de toutes mains, sans rien trouver par lui-même. Il imite Shakespeare, Chateaubriand, Byron, Lamartine, Alfred de Vigny, Théophile Gautier, Leconte de l’Isle. D’ailleurs il imite avec génie, il a l’originalité d’être plus abondant que ses modèles ; il a le tort aussi de relâcher tous les ressorts qu’il touche. Il est plus éloquent que personne : mais l’éloquence n’est que grandiloquence, qui ne parle pas au nom de solides croyances. Quelles sont les croyances d’Hugo ? Il aime Voltaire ! Il osera dans une même phrase associer ce nom à celui de Jésus ! et ses vers philosophiques ne sont faits que de noms propres. — Il est vrai qu’il a les prodigieux mérites de ses prodigieux défauts. Cette audace qui lui permet de risquer partout son don de phraser l’a conduit au bord de toutes les intuitions. Mais son œuvre est impersonnelle et gonflée, — vide. (Ces choses paraîtront chanceuses à dire : on ne les dit pas sans y avoir songé. Elles paraîtront manquer de respect au génie : elles sont fondées sur ce respect même. Victor Hugo a opprimé son temps. Il ne faut pas qu’il opprime l’avenir. Il faut qu’on cesse de croire qu’il ait tout réalisé. Il faut qu’on lui rende sa juste place d’artiste merveilleux et de poëte secondaire.) Les contemporains en l’adorant furent peut-être plus habiles encore que modestes. Ils lui ont comme confié ce titre saint, le titre de Poëte, pour lui rendre, dans un autre, l’hommage religieux qu’ils ne pouvaient lui rendre en eux-mêmes et qu’il fallait pour obliger le monde au respect. Un pourtant de ces poëtes s’affranchit de l’hugolâtrie35. C’est le plus clairvoyant de tous : le seul qui convienne qu’il soit un enfant, parmi tous ces enfants à prétentions tragiques ou pédantesques, et le seul que trouble le regret de n’être pas un homme. C’est le plus clairvoyant et le plus insouciant des Romantiques, le plus gai, pourtant aussi celui qui poussa les plus douloureux cris. On sait les gamineries de Musset contre Hugo. Au fond de ces gamineries il y avait un grand sens. — Je ne veux pas exagérer Musset. Il y a de plus vastes parts que la sienne, il n’y en a pas de plus pures. Comme tous ceux de sa génération, il est une victime de Voltaire et de Rousseau, mais seul entre tous il sait la cause de son mal et seul il en soupçonne le remède, quoiqu’il n’ait pas la force d’y goûter, — ce remède qui serait un retour sincère, et sans littérature, de la Poésie à l’alliance mystique du sens religieux et du sens scientifique. La pureté de Musset est dans la qualité humaine de sa souffrance. Je ne vois que cet enfant — si je ne parle que des romantiques proprement dits — qui se doute encore de la vérité humaine au-delà des figures peintes qui grimacent autour de lui. Si elles savent qu’elles viennent d’un siècle d’horreur, de mensonge, d’ennui, elles s’en vantent, elles célèbrent Voltaire : Musset a pour lui la haine de la victime pour l’assassin. Il lui dit : « Réjouis-toi, car tes hommes sont nés ! » Et pour ces hommes comme pour lui-même, hélas ! il n’a que des mépris. Il les sent, comme il est lui-même, incapables d’aimer la Vérité, mais comme il souffre de cette impuissance et qu’il est dégoûté de n’être que ce qu’il est ! Il sait l’instant mauvais, il en voudrait sortir ou en avoir raison. Mais, si faible !… d’avance il renonce. Dégoûté de la Vérité autant que de son heure et de son âme, il se résigne à passer en ayant tout ignoré. Sans fierté — il n’y a pas de quoi — il se confesse un enfant du siècle, et cette confession témoigne d’une étrange perspicacité. La Confession d’un enfant du siècle n’est pas comme Werther, René ou Adolphe, la complaisance de la passion pour ce qu’elle a de négatif, c’est bien plutôt la souffrance noble d’une âme qui connaît l’écart de ses aspirations à ses capacités. Werther, René, Adolphe enseignent la lâcheté. La Confession ne mire que la douleur et nous apparaît — point de vue que les admirateurs mêmes de Musset ont trop négligé — comme le chef-d’œuvre d’un aigu et dolent moraliste. — Musset resta toujours à l’heure et avec les sentiments de sa Confession, une heure navrante, des sentiments d’impuissance, — la conscience du désespoir. Et Musset — qui a beaucoup des vices et toutes les qualités du génie français — fut logique comme ce génie. Ne pouvant s’acquérir par quelque bel effort l’estime de lui-même, il ne se consola point de se mépriser et le désespoir le conduisit au lent suicide. J’admire ce suicide, combien plus que la majestueuse destinée et la vieillesse glorieuse d’Hugo. Si, comme Hugo, Musset avait pu se contenter d’une apparence quelconque de la Vérité ou si, comme Gœthe, il avait eu le courage de regarder au fond des choses, il eût accepté la longueur de la vie : il n’eut ni cette mauvaise foi ni cet héroïsme. Sa mémoire est triste et charmante. On aime sa gaîté folle, on l’aime d’autant plus qu’on sait qu’elle doit se résoudre en larmes, que ses chansons vont mourir en cette plainte :
On n’aime que chez lui ce Moyen Âge, tout aussi fabuleux et controuvé que celui d’Hugo, mais qui ne se prend pas au sérieux et semble s’exalter lui-même et s’égayer aussi d’être à ce point chimérique. Volontiers même pardonne-t-on à ces bravades romantiques des Premières Poésies comme à ces outrances de laisser-aller du Rhythme et de la Rime. On se rappelle qu’il y a, malgré tout, un sentiment intense et bien vivant au fond de ces caprices, un ardent désir de savoir et d’aimer. Ce Moyen-Âge des Poëmes, des Contes et des Comédies, aussi fantaisiste que Fantasio lui-même, c’est pourtant le Moyen-Âge aussi de ces moines que Rolla jalouse d’aimer :
Et Fantasio lui-même, et aussi Lorenzaccio et tous les personnages des adorables Proverbes, c’est toujours Don Juan, le Don Juan des miraculeux vers de Namouna… À bien plus juste titre qu’Hugo, Musset et Lamartine sont les représentants du Romantisme en ce qu’il eut de meilleur36. Hugo crut découvrir l’Antithèse : ignorait-il donc qu’il n’y a qu’elle au fond de toute œuvre artistique et de toute action vitale ? L’Amour, un Vers, la Pensée même sont des antithèses, on ne nous apprend rien en nous l’affirmant, c’est une vérité naïve que les Classiques savaient déjà mais où ils se gardaient d’insister, la sagesse étant de ramener à l’unité divine les deux termes extrêmes au lieu de laisser se perpétuer leur duel immémorial. C’est pourtant à ce dernier parti — qu’il croit nouveau — qu’Hugo s’arrête, et, ce faisant, il innove en effet : contre l’Humanité et contre la Sagesse. Lamartine et Musset gardent de la raison, ne brisent pas les chaînes des traditions. Lamartine n’aime pas Rousseau, mais il en vient, et il a lu Chateaubriand qui a lu Bossuet. Musset déteste Voltaire et Rousseau, mais il en a hérité, et il a lu Marivaux qui a lu Molière. — Or, tous les deux, ils sont des enfants. Nous venons de constater l’âge de Musset : il fut un enfant de vingt ans, fiévreux, capable de gaîté, foncièrement triste. Lamartine a le même âge, mais c’est un enfant calme et joyeux. — Notre génération est parfaitement injuste pour lui. Elle a des excuses. Élève de Maîtres savants et profonds, somptueux et sombres, éprise de Beautés concentrées, singulières et qui se gouvernent, rompue à toutes les difficiles délicatesses du métier autant que familière avec les données rigoureuses de la Science d’où s’essore le plus beau mais le plus austère des Rêves, elle est mal préparée à sympathiser au lyrisme splendide mais abandonné de Lamartine, à cette fantaisie claire et royale, naturelle et qui ne se surveille pas, à ce génie superbement ignorant du procédé comme de toute chose qui s’apprenne. — Elle serait plus juste si elle avait la mémoire meilleure, si elle se rappelait la chose triste qu’était la Poésie française avant que Lamartine parlât. Elle était sans verbe ni sentiment, sans rhythme ni rime, une chose morte et sans nom, un idéal perdu. C’est Lamartine qui lui rendit l’idéal et la vie, le souffle, l’harmonie, l’ampleur ; Il fit l’expansion qui était nécessaire pour que Baudelaire pût faire la concentration. Notre injuste génération devrait se souvenir qu’elle doit à Lamartine la possibilité des Poëtes qui l’ont suivi. — À lui-même elle doit, au prix de négligences qui vont à l’oubli, des vers d’un lyrisme unique et qui sont encore dans tous les bons souvenirs.
Quelques-uns m’entendront ; quoique Alfred de Vigny et Baudelaire aient vécu, Lamartine reste, parmi les morts, notre seul Poëte, le seul dont le nom évoque tout un monde d’enchantement, d’aristocratie, de rêve, de Beauté. C’est que seul il échappe ace triple malheur du caractère français : le didactique, le critique et l’ironique. Le Poëte, du moins, y échappe, sinon l’homme. Car il y eut un Lamartine national et vieilli qui avouait du goût pour Ponsard, Delavigne et Béranger, — et ce faux Lamartine-là subit en châtiment l’admiration des vieilles demoiselles. — S’il collabora, peut-être, au Jocelyn, il ignora tout des Méditations , des Harmonies , de La Chute d’un ange et de Raphaë l . Lamartine avait conscience de cette dualité. Voici comment il s’en excuse :
« Quelques pas chancelants et souvent distraits dans une route sans terme, c’est le lot de tout philosophe et de tout artiste. Les forces, les années, les loisirs manquent. Les jours de poëte sont courts, même dans les plus longues vies d’homme. »Mais à ses jours de poëte il fut, plus nettement qu’aucun autre, excepté de la médiocrité héréditaire. Il eut l’intelligence d’une Nature en fête. Autour de son esprit se mouvait un jardin mystique : c’est le paradis naturel ; demi-voilée, demi-défaillante avec un sourire, la défaillance et le sourire de la volupté qui se recueille, une femme y passe, marchant d’un pas harmonieux et dont le jardin s’enchante. Elle est sans mystère. Ce n’est ni l’armée rangée en bataille, ni l’enfant malade. C’est une lumière autour d’elle illuminant tout, c’est un éclair vivant qui donne à cette nature qui l’admire, et dont elle est l’incarnation aimable, le reflet de sa grâce et jusqu’à l’indulgence de son propre accueil. Car nul effroi, dans ce jardin des doux rêves, où pourtant une croix se dresse, mais elle est tressée en fleurs. Son ombre n’est qu’une fraîcheur sans horreur. Cette croix n’enténèbre pas cette nature qui invite et qui aime, au sein toujours ouvert : et dans cette atmosphère de voluptueuse religiosité, le Poëte prie comme un élu. Il prie vers la croix : mais il ne la voit guère qu’au miroir des yeux d’Elvire, — une Béatrice qui serait elle-même le Paradis, et c’est la divinité réalisée dans la structure humaine qu’il adore. Un jour37 il l’avouera : les arbres du jardin et la croix en fleurs auront disparu, la femme jaillira de ses voiles et, se multipliant, laissera le rêve du poëte s’éblouir d’un palais de splendides corps féminins. — Au-delà du Jardin clair, il y a la morne Ville. Lamartine n’y entre pas. Il aime mieux attendre la mort au Jardin… Point de conscience. Peut-être à ce mot d’ordre un livre d’âpre psychologie, comme l’Adolphe, échapperait. Aussi ce roman n’est guère romantique, si ce n’est par de certaines excessivités de sentiment, jusqu’au sentimentalisme, où l’analyse ordinairement aiguë de Benjamin Constant s’émousse, et par des complaisances au désespoir qui sonnent leur date. Mais plutôt faut-il inscrire Constant au-dessous de Stendhal, parmi les ancêtres du roman analytique, où très peu, presque point de drame extérieur et toute l’importance laissée aux intimités psychologiques. Le drame, au contraire, absorbe tout chez Sand, Sandeau et tous les romanciers, jusqu’à Mérimée. — Celui-ci, une des dernières productions de Romantisme, est un cas singulier. Il vient sur ces limites où les influences contraires se rencontrent, se croisent, se combattent, s’allient, se nuisent, se servent. Mérimée est, de cœur et d’esprit, pour un art de combinaisons et de complications scéniques. Par excellence il est homme-de-lettres, fût-ce homme-de-lettres-de-cour. Mais il sent qu’un vent hostile souffle, que quelque chose de nouveau est naissant, et il se met en garde. La psychologie revient en goût, — Mérimée l’étudié, maussadement, mais sûrement. On reproche aux derniers héritiers de Lamartine et d’Hugo de s’abandonner par trop, de se lâcher, — Mérimée se tient. Il se compose une attitude correcte, une écriture irréprochable. Il ne discorde pas dans la phalange des stylistes impeccables. Il y a peut-être de l’ironie : on peut s’y attendre avec le mystificateur de La Guzla. Mais l’attitude ne se dément pas. Il a même été touché par l’influence scientifique. Au besoin et de hasard il fait intervenir un mobile physique. Il sait aussi le prix de la vie dans une œuvre d’art et il en donne une fort jolie illusion. Colomba, Carmen ne sont pas de convention pure, ni les paysages où elles vivent… Qu’est-ce donc, pourtant, qui fait que ces très agréables livres restent d’hier ? Qu’est-ce qui a manqué à Mérimée pour être un Poëte ? Quel est son défaut ? Son défaut est un excès d’intelligence. Il a la mémoire très bonne et un grand esprit de discernement. Il sait tous les mérites et tous les torts qu’ont eus ses prédécesseurs et tâche de retenir tous les uns, de s’épargner tous les autres. Il a l’oreille fine aussi et démêle assez bien le vrai du faux dans ce qu’il entend dire. Mais il ne devine rien. C’est un spectateur qui se mêle de jouer la comédie et qui la joue à merveille — sans génie. Ce n’est pas un héros, ce n’est qu’un témoin. Il est horriblement sec et froid. De quoi il a manqué ? De cœur. Son œuvre sent plus qu’une autre le passé précisément par sa relative perfection. Il y a des défauts qu’il est bon d’avoir, c’est le déchet nécessaire de la création : Mérimée ne les a pas ? c’est qu’il ne crée pas. — Il nous laisse l’exemple et l’avertissement d’une œuvre parfaite qui ne vaut rien. Point de conscience et, — preuve irréfutable — point de critique38. — Je ne puis accepter comme œuvres de critique littéraire, esthétique, ni les causeries de Jules Janin, ni les sèches dissertations de Planche, ni les développements brillants et plaisants de Gautier ou de Paul de Saint-Victor, à propos des ouvrages de littérature et d’art : c’est presque toujours leur imagination qui parle, ce n’est presque jamais leur raison. Pourtant, à l’époque du Romantisme, la Critique était née. Elle est dans les livres de Cousin sur le xviie siècle, de Villemain sur le xviiie : mais elle y est au titre historique, orientée au passé. Sur l’évolution actuelle de l’Art, sur le sens de ses tendances et l’expression qu’elles résument de l’époque vivante, ni Cousin ni Villemain ne savent, du moins ne disent rien. — Pour entendre quelqu’un nous balbutier la philosophie de l’art qui bout et bouillonne, à l’heure contemporaine, il faut attendre Sainte-Beuve. Mais Sainte-Beuve n’est pas un Romantique. Même Joseph Delorme, le seul de ses livres qui semble appartenir au mouvement de 1830, est plein de choses qu’on n’a comprises qu’en 1880 et qui ont été bafouées dans leur nouveauté. En tout cas, les Pensées d’août et Volupté ne risquent pas d’être confondues avec les romans et les poésies « de gestes ». Et, d’ailleurs, Sainte-Beuve lui-même, comme l’a très bien observé Émile Hennequin39, n’est pas encore le Critique moderne tel, par exemple, qu’il nous apparaît en M. Taine et j’ajoute : tel qu’il nous apparaissait, hélas ! en Émile Hennequin lui-même. Sainte-Beuve n’étudie pas le problème
« du rapport de l’auteur avec son œuvre et celui du rapport des auteurs avec l’ensemble social dont ils font partie ; questions délicates et fécondes que M. Taine a le mérite d’avoir aperçues le premier ». Sainte-Beuve manquait d’assises scientifiques et d’une vision générale ; il n’a eu que des lueurs. En définitive et telle quelle, l’œuvre du Romantisme n’est pas peu de chose. Romantique, dit M. de Banville,
« romantique, dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire cruel et ironique, poétique et bouffon, amalgamant le rire et l’épouvante, la négation et l’enthousiasme, plein d’antagonisme, de grandeur, de folie, d’amour, d’élans sublimes et d’absurdité, comme la Vie elle-même ». M. de Banville fait ici, lui-même, un peu comme ce critique dramatique qui voyait les pièces, non pas telles qu’elles étaient, mais telles qu’elles devaient et auraient pu être. Ce n’est pas le Romantisme que M. de Banville vient de définir, c’est l’Art parfait, c’est Shakespeare. — Le Romantisme découvrit le monde extérieur, eut le souci de la beauté des apparences, introduisit le mouvement dans l’Art et vit le sentiment où jusqu’à lui on n’avait vu que la pensée. Voilà, quant au fond. — Quant à la forme, il remua la vieille langue et lui donna les allures de la vie. Il tua la périphrase. Il démomifia le vers classique et le vivifia par plus d’exactitude à la fois et de liberté, par le respect de la rime et l’enjambement. Il songea au mot propre, idéal illusoire, mais utile. Il inventa la prose plastique, dont le chef-d’œuvre est cet introuvable Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand.
« c’est la part inférieure de l’œuvre de Flaubert ». Le mouvement naturaliste nous retiendra moins longtemps que les précédents. Non qu’il soit moins nettement caractérisé, mais il est plus court. C’est comme un acquit de conscience de l’esprit moderne se lestant d’études scientifiques avant d’entreprendre la grande synthèse, — rien de plus : et je n’en veux qu’une preuve, c’est qu’il ne lui a pas donné un seul poëte, — je dis un poëte en vers. Plus d’un, pourtant, a essayé d’être le poëte naturaliste qu’attendait impatiemment M. Zola. M. Zola lui-même a fait des vers : ils sont romantiques ; M. Guy de Maupassant a fait des vers : ils sont mauvais ; M. Daudet a fait des vers : — ! Un seul poëte parut mériter les sympathies naturalistes : mais M. François Coppée est un Parnassien d’origine, un intimiste et un moderniste, il n’est pas plus naturaliste que Gautier. Un second signe — s’il en était besoin d’un autre — de la brièveté de souffle du Naturalisme, c’est l’interminable queue qu’il traîne déjà, dont il a honte et qu’il garde pourtant, parce que, du moins, cela fait nombre. Le Naturalisme est déjà poussif (tournons l’image) et c’est tout s’il a trente ans ! — C’était fatal. Rien n’est facile à faire comme un roman, selon cette formule, et toutes les médiocrités s’y sont jetées. Par exemple, on a tôt pataugé en pleine pornographie. Il n’y a plus alors ni talent, ni observation, il n’y a que la boue — et sa tristesse ! Or, cette boue n’est pas légère aux chefs de l’école : ils en sont responsables, car c’est délibérément qu’ils ont abaissé et restreint l’horizon. Ils ont proscrit l’imagination, — en principe, — quitte à s’en servira l’occasion, témoin M. Zola qui est romantique autant que naturaliste. Mais les disciples ont pris les maîtres au mot. La consigne était de ne rien inventer, de n’apporter dans l’étude de la nature aucun préjugé d’idéal, de ne rien dédaigner, surtout, de fouiller de préférence dans les tréfonds et les bas-fonds, car « la perle est là-dedans ». On l’y a cherchée, — je crois même qu’il y a de pauvres gens qui l’y cherchent encore. Pourtant les prétentions du Naturalisme sont plus larges que je ne dis et je le blesse sans doute en lui assignant la Sensation pour tout objet. C’est autre chose qu’il voit dans Balzac, et la formule : Un coin de la nature vu à travers un tempérament, embrasse toute la vie. — Laissons, pour un instant, Balzac : c’est l’ancêtre ; il y a, en effet, chez lui, autre chose que la sensation, car il y a tout. Étudions plutôt Flaubert ; Madame Bovary est incontestablement une œuvre naturaliste. Qu’est-ce qui surtout distingue ce roman des romans de Sand, de Sandeau, d’Alphonse Karr, etc. ? Trois caractères : le romancier se recule de son sujet, n’y intervient jamais en personne, c’est une œuvre objective ; rien n’y est anormal, tout y est déterminé par le tempérament d’Emma, c’est une œuvre logique ; le tempérament d’Emma est tout physique, tout sensuel et le récit de ses amours n’est que le récit d’une suite de sensations, c’est une œuvre sensationnelle ou physiologique, et tout, dans le livre, est de même, physiologique ou sensationnel. Pour caractériser un personnage de George Sand, André, par exemple, nous dirions que c’est un faible, un rêveur, nous chercherions des mots vagues et d’ordre moral ; pour caractériser un personnage de Victor Hugo, Jean Valjean, nous chercherions des mots vagues encore et d’ordre social, nous dirions un forçat honnête homme, etc. D’André et de Jean Valjean nous ne voyons que le geste, le vêtement, l’attitude et nous sommes obligés, pour les préciser dans notre mémoire, de nous rappeler les mots qu’on leur a fait dire. Pour caractériser Charles Bovary et sa femme il nous serait impossible de dire autrement que : un lymphatique, une hystérique, et cela, sans nous souvenir de leurs paroles, car nous voyons leurs visages, le teint pâle et les yeux éteints du mari, et son allure un peu hésitante, l’autre pâleur de sa femme, une pâleur chaude et des yeux brillants, la balèvre sensuelle, l’allure rapide, les mains promptement jointes et ouvertes… Et l’empoisonnement ! Nous avons vu comme on meurt sur le théâtre classique : des âmes qui s’évaporent. Chez les Romantiques, c’est une poupée qui se casse à tout propos, pour tout, pour rien, pour commencer comme pour finir et dans un beau geste. Mais Emma ! Elle meurt comme nous mourons, — à l’heure où nous n’avons plus en nous que la vie évanescente des sens, à l’heure où l’esprit s’est déjà voilé, où les yeux ne trahissent plus que la douleur animale, le désespoir physique de l’organisme qui s’agite pour retomber inerte, définitivement. Emma n’a guère jamais eu d’âme, elle ne peut perdre que la vie qu’elle avait ; mais il émane de cet empoisonnement, à le lire, une contagion de nausée. — Concluons : qu’avons-nous trouvé dans Madame Bovary ! Une œuvre objective et logique, c’est le procédé ; une œuvre sensationnelle et physiologique, c’est le fond. — Est-ce une exception ? Mais dans les autres romans naturalistes, reconnus tels par l’École, que trouvons-nous encore, toujours et principalement, sinon uniquement ? Comment nous apparaissent les personnages de Germinie Lacerteux, de Madame Gervaisais, du Ventre de Paris, de L’Assommoir, de Nana, des Sœurs Vatard, de Boule-de-suif, d’Une belle journée, du Nommé Perreux ! Quels mobiles les font agir ? À quoi pensent-ils ? Quel est leur monde intérieur ? — Ils n’en ont point, ils ne pensent à rien, leurs mobiles d’action sont dans leur bile ou dans leurs nerfs. Ils n’ont pas de rêve, pas de joie. Ils sont tristes, tristes ! — d’une tristesse parement physique. Nous les suivons du regard, figures pâles, figures colorées, agitées de maladies, névroses ou chloroses, poussées par la faim, par l’ivresse, par la sensualité, unies ou séparées par la communauté ou par la différence de leurs besoins, — toutes des figures sur qui pèse la Fatalité d’un vice physique ou d’une hérédité de folie. — La Fatalité ! Plus noire, plus impitoyable, plus atroce, plus lourde, mais moins grandiose et belle que l’antique, les Naturalistes ont ressuscité la Fatalité. Oreste peut, du moins, avoir encore l’illusion consolante qu’il fuira les Euménides, qu’il mettra de la distance entre elles et lui ; il court vers le sanctuaire d’Apollon en criant asile et le Dieu le défend contre les Furies. Mais Germinie Lacerteux, mais Coupeau, comment échapperaient-ils à leurs Furies ! Elles sont en eux ! Elles se nomment l’Ivresse et l’Hystérie ; elles hurlent dans leur sang, elles se crispent dans leurs nerfs. — Ce rapprochement entre les deux fatalités, antique et moderne, s’impose si bien que celui des représentants de la nouvelle école qui a la qualité la plus officielle (encore que cette qualité lui vienne plutôt, sans doute, de sa propre initiative que du consentement des camarades, et encore qu’il la doive surtout à son génie de réclamier, le plus extraordinaire tel génie que ce siècle ait vu, depuis Victor Hugo) le provoque de lui-même dans un de ses plus célèbres romans. Le motif choisi est l’inceste41. M. Zola, qui a de la fantaisie, a risqué là toutes les audaces. Son livre impose de dangereuses comparaisons, par son titre qui évoque celui de Chateaubriand, par son sujet qui est celui de Phèdre. Quoique systématique, Renée témoigne d’un talent admirable. C’est peut-être le chef-d’œuvre de son auteur et c’est certainement un des beaux livres de ce temps. L’infériorité de M. Zola, s’il faut le comparer aux illustres rivaux qu’il affronte, se devrait pourtant compenser par le grand avantage qu’il a sur eux : il connaît les fautes qu’ils ont commises, lesquelles sont surtout celles de leurs formules, et, dans le même sujet, pourrait les éviter. — Il ne les a pas évitées ! Phèdre n’a ni le sentiment de la vie apparente, ni la vie des sens, elle n’a que des pensées passionnées ou plutôt elle n’est qu’une âme aux prises avec la Passion ; René a, peut-être, un peu de la réalité idéale de la Passion, mais il manque de la vie des sens, il n’a guère que le mouvement et le sentiment ; — Renée ignore absolument cette réalité idéale ; elle n’a pas d’âme, et si elle garde quelque apparence de geste et d’extériorité de sentiment, c’est que les Naturalistes viennent de lire les Romantiques, mais sa seule vraie vie est dans ses sensations. C’est une élégante brute. J’exagérais les torts de Racine en disant qu’il a rendu muets les sens et les sentiments de Phèdre, j’oubliais le miraculeux vers :
Racine — et aussi Chateaubriand — savent l’influence que la nature exerce sur l’esprit des amants, ils savent cette vérité que formulera bien plus tard un secondaire et délicieux poëte, qu’
« un paysage est un état de l’âme42 ». M. Zola, s’il s’en doute, n’en laisse rien voir. Plus d’une fois il se surprend à dégager du personnage qui la subit la sensation, pour l’étudier plus profondément, et, s’il s’aperçoit qu’il risque ainsi de compromettre la vérité générale de son personnage, se hâte alors de le jeter, par un procédé tout romantique, dans l’action. — René est peut-être plus faux, parce qu’il se préoccupe moins des causes que des effets ; mais il y a plus de vérité dans Phèdre que dans Renée, parce que les causes psychiques sont plus graves et plus profondes que les causes physiologiques. — Les Naturalistes nous affirment hautement le contraire, et pour eux, ces myopes ! l’homme ne consiste qu’en ses organes. Quand ils sont sincères, ils s’effrayent de leur propre conclusion et s’en reculent avec une secrète horreur où se trahit une reprise de cet Esprit qui vit en soi et ne se laisse pas toucher :
« L’être physique ferait-t-il l’homme ? et nos qualités morales et spirituelles ne seraient-elles, ô misère ! que le développement d’un organe correspondant à son état morbifique43 ? »Ils perçoivent quelquefois, même dans l’ordre purement, voudraient-ils croire, physique, des phénomènes qui ne s’expliquent pas physiquement, comme cette
« atmosphère des journées de juin 1848, qui agita tous les fous de Bicêtre44 », et mille autres insaisissables et souterraines correspondances qui échappent nécessairement à leur analyse. La femme, surtout, avec ses complications naïvement subtiles, ses apparences d’illogisme, les imprévus, les brusques ressauts de ses ressorts invisibles, le mélange indiscernable de ses vices et de ses vertus, les mesquineries de sa grandeur, les tendresses de sa perversité, les cruels sous-entendus de son indulgence, la femme avec toute sa féminité joue et trompe infailliblement l’analyse naturaliste. Il y a quatre ou cinq vers de Racine qui en disent plus long là-dessus que tous les romans de la dernière école. C’est encore M. de Goncourt, de tous pourtant le plus fin, le plus pénétrant et aussi le mieux informé sur, précisément, ce mystère féminin, qui nous fait l’aveu de son impuissance :
« La femme ne se lit pas comme l’homme, elle est enveloppée, fermée, cachée souvent à elle-même. »Mais la plupart ont une certitude qui inquiète. Il y a du comique. La Science a-t-elle donc si formellement et si définitivement pris ses suprêmes conclusions qu’on puisse avec tant d’intolérance à tout « pourquoi » répondre : Voici le « parce que » ?… Madame Bovary et Germinie Lacerteux eussent suffi à la démonstration de la formule naturaliste si elle n’avait eu, après les sensations individuelles, à rendre les sensations sociales. C’était la plus importante part de l’œuvre des Naturalistes, c’est celle qu’ils ont le plus mal réussie. Ils semblent pourtant avoir nettement eu conscience de l’objet à atteindre. M. Zola, par exemple, a souvent le projet précis de peindre des masses, la foule de la rue, un atelier, un grand magasin, le peuple des mines. Son tempérament même l’y invite, risquant moins de rencontrer là quelqu’un de ces problèmes individuels, — mystérieux et profonds, — qu’il se hâte de supposer résolus, ayant pour la psychologie un dédain dont il n’y a qu’à sourire. Ses tentatives en cette voie sont ordinairement heureuses : il sait faire se mouvoir les foules, il le sait mieux que personne jamais. C’est là qu’il a parfois trouvé la grandeur. Et cela n’est pas étonnant : les foules sont toutes physiques, dans leur action d’ensemble ; les pensées, en ce moment de l’action, ne leur arrivent qu’à l’état de sensations et d’images, elles subissent les impressions physiques de la chaleur que leur agglomération même accroît, elles anéantissent l’individu pour n’en plus faire qu’une de leur cent mille voix, — elles sont des synthèses de mouvantes impressions. L’aptitude naturelle de la formule naturaliste à rendre le physique, et ce qu’a gardé M. Zola de son éducation romantique le préparaient donc tout spécialement à être le plus merveilleux peintre des foules. — Mais il y a autre chose, sous la sensation sociale, que le grand cri et le grand geste momentanés de la multitude ; ce moment n’est que le dernier période et l’éclat d’une crise. Il y a quelque chose de plus important que la crise : il y a ce qui la précède et la prépare, il y a la formation latente et lente de la pensée commune, il y a la vie occulte et très forte de l’âme populaire. Cette vie, M. Zola ne l’a pas rendue, et nul écrivain naturaliste ne peut la rendre parce qu’il y faudrait l’effort synthétique des trois formules littéraires que nous avons successivement étudiées, — la passion classique, le sentiment romantique et la sensation naturaliste45. C’est surtout de la première de ces trois inspirations que manque le Naturalisme. Précisons toutefois : il ne s’en passe apparemment pas, il ne peut faire autrement que de nous annoncer des « êtres moraux », — intelligents ou sots, chastes ou débauchés, francs ou hypocrites, vaniteux ou modestes, etc., — mais ni son intérêt, ni son point de vue principal ne se maintiennent dans ce domaine moral et psychique, pour lui la pensée n’importe pas capitalement dans l’action humaine : en un mot, il ne constate et ne peint que des effets matériels. — Il est pictural moins que photographique, et, pour agréer le mot qu’il préfère, il est « objectif ». Cette grande prétention à l’objectivisme esthétique n’est que l’erreur d’un instant. Si, par ce mot, on a voulu prescrire à l’écrivain de ne jamais « donner son avis » sur les choses qu’il écrit, soit — et peu importe : il y a des chefs-d’œuvre de Balzac et de M. Barbey d’Aurevilly où l’auteur ace tort d’intervenir dans le roman, comme un personnage sans visage ou comme le Chœur antique. Mais si on a voulu défendre à l’écrivain de nous laisser voir la couleur de son âme dans la couleur des passions et des paysages qu’il décrit ou suggère, c’est une simple ineptie. Cette ineptie, les Naturalistes ont, autant que possible, essayé de la réaliser et ils ont inventé ce qu’on nomme le « style descriptif ». La description naturaliste consiste, un paysage — par exemple — étant donné, à le rendre, par l’écriture, tel que tout le monde le voit, dans sa « vérité externe ». Ces deux derniers mots n’ont que l’inconvénient de ne pouvoir être joints : en art, il n’y a pas de vérité externe. L’aspect photographique des choses, outre qu’il est matériellement faux, n’est que le sujet de l’œuvre d’art ; l’œuvre d’art commence où cet aspect s’arrête, elle est dans l’au-delà de cet aspect, et cet au-delà est dans l’âme de l’artiste. L’œuvre d’art, c’est le sens que Corot et Cazin dégagent du paysage, selon certaines communes lois du développement de la lumière, — lois qu’encore appliquent-ils avec une soumission libre et suivant les préférences de leurs tempéraments ; or, si Corot et Cazin « copient » le même paysage, ni les paysages de Corot et de Cazin ne se ressembleront entre eux, ni le paysage « copié » à l’aide de l’objectif photographique ne ressemblera — sinon vaguement — aux paysages de Corot et de Cazin. À rigoureusement parler, il n’y a pas de description exacte possible. Outre que deux paires d’yeux ne voient que très initialement de même, la reproduction exacte de la nature serait un péché inutile : un péché, puisque ce serait la doubler, — inutile, puisqu’elle est et puisque l’utile, en Art, c’est le Nouveau : le plus loin, le plus intense. — Or, il n’y a de nouveau que le sentiment de l’artiste, l’impression personnelle qu’il reçoit de l’universelle nature. — L’Art est donc essentiellement subjectif. L’aspect des choses n’est qu’un symbole que l’artiste a la mission d’interpréter. Elles n’ont de vérité qu’en lui, elles n’ont qu’une vérité interne. — C’est parce que l’étroit de leur point de vue ne leur permettait de rendre que les effets matériels que les Naturalistes ont été conduits au style objectif et descriptif. En d’autres termes, ils ont, autant que possible, essayé d’abolir le Style lui-même. Il y a de vieilles définitions, polies et usées par la citation et qu’on a un peu honte de rééditer. Elles sont encore vraies, pourtant :
« Le style, c’est l’homme », et l’homme, c’est surtout son âme. Le style d’un homme est dans l’habitude de son attitude, dans le son de sa voix, dans sa manière de regarder, de marcher, de s’asseoir, de porter ses vêtements, jusque dans les plis que prennent à la longue ces vêtements — puisque le corps n’est que la forme de l’âme — aussi bien que dans son écriture. Comme ils avaient décrété que l’homme n’a point d’âme, les Naturalistes tâchèrent de n’avoir point de style, en écriture, et toutefois gardèrent le contradictoire projet d’exprimer, dans cette écriture sans style, le style de la vie ! C’est, peut-être, cette contradiction qui les a défendus de se perdre absolument : le style de la vie a sauvegardé celui de l’écriture, — point tout à fait, pourtant, et il faut avouer que, depuis Flaubert qui réalisa la perfection de la forme littéraire française (et qui put le faire parce qu’il n’était pas que naturaliste), ceux qui, pourtant, se réclament de lui ont étrangement ébréché et faussé l’outil admirable qu’il leur avait légué. Je ne parle point de M. de Goncourt et de M. Huysmans qui ont, au contraire, de très merveilleuses qualités d’écrivains. Je parle de M. Zola, de M. Maupassant et de ceux qui les imitent. Leur langue n’est pas littéraire : incorrecte, impropre, impersonnelle, pesante, banale, c’est la langue des journaux. Il faut que M. Zola ait bien du talent pour parvenir, parfois, à nous donner le sentiment de la grandeur avec un tel instrument ! — Un autre sentiment qu’il nous donne, par malheur, plus souvent, c’est celui de l’ennui, avec ses descriptions interminables, inutiles et que stérilise ce désir de rendre la vérité externe. Et quand il parle d’exprimer toute la vérité et se déclare l’héritier de Balzac, comment ne pas lui répondre : mais Balzac était un visionnaire ! mais Balzac croyait à une réalité intérieure du monde qu’il a créé, non pas copié ! Ce monde, c’est dans son imagination qu’il l’a vu et observé, bien plutôt que dans la vie, et c’est pourquoi il a bien plus de vérité que votre monde copié ligne à ligne et traduit mot à mot. Balzac et Stendhal — de même Dickens et Thackeray — en qui les Naturalistes saluent leurs héros, sont des imaginatifs et leurs créations ne sont vraies que parce qu’elles sont imaginaires, puisque
« l’imagination est l’œil de l’âme46 »,
« la reine du vrai47 »,
« l’organe par lequel nous percevons le divin48 ». Pour accomplir cette tâche immense d’exprimer la synthèse du monde qui s’agitait autour d’eux, ils n’ont pas eu l’imprudence de ne s’en remettre qu’à leur propre expérience et à leurs yeux matériels. L’expérience personnelle pouvait les tromper : ils l’ont corroborée par l’expérience universelle, humaine, par les traditions immémoriales et par le jugement de l’homme impeccable que chacun porte en soi et qui est précisément étranger aux rancunes de la personnelle expérience. Ils ont fermé leurs yeux, qui pouvaient eux aussi les tromper, pour aiguiser et libérer le regard de l’âme. — Peut-être, sauf Balzac qui savait tout, n’ont-ils pas laissé assez d’importance aux mobiles physiques des actions humaines, Le mérite des Naturalistes est d’avoir vu le mobile physique, leur tort est de lui avoir fait la part trop grande. Ils ont d’autant diminué l’homme. Je comprends qu’ils veuillent nous persuader que leur œuvre soit autre chose qu’elle n’est. La petitesse du résultat exagère leur dessein. Dans ce résultat comment se tenir ? Comment s’en contenter ? Et la plupart des Naturalistes le dépassent en effet, — les uns par ambition et vers le passé, comme M. Zola qui s’est fait le V. Hugo du mouvement, les autres par intuition et vers l’avenir, comme M. de Goncourt et M. Huysmans. Mais la queue ne dépasse rien : les imitateurs sont plus fidèles à la Formule que les maîtres. Les jeunes Naturalistes — ils sont déjà bien vieux ! — copient patiemment la nature à peu près telle qu’un aveugle la verrait. Eux, ils ne transigent pas : plus d’âme décidément et pas la moindre issue dérobée par où pourrait pénétrer le Rêve. Laboratoire et Document ! Ces pauvres jeunes gens doivent bien s’ennuyer. Ils n’écrivent, sans doute, que lorsqu’ils sont de mauvaise humeur. À coup sûr, s’ils ont des « instants de Poëte », ils jouent au baccarat ou fument des cigares, dans ces instants-là. De leur œuvre et de celle de leurs maîtres fuse l’ennui. Ce n’est plus le désespoir qu’ont produit les Classiques et dont les Romantiques se sont follement enorgueillis : c’est tout simplement un ennui bête, animal, un écœurement, un dégoût… Peut-être vient-il, ce dégoût, des excès de dépenses physiques qu’on fait dans les romans documentés :
Omne animal post coïtum triste…Et, comme nous le verrons, le roman psychologique, — une réaction, pourtant, du moins en partie, contre le roman naturaliste, — subira cet effet de tristesse comme il continuera d’en exploiter la cause. Mais résumons.
« L’espace est la stature de Dieu. »Bien loin de laisser son style s’abandonner aux lâchetés de l’époque, il le serre et le concentre. Il voudrait mettre
« tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase et cette phrase dans un mot ». Par ce sentiment il soupçonne le poëme en prose : il le précise par de telles observations :
« Il serait singulier que le style ne fût beau que lorsqu’il a quelque obscurité, c’est-à-dire quelques nuages ; et peut être cela est vrai, quand cette obscurité lui vient de son excellence même, du choix des mots qui ne sont pas communs, du choix des mots qui ne sont pas vulgaires. Il est certain que le beau a toujours à la fois quelque beauté visible et quelque beauté cachée. Il est certain encore qu’il n’a jamais autant de charmes pour nous que lorsque nous le lisons attentivement dans une langue que nous n’entendons qu’à demi… Il va, dans la langue française, de petits mots dont presque personne ne sait rien faire… C’est l’équivoque, l’incertitude, c’est-à-dire la souplesse des mots qui est un de leurs grands avantages et qui permet d’en faire un usage exact… Etc. »Il a comme nul en son temps le sens du vers moderne :
« Les beaux vers sont ceux qui s’exhalent comme des sons ou des parfums. »— Il ne larmoie ni ne ricane. Il pense. Après La Bruyère, même après Pascal, Joubert pense, et ses pensées, dans la plus pure tradition du xviie siècle, avec je ne sais quoi de moderne dans le ton, d’aigu dans le fond, s’inscrivent dans une forme rapide et ménagée, sont essentielles. — Il n’a ni mouvement ni couleur et ce n’est guère qu’un esprit : pourtant Chateaubriand l’admire et le consulte comme le plus sûr dépositaire de toutes les certitudes où il voudrait retenir les générations qui viennent ; — celui de qui émanera, mystiquement, la grande synthèse moderne, écoute, en Joubert, l’écho pur et profond du passé — encore purifié et encore approfondi par un esprit doué de sens critique et ouvert aux souffles du Futur. Théophile Gautier dort pendant qu’on joue Racine, mais, la pièce finie, il se lève et, si on le lui demande, sur cette pièce qu’il n’a pas écoutée il écrira, sans y réfléchir, le plus éblouissant des feuilletons. C’est que pour Gautier peu importe le sujet, peu importe la pensée. De sujet il n’en cherche point :
« Qu’est-ce qu’ils vont encore me faire faire ? »Et il ne pense guère à ce qu’il va écrire. Pense-t-il jamais ? Il peint des formes en mouvement et qu’il a le bonheur de voir belles. Mais la vie intérieure de ces formes lui échappe, c’est pourquoi il ne peint pas vivant : il peint mouvementé, beau et froid. La passion, quand il en parle, est toujours secondaire, du moins quant au mérite du rendu, sinon quant à la valeur de l’objet. Sa sensualité est grossière et banale. Son esprit a, parfois, de la curiosité : quelle profondeur ? Mais sa main, ses yeux sont extraordinaires. Ils font oublier l’âme absente. Gautier pense si peu que parfois le prestige de son talent apprête à croire que la Pensée soit inutile. Il fait oublier la vie qu’il oublie. Ses personnages et ses paysages ont autre chose que la vie, ils ont la magie des apparences ; ce sont des tableaux et des statues. — Et l’œuvre du magistral ouvrier nous est indifférente et précieuse comme une galerie de Musée : on y peut venir étudier les prodiges, surprendre les secrets de l’art. Mais c’est un dangereux séjour pour quiconque n’a pas dans l’âme une flamme bien ardente. Une simple Nouvelle nous expliquerait mieux que ses plus longs livres et qu’aucuns commentaires le tempérament de Théophile Gautier. Non pas que Fortunio soit son chef-d’œuvre, — et cette expression n’a pas de sens, avec Gautier : il n’a fait que des chefs-d’œuvre ! — mais le sujet de Fortunio offrait ce hasard qu’ayant à traiter, là, de passion et de passion très violente, Gautier « extériorise » cette passion elle-même, la rend par des tons et des sons, des couleurs et des gestes. Ses personnages sont des machines admirables, ou plutôt de véritables andréïdes. Il y a une petite phrase très caractéristique :
« Fortunio promenait sa main sur le dos de la Cinthia, mais avec le même sang-froid que s’il eût touché un marbre. »Il y a tout le Romantisme dans cette petite phrase. Qu’a-t-il fait autre chose qu’inspirer une vie de convention à de belles — ou grotesques, mais le grotesque est l’autre face de la Beauté — formes mouvantes, mais non pas émouvantes, parce qu’elles n’ont ni nerfs ni pensées. Je le crois bien que Fortunio peut garder son sang-froid : c’est du marbre, en effet, qu’il touche49. M. Guy de Maupassant a débuté, — élève de Flaubert — par un chef-d’œuvre, Boule-de-suif, — le chef-d’œuvre de la formule naturaliste la plus étroite et la plus logique. Le sujet en est triste et plat, le style congru. — Peu nous importe que, depuis, M. de Maupassant soit descendu aussi bas que possible dans la littérature de journal, qu’il y ait tout perdu, sentiment de la vie extérieure et physique, couleur, langue, personnalité. Peu nous importe qu’il soit inutile autant qu’impossible de lire les contes à la douzaine qu’il « mène rondement et trousse lestement » (comme parlent les faiseurs d’articulets sur les livres, à la dernière page des revues). Je crois même qu’il a « manifesté » quelque part, formulé l’idéal de cette littérature de hussard. Peu nous importe. Il a eu son heure de sincérité littéraire et, privé comme il est de toute pensée, de toute idée même, mais courageux à fouiller dans les plus ignobles fonds des motifs humains, dans la vérité crapuleuse d’une humanité sans âme, sans cœur, sans esprit, sans imagination et très moderne, il en a rendu le hoquet avec la cruelle fidélité d’un écho. — Les temps pressés qui sont venus se lassent aux écritures abondantes. Ils croient volontiers sur parole les critiques « autorisés » qui leur signalent comme maîtres-livres naturalistes Madame Bovary, Germinie Lacerteux et L’Assommoir. Encore savent-ils qu’il y a, dans le premier de ces trois romans, des qualités de Poëte, dans le second un sens artistique de la modernité et dans le troisième un héritage romantique, toutes choses qui dépassent la Sensation : elle est seule dans la nouvelle de M. de Maupassant, — pure essence de Naturalisme.
Sommaire. — Chateaubriand et Gœthe. — Stendhal, Vigny, Sénancour,
Nerval. — Hugo. — Balzac ; Wagner. — Poe ; Baudelaire. — Flaubert ; Sainte-Beuve.
— Leconte de Lisle ; Banville et les Parnassiens. — Goncourt ; Barbey d’Aurevilly.
— Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine, Judith Gautier, Huysmans, Rimbaud, Mallarmé.
« qui résulte d’une puissance mentale également répartie, disposée en un état de proportion absolue, de façon qu’aucune faculté n’ait de prédominance illégitime ». Sans doute, ce génie-là refusera toujours de naître, pour ne pas décourager l’avenir. — Mais tous ont des lumières qu’avant eux on n’a pas eues. Leurs livres entr’ouverts ouvrent des voies, à qui sait lire, nouvelles et de perspectives infinies. Rien ne sera nouveau qui ne leur doive une vénérante reconnaissance. Chateaubriand et Gœthe sont aux sources du courant moderne, aux deux angles de base du grand triangle spirituel dont le sommet se perd dans l’infini. En eux l’esprit mystique et l’esprit scientifique, presque également sensualistes, l’un et l’autre, mais très différemment, se recueillent et prennent conscience d’eux-mêmes. Ils sont l’un de l’autre très loin, ils sont les points extrêmes du champ de l’esprit humain. Mais par cet échange qu’ils ont fait de sensualité esthétique ils annoncent ce profond, cet intense et contemporain désir de l’esprit humain de faire confluer en un seul large et vivant fleuve de Beauté réunie à la Vérité dans la Joie le courant mystique et le courant scientifique. — Il semblerait que celui-ci dût absorber celui-là. Naguère la Science avait biffé le mot : Mystère. Elle avait, du même trait, biffé les mots : Beauté, Vérité, Joie, Humanité. C’est ce que le Naturalisme a bien prouvé, en nous donnant ses tristes et fades brutes, qui n’ont rien de mystérieux, certes, mais qui manquent de vérité dans la mesure précise où elles manquent de mystère. Les mots effacés ont reparu sous la rature : elle était de mauvaise encre. Dans ce domaine de l’Art, leur principal champ de bataille, le Mysticisme a repris à la Science intruse et accaparante, non seulement tout ce qu’elle lui avait dérobé, mais peut-être bien aussi quelque chose de la propre part de la Science. La réaction contre les négations insolentes et désolantes de la littérature scientifique, au lieu d’éclater dans un grand essor vers une Beauté joyeuse, s’est faite par un regain d’études psychologiques qui ne tiennent plus guère compte de l’organisme et pourtant restent sujettes de la science, — d’une part, et par une imprévue restauration poétique du Catholicisme, d’autre part : trois des plus grands Poëtes de cette heure — MM. Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam et Paul Verlaine, sont catholiques. Mais leur catholicisme, outre que les prêtres catholiques et romains lui sont plutôt encore hostiles qu’indifférents, a tous les caractères d’un retour très profond vers les Origines : il se pourrait que ces Catholiques eussent entendu la grande parole de Gœthe. — M. Taine, après avoir énuméré les réponses mauvaises que fait le passé aux pressantes questions de l’inquiétude moderne, ajoute :
« Sont-ce là des réponses ? et que proposent-elles, sinon de s’assouvir, de s’abêtir, de se détourner et d’oublier ? Il y en a une autre, plus profonde, que Gœthe a faite le premier, que nous commençons à soupçonner, où aboutissent tout le travail et toute l’expérience du siècle et qui sera peut-être la matière de la littérature prochaine : Tâche de te comprendre et de comprendre les choses. »Il se pourrait que ce fût en remontant aux sources vives du passé que ces Catholiques eussent rencontré le Catholicisme, à son heure de splendeur et de vérité : il les a séduits à ses beautés défuntes et ils les ont ressuscitées. Mais ils constituent avec la véritable (qui est fausse) religion actuelle et vivante (qui est morte) un anachronisme dont elle s’épouvante. L’art chrétien est mort le jour où un Pape a fait peindre des voiles sur les nudités du Jugement Dernier de Michel Ange. La Chrétienté actuelle et vivante ne manque jamais de faire le geste de Tartuffe devant les audaces de ces Poëtes qui prétendent la servir et qui ont du génie ! — Aussi ne sont-ils point de cette Église. Ils ont rejoint, puis dépassé Chateaubriand. Leur foi a le luisant fruste d’un objet ancien dont l’éclat se conservait sous la poussière : leur foi est retrouvée. C’est un prétexte plutôt qu’une raison — cela dit sans suspecter les sincérités qui sont évidentes — de certitude mystique : l’esprit mystique se revanche de l’esprit scientifique, qui l’avait humilié, en arrêtant à l’une des plus vieilles et des plus simples « explications de l’homme et des choses » quelques-uns des plus grands esprits du monde, qui s’asphyxiaient dans l’atmosphère pneumatique de la science seule — de la science irrespectueuse et inintelligente du Mystère — et qui recouraient aux heures larges d’antiquité où l’esprit avait de l’air… — L’important était que le mot Mystère fut répété ; il ne nous empêche pas d’entendre la réponse de Gœthe, plutôt la corrobore-t-il : le sentiment du Mystère éveille et retient éveillée la passion des Causes. — Dans ce grand dialogue de la pensée moderne Chateaubriand et Faust, Gœthe et le Génie du christianisme peuvent s’entendre : ils parlent sur les sommets et leurs voix ébranlent la même atmosphère. Un jour, leurs paroles se confondront en un seul magnifique Verbe. Stendhal, Vigny, Sénancour, Gérard de Nerval… On pourrait me demander quel trait commun assemble ces Poëtes. De trait commun, ils n’ont que celui-ci : ils ont écrit de 1820 à 1840 — à peu près — pour les générations qui devaient les lire aux environs de 1880. Le Rouge et le Noir , Les Destinées , Obermann , Le Rêve et la Vie , — nos Bibles ! À leur naissance, des livres ignorés. Stendhal, un esprit constructeur, aigu, nerveux, psychologue infaillible, moderne, presque indifférent aux lignes, sensible à l’expression de l’âme, à la physionomie, doué, plus que quiconque, du sens intime de la vie, n’ayant ce sens que la plume en main, inventant la vérité avec une prodigieuse certitude. Sa plume était cette baguette des fées, talisman qui indique où gît le trésor. Il y a de tels hommes — Balzac, Stendhal — qui savent la vie, avant d’avoir vécu : leur âme est un microcosme où, pour voir le monde, ils n’ont qu’à regarder. Peut-être même ne vivent-ils jamais ; quand ils sortent de leurs rêves, ce n’est que pour des préoccupations secondaires ou disproportionnées, — Stendhal pour des tentatives de succès mondains qui lui échappent, Balzac pour d’énormes entreprises commerciales qui l’écrasent : mais ces mêmes esprits que la vie berne, rentrés dans leur atmosphère de poëtes, savent et démontent les plus secrets rouages de cette vie ; l’un enseigne l’art d’obtenir les triomphes qu’il n’a pas, l’autre fait vivre des hommes d’affaires dont les visages sont stupéfiants de vérité, et nous initie aux détails du quotidien énorme d’une maison de commerce ou de banque. — Pour d’autres, dont le monde intérieur est un enchantement qui les console de vivre,
« C’est la vie qui est le rêve50 ». Pour Stendhal, c’est son rêve qui est la vie. L’idée de la passion, plus que la passion même, le captive. C’est une grande intelligence passionnée. Alfred de Vigny, un Raphaël noir, un solitaire, une âme hautaine et tendre et blessée, — un Porte. Toujours en conversation silencieuse avec lui-même sur les plus graves sujets des réflexions humaines, il sort rarement de son silence pour écrire avec une sorte d’amère et sauvage joie — une joie qui n’est pas l’ironie cruelle du désespoir car le Poëte puise dans la fierté de son intégrité, dans la conscience de son honneur, la force de vivre et la vertu d’aimer — quelqu’une de ces pages sombres et pures, La Mort du loup, La Maison du berger, Le Jardin des Oliviers, frémissante protestation, révolte, autrement profonde que toutes celles de Manfred, contre l’injustice du Dieu qui aurait fait les conditions de notre vie.
L’accent sévère, la réserve de cette révolte sonne les qualités rares de l’âme qui l’ose, — ardente et calme. Vigny est de la lignée de Pascal. Moins puissant, moins génial, plus occupé de l’aspect extérieur et sentimental, Vigny est aussi probe que Pascal et le sujet de leurs pensées est le même : Les Destinées . — On a cru Vigny athée : il ne l’est précisément pas plus que Pascal. Pascal sent crouler sous ses pieds le Temple qu’il défend ; Vigny regarde ces ruines, déclare qu’elles ne rendent pas — elles ne le rendent plus ! — le son divin, et passe. Mais comme tout Homme digne d’être Homme, c’est Dieu qu’il cherche. Son immense tristesse lui vient de l’heure d’interrègne où il vit. Sa tristesse est la même que celle de Musset, la même que celle de Sénancour.
Il leur manque à tous un symbole d’Infini qui réponde à tous les désirs de leurs âmes : l’Art — la Beauté en soi — ne se suffît pas encore et voilà que l’Évangile parle une langue morte. — Mais Vigny, sans peut-être s’en rendre exactement compte, contribue de toutes ses forces à dignifier l’Art de sa mission d’absolu. Stello constate l’atmosphère spéciale essentielle au Poëte et qui exige autour de lui des respects et des prudences. Le vers des Destinées est bien près d’être le vers moderne lui-même : il ne retarde que d’un peu sur le vers de Sainte-Beuve et sur le vers de Baudelaire. Enfin, Vigny a le sentiment juste du rôle définitif du Poëte, qu’il désigne :
« le tardif conquérant ». Il a même le pressentiment que le vrai devoir, le devoir premier et dernier de ce Poëte soit, au lieu d’accumuler de belles ruines de hasard, d’ériger un monument52, et le pressentiment plus admirable encore que ce Poëte sera conscient de son inspiration. Sénancour53, toutes les belles et poignantes souffrances du poëte de ce temps, non encore résigné à n’être pas un homme, à se laisser, comme Gœthe, accuser d’hypocrisie et d’égoïsme, afin de pouvoir, loin du bruit des passions, élever ce monument dont nous parlait Vigny. — Sénancour, le génie flottant, irrésolu et désolé, entre les rêves de l’esprit et les besoins du cœur, sans satisfaire l’un ni l’autre, mais avec pourtant des plaintes, des murmures d’ombre où je sens plus d’âpre sincérité que dans les cris de tels bien vivants. La disproportion de son désir et de son pouvoir, en d’autres termes, le mal d’espérer, voilà, comme de toute autre tristesse en ce temps, une cause principale de la tristesse de Sénancour. Il y en a d’autres, et ces deux autres causes sont les parts de son génie pour lesquelles l’époque actuelle peut surtout l’aimer. Cet homme qui a honte des devoirs de la vie civile, et qui vit
« misérable et presque ridicule sur une terre assujettie », qui parle avec l’accent d’une conviction singulièrement présente de la liberté naturelle de l’amour, a, comme Shelley, à la même date, le sentiment moins lyrique et plus pénétrant d’une poésie panthéistique où l’homme, non pas s’abîmerait dans la nature naturelle, mais redeviendrait fidèlement et vraiment le fils de cette nature et porterait sa ressemblance. Cette ressemblance, Obermann la trouve en lui et en conçoit cette fierté qui le place intérieurement auprès de l’homme tel qu’il serait. Il la trouve dans cet instinct qui, plus qu’à nul autre, lui livre le sens des choses de la nature, surtout des fleurs :
« Ce serait assez de la jonquille ou du jasmin pour me faire dire que, tels que nous sommes, nous pourrions séjourner dans un monde meilleur. »On dit que cet Obermann, comme tous ses contemporains, a lu Rousseau, qu’il lui a pris et ce dégoût de la société et cet amour de la nature : mais on oublie que ce dégoût et cet amour sont l’un et l’autre fondés sur une très intense vie intérieure, si intense qu’elle ne cède peut-être, en sa date, qu’à l’effrayante et perpétuelle méditation de Balzac. C’est la seconde et la plus noble des deux causes que j’annonçais, personnelles, de la tristesse de Sénancour. Il n’avait pas su choisir entre la joie sentimentale d’agir et l’austère bonheur de vivre en soi : du moins, à défaut de la choisir, a-t-il eu la force d’indiquer la meilleure part. Gérard de Nerval, — le merveilleux mystère de cette vie intérieure. En lui ce sens s’exaltait parfois jusqu’à rompre l’équilibre et l’harmonie des autres sens, jusqu’à troubler la vie. Tant qu’ils demeurent plutôt pressentis que prouvés, les dons suprêmes — dont l’avènement définitif égalise et fortifie tous les éléments du génie — absorbent injustement tout l’esprit, le lancinent, l’intriguent, risquent de l’altérer. C’est ainsi que le même don, s’il est à Gérard de Nerval, produira Le Rêve et la Vie, morceaux sublimes d’une œuvre incohérente où la vie intérieure, au lieu de régir l’autre, sans se confondre avec elle, l’annihile tantôt et tantôt la déprave, — et s’il est à Balzac, produira Louis Lambert et Séraphîta, œuvres du plus parfait équilibre. — Mais l’intuition de Nerval est claire. Cette perception de deux existences simultanées se correspondant en une seule âme, il n’a que le tort de l’avoir soit arrêtée trop court dans la voie vers le symbole, soit de la séparer trop net de l’ensemble de la vie normale. C’est un mélange des procédés direct et indirect, un atermoîment qui fatigue. Mais que de pages extraordinaires ! Cette folie, quelle étonnante intelligence de l’invisible et de l’inouï !
« … Tout, dans la nature, prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient de la plante, de l’arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m’avertir et m’encourager. Le langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont je comprenais le sens, les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit ; — des combinaisons de cailloux, des figures d’angles, de fentes et d’ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs et des sons je voyais ressortir des harmonies jusqu’alors inconnues. Comment, me disais-je, ai-je pu exister si longtemps hors de la nature et sans m’identifiera elle ? Tout vit, tout agit, tout se correspond ; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées ; c’est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent, de proche en proche, aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur la terre, je m’entretiens avec le chœur des astres, qui prend part à mes joies et à mes douleurs. »— À cette magnifique intuition d’œuvres où l’art se fonderait sur la métaphysique Nerval joint encore le sens des légendes et celui du vers vraiment moderne, bien plus agile que le vers de Vigny, bien moins lâche que le vers de Lamartine, poétique infiniment plus que le vers d’Hugo, — vrai vers de rêve dont Les Chimères donnent des exemples courts et rares, mais incontestables. Je viens de nommer Hugo. J’ai déjà dit qu’il est le répertoire de toutes les formules et qu’il est au bord de toutes les intuitions. Pourtant, quant à l’exemple réalisé, son œuvre est en ruines et son influence sur l’avenir sera presque nulle. Peut-être aurons-nous, un peu resserrés par le désir du rare, du spécial et de l’aigu, profit à nous retremper dans le flot intarissable de l’abondance hugolienne : personne ne lui demandera plus de conseil. Il a cru, en réunissant dans ses mains les fils du réseau spirituel qui se tendait autour de lui, accomplir le monument devant quoi l’avenir resterait à genoux, — et voilà que ce monument s’est écroulé ne laissant debout que quelques superbes pans de mur, — tels que L’Homme qui rit et Les Travailleurs de la mer, choses trop littéraires peut-être, mais littéraires parfaitement, des vers çà et là (pas un poëme entier !) admirables, et çà et là des morceaux de prose54. Rendons-lui pourtant un grand hommage : il a authentiqué les libertés que son temps sentait nécessaires, il a par là contribué à éclairer
« le crépuscule des choses futures », selon sa belle sorte de parler ; il marque, par ainsi, de son nom une heure grave de l’évolution moderne. Et puis, s’il est directement sans correspondance avec les générations nouvelles, il influe indirectement sur elles par leurs maîtres immédiats dont plusieurs se proclament ses élèves, dont tous ont subi l’influence des idées qui, légitimement ou non, sont représentées par ces syllabes : Victor Hugo55. J’arrive aux deux vrais dominateurs de ce siècle : Balzac et Wagner. Honoré de Balzac a inventé le monde moderne et l’a peint avec les pensées d’un homme moderne qui, de beaucoup, dépassait son heure. Sans copier jamais, il a fait vrai, de cette Vérité personnelle et supérieure qui tend à se revêtir de Beauté. Acceptant cette définition de Madame Necker :
« Le roman doit être le monde meilleur », Balzac ajoute :
« Mais le roman ne serait rien si, dans cet auguste mensonge, il n’était pas vrai dans les détails. »Dans les détails, c’est-à-dire dans la mise en œuvre des éléments que la passion ajoute à la vie :
« La passion est toute l’humanité », et dans une reproduction fidèle des indifférentes apparences sociales, conditions conventionnelles de l’existence des hommes en collections. Mais Balzac vivifie ces principes par cette pensée synthétique de l’unité de composition du monde et des ressemblances de la société avec la nature. C’est en fondant une œuvre littéraire sur cette loi scientifique de l’unité de composition, perpétuelle et primordiale loi de la nature créante, que Balzac inaugure le véritable Art Moderne foncier, dont l’essence est de se reprendre, par la science, à l’originelle nature et de procéder comme elle. En faisant le départ du
« vrai dans les détails »(et ce mot ne dit peut-être pas toute la pensée de Balzac) et de
« l’auguste mensonge »par quoi le roman doit
« tendre vers le beau idéal », Balzac inaugure le véritable Art Moderne formel, dont l’essence est de lier par le nœud arabesque d’une Fiction ces graves détails de vérité dérobés à la nature ou à la société par l’observation ou par l’intuition. — Enfin, bien plus nettement qu’Alfred de Vigny, Balzac se rend compte que le Poëte ne doit pas être au caprice de l’inspiration, qu’il doit la régir, que le génie est précisément la faculté volontaire d’être inspiré, que le génie ainsi gouverné par une volonté gouvernée elle-même par la raison doit se destiner tout entier à l’édification d’un seul monument, complet et un56. — L’unité du monument de Balzac est plus artificielle que réelle. Sans doute fallait-il la fonder sur les idées et non sur les personnages. Mais, — et je n’ose ce reproche qu’en protestant de mon culte pour ce tout-puissant génie en qui nous ne pouvons voir des ombres qu’aux lumières, au reflet de sa propre clairvoyance, — le tort principal de Balzac est de ne s’être pas contenté de ce « Beau idéal » dont il parle, d’avoir laissé, comme il la trouvait, l’âme humaine scindée entre une Religion et un Art qui dès alors commençaient à divorcer, l’âme en croix entre la Religion de la Croix et les joies de la Beauté pure et libre, de n’avoir pas deviné, lui qui avait deviné tout, excepté cela, que l’Art ne s’adresse pas seulement à une part de l’âme, qu’il veut tout parce qu’il porte en lui le secret de tout, parce qu’il peut contenter tous les désirs. Cette vérité, Balzac l’eût comprise si le « vrai dans les détails » — qui était si nouveau à cette heure — n’eût accaparé sa majeure attention, ne l’eût distraite de « l’auguste mensonge. » De là certainement viennent ces taches qu’on regrette dans le style de La Comédie humaine et, parfois, ces légères insuffisances de la pensée. Le plus grand esprit du monde s’expose à bien des hasards si, dans son œuvre d’art, et dans une œuvre d’un art qu’il renouvelle de fond en comble, il ne fait pas converger comme à leur but naturel toutes ses croyances et tous ses rêves, toutes ses amours, toutes ses haines, tout son désir de bonheur. Cette façon de décerner au christianisme un brevet d’utilité sociale puis de s’en passer, en réalité, dans l’œuvre, ressemble au système d’arche sainte de Descartes. Au fond, la vraie Religion de Balzac, c’est son Art, et sa vraie Vérité, c’est celle qu’il aperçoit dans l’humanité et qu’il tâche de dégager. On ne parle jamais avec bonheur que de ce qu’on croit. Si Balzac était allé jusqu’à la fiction pure, il y eût exalté jusqu’à une Religion de l’Art son idéal de vérité humaine : dans des œuvres comme Séraphîta — sublime réponse à ceux qui l’accusaient de
« considérer l’homme comme une créature finie »— il effleure ce suprême domaine, cette terre promise où il n’entrera pas. Mais lui-même, n’en a-t-il pas conscience ? Je le crois. Il sait ce qui lui manque et peut-être considère-t-il son œuvre magnifique ainsi que les assises de réalité de l’œuvre d’art de l’avenir, de l’œuvre de rêve ! N’est-ce pas le sens des singulières paroles qu’il laisse échapper dans sa dédicace de Séraphîta à madame Éveline de Hanska ? Il souhaite que ce roman ne soit lu que par des esprits
« préservés des petitesses mondaines par la solitude : ceux-là sauraient y imprimer la mélodieuse mesure qui manque et qui en aurait fait, entre les mains d’un de nos poëtes, la glorieuse épopée que la France attend encore ». Et il demande qu’on accepte de lui ce livre — qu’il semble préférer dans son œuvre —
« comme une de ces balustrades sculptées par quelque artiste plein de foi, et sur lesquelles les pèlerins s’appuient pour méditer la fin de l’homme, en contemplant le chœur d’une belle église ». Il y a, là, d’incontestables pressentiments d’un Absolu esthétique. Mais Balzac ne les avoue pas toujours. Son attitude préférée est d’un sociologue ; son programme est d’écrire l’histoire des mœurs 57, d’en
« surprendre le sens caché »et de dire
« en quoi les sociétés s’écartent ou se rapprochent de la règle éternelle du vrai, du beau ». Il est, allé bien plus loin et, je le crois, il savait où allait son génie naturel, où, du moins, il irait par son influence future. Je crois entendre aussi vibrer une résignation généreuse dans la grandeur incomplète de son Œuvre. Richard Wagner a fait deux principales choses : l’union de toutes les formes artistiques et la synthèse des observations et des expériences dans la Fiction. Personne des contemporains — j’entends des méditatifs et des sincères — ne doute plus, après tant d’injures, intéressées ou seulement ineptes, qui annoncèrent le glorieux effort, que là, dans cette voie ouverte par Wagner, au terme de cette voie, ne se dresse et rayonne le geste éblouissant de l’Art triomphant. On pense vain d’expliquer comment le théâtre de Wagner, quoi qu’en aient dit tels et tels, n’est pas la résurrection du théâtre grec58, comment tous les moyens esthétiques requis par le Maître, musique, art scénique, poésie, concourent à l’Action : ce sont là vérités familières à ceux pour qui les présentes lignes sont écrites. Inutile aussi d’affirmer davantage de quel précieux et grave poids la pensée wagnérienne pèse et toujours plus pèsera, féconde ! sur les esprits engagés dans la voie lumineuse. Plus intéressant sera-t-il d’énoncer par où cette Pensée ne serait pas elle-même ce geste dont je parlais, qui conclurait tout (et sans doute ne sera jamais) comment l’Œuvre unique laisse encore du chemin entre elle et le But : regrets et désirs à ne murmurer que tout bas, entre deux ou trois âmes respectueuses mais non pas enchaînées, regrets, désirs ultimes que j’imprime pourtant, sûr de les risquer sans danger en ce temps de bruit, en ce temps où nul n’écoute, sûr d’une innocuité que le succès certifiera en ce temps où, j’ai pu le dire, il n’y a plus de silence. — Trois regrets. — L’union, non pas la synthèse des formes artistiques. Nulle ne domine et là serait le défaut. Évitons la sempiternelle discussion de la précellence des arts entre eux ; tranchons vite : que celui-là soit le premier qui s’élève au plus près de ce point de départ où il faudra que tous reviennent : la Pensée ; et celui-là est le plus près de la pensée qui parle la plus précise parole. C’est évidemment la Poésie. Or, justement parce que précise (et encore qu’elle parvienne à s’en douer par des sortilèges, — ainsi qu’ont prouvé de nouveaux Poëtes, tel M. Paul Verlaine) elle pourrait manquer de ce Vague, l’ondoyant, transparent et nécessaire voile de la Beauté : mais si la Poésie s’adjoint les autres arts pour obtenir d’eux cet essentiel Vague sentimental et sensationnel, qu’elle les régisse ! Sinon, il y aura juxtaposition, union même ; synthèse et fusion, point. La Parole est le lien naturel qui retient le spectateur au spectacle, qui opère la transsubstantiation des apparences de réalité qui écoutent aux réalités de rêve qui parlent. Elle et la Lumière prolongent la Comédie de la Scène à la Salle, échangent du geste qui se voit aux visages qui regardent une sympathie, une émotion qui reviennent en afflux fécondants au Geste même qui les a causées. Que la Parole laisse donc à la Musique de faire l’atmosphère où le Verbe aura tout son sens, — comme un roi ordonne qu’on prépare le chemin où il va passer, et comme il ne se montre pas d’abord, mais se précède d’un cortège : puis, sur la scène ainsi préparée, que la Parole se montre, royale comme elle est en effet. Et voyez : peut-être parce qu’il n’avait pas soumis les autres arts à la Poésie, Wagner a été conduit à supprimer cette comédie seconde, à deux personnages, la Scène et la Salle : comédie que je regrette dans ce théâtre où seule est éclairée la Scène, comme pour, par un procédé trop initial, conventionnel, et qui par ainsi ne prouve plus rien, attester que le Rêve, visible seul, est seul en cause, que cette lumière impose le silence à cette ombre. (Ou peut-être aussi serait-ce le tempérament français, latin, qui rélucte contre cette arbitraire ordonnance du Maître allemand ?) C’est le malheur de l’Art qui a voulu que Wagner fut plus musicien que poëte. — Wagner fait la synthèse des observations et des expériences dans la Fiction. Mais cette fiction, quelle est-elle ? Historique, encore qu’elle recule l’Histoire jusqu’aux limites de la Légende. Elle évoque une heure, un lieu connus. Il eût été bien digne de Wagner de conclure (après tous les efforts des Poëtes précédents vers le rêve au moyen de ce subterfuge : l’éloignement dans l’espace et dans le temps) par la suppression du temps et de l’espace, par l’épanouissement du Rêve en sa propre patrie qui est sans heure et sans lieu, non pas l’oublié, mais l’inconnu, non pas le trop distant du sol précis qui porte nos pas, mais ce beau Pays qu’on ne verra sur nul continent. — Enfin Wagner, quoique aux splendeurs de son drame musical il n’ait pas manqué d’ajouter la puissante Grâce d’un caractère profondément religieux, n’a guère plus que Balzac et non plus qu’aucun autre accompli l’union fondamentale de la Religion et de l’Art par ce retour qui s’impose, inévitable ! à l’unité primitive de la Vérité et de la Beauté. Sa pensée, qui plus directement que dans ses drames se livre dans ses écrits théoriques59, n’est pas équivoque : Wagner n’a pas vu le rôle divin de Religion Suprême qui incombe à l’Art Suprême. Il limite l’Art, dans ses tendances vers la Vérité, à faciliter l’intelligence de la vérité divine que renferme la religion, par une représentation idéale de ses allégories. Mais de quelle religion parle-t-il, en ces temps nouveaux où la Critique a mis en lambeaux les Mythes que le vieil autrefois conservait et adorait ? La Critique moderne ne permet plus qu’on croie à des choses incroyables, et pourtant l’esprit moderne comme l’esprit ancien, reste avide de beaux mystères : comment n’a-t-il pas compris, Wagner, que, puisque la religion ne peut vivre pour l’art qu’autant quelle voile son élément de vérité sous un entassement toujours croissant de choses incroyables, et puisque, cependant, les hommes ne veulent plus que ces belles chimères soient proposées à leur raison, c’est à leur imagination seulement qu’il faut les offrir ! que ces choses incroyables, merveilleuses, qui lui servent à laisser à la vérité sa perspective d’adorable éloignement, d’accessibilité toujours future, reviennent à l’Art, non pas en conséquence et comme au serviteur de tel Évangile, mais en principe et en propre ! La doctrine de Wagner, sur ce point, tout au plus serait-elle admissible, contemporaine d’une religion triomphante, — alors que… Des révélateurs de moins larges ensembles et de plus aiguës directions : Edgar Poe, Baudelaire, — illustre et double vigile de la Fête sacrée. C’est un déjà vieux fait, qu’Edgar Poe, à peine révélé en France60, y trouva comme la patrie naturelle de sa gloire, orpheline en sa vraie, vraiment factice patrie. De lui et de Baudelaire il faut aimer les influences comme fraternelles et qu’il sied de ne séparer point. — Ce sentiment de la conscience poétique, plutôt, jusqu’à lui, pressentiment, n’acquiert tous ses droits qu’en Edgar Poe, par l’exemple de toute son Œuvre corroborant de l’autorité de la beauté le conseil de la logique. Moins souvent, — dans cette œuvre dont les conditions de sa vie ne nous ont donné que les miettes, dans cette œuvre, telle quelle, pourtant divine — put-il manifester cette conscience principalement, je veux dire en de l’art pur, que secondairement, en des pages où le plus sublime Poëte ne montrait que ses moins rares dons. Là, il a fait de la Curiosité une passion extraordinaire. Moins certes l’admirons-nous dans l’infaillible construction de ses Nouvelles, dans sa maîtrise parfaite de l’intérêt progressé jusqu’à l’éclatement final, que dans le sens profond qu’il a de cet aspect non encore observé de la nature et de l’humanité, et dont V. Hugo n’avait vu que la forme : le grotesque et l’horrible. Quasimodo n’est qu’un monstre vulgaire, ayant pour tout intérêt une bosse. C’est dans l’âme qu’E. Poe voit le grotesque, dans le cœur et surtout dans la tête ; c’est à notre âme, et non plus à nos yeux, qu’il s’adresse. Chez lui tout se spiritualise, il se fait une synthèse spirituelle : ses fictions, toutes frémissantes pourtant des sensations les plus violentes, sont toutes spirituelles aussi. Ses passions dépassent l’humanité. Ses êtres grotesques sont des démons, ses êtres beaux sont des anges. Et, comme l’humanité, il dépasse la vie, soit par l’exaspération même de la sensibilité, soit par la mort, au-delà de laquelle il connaît une vie ardente et mystérieuse. Donnons-lui sa vraie grandeur : il est le Poëte de l’Amour dans la Peur, de l’Amour dans la Folie et de l’Amour dans la Mort. Aussi, ses créations gardent ce caractère singulier, — qu’il recommande expressément comme une des lois du Beau, — et qui leur est naturel dans leur atmosphère d’exception. L’Exception ! voilà peut-être le plus significatif trait d’E. Poe, sa plus féconde vue en art. Dans l’exception seule, en effet, pourront les nouveaux Poëtes réaliser les grands rêves d’aristocratie savante et de pureté belle. Et ces exceptionnelles et singulières figures, Ligeia, Morella, et les deux pâles habitants de la Maison Usher, quelle frénésie de passion bat dans
« leurs poitrines inertes d’anges61 »! Cette frénésie, celle même du Poëte ! Mais elle n’endort jamais sa conscience et dans les plus compliquées combinaisons d’horreurs ou de folies, de peur, il garde la lucidité imperturbable du Maître qui a discipliné le Hasard. À la Mort et à l’Horreur il donne volontiers un cadre fastueux qui n’est pas un caprice, où sourd l’ironique vie des choses, où la splendeur aiguise l’angoisse, où les héros du triste rêve voient grimacer les visages de leurs cauchemars. — Le sens de l’Exception, le sens Spirituel (singulier) de la Beauté dans l’intensité et enfin le sens Lyrique de la Science, — voilà les trois plus glorieux titres de Poe à l’admiration éternelle. On demande comment la Science et l’Art feront le grand accord sur quoi compte l’avenir ? Pascal, Balzac, Edgar Poe, M. Villiers de l’Isle-Adam le savent. L’Art touchera du pied la Science pour prendre en elle l’assurance d’un fondement solide et d’un élan la franchira sur les ailes de l’Intuition. Lisez Eurêka, ce roman et ce poëme, cette vaste explication religieuse, scientifique et lyrique dont le Faust est jaloux. — Comme caractère fondamental de la Beauté, Poe indique la Mélancolie. Je ne perdrai ni le respect ni la sagesse en disant qu’à l’heure où écrivait Poe tel était, en effet, le caractère essentiel de la Beauté : en parlant aujourd’hui comme il parlait alors, on parlerait contre sa profonde pensée. Notre vie étant cette chose affreuse, tant que l’Art n’a pas eu les moyens d’une réalisation parfaite de nos rêves de bonheur, il devait en effet se maintenir dans le deuil des joies que la vie nous refuse et qu’il ne pouvait encore réaliser en rêve. Poe n’a pas connu Wagner. Il en était à cette heure comparable aux vigiles des fêtes chrétiennes, où l’Église prescrit à ses fidèles toutes les tristesses physiques et morales afin que la fête du lendemain emprunte plus d’éclat au voisinage de de cette ombre. Mais Wagner a parlé, et la Science, adjuvant l’Art, lui offre de miraculeux moyens de réalisation : aujourd’hui E. Poe dirait que le caractère essentiel et fondamental de la Beauté, c’est la Joie62. L’heure d’E. Poe est celle de Baudelaire. Baudelaire a comme recensé nos motifs de tristesse. Il a, comme un prince des ténèbres, tracé dans l’Art un rayon de lumière noire, —
« révélé la psychologie morbide de l’esprit qui a atteint l’octobre de ses sensations ; raconté les symptômes des âmes requises par la douleur, privilégiées par le spleen ; montré la carie grandissante des impressions, alors que les croyances, les enthousiasmes de la jeunesse sont taris, alors qu’il ne reste plus que l’aride souvenir des misères supportées, des intolérances subies, des froissements encourus par des intelligences qu’opprime un sort absurde63». Sa gloire est,
« dans un temps où le vers ne servait plus qu’à peindre l’aspect extérieur des êtres et des choses, d’être parvenu à exprimer l’inexprimable, grâce à une langue musculeuse et charnue qui, plus que toute autre, possédait cette merveilleuse puissance de fixer avec une étrange santé d’expressions, les états morbides les plus fuyants, les plus troublés des esprits épuisés et des âmes tristes64 ». — Il a, lui, consacré la triste vigile à ouvrir des chemins secrets dans les abîmes de l’âme. Il a mesuré la grandeur du mal, de l’artifice et s’en est perversement épris, sans bonheur et comme un qui lui-même, par amour pour la Justice, prononcerait sa propre damnation. Baudelaire est un sensuel condamné au mysticisme, étranger à toute explication scientifique et, perdu sur les flots du vice moderne, les considérant avec un regard sévère de prêtre latin, — sans doute de mauvais prêtre, d’autant plus sévère, — latin et traditionnel par son haut goût de moraliste, par la logique de sa pensée en plein rêve, latin et romain par la force carrée de son génie bref, — non pas court, — très sûr, riche, sombre, par sa poétique même et surtout par sa rhétorique, par l’incisive concision de son style. À la fois, Baudelaire a trouvé le vers moderne et retrempé le génie français dans ses sources vives, sans plus lui tolérer les libertés illogiques où il se dépravait. Il a concentré la Poésie française dans ses vers et dans sa prose — cette prose incomparable des Petits poëmes et des Paradis artificiels ! — Ce grand effort et l’objet désolant de sa constante vision lui ont donné une amertume inguérissable. Triste et superbe visage que celui de ce Poëte ! Il faut le voir, non pas dans le médiocre portrait65 des Fleurs du mal, mais plutôt dans le Baudelaire vieilli que nous montre une photographie des dernières années. Cette bouche qui méprise et ces yeux qui fouillent et jugent, sans plus beaucoup d’intérêt peut-être, mais aussi sans pitié ! Un reflet de toutes les hideuses pensées sur ce beau visage et comme une perpétuelle vision de châtiments. Les cheveux restés longs et qui blanchissent, un côté du visage ironique, l’autre rigide et comme d’un mort, les yeux hagards, les lèvres dégoûtées et serrées… Flaubert, Sainte-Beuve, M. Leconte de Lisle et les Parnassiens66 ont concouru, formellement, à une grande révolution littéraire. Foncièrement, chacun d’eux a fait une œuvre d’intérêt inégal, mais qui, chacune, pressent l’avenir. Je ne sais si les langues se fixent : oiseuse question ! Tout écrivain, aujourd’hui, plus ou moins, fait sa langue. Toutefois je pense que, pour de plus épris de dire de nouvelles choses que des mots nouveaux, il est infiniment précieux qu’un homme de génie ait voué son principal effort à réaliser la forme littéraire française la plus sûre, la plus fortement belle, classique et romantique à la fois, traditionnelle et mouvementée, parfaite. Cet effort est celui de Flaubert et sa gloire. À qui le lit pour la première fois, il semble que ce Poëte ait créé la prose française, et qu’il l’ait créée comme en dehors, comme loin de lui, en négligeant de signer sa page. Il donne l’illusion, dans ce but se gardant des nuances, que chaque pensée, chaque idée, chaque sensation, chaque sentiment se désigne d’un mot, unique, certain. Son regard est vaste mais un peu général, il sent d’une sorte plus étendue que profonde. — Au contraire Sainte-Beuve s’avoue faible, inégal aux ambitions hautes, toujours en train de nous parler de lui-même, signant chacun de ses mots, nous donnant l’analyse subtile, et qui voudrait être complète, de ses fautes, de ses remords, de ses intentions, de ses scrupules, le tout se résolvant en un ennui dense et pourtant léger, l’ennui d’un esprit raisonnable et mûr, qui ne veut être ni la victime des autres ni sa propre dupe. Chez lui tout n’est plus que nuances. Les idées, les sentiments se divisent, se disséminent et le désir d’atteindre à l’élément premier et précis, qui toujours se dérobe, induit le Poëte en un vague d’âme et de style délicieux, déconcertant. On a très agréablement comparé la phrase de Sainte-Beuve à un chœur d’ombres, au bord du fleuve noir, suppliant le passager de dire pour elles le mot fatidique qui doit les délivrer, qu’elles ont oublié, qu’elles cherchent vainement et que le passager ne trouvera peut-être pas, mais qu’il a l’assurance de connaître, qu’il a sans cesse au bord des lèvres. Ce mot, c’est le « mot propre », — le mot qui n’existe pas, celui qu’emploie Flaubert avec une illusoire et magnifique bravoure à condition de se maintenir dans le domaine universel des représentations générales67, Sainte-Beuve a le désir, très moderne, de tout dire et cet esprit nourri des classiques touche l’insuffisance de l’éducation qu’ils lui ont faite, à tout instant inventerait des vocables, mais timide, sans doute sage, se contente de créer des alliances de mots par lesquelles il nous suggère ce qu’il veut et ne peut dire. Sa phrase — je parle de l’écrivain de Volupté et non de celui des Lundis, qui n’est plus qu’un journaliste exceptionnel, littéraire — se complaît en des allures louches qui sont justement la seule franchise de l’artiste s’il a des pensées et des sensations délicates et subtiles, sa seule « honnêteté ». Elle a l’écho d’une douce plainte qui jamais, — discrète, — ne criera, — oui, la plainte d’une ombre, une plainte qui ne se profère pas et veut pourtant être devinée. — C’est de Sainte-Beuve que date le premier essai de suggestion littéraire. Il n’explique ni ne décrit et sait faire voir et sentir. — Plus spécialement encore y parvient-il par ses vers que par sa prose. À vrai dire, ses vers sont souvent de curieuse prose rimée, ce Monsieur Jean, par exemple, sa plus singulière tentative. Le goût lui-même du détail produit cet imprévu et logique résultat que le détail du sentiment détruit le détail de l’expression. Rien ne ressort. Tout est souligné. Le poëme, comme un très fin, très ordonné, très fluide tissu, n’a ni trous ni paillettes. Les sujets que choisit Sainte-Beuve, intérêts aux petites choses, atonies et douceurs, comportaient cette forme. Elle lasse, comme lassent aussi les sujets qui l’appellent. — Avec plus de force et d’intensité, ou Sainte-Beuve s’échapperait, se dissiperait, ou il irait à cette langue délibérément personnelle, nerveuse et libre, telle qu’ont fait la leur MM. de Goncourt. Sainte-Beuve hésite trop entre la Tradition et ce besoin de dire dans une forme nouvelle des sentiments nouveaux68. Flaubert et Sainte-Beuve, si diversement, avaient donc refaçonné la prose française. : ce qu’ils avaient fait pour la prose fut fait pour les vers, par M. Leconte de Lisle, M. Théodore de Banville et les Parnassiens69. Les ridicules imitateurs de Lamartine, de Musset et d’Hugo, et Hugo lui-même — le philosophe vague de Religions et religion et de L’Âne — avaient relâché le Vers : indigence des rimes, odieux remplissage, chevilles et laisser-aller, le Vers entre leurs mains était devenu flasque, mou, sans corps et sans tête, vide et gonflé, — il venait à rien. On croyait le remplir par d’ineptes cris qu’on prenait pour de la passion et par des lieux-communs qu’on prenait pour de la pensée. À ce débordement des lâchetés et des nullités M. Leconte de Lisle, avec un sens très sûr des nécessités du moment, opposa la forme châtiée, austèrement belle, et l’impassibilité morale. M. Leconte de Lisle est un grand artiste conscient et son œuvre triste et haute a d’imposants aspects de perfection. — Les meilleurs parmi les jeunes esprits le suivirent. Pour eux, la forme irréprochable et la pensée froide furent des mots d’ordre. Le Parnasse, qui est la symétrique contradiction du groupe romantique, a rendu à l’Art des services très grands. On dit qu’il y eut de l’excès dans leur doctrine de l’Art pour l’Art : je crois qu’il y eut un clairvoyant pressentiment et que le seul tort de l’École fut de ne pas oser déduire du principe ses suprêmes conséquences. Aussi dépassait-elle la pensée des Parnassiens, cette grande formule : l’art pour l’art. Ils restreignaient l’Art à n’être guère que l’Expression et pour plus d’un il ne s’est agi que de la forme pour la forme. Mais encore, et telle quelle, leur doctrine était bonne et nécessaire. Ils ont reforgé et retrempé le noble Vers, ils l’ont rendu digne de servir à de vraies œuvres, apte à subir de dernières et nécessaires modifications. — N’est-ce pas un spectacle significatif, celui que nous donne l’Art du xixe siècle au lendemain du Romantisme ? Pendant qu’évolue la dernière Formule, la formule naturaliste qui ne nécessite ni beaucoup d’ouvriers ni beaucoup de temps, les véritables Artistes, — dont l’un même donne le mouvement au Naturalisme, — Flaubert, Sainte-Beuve, MM. Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Catulle Mendès, Léon Cladel, Léon Dierx, François Coppée, (Paul Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Stéphane Mallarmé,) José-Maria de Hérédia, Armand Silvestre — font cette rude et utile tâche de redresser et d’affiner les instruments de l’Art, la Prose et le Vers. — Mais outre cette tâche commune et concurremment avec elle, chacun de ces artistes accomplit une œuvre personnelle, où prédomine, il est vrai, l’élément-artiste sur l’élément-poëte. Flaubert et M. Leconte de Lisle sont les derniers Poëtes historiques. En eux — et là n’est point leur mérite — le scrupule d’être vrai, ce soin de la
« vérité des détails »dont parlait Balzac, devient une tyrannie : pourtant ils restent fidèles au commandement de la Fiction, mais ils ne lui donnent aucun accent nouveau. La Tentation de saint Antoine et Salammbô, les Poëmes antiques et les Poëmes barbares sont des fictions de même ordre que Les Martyrs et Notre-Dame de Paris. La seule différence quant au fond est dans le moins et le plus d’exactitude du détail. Dans la forme, toutefois, et dans le sentiment qu’elle exprime, dans le choix aussi des sujets il y a une nouveauté capitale. Flaubert et M. Leconte de Lisle crient moins violemment, plus sourdement que leurs prédécesseurs : mais leur plainte est plus intense et révèle une souffrance plus sincère. Ce n’est plus d’un chagrin d’amour qu’ils se lamentent. Leur mal est dans leur essence même, dans l’effroi de ne rien savoir, dans
Et, point notable, elle est, leur plainte, quoique plus profonde que la déjà surannée plainte romantique, beaucoup plus mesurée, esthétiquement plus belle, d’une beauté qui comble, sans peut-être qu’ils y pensent, la moitié du désir d’au-delà de leurs âmes : l’Art, par eux, fait un grand pas vers sa mission divine. La Beauté qui console par sa seule présence, ou qui du moins donne encore la force de vivre, n’est-ce pas déjà une Religion ? Quant aux religions révélées, Flaubert ni M. Leconte de Lisle n’y pensent plus guère, du moins quant aux religions dites vivantes, à leurs yeux mortes depuis longtemps. Ils n’essaient même pas de reconstruire l’appareil d’une vie sociale dominée, inspirée par une grande foi ou de nous montrer le beau duel de la foi chrétienne et de l’amour. Pour eux cet Évangile est plus mort que ceux qu’il a tués et c’est à ceux-ci, plutôt, qu’ils demanderaient une réponse, ou à d’autres encore qu’il n’a même pas soupçonnés. Saint Antoine nous montre un cœur torturé par la vision des Paradis de la Vie ; Salammbô est la prêtresse de Tanit. M. Leconte de Lisle interroge l’Art védhique et les religions de l’Antiquité grecque et latine. L’Art empruntant aux perfections de la Forme le frisson consolant d’une Religion de la Beauté, — la Pensée remontant à ses Origines pour leur demander l’aliment métaphysique de cette Beauté, — voilà le plus précieux apport de ces deux Poëtes au trésor moderne. — Après cela, si on parle de Flaubert, c’est pour vanter son « objectivité », et de M. Leconte de Lisle, son génie de peintre, de paysages et d’animaux, et son impassibilité. J’ai déjà dit que l’Art est essentiellement et uniquement subjectif. L’impassibilité fut une vérité qui est une erreur, — la nécessité d’un instant. Quant aux animaux de M. Leconte de Lisle, ils n’ont souvent guère plus de vie que des figures peintes. Ils sont décrits. Les procédés mêmes de cette description manquent parfois de subtilité. Ces éléphants qui ébranlent le sol, et sont caractérisés surtout par le bruit qu’ils font, sont un peu convenus et c’est ici la vérité des détails qui fait défaut. Rien de ce frôlement du gigantesque vieux moine traînant ses savates qui désigne surtout la marche de l’éléphant, et rien de ce balancement rhythmique et sacré de la tête énorme et de la trompe… — Et puis, à un autre point de vue, cette philosophie du néant est plus faite de mots que de pensées.
« M. Théodore de Banville est, par son génie, le contemporain de la génération qui monte. S’il se console de vivre dans notre époque positive et triste en se souvenant des origines helléniques de la race, il a pourtant senti et connu tous nos maux. C’est celui de nos Maîtres qui a sur l’avenir la plus vive et la plus heureuse influence70. »Ce n’est pas assez de dire que M. Théodore de Banville est le plus grand des poëtes vivants qui ont réalisé leur œuvre, je crois qu’il a pour âme la Poésie elle-même. Par quel prodige, au milieu de ce siècle de critique et tout en subissant comme un autre les misères de ce siècle, dans ce pays de censure et d’académie, un homme de ce temps et de ce lieu a-t-il pu se ressouvenir de la vraie, pure, originelle et joyeuse nature humaine, se dresser contre le flot de la routine implacable et non pas écrire ou parler, mais « chanter » comme un de ces bardes qui accompagnèrent au siège de Troie l’armée grecque pour l’exciter avant le combat et ensuite la reposer, — toutefois en chantant ne point sembler (pour ne blesser personne) faire autre chose qu’écrire ou parler comme tout le monde, et, avec une langue composée de vocables caducs, usés comme de vieilles médailles sous des doigts immobiles depuis deux siècles, donner l’illusion bienfaisante d’un intarissable fleuve de pierreries nouvelles ? Je le répète, c’est certainement que cet homme a pour âme la Poésie elle-même, et dès lors je ne m’étonne plus de cette jeunesse éternelle, de cet esprit lyrique, qui jongle avec les mots, les forçant à décrire d’harmonieuses, imprévues et significatives courbes, si profond qu’il se laisse croire ingénu. — Le Poëte des Exilés et des Odes funambulesques a sauvé le Parnasse du possible ridicule où son allure guindée l’eût entraîné et, sachant que la Mélancolie n’est pas le dernier but de l’Art, lui a ouvert le chemin vers cette aurore où tout se rajeunira : la Joie. Ce mot suffirait par indiquer le rang magnifique de ce Porte : il a la Joie ! — la joie des idées, la joie des couleurs et des sons, la joie suprême des Rimes et de l’Ode. M. de Banville a montré dans ses vers et expliqué dans son Petit traité de la poésie française que la Poésie est, d’essence lyrique et que la Rime est la synthèse du Vers. Il a dit aussi et prouvé que le Drame doit être une ode dialoguée. Quoique tel et tel novateurs actuels semblent l’avoir oublié et quoique, sans doute, il faille féconder la reforme accomplie et la poursuivre selon la nécessité de toujours davantage libérer l’Expression en deçà, bien entendu, des bornes infranchissables, je crois que l’Art Intégral devra beaucoup au Maître qui, le premier, formula ces deux lois. Il a, mieux que personne aussi, précisé les rapports de la Vérité et de la Fiction, indiqué dans quelle mesure les données de la vie doivent s’enrichir des conquêtes de l’Imagination et, ce double but de l’Art, réaliser le Rêve par la Vie, embellir la Vie par le Rêve :
« Ce double but : faire oublier la Vie et la représenter cependant ; car nous ne pouvons nous intéresser à rien qui ne soit pas elle, et, d’autre part, nous ne saurions être réjouis si nos soucis ne sont magiquement dissipés et mis en fuite par la toute puissante Illusion. »Et ailleurs, exprimant la nécessité d’une spiritualisation des objets dans l’œuvre d’art :
« Nul objet matériel ne s’adresse directement à notre âme, et notre âme n’est subjuguée que par ce qui s’adresse directement à elle. »Il sait que tout est dans la Beauté, que l’utilité d’un poëme est d’être beau. S’il n’a formellement dit que la Beauté suppose la Vérité, qu’un jour l’homme se laissera guider par celle-là vers celle-ci, je ne le crois pas très hostile à cette pensée. Enfin, autant que Gérard de Nerval lui-même, quoique avec une conscience plus maîtresse de soi, M. de Banville a le sens du merveilleux, l’inquiétude du miracle perpétuel de la vie, l’admiration de la femme autant pour l’inconnu qu’elle recèle que pour les délices de sa beauté71. Il a frémi lui-même du grand frisson de la génération jeune qui veut savoir là où les ancêtres ont douté. Il sait que l’Art se fonde désormais sur une métaphysique profonde et il assiste, en témoin qui admire et comprend, qui connaît ces belles souffrances, à cette bataille définitive de l’Homme et de la Nature :
« Ce n’est plus un duel courtois, c’est un combat sérieux qu’il doit soutenir contre l’Isis éternelle ; il ne veut plus seulement soulever ses voiles, il veut les déchirer, les anéantir à jamais et, privé de ses Dieux évanouis, posséder du moins l’immuable Nature, car il sent que ces Dieux renaîtront d’elle et de nouveau peupleront les solitudes du vaste azur et les jardins mystérieux où fleurissent les étoiles. »Voilà le Poëte dont on a dit et qui a laissé dire qu’il ne pense pas, — cela parce que, artiste parfait, il ne touche de ses vers sa pensée que par les sons et les couleurs du Symbole qui la concrète. Comme lui, laissons dire et, nous qui savons bien pourquoi, admirons et aimons. Je crois que M. Catulle Mendès a les dons d’un très haut Poëte : s’il n’est que le plus inouï des artistes faut-il en accuser lui-même ou son temps ? On sait que, plus que d’un autre, le Parnasse est son œuvre, l’œuvre de son énergie, de son activité, aussi de son talent. Peut-être est-il resté trop fidèle à l’école qu’il avait si bien servie. Peut-être la nature même de son talent, si souple, si divers, ingénieux à saisir tous les procédés, ne lui permettait pas cette unité de vues où il faut se réduire pour l’unité de l’œuvre. C’est à coup sûr le plus intelligent des hommes, le plus compréhensif et le plus savant des artistes. Je ne crois pas qu’il ignore les destinées de l’Art : il sait toute la Forme et la Forme, qui sait tout, a dû les lui dire. Pourtant il ne les sert pas, il se contente d’écrire des choses, parfaitement admirables d’ailleurs, orientées vers un idéal oscillant entre le passé et l’avenir. Il reste occupé de perfections secondaires : si c’est par indifférence ou par scepticisme, il ne faut pas lui pardonner. L’œuvre de M. Léon Dierx est très noble et très pure. Ce Poëte, que le succès, aussi peu quêté, a peu favorisé, durera, cher surtout aux jeunes poëtes. Une mélancolique intelligence de la Nature et de ses correspondances humaines, un art très harmonieux et d’un homme qui sent et pense. Comme dit très justement M. Mendès72 :
« Je ne crois pas qu’il ait jamais existé un homme plus intimement, plus essentiellement poëte que M. Léon Dierx. »M. François Coppée est une très curieuse et très sympathique figure de poëte. On ne peut penser que les générations jeunes lui demandent le secret de l’inspiration nouvelle. Son œuvre est un terme. Pourtant elle est bonne et il a raison de croire en elle. Son idée est à lui, justifiée, non pas fournie, par des pressentiments d’Hugo, de Baudelaire et de M. de Banville, surtout de Théophile Gautier et de Sainte-Beuve. M. de Hérédia, d’un talent infiniment moins subtil mais plus retentissant que celui de M. Mendès, est aussi surtout un artiste. D’un rêve d’or et de sang, bellement théâtral, il fait des poëmes sans pensées et pleins de mouvement et de couleur, des vers sonores et rudes. M. Armand Silvestre, en qui le prosateur rendrait injuste pour le poëte, — le poëte éperdu de seul Lyrisme, — a écrit, dans les Paysages métaphysiques notamment, quelques-uns des plus beaux vers que je sache. Le titre même de cette partie du premier recueil de M. Silvestre indique comme ce chanteur, qui laissa, depuis, la sensualité déborder dans son œuvre, avait le sentiment juste des voies nouvelles. M. Léon Cladel, élève de Charles Baudelaire, reste l’inspiré de ses ciels et de ses champs du Rouergue. La Ville lui apprit que les Champs, pour elle, constituent une ultima Thule et il chante les Champs avec l’accent d’un campagnard qui sait, plein de ruse, comment présenter aux citadins, pour les étonner, les simples fruits. Il n’a pas le vers, mais il a fait de sa prose, ce styliste effarant, un véritable instrument de poëte, plus apte toutefois à rendre les émois et les efforts physiques que des sentiments, des idées et des pensées. Mais, comme il magnifie dans l’intensité d’un rêve épique ses actions et ses personnages, on peut dire qu’il leur donne dans l’esprit du lecteur un nimbe d’héroïsme. À ces six derniers Poëtes plutôt rendons-nous un hommage désintéressé. Ils ont été plus curieux de mettre en œuvre, pour leur propre compte, les trésors acquis déjà, que d’ouvrir des mines nouvelles. Nous saluons ces œuvres accomplies, comme de beaux monuments au bord du chemin. Enfin, parmi les incontestables Initiateurs, j’ai réservé ces deux Maîtres : M. Edmond de Goncourt, M. Barbey d’Aurevilly, qui, avec des principes différents, ont apporté dans l’Art les mêmes fécondes résultantes. Les vrais mérites de M. de Goncourt ne me semblent pas être ceux qu’il désire le plus qu’on lui reconnaisse. L’histoire réduite à l’interprétation du bibelot centenaire, le document humain l’initiation du public moderne à l’Art Japonais, — c’est la part la plus apparente, ce n’est pas la plus réelle de son œuvre. — M. de Goncourt a eu, plus que personne avant lui, le sentiment de ce qu’il faut nommer (faute d’un vocable plus approprié là où les traditions de la langue sont nécessairement insuffisantes puisqu’il s’agit du plus spécial caractère qui distingue aujourd’hui d’hier) la Modernité. Il a vu, dans le masque uniforme que la science jette sur la nature partout où elle est en relation directe avec l’homme, l’humanité s’en aller des choses, les choses reprendre, dans un silence menaçant leur vie personnelle, étrangère à l’humanité ainsi vaincue par sa propre victoire et impuissante à reconquérir ses ruines qui retournent à la nature. Il a vu, dans la société, dont les individus sacrifiés à l’ensemble subissent aussi ce joug de l’uniformité, des exceptions abominables ou délicieuses rélucter contre l’ordre de n’avoir qu’un masque et sous ce masque cacher leur vrai visage : leur Physionomie 73. Par ce principal souci de la physionomie humaine beaucoup plus que par ses recherches de documents humains — plus propres à fausser l’ensemble par l’exagération du détail qu’à fixer les certitudes de ce que les Naturalistes dénomment non sans pédantisme « la grande enquête », point de vue qui fait souvent de leurs livres une littérature de commissaires-priseurs — M. de Goncourt a réalisé la synthèse de l’âme humaine. Il en a suivi sur cette physionomie jamais immobile la multiple et fuyante expression, il en a saisi l’insaisissable. On connaît, en ce genre, dans Madame Gervaisais, dans Renée Mauperin, dans La Faustin et dans Chérie des pages tout à fait merveilleuses qui ont sollicité et découragé bien des imitations. — Ce désir, et aussi cette conquête de l’insaisissable ont naturellement conduit M. de Goncourt dans la voie explorée par Sainte-Beuve déjà : mais M. de Goncourt y est allé très loin et, je crois bien, jusqu’au terme lui-même. Chez lui pour la première fois nous voyons l’écrivain s’inventer de toutes pièces « une langue personnelle ». Je sais tout ce qu’on peut dire contre cette tentative d’écrire dans un idiome qu’on possède seul et qu’il faut que le lecteur apprenne pour bien l’entendre, et je sais que tout ce qu’on peut dire ne fait, selon le mot de Molière, que blanchir devant ce jugement qu’il faut que toute sincérité éclairée porte sur cette tentative : cela est beau. On prétend que c’est là priver l’œuvre d’une longue clarté, et rien n’est puéril comme cette prétention quand le temps se charge de créer à chaque siècle une langue personnelle que le siècle suivant n’entend pas sans étude. L’écrivain a tous les droits pourvu que sa langue particulière soit soumise au génie général de la langue et au génie aussi des langues mortes qui l’ont faite74. La langue de M. de Goncourt a ces deux qualités. — Par la modernité, la vie des choses (effacée toutefois devant la vie humaine, la physionomie), par la langue personnelle M. de Goncourt appartient à la génération nouvelle. Il se recule d’elle par son incuriosité des mystères divins. On peut supposer qu’un amour trop soigneux des détails, pourtant tous graves et desquels chacun reflète l’ensemble, efface en lui ce besoin supérieur de coaliser pour un seul but tous les efforts de la pensée. M. de Goncourt n’a pas l’esprit religieux. La Beauté le séduit et le domine en le saisissant surtout par sa curiosité ; or, la curiosité ne s’agenouille que pour voir de plus près, point pour adorer. M. de Goncourt est l’Esprit Moderne en qui le souffle scientifique a éteint déjà les lumières mystiques des Révélations et n’a pas encore attisé le feu, mystique lui aussi, des croyances conquises par la science. Il cherche, il doute ; peut-être n’a-t-il pas le désir de croire… M. Barbey d’Aurevilly, au contraire, est le bon chevalier des croyances anciennes. C’est l’esprit moderne resté fidèle aux Évangiles et n’admettant qu’à leur contrôle l’avis de la Science. Volontiers il la raille et lui jette le défi d’expliquer les mystères qu’elle constate. Pourtant, lui aussi est agité du grand émoi et lui aussi dans les visages, presque indifférent aux directions des traits, est pris tout entier par cette tragi-comédie des larmes et des sourires. Mais où M. de Goncourt observe, avec une curiosité qui ne pense pas à conclure, un état et de réciproques influences du milieu social et de l’organisme physique, M. Barbey d’Aurevilly, dont le regard, sinon plus sûr, car il n’a pas le juste respect de la Science, du moins plus éclairé, puisqu’il sait qu’au fond de ces ombres épaisses il y a des clartés surhumaines, voit Dieu. Le grand tort de ce Dieu personnel, c’est que c’est un mot toujours trop tôt dit, un mot qui a surtout l’autorité oppressive d’une défense d’outrepasser, une porte fermée sur l’Au-delà. Et cette porte, toute belle et grandiose qu’elle soit, encore parée des mystérieuses sculptures gothiques, l’Esprit Moderne a déclaré qu’il voulait la briser pour aller plus loin, pour voir plus loin dans l’immense Au-delà interdit. Cette impiété est pieuse. Peut-être donnerait-elle un grand caractère mystique au vandalisme affreux des gens de la Révolution : ces gens-là ne savaient point ce qu’ils symbolisaient et c’était l’invincible, l’irrésistible élan de l’âme humaine vers le Dieu dont elle est éprise, qu’elle ait ou non conscience de son amour. M. d’Aurevilly est bien dur pour cet amour qui s’ignore. Mais cette dureté implacable lui a fourni l’angle solide qui fait son œuvre si imposante. Du haut de ce mysticisme démodé, comme retrouvé et qui s’est tout noirci au long des siècles, le Poëte regarde autour de lui sans trouble et, ramenant tout à sa pensée unique, fait, lui encore, une synthèse de l’heure nouvelle selon les lois, qu’il entend toujours sonner, des vieilles heures. Lui encore il sait le merveilleux des choses, il a le plus intense sentiment de la modernité, le secret de la Physionomie et la langue personnelle. Cette langue, une des plus belles qu’on puisse lire en aucune littérature. Éloquente et subtile, et poétique, austère et passionnée ; comme des ciselures dans un mur très ancien et qui s’effrite, mais dont les pans ruineux restent debout par un sortilège et ne tomberont jamais ; sombre, avec tout à coup des mots de lumière qui tyrannisent (cette définition de l’Enfer :
« Le ciel en creux »!) ; excessive à l’ordinaire, mordante, cassante et déchirante, parole de dandy sadique, et qui sait s’alanguir et caresser, murmurer, sourire ; qui semble toujours décrire et qui presque toujours suggère ; qui laisse le souvenir comme d’une saveur, comme d’une blessure, comme d’une injure, comme d’un colloque entendu dans l’ombre ; rouge, safran, gris-perle : peut-être le plus extraordinaire monument, dans la littérature, où la voix du Passé gronde encore, et s’irrite des « Mais » et des « Pourtant » du Présent, et s’épeure un peu du « Parce que » définitif que va prononcer l’Avenir. En ce grand écrivain nous en avons fini avec les inspirateurs et les initiateurs de l’Art nouveau. Nous trouverons leurs influences concentrées et résultées, et, sinon parvenues au terme, du moins annonçant des tentatives que le passé ne pouvait prévoir quoique nous puissions aujourd’hui les lire en lui, — dans les Poëtes dont il me reste à parler, — brièvement : car ai-je fait, jusqu’ici, autre chose, en somme, que de parler d’eux ? Personne, sans doute, ne contestera qu’il faille recenser toutes les tendances des plus grands génies de ce siècle, pour comprendre l’œuvre de M. Villiers de l’Isle-Adam. En lui le Mysticisme et la Science se rencontrent pour concourir au triomphe de l’un par l’une ; le mérite fabuleux de la Fiction, — quoiqu’elle reste, hélas ! voisinante au lieu et au temps, — l’en dégage toutefois jusqu’au Rêve de pure philosophie humaine à qui la science et l’heure choisies servent seulement de prétextes, sans plus jamais le secondaire soin d’une restitution précise du fait ancien, ni d’une description minutieusement exacte de l’instant contemporain ; la parfaite maîtrise de la forme, loin d’être ce pacte damné, dont parle Baudelaire, de l’artiste avec son instrument, enchaîne au service immédiat de la pensée symbolisée toutes les ressources extérieures de l’Art, musique et plastique ; l’horreur de la honte vitale, quoique ce Poëte soit de ceux que la vie a le plus rudoyés, n’a pour accent de rancune que l’ironie d’une âme claire, d’avance à toujours retranchée dans ses indéfectibles certitudes, qu’une ironie plutôt écartant la vision du mal que s’attardant à le maudire ; et le sens du merveilleux de cette vie, qu’on a faite mauvaise mais dont l’essence est pleine de surprise et de joie, apparaît, intuitif et raisonné, servi par un esprit tout-puissant en abstraction, tout-puissant en imagination, — l’esprit d’un Penseur religieux, d’un mystique Métaphysicien, — servant à la magnification de l’œuvre d’Art totale ; l’aristocratie royale de cet esprit et de ce goût, étrangèrement à celle de cette naissance, donne au génie un accent superbe d’éternellement jeune fierté, en fait l’âme exceptionnelle elle-même éprise d’Exception et qui, dans tous les livres que nous a donnés jusqu’à ce jour le comte de Villiers de l’Isle-Adam, n’a peint jamais que des types de rare essence humaine, humaine d’autant plus et mieux que plus rare. — Esprit et œuvre vraiment synthétiques. — Quelques observations pour préciser, sans rien leur reprendre, les admirations. Cette ironie, qui voudrait écarter la vision du mal, et que M. Villiers de l’Isle-Adam, manie, vraiment ! comme une arme qui serait mortelle s’il n’était généreux et chrétien, résulte moins de la cause ordinaire (la disproportion de la Vie et du Rêve, des gens et du génie, de l’erreur et de la Vérité) que des conditions de l’heure où le Poëte parvient à la maturité. Il a été plusieurs fois obligé d’opposer cette ironie aux prétentions d’une Science affolée, s’exaltant jusqu’à nier le Mystère : la Science plus sage eût laissé le Poëte grave et joyeux. — C’est, sans doute aussi, parce que cette heure de la sagesse, qui sera l’heure de la joie, n’a pas encore sonné que ce Poëte aime tant sa Mélancolie. Sans cesse il évoque
« le spectre d’une femme mystérieuse, reine d’orgueil, sombre et fière comme la nuit encore et déjà crépusculaire avec des reflets de sang et d’or sur son âme et sur sa beauté75 ». — Enfin, le Monument, l’unité de l’œuvre, idée qui visita peut-être le jeune homme, quand il méditait l’avenir, au bord de sa patrie bretonne, au bruit sacré de l’orgue et de la mer, l’homme n’a pas réalisé cette idée : encore, peut-être, pour la même cause. M. Villiers de l’Isle-Adam, qui n’a guère subi l’influence naturaliste que par Balzac et Flaubert et chez qui l’ironie, comme occulte encore, de ce dernier a éclaté, finale et dernière expression de l’étonnement du Poëte devant l’indignité du Monde, vient surtout des Romantiques, des Classiques — (et de la Nature) — de Chateaubriand et de Gœthe, de Pascal — (et de Shakespeare). — M. Joris-Karl Huysmans serait étranger au Classicisme comme au Romantisme, s’il n’en persistait un écho chez Flaubert et M. de Goncourt. Attiré d’abord par le Naturalisme, il y a contracté ce dangereux mal : la haine des idées. Il a été sauvé par un don qu’il ne partage qu’avec M. de Goncourt et M. Barbey d’Aurevilly, un don que ces deux Poëtes eux-mêmes n’ont pas à ce degré : la Modernité. M. Huysmans a l’intelligence, le goût, l’amour — compliqué, mêlé, corrigé, rectifié de haine — le sens, enfin, des vertus et des vices, de l’atmosphère et de la physionomie modernes. Et comme la Modernité comprend tout l’homme, M. Huysmans pour le traduire a dû s’élever jusqu’à l’intelligence de tout l’Art. C’est pourquoi, ayant débuté par des En ménage et des Sœurs Vatard, il est parvenu à cet étrange À rebours, où encore son esprit hésite entre les réalités de l’apparence et les réalités du Rêve, étudiant celles-ci du fond de celles-là, en témoin curieux, intéressé, qui n’oserait avouer ses préférences et traite plutôt de singularités les Beautés nouvelles. Dans En rade l’hésitation n’est pas tranchée encore, le Rêve et la vie se côtoient et le Rêve consiste surtout en des rêves qu’attristent des souvenirs de la vie. Mais pour elle, pour cette vie atroce, jamais Poëte n’avait si cruellement, si fastueusement aussi, proféré son horreur. C’est une fureur mortelle, d’autant plus effrayante qu’elle est plus juste, d’autant plus amère qu’elle se borne davantage à la contemplation unique des objets de terreur, de fureur et de dégoût. On ne peut longtemps endurer ce supplice intérieur, surtout si déjà connut-on les consolations de la Beauté. Or, M. Huysmans est le familier des littératures tendant à franchir leurs limites et le fanatique de certains suprêmes artistes, tels que M. Gustave Moreau. À propos de ce peintre il y a, dans À rebours, quelques-unes des plus belles pages que M. Huysmans ait écrites, de celles qui justifient pleinement M. Francis Poictevin dédiant ses Derniers songes à J.-K. Huysmans
« l’écrivain si aigu et si fastueux ». Madame Judith Gautier est peut-être, de cette génération, l’âme la plus uniquement poétique, la plus fière, et, au-delà de toutes passions, dans sa patrie de rêve, la plus calme. Chez elle aussi la Fiction, quoique elle s’attarde en des pays nommés, à telles dates, n’a plus rien d’historique et de géographique. La Fiction, c’est l’atmosphère de la Beauté, et la Beauté, c’est la religion de l’esprit. Je ne crois pas me tromper si je dis que, dans l’âme de ce Poëte, il n’y a de place que pour le Rêve de la Beauté. Et cette âme, dans ce Rêve, comme elle y prend son bonheur, y trouve sa croyance. Dieu ne doit-il pas être ce qu’il y a de plus beau ? La Vérité peut-elle n’être pas très belle ? — Sans doute ici retournons-nous aux idées générales. Mais c’est à peine s’il s’agit d’idées. Le Livre de Jade est tout de belle grâce, Iskender est tout de belles formes. — Qu’est-ce qui fait donc que Madame Judith Gautier nous semble un poëte plus complet, plus un que, par exemple, son père, Théophile Gautier ? C’est qu’elle a, dans son rêve, plus de liberté, plus d’intensité, plus de simplicité ; c’est, consciemment ou non, qu’elle nous montre dans les belles formes où elle se plaît des symboles de tout ce que nous souhaitons de plus charmant et de plus loyal. — Je ne sais si elle manque de pensées : elle n’a pas risqué de nous le laisser surprendre. De ce que je disais, à propos de M. Villiers de l’Isle-Adam, je retiens beaucoup pour parler de M. Paul Verlaine, avec cette fondamentale différence que le langage du premier est la Prose, et le langage du second, le Vers. Mais
« en nul poëte plus sûrement qu’en celui-ci ne confluent les deux grands courants qui de Gœthe et de Chateaubriand à nous emportent dans leur flot l’art moderne tout entier. Parfois ces deux courants semblent se séparer — jamais pour longtemps : il y a du mysticisme dans les Fêtes galantes, il y a du sensualisme dans Sagesse. Et c’est en l’union même de ces deux inspirations que consiste la modernité de Verlaine. Les efforts contradictoires de sa vie — vers la pureté et vers le plaisir — se coalisent en l’effort de sa pensée, quand sonne l’heure de lui donner la forme artistique, avec une intensité qui le met à part de tous les Modernes (à ce point de vue) et qu’il doit sans doute à sa naïve énergie de vivre76 ». Pour lui, point de Fiction jamais, sans cesse les éléments d’éternité de la Vie elle-même. —
« Parce que l’homme, en Verlaine, est une exaltation, une exaspération de l’homme moderne ; il a pu, sans consulter d’autres documents que ceux de sa propre destinée, accomplir le monument d’une œuvre personnelle à nous tous et qui, le héros disparu, ira s’objectivant de plus en plus et laissera l’écho du plus profond gémissement de la moderne âme humaine. Mais il lui a fallu toute cette intensité précisément et toute cette simplicité pour parvenir sûrement à cette belle fin. N’ayant que ses passions pour matière de son art, plus factice et plus luche il n’eût, comme la plupart de nos poëtes français, accumulé que des ruines, sans unité d’ensemble : son instinct vital l’a sauvé, l’Instinct triomphant qui n’a pas seulement soumis l’intelligence, mais qui, par un miracle, se l’est assimilée, se spiritualisant vers elle, la matérialisant vers lui, réalisant (au sens étymologique du mot) l’Idéal, et puis, pour le conquérir, s’ingéniant, sans laisser jamais l’imagination se prendre à d’autres mirages que ceux de la vie elle-même, tels qu’ils sont peints par le hasard sur le rideau de nos désirs. Contre cette loi le poëte n’est pas sans s’être rebellé, mais, en somme, il la subit et le drame de sa vie lui a fait la douloureuse atmosphère nécessaire au drame de son œuvre, — le simple duel du rêve et de la vie, de l’esprit et de la chair. Comment le vivant champ-clos de ce duel souffre ou jouit des successives victoires des deux adversaires, — c’est-à-dire quelle est la vérité profonde des sensations modernes, de quelle sorte le mysticisme et le sensualisme se partagent, en ce temps, les âmes que les horizons de la pure pensée n’ont pas définitivement conquises : questions auxquelles aura répondu seul Paul Verlaine77. »— Comme chez M. Villiers de l’Isle-Adam en des contes tels qu’Akëdysséril, il faudrait noter l’influence wagnérienne chez M. Verlaine en des poëmes comme Crimen amoris. Par ses étonnantes Romances sans paroles il a brisé les liens par trop étroits où le Parnasse avait enchainé le Vers. Le principe de cette grande révolution était dans Sainte-Beuve, mais avec quelle timidité, avec quels stérilisants scrupules procédait Sainte-Beuve et comme il oubliait d’effacer les traces de son procédé ! Chez M. Verlaine, aucune de ces macules du travail : la Poésie bat des ailes et s’enchante.
« Elle pourrait désigner Verlaine, cette observation de M. Taine : “La forme semble s’anéantir et disparaître ; j’ose dire que c’est le grand trait de la poésie moderne.” Et c’est, qu’on y prenne garde, par la bonhomie de son génie, par la suprême sincérité de sa simplicité que Verlaine fait de son vers cettechose envolée… éparse au vent… sans rien qui pèse on qui pose… cette chose d’art où la forme, en effet, s’efface pour laisser triompher, dans les harmonies et les nuances de leur profonde réalité, comme au-delà, presque en dépit du langage, les sentiments ou les sensations suggérés avec toute cette force enveloppée de douceur. Par ainsi fonde-t-il la distinction réelle des vers et de la prose ; ceux-ci étant d’essentielle synthèse, la synthèse musicale et picturale de l’objet à suggérer, tandis que celle-là, analytique, sauf des cas, qu’elle soit symbolique ou directe, décompose l’objet en ses éléments constitutifs. — Pour Verlaine le Vers demeure le Vers, l’être intangible et frémissant dont il avait appris de maîtres forgerons, Leconte de Lisle et Banville, et Baudelaire lui-même, à forger l’armure, et quelques-uns des plus célèbres alexandrins qu’on citera dans vingt ans seront de Sagesse. Mais bien plus hardiment que Sainte-Beuve, dans le même but et avec un plus profond sens de modernité, il l’assouplit, le détaille, ce vers, quand il faut, selon les nuances de sentiment à rendre et selon de logiques lois nouvelles, — chez lui seul logiques. L’enjambement devient nécessaire et très harmonieux, secondaire toutefois avec les multiples déplacements de la césure, les allitérations notant et scandant le nombre, les assonances troublant délicieusement le vers de mineurs échos où l’éclat majeur, l’éclat de cor de la rime perd de sa brutale importance, avec aussi l’emploi de ces rhythmes boiteux dont la symétrique absence de symétrie est une harmonie de plus dans tout ce très artistique désordre. — De tels moyens mis en œuvre, avec le tact infaillible d’un Maître, permirent à Verlaine d’accomplir l’œuvre qui tentait Sainte-Beuve, mais à laquelle, faute de ces moyens ou faute de ce tact, il renonça de bonne heure, poëte mort jeune. — Plus tard on admirera les vers de Verlaine comme ces toiles des vieux maîtres, où l’on s’étonne de trouver conduites à leurs expressions dernières les découvertes d’hier, les inventions de demain. Comme eux il a pénétré tout droit, avec cette naïve intuition où la science totale salue son égale, jusqu’aux essences réelles des choses78. »MM. Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, Mme Judith Gautier n’ont que la prose. M. Verlaine est un prosateur très exquis, mais enfin le vers est sa langue naturelle, celle à laquelle il a commis ses seules importantes entreprises artistiques. — Un Poëte eut la prose et les vers : M. Arthur Rimbaud. Il a, comme dit admirablement M. Verlaine79, à qui nous devons de le connaître :
« L’empire de la force splendide. »Le Bateau ivre et Les Premières Communions 80, sont, dans des genres très différents, des miracles sans pairs. Science absolue des secrets du Vers, musique et peinture, métaphysique profonde et vie intense, il a tout. — Brusquement, il parut renoncer aux vers pour écrire, en prose, de magnifiques fragments : Les Illuminations, Une saison en enfer. Mais sa prose a trop les qualités de ses vers : ce sont des vers encore, cette prose, vers de toutes mesures, et qui ne riment pas, et qui vont plus loin que les vers rimes qu’ils semblent appeler, prose et vers qui ne songent pas encore à se prêter à l’alliance nécessaire, à la combinaison d’un commun effort pour un total effet. — Cet effort, M. Stéphane Mallarmé le tente. De l’œuvre d’un poëte, comme il l’a dit lui-même,
« exclu de toute participation aux déploiements de beauté officiels », je n’ai pas à divulguer les secrets. Le fait même que cette œuvre soit encore inconnue — car il ne faut pas considérer comme « œuvre » de ce poëte les pourtant admirables poëmes en vers et en prose qu’il a çà et là publiés, simples cartons d’attente, dans les recueils et les revues — semblerait interdire d’adjoindre le nom de M. Mallarmé aux noms de ceux qui nous ont donné des livres. Je laisse bruire, sans y répondre, la critique vulgaire et j’observe : que, sans nous avoir donné « des livres », M. Mallarmé est — autant qu’un tel mot puisse être compris en de tels jours ! — célèbre. Célébrité, naturellement, qui ne s’est pas faite sans exciter dans les petits et grands journaux des rires, ceux de la sottise, sans offrir à la sottise publique et privée, officielle et majestueuse ou officieuse et besogneuse, l’occasion tôt saisie d’étaler ses turpitudes qu’irrite l’approche d’une merveille nouvelle ; — bruit qui va, toutefois, s’apaisant dans un demi-murmure hésitant d’étonnement ou de respect : et ce fait est significatif que les journalistes jeunes, qui ne valent plus ni moins que leurs aînés, prennent le parti de laisser croire à — de leur part injuste, injurieuse, mais, dis-je, significative — une admiration ! Qu’y a-t-il là ? Quelque chose de très naturel et de très grand. Les gens, malgré l’horreur — maintenant — qu’ils ont pour la Beauté et surtout pour la Nouveauté dans la Beauté, ont compris malgré eux, peu à peu, le prestige d’une autorité légitime. Ils ont eu, eux-mêmes et même eux ! honte de leurs ineptes rires, et devant cet homme que ces rires n’arrachaient pas à la sérénité de son silence méditatif, les rires se sont tus, à leur tour subissant la divine contagion du silence. Même pour les gens, cet homme qui n’imprimait pas de livres81 d’art personnel et que tous pourtant désignaient : « un poëte », devint la comme symbolique figure du Poëte, en effet, qui cherche à le plus possible s’approcher de l’Absolu. Et tel est bien, pour nous aussi les Poëtes, M. Mallarmé. Il est, dans l’Art, notre conscience vivante, le Maître difficile qu’on rêve de contenter. — Je disais qu’il ne faut point estimer son œuvre les poëmes publiés. Par eux il a, pour ainsi parler, prouvé qu’il pouvait comme un autre accumuler les livres qui mènent à toutes les académies et méritent le pleur ou le sourire d’un public — même d’élite82. Puis, par son silence, il a signifié que, dans cette voie d’un art illustré déjà par des prodiges, il ne s’estimait pas obligé à faire plus qu’indiquer d’importantes nouveautés de détails, puisque, dans l’état actuel des esprits, ou n’ayant lui-même peut-être pas encore conquis sa propre et définitive maîtrise, il ne pouvait réaliser l’œuvre d’art encore inouïe qu’il veut accomplir. Cette abstention ainsi motivée, et dût la vie méchante refuser de seconder l’effort, notre respect, et mieux que le respect, notre vénération seule peut lui répondre dignement. — C’est donc par ce que recèlent de futur les poëmes imprimés, par de rares écrits théoriques (en particulier, les mensuelles Notes sur le théâtre que La Revue indépendante publia de décembre 1886 à juillet 1887), et pour des conversations où la joie est d’écouter, que M. Mallarmé est le Poëte, entre tous, que l’Avenir vivant consulte le plus. Bien des pensées83 qui rêvaient en nous encore confuses, ont reconnu la vie dans des pensées analogues de ce Poëte, sur le sens général et la fonction religieuse de l’Art, sur les lois réelles de la Poésie et des Vers, sur le Théâtre, fête suprême et synthèse de l’Art et de tous les Arts, et sur cette mêlée essentielle des Vers et de la Prose concourant au seul et même effet. Les essais accomplis, ou du moins dont le dessein déjà s’indique, de synthèse littéraire seraient, sauf omissions improbables, justement bornés à l’énumération qui précède. On a cru non inutile de la présenter en un seul regard, dans le tableau ci-joint, qui montre mieux que tous commentaires les filiations et cousinages des esprits. — Précaution soit prise, ironique aux ironies, de dire que l’arbitraire d’un tel procédé aussi ne prétend à rien de plus qu’à l’indication de lignes générales que modifieraient les détails et qui restent vraies dans leur généralité.
Sommaire. — I. Reste à constater, entre cette génération si
précieuse des Parnassiens et la nôtre, le passage presque indifférent mais par là
curieux de celle qui tient ce vide, sans le combler, — transitions de lassitude
fébrile, sollicitée par un perpétuel désir de bruit autour d’elle, sans trop rien
ensuite pour le justifier. — II. Reste encore à noter la complaisance solitaire de
quelques artistes qui, je n’ose dire à tort, se retranchèrent du mouvement du siècle :
peut-être en quête, eux aussi, d’Absolu, manquèrent-ils d’espérance. — III. Reste
enfin à conclure par les dépositions de quelques graves témoins.
« Quand le temps est à l’orage avant que la couvée éclose, elle avorte à demi et les poussins — est-ce une superstition des paysans ? — sont stériles. »— Le temps était à l’orage quand la génération de MM. Richepin et Loti grandissait. Elle ne laissera rien que le souvenir de prétentions immenses et vagues, une coalition dans le Rien. Les étiquettes-mêmes qu’elle a choisies n’ont pas fait fortune : qui se souvient des « Vivants » et des « Brutalistes » ? Pourtant, et par la négative fatalité des choses, plusieurs remplissent, comme on dit et comme ils parleraient, de grandes situations. De temps en temps un avortement considérable de M. Jean Richepin occupe Paris trois heures au moins durant, ou bien c’est M. Jean Aicard qui vient de recevoir à l’Académie son prix annuel, ou encore c’est M. Hugues avec toute une troupe de comédiens qui s’en vont promener dans les Provinces le spectre effarant de Danton. M. Pierre Loti, dont les romans ont une clientèle charmante ou pittoresque de femmes nerveuses qui se reconnaissent dans Rarahu, de lieutenants de navire en retraite qui disent des paysages de là-bas : « Comme c’est ça ! » et de naïfs boulevardiers qui par état patronnent un romancier comme ils accréditent un confiseur, M. Pierre Loti n’inquiète que son aîné, M. Alphonse Daudet. De meilleure humeur ils pourraient s’entendre : l’un travaille dans le pervers et le compliqué, le très parisien et l’infiniment moderne ; l’autre a renouvelé la litière des bergeries de Florian (il l’a faite en varech, voilà bien de l’adresse !) ; tous deux écrivent aussi mal à peu près l’un que l’autre, ils ont l’esprit également en vacance de toute pensée profonde et de toute idée belle, avec cela beaucoup d’expérience, une connaissance vérifiée des goûts du public : en vérité, je les verrais, non sans plaisir, ces habiles gens, s’entendre pour se jeter de l’un à l’autre — balle élastique dont chaque bond sonne de l’or — ce public contemporain qui ne mérite rien de mieux. L’un l’énerverait, lui ferait respirer sa capiteuse essence de parisine, l’autre le reposerait en un bain d’eau marine, parmi les senteurs du varech amer ; l’un serait la ville et l’autre la villégiature ; ou bien, si l’un l’assassinait, le tartarinait de rire à Tarascon ou sur les Alpes, l’autre, avec ses grands horizons et ses « légendes naïves », lui rendrait l’âme sereine, fraîche, — et de cette arrangement qui se fâcherait84 ? Pauvre génération ! Car c’est pitié, en effet, de la voir courir d’un bout à l’autre de sa carrière en gueusant à des imitations diverses des bouts d’originalité. M. Richepin en est une expression assez complète. Qui d’abord imite-t-il ? Villon, Baudelaire, Victor Hugo, M. de Banville, — avec une extrême adresse et dans l’allure quelque chose de « fendant » dont est flatté bourgeois qui, suivant sans le vouloir le divin conseil, aime qu’on le méprise. Il continue : qui encore imite-t-il ? Toujours V. Hugo, et de plus Lucrèce et MM. Leconte de Lisle, Coppée et Verlaine. Les premières imitations, du temps qu’il était gueux ; les secondes, depuis qu’il est athée. Mais aujourd’hui, cette fièvre d’être un autre pour être quelqu’un devient pitoyable. M. Richepin, oui, cet athée ! se fait mystique, sentant d’où le vent souffle ! il sent que les générations nouvelles ont la passion des causes et des fins, le goût du mystère : il s’est fouillé, — il a cette passion et ce goût aussi, comme nous autres ! Il y a quelques mois, dans une revue, je lisais de hasard des vers de lui ; c’était banal, mais mystique ! gros de forme et grêle de fond, mais mystique ! Il vient, dit-on, d’écrire un livret d’opéra : titre, Le Mage. C’est de la prévoyance, c’en est trop, car c’est de l’ambition creuse, et c’est dommage, car plus modeste M. Richepin eût écrit de bons livres. Il y a de belles pages dans Madame André, de gais et singuliers refrains, desquels presque toujours pourtant la brutalité choque, dans La Chanson des gueux. Eh ! quoi ! Ce faiseur de gros livres n’est qu’un intimiste et un chansonnier que l’École Normale à pourri de rhétorique et de prétentions ! C’est leur caractère, à presque tous : ils ont des ambitions, qui sont peut-être généreuses, mais qui sont aussi ridicules ; ils prennent un grand élan pour enfoncer des portes ouvertes. Ainsi fait M. Bergerat, qui annonce du nouveau, du hardi, et pieusement imite les bons auteurs. Ainsi fait M. Montégut qui en appelle au public, à propos de chefs-d’œuvre refusés par ne sais plus quel Directeur, que vous et moi nous aurions imité. — M. Maurice Rollinat est la plus intéressante victime de cet instant mauvais. C’est un musicien d’originalité étrange, aussi un très sincère et intuitif peintre de la nature, des plaines profondes où l’œil s’hallucine d’infini, des maisons tristes aux tristes hôtes, des banalités inquiétantes d’une ferme ou d’une métairie, du petit monde bourbeux et féroce d’une mare, des grenouilles, des crapauds. Parmi ces bêtes, ces choses et ces gens simples, M. Rollinat est un poëte. Paris l’a tué. Ce poëte simple a voulu s’y compliquer et, comme son essence était d’être simple, compliqué il a cessé d’être : d’où Les Névroses. Très noblement, tout à coup, M. Rollinat s’est dérobé à une gloire qu’il sentait fausse et qui est bien une des plus surprenantes sautes du goût public, une des plus certaines preuves aussi de la médiocrité de l’œuvre acclamée. Il est rentré dans sa province campagnarde, mais il y est rentré psychologue et moraliste ; le gaz parisien aurait brûlé ces yeux au regard aigu et naïf… J’en passe quelques-uns ; faisons une place honorable à M. Chantavoine, de qui la sensibilité amère est pourtant humaine et sincère ; mais personne n’est le meilleur : MM. Valabrègue, Blémont, Arène85 ne manquent pas de conscience ; ils font très bien ce que tout le monde a fait avant eux. À quoi bon ? Et telle semble être leur consigne, résolument : « N’innovons pas ! » Les Frémine, Grandmougin, Goudeau, Lafenestre, Lemaître86, Pigeon, Tiercelin, etc., etc. ! se gardent bien d’innover. Leur plus grande nouveauté, s’ils s’y risquent, c’est d’aller, comme en détachement, « appliquer » les règles parnassiennes à des sites et des visages étrangers aux horizons parisiens. Le projet seul de ces petites entreprises géographiques répugne à la vraie nature de l’Art, qui au propre n’a que deux patries : l’âme et l’air — étant l’aile de l’esprit — et qui n’a qu’un instant : l’éternité. C’est pourtant le petit mérite de M. Gabriel Marc, d’avoir fidèlement copié l’Auvergne et les Auvergnats ; c’est pourtant le petit mérite de M. Gabriel Vicaire, de nous avoir servi quelques paysages et quelques cabarets bressans87. Nous avons aussi la littérature provençale et les Félibres, faux naïfs, simples d’artifice qui écrivent dans une langue académique et morte. Ils sévissent encore88. — L’auteur des Émaux bressans a un autre titre de gloire. L’oublier ! En compagnie d’un très bon garçon, M. Beauclair, M. Vicaire, — « Adoré Floupette » pour la circonstance — a parodié dans Les Déliquescences les « excentricités » des Décadents. Il y a bien de la gaîté dans cet opuscule. C’est à peine si on ose lui reprocher d’avoir aux journalistes donné à rire, en somme, des Poëtes, et pourtant c’est là son vrai sens, que peut-être tout le monde n’a pas vu, que tout le monde ne voudra pas voir peut-être. J’en retiens : qu’un représentant d’une génération qui n’a rien réalisé de neuf, qui n’a même pas entendu ses aînés immédiats — ceux que nous écoutons, nous — ou qui les a servilement imités, qui a laissé se rompre la chaîne des traditions fécondes, — devant l’effort des Jeunes pour renouer cette chaîne et pour accomplir leur mission de Poëtes, qui est de créer du nouveau « n’en fût-il plus au monde », n’a su voir que ce qui pouvait paraître puéril dans ce bel effort et n’a trouvé qu’à rire. À vrai dire ces Jeunes, s’ils avaient eu le temps de rendre, comme on dit, la pareille au plaisantin, eussent été bien empêchés : on ne parodie que ce qui existe et je défie M. Vicaire et M. Ponchon, qui ont tant d’esprit ! de parodier un seul de leurs immédiats contemporains. Et tout cela pourra sembler trop sévère, excessif. Pourtant ! Les cadets demandent compte aux aînés de l’héritage paternel. Les aînés l’ont laissé dépérir entre leurs mains paresseuses. Les cadets s’en plaignent, c’est eux qu’on a laissés : car l’œuvre dernière serait moins difficile si le champ n’avait pas été laissé en friches… J’exagère. Quelques-uns ont travaillé. M. Bourget par ses premiers romans (et avec ou après lui tous ceux qui ont collaboré au roman psychologique) et par ses vers, et M. Bouchor laisseront une trace. M. Bouchor a mal débuté, par des choses dans le goût gros et bouffe de ses amis MM. Richepin et Ponchon. Aussi a-t-il eu tout de suite beaucoup de « succès ». Le succès l’abandonne progressivement, à mesure que le poëte s’élève. Les Poëmes de l’amour et de la mer ont un cent de lecteurs, L’Aurore en a une vingtaine, Les Symboles n’en ont point : bon signe. Mais, destinée mélancolique ! comme M. Vicaire devait railler les jeunes poëtes qui cherchent, M. Bouchor railla les aînés qui avaient trouvé, — et cela l’un et l’autre, non pas, rationnellement, en prose de théories et de doctrines, mais en vers. Le châtiment de M. Bouchor est, qu’en s’améliorant tous les jours, tous les jours il se rapproche davantage de ceux qu’il avait moqués. Je pense même qu’il va trop loin : occupé surtout de penser après n’avoir fait longtemps que rire, la pensée le captive trop ; l’artiste n’y gagne pas et, déjà dans Les Symboles, on se demande souvent : pourquoi des vers ? et on pense quelquefois à la prose rimée de M. Sully-Prudhomme89. Le grand mérite de M. Bouchor, ce pour quoi nous l’aimons, c’est qu’il a entendu la voix profonde qui conseille au Poëte, en ce temps, de se ressouvenir des plus anciennes leçons, d’écouter l’enseignement immémorial des Mages primitifs, de se pencher au bord des Métaphysiques et des Religions antiques. Malheureusement, la foi manquant, tout risque de rester stérile, Art et Philosophie : les vers, savants et froids, ne chantent pas ; les pensées, niant, ne créent pas. Le manque de foi, voilà ce qui fait, à ce trop gai d’antan, une âme aujourd’hui trop triste. Il n’a pas foi en ces religions qu’il célèbre et qui toutes ne font, depuis les premiers jours, qu’une seule et même Religion qui se développe avec l’humanité : il s’attarde aux erreurs successives qui, chacune à son heure, étaient des vérités. Il n’a pas foi en l’instrument de son art, en ce Vers qu’il précise trop, en cette Rime qui ne le guide, qui ne l’aide pas… Mais l’évolution spirituelle de M. Bouchor n’est pas achevée. D’ailleurs, très jeune, il appartient à la génération dont je parle moins par son âge que par ses relations de début. M. Bourget a décrit, dans la littérature, une ligne courbe. Parti des vraies sources — Balzac, Baudelaire, Stendhal — vers le vrai but, il a bifurqué tout à coup, non pour revenir sur ses pas, mais pour s’égarer, par les tristes chemins que hantent les lassitudes et les concessions, vers les régions malsaines où règnent MM. Daudet et Loti. — De cette conversion déplorable ne parlons pas davantage et souvenons-nous des anciens mérites. — La voix de M. Bourget a toujours été faible, mais elle a été juste, aristocratique et pénétrante. Dans ses vers90, qui sont d’un délicieux lakiste presque tous, il atténuait la grande beauté sombre de Baudelaire — et ce cri de râle ! — jusqu’à la plainte d’une âme où l’intelligence étouffe le cœur, et trouvait le secret d’être poëte avec une psychologie un peu neutre, plus craintive qu’angoissée. Dans ses nouvelles et dans ses premiers romans il signifia une réaction contre l’excessif Naturalisme, dont, toutefois, il retenait des qualités, car et par exemple
« la légère idéalisation dont il nimbe ses figures de femmes ne les rend pas irréelles91 ». — Sans doute, M. Bourget n’avait pas les qualités de puissance nécessaires pour rejeter l’art, d’un chemin qu’il devait avoir parcouru mais où il ne devait pas s’attarder, dans la vraie et large voie de la Synthèse. Il y eût fallu un cerveau plus métaphysique, une imagination plus joyeuse, une sensibilité moins empêchée de piqûres d’épingle. Mais ce qu’il pouvait et, donc, devait faire, M. Bourget le fit. Il relut Balzac et surtout Stendhal, M. Feuillet aussi, et aux romanciers qui ne connaissaient que des créatures toutes de sensations, opposa des créatures dont les mobiles d’actions sont des sentiments. — En ce genre, Deuxième amour est un chef-d’œuvre. Mais le grand tort de M. Bourget, où l’induisit, je suppose, sa nature délicatement sensuelle, trop dolente et, dirais-je, douillette, fut de laisser dans ses romans d’âme s’insinuer la tristesse animale des romans de chair. Il a contribué comme un autre et pour sa quote-part à la « grande enquête » ; comme un autre il écrit l’histoire des mœurs contemporaines et chez lui, comme chez tous,
« l’auguste mensonge »de la fiction du récit n’est qu’un prétexte aux
« vérités des détails », un fait-divers qu’il préfère élégant alors que d’autres le préfèrent vulgaire, et la différence n’est pas sensible. — Poëte et romancier exquis, M. Bourget est encore un très important critique, bien inspiré, de Sainte-Beuve et de M. Taine, et fondé en œuvres. Un autre critique a écrit aussi des vers. J’ai dit ce que valent les vers de M. Lemaître : j’ajoute qu’ils valent un peu plus que le Sully-Prudhomme tendre qu’il imite, par ce qu’il imite aussi Théophile Gautier. Quant à sa critique, elle est très déliée, très intelligente, très normalienne et très incompétente. — N’est-ce pas lui qui chicanait M. Paul Verlaine à propos de grammaire ? Je consens hélas ! que M. Lemaître écrit correctement, qu’il est pourvu d’une bonne intelligence générale et qu’il a tout ce qui s’apprend. Mais je cherche le principe de sa critique et je ne le trouve, ni dans les chefs-d’œuvre qu’il n’a pas écrits, ni dans la doctrine qu’il ne croit pas, j’espère, avoir formulée. Je ne puis saluer en lui que l’élève, ou l’émule, ou le successeur de M. Sarcey, et, pour sévèrement dire, le Critique-Dilettante. Un troisième critique m’intéresse davantage : M. Gabriel Sarrazin. Sûrement devrais-je le compter parmi la génération nouvelle, s’il n’appartenait, lui aussi par ses relations du début, à celle qui la précède. Sans prétentions universitaires ni autres, M. Sarrazin a la force parce qu’il a la foi. Dans ses études sur Les Poëtes modernes de l’Angleterre, dans son nouveau volume (La Renaissance de la poésie anglaise) on sent, à chaque page, un homme qui a le culte et le sens de la Beauté. Il a rendu à la Littérature de très grands services par ces livres d’érudition, de goût et de sincérité. Autour de M. Bourget — sans qu’il soit en rien leur chef — plutôt réunis par des directions communes — groupons des romanciers idéalistes et naturalistes à demi, comme lui. M. Mirbeau, qui a des qualités de passion et le sincère et noble amour des Lettres, MM. de Bonnières, Pouvillon, Dodillon, Hervieu, Lavedan, Caze, font des livres sincères, très étudiés, auxquels on ne reproche guère que de s’attarder dans un idéal de transition. — De M. Harry Alis, dans un naturalisme relevé d’ironie, Petite ville est un roman irréprochable. — À part de tous, mettrai-je M. Élémir Bourges (Le Crépuscule des dieux est un beau livre de Poëte), M. Pinard, de qui Madame X révèle un esprit de psychologue très singulier, M. Blondel, dont j’aime Le Bonheur d’aimer et cette tristesse douce, sentimentale bien, et M. Léon Bloy, pamphlétaire92 et romancier qui met le roman en pamphlet et le pamphlet en roman. C’est encore de ces écrivains dévoués à l’Église et dont l’Église a horreur. Ils troublent son agonie qui voudrait s’endormir dans un chuchotement de vieilles femmes… Je considère avec étonnement la fécondité d’invectives de M. Bloy. C’est le Maître des Injures. Il a surtout l’adverbe prodigieux. Mais j’admire sans restriction de très uniques pages sur le Symbolisme en histoire, dans Le Désespéré.
« plus capable de s’abstraire »et digne en même temps d’un plus fluide idéal de Beauté, à la fois grandir dans sa conception et dans son expression.
« Est-ce qu’il n’y a pas une communauté de nature entre tous les vivants de ce monde ? Certes, il y a une âme dans chaque chose ; il y en a une dans l’univers ; quel que soit l’être, brute ou pensant, défini ou vague, toujours par-delà sa forme sensible luit une essence secrète et je ne sais quoi de divin que nous entrevoyons par des éclairs sublimes sans jamais y atteindre et le pénétrer. Voilà le pressentiment et l’aspiration qui soulèvent toute la poésie moderne, tantôt en méditations chrétiennes, comme chez Campbell et Wordsworth, tantôt en visions païennes, comme chez Keats et Shelley. Ils entendent palpiter le grand cœur de la nature, ils veulent arriver jusqu’à lui, ils tentent toutes les voies spirituelles ou sensibles, celle de la Judée et celle de la Grèce, celle des dogmes consacrés et celles des doctrines proscrites. Dans cet effort magnifique et insensé les plus grands s’épuisent et meurent. Leur poésie, qu’ils traînent avec eux sur ces routes sublimes, s’y déchire. »Ainsi parle M. Taine et, malgré la menace des dernières lignes ci-dessus citées, son admiration et sa préférence ne sont pas douteuses. Pendant ce temps, un critique très sage, quoique, sans doute, un peu réduit par l’exclusif de son point de vue, du haut de renseignement et de la tradition d’un siècle dont la grandeur le désenchante de tout avenir, juge avec sévérité les tentatives nouvelles et se roidit contre le courant heureux et fatal qui emporte notre âge à l’apothéose suprême de l’Art Intégral. Je respecte l’indubitable sincérité de M. Brunetière, j’aime autant, je crois, qu’il peut les aimer, les maîtres inimitables du xviie siècle, mais je crois qu’eux-mêmes, en ce temps, eussent été des novateurs : ne l’ont-ils pas été, à leur date ? — D’ailleurs, je pense que l’effort de M. Brunetière n’est pas perdu ; qu’il est providentiel qu’une voix comme la sienne, autorisée, rappelle souvent, fût-ce si rudement, les jeunes espérances au respect des croyances anciennes, au culte de ce qu’elles gardent encore de vital et de fécond. En un troisième critique, le comte Melchior de Vogüé, écrivain de race, traditionnel de principes et moderne de goûts, se rencontrent et s’accordent le respect du passé et l’impatience de l’avenir. M. de Vogüé, que les hasards de la vie ont de bonne heure initié à la langue, au génie et à la littérature d’un peuple jeune et plus voisin que nous de l’Orient, mais qui avait, dès le milieu du siècle dernier, accueilli l’influence du vieil occident, nous a rapporté de Russie l’effet combiné de cette influence ajoutée et de cette jeunesse native, — une littérature magnifique, — âpre, acre et tendre, naïve et compliquée, spirituelle, sentimentale et sensuelle, tout ardente d’un amour extasié jusqu’à la charité, mais violente avec tant de douceur ! types nets dont tout autour les reflets vont s’atténuant à la fois et se spécialisant, — Dostoïevsky, Tolstoï, — la Littérature Russe ! La jeune Littérature Française la salua comme une alliée naturelle, reconnaissant en elle quelques-uns de ses plus lointains désirs réalisés, et d’elle, en même temps, reçut une leçon bienfaisante de simplicité et d’intensité. Enfin, un esprit très curieux, très à part, d’une finesse délicieuse et d’une très aiguë clairvoyance, un artiste épris de la vie avant tout, mais à qui l’Art — l’Art Plastique — se révèle comme la plus puissante expression de vie qui soit, nous apporte au nom de cet Art un précieux témoignage. Si M. Jean Dolent n’est pas peintre lui-même, avec les dons qu’il a, tout spécialement appropriés à l’intelligence de la Beauté picturale, c’est parce que
« le peintre ne voit qu’en soi »et qu’il convient
« que, parmi ceux qui regardent, plusieurs regardent et voient ». Mais cet Amoureux d’art, qui contemple la vie au miroir idéalisant des belles peintures, a déduit de cette étude perpétuelle des certitudes. Il en a changé bien souvent, nous dit-il94. Tant mieux : ces variations prouvent la bonne foi. Or, ses conclusions sont singulièrement d’accord avec les nôtres :
« Ce qui me prend le plus fortement, c’est l’œuvre où l’artiste me mène plus loin que là où il s’arrête — où il paraît s’arrêter… Mon idéal : Vérités ayant la magie du Rêve95. »
« le mystérieux, le satanique, l’horrible, l’angoissant des traits de l’âme, en s’abstenant presque de les décrire, en les grandissant ainsi et en laissant porter de tout son poids leur sombre et magnifique effroi97 », prouvent donc par l’exemple même que la vraie poésie est l’Idéale ; instaurent en art la notion fondamentale de l’Exceptionnel ; trouvent le vers moderne ; sont avec Flaubert et M. Leconte de Lisle les derniers veilleurs de la vigile triste que suivra la fête joyeuse de l’Art maître de tous ses moyens. — Flaubert fixe la prose des idées générales, — Sainte-Beuve invente, pour exprimer les nuances des sentiments, le principe de la langue personnelle. — M. Leconte de Lisle, comme Flaubert en prose, fixe la langue des idées générales en vers ; comme Flaubert encore, donne le signal du retour aux Origines, et tous deux, par leur plainte plus intense mais plus belle esthétiquement que celle de leurs prédécesseurs, inaugurent la consolation par la Beauté, germe d’une religion esthétique. — M. Théodore de Banville rend à l’Art son véritable caractère, qui est la Joie, assigne à la Poésie sa règle dans l’Ode et sa régulatrice dans la Rime, formule le premier que le Théâtre n’est qu’une Ode dialoguée. — MM. de Goncourt et Barbey d’Aurevilly, diversement, outre la langue personnelle, qu’ils réalisent tous deux, étudient la Modernité dans la Physionomie, celui-ci par un art au service de la religion catholique, celui-là par un art étranger à toute religion. La Littérature de Tout à l’heure est synthétique : elle rêve de suggérer tout l’homme par tout l’Art. Or la Synthèse est plus qu’à demi réalisée par les efforts qu’on vient de résumer. Elle est réalisée tout à fait, si à ces efforts nous joignons ceux de ces Poëtes : Villiers de l’Isle-Adam, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé98. Mais, peut-être, plaît-il de connaître comment les nouveaux, les derniers venus entendent, à leur tour, coopérer au Grand Œuvre. Et je vais l’indiquer aussi succinctement que possible.
Influences nouvelles
« établies préventivement »et par là même incapables de s’harmoniser avec l’infinie variété des tempéraments divers, je le dirais des systèmes scientifiques qui prétendent mesurer la beauté d’une œuvre d’art, parce que « l’art commence où commence la passion » et que c’est là, justement, que finit la géométrie. Ces préoccupations scientifiques, ces promesses du savant au poëte de le préserver de toute erreur, sont d’autant plus troublantes qu’elles ont lieu au moment où la Littérature s’émeut d’un très manifeste mouvement dans les arts plastiques vers une synthèse de tous les arts en chacun des arts. Pour ce rêve où elle reconnaît le plus intime de ses propres désirs, la Littérature songe s’il ne serait pas prudent d’accepter le renfort que lui apporterait la science… — Je ne reviendrai pas à Wagner, de qui j’ai montré dans le drame musical l’union évidente de toutes les formes artistiques. Toute la musique moderne française, pour rester toujours à ce seul point de vue (MM. César Franck, Ernest Reyer, Saint-Saëns et, dans ses premières œuvres, M. Massenet), datant de Wagner, suit plus ou moins heureusement les traditions qu’il a instituées, obéit plus ou moins fidèlement à son impulsion. Mais bien avant lui déjà la musique pressentait l’alliance qu’elle devait faire, un jour, avec la Poésie. D’essence, d’ailleurs, la musique, se confondant presque avec la sensation, est génératrice de rêves. Berlioz, en s’efforçant de lui conquérir quelques-unes des vertus de la peinture, Wagner en la soumettant à l’Action dramatique, ont seulement doué cette puissance suggestive de plus d’intensité et de conscience. Dans un article sur la nouvelle littérature, M. Brunetière constate que, successivement, l’architecture, la peinture et la musique ont dominé la littérature, lui ont donné le ton et servi d’idéal. Les Classiques, épris de dire l’âme même, auraient préféré l’architecture, cet art noble et spirituel qui s’adresse aux sens aussi peu que possible. Les Romantiques séduits par le pittoresque, et les Naturalistes, par l’aspect extérieur des choses, auraient naturellement choisi la peinture : et il est remarquable, en effet, que le mouvement naturaliste fut inauguré par deux peintres, Courbet et Manet. Enfin les Décadents ou Symbolistes, venus pour dire le sens intime des êtres et des choses, salueraient dans la musique l’art le plus voisin de leur idéal, et M. Brunetière observe que la plupart des titres des livres de vers décadents : Romances sans paroles (M. Verlaine), Complaintes (Laforgue), Cantilènes (M. Moréas), sont pris dans le vocabulaire musical. — Il y a beaucoup de vérité dans ce système : je crois qu’il y a aussi de l’arbitraire. D’abord, l’architecture, elle-même une miraculeuse synthèse de l’Art, est, selon les divers ordres, aussi volontiers sensuelle et sentimentale que spirituelle. Il ne me semble pas, en outre, que les Classiques aient été bien spécialement requis par l’architecture non plus que par aucun autre art. Tout ce que dit M. Brunetière des prédilections romantiques et naturalistes pour la peinture est d’une vérité historique. Mais qu’il veuille bien le remarquer : les nouveaux poëtes, quoiqu’ils aiment, en effet, ardemment l’art des beaux sons, n’ont pas pour cela oublié l’art des belles couleurs. Si M. Verlaine, en son art poétique, prescrit
« de la musique avant toute chose », il recommande expressément aussi
« la nuance », et si le titre des Romances sans paroles confirme la théorie de M. Brunetière, elle serait infirmée par bien des pièces, dans ce recueil même, suggestives de tableaux et par les Eaux-fortes et les Paysages tristes des Poëmes saturniens. Si M. Moréas a écrit des Cantilènes, M. Poictevin a écrit des Paysages, et M. Moréas lui-même a écrit Les Syrtes, prépare Les Iconostases. M. de Régnier a écrit Les Sites. Mais ces arguments de détails ne valent, pour et contre, pas grand’chose. Observations plus importantes : je ne fais point difficulté de convenir que la musique est bien l’art qui, après la poésie, donne à quelques poëtes de cette heure les plus vives jouissances, — mais cela, qu’on le remarque bien, à une heure où la musique elle-même s’est rapprochée de la poésie en général et de la peinture en particulier. La poésie semble avoir compris la musique dans l’instant même où la musique semble avoir compris la poésie. Ne serait-ce pas qu’elles ont un idéal commun, et que, pour l’atteindre, à chacune ses moyens spéciaux sont insuffisants ? — Et qu’on le remarque encore : c’est la musique la plus haute, la plus pure, la plus lyrique, celle que nous aimons. Pour Meyerbeer et Rossini nous avons l’indifférence des Romantiques et je ne connais guère, parmi nous, d’enthousiastes à M. Gounod. Ce que nous adorons en Bach, Beethoven, Mendelssohn, Schubert, Schuman, Berlioz et Wagner, c’est cela même que nous adorons en nos poëtes préférés et cela aussi que nous adorons encore en MM. Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, Besnard, Odilon Redon, Eugène Carrière, Cazin, Rapin, Monticelli, les Primitifs, cela même que quelques autres poëtes de cette même heure goûtent en ces peintres plus encore qu’en ces musiciens : c’est bien sous ses trois aspects divers le même idéal. D’ailleurs, si la Musique nous passionne en effet plus profondément et plus généralement que la Peinture, c’est que celle-là est à la fois plus lointaine et plus intime, plus près de l’origine et de la fin des sentiments et des sensations que celle-ci. La ligne et la couleur se fixent et défient le temps : le son, à peine exhalé, lui cède ; il vit de mourir, c’est un grand symbole ! Mais il se dépasse lui-même, il force le silence dans ses dernières retraites et y réveille l’écho ; c’est toujours un appel vers quelque chose d’inconnu, de mystérieux, une exhalaison, une expansion de l’âme. Et tout lui revient, cet éphémère est la voix de l’éternité, sert de mesure aux choses de plus ambitieuse durée : une peinture est harmonieuse, une poésie est mélodieuse. La Peinture est un témoignage, la Musique est une aspiration. L’âme s’essore de soi par la musique et reprend sa propre conscience dans le silence solide de la peinture. Or, en ces jours que voici, héritiers de tant de jours, semble-t-il pas que le génie humain souffre d’un immense désir de s’échapper de lui-même ? Anywhere out of the world ! Cette plainte est de ce temps et c’est bien plus qu’une plainte : c’est la loi suprême de l’Art Suprême. Cet « en dehors du monde », c’est-à-dire « hors de l’espace et du temps », évoque le théâtre parfait où s’ébattra la Fiction enfin digne de son nom, celle qui sera vraiment feinte par l’homme et qui ne lui rappellera rien d’ici. Mais il n’y a que la musique pour franchir ainsi les bornes du monde, elle qui est une lumière spirituelle, elle qui, sans rien montrer, fait tout voir. Tout ensemble traduit-elle les aspirations dernières d’une humanité vieille, lasse de vivre et de l’horizon monotone, désirante vers l’infini, et à cette même humanité offre-t-elle les moyens de se rajeunir dans les réalités de l’impossible, dans la vie au-delà de la vie, dans tout ce qu’on ne voit pas et qui vibre, promesse de surnaturelles clartés. — Quoi d’étonnant, donc, à une époque où il est impérieusement appelé par tous ces lointains, si l’Art se mire avec plus de complaisance en cette part de lui qui lui donne le plus sûr gage d’y parvenir ? Et puis ! la musique sait tout, et même peindre : elle sait évoquer par des sons un paysage dans un rêve. La poésie, art sonore elle aussi, elle aussi ne peut peindre qu’avec des sons et il est tout naturel que ce soit à la musique qu’elle demande ce secret… Mais n’ont-elles pas toujours, en quelque sorte, flotté l’une autour de l’autre, ces deux formes de l’Art : le Vers, la Note ? Les Romantiques eux-mêmes, je parle des plus grands, ont-ils pu peindre autrement que par un symbolisme musical ? Les Naturalistes, pour se rapprocher davantage de la peinture seule, ont dû renoncer au Vers ! Orphée chantait… Cependant, et tandis que la musique et la poésie cherchent à se suppléer l’une l’autre ou à se mêler, une analogue impulsion fait que la Peinture s’ingénie à se créer, dans ses limites, des moyens nouveaux — musicaux et poétiques — d’harmonie et de rêve. Plus qu’ailleurs est manifeste cette tendance en ces maîtres que je nommais et auxquels il faut joindre et M. Monet de qui je puis dire, sans la banalité prétentieuse de la « critique d’art », qu’il fait vraiment « chanter » la couleur, et M. Raffaëlli, ce moderniste et, comme il veut, ce caractériste, qui cherche dans un visage le sens de la physionomie, dans une attitude le sens du geste, — et MM. Fantin-Latour, Ribot… Aucun de ces peintres n’outrepasse les limites providentielles, n’assigne à son art un but situé hors de ses naturelles prises, tous gardent le très légitime souci d’un métier dont, plus qu’on fit jamais, ils ont approfondi les secrets. Mais autant qu’ils peuvent, ils éloignent ce but pour s’approcher davantage de l’essence unique et singulière pourtant de toutes beautés, ils étendent ces limites, ils demandent à ces secrets de les conduire plus loin, plus loin encore. Et c’est souvent avec une admirable simplicité — la simplicité, ce signe de la certitude — qu’ils rénovent un art comme étreint entre les murailles sacrées que lui font de très antiques merveilles, qu’ils meuvent l’immuable et prêtent au précis par excellence le charme du vague, à l’instantané comme des replis et des retours successifs, à l’immédiat un recul de rêve. — Par exemple : Monticelli, de qui le nom signifie la plus atroce injustice de ce temps et peut-être le plus grand de tous les peintres (Monticelli des œuvres de qui on fait de faux Diaz !) nous peint un lion. D’abord dans cette magie de couleurs ardentes et comme jetées, on ne percevrait que violences dont le regard est brutalisé. Puis on regarde davantage et, si je puis dire, on écoute, on voit ces ardeurs fauves s’entendre, s’accorder, former un ensemble, une symphonie de cuivre, tandis que les relie, comme une ligne directrice de thèmes, le modelé seulement exprimé, lui aussi, par les couleurs. Qu’on se souvienne tout à coup que c’est un lion, et on comprend. Monticelli a vu et nous montre l’analogie profonde et certaine qui existe entre le pelage du fauve et sa férocité, et, sans prêter à la bête le geste menaçant de la naïve illustration, il a seulement fait rugir les tons terribles de cette robe féroce. — M. Eugène Carrière nous offre un tout différent témoignage et aussi probant. M. Carrière, le plus contesté des artistes par la critique officielle, parce que, sans doute, il apporte les plus précieuses nouveautés, a été blessé par l’erreur où nous induisent les effets de l’immédiat, les pleins jours, les midis de la distance. Il s’est convaincu qu’il faut très peu de chose pour peindre, et, couleur et caractère, il ramène tout à l’unité. Pour voir plus vrai, il se recule de l’objet, il laisse intervenir entre ses yeux et la nature cette justesse de l’éloignement qui symboliserait dans le domaine des formes la justice des années dans le domaine des mœurs et des événements. Il saisit le visage humain dans cet instant où les formes atténuées vont s’affirmer, gardent la joie de comme encore un futur, effacent de tout esprit la prétention de fixer la nature et de lui donner, une apparence de tangibilité, au contraire ordonnent de croire que ces formes sont restées mobiles — comme elles étaient dans la vie — sur la toile, mais y prennent l’accent fantômal d’une apparition. Carrière dévoile, lui qui semble voiler. Il interprète l’apparence vers le rêve de la réalité qu’elle comporte. Il exprime de cette apparence ce qui naturellement se suggère d’elle, mais ce que le génie seul pénètre, la réalité de l’âge et du visage, et l’exprime par de mystérieuses touches qui, se gardant de tout dire. — par quoi l’âme, sans désormais l’espoir d’un désir encore, serait moins comblée que déçue, — indiquent, n’expliquent pas. En parfait artiste, il a mis dans les moyens de son expression le symbole d’elle-même, dans ce choix des tons blancs et gris, vaporeuses consistances, solidités non privées de légèreté. Et le décor, quelconque, s’abolit quant à ses prétextes de meubles ou de murs, pour ne plus retenir que cette essence harmonieuse : les rapports et les écarts des tons. En sorte que, dans un théâtre que vous croiriez reconnaître, l’admirable prestige du jeune maître instaure, loin autant que possible des visibilités premières et hors du temps et du lieu, une scène d’éternité : la lumière ! En cette lumière et, comme tout, régie par les lois du logique développement lumineux, naît, flotte, hésite, s’accentue, vibre enfin la figure humaine, si vivante bientôt que vous seriez tenté de lui laisser passage, tant elle sortirait du cadre où ne la retient que l’atmosphère qu’elle respire et qui n’est pas la vôtre : elle en sortirait, vous imposant si vision d’âme révélée par le secret saisi des lois d’expression formelle de la Nature. — Comment Monticelli est musical et métaphysiquement poétique, comment M. Carrière est un poëte par l’intensité même de sa vision de peintre, y insisterai-je ? Et tout de même aurais-je pu indiquer comment M. Gustave Moreau exalte la peinture par le poëme, dans la vérité pensive des grands instants humains, sans personnalité de date ; comment M. Puvis de Chavannes, par-dessus et par-delà tout le cycle moderne de peinture, rejoint les primitifs, non point imités, mais rencontrés dans le sentiment commun d’un idéal admettant toutefois cette fondamentale distinction : que leur mysticisme les conduisit à l’Art de la Religion et que le sien le mène à la Religion de l’Art101… Loi commune qui dirige, à cette heure, tous les efforts artistiques : l’Art remonte à ses origines et, comme au commencement il était un, voici qu’il rentre dans l’originelle voie de l’Unité, où la Musique, la Peinture et la Poésie, triple reflet de la même centrale clarté, vont accentuant leurs ressemblances à mesure qu’elles s’approchent davantage de ce point de départ de l’expansion, de ce but, maintenant, de la concentration. Ni la Sculpture n’est restée étrangère à cette impulsion : M. Rodin, cet extraordinaire symphoniste passionnel, M. Antokolsky, ce portraitiste d’humanité prise en de synthétiques moments psychologiques. — ramènent cet art vers la musique et vers la poésie, tandis que d’ingénieux essayistes voudraient lui ajouter les bénéfices de la polychromie — Ni l’Architecture même, cette immémoriale mère de tous les Arts, cet art du commencement, n’oublie de se préparer à dresser le Temple digne d’abriter la fête de la totale réunion. — Ici, le premier, parlerai-je d’un inconnu. On a beaucoup remarqué que ce siècle n’a pas laissé sa trace dans l’Architecture102. Siècle de tentatives égarées dans tous les sens vers une fraternité spirituelle alors que la lutte analytique se livrait, pouvait-il concevoir la nouveauté architecturale, le sens essentiel et premier de tout monument étant : abri pour la paix et pour l’union ? Aujourd’hui, les conditions changées, les clairvoyances éveillées permettraient ce qu’hier eût prouvé impossible, et c’est pourquoi un jeune, homme, sans l’influence d’aucune révélation que l’éclair de son propre génie et de son art compris et aimé par-delà et malgré les routines d’écoles, a créé dans l’architecture un ordre synthétique et moderne. Lui aussi, Albert Trachsel a dû remonter aux origines, s’y laissant guider par une magnification de plus en plus simplifiée du type humain dans le monument ; mais il n’a point perdu dans ce grand voyage le sens moderne, et son œuvre, avec une majesté immobile et d’une antiquité qui ne date de rien, immémoriale, garde l’élégance et, dirais-je, la rapidité d’une chose de ce temps. Voir debout ces monuments ne sera peut-être que l’espérance de cette génération. Qui dira : les temps sont venus ? Du moins en verrons-nous l’image réalisée103. Or, tous ces efforts qui correspondent si justement avec ses propres désirs, le Poëte les observe en tremblant. Vaguement pressent-il qu’une tâche énorme lui est incombée… Plus près, comme je l’ai déjà dit, que tout art de la source de tous les arts, qui est la Pensée, la Poésie ne pourrait concourir à une mêlée suprême de toutes les formes humaines de la Beauté, qu’à la condition de régner. Le théâtre, où sans doute, si cette civilisation ne s’effondre pas trop tôt, s’accomplira le rite de la Religion esthétique, appartient au Poëte d’abord. — Mais comment oser parler du théâtre ! Cet art, malgré le talent dont l’honorent les écrivains de qui je constatais104 les beaux efforts, est perdu. C’est à lui pourtant qu’est promise la Fête suprême Mais sans doute il faudra bien des révolutions pour que le miracle entrevu se réalise, pour que puisse être conclu le radieux syllogisme esthétique dont Wagner a seulement posé les claires prémisses. (Ces choses sont trop lointaines pour, qu’on en puisse traiter en ce livre nécessairement initial et général.) Du moins, pour se préparer à porter le formidable honneur futur, le Poëte se sent le devoir, d’accomplir en lui-même, en son art même une Synthèse comme symbolique de la Synthèse finale ordonnée par l’évolution de l’idée esthétique, — et s’étonne, et s’attriste que les conditions de sa vie dans le monde soient pires qu’en aucun temps. Je veux parler des conditions actuelles de la vie littéraire, matérielles et morales. On prétend, non sans apparence, qu’elles n’ont jamais été si douces : la chose dite littéraire est devenue sur le marché un article qui se vend et s’achète tout comme un autre article ; les éditeurs, les directeurs (journaux et théâtres) sont extraordinairement accueillants ; la ligne est presque partout bien payée… Enfin, à moins de folie ou de miracle, un homme de lettres, en ce temps, ne saurait mourir de faim. Voilà ce qu’on assure. Discuter tenterait l’imprudence ! — N’être pas trop explicite : L’idée seule de vendre la chose poétique répugne à l’honneur : point de vue archaïque et légendaire, ou qui passe pour tel dans l’opinion d’une société qui se croit libérale pour s’être réduite à sa médiocrité intime, qui se croit sensée pour avoir, au propre, perdu la tête. — Mais le fait même répugne à la logique depuis que c’est la rue du Sentier, en dernière analyse, qui est l’arbitre de l’art aussi bien que du commerce, depuis, en d’autres termes, que l’art est devenu un commerce. Qui paye veut être considéré, obéi, servi. Depuis que c’est la rue du Sentier qui paye, c’est la rue du Sentier qui prétend imposer son goût aux poëtes. Ils acceptent ?… N’y sont-ils pas contraints, sujets du roi Public ! Mais le goût du public, qu’est-ce que cela ? Où sont ses raisons profondes ? Stupre, lucre, sottise et versatilité le résument. — C’est pourquoi les Poëtes, qui ne sont pas tous millionnaires, s’ils ne consentent à jouer, pour attirer les passants, un rôle ignominieux de pantins ou de bêtes curieuses, doivent se résigner à des besognes secondaires, que rendent très difficiles les changements brusques du caprice des Gens, et qui sont moins avoisinantes à l’Art qu’à telle industrie d’élégante inutilité : notant de temps perdu pour le génie qui se déprave dans les vulgarités qu’il n’effleure pas impunément, pour l’œuvre qui n’aurait point trop de toute nos minutes, pour l’art, comme on dit, si long quand la vie…, etc… — Et c’est-à-dire que cette extrême douceur nouvelle de la vie littéraire n’est favorable qu’à la Médiocrité. Ne pas prendre pour un revirement vers l’Art vrai l’engoûment des chroniqueurs pour ce qu’ils appellent — et ce style est un avertissement assez éloquent déjà : — « la littérature d’avant-garde ». De ces chroniqueurs je ne veux mettre en question ni la compétence, ni la sincérité. Je crois seulement qu’ils ne peuvent dire ce qu’il faudrait, que leurs admirations font à des talents vrais des gloires factices. Combien préférable « l’obscurantisme » des anciens chroniqueurs, qui, faisant à des talents faux des gloires véritables, au moins ne touchaient à rien de ce qu’ils eussent profané ! Certaines louanges constatent et consacrent la nullité ; certaines injures sont ces fumées sans lesquelles il n’y a pas de feu. — Les chroniqueurs105 ont donné à la rue du Sentier le goût de l’extraordinaire, c’est bien dommage. Concurremment avec « l’avènement de la démocratie dans la littérature », ce goût de raffinement, d’élégance et de poétisme s’est corrompu piteusement. Il y a de la recherche dans presque tous les livres — j’entends les plus médiocres — qu’on publie depuis dix ans : et c’est triste ! Et c’est risible ! Chic de garnison, aristocratie de commis-voyageurs, habits de pages portés par des palefreniers, langage de salon parlé dans l’antichambre… L’atmosphère n’en est devenue que plus lourde aux poëtes qui parfois lèvent qu’ils vivent dans, un peuple de singes…
Formules nouvelles
« Il ne faut disséquer que les morts », dit A. de Vigny : des vivants une très initiale politesse nous avertit que nous ne devons estimer que les œuvres. Je ne parlerai pas plus particulièrement des Décadents ou des Symbolistes que d’autres artistes qui jamais ne jurèrent in verba magistri. Je ne parlerai que de ceux qui, sincèrement et pour leur propre compte, cherchent la Vérité Nouvelle. Je ne les nommerai pas tous, et je dis expressément ici que mon silence n’entraîne aucun mépris. Les énumérations complètes sont dans les répertoires. Et puis, plusieurs de ceux qui, par les dates, sont jeunes, ont, avec parfois beaucoup de talent, l’esprit plus ancien que la vie. — De plus, j’entends bien n’assigner point de rangs. — Enfin je n’indiquerai pas de préférences. Tous ceux que je nomme je leur fais honneur, comme j’estime qu’ils honorent, tous, ces pages. Dans leurs théories on verra s’épaissir ou s’évanouir les brouillards où dort l’aurore future, on constatera les effets, dans les Formules nouvelles, des causes recelées dans les Formules accomplies. — Résumant les théories, ne les discutant pas, n’exprimant que le moins possible une opinion sur la valeur des tentatives, je serai court. Quant à ma pensée personnelle, elle est dans les pages qui seront lues les dernières.
pour les lui dédier. N’est-ce pas cela ? Lisez :
Qui s’étonnera que ne soit le prêtre de ce maître-autel-là qui célèbre, fraternels, les éphèbes antiques
C’est surtout par les couleurs de son inspiration, par ce lyrisme mystique et sensuel qui, à ce degré, n’est que de ce siècle, que Laurent Tailhade nous appartient. Sa forme, lyrique essentiellement, je l’aime pour le respect gardé du Vers vivant dans son rhythme authentique, instant d’exaltation, flèche d’or, comme disait Glatigny. Pourtant, jamais interrompu, cet éternel vers lyrique fait un livre entier d’une lecture longue et qui fatalement sera morcelée autrement que n’ordonnerait l’unité de l’œuvre, parce qu’il y supprime, mille états, de repos ou d’attente, de transition, par quoi, s’ils étaient dits, l’exaltation s’imposerait sans cette fatigue, et la flèche d’or atteindrait plus sûrement à son but. Ces cérémonies religieuses elles-mêmes, que Tailhade a bien raison de tant aimer, procèdent, comme toutes choses humaines orientées vers le sacré, non par de tels perpétuels tensions de tout l’être, mais par des bonds successifs, par des mélanges rhythmiques de silences, de gestes et de paroles, et de celles-ci encore, les unes dites et les autres chantées : de telle sorte que le Ballet Mystique s’ordonne aux péripéties du Drame Mystique et, avec lui et ces silences, compose une œuvre de total effet, sans jamais de monotonie. Edmond Haraucourt, dans une forme corroborée déjà par des pages de Baudelaire et de M. Leconte de Lisle, dans un esprit dont les pensées ne sont point neuves, sans religion, mais par une manière triste et forte d’être mystique avec matérialité, d’avoir une claire conscience de son projet, une claire vision de son but et de ses chemins, confine au futur, sans en être, mais se ressent du passé surtout en ces points où, par l’usage et peut-être l’abus des facultés rationnelles, il pressentait l’instant actuel. Car et plus encore dans son roman110 que dans son livre de vers111, il avoue un retour, ce matérialiste, vers l’usage classique et spirituel de la pensée. Ce signe n’est pas indifférent, ni ne marque un suranné, puisque c’est par de telles reprises aux traditions que les générations obtiennent le droit des audaces. Haraucourt serait surtout un moraliste un peu empêché d’indiquer les fondements de sa morale. Mais c’est un prosateur très sûr et très robuste, qui sait bien la langue. Et si curieuse, chez lui qui se défendrait d’être un « suggestif » et briserait, s’il y touchait, les pointes des fines aiguilles, — cette défaite du sensualisme, butant comme un taureau à l’abîme du mysticisme, et même ! du mysticisme sentimental, pour avoir souhaité l’absolu physique ! Cet effet de cette cause retient le poëte dans la vigile triste. Un autre, moins spirituel, sans doute, en franchirait les bornes souvent, vers la joie des sensations. C’était le premier désir : la pensée du fini et sa tristesse sont intervenues et le poëte ne les a pas vaincues, enchaîné dans la méditation sempiternelle d’un sensualiste qu’un instant inoublié convainquit d’avoir une âme. Sentiments de maintenant, sinon de tout à l’heure, et qui appelaient ici Edmond Haraucourt. Jean Moréas est Grec. Cette origine explique beaucoup des particularités de son talent, et d’abord la première influence qu’il subit : Théophile Gautier, ce roi de l’Asie fastueuse. Moréas a presque toutes les qualités romantiques. Il n’a aucune des qualités classiques. C’est un peintre chantant. Il appartient à l’Art nouveau par ses dons admirables de formiste, son sentiment intense de musicien coloriste. S’il se risque dans la métaphysique, j’aime mieux que l’y suivre l’attendre chez lui, parmi les beaux gestes, rhythmés de belles chansons, de ses toutes vives imaginations moyen-âge, et s’il s’attriste je m’étonne, car je perçois dans ses sentiments moins d’importance que dans leurs somptueux vêtements de syllabes, — je m’étonne et je regrette que ces yeux enivrés par la joie des couleurs se croient obligés de pleurer. Au lieu de ces Syrtes inhospitaliers, comme dit l’épigraphe, de ces Cantilènes qui veulent languir et de toutes ces Funérailles, j’imagine que ce chanteur va me dire des vers de joie, de victoire et de fête et que j’y vais applaudir… Avec lui les points d’art formel importent surtout. Pour la langue, Moréas de plus en plus fréquente chez nos poëtes du xiiie et du xive siècles. Il a, entre Les Cantilènes et Les Iconostases, lié plus d’une gerbe de vieux mots nouveaux qui sont très précieux, qu’il prodigue : et pourquoi point ? Il est heureusement loin aujourd’hui des hiémales nuits que les gazetiers se jetaient les uns aux autres et de gazette à gazette, voilà des temps. — Les questions de rhythmes sont plus graves et c’est dans la richesse nouvelle des rhythmes que consiste l’originalité de l’œuvre de Moréas. Cette œuvre encore brève indique des transformations déjà bien nettes. L’influence de Gautier se rencontre avec celle de M. Verlaine et disparaît devant celle-ci, laquelle, ayant ouvert au jeune poëte une voie nouvelle, l’y laisse à mi-chemin s’en aller seul, plus loin. Le vers déniaisé — soit ! — par Victor Hugo, resserré par Gautier et les Parnassiens, sans perdre les libertés acquises. M. Verlaine l’affranchit des contraintes anciennes et nouvelles, mais sans lui faire perdre ses caractères essentiels de vers français : Moréas et d’autres poëtes de cette génération sont, à ce qu’ils croient, les dernières et logiques conséquences du principe verlainien, lequel donne à la prosodie, pour la rendre apte à l’expression de nuances dont jadis on ne s’embarrassait pas, des souplesses qu’elle ignorait alors112. Pour Moréas, les vers ne sont plus que notations musicales dont il tire d’admirables effets. Voyez cette strophe du poëme d’Agnès :
Que ce soit de la littérature, d’exquise musique peinte, qui le nie ? et plus que partout ailleurs je reconnais ici un très sûr instinct d’art synthétique. Comme la littérature vers la musique et la peinture, la prose va au vers et cherche à faire corps avec lui. Moréas l’a compris mais à coup sûr c’est la prose, avec lui, qui gagne. C’est elle encore qui dépouille cette chanson de quelques-unes de ses rimes, rhythmique purement.
D’ailleurs, comme il reconnaît, on vient de le voir, que les vers se combinent en strophes dont les libertés soient du moins soumises à la symétrie, Moréas garde le respect des poëmes à formes fixes, desquels le Moyen-Âge qu’il aime tant a fait un usage si charmant. Jules Laforgue est comme unique, non point dans cette génération, mais dans la littérature. Il semble avoir connu tous les désirs que de plus audacieux, de plus mal avisés, peut-être, tentent de réaliser et les avoir, lui, résolus en sourires excessifs qui feignent de se contenir, grands gestes arrêtés court, vers et proses dans un sérieux, plutôt qu’une gravité lyrique disant des choses folles, fines et profondes. Une âme blessée et très « polie » : ne pouvant se taire de chagrins cuisants, elle avait pris le parti de les offrir en gaîtés. Le poëte a pourtant des plaintes et des plus singulièrement stridentes :Il prendra sans doute
ou bien :
Mais il préfère, à l’ordinaire, et même s’il parle de lui-même, s’en tenir à cette ironie délicieuse qu’il a seul dans la poésie française, et qu’il a seul à ce degré de finesse, de pointe pénétrante, dans toutes les poésies. Cette ironie — qui se réduirait à cette double constatation : du sentiment précis que nous avons de l’insuffisance irrémédiable et parfaite des êtres à qui nous demandons le bonheur et de la sincérité pourtant invincible et non moins parfaite de notre insistance à le leur demander, — est le cri, lui-même conscient et se raillant, de cette maladie des modernes, la Conscience. Parfois, chez Laforgue, elle dépasse l’âme moderne et l’âme humaine, cette conscience toujours éveillée, elle devient la conscience immense et froide de la nature, l’universelle activité vitale qui se surveille accomplir son destin. C’est, dans les Moralités légendaires, ce chef-d’œuvre : Pan et la Syrinx. Mais bien entendu, ce n’est pas cette philosophie si simplement, — et la conscience aussi de la nature, symbolisant un cas très particulier d’âme en attente, se raillera d’être ce que cette âme pense de si philosophique :
Je ne vois pas de psychologie plus aiguë et plus poétique, à la fois spéciale et généralisée, que celle de ces Moralités légendaires, plus précieuses encore que les vers des Complaintes et de L’Imitation de Notre-Dame la Lune. — C’est un peu, sans doute, avoir pris les choses par leur aspect contradictoire, par leurs petitesses, et il n’y a rien d’aussi navré, navrant que cette bouffonnerie psychologique. Mais il ne faut en rien, pour apprécier Jules Laforgue, le considérer selon les règles ordinaires. Exceptionnel en tout, — aussi dans la forme de son art. — Lui encore en était arrivé à ne faire plus des vers qu’une notation musicale, lui encore avait ouvert les rimes à la prose dans ses Complaintes, où les libertés prises, singuliers rimant aux pluriels, e muets de plus ou de moins dans l’indifférence du nombre des syllabes, comme confirmaient l’accent de légèreté triste. — Moins qu’un autre convient-il de discuter ce Jeune mort, une des plus douloureuses pertes de cette génération frappée. Ce qu’il a fait, chanson qui vibre à l’écart ou fusinage caricatural d’essence si purement artistique, c’est l’œuvre d’un sceptique sentimental, non sans force, certes, mais sans la sage folie d’espérer : c’est comme le sourire de ce visage charmant que personne n’oubliera, ce sourire qui comprenait tout. Gustave Kahn, qu’il convient d’éloigner le moins possible de son ami perdu, est un des artistes les mieux informés de leur art, en ce temps. Celui-là, essentiellement, pratique un art symbolique et d’aspirations synthétiques. Le titre même du livre qu’il a publié, Les Palais nomades, est significatif à la fois du sens des pensées et des motifs de la forme du poëte. « Voix errantes » diraient à peu près ce qu’il entend par ces « Palais nomades ». Des accents de toutes parts s’élèvent, se rencontrant parfois dans, un unisson, voix plus souvent séparées, en de dolents caprices, en de capricieuses fatalités. Pour dire ces choses, il a choisi des airs, des phrases dans la musique des syllabes et, je crois bien, n’écoule ce qu’elles disent que dans ce qu’elles sonnent, fait pure abstraction de voir afin seulement d’ouïr. Et pour régler les directions de son « thème » et de ses variations, il n’a voulu que ses sentiments : d’où cette liberté, pour lui une loi, des vers qui jamais ne s’ordonnent entre eux selon leurs nombres appareillés, mais vont, d’allures apparemment aventureuses, vers de dix-sept et de deux syllabes à l’encontre, selon que le sentiment atteint une expansion ou rentre en soi. Encore une notation musicale au gré d’une psychologie passionnelle ; le vers et la prose se mesurent et se mêlent : peut-être la prose y gagne ; le vers y perd sans doute. Car, en ce désir légitime d’affranchir de toute injuste contrainte la forme poétique, assurément conviendrait-il de ne pas oublier qu’il y a des raisons naturelles à quelques-unes de ces lois, — non ! à une seule qui résume toutes les autres : le vers, émission unique d’un souffle humain, a pour bornes les bornes du souffle humain : ce qui se tient dans ces bornes est Vers, ce qui les dépasse est Prose. Ni les Grecs, ni les Latins, ni les Allemands n’ont jamais transgressé cette loi. Mais ce n’est point tant ici le résultat que le but de l’effort et ses causes qu’il faut apprécier. Gustave Kahn a compris que, pour les projets qui s’imposent, ni la prose seule, ni les vers seuls ne suffisent. Il les mêle ; c’est la loi du mélange qu’on peut critiquer, non pas le mélange même. Et il procède avec intelligence, combinant bien les faibles et les fortes ; seulement il se maintient trop dans l’atmosphère pure du lyrisme, où détonne cet accent de prose qu’il indique pourtant expressément par la suppression de la capitale initiale, mais qu’il semble, pourtant encore, démentir par cette autre suppression des détails de la ponctuation, comme voici :
Toute ma femme— Ô Syrinx ! Voyez et comprenez la Terre et la merveille de cette matinée et la circulation de la vie. Oh, vous là ! et moi, ici ! Oh, vous ! Oh, moi ! Tout est dans Tout !
Et encore, de cette même Nuit sur la lande :
Jean Moréas, grec ; Jules Laforgue, longtemps influencé par les poétiques anglaise et allemande ; Gustave Kahn, sémite : à ces origines étrangères j’attribue cet oubli du génie français, latin, qui, plus que tout autre, répugne à cet oubli systématique des lois naturelles. Louis Dumur, d’origine suisse et italienne, versifie suivant une poétique nouvelle, du moins renouvelée de poétiques étrangères — aussi — et classiques. Il indique son système dans l’avertissement des Lassitudes :Rien ne m’est plus que ta présence
Rien ne m’est plus que ta présence
« L’accent tonique, qui existe en français aussi bien que dans les autres langues, tombe sur la dernière syllabe des mots à terminaison masculine et sur la pénultième des mots à terminaison féminine :Jusqu’à présent, Louis Dumur garde la rime et souvent — comme on l’a vu par les exemples cités — donne à ses vers toniques l’apparence du vers nombré. Mais la rime disparaîtra sans doute et déjà l’alexandrin s’éclipse parfois :« Les mots qui ont plus de deux syllabes ont un second accent sur la première syllabe :« Les monosyllabes, théoriquement, sont accentués ; mais dans les phrases, ils forment des groupes où les accents se distribuent par l’importance des mots et par position, suivant l’instinct qui demande qu’autant que possible un accent ne soit pas directement précédé ou suivi d’un autre accent. Les monosyllabes, dans le vers, se conforment toujours au dessin rhythmique indiqué par les polysyllabes :« D’après cette conformité au dessin rhythmique et la règle des positions, il arrive qu’un mot de trois syllabes peut perdre l’accent de sa première syllabe :qu’un mot de plus de trois syllabes peut transposer l’accent de sa première syllabe :qu’un mot de plus de quatre syllabes peut prendre un troisième accent :« La cadence par l’accent tonique adoptée, je m’en sers pour former des pieds — à l’exemple de l’anglais, de l’allemand, du russe — et en particulier des pieds iambiques et anapestiques, les plus appropriés au français.est un hexapode iambique.sont deux tétrapodes ïambiques.est un tétrapode anapestique. »
Sans accorder ni refuser au système de Louis Dumur plus ni moins de confiance qu’aux autres poétiques nouvelles dont la nouveauté consiste à démembrer le vieux vers français, je constate son effort et je l’inscris comme un des signes les plus nets qui marquent le désir d’une Nouveauté, en effet, dont l’avènement plane autour de nous. Louis Dumur a écrit un roman de psychologie, Albert, « très moderne », d’un moraliste triste à qui tout manque de ce qu’on nomme Bonheur, pour trop de désirs en des jours, dans un monde trop réduits. René Ghil, lui, quoique étranger encore114, s’en tient à l’ancienne prosodie, parce que M. Mallarmé s’y tient aussi. Mais René Ghil se revanche de cette simplicité en écrivant obscur parce que M. Mallarmé a dit que la clarté est une grâce secondaire. René Ghil, en effet, a passé, passe encore auprès des mal-informés, pour l’officiel disciple de M. Mallarmé. Mais ce poëte n’a pas ouvert d’école. Tous un peu sommes nous les sujets de sa pensée, personne ne l’a plus imprudemment interprétée que René Ghil. À celui-ci exceptionnellement soyons sévère, car il a fait tout ce qui était en lui pour compromettre l’art qu’il croyait servir. Il fut sincère, on n’en doit point douter, mais il fut trop hâtif, ambitieux d’un titre et de ce bruit des journaux où le talent court des risques. D’ailleurs, je sais de lui, dans ses Légendes d’âme et de sang, de beaux vers, tel celui-ci :
Et, pour préciser, les imprudences de René Ghil avaient leur cause dans un sentiment confus mais très vif du véritable avenir. Encore une fois il pécha par trop de hâte et un peu de chanceuse jeunesse.
Constatant les souverainetés les Harpes sont blanches ; et bleus sont les Violons mollis souvent d’une phosphorescence pour surmener les paroxysmes ; en la plénitude des Ovations les cuivres sont rouges ; les Flûtes, jaunes, qui modulent l’ingénu s’étonnant de la lueur des lèvres ; et, sourdeur de la Terre et des Chairs, synthèse simplement des seuls instruments simples, les Orgues toutes noires plangorent115… »Etc. ! René Ghil a eu le tort, surtout, de prendre au sens littéral, un peu naïvement, le sonnet des Voyelles d’Arthur Rimbaud. Tous les journalistes ont fait de même, et que de « gorges chaudes » ! comme on dauba sur le grand poëte :
et les journalistes ne soupçonnaient point de quel rire énorme eût ri l’absent s’il les eût entendus ! Car ces bonnes gens donnaient de tout leur cœur dans le panneau qu’avait pensé à leur préparer — un jour de gaîté — le pince-sans-rire qui ne dormait pas toujours au fond du génial poëte. — Non pas qu’en effet les sons (puisque toute la nature lui est soumise) échappent aux prises d’une loi de coloration, sons et couleurs n’étant qu’une double et symétrique émanation de la lumière ; mais cette loi, sans rien d’absolu, est nécessairement individuelle : en sorte que le seul sens réel du sonnet célèbre est en une manifestation d’Arthur Rimbaud par la sorte spéciale dont cette loi s’empruntait de ce tempérament. Rien de plaisant dès lors comme de voir René Ghil discuter en ce document personnel l’affirmation d’une vérité en soi, y relever des erreurs, préférer l’I bleu, l’O rouge, l’U jaune, puis substituer aux couleurs les instruments musicaux tels qu’il vient de les colorer :
« A, les orgues ; E, les harpes ; I, les violons ; O, les cuivres ; U, les flûtes. »Charles Vignier, Mathias Morhardt : tous deux Suisses, tous deux ont donné, très jeunes, des essais d’une poésie personnelle, plus spirituelle et musicale le premier, plus sentimentale et picturale le second. Vignier est un des artistes doués du sentiment le plus aristocratique de l’art que je sache.
Sans l’avoir prouvé par des œuvres — car ses vers, ainsi que l’avoue leur titre, ne sont guère qu’admirables pastiches — il sait. Peut-être a-t-il reculé devant les grands sacrifices qu’exige, de quiconque ose l’affronter, le Haut Rite. Mais de quel droit faire une supposition telle ? Ou si c’est de voir un artiste digne de son art être, hélas ! absorbé par le journalisme, qui permettrait de souhaiter — si peu nombreux sommes-nous qui sachions ! — que l’artiste pût recouvrer la liberté ? — Voici, d’un accent qu’il a seul, de naïveté fausse, de jovialité pointue, quelques vers encore de Vignier : peut-être serait-ce devenu ceci, à cette heure, les « adieux » lyriques et romantiques des poëtes « à la lyre » :
Mathias Morhardt aussi est une âme de poëte emprisonnée dans les besognes du journalisme. Il a fait de très beaux vers, d’une étrange et métallique solidité, vers bardés de grands mots inflexibles, adverbes et verbes préférés, qui prêtent à la page de vers une attitude roide qui est un caractère. C’est un platonicien très entêté, — ainsi qu’il faut. De lui cette superbe phrase rhythmée :
Là-bas c’est trop loin
Sois Edmond AboutSois un marabout
C’est la nature, en moi, qui passe et moi qui reste117 !et c’est aussi un sentimental, non pas tant délicat que sincère, pénétrant, ému. — Quant à la forme des vers, il s’en tient, à peu près, aux premières libertés des pluriels rimant aux singuliers et garde le sens et l’amour du grand alexandrin, tels :
Son idéal : une puissante pensée centrale rayonnant en des expressions de sensualité sentimentalisée : idéal synthétique. Ernest Jaubert est un très probant exemple de la marche qu’ont dû suivre bien des poëtes, en ce temps. Influencé d’abord par des écrivains de la génération qui nous précède, à peine eut-il aperçu l’idéal nouveau, il y vint, naturellement et nécessairement. Et maintenant, comme tous les artistes significatifs de cette heure, le désir de tout dire l’a dissuadé de rien préciser, de rien trop détailler, pour la gloire de l’effet total à suggérer, de laisser les choses s’envaguer doucement, d’indiquer l’idée par l’émotion picturale et musicale des sentiments et des sensations. Mais il est resté fidèle au bon rhythme ancien, seulement délivré des entraves inutiles, dangereuses au symbole. Si ce poëte n’a pas de sensualité, — peut-être, sans doute, — il ne manque ni d’intelligence, ni d’imagination :
Louis Le Cardonnel est, peut-on croire, perdu pour la Poésie. Ce poëte s’est fait prêtre. Fallait-il que la preuve fût ainsi donnée de la sincérité du mysticisme de la jeune Littérature ? Le futur dira comme l’Église saura glorifier sa propre vitalité ou témoignera de sa mort, en laissant le poëte très pur, qui ne peut être effacé déjà dans le très pieux lévite, authentiquer sa foi par l’art inoublié, — ou en éteignant l’art et l’artiste. — À titre donc au moins de souvenir du poëte qu’il aurait été, j’inscris ici ces vers de Louis Le Cardonnel :
LE RÊVE DE LA REINEÉdouard Dubus, qui tenta d’être naturaliste, précis et anecdotique, bien qu’il fut poëte, est bien vile devenu idéaliste, parce qu’il est poëte. Son chant est triste, comme d’un bon vivant qui se surprend, en plein rêve, à regretter, naïf et vrai, que telle ne soit point la vie. Mais ! c’est le rêve qui est la vie, et ton rêve est joyeux si tu sais vouloir ! — De cette actuelle période, comme transitoire, cette fleur de deuil :Et faire étinceler enfin la somnolence
Jean Court.
À coup sûr, l’art de ces vers n’est pas encore maîtrisé : non moins évidemment le très jeune homme qui les a faits est un poëte et je salue avec joie cette allégorie ancienne de l’Art comparé à un temple, qui resterait une « allégorie ancienne » si elle n’avait été inspirée au poëte par le pressentiment de la grande réalité religieuse et moderne de la Beauté en soi. — Sens du mystère, mystique désir de l’absolu, il ne peut manquer guère que peu de choses au poëte qui a tout cela. Fernand Mazade appelle les mêmes observations : pour preuve cet « Hamlet » :
Henri de Régnier reflète en des grâces lyriques, en des gestes de jeunesse puissante et qui, parfois, se veut laisser croire lasse, tous les désirs d’art de ce temps, — les reflète sans tous expressément les réaliser. Avec une sorte de hautaine indifférence à tout ce qui n’est pas le Chant, sans avoir destiné de monument, il cueille comme d’harmonieuses fleurs ses pensées et ses sentiments les plus beaux, les plus dignes de la gloire des vers. Ses vers, très jeunes et très savants, ont, comme je le disais des vers de Laurent Tailhade, une continuité lyrique dangereuse pour la suite du livre et chacun d’eux plutôt existe en soi que dans la société des strophes et des odes. Mais le mysticisme de ce poëte a dépassé les évangiles et ne s’inspire qu’aux sources mêmes des passions et des rêves de l’âme humaine éparse, quand il lui plaît, à travers la nature. — Le vers, qui, celui-là encore ! reste le Vers, est pourtant un des plus personnels qu’on ait écrits. D’une souplesse noble, par sa propre mélodie évocateur de toutes choses lointaines et charmantes, avec de très obstinées préférences de mots — H. de Régnier ne saurait écrire trente vers sans employer une fois au moins ce mot, d’ailleurs éblouissant comme le métal lui-même : or —, avec des langueurs interrompues par des violences reposées par des fluidités, ce vers a la jeunesse et garde la tradition :N’avez-vous pas offert à sa mélancolie
Et ces premiers vers d’un Prélude :
Albert Jhouney, par la nature de son esprit orienté aux seules réalités absolues, est à merveille le Poëte pour qui la Beauté ne ressort que de la Vérité. C’est un mystique, certes, et c’est même l’adepte des Très Hautes Sciences qu’une triste mode est de railler sans les connaître. En elles, Jhouney trouva la certitude et la paix que tant d’autres cherchent vainement ailleurs. Aux origines de toute pensée moderne, dans les ténèbres striées des seules vraies clartés, dans les doctrines des Sages très anciens, Albert Jhouney a cherché122 la Sagesse et la Lumière, dans le plus certain reflet d’Absolu qui ait vivifié la pâle conscience des hommes, dans l’immémoriale philosophie des Initiés. Au foyer de ces vérités, ce poëte très obscur, mais qui est de ceux dont parle M. Villiers de l’Isle-Adam, de ceux qui portent dans leur poitrine leur propre gloire, a puisé des beautés très nouvelles et très lumineuses. — Occultistes et Mages raille qui voudra ! Devant la Foi, la moquerie est l’attitude naturelle du Doute qui ne consent pas à mourir ; mais cette raillerie a toujours un arrière-accent de plainte, c’est le sanglot qui croit se cacher dans un rictus : l’humanité n’en sanglote pas moins vraiment, la portion innombrable et lâche d’humanité qui ne veut plus entendre parler de l’Absolu dont elle a démérité. C’est pourquoi elle sera sourde aux vrais poëtes, car c’est d’Absolu que tous lui parleront, car c’est vers l’Absolu qu’ils tendent tous. Absolu dans la Pensée, Absolu dans la Fiction, Absolu dans l’Expression. Cette Trinité radieuse, je le sais bien que nul ne la possédera dans l’adéquat. C’est pourtant l’héritage naturel de l’Homme tel qu’il devrait être. Au moins, que quelques-uns attestent qu’ils ne se consolent pas d’avoir été dépossédés. — Cette belle lamentation des poëtes, ces veilleurs dans la nuit du monde ! entraîne la condamnation de ce monde endormi. Et il ne se méprend point : il répond par les protestations inoffensives d’un mépris qui voudrait nous atteindre, — mais les choses pesantes ne peuvent d’elles-mêmes monter. Au fond, les gens ne sont point si rassurés ; confusément, ils comprennent que l’œuvre de l’Esprit Solitaire qui seul mérite la dignité humaine, tandis que les gens rivalisent de sottise et de brutalité, ils comprennent que l’œuvre et l’âme du Poëte sont, pour la société telle qu’elle s’est voulue, un danger social : que si le génie parvenait à sa propre et parfaite réalisation, c’est-à-dire à son propre avènement dans l’Absolu, cette étreinte d’un Homme et de Dieu enivrerait tout le reste des hommes du dégoût de vivre hors Dieu et que ce serait la chute des apparences dans le Réel. — C’est ce qu’a merveilleusement dit Albert Jhouney, dans un poëme que je voudrais pouvoir citer tout entier. C’est comme une harmonieuse paraphrase de certaines lignes de Séraphîta. L’âme humaine, la Reine, éprise d’Absolu, laisse chuchoter à ses oreilles les tentateurs vers tous les plaisirs relatifs ; les Archanges, les Chevaliers, les Rois, les Savants, les Poëtes, les Démons ont supplié, la Reine ne les a pas entendus. Le Mage même,
La mémoire d’alors et de tous les jadis
celui qui possède les secrets du ciel et de l’enfer, mais qui les confond dans l’égoïsme d’un orgueil où l’Enfer prévaut, le Mage lui a murmuré :
Mais l’Elohim ne se dévoile pas, la Reine va mourir.
et elle s’éteint,
Mais sa mort a détruit la vie même des indifférents, sa mort abîme le monde en Dieu :
Recommence toujours le même avortement
Sous la coruscation du soleil augustal, la grand’route où seulement geignaient des bruits doux de roues lentes, se lignait crue parmi les verdures éteintes de la plaine, et telle une infinie longe de fer candéfiée. Mais, aux approches de Ferralzan-l’Arvieu, comme si, là, on achevât de la river au sol, elle cliquetait ainsi que sous un martelage et se diffusait de par l’ascension de poussières denses. C’était que l’allure des chariots, portant à la foire les vignerons des Pays-Bas, soudainement changeait. Vaniteux d’arriver bon train, avec des vitesses de voitures, et sans que les bêtes eussent le poil mouillé, les conducteurs, des jeunes gens, la plupart, attendaient d’être en vue du champ de foire pour lever les guides et toucher des perpignans : stimulations auxquelles les lourds chevaux de labour, que le trot incommode, répondaient par d’impétueuses galopades ; et, — faisant tressauter les chaises des femmes assises entre les housses ; secouant les roues, la chambrière, la mécanique, tous les bois mobilisables des véhicules ; agitant les sonnettes et les fers des harnachements ; battant la chaussée de la tombée rhythmique des sabots, — ils se déchaînaient à l’aveugle sur le vide, dans les folies furieuses d’une charge…Il n’est d’ailleurs que juste d’ajouter, que, pour l’auteur de ces livres de style et d’observation, ils ne sont qu’œuvres secondaires, études faites, avances prises, pour l’ensemble à peindre, dans les quelques définitives pages d’un seul volume, de la société moderne. J.-H. Rosny est aussi préoccupé de sociologie et de socialisme : c’est de plus un savant et le savant se réunit en lui au socialiste par un mysticisme qui n’a rien de métaphysique.
« Le mysticisme moderne est socialiste ou scientifique », écrit-il en exergue à des psaumes qui célèbrent l’universelle
« symphonie ontologique », — et le mysticisme de J.-H. Rosny est à la fois scientifique et socialiste. Disons tout de suite ce qui, dans ses livres, semble la dommageable part d’un dessein arbitraire où l’art serait, en principe, étranger. — L’écriture est pédantesque. Tant de mots grecs, latins ! Tant d’emprunts à la physiologie et à la chimie pour des comparaisons qui ne suscitent point d’images ! On s’étonne que le style reste, bien souvent, neuf, léger, là du moins où l’auteur oublie la terminologie des laboratoires, mais on n’en regrette que davantage tous ces inutiles frais d’érudition. — La vie des personnages est incomplète : ce sont des sensitifs qui n’auraient point de cerveau, et l’écrivain, trop uniquement savant, semble expérimenter sur des « sujets » fabriqués selon les plus récentes recettes de la science. — Enfin, dans des compositions lourdes, longues, sans concentration, quel excès de sombres histoires et de rencontres funestes ! Quelle noire prédilection, et combien violemment contentée, pour le malheur ! — Ces réserves faites, J.-H. Rosny est un puissant évocateur. Ses abus mêmes de science sont le tort d’un grand mérite, d’un très intense sentiment, de l’une des principales directions de la pensée humaine, de la première des conditions fondamentales de l’art moderne : l’alliance du sens religieux et du sens scientifique. C’est pourquoi ce savant est mystique. Je crois que, n’était le socialisme, cette double impulsion — scientifique et mystique — conduirait ce poëte à dégager ses fictions de l’heure immédiate et vérifiable. On peut craindre que la presque constante préoccupation sociale le retienne dans une formule un peu surannée de roman. Toujours y sera-t-il d’une incontestable originalité ; dès aujourd’hui, c’est le plus suggestif analyste de l’influence des phénomènes naturels sur l’organisme humain.
« Francis Poictevin est un paysagiste comme Corot, un peintre de la mer et de la plante comme il n’y en eut pas, un prestigieux aquafortiste, connaissant les calmes morts de la lumière. L’âme et la chair humaine paraissent lui échapper124. »Aussi sa pensée s’écarte-t-elle des êtres avec un étonnement tremblant et presque voudrait disparaître pour ne point gêner l’expert analyste de ses propres sentiments transposés en des choses de nature, les arbres, les pierres, l’eau. Mais l’analyse, par d’étranges prestiges de justesse et d’acuité, parvient à se dépasser elle-même, en quelques lignes évoque la vie complète, la secrète vie qui rêve dans les hêtres, dans les gouttes d’eau, et dans l’au-delà de l’infinitésimal. Et parfois l’analyse, soutenue par l’extraordinaire vision d’un poëte-peintre, ose s’en prendre aux figures humaines à travers le génie d’un Primitif ou de Gustave Moreau, — plus souvent recherche, dans le passé, des souvenirs, — jeunesse, adolescence, enfance, — et restitue alors l’ancien visage, dans cette hésitation délicieuse de la lumière au commencement du jour, alors que les choses sont nettes déjà, mais gardent une fraîche possibilité d’être autre chose. Plus volontiers encore suivrai-je l’artiste, pour qui le mot « délicatesse » ne serait qu’une caractéristique par trop initiale, en de frêles notations d’insaisissable comme voici :
Le bleu va, — sans plus de passion, — de l’amour à la mort, ou mieux il est d’extrémité perdue. Du bleu-turquoise au bleu-indigo, l’on passe des pudiques effluences aux ravages finals. Nativités et détresses, si vraies qu’elles sont réduites à se taire125.ou encore :
Il me semble sentir, entre mon âme et l’au-delà convoité, je ne sais quelle tapisserie indiciblement légère qui pourtant sépare. Derrière elle, je devine des mondes d’une nouveauté éternelle, car à des moments elle remue inquiétante et délicieuse, sous des souffles de par là-bas et les figures indécises de cette tapisserie point faite de main d’hommes, telles un peu que d’antiques souvenances, s’entendent alors avec les lents mouvements arabesques du tissu où couve et d’où s’échappe comme un relent d’ineffable.C’est surtout en de tels pleins et brefs poëmes en prose que l’analyste cède à un poëte plus complet, mieux armé, et comme le mystique s’y révèle, le métaphysicien s’y laisserait entrevoir. Ainsi les livres de Francis Poictevin, avec leur délice de suggestions et des beautés neuves, ne livrent pourtant que mal, qu’imparfaitement du moins, le réel vouloir esthétique du poëte. L’art qu’il voudrait de nuance et d’universalité tout à la fois, n’y donne guère que ses nuances. Est-ce de courage que manque cet artiste, lui qui connaît à merveille quelle œuvre est à faire ? On ne doit point le penser, maison peut craindre l’excès des scrupules. D’ailleurs, cet universel, cette fiction qui fait défaut, autour de quoi si délicieusement flotteraient et se dérouleraient, dans les limites d’une principale et grandissante unité, les mille détails reflétés de l’Idée, cette fiction existe peut-être comme fictivement. Ne se forme-t-elle pas dans le souvenir du lecteur des Paysages et des Songes et ne serait-ce pas ce visage humain qui n’est jamais dit, la réalité de l’âme qui ne s’avoue que par ses extrémités ? — Au souvenir les livres de Francis Poictevin apparaîtraient : une antique chasuble très précieuse, mais d’un si long temps que le tissu principal et grossier, usé, fusé sous la cassure des ornements métalliques, seulement par places conservés, ne subsisterait plus qu’ainsi que de très légers fils et qu’il ne faut pas toucher, crainte de les rompre. — Peut-être Poictevin souffre de ne point posséder le Vers : et comme le Vers splendide relierait fortement ces proses dénouées ! Comme il ferait que ce recul d’inachevé, que l’écrivain très justement exige de son œuvre, ne fût point cette désordonnance des notes ajoutées ! — Ce sentiment de lui sur les compositions :
« Révélé à la dernière page, mais révélé en un prolongement, tout doit moins être dit qu’indiqué en une indicible réticence. Et ainsi cette réticence, cette sous-entente, ce dernier aveu caché, que devra deviner, dans son âme, le lecteur rare, voilà le sceau de l’œuvre. »Adrien Remacle, en allant au fond du problème humain, a rencontré un de ces mystères de naturelle surnaturalité qui semblent être les seuls sujets, désormais, permis au romancier en chemin vers l’Intégral et, pour informer ce cas extraordinaire de la vie ordinaire, l’écrivain a été nécessairement induit, n’ayant pas le vers, à varier son style en sorte que l’illusion d’un rhythme soit procurée par le mélange du poëme en prose et de la prose d’analyse. C’est126 la résultante d’une double filiation paternelle par l’adultère127. Du mari de sa mère l’enfant hérite une violente force impulsive d’amativité qui paralyse la spiritualité héritée de l’amant. L’enfant, devenu un peintre, reste enfant toute sa vie : ses tendances vers l’absolu du Beau et vers l’absolu de l’amour sont l’une par l’autre rendues insuffisantes. Il a des ferveurs cordiales excessives ; heureux, souffre d’inapaisables soifs de féminin ; malheureux, tend à l’irréductible abstraction de l’amour divin, puis s’exalte jusqu’à l’impossible en son art, puis tombe aux méfiances les plus grossières, à des bassesses banales. En une femme aimée il essaie de fondre les deux mystères, le féminin et le beau, la chaleur et la lumière. Mais cette femme n’est qu’une âme absente, n’existe qu’ainsi qu’un reflet, et l’artiste s’épuise à lui inventer une réalité, lui, lui-même si chimérique et sans cesse rejeté de l’une à l’autre des extrémités de la vie spirituelle et sentimentale. Et l’œuvre, sans conclusion, comme il était fatal, laisse cette âme dans ce purgatoire intérieur et sans espérance : le doute de soi et le doute de l’être aimé. Et l’artiste reste nu sous le grand vent des forces naturelles, ignorant si ce souffle vient de l’espace vide ou d’un lumineux esprit de vie ; seul au milieu des formes qu’il suppose tour-à-tour de vaines illusions ou les révélations lointaines de l’infini : Ce poëme en prose :
Le Poëte s’en va sur le chemin, sans se mêler aux groupes, en des âges devant, pour des âges derrière les hommes qui marchent. Il est enfant, homme, vieillard, mais toujours jeune et beau. Il va devant lui, croyant entrevoir, chaque heure, à travers les brouillards du matin, au-delà des soleils du jour, au-dessus des nuées du soir, émergeant des opaques nuits, bleues sous les lunes sereines, les coupoles étincelantes de la Cité du Rêve. Et il chante cette Cité, et il marche. Il aperçoit, au loin des montagnes bleues et roses, des ciels d’ors pourpres aux immenses déchirures éclatantes, auréolés de villes confuses scintillant en les sombres reculées : derrière ces monts, sous les cieux, c’est le vaste portique de la Cité. Et il chante cette Cité, et il marche. Les fleuves et la mer découvrent devant lui les profondeurs vertes, les abîmes bleus, les reflets inconnus des grandeurs du passé, les mirages prophètes des futurs monuments : ce ne sont que les approches et les présages des magnificences de la Cité. Et il chante cette Cité, et il marche au bord des eaux. La guerre est hurlante dans les plaines, autour des monts. Il s’arrête et la contemple, il écoute les stridences des épées, les tonnerres du fer. Il frémit : ces hommes doivent combattre pour la Cité. Et il chante cette Cité, et il marche avec les hommes. Quand les troupes guerrières se sont tues, il passe dans les jardins en paix, les jeunes femmes l’admirent, le suivent : il porte un nimbe d’or, ses paroles exhalent un inconnu parfum, la brise en ses cheveux fait une harmonie. Il s’arrête : voici des transfuges de la cité. Il leur demande sa route, les chante et marche. Quand le Poëte a longtemps marché, il est las de la route. Il rencontre une femme blanche, il la reconnaît. Elle s’avance vers lui : c’est elle qui va me conduire en la Cité. Et il chante la Cité et s’endort dans le Rêve.Édouard Dujardin étudia d’abord128 des cas très singuliers d’extrémités vitales. Le style, pour des simplifications qui comportent de regrettables dépravations de la langue traditionnelle, avait toutefois comme le prix d’une spéciale enveloppe de ces choses spéciales. Puis, dans l’espoir double de réaliser le vrai réalisme, et d’accomplir la loi wagnérienne de ressentir dans leur totalité les sentiments à informer esthétiquement, Édouard Dujardin écrivit cet étonnant ouvrage, Les lauriers sont coupés, où il voulut noter, exactement et minutieusement, tous les faits, gestes, paroles, pensées, sentiments et sensations d’un personnage précisé durant un temps donné. Ce travail, qui n’est pas littéraire, est en outre impossible. Édouard Dujardin est parvenu pourtant à un à peu près d’où résulte, par malheur, un pesant ennui. — Mais ce romancier, devenu poëte pour les étrennes de 1888, a eu l’intuition — qui l’eût fixé dans le chapitre des poëtes s’il n’avait écrit jusqu’alors seulement en prose — de mélanger les vers et la prose en un poëme Pour la Vierge du roc ardent. Vraiment une intuition ou si ce n’est, plutôt, qu’un hasard ? Car, à dire vrai, ce poëme, quant à sa valeur et pris en soi, pourrait sembler d’inutile exécution. Il n’en faut pas moins noter, pour être très juste, qu’Édouard Dujardin aura le premier tenté la réunion des deux formes littéraires : que si sa prose manque de solidité et son vers de poésie, ses intentions restent louables. Maurice Barrès a le sentiment des actuelles nécessités esthétiques foncières, formelles ; synthétiques et mystiques ; étrangères aux accidents et retranchant l’art le plus près possible de la pensée, dans l’Âme même où, si le poëte l’avait voulu, trouverait aussi son asile le symbolique décor exigé par la Fiction. Ainsi procède-t-il, dans son livre129 de successifs états d’âme d’abord précisés par ce qu’il désigne des concordances, puis suggérés par les rêves de son personnage.
Chaque vision qu’il eut de l’univers, avec les images intermédiaires et son atmosphère, se résumant en un épisode caractéristique ; — les scènes premières, vagues et un peu abstraites pour respecter l’effacement du souvenir et parce qu’elles sont d’une minorité défiante et qui poussa tout au rêve ; — de petits traits choisis, plus abondants à mesure qu’on approche de l’instant où nous écrivons ; — enfin, dans une soirée minutieuse, cet analyste s’abandonnant à la bohème de son esprit et de son cœur.Voilà le projet du roman psychologique. C’est à peu près l’œuvre réalisée. Les défauts sont d’un Stendhal diminué de connaître ce qui lui manque. Il lui manque d’avoir l’esprit libéré de toute opinion critique par précisément encore davantage d’esprit critique, il lui manque d’ignorer le prix d’une sensibilité si rare, — la sienne. Car je ne prie point cet écrivain, à cette date, d’avoir de l’inconscience ; mais j’espère qu’une conscience par l’intensité même peut parvenir à oublier qu’elle regarde, à ne plus voir que l’objet regardé, entre elle et lui à supprimer l’échafaudage des procédés et cette attitude fate, à supprimer le geste du dandy qui ment, en somme, à ce cœur vrai, à ce cœur sincèrement artificieux et qui fait peut-être semblant d’avoir honte d’être un cœur. — Barrès a surtout le tort de soumettre cet art presque définitif aux entraînements inférieurs de la psychologie laissée maîtresse. Il n’est pas allé jusqu’à la Fiction. Il a décidé trop tôt que le moment fût venu d’écrire. Pourtant quelle écriture d’élégance parfaite ! Quelques lignes :
Porté sur ce fleuve énorme de pensées qui coule resserré entre le coucher du soleil et l’aube, il lui semblait que, désormais débordant cet étroit canal d’une nuit, le fleuve allait se répandre et l’emporter lui-même sur tout le champ de la vie. Délices de comprendre, de se développer, de vibrer, de faire l’harmonie entre soi et le monde, de se remplir d’images indéfinies et profondes ! beaux yeux qu’on voit au-dedans de soi pleins de passions, de science et d’ironie, et qui nous grisent en se défendant, et qui de leur secret disent seulement : « Nous sommes de la même race que toi, ardents et découragés »À cet artiste rien ne manque tant que la foi : et, comme un symbole, la forme aussi de la foi fait défaut : le Vers. Jean Jullien (Trouble-Cœur), sans peut-être assez de parti-pris esthétique, nous apporte pourtant un précieux témoignage par son instinctif retour aux primitifs. — Henri d’Argis (Sodome), qui a eu le tort de donner à son premier livre, pour le faire lire, un titre d’ailleurs faux, (mais il n’écrira pas Gomorrhe), flotte entre l’art, franchement symbolique et l’écriture documentée, mérite de comprendre que celle-ci n’est qu’un chemin vers celui-là. — Paul Margueritte, parmi plusieurs ouvrages de mérites divers, reste l’auteur de Tous quatre, un des meilleurs livres de cette génération, un de ceux qui atteste le plus d’aiguë intelligence des dures et nouvelles conditions psychologiques de la production littéraire… Mais je borne ici cette revue des jeunes écrivains. Sous tant d’apparences diverses, ils se reconnaissent entre eux à quelqu’un de ces signes — et plusieurs les ont tous : — mysticisme, synthèse des pensées ou de l’expression, influence scientifique et son alliance avec le sentiment religieux, affranchissement de la forme orientée vers des effets plus intenses par des moyens plus rares, symbolisme, retour aux origines. — Je n’ajouterais rien en montrant comment, auprès de ces poëtes et de ces artistes qui veulent et qui cherchent, d’autres jeunes qui sont bien vieux, refont servilement la tâche du passé. Je n’ajouterais rien en comptant les anneaux de la queue du naturalisme, rien en dénombrant les imitateurs des derniers Parnassiens, rien en dressant la liste des nouveaux romanciers qui travaillent pour les salons : enfin je puis croire qu’entre ces diverses catégories d’inutiles et les poëtes et les romanciers dont je viens d’indiquer l’œuvre et les croyances, on n’hésitera guère à convenir avec moi de quel côté est l’Avenir.
Commentaires d’un Livre futur
« … Dans l’abstraction, le rêve et le symbole. »
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* *
Donc, ton devoir, Poëte, et ton droit ne font qu’un : intrangressible, imprescriptible.
C’est ta propre joie (et, par ainsi, tu symbolises à miracle les devoirs et les droits de
tout homme, lesquels sont d’être heureux…). Oui, te contenter, tirer de toi le livre que
tu voudrais lire, où s’épanouirait ton cœur, où s’accomplirait ton esprit : ta propre
joie. Mais n’oublie pas, puisque tu te sers d’un instrument d’artifice à récréer la
nature, — d’artifice, c’est-à-dire d’intelligence, — que tu es obligé à la noblesse
intellectuelle et que ta joie doit être cérébrale. Sinon, combien mieux que toute œuvre
d’art te conviendrait n’importe quelle fraîcheur de bain de chair jeune ou quelle
frivolité d’alcool ou de venaison ! et pourtant tes sensualités elles-mêmes doivent être
satisfaites par l’œuvre de ton art, nulle de tes actions ne pouvant avoir lieu que par le
concours de toutes les puissances de ton essence : tout réside en la couleur de
l’atmosphère où cette tienne essence, d’où qu’elle vienne, choisit sa patrie.
Sois le mineur et l’orfèvre de ton or.
Avant de feindre et d’écrire, avant d’exercer ton imagination et ton sens esthétique,
sache où te prendre dans ta raison ; pense avant de chanter, que ta beauté soit le voile
splendide de ta vérité. Et ta pensée, garde-toi de la jamais nettement dire. Qu’en des
jeux de lumière et d’ombre elle semble toujours se livrer et s’échappe sans cesse
— agrandissant de tels écarts l’esprit émerveillé d’un lecteur, comme il doit être,
attentif et soumis — jusqu’au point final où elle éclatera magnifiquement en se réservant,
toutefois et encore, le nimbe subtil d’une équivoque féconde, afin que les esprits qui
t’ont suivi soient récompensés de leurs peines par la joie tremblante d’une découverte
qu’ils croiraient faire, avec l’illusoire espérance d’une certitude qui ne sera jamais et
la réalité d’un doute
délicieux. Ainsi sauvegardé par cette initiale prudence
d’éviter la précision, tu iras, Poëte, par tes propres intuitions restées indépendantes,
plus loin dans les voies mêmes purement rationnelles que les plus méthodiques philosophes,
et la plume te deviendra talisman d’invention de vérité. Qu’alors on te reproche d’être
obscur et compliqué, réponds : que les mots sont les vêtements de la pensée et que tous
les vêtements voilent ; que plus une pensée est grande et plus il la faut voiler, comme on
enveloppe de verre les flammes des flambeaux et des soleils, mais que le voile ne cache un
peu que pour permettre de voir davantage et plus sûrement.
Ne pas finir. Cette loi, en effet, suprême de l’Art, des meilleurs l’ont ignorée :
Chateaubriand, Flaubert, M. Leconte de Lisle. Sainte-Beuve l’a connue.
Ce reproche d’obscurité adressé aux nouveaux poëtes n’est qu’une vile impertinence
qu’éviterait aux gens plus de fidélité aux simples lois de la civilité puérile. En visite
chez quelqu’un, lui parlant et l’écoutant, ne devez-vous pas oublier pour lui vos soucis
personnels et vos autres relations, sympathiser avec lui par un esprit et un cœur nets des
habitudes et des souvenirs, et, par exemple, accepter le système d’éclairage ou
d’ornementation qu’il a choisi ? — Une lecture est une visite spirituelle et la politesse
exige du lecteur qu’il passe, pour atteindre à la pensée de l’auteur, par les corridors et
les antichambres que celui-ci a voulus. Mon esprit habite dans mon livre, et j’ordonne et
je décore ma maison comme il me plaît. Mais ma plaisance et ma fantaisie sont des
conséquences logiques de mon tempérament : si mon tempérament préfère aux cruautés du
plein jour les douceurs crépusculaires, de quel droit me le reprocheriez-vous ? Vous ne
songeriez pas à vous étonner de mes « singularités », si vous réfléchissiez qu’en entrant
chez moi vous contractez la double obligation de vous soumettre à mes habitudes et
d’oublier les vôtres. — D’ailleurs, ma porte peut s’ouvrir et mon livre se fermer.
Ce droit à l’originalité, à la Nouveauté, est si primordial, que
le plus
populaire des poëtes, A. de Musset, cherchant à définir la Poésie, le consacre tout
d’abord :
* *
Ce devoir, pour le Poëte, de chasser le souvenir, afin de mieux contempler sa propre pensée, devient un devoir, pour le lecteur lui-même, s’il veut contempler à son tour la pensée du Poëte. Les multiples idées parallèles ou perpendiculaires, dans l’esprit, à l’idée capitale, doivent s’harmoniser dans la musique totale, varier sur le thème, accompagner la romance. Il ne faut jamais peiner sur l’œuvre. Rien n’importe autant que la fraîcheur de l’impression, première et souvent il arrive, comme le travail manuel altère les mains, que le travail spirituel déforme l’esprit : or des esprits déformés ne peuvent produire que des œuvres dépravées. C’est pourquoi mieux vaut que les vers soient écrits au paresseux clair de la lune qu’au laborieux clair de la lampe. Mieux vaut suggérer l’idée telle qu’on la vivait avant tout essai de réalisation que l’exprimer selon les déviations fatales du labeur : à presser l’idée avec un acharnement direct on l’émiette nécessairement. — Mais travaille d’autant plus avant qu’il faudra travailler moins pendant l’œuvre ; noircis sans compter des pages et des pages d’analyse, afin de t’élever à la synthèse ; puis tâche de les oublier quand tu l’auras atteinte. L’œuvre d’art est une transaction entre le tempérament de l’artiste et la nature. C’est pourquoi elle doit avoir deux perspectives : l’une naturelle et ésotérique, l’autre humaine et exotérique. Mais cette humanité n’est pas le synonyme de la pitié, de cette évangélique sentimentalité anglaise (Dickens) ou russe (Dostoïevsky) qui préfère une goutte d’eau tombée des yeux d’un enfant à toute l’œuvre du génie. Il s’agit d’une humanité plus haute, fût-elle plus hautaine, moins tendre et plus forte, — de ce somnambulisme de la vie que ces deux mêmes romanciers, par bonheur pour leur gloire et pour notre jouissance, ont si miraculeusement exprimé. Il est impossible de rien dire de neuf dans une langue neuve : elle est ou elle serait toute barbare, inapte aux flexions, aux modulations… En vieillissant, les langues acquièrent, avec cette phosphorescence de la matière qui se décompose, cette ductilité subtile qui permet de mieux induire l’idée dans les intelligences moins brutalement ouvertes. — C’est pourquoi les néologismes formels, loin d’enrichir une langue (sauf en des cas infiniment rares), l’appauvrissent, et toujours le bon écrivain évitera ces inutiles violences. Il sait que la langue artistique consiste en un très petit nombre de beaux vocables, mais qui sont d’une richesse inépuisable, grâce aux rappels et aux harmoniques échanges des syllabes. Il sait qu’en dehors du sens des mots l’assonance et l’allitération créent des phrases musicales d’une nouveauté merveilleuse, d’une suggestion que rien ne limite, — ressource autrement précieuse que l’invention d’une combinaison précise et invariable et grammaticale de sons significatifs, — miraculeuse ressource qui permet à la forme artistique d’être le symbole elle-même du symbole où s’accomplit en beauté le fait métaphysique. L’écrivain sait aussi qu’à l’intérieur même des mots, dans leur sens, se produit une sorte d’intime néologisme par les alliances de mots, par les passages du propre au figuré, par les retours aux origines. Ainsi le mot tourne sous nos doigts spirituels comme une figure géométrique pourvue d’angles et de facettes et qui, selon l’angle choisi, ne montre que telles facettes, renouvelées de laisser les autres dans l’ombre. — Pour moi, j’aime les mots vieillis à l’excès, ceux qui sont comme des médailles sans relief, indistinctes et frustes. Ils se sont rapprochés des éléments constitutifs de la langue et la beauté élémentaire de leurs syllabes se prête mieux — n’arrêtant point sur tel détail le regard — aux arrangements de la grande phrase musicale dont je parlais, cette phrase parallèle à la nombreuse période latine et française qui va se déroulant dans l’ordre et le faste et recueille en route, comme des affluents qui le colorent, les suggestives incidentes. — Mais et bien entendu cette langue longuement habituée à la forme et au génie de l’esprit et de la race qu’elle modèle, cette langue blette et pourrie délicieusement n’a rien de commun — presque — avec la langue usuelle des rues et des journaux, sait jusqu’aux moindres richesses du trésor national de l’idiome. Le bon écrivain possède les langues classiques, celle du Moyen-Âge et ne dédaigne même point de faire des emprunts aux patois locaux, — si français, si logiques, si légers. La fleur des traditions nationales est flétrie. Mais libre à tous de puiser dans l’herbier cosmopolite des légendes les admirables prétextes à fiction qu’il recèle. Je dis : prétextes à fiction, et quant à prendre toutes crues ces légendes pour les parachever, ce peut être un bon et méritoire, et même exquis exercice, ce n’est pas une œuvre d’art. Les témoins de Shakespeare croyaient aux sorcières, ceux d’Homère croyaient aux dieux. Nos témoins ne croient plus qu’aux forces de la nature : c’est donc dans les secrètes retraites de la nature qu’il faut écouter les voix divines et les incantations diaboliques. Les sciences occultes constituent un des principaux angles fondamentaux de l’Art. Tout vrai Poëte est, d’instinct, un initié. La lecture des grimoires éveille en lui des secrets dont il avait eu toujours la connaissance virtuelle. L’exacerbation physique et psychique où nous a conduits l’activité contemporaine est, pour les écrivains, un puissant recours et un grand danger. Nous réalisons plus vite que nos pères, mais nous voyons plus de choses à réaliser qu’ils n’en voyaient. La sérénité spirituelle, nous ne l’acquérons guère qu’au prix d’ininterrompues créations qui restent inachevées, en projets, tout au plus en ébauches, et la condition d’imperfection, la sorte de résignation où il faut se maintenir pour faire une œuvre apparaît aux meilleurs d’entre nous comme un presque honteux sacrifice. Quels jaloux nous sommes de ces Alexandrins occupés de subtilités secondes ou de ces poëtes chinois de la dynastie des Thangs qui se plaisaient en de telles délices sans orgueil :
« Les fleurs tombent et les oiseaux s’envolent ! »Vérité élémentaire qu’il faut pourtant redire : l’émotion vitale et l’émotion esthétique sont deux (quoique destinées à se rejoindre en définitive). La Vie est la matière première qui contient la possibilité esthétique : l’Art est la mise en œuvre de la Vie selon certaines interprétations choisies. Un tableau : soit une femme nue, blessée ; si c’est dans ta sensualité ou dans ta pitié que tu t’émeus d’abord, ou tu n’es pas artiste, ou l’œuvre n’est pas artistique. Si tes yeux d’abord sont charmés, si ton esprit s’éveille ensuite et que tes sentiments et tes sensations s’agitent à leur tour, seulement parce que tout ton être vibre, tu as une émotion vraiment artistique ; — l’Art t’a parlé par ses signes propres, qui sont dans l’exemple choisi les lignes et les couleurs, et ta vie intime est entrée en communion de joie avec le sens vital exprimé par les signes de l’Art. — De même, en littérature. Si tu n’es d’abord séduit par la vivante beauté des vocables, par cette beauté conquérante et significative qui annexe à l’âme de l’écrivain et aux âmes de ses lecteurs une province de la Vie, une province jusqu’alors dénuée de sens, l’œuvre n’est pas artistique ou tu n’es pas artiste, — cela, dis-je, quelles que soient la grâce ou la gravité de la fantaisie en cause ou du problème en question. C’est pourquoi l’Illustration en peinture et le Récit en littérature ne relèvent de l’Art qu’à de très particulières et rigoureuses conditions, — et, par le fait, ne lui appartiennent que très rarement. — Mais sans doute sont-ils nécessaires, comme aussi presque toute la musique dite de salon, à l’énorme majorité des Gens, dont toute la vie cérébrale à ces trois seuls facteurs : la concupiscence, la sentimentalité et la curiosité. Cette curiosité publique pour, en particulier, les choses de l’amour, devient au théâtre une réelle indiscrétion. Le théâtre contemporain atteint à son effet capital quand il montre à toute une salle ce qui précisément ne doit jamais être vu : les serments et les baisers échangés. C’est pourtant le frisson de la Vie même que l’Art éternise, mais d’une vie concentrée tout à la fois et magnifiée en sa patrie cérébrale. Ce qui prescrit à tout artiste de fuir la copie servile des visibilités et au poëte d’accepter la nécessité du symbole. Par le symbole seulement cette intensité de vivre, qu’aucune copie écrite n’atteindrait, peut être condensée et suggérée. La Vérité vitale reste ainsi le but, l’aliment et la gloire de l’Art ; mais non pas la Vérité immédiate de la sincérité vulgaire d’un serment en justice, ou d’un reportage, ou même d’une enquête passionnelle et psychologique. La Joie de l’art n’est pas la gaieté. La Joie est grave, s’harmonise avec toutes les manifestations de vivre ; et si elle en interdisait quelqu’une, ce serait plutôt le rire que les larmes. La Joie a des ailes, elle plane, — mais non sans laisser voir, ne serait-ce que pour indiquer à quelles hauteurs elle atteignit, la terre éternelle, loin sous ses ailes et belle elle-même de tout l’espace reculé. La Joie vibre de la Lumière à la Vérité, lieu commun de l’une et de l’autre, participant de toutes deux. Enfin la Joie est idéalement humaine dans les conditions spirituelles de l’humanité. De la Femme dans l’Art ! Elle en est l’objet et le but. Elle donne de l’essor à la Joie, à condition de pouvoir lui briser les ailes, et la Joie ne voudrait pas la Femme autre qu’elle est, s’applaudissant des formes qui laissent pleurer l’âme et de la femelle qui laisse désirer l’ange. Sans oublier que l’âme de l’ange transfigure souvent ces formes divinement animales, ce beau vase où le rêve qui s’en désola boit le philtre qui le console. S’il est dans l’universel musée de l’Art, Poëte, un poëme, peintre, un tableau… qui comble absolument tout ton désir d’idéale beauté, croise tes bras : tu n’as rien à faire. L’artiste est celui pour qui toute grande œuvre de son art est une porte ouverte sur un inconnu, — non pas une borne. Et c’est pourquoi ce livre-ci (qu’il était peut-être bon d’écrire pour des motifs, dirai-je, historiques), nous savons, toi et moi, à quels mystérieux balbutiements le réduirait le tête-à-tête, — et tout ce que je n’ai pas dit, qu’il ne fallait pas dire. Et tu sais aussi combien de pages menteuses devront, pour des motifs de faiblesse personnelle ou de nécessité invincible, accompagner la bonne page, celle que ce livre encore annonce et ordonne, — tu sais, tu comprends et tu pardonnes.
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* *
Ces observations commentent au futur le prologue de l’œuvre, le vestibule du monument littéraire que rêve, destiné en toutes ses parties, — (qu’il
pourrait dire et qui, se correspondant par des échos et des rappels, font de la succession
des livres un seul livre et recèlent, en effet, dans leurs arabesques, un livre unique,
résultant et composé des parts essentielles de chacun de ces livres divers), — un poëte de
ce temps. Indiquons maintenant, comme pratiquement, en gardant ce prologue pour exemple,
non pas dans l’esprit l’éclosion du projet poétique, mais le procédé successif de sa
réalisation : car, après que l’idée a vibré, d’aventure, soit par les nuances qu’elle
appelle, soit par quelqu’un des développements qu’offre d’avance la fantaisie, le Poëte,
pour informer d’une logique éternité son Rêve, d’abord en scrute le sens dans l’aspect
rationnel, puis le soumet à son imagination sous les dehors d’une image, enfin choisit les
couleurs et les sons par lesquels, à travers l’image, il touchera la pensée.
* *