Je ne crois pas trop présumer de ma situation dans le monde des lettres françaises
contemporaines en disant qu’on n’est pas sans y avoir ouï parler d’une légende d’après
laquelle, à deux époques différentes, j’aurais exprimé sur l’école romantique et sur ses
illustres chefs deux opinions absolument contradictoires, et que, selon le mot qui en a
couru, « j’aurais brûlé ce que j’avais adoré ».
Les pièces que, dans ce cas, j’appellerais : pièces de l’époque du dénigrement, sont des
articles de Revue, déjà réimprimés pour la plupart dans d’autres volumes, et qu’on
retrouvera dans celui-ci. Les pièces de l’époque de « l’adoration » consistent en une
série d’articles de Revue qui ont paru de 1829 à 1832 dans le Journal des
Débats. Ils sont restés depuis lors dans la collection de ce journal, dirais-je
plutôt négligés qu’oubliés ; car où aurait-on trouvé, sinon dans ces articles, l’origine
du grief qu’on m’a fait d’avoir commencé par « adorer ce qu’ensuite j’aurais brûlé » ?
Plusieurs fois, la pensée m’était venue de réimprimer ces articles. Mais mon peu
d’inclination à réveiller, dans mon intérêt personnel, des querelles mortes, de trop
justes scrupules de goût sur des écrits de ma jeunesse, m’en avaient fait abandonner le
projet. Je m’étais donc résigné à rester affublé du ridicule d’avoir dit le pour et le
contre sur une École, persuadé que, si quelque jour la chose paraissait digne d’être
éclaircie, l’examen des pièces ne me montrerait pas en contradiction avec moi-même.
Mon éditeur, un très ancien ami, dans une pensée obligeante pour moi, a décidé qu’il
était bon, à tout événement, de tenir les pièces prêtes et d’aviser à les réunir dans un
volume qui, selon lui, ne serait pas sans intérêt pour l’histoire littéraire du
xixe
siècle. Naturellement, je n’y ai pas contredit.
C’est ce qui explique ce volume et son titre d’Essais sur l’école
romantique.
Maintenant donc que mes deux opinions sur l’école romantique sont sous les yeux du
lecteur, s’il se trouve, en ce temps occupé de soins si différents, quelque curieux de
choses si loin de nous, qui, par fortune, me voudrait du bien, il aura dans ce volume de
quoi contenter sa curiosité et justifier sa prévention indulgente pour moi.
Il sera particulièrement édifié sur mes contradictions au sujet de Victor Hugo. Ou je me
trompe fort, ou il s’y convaincra que louer d’abord magnifiquement un poète des qualités
qu’il a et qu’il gardera ; puis, à quelques années de là pour de graves raisons, critiquer
ses défauts, sans que les critiques contredisent ou affaiblissent les louanges premières,
n’est pas se démentir, c’est juger différemment des choses différentes.
Mon opinion sur le Victor Hugo de 1836 ne renie rien de ce que je m’honore d’avoir dit du
Victor Hugo de 1829, alors qu’en dépit de l’école régnante, et point en très grande
compagnie, je l’appelais un grand poète. J’avoue même qu’il lui eût fallu un peu moins que
de la générosité pour ne pas garder rancune pendant quarante ans aux critiques, en
oubliant que les éloges avaient été des services, et finalement, pour nous épargner à tous
les deux les insultes rimées dont il m’a poursuivi jusque dans ses derniers ouvrages.
En somme, l’article de 1836 a été son seul grief ; or cet article n’était pas si loin de
ceux de 1829 que le dernier ne dût lui rappeler les premiers.
Comment ne s’est-il pas souvenu qu’en cette année 1829, pour lui être juste, je m’étais
rendu désagréable à mes collègues des Débats, qu’il savait tous plus ou
moins rebelles aux doctrines comme aux vers du chef de la nouvelle école ? En ce temps-là,
le Journal des Débats, par n’importe quelle plume, était en possession
de donner la renommée à un auteur, le succès de vente à un livre. Eh bien, du 6 janvier au
4 février 1829, n’avais-je pas jusqu’à trois fois célébré les premières poésies de Victor
Hugo, prêché les vérités de sa nouvelle poétique, fait appel aux acheteurs ?
Ce n’est pas qu’il n’y fit pas quelque attention. Il ne me laissait pas ignorer qu’il ne
lui déplaisait point de me voir, m’appliquant honnêtement la maxime de La Fontaine :
On a souvent
besoin d’un plus petit que soi
,
ronger de mon mieux les rets où les poètes de l’Empire tâchaient de prendre le jeune
lion. Il trouvait même admirable la façon dont je faisais la chose, témoin cette phrase
d’une lettre scellée de ses armes : « Monsieur, vous n’écrivez pas, vous coulez en
bronze. »
Non, je ne coulais pas en bronze ; tout au plus dessinais-je naïvement
d’une main encore inexpérimentée.
Je ne m’en suis que trop aperçu en relisant pour l’impression ces articles que l’éminent
et excellent rédacteur en chef du Journal des Débats, Bertin l’aîné
m’avait permis de placer à côté de ceux de Sylvestre de Sacy, l’âme et le nerf du journal,
et de Saint-Marc-Girardin, sa brillante parure. J’ai senti un froid à plus d’un passage où
se montre le trop —
ne quid nimis
—
que Sainte-Beuve, dans une étude critique sur mes premiers écrits, appelait de son vrai
nom : redondance. Il faut bien en prendre mon parti. Heureusement qu’il ne m’a pas manqué
des juges bienveillants pour estimer que j’ai racheté le défaut de mes écrits de jeunesse
par quelque mérite de sobriété dans les écrits de mon âge mûr.
Au reste, peu importe à mon propos qu’on trouve à redire au style d’articles faits il y a
plus de cinquante ans. Peut-être pensais-je mieux alors que je n’écrivais. La seule chose
dont j’aie eu souci en rapprochant mes articles des deux époques, c’est de montrer, par la
comparaison, que mes opinions sur l’école romantique et sur ses glorieux représentants ne
s’éloignent guère de ce qu’en ont pensé, de 1829 à 1837, et de ce qu’en pensent
aujourd’hui les esprits libres de toute complicité politique comme de toute illusion de la
mode.
Il n’y a pas eu deux opinions : il n’y a eu que la même admiration aux deux époques, avec
des réserves qui, discrètes et bienveillantes en 1829, plus accentuées en 1831,
deviennent, à la suite du changement d’altitude des personnes et après l’éclat de leurs
dédains pour leurs grands devanciers, sévères jusqu’à la protestation.
Avez-vous lu les nouvelles odes de M. Victor Hugo ? « C’est absurde ! » dit-on à
droite… — « C’est incomparable ! » dit-on à gauche… Vous devinez d’où viennent ces
deux réponses. Des ennemis, des partisans de M. Hugo. Car ça a été jusqu’à présent,
tout son public.
Et ce doit être ainsi de tout poète qui tente une voie nouvelle. Honni d’abord, ou
porté aux nues ; plus tard, jugé, M. Hugo, à notre sens, attend encore des juges.
Voyons ses ennemis. De quoi, surtout, lui en veulent-ils ? D’innover avec talent. Or,
vers comme prose, il faut, à leur jugement, reculer d’un demi-siècle, et remonter le
cours des temps pour avoir mission d’écrire. Depuis Voltaire, à les entendre, le monde
a fini d’acquérir ; la pensée humaine a reçu toute sa croissance, et les
littérateurs de ce temps-là, nobles restes de la grande école, qui sont venus mourir
sur le seuil de notre siècle, ont clos avec honneur l’âge d’or de toute littérature.
Aussi faut-il adopter et savoir par cœur, comme catéchisme littéraire, le xviie
et le xviiie
siècle, et
poser la plume après, et frapper de mutisme cette noble partie de l’âme humaine qui
vent toujours créer, même en concurrence avec la gloire ; qui veut rester libre, même
sous la sainte autorité du génie ; on bien se résoudre à glaner stérilement sur les
traces des grands hommes, et à accepter l’honorable infériorité des Campistron et des
Marmontel. D’un côté, le vrai Dieu ; de l’autre, Baal : choisissez.
Voilà comment certains critiques font la guerre à M. Victor Hugo. Il devait s’y
attendre ; il doit peu s’en soucier. Ce n’est pas de ses poésies seulement, c’est de
toute innovation littéraire qu’ils s’irritent et s’impatientent, les uns avec rudesse,
les autres avec bonhomie. Rien d’ailleurs ne s’explique et ne se conçoit mieux. Venus
dans un temps de religieuse imitation, où la littérature calquait scrupuleusement les
modèles, et se sentait trop près encore des grands noms pour oser secouer leur
influence, ces hommes-là se sont instruits, passionnés à cette école ; et, quand la
jeune littérature s’est montrée à son tour, avec ses timidités, ses hardiesses, ses
espérances, bien qu’elle demandât humblement d’être encouragée, et que dans ses
préfaces obséquieuses, elle fit amende honorable aux grands maîtres d’oser penser
après eux, ils l’ont repoussée comme une étrangère, et combattue comme une
usurpatrice, la condamnant à s’enfanter elle-même à travers la plus rude, mais la plus
féconde épreuve des littératures, les répugnances contemporaines.
Elle a grandi depuis, à ces laborieuses expériences ; elle a pris terre en France,
payant son droit de cité par de brillants ouvrages ; et quand, bon gré, mal gré,
l’opinion lui a donné sa voix, ses impitoyables censeurs, la voyant s’enhardir et
chercher le jour, comme une fille légitime du pays, se sont faits tout haut ses
ennemis, et tout bas ses envieux ; ou, pour dire plus vrai, comme ils n’ont pu, d’une
même course, finir avec un siècle et recommencer avec un autre, comme ils manquaient
d’haleine pour suivre le train des choses, ils se sont mis gauchement en travers,
prêtant à nos grands hommes un patronage dont ils n’ont que faire, maudissant la jeune
littérature, qu’ils voient marcher, prospérer, et prendre fièrement sa part d’avenir
dans la poésie, dans l’histoire, dans la critique littéraire, dans la philosophie.
M. Hugo, qui marche à la tête, a dû recevoir les plus rudes coups. C’est sa bannière
que l’ennemi cherchait dans la mêlée, et c’est pour la défendre que se pressaient ses
nombreux amis, tous jeunes, ardents comme lui ouvriers travaillant pour le maître ;
ceux-ci lui gagnant les âmes tièdes de la vieille École, ceux-là lui faisant des
recrues dans la troupe des novices irrésolus ; quelques-uns, gens d’esprit et de
talent, faisant leur destinée littéraire de la sienne. C’est par eux qu’il a été
consolé, depuis ses glorieux débuts, des amertumes de la critique, des infidélités de
la renommée, de ses lenteurs nécessaires ; car la renommée est rarement un cri général
et spontané ; c’est presque toujours un jugement lent et difficile, qui se forme de
mille voix diverses, recueillies une à une et jour par jour. Et puis M. Hugo a pour
ses amis de si douces et si poétiques flatteries ; il a un si admirable talent ; il
est si vivement attaqué. Aussi ses amis ne le jugent-ils pas ; ce n’est pas le temps
encore. Ils le défendent, ils lui font faire place, ils le prennent sur leurs
épaules ; quand il sera bien assis, ils le jugeront.
Reste donc les hommes qui ne prennent parti que pour le bon et le beau, et qui ne
sont d’aucune école. Éclectiques par excellence, comme doit-être toute critique, sous
peine de dégénérer en panégyrique ou en satire, ils prennent les bonnes choses comment
et de quelque source qu’elles viennent, comprenant pour eux et acceptant pour leur
pays tous les genres comme toutes les époques de gloire. Notre siècle, heureusement,
compte un bon nombre de ces sages. Juges bienveillants, non pas insouciants, n’allez
pas croire qu’ils laissent dénigrer les maîtres ! — Ne touchez pas à Racine ! Ne
touchez pas à Voltaire ! Faites autre chose, s’il reste autre chose à faire ; quittez
les vieilles données, mais n’attaquez pas les gloires du passé ! Imprudents,
savez-vous que c’est par respect pour le génie que nous encourageons de nos suffrages
tout ce qui tente ses voies privilégiées ? Respect et gloire aux monuments de la
vieille école ! liberté, faveur aux essais de la nouvelle ! Voilà, si je ne m’abuse,
la devise de l’éclectisme littéraire.
La vraie critique est là, n’est que là. Penchez à droite ou à gauche, vous perdez le
milieu, vous n’êtes plus juge. Ceci n’est pas prudence, pensez-y bien, c’est justice
et force. Sur un terrain neutre, la critique est le mieux placée pour garder sa
liberté ; oison jugement n’a de poids que quand il est libre.
Voilà pour la question historique ; j’ai tâché de montrer les faits en éclectique ;
il me serait honorable de juger le poète de ce point de vue ; je le tenterai. J’en
viens à la question de principes.
J’ai lu dans une préface de M. Victor Hugo cette profession de foi, dont je prends
acte :
En littérature, il n’y a que le bon et le mauvais, le beau
et le difforme, le vrai et le faux.
Je me range complètement à cet
avis. Ensuite, qu’est-ce que le bon, le beau et le vrai ? Proposez ces problèmes à
ceux qui croient utile et amusant de les résoudre. Je réponds, comme ferait M. de la
Palisse : le bon, c’est ce qui n’est pas mauvais ; le beau, ce qui est le contraire du
laid ; le vrai, ce qui n’est pas faux. Sur ce point, j’en suis encore au sentiment
d’instinct, et je m’y tiens. Les définitions ne sont guère que de puérils jeux
d’esprit qui exercent l’écrivain aux dépens de son lecteur. Le sens populaire est le
meilleur : ramenons-y sagement les théories littéraires. Or, une portion du public
étant donnée, celle-là d’abord qui s’entend à ces questions, et qui en connaît de
plein droit, et celle-là ensuite, moins savante, moins versée en ces matières, mais
dont le bon sens ne sait être ni classique ni romantique, demandez-leur ce qu’elles
pensent du bon en poésie et en prose ; elles vous répondront en vous citant des noms,
et vous aurez, ni plus ni moins, ce qu’on appelle le jugement de la postérité.
Surtout, comme on a voulu l’insinuer, n’allez pas réduire ce publié à un petit nombre
d’élus ; ne faites pas de la langue poétique une langue d’initiés. L’origine de la
poésie est toute populaire ; sa destinée a été d’épurer son origine, non de la
désavouer. Je plaindrais le poète qui penserait n’écrire que pour ses amis, et pour
une poignée de lecteurs, comme je plaindrais le musicien qui n’ambitionnerai d’être
entendu que d’un parterre de dilettanti. La poésie ni la musique ne doivent être des
hiéroglyphes, et, en vérité, ce ne serait pas la peine de tenter la gloire, si la
gloire n’était que le suffrage de trois ou quatre cents têtes pensantes
par siècle.
Demandez donc à cette portion de public ce qu’elle entend par le génie poétique :
elle citera Corneille. La Fontaine, Molière. Comment elle conçoit le beau en
littérature : elle se souviendra des formes pures du Télémaque.
Comment elle définit le sublime : elle nommera Bossuet. — Elle nommera Victor Hugo, si
je lui demande, à mon tour, comment elle se représente un talent poétique, qui soit
plein de verve et de nouveauté, de pensées fortes et hardies, de couleur et de
pittoresque, qui s’aventure quelquefois dans l’originalité jusqu’à la bizarrerie, dans
le sublime jusqu’à l’excès ; mais si ferme d’ailleurs et si bien assis sur le terrain
des grandes pensées, qu’il semble ne jouir de toute la liberté de ses mouvements, et
ne marcher de son pas naturel que là où les beautés sont si près des défauts, et la
hauteur si près des chutes. C’est là qu’on aime surtout à le suivre, et c’est là qu’on
le rappelle, comme involontairement, quand il s’en échappe pour se reposer sur des
sujets moins élevés, sur des fantaisies où il n’atteint la grâce qu’à force
d’imagination, l’abandon et le naturel qu’à force d’esprit et d’étude.
Voici ce que dira le public, et son éloge sera court et précis, sa critique large et
bienveillante ; et il ne s’appuiera pas de citations prises çà et là, et placées en
relief, isolément, sans ce qui les suit ou les amène, et souvent les justifie. Le
public ne critique pas de cette façon.
Il laisse aux gens du métier à chicaner sur les petites choses, à se faire de faciles
proies de quelques rimes forcées ou de quelques hémistiches mal sonnants ; à
recueillir malicieusement tous les
lapsus
linguæ
, à éplucher toutes les infidélités grammaticales, rôle usé
de la défunte critique, au temps de sa tyrannique puissance, quand elle pouvait dire,
parodiant un mot célèbre : « Donnez-moi de tel écrivain cinq ou six pages, j’y
trouverai de quoi le faire mettre aux Petites-Maisons. » M. de Chateaubriand, le
croirait-on, s’est vu faire ainsi la petite guerre par des ennemis qui se prenaient
courageusement à ses bouts de phrase, à sa ponctuation. Combien, depuis, on lui a dû
d’éloges pour expier ces querelles d’Aristarque, et réparer les torts d’une critique
qui voyait dans une phrase mal faite, dans un mot d’origine trop nouvelle, tout le
fond d’un grand homme, toute la destinée d’une littérature.
Mais le bon, mais le mauvais, voilà des genres
bien vagues ! Pas plus vagues que les noms glorieux cités tout à l’heure par le
public ; pas plus vagues que les renommées des grands hommes, pas plus vagues que
l’oubli où tombent les mauvais écrivains. Le sentiment du bon en littérature est comme
le sentiment du bien en morale ; il ne trompe que ceux qui veulent être trompés. Ce
n’est donc pas le bon, en général, qui est vague et insaisissable ; ce sont vos
distinctions de romantique et de classique ; ce sont vos créations malheureuses de
deux genres rivaux qui ne peuvent trouver place ni fraterniser sur le même sol ; ce
sont vos délimitations arbitraires et impertinentes qui appauvrissent le domaine de la
littérature de tout ce qui n’est pas taillé sur vos patrons, et ferment le temple de
Mémoire à tout ce qui ne s’y présente pas habillée de votre livrée.
Quand une langue se forme et prend sa croissance, il est heureux, il est nécessaire
que tous les talents contemporains l’aident à grandir, qu’ils n’imaginent et ne
perfectionnent qu’à son profit, qu’ils lui prêtent l’autorité de leurs noms et la
sanction de leurs ouvrages. C’est même, historiquement parlant, ce concours simultané
de tous les écrivains d’une époque qui amène une langue à son âge d’or. Mais, quand
elle est arrivée là, fixée dans des monuments impérissables, quand sa grammaire a été
faite sur des écrits de génie, pourquoi s’inquiéter que de jeunes écrivains la
fouillent et la retournent, s’ils pensent y trouver quelques trésors qui s’y louaient
cachés, quelques formes vives et naïves qui n’y ont pas été vues, et qui
rajeuniraient, en s’y mêlant, ces belles formes d’élite créées ou consacrées par les
grands écrivains ? Pourquoi ne pas encourager ceux qui demandent à notre langue tout
ce qu’elle contient, tout ce qu’elle cache ? Pourquoi ne pas admirer M. Victor Hugo,
quand il lui arrive, dans ses ingénieuses recherches, do découvrir avec génie ? — Mais
ces prétendues découvertes tuent la langue nationale : voyez la Grèce de Périclès, la
Rome d’Auguste, l’Italie des Médicis. Après le grand siècle, la décadence ; après les
Virgile, les Stace et les Lucain. — Je vois cela ; mais je vois de plus, après la
liberté, l’esclavage ; après une grande et imposante unité politique, les
déchirements. Je vois la Grèce de Périclès devenir une province macédonienne, puis
romaine ; je vois la Rome d’Auguste se faire la débauchée de Tibère et de Néron ; je
vois l’Italie des Médicis cent fois prise et reprise, et disputée comme une maison de
plaisance par trois puissances usurpatrices. Là, s’il n’y a plus de langue, c’est
qu’il n’y a plus de nation. Mais la France, quel éclatant démenti n’a-t-elle pas donné
aux expériences de l’histoire ! Après le xviie
siècle,
où notre littérature se place en tête de toutes les littératures, voyez venir le
xviiie
, avec ses grandes renommées et son action
souveraine sur le monde ; après le xviiie
la liberté et
son immense avenir !… Voilà comme nous rétrogradons. N’est-ce pas la même folie, ou
même mauvaise foi, je vous prie, de voir dans tout cela la fin de la langue française,
comme d’y voir la fin même de la France ?
N’admettons donc, sur la parole de M. Hugo, et malgré de si vaines craintes, qu’une
grande et féconde classification littéraire, le bon et le mauvais, et nous nous serons
placés sur la voie d’une saine opinion. Avec les mots de romantique
et de classique, on gâterait tout, on ne jugerait rien. Le critique
pose la plume, quand on lui jette à la tête des noms de partis, et qu’on décline son
autorité, sous prétexte qu’il a pris couleur. Pour ma part, je rends grâce à M. Hugo
de m’avoir fourni une large donnée, et quant à lui, il ne perdra pas, j’imagine, à
s’être fait le justiciable de tous ceux qui savent distinguer le bon du mauvais, en
littérature. S’il était le héros d’un parti, hors de ce parti il courrait risque de ne
tomber qu’en des mains ennemies ou insouciantes. Mais, en s’offrant au jugement de
tous, tel qu’il est, avec ses qualités, avec ses défauts, il trouvera moins d’ennemis,
et de meilleurs amis que ne sont des partisans ; car ils auront commencé par être ses
juges.
Des critiques de beaucoup d’esprit ont blâmé M. Victor Hugo de faire les vers d’après
un système ? Ce blâme est-il fondé ? Qu’entendent-ils par système ?
J’avoue, pour ma part, qu’en fait de poésie je ne conçois de système que
l’inspiration. J’ai cette foi d’enfance et d’éducation première, que le poète est
animé d’une âme privilégiée ; que son bon ange, c’est le génie ; sa langue, celle des
dieux. Depuis, j’ai toujours gardé ma naïve et primitive croyance, et je pense encore
que c’est pour de bonnes raisons que le poète s’est appelé poète, quand il pouvait
tout aussi justement s’appeler écrivain, ou versificateur. Il m’a semblé d’ailleurs, à
tort ou à raison, que la poésie ne se faisait sentir à moi que dans des vers
évidemment inspirés, évidemment écrits sous une secrète influence,
comme dit très bien Boileau. Avec cette idée de la poésie, comment y mêler celle d’un
froid et stérile calcul ? Comment faire entrer dans l’âme du poète les sèches
combinaisons de l’écrivain qui suit à la trace un système ? Cela se concevrait et se
dirait à merveille de ces hommes d’école, comme il s’en rencontre sur tous les chemins
par où le génie a passé, ramassant ce qu’il laisse ou dédaigne ; mouches infécondes
qui vont butiner les fleurs après que l’abeille en a pris tout le suc : esprits
pauvres et sans invention, qui, n’ayant rien à démêler avec l’avenir, s’étudient à
tirer du présent le meilleur parti, et, attentifs à prendre le vent du succès
pécuniaire, passent d’une école à l’autre, sans honneur ni profit pour aucune. Avec un
Richelet, une prosodie et un peu d’esprit, ces gens-là sont propres à tout ; et, s’ils
ne font pas de système, ils se font à tous les systèmes. Mais de ces hommes du métier
au poète idéal, quelle distance ! Que l’imitation, qui s’évertue à calquer un modèle,
est loin du privilège qui crée !
Mais je conçois facilement qu’un homme qui a commencé par être inspiré, qui a reçu,
dans la solitude, de poétiques révélations, qui s’est vu visité par le Génie des vers,
cherche à populariser une manière qui lui est venue de si bonne source ; je conçois
qu’il la défende contre les répugnances d’un public habitué à de vieilles
vénérations ; qu’il la systématise, si vous le voulez, appelant à sa nouvelle école le
troupeau toujours prêt des imitateurs ; car les imitateurs sont au moins bons à cela,
qu’ils prouvent le succès, et, si j’ose dire, la naturalisation d’une littérature. Ils
en sont comme les témoins et les parrains à l’état civil.
C’est ce qu’a fait Victor Hugo. Celui-là a bien commencé par l’inspiration, lui dont
les premiers vers faisaient dire à M. de Chateaubriand : C’est un enfant
de génie ! L’originalité, qui est la forme naturelle et première de
l’inspiration, ne lui est pas contestée ; sur ce point même, il a l’aveu public ; ses
ennemis disent comme tout le monde, sauf qu’ils appellent celle originalité :
barbarie. La nouveauté de presque toutes ses conceptions, l’étrangeté d’un petit
nombre, les bons vers comme les mauvais, tout en lui trahit cet entraînant instinct du
poète, tout prouve que sa plume n’a pas été libre de choisir un genre ; tout témoigne
que le poète a créé sa littérature. Eh bien, donnez à M. Victor Hugo un profond
sentiment de sa mission de poète, une parole vive et colorée comme ses vers, une
ardeur bien naturelle de prosélytisme et de conquête, et ce besoin si puissant et si
vrai d’initier amis, ennemis, indifférents, aux secrets comme aux jouissances de ses
inspirations ; vous expliquerez alors qu’il s’échauffe et s’impatiente pour implanter
sa manière, qu’il abonde et s’obstine dans son sens, qu’il ait foi en l’avenir d’une
poésie toute de verve et d’imagination, qu’il y voie même une question de vie et de
mort pour la littérature contemporaine. Vous expliquerez encore les hardiesses de ses
préfaces, et ces vives apologies de la révolution poétique, et ces débats qu’il y
engage, avec une rude et éloquente franchise, en homme qui n’affecte pas des respects
qu’il n’a plus, et qui a cessé d’adorer des dieux auxquels il a cessé de croire. C’est
dans ce sens seulement qu’il écrit d’après un système. Mais remarquez bien que le
système n’a pas précédé l’inspiration ; il l’a suivie, et, en la suivant, il s’est
justifié.
Toutefois, le danger était que le système ne fit quelquefois illusion à
l’inspiration. Je m’explique. Il n’est pas de tête humaine, si forte qu’elle soit et
si féconde, qui n’ait ses jours de fatigue et de stérilité ; pas de pensée qui ne
faiblisse par intervalle et n’avorte. M. Hugo n’est pas exempt, j’allais dire est
moins exempt que personne de cette loi, triste lot de notre nature, qui s’étend
jusqu’au génie, et ne le laisse pas longtemps marcher, sans qu’il trébuche ou qu’il
tombe. Quelquefois ses belles pages sont mal entourées ; l’inspiration se fait
attendre. Le système vient alors pour y suppléer et donner le change ; mais ses
spirituelles combinaisons ne dédommagent pas le lecteur. Le poète s’abuserait alors,
ce me semble, s’il pensait qu’un travail heureux de rimes, des difficultés savamment
vaincues, d’habiles études de style ou d’harmonie, devraient avoir les mêmes droits
sur notre âme qu’une grande et native inspiration. Il n’en est pas, il n’en peut pas
être ainsi. Ce n’est même en réalité que dans le silence, et pour ainsi dire dans
l’épuisement de l’inspiration, que se glissent les beautés au moins équivoques du
système, et par occasion, les pensées exagérées, les fausses couleurs, les
arrangements laborieux de mois. Arrivé là, le lecteur se déroule et attend. Le poète
va-t-il venir lui prouver qu’il cesse indûment de lui plaire ? Eh ! qu’est-ce que la
poésie qui a besoin qu’on la prouve ? Dira-t-il au critique qui se chagrine de ses
fautes : « Ce que vous jugez faute, s’absout par mon système ; c’est le
vrai
. » Mais alors, inspiration, système tout ce qui vient du poète est donc
parfait ! Et quel homme, quel homme de génie oserait forcer la critique à tirer cette
conséquence ?…
Au reste, qu’il y ait système ou non, que nous importe ? Notre première
classification du bon et du mauvais subsiste, et
n’en domine pas moins la question ? Ne quittons pas celle base qui nous maintiendra
dans notre impartialité. Tant pis pour le système, s’il contredisait l’idée populaire
du bon en littérature ! Le public sent encore plus qu’il ne
raisonne : il faut donc que le poète se fasse sentir, non qu’il se démontre en
dialecticien. La postérité sacrifierait un homme de génie, s’il s’en rencontrait un
qui s’avisât de fonder un système de poésie sur des violations volontaires, soit du
génie, soit du langage national.
Dans M. Victor Hugo, comme dans tous les grands poètes, il y a du bon, il y a du
mauvais. Chez lui seulement, beautés, défauts, tout porte un cachet singulier. Dans la
belle et glorieuse école poétique du xviie
siècle, le
bon est grand, majestueux, égal ; il dure, il se soutient, il élève des monuments. Le
mauvais, à son tour, n’a rien qui choque : seulement il ennuie, et, si le goût n’est
jamais blessé, l’intérêt manque, la pensée s’éteint, la poésie disparaît. Dans la
nouvelle école, dans son jeune et aventureux représentant, le bon éclate, saisit,
emporte ; mais il dure peu, il ne se réalise qu’en fragments. Le mauvais a je ne sais
quoi de saillant et d’étrange ; il étonne, il déconcerte, il rompt les bras. Voyez les
Odes. Excepté quelques-unes, où tout est neuf et parfait, pensée
et style, admirables morceaux que toutes les écoles du monde compteraient avec orgueil
dans leurs archives, le reste va d’ordinaire par monts et par vaux.
Quand le poète marche sur les hauteurs, les yeux vers le ciel, on sent qu’il ne
regarde pas à ses pieds ; on s’inquiète, on l’admire avec je ne sais quelle crainte…
C’est qu’au bout de deux ou trois pas, il va tomber. Entendez un chanteur hardi et
passionné : quand il entraîne sa voix où va son inspiration et sa pensée, quand il
court aux effets sans s’inquiéter si son instrument le suivra, vous n’êtes pas
tranquille, vous ne respirez pas… C’est qu’arrivé aux notes élevées, sa voix lui va
manquer.
En peut-il être autrement ? L’esprit des poésies de M. Hugo, c’est la hardiesse, il
écoute son imagination, il s’en laisse mener au hasard : tant mieux s’il rencontre le
beau ! Souvent il joue gros jeu, mais que de fois il gagne ! Ôtez lui sa hardiesse ;
que de chances de plus d’être pur, correct, tempéré : que de chances de moins d’être
sublime ! Donnez-lui des lisières : il marchera comme l’enfant, d’un pas lent et
hésitant, sans l’aire de chute ; mais jusqu’où l’enfant va-t-il ? Ajoutez que M. Hugo
l’ait son choix ordinaire des sujets les plus élevés, qu’il varie incessamment la
forme de ses compositions et les débuts de ses Odes. De là, quel
péril, pour le poète, de toujours monter sa pensée aux plus hautes choses, de la
tendre, de la tenir suspendue sur des précipices ! Quel péril de toujours courir au
nouveau, à l’imprévu, de s’égarer en des voies infréquentées, et d’effacer derrière
soi la trace de ses pas, pour ne jamais repasser par le même chemin.
Souvenons-nous encore que, de toutes les formes poétiques, l’ode est la plus rebelle
à l’exécution. C’est un cadre qui ne veut être rempli que de pensées d’élite, de
couleurs exquises, d’harmonies de toute sorte. L’inspiration n’a qu’un moment pour se
produire, revenir sur elle et s’épurer. Heureux aussi qui peut laisser une belle ode !
Heureux qui toute avec succès un concours dont le prix est toujours la gloire ! Voyez
Le Franc de Pompignan ; pourquoi parle-t-on de lui ? C’est qu’on sait par cœur ses
cinq ou six strophes. C’était assez pour qu’il survécût à l’oubli que voulait lui
infliger de son vivant le dépit satirique de Voltaire. La renommée l’a touché du bout
de son aile, et il ira loin encore, j’imagine sa belle page à la main. Rousseau, jugé
par La Harpe, compte-t-il beaucoup plus de belles odes que Le Franc de belles
strophes ? Voyez pourtant comme on jette dédaigneusement son nom au poète qui s’essaye
dans les voies lyriques ; comme on écrase de sa gloire quiconque veut s’en faire une
avec l’ode. M. Victor Hugo ne s’en est pas effrayé, et le voici entré dans la lice,
apportant, pour concourir, du génie et de l’audace. Dans cent ans d’ici, le public,
qui sera plus froid que nous, et ne fera pas un tort au poète du xixe
siècle de n’être pas contemporain du xviie
, dira quelle place Victor Hugo doit tenir sur cette liste
privilégiée, où le temps écrit à peine un nom tous les deux siècles. Même, si je puis
hasarder ma prophétie, dût-elle faire trépigner les incrédules, dans cent ans d’ici il
sera moins étonnant que singulier, et moins vraisemblable que vrai, que M. Hugo,
réduit par quelque abréviateur de goût aux petites proportions du recueil,
s’introduise, sous le nom de passeport d’Œuvres choisies, dans les
classes universitaires, y soit appris et comme classique et
comme classique encore, y soit donné pour prix de concours. Eh ! mon
Dieu, rien n’aura changé dans ce temps-là, sinon que nos querelles littéraires seront
mortes avec nous ; sinon que nos descendants s’en égayeront et s’en moqueront, comme
nous faisons de l’hôtel de Bourgogne et des pygmées qu’on y opposait à la grande
figure de Racine ; sinon encore que nos fils ne se donneront pas tant de peine pour
admirer le bon et critiquer le mauvais, et que le nom de Victor Hugo n’excitera plus
d’acclamations exagérées ni de ridicules colères.
« Des preuves ! des preuves ! me dira-t-on. — Eh ! lisez les Odes.
— Nous en avons tout lu. — Sans préjugé, dites-moi ? Sans impatience, dans le désir
sincère de compter un poète national de plus ? » Si cela est, à quoi bon des preuves ?
Et puis je n’aime pas les citations. C’est un mode de raisonner qui s’adapte trop
commodément aux préventions du critique. Tel prendrait demain mon article en
sous-œuvre, qui pourrait, en citant officieusement de mauvais vers, épouvanter un
novice du nom de M. Hugo. Encore, s’il s’agissait d’un poète inconnu, d’un timide
débutant, dont les premiers vers mériteraient une autre publicité que celle des
annonces, je citerais, m’estimant heureux d’appeler sur un jeune talent les
encouragements de la bienveillance. Mais pour qui citer des vers de M. Hugo ? Pour ses
amis ? Ils savent par cœur ce que je choisirais. — Pour ses ennemis ? Ils vont se
signer, en murmurant quelque axiome préservatif du législateur du
Parnasse. — Pour l’auteur ? Il me dira peut-être : « C’est mon plus faible
endroit ! » Je dois pourtant citer pour ceux qui n’ont rien lu ; car aussi bien à quel
titre prétendrais-je être cru sur parole ?
Voici une ode dont je n’ôterai rien, car tout en est simple, noble, harmonieux. Ce
n’est pas la plus belle pièce de M. Victor Hugo : loin de là ; et, pour mon goût, je
l’aime mieux se jetant dans les grandes pensées, payant de sa personne et donnant tout
à la fortune ; je préfère être secoué par des beautés brusques et heurtées que bercé
de riches harmonies. Si je choisis cette belle et pure composition, c’est pour
réconcilier avec notre poète ceux qui se l’imaginent, sur la foi de critiques
charitables, un génie bizarre jusqu’au grotesque, vrai démon du moyen âge, toujours
perdu dans de fantastiques ténèbres, d’une nature assez riche pour avoir à choisir
entre le mal et le bien, mais emporté d’instinct et de préférence vers le mal.
Je souligne deux ou trois mots où M. Hugo me paraît avoir laissé un peu fléchir la
sévérité de ses principes sur le mot propre et la couleur locale. Nos lecteurs
jugeront.
Je veux être sa
mère : il me devra le
jour,
« Oh ! pour cette ode-là, c’est différent ! diront les ennemis de M. Victor Hugo.
— Et celle sur la mort de Louis XVII ? — C’est encore différent. — Et celle sur les
funérailles de Louis XVIII ? — Ah ! c’est superbe ! — Et celle sur la colonne de la
place Vendôme ? — C’est magnifique ! — Eh ! messieurs, voici, de votre aveu, quatre
belles odes. Savez-vous que c’est tout un bagage lyrique ? Savez-vous qu’en laissant
quatre odes, M. Victor Hugo est déjà quille avec la postérité ? Un peu de sincérité,
de grâce, et plus d’indulgence pour un grand poète. »
Ne nous fermons pas le cœur pour ne pas admirer de belles choses, et, quand nous
avons dit ou écrit un éloge, ne courons pas après pour le reprendre, pour y mêler
d’amères critiques, ou lui donner un air de complaisance toute civile, comme s’il
devait coûter de croire au génie, connu si l’admiration était une manie bourgeoise
plutôt qu’un élan toujours respectable de sincérité et de bonne loi.
Je devais aux Ballades une étude spéciale. Il pouvait être de
quelque intérêt d’examiner l’origine de ce genre, sa résurrection et presque sa
réhabilitation de notre temps, ses chances de popularité et d’avenir. Mais voici la
session venue ; l’opportunité et la place vont me manquer. Je prends à la hâte ce qui
m’en reste, pour donner avis à nos lecteurs des Orientales, et leur
parler une dernière fois de M. Victor Hugo, avant que la politique leur fasse un peu
négliger le poète et oublier le critique.
M. Victor Hugo n’est pas naturellement, ni d’inspiration habituelle, gracieux, léger,
mélancolique ; mais, comme toutes les imaginations fécondes, il rencontre la légèreté,
la grâce, la molle rêverie. Il n’est pas non plus naïf, mais il sait l’être, et
souvent avec bonheur. J’ai lu telles strophes des Ballades qui sont
simples et ingénues comme des vers de La Fontaine ; mais j’en ai lu d’autres où la
grâce n’est qu’artificielle et maniérée. On sent que le poète, si souple aux grandes
pensées, en combine péniblement de petites. C’est une voix large et virile, qui tente
les roulades et les fioritures et qui s’y perd. — Dans ce poétique
recueil, à côté de compositions originales, où le sabbat du moyen âge est mis en scène
avec une vérité toute satanique, traductions colorées des légendes du temps,
quelquefois vagues comme ses croyances, grandioses comme ses peurs superstitieuses, on
lit sans, intérêt quelques pièces qui ne sont que bizarres, vrais tours de force et
d’adresse, où le poète se joue de son art et le tourmente, j’imagine, pour
l’assouplir : car c’est là tout le bon de ces choses, qu’elles familiarisent avec
toutes les combinaisons du style, et amènent les rimes sans effort, coûte que coûte, à
la pensée. C’est comme un homme qui, pour tirer les mêmes services de ses deux bras,
lierait momentanément le droit, et reporterait toute l’action sur le gauche. Au reste,
quel que soit le profit de cet exercice, après qu’on a vu le poète marcher de toute
son allure et développer toutes ses proportions, on se sent froid pour ces études de
métier, où il emprisonne son inspiration dans des vers dissyllabiques ou
monosyllabiques, et mutile volontairement le poète au profit du versificateur.
De ceci, il est aisé de conclure que j’aime mieux M. Victor Hugo, et le juge plus
poète, dans les grands sujets que dans les petits, dans les rythmes pleins et nombreux
que dans les mètres de trois ou quatre pieds, dans les odes que dans les ballades.
Je passe aux Orientales, un peu, comme on voit, à travers les Ballades ; mais l’inconnu fait toujours tort au connu, et le neuf est
avant tout ce qu’on veut savoir.
Le titre des Orientales en indique tout d’abord le caractère.
C’est, comme on voit, sous le beau soleil de l’Orient que la pensée du jeune poète
s’est placée, pour se féconder de ses rayons, et se dorer de sa splendeur. C’est en
Grèce, c’est en Asie, c’est sur les rives du Bosphore, là où la pensée n’est que
l’imagination, où tout profite à la poésie, même l’esclavage, pays si beau, que
l’humanité n’y paraît plus en proportion avec la nature ; c’est là qu’une âme forte et
pleine d’images s’est inspirée de tout ce qui charme ou flétrit la vie sous ce ciel si
poétique, la guerre, l’amour, la liberté, le despotisme. Il y a, pour commencer, dans
cette idée toute personnelle de chanter des sujets si en dehors du pays et du
mouvement des idées contemporaines, il y a je ne sais quelle puissance d’isolement et
d’indépendance, qui sent la force et prouve une haute originalité. Pourtant le poète
n’a pas manqué aux grandes choses qui se sont consommées de nos jours dans ces
lointaines contrées, et qui font encore l’entretien des âmes généreuses. Il n’a pas
traversé la Grèce sans éveiller un écho de gloire sur les ruines de Missolonghi ; il
n’a pas chanté la mer sans rafraîchir le souvenir de Navarin. Botzaris et Joseph ont leur Messénienne,
grande et éloquente, et, si les strophes de Navarin ont été souvent
au-dessous, elles ont été quelquefois au niveau de la victoire.
Les Orientales s’ouvrent par le Feu du ciel,
belle composition dans le caractère biblique, brillant reflet de cette littérature des
Hébreux, où le sublime est si naïf qu’il y semble venir comme par aventure et
s’ignorer lui-même, littérature toute lyrique, toute chantée sur la harpe nationale.
Le Feu du ciel est presque un poème pour l’étendue. L’idée, dans
son ensemble, et le style, dans quelques parties, m’en ont paru si remarquables, que
j’en vais tenter l’analyse, ou plutôt l’historique, en m’aidant des vers du poète.
Un nuage, gros des vengeances divines, commence, « sous le souffle de
Dieu »
, son immense voyage. Il est parti, on ne sait d’où ; où va-t-il, on
l’ignore. Il marche, il marche, demandant à celui qui l’envoie où doit finir sa
terrible mission. Il traverse les mers ; quelles mers ? Toutes. Le voici dans le monde
de l’Orient. Il plane sur l’Éthiopie, pendant que les peuplades de ces rives brûlées
se baignent gaiement dans les eaux d’un golfe et s’abandonnent aux libres amusements
de la vie errante.
La nuée reprend sa route. L’Égypte apparaît :
Et la nuée marche, marche toujours. La voici suspendue sur le grand désert, dont les
solitudes sont à Dieu.
Babel se montre ; Babel, débris immense, qui coûta jadis à Dieu un moment de colère ;
Babel, à présent déserte et sombre…
« Faut-il l’achever ? » dit la nuée en courroux.
Après Babel, Sodome et Gomorrhe… la nuée s’avance, s’étend, tournoie sur les deux
villes.
Il fait nuit.
Après ces beaux alexandrins, dont le mouvement est ralenti et suspendu comme le
recueillement de l’âme avant la catastrophe, ce petit vers court, précipité, sonore,
tombe et résonne comme la foudre. À merveille ! — Mais voici les fautes. Ce rythme
dure l’espace de douze strophes, ce qui détruit l’effet en l’épuisant. Mieux valait, à
mon sens, le faire rare et interrompu, comme le tonnerre, que pressé et continu, comme
la pluie. La colère de Dieu est grande et effrayante ; elle ne frappe pas en détail ;
elle anéantit, elle efface. Je ne voudrais pas voir dans l’embrasement de Sodome des
étincelles ni des flammèches, et, dans le feu du ciel, de petits effets qui font
oublier d’où il est venu. La description de l’incendie a si peur de ressembler à
d’autres, qu’elle s’interdit tout trait de sentiment, pour ne pas tomber dans le vieil
épisode, ornement obligé de tous les incendies. Mais, si le morceau y gagne un peu
d’originalité, il y perd de l’intérêt et de la vie. Enfin, les détails matériels du
feu manquent de gradation ; les premiers ravages viennent après les derniers, la cause
après l’effet, la toile après le tableau.
Mais voyez comme le poète rentre dans la Bible :
Je n’ai pas cité tous les beaux vers de cette pièce, mais je n’ai rien dit des
mauvais, et il s’en trouve. Même les témérités de style y sont si fréquentes, et
quelquefois si malheureuses, qu’on ne peut guère louer l’ouvrage qu’à ses risques et
périls. C’est une de ces compositions hasardeuses, dont on peut dire, à première vue,
sans être ami ni ennemi : C’est absurde ! c’est incomparable ! Ce
qui sera pour les uns le grand tort de cette pièce, en sera pour d’autres le grand
mérite ; je veux dire sa hardiesse toute biblique. Telle image choquera dans la copie,
qui n’étonnerait pas dans l’original ; telle liberté de pensée effrayera dans
l’imitation qui serait admirée de confiance dans la Bible. J’explique ces scrupules
sans les partager. C’est que, dans le Livre saint, on n’aperçoit pas trace d’école, ni
de législation littéraire. Le beau, le grand y sont ce qu’ils peuvent ; ils ne causent
pas de méfiance, parce qu’on n’y soupçonne pas d’art. Et puis c’est une poésie qui a
trois mille ans, qui ne touche à aucune passion contemporaine ; on l’admire sans
préjugé ni préoccupation désobligeante ; on a foi en ses beautés ; la mode même et le
bon ton n’y nuisent pas. Mais l’imitation n’a pour elle ni la consécration du temps,
ni la mode, ni l’ingénuité. Aussi, quelle témérité, dira-t-on, d’oser les mêmes choses
que la Bible avec la langue sévère et circonspecte de Boileau ; de monter une lyre
savante et artificielle au ton de la harpe de David, poète-roi ; de redemander à l’art
ces inspirations qui nous apparaissent dans le passé si incultes et si spontanées !
— Et pourquoi pas ? M. Hugo est-il le seul et le premier qui ait tenté cette hardie
concurrence avec la Bible ? Et si le poète, en puisant aux saintes sources, a retrouvé
quelque hymne oublié ; si, pour chanter Dieu, il s’est mis comme le prophète des temps
hébraïques, sous l’esprit de Dieu, doit-on craindre de l’admirer, parce qu’il est
arrivé par l’art, les souvenirs, le travail, à reproduire quelques-uns de ces grands
effets qui semblent, dans la Bible, n’avoir coûté à la pensée que sa naïve et
primitive inspiration ?
Tout n’est pas oriental dans les Orientales. Bon nombre de pièces
se placeraient mieux sous un autre titre ; une surtout, d’une beauté simple, mérite
d’être revendiquée tout entière par la Muse nationale. C’est une ode sur Bonaparte.
M. Victor Hugo a déjà beaucoup parlé de Bonaparte. Il y avait, dans ses premiers
recueils, des vers sur cet homme, tels qu’on pouvait craindre pour le poète qu’il ne
revînt avec désavantage sur un sujet qui avait eu les prémices de sa pensée. Ce sont
pourtant les mêmes idées qu’il remue dans l’ode nouvelle. Il sera curieux de comparer
les premiers vers aux derniers venus, et de décerner le prix.
C’est le privilège des grands hommes de faire éternellement penser l’âme humaine,
sans la fatiguer ni l’épuiser. Comme la nature, dont ils sont les plus hautes
merveilles, ils inspirent, dans tous les temps et dans toutes les langues, celui qui
les aborde avec enthousiasme et les interroge avec intelligence et bonne foi. Tout
grandit à parler des grands hommes : l’esprit monte jusqu’au talent, le talent
jusqu’au génie, le génie jusqu’à eux. Bonaparte, comme on sait, a mis en mouvement
bien des pensées et servi de texte à bien des discours ; c’est un portrait auquel tout
le monde a touché, dont on a commencé d’admirables ébauches, mais qui reste encore à
faire, parce qu’on n’aura jamais tout le secret de cette âme grande et
toute-puissante. Des hommes de génie qui concouraient dans le même temps que Bonaparte
pour un même prix, la gloire, des écrivains qui furent ses contemporains, sans
paraître petits, ont tracé de lui de sublimes esquisses. Ces esquisses courent le
monde, et le monde les compare au bruit qu’il a entendu pendant vingt ans. Il s’en
fait et il s’en fera de nouvelles, longtemps encore, avant qu’on égale la simple
pensée du peuple, qui, ne sachant peindre ni écrire, nomme Bonaparte avec je ne sais
quel superstitieux mystère.
Mais voyons ce que lui a du M. Hugo à deux époques différentes.
1822.
1828.
Je préfère de beaucoup les derniers vers aux premiers. Là, c’est de la pompe de
jeunesse et un peu de faste poétique ; ici c’est la simple et sévère histoire… Les
strophes de 1822 ont je ne sais quoi de dur et d’amer dans la pensée, comme si, dans
cette lyrique satire, la haine pour l’homme politique l’avait emporté sur l’admiration
pour le grand homme.
Les strophes de 1828 ont plus de justice et de pitié : elles n’accusent pas, elles
racontent. La pensée des deux morceaux se sent des influences politiques des deux
époques. Le premier est venu dans le temps que la liberté était suspecte encore au
pouvoir, et que la France finissait à peine de recueillir les orages que Bonaparte
avait semés. Le second est venu aux premiers beaux jours de calme et d’espérance,
quand la liberté, plus forte et mieux assise, n’avait rien à craindre des souvenirs et
pouvait pardonner sans péril. Il y avait longtemps, bien longtemps que Bonaparte était
mort ; et, pour celui-là, les années d’oubli comme les années de mémoire comptent
double. L’homme de parti vieillit aussi vite que grandit et s’élève l’homme de la
renommée, et le nom de Bonaparte n’est devenu si haut, que depuis que son influence
politique est hors du temps, perdue et comme éteinte dans le doux et fécond repos de
la liberté par le roi et la loi4.
Je n’ai cité que deux pièces dans tout un volume. Bien d’autres avaient le même
droit. Les Fantômes, la Douleur du Pacha, le Klephte, l’Enthousiasme, les
Têtes du sérail, voudraient un examen et surtout un éloge spécial. Manquant de
place, et déjà bien long, je ne puis plus que juger en gros et brièvement, et conclure
ensuite.
Or, choix heureux de sujets ; étonnante fécondité de pensées ; poésie de style
énergique et pittoresque ; ingénieuses créations de coupes et de rythmes lyriques ;
effets saisissants qui ne sentent pas le travail, et semblent comme la forme naturelle
des inspirations du jeune poète ; des strophes spirituelles, des strophes éloquentes,
des strophes sublimes ; cinq ou six compositions presque sans tache : voilà les
beautés. Je le dis tout haut et de tout cœur, et je ne refuse pas la responsabilité de
mes éloges5.
En revanche, et pour prix des belles choses, monotonie sensible de formes ; abus
presque fatigant de l’énumération et du développement pittoresque ; emploi malheureux
du petit vers, qui me paraît incompatible avec la manière large et abondante du poète,
et qui se brise, comme un moule trop plein, sous la richesse et la vigueur de sa
pensée ; des strophes où la langue est violée sans profit pour la pensée, et si
dédaigneusement, qu’elles sembleraient, comme un pari fait par l’auteur, de blesser
les susceptibilités de l’usage : voilà les défauts, de beaucoup plus rares que les
beautés. Voilà le mauvais que le poète nous donne licence de
signaler. Je le signale aussi tout haut : ma vive et profonde admiration pour son
talent m’en a donné le droit.
Les Orientales sont, à mon sens, un grand progrès. Le matériel de
l’art y a gagné de la souplesse et de l’aisance ; la poésie y a conquis de nouvelles
images, et s’est pour jamais placée hors du plat et du commun. Que manque-t-il à
M. Hugo pour être complet, sinon qu’il s’épure, qu’il prouve, en se châtiant par lui
et par ses amis, que ce n’est pas l’éternelle condition de son talent d’être inégal et
imparfait. Le voici riche à présent d’un bel instrument poétique, et sa pensée est
trop jeune encore pour toucher à l’épuisement. Attendons.
Jusque-là, qu’il s’estime heureux des disputes qui se livrent en son nom, et de ce
qu’il lui en coûte pour s’établir dans la renommée. De tous les ouvrages qui
survivent, il n’en est guère qui n’aient eu à lutter contre les contradictions et
l’insouciance contemporaines. Celui duquel tout le monde a dit, dès son apparition :
« C’est bien ! » n’est pas né viable. C’est un fruit venu sous verre, à l’abri des
mauvais temps, mais moins sain, moins savoureux que les fruits battus du vent et des
orages. La gloire, non plus que la fortune, ne vient trouver les gens au lit, et le
laurier du poète ne se gagne que feuille à feuille. Souvenez-vous que l’époque n’est
pas loin encore où le plus grand écrivain de notre âge vit nier hautement son talent
par des hommes qui croyaient tout bas à son génie. S’il est enfin resté maître du
champ » c’est après avoir traversé la grande épreuve, et la postérité ne lui est venue
de meilleure heure que parce qu’il a fait taire plus tôt les disputes des hommes.
Ainsi, tout ce qui doit vivre a-t-il dû être d’un enfantement long et laborieux, et,
comme les exemples ne manquent pas pour prouver que le présent est dur aux hommes qui
sont taillés pour l’avenir, ils ne manquent pas non plus pour prouver que l’avenir
échappe aux enfants gâtés du présent.
M. Victor Hugo a commencé par les orages ; il peut, il doit finir par ce noble repos
du poète qui retrouve, au sortir des mauvais jours, un ciel pur sur une terre amie. Il
est à la veille d’échanger quelques suffrages rares, gagnés un à un, pour le suffrage
d’une grande nation ; il va passer d’une gloire de famille à la vraie gloire ; mais il
faut encore qu’il ait le courage de s’effrayer de ses fautes ; il faut qu’il révère la
critique et ne limite pas son domaine ; il faut qu’il soit meilleur économe de sa
richesse poétique. À ce prix, cet avenir lui viendra demain, et moi, critique obscur,
je ne serai traité ni de disciple, ni d’enthousiaste, pour lui avoir prédit une place
dans la postérité.
Beaucoup de critiques, gens d’esprit, pensent qu’un poète ne gagne rien à revenir sur
ses vers, une fois publiés, ni le public à les relire revus et
corrigés. C’est très vrai de méchants vers. Qu’importe qu’on les corrige et
recorrige ? Ce sont des remèdes pour un mort. Mais le poète de talent doit se revoir
imprimé, et se faire, s’il se peut, public désintéressé, pour juger ses vers. Sinon,
qu’il sache les tenir longtemps sous clef, qu’il y mette toute sa pensée et y épuise
toute sa force, et qu’il dise en les livrant : « C’est tout ce que j’ai pu. » Il peut
tenir à quelques centaines de mauvais vers qu’une réputation ne soit pas une gloire.
Il y a eu un temps ou la poésie n’était qu’un métier. On prenait une licence de poète,
comme une licence d’avocat ; puis on s’établissait, on tenait maison.
L’imitation des grands maîtres, servile et obséquieuse, s’honorait de baiser leurs pas,
et nous inondait de vers sans poésie et de poètes sans vocation. Nous en avons souvenir
et rancune, et, le cœur affadi de ces pauvretés qui s’appelaient, il y a vingt ans,
tragédies, comédies, poèmes, nous faisons réaction, criant : honte au métier ! honneur à
l’inspiration ! Poëtes, montez sur le trépied sacré, et respirez cet air pur de poésie
qui souffle aux heures privilégiées ; dites de ces choses qui n’ont jamais été lues dans
les livres, et sentez-vous pleurer et tressaillir et rire, dans la joie d’une création
intime et personnelle. Mais, ce moment passé et la muse envolée, revenez froids et
rassis sur les vers que vous avez jetés brûlants sur le papier, et n’apportez à cette
laborieuse révision, que la raison, le bon sens, les expériences de l’étude, facultés
secondaires, mais sans lesquelles il n’y a pas de génie.
N’est pas poète, en effet, dans le sens vrai du mot, quiconque se sent la tête montée
et pleine d’images ; il lui reste encore à se manifester dans la langue de son pays et
sous les formes reçues, sous peine de n’être compris ni du temps où il vit, ni de
l’avenir où il aspire. Il faut, de gré ou non, qu’il s’impose ce travail de facture, qui
reçoit à sa naissance l’inspiration naïve et fraîche éclose, la modifie, l’épure, et la
renvoie prendre cours dans le monde, éclaircie, rythmée, harmonieuse, comme une mélodie
qui doit flatter toutes les oreilles et aller à toutes les âmes. Dans la poésie, dans
les arts, le mécanisme est de moitié. Dieu vous garde de cette perfection grammaticale,
de ces lècheries de style, d’où l’inspiration se sauve à grand’peine, les ailes de
moins ! Mais le temps est mal choisi de blesser par des fautes systématiques notre vieil
idiome national, quand il a déjà fait le tour du monde. Pour le fond des choses, pour le
choix des sujets, liberté sans contrôle ! liberté à tout ce que pense une tête saine et
éclairée ! Notre juridiction critique n’a pas le droit d’entrer dans votre cabinet de
travail, ni de vous poursuivre dans vos promenades rêveuses, pour vous disputer ou vous
mesurer vos émotions ; mais pour la forme vous retombez sous notre compétence, et nous
devons vous dire, au risque d’un peu de pédanterie :
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
M. de Vigny a entendu ce conseil : il a remis sur le métier des
poèmes imparfaits, il en a supprimé de mauvais. Je lui dois donc un premier éloge. Outre
l’utilité littéraire de cette révision, où de nouvelles inspirations peuvent survenir et
se renouer aux anciennes, c’est un mérite de modestie, dont la critique lui saura gré,
non comme d’un hommage de suzeraineté servile, mais comme d’un sentiment de méfiance et
de tâtonnement salutaire aux jeunes poètes, qui tentent de nouvelles voies, et lâchent
volontiers la bride à leur Muse.
Les poèmes de M. de Vigny sont classés sous deux titres, plus singuliers que motivés :
Livre antique, Livre moderne. Tantôt il emprunte à la Bible ou à
l’Évangile le sujet d’un chant sacré ; tantôt il prélude sur le mode de la lyre
grecque ; d’autres fois, c’est une chronique nationale qu’il pare de poésie, une
anecdote qu’il raconte, une fantaisie d’imagination qui lui est venue au bord de la mer,
à la vue d’une belle et gracieuse frégate. Ainsi l’imagination poétique, ce don de Dieu,
ne trouve jamais dans son chemin de landes stériles : partout où elle se porte et se
fixe, le monde lui livre ses mystères ; l’âme la plus muette, sa pensée. Il y aura des
secrets encore, et encore des chants nouveaux pour la dernière âme de poète. Vienne,
vienne une grande imagination interroger notre nature, si vieille et si usée que vous la
dites, vous verrez si cette flamme divine n’aura rien où se prendre, et si le poète, en
frappant la terre, n’en fera pas sortir encore des hommes, des passions, des
mondes !
C’est justice de louer dans le Livre antique la noble et touchante
prière de Moïse au Seigneur, son Dieu, qui le laisse vieillir si longtemps, puissant,
mais solitaire. Sur un ton moins sévère, l’invocation alternative des deux bergers à la
dryade du vieux chêne, est un souvenir facile et harmonieux de la poésie de Théocrite.
Il y a, dans l’amour de Ménalque pour la bacchante Ida, cette chasteté de détails et ce
voile de beauté pure dont la Muse grecque paraît jusqu’aux passions les plus
désordonnées. Plus loin, rien de plus frais que les adieux d’amour du jeune Athénien à
la fille de Lesbos, Symétha, qui admire naïvement la mer et lui jette des fleurs, et
n’écoute pas la plainte du rivage. J’aime, dans le Livre moderne,
l’aventure de Dolorida, la belle Espagnole, qui boit le reste du poison qu’elle a versé
à son époux infidèle ; j’aime cette jolie composition où le poète se laisse mener, par
le son lointain du cor, aux souvenirs de Charlemagne et de Roland. J’aime ce récit
pittoresque du mariage de la fille d’un haut baron avec le duc de Soubise, dont elle a
heurté le corps dans la cour du Louvre, et qu’elle épouse, mourant, à l’hôtel de
Saint-Eustache ; j’aime la touchante histoire de la vie et de la mort de la frégate la Sérieuse, racontée par son capitaine, pièce charmante qui termine le
recueil, la dernière faite et la meilleure.
Je n’ai loué jusqu’ici dans les poèmes de M. de Vigny que la composition, le
développement poétique, m’abstenant de rien dire du style, qui doit être considéré à
part et sérieusement ; car le style, c’est tout le poète, c’est ce qui fera vivre ou
mourir notre jeune école. Je m’en inquiète vraiment, moi qui l’aime tant, et me laisse
si facilement aller à croire à son avenir. Je lui confie mes scrupules.
Tous ceux qui lisent des vers, et le nombre en est grand, quoi qu’on en dise, sont bien
prévenus pour nos jeunes poètes. On les juge communément doués d’imagination, de
hardiesse, de talent ; on les sait instruits, âpres à l’étude, et, sauf quelques grands
hommes d’avant la Charte, qui détestent toutes les renommées naissantes, de dépit de se
voir mourir vivants et encore verts, le public aime cette jeunesse et l’encourage, et
l’estime déjà forte, d’oser seulement quitter la voie battue des maîtres de l’art. Or,
ce public, ce n’est pas tel critique qui pense comme le salon où il va et la table où il
dîne, ni tel écrivain jaloux que d’autres écrivent, c’est ce passant que vous voyez, le
nez au vent, attendant qu’on l’amuse, tout prêt à rire ou à pleurer de vos vers.
— Dites-lui : « Un volume de M. de Vigny a paru ce matin. — Je cours le lire. » Et le
voici feuilletant le recueil, sans préjugé ni parti pris, si ce n’est qu’il se sent tout
porté pour ce nom-là, et qu’il se promet du plaisir aux vers d’un jeune poète. Le
lendemain, vous le rencontrez. « Eh bien, votre idée ? — Charmant recueil ; de
l’imagination, de la grâce, une heureuse nature de poète ! Quel dommage que le style
soit imparfait ! » Ainsi jugera-t-on partout où il n’y aura pas quelque porte-enseigne
de coterie, qui viendra faire d’une pacifique réunion deux camps sous deux bannières ;
ainsi pensera le public, épris d’un talent neuf et plein de fraîcheur, mais blessé
parfois dans son bon sens par des fautes qu’un coup de lime eut effacées. Un peu
d’efforts, mes amis, et vous seriez nos enfants gâtés, nos poètes de jour et de nuit, et
vous ne vous réduiriez pas à dire, aux dépens de votre modestie : il y a
trois cents personnes en France qui ont le sentiment des vers.
Le style de M. de Vigny a des veines de bonheur. Il y a de l’invention dans sa grâce et
son élégance. Mais la peur du commun le rend parfois obscur et bizarre. Quand la pensée
qui vient au poète est à tout le monde, il faut, de gré ou non, qu’il se résigne à la
dire comme tout le monde, car rien ne semble gauche comme de grands efforts de mots pour
de petites choses, et c’est, d’ordinaire, un symptôme d’impuissance que toute cette
peine qu’on se donne pour ne pas exprimer comme son voisin des idées devenues formules.
Pourquoi, par exemple, tout ce travail d’équivalents pour donner un faux air de jeunesse
et de nouveauté aux vieilles choses qu’on va lire ?
Je demande pardon à M. de Vigny de le quereller sur des mots ; mais sa poésie surtout,
si élégante et si douce à l’oreille, réfléchit vivement ces petites fautes, ainsi
qu’une glace les taches du verre. Or il peut tenir à des misères qu’un poète paraisse
grand ou petit ; car le public, auquel il coûte de dire qu’un poème est beau, quand il y
rencontre des fautes prétentieuses, s’écriera qu’il est admirable, si rien ne l’a choqué
et n’a rompu le charme.
Nos jeunes poètes se font honneur d’être revenus au naïf. Je les remercie, pour ma
part, de nous avoir tirés des pompes de la périphrase. Mais ce naïf, retrouvé par eux,
porte un peu la faute de son origine toute réactionnaire. C’est quelquefois du naïf
d’opposition, systématique comme la périphrase. Or la naïveté poétique, c’est, à mon
idée, un laisser-aller de l’âme qui s’épanche en vers simples et tout d’instinct, et,
dans ce sens, n’est pas naïf seulement ce qui est écrit ou pensé avec une sorte de
bonhomie insouciante ; mais les hautes inspirations du génie, mais les élans de la
passion, mais tout ce qui vient du cœur, en droit chemin, sans passer par la tête où
sont les idées de système et d’école, tout ce qui est la part de la nature toute seule,
c’est encore la naïveté. Cette naïveté, qu’on définit en nommant La Fontaine, n’est si
admirable et si séduisante, que parce qu’elle se répand, comme une teinte de poésie
primitive, sur toutes les parties du style, et donne à tous les vers une gracieuse et
naturelle aisance, je ne sais quelle allure oublieuse d’étude, et quelle négligence sans
paresse, et quelle liberté sans écarts. Dans la passion, dans l’éloquence, même dans ces
morceaux de faste où la magnificence étudiée ne messied pas, le style de La Fontaine est
un ; c’est le même que vous aimiez tant, tout à l’heure, dans ces petites fables presque
puériles, où l’art se cache sous tant d’ingénuité et d’abandon, qu’on les donne à lire
aux petits enfants, comme le livre le plus près du berceau de l’intelligence
humaine.
Chez nos jeunes poètes, le naïf ne s’étend pas à tout le style. Au sortir de vers
pleins d’éclat et de hardiesse, de créations originales, mais laborieuses, on les voit
faire du simple sans gêne, et descendre brusquement de la langue privilégiée à la langue
triviale.
De là, dans leurs poésies, ces profondes études des ressources de la langue, à côté
d’une étrange facilité à mettre les mots les premiers venus ; de là cette vigoureuse
sévérité de facture, à côté d’un dédaigneux oubli des règles de la prosodie ; de là le
manque d’unité dans leur style. C’est surtout le défaut de M. de Vigny. Le naïf, après
ces grandes beautés, est presque le commun, et, dans cette poésie à jour, il ressort
comme une faute de paresse ou d’impuissance. C’est demi-mal, quand la pensée est une
découverte, un fait nouveau : alors, qu’elle soit la bienvenue, sous quelque habit
qu’elle se présente ; mais, à quoi bon, pour des choses de peu ou point de prix, déparer
une belle page par une trivialité, et désenchanter l’esprit, qui se sentait monter et
bercer, aux douces pompes de la poésie ?
Encore une critique. C’est bien à la jeune école de se tenir dans l’isolement et le
mépris de l’imitation, de n’en faire qu’à sa tête, de n’écouter que sa fantaisie ; mais,
l’œuvre achevée, il faut la mettre en regard de son siècle, la confronter avec l’esprit
contemporain, et apprécier si tout en sera bien senti. Prenez-y garde. Tout ce qui vient
de l’âme est sans doute de bonne et légitime source ; mais l’âme elle-même, trop
concentrée en soi, tend à s’absorber, à se soustraire à l’action des entourages, à se
croire mal comprise, plutôt qu’incompréhensible. C’est l’écueil de la poésie rêveuse et
personnelle, et c’est celui dont le poète se garde le moins. Aussi ne serais-je par
surpris qu’Éloa fut, au goût de M. de Vigny, son poème de
prédilection, son œuvre chérie, le pur reflet de son âme. C’est, je l’avoue, dans la
peinture de cette jeune fille, ange et vierge, qu’il a mis le plus de sa douceur d’idées
et de sa délicatesse de style. Mais, en retour, que de vagues pensées ! que de
subtilités d’expression, si minces et si , que l’esprit n’en peut rien saisir !
Que de fausse grâce et presque de minauderie dans la création d’Éloa, d’abord larme de
Jésus-Christ, douée de vie par l’Esprit-Saint ; puis ange, dont la mission est de
pleurer sur tous les malheurs ; puis vierge, rêvant aux amours et séduite par Satan ! Et
quelle fâcheuse circonstance que le ciel de M. de Vigny rappelle le monde d’anges sorti
de la grande imagination de Milton, et que les amours d’Éloa fassent relire les amours
d’Ève et d’Adam, avant le péché, quand ils n’appartiennent pas encore à notre monde
défiguré et corrompu, et qu’ils ne sont pas tout à fait de purs habitants du ciel !
J’aurais dû abréger ces réflexions et céder la place à M. de Vigny ; car on fait plus
pour l’art en citant une beauté, qu’en critiquant longuement un défaut ; mais il serait
désavantageux d’ quelque fragment nu et isolé d’un poème complet, où tout se
lie, s’amène et s’explique. Je renvoie donc le lecteur à ces poèmes,
brillants essais dans un genre né d’hier, mais qui ne doit pas s’user ; car il chante
tout ce qui a vécu et tout ce qui s’est fait dans le monde, et il recueille les
émanations de cette poésie instinctive qui colore la pensée de l’homme dans toutes les
têtes, qui est au fond de toutes les passions, qui revêt tous les âges de la société
humaine. Le drame, l’épopée, l’ode peuvent s’épuiser, parce qu’il faut des données
spéciales, des temps privilégiés, des faits rares, des passions d’élite : le poème est
inépuisable, parce qu’il exploite le côté poétique de tout ce qui a été, sans
distinction d’hommes, ni de temps, ni de faits. En Angleterre, lord Byron lui a déjà
fait une gloire.
Les premiers vers de M. de Vigny avaient eu peu de succès ; ce n’était pas la faute du
public. À présent que tous les jours deviennent meilleurs pour nos jeunes poètes, il
reparaît ; mais, dans l’intervalle, il a eu la modestie bien rare de croire à la
critique, et le courage plus rare encore de lui faire des sacrifices. Aussi le public
revient-il à ses poèmes revus et corrigés ; car le public a ses
faiblesses comme les poètes ; il aime qu’on ne fasse pas mépris de ses jugements et
qu’on ne le traite pas de trop haut. Que M. de Vigny corrige donc et recorrige,
puisqu’il en a le talent et la patience : qu’il ne croie pas que les fautes ne sont rien
dans l’art, et qu’une beauté paye un mauvais livre. Aujourd’hui que toutes les grandes
littératures ont leurs monuments, que nos enfants épellent dans La Fontaine et dans
Molière, que le temps nous manque pour lire tout ce qui s’est écrit de beau, il y a du
péril à nous prendre dans le train de nos vieilles admirations, la mémoire fraîche
encore et l’intelligence satisfaite, et de s’appeler nouvelle école.
Mais l’imagination et la science étant données, il serait bien étrange que tout ce
mouvement poétique s’évanouît en fumée, et n’apparût un jour à la critique que comme une
obscure réaction de quelques pygmées contre la foi littéraire du xixe
siècle. Il en sera tout autrement, je le crois. La condition, ce sera
la perfection du style, la perfection humaine, possible, plus difficile de nos jours,
mais plus glorieuse.
Ces deux ouvrages sont comme les deux extrêmes de l’ancienne et de la nouvelle école.
C’est pourquoi il m’a paru curieux de les rapprocher, afin de donner lieu à quelques
réflexions qui ne seront peut-être pas sans intérêt pour l’art.
Je ne suis pas bien sûr que M. de Norvins me sache gré de mettre son nom à côté d’un
nom si nouveau. J’avoue qu’il y a des personnes auxquelles ce rapprochement seul
paraîtra une critique ; car il n’est rien qu’on adopte avec plus de peine, dans notre
public, qu’un nom nouveau, comme il n’est rien dont on se déshabitue plus difficilement
qu’un nom établi. Une fois qu’un poète tient maison, si peu qu’il fasse, il a pour
longtemps à s’appeler poète ; mais un pauvre jeune homme qui débute a beaucoup de peine
pour n’être pas méprisé, et plus encore pour être lu. Quant à moi, je viens naïvement à
un nom nouveau comme à un nom établi, et j’ouvre du même esprit l’Iliade et M. de Musset, persuadé qu’il n’y a rien de pire, pour les plaisirs,
que la prévention, ni rien de si sot, pour l’amour-propre, que de venir, après les
autres, admirer ceux dont on a méprisé les débuts.
J’ai bien peur aussi que M. de Musset ne me soit pas très obligé de mettre son nom à
côté d’un nom si ancien. Sa préface est passablement dédaigneuse ; on y lit en toutes
lettres le mot perruque. Au reste, je ne compare pas, à Dieu ne
plaise ! Entre quatre mille alexandrins sur l’âme, et un petit volume de contes
libertins, plein de blancs et de choses folles, quelle parité y
a-t-il ?
Le poème de M. de Norvins n’est pas d’hier ; c’est un assez vieil enfant de la liberté
de la presse sous l’Empire. Dans ce temps-là, M. de Norvins, se sentant de l’esprit, des
moyens, instruit à l’école de Delille à faire facilement des vers faciles, se mit à
chercher le sujet d’un poème qu’il pût rimer dans les loisirs de sa place, à bâtons
rompus, après avoir reçu son monde, ou, le soir, quand il n’était ni du spectacle, ni du
bal ; d’un de ces poèmes comme en faisaient les fonctionnaires lettrés de l’Empire, bien
innocents, bien traditionnels ; car il ne fallait alors ni du hardi, ni du neuf, et le
nombre des sujets, convenons-en, était très limité. L’Immortalité de
l’âme est un magnifique sujet ; pour innocent et traditionnel, qui l’est
davantage ? En le fécondant par des épisodes, car il faut des épisodes, on peut en tirer
aisément quatre mille vers. Or, en fait d’épisodes, on a d’abord le Phénix, emblème
officiel de l’immortalité de l’âme ; puis Orphée, et qui dit Orphée, dit Eurydice ; puis
Socrate, et, à l’occasion de Socrate, les beaux récits de Xénophon et de Platon ; puis
les religions du Nord ; et quelle est la religion du Nord qui ne fournit pas un barde ?
En outre, on met en vers le Phédon et l’Évangile, en se gardant bien
d’inventer : qui oserait inventer sur l’Évangile ? On dispose ces lambeaux dans l’ordre
d’un prix décennal, chaque chant se composant d’un prologue, d’un épisode et d’un épilogue, afin que le lecteur s’y
reconnaisse mieux. Cela fait, on lance dans le monde ce poème paré de toutes sortes de
plumes, auquel Ovide et Claudien peuvent redemander leur Phénix ; Virgile, son Orphée et
son Eurydice ; Macpherson, son vieux barde ; Socrate, ses chants de mort ; l’Évangile,
son texte divin.
Ainsi s’est fait le poème en quatre chants de M. de Norvins. C’est l’ouvrage d’un homme
pratique qui a passé par les charges et qui croit à l’âme en philosophe, sinon en
fidèle. Comme philosophe ; il a grand soin de faire ses réserves en traitant d’un sujet
religieux. N’ayez pas peur qu’il lui échappe une concession en faveur des théocraties,
ni qu’il ne se commette imprudemment avec le sacerdoce ; il n’y a rien dans son poème
qui puisse mal sonner aux oreilles des plus irréligieux. D’ailleurs, dans ce poème qui
est écrit sur l’âme, je ne vois point d’étude profonde et personnelle sur la sienne,
point d’instinct naïf de la nature et de ses destinées, point de contemplation solitaire
de sa propre pensée ; mais des lambeaux métaphysiques pris çà et là, une conviction
acquise dans les livres, comme si, pour être assuré de son âme, il avait eu besoin de
s’appuyer du témoignage des hommes. Oh ! ne nous parlez pas de ces poètes philosophes,
qui pèsent les croyances à leur utilité sociale ou philosophique, et qui pensent presque
honorer de leur protection les dogmes populaires qu’ils chantent. Je ne sache rien de
plus froid que les élans de piété de Voltaire, ni rien de pis que ce vers si
célèbre :
J’aime presque mieux une franche impiété que ce burlesque hommage rendu à Dieu.
M. de Norvins a donc mis beaucoup d’esprit à faire une œuvre inanimée. Son poème
ressemble à ce que les anciens appelaient une déclamation philosophique, c’est-à-dire à
quelque chose qui se fait sans nécessité et sans conviction. C’est ici le lieu de
remarquer que ces deux caractères manquent généralement aux ouvrages poétiques du
commencement de ce siècle. On ne voit pas pourquoi tel poète fait des épopées, tel autre
des tragédies ; pourquoi celui-ci traite des sujets gais, et celui-là des sujets
tristes ; il manque à tous ces poètes une mission. Ils auraient pu changer de rôle, le
poète épique se faire héroï-comique, ou le dramaturge se faire poète épique, que le
public y eût trouvé tout de même son compte, et qu’il n’en eût pas mieux vu la raison
déterminante des ouvrages qu’on lui donnait à lire. C’étaient pour la plupart des hommes
de beaucoup d’esprit qui exerçaient, moins par conviction que dans les vues d’utilité
publique, la profession de restaurateurs des lettres en France, comme
on les appelait alors.
Pourquoi M. de Norvins a-t-il choisi l’immortalité de l’âme plutôt qu’un autre sujet ?
Quelle nécessité, quel besoin de convaincre ou de protester, ont donné lieu à ces quatre
mille vers ? Est-ce d’avoir vu mourir les hommes sur les échafauds de la Révolution,
qu’il a pris la lyre, comme le vieux Delille, afin d’épouvanter les bourreaux et de
consoler les victimes par des chants inspirés sur la vie future ? Ou bien est-ce
seulement d’avoir vu mourir des armées, d’une façon plus théâtrale, dans les guerres de
Bonaparte ? Non, la Révolution était déjà loin, quand M. de Norvins fit son poème ; et,
quant aux guerres de Bonaparte, c’était déjà, disait-on, l’immortalité que d’y mourir.
C’est à peine si le sang versé avec cet appareil était compté pour du sang versé.
Pourquoi pas alors, à la place de l’immortalité de l’âme, un sujet plaisant, par
exemple ? Pourquoi pas, au lieu de métaphysique, des chansons ; que sais-je, des contes
bleus ?
C’est un des résultats de la servitude politique, qu’elle produit ces poésies pâles,
routinières, enfants d’une veine que Juvénal appelle publique (publica vena), qui sont à tous et ne sont à personne. Le poète, n’ayant
plus d’initiative, est réduit à se traîner dans le cercle des compositions autorisées
par le pouvoir. De là ces vocations brillantes que la censure de Bonaparte fit avorter,
et que la liberté aurait fait fleurir ; de là cette poétique officielle ; et, par suite,
ces poésies sans nécessité, parce qu’elles étaient sans conviction, et sans conviction
parce qu’elles étaient sans liberté ; si monotones et si décolorées qu’on pourrait
mettre sur le compte du même homme toute la poésie de cette époque, sans que cela parût
déraisonnable.
Au contraire, dès que la liberté renaît, cette espèce de type commun s’efface, ce moule
uniforme est brisé, les individus reparaissent, l’invention poétique est remise en
honneur, et, au lieu de la pire des Muses, l’imitation, nous avons des Muses originales
et des luths montés aux tons les plus divers. Cela déplaît aux habitués de la poétique
officielle, et paraît un progrès vers la barbarie à certaines gens à vue courte, qui
comptent moins apparemment sur l’esprit humain quand il est libre que quand il est en
lisières. Singuliers amis de la liberté, qui la veulent pour les électeurs et ne la
veulent pas pour les poètes, et qui trouvent l’autocratie de Napoléon bonne en ceci,
qu’il voulait l’unité en littérature comme en politique.
Qu’importe ? Il faut rire des gens à habitudes ; et, quant aux intolérants, il faut
défendre contre eux les franchises de l’art, et les avertir qu’il n’est guère libéral de
défendre à la fois le mouvement et l’immobilité, et que c’est une étrange façon d’aimer
les libertés humaines que de les vouloir toutes, hormis une, la liberté du poète.
J’aime les Contes d’Espagne et d’Italie, parce que j’y trouve
nécessité et liberté. Figurez-vous que l’auteur est un tout jeune homme, Or n’est-il pas
déjà beau qu’un tout jeune homme n’attende pas pour rimer que le général Foy meure, ou
que Missolonghi succombe ? N’est-il pas beau qu’il ne se soit pas mis à l’affût des
morts et des naissances importantes, pour avoir des sujets ? Point de lieux communs,
point de lambeaux poétiques, point de centons de collège, mais des vers francs, pris de
volée, une verve folle, un libertinage d’esprit qui met la critique en belle humeur. Le
fonds n’est rien : deux ou trois anecdotes de fantaisie, immorales à faire rougir, et
d’un assez médiocre intérêt, voilà tout. Cela ne se serait pas appelé un sujet, du temps
que ce n’était pas le poète qui fécondait le sujet, mais le sujet qui fécondait le
poète ; à présent, cela s’appellera de la poésie ; car on aime mieux un poète sans sujet
qu’un gros sujet sans poète. Essayez donc de plier ce jeune homme au ton solennel de la
muse de l’Empire et aux délicatesses des prix d’Académie, vous n’en ferez rien qui
vaille. Il est tellement né poète, qu’il n’en est pas toujours homme de bon sens, au
lieu que M. de Norvins est un homme de tant de bon sens, qu’il n’en est pas toujours
poète. Ainsi, tandis que nous nous demandons, pauvres critiques, où pourra se rajeunir
l’art, et que nous allons en éclaireurs cherchant les sources inconnues, voilà qu’un
talent neuf, original, nous vient des bancs du collège, et nous fait ouvrir de grands
yeux à des vers comme ceux-ci :
Vous n’avez pas toujours été sans
vie, et l’
âge
Ces beaux vers sont gâtés par de si étranges folies, qu’on a cru d’abord qu’en
exagérant les défauts de la nouvelle école, M. de Musset voulait lui déclarer la guerre.
Mais, outre que ce dessein allait mal à un homme si jeune, M. de Musset aurait pu, en
définitive, en être la dupe ; car, imitant de mauvaises choses, il s’exposait à ce qu’on
lui en fit une faute personnelle. On s’est aussi fort intrigué de le voir, au début,
chanter le concubinage, l’adultère, et le meurtre qui finit ces sortes d’affaires en
Espagne et en Italie. Mais il paraît que cette rouerie est toute poétique ; que notre
jeune homme a une figure rose et sans barbe, et qu’il lit ses vers devant sa mère, qui
n’en dort pas moins tranquille. C’est une raison de plus pour l’engager à prendre
d’autres Muses. Le privilège de son âge est d’avoir des illusions dorées, une foi naïve
au bien, un besoin d’estimer les hommes. Pourquoi donc se faire corrompu de si bonne
heure, et se jouer avec ses vices, quand on quitte à peine les hochets du collège ?
N’est-ce pas contre nature, de scandaliser avec une bouche si jeune, et d’être, à la
fois, pur de cœur et effronté en paroles ? Vous avez sans doute entendu des jeunes gens,
à peine sortis des classes, parler fort mal des femmes, et se vanter d’en savoir
beaucoup, de peur de passer pour n’en rien savoir. Eh bien, c’est là le ton des vers de
M. de Musset. Il aime mieux qu’on le croie roué qu’innocent ; mais, malgré lui, sa
jeunesse fleurie et sa fraîche imagination le trahissent, et j’ai bien peur que ce
maître libertin de vingt ans n’ait pas réussi auprès des gens d’expérience à se faire
croire si mauvais sujet. Dans un poète du caractère et du génie de lord Byron, la
rouerie même a de la grandeur, parce qu’elle cache un mépris profond de l’humanité, et
qu’elle est la réaction naturelle d’un homme irrité et fort, contre une société qui ne
veut pas de ses vices au prix même de sa gloire. Dans un jeune homme, ce n’est que du
dandysme.
Le style de M. de Musset mérite une attention toute particulière. Des hardiesses
souvent malheureuses, des vers sautillants, un abus puéril de l’enjambement, ont fait
croire à quelques critiques que M. de Musset avait voulu mystifier le public. Comme je
crois peu à une mystification dont la première dupe serait le mystificateur, je
reparlerai, un jour, de ce style, dans une étude spéciale sur les changements introduits
ou à introduire dans l’alexandrin. C’est une question qui intéresse à un haut degré tous
ceux qui ont le courage de s’occuper de poésie, malgré les préoccupations de la
politique.
Quant au style de M. de Norvins, c’est celui de l’abbé Delille, moins sa richesse
artificielle, moins sa merveilleuse facilité, moins surtout l’attrait que lui donnait la
nouveauté : ce que je remarque à dessein, parce que le vers de Delille, déjà si creux et
si peu étoffé, est bien pis encore quand il vient de seconde main. J’avoue qu’il me
manque un sens pour comprendre cette langue factice, espèce de scholie poétique de la
langue populaire, qui donne, par ses périphrases, la monnaie de tous les mots propres,
et, par ses équivalents, leur synonymie. Rien ne vous saisit dans ces brillantes
tirades, rien ne vous y fait oublier les heures, rien ne vous enlève à vous-même ; c’est
la conversation d’un grand parleur, qui a toujours la même dose d’esprit. Pendant qu’il
vous parle, votre âme est ailleurs.
Tout de même, s’il m’est arrivé avec M. de Norvins, son poème étant devant moi, mes
yeux dessus, et mon esprit disposé à s’y plaire, comme à l’ouvrage d’un écrivain
recommandable, s’il m’est arrivé de me sentir pensant à tout autre chose, cela n’empêche
pas que M. de Norvins n’ait beaucoup d’esprit. De mes deux poètes, mon penchant est
donc, je l’avoue, vers le plus jeune ; mais je m’explique à merveille, et même à ma
honte, que des personnes d’un goût très sûr et d’un esprit très élevé trouvent du charme
à lire les vers de M. de Norvins.
Quand les poésies de feu Joseph Delorme parurent, ceux qui ne savaient pas que c’était
un titre fictif, plaignirent ce pauvre jeune homme d’être mort à l’aurore d’un beau
talent, avant d’avoir pu s’amender de quelques fautes, d’opposition encore plus que de
conviction, qui déparaient son recueil.
Ceux qui savaient que Delorme jouissait, grâce à Dieu, d’une assez bonne santé, et
qu’il continuait, dans la solitude, à s’occuper de poésie, attendaient avec impatience
un nouveau recueil qui tînt les promesses du premier, et qui justifiât les regrets
donnés à cette renommée posthume par quelques vrais amis des beaux vers. Ce recueil
vient de paraître.
Le caractère des Consolations, c’est encore la mélancolie, l’ennui de
soi ; c’est cette sorte de souffrance vague et de fatigue d’esprit, qui accable les
imaginations rêveuses, dans une société où il n’y a plus de place pour les grandes
passions, et où les âmes vivant en elles-mêmes s’usent à cette étude solitaire de leurs
contradictions ; c’est ce dégoût de la vie réelle, cette soif d’un vague avenir, qu’on
rêve avec des aspects divers, tantôt bruyant et glorieux, tantôt humble, avec un amour
heureux et du calme ; c’est cet ennui du doute, qui fait qu’on est embarrassé de sa
liberté, et qu’on a besoin de se mettre sous l’autorité d’une croyance ou d’une grande
admiration ; véritable maladie de jeune homme, à ce moment critique où il n’est plus
sous la discipline des écoles, et où il n’est pas encore saisi par la société, qui
l’emploiera bientôt comme un rouage dans la grande machine, et qui effacera au profit de
tous son originalité naturelle.
C’est, en un mot, René dans la vie bourgeoise. Le René de M. de Chateaubriand est un
jeune homme de race, un fils de famille, qui peut promener sa mélancolie d’un hémisphère
à l’autre, et qui a l’Océan, les grands voyages, les spectacles de la vie errante, pour
s’enlever à lui-même, et s’emplir l’âme de distractions. Il a vu le soleil se lever et
se coucher aux horizons les plus divers ; il a pu mesurer la grandeur de Dieu à la
grandeur du Monde, et quand il a eu la foi, il s’y est reposé, comme en un port, d’une
vie ravagée par les passions.
Le poète des Consolations n’a pas un nom historique ; et, quant à ses
voyages, ce sont des promenades solitaires aux boulevards neufs et à l’île Saint-Louis.
Ce René-là nous entretient de sa tante de Boulogne-sur-Mer, de son poète en décembre, de
sa jolie cousine ; mais ce sont de petits textes à de grandes idées, et cela prouve
combien une âme mélancolique sait trouver de haute et touchante poésie dans les choses
de la vie commune. Il s’est aussi reposé en Dieu, après de longues fatigues, et encore
en l’amitié d’un poète dont il cache le nom sous des initiales, mais que l’on devine à
la chaleur de son admiration : c’est M. Victor Hugo, ce jeune homme si original et si
fort, jusque dans ses défauts, qu’il n’excite point d’affections médiocres, et qu’à
l’âge où l’on n’a que des indifférents, il n’a que des amis et des ennemis. C’est à
vivre dans la société de cet ami, c’est à le venir voir à son foyer domestique, et à
recevoir les premières confidences de l’œuvre qui vient d’éclore ou de l’œuvre qui se
prépare, c’est à le consoler des tribulations du théâtre, que M. Sainte-Beuve consacre
ses plus chers loisirs ; c’est à lui enfin qu’il adresse ses vers de prédilection.
Les gens frivoles comprendront peu cette amitié, ou n’y croiront pas. Ceux qui
s’expliquent mieux l’envie que l’amitié, entre deux poètes de mérites divers,
imagineront quelque mot nouveau pour en faire rire. Beaucoup répéteront ce mot, et pour
peu qu’il soit spirituel, on ne lira pas les Consolations, et on s’en
moquera sur parole, ou plutôt on les lira et on se forcera pour s’en moquer. C’est ce
qui se fait en un certain coin de Paris, où M. Sainte-Beuve est traité, dit-on, d’imbécile ; ce qui prouve assurément, non pas qu’on y est poli, mais
qu’on y est désolé d’avoir à reconnaître un beau talent.
J’ai peur surtout des mots spirituels ; car beaucoup de nos opinions littéraires ne
sont que cela. Il y a une chose que l’on désire avant tout, en France : c’est de n’être
pas muet, et de pouvoir, comme on dit, placer son mot. Or, quand, au lieu d’un mot de
son crû, on peut en citer un d’autrui, très spirituel, et le faire sien en le
, on est quitte avec la compagnie, on a fait comme si l’on jugeait.
Il s’est dit, de nos jours, au sujet de la nouvelle école, trois mots spirituels, ou à
peu près, à savoir que c’était de la camaraderie littéraire, de la poésie poitrinaire, des novateurs rétrogrades. La
foule a pris cela au vol ; et il y a tous les soirs des conversations, dans Paris et la
province, où ces trois mots sont retournés de toutes façons, et transformés en jugements
réfléchis et en opinions consciencieuses. C’est un texte où les moins habiles trouvent à
parler quelques minutes. Que faut-il de plus ?
Il y a bien un peu de vrai dans ces trois mots.
Il est tout simple, par exemple, qu’une école qui s’établit ne renie aucun de ses amis.
Voilà pour la camaraderie.
Ensuite, au-dessous du poète original, qui a su trouver de belles inspirations dans
cette maladie de l’âme et cette fatigue d’esprit dont je parlais tout à l’heure, il y a
quelques jeunes gens qui se font malades en parfaite santé, et qui se mettent du jaune
sur la figure, pour avoir un air de pâleur et de mélancolie. Voilà pour la poésie poitrinaire.
Enfin, à la suite de quelques hommes de talent, qui essayent de faire revivre des
formes surannées, dont nous nous sommes appauvris mal à propos, et de rajeunir avec les
tours naïfs du vieil idiome une langue qui s’est usée à se polir, il y a d’autres
imitateurs qui exagèrent l’archaïsme, et qui se font vieux, comme les premiers se sont
faits malades, en s’affublant d’anciens costumes. Voilà pour les novateurs
rétrogrades.
Mais, avant de prendre ces trois mots pour des jugements sans appel et de s’en tenir
là, comme fait la foule, il faudrait songer d’abord que des mots spirituels sont
toujours un peu suspects, la mode étant en France d’outrer une pensée, et quelquefois de
mentir à sa conscience, pour faire une phrase à succès ; ensuite, que ces trois mots ont
été tenus par des gens du métier, l’un d’eux en pleine Académie ; que les hommes dont on
s’est occupé autrefois pardonnent peu à ceux dont on s’occupe à présent ; et que toute
école qui tombe fera de bons mots contre l’école qui s’élève, ou bien de gros livres,
quand elle n’aura pas l’esprit du bon mot.
À voir les choses de plus haut, on trouve qu’il y a de grandes vocations sous de petits
ridicules, et que l’avenir nous garde dans son sein de nouveaux trésors de poésie
nationale. On ne réfléchit pas assez, en vérité, à l’influence de la liberté sur la
poésie. On reconnaît que ses bienfaits sont admirables pour la vie sociale et politique,
que son impulsion est toute-puissante sur le bien-être des nations, mais, sitôt qu’il
s’agit de littérature, on la désavoue. La liberté qui fut si féconde dans les temps
anciens, sous le ciel de Rome et d’Athènes, ne serait-elle plus qu’une Muse ingrate ou
une mauvaise conseillère, et le poète des temps modernes, qui ne doit à l’État que son
nom quand il vient au monde et quand il en sort, maître qu’il est de son corps et de sa
pensée, serait-il plus mal servi par la liberté que par l’imitation et la dépendance ?
Je ne sais pas alors si nous aurions beaucoup gagné à être libres, perdant à la fois,
avec les maux de l’imagination, ses biens, qui sont ses rêveries, et tous les
enseignements sacrés du poète, et toutes les harmonies de la lyre. Je ne sais pas s’il y
aurait eu progrès vers le mieux, là ou la poésie aurait péri, et où l’amour des vers
serait condamné à sécher sur les pensées d’un autre âge, en de stériles contemplations
des modèles qui ont créé pour leur compte, mais qui n’ont certes pas emporté avec eux le
secret de créer.
Heureusement il n’en est pas ainsi. La liberté moderne nous dotera d’une poésie ; mais
cette poésie ne ressemblera pas plus à la poésie antique que la liberté des anciens ne
ressemble à la nôtre. Dans nos temps de civilisation avancée, où il y a peu
d’enthousiasme national, point de grands mouvements religieux ni politiques auxquels le
poète puisse s’associer, point de poésie publique, si j’ose ainsi dire, il ne peut plus
guère y avoir de chants populaires, parce qu’il n’y a plus de masses à remuer ; plus de
ces hymnes pieux que la voix immense de tout un peuple faisait monter vers les dieux de
la Grèce ; plus même de ces poésies passionnées, comme en faisait Kerner dans les
guerres d’Allemagne, d’une bataille à l’autre, quand, chaque fois qu’il prenait la lyre,
il pouvait croire qu’il chantait son adieu à la vie ; mais il y aura des chants
individuels, sur les tons les plus divers, des retours mélancoliques de l’âme sur les
souvenirs de l’enfance, des doutes pieux, des croyances ardentes, toutes sortes de
fantaisies. Dès lors, ce ne seront plus de ces choses qui peuvent se lire en public, ni
échauffer un auditoire ; car les gens gais ne s’accommoderont pas des tristesses du
cœur, ni les gens tristes des gaietés bouffonnes où s’abandonnera le poète. Ses vers ne
parleront qu’à ceux qui voudront les entendre ; ils seront froids et ridicules pour ceux
qui se boucheront les oreilles. Le poète aura souvent l’air de vouloir convertir ou
mystifier son lecteur. Or ce sera un tort à faire jeter son livre de dépit ; car rien
n’irrite plus un lecteur que la crainte de passer pour une dupe, ou pour un homme à
convertir.
Ce sera peut-être, aux yeux de certain public, le tort des poésies de M. Sainte-Beuve.
Mais, si vous avez eu quelque peine profonde et quelque ennui de la vie ; si vous avez
éprouvé ce que c’est que l’amitié, ou si votre jeunesse a été brisée par le malheur, et
que vos proches vous aient délaissé ; si vous avez pensé à Dieu, à votre âme, avec bonne
foi et liberté, et que vous ayez gardé quelque enthousiasme, quoique le siècle nous en
fît un ridicule, oh ! prenez ce livre et lisez-le, sans en discuter avec personne ; car
on vous dira que vous êtes d’une coterie. Il y a des gens qui se moqueront des chagrins
du poète, et qui croiront qu’il était libre de choisir, comme on faisait il y a vingt
ans, entre la tristesse et la gaieté. Mais vous qui le lisez avec foi, qui le prendrez à
vos moments de solitude, comme un ami auquel on parle de choses chères ; vous qui aimez
les oisives lectures qu’on fait dans les poètes, et qui vous livrez à ces âmes
privilégiées avec désintéressement et abandon, vous devinerez bien que ce pauvre jeune
homme a souffert, et que ses consolations mêmes ne sont point d’une âme qui est
consolée, mais qui se donne le change ou se trompe un moment sur son mal. En même temps,
vous trouverez que Dieu est juste, puisqu’il a donné au poète, pour prix de ses rudes
épreuves, les pensées profondes, l’harmonie du langage, la foi en son art, et le talent
qui mène à la renommée, cette joie éternelle de l’âme qui fait vivre vite et vivre
beaucoup, et qui console le poète d’être venu au monde frêle et souffrant.
En vérité, cela repose l’esprit du spectacle de tant d’intrigants, qui ont tout pour
eux, au détriment des bons, richesse, honneurs, réputation ; des philosophes qui font
des poèmes religieux, et des gens de religion qui font de la politique ; des écrivains
qui ont trouvé moyen de surprendre pendant vingt ans au public une fortune, un rang et
quelque chose comme un nom, et qui, au lieu de couver discrètement leur bien-être et de
jouir en silence du malentendu qui les a faits riches et influents, écrivent des
pamphlets contre les jeunes qui ont du talent et qui sont pauvres ; en un mot, cela
réchauffe, dans un siècle égoïste et froid, de voir que les belles inspirations sont
pour les cœurs honnêtes, et que la renommée vient au-devant du jeune poète qui ne la
cherche pas, qui fait des vers sans y mettre son nom, et qui se livre à son art avec
conscience, dignité, respect de soi. Le public a été gâté par l’Empire : il a cru
longtemps que la poésie était un métier dont l’apprentissage se faisait au collège,
parce qu’il n’a eu longtemps pour poètes que d’habiles écoliers. Il faut qu’il sache de
nouveau que c’est une mission à laquelle le premier venu n’est pas appelé, et qu’on ne
remplit jamais par surprise ; que cette tâche en ce monde n’est pas toute de roses,
qu’elle a ses labeurs et ses amertumes, et qu’il n’est ni facile ni honorable de s’y
soustraire.
Dans les poésies de Joseph Delorme, il y avait une âme découragée, sans ressort, qui se
plaisait à étaler un certain cynisme de douleur. Le poète racontait, par exemple, qu’il
lui était arrivé une fois de passer la nuit à veiller un mort et qu’il n’avait pas
frissonné de se trouver, toute une nuit silencieuse et longue, seul auprès d’un cadavre,
à voir une forme humaine se dessiner sous un linceul. Une autre fois, qu’il lui était
venu dans l’esprit de se noyer, qu’il avait déjà choisi la place, belle et ombragée de
peupliers, par un beau soleil, comme pour raffiner sur le mépris de la vie ; et alors,
au lieu de se monter la tête, à la façon de Saint-Preux, pour trouver de l’honneur et du
courage à mourir, au lieu de s’étourdir avec des sophismes, comme s’étourdit avec du vin
l’homme du peuple qui veut en venir là, il se disait qu’il était au bord de l’eau, et
qu’il était son maître ; que la mort est tentante dans une solitude, loin des hommes,
quand il n’y a point de Dieu ; que l’on retrouverait un jour un cadavre, souillé de
sable et de boue, sur lequel on clouerait quatre planches, et qu’on jetterait dans un
trou, hors de la terre sainte, et que ce cadavre serait le sien. Depuis, cette
imagination malade a senti qu’elle se jouait d’elle-même, et, soit que de meilleurs
jours aient lui sur le pauvre poète, soit qu’un rayon de foi l’ait éclairé et réjoui,
soit qu’une pensée de gloire lui ait rendu la vie plus légère, il s’est remis à aimer, à
s’enthousiasmer, à croire. Il est allé à Dieu, qui est la source des consolations
durables, et que nous ne venons trouver, insensés, qu’alors que le monde nous manque, et
que notre raison s’aveugle à trop creuser le mystère de la vie.
N’est-il pas triste, quand on a lu de si beaux vers, de penser que celui qui les a
faits est injurié tous les jours par la critique subalterne, et qu’on dira peut-être à
celui qui les loue, que c’est à ses risques et périls ?
La foi en Dieu, l’amour de l’art, et, sur la terre, l’amitié d’un poète, voilà tout le
fonds des Consolations. Quelquefois M. Sainte-Beuve jette un regard
sur la patrie, et, la voyant souffrante et agitée par de misérables ambitions, il
s’interrompt de ses rêveries, pour protester et pour faire des vœux par où l’on voit que
la liberté est chère à cette âme honnête. Dans Joseph Delorme il y avait de mauvais
vers, quelques-uns par esprit de contradiction, des fautes systématiques, dont les plus
choquantes, je crois, pour incommoder l’école opposée ; des puérilités, disons le mot.
Dans les Consolations, l’art s’épure, à mesure que l’esprit
d’opposition s’oublie. À mesure que le poète s’élève, il entend moins les cris de la
terre, et songe moins à y répondre. Dans le commencement, quand il s’essayait dans
l’art, et qu’il en ignorait encore la puissance, il s’en est joué quelquefois ; à la
fin, voyant que c’était une chose grave et qui rendait meilleur, il s’est pénétré de sa
dignité et ne l’a plus voulu commettre avec des querelles vulgaires.
Les fautes que j’ai à relever dans ce recueil, sont en petit nombre. C’est d’abord,
pour le fond, un abus de pensées bibliques. Ces choses-là ne parlent bien à l’âme qu’en
leur lieu et place ; dès qu’elles sont d’emprunt, ou que le poète n’en a pas su faire
encore sa substance, elles affectent désagréablement, comme toutes les autres
imitations. Il n’y a rien dont se doivent plus méfier nos jeunes poètes que des beautés
purement littéraires de la Bible. Elles frappent si vivement l’imagination et elles
prennent tant d’empire, par leur étrangeté même, qu’elles les mèneraient tout doucement
à imiter. Or je leur rappelle qu’ils professent un salutaire dédain des imitateurs.
Ensuite, ce sont, pour la forme, quelques expressions pénibles, ça et là de
l’exagération, un travail de mots, l’horreur du commun poussant le poète à des
hardiesses très aventureuses, à côté de vers admirables de grâce, de naïveté, de
sévérité. S’il paraissait souvent de pareils recueils, le critique se trouverait trop
heureux de son rôle, n’ayant plus désormais qu’à entretenir le public de ses plaisirs et
à témoigner sa reconnaissance au poète.
Reposons-nous un moment du spectacle de nos discordes dans la lecture de ce poète, si
plein de nombre, dont la Muse vague et molle porte aux douces rêveries, et verse au
cœur l’oubli des choses du temps. Respirons, car voilà tantôt un an que nous nous
fatiguons à voir la patrie jetée dans des voies mauvaises, s’agiter, sans faire un
pas, dans une tempête qui ressemble à un calme ; voilà tantôt un an que dure ce
malaise, pendant lequel tous les esprits studieux, qui ont besoin de paix et de
silence, ont interrompu leurs travaux, pour prêter l’oreille à d’étranges bruits de
guerre ; voilà tantôt un an que la confiance s’en va, qu’on recommence à douter de
tout, même des serments, que les vertus fortes et vivifiantes, qui font les grands
peuples, s’altèrent dans des luttes sans profit contre un ennemi indigne du combat.
Est-ce donc assez, pour suspendre nos inquiétudes, des vers d’un poète populaire sur
l’amour, la religion, les souvenirs d’enfance, douces fleurs qui veulent être
respirées par un beau soleil, pensées de loisirs et de solitude, qui se cachent sous
les jours de trouble et de mêlée ? Est-ce assez d’un grand poète, en nos temps
modernes, pour distraire les nations du sentiment de leurs maux domestiques ? Quand le
monde était plus jeune et les âmes plus naïves, et que la vie des peuples était, comme
celle de l’enfant, pleine d’insouciance et de choses sans dessein, sitôt que le poète
prenait la lyre, les générations étaient suspendues à sa bouche d’or ; la poésie,
c’était la société, la religion, les lois.
Mais, aujourd’hui que les peuples sont devenus sérieux et forts, et que leur destinée
n’est plus, comme aux premiers âges du monde, de vivre au hasard, d’applaudir aux
poètes et de mourir, mais de lier leur existence à tous les temps, et de mener à fin
une œuvre commencée par les peuples anciens, et reprise ensuite, depuis bientôt deux
mille ans, sur de plus larges bases, œuvre lente et laborieuse, à laquelle nous
poussons tous, grands et petits, sachant bien où nous allons, au lieu que nos pères y
poussaient en aveugles : à savoir, le règne du droit sur la force ; aujourd’hui que
les croyances, les opinions, les sympathies ne s’établissent plus sur la foi des
hommes de génie, mais seulement à l’user, et sur la foi de l’expérience, le poète
n’est plus qu’un solitaire dont le livre est, en apparence, à l’adresse de tout le
monde, mais ne va réellement qu’à quelques âmes éparpillées dans la foule et
solitaires comme lui. On aime à le lire dans la paix, quand on est de loisir et qu’il
n’y a rien qui appelle les hommes sur la place publique ; mais dans la guerre, on le
délaisse, et c’est alors d’un bien mauvais augure, que les vers d’un grand poète
remuent moins de consciences que le plus obscur pamphlet politique.
Je parlais, il y a quelque temps, de la liberté comme d’une Muse nouvelle dont on
affecte de méconnaître l’influence sur les destinées de notre poésie. Voilà deux
volumes, enfants de cette liberté. Voilà des vers qui ne cherchent pas à flatter la
foule, ni à caresser des passions accidentelles. Dans un siècle tiède en ses
croyances, le poète chante la religion, car il est libre. Les jours de fête, il est
ému, comme les petits enfants, du son des cloches, des tentures blanches, des fleurs
qu’on sème dans les rues ; il redescend à ses premières années, et il retrouve dans le
trésor de sa mémoire des émotions que l’âge y avait émoussées, ou que le respect
humain y faisait taire ; quand les processions passent, il se met à la suite, non pas
pour qu’on lui compte chez les hommes de faux airs de dévotion et d’hypocrites
mouvements des lèvres, mais pour redevenir enfant, ou pour penser en silence combien
cela donne de calme et répand de baume sur les blessures, de croire qu’on assiste
réellement aux fêtes de Dieu.
Le poète parle aussi d’amour à un vieux peuple chez qui l’amour est relégué au
théâtre, parmi les décors et les machines. Dieu, l’amour, les souvenirs d’enfance ;
mais Dieu surtout, et avant tout ; le seul amour qui survit à tous les amours, le seul
qui n’use pas le cœur et ne flétrit pas l’imagination ; le seul qui ne laisse point de
dégoût, parce qu’il recule la possession jusqu’à la mort ; et puis l’amour humain, que
le poète ne chante qu’en passant, avec une larme de regret, comme un songe heureux
dont il se souvient, ou comme une vision ineffable dont il a été réveillé trop tôt,
pour laquelle il voudrait se rendormir jusqu’au matin ; des hymnes pieux, qui
ressemblent à de sublimes prières ; de mystiques extases, où les âmes qui sont
préparées pourront seules suivre le poète ; une imagination biblique, qui chante le
Jéhovah des prophètes sur une lyre qu’il a retrouvée aux saules des fleuves de
Babylone ; une foi sincère, et, ça et là, par lassitude ou par faiblesse, des retours
involontaires vers les doutes où sa jeunesse a longtemps flotté ; des tristesses de
cœur, et comme un étrange penchant à croire qu’il est dupe de sa pensée, que tout cela
finira par un éclat de rire ; puis des cris d’effroi comme s’il avait eu peur de
succomber au mal, comme si, au moment de fermer les yeux, les ayant promenés
machinalement autour de lui, il s’était vu couché sous l’arbre qui donne la mort.
Alors, un plaisir de colère à se mortifier de ses fantaisies d’incrédulité, jusqu’à ce
qu’il remonte vers Dieu, d’un immense essor, et qu’il se reprenne à la foi d’où
descendent les plus belles heures du génie ; enfin, de temps en temps, quelques
pensées toutes terrestres, des restes de passions mal éteintes, par où l’on voit que
le fonds de ce magnifique tableau, c’est toujours l’homme, que les ailes dont se sert
le poète pour monter aux régions du ciel n’ont élevé de terre que sa pensée ; voilà le
texte de cette grande méditation en huit mille vers, où l’âme la plus poétique de
notre âge, et peut-être de tous les âges de notre poésie, s’épanche en accords d’une
incomparable mélodie, dans les rythmes les plus divers, et sous les plus belles formes
de notre langue nationale.
Dans ses premiers ouvrages, M. de Lamartine cherchait Dieu ; il le cherchait d’un
cœur pieux, mais souffrant ; il l’a trouvé dans ses Harmonies. Là,
c’était une soif ardente de connaître ; ici, c’est la béatitude après avoir connu.
Toutes les choses de la terre lui semblent un lien mystérieux entre la nature divine
et la sienne. Il monte sans cesse du visible à l’invisible, des manifestations du
grand Être au grand Être lui-même. Il demande au chêne comment, de gland qu’il était,
tombé du bec de l’aigle et du vautour, il est devenu chêne si grand, qu’une seule de
ses branches abrite contre la tempête le pasteur et les troupeaux, et que l’ouragan
vient se briser contre son feuillage comme au pied d’une tour ; si plein de vie, que
des mondes de créatures naissent et se nourrissent de lui. Il demande au matin d’où
lui vient sa fraîcheur et sa grâce, qui fait tressaillir les forêts avant l’heure du
bruit, qui relève les calices des fleurs penchées par la rosée du soir, qui éveille
les vents de leur mystérieux sommeil, et les oiseaux du ciel sous l’humide feuillée ;
pourquoi ces indicibles murmures, au retour de la lumière ; pourquoi le soleil ne se
lève jamais sur le silence et la solitude. Il demande à la nuit qui lui a donné ce
muet langage, compris seulement des poètes, des amants, des malheureux, d’où vient que
l’homme a peur par une nuit noire, quoique tout dorme autour de lui, même le mal. Il
demande qui a voulu que la jeune fille, si frêle et si gracieuse, fût celle par qui
l’homme est conçu, l’homme, ce maître de l’infini par la pensée, qui soumet tous les
éléments à ses besoins, l’homme qui fonde les cités et les lois, l’homme qui meurt,
certain d’être immortel ; et, à chaque demande, il répond : « C’est Dieu ! »
De là cette noblesse soutenue jusque dans les moindres choses. Il voit la nature avec
les yeux de la pensée, et il la voit plus grande, plus majestueuse qu’elle ne paraît
aux yeux du corps. Il n’est contrée si riante et si favorisée du ciel que sa muse
n’ait le don d’embellir, et qu’il ne couvre d’un voile de beauté pure, qui en cache
les défectuosités, et n’y laisse voir que les harmonies. L’Italie, son Italie, c’est
plus que cette terre privilégiée, où la brise est si molle, les heures si paresseuses,
et l’ombre si assoupissante, que les générations y passent du sommeil à la mort, entre
la plus grande histoire que les hommes aient laissée et l’attente frivole de quelque
bon chanteur qui les aide à tuer la vie ; c’est plus que ce sol plein de merveilles,
où tout est beau, même la destruction, et où d’oisifs pèlerins de tous les coins du
monde vont visiter des débris de monuments et des débris d’hommes ; les brises y
prennent une voix et chantent en passant par les faîtes des arbres ; les vents y
montent du lit des mers en bouffées odorantes ; les golfes, semés de voiles blanches,
y semblent un second ciel blanchissant d’étoiles ; tout y est gracieux, contours,
horizons noyés dans des vapeurs vermeilles, miroirs d’azur où se réfléchit la grande
ombre de Dieu ; tout a une voix que le poète sait entendre, tout lui est vie, amour,
volupté. Dans ses mystérieux entretiens avec la nature, lui, qui n’est que spectateur,
est toujours au-dessous du spectacle ; les cieux même lui pèsent, il leur dit de
s’ouvrir et de le laisser voir au-delà. Il emplit le monde de mouvements, de murmures,
de mélodies ; il puise sans fin dans une imagination qui déborde toujours. S’il
s’approche des choses de la vie commune, c’est comme l’aigle, en planant ; c’est pour
y jeter un insouciant regard, et pour y prendre en passant quelque image qu’il
agrandit et qu’il idéalise ; s’il s’abaisse à parler de nos souillures, c’est en homme
qui n’a jamais mis la main dans les plaies de l’humanité ; il a besoin d’ennoblir
jusqu’à nos douleurs, pour les plaindre et y compatir.
Quelquefois il s’abîme en de sublimes extases. Il monte, il monte de pensée en pensée
jusqu’au trône de Dieu ; et, là, sa voix n’a plus rien d’humain : c’est quelque chose
de mystique et d’inarticulé ; on croit entendre l’écho lointain d’un cantique d’anges,
auquel on s’associe sans le comprendre. Il semble alors que son cœur se fonde, comme
celui de Dante, aux rayons de la divine lumière, et qu’il ne trouve plus de force en
lui que pour pousser de confus et harmonieux soupirs. Quelquefois il prend de nouveau
son vol vers l’Empyrée, brûlant encore de voir et de connaître. Mais, ce jour-là, sa
foi étant moins abondante, le Dieu recule devant son désir ; et il monte de sphère en
sphère, s’irritant de la longueur du chemin, jusqu’à ce que l’enthousiasme s’épuise,
et que le poète retombe de lassitude vers les régions de la terre, pour y donner le
spectacle du génie découragé, qui se débat contre son impuissance, et qui brise ses
ailes contre la pierre.
Tantôt ce sont des ressouvenirs de la Muse antique ; des pensées simples et tendres,
dans un style limpide ; un air de fraîcheur virgilienne, et comme un parfum de cette
vie des champs, que Virgile sentait et qu’il aimait dans son cœur d’homme, mais qu’il
apprêtait, en courtisan délicat, pour les oreilles aristocratiques d’Auguste. Tantôt
des hardiesses bibliques, de gigantesques figures, des formes de langage neuves et
aventureuses, auxquelles notre langue se prête de la meilleure grâce, quoiqu’on la
dise fort prude, comme si M. de Lamartine obtenait tout d’elle, en la prenant par
l’harmonie ; tantôt des allures hautaines et méprisantes, à la manière de lord Byron,
de la puissance pour haïr comme pour aimer, de poignantes ironies ; mais toutes ces
choses par emportement, et non pour se jouer, comme fait lord Byron, ni avec un rire
faux à la bouche ; enfin, toujours et partout, de l’haleine, une haleine immense, une
lyre dont les cordes sont innombrables, des fautes rares, çà et là, par excès de
richesse ou par insouciance, jamais par stérilité.
Il n’y a guère d’exemples, dans les poètes, tant anciens que modernes, d’une verve si
nourrie, et d’une tenue si longue. On lit très souvent trente ou quarante vers avant
de rencontrer un repos. Ici, la pensée se présente au commencement
timide, indécise, grêle ; on l’attend, on la regarde venir ; c’est l’hésitation de la
lyre qui prélude. Peu à peu, le poète s’anime, s’enhardit, se rassemble ; la pensée se
nourrit et prend du corps ; les vers commencent à couler, l’âme se laisse aller à ce
flot naissant qui grossit sous elle ; les souvenirs arrivent, les images affluent, le
vers appelle le vers, la page chauffe : quel plaisir alors de suivre le génie, quand
on le voit si fécond et si fort ! Il était parti sans provisions de voyage, il n’avait
pas, comme l’écrivain vulgaire, préparé d’avance ses moyens d’effet ni jalonné sa
route ; insouciant, presque négligé, que sais-je ? n’ayant nul désir de se solliciter
aux grandes inspirations là plutôt qu’ailleurs, il s’était aventuré sur la foi de sa
Muse, et voilà que toute cette hésitation finit par un éclat de tonnerre. Ainsi va le
fleuve, qui commence de même à rien ; il sort du pied des montagnes, sans savoir ni le
chemin qu’il va suivre, ni s’il deviendra fleuve, ou s’il mourra humble ruisseau. Mais
Dieu a voulu qu’un jour ce filet d’eau portât des navires, et, pour cela, il a abaissé
les plaines vers son lit, et il a tourné de son côté la bouche des rivières, et, à la
fin, celui que la digue d’un enfant aurait pu gêner à sa source, est devenu assez fort
pour faire rebrousser les mers où il s’engloutit.
Là, au contraire, la pensée, dès le commencement, est comme le son que rend la corde,
dans toute sa force et toute sa plénitude ; elle devient plus délicate et plus ténue ;
ainsi le son fuyant s’épure. Enfin, après qu’elle a reçu sa pleine expression, il
reste encore des vers et du nombre, qui en sont comme un lointain écho ; de même,
après que la corde a cessé de vibrer et que le son s’est évanoui, ce n’est pas encore
du silence ; l’oreille n’entend plus, mais l’âme croit entendre encore. Il semble
alors que le poète soit mené par le rythme, et qu’il s’enivre de sa propre harmonie.
Il y a du bonheur dans son laisser-aller ; il y a un calme ineffable qui passe de
l’âme du poète dans celle du lecteur.
Soit illusion, soit réalité, il me semble que ce bonheur et ce calme se font sentir à
une lecture intime et approfondie du plus grand nombre des pièces du nouveau recueil.
Malgré de mélancoliques adieux aux rêves de la jeunesse, et, de temps en temps,
quelques soupirs d’ennui ; malgré des plaintes contre le temps qui dépose au fond de
toutes nos jouissances un arrière-goût de mort, et qui vient jeter l’idée du fini
jusque dans les pressentiments de la gloire ; malgré ces souffrances du doute qui se
fait jour à travers nos plus vieilles convictions, et qui perpétue la lutte de la
raison contre la foi, du sacrifice contre l’égoïsme, lutte qui ne doit cesser qu’à la
mort, dans un être à la fois borné et infini, fait de contradictions et
d’incertitudes, et qui, plus il sait d’un côté, plus il ignore de l’autre ; enfin,
malgré tout ce trouble apparent du poète, on sent qu’il y a un noble repos dans son
âme. Oh ! c’est que la vie, avec ses inévitables misères, est bien légère à porter,
quand la Muse donne abondamment ce qu’on lui demande, et que la renommée ne coûte pas
de sueurs ; c’est qu’être assez fort pour entraîner un siècle indifférent par des
idées toutes religieuses, assez privilégié pour n’avoir pas contre soi le troupeau des
ignorants et des jaloux, assez heureux pour sentir, à certains jours, le besoin d’un
peu de tristesse afin de se délasser, est un lot sur cette terre qui doit mettre bien
de la joie au cœur d’un homme. Il ne me convient pas de franchir le seuil du poète ;
mais je ne puis m’empêcher de remarquer combien le sentiment de la possession et du
bien-être est naïf et profond dans ce vers :
et combien il y a de joie domestique dans ceux-ci :
Si je dis ces choses, c’est pour qu’on ne croie pas que le malheur seul fait les
grands poètes, mais, bien plutôt, que le génie et le bonheur seraient deux dons
empoisonnés, deux amères dérisions, s’il était vrai que l’absence de l’un fut à tout
jamais le prix de l’autre. J’aime bien mieux en croire Juvénal, qui a dit avec passion
et amour :
« Qui fait le grand poète, le poète dont la veine ne puise pas à la source
commune, le poète qui nemarche pas où les autres ont passé, et dont le vers, comme
une monnaie banale, n’est pas frappé au coin de tout le monde, le poète tel que je
ne puis le peindre, mais tel que je le sens ? C’est une âme libre de soucis, sans
amertumes, qui se plaît aux forêts, et qui a du loisir pour boire aux sources
d’Aonie. »
Je me suis borné ici à rendre l’impression générale que m’ont
faite les deux nouveaux volumes de M. de Lamartine. Cette impression n’a été jusqu’à
présent qu’un sentiment d’admiration, admiration que je professe vive et chaude, et
dont je m’honore, bien qu’il y ait mauvais ton et maladresse, peut-être, au temps où
nous vivons, à s’avouer l’admirateur d’un homme. Heureusement qu’il s’agit ici d’un
nom sur lequel tout le monde est d’accord, et qui tranche, pour lui du moins, cette
misérable querelle, où, les gens du métier s’enrégimentent sous deux enseignes, et se
payent de mots sacramentels qu’ils prennent pour des jugements personnels et libres ;
où, partant, on tue la critique en insinuant qu’une opinion intermédiaire ne peut être
ni vraie ni sincère. Même la poésie de l’Empire dit : nous voulons bien de
M. de Lamartine. — J’y reviendrai donc, car le sujet est grave : les grands poètes ne
lancent rien dans le monde sans y remuer d’innombrables idées. Malgré nos
préoccupations politiques, nous tenons à honneur qu’on ne pense pas de nous, à
l’étranger, qu’une œuvre de génie peut passer inaperçue au milieu de nous.
Les compositions de M. de Lamartine sont extrêmement simples, et le fonds où il puise
est ouvert à tout le monde. Telle idée devant laquelle nous passons tous les jours
sans nous y arrêter, tel souvenir qui nous vient à l’esprit, sans que nous y trouvions
ombre de poésie, tel sentiment qui effleure notre âme, et qui ne va pas jusqu’au fond,
faute d’un foyer poétique à y réveiller, tels sont les textes ordinaires de ses Harmonies. Ce poète ne marche pas dans des sentiers inconnus ; il ne
va pas s’inspirer au trépied mystérieux de la sibylle ; il est là, au milieu de nous,
respirant notre air et marchant dans nos voies. Seulement il est doué de sens que nous
n’avons pas ; il y a des voix dans l’air qu’il entend, et auxquelles nous sommes
sourds, des fleurs sur la terre que nous foulons avec indifférence et qu’il cueille
précieusement, des parfums tout à l’entour qui l’enivrent et qui ne nous touchent pas.
Il s’assied rêveur sur la pierre du cimetière que nous traversons pour abréger notre
chemin ; il entre avec nous dans le temple, et, au pied de ces hautes colonnes, sa
taille ne dépasse pas la nôtre ; mais son âme perce ces voûtes dont nous nous sentons
écrasés, et il trouve des émotions nouvelles là où la routine, qui flétrit jusqu’à la
piété, nous laisse recueillis, mais froids. Il se promène au même soleil que nous ;
mais, pendant que nous remercions cet astre de sa bénigne chaleur, ou que nous nous
plaignons d’en être accablés, il y plonge par la pensée, et il y cherche Dieu. Il
n’est pas jusqu’à la douleur, cette autre routine qui assoupit notre âme et qui nous
vieillit sans nous rien dévoiler de sa fin dernière, où le poète ne trouve à méditer
profondément et à rechercher quelle influence ou quel bienfait la Providence y a
mis.
J’admire qu’on nous dise : « Il n’y a plus de poésie possible ! » Savez-vous pourquoi
cette singulière opinion ? C’est que nous avons en France la présomption, déjà fort
vieille, que toute poésie est en nous, gens de la foule, et que le poète est celui qui
parle comme nous aurions parlé. Que de fois, lisant Racine, n’avons-nous pas dit, aux
plus pathétiques endroits : « J’aurais trouvé cela ! » aux plus beaux vers :
« J’aurais dit cela ! » Eh ! non vraiment ! Il faudrait dire : « Je n’aurais ni pensé
ni parlé si bien. » Ce serait plus modeste et plus vrai. Qu’est-ce qui fait les
méchants poètes ? C’est qu’ils croient pouvoir produire ce qu’ils ne peuvent
qu’admirer.
Autrement, qui expliquera que des hommes honorables donnent à de mauvais vers le
meilleur de leur temps, que quelques-uns aient trois ou quatre poèmes épiques en
train, dans l’espoir qu’il s’en trouvera au moins un qui sera le bon ; que ceux-ci
riment la chronique et ceux-là l’Évangile ; que d’autres, imitateurs qui se moquent
des imitateurs, n’aient pas plus de beautés que leurs aînés, et qu’ils aient un peu
plus de défauts ? Qui donnera la clef de cette mystérieuse race d’hommes qu’on appelle
poetæ minores et minimi
, parias
de la grande famille, qui s’échelonnent à l’amiable sous les noms des hommes de
génie ; fabulistes sous La Fontaine ; poètes épiques sous Homère ; dramatiques sous
Racine ou Shakespeare ; sous Voltaire et l’Arioste, héroï-comiques ; et qui croient
descendre en ligne directe de leurs modèles ?
Pour prouver que le poète est celui qui trouve ce que la foule ne trouve pas, celui
qui a des yeux où la foule est aveugle, des sens où la foule ne sent rien, puis-je
mieux faire que de citer quelques fragments d’une pièce admirable, dans laquelle
M. de Lamartine, en développant, comme à dessein, une idée qui semble appartenir à
tout le monde, montre par là que la foule est entourée de poésie, et que, loin qu’il
n’y ait plus de sujets comme on se plaît à le dire, tout, jusqu’au brin d’herbe, peut
inspirer un chant sublime à celui qui sait manier la lyre ?
Un gland devient chêne parce que Dieu l’a voulu… Voilà toute l’idée de cette pièce.
Il n’est personne d’entre nous qui n’y ait pensé. Un mouvement de surprise, un mot
d’admiration pour ce grand mystère, quelquefois un élan de foi, quand nous sommes
enfants, et puis nous passons outre. Le fait existe ; qu’importe comment ! Le poète
religieux s’y arrête dans une contemplation profonde. Plus le mystère de cette
puissante génération étonne la raison humaine, plus l’explication lui en est
facile.
Écoutons-le :
La vie ! Le poète se recueille à ce mot. Voilà le mystère accompli ! Voilà le chêne
né pour les siècles !
Quelqu’un du moins le
sait pour lui
!
Il vit ! tout lui profite. Les sucs de la terre grossissent ses racines ; la rosée du
ciel gonfle ses branches et nourrit sa feuille silencieusement, au fond du sol, et ses
mille filaments percent lentement les couches de terre, et les enveloppent comme d’un
rets. Les années viennent, et, à chaque année, les vents d’automne le dépouillent de
son jeune feuillage ; mais tout a été disposé pour que chaque printemps le lui rende.
Le temps qui abat l’homme, fortifie le chêne. Le voilà vieux ; si vieux, qu’il a vu le
fleuve s’épuiser, les vieilles tours crouler en ruine, le granit s’effeuiller, les
générations vivre et mourir sous son ombre, et il grandit toujours, et il ne peut
atteindre le milieu de sa vie, et le temps de décroître n’arrive pas pour lui. Le
poète assiste à son progrès immense ; il le suit dans son mouvement sourd et
intérieur, se fortifiant par les siècles, et vivant par où meurent toutes choses ; il
le voit, comme un être grand et fort, se poser, s’affermir simultanément sous le ciel
et sous la terre, et, pareil au lutteur qui se replie pour mieux s’élancer, recourber
ses bras en arrière pour mieux porter le poids du vent ;
Le chêne ne vit pas pour lui seul : l’abeille y trouve des ruches pour déposer son
miel, l’araignée y tisse sa toile, la fourmi de l’Écriture y mène sa vie laborieuse et
prévoyante. Tous ces bruits vont à l’oreille du poète ; il y en a dans les feuilles,
il y en a dans le tronc, il y en a sous l’écorce :
C’est ainsi que d’une idée toute simple le poète a tiré de magnifiques effets. Ce
chêne qui l’a fait si hautement rêver, le berger croit qu’il est là pour l’abriter
contre l’orage, le pèlerin pour lui prêter son ombre vers le milieu du jour, l’homme
des champs pour lui donner le gland dont se nourrissent les pourceaux, l’abeille pour
qu’elle y bourdonne et qu’elle s’y cache dans le creux d’une branche. Au temps passé,
le Gaulois qui y recueillait le gui, croyait que le chêne était là pour donner l’être
à la plante mystérieuse qui n’a pas ses racines dans la terre, et son instinct
religieux était plus ému à la vue du frêle arbrisseau, qu’à celle du géant où il
prenait vie. La Grèce qui le consacrait à Jupiter, croyait qu’il était là pour cacher
une hamadryade ; Rome, pour couronner le soldat qui avait sauvé la vie à son camarade.
Toujours, et partout où est venu le chêne, le vulgaire expliquait, chacun selon son
besoin et son attrait, pourquoi il était là ; seul le poète religieux demande :
« Comment est-il là ? » Les défauts de M. de Lamartine sont les défauts de qualités
incomparables. Il y en a de différentes sortes, auxquels répondent toujours de très
grandes beautés, si bien qu’ils en paraissent la conséquence involontaire, et je
dirais même inévitable, si la critique ne témoignait point, par un tel aveu, qu’elle
ne se croit bonne à rien. D’abord, comme M. de Lamartine n’a pas commencé par une
étude critique de l’art, et qu’il est entré dans la carrière sans système, disposition
très précieuse, il lui échappe de temps en temps, aux endroits où il est le plus
original, de faire des vers métaphysiques du genre de celui-ci :
Je ne sache rien de plus froid que cette manière. Il n’y a plus qu’à mettre une
majuscule à Sentiment et à Goût. Cela me rappelle un vers qui est le type de cette
poésie par abstractions. Il a été, dit-on, fort applaudi au théâtre. Le voici :
Voyez-vous une jeune amitié en visite chez une prudence ? Au temps des Précieuses ridicules, s’est-il rien dit de plus précieux ? La nouvelle école
n’eût-elle fait que nous débarrasser de ces finesses, je lui en saurais, pour ma part,
très bon gré. C’est de la poésie pour les lecteurs des romans de madame Cottin ; cela
plaît aux femmes de chambre, qui aiment qu’on leur parle un langage qui ne soit pas
peuple ; cela semble du sentiment aux grisettes.
Un autre défaut de la même qualité, dans M. de Lamartine, ce sont quelques chastetés
poétiques qui consistent à éviter le mot propre, si peu qu’il sente le bourgeois, et à
lui substituer un synonyme qui a la prétention de dire la même chose d’une façon plus
noble, et qui dit autre chose. Cette synonymie appliquée, par exemple, aux hommes et
aux choses de la campagne, fait que les hommes ressemblent aux Colins d’opéra, qui ont
des souliers mignons et des chemises de batiste, et que les choses ne ressemblent à
rien, et, en outre, que pour nous ôter l’odeur du fumier et de la mare, on nous ôte
celle du loin, si bonne aux gens des villes, et celle des moissons, si douce et si
réveillante. À côté de ces chastetés, il y a quelques vers de collège, quelques
souvenirs de lectures faites sous l’Empire, des habitudes de dire certaines choses par
la raison qu’on les a dites cent fois, et d’appeler, par exemple, les villages, dont
les querelles alimentent nos tribunaux d’arrondissement
Ce vers doux à l’oreille, mais un peu suranné, témoigne avec quelle bonne grâce
charmante, le poète prend son parti des idées reçues, et avec quelle insouciance naïve
il se laisse aller aux souvenirs de ses premières études, ou, peut-être, que cette âme
tendre et élevée se plaît à continuer de croire au bien, quand elle y a cru une
première fois. Hâtons-nous de dire que ces fautes, qui n’en sont pas pour tout le
monde, ne gâtent que très rarement les beautés qui les ont amenées. L’avantage d’en
citer de nouveaux exemples ne me dédommagerait pas de l’ennui de les chercher.
Il y a beaucoup de jour dans les vers de M. de Lamartine ; mais il arrive que ce jour
éblouit quelquefois, surtout à première vue. Peu à peu l’œil s’y fait, comme il se
fait à l’ombre. Une comparaison rendra ceci sensible. Quand la gerbe qui termine un
feu d’artifice, éclate et s’épanche dans les airs, cette effusion d’un jour éclatant,
au milieu d’une nuit sombre, éblouit tout d’abord et fatigue les yeux ; mais peu à peu
la gerbe restant en l’air et s’y balançant, les yeux s’y accoutument et s’y plaisent ;
et, quand tout a disparu, l’image reste au fond de la mémoire. J’ai éprouvé cet effet
à la première lecture de certaines pièces étincelantes. J’étais d’abord comme
étourdi ; mais, au lieu d’en faire un tort au poète, et de jeter le livre, j’y suis
revenu ; alors, j’ai vu que tout avait sa raison, et j’en ai conclu que, s’il est
agréable à notre amour propre de penser que les œuvres du génie doivent être comprises
de nous à première vue, il y a plus de modestie et, assurément, plus de profit à
croire qu’il faut quelque travail pour arriver à cette intelligence, et pour retirer
de la lecture d’un grand poète autre chose qu’une jouissance paresseuse, comme c’est
notre faible de la demander à tous les livres.
L’inconvénient de trop idéaliser les objets, c’est qu’on finit par leur ôter leur
existence réelle, et par les rendre méconnaissables. C’est encore un des défauts de
notre poète. Ou bien les objets sont si gigantesques, qu’on ne peut les voir tout
entiers, et qu’il en reste des parties dans l’ombre ; ou bien ils sont si parés, que
leur parure les écrase ; ou bien, si ténus et si vaporeux, qu’ils n’ont de réalité que
dans l’imagination du poète.
L’inconvénient d’une immense abondance, c’est de tomber dans les répétitions.
M. de Lamartine se répète quelquefois, mais de telle façon, qu’il est prodigieux qu’il
ne se répète pas plus souvent. Certains tours harmonieux, certaines formes de
prédilection, lui reviennent à son insu, comme « au musicien qui improvise les motifs
qui l’ont une première fois charmé. C’est ainsi que le grand poète, c’est-à-dire celui
qui crée à profusion les nouvelles formes de langage, ne se garde pas d’un écueil où
ne donne jamais la médiocrité, elle qui est arrêtée à chaque instant faute de savoir
trouver un mot ou apparier une rime.
La plupart de ces fautes sont des misères. Pour les faire disparaître, il n’y aurait
pas même besoin de l’Aristarque, dont parle Horace, qui efface, d’un revers de plume,
les endroits négligés. Ces sortes d’amis ne sont pas de ce monde, et il faut convenir
que leur rôle est difficile. S’ils sont du métier, le poète leur ferme la bouche en
leur disant : « Vos vers sont sublimes. » S’ils sont des profanes, le poète aura des
misons du métier à leur donner, auxquelles ils vont répondre : « A la bonne heure ! »
S’ils ont du courage, ils risqueront de s’aliéner l’ami en aigrissant le poète. Mais
je voudrais, qu’à l’exemple de ce prince qui avait un esclave pour lui dire : Souviens-toi que tu es homme, le poète eût auprès de lui un censeur,
que sais-je, un journalier, qui lui dit à l’oreille : « Souvenez-vous que vous êtes
faillible. » Or, pour empêcher que ce journalier ne se fît flatteur, ses gages
devraient être en raison du nombre des fautes qu’il effacerait.
Que faudrait-il de plus, en effet ; pour ôter quelques chevilles, dont le grand poète
s’aperçoit d’autant moins qu’il n’y recourt jamais sciemment, comme fait la pauvreté ;
quelques métaphores qui ne sont pas selon la logique ; des riens, une
mère, une sœur, par exemple, au lieu de ma mère, ma sœur, ce
qui est beaucoup plus simple : une urne, au lieu d’une cruche, ou si cruche vous effarouche, un vase, ou tout autre
mot, pourvu qu’on nous épargne de penser soit à l’urne qui renfermait les cendres des
anciens, soit à notre urne électorale ou à celle du jury ; les paupières, au lieu des yeux, quand il s’agit de l’action
propre de voir ; les pas du vent, qui tout à l’heure avait des
ailes ; que sais-je, des fautes de grammaire qui échappent à l’homme de génie, comme
certains lapsus linguæ au puriste ?
Dans notre France, pays du bon sens, on prise par-dessus tout ce qui est fini. Or le
fini, c’est ce qui a suffisamment de beautés, et n’a que les défauts inévitables. Les
écrivains du xviie
siècle nous y ont habitués. Chez
eux, le bon sens est toujours présent à ce que fait l’imagination ; il ne se laisse
guère surprendre, soit par des idées de fantaisie, soit par des tours qui ne sont
qu’harmonieux. Ces hommes rares ne s’écoutent pas quand ils composent ; ils auraient,
peur de se faire illusion ; c’est pourquoi ils appellent leur servante, et ils lui
disent : « Ceci est-il vrai ? » Ils sont logiciens avant d’être poètes, et il semble
qu’ils aient eu l’instinct de leur mission de fondateurs d’une littérature, tant ils
se montrent sévères pour eux-mêmes. Leur défaut, c’est quelquefois de l’épuisement, du
manque d’haleine ; jamais du mauvais goût.
Nous sommes à cela. Ceux mêmes qui pensent que le génie seul est nécessaire, et qu’on
peut fort bien se passer de choses finies ; ceux qui font cas du diamant, même quand
il est brut, sont très touchés de cette perfection, parce qu’elle exige une force,
accessoire peut-être, mais qui n’en est pas moins rare et éminente ; et, en outre,
parce qu’on estime doublement les œuvres de l’esprit, quand on y voit en même temps la
facilité et la patience. Nous sommes flattés que les grands hommes aient quelques-unes
de nos facultés bourgeoises : nous voulons qu’ils aient de l’ordre, de la mesure, de
la sobriété, qu’ils soient toujours à ce qu’ils font. Que dire à cela ?
Je ne parlerais pas de perfection à un jeune poète qui serait à son début. Ce qu’on
pourrait lui demander, ce serait de produire, de se donner carrière, de déborder, sauf
à rentrer après dans les limites du naturel et du vrai. Vouloir plus ou autre chose,
demander de la maturité à celui qui débute dans l’art, de la mesure à celui qui ne
connaît pas encore toutes ses richesses, un vol calme et régulier à celui qui essaye
ses ailes, c’est prétendre qu’on peut tirer de l’instrument neuf, et qui sort à peine
des mains de l’ouvrier, les sons pleins et moelleux de celui que le temps et
l’exercice ont vieilli. Mais, quand le poète est en possession d’une belle renommée,
quand il sait tous les secrets de son art, et qu’il est dans l’âge où l’on met la
dernière main à l’œuvre pour laquelle on a été fait, alors on peut lui demander la
perfection. Quelques personnes du moins le pensent, et je donne moins ici mon opinion
que la leur, en ce qui regarde M. de Lamartine ; pour moi, je l’avoue, j’estime sa
gloire à un si haut prix, qu’il ne me semble pas qu’il y ait à lui demander d’être
sans taches. Mais ces personnes, fort éclairées et d’un suffrage très précieux, tout
en admirant profondément M. de Lamartine, disent qu’il lui serait facile d’ajouter à
la gloire d’être un grand poète, celle d’être un poète parfait.
Depuis quelques années, le roman a singulièrement changé de caractère. Le fond même
du roman, c’est-à-dire la passion, était tout ou presque tout ; le cadre ne donnait
que peu de peine à l’auteur, et n’intéressait que très secondairement le lecteur.
Aujourd’hui, le cadre est le principal ; le fond, ou la passion, n’est plus que
l’accessoire. Le roman y a-t-il perdu ou gagné ? Question grave que je propose à ceux
qui s’occupent sérieusement de la destinée des genres, et qui se chagrinent de les
voir s’affranchir des lois qui les régissent, et changer d’allure. Ce qui importe bien
d’avantage à l’auteur comme au public, c’est de savoir si le cadre est propre à nous
amuser comme le fond amusait nos pères.
Il y a pourtant ceci à regretter dans l’ancien genre, qu’on y apprenait passablement
à connaître le cœur humain. Les romans anglais particulièrement nous donnent sur ses
mystères infinis, sur ses erreurs, sur ses peines, une instruction aussi délicate que
profitable. Dans la plupart des romans français, on trouve pareillement un assez grand
nombre de vérités précieuses, mais presque toujours gâtées et affaiblies par les
développements que la mode et la fantaisie du jour y ont ajoutés. Tantôt c’est la
galanterie, espèce de sensibilité d’esprit plutôt que de cœur, qui recherche les idées
ingénieuses et le langage du bon ton, plutôt que les sentiments et le langage de la
nature ; tantôt c’est la philosophie, autre mode qui n’est pas moins froide ni moins
desséchante, quoiqu’elle affecte une sympathie universelle, mais qui du moins est un
progrès de l’esprit, au lieu que la galanterie est une dégradation du cœur. Autrefois
c’était généralement pour les personnages que l’on faisait le cadre, tandis qu’à
présent, c’est pour le cadre que l’on fait les personnages. Il en résulte une
différence assez remarquable, c’est que le roman du dernier siècle étant presque
toujours l’ouvrage d’un esprit mûr, revenu des illusions de la vie, et qui raconte sa
propre histoire, les peintures du cœur y sont plus vraies, les sentiments plus
naturels, les traits plus délicats et plus choisis : aujourd’hui que le roman est fait
par des jeunes gens, la plupart ayant du talent, mais peu ou point d’expérience, les
sentiments y sont plus exagérés, les détails plus confus, les caractères plus
fantaisistes.
J’avais toujours regardé le roman comme la confession d’un homme d’expérience,
faisant, sous d’autres noms, l’aveu de ses propres fautes, et ajoutant à l’histoire
des désenchantements de notre pauvre humanité le récit de ses illusions personnelles.
Nous avons dans notre littérature deux ou trois trésors de ce genre, dont on a fait le
plus bel éloge, en disant que l’auteur en avait été le héros. Il y a quelque chose de
si calme et de si fin dans l’expérience d’un homme désabusé, qui revient sur les
souvenirs de sa jeunesse, et qui jette un regard mélancolique sur les ruines de son
cœur ! Soit donc que ce héros d’un roman, qui n’est autre chose que la vie humaine, se
présente comme un philosophe qui se joue de ses propres illusions, qui se dédommage de
ses désappointements par de piquants mépris contre cette espèce d’hommes dont la
triste mission sur cette terre est de nous apprendre à n’être dupes ni d’eux ni de
nous ; soit qu’il ait conservé dans une âme flétrie une sensibilité encore irritable,
et qu’il pleure sur ses illusions détruites, sur sa jeunesse évanouie, sur les ravages
du temps, avec toute l’amertume d’un homme qui a un immense besoin de croire, et qui
ne croit à rien, ses leçons, tristes ou railleuses, tendres ou satyriques, profitent à
tous ceux qui savent lire avec le cœur, et qui préfèrent dans les lectures l’attrait
sévère et nourrissant de l’instruction au frivole plaisir de la curiosité.
Il y a encore une espèce de romanciers dont les leçons, moins vives peut-être parce
qu’elles sont moins personnelles, font peut-être plus de profit aux lecteurs : c’est
celle des hommes, aussi peu nombreux que les premiers, et d’une nature aussi
privilégiée, qui assistent « à toutes les scènes de la vie humaine, et à tous les
spectacles de nos passions comme des solitaires placés en observation au milieu du
monde, pour retirer de l’histoire domestique des hommes des enseignements moins
solennels, mais non moins instructifs que ceux de leur histoire publique ; esprits
désintéressés et fins, qui ont le don de pleurer sur nos maux ou de rire de nos
fautes, sans que les larmes leur obscurcissent la vue, et sans que le rire les rende
secs ni insultants ; caractères paisibles, vivant à l’écart, heureux par le seul
bonheur de connaître et de voir, et n’étant guère trompés que quand ils le veulent
bien, par insouciance plutôt que par manque de prévision ; les premiers souvent de
leur siècle par une haute intelligence, et les derniers par la place qu’ils y
tiennent, soit que la société qui pose devant eux les ignore ou croie se cacher d’eux
en les laissant dans l’obscurité, soit qu’eux-mêmes n’y veuillent pas prendre un rôle,
pour mieux juger ceux qui s’y jouent. Il y a cette différence remarquable entre ces
deux sortes de romanciers, que ceux qui racontent leur propre histoire, étant sujets à
se faire encore des illusions sur leurs illusions passées, à s’excuser, à ne pas se
mettre en trop vilain jour, et généralement à taire les plus gros péchés de la
confession, la morale qu’on en tire est moins complète et moins sûre, au lieu que ceux
qui racontent l’histoire d’autrui, et qui n’y ont assisté que comme simples
spectateurs, n’ayant point d’intérêt à tromper les autres, pas plus qu’à se tromper
eux-mêmes, et ne pouvant faire pis que de donner parfois des visions pour des
expériences, l’instruction qu’on en retire est plus solide et plus applicable.
Ces deux sortes d’observateurs ne sont plus guère possibles à présent. L’époque où
nous vivons est trop turbulente pour qu’il y prenne fantaisie à un écrivain de faire
de patientes analyses d’une passion qu’il a éprouvée, ou de solitaires études des
passions d’autrui. Par une loi de l’esprit assez générale, il lui faut du calme à
l’extérieur pour revenir avec fruit sur des souvenirs orageux : au contraire, les
temps de troubles le portent à la nonchalance plutôt qu’au recueillement ; il y sent
plus le besoin de dormir que de rêver.
Qui peut penser, en effet, à occuper le public de l’histoire de sa vie passée, quand
il est incessamment tourmenté de son avenir ? Il n’y a plus, de ce temps-ci, de
positions fixes pour les hommes qui ont quelque supériorité d’esprit ; nul d’entre eux
ne peut dire si les événements ne disposeront pas de lui, à l’heure même où il croira
s’appartenir ; nul n’est assuré que ce qu’il veut aujourd’hui, il pourra le vouloir
demain ; ce ne sont plus les goûts instinctifs, mais les événements qui font les
vocations, et il y a une telle domination dans les choses, qu’un homme qui sera né
avec une âme de poète, et qui aurait tranquillement suivi sa pente sous l’empire de
circonstances moins troublées et moins mobiles, ne se connaît plus au premier bruit du
dehors, ne croit plus à son art, et s’en sépare pour se mêler à la foule. Comment donc
songer à s’aller chercher dans le passé, quand on ne peut plus se trouver dans le
présent, et qu’on ne se croit jamais assez débarrassé, jamais assez libre pour être
prêt à l’imprévu ? D’une autre part, quelles observations à faire sur cette société si
pâle, si amoindrie, si pulvérisée, où l’on rit de ceux qui ont de l’enthousiasme,
parce qu’on ne peut pas croire de bonne foi, et où l’on transige sur tout et avec tout
le monde, de telle sorte qu’au lieu de vices et de vertus, il n’y a plus que des
conventions sociales, et qu’au lieu de foi il n’y a plus que de l’indifférence ?
Adieu donc l’ancien roman, le roman classique, puisqu’aussi bien la vie de chacun et
la vie de tout le monde ne s’y prêtent plus. Adieu Clarisse Harlowe,
adieu René et Adolphe, admirables modèles du roman
intime et du roman d’observation. Nous avons à la place le roman de fantaisie,
spirituel et piquant enfant de la mode, avec ses personnages tout de tête, ses
passions moitié héroïques et moitié de boudoir, ses figures chiffonnées, ses costumes
historiques, son langage shakespearien, ses petits mots vrais, mais
de celle vérité qui est vérité en deçà de la Seine et ne l’est pas au-delà, vérité au
premier étage et mensonge à la mansarde, vérité pour le riche et mensonge pour le
pauvre. Avons-nous beaucoup perdu au change ? Non, pourvu qu’il y ait dans le roman de
fantaisie un talent sérieux et profond ; non, parce que là où la disposition manque
pour faire l’ancien roman, le sens manque aussi pour le goûter. Et il y a beaucoup de
gens qui trouvent Clarisse diffuse, René vaporeux, Adolphe subtil, et qui ont raison,
parce qu’ils sont de bonne foi. S’il est une poétique dont il faut raisonnablement
faire son deuil, c’est la poétique du roman. Qu’on l’écrive donc à l’endroit ou à
l’envers, à l’encre rouge ou à l’encre noire, qu’on l’attache avec du gros fil ou avec
de la faveur, qu’on le fasse avant de le vendre, qu’on le vende avant de le faire,
qu’importe, s’il n’est pas du genre ennuyeux ?
Notre-Dame de Paris est un roman de fantaisie, d’imagination si
vous aimez mieux, de poésie, d’art ; car je tiens à justifier mon mot de fantaisie.
Certainement. à ne considérer ce roman que comme ouvrage de style, c’est une chose
prodigieuse, pour tout homme qui connaît quelque peu les ressources et les bornes
grammaticales de notre langue, que de voir cette immense variété de tournures, de
métaphores, d’images appliquées non seulement à tous les ordres d’idées, mais très
souvent aux idées du même ordre, et quelquefois aux mêmes idées ; de telle sorte que
la même chose y est représentée de dix façons différentes, toutes poétiques, toutes
étincelantes, et la dernière aussi neuve que la première. Ajoutez à cela une synonymie
d’une richesse incomparable ; toutes les épithètes de la vieille et de la nouvelle
langue amoncelées à la suite de chaque objet décrit, dans l’ordre et selon la
gradation indiqués par leurs nuances, de façon à faire entrer l’objet sous toutes ses
faces dans la pensée du lecteur ; toutes les ressources enfin d’un langage riche,
énergique, efflorescent, qui semble parler aux yeux en même temps
qu’à l’esprit, et qui fait tableau lui-même, à côté des scènes qu’il décrit. Je le
répète, comme langue, Notre-Dame de Paris est un ouvrage éclatant ;
il y a là un empiètement de l’écrivain sur le domaine du peintre ; la toile n’en
dirait pas plus, et même je ne crois pas impossible qu’on fit des dessins d’après les
descriptions de Notre-Dame de Paris aussi sûrement que d’après
nature. C’en est quelquefois éblouissant.
La fantaisie qui a inspiré ce roman, c’est l’amour de l’architecture du moyen âge,
fantaisie noble, poétique, où il y a plus de philosophie et de sens qu’on ne pense ;
fantaisie ardente, passionnée, qui ne ressemble pas mal à une espèce de culte. Et cela
se touche, en effet, de très près ; car la foi appelle la foi, et il n’y a rien de
plus religieux que l’amour des choses de religion.
M. Victor Hugo a rassemblé tout cet amour sur Notre-Dame de Paris ;
il en a fait une personne, il lui a donné pour âme la longue et patiente pensée qui
l’a élevée de terre et montée jusqu’à trois cents pieds, avec les tributs et les bras
des générations ; il y a mis des personnages dans lesquels il s’est placé lui-même,
pour s’identifier avec elle, pour la voir de plus près, pour la servir ; et son
Quasimodo, le sonneur de cloches, cet homme sourd et presque muet, espèce de gnome
mystérieux, qui y cache aux yeux des hommes sa vie rampante et détestée, est son
personnage de prédilection, parce qu’il porte en lui sa pensée favorite, et qu’il est
l’organe naïf et confus d’une admiration savante pour l’art du moyen âge. Cette
première donnée est toute poétique ; il faut s’y prêter de bonne grâce, et quitter ses
idées positives, pour y trouver du charme. J’avoue que les héritiers ab
intestat du mépris philosophique du xviiie
siècle pour la confusion apparente du moyen âge et pour son art
gigantesque, ont un trop grand sacrifice à faire pour s’accoutumer à cette cathédrale
vivante, qui a d’étranges murmures et d’étranges silences, qui se plaint, qui se
réjouit, écho animé du siècle qui gronde à ses pieds. Ceux qui ne voient dans le passé
que des leçons d’administration et de police pour l’avenir, qui aiment mieux dans les
monuments la commodité que l’art, et être bien assis qu’être émus ou touchés, ceux qui
tournent toutes leurs sympathies à l’utilité, et pour d’assez bonnes raisons, j’en
conviens, ne peuvent guère s’intéresser à cette Notre-Dame ; mais, en revanche, ils
conçoivent très bien qu’un commissaire en écharpe y fasse procéder à la célébration de
la messe, et qu’un préfet y vienne représenter de temps en temps l’ordre public et la
tolérance ; ainsi il y a compensation. Pour celui qui n’a l’honneur d’être ni de ceux
qui méprisent philanthropiquement le passé, ni de ceux qui l’admirent savamment, mais
qui se sent ému à la vue d’un monument qui rappelle des temps de foi et
d’enthousiasme, pour celui-là l’illusion est facile ; il n’a besoin que de se souvenir
de ses propres émotions ; il les retrouvera dans le poète, éclaircies par la
méditation, et agrandies par le talent. Si donc vous avez vu Notre-Dame sous tous les
aspects de lumière, le matin, par un brouillard épais, quand elle est baignée de ces
ténèbres grises et flottantes, lorsqu’on voit bien où elle commence, mais point où
elle finit ; ou par un soleil levant, quand le premier rayon rampe le long des
toitures de sa nef, et vient loucher le sommet de ses tours, et qu’elle est si grande
alors, qu’il semble qu’elle va empêcher le jour d’arriver jusqu’à la terre ; si vous
l’avez vue le soir, au coucher du soleil, dans ce magnifique vêtement d’or qui
recouvre sa pierre noire, et qui se retire lentement, s’évanouit dans l’air, et la
laisse nue et livide, comme un fantôme déshabillé ; si vous l’avez vue de nuit, et
c’est de nuit qu’elle est la plus belle ; car, à cette heure où tous les siècles se
ressemblent, elle redevient la Notre-Dame du moyen âge : si vous l’avez vue sous un
ciel bas et chargé de pluie, percé çà et là d’une étoile solitaire, quand elle enfonce
ses deux tours dans l’ombre, et qu’elle se mêle aux nuages, comme pour y recevoir
quelque communication mystérieuse du ciel avec la terre ; et si, pour comble
d’illusion, vous avez entendu le pas lointain et mesuré d’une patrouille qui vous ait
rappelé le guet du moyen âge, vous possédez toute l’initiation nécessaire pour lire
avec charme un roman qui a été fait pour Notre-Dame de Paris.
Au reste, comme personne n’est obligé de se soumettre à ces sortes d’initiations, et
que beaucoup de gens, au contraire, aiment mieux passer leur soirée à l’Opéra et leur
matinée au lit, que de risquer un refroidissement pour aller voir Notre-Dame à la
belle étoile, ou le matin à la fraîche, M. Victor Hugo, qui sait très bien que la
grande majorité des lecteurs est dans ce cas-là, a su mêler à la donnée toute poétique
et toute artistique de son roman, des personnages, du spectacle, un amour, une
catastrophe, et tous les autres moyens d’intérêt que lui fournissaient une imagination
puissante et une grande expérience des compositions dramatiques et romanesques.
Autour de la Notre-Dame du xve
siècle, M. Victor Hugo
a rebâti tout le Paris de ce temps, hommes et maisons. Pour retrouver les hommes, il a
puisé au type commun ; ce sont sous des chaperons, sous des pourpoints, les mêmes
personnages que sous des casques et des cuirasses, que sous des chapeaux et des
gilets ; plus de marionnettes que d’hommes, plus de rôles que de héros, plus de
médiocrités que de génies ; et en outre, du mensonge et de la vanité, de folles
passions, des jeunes filles qui ont de belles dents et qui rient à tout propos pour
les montrer ; des officiers du roi qui ont un teint frais, un pourpoint serré, et qui
étalent leurs belles formes devant ces jeunes filles ; des juges qui sommeillent à
l’audience (j’en ai vu de ce temps-ci qui, ayant un bon œil et un œil de verre,
dormaient de leur bon œil et veillaient de leur œil de verre) ; des poètes qui meurent
de faim, chose devenue rare heureusement, non parce qu’on lit plus de vers, mais parce
que ceux qui en font ont un certain avoir ; des femmes de province qui causent
longuement ; des grand’mamans qui ont conservé les modes de leur âge mûr, et qui n’en
ont pas plus d’expérience ni de raison ; des prêtres fanatiques, hélas ! et des
bourreaux pour exécuter toutes les sentences, gens qui ne savent pas distinguer à la
couleur si le sang qu’ils versent est criminel ou innocent, et qui vivent légalement
de la potence ou de la guillotine, comme les juges d’y envoyer des victimes.
Il y a encore des filous comme ceux de la cour des Miracles ; des mendiants qui vous
tendent la main au jour, et la nuit vous coupent la bourse et la gorge, au besoin ;
des boiteux qui se font de fausses entorses, des lépreux qui se font de fausses
plaies, des culs-de-jatte qui courent plus vite que des gendarmes à cheval ; race
infâme dont on retrouverait encore de beaux restes dans quelques cabarets de la Cité,
mais dont le vrai type existait au xve
siècle, grâce à
une police maladroite et insuffisante, grâce au droit d’asile des églises, et à la
protection toute particulière que les princes accordaient à la canaille, surtout
Louis XI, qui l’aimait de toute la haine qu’il portait à la noblesse. C’est sous le
règne de ce prince que se passe cette histoire. Il y paraît lui-même vers la fin du
dernier volume dans la « chambrette » qu’il s’était fait faire à la Bastille, réglant
les dépenses de sa maison avec maître Olivier, et se récriant beaucoup sur les
mémoires exagérés qu’on lui présente. Sur ces entrefaites, on vient lui demander des
ordres à l’occasion d’une émeute qui vient d’éclater dans la juridiction du bailli du
Palais de Justice ; il envoie au secours du bailli, tout en se réjouissant tout bas
d’un mouvement populaire qui peut le débarrasser, sans qu’il lui en coûte un crime, ni
la peine d’en demander la permission à la Vierge, sa bonne maîtresse, d’un des hauts
justiciers de la féodalité.
M. Victor Hugo me semble avoir mieux peint Louis XI comme portrait que comme
caractère. Rien de plus vrai ni de plus pittoresque que l’allure de ce petit
vieillard, enfoncé dans une chaise à bras, le corps disgracieusement plié en deux,
enveloppé d’un surtout de futaine, buvant de la tisane, et la recrachant, promenant
sans cesse autour de lui un regard attentif et inquiet, comme un homme qui a
l’habitude d’avoir peur et de faire peur. La chambrette, les meubles, les vêtements
des personnages, leurs attitudes, et, au milieu de tout cet éclat fané, de cette
magnificence mesquine, de cette cour routinière, le vieux roi mourant, se faisant
tâter le pouls par maître Coictier, son médecin, ou s’agenouillant dévotement devant
les amulettes de plomb qui entourent son chapeau, tout cela fait un tableau de genre,
étincelant d’esprit et de coloris. Mais les caractères, et particulièrement celui de
Louis XI, ne sont pas si vrais que les attitudes et les costumes. Le vieux roi manque
un peu de naïveté ; il dit au lecteur : « Je suis Louis XI » ; il n’attend pas qu’on
s’en aperçoive. Dans toutes les scènes, d’ailleurs si spirituelles, où il figure, il y
a quelqu’un qui a plus d’esprit et plus de malice que lui, c’est M. Victor Hugo. Il le
voit en critique plutôt qu’en peintre ; on dirait qu’il a peur d’être sa dupe.
La description du vieux Paris est admirable. Est-elle exacte ? Je le crois, tout en
confessant mon insuffisance. Ce n’est guère le temps aujourd’hui de fouiller la
volumineuse érudition de Sauvai. D’ailleurs, pourquoi ne croirai-je pas à la patience
enthousiaste d’un poète, aussi bien qu’au labeur d’un érudit ? Au reste,
« description » ne rend pas toute ma pensée ; c’est plutôt une réparation, du genre de
celles que les architectes font des vieux temples, d’après les débris qui en ont
échappé à la destruction du temps et des hommes. Seulement, là où l’architecte hasarde
de timides conjectures, le poète affirme et tranche ; les pierres qui restent
inanimées sous la lente et méthodique recomposition de l’architecte, reçoivent la vie
de l’imagination du poète ; ce qui est du passé pour celui-là est du présent pour
celui-ci. Pourquoi M. Victor Hugo ne se présenterait-il pas à l’Académie des
Belles-Lettres ? S’il faut avoir fait des preuves d’érudition, il y en a dans ce
livre, et de la plus amusante ; et quelle reconstitution plus curieuse que le Paris du
xve
siècle ? Mais un corps savant ne croirait-il
pas qu’on se moque de lui, ou qu’on veut le tenter, si, dans un Mémoire sur les
premières enceintes de Paris, on lui lisait des choses comme celles-ci ?
« Philippe-Auguste emprisonne de nouveau Paris dans une chaîne circulaire de
grosses tours, hautes et solides. Pendant plus d’un siècle, les maisons se pressent,
s’accumulent et haussent leur niveau dans ce bassin, comme l’eau dans un réservoir.
Elles commencent à devenir profondes, elles mettent étages sur étages, elles montent
les unes sur les autres, elles jaillissent en hauteur comme toute sève comprimée, et
c’est à qui passera la tête par-dessus ses voisins pour avoir un peu d’air. La rue
de plus en plus se creuse et se rétrécit ; toute place se comble et disparaît. Les
maisons enfin sautent par-dessus le mur de Philippe-Auguste, et s’éparpillent
joyeusement dans la plaine, sans ordre et tout de travers, comme des
échappées. »
Ce passage ne serait peut-être de bon goût dans l’une ni dans l’autre Académie ;
celle-ci dirait que c’est du style à propos d’érudition ; celle-là, de l’érudition à
propos de style ; c’est, en tous cas, une notable innovation d’être érudit avec tant
d’esprit. Ces-joyeuses maisons qui s’épandent dans la campagne, pour y chercher de la
verdure et de l’air, ou peut-être pour échapper à quelques droits d’octroi du temps,
ne sont-elles pas charmantes ? J’imagine que c’est la guinguette qui a du sauter la
première par-dessus les murailles, de Philippe-Auguste, et qui s’y est taillé des
jardins et des berceaux, avec des bancs sous le feuillage, pour les gais buveurs qui y
venaient chômer tous les saints du calendrier. Les maisons de santé ont dû venir
ensuite, dans le voisinage des abbayes, parce que celles-ci ont toujours eu soin de se
placer en bel air ; et, après, les maisons de campagne des riches et des rentiers,
race timide et renfermée, les derniers qui s’exposent à sortir de l’enceinte fortifiée
des villes, surtout à des époques si guerroyantes. Et, à la longue, des colonies
entières ont quitté le vieux Paris, et l’ont entouré de faubourgs longs, étroits,
symétriquement placés à l’origine de toutes les routes, et tournoyant autour de la
vieille ville, comme les rayons autour d’une roue.
Le sujet du roman est simple et plein d’intérêt. Une pauvre jeune fille, aimée de
deux hommes qu’elle n’aime pas, et dédaignée par un homme qu’elle aime, c’est
l’histoire de beaucoup de femmes, trésors de dévouement et d’amour, qui du moins
plaignent ceux qu’elles ne peuvent pas aimer. La Esmeralda est une gracieuse créature,
née d’un impur amour, et enlevée à sa mère par des bohémiennes qui lui ont appris à
faire des tours sur la place publique. C’est donc une fille des rues, faisant trafic
de sa jolie figure, de sa danse, de ses gambades, mais qui a gardé sa vertu. Une
amulette qu’elle porte au cou l’a sauvée de l’infamie ; si elle perd son honneur, elle
ne reverra jamais sa mère.
Peut-être aussi a-t-elle été protégée par l’orgueil de se voir si belle au milieu de
ses infâmes compagnons d’industrie ; car la grande beauté est longtemps un gage
d’innocence ; peut-être encore a-t-elle été respectée parce qu’on la croyait trop
souillée. Elle est vertueuse, elle est pure, elle est sans prix, l’Égyptienne qui
étend sur le parvis Notre-Dame un vieux débris de tapisserie, et qui danse devant tout
le peuple, et qui n’a peur d’aucun regard, et qui excite tous les jours d’impurs
désirs ; elle a un cœur si chaste et des formes si gracieuses, elle est si belle et si
honnête, l’Égyptienne à la petite chèvre, que, si vous veniez à passer sur la place, à
l’heure où le beau soleil et sa réputation d’adresse amassent la foule autour d’elle,
et qu’on vous dise que cette femme-là n’a jamais été à personne, vous la feriez
comtesse ou duchesse, si vous étiez comte ou duc, sauf à vous retirer en Angleterre,
où ces choses se font, pour jouir au fond d’un château de cette ravissante comédienne
qui joue sur le dernier des théâtres, sur le pavé de Paris.
Hélas ! il faudrait, pour une telle créature, l’amour d’un homme élevé et délicat,
qui l’aurait vue d’abord avec pitié prostituer tant de grâces et de beauté, puis
s’approchant de plus près, aurait remarqué dans son sourire quelque chose de
dédaigneux et de fier, qui ne sied guère aux âmes corrompues, et, dans son regard, une
certaine mélancolie vague et sans objet, signe d’innocence, marquant souvent l’absence
des passions, puis, enfin, qui aurait aperçu à sa ceinture comme une sorte de poignard
mystérieux, instrument de défense plutôt que de meurtre ; car à quelle vie la jeune
fille douce et gracieuse pourrait-elle en vouloir ?
Ce n’était point à un de ces hommes que la Esmeralda avait donné son cœur ; il y a si
peu d’amour disponible pour les danseuses de rues ! Celui qu’elle aime, c’est un
capitaine de gendarmerie, Phœbus de Châteaupers, jeune homme de famille, d’une belle
santé, de fort bonne mine sous l’uniforme, bien assis sur son cheval, un de ces êtres
tout de chair et de sang, sorte de mannequins sur lesquels on prend mesure pour toutes
les modes, qui ont le gros rire, la parole haute et courte, un air de conquérant
devant toutes les femmes, pauvres libertins qui croient être aimés pour leur esprit,
et qui ne le sont que pour leur corps, qui inspirent d’impures fantaisies et point
d’amour, gens qu’on voit partout, tant ils se ressemblent, tant c’est uniformément un
nez bien fait, des yeux bien percés, et de belles dents sur un fond rose et frais,
figures qui servent de types aux montres des perruquiers et aux élégants du Journal des tailleurs, et que la philosophie antique a dû avoir en vue
dans cette définition : l’homme est un animal.
C’est un de ces animaux que l’Égyptienne adore, assez bon homme pourtant, pour être
juste, auquel on sait gré de ne pas trop user du privilège accordé à son espèce d’être
insupportable. La Esmeralda raffole de ce Phœbus ; elle apprend à sa petite chèvre,
aux cornes dorées, à écrire son nom ; elle aime son uniforme, son hoqueton, sa mine
fière ; elle écoute avec ivresse ses propos fades, ses galanteries communes, ses
déclarations qui se vendent tout imprimées sur le Pont-Neuf ; elle se livre dès la
première entrevue à ses gros baisers ; elle sent avec délices cette forte poitrine, où
les poumons jouent à l’aise, se soulever contre son sein délicat : un moment de plus,
elle va oublier l’amulette et sa vertu. Mais un prêtre qui aime la Esmeralda, Claude
Frollo, arrête le capitaine de gendarmerie par un coup de poignard.
La jeune fille, déjà soupçonnée de magie, est accusée d’assassinat ; il se trouvera
des juges pour la condamner à mort, et elle passera des bras de sa mère, qu’elle va
retrouver, à l’échafaud.
La Esmeralda est si belle, si gracieuse, si naïve, qu’on est sérieusement fâché de la
voir éprise d’un amant qui n’est qu’un bel homme. Peut-elle être honnête, a-t-on dit,
et avoir un amour tout physique ? Car elle n’a vu qu’une fois ce Phœbus, et elle
l’aime éperdument. Ce n’est pas son cœur ni son esprit qui l’ont touchée ; c’est sa
belle mine. Est-ce un jeu cruel du poète qui a voulu gâter sa séduisante création en
lui faisant aimer un modèle d’atelier ? Est-ce une raillerie amère contre les femmes
qui se laissent prendre si souvent à des airs fats, à une belle santé, à un uniforme,
à des moustaches ? La Esmeralda est encore un entant, pauvre créature abandonnée, sans
famille, sans appui, vivant au milieu d’une race impure, et ayant pour spectateurs
habituels des figures d’émeute ; est-il étonnant qu’elle ait donné son cœur à un bel
homme d’armes, grand et fort, et qu’elle ait attaché sa frêle destinée à celle d’un
amant qui peut lui servir de protecteur ? Et puis, il faut bien le dire, M. Victor
Hugo a rendu hommage à la vieille influence de l’uniforme sur les jeunes femmes de
notre belliqueuse et frivole patrie. Un militaire et un financier y trouvent rarement
des cruelles.
Au reste, ce Phœbus ne croit pas à la vertu d’une bohémienne, et il est bien
pardonnable ; il la traite cavalièrement ; il regarde l’amour de la Esmeralda comme
une envie de l’avoir, lui, Phœbus ; il prend les hésitations vertueuses de la pauvre
fille pour des résistances d’usage, et il les combat avec les mêmes formules qu’il
adresse aux dames du grand monde, parce qu’il n’en a pas de deux sortes pour la fière
châtelaine et pour la fille des rues ; il n’entend rien aux ineffables tendresses, aux
regards mélancoliques, aux silences rêveurs et soucieux, aux joies si vives, si
passagères, et traversées d’inquiétudes si soudaines, aux caresses si chastes et si
craintives de la malheureuse enfant qui s’abandonne à lui, plus sensuelle pourtant et
plus facile, malgré sa vertu, que d’autres qui ont déjà beaucoup résisté et beaucoup
cédé, parce qu’elle aime d’un premier amour, et qu’il y a dans sa faible résistance un
vague sentiment de pudeur plutôt qu’une crainte de l’opinion. C’est vraiment pitié que
ce Phœbus ne devine pas combien il y a de pureté et de noblesse dans cette jeune fille
qui se livre à lui, mais qui se recommande à son honneur, et qui lui parle de sa mère
qu’elle doit retrouver, si elle garde sa vertu, et de la sainteté d’un mariage devant
Dieu.
Hélas ! il y répond par de froides plaisanteries ; ce qu’il y a de consolant avec les
hommes de cette espèce, c’est qu’ils ne croient pas inspirer de sentiments sérieux et
élevés, et, en cela, ils font moins injure à la pauvre femme qui s’est follement
éprise d’eux, qu’ils ne se rendent justice à eux-mêmes. Le caractère de ce Phœbus est
plein de naturel et de vérité ; c’est une critique fine et amère de l’homme tout
physique, par l’homme qui est toute intelligence et tout talent.
Il n’y a que le sonneur de Notre-Dame, l’orphelin délaissé dès sa naissance, le
monstre qui ferait horreur à sa mère, sourd, bossu, borgne, l’effroyable génie qui vit
au fond de la noire cathédrale, et qui a grandi sous son demi-jour humide et sombre,
il n’y a que Quasimodo qui ait compris la Esmeralda, et qui l’ait aimée comme elle
méritait de l’être. Il faut voir quels soins empressés, ingénieux, il prend de la
jeune fille ; comme il la porte avec précaution dans ses bras ; comme il sait
l’entendre sans qu’elle parle, et lui obéir sans qu’elle commande ; comme il a peur de
la blesser par la vue de ses difformités, et comme il se tourmente pour chercher les
moyens de la voir sans en être vu.
Rien de plus touchant et de plus naïf que les scènes entre Quasimodo et la Esmeralda
sur la plate-forme des tours ; la répugnance de la jeune fille et sa pitié
bienveillante pour le pauvre sonneur ; ses efforts pour se faire à ce visage, que les
larmes même, si belles sur un visage d’homme, ne rendent ni moins horrible, ni moins
grimaçant ; ses élans d’abandon avec lui, comprimés tout à coup par un frisson
d’horreur ; et la discrétion de Quasimodo, et ses paroles suppliantes, et tous les
sentiments tendres, délicats, désintéressés, qui animent cette misérable créature,
sans pouvoir adoucir l’expression de son visage, miroir ingrat et faux d’une âme
choisie ; et ses anxiétés douloureuses, et cette nature sauvage s’apprivoisant sous le
charme d’un regard de femme, comme un lion sous la main qui l’a dompté, et ces
conversations si pleines de mélancolie et de pitié, tout cela, sauf quelques
exagérations, est raconté avec un grand talent et un inexprimable intérêt.
Quasimodo et la Esmeralda, le Monstre et l’Ange, sont les deux créations originales
du poète, ses personnages de prédilection ; et, dans tous deux, il a mis tout ce qu’il
y a d’amour et de misère humaine, afin que son rêve finît comme tous les rêves, par le
désenchantement et la tristesse.
L’épigraphe de ce livre, c’est la fatalité. Est-ce là donc toute la leçon qu’il en
faut tirer ? Est-ce que l’auteur a voulu nier la liberté humaine ? Est-ce qu’il croit
peut-être qu’il n’y a de malheur ici-bas que pour les belles âmes, et de bonheur que
pour les beaux hommes ? Est-ce plutôt qu’il ne croit à rien ? La fatalité ! Serait-il
donc vrai que toute notre liberté ici-bas consiste à tourner avec agitation dans ce
cercle qu’il appelle ανάγχη, la nécessité ?
Claude Frollo, dont j’ai parlé, et qui joue un des principaux rôles dans ce roman,
est un prêtre fou de sciences occultes, et dont l’amour fait un scélérat. Quoiqu’il
soit l’occasion de très belles scènes, je le trouve plus bizarre qu’original. Je ne
concilie pas bien une existence solitaire d’alchimiste avec un violent amour, deux
folies qui ne peuvent guère loger dans le même cerveau. En outre, ce prêtre amoureux
est un peu la charge du moine. Les autres personnages sont mêlés de vérité et
d’exagération ; la plupart sont de très brillantes créations poétiques.
J’aurais bien voulu parler encore de ce livre si éminent, mais à quoi bon ?
Pouvais-je obtenir pour le critique un loisir que l’auteur obtient à peine pour lui ?
Rarement pourtant livre plus intéressant fut plus digne d’être lu.
Ce recueil présente un nouveau côté de l’imagination du poète ; c’est aussi un
progrès de son talent.
Les Orientales qui ont précédé de trois ans, si je compte bien, les
Feuilles d’automne, étaient marquées d’un caractère tout
différent. M. Victor Hugo était alors sur la brèche ; il luttait encore contre toutes
les répugnances de l’ancienne critique, contre les attaques officielles des Académies,
contre l’antipathie qu’inspirent les innovations littéraires, antipathie si vive en
France, où pourtant les novateurs politiques passent pour avoir si beau jeu. La raison
de cette inconséquence est dans notre vanité ; c’est que les novateurs littéraires
récusent la foule et n’acceptent pour juges que le petit nombre, tandis que les
novateurs politiques en appellent à tout le monde contre quelques-uns. Les Orientales ont plutôt le caractère d’un défi poétique que d’une
composition solitaire et désintéressée ; c’est un plaidoyer en faveur de la liberté de
l’art ; c’est une prédication hardie de celui que des qualités supérieures appelaient
naturellement au rôle d’apôtre de la nouvelle école. Vous trouvez là un reflet
pittoresque des causeries de salon, si ingénieuses et quelquefois si ardentes,, qui
partageaient la société — nous disions presque alors « le siècle » — en deux camps
ennemis ; la rime faisait alors une question ; on s’occupait de l’enjambement, de la
composition, de la couleur, petites choses à présent, pour lesquelles se disputaient
sérieusement de grands esprits, qui, depuis, sont devenus petits en présence de
questions grandes ; grandes, toutefois, à la condition qu’elles ne dureront pas plus
de huit jours. Car c’est là le caractère de ce temps-ci, que celle qui pousse est déjà
plus importante que celle qui est en débat.
Il est impossible, quand on lit aujourd’hui des vers, de n’être pas préoccupé de
cette différence, et de ne pas remarquer avec quelque inquiétude l’esprit public
courir ainsi d’une chose à l’autre, se déplacer, effleurer les questions, les jeter au
vent comme choses de mode et d’exercice, et comme occasion de paroles ingénieuses, ne
rien vider, et battre sans cesse le bon et le mauvais grain, sans songer à les séparer
définitivement. Que fait-on en ce moment ? Sont-ce des institutions qu’on commence, ou
seulement des ruines qu’on n’achève pas ? Grande et étrange nation que la nôtre ! Elle
a toutes les apparences du calme, du sang-froid, du repos, et pourtant rien n’y
tient ; le souffle d’orateurs médiocres y jette bas des monuments ; nous renversons
avec toute la tranquillité des gens qui bâtissent. Est-ce un progrès, est-ce une
décadence ? La décadence n’est-elle pas pour nous, et le progrès pour ceux qui nous
suivront ? L’œuvre qui se fait actuellement, soit de régénération, soit de ruine
totale, ne nous est-elle cachée qu’à cause de la prodigieuse multitude de petites
mains qui y travaillent ? La vérité politique existe-t-elle pour plus d’un siècle ou
de deux siècles dans les temps anciens ; pour plus d’un an ou de deux ans dans les
temps modernes ? Enfin ceux qui se vantent de gêner, d’embarrasser la situation
actuelle, de mettre des bâtons dans les roues, ne sont-ils pas des innocents qui ont
la prétention d’être méchants ; et ceux qui essayent de la comprendre, de l’aider, de
la mener à bien, ne sont-ils pas des hommes de bonne foi qui défendent contre
l’inquiète résignation du passé et contre les impatiences aveugles de l’avenir, une
heure, une minute, un temps de répit, qui n’aura peut-être pas son sens ni son utilité
dans l’histoire ultérieure du genre humain ? Toutes difficultés dont je ne propose la
solution à personne.
Néanmoins, elles m’amènent à faire cette question : à quoi bon des vers, par le temps
qui court ? À quoi bon livrer à nos ennuis, à notre soif insensée de changements, à
cet inconséquent besoin de décider et de douter, de dormir et de veiller, à cette
consommation effrayante de l’esprit qui dévore tout et ne goûte à rien ; à quoi bon
offrir à des lecteurs chez qui l’esprit change plus vite que la page n’est tournée, un
volume de beaux vers inspirés par l’oubli des choses du dehors, enfants d’un loisir
désintéressé et solitaire, et d’un reste de foi en ce que nous appelons la gloire,
chose à laquelle on croyait du temps que la réputation donnait à peine le vivre et
l’habit aux hommes de génie ?
Notre jeune poète s’est fait aussi cette question avant de publier son recueil ; il y
répond dans sa préface : « L’Art, écrit-il, a sa loi qu’il suit. Voyez le
xvie
siècle ; c’est une époque immense pour
l’Art… Ce n’est partout, sur le sol de la vieille Europe, que guerres religieuses,
guerres civiles, guerres pour un dogme, guerres pour un sacrement, guerres pour une
idée, de peuple à peuple, de roi « à roi, d’homme à homme ; en même temps, ce n’est
dans l’Art que chefs-d’œuvre. On convoque la diète de Worms, mais on peint la
chapelle Sixtine ; il y a Luther, mais il y a Michel-Ange. »
Sans doute, au xvie
siècle, pendant que la terre
tremblait, l’Art a marché ; il a fleuri au cliquetis des épées, et sa langue muette a
été entendue plus loin que les bruyantes discussions des docteurs. Mais alors, du
moins, deux grandes disciplines gouvernaient la société. Le catholicisme et
l’antiquité suffisaient encore aux plus vastes intelligences. Le génie de Pétrarque
s’épuisait paisiblement à admirer des littératures éteintes ; il n’inventait que pour
ses amours, chose où le cœur de l’homme n’admet ni tradition ni discipline ; mais,
pour le reste, il mettait sa plus belle gloire à être le héraut des hommes de génie du
temps passé. Michel-Ange s’inspirait à la foi religieuse de vingt nations ; car celle
foi vigoureuse planait encore sur la confusion universelle ; elle florissait par le
schisme ; l’esprit grandissait par les innombrables déchirements de la lettre ; Luther
enlevait des sujets au Pape, mais non des croyants au Christ.
Dans ce temps-là, du moins, un homme pouvait marcher du berceau à la tombe, d’un pas
ferme et sûr, sans trébucher, sans hésiter entre mille chemins ; une main visible, au
nom d’un pouvoir invisible, le menait à travers toutes les vicissitudes de la vie
sociale, soldat, artiste, ouvrier, confesseur, l’œil fixé sur l’Église, hors de
laquelle on disait : « Point de salut », c’est-à-dire point d’avenir. Il n’y avait pas
que les vieilles femmes qui sussent où elles allaient ; les hommes de génie, les
docteurs qui ricanent aujourd’hui de leurs habitudes superstitieuses, leur disputaient
alors les dalles des églises. Michel-Ange n’avait-il pas une petite piété de bonne
femme, marmottant psaumes, prières au bon ange, actes de bon propos, tandis qu’il
n’est pas de si petite cervelle parmi nous qui ne se croirait déshonorée si elle
logeait autre chose qu’un déisme guindé, honteux, laissant les pratiques aux pauvres,
lesquels ne font pas plus de choix dans les choses de leur religion que dans le pain
qu’ils mangent ?
L’Art, au xvie
siècle, est la voix du siècle lui-même.
Il marche, mais il marche sous les deux grandes disciplines de l’époque, le
catholicisme qui lui fournit le fond des choses, l’antiquité qui lui en inspire la
forme. Ce n’est point l’Art qui est solitaire, c’est l’artiste ; Michel-Ange s’enferme
dans son atelier, mais c’est pour y méditer dans le silence les formes les plus
propres à rendre la pensée de son siècle ; il s’isole du monde, mais c’est pour mieux
le comprendre et l’embrasser. De nos jours, c’est l’Art qui est solitaire, ce n’est
point l’artiste. L’artiste se mêle à la foule, il écoute ses innombrables voix ; mais,
n’y apercevant ni discipline commune et universelle, ni vigoureuse croyance, ni rien
de ce qui donne à un siècle un grand caractère, il ne sait pas quelle y peut être sa
mission, et il se retire, réduisant son art à des détails de vie privée, à des
compositions de caprice sur le foyer paternel, sur l’amour ; il ferme sa porte au
peuple, il n’admet aux mystères de ses inspirations qu’un petit nombre d’amis, qui
rient avec lui du siècle, et qui fatiguent d’amers sarcasmes son involontaire
surdité.
De nos jours, donc, l’Art ne marche pas, car il ne parle pas au nom de la foule, il
ne s’appuie sur aucune conviction, il est sans mission et sans autorité ; or ce sont
toutes ces choses qui font qu’il marche.
Mais on peut bien dire qu’il attend, et, lorsqu’on voit un aussi puissant artiste que
le jeune poète dont je parle, lui qui a reçu du ciel l’imagination qui conçoit et la
fécondité qui multiplie, lui dont la langue est si riche et si sonore, décrire des
effets de nuages, fuir le bruit, murmurer à voix basse, sur de petites choses
personnelles, des vers qui devraient retentir au loin et être l’histoire de tout le
monde, se jouer de la langue, l’assouplir aux rythmes les plus capricieux, la faire
scintiller comme l’étoile et trembler comme la feuille, tantôt la dorer des rayons
d’un soleil couchant, tantôt la teindre de l’azur des mers, et la tenir ainsi prête à
tout événement qui aura besoin de toutes ses ressources ; lorsqu’on voit ce hardi
jeune homme, dans l’absence d’une grande mission pour laquelle il concentrerait toutes
ses belles facultés, s’éparpiller sur mille sujets, dépenser ses trésors de poésie
dans des romans auxquels on ne demande que de l’intérêt, et dans des pièces dont on
n’exige que de l’amusement, assiéger la foule par toutes les voies de la publicité,
s’imposer à elle, la prendre individuellement par le roman, en masse par le théâtre,
écrire pour les grands et pour les petits, pour les premiers venus et pour les esprits
de choix, tourmenter tout le monde par son infatigable fécondité, ne laisser à
personne la liberté d’être indifférent à ce qu’il fait, de s’abstenir de le juger,
tout comme s’il voulait que le siècle, qui ne croit à rien, crût à lui, il est aisé de
comprendre alors que le siècle et l’Art ne s’entendent pas ; qu’il y a malaise entre
eux, l’un ne s’expliquant pas assez, et l’autre s’expliquant trop ; que le poète
n’étant qu’un admirable, écho placé au centre d’une époque pour en recueillir et en
réverbérer toutes les harmonies, mais non point un homme de prosélytisme et d’action,
qui impose sa personnalité à son siècle, l’Art est frappé de langueur et
d’impuissance, tant que le siècle est sans puissance, tant que le siècle est sans
discipline, c’est-à-dire sans harmonie ; il s’agite, il s’impatiente contre cet état
provisoire, mais il ne marche pas.
Et remarquez que le public a un instinct confus de cette situation ; il sent bien que
le temps du poète n’est pas arrivé ; il lira les Feuilles d’automne,
par considération pour une belle renommée, mais point par besoin. Et moi-même, qui
l’admire et qui l’aime, mais qui sens ma fibre poétique engourdie, ne m’arrive-t-il
pas de prendre négligemment le volume, de ne me pas trouver digne de le lire, de le
remettre au lendemain et de dire en soupirant : Pauvre poète, qui a le courage de
faire des vers dans un temps où ce n’est plus la langue qui donne de la valeur aux
idées ! poète si fier de son art, qu’il soutient contre toute une époque que cet art
n’est point mort, et qu’une page de mélancolie profonde et vraie peut être assez forte
encore pour se faire entendre par-dessus les mille bruits confus qu’on appelle le
siècle !
Je l’ai lue, cette page, et l’ai relue. Mais, dois-je le dire ? il a fallu m’y
préparer par des initiations, me donner un calme artificiel, me recueillir comme pour
une pratique de religion, rapprendre la langue des vers, me prêter à l’idéal, refaire
à cette musique mon oreille faussée par les cris des docteurs, toutes choses qui ne
sont pas faciles. À présent, j’en remercie mon jeune poète. Il m’a donné des émotions
qui rendaient mon sacrifice peu méritoire. Ce qu’il dit de l’amour des mères, amour
dont chacun a sa part, et que tous ont tout entier, trésor où les enfants peuvent
prendre toujours sans l’épuiser, source de douceurs ineffables pour ceux qui en
peuvent jouir, et de regrets éternels pour ceux qui ne l’ont plus ; ce qu’il dit de
l’attention grave et réservée des pères, des entretiens pleins de sens qu’ils ont avec
nous, des leçons qu’ils nous donnent sur les hommes et sur les choses, et du vide
affreux qu’on sent en soi quand on est orphelin ; ce que lui inspirent d’images
gracieuses et de pensées fraîches et angéliques les jeux des petits enfants, leurs
têtes blondes et riantes, leur bourdonnement dans toute la maison, les rêves légers
qui s’abattent, comme des essaims d’abeilles, aux rideaux de leur berceau, la joie qui
anime la famille, qui suspend les graves causeries du foyer, quand l’enfant vient à
paraître, et qu’il donne à tout le monde sa joue rose à baiser ; enfin, ce qui lui
échappe çà et là de regrets vagues pour les plaisirs que l’âge emporte, d’ennuis
discrets et confus pour ce que le bonheur même de la famille a de positif et
d’amollissant ; tout ce qu’il dit des rêves qu’il ne peut plus faire, des amours qu’il
ne peut plus avoir, des voyages qu’il projette à tous les beaux pays, et que la
famille et l’étude retardent indéfiniment : toutes ces idées, tristes ou joyeuses,
mais plus souvent tristes, ambitions, désirs, regrets, espérances, rêveries, élans de
courage et défaillances soudaines, cercle vicieux où tourne éternellement la pauvre
humanité, ont un singulier charme de contradiction et d’inconséquence, et donnent à
l’âme un peu de cette mélancolie maussade, et toutefois attachante, où nous jette la
vue d’un jour mêlé de pluie et de soleil, de chaud et de froid, qui n’est d’aucune
saison et qui les contient toutes.
En professant cette opinion à laquelle je ne crois ni ne veux donner d’importance,
que l’Art n’était pas en progrès, qu’il attendait ; que, faute d’une croyance
universelle, d’une discipline qui le fit marcher dans des voies hautes et
monumentales, l’Art errait à droite et à gauche, se rapetissait au détail de la vie
individuelle, peignait l’homme, celui-ci ou celui-là, et non l’humanité ; qu’il
languissait, qu’il était stationnaire ; en professant cela, dis-je, j’ai dû blesser
les personnes qui font des vers, et le nombre en est grand, ce que je ne dis pas ici
par mépris. Ces personnes se donnant beaucoup de peine pour faire quelque chose qui
n’est pas de la prose, ont raison de se plaindre d’une critique qui fait
impertinemment l’oraison funèbre de l’Art, pendant qu’ils le soutiennent, au su de
tout le monde, par de très sérieuses et très fréquentes publications. Comme je n’aime
point les querelles, je me hâte de dire qu’il y a art et art ; l’un petit, qui
s’apprend comme le latin, et pour lequel j’ai reçu des pensums dans
un collège de province ; art d’almanach et de keepsake, qui met un homme en état de
faire des vers à une mariée, d’adresser au curé un compliment de première communion,
de souhaiter la fête à une mère de famille, qui plus tard suffit à un ou plusieurs
poèmes épiques, qui mène à l’Académie dans les pays d’académie ; art qui s’accommode
volontiers de tous les régimes auxquels on peut soumettre la pensée, qui chante si
l’on a besoin qu’il chante, qui siffle si l’on a besoin qu’il siffle, qui n’est pas
très tourmenté par la censure, parce qu’il ne gagne pas grand’chose à la liberté ;
l’autre, grand et indépendant, qui ne s’enseigne point au collège, qui mène peu aux
académies et mène souvent aux persécutions, art qui fleurit principalement aux époques
où l’autre art n’a pas assez de cris pour se faire entendre, et qui peut très bien se
caractériser, soit par un siècle se résumant dans un homme — cela a eu lieu pour
Dante — soit par un homme se mettant en guerre contre un siècle, comme cela a eu lieu
pour Byron. Quant au premier art, je dois à la vérité de dire qu’il n’est point mort,
qu’il n’est pas même malade ; car je n’appelle pas maladie qu’il ne se vende point,
les temps étant durs pour tout le monde. À cet art-là, la critique ne veut aucun mal ;
qu’il prospère donc, qu’il fleurisse et qu’il multiplie, qu’il produise dans ses
bonnes matinées de cent vingt à cent soixante vers, maximum des belles inspirations,
qu’il se fasse relier par Thouvenin, et se recommande prudemment du talent des
graveurs anglais ; personne ne s’intéresse plus que moi à ses succès. Aussi bien,
qu’a-t-il à craindre des événements et des révolutions ? Il n’offre pas de prise à la
tempête. Les révolutions ne touchent qu’aux choses qui sont à plusieurs pieds de
terre. Quand les grands vents soufflent, ils ne courbent que les cimes des arbres ;
l’herbe qui pousse à leurs pieds n’en est pas même troublée.
Quant au second art, je persiste à croire qu’il languit, qu’il est sans route et sans
boussole, et que ce temps-ci n’en veut pas.
Avec cette conviction, quelles critiques faire ? Aucune, que je sache, qui puisse
être utile à rien. Je dirai pourtant, puisqu’il le faut, quelle impression m’est
restée des Feuilles d’automne.
Je me sers du mot impression ; jugement serait trop absolu. Il y a des choses que
j’ai crues au sujet de la poésie contemporaine, que je ne crois plus, et d’autres
choses que je ne croyais pas, auxquelles j’ai foi maintenant. D’ici à un an peut-être,
je changerai encore, la matière n’étant pas de celles sur lesquelles il soit
nécessaire de prendre un parti immédiat et définitif. Il n’y a qu’un point où je n’ai
pas varié et où je ne varierai jamais, c’est que celui qui a écrit ce recueil possède
un des plus rares et des plus merveilleux talents dont il puisse être parlé dans
l’histoire des grands poètes.
Pour le fond des idées, les Feuilles d’automne représentent l’une
des réalités de notre époque. C’est bien notre incertitude, nos dégoûts rapides, notre
situation gênée et douloureuse, nos regrets du passé mêlés à un insatiable besoin
d’avenir, par-ci par-là nos restes de sympathie, nos velléités de religion, notre
christianisme d’érudition et de poésie : tous ces côtés de l’âme voilés d’un certain
vague, noyés dans une certaine vapeur poétique et harmonieuse, se reflétant avec une
grande vérité dans les strophes du jeune poète, miroir fidèle de cette petite portion
de la pensée humaine qui échappe aux intérêts positifs du présent, au mouvement des
affaires, aux soucis des positions, et qui s’éveille à certaines heures, quand on est
seul et las, et quand les espérances, les rêves, quelquefois les désenchantements
viennent se disputer ce repos d’un moment. Il y a surtout deux ou trois pièces où le
poète regrette de ne pouvoir voyager, empêché qu’il est par l’étude et la
famille. C’est là encore un de nos rêves, le plus vif peut-être, le plus
impatiemment souffert. Nous avons besoin d’aller voir des ruines, d’aller respirer
l’air sur les tombeaux des nations ; un instinct nous pousse vers les choses qui ont
vécu, aux pays des beaux soleils qui usent plus vite les peuples que les soleils
froids et gris de nos contrées ; tout le monde veut aller en Orient, sous les cieux
chauds et parfumés ; malades qui veulent y refaire leur poitrine, malades qui veulent
y refaire leur esprit. Et puis ce temps-ci nous pèse ; l’atmosphère en est lourde,
épaisse, on ne s’y entend sur rien, on s’y aigrit aujourd’hui pour des opinions qu’on
quittera demain ; on y est assourdi de discuteurs qui se trompent les uns les autres,
sans même y avoir intérêt ; ce n’est pas la Babel des langues, mais c’est la Babel des
idées, tout aussi monstrueuse et tout aussi étourdissante. Fuyons donc au pays des
morts, au pays des hommes qui sont de pierre et qui ne discutent plus, pays où
l’imagination doit être si ouverte et si heureuse, les sens si exquis, où la poitrine
doit battre si à l’aise ; pays où l’amour des arts, qui n’est que de mode en nos
froides contrées, passe dans le sang avec l’air qu’on respire. Mais, pour y aller, il
faut de l’argent ou des ailes, et heureux encore celui pour qui la famille et l’étude ne sont pas tout simplement le pain de chaque jour à gagner
pour lui et les siens.
La pièce adressée à MM. L. B. et S. B. exprime admirablement ce vague désir de
voyages, et ce combat quelquefois douloureux de l’imagination et de la raison, l’une
rêvant les courses lointaines et les aventures, l’autre nous conseillant de rester au
logis. Les deux amis du poète sont à Rouen, la ville aux vieilles rues ; il aurait
bien voulu les y suivre, et aller avec eux raisonner de l’ogive et du cintre devant
les vieux portails ; mais tout l’a retenu, soucis de famille, travaux.
Tout le reste de la pièce est de ce ton. J’ai choisi cette pièce, non parce qu’elle
est la meilleure, mais parce qu’elle va bien à mon propos. Il y en a plusieurs autres
qu’on pourra trouver supérieures. Celle qui est adressée à M. de Lamartine est une des
plus belles odes de notre langue et de toutes les langues. J’aurais voulu en citer des
fragments ; mais, l’ode tout entière n’étant qu’une grande
allégorie, des fragments n’en auraient donné qu’une idée très imparfaite ; outre que
j’ai toujours de la répugnance, dans l’intérêt d’un bel ouvrage, à n’en donner qu’un
ou deux lambeaux, ne voulant point favoriser la disposition que nous avons à juger
courageusement un livre d’après des de journal.
Il y a un défaut remarquable dans tous les ouvrages du jeune poète, c’est le trop.
Après lui, il n’y a pas à glaner. Il épuise, il pressure tous les sujets, et, quand il
en a tiré tout ce qu’ils renferment de philosophie et de poésie, il les bat, il les
remue encore, il leur demande ce qu’ils n’ont plus. Ce ne sont plus alors des pensées,
ce sont des impressions vagues, qui ne s’analysent pas, qui ne se touchent pas au
doigt ; ce sont des expériences sur cette langue qui ne lui est jamais rebelle, et
qu’il façonne à toutes ses fantaisies ; des images qui se choquent entre elles et
produisent d’autres images ; des couleurs qui se décomposent en mille nuances ; un
cliquetis qu’on verrait et qu’on entendrait tout ensemble, où il y aurait des éclairs
pour les yeux et des sons pour l’oreille ; quelque chose enfin qui ne se peut point
définir et n’a point de réalité, ce qui est un défaut capital dans l’art. Alors aussi,
ceux qui sentent le plus vivement les beautés du poète, ne peuvent plus le suivre ;
ils le quittent, si même ils ne sont pas charmés de trouver quelque occasion de
critique, pour se dédommager de leur admiration. Car, à présent surtout, l’admiration
n’est pas un don désintéressé qu’on fait aux grands talents ; c’est une condescendance
qui s’estime haut et qui se fait payer cher ; nous n’admirons guère que quand notre
amour-propre a été surpris, et nous admirons si froidement, que, pour peu qu’une
personne importante ne soit pas de notre avis ou que le ton du lieu que nous hantons
soit à la politique, nous désertons notre poète, ne l’aimant pas assez pour nous
exposer au chagrin d’un démenti, ou pour oser croire les vers plus importants qu’un
bruit de Bourse et qu’un on dit de salon.
D’où vient ce défaut de M. Victor Hugo ? Ce n’est pas du manque de sujet ; car, pour
lui, tout est un sujet ; le sourire d’un enfant, un rêve, un nuage découpé par le vent
en arrêtes argentées, un souvenir d’enfance, un pauvre qui s’assied, mourant de faim,
sur les marches de la maison où l’on danse ; un voyageur qui revient de loin ; un
bruit dans la montagne, que sais-je ? des lettres d’amour qu’on relit quand on n’a
plus d’amour ; et pourquoi on désire d’être un grand homme, et pourquoi gémit Atlas,
le front battu par les orages, et inondé de sueur. Tout lui est occasion de poésie,
une minute de recueillement, après une conversation autour du foyer ; un chant
d’oiseau frais et matinal en ouvrant la fenêtre ; un rire joyeux des enfants qui
jouent sur le gazon du jardin ; moins encore, une main passée et repassée sur le
front, comme pour ôter un nuage qui cache les sources sacrées de la poésie ; un ennui
vague qui a besoin de se soulager en s’épanchant, et qui se change peu à peu, par le
charme d’un travail facile, en une espérance ailée et riante ; un besoin enfin de
parler sa belle langue, après avoir longtemps parlé la nôtre. En voilà assez pour le
faire veiller toute la nuit, et pour éveiller toutes ses facultés poétiques ; car il
n’y a pas de petit sujet qui ne s’agrandisse sous son inspiration, ni de lambeau qui
ne soit trempé de ses couleurs. Il lui arrive plus souvent de laisser quelque chose de
lui-même aux sujets qu’il traite, que de n’en pas tirer tout ce qu’ils renferment. Je
ne lui appliquerais pas l’image classique de l’abeille emportant un peu de miel de
chaque fleur, mais celle de l’aigle qui ne s’abat nulle part sans y laisser quelque
plume.
Ce trop dont je me plains vient du manque d’un sujet un, immense, où le poète ne
touche pas au sable dès la seconde brasse, ni à l’horizon en deux coups d’aile ; un
sujet qui ne soit pas épuisé quand le poète conserve encore toute son haleine, mais
qui recule sans fin devant lui, qui le lasse, qui l’oblige à demander merci. Donnez de
l’air à cette large poitrine, de l’espace à celle pensée qui étouffe dans une
chambre ; donnez les horizons sans limite à celui qui déborde tout, sujets et langue,
qui fait éclater toutes les proportions où il s’emprisonne, qui dit des galanteries
aux dames avec une voix tonnante, et qui fait aux petits enfants des caresses de
géant. Mais ce grand sujet où est-il ? quel est-il ? Jadis, c’était le siècle qui le
donnait au poète, sans même que le poète eût besoin de le lui demander. Autres temps,
autres rôles : c’est maintenant le poète qui demande au siècle un sujet, et il le lui
demande avec instance, avec obstination, et il prie tous ceux qui sont de ce siècle de
lui dire quelle doit être la tâche de l’art, si grande et si ardue que puisse être
cette tâche ; mais le siècle ne lui renvoie que des demi-croyances qui transigent avec
l’incrédulité, des demi-passions qui transigent avec le bon sens, une société qui
doute d’elle-même, de la poussière d’institutions et de mœurs, quantité de profils et
point de faces, des hommes et des femmes et point d’humanité.
Cela me ramène à mon refrain qu’il n’y a pas d’art en ce moment, parce qu’il n’y a de
consentement universel sur rien. Or, ce que j’ai appelé discipline, c’est précisément
ce consentement universel.
J’entends dire partout de Victor Hugo : « C’est un grand poète qui écrit comme un
barbare. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Qui a jamais parlé d’un poète qu’on peut
scinder en deux, admirable pour le fond, mauvais pour la forme, grand artiste qui ne
sait pas manier son pinceau, poète qui a les idées et point la langue ? Qu’est-ce
qu’un tel monstre, je le demande ? N’y aurait-il pas là quelque méprise ? Oui, on s’en
prend à la langue du peu de sympathie qu’on a pour les idées. On chicane sur les mots
parce qu’on ne s’entend pas sur les choses. Le poète est un ; s’il a de hautes
pensées, il a une belle langue, car ce sont les pensées qui font les écrits. Admettez
donc tout de lui, on bien n’en admettez rien, — ce qui est permis à tout le monde,
après tout ; car le poète et le siècle sont deux solitaires qui marchent dans des
voies opposées, et qui se cherchent dans l’ombre. Je ne vois pas où et quand ils
pourront se rencontrer.
Pour un écrivain qui s’est rangé à la discipline classique, une réimpression est un cas
de conscience. Dans cette revue du bagage de quelques années, que va reconnaître sa
raison, que va-t-elle désavouer ? Quel terrible discernement va-t-elle faire de ce qui
lui est venu du dehors et de ce qui lui a toujours appartenu en propre ? Il remonte donc
avec découragement, et d’un pas traînant, ce chemin qu’il a descendu à la course et
l’ivresse à la tête. Que d’endroits où il ne se retrouve plus ! Que de choses qu’il
croyait avoir écrites avec son sang, et du fond de son être, et qu’il écrivait sous la
dictée d’un autre ! Que de ruines sa raison a faites dans les pensées qu’il a le plus
aimées !
Rien n’est plus pénible que le dépaysement d’un disciple de la tradition classique au
milieu des écrits de sa jeunesse. Il lui semble y voir deux mains : l’une qui trace avec
une incertitude prétentieuse des idées vagues et empruntées ; l’autre qui conduit la
plume avec fermeté sur le terrain des vérités générales. Il ne se trompe pas : la
première est la main de son époque, s’il faut appeler de ce nom un moment dans cette
époque, ou plutôt encore une fantaisie dans ce moment : la seconde est sa propre main.
Or, à la vue de ces marques de son servage, il est pris de dégoût pour lui-même. Rien ne
le console, ni de savoir que ces commencements sont communs à tous les écrivains, même
aux écrivains supérieurs, lesquels débutent par imiter leurs contemporains ou leurs
devanciers immédiats ; ni de s’entendre dire par des amis indulgents que l’imitation,
dans les écrits d’un jeune homme sincère qui l’a prise pour l’inspiration, peut être
ingénieuse et forte, et que l’esprit, même avant d’être dans sa voie, est toujours de
l’esprit. Toutes ces considérations lui paraissent des pièges de son amour-propre, et la
dernière d’une vanité trop énorme pour un écrivain qui se pique de raison. Car, s’il est
vrai que les commencements d’un écrivain qui doit être un homme de génie sont fort
intéressants, soit pour l’histoire de l’art, soit en eux-mêmes et à cause de ce qui les
a suivis, s’il est vrai que ce serait une perte que Racine n’eût pas recueilli les Frères ennemis, où il imitait Corneille, ni La Fontaine les quelques
pièces où il continuait Voiture et Sarrazin, les commencements d’un écrivain, dont tout
l’avenir est d’être un homme de talent, n’étant que des fautes de conduite, n’excitent
aucun intérêt et ne méritent aucune publicité.
C’est là ma propre histoire. Cette réimpression est le fruit de tous ces scrupules.
Elle a été laborieuse, à cause des nombreux dépits qu’elle m’a donnés, et des soudaines
rougeurs qu’elle m’a souvent fait monter au front. Mais elle a eu sa douceur, par le
contentement que m’ont procuré les retranchements et les ratures. Rien ne ressemble plus
à une révision des œuvres, dans ces principes aujourd’hui fort peu de mise, qu’un examen
de conscience au confessionnal. Il doit y avoir le même soulagement à décharger sa
réputation des fautes d’imitation, qu’à nettoyer sa conscience des péchés qui la
souillent.
Parmi les morceaux exclus de cette réimpression, j’ai recueilli quelques pensées
raisonnables qui y étaient comme égarées, et que j’ai transplantées dans certains
endroits des morceaux conservés, où elles se sont trouvées dans leur air natal, en
compagnie d’autres pensées de la même famille. Ce sont de ces révélations involontaires,
qui, dans les premières années, viennent au hasard, parmi les idées de mode et
d’imitation. On ne les distingue pas d’abord, si ce n’est pour s’en méfier, à cause du
peu de ressemblance qu’elles ont avec ce qui réussit. Mais, plus tard, quand l’esprit
est ramené sur les sujets auxquels ces pensées appartiennent, il se souvient qu’il les a
rencontrées une première fois, et qu’il les a exprimées quelque part ; tant est profonde
la trace qu’imprime dans la mémoire une pensée juste, lors même qu’elle n’a fait que
traverser un esprit emporté par des idées factices et sans durée ! Alors l’écrivain va
chercher dans tout ce plumage emprunté, avec lequel il a fait la roue devant le public,
comme le geai de la fable, ce qui était vraiment à lui, et il est tout surpris de
trouver ces pensées vivantes et agréables par la force de la vérité qui les a marquées.
C’est de cette façon que j’ai pu restituer à des pages écrites ultérieurement quelques
vues ainsi retrouvées. J’ose croire qu’on ne sentira pas le travail matériel de ces
restitutions : les pensées que j’ai ainsi rapprochées sont sœurs ; elles se sont
rappelées et reconnues. Elles marquent le chemin silencieux que trace la raison, dans
les premières années où l’on écrit, sous les agitations, les changements, les emprunts
d’un esprit qui s’est avisé de décider sur les autres avant d’avoir pris possession de
soi.
Sur les trois écrits de quelque étendue qu’on va lire, deux ont paru attaquer
personnellement deux des hommes les plus illustres de la littérature contemporaine, et
le troisième est un manifeste contre plus de la moitié de cette littérature. Ces trois
écrits m’ont fait beaucoup d’ennemis, et ne m’ont donné que des amis fort discrets, soit
qu’ils n’aient pas trouvé le champion de taille avec les principes, soit qu’ils aient eu
peur de faire mes affaires en faisant celles de nos opinions communes. Moi-même, j’ai
senti s’affaiblir ma confiance. En relisant ces pages écrites avec une conviction si
forte et si désintéressée, il m’est venu des doutes en ce qui touche les personnes. Qu’y
a-t-il d’étonnant ? N’ai-je pas vécu quelques jours de plus ? Or, vivre et vieillir rend
plus tolérant et plus timide. J’ai éprouvé qu’il y a dans ce temps-ci beaucoup moins
d’avantage pour le public que d’incommodité pour le critique à s’attaquer à des auteurs
vivants. Quand on est très jeune et qu’on vit solitaire et inconnu, on ne voit pas les
hommes derrière les livres, — et on bataille dans sa mansarde contre les livres, sans
songer que les coups qu’on leur porte font saigner, non seulement des hommes, mais
l’espèce d’hommes la plus sensible. On est alors imprudent par une bonne qualité et par
un défaut : la bonne qualité, c’est la candeur, qui fait qu’on lit les livres plus
sérieusement que les auteurs ne les font : le défaut, c’est cette superbe propre à la
jeunesse qui fait qu’on se croit infaillible parce qu’on ne doute pas. Plus tard, quand
le critique est descendu de sa mansarde dans le monde réel, et qu’en même temps qu’il
s’est fait connaître comme auteur, comme homme il s’est mêlé à la société, quelle n’est
pas sa surprise de voir les livres qu’il a attaqués s’éloigner de lui sous la figure
d’hommes irrités et irréconciliables !
Il est reçu par les amis de ses victimes comme un étranger devant qui tout ne peut pas
se dire. Si l’on rend justice à sa bonne foi, c’est à la condition de la qualifier de
manque de portée ; si l’on estime son esprit, c’est avec réserve et inquiétude. Se
rencontre-t-il un homme d’un cœur assez libéral pour aimer l’auteur, sans haïr le
critique ? Cet homme ne pourra pas les avoir tous deux le même jour à sa table. L’auteur
dira : « Ne comptez pas sur moi, si votre ami le critique est de la fête. » Le critique
dira : « Je gênerais votre ami l’auteur, que j’ai eu le tort, dans ma jeunesse, de
prendre pour une idée impalpable. » Le critique inquiète donc la vie d’autrui et sa
propre vie. Le poète en parle à son foyer comme d’un ennemi personnel ; la femme du
poète en parle à ses enfants comme du loup ou du revenant.
Étonné d’avoir fait tant de mal innocemment, il s’interroge avec douleur. De quel droit
a-t-il critiqué les œuvres d’autrui ? Si le droit est incontestable, a-t-il été digne de
l’exercer ? Y était-il désigné par la voix publique ? De qui ce censeur tenait-il son
élection ? Supposons, à mettre les choses au mieux, qu’il ait eu la conscience qui donne
le droit, et assez de talent, eu égard à la mesure commune de son temps, pour exercer ce
droit à l’honneur de son esprit ; quel bien a-t-il fait ? Le critique, même approuvé du
public, qu’empêche-t-il ? que corrige-t-il ?
Vous avez beau mettre votre corps en travers, ô Quintilien ! ces mille auteurs
ingénieux et à demi fous, entre lesquels se partage à peu près également ce qu’il eût
fallu de talent dans un temps plus propice à l’art pour faire un écrivain supérieur et
un livre durable, vous passeront sur le corps. Le public même qui vous goûte, dans
quelle mesure vous estime-t-il ? Selon qu’il s’intéresse à l’art. Or, vous savez combien
c’est peu. Son attention est ailleurs : les écrivains ; auteurs et critiques, n’en ont
que le rebut. Dans des temps meilleurs, il eut proportionné son estime à la grandeur
pratique et à l’action immédiate des vérités défendues par vous ; car son estime n’est
jamais gratuite, et tant rapporte la vérité, tant vaut l’homme qui la défend. Mais
qu’importe que vous ayez raison, si c’est dans un temps où il n’est plus nécessaire ni
utile que vous n’ayez pas tort ? Votre conscience, votre talent, vos veilles sont
appréciés en raison du profit : si le profit est petit, votre conscience sera une
fantaisie ; votre talent, une certaine dose d’esprit dont vous couvrez votre stérilité
d’invention ; vos veilles, une préférence de nécessité que vous donnez aux livres sur
les plaisirs.
Pourquoi donc n’ai-je pas poussé la confession jusqu’à la contrition en ne réimprimant
pas ces articles de critique ? C’est que les personnes n’en sont pas toute la matière,
et qu’au milieu d’analyses plus ou moins sûres de talents particuliers, il y a une
grande place donnée aux principes, dont la recherche et l’expression intéresseront
toujours les bons esprits.
Il ne me répugne pas de déclarer que je ne persiste que faiblement quant aux personnes.
Si ma bonne foi avait découvert une injustice gratuite, je l’aurais rayée de cette
édition ; j’aurais fait aux pensées malveillantes la même guerre qu’aux imitations et
aux fautes de français. Mais je ne trouve rien à rétracter quant aux intentions. Ceux
que j’ai critiqués nommément n’ont pu se plaindre d’avoir été attaqués dans leurs
personnes que pour se donner le change sur les blessures faites à leur esprit, et pour
affaiblir à leurs propres yeux mes raisons par mes intentions. À quoi donc se réduisent
les attaques qui pourraient s’appeler personnelles ? Serait-ce à quelques vivacités de
plumes, inévitables dans la polémique ; à des allusions au caractère public, lequel
n’est pas muré ; apparemment à de très rares passages où j’ai pu paraître m’emporter
contre les hommes par trop d’amour théorique, soit pour leurs propres qualités gâtées
par eux de gaieté de cœur, soit pour les principes qu’ils ont ruinés par leurs préfaces
et leurs exemples ? Je vais plus loin : j’y mets la petite part de malice, qui est au
fond des plus honnêtes gens ; tout cela vaut-il une rétractation ? Toutefois, n’ayant
plus la même confiance en cette partie de ma critique, et n’y trouvant pas la même
solidité qu’aux principes, j’estime si peu l’espèce de courage qu’il peut y avoir à la
laisser, que je l’aurais volontiers retranchée, si elle n’eût été nécessaire pour lier
et proportionner toutes les parties du travail.
Il est une belle qualité qu’il aurait été glorieux d’avoir dès l’abord : c’est cette
impartialité par laquelle le critique ou le polémiste laisse aux principes tout seuls à
écraser ses adversaires, et ne mêle point à la force naturelle et calme des raisons la
vivacité de son caractère personnel, ni les misérables avantages qu’il peut tirer des
faiblesses de celui de ses adversaires. C’est la qualité de Bossuet dans l’Histoire des Variations. En face du grand principe de la tradition et de
l’unité catholique sous lequel il combat, Luther, Mélanchthon, Zwingle, Calvin, sont
dans la poudre. Mais sitôt que Bossuet les aborde et les juge comme homme, avec quelle
équité et quelle stricte estime il les apprécie ! avec quelle justesse il caractérise la
diversité de leurs esprits et de leurs talents ! de quel œil tranquille et doux le père
de l’Église, redevenu homme, regarde ces adversaires abattus par le grand principe de la
tradition et de l’unité sous lequel il courbe lui-même avec tant d’obéissance sa tête
puissante ! Ce sont les principes qui tonnent dans ce livre, ce n’est pas l’homme :
l’homme est tendre et compatissant ; il semble même qu’il veuille adoucir les coups que
le principe a portés à ses adversaires, et qu’il tienne à montrer que la main dont il
panse leurs blessures n’a pas été troublée par la colère. Mais comment se proposer pour
exemple une des qualités de Bossuet ? La moindre de toutes est trop grande pour nos
proportions et nos querelles.
Ce que je n’ai pas eu la force de ne pas dire, en ce qui touche les personnes, faute de
cette impartialité supérieure, restera donc dans cette édition, pour servir de documents
d’histoire littéraire. Les critiques sagaces qui rechercheront quelque jour les éléments
de cette histoire feront, avec ces détails, de la critique anecdotique et pittoresque,
et y trouveront peut-être matière à des paradoxes dont j’aurai été la cause
innocente.
J’ai cru me devoir à moi-même cet aveu public, quant à la partie de mes critiques qui
peut paraître hostile aux personnes. Cet aveu ne me coûte point. J’ai besoin d’être vrai
avec moi-même, et je ne veux pas affecter la confiance sur le papier, ayant le doute
dans le cœur. Je ne sais pas jouer avec ma plume. Il est des hommes merveilleusement
doués chez qui l’écrivain est une personne et l’homme un autre. Ils peuvent se dérober à
eux-mêmes, et l’écrivain vivre dans un monde où l’homme ne pénètre jamais. Ils n’ont
besoin que d’une portion de leur être pour faire de grandes choses, et pourvu que
l’écrivain soit tout entier à son œuvre, il n’importe que l’homme sommeille ou même
contredise. Je n’ai pas été doué comme ces hommes-là. Je suis de ceux qui n’ont pas trop
de toutes les forces réunies de l’homme et de l’écrivain, de la conduite et de l’esprit,
pour se tirer, l’honneur sauf, de la rude tâche d’écrire des choses raisonnables.
Comment ne serais-je pas vrai avec les autres ? je sais l’être avec moi, contre moi.
Pour la partie de principes, je n’ai rien à rétracter ni à modifier. Si ma religion, à
cet égard, vient d’une vue bornée, il n’y a pas d’apparence que je m’en puisse
corriger ; si c’est un fruit de raison, comme sa nature est de croître avec les années,
il n’est guère probable que je me lasse d’y persévérer.
J’en suis demeuré à ce que je disais, il y a deux ans, dans un écrit dont il n’est pas
besoin de faire connaître la cause à ceux qui l’ignorent, ni de la rappeler à ceux qui
la savent16. Qu’on me
permette d’en citer un passage, où je raconte ce qui m’a ramené à ces principes, après
quelques divagations que la fatigue des études de collège et le premier sang de jeunesse
m’avaient fait faire du côté des novateurs. Cette citation sera ici à sa place, soit
comme faisant suite aux réflexions qu’on vient de lire, soit comme devant faire corps
avec un volume tout entier consacré à l’exposition et à la défense des principes.
« C’est, je crois, l’éternelle vertu de ces principes, que l’étude et le bon sens y
réconcilient bientôt tous les hommes naturellement droits, qui en ont été distraits ou
éloignés par les caprices littéraires contemporains. Puisque j’ai été loué de mon bon
sens, j’allais dire puisque j’en ai été accablé, j’aurai quelque autorité à affirmer
que ce n’est pas un choix calculé, une décision après des tâtonnements, une place
vacante que j’ai enfin trouvée, un rôle à prendre parce qu’il était le seul qui ne fût
pas pris, mais ce bon sens qu’on veut bien me reconnaître qui m’a retiré des théories
nouvelles où, d’ailleurs, je n’avais pas donné en plein, comme cela
m’a été dit quelque part, assez peu élégamment. Au plus fort de ma confiance, je me
souviens que je faisais une distinction fort commune, fort peu ingénieuse, mais par
laquelle je devais revenir au vrai, entre les monuments des
xviie
et xviiie
siècles, et les essais de la nouvelle école. C’était
la planche de salut que, par une prévision d’instinct, je m’étais préparée en cas de
naufrage. Si aujourd’hui j’ai une foi si ferme en ces principes, c’est que je sens
bien que je ne les ai pas pris comme le costume d’un rôle, mais qu’ils me sont venus
naturellement, et au moment même où mon imagination (je voudrais trouver un mot plus
modeste pour qualifier ce qui n’est pas proprement ma raison) forgeait des subtilités
pour justifier ma complicité momentanée dans les nouvelles doctrines. Le bon sens
classique m’est revenu au moment où j’avais assez corrompu mon langage par la
recherche et la subtilité, pour être encouragé et même goûté par quelques écrivains
allemands.
« Je ne réclame pas le droit d’inspiration que les critiques
favorables aux novateurs ne conçoivent que pour une forme particulière d’ouvrages,
appelés par eux ouvrages d’art ; mais je puis désirer qu’on
reconnaisse que le mouvement d’esprit plus humble, plus bourgeois, qui m’a ramené aux
idées classiques, et qui m’y fait persévérer plus que jamais, pouvait avoir quelque
chose de commun avec l’inspiration propre aux écrivains d’art, qui
serait d’avoir été sincère et spontané comme elle. Pourquoi craindrais-je de raconter
comment mon retour aux doctrines classiques a eu toute la vivacité et toute la
soudaineté d’une inspiration ? Ce fut après la révolution de Juillet que je sentis les
premiers dégoûts, non pour les talents nouveaux dont je suis resté l’admirateur
réservé, mais pour les théories dont ils autorisaient leurs défauts, et pour leurs
mépris des vieux des derniers siècles, comme disait la bonne
mademoiselle de Gournay des poètes de l’école de Ronsard. Soit que ce grand événement
eût tué d’un coup toutes mes sympathies pour les effets de style, soit qu’il m’eût
vieilli, je vis que l’indifférence avait commencé avant que la foi eût été
entière.
« Un voyage en Angleterre acheva ma conversion. J’avais apporté pour les soirées et
pour les jours de pluie un Homère et un La Fontaine, deux grands maîtres, fort
généreusement tolérés par la nouvelle école, qui m’eût volontiers autorisé à les
emporter. Peut-être ne les avais-je pris qu’avec l’idée qu’ils ne pouvaient me rendre
que modérément classique. La saison étant fort pluvieuse, j’eus tout le loisir de lire
ces deux poètes incomparables, lesquels ont eu à la fois l’inspiration et le bon sens.
C’était tout mon plaisir et tout mon repos, après de longues promenades dans les rues
de Londres, au milieu de toutes ces merveilles de bon sens, de civilisation, de raison
pratique, dans cette nation qui a fait, en quelque sorte, l’histoire de chaque besoin
et des mille manières dont les individus l’éprouvent, et qui a pourvu à tout par
l’intelligence accumulée de ses générations, à la fois si fidèles à la tradition et si
inventives. J’oserais conseiller à tout père de famille, dont le fils aurait la tête
faible et incertaine, de l’envoyer en Angleterre, dans ce pays où la logique pratique
est dans l’air, où on la reçoit par tous ses sens, où on la foule sous ses pieds. Si,
d’ailleurs, ce fils entendait assez la langue d’Homère, ou seulement celle de
La Fontaine, pour en faire des lectures et corriger les influences trop prosaïques, je
ne doute pas que son esprit ne se raffermît, et qu’il ne revînt de son voyage sain et
assuré pour le reste de sa vie.
« Pour moi, je revins d’Angleterre entièrement guéri. Je ne comprenais plus les
livres que j’avais aimés, et je commençais à aimer les livres que je n’avais pas
encore compris. Mon embarras fut grand d’abord, quand je me trouvai tout à fait changé
pour les écrivains, ne l’étant pas encore pour les personnes ; et cet embarras se
montra dans deux articles, où, tout en louant M. Victor Hugo, je montrais la poésie
mourante entre les mains les plus poétiques de l’époque. Peu à peu je me retirai des
personnes afin de mettre ma conduite en harmonie avec mes nouvelles croyances, qui
sont les vieilles croyances, et de ne pas en abaisser la majesté devant les exigences
d’amour-propre et l’insatiable besoin de flatterie, qui sont le trait distinctif des
chefs d’école, non seulement de ce temps-ci, mais de tous les temps. Rendu à moi-même,
je défis ce que j’avais fait. Je pris le dégoût du neuf qui n’est pas le vieux, senti
et pensé de nouveau par un esprit sain, de la couleur qu’on broie sur des mots sans
idées, et des images qu’on a sans imagination ; je lus les grands écrivains, et je vis
que tout leur secret, au lieu d’être un mystère entre eux et leur muse, était d’avoir
sur un sujet assez d’idées et de convictions pour en être émus jusqu’au fond de leur
être, et pour sentir le besoin de les répandre au dehors ; que ce qui les rend si
naturels est que leur pensée a été trop abondante et trop pressée de sortir pour
supporter les lenteurs et les puérilités de la recherche du style, et que ce qu’ils
travaillaient surtout, c’était la pensée s’abandonnant à l’émotion intérieure pour
tout ce qui est d’ornement dans le style, pour toutes ces richesses d’exécution, qui
ne sont que des misères, séparées de la pensée.
« Appliquant ces idées à ma propre conduite, je sentis que, puisque j’avais osé
prendre la plume et me donner pour écrivain, malheureusement plus par cette vocation
vague que se sentent tous les jeunes gens dans un pays où la presse est libre, qu’avec
des forces réelles et un but sérieux, je devais acquérir sur un point, si humble qu’il
fût, assez d’idées et de convictions pour en écrire avec quelque autorité, et pour
qu’on reconnût que j’avais pris la plume, non du droit supérieur et individuel que
s’attribue l’école nouvelle, mais parce qu’il y avait lieu et convenance à le faire.
Or, cette inspiration de bon sens dont je me suis vanté plus haut, quelques années de
plus sur ma tête, un peu plus de cette expérience de la vie qui fait comprendre les
grands écrivains, lesquels ne sont que de grands peintres ou de grands historiens de
la vie, deux ou trois de ces événements domestiques qui mûrissent l’homme rapidement
en développant son cœur, m’avaient ramené naturellement à l’admiration des
chefs-d’œuvre de notre langue, et à l’intelligence de la tradition dans la
littérature. Ce fut là le point où je me concentrai, ou je m’enfermai, comme dans une
solitude féconde, où j’amassai des réflexions et des pensées. Il était modeste, il
était proportionné à mes forces, puisque je m’y suis assez distinctement établi pour
qu’on ait bien voulu y voir un rôle habilement choisi et bien rempli. Ce n’était
pourtant que l’humble rôle d’un admirateur du passé défendant les grandes traditions
littéraires, à côté d’autres hommes qui défendent les grandes traditions de liberté
politique, d’honneur national, de religion, de morale publique et privée. Mais cette
admiration, que, dans un autre temps, j’aurais obscurément emportée avec moi, ou
exprimée innocemment dans quelques écrits sans utilité, parce qu’ils auraient été sans
contradicteurs, devait prendre le caractère d’une lutte à l’époque où nous vivons, à
cause des contradicteurs, qui ont voulu nous la disputer, à moi et à tous ceux qui la
partagent. Dès lors, ce qui n’eût été qu’une bonne et honnête habitude d’esprit est
devenu une foi vive, inquiète, agressive, comme toute foi disputée.
« Telle est l’histoire exacte de mes opinions littéraires. Je me diminue peut-être en
me défendant de m’être conduit par ambition : car l’ambition suppose le caractère et
la volonté, et ce n’est pas peu douer un homme, quelle que soit l’intention, que de le
douer en ce temps-ci de caractère et de volonté. Mais j’aime trop mes croyances pour
croire que je me suis servi d’elles comme d’une gymnastique d’esprit, dans un but même
noble, quand il est vrai que c’est en devenant plus sérieux, plus
désintéressé, plus modeste, que je me suis élevé jusqu’à elles. Ceux qu’on veut bien
appeler mes ennemis, et que j’appellerai simplement des personnes qui ont quelque
intérêt littéraire à voir ruiner mes opinions par ma conduite ou par mon insuffisance
d’écrivain, pourront triompher de ce que cette histoire de mes opinions n’est après
tout que celle de mes contradictions. C’est vrai, je m’y suis exposé. Mais l’opinion
dont je suis revenu m’a pris à vingt-deux ans et m’a quitté à vingt-cinq : celle qui
la remplace a déjà quelques années, et j’ai toute ma vie pour la fortifier et la
défendre. J’aime mieux, pour ce qui me regarde, que ce soit l’homme mûr qui corrige
l’enfant que l’enfant qui corrige l’homme mûr. Plus que jamais je tiens à ma foi,
parce que je sens que je lui dois le peu que je vaux ; parce qu’elle m’épargne tout
effort factice ; parce qu’elle me fait voir clair au fond de moi-même, et me
préservera, j’espère, de rien soulever sur mes épaules que mes épaules ne puissent
porter ; parce qu’elle m’a débarrassé des incertitudes et de l’orgueil de l’autocratie
individuelle, ‘cette maladie de tant d’écrivains de ce temps-ci, qui se surfont et qui
s’ignorent ; parce qu’elle me donne la tranquillité d’esprit et me garde de toute
envie, jalousie et amertume contre les personnes, tout en augmentant en moi la
disposition à admirer ; parce qu’elle me rend docile aux conseils de ceux qui me
croient digne d’en recevoir, et reconnaissant même pour les sévérités où se montre un
fond d’estime… »
Depuis cette déclaration, il n’est rien survenu, à ce qu’il semble, qui ait dû me faire
regretter de l’avoir écrite, et sur ce point de mes opinions, je n’ai pas peur, du
moins, d’être prochainement menacé du doute.
Il n’est personne qui ne remarque en ce moment l’espèce de discrédit sourd où commence
à tomber la littérature facile. Je sais des écrivains à la mode qui en sont fort
effrayés, et qui pensent prudemment à se retourner vers la littérature difficile, avant
que la critique sérieuse ait entrepris la révision de certaines gloires qui déjà n’ont
plus même ce son argentin où tant de jeunes gens de talent se sont laissé prendre. Il ne
manque pas de signes qui témoignent de cette révolution dans le goût du public, et les
écrivains qui en sont le plus menacés ne sont pas les derniers à s’en apercevoir. Déjà
certains livres ne se vendent plus. Les libraires, ces flatteurs ardents de toute
réputation qui promet, — qui l’exploitent, la pressent, la poussent de besogne tant
qu’elle rapporte, mais l’abandonnent et la renient sitôt qu’elle baisse, — les libraires
ne donnent plus le même prix de certaines denrées qui se sont payées tort cher, et même,
dit-on, ne sont pas chez eux quand on leur apporte certains manuscrits. Le rôle de faire
antichambre aurait passé des libraires aux auteurs, et, n’était la presse pittoresque, vaste refuge des auteurs en décadence, qui offre les invalides,
avec petite paye, à toutes les gloires éconduites par les libraires, quelques-unes en
seraient réduites, pour subvenir au nécessaire, à entreprendre en grand le prospectus, qui n’avait fourni jusque-là qu’à leurs plaisirs. Triste
résultat, prédit par les gens graves, mais qui, Dieu le veuille, n’est pas
irrémédiable.
Il y a un symptôme très significatif de ce commencement de réaction : c’est que les
plus beaux noms de la littérature facile commencent à être admirés en province. Or, à un
mouvement de hausse en province répond simultanément un mouvement de baisse à Paris. Il
en est des réputations faciles comme des modes. Le jour où une mode a pénétré en
province, vous pouvez dire qu’elle est tombée à Paris. Le jour où les salons provinciaux
inaugurent un écrivain, les salons parisiens s’en moquent ou n’en parlent plus ; le jour
où la lithographie d’un grand homme est expédiée pour les cabinets de lecture des
petites villes, ce jour-là elle disparaît de la fenêtre des marchands de gravures de la
capitale. Que de fois il m’est arrivé, voyageant à un des bouts de la France, de voir
les jeunes gens s’v passionner pour telle ou telle réputation déjà fort éclopée à
Paris ! « Ils ne savent pas, me disais-je, qu’ils l’achèvent en l’admirant. » La
province, qui lit peu et lentement, qui n’est pas échauffée par les coteries de Paris,
qui a des besoins littéraires médiocres, la province ne se fournit des livres à la mode
que tard, quand le prix en est baissé, quand les libraires qui font la commission en ont
retiré et ramassé partout les exemplaires lacérés et salis ; la province ne connaît les
belles couvertures jaunes que par les journaux. Ces livres donc, tout gras de pommade,
d’huile ou de chandelle, selon qu’ils ont été lus sur une table à toilette, ou sur une
table de cuisine, ou bien coupés à la main, aux premières et dernières feuilles, par des
lecteurs qui ne sont curieux que du commencement et de la fin, arrivent sur le tapis
vert des cercles de province pour y exciter des admirations posthumes ; mais, pendant
que dure le maquignonnage des libraires-commissionnaires, pendant le trajet par le
roulage, le bruit que ces livres faisaient à Paris a été couvert par le bruit d’autres
livres, lesquels vont avoir leur semaine ou leur mois de vogue. Ce qui est vrai de
chaque nouveau livre est vrai de ceux qui les font : quand la province s’en occupe, ils
sont morts à Paris, ou ils vont mourir. Être très connu en province, c’est le coup de
grâce d’un morceau de musique, c’est le coup de grâce d’un auteur, de même que c’est
descendre du premier étage dans la rue, et du piano de Pape, dans l’orgue de Barbarie.
Malheur donc à tous ceux dont la province commence à dire : « Ils sont amusants ! » Heur
à ceux dont elle dit : « Ils sont trop sérieux ! » Heur surtout à ceux dont elle ne dit
rien !
Il est bien entendu que je ne parle ici que de la littérature facile. Mais qu’est-ce
que la littérature facile ?
Je ne veux nommer personne, non par peur de me faire des ennemis, — je craindrais bien
plutôt de paraître en chercher, — mais parce que j’ai des amis dans la littérature
facile, et des amis dont j’aime la personne, parce qu’elle vaut mieux que leur position,
et le talent, parce qu’il vaut mieux que leur gloire. Mais je n’ai aucune répugnance à
définir la littérature facile : toute besogne littéraire qui ne demande ni études, ni
application, ni choix, ni veilles, ni critique, ni art, ni rien enfin de ce qui est
difficile ; qui court au hasard, qui s’en tient aux premières choses venues, qui tire à
la page et au volume, qui se contente de tout, qui noie jusqu’aux moindres bruits du
cerveau, jusqu’aux demi-pensées, sans suite, sans lien, qui s’entre-croisent, se
poussent, se chassent dans la boîte osseuse ; résultats tout physiques d’une
surexcitation cérébrale, que les uns se donnent avec du vin, les autres avec la fumée de
tabac, quelques-uns avec le bruit de plumes courant sur le papier ; éclairs, zigzags,
comètes sans queue, fusées qui ratent, auxquels des complaisants, dont j’ai été
quelquefois, ont donné le nom conciliant de fantaisies.
Au premier rang, le roman, ce cadre banal, où se ruent tous ceux qui n’ont de vocation
pour rien, qui flottent entre des rêveries qu’ils prennent pour des goûts, et des
malaises qu’ils prennent pour des antipathies ; bons jeunes gens pour la plupart, qui
écrivent en attendant qu’ils aient la force de penser, qui écoutent toutes les petites
ébullitions de leur cerveau encore mou, et se croient des poètes individuels depuis
qu’on leur a dit qu’il y avait des littératures individuelles, pouvant s’imposer au
public par ce raisonnement-ci : Je sens ! donc j’ai raison ; — le roman, qui prend
toutes les formes et se recommande de tous les titres pour avoir des lecteurs de
surprise ; le roman, qui couvre de son attirail moyen âge, de ses anges, de ses
tombeaux, de ses coups de poignard, les vitrines des cabinets de lecture ; le roman,
épuisé, haletant, aux abois, ne sachant plus sur quelles vignettes ni sur quelles
pancartes spéculer, ni par quel costume attraper les passants ; le roman qui vous crie
en suppliant : « Je suis au bout de mes inventions, ami lecteur ; il faut me passer les
scènes d’alcôve les plus cachées ; il faut que vous me laissiez vous faire les honneurs,
non plus du visage, non plus de la gorge, non plus des blanches épaules de ma maîtresse,
non plus de ses mains potelées, non plus de ses jambes fines et fortes, tout, tout cela
est usé, mais de quelque chose que je n’ose pas vous dire, ami lecteur, parce que vous
me mépriseriez. Vous m’avez passé l’adultère, l’amour lascif et effréné ; vous m’en avez
laissé prêcher les charmes et développer la morale ; vous avez souffert que je misse le
pied dans la sainte institution du mariage, que je ne connais pas ; vous avez toléré mes
jeunes femmes souillant le lit ou elles ont été mères, et renversant, dans leurs ébats
impurs, le berceau de leur enfant ; vous m’avez permis d’en faire des victimes de la
société, des cœurs trafiqués et vendus par la famille, des natures détournées violemment
de leur fin, qui est d’aimer, des veuves du mari qu’elles n’ont pas entre les bras du
mari qu’elles ont ; vous avez supporté mes orgies, mes gaspillages historiques, mes
innombrables portraits dans le style des passeports, mes descriptions de boudoirs à
faire envie aux tapissiers, mes détails de toilette à en apprendre aux marchandes de
modes : c’est beaucoup, ami lecteur, et recevez-en toute ma reconnaissance ! mais,
hélas ! ce n’est pas encore assez. Toutes mes toilettes sont fripées, tous les secrets
de mon érudition sont éventés, tous mes héros et mes héroïnes sont du domaine public,
toute ma garde-robe est râpée, et je me meurs, faute d’avoir de quoi dire. Encore une
licence, ami lecteur, pour que je vive un an, six mois, jusqu’à ce que la nécessité me
force à redevenir honnête pour être nouveau. Vous me mépriserez, mais vous
m’achèterez. »
Qui est-ce qui ne voit que le roman est à bout de ressources, qu’il se meurt de
banalité, qu’il tire la langue, comme dit énergiquement le peuple ; qu’il n’a plus assez
des mystères de la chambre, et qu’on ne peut prolonger sa vie qu’en lui livrant ceux de
l’alcôve ? Dans tous ces portraits de femmes à l’œil humide, au sein agité, qui aiment
quiconque n’est pas leur mari, ne sentez-vous pas une certaine gêne, un regret de n’en
pouvoir dire plus, une impatience contre ces derniers scrupules qui défendent, non plus
la morale, il y a déjà longtemps qu’elle est de côté, mais ses dernières apparences ?
Oh ! si le roman pouvait déchirer cette gaze qui le sépare du nu ! Il la fait du moins
aussi claire qu’il peut, sinon qu’il veut. Qui donc le retient ? Ce n’est pas le
lecteur, espèce molle, curieuse de détails libertins, qui laisse aller à vau-l’eau la
morale et le goût, pourvu qu’on l’amuse ; c’est quelque chose de plus sérieux qui veille
sur l’honneur des nations aux époques les plus relâchées, et qui empêche qu’on ne
prononce les derniers mots : c’est la convenance, plus forte que la morale, dont elle
n’est pourtant que le voile ; police des civilisations avancées, que tout le monde fait
sans le savoir, quoique chacun, pris isolément, soit prêt à la sacrifier pour le triste
plaisir de lire une scène lascive.
Ce n’est pas que le roman soit immoral de propos délibéré, ni qu’il veuille séduire la
société par les moyens qu’on prend pour séduire une femme. Non, vraiment. Le roman n’a
pas plus la méchanceté que la portée de Lovelace. Le roman n’est pas un Méphistophélès
qui veut damner toute notre génération et remmener avec lui en enfer. Encore une fois,
non. Il y a dans ses intentions autant d’honnêteté qu’il y en a peu dans ses produits.
Personne n’est plus persuadé que moi des vues inoffensives du roman. On cite de jeunes
romanciers, frais et blonds, à la physionomie indécise, d’où l’on ferait sortir, en les
pressant, le lait de Berquin et de la Morale en action, qui font du
vice raffiné et expérimenté, comme les maîtres de l’art. Le roman est donc simplement
une industrie à bout, qui a commencé par la fin, c’est-à-dire par les grands coups, par
les passions furieuses, par les situations folles, et qui, ayant fait hurler ses héros
dans tous les sens, tourné et retourné de cent façons le thème banal des préliminaires
de la séduction, épuisé toutes les postures sur le canapé-séduction,
comme dit si spirituellement Jules Janin, demande qu’on lui permette de dire les choses
qui ne doivent pas être dites, tacenda, sous peine de mourir
d’inanition. C’est comme pour les morts de ses héros et héroïnes ; il en est arrivé à ne
plus savoir comment les faire mourir, tant toutes ces morts par le suicide, par les
noyades, par le charbon ou par les maladies nobles, l’anévrisme, la phtisie pulmonaire,
ont été employées de fois et ressassées ! Je sais des romanciers qui, ayant amené leurs
personnages à ce point qu’il leur faut mourir sous peine d’être les plus couards des
personnages de roman, et qui, ne sachant de quelle façon neuve les faire finir, ont été
consulter de belles dames, remettant entre leurs blanches mains le droit de choisir le
genre de mort qui leur sourirait le plus ; et, comme ces belles dames ne voulaient pas
prendre la responsabilité de retirer du monde des êtres si beaux, au regard
si profond, au front si pur, et qu’au contraire elles demandaient grâce pour eux,
ces romanciers les ont tout simplement déportés dans les forêts vierges de l’Amérique,
et les ont laissé vivre, faute de pouvoir leur donner une mort qui ne fût pas un
plagiat, soit de quelque mort employée par d’autres, soit d’une mort de leur propre
invention.
La seconde branche de la littérature facile, c’est le conte : le conte, c’est quelque
chose qui n’a pas la force d’être un roman. Ah ! s’il était possible de l’allonger, de
l’amincir, de l’étendre à l’infini, comme une feuille d’or sous le marteau du batteur,
il n’y aurait pas de contes ; on les laisserait à Voltaire : il n’y aurait que des
romans ; mais le conte contemporain n’est pas une feuille d’or.
Il y a des contes d’hommes et des contes de femmes. Les contes d’hommes sont les
bâtards du roman ; on y trouve en petit toutes les belles nouveautés du roman, des
amours dont l’intrigue se noue plus rapidement et se dénoue plus vite, grande économie
pour le lecteur : des héros qui causent moins longuement ; moins de descriptions, moins
de changements de scène ; mais n’en sachez pas gré au conte ; encore une fois, ce n’est
pas sobriété de sa part ; c’est impuissance. Du reste, on y fait aussi la guerre au
mariage ; mais dans le roman, c’est la grande guerre ; dans le conte, c’est la petite
guerre. Les contes de femmes sont de pâles imitations des contes d’hommes. Chaque femme
prend le genre d’un homme, copie ses tournures, répète ses phrases. Les contes de femmes
seraient une excellente critique des contes d’hommes, s’ils n’étaient pas faits
sérieusement et avec une âpreté féminine de publicité et de vogue : ils prouveraient
qu’il n’est pas besoin d’être homme pour faire des contes d’hommes ; mais ils prouvent
seulement qu’il y a des femmes qui admirent et qui envient le talent de nos conteurs :
c’est une gloire pour ceux-ci, à défaut d’autre.
Qui est-ce qui n’a pas des nausées de ces contes de femmes ? Je n’ai point l’honneur de
connaître nos conteuses ; je les crois toutes belles, toutes attachées à leurs devoirs,
toutes bonnes mères, bonnes femmes ou bonnes filles. Mais pourquoi donc voit-on tant
d’amour charnel dans leurs contes ? Pourquoi, quand elles parlent du bonheur de l’amant,
ont-elles toujours l’air de regretter de n’être pas de ses maîtresses ? Pourquoi, quand
l’amant donne un baiser de flamme, un baiser long (style de conte), pourquoi
semblent-elles si désappointées de ne pas l’avoir reçu sur leurs lèvres ? J’aurais
compris une entreprise littéraire de jeunes dames, de jeunes mères, puisqu’il y a des
dames et des mères qui ont du temps de reste, après les soins donnés au mari et à
l’enfant ; de jeunes filles, puisqu’il y a des parents qui permettent à leurs filles de
cultiver la littérature amoureuse ; j’aurais compris, dis-je bien, une entreprise morale
de réaction contre les contes et les romans des hommes, une espèce de contre-épreuve de
cette société que les hommes font toute haletante de passions absurdes, toute étendue
sur les canapés et les causeuses, toute divaguante de propos d’amour, toute prosternée
aux pieds des femmes ; — j’aurais compris des femmes défendant leurs maris, des mères
parlant du bonheur d’être mères, des jeunes filles protestant contre le prétendu don de
séduction inhérent aux moustaches et aux gants glacés ; j’aurais compris de la
psychologie de foyer domestique, — puisqu’on veut à toute force de la psychologie, — qui
nous initiât à ces chastes mystères de tendresse, à ces sollicitudes infinies, à cet
esprit du cœur, à tous ces charmes de la liberté dans le devoir, que sans doute ces
dames connaissent et apprécient. Mais faire du conte un peu moins hardi seulement que
les contes d’hommes, dire les mêmes choses avec gêne, avec le regret de ne pouvoir les
dire aussi crûment, quel triste rôle ! Au lieu d’invectiver ces misérables maris qui ont
le tort de mettre à l’abri des désordres du cœur, de frêles et faciles caractères ; au
lieu de déclamer virilement contre leur tyrannie ; se contenter, parce qu’on n’ose pas
plus, de les piquer à coups d’aiguille de tapisserie ; substituer à leur tyrannie le
despotisme de l’homme à moustaches et à gants glacés, type du séducteur disponible, qui
colporte son amour brûlant partout où il y a une âme solitaire qui cherche l’âme sa sœur
(style de conte), c’est-à-dire partout où il y a une honnête femme à déshonorer, — ce
n’est pas là une tâche de femme, quoique je ne doute pas non plus qu’on ne puisse le
faire très innocemment.
On s’est beaucoup moqué du bon M. Bouilly, pour ses contes honnêtes, où la vertu a si
peu d’esprit et où les mères sont plus ingénues que les filles, et on a eu raison ; mais
n’est-il pas plus beau d’un homme, qu’on dit d’ailleurs plus spirituel que ses contes,
de se faire bête pour servir la morale, que de femmes, que je crois pleines d’honnêteté,
de se faire spirituelles avec l’esprit des hommes pour le ruiner ? Il est vrai que ce
bon M. Bouilly a peut-être aidé, sans le vouloir, à ce résultat, lui dont les livres ont
été dans les mains de toutes ces dames aujourd’hui conteuses ; car il faut un peu
d’esprit même à la morale, et, disons-le à regret, M. Bouilly était homme à la faire
prendre en grippe à toutes ses élèves. Les contes plus spirituels que moraux de nos
dames sont peut-être une réaction contre les contes plus moraux que spirituels du bon
M. Bouilly.
La troisième branche de la littérature facile, c’est le drame, le drame qu’on dirait
écrit au sortir d’un dîner, entre le directeur du théâtre et l’actrice en renom, sur un
bout de la table à boire, que sais-je ? peut-être sur les épaules nues de l’actrice,
lesquelles auraient servi de pupitre, comme font celles du chef des eunuques dans la Révolte au sérail ; le drame flanqué de ces théories et de ces
préfaces outrecuidantes qui condamnent au péché de sottise et d’ignorance quiconque
résiste à l’admirer ; le drame, grand préfacier, dont apparemment les spectateurs ne
sont nombreux que dans les annonces, puisqu’il est réduit, malgré sa superbe, à
s’accoler aux drames selon le métier, au drame simplement et franchement industriel,
pour faire à deux meilleure foire ; le drame où l’on n’est pas en sûreté si l’on n’y
montre, non point patte blanche, mais petite barbe de bouquetin et cheveux plats
recouvrant les oreilles ; le drame expliquant ses plagiais, comme Molière et
Shakespeare, les deux plus grands noms du théâtre et de la poésie, expliquaient leurs
emprunts ; le drame jaloux, hautain, dépité, qui se plaint des intelligences qui
résistent, dans le style dont il se plaindrait des bourses qui se ferment, qui fait des
appels à la gloire en style d’appels de fonds, qui aime mieux que ses amis le louent en
surfaisant ses recettes qu’en exagérant ses qualités littéraires ; le drame dont nous
voyons les maîtres se prendre de querelle, et se reprocher par des voix tierces, ceux-ci
leur insuccès, ceux-là d’avoir volé des pièces à de jeunes vocations provinciales, à la
descente de la diligence, tout de même, en vérité, que des marchands de drogues, trop
nombreux pour la localité qu’ils exploitent, qui se prendraient aux cheveux sur la place
et se disputeraient les chalands à coups de poing ; le drame auquel je ne puis
pardonner, pour mon compte, d’avoir gâté de belles facultés poétiques, jeté hors de leur
voie des imaginations de solitude et de silence, couvert les harmonies d’une belle lyre
des notes lamentables de M. Piccini, et fait exhaler je ne sais quelle odeur de coulisse
au plus vigoureux génie de notre temps.
Au reste, le drame en est arrivé aux mêmes extrémités que le roman. D’abord, comme
système d’application en grand des machines de théâtre et des décors, le machiniste ni
le décorateur ne peuvent plus rien pour lui. Il demandait des vaisseaux à trois ponts,
des mers où des vaisseaux à trois ponts eussent assez de tirant d’eau : on lui a donné
ces vaisseaux et ces mers. Il demandait des prisons, des cachots, des églises
souterraines tendues de deuil, tout un Paris du moyen âge, des places publiques de
Londres, la Tamise, la Seine, des illuminations à l’italienne, des bourreaux rouges dans
le lointain, des cloches sonnant matines ou minuit, selon le cas : on lui a tout donné.
Il demandait à entrer dans les villes par la brèche : on lui a fait des murs de bois
peints en pierre, qu’on pouvait jeter bas avec des pioches véritables. Le drame n’a
certes pas à se plaindre de toutes ces industries secondaires qui ont fait si peu pour
Corneille, Racine et Shakespeare., Mais toutes ces industries sont à fin de moyens.
En second lieu, comme art d’intéresser, d’attirer le spectateur, ce qui n’est que son
second caractère, le drame attend, comme le roman, qu’on lui permette de montrer ce qui
n’a jamais été montré. Il lui a déjà été beaucoup permis et beaucoup pardonné en ce
genre. On l’a laissé enlever les filles et les femmes, les emmener en chaise de poste,
les déposer toutes tremblantes dans une auberge, et, là, pour mieux préparer les voies,
rassurer ces pauvres créatures, leur demander pardon, puis leur prendre les mains, les
serrer, les baiser : après les mains de ces pauvres femmes, femmes de maris que nous
connaissons, nos propres femmes, disait-on, on lui a abandonné leurs visages pâles et
couverts de larmes, qu’il a eu la licence de sécher avec ses lèvres ; puis, les choses
s’échauffant, on a dit au drame : « Je vois tout ce qu’il vous faut : voici un fauteuil
à dos, voici un éteignoir pour éteindre les bougies, voici un flacon d’eau de Cologne en
cas de besoin… » Et le drame a tout disposé, tout préparé, dans la personne d’un garçon
intelligent ou d’un domestique sûr ; mais, cela fait, la toile s’est baissée, parce que
le drame a craint les sifflets de tous les maris de la salle, et de tous ceux qui sont
nés d’une mère, et de tous ceux qui ont une jeune femme, et de tous ceux qui ont une
jeune fille. Si le drame n’a pas tout fait, il a tout dit. Il a eu des tête-à-tête entre
des bourgeois et des bourgeoises, entre des favoris et des reines, tels qu’on aurait pu
croire que ces gens-là sortaient du boudoir, et venaient à peine de se rajuster. Il a
étalé, comme le roman et le conte, des amours effrontés, ou c’est bien le corps qui
parle au corps, et non pas l’âme à l’âme ; où l’homme a des appétits d’animal, et non
l’animal des délicatesses d’homme. Mais tout cela n’est pas encore assez : il faut que
le drame puisse tout faire comme il peut tout dire. Qu’on lui permette au moins de faire
entendre certains cris, qui ne soient pas des cris des femmes en couche de Plaute ou de
Térence ; il y aura là tout un avenir de recettes et de salles combles.
C’est contre ces trois branches de la littérature facile que la réaction commence, et
félicitons-en tout le monde. On est saturé de ces mœurs prétendues contemporaines, de
ces brutales amours du Midi qui violent et qui poignardent, transplantées dans notre
monde tempéré, où les passions sont plus décentes que violentes pour quiconque sait
regarder et voir. On ne veut plus de ce style qui est à tout le monde et qui n’est à
personne, de cette langue sacramentelle, où les mots s’appellent les uns les autres, où
œil appelle bleu, front appelle jour, doigt appelle effilé et long, âme appelle profonde, et ainsi de suite, langue faite avant toute pensée, terre vague où
paît en liberté tout le troupeau des imitateurs, gamelle où le dernier venu a aussi
bonne part que le premier. Quels talents ne nous a pas gâtés la littérature facile ? Je
dirai bien volontiers les plus ingénieux, les plus féconds, les plus riches de ce
temps-ci.
Tel excellait dans l’ode et emportait les âmes au pays de ses rêveries sur les ailes de
sa strophe puissante, ou bien pleurait, ou faisait pleurer à toutes les mères des larmes
exquises sur le sort de la jeune fille frappée au sortir du bal par le froid mortel du
matin, ou bien encore faisait mouvoir au souffle de sa magnifique prose toutes les
pierres de nos vieilles églises, qui s’est attelé à je ne sais quel drame sans vergogne,
et l’a traîné sur les planches battues du mélodrame, devant un public dont les mieux
disposés lèvent les épaules à cette lutte impie d’un homme supérieur contre sa vocation,
d’un poète contre sa muse. Tels autres ont gaspillé dans de méchants contes, dans des
romans qui ne sont que des contes délayés, un instinct dramatique que le travail
consciencieux aurait pu mûrir et développer pour la scène. Tel qui a le don si rare de
l’ironie poignante et acérée, et qui aurait pu, dans des compositions profondes,
fustiger l’égoïsme de notre temps, s’est dévoué à une effrayante fabrication où son
talent énervé et allongé n’a plus été que le savoir-faire d’un arrangeur de scènes.
Celui-ci avait le don, rare aussi, d’aimer à savoir, de compiler avec intelligence, de
retrouver l’allure et la physionomie des générations passées ; il a noyé sa précieuse
érudition dans je ne sais quel lavage de petits détails et d’arrangements prétendus
dramatiques qui lui ont ôté son crédit d’érudit, en augmentant peut-être sa vogue de
débitant.
Il y en a un que je vais nommer contre mon dessein, parce que j’aime de cœur sa
personne et son talent, et à qui je déplairai peut-être, mais pour le temps seulement
qu’il lira ceci, j’en suis sûr, parce qu’il n’y a pas d’écrivain plus gâté qui soit plus
vrai avec lui-même : c’est Jules Janin. Jules Janin avait, lui, le plus rare de tous les
dons, celui d’un style qui lui appartient, style vif, pétulant, limpide, plein de
couleurs naturelles, pénétré de jour et de lumière ; il avait de l’esprit de bon aloi,
un sentiment fin et gai du ridicule, un rire facile et long comme celui d’un enfant, un
instinct d’observateur peu profond, je le crois, et sans conscience de lui-même, mais
auquel le hasard donnait quelquefois une singulière justesse ; il avait une verve
joviale ; il avait l’immense, l’inappréciable mérite de faire admirablement justice des
sottes réputations, des poètes sans poésie et des prosateurs sans prose, de tout
écrivain enrichi à mal écrire ; mérite pour lequel j’aurais voté qu’on le nourrit au
Prytanée, aux frais de l’État, quoiqu’il eut ce mérite sans savoir comment, et, je
parie, sans avoir lu une page des auteurs qu’il a tués.
Il avait bien d’autres choses encore : mais pourquoi parlé-je au passé ? Hélas !
hélas ! la littérature facile a fait tant de mal à Jules Janin, que déjà, pour bon
nombre de gens, faut-il le dire, la justice que je lui rends passera peut-être pour une
flatterie que je lui fais. Que n’a-t-elle pas tiré de lui, cette grande et insatiable
fabrique d’écriture que j’appelle la littérature facile ? Elle l’a sucé jusqu’à la
moelle des os. Elle était là à sa porte dès le matin, en cabriolet de remise ou de
place, ne le laissant pas dormir, et venant lui arracher sa pensée avant qu’elle fût
éclose, le prendre au sortir du lit et l’emporter je ne sais où, avant qu’il eût mis ses
chausses. S’il était malade, s’il disait : « Laissez-moi, revenez demain », elle se
ruait sur son pupitre, elle fouillait son portefeuille, elle ne voulait à aucun prix
s’en retourner à vide ; elle lui prenait ses notes commencées, ses titres d’articles,
ses projets de contes, et son nom avec un blanc-seing, quand il n’y avait que cela à
prendre. Ou bien encore, elle s’asseyait à sa table, sur son fauteuil, elle prenait sa
plume, elle la trempait dans son encre, et elle lui disait : « Dictez, j’écrirai. » — Et
Jules Janin, impatienté, lui jetait son bonnet de nuit, et la littérature facile
ramassait ce bonnet, et le secouait, pour voir s’il n’y avait pas quelque conte au
fond.
Et voilà comment son nom, si populaire, a été lu sur tous les prospectus, dans toutes
les annonces. Jules Janin s’est laissé tout enlever ; il a permis qu’on le déshabillât,
qu’on emportât toutes ses hardes, tant il est bonne personne, et tant il était
difficile, même avec plus de raison qu’il n’en a, de ne pas prendre l’empressement
famélique de cette exploitation pour les exigences de la gloire ! Pauvre grand écrivain
de petites choses, ils l’auraient mis dans le pilon, ils l’auraient broyé, s’ils avaient
pu, pour tirer de sa poussière toutes les paillettes d’or qui y seraient restées. Son
délicieux talent n’y a pas encore péri : mais à quoi cela tient-il ? Jules Janin est
jeune ; il n’a pas encore trente ans. Si, au lieu d’être né en l’an deux ou trois de
l’Empire, il fût né seulement sous la République, nous chanterions déjà les psaumes des
morts sur le talent de Jules Janin.
C’est que le talent d’un écrivain ne se mesure pas au bruit qu’il a fait, mais aux
services qu’il a rendus, à l’idée qu’il a créée ou servie. Jusqu’ici les services de
Jules Janin ont été négatifs ; il a révisé quelques réputations contestées, il a troublé
quelques quiétudes académiques : c’est peu de chose ; il rappelle toutes les semaines au
vaudeville, dans de charmants feuilletons, qu’il est mortel, et que la gloire du
vaudevilliste marche en progression inverse de ses profits : c’est peu de chose encore.
Son talent est fait pour une plus belle tâche que la prospérité des éditeurs de
littérature facile et l’achalandage des cabinets de lecture. Je ne conçois pas, pour mon
compte, un style sans un emploi à sa hauteur ; je ne conçois pas une langue originale
qui ne hisse que tracasser des académiciens et empêcher des vaudevillistes de se croire
des immortels. Janin aura donc son emploi ; quelque jour, il trouvera son joint ; son
style ira à l’idée qui lui est échue, et c’est parce que je l’espère de tout mon cœur
que je dis que son talent serait déjà mort si, au lieu d’être à l’âge où l’on se
réveille, où, comme le serpent, on peut encore changer sa vieille peau contre une
nouvelle, il était à l’âge où l’on se continue sans s’accroître, et où, comme l’ours, on
diminue sa graisse en la léchant ; — et cet âge n’est pas loin du premier, surtout dans
ce temps si vite et si dévorant ; que Jules Janin y songe !
Mais déjà nous avons des preuves qu’il y songe. Jules Janin a été professeur, Jules
Janin sait ce que vaut un bon livre ; tout le premier il a été troublé dans cette gloire
de similor que lui a faite la littérature facile. Il cherche donc quelque tâche sérieuse
où se prendre de nouveau et raviver son talent, qui se répète et se pille, faute d’un
fonds d’idées qui le renouvelle. Il a déjà essayé de la biographie, de l’histoire, et la
Revue de Paris a publié de lui, dans ses dernières livraisons, un
article important où l’on remarque une pensée incertaine, dépaysée, qui ne se sent pas
suivie du public de la littérature facile, et une plume forcée d’attendre la pensée,
tandis que, jusque-là, c’était la pensée qui attendait la plume. Mais on y voit aussi ce
style que Jules Janin a reçu du ciel, l’ingrat ! cet instrument de communication si
souple, si populaire, avec lequel il joue si souvent, comme un enfant avec une arme à
feu, sans en connaître la puissance. Jules Janin va se convertir ! Quelle meilleure
preuve voulez-vous de la réaction que je signale, que j’ai vu venir avec joie, à
laquelle j’applaudis de toute mes forces, quoiqu’elle doive moins profiter à moi,
inconnu, moi que certains grands hommes de la littérature facile vont traiter d’obscur
Zoïle, — de la même bouche pourtant dont ils me salueraient grand
écrivain si je changeais ma thèse, — qu’à ces grands hommes eux-mêmes qui ont pu
pécher impunément, parce qu’il leur a été donné de pouvoir se repentir
glorieusement.
Déjà cette réaction se fait vivement sentir dans la critique. Il n’y a pas un seul
journal sérieux et lu qui soutienne la littérature facile, si ce n’est peut-être par des
réclames, amorce à laquelle ne se prend plus le public. Encore ces réclames sont-elles
anonymes. Mais la critique qui se nomme est devenue sévère ; les plus indulgents et les
plus engagés commencent à regimber. On s’est d’abord montré encourageant et plein de
faveur pour tous ces talents bouillants qui promettaient à la critique de lui payer son
indulgence par des chefs-d’œuvre. La critique a tout accordé ; elle a fermé les yeux sur
le tapage de la camaraderie des débuts, parce qu’elle les savait accompagnés, pour la
plupart, de pauvreté honorable et de travail ; elle n’a pas relevé certains quolibets
d’écoliers émancipés contre les grands noms de notre littérature difficile, quoiqu’elle
eût dû peut-être, dès ce moment-là, donner sur les doigts de ces génies étourdis qui,
avant même d’avoir la vogue, se permettaient de siffler la gloire. On a glissé sur tout
cela : propos d’enfants d’esprit, se disait-on, à qui les espérances ont tourné la
tête ; ivresse de débutants applaudis qui prennent les violons d’un orchestre pour les
trompettes de la renommée, le lustre d’une salle pour le soleil, un parterre curieux de
nouveautés pour le monde ! D’ailleurs, dans ce temps-là, la critique était accommodante,
comme tous les pouvoirs flattés. Les grands hommes disaient au journaliste : Mon cher ami ! Des gens d’un goût sûr et d’études solides non seulement
faisaient taire leurs doutes pour ne pas troubler le premier élan de toutes ces Muses
nouvellement échappées ; mais, même, ils leur préparaient officieusement les voies, dans
un public rétif et incrédule. Ils analysaient, ils éclaircissaient, au nom de la liberté
de l’art, contre le despotisme des modèles : honnêtes critiques auxquels on donnait la
chaise d’honneur aux lectures, qu’on invitait aux répétitions, qu’on régalait d’éloges
et d’eau sucrée, auxquels on écrivait des petits mots obligeants, sur
papier odorant, avec des compliment si forts, des brevets de génie si catégoriques,
qu’ils en éprouvaient, comme il arrive, moins d’orgueil que de modestie. Sauf cette
petite partie de mensonge, inévitable dans une société civilisée, et dont on n’était
dupe de part ni d’autre, tout était loyal entre la critique et l’auteur. L’auteur
luttait avec courage contre les répugnances du public et ses hésitations, plus
difficiles à emporter que ses répugnances ; la critique prêtait son aide désintéressée à
l’auteur, mais sans lui inféoder son suffrage à tout jamais. On s’entendait pour
demander la liberté, sauf à se séparer le jour où l’on différerait sur l’usage à en
faire. La critique voulait bien prendre sa part des tribulations de l’auteur pauvre,
traçant avec labeur son sentier à travers une littérature constituée et un public
endormi par elle ; elle voulait bien recevoir au besoin une partie des coups portés à
l’auteur, mais non pas prendre sa part de responsabilité des abus du succès, ni porter
la livrée de l’auteur devenu haut et puissant seigneur.
L’union a peu duré. L’art étant devenu la littérature facile, et la quantité ayant été
préférée à la qualité, la solidarité n’était plus possible entre la critique et
l’auteur, qu’aux termes qui règlent les sociétés de commerce. Mais, comme il n’est pas
plus aisé pour la critique qui se respecte de faire de la littérature facile, sous une
raison sociale, avec profils et dépens communs, que de l’admirer avec profits tout d’un
côté et dépens de l’autre, chacun a repris sa position naturelle et son rôle de choix ;
la critique a critiqué, et l’auteur a fabriqué.
Pour la branche de la littérature facile qui a nom drame, les
écrivains distingués qui s’occupent du théâtre, et nommément les spirituels critiques
qui l’examinent au Journal des Débats, au Temps, au
National, à la Revue de Paris, et, ailleurs, sont
déjà parvenus, pour certains ouvrages, à retenir chez eux des spectateurs qui auraient
été, à leur insu, les commanditaires bénévoles d’opérations où il n’y a de bénéfices que
pour un seul. Quant aux deux autres branches de la littérature facile qui ont nom roman et conte, on peut voir que les critiques dont
l’opinion est le plus comptée se refusent depuis longtemps à analyser tout livre qui
porte la marque de cette fabrique. Mais aussi voilà tous les grands hommes qui accusent
les critiques de déserter l’art, et s’en vont semant par le peuple des bruits
d’injustice inouïe, d’ingratitude criante. Ingrats de quoi ? — Les critiques ne se
souviennent-ils donc plus que les grands hommes leur ont dit : Mon cher
ami !
Voilà ce que j’ai sur le cœur et ce que j’ai dû dire, poussé par ma conscience et par
bon nombre de gens blessés comme moi de ce scandale, comme moi fidèles à la grande
religion littéraire de la France. Cela n’avance pas beaucoup la question du drame
possible, de la poésie que nous réserve l’avenir ; je le sais, et n’ai point la
prétention de la résoudre, ni de me soucier à l’avance des appétits littéraires de ceux
qui viendront après nous, ayant pleinement dans le passé de quoi satisfaire les miens ;
mais, si j’ai soulevé avec vivacité la question incidente de ce qui se fait maintenant
en drame, en roman, en conte, dans toutes les divisions et subdivisions de la
littérature facile, c’est parce qu’il y a un côté par où la morale est blessée. Au
reste, j’ai dit tout cela à mes risques et périls. Ou bien on me traitera d’homme
médiocre, à petites vues, — ce qui ne peut guère être une injure dans ce glorieux
temps-ci ; — d’envieux : — oui, comme peut l’être un malade des belles santés fleuries
de certains grands hommes, et du parfait état de leurs voies aériennes ; — d’ingrat :
— ce serait bien mérité ; n’ai-je pas été appelé mon excellent ami, ce
qui est bien plus fort que mon cher ami ? Ou bien on fera semblant de
ne m’avoir pas lu, ou, si l’on daigne faire mention de moi, on affectera d’estropier mon
nom, d’autant plus qu’on en saura mieux toutes les lettres. Quoi qu’il arrive et quoi
que puisse souffrir mon amour-propre, j’en serai complètement dédommagé par le plaisir
d’avoir soulagé bon nombre d’hommes de goût, d’écrivains qui font de la littérature
difficile et ne peuvent se faire imprimer que sur du papier de gazette allemande, — et
quelques honnêtes gens.
J’ai lu avec admiration le contre-manifeste de Jules Janin, quoique j’en aie fait tous
les frais. Jamais Jules Janin n’a eu plus d’esprit, plus de verve, plus de ce
merveilleux talent d’écrire, que je voudrais tant voir au service de quelque idée
sérieuse et féconde. C’est, depuis une semaine, ce que j’entends dire de lui partout, et
qu’on peut me dire à moi en face, sans me chagriner, parce qu’on sait l’amitié qui me
lie à Jules Janin, et combien je dois avoir à cœur qu’il ne démente pas les éloges que
j’ai faits de son style, si entraînant, si populaire, si français ? Si donc je loue
Jules Janin et me félicite moi-même d’avoir été l’occasion, et peut-être l’aiguillon de
son charmant article, c’est de toute mon âme, et non point par un sentiment de
courtoisie qu’il ne me siérait pas d’affecter, étant trop obscur et trop inconnu, comme
beaucoup de personnes veulent bien me le dire, pour oser faire de la générosité avec un
écrivain de si grand et de si juste renom.
Toutefois, je persiste à croire que, sur le fond des choses, la question reste la même,
c’est-à-dire que, si j’ai tort, Jules Janin n’a pas fait que j’eusse plus tort, et que,
si j’ai raison, Jules Janin n’a pas fait que j’eusse moins raison. Et ce n’est point par
l’effet de mon mérite ni de l’insuffisance logique de Jules Janin, mais par des causes
qui ne sont personnelles ni à lui ni à moi, et sur lesquelles je me propose de revenir,
avec votre agrément, monsieur et ami, quand toutes les réponses dont on veut bien
m’honorer ou me menacer, auront été publiées. La Revue de Paris en
promet une du bibliophile Jacob. J’attends avec impatience, et je lirai avidement cette
réponse. Outre son précieux talent, dont j’ai blâmé vivement l’emploi, M. Jacob a une
modestie et une bienveillance d’écrivain qui le font aimer de tous ceux qui le
connaissent. Je dis ceci, non pour atténuer les coups que me prépare l’ingénieuse
érudition de M. Jacob, et que je le supplie de ne me pas épargner, mais parce que Jules
Janin m’a particulièrement reproché la critique que j’ai cru devoir faire de ses
ouvrages.
Du reste, dans une discussion du genre de celle-ci, on ne doit pas s’attendre à des
plaidoiries régulières, où l’on oppose une raison à une raison, une vue à une vue, et où
l’on se suit pied à pied, comme des avocats au barreau, ou des philologues « à
l’Institut. Il s’agit de l’appréciation toute morale d’un fait qui n’est ni de droit ni
de philologie, et qui se passe au grand jour de la publicité. Tout ce qu’on peut
demander, c’est que chacun fasse cette appréciation à sa manière, et l’expose
rigoureusement, comme un corps de doctrine, sans déranger le cours de ses déductions
pour répondre à des raisonnements isolés, venus de divers côtés, et qui porteraient sur
de petits faits de détail. Une telle polémique serait interminable ; elle aurait tout au
plus le médiocre intérêt de montrer que les gens de lettres ne sont pas en reste de
subtilités avec les avocats. Le public ne peut s’intéresser qu’à des déclarations
graves, suivies, qui ne vaguent pas à droite et à gauche, sur les pas de quiconque
aurait lancé une objection incidente, ou équivoque sur un mot. C’est seulement de cette
manière que j’entendrais répondre, s’il y avait lieu. Quant à guerroyer sur des détails,
je ne saurais m’y résoudre, ayant trop mûrement et depuis trop longtemps réfléchi à
l’objet de cette discussion, pour faire dégénérer en une misérable chicane de plume ce
que je crois encore une très grave question de civilisation et de morale.
Il me reste, monsieur et ami, à vous remercier d’avoir ouvert si obligeamment à mes
longues complaintes le recueil que vous dirigez dans un noble esprit de libéralisme
littéraire. J’ai su et j’ai pu voir que cette complaisance vous avait attiré des
attaques qui n’auraient dû s’adresser qu’à moi. De tous les désagréments que
j’attendais, le plus vif pour moi a été de lire, dans la dernière livraison de décembre,
la réponse ferme et courtoise que vous avez été obligé d’y faire ; mais j’avoue aussi
que, de toutes les satisfactions qui m’ont pu revenir, tant de ma propre conscience, à
laquelle il faut bien que je croie, que de l’assentiment de quelques esprits élevés, la
plus douce a été de lire, dans cette même livraison, les cinq ou six lignes où vous vous
déclarez solidaire, au moins, de ma franchise et de ma loyauté. C’est que j’ai le
bonheur ou le malheur d’être un homme de lettres qu’on rend plus heureux par une marque
d’estime que par un compliment.
Je crois avoir assez attendu les réponses qui devaient suivre celle de Jules Janin, et
qu’avait annoncées la Revue de Paris. Ces réponses n’arrivant pas,
soit modestie exagérée des auteurs, soit parce qu’ils ont adopté l’article de Jules
Janin comme le dernier mot de la littérature que j’ai appelée facile,
je vais reprendre ma thèse où je l’ai laissée, et dire aussi mon dernier mot, à moi, sur
cette littérature ; après quoi, je me tairai, laissant le public juge de la querelle.
Aussi bien cette attitude militante me va mal. J’aurais dû savoir que, pour dire une
vérité, il faut avoir une réputation ; qu’un mensonge signé d’un nom est beaucoup plus
important qu’une vérité signée d’un inconnu ; que je devais exhiber mes titres et
prouver mes quartiers avant d’avoir raison ; que ce n’est pas l’écrit qui recommande
l’auteur, mais l’auteur qui recommande l’écrit, et d’autres choses qui m’ont été dites
par d’heureux écrivains qui apparemment sont très connus, puisqu’ils m’ont reproché si
durement de ne l’être pas du tout. Il est vrai qu’ayant beaucoup de candeur, et même, à
ce que me disent mes amis, un peu plus que de la naïveté, j’avais cru franchement que
j’étais connu ; qu’après quelques années de collaboration littéraire au Journal des Débats, au National, à la Revue de
Paris, je pouvais bien avoir acquis le droit de dire mes répugnances, après avoir
dit mes sympathies. Les écrivains mêmes dont j’attaque, non pas le talent, mais les
livres, m’avaient entretenu dans cette illusion. Vous coulez en
bronze, me disait l’un (j’ai dû retenir une si belle expression, comme vous pensez
bien). — Vos articles sont des livres, me disait l’autre. — Vous êtes le critique de l’époque, m’écrivait un troisième, que j’avais
beaucoup loué. — Il y a du Pascal dans votre style, m’insinuait un
quatrième. Du Pascal dans mon style ! Quel honneur c’était déjà pour moi, seulement
d’avoir à m’en défendre !
Je recueillais alors toutes ces précieuses paroles, et les enregistrais dans ma
mémoire ; je gardais ces petites lettres des grands hommes dans mon tiroir le plus
secret, pour les montrer à ma nourrice, bonne vieille femme de province qui remplaçait
ma mère dans ses longues espérances sur moi. Je me disais en moi-même : « Ôtez de toutes
ces belles choses la part d’exagération que la reconnaissance y mêle, — car ces grands
hommes tiraient de moi quelque service, et, pauvre rat, je rongeais les rets qui
garrottaient ces lions, — il me restera toujours bien assez de talent pour attaquer de
mauvais romans et de mauvais drames. » D’ailleurs, des écrivains plus tempérants dans
leur reconnaissance, parce que leur gloire avait eu moins besoin de mon aide, des hommes
qui ont plus qu’un nom très connu, m’avaient dit assez de choses obligeantes pour
ajouter à mon erreur. Je me croyais connu, au moins des grands hommes qui me faisaient
tant de compliments ; mais il paraît que ceux dont j’ai les billets élogieux dans mon
tiroir secret sont ceux qui me connaissent le moins. Tout cela est la faute de ma
naïveté, qui m’a déjà fait bien du tort, et m’en fera toujours, à ce qu’on me dit.
J’aurais dû, avant de parler, demander aux grands hommes’, mes anciens flatteurs, si
j’en avais encore le droit, et si j’avais pu conserver quelque peu-de talent en les
admirant moins que par le passé ; car il y aurait encore une belle place entre n’être
rien du tout, et couler en bronze, ou avoir du Pascal
dans son style. Oui, c’est là ma grande faute, et j’en demande pardon au public.
Qu’il m’excuse pour le motif que j’ai le courage de lui confesser, qui est mon extrême
naïveté, défaut de sens, sinon de cœur, à une époque si compliquée que la nôtre, où se
donner publiquement pour naïf, c’est presque dire aux voleurs : « Je laisse ma porte
ouverte toute la nuit. » Qu’il lise mes raisons et point mon nom. C’est, après tout, un
sort préférable à celui d’être connu et de n’être pas lu.
J’en viens à mon amendement. On a critiqué ma définition de littérature
facile, et on a dit : « Il y a eu de bons ouvrages faits facilement », ce qui est
vrai ; mais j’entendais par littérature facile, non pas de la bonne littérature faite
facilement, mais de la médiocre littérature facile à faire. Au reste, je consens à ce
que la définition soit vague : je l’avais voulu ainsi. J’avais cherché un mot atténuant,
un mot qui ne fût ni si crûment vrai que médiocre, ni si absolu que
mauvaise, ni si austère qu’immorale. Facile m’est
venu, parce que c’est un mot doux, qui inspirait moins de défiance. Voulez-vous que je
vous dise toute ma pensée ? J’ai peur que ma définition soit la seule chose qui reste de
cette querelle, précisément parce qu’elle est vague. Il y a bien des exemples de cela.
Un sens moyen soulage ceux qui seraient tentés de quelque indulgence, et met à l’aise
ceux qui voudraient blâmer avec restriction.
Mais j’abandonne cette définition. S’il est vrai qu’elle soit vague, on n’en peut pas
dire autant, j’imagine, des explications qui l’accompagnent. Là je n’ai point cherché à
atténuer ma pensée ; j’ai été assez clair, ce semble : j’ai voulu qu’on vît tout mon
dégoût ; j’ai dit nettement ce que je pensais du roman, du drame, du conte ; et c’est à
ces explications qu’il fallait répondre, et non à ma définition, qui n’a que le tort
d’en dire moins que mes explications. Il fallait porter toute la réfutation là où j’ai
dit toute la chose, et non pas là où je n’en ai dit que la moitié. Il fallait
réhabiliter le roman, et me vanter l’esprit, la grâce, la moralité du conte rose et
jaune, la vérité, l’honnêteté du drame, tant historique que bourgeois ; et c’est ce
qu’on n’a pas fait. Car qui l’oserait ? Ce n’est pas Jules Janin qui peut se porter le
champion du roman, lui qui a si sagement retiré son talent des couvertures roses et des
vignettes ; ni du conte, lui qui le loue quand on l’attaque, et l’attaque quand on le
loue, ou qui l’absout dans les hommes par galanterie pour les dames ; ni du drame, lui
qui est si heureux de pouvoir lui reprocher sa bâtardise, ses bourreaux, ses duels, ses
cercueils, quand il est l’œuvre de quelque faiseur obscur, qui a fait la faute de lui
laisser son vrai nom de mélodrame, au lieu de l’ennoblir en l’appelant drame tout court.
Non, Jules Janin n’a pas osé défendre le roman, le conte ni le drame ; il ne s’est pas
fié à son talent, qui a fait passer tant de paradoxes : il a mieux aimé admirer en masse
la jeune littérature que la défendre en détail, et de quel air il vous admire, messieurs
ses confrères, les glorieux collaborateurs au même œuvre ! Quel malheur que d’être
admiré ainsi ! Jules Janin plaidant pour la jeune littérature, n’est-ce pas un avocat
qui plaide une cause qu’il sait mauvaise ? S’il s’en tire avec sa réputation sauve,
c’est tout ce qu’il veut. Les juges vous félicitent, Jules Janin ; mais ils n’en
condamnent pas moins vos clients.
Oui, le conte est condamné à rester le bâtard du roman, avec tous les vices des
bâtards, qu’il soit fait par des guerriers en moustaches ou par de vertueuses dames qui
attaquent les maris, sans doute par amour du leur, et font de la littérature amoureuse
pour se distraire du prosaïsme de ménage.
Oui, le roman est condamné à rester immoral, épuisé, impuissant, et à périr
d’inanition, si la lâcheté du public ne vient à son aide et ne lui permet ce qui n’a
jamais été permis, même aux romanciers de Sodome et de Gomorrhe.
Oui, le drame est condamné à nous donner, dans l’année, non pas un lit seulement, mais
une scène de lit ; non pas l’accouchement, mais la conception, sous peine de ne plus faire recette, et de perdre cette gloire dont les receveuses et le
caissier du théâtre font tous les soirs le relevé.
Je sais que, depuis ma première déclaration, le drame est monté au Capitole, et a dit
aux Romains de la jeune littérature : « Il y a six ans, à pareil jour, j’ai sauvé l’art
dramatique ; allons en rendre grâce aux dieux. » Mais, moi, je suis resté au bas de
l’escalier ; et, comme les poètes campaniens qui poursuivaient Scipion de leurs
sarcasmes patriotiques et raillaient ce Grec qui imposait à Rome la langue et la
littérature des vaincus, je me suis permis de siffler le triomphateur, et de dire qu’il
n’y avait pas lieu à remercier les dieux de sa dernière victoire, mais bien plutôt à les
accuser de ne prendre aucun souci des affaires humaines, puisque leurs foudres dorment
au ciel pendant qu’on profane ici le temple où ont sacrifié Molière et Shakespeare.
Ces dieux, hélas ! c’est le public ; ces foudres qui dorment au ciel, ce seraient des
clefs forées. Mais le public ne prend point parti, et les clefs forées ne sortent point
des poches. On ne siffle pas, mais on n’applaudit pas ; on bâille pendant trois heures,
et vers la fin on a une certaine secousse de nerfs de quelques minutes. Les admirateurs
se tiennent au foyer pendant la pièce ; les indifférents se résignent ; quelques femmes
pleurent, après avoir pleuré sur un conte, et la veille sur un roman. On ne sait trop ce
qu’on sent. Ce n’est ni assez plaisant pour qu’on rie, ni assez sérieux pour qu’on
s’attriste ; on ne se donne la peine ni de blâmer ni de critiquer ; on est assistant,
mais point juge ; on s’acquitte d’un devoir littéraire ; on subit son plaisir. Si le
drame était d’un inconnu, d’un débutant, on le sifflerait ; car, outre que le public est
plus hardi avec les inconnus, ce que je ne dis pas à sa louange, il apporte à la
première représentation de l’œuvre d’un débutant une sûreté de sens très éveillée, et un
instinct de comparaison très exigeant ; il sent que c’est une responsabilité grave que
de déterminer une vocation et de disposer de l’avenir d’un homme. Mais, avec les noms
connus, le spectateur est timide ; il hésite entre les choses que son goût approuve et
celles que lui impose la réputation ; il a peur de n’être pas de son temps, de passer
pour manquer de littérature, ou, s’il est du peuple, de ne pas aimer ce qui plaît aux
loges.
Ajoutez à cela le péril physique de ne pas être de l’avis des admirateurs, à certaines
pièces. De ce mélange d’incertitudes et de précautions sages, il résulte une certaine
tolérance qui fait des succès, seulement parce qu’elle s’abstient de les empêcher. Et
nos grands hommes le savent bien ! Car pourquoi signent-ils leurs pièces avant la
première représentation ? Pourquoi, au préalable, accablent-ils le parterre du poids de
leur nom, de l’appui de leurs amis, des annonces de leurs journaux, et lui
commandent-ils le succès, à force de le prédire ? C’est apparemment parce qu’ils se
défient d’un public non prévenu qui entrerait dans la salle avec tout son libre arbitre,
bien décidé à user de ce vieux droit de souveraineté qu’il a payé en entrant. Au
contraire, ils comptent avoir meilleur marché d’un public ébranlé, travaillé par les
coteries, échauffé par les annonces, qui craint toujours que la salle n’ait été retenue
d’avance à perpétuité, qui n’a déjà plus d’avis en entrant, et qui n’ose pas s’aller
heurter, avec son opinion isolée, contre une publicité toute faite, et un succès
annoncé, dont il va se trouver le complice, parce qu’il n’aura pas le courage de le
contredire.
Comment me faites-vous une faute, Jules Janin, de n’avoir pas prévu les deux derniers
actes du dernier drame représenté, de ce drame qui s’est couronné naguère au Capitole !
Quoi ! vous pensez que pour si peu j’aurais jeté au feu mon Manifeste ! Quoi ! que j’eusse donné au drame le triomphe de dire : « Zoïle avait
un pamphlet tout prêt : il l’a brûlé de honte sur mon autel ! » Ô mon ami, vous qui
savez que je mets la vérité bien au-dessus du talent, et la conscience au moins de
niveau avec la réputation, vous m’auriez conseillé de me taire devant un tel succès ?
Vous-même, dites-le-moi, auriez-vous déchiré, je ne dis pas votre charmante réponse, je
ne dis pas un de vos bons feuilletons, mais quelques feuillets seulement de vos œuvres
les plus légères, pour ne pas faire ombre à ces deux actes que je n’ai point
prévus ?
Quoi ! une actrice qui pleure agréablement, qui tombe avec grâce sur les deux genoux,
qui dit avec accent des choses communes ; des acteurs, gens d’esprit, dont l’un porte à
merveille une phtisie du troisième degré, et dont l’autre sait faire tomber
dramatiquement son chapeau ; un duel dans le jardin, à bout portant ; le phtisique
honnête homme vainqueur du scélérat valide ; une boîte à pistolets, un testament fait
sur le bout d’une table, un chapeau qui tombe à propos ; tous ces éléments dramatiques
combinés avec un certain mouvement de scène que tout le monde n’a pas, je le sais, et
que j’ai moins que tout le monde ; un succès de nerfs, où la raison n’est pour rien, le
style pour rien, la philosophie pour rien, la vérité des caractères pour rien ; mais où
l’art des acteurs, hommes et femmes, est pour deux quarts, la réputation de l’auteur
pour un quart, et pour l’autre quart ce qu’il y a mis de talent : tout cela vaut-il
mieux qu’une phrase de vérité dite du fond du cœur, dans un langage qui n’est ni
allemand ni anglais ? Et s’il y a une seule phrase de ce genre dans ma déclaration, tout
cela valait-il que j’en fisse le sacrifice ?
Non, Jules Janin, ce n’est pas sérieusement que vous l’avez dit, vous surtout qui
n’avez jamais abaissé votre plume devant les plus notables popularités théâtrales de
notre temps ; vous qui avez eu tant d’actes tués sous vous, vous savez mieux que
personne qu’il n’y a pas une si grande différence entre le dramaturge et le critique,
que la gloire de l’un soit une défaite pour l’autre. Je vous dirai tout. J’ai eu l’idée
un moment que le drame dont je vous parle pourrait bien me donner tort, et que l’auteur
de quelques scènes de Henri III avait assez de talent pour me fournir
une occasion de le louer aussi franchement que je l’ai critiqué. Eh bien, même dans
cette prévision, plus honorable pour lui que pour moi, et pour sa réputation que pour
mon jugement, je ne me suis pas cru en droit de rien changer à ma pensée, ni de pousser
moins haut le cri de ma conscience, révoltée par le cynisme du drame contemporain. Mais,
si j’avais prévu ces fameux actes dont vous vous faites le patron, et que vous n’iriez
pas revoir, mon ami, j’aurais pu être encore plus amer et plus désespéré ; car des
triomphes comme celui-là sont l’agonie, et un drame qui se sauve ainsi est bien près de
périr. Périr ! vous savez ce que cela signifie dans le vocabulaire de nos gloires
contemporaines ! Ce n’est pas la mort eu égard à l’immortalité, c’est seulement le
déficit dans la caisse du théâtre.
Si j’ai fait une faute, Jules Janin, ç’a été de ne pas prévoir ce qui précède ces deux
actes, dignes produits d’une intrigue si parfaitement exemplaire. Oui, j’aurais dû
compter, parmi les moyens où le drame allait recourir pour prolonger sa triste vie, une
scène de séduction que les contes de femmes pourraient envier au drame ; un séducteur
qui prend les mains et pince les genoux à une sotte jeune fille, devant sa tante ; qui
éteint la lampe pour pouvoir l’embrasser dans l’ombre, et qui l’embrasse en effet coram populo. J’aurais dû compter ce lit que vous voyez dans le fond, et
où la jeune fille, dans la nuit même déjà commencée, deviendra mère ; car c’est tout ce
que j’ose et que je puis dire. Moi, dans ma candeur, j’avais noté comme la chose la plus
monstrueuse qui se pût voir, ce domestique intelligent qui prépare toute la partie
matérielle de la séduction ; j’aurais dû prévoir qu’on trouverait une tante, la tante de
la fille qui va être séduite, pour indiquer au parterre en quel lit couchera la jeune
fille, quelle porte ferme à clef, et devant quelle porte il convient de mettre un
fauteuil pour tenir lieu de serrure. Comprenez-vous, jeunes filles des loges et des
galeries, s’il y a une mère assez abandonnée de Dieu pour mener sa fille à ces orgies ?
Quelle serrure pour un galant qu’un fauteuil à déranger ! C’est par là qu’il entrera
cette nuit, tout à l’heure, ce séducteur qui prend les genoux aux jeunes filles sous les
yeux de leur tante. Mais ce fauteuil n’en a pas dit assez. Voici venir, afin que
personne ne s’y méprenne, l’officieuse tante qui fait si naïvement les honneurs de la
séduction de sa nièce. Elle a entendu du bruit, pendant la nuit, dans la chambre de la
jeune fille ! Ô honte ! ô honte ! est-il bien vrai que, dans la patrie de Molière, il y
ait, comme on me l’a dit, un certain courage à protester contre une telle littérature,
et qu’il se puisse trouver, outre l’auteur, six personnes saines qui suspectent d’envie
ma protestation ?
En vérité, Jules Janin, ce ne sont pas ces deux actes-là qui auraient pu m’adoucir, si
je les avais prévus, ni qui sauveront à la littérature qui a le courage ou le besoin de
s’en faire honneur, aucune des vérités qui me restent à lui dire.
L’amendement que je propose consiste, non pas en retranchements, mais en additions : il
s’agit d’ajouter au mot facile, que je reconnais insuffisant, les
épithètes inutile et nuisible, lesquelles, jointes à
facile, caractérisent complètement l’espèce de littérature contre
laquelle je me suis insurgé.
J’appelle littérature inutile toute littérature qui n’a point de but,
qui ne va à rien, qui ne s’inspire ni du passé, ni du présent, ni de l’avenir, qui ne
résout rien, qui n’éclaircit rien, qui n’ajoute aucune notion, soit de critique, soit de
psychologie, soit d’histoire, au domaine des notions acquises ; qui n’aide rien, qui ne
conduit à rien, qui n’est mue par aucune pensée ni de renversement, ni de
reconstruction, ni même d’érudition inoffensive ; qui n’a pas même l’honneur d’être
nuisible pour en avoir sciemment le mauvais dessein sur les esprits, mais seulement
parce qu’elle est inutile et facile, ainsi que je le montrerai en son lieu.
Cherchez-moi dans la politique une opinion qui veuille de cette littérature comme
auxiliaire, et qui lui emprunte sa langue même pour la louer. Cherchez-moi quelle
physiologie lui est redevable d’un fait, quelle morale d’une vue. Qui est-ce qui a
jamais pratiqué les héros de ses romans, les mœurs de ses contes, les passions de ses
drames ? Quand elle a voulu toucher à l’histoire, qui est-ce qui a dit : « C’est de
l’histoire ? » Dites-moi ce qui est resté de ces théories. Qui ont-elles fait avancer ?
Qui reculer ? Quand elle a voulu faire de la satire amère, comme c’est la prétention de
son drame bourgeois, quel ridicule a-t-elle atteint, quel vice a-t-elle effrayé, quelle
hypocrisie a-t-elle démasquée ? Hélas ! au lieu de diminuer nos ridicules elle y a
ajouté les siens ; et quant aux vices qu’elle a inventés, aux profonds scélérats qu’elle
a imaginés, comme ils n’ont que des analogies très éloignées avec nos vices réels et nos
criminels civilisés, il en résulte que nous pourrions être trompés par où nous devrions
être garantis : car tel qui aurait pris des précautions inutiles contre les monstres du
drame bourgeois sera moins en garde contre les fripons, beaucoup plus pâles, qui
exploitent les simples dans notre société, et que le drame n’a pas su y voir.
On a raison, ce semble, de dire d’une littérature qu’elle est inutile, quand le public
qu’on peut appeler spécial dans les matières littéraires, non seulement peut s’en
passer, mais depuis longtemps ne s’en occupe plus. Amenez-moi, je vous prie, un homme de
trente ans qui, ayant des études et du sens, a voulu se mettre au courant de cette
littérature, a assisté à ses drames, a lu ses romans et ses contes, et demandez-lui ce
qu’il en a retiré, s’il a une idée de plus qu’avant, si toute cette littérature, ajoutée
à ses connaissances antérieures, en augmente la somme d’une chose digne d’être retenue ;
si tous ces génies ne font pas dans sa mémoire l’effet du fétu de paille dans le verre
d’eau. — Ils ont ressuscité le moyen âge. — Qu’a-t-il appris sur le
moyen âge ? — Ils ont changé toutes les bases de la critique et de l’esthétique, ils ont
fait de profondes analyses psychologiques et ont découvert tout un monde de nuances, de
demi-sentiments, de quarts d’impressions, de sixièmes de sensations. — Trouve-t-il
quelqu’une de ces nuances-là en lui ? Que sait-il de nouveau sur la critique et
l’esthétique ? — Ils ont remué à fond toute notre société ; ils en ont vu tous les
vices, énuméré tous les embarras. — Croit-il en savoir un peu plus sur cette société, et
se sent-il plus expérimenté, plus sûr, plus garanti, après leurs renseignements
qu’avant ? Et, à ne les prendre que comme des gens de style qui ont prétendu remanier la
langue française, toutes leurs beautés nouvelles, toute cette langue métaphorisée,
transfigurée, qui exprime des idées métaphysiques avec des termes de chimie, qui se fait
scientifique, faute de pouvoir être positive, tout cela lui a-t-il laissé seulement un
doute sur la prose de Bossuet et de Voltaire, sur la poésie de Molière et de
La Fontaine ?
Voyons : qu’il fasse l’inventaire de ses idées, qu’il renvoie chacune de ses
connaissances à sa source réelle, qu’il rende à ses premières études, aux anciens
livres, au collège qu’il a maudit, et plus tard à ses propres expériences, à ses
impressions, à ses études ultérieures, à son bon sens naturel, qu’il rende, dis-je, à
toutes ces sources d’instruction ce qui vient de chacune ; que restera-t-il à la
littérature facile et inutile ? Où sera sa part, si petite qu’elle soit ? Quoi ! elle
s’est donné tant de mouvement et a enfanté tant de volumes pour ne pas même obtenir un
petit coin honteux dans un cerveau intelligent !
Je vais trouver un à un les hommes qui ont, dans la nation, le plus grand crédit
littéraire, si bien qu’un livre ne s’y établit que lorsqu’il est marqué de leur
apostille ; je dis à l’un : « Avez-vous lu le nouveau roman ? — Non : je lis Sidoine
Apollinaire, l’évêque-poète du ve
siècle, qui a senti le
beurre rance dont les Francs, nos pères, oignaient leur longue chevelure. » Je dis à
l’autre : « Avez-vous lu le dernier drame de Mirabeau ? — Non ! Triboulet m’a guéri de
toute curiosité à cet égard. — Et celui de Barnave ? — Mes travaux ne m’en laissent pas
le temps ; d’ailleurs, j’aime autant Mirabeau que Barnave, et Barnave que Mirabeau. » Je
porte à un troisième un volume rose. « Que pensez-vous de ces contes ? — Je n’ai pas le
loisir d’en rien penser. » Quoi ! personne ne trouvera une heure à donner à la
littérature facile et inutile ? L’un a son cours à faire, l’autre son livre à achever ;
celui-ci est écrivain politique, celui-là est orateur ; aucun ne la rencontre sur son
chemin, et aucun, ne pouvant s’en aider, ne s’en embarrasse. Tel qui a supputé son temps
et ses besoins intellectuels, a trouvé, me dit-il, qu’en lisant tous les jours, il
pouvait à peine connaître superficiellement les écrivains d’un génie incontesté ; que
dès lors, il ne lui restait pas un moment pour les écrivains d’un génie contestable.
Quiconque, parmi ce public d’élite, estime son temps, soit comme un capital, soit comme
une richesse intellectuelle, soit comme le bien de sa femme et de ses enfants, soit
comme le bien de son esprit, ne se croit pas le droit d’en retrancher une minute pour le
plaisir douteux de lire un roman d’homme ou un conte de femme. Quiconque a un fauteuil
où se reposer le soir, quiconque craint la chaleur d’une salle de théâtre, ou le
refroidissement à la sortie, — placé entre la crainte de la moindre incommodité et le
désir de s’aller enquérir des destinées de l’art dramatique, — se tient chez soi,
préférant un repos qui rafraîchira sa tête à une distraction théâtrale qui y mettra le
désordre, et trouvera plus de vrai plaisir à faire sauter ses enfants sur ses genoux
qu’à s’aller donner des cauchemars de faux scélérats et de filles mères, et à
s’indigérer (qu’on me passe le mot) de mauvaises mœurs, de mauvais langage, de paradoxes
sans sel et d’invraisemblances sans esprit.
Si l’on me conteste la vérité de ces deux choses, à savoir qu’il n’y a pas, dans le
public vraiment littéraire, un homme qui puisse remercier la littérature facile et
inutile de l’acquisition d’une idée, d’un fait qui l’ait rendu plus riche qu’avant ;
deuxièmement, qu’il n’y a pas, dans ce même public, un homme qui, ayant mieux à faire,
et par là j’entends se reposer, se garder d’un rhume, jouer avec ses enfants, lise les
livres, de cette littérature ou assiste à ses drames ; — eh bien, qu’on obtienne du
contradicteur, quel qu’il soit, qu’il me désavoue et qu’il signe son désaveu, et je me
condamne, pour punition, à ne lire toute ma vie que de la littérature facile et
inutile.
C’est que j’ai recueilli bien des assentiments tacites avant de protester contre cette
littérature ; et nul ne sait mieux que moi combien ce que j’écris à cette heure est
banal et rebattu.
Dans ce manque de but et de résultat, dans cette parfaite inutilité, il n’y a pas
seulement de sa faute ; je le reconnais. Le siècle fait peu pour les écrivains : il ne
leur dit point par où il faut le prendre ; il ne les met pas sur la voie ; il est muet
quand on l’interroge. Le siècle n’a de faveurs durables que pour les faits et pour les
hommes qui se dévouent à en recueillir. Pour les écrivains d’imagination, il les use
horriblement sans les estimer, il en tire tout ce qu’il peut pour son amusement ; après
quoi, il les laisse là. Les siècles de critique et d’expérimentation sont toujours
ainsi. Hors des faits, tout leur est suspect. À d’autres époques, un livre est moitié
l’ouvrage du temps ; aujourd’hui, le livre et l’auteur restent tous les deux isolés ; le
siècle n’aide pas, ne rend pas ; il est tout passif, il reçoit. Je sais tenir compte de
ces difficultés aux écrivains de la littérature facile et inutile. Avec les mêmes
facultés, avec la même portée d’esprit, ils auraient eu, dans d’autres temps, et plus de
talent et du talent de meilleur aloi. Mais je crois aussi qu’avec plus de respect pour
leur plume, ils auraient pu, même dans ce temps ingrat, s’user moins qu’ils n’ont
fait.
Dans toute époque, quelque vague et éparpillée qu’on la suppose, il y a toujours deux
sortes de besoins : les besoins éternels de vérité, de raison, de moralité, de progrès ;
et les besoins du jour, de l’heure, qui sont les caprices d’esprit, le goût des livres
secrets, de l’imprévu, de la charge, de la licence.
Or, de ces deux sortes de besoins, je reconnais que, dans ce temps-ci, les premiers
sont incertains, vagues comme l’époque ; qu’ils sommeillent, qu’ils se cachent, et qu’il
faut avoir le courage de plonger au fond de la société pour les y trouver. Je reconnais,
au contraire, que les seconds sont très vifs, très exigeants et, comme il arrive de tout
besoin passager, insatiables : car que de livres et que d’écrivains ils ont déjà
dévorés !
Entre ces deux besoins, il fallait choisir : être l’interprète des premiers, ou le fou
familier qui se résigne à amuser les autres ; voilà l’alternative. La première tâche est
rude ; elle offre pour premiers attraits des faits à rassembler, des matériaux à
amasser. Il faut observer, voir des contradictions, douter, se sentir glacé par
l’incertitude, puis regarder encore et revenir à la charge ; véritable passion où
l’écrivain est tenté bien des fois de s’écrier : « Dérision ! dérision ! » Il faut
attendre patiemment la réputation, faire des livres fervents qui n’échaufferont
personne ; il faut voir sans tentation le bruit et l’importance aller à des écrits qu’on
n’estime pas et à des livres qu’on n’aurait pas voulu faire ; il ne faut pas envier ces
longues pancartes, collées aux murs, qui nous poursuivent partout de leurs grandes
lettres noires ; ni ces yeux profonds, ni ces fronts hauts qui attendent l’inspiration
derrière les vitres des marchands lithographes ; désirer la gloire, et ne savoir pas
s’il faut quitter celle qu’on aime et qu’on ne doit peut-être jamais atteindre, pour
celle qu’on méprise, mais qu’on aurait sur l’heure si on en voulait ! Et puis avoir de
quoi remplir un volume, et se réduire à la matière d’une feuille ; lutter contre son
abondance, choisir dans son bien, se critiquer, se condamner, se trouver mauvais,
résister à la vie de plaisir, ne vivre et ne se vêtir qu’avec de l’argent de choix :
voilà la tâche de celui qui veut se faire l’organe de ces besoins éternels de raison, de
goût, de moralité ; heureux si, même à ce prix, il exerce sur son époque une action
lente et incertaine !
La seconde tâche est plus facile. Là, on peut écrire avant de savoir sur quoi. Avec une
certaine facilité, de l’aptitude à répéter ce qu’on entend, rien de sérieux que la
vanité, tout homme est bon pour amuser nos heures perdues, qui sont souvent nos heures
honteuses. On est écrivain-né dans une telle littérature ; car tout ce qui est dit est
bien dit ; on ne choisit ni le public pour qui on écrit, ni l’argent dont on vit. On
s’assimile fièrement aux marchands, aux industriels, quels qu’ils soient ; on dit : « Je
tiens boutique d’équivoques, de scènes libertines, de drames à séduction, comme mon
bonnetier tient boutique de bas. » L’écrit n’a que la valeur du bas de coton. Quand il
est sali, on le met au panier, et le livre redevient chiffon ; maison renouvelle cette
marchandise, comme toutes les autres, par une production en rapport avec la
consommation. Quant à la gloire, on s’en tient à celle que comporte le siècle, et qui
est d’être répandu. On est partout où l’on est vu ; on assiste à toutes les têtes, on
est encore plus connu de figure que par ses écrits. Selon notre littérature
industrielle, l’écrivain était l’inférieur du marchand et du riche, quand il n’avait sur
eux que l’avantage de l’esprit et de la puissance morale ; un simple changement à la
définition de l’écrivain a rétabli l’égalité. Il n’y a plus que des marchands, quel que
soit le négoce.
C’est cette seconde tache qu’a choisie la littérature facile et inutile, et c’est pour
cela qu’il faut lui faire la guerre. Car elle s’est mise au service particulier de
toutes les personnes irrégulières ; elle a écrit pour l’alcôve et pour le boudoir, comme
elle s’en vante ; elle a vendu des adultères à la douzaine, comme le bonnetier des bas
de coton ; elle a des livres nouveaux pour tous les jours de l’année, comme le pâtissier
des gâteaux (je la juge ici à son point de vue tout industriel) ; et, si le public ne
les consomme pas tous le même jour, elle met une couverture nouvelle aux exemplaires
restants, à peu près comme le pâtissier fait réchauffer les gâteaux de la veille. Elle
s’est résignée à n’avoir pas de lendemain, elle a but d’une profession un métier, elle a
rendu le nom de l’homme de lettres embarrassant à porter, elle a fait qu’on aime mieux
passer pour un bonnetier que pour un écrivain, et qu’on n’ose dire, dès l’abord, ce
qu’on fait qu’à ceux qui connaissent déjà ce qu’on est.
« Mais, dit-elle, le public nous aime, et ne veut que de nous. » — C’est inexact ;
voyez les succès sérieux. En fait de contes, M. Mérimée ; en tait de pièces de théâtre,
les Enfants d’Édouard, Bertrand et Raton, pour ne parler que des
ouvrages analogues. Il n’y a là ni adultères, ni viols, ni assassinats, ni reines
libertines, ni lits à séduction, ni bruits de filles séduites, ni accouchements, ni
relevailles ; et cependant la meilleure réputation est encore là, et, à ce que chacun
dit, de l’argent, et du bon argent. — Mais, quand ce serait, y a-t-il de la dignité à
s’avouer les féaux d’un public où les gens de goût et d’instruction, les maris qui se
respectent dans leurs femmes, ne sont pas appelés, et où les élus sont gens de toute sorte, ou, comme disaient les Latins, de toute
note,
omnis notæ
?
La littérature de l’Empire, dont se moque la littérature facile et inutile, disait
aussi : « L’empereur n’aime que nous et ne veut que de nous ! » Et l’empereur était, que
je sache, un public bien autrement noble que celui de la littérature facile et inutile !
Car celui-là pouvait dire à tous ses écrivains sans exception : « Je vaux mieux que le
plus habile d’entre vous. » — Eh bien, qui est-ce qui réhabiliterait la littérature de
l’Empire en considération d’une telle excuse ? Elle aussi a eu le succès, la vogue,
l’argent ; toutes les grâces ont été pour elle ; elle a marié ses enfants avec les dîmes
de la censure. Et pourtant ceux qui sauvaient l’honneur des lettres, ceux à qui l’avenir
est resté, c’étaient les récalcitrants, les exilés : c’était Benjamin Constant,
protestant du fond de la Suède contre les volontés et les caprices du grand public, qui
s’appelait l’empereur ; c’était Chateaubriand, échappant aux honneurs que conférait ce
public, comme à la gloire dont son ministre de la police imposait le programme, et
allant promener le long des grands fleuves de l’Amérique une imagination qui n’a jamais
été mieux inspirée que par la liberté ; c’était madame de Staël, cette femme qui
apprenait à des hommes comment-on tient tête à un despote ; c’étaient des savants ;
c’était Laplace qui se dérobait, dans les profondeurs de la science, à la censure
soupçonneuse de Napoléon, et qui gardait la belle langue du xviiie
siècle de cet amollissement, de cette insignifiance commandée, de ce
vague imposé sous des peines de police, qui rendaient si fade et si parfaitement inutile
la littérature dite de l’Empire ?
Maintenant, comment ce qui est inutile peut-il être nuisible ? — Vous l’allez voir pour
la littérature héritière de celle de l’Empire. Ne savez-vous rien de ses effets sur les
intelligences ? On parle autour de nous d’ardeurs littéraires dévorantes, d’ambitions
précoces, qui ont mis le transport dans de jeunes cerveaux, et finalement les ont
détraqués : d’enfants à peine sortis du collège, qui, leurrés par cette popularité si
tentante, se sont rués dans la littérature facile et inutile, avec des santés frêles et
moins de facilité ou seulement de débouchés que leurs maîtres, et sont morts de génie
rentré. J’en sais qui, placés entre les deux besoins que j’ai caractérisés tout à
l’heure, et les deux tâches qui y répondent, ne sachant laquelle prendre, se consument à
lutter entre les traditions de leurs études et les tentations de la littérature facile
et inutile, entre de bons instincts et des désirs indéfinissables. Ils me viennent
demander ce qu’il faut faire ; ils ne peuvent attendre et ils n’osent pas entreprendre ;
ils ne savent ni travailler, ni rester oisifs ; ils s’usent, ils se rident, ils
blanchissent dans ces douloureuses incertitudes sur ce qu’ils veulent être et sur ce
qu’ils doivent être.
Je n’ai pas oublié, Jules Janin, votre admirable oraison funèbre de ces deux pauvres
jeunes gens, Escousse et Lebras, qui moururent pour un premier échec dans la littérature
facile et inutile. Que vous étiez éloquent, mon ami, quand vous accusiez la critique
d’un tel malheur, et la rendiez responsable de ce double suicide ! Oui, la critique
avait gravement failli ! Elle n’osa pas dire à ces enfants de vingt ans qu’au lieu
d’étudier l’art dramatique dans le drame contemporain, qui en a fait une industrie si
facile, il fallait en aller méditer les profondeurs et les difficultés dans les œuvres
de Racine et de Shakespeare ; que là seulement on pouvait sentir sa force, parce que
l’on sentait les obstacles ; qu’on ne se tuait jamais pour n’être pas un homme de génie,
tandis qu’on pouvait bien se tuer, en effet, pour avoir manqué d’être un industriel
heureux ! Il fallait, non pas discuter leur drame, mais leur interdire le drame, de par
les vrais maîtres du théâtre ; il fallait leur dire : « Abstenez-vous ! » non pas
« Faites mieux ! » C’est le devoir de la critique d’empêcher l’art dans le métier ; et,
quand ce devoir se complique de celui de conserver à un père l’enfant de ses espérances
et de sa vieillesse, la faute est double d’y avoir manqué.
Que dirai-je des effets de cette littérature sur les âmes ? D’où viennent ces goûts
frivoles, cet égoïsme dans l’âge de la générosité et de l’abandon, ce scepticisme
desséchant dans l’âge de la foi, cette rouerie avant l’expérience, ces désenchantements
avant les illusions, cet amour de l’argent sans esprit d’avenir, comme celui des
courtisanes ; ces rapports plus que délicats entre les auteurs et les éditeurs, dont
l’histoire serait scandaleuse ; les libraires les plus habiles battus par des enfants
dans l’art des gains illicites ; toutes choses qui oppriment l’écrivain honnête homme
par les précautions blessantes qu’elles font prendre contre sa probité ; d’où viennent
ces amours-propres monstrueux, ce désintéressement contre nature de toute opinion
politique, cette guerre contre toute morale, celle exaltation de la chair et des sens,
cette révolte de la prétendue liberté humaine contre le devoir ; d’où viennent tous ces
désordres de l’esprit et de l’âme, sinon de cette littérature, qui ne vit que de là,
mais qui doit périr par là ?
Je m’explique bien maintenant qu’il y ait mollesse et indifférence dans les hommes qui
sont au pouvoir : ils savent ces désordres et ils en profilent pour leur stabilité. Tout
gouvernement aime ce qui lui ôte des embarras ; et, quand les générations de qui doit
venir l’impulsion font halte dans la boue, pour parler comme feu Lamarque, voulez-vous
qu’il soit assez désintéressé pour leur crier : « Voici l’ennemi ! » et les forcer à se
remettre en marche ? En voyant tous ces jeunes gens attablés autour du tapis vert des
cabinets littéraires, ou bien sur les banquettes des théâtres, menaçant de leurs
moustaches les pacifiques spectateurs qui haussent les épaules, ou bien passant des
nuits entières, non pas à lire à la clarté de deux tisons des livres substantiels, mais
à dévorer d’immondes romans, le gouvernement s’accroupit dans sa politique de stabilité
à tout prix ; car pourquoi irait-il parler de rôle européen, de civilisation
universelle, d’une France émancipant l’Europe sans la conquérir, — toutes idées si
remuantes, — à des imaginations préoccupées d’adultères légitimes, de séductions
nécessaires, d’immoralités fatales ? Peut-on lui demander de mettre le feu dans ces
jeunes têtes courbées sur des romans et des contes ? Sa loi est de vivre, n’importe
comment, et non pas de se mettre sur les bras une jeunesse nourrie d’études fortes et de
croyances.
Jules Janin me dit que M. de Metternich est du même avis que moi contre la littérature
facile, inutile et nuisible. Si M. de Metternich jugeait cette littérature, non en
critique, mais en diplomate autrichien, il en ferait le plus grand cas, il lui enverrait
des tabatières d’or au nom de l’empereur son maître ; car ce qu’elle enlève parmi nous
d’ennemis à la politique de M. de Metternich ne se compte plus.
Tout cela est triste, mais tout cela aura une fin. J’ai dit que cette fin était
prochaine ; je le répète avec plus de foi que jamais, et je n’accepte pas l’éloge qui
m’a été fait, que la réaction contre la littérature facile, inutile et nuisible, a été
provoquée encore plus qu’aidée par moi. Je n’en suis pas le héros, comme cela m’a été
dit si obligeamment ; mais, passez-moi le jeu de mots, le héraut, ce qui est bien
différent. J’ai crié par les rues l’opinion formidable de tous les gens de goût et de
tous les gens de bien, de tous les pères et de toutes les mères de famille. Je n’ai eu
que l’avantage du journaliste qui tient la plume quand le public dicte ; mais cet
avantage est assez beau pour que je m’en honore. J’ai déjà signalé quelques symptômes de
la réaction ; depuis mon article, je ne dirai pas à cause de mon article, de nouveaux
symptômes se sont manifestés, deux entre autres que je note ici, parce qu’ils sont
significatifs, l’un dans le genre grave, l’autre dans le genre plaisant.
Voici le symptôme du genre plaisant.
Des romans, qui étaient sous presse pendant la querelle, ont été publiés depuis lors
sous le nom d’ouvrages nouveaux ; ils n’ont pas osé s’appeler romans. J’aurais trouvé la concession bien plus précieuse encore, si, au
lieu du nom, auquel je n’en veux nullement, on m’avait sacrifié la chose. En attendant,
que le public prenne garde à cette rubrique d’ouvrages nouveaux,
laquelle a l’air d’être ambitieuse et n’est que honteuse.
Voici, pour finir, le symptôme du genre grave.
C’est l’empressement toujours croissant de la jeunesse aux cours de la Sorbonne.
Or, j’attribue l’honneur de cet empressement moitié au talent des professeurs, moitié à
la réaction que j’ai signalée, et dont quelques-uns se sont faits les organes.
La grande salle de la Sorbonne suffit à peine aux auditeurs de M. Saint-Marc Girardin,
de M. Michelet, l’un opposant si spirituellement à la prose poétique de nos grands
hommes contemporains la prose nette et simple de Voltaire ; l’autre racontant l’histoire
du moyen âge.
M. Ampère et, nous dit-on, M. Magnin viendront prochainement donner à leur auditoire
d’autres sujets de méditations nourrissantes. J’avoue que je mets quelque affectation à
opposer ces quatre noms à ceux de la littérature facile, inutile et nuisible. Ce
seraient là, Jules Janin, quelques-uns de mes écrivains intermédiaires entre l’Institut
et les cabinets de lecture, entre la jeune littérature et
M. Raoul22.
Les deux pièces qui suivent, publiées pour la première fois par la Revue
de Paris en 1836 et en 1837, ont fait partie d’un recueil d’études mêlées, qui
parut en 1838. Toutes les autres pièces ont été réimprimées. Seules, les études sur
M. Victor Hugo et sur Lamartine n’étaient pas sorties du recueil de 1838, depuis
longtemps épuisé. Sollicité à plusieurs reprises de les faire réimprimer, un scrupule
m’avait retenu. J’étais devenu, en 1813, le collègue de Lamartine à la Chambre des
députés ; en 1851, le confrère de Lamartine et de M. Victor Hugo à l’Académie française.
À cette dernière époque, Lamartine était tombé du pouvoir, et M. Victor Hugo exilé. En
donnant une nouvelle publicité à des articles où une trop vive inquiétude pour leur
gloire m’a peut-être rendu trop sévère ; j’aurais paru me mettre contre eux avec les
événements qui les avaient frappés. Aujourd’hui, Lamartine est mort, et M. Victor Hugo a
été ramené triomphalement dans son pays par une révolution. Mon scrupule a donc cessé,
et je me décide à publier de nouveau, après trente ans, ces deux études, persuadé que,
parmi des critiques dont la vivacité s’explique par l’intempérance provocante des
admirations, le lecteur trouvera, sur les qualités comme sur les défauts de deux grands
poètes, quelques vérités d’art et de goût qui les lui feront admirer avec plus de
discernement.
Les trois dernières productions de M. Victor Hugo ont donné de l’inquiétude à ses
meilleurs amis. Ceux qui l’avaient loué jusqu’ici avec une ardeur systématique, et qui
avaient fait pour chacun de ses ouvrages une théorie nouvelle, où l’art était mis aux
pieds du hardi novateur, où les défauts étaient expliqués et par conséquent atténués,
et les beautés admirées hors de toute mesure, ceux-là mêmes commencent à prendre avec
leur héros un ton réservé. Ils se demandent s’il est prudent de le suivre jusqu’au
bout, et si, après l’avoir soutenu dans toutes ses entreprises contre le génie et le
langage français, ils doivent se partager la triste et dernière gloire de son
naufrage. Sans avoir eu l’honneur et les embarras de son amitié, celui qui écrit cet
article a été assez de ses admirateurs pour éprouver un regret sincère de voir ce
déclin si rapide d’un grand talent, celui-là aussi se demande avec chagrin si déjà la
décadence est venue pour M. Victor Hugo, s’il est condamné à mourir en pleine santé,
et à traîner avec lui, pendant les années de l’âge mûr et de la vieillesse, le cadavre
d’un esprit autrefois brillant qui ne peut plus avancer sans tomber, ni se corriger
sans s’annuler.
De ses trois derniers ouvrages, deux sont en prose et le troisième en vers.
Le premier des ouvrages en prose a été une brochure intitulée : Étude
sur Mirabeau. C’était un sujet délicat et difficile, mais nul autre d’ailleurs
ne pouvait mieux inspirer un homme de talent. L’étude qu’on fait d’un grand homme
demande des forces, mais elle en donne en même temps. Si le sujet exige beaucoup de
l’écrivain, en retour il le remue et le féconde. C’est une épreuve où l’on peut juger
sûrement de la portée d’un talent ; celui qui reste stérile, froid, inintelligent, en
présence d’une de ces grandes figures historiques qui ont rempli toute leur époque,
celui-là n’est pas fait pour les succès dans l’art d’écrire. De même, il faut avoir
quelque inquiétude pour l’écrivain éprouvé que l’étude d’un grand homme a laissé
inférieur à lui-même, et qui, au lieu d’y trouver le secret des caractères supérieurs,
ne sait que s’y substituer, à tout propos, au sujet qu’il étudie, et s’y mirer en
quelque sorte dans une glace qui reproduirait fidèlement sa propre figure. Tel a été
le défaut de l’Étude sur Mirabeau. Au lieu de Mirabeau approfondi,
pénétré, éclairé de cette lumière nouvelle qu’une investigation consciencieuse et
élevée sait faire luire dans les sujets les plus épuisés et dans les caractères les
plus connus, c’est Mirabeau matérialisé, plus laid, plus écumant que l’histoire ne
nous le montre ! Mirabeau secouant sa crinière de lion ; Mirabeau
pétrissant le marbre de la tribune ; Mirabeau cognant ses ennemis de ses arguments ; une sorte d’appareil oratoire plutôt
qu’un orateur ; une charge plutôt qu’un portrait ; une caricature plutôt qu’une
étude.
En outre, la courte histoire de sa vie politique est devenue l’histoire des
tracasseries littéraires de M. Victor Hugo. Les trente voix
auxquelles Mirabeau imposait silence, ce sont les ennemis littéraires de M. Victor
Hugo. M. Victor Hugo se contemplait, triomphait dans Mirabeau. Au moyen de légères
altérations historiques dont l’amour-propre ne se fait pas faute, M. Victor Hugo a, en
quelque sorte, décalqué sur sa propre vie la vie de Mirabeau. C’est la même gloire
soumise aux mêmes épreuves, le même génie harcelé par les mêmes myrmidons ; les noms
seuls sont changés. Pour le style de cet écrit, c’est cette technologie qu’affectionne
M. Victor Hugo ; des mots empruntés aux sciences spéciales, aux professions
mécaniques ; une langue tirée des laboratoires de chimie et des échoppes de l’artisan,
langue qui, pour vouloir tout peindre, substitue des images aux réalités, des couleurs
aux pensées ; langue bariolée, éblouissante, qu’on voit avec les yeux du corps ; une
palette versée sur une toile, mais non pas un tableau.
Le second des ouvrages qui ont alarmé les amis de M. Victor Hugo, c’est son drame d’Angelo, tyran de Padoue. Un inconnu qui débuterait par une pièce
comme Angelo ne serait pas joué six fois. Angelo a
eu pourtant un certain succès. Le talent de mademoiselle Mars, dont la voix caressante
rendait flatteuses des choses écrites sans tact et sans vérité, le jeu passionné de
madame Dorval, qui sait mettre du naturel dans des situations exagérées et dire avec
cœur des paroles écrites de tête, ces deux actrices, si diversement admirables, ont
protégé la pièce. Mademoiselle Mars et madame Dorval ont été les marraines de ce
chétif et grossier enfant d’une imagination épuisée ; elles l’ont fait agréer au
public.
Ce public est d’ailleurs résigné ; il accepte tout, il se contente de tout ; la
curiosité a dû remplacer la sympathie, là où le spectacle a remplacé l’étude des
caractères.
Le parterre ne fait plus de conditions aux auteurs connus ; il ne siffle ni
n’applaudit. Toutefois, nous répétons que ce public débonnaire n’eût point passé Angelo à un débutant, et que la pièce eût été, sinon sifflée, du moins
désertée. Tout le garde-meuble de l’ancien mélodrame est là. Poison, épées, poignards,
clefs mystérieuses, portes dans la tapisserie, inconnus qui entrent partout, étrangers
qui sont plus chez vous que vous-même, et connaissent mieux votre maison que vous, et
puis des tombes, et puis des dalles sur ces tombes, et puis des femmes sous ces
dalles ; des caractères à la surface ; nulle invention, nulle étude du cœur, nulle
découverte ; mais, au lieu de pensées, un cliquetis de mots lugubres, tout le
vocabulaire des tyrans de théâtre ; outre les défauts ordinaires des pièces de cet
écrivain, par exemple cette poésie qui n’est pas à sa place, ce ton lyrique appliqué
au drame, l’ode où nous attendons le dialogue, défauts bien plus choquants dans Angelo, parce qu’il semble que le fard qui les couvre a déjà servi, et
que ce soit du mauvais goût, moins la force, qui s’y met : — voilà Angelo, tel que nous l’ont unanimement montré toutes les critiques
indépendantes.
Les Chants du Crépuscule ont achevé de désespérer les amis de
M. Victor Hugo. Cette poésie toute en description, toute matérielle, comme la prose de
l’Étude sur Mirabeau ; ces interminables énumérations, ce luxe de
paillettes fausses sur un fond si maigre et si peu étoffé, cette stérilité de cœur,
cette sensualité d’imagination, substituée au sentiment, cette philosophie sceptique à
la suite ; tout cela était peu rassurant. En général, il n’y a pas de plus sûr
symptôme de décadence, dans les choses de la poésie, que la profusion descriptive.
C’est par ce point que les poésies naissantes ressemblent aux poésies qui se meurent.
Avant que les idées soient venues comme après qu’elles sont épuisées, il n’y a que de
la description. La description, c’est le bégaiement de l’art au berceau et le radotage
de l’art qui décline vers la tombe. Le poète qui ne sait plus que décrire, c’est un
vieillard qui ne sait plus que se souvenir. Dans l’un comme dans l’autre, la mémoire a
remplacé la pensée.
Nous avons été particulièrement frappé de ce caractère de décadence dans le nouvel
ouvrage de M. Victor Hugo. En serait-il donc réduit à penser par la mémoire ? Le jeune
homme encore vigoureux, qui est né avec ce siècle, qui a donné tant d’espérances, qui
a été admiré par ceux mêmes qui ne l’aimaient point, en serait-il arrivé au radotage
des vieillards ? Cette poésie exténuée où la pensée est si rare et les mots si
abondants, et où M. Victor Hugo semble n’être plus, en vérité, que le compilateur et
le regrattier de ses premières poésies, serait-elle le dernier mot du poète ?
L’article que nous allons lui consacrer serait-il son article nécrologique ?
C’est avec une peine sincère que nous nous faisons ces questions. Outre que nous
avons été de ceux qui ont applaudi aux premiers ouvrages de M. Victor Hugo, et qui,
sans lui sacrifier sottement les gloires passées et les grands noms, ont pensé qu’il
fallait faire un peu de place et ne pas disputer le soleil à un jeune homme qui nous
promettait de beaux et sérieux ouvrages, en récompense de l’aide qu’on lui donnerait,
c’est une chose triste pour tout le monde qu’une décadence prématurée, qu’une chute
dans l’âge des succès, qu’une mort au plus beau moment de la vie. Les hommes même de
l’ordre secondaire, où nous avons toujours placé M. Hugo, en le comparant aux grands
écrivains de notre patrie, ces hommes-là sont assez rares pour qu’on déplore
l’affaiblissement précoce de leur talent. Si cet affaiblissement n’est que passager,
s’il n’est que l’effet de ces torts auxquels le poète fait allusion
dans les seuls vers touchants de son dernier recueil, de ces abandonnements au mal
24 dont une critique jusque-là dévouée a cru devoir
entretenir le public, nous n’éprouverons aucune humiliation de nous être alarmé hors
de propos : un démenti de ce genre ne peut que profiter à tout le monde et à nous
particulièrement. Mais, si cet affaiblissement est définitif, la critique étant faite
moins pour redresser les hommes éminents qui en sont le sujet, que pour prévenir et
corriger les faux jugements de la foule sur leur compte, notre travail sur M. Victor
Hugo aura du moins cette triste convenance, qu’en analysant le talent de ce jeune
homme déchu, il indiquera implicitement les causes qui préparent de semblables fins
aux talents de l’espèce du sien ; à plus forte raison à ceux qui seraient tentés de
l’imiter.
M. Victor Hugo est né le 26 février 1802. Il a donc un peu plus de trente-trois ans.
Son enfance fut éprouvée. Son père, colonel, puis général, un des bons officiers de
cette armée impériale qui en comptait tant, l’emmena tout enfant dans les divers pays
où il avait obtenu des commandements25. C’est ainsi qu’il vit successivement l’île d’Elbe, l’Italie,
l’Espagne, et, quoique trop enfant pour tirer de ces voyages un profit réfléchi, son
imagination se teignit des couleurs de ces différentes contrées, et sa mémoire se
remplit de formes merveilleuses, d’horizons, de paysages. L’imagination fut donc la
première faculté qui s’éveilla en lui, et cette sorte de première éducation toute
sensuelle ne contribua pas peu à développer en lui cette tendance à matérialiser les
pensées même les plus abstraites, et à transporter dans le monde des idées toutes les
couleurs, du monde matériel. Nous doutons que cette sorte de précocité que peuvent
donner à un enfant les déplacements et les voyages soit favorable au développement des
talents solides. Nos maîtres des deux derniers siècles ont eu des commencements plus
humbles et peut-être plus profitables. Élevés autour du foyer, dans le sein d’une
famille régulière, leur raison naissait en quelque manière avant leur imagination, et,
moins attirés par les spectacles extérieurs, ils se repliaient davantage sur
eux-mêmes. Le poète qui est jeté tout enfant au milieu des grands spectacles de la
nature extérieure, qui est exposé, frêle et débile, à un soleil qui rend les hommes
fous, un tel poète risque beaucoup de n’avoir pour tout fond poétique qu’une mémoire
échauffée par des habitudes de travail factice.
M. Victor Hugo n’a pas le genre de figure que lui donnent ses portraits. Le Victor
Hugo qu’on voit aux fenêtres et à l’étalage des marchands de gravures est une sorte de
sombre génie, soucieux, rude, absorbé dans des pensées de vengeance, comme Angelo. Son
front, dont la hauteur est exagérée, comme sont tous les fronts de nos hommes
éminents, depuis que le docteur Gall a imaginé de mesurer la grandeur du génie à la
grosseur de la tête, — semble chargé de nuages ; son œil noir et enfoncé plonge au
sein des mondes ; sa bouche, légèrement contractée et boudeuse, annonce apparemment un
profond dédain pour le public qui passe sans le regarder. Le nom du poète au bas du
portrait, gravé en caractères gothiques, est l’emblème de la nouveauté de son œuvre.
Les mal-pensants insinuent que c’en est la critique. Ceux qui ont eu l’honneur de voir
de près M. Victor Hugo ne reconnaissent pas plus le poète dans ce portrait, qu’ils ne
reconnaissent Mirabeau dans la caricature que M. Victor Hugo en a faite. La figure du
poète est belle et ouverte ; son front large, en effet, annonce l’imagination et la
mémoire. Son œil est doux, beaucoup moins caverneux qu’on ne le fait dans ses
portraits. Toute la partie supérieure de la figure est d’un homme éminent par les
qualités de l’esprit. Le bas est moins intellectuel. La bouche, les joues, le menton,
et toute cette partie du profil qui s’étend depuis l’extrémité inférieure de l’oreille
jusqu’au bout du menton, semblerait trahir de grands appétits physiques et un immense
amour de conservation, chose d’ailleurs si nécessaire à une époque d’encombrement, où
cet amour est toujours une prudence, et peut-être, en certains cas, un devoir.
L’intelligence et les sens partagent également ce masque, d’ailleurs remarquable :
l’intelligence en a pris le haut, les sens en occupent le bas. C’est, du reste, une
figure haute en couleur, respirant la santé, n’ayant jamais, quoi qu’en aient pu dire
les flatteurs, cette pâleur que laisse l’inspiration sur le front des poètes
privilégiés ; mais bien ce coloris, cette fermeté de ton, qui feraient croire que la
pensée, dans cet illustre jeune homme, n’est pas de l’espèce de celles qui consument
le penseur, et que M. de Chateaubriand a comparées aux grands fleuves qui rongent
leurs rivages.
M. Victor Hugo débuta dans les lettres par le pire des apprentissages, celui des prix
d’Académie. Il n’y a rien de bon à augurer d’une imagination disponible à l’heure
fixe, ni de ce précoce besoin de paraître avant d’être. Dans un jeune homme vraiment
appelé à de hautes destinées littéraires, il doit y avoir, si nous ne nous trompons,
une certaine chasteté d’esprit qui répugne à ces luttes, à ces ovations d’Académie.
M. Victor Hugo, à peine âgé de quinze ans, concourut pour le grand prix de poésie à
l’Académie française. Il méritait le prix, disent ses biographes, mais il ne l’obtint
pas à cause de deux vers où il parlait de ses quinze ans, et où l’illustre corps pensa
voir une supercherie. Le sujet de la pièce était : les Avantages de
l’étude. Ceux qui savent en parler à quinze ans sont-ils faits pour les
connaître ?
De 1818 à 1820, M. Victor Hugo obtint successivement, à l’Académie des jeux floraux,
trois prix, dont le dernier lui valut le grade de maître ès jeux floraux.
M. de Chateaubriand l’appelait « un enfant de génie », mot imprudent, qui devait
donner à l’enfant un orgueil viril, et la vanité du génie avant même qu’il eût du
talent. La mère du jeune poète aurait dû trembler en entendant ce mot, comme si c’eût
été une amère ironie. Il n’y a pas de génie. Il y a des enfants qui sont devenus
hommes de génie au prix où il est donné à l’homme de l’être, c’est-à-dire après avoir
beaucoup vécu de la vie de tout le monde ; car le génie, c’est la science de la vie de
tout le monde. Des mots de ce genre sont funestes. Ils enivrent l’enfant qui en a été
baptisé ; ils l’excitent, ils lui donnent les prétentions de toutes les qualités qu’il
n’a pas encore ; c’est de la chaux mise au pied d’un jeune arbre, et qui lui fera
produire, avant le temps, des fruits sans saveur. C’est surtout pour les présages et
les horoscopes de ce genre que l’on doit du respect aux enfants heureusement nés. Ne
leur donnons pas les passions de la vie publique avant qu’ils aient de la barbe ; mais
laissons-les grandir, s’épanouir à loisir, comme les fleurs, et fortifier la maison
avant d’y loger l’hôte robuste et remuant qu’on appelle le génie.
Du reste, dans la première direction donnée à l’esprit et aux études du jeune poète,
il n’y a de reproches à faire à personne. Par la nature même de son talent, — et c’est
ici le moment de le caractériser, — M. Victor Hugo était porté aux succès précoces et
à la gloire factice des Académies. Il avait au plus haut degré le genre de talent qui
réussit dans ces sortes de concours ; une certaine facilité à développer les lieux
communs, et beaucoup d’imagination, deux choses qui n’attendent pas les années, et qui
peuvent donner un air de profond penseur à un enfant qui n’a que la mémoire heureuse
et vive de ce qu’il a lu et entendu. L’imagination, fécondée par une grande mémoire,
c’est là tout le talent de M. Hugo ; c’est par là qu’il est vraiment novateur dans
notre pays, où il n’y a point d’exemple d’un grand écrivain qui n’ait eu que de
l’imagination ; c’est par là qu’il a fait beaucoup de bruit, qu’il a remué les jeunes
gens, qu’il a acquis une gloire tumultueuse. Une imagination à la fois exacte et
abondante, sans mélange de sensibilité et sans le contre-poids de la raison, mais
sachant quelquefois jouer la première, et quelquefois aussi se rencontrant par hasard
avec les vues saines et droites de la seconde : voilà tout M. Victor Hugo.
Quand nous disons qu’il a été novateur, ce n’est pas un éloge que nous lui donnons.
En France, pays de littérature essentiellement pratique et sensée, un écrivain qui n’a
que de l’imagination, fût-elle de l’espèce la plus rare, ne peut être un grand
écrivain. La gloire de nos grands poètes, c’est surtout d’avoir exprimé dans un
langage parfait, des vérités de la vie pratique ; c’est d’avoir créé en quelque sorte
la poésie de la raison. Le génie, en France, c’est un admirable concours de toutes les
convenances à la fois ; c’est un mélange égal de toutes les qualités secondaires, de
l’instinct et de l’expérience, de l’imagination et du goût, de hardies conceptions et
d’exécution prudente, de circonspection et d’audace. L’homme de génie, c’est l’homme
qui sait se servir tour à tour de la vue supérieure de l’âme, par laquelle il pénètre
le secret des choses, et de la loupe de la critique, par laquelle il épure ses
créations de toutes les aspérités, de toutes les lacunes, de toutes les défaillances
de l’inspiration première. Chez nous, l’imagination, même dans les ouvrages qui sont
qualifiés proprement d’ouvrages d’imagination, est une qualité d’ornement qui pare les
compositions, bien plus qu’une faculté souveraine qui les inspire. La raison,
c’est-à-dire ce sens supérieur qui nous fait distinguer le vrai du faux, le général du
particulier, la règle de l’exception, voilà la maîtresse des œuvres de l’esprit en
France, voilà ce qui donne un caractère si pratique à la littérature française. Dans
le travail de la composition, dans cette sublime et simple occupation de l’homme de
génie, qu’on a si ridiculement voulu entourer, de nuages et de mystères,
l’imagination, au lieu d’être écoutée et obéie aveuglément, est surveillée et
contenue. Loin de s’y laisser entraîner, l’écrivain s’en défie ; il l’appelle à son
aide toutes les fois qu’il faut faire entrer plus profondément dans les esprits une
vérité qui glisserait sur eux, présentée dans sa nudité ; mais il la repousse toutes
les fois que, profitant de la paresse ou de la fatigue de la raison, elle veut mettre
des couleurs à la place des idées, et des images à la place des réalités. Toutes les
facultés marchent, pour ainsi dire, en ligne : l’imagination, la raison, le goût, le
sens critique ; toutes se contrôlent, s’observent, s’aident, se fortifient, et c’est
du concours de leurs efforts simultanés que sortent ces chefs-d’œuvre, marqués, à un
si haut degré, de deux choses qui semblent s’exclure, l’instinct le plus heureux et
l’art le plus parfait.
Quand on lit les grands monuments de la littérature française, on est frappé de ce
déploiement et de ce travail simultané de toutes les facultés de l’esprit. Dans
certains livres du xviie
et du xviiie
siècle, il n’y a pas une phrase où l’une de ces facultés n’ait été
présente, où elle ait sommeillé, où elle ait abdiqué son droit dans l’œuvre commune.
L’homme tout entier est dans chaque ligne ; il se rendra ce témoignage, en finissant,
que, sauf l’infirmité humaine, il n’a point de sa propre volonté manqué à sa noble
tâche. Dans d’autres littératures, on peut être un écrivain notable en se laissant
aller librement et paresseusement à l’imagination, cette muse si commode, qui réduit
l’art d’écrire au plaisir indolent de rêver tout haut. En France, nul ne peut
prétendre à la gloire des écrits durables, s’il n’en a subi toutes les conditions,
s’il n’en a connu toutes les fatigues, celle surtout de tempérer toutes ses facultés
les unes par les autres, et de se contenir en même temps qu’il s’abandonne. C’est
peut-être le plus grand charme des chefs-d’œuvre des littératures anciennes et des
grands monuments de la nôtre, qu’on y sent, dans l’ensemble et dans les détails, cette
force de volonté et de conscience sans laquelle l’instinct le plus heureux ne produit
rien de parfait. Il y a telle scène de Racine, tel morceau de Bossuet, où l’idée de
prodigieux efforts de volonté, dissimulés sous les grâces et la facilité de
l’instinct, nous jette dans une sorte d’admiration religieuse qui rabat notre orgueil
sans nous décourager.
Ce n’est pas ce concours admirable de toutes les facultés qu’on admire dans les
ouvrages, d’ailleurs si distingués, de M. Victor Hugo. Chez lui, nous le répétons,
l’imagination tient lieu de tout ; l’imagination seule conçoit et exécute : c’est une
reine qui gouverne sans contrôle. Par la nature d’esprit du jeune écrivain, et aussi
par l’influence fâcheuse de l’époque qui n’est guère propice aux œuvres raisonnables,
la raison n’a aucune place dans ses ouvrages. Point d’idées pratiques et applicables,
rien ou presque rien de la vie réelle ; nulle philosophie, nulle morale, aucun but de
redressement ni de critique, de sympathie ni de satire ; point de plan, point de
dessein, point d’opinions ; car nous n’appelons pas de ce nom des lieux communs d’un
fond plus ou moins grave, sur lesquels le jeune écrivain a brodé de la prose en vers ;
rien enfin de ce qui se rapporte plus particulièrement à la raison dans les choses de
la littérature. De goût, de sens critique, il n’y en a pas plus que de raison ; outre
que M. Victor Hugo ne nous paraît pas avoir été doué naturellement de ces deux
facultés si nécessaires à l’écrivain français, il en a érigé le mépris en système.
C’est, du reste, une pratique assez commune à tous les auteurs incomplets : quand ils
manquent d’une qualité, ils imaginent une théorie qui les en dispense ou qui leur fait
un mérite éminent de ne l’avoir pas. C’est donc avec son imagination toute seule, sans
frein, sans contrôle, sans intelligence des convenances de l’art, que M. Victor Hugo
écrit dans un pays de littérature philosophique et applicable, et dans une langue qui
excelle surtout à exprimer tous les ordres d’idées qui y répondent.
Les Allemands ont imaginé de distinguer les écrivains en deux classes et comme en
deux espèces. Il y en a d’objectifs, c’est-à-dire qui ne se voient
pas dans leurs écrits, qui se tiennent en dehors, qui semblent être des spectateurs
désintéressés de leurs propres ouvrages plutôt que des acteurs passionnés qui y ont
mis en scène, sous des idées générales ou sous des personnages inventés, leurs
passions, leurs préjugés, les petitesses ou les grandeurs de leur vie personnelle.
Shakspeare me paraît le type le plus grand et le plus complet de cette classe
d’écrivains. Voilà pourquoi vous ne pouvez pas faire une biographie exacte de ce grand
homme ; il n’a laissé trace de sa vie nulle part ; il n’est dans aucun de ses héros ;
il les laisse vivre tous de leur propre vie et subir les conséquences de leurs
caractères et de leurs fautes ; il reste en dehors, et les regarde en souriant jusque
dans la catastrophe qui nous arrache des larmes : il n’est pas responsable de ce
qu’ils font.
L’écrivain subjectif est tout l’opposé de l’objectif. Il remplit
ses ouvrages de lui-même ; il se laisse voir sous tous ses héros ; il leur prête ses
sympathies ou ses antipathies, il leur fait épouser ses querelles, il les abîme de ses
passions. Quelque peu propre que soit son sujet à ces demi-confidences, il trouve
toujours un petit coin pour s’y montrer, et il fait jouer à toutes ses idées comme à
tous ses personnages le rôle de sa propre vie. Le type le plus imposant, en France, de
cette classe d’écrivains auxquels cette préoccupation passionnée d’eux-mêmes donne
quelquefois tant de puissance et d’action sur leurs contemporains, c’est Voltaire.
M. Victor Hugo, auquel je ne veux pas comparer Voltaire, pour ménager son
amour-propre, est un de ces écrivains-là.
Quand l’écrivain subjectif est un homme supérieur, doué, comme Voltaire, d’une raison
admirable, de goût, d’intelligence critique ; quand ce sujet dont il remplit tous ses
ouvrages résume en lui tout le bon sens et toute la sagesse que Dieu a départis à
l’homme, il sait faire des ouvrages vrais et durables, encore que ces ouvrages ne
soient pas écrits avec le désintéressement et l’impartialité des écrivains objectifs. C’est parce que Voltaire a été un de ces hommes privilégiés
que ses chefs-d’œuvre sont vrais, bien qu’ils soient le miroir et comme l’écho de
l’âme d’un seul homme. Mais, si l’écrivain subjectif n’est lui-même
qu’un homme de second ou de troisième ordre, qu’un sujet très
incomplet, qui n’a qu’un peu plus d’imagination et de mémoire que le commun de ses
contemporains, il résulte que toutes ses créations n’ont que la valeur d’une
exception, que son œuvre tout entière ne représente qu’un individu plus ou moins
distingué. C’est ce qu’on peut dire de M. Victor Hugo. Les personnages, — pour ne
parler que des ouvrages dramatiques, — les personnages de Voltaire sont faux
rigoureusement, en ce point qu’ils sont tous voltairiens ; mais ils sont vrais, en ce
point qu’ils représentent un homme d’un admirable bon sens, et que le bon sens est un
trait commun à tous les hommes. Les personnages de M. Victor Hugo sont faux, non
seulement parce qu’ils ne sont que des masques et des ombres de l’écrivain, mais parce
que l’écrivain lui-même, borné à sa seule imagination, cette faculté par laquelle les
hommes diffèrent le plus entre eux, manque de la raison par laquelle ils se
ressemblent et sont vrais les uns pour les autres.
M. Victor Hugo a fait, comme vous savez, beaucoup de drames et de romans, les uns et
les autres, — sauf Han d’Islande et Bug-Jargal, —
moins peut-être par goût et par volonté que par l’effet de nobles nécessités
domestiques qui l’obligeaient à rechercher un genre d’ouvrages plus lucratif que les
vers et les ballades. Ces drames et ces romans représentent presque exclusivement
M. Victor Hugo, non point par le côté positif de l’homme, mais par le côté de
l’écrivain que possède son imagination, ayant une sensibilité de cerveau et des
passions de tête, surexcité par des habitudes de travail nocturne, riant sans gaieté,
pleurant sans tendresse, s’exaltant sans enthousiasme, creusant moins les passions
humaines, pour en tirer des secrets inconnus, que la langue française, pour en tirer
des effets de style , tournant tout à l’image et au trait. Ceux qui ont
l’honneur de connaître l’auteur peuvent s’intéresser à cette contre-épreuve qu’il
donne, dans tous ses ouvrages, de son propre esprit ; mais ceux qui ne le connaissent
pas, et c’est l’immense majorité du public, ne savent qu’en penser. Ils ne trouvent
dans leur propre cœur, ni dans leur expérience du cœur d’autrui, rien qui les mette
sur la voie des étranges créations du poète ; ils les regardent avec curiosité,
d’abord parce que ces monstres sont doués d’une certaine force originelle, parce que
le théâtre sur lequel ils vont et viennent est repeint à neuf et chargé de décors, ce
qui occupe les yeux pendant que l’esprit languit ; ensuite, et il faut être juste,
parce qu’ils montrent çà et là quelque chose qui ressemble à de la sensibilité et à de
la passion, à du rire et à des larmes. On peut, à la rigueur, entrevoir de temps en
temps dans ces figures grimaçantes quelque lointaine consanguinité avec la vraie
figure humaine.
C’est que l’imagination, même quand elle marche seule, a pourtant cette singulière
puissance qu’elle sait imiter, jusqu’à tromper des yeux grossiers, les autres facultés
de l’âme : la sensibilité, la passion, la raison elle-même. Un écrivain qui n’a que de
l’imagination et de la mémoire fera une scène suffisamment passionnée avec les
souvenirs de ses lectures, sans avoir ni intelligence des passions d’autrui, ni la
conscience des siennes. Il fera parler une mère, un amant, une maîtresse, dans un
langage analogue à celui que tiennent ces personnages dans les traditions du genre ;
il aura une sorte de sensibilité assez vraie pour qui n’y regardera pas de très près ;
il pleurera convenablement ; il trouvera une bouffonnerie que les gens grossiers ou
indifférents pourront prendre pour du comique ; enfin, il rencontrera au hasard, et
pour avoir lu des choses approchantes, quelques sentiments raisonnables qu’ils
prendront pour de la raison.
C’est ce qui se voit dans les ouvrages dramatiques de M. Victor Hugo. Tout ce
personnel-là n’est pas radicalement faux et impossible, et nous sortirions de la
vérité à le prétendre ; mais ce que nous n’hésitons pas à dire, c’est qu’aucun des
sentiments que le poète met dans la bouche de ses personnages ne sort de la vraie
source d’où les tire l’art des grands poètes ; c’est que les choses de sensibilité n’y
viennent pas du cœur, ni les choses passionnées d’une âme qui peut pâtir un moment des
douleurs qu’elle prête à des êtres imaginaires, ni le rire d’un sentiment vif et
profond du ridicule, ni les larmes de l’ébranlement physique que donne à un homme
honnête et bon la pensée de malheurs même inventés, ni les choses raisonnables de cet
instinct, développé par la réflexion et l’expérience, qu’on appelle la raison.
Les plus notables enfants de cette imagination qui marche ainsi à l’aveugle, toute
seule, avec l’incertitude, mais aussi avec la témérité quelquefois heureuse d’un être
marchant sans guide, de cette mémoire échauffée qui sait prendre quelquefois le
langage de toutes les autres facultés, — à peu près comme l’homme qui a la mémoire des
airs notés répète un chant qu’il a entendu ; — sont : Didier, dans Marion
Delorme ; Hernani, dans la pièce de ce nom ; et surtout la Esmeralda, dans le
roman si justement apprécié de Notre-Dame de Paris.
Le souvenir de Notre-Dame de Paris est favorable à M. Victor Hugo.
J’entends par là cette impression lointaine que nous gardons d’une lecture, impression
douce, agréable, où disparaissent les exagérations de l’auteur, qui adoucit les
aspérités, retranche les longueurs, efface les excès d’imagination, et substitue à des
figures toujours un peu outrées, même quand l’idée première en est naturelle, des
figures vraies et naïves.
Vues à distance, à travers les souvenirs, sous ce demi-jour propice qui voile les
grossièretés et les emportements de l’exécution, la Esmeralda et Quasimodo sont deux
belles créations romanesques, et certainement les plus heureuses qu’ait imaginées
M. Victor Hugo, poète dramatique et romancier. Mais, vues de trop près, dans le livre
même, elles choquent le lecteur délicat par cette gourme de détails faux, exagérés,
ridicules, où sont noyés les traits naturels. La Esmeralda, dans ses amours, est trop
souvent niaise en ne voulant être que naïve ; Quasimodo fait quelquefois le Corydon.
Sa laideur est une accumulation de toutes les laideurs, dans le tableau démesurément
détaillé du romancier. La partie matérielle, les descriptions des lieux et des
costumes, les images excessives obstruent et étouffent ces lueurs trop rares de vérité
éternelle qui nous apparaissent isolées dans le souvenir d’une lecture lointaine.
Tel est l’effet ordinaire des ouvrages où l’imagination et la mémoire tiennent lieu
de tout ; telle est l’impression que nous font en particulier les œuvres dramatiques
de M. Victor Hugo. Le contraire arrive pour ces livres que la raison, animée par
l’imagination, a immortalisés. À la lecture, on les trouve encore plus beaux que dans
le souvenir ; on y revient avec une curiosité nouvelle ; on sent qu’on ne les a pas
lus d’assez près et que l’impression qu’on en avait gardée était restée au-dessous de
sa cause.
C’est par cette domination exclusive de l’imagination et de la mémoire dans les
ouvrages de M. Victor Hugo qu’il faut expliquer son peu d’influence sérieuse sur son
époque, et son impuissance d’avoir un rôle prépondérant, malgré de très visibles
prétentions à les remplir tous.
Les écrivains complets, c’est-à-dire ceux qui à un grand fond de raison et de bon
sens joignent une imagination dirigée et contenue, ces écrivains-là ont toujours une
action décidée et certaine sur leur temps et sur leur pays. Ils ont un caractère
déterminé, une physionomie distincte qui les élève au-dessus de tous : on sait ce
qu’ils sont venus faire ; on sait ce qu’ils représentent. On sait ce qu’ils veulent ou
ne veulent pas ; on a confiance en eux, on personnifie en eux telle ou telle opinion,
telle ou telle croyance. Ou bien ils sont en avant de leur époque, ils prophétisent
l’avenir, ils réchauffent les âmes par de sublimes espérances, ou bien ils se
tiennent à côté et au-dessus, observant avec profondeur, et raillant avec ironie ses
tendances ; maîtres des âmes, pour tout dire, soit qu’ils aiment, soit qu’ils
haïssent ; soit qu’ils entraînent leur époque vers l’inconnu, soit qu’ils la
retiennent et l’agitent stérilement dans le doute ; soit qu’ils pleurent, soit qu’ils
rient ; toujours en avant, jamais à la suite ; toujours dans les entrailles de la
société, jamais à la surface ; toujours dominants, jamais dominés ; toujours
supérieurs à leur gloire et à leurs échecs ; car, soit qu’ils pensent comme leur
époque, soit qu’ils voient en deçà ou au-delà, ils sont toujours trop en avant d’elle
pour que la mesure de leurs triomphes et de leurs défaites soit la mesure exacte de ce
qu’ils valent.
Lord Byron, Béranger, pour ne parler que des poètes, sont de ces écrivains-là.
Byron, par l’affectation d’une liberté illimitée d’esprit, d’opinion, de croyances,
de conduite, par son scepticisme effronté, par son ironie amère, par son mépris du
bien et du mal, a secoué profondément une société garrottée de règles, de formes,
d’inégalités oppressives, décorées du nom de convenances. Amis, ennemis, personne n’a
été médiocrement affecté par cet homme ; il s’en est allé de son pays afin de n’être
rien pour lui, et de n’avoir aucune part dans ses destinées, et pourtant il y a été
plus maître que s’il eut vécu toute sa glorieuse et courte vie au sein de la cité de
Londres. Comme cet homme, qui n’a été rien, a été puissant ! De quelque côté qu’on le
regarde, comme sa figure se détache nettement du milieu de toutes les figures
contemporaines ! Comme on sait bien ce qu’il est venu faire ! Les petits enfants de
l’Angleterre pourraient le dire, au besoin.
Notre Béranger, aussi solitaire, aussi en dehors de la société française que lord
Byron, mais avec la différence qu’il y a entre un pauvre petit bourgeois de France et
un noble lord d’Angleterre, entre une solitude casanière dans une petite maison de
Passy ou de Fontainebleau et la solitude errante et voyageuse à grands frais de lord
Byron, notre Béranger a aussi une physionomie qui n’est qu’à lui : et ce que j’ai dit
des petits enfants de l’Angleterre, à l’égard de lord Byron, je le dirai avec plus de
raison encore des petits enfants de notre France à l’égard du bon Béranger. Béranger,
c’est le type le plus parfait, le plus ingénieux, le plus aimé du caractère de notre
nation. Un amour quelque peu contradictoire de la gloire des armes et de la liberté
politique, des illusions nobles et généreuses, avec beaucoup de bon sens ; un esprit
critique qui ne se laisse pas facilement duper, avec les espérances d’un enfant ; une
admirable intelligence du passé, c’est-à-dire plus qu’il n’en faut pour désespérer de
la liberté et de la vertu, et pourtant une ferme croyance que les nations seront
heureuses quelque jour par la liberté et par la vertu ; de la satire poignante, avec
la bonhomie attirante ; le Français gai et rieur, sans gros éclats ; sensible, mais
non pleureur ; sans rancune et sans haine, mais non pas sans antipathies ; un
tempérament et un mélange admirable de toutes ces choses ensemble, mélange qui fait
dire aux Allemands, par exemple, que nous ne sommes pas profonds, parce que nous
n’allons à l’exagération de rien : voilà Béranger. Nous chantons tous, nous avons
chanté ou nous chanterons les chansons de Béranger. Dans les corps de garde de la
Restauration, dans les dîners de corps entre les officiers des troupes privilégiées,
les cadets de province comme les fils de leurs fermiers, les uns officiers par droit
de naissance, les autres par les guerres de l’Empire, chantaient en chœur les odes de
Béranger. Ses vers ont été des leviers de révolution. Ses querelles avec les Bourbons
de la branche aînée ont été des querelles nationales ; sa prison a été une des causes
de leur chute.
Nous cherchons vainement par où M. Victor Hugo a de l’action sur son époque, et s’il
y excite un autre sentiment que celui de la curiosité. Nous ne le voyons à la tête
d’aucune opinion, ni affirmative ni négative, mais s’emparant un peu de toutes,
successivement, et comme de lieux communs momentanés qui peuvent faire la fortune d’un
volume. Il nous semble qu’au lieu de dominer la société, soit en se tenant isolé
d’elle, soit l’embrassant, soit par l’action, soit par la critique, il flotte à la
surface, recueillant avec sa mémoire toutes les choses qui s’y disent, et reproduisant
ces choses avec son imagination ; saisissant une mode, une fantaisie, un goût éphémère
au passage, et y attachant un livre, soit de vers, soit de prose, qui dure autant
qu’une fantaisie, une mode, un goût du jour, feuilles légères qu’il jette dans un
ruisseau formé par une pluie soudaine, et qui n’ira pas plus loin que ce ruisseau ni
plus longtemps que cette pluie. Nous le voyons écho inexact, quoique sonore comme il se définit quelque part, de ce qui se montre à la superficie
de son époque, mais non pas observateur intelligent de ce qui se cache au fond ; nous
le voyons dominé, mais non pas dominant ; lauréat, tantôt de la
royauté et tantôt du peuple, mais jamais poète ni de l’un ni de
l’autre, ce qui est bien autre chose. Il n’est jamais à la tête, mais toujours à la
suite ; jamais créateur et maître d’une idée, mais toujours serviteur et héraut des
idées du moment. Par la mémoire, il retient tout ; par l’imagination, il peut prendre
tous les tons et toutes les opinions ; mais avec ces deux qualités, si brillantes
qu’elles soient, on vient après tout le monde, et on n’est maître de personne.
L’histoire des ouvrages de M. Victor Hugo est l’histoire de livres éphémères, greffés
sur des lieux communs du jour ou imités d’ouvrages analogues, où le mérite de
l’invention n’appartient pas à M. Victor Hugo. Je n’en sache pas un dont la pensée lui
soit propre ; je n’en sache pas un où il ait crié le premier, du haut du mât de
misaine : « Italie ! Italie ! » Il a quelquefois exploité les découvertes d’autrui ;
mais il n’a jamais rien découvert.
Ses premiers écrits sont des prix académiques ; il ne commence pas par chercher la
poésie en lui : il la cherche dans les programmes des Académies.
Sous la Restauration, il publie des poésies royalistes. Le royalisme vendéen, le
royalisme d’avant 89, le royalisme qui, dans les histoires de France à l’usage des
classes, supprimait tout le règne de Napoléon et les dix années de la République, le
royalisme, exhalant la malédiction et l’opprobre contre les hommes qui avaient sauvé
la patrie du démembrement, le royalisme pathétique du Conservateur,
le royalisme mais de la sainte-ampoule et de l’oriflamme, était à l’ordre du jour.
M. Victor Hugo s’épaula de toutes ces exaltations et de tous ces enthousiasmes, et
lança un recueil d’odes dans ce torrent de dévouement, qui passa bientôt, après avoir
fait plus de bruit que de mal. Hâtons-nous de dire que parmi ces odes il y en a de
très belles. Les muses de l’ode ne sont-elles pas la mémoire et l’imagination ?
Un peu plus tard, à la mode des imprécations et des colères contre-révolutionnaires,
succède la mode des cathédrales, des donjons, des tours ruinées, des châteaux féodaux,
que tous les beaux esprits du royalisme se mirent à défendre contre la bande noire, laquelle faisait des villages avec les pierres des châtellenies
inhabitées, et plantait des pommes de terre pour les hommes sur l’ancien domaine des
lapins et des renards ; la mode des nocturnes habitants des ruines féodales, sylphes,
gnomes, farfadets ; un royalisme pittoresque, habillé en moyen âge,
le faucon au poing, la rapière au côté, le bonnet à plumes sur l’oreille, se signant
devant les croix rongées de mousse, sonnant du cor sur le pont-levis des châteaux,
royalisme puéril comme le premier, et comme sont toutes les prétentions rétrogrades et
impuissantes. M. Victor Hugo se fit le chantre ingénieux de cette réaction féodale
contre la bande noire, laquelle n’était si noire
que parce qu’elle consolidait, par ses destructions, l’investiture révolutionnaire des
biens nationaux. Il fit voler dans la nuit les farfadets et les gnomes, et bourdonner
les sylphes gracieux aux vitraux des oratoires des châtelaines ; il mit en jolis vers
les lieux communs du royalisme, et il fut plus spirituel, sinon plus intelligent, que
le parti dont il recevait l’impulsion rétrograde, et dont il se faisait le troubadour
et le ménestrel.
Le plus considérable de tous les ouvrages de M. Victor Hugo, Notre-Dame
de Paris, lui a été inspiré par deux influences étrangères et extérieures, par
cette mode de moyen âge d’abord, ensuite par la popularité des romans historiques de
Walter Scott. La mémoire et l’imagination en ont fait tous les frais. C’est le fruit
d’une double imitation ; mais c’est un fruit d’un goût relevé et savoureux.
De 1827 à 1830, les tendances ont changé : le royalisme est vaincu. Le vent de
l’émigration a cessé de souffler ; les polémistes et les poètes de l’autel et du trône
sont tombés dans le ridicule. En même temps, les idées révolutionnaires et
philanthropiques deviennent les nouveaux lieux communs de ce mouvement libéral.
Napoléon redevient un grand homme, et reprend sa place dans les histoires de France.
La colonne de la place Vendôme, fondue avec les canons autrichiens, est l’objet de
pèlerinages hostiles à la royauté. M. Victor Hugo fait virer de bord sa barque
royaliste, — à son grand honneur, je dois le dire, et avec des sacrifices faits à
propos, — et il la place sous le vent des idées libérales. Il chante Napoléon, il
chante la place Vendôme, dans des vers pleins de beautés. Il fait contre la peine de
mort, le plus exploité des lieux communs du moment, un livre bizarre, mais çà et là
éloquent, le Dernier Jour d’un condamné, rêve d’une imagination qui
se suppose condamnée à mort, et qui met des couleurs à la place des sentiments, des
souffrances de tête à la place de souffrances réelles, et toute une métaphysique en
images à la place d’une forte et saignante analyse de cette révolte de la nature
contre l’idée de la destruction.
La révolution de 1830 éclate ; les héros de Juillet reçoivent l’encens des poètes ;
M. Victor Hugo les chante, et fait une hymne froide et vide pour la cérémonie funèbre
du Panthéon.
La thèse des droits et des souffrances des classes pauvres appelle l’attention et la
vogue sur quelques organes de la presse. M. Victor Hugo se met à la suite des
écrivains populaires ; il plaide, dans un morceau original, pour un prisonnier qui a
assassiné d’un coup de ciseau le directeur de la prison, et il altère imprudemment un
fait de cour d’assises, un fait de notoriété publique, pour donner tort à la société
et raison au prisonnier assassin ; il plaide en beaux vers pour les malheureuses qui
rôdent le soir dans les environs de l’hôtel de ville, contre les belles dames parées
qui vont danser au bal que la ville de Paris donne au roi.
Vous le trouvez toujours ainsi à la suite de tout ce qui réussit, de tout ce qui fait
du bruit, de tout ce qui a la vogue.
Le scepticisme est-il en honneur, il monte sa lyre au ton abattu et découragé du
scepticisme.
On refait avec de l’érudition, avec de belles quêteuses, avec des églises chauffées
au calorifère et tapissées, avec des prédicateurs beaux esprits, qui prêchent la
morale et glissent sur le dogme, que sais-je ? avec des échanges réciproques de décors
entre l’église et l’Opéra, une sorte de néo-christianisme, sans pouvoir temporel, sans
sacerdoce et sans pape : M. Victor Hugo écrit de la prose ou fait de la poésie
néo-chrétienne.
On prostitue le nom de Dieu ; on le met dans les feuilletons, à propos des pas d’une
danseuse ; ce nom sacré que Newton ne prononçait jamais sans ôter son chapeau, on le
traîne dans ces cloaques littéraires qu’on appelle les romans d’amour : M. Victor Hugo
fait de cette religiosité à la mode ; il remplit du nom de Dieu sa
prose et ses vers.
Que dirons-nous de ses drames, qui n’ont fait que renchérir sur les drames à la suite
desquels ils sont venus, hurlant là où ceux-ci n’avaient fait que crier, empoisonnant
par masse là où ceux-ci s’étaient contentés d’empoisonnements individuels, mettant
toute l’action dans le spectacle là où ceux-ci en avaient fait deux parts à peu près
égales, imitant ou exagérant deux choses, dont l’une est la conséquence de
l’autre ?
Le moins que risque le critique en s’exprimant avec cette liberté, c’est d’être
traité d’envieux. Il aura beau mettre la main sur son cœur et protester de son parfait
désintéressement, on soupçonnera de jalousie ses meilleures raisons. C’est qu’en effet
la louange a été poussée si loin, c’est que les mots de génie, de gloire, de
puissance, de force, de haute portée, ont été si ridiculement prodigués aux poètes de
ce temps, qu’une appréciation équitable Vie leur talent ne peut plus paraître qu’une
satire de niveleur littéraire. La louange a rendu la critique presque impossible en
France. Il n’y a plus que deux positions à l’égard des écrivains en vogue, celle
d’admirateurs idolâtres, et celle de zoïles ; celle de juge n’est pas admise. Voilà
pourquoi l’art périt dans un pays où les hommes de talent abondent. D’une part,
l’admiration excessive leur donne le délire, et, d’autre part, la critique,
interprétée comme de l’envie cachée, les raidit contre les bons conseils et les
passionne pour leurs défauts. La critique contemporaine n’obtiendrait pas de nos
poètes le sacrifice d’une page ; elle n’obtiendrait pas de M. Victor Hugo le
changement d’un hémistiche.
Dans une belle pièce écrite en 1830, et qui servait de préface au recueil des Feuilles d’automne, M. Victor Hugo se caractérise lui-même en ces
vers :
Très certainement le poète n’a pas voulu se diminuer en faisant de lui ce portrait.
Eh bien, il s’est critiqué en ne pensant qu’à se louer. Rien ne le caractérise mieux
qu’une âme de cristal qui reluit, qu’un écho sonore mis au centre de
tout. Je ne sache pas d’emblème plus ingénieux et plus exact d’un poète qui n’a que de
l’imagination et de la mémoire, que le verre sur lequel toute chose
se réfléchit et glisse, et où rien n’entre à fond ; que l’écho qui
n’a pas conscience de ce qu’il répète, et qui redit aussi fidèlement les paroles d’un
sot que celles d’un homme d’esprit. Il n’y a pas non plus d’analyse qui pût exprimer
mieux la nature vague et impalpable des sujets traités par M. Victor Hugo, que ces
mots de tombe, de gloire, de vie, de souffle, de rayon propice ou fatal.
Pour lui, tout ce qui peut se voir par les yeux et se retenir par la mémoire, tout ce
qui peut se traduire par des images physiques, tout ce qui a un profil, tout ce qui
rend un son, est un sujet de prose et de poésie. Prose et poésie, c’est tout ce qui
reluit sur ce verre ; c’est tout ce qui arrive à cet écho sonore, lequel n’est pas libre de choisir ce qu’il répète.
La description, voilà où est l’originalité de M. Victor Hugo ; la description, fille
de la mémoire et de l’imagination ; de la mémoire, qui dispose les objets par plans,
et de l’imagination, qui les colore. Ce n’est pas la description que nous admirons
dans les antiques épopées, cette description simple, sommaire, qui se compose de peu
de traits, et qui s’attache bien plus à faire sentir la vie d’un objet qu’à en
représenter l’aspect matériel ; cette description plus philosophique que physique,
dont l’effet est bien plutôt de faire rêver l’âme que de déployer des panoramas devant
l’imagination ; c’est la description des littératures en décadence, plus physique que
philosophique, exacte et minutieuse comme un état de lieux, et rendant les choses non
plus avec ces formes adoucies et fondues qu’elles ont dans la nature visible, mais
avec ce luxe de couleurs, d’aspérités, d’angles, et ce grossissement des proportions
que leur prête le microscope. Dans cet art dégénéré, M. Victor Hugo excelle. Peu de
poètes, non seulement dans notre âge, mais dans les âges passés, ont été doués, à un
si haut degré, de ce talent de peindre, de colorier avec des mots. Certes, si toutes
les beautés de M. Victor Hugo ne sont que des beautés de tête, ce n’est pas d’une tête
médiocre que sont sorties certaines pièces des Orientales et des Feuilles d’automne ; six scènes dans six drames qui affectent le
système nerveux, mais qui ne disent rien à l’âme26;
quelques pages du Dernier Jour d’un condamné, et un volume de Notre-Dame de Paris.
Il faut qu’il y ait du vrai dans ce qu’il dit du travail intérieur de cette tête,
Il y a en effet du bouillonnement et de la fumée
dans tout ce qu’il écrit ; mais, pour suivre sa comparaison, il sort quelquefois de
cette fournaise, sinon des armures complètes, du moins des pièces d’armures fortes et
bien trempées. Nous ne pouvons le louer que par des images physiques ; c’est le
prendre par son faible, et le payer en sa monnaie. S’il s’agissait de l’art supérieur
des Racine, des Corneille, des La Fontaine et des Molière, nous irions chercher nos
comparaisons dans les régions les plus élevées du monde moral.
Dans le genre lyrique, qui vit d’images et de tours hardis, M. Victor Hugo a fait
quelques ouvrages qui resteront. L’ode, cette chose légère, qui se
compose d’ordinaire d’une pensée commune enveloppée de beau langage, espèce de cocon
grossier et de peu de prix, autour duquel le poète file son riche tissu de strophes
colorées et harmonieuses, l’ode sied admirablement à un poète dont le fond est mince,
et qui est plutôt décorateur que penseur. La langue française n’a pas de plus belles
odes que les deux ou trois plus belles de M. Victor Hugo. C’est là qu’éclatent toutes
les richesses de ce talent tout extérieur : images hardies et précises, phrases
pleines de nombre, rapprochements heureux de mots qui font l’illusion de pensées,
beaucoup de traits, cette beauté spéciale de la poésie lyrique,
beauté piquante, mais équivoque, où l’on ne saurait dire ce qui est beau, si c’est
l’idée ou si c’est le tour. C’est là que l’infirmité naturelle du poète réduit à
l’imagination et à la mémoire est le moins sensible ; car l’ode peut se passer d’idées
profondes, de sensibilité, de raison supérieure, toutes choses sans lesquelles les
durables succès ne sont pas possibles dans les autres genres, dans le théâtre
particulièrement. On pourrait même expliquer par la supériorité de M. Victor Hugo dans
l’ode, ses équivoques succès dans le drame. Voilà pourquoi certains amis de M. Victor
Hugo, tout en louant ses drames, par devoir d’amis fidèles à la bonne comme à la
mauvaise fortune, le ramènent sans cesse à sa vocation lyrique, et l’engagent
métaphoriquement à quitter les poignards pour la lyre innocente, et à ne pas sacrifier
sa gloire à sa vogue. Par malheur, les odes rapportent peu ; la lyre, — et ceci soit
dit à la honte de l’époque ! — la lyre ne nourrit pas le poète, et ce n’est pas
seulement par goût que M. Victor Hugo préfère les choses lucratives aux triomphes
stériles, et le genre qui rapporte au genre qui immortalise.
Quelques lecteurs désintéressés, et nous sommes de ceux-là, préfèrent la prose de
M. Victor Hugo à ses vers. Ce n’est pas que cette prose soit de meilleure qualité en
soi que sa poésie, eu égard à la condition de perfection relative qui est imposée à
tout ouvrage durable dans notre langue, c’est parce que les imperfections de M. Victor
Hugo y sont plus supportables, et que ses qualités s’y déploient plus librement. La
poésie française est, nous le voulons bien, d’une sévérité excessive ; mais, comme
elle n’a pas empêché les chefs-d’œuvre, et qu’au contraire elle y a même puissamment
aidé par cette sévérité qui tue les écrivains médiocres et qui tient les écrivains
supérieurs en garde contre les moments de paresse, on ne peut pas se contenter de
poésies imparfaites dans un pays où l’on en connaît de parfaites, ni dispenser un
poète du xixe
siècle des conditions qui ont pesé sur
ceux du xviie
. Or. dans les ouvrages poétiques de
M. Victor Hugo, sauf quelques odes qui ont atteint la perfection du genre, les fautes
pullulent à côté des beautés, les mauvais vers étouffent les bons ; il y a peu de
strophes qui n’offrent de ces rimes complaisantes qui servent à amener le vers final,
ficelles de la poésie qu’il est si glorieux de cacher, et que M. Victor Hugo étale
dans presque toutes ses pièces, et justifie dans toutes ses préfaces. Sa prose est
donc plus goûtée que ses vers, parce que sa prose a moins besoin de mots de
remplissage pour amener la phrase à effet, et que, les écueils y étant moins nombreux,
les naufrages y sont plus rares. Bon nombre de pages en prose de M. Victor Hugo sont
de la vraie école française, correctes et fortes, fidèles au génie de la langue et
empreintes de nouveauté, d’un tour énergique et hardi, éclatantes sans or faux,
originales sans bizarrerie, harmonieuses sans mollesse, écrites avec un sentiment
quelquefois erroné, mais toujours consciencieux, actif et présent de la langue. C’est
même ce sentiment, c’est ce souci de la langue, qui conservent à M. Hugo quelques amis
secrets, malgré le scandale recherché de la plupart de ses succès de théâtre, et
malgré ses orgueilleuses théories pour faire de ses défauts mêmes des beautés, et de
son art imparfait un progrès sur l’art des deux derniers siècles.
Dans les descriptions, dans les lieux communs, dans les développements lyriques, que
M. Victor Hugo veut en vain nous faire prendre pour des scènes dramatiques, dans le
paradoxe, où il a peut-être le malheur d’être sincère, dans ses apologies hautaines,
mais passionnées, la seule chose où M. Victor Hugo ait une espèce de naturel, et
semble prendre ses inspirations plus bas que la tête, dans tout ce qui est d’ornement,
de décoration et d’apparat, sa prose se fait lire, même des gens d’un
goût difficile, avec un singulier intérêt. Il y a là un instinct supérieur du
langage français, et quelquefois une science de la valeur des mots qu’apprécient
beaucoup mieux les juges les plus sévères du jeune écrivain que ses plus ardents
admirateurs. La préface de Cromwell, le vieux Paris dans Notre-Dame de Paris, la cathédrale, les portraits physiques des
personnages, celui, entre autres, de Louis XI, qui joue un rôle dans ce roman, figure
curieuse que la main un peu molle et nonchalante de Walter Scott n’a pas si bien
rendue, quelques tableaux du Dernier Jour d’un condamné, deux ou
trois grandes descriptions, soit de spectacles matériels, soit de sentiments
matérialisés, ne sont d’un art inférieur à l’art du dix-septième siècle et du
dix-huitième, que parce que les choses du monde matériel sont inférieures aux choses
du monde moral, et parce qu’un art qui a produit des livres achevés est fort supérieur
à un art qui n’a produit que d’excellents morceaux dans des livres très
défectueux.
Telle est, nous le disons en conscience, la part équitable du bien et du mal dans le
talent si éminent de M. Victor Hugo. C’est une singulière popularité que la sienne. Il
n’est le poète de personne ; il ne représente aucun parti, aucune opinion ; il ne va, comme on dit en France, à personne, et cependant c’est un
des noms les plus retentissants de l’époque. On n’attend rien de lui, on ne lui
demande rien, on n’est nullement curieux d’avoir son sentiment sur les choses qui
agitent les esprits ; et pourtant ses ouvrages n’excitent pas une curiosité médiocre.
On l’admire, on ne l’aime pas ; il occupe ses contemporains de lui, et il est isolé au
milieu d’eux ; c’est un roi sans sujets, et il ressemble en ce point à Charles X, qui
n’a, pour se croire roi, que deux ou trois serviteurs qui le saluent chaque matin de
ce nom. Lui aussi règne et ne gouverne pas ; il s’agite dans son époque, mais il n’y
tient pas le premier rang, et sa réputation se ressent de cette incertitude ; car si
elle est passée en habitude, elle n’est pas consentie. Je ne parle pas des deux ou
trois douzaines de jeunes gens, nouvellement échappés du collège, qui lui payent
tribut pendant la première année de leur liberté, et qui lui offrent, comme chez les
Romains, leur première barbe ; ces jeunes gens-là ne sont pas, j’imagine, l’époque ;
c’est à peine s’ils en sont un des plus intéressants ridicules. Tous, d’ailleurs, ou
presque tous, après le premier ébahissement, et quelques mois d’une admiration où
l’ennui des études classiques, récemment quittées, est pour la plus forte part,
rentrent bientôt, désabusés et guéris, dans la masse de ce public cultivé qui, nous le
répétons, s’intéresse à M. Victor Hugo, mais ne l’adopte pas.
C’est que le poète ne représente pas un caractère, un homme : c’est une imagination
qui flotte à tous les vents, et qui se teint de toutes les couleurs ; c’est un
écrivain qui reçoit de toutes parts, mais qui ne donne rien qu’il ait en propre. Or,
une époque où, après tout, les hommes sérieux et raisonnables sont plus nombreux que
les fous, ne peut pas faire amitié avec une imagination et une mémoire. Ce n’est point
par la tête, c’est par les entrailles qu’une société et ses écrivains éminents se
prennent et se lient. On aime peut-être encore plus Béranger qu’on ne l’admire.
L’Angleterre craignait lord Byron. C’est par l’amour et la crainte, ces deux
sentiments très divers, mais également profonds, qu’une époque se donne à un écrivain
supérieur et qu’un écrivain supérieur domine et possède son époque. Qui est-ce qui
aime M. Victor Hugo, et qui est-ce qui le craint, au sens littéraire, bien
entendu ?
Nous ne voulons pas prendre parti exclusivement pour l’époque contre l’écrivain ;
loin de là, nous consentons à tirer du caractère même de cette époque des circonstances atténuantes, pour expliquer les défauts de l’écrivain. Oui,
cette époque est dure pour les poètes ; oui, ce temps-ci est peu propice aux poésies
consciencieuses, au culte de l’art du dix-septième siècle ; oui, nous adhérons à tous
les griefs que lui reprochent les poètes, sauf ceux de leurs vanités blessées ; nous
trouvons que l’atmosphère en est lourde ; qu’on respire mal dans cette poussière
d’opinions et de croyances !… oui, mais, dans cette époque, il y a des traditions pour
les choses de l’art comme pour les choses de la vie ; il y a de bons côtés, il y a de
nobles espérances ; il y a surtout ce nombre immense d’hommes sérieux et raisonnables
pour qui écrivent d’illustres contemporains, Chateaubriand, Carrel, Déranger, Thierry,
Villemain et d’autres plus jeunes de renom, qui savent revêtir les pensées les plus
diverses d’un langage uniformément marqué de vérité, d’étude et de raison.
Deux rôles sont à prendre à l’époque où nous vivons : ou bien il faut se faire
l’organe intelligent et passionné de toutes ses bonnes tendances ; ou bien il faut
l’attaquer et la rejeter en masse, et, puisqu’on désespère de l’amender, la précipiter
vers la tombe et hâter la venue de celle qui doit la suivre. Mais, pour ces deux
rôles, il faut une raison très supérieure, quoique très diversement appliquée ; il
faut, pour le premier, une raison portée à espérer et à aimer ; pour le second, une
raison amère et ironique, ce dissolvant qui fait éclater les vieilles sociétés ; il
faut être ou lord Byron ou Béranger. Avec de l’imagination et de la mémoire seulement,
on n’est appelé ni aux grandes influences, ni au durable empire de la raison.
Si ce qu’on vient de lire est sensé, on en devra conclure que ce que nous paraissions
craindre au commencement de cet article, comme une chose possible, est peut-être une
chose prochaine et inévitable : c’est à savoir la mort littéraire de M. Victor Hugo.
Il y a deux manières de finir pour l’écrivain. Il y a la manière commune, qui est
lorsque l’esprit et le corps finissent ensemble, et que l’écrivain subit le sort de
tous ; il y a ensuite la manière morale, qui est lorsque l’esprit finit avant le
corps, soit par une stérilité soudaine, soit par une fécondité sans progrès, où
l’auteur perd de sa gloire en proportion de ce qu’il ajoute à son bagage. Ce serait
là, nous voudrions bien nous tromper, l’espèce de fin réservée à M. Victor Hugo On
remarque, dans sa carrière littéraire, un symptôme particulier qui inquiète même ses
plus aveugles amis, c’est que, dans la prose comme dans la poésie, ses premiers écrits
valent mieux que les derniers, sauf quelques parties d’ouvrage où le dernier rompt la
loi ordinaire en n’étant que l’égal du premier. Parmi ses meilleures odes, il en est
deux ou trois qu’il a faites à vingt ans ; il en est une qui lui a valu, à dix-sept
ans, un prix académique. Dans son théâtre, Marion Delorme et Hernani, ses deux premiers ouvrages, sont incomparablement les
meilleurs ; les quatre derniers, non seulement valent beaucoup moins que les premiers,
mais encore sont d’une infériorité progressive, et forment quatre degrés de la chute.
Les meilleurs pages de prose de Notre-Dame de Paris ne sont pas
meilleures que la préface de Cromwell ; les Feuilles
d’automne n’ont rien ajouté à la gloire des Orientales ; les
Chants du Crépuscule sont indignes des Feuilles
d’automne ; toujours la dernière chose faite est la pire. On dirait que
M. Victor Hugo a été condamné à n’être en effet qu’un enfant de
génie, comme l’appelait M. de Chateaubriand. Les œuvres de l’homme font honte
aux œuvres de l’enfant.
Que va faire M. Victor Hugo ? Si ce sont des recueils de vers inférieurs aux Chants du Crépuscule, il faudra donc que ses derniers partisans
l’abandonnent ou lui conseillent le théâtre plutôt que la lyre. Si ce sont des pièces
de théâtre inférieures à Angelo, tyran de Padoue, il sera donc dans
son époque quelque chose de moins qu’un vaudevilliste fécond, après avoir promis
quelque chose de plus qu’un prosateur et qu’un poète distingué ? Triste déclin, retour
amer de cette fortune qui couronnait son front de palmes prématurées, comme lui
disaient les secrétaires perpétuels des Académies dans leurs rapports sur les prix. Au
temps où le théâtre français était dans l’enfance, où Jodelle et Hardi imitaient
platement et sans intelligence, l’un les formes extérieures de la tragédie grecque,
l’autre les intrigues et les fils du drame espagnol, une fécondité malheureuse pouvait
donner une sorte de gloire, et Jodelle et Hardi furent des hommes éminents pour leur
époque. Mais aujourd’hui, après tant de chefs-d’œuvre dramatiques, quelle gloire se
ferait-on même avec les huit cents pièces de Hardi, dont quelques-unes lui coûtaient
deux matinées de travail, et dont il défraya pendant trente ans le théâtre naissant ?
Quel glorieux théâtre ce serait que quelques douzaines de drames de la force d’Angelo ou de Marie Tudor ! Mais M. Victor Hugo
sera-t-il libre de s’arrêter, même dans ce genre déjà si bâtard ? Son public ne le
poussera-t-il pas en avant ? Rassasié de poignards, de fioles de poison,
d’assassinats, ne demandera-t-il pas des émotions plus fortes, et n’obligera-t-il pas
l’auteur, sous peine de ne pas aller à ses pièces, de faire, en guise de drames, des
libretti de combats de gladiateurs ? N’y a-t-il pas là un
épouvantable cercle vicieux ? Pourquoi donc n’avons-nous pas un Prytanée pour nourrir
les enfants de génie, ces vieillards de trente ans, qui ont gagné
leurs invalides à l’âge où ceux qui doivent être des hommes de génie ne sont que des
jeunes gens qui promettent ?
Combien est différente en effet la destinée des uns et des autres ! Ce qui fait le
génie, c’est une raison supérieure, double fruit de l’instinct et de l’expérience, du
naturel et du travail, des choses devinées et des choses apprises. Ce qui fait les
enfants de génie, c’est une mémoire heureuse et une imagination précoce, dons rares,
si, au lieu d’être des fruits tout d’abord, ce n’étaient que des fleurs. De cette
différence dans les organisations, il en résulte une bien notable dans les destinées.
L’enfant de génie, arrivé à l’âge mûr, a déjà perdu la première vivacité de sa mémoire
et la première fraîcheur de son imagination. Réduit à son rôle de cristal et d’écho sonore, comme s’est défini le poète qui
nous occupe, ne regardant jamais au-delà de la surface et des couleurs des choses, ne
voyant dans un homme qu’une figure qui n’a que la profondeur d’un portrait sur la
toile, si sa position de famille ou d’argent le retient dans le même pays, dans la
même ville, s’il ne peut pas renouveler sa mémoire en voyageant, et remeubler cette
lanterne magique qu’on appelle l’imagination, en variant ses spectacles et ses points
de vue, il en viendra bientôt à se répéter, comme les vieillards, lesquels, ne pouvant
plus apprendre, ruminent sans cesse, à la manière des bœufs, leurs pensées
d’autrefois. Or, n’aperçoit-on pas, dans les Chants du Crépuscule,
des répétitions, des reprises en sous-œuvre de choses déjà faites ? Ne serait-ce pas
çà et là de la poésie de ruminant ? L’homme de génie, — c’est à savoir celui en qui la
raison est un don naturel et un instrument de conquêtes et d’acquisitions
journalières, — se renouvelle sans cesse, parce qu’il apprend sans cesse, compare sans
cesse, creuse sans cesse dans cet abîme de l’âme humaine dont personne encore n’a
touché le fond, pas plus que celui de la mer, et où les générations d’hommes de génie
ne font qu’enfoncer la sonde de quelques brasses de plus. Aussi, sans avoir quitté sa
ville ni connu d’autre monde que son horizon, il s’étend, il s’augmente, il grandit
jusqu’à ce que la vraie vieillesse lui donne le droit de se reposer dans une
majestueuse inaction. La Fontaine n’avait guère fait de voyage que de Château-Thierry
à Paris et de Paris à Château-Thierry. Racine écrivait Athalie,
séparé de sa femme et de ses enfants par une cloison, et trouvait, dans sa raison et
dans sa science, le secret des grands caractères de Rome, d’Athènes et de Jérusalem.
Chez ces esprits merveilleux, la mémoire et l’imagination étaient les humbles
ministres de la raison : la mémoire leur remettait sous les yeux la longue suite de
leurs expériences ; l’imagination leur fournissait les agréments qui rendent la raison
aimable et cette couleur particulière qui fait que des vérités, vraies en tout temps
et en tout pays, appartiennent pourtant, comme par droit d’invention, à l’homme de
génie qui les a exprimées.
L’imagination s’use et use vite l’écrivain qui n’a pour tout fond que ses fragiles
richesses. Buffon a dit quelque part que « l’âme n’est pas faite pour sentir, mais
pour connaître » ; mot profond d’un grand écrivain qui savait par expérience d’où
vient la force des grands écrivains. C’est parce que notre âme est faite pour
connaître que la connaissance, qui est inépuisable, la renouvelle et la fortifie sans
cesse. L’âme qui, par une imperfection naturelle aggravée par des habitudes
systématiques, est réduite à sentir, doit arriver bientôt à l’épuisement, la
sensibilité étant naturellement finie, au rebours de la connaissance, qui est infinie.
Aussi, lorsque l’enfant de génie, arrivé au seuil de l’âge mûr, dans toute la force de
la vie, voit sa santé s’asseoir et sa gloire chanceler, et, dans un corps qui prend de
l’embonpoint, un esprit qui s’amaigrit, l’homme de génie entre dans la plénitude de
ses facultés physiques et morales, et atteint, au milieu de l’attention et de la
faveur universelles, à cette sublime convenance de la virilité du corps et de la
virilité de l’âme. Aussi encore, à l’âge où l’enfant de génie, à
peine penchant vers la vieillesse, est depuis longtemps dans la décrépitude de
l’esprit, et n’a plus de mémoire que pour regretter les triomphes du temps passé,
l’homme de génie tire encore de ce fond inépuisable de la connaissance, des pages
pleines de sens, qui brillent du doux éclat d’une imagination rassise. Le vieux
Malherbe, qui n’était qu’un homme d’un grand sens, écrivait, à soixante ans, sa belle
ode à Louis XIII, et disait dans un admirable langage :
La plupart de nos grands écrivains ont écrit dans l’âge mûr leurs chefs-d’œuvre, et
d’excellents ouvrages à l’entrée de la vieillesse. Et n’est-ce pas une chose à la fois
triste et glorieuse pour l’homme, de voir en nos jours ce même Chateaubriand, qui a
salué Victor Hugo du titre d’« enfant de génie », à l’heure où cet enfant, devenu
homme, se débat sous ce fatal horoscope et sous cet arrêt d’avortement, écrire à l’âge
du vieux Malherbe, et avec toute la verdeur de l’âge mûr, des pages supérieures
peut-être à celles du milieu de sa vie, purgées de toutes les choses de hasard, doux
fruits de la connaissance et de la sensibilité, nobles, reposées, chaudes plutôt que
chaleureuses, doucement nuancées plutôt qu’éblouissantes, où toutes les qualités du
grand écrivain, raison, imagination, goût, mémoire, s’équilibrent dans un admirable
accord ? La raison ! c’est là ce qui rajeunit l’écrivain, c’est là cette fortune
d’Éson que demandait le vieux Malherbe :
Mais peut-être, — et puissions-nous n’avoir pas mérité qu’on nous fasse l’injure de
prendre ceci pour une ironie ! — peut-être M. Victor Hugo est-il destiné à ce
rajeunissement contre nature ; peut-être ne doit-il pas être privé à tout jamais de
connaître la douce et solide gloire des ouvrages raisonnables. S’il avait quelque ami,
non de ceux qui se font ses amis pour s’en donner le relief auprès des sols, mais un
ami étranger aux lettres et aux partis littéraires, qui l’aimât pour lui-même, et qui
l’avertît courageusement de sa décadence, peut-être ferait-il un retour sur ce
contraste si attristant de sa jeunesse florissante et de sa réputation au déclin, sur
les admirateurs qui diminuent et sur les indifférents qui augmentent ; peut-être, par
un vigoureux effort, s’arracherait-il à sa fausse gloire pour se retremper dans la
double source des pensées éternelles : la solitude et la raison. Il serait beau de
voir alors dans le même homme les fruits des âges d’or, et ceux des décadences, les
œuvres de l’âme qui sent et les œuvres de l’âme qui connaît Lucain, à quarante ans, se
rapprocher de l’art de Virgile ; Perse, vieillissant, glaner ce qu’Horace aurait
laissé sur ses pas de satire sensée et éternelle ; M. Victor Hugo quitter enfin la
robe prétexte pour prendre la robe virile, et le jeune poète, qui est père d’une belle
famille, laisser pour héritage à ses enfants des livres qui leur apprennent à se
conduire dans la vie ! Avec quelle joie verrions-nous cette résurrection, nous qui
avons une si religieuse idée de l’art, nous qui sommes l’un de ces amis
secrets de M. Victor Hugo, qui l’aiment pour son incontestable instinct de la
langue, don naturel de tous les grands écrivains de notre pays !
Depuis qu’il a été reconnu que les écrivains doivent être jugés non seulement au
point de vue absolu de l’art, mais en regard du temps et de la société où ils ont
vécu, la critique est devenue un art en quelque sorte double, participant de
l’esthétique et de l’histoire. D’une part, elle doit regarder le poète dans son
époque, discerner ce qu’il en a tiré ; d’autre part, il lui faut comparer l’œuvre du
poète aux types généraux de l’art et aux œuvres analogues des époques antérieures. On
lui demande de montrer ce que le poète a été pour son temps et par son temps, et de
fixer d’avance sa place dans la postérité. C’est par l’accomplissement de ces deux
conditions, toutes deux si difficiles ; car la première exige beaucoup d’observation
et de sens, et l’autre un instinct très sûr et une science complète des conditions de
l’art, que la critique est devenue elle-même un art original et créateur. Je vais
choquer, dès ces premiers mots, tous les auteurs qui pensent avoir seuls le privilège
de créer, parce que leurs productions portent le titre des genres auxquels on attache
plus particulièrement l’idée d’une création. Mais, si c’est par le fond et non par le
titre que valent les œuvres de l’esprit, et si la création consiste, dans le sens le
plus exact du mot, soit à imaginer des choses nouvelles, n’importe dans quel ordre
d’idées, soit à reproduire, sous des formes rajeunies par la force et la naïveté de la
conviction, des pensées et des sentiments éternels, je répète qu’il peut y avoir plus
d’originalité, au temps où nous vivons, dans celui qui juge que dans celui qui crée.
Du reste, l’invention littéraire est diverse selon les époques. Tantôt elle est dans
les poètes, tantôt dans les historiens, les philosophes et les critiques. Quintilien,
Sénèque, Tacite, n’inventaient-ils pas plus que Stace ou Silius Italicus ?
Toute critique qui s’en tiendrait aux rapports du poète avec son époque serait
incomplète. Elle risquerait, d’ailleurs, de ressembler à ces panégyriques composés du
vivant des auteurs, qui ne partagent jamais leur immortalité, comme ces arcs de
triomphe dressés sur le passage des princes, lesquels ne survivent pas à la cérémonie.
La critique qui ne quitterait pas le point de vue absolu de l’art, outre qu’elle
serait tout aussi incomplète, risquerait de ne pas apercevoir ce que chaque époque
peut ajouter d’idées vraies et durables au fond commun, et de négliger, comme choses
éphémères, des choses faites pour vivre. Comme la première critique pourrait dégénérer
en apologie, celle-ci pourrait dégénérer en satire. Le milieu est difficile à tenir ;
car il ne s’agit de rien moins que de concilier deux dispositions qui semblent
s’exclure. Il est rare que l’habitude d’apprécier les écrivains vivants dans leurs
rapports avec leur époque ne mène pas de l’extrême bienveillance pour les œuvres à la
complaisance pour les personnes. Elle a, d’ailleurs, des avantages réels et des
profits pour le critique. Elle a fait de lui l’ami du poète, quelquefois son
commensal, elle lui donne une part dans le succès, et le relief d’une sorte de
Précurseur évangélisant une sorte de Messie. De même, presque toujours une
préoccupation exclusive des conditions de l’art mène à trop de rigueur ; elle
précipite le critique de la sévérité motivée pour l’œuvre dans les préventions contre
la personne ; elle s’exagère, par l’attrait même des hostilités auxquelles il s’expose
en traversant la réputation des auteurs, et elle peut être envenimée par son succès,
qui est d’une espèce dangereuse, comme tout succès de critique.
C’est surtout de notre temps que le milieu est difficile, parce que la discussion a
poussé chacun aux extrêmes limites de son sentiment particulier. Le critique du fait,
des convenances contemporaines entre le poète et son époque, s’est trop hâté
d’immortaliser des choses éphémères ; le critique du droit des principes absolus, a
peut-être trop réduit la part des choses durables dans les œuvres du poète. Aussi, et
quoiqu’il soit facile de découvrir dans le premier, sous des explications plus
amicales que péremptoires, des points par où il s’entendrait avec le second, et, dans
le second, parmi ses sévérités, de vrais éloges qui le mettraient d’accord avec le
premier, nous n’avons pas encore ce beau modèle de critique que j’ai tracé. Est-ce que
ceux à qui n’aurait pas manqué l’impartialité nécessaire pour le réaliser, n’en ont
pas eu le talent ni le goût ? Ou n’est-ce pas plutôt que l’ardeur d’esprit que demande
chaque thèse en particulier pour être traitée avec nouveauté et profondeur, rend
l’impartialité impossible ?
Ces réflexions me seront peut-être comptées comme une marque de sincérité, au début
d’un travail sur un poète aimé si justement, qu’au moment de le critiquer je cherche à
affaiblir l’autorité de ce que je vais dire. En confessant que, des deux points de vue
particuliers dont la réunion ferait de la critique un art supérieur, j’incline plus
particulièrement vers celui des principes absolus, j’abdique indirectement toute
prétention à la gloire de cet art. Mais si c’est d’avance discréditer mes idées que de
déclarer qu’elles penchent plus d’un côté que d’un autre, j’en aime mieux le risque
que celui de prétendre à tenir le milieu, ne le tenant pas en effet. Il ne m’est pas
donné de connaître toute la vérité ; mais j’ai du moins un point fixe pour en
connaître une partie considérable. Et qui peut prétendre à plus, dans ce temps-ci,
qu’à trouver et à déterminer, dans un ordre quelconque d’idées, une moitié seulement
de la vérité ?
Les deux espèces de critique sont très utiles, quoique diversement ; mais je crois
qu’aujourd’hui la critique qui recherche les traditions et les idées durables l’est
beaucoup plus, et à plus de gens, que celle qui analyse les convenances réciproques du
poète et de ses contemporains. Car, de même qu’en un temps de morale relâchée, vous
n’irez point faire une théorie des milles accommodements de l’esprit de société, de
même ce serait mal prendre son temps, à une époque de relâchement littéraire, que d’y
trop abonder dans le sens des écrivains qui en sont la cause ou l’effet. Il faut bien
que je sois persuadé de cela pour m’assurer que je ne fais pas chose nuisible à l’art
en défendant la tradition et la discipline.
Si, après tout, ce n’est là qu’une affaire de goût, il n’y a peut-être pas mauvais
goût à aimer mieux, maîtres pour maîtres, les grands écrivains des temps passés que
ceux du nôtre, à rechercher, à travers la fumée des holocaustes, la vraie valeur des
œuvres contemporaines, à se défendre de ces enthousiasmes déplorables qui corrompent
tous les écrivains populaires. J’ai, pour mon compte, la vanité de haïr ces habitudes
de dépendance et de vasselage littéraires du critique devant l’écrivain, et ces
froides adulations qui étourdissent le dieu, et dissipent les précieuses qualités
d’esprit de l’adorateur en louanges stériles.
Courier l’a dit, avec l’exagération d’un esprit chagrin, mais avec la sagacité d’un
esprit juste : « En France, nous aimons la livrée. » Si ce n’est pas devant une
glorieuse épée que nous nous agenouillons, c’est, comme on dit, devant une lyre. Nous
sommes les hommes liges de l’auteur en renom ; nous portons sa devise ; sa cause est
la nôtre. En cas d’attaque un peu vive par quelque critique qui a eu la prudence de se
préserver de l’engouement, pour s’épargner les retours et les confessions, nous lui
offrons nos bras ; nous venons déposer aux pieds du poète notre colère généreuse pour
châtier le téméraire ; nous tenons conseil pour savoir s’il ne convient pas de nous
couper la gorge avec lui ; nous nous vantons que, mît-il des gants de velours, nous ne
lui toucherions pas la main ; nos femmes renouvellent pour lui la ligue des
précieuses ; nous consolons le pauvre poète, qui est tout souriant du coup qu’il a
reçu, comme cet empereur romain dont on brisait les statues et qui disait : « Je ne
suis pas blessé. » Nous crions au Zoïle, ce qui est une injure surannée, mais une
flatterie toujours nouvelle.
Il y a deux ou trois sortes de vanités là-dedans. Il y a la vanité du familier d’un
homme à la mode, pour qui cette illustre amitié est un titre, une contenance, une
valeur de salon, une occasion d’être interrogé souvent et de parler beaucoup. Il y a
celle d’en tirer des lettres de remerciement avec les armes et le cachet, qui sont une
sorte de brevet d’esprit aux yeux des incrédules ou des libraires qui résisteraient à
acquérir nos œuvres. Il y a celle de n’être pas dans les rétrogrades, ce qui est la
terreur de quelques esprits éminents et la rage de tous les esprits médiocres, comme
si le progrès n’était pas de remplacer une mauvaise chose par une bonne. Or, résister
à ce fétichisme littéraire, à cette manie de se faire la pièce d’échafaudage d’une
statue qui sera peut-être brisée du vivant du dieu, retarder enfin de sa personne ce
mouvement désordonné qui entraîne toutes les bonnes disciplines, C’est une tâche qui
ne peut pas être tout à fait stérile, ou une erreur qui est trop peu avantageuse pour
n’être pas honorable.
Parmi les mauvaises habitudes que nous avons retenues du xviiie
siècle, la plus ridicule est celle de juger les critiques
d’aujourd’hui comme Voltaire jugeait Fréron. Le moindre écrivain d’art, s’il ne se croit pas encore un Voltaire, a déjà du moins son Fréron
qu’il s’immole orgueilleusement dans sa préface. La différence est grande pourtant
dans les rapports du critique avec l’auteur critiqué, au xviiie
siècle et de notre temps. Au xviiie
siècle, l’auteur, quoique déjà maître des esprits, quoique assez
puissant pour que la tête lui tourne, ne jouit pourtant que d’une liberté de tolérance
sous un maître relâché, mais d’autant plus sujet à des retours de despotisme. La
Bastille est encore debout, il y a encore un bourreau qui lacère les livres sur
l’escalier du Palais de justice, et un lieutenant du roi qui appréhende au corps les
écrivains. Si le critique n’est pas toujours un agent de l’autorité, payé, comme
l’esclave antique, pour hurler derrière le char du triomphateur, et rabaisser celui
qu’on n’ose pas faire taire, on peut toujours l’en soupçonner, et voir en lui un
complice intéressé plutôt qu’un loyal détracteur. Aujourd’hui, rien de pareil.
L’auteur règne sans contestation, et, sauf qu’on ne lui permet pas de commettre le
viol en plein théâtre, ni d’y traîner, comme Aristophane, les pères et mères de fils
encore vivants, il est libre de tout dire, et n’a pas besoin de privilèges pour se
faire imprimer. Les gouvernements ont abandonné tout droit sur lui, et l’ont déclaré
quitte de toute redevance de servitude, à titre de représentant de cette liberté de la
pensée, si glorieusement conquise en 89. Il n’est guère gêné que par ses propres
scrupules, et rien ne lui est interdit que ce qu’un homme qui a l’honneur de tenir une
plume doit s’interdire tout le premier. Quant au critique, il est placé en face de
l’auteur victorieux et omnipotent, seul, sans complicité directe ni indirecte avec le
pouvoir, lequel croit avoir mieux à faire que de s’occuper des querelles des
écrivains, sans autre auxiliaire que sa probité et son bon sens, forcé de tenir tête à
la fois à l’homme applaudi et à la cohue qui bat des mains, ayant contre soi, outre le
désavantage d’être seul, le préjugé de l’infériorité littéraire de celui qui juge à
l’égard de celui qui produit. De son côté, la partie n’est pas même égale, et il
semble qu’il est à peine généreux de se liguer avec le poète que défend toute une
armée contre le critique qui attaque tout seul. Comment donc, les rôles étant devenus
si différents, les idées sur le critique sont-elles restées les mêmes ?
Comme l’écrivain n’a pas proprement une puissance officielle, et que, dans un
gouvernement de discussion, les affaires publiques passent pour être les plus grosses
affaires du pays, nous ne voyons dans les débats littéraires que des querelles sur la
manière la plus propre de distraire des esprits occupés de beaucoup mieux que cela.
L’illusion est grande au jugement de quiconque a médité sur l’influence sociale des
écrivains et des livres. Il est fort différent pour un pays qu’un écrivain de talent
emploie sa plume à défendre le dévouement, les mœurs, le devoir, ou qu’il s’en serve
pour idéaliser l’égoïsme ; qu’il analyse profondément les passions humaines, afin d’en
montrer la mauvaise logique et les pièges cachés, ou qu’il justifie les plus brutales
et en l’imitation, en en faisant le principal trait des caractères
supérieurs ; qu’il fasse aimer la vie laborieuse et pure, ou qu’il exalte la vie
opulente et sans devoirs ; qu’il affermisse et contienne l’intelligence des jeunes
gens par un langage sensé, ou qu’il la trouble par des manières de mal dire, qui
mènent trop souvent au mal faire. Et, si cela est vrai, comment ne veut-on pas que la
critique s’émeuve contre ces abus de la liberté de la pensée, et qu’il y ait dans
cette opposition de quoi tenter un homme d’esprit et de cœur ?
Nous comprenons les passions politiques ; nous trouvons bon qu’on se déchaîne contre
des ministres parce qu’ils placent tous leurs cousins, et nous pardonnons à peine les
convictions littéraires et l’opposition faite à un écrivain qui use mal du droit de
tout dire ! Est-ce donc parce que ceux que la politique blesse se plaignent tout haut
et font du bruit, tandis que les victimes de l’écrivain, non seulement ne se plaignent
pas, mais même ne se sentent pas blessées ? Est-ce parce que nous croyons qu’il n’y a
de mal que celui qui fait crier, et que le mal qu’on aime n’en est pas un ? Nous avons
cent journaux pour faire la guerre à tel ministre qui ne le sera plus demain, et nous
n’en avons pas un pour surveiller l’écrivain qui dégoûtera nos femmes de la vie de
famille, et leur donnera la fantaisie des belles passions orageuses, qui instruira les
fils à mépriser les pères, et soulèvera nos imaginations contre nos meilleurs
instincts ? Quant à moi, non seulement j’assimile les deux oppositions, mais je
regarde que, selon le talent et la direction d’idées des écrivains populaires,
l’opposition littéraire pourrait être beaucoup plus utile en certains moments que
l’opposition politique. Et, par là, je crois faire plus d’honneur à l’écrivain, dont
la mauvaise influence peut, après tout, être fort innocente, que ceux qui le jugent
encore sous l’empire de ce lieu commun, que les lettres ne sont que de la décoration
de toute société civilisée. Il peut paraître à ces personnes que les écrivains sont
les joyaux d’une couronne, et que, de même que Racine et Molière ont été les deux
diamants de celle de Louis XIV, M. Victor Hugo et M. de Lamartine seraient les deux
régents de la couronne de Louis-Philippe. Mais, moi qui les crois
presque aussi rois que lui, et rois de sujets aussi fidèles, et qui pense voir dans
leur gouvernement des abus presque aussi graves que celui de flotter entre la coopération et la translimitation, j’ose leur faire
de l’opposition constitutionnelle, sans attaquer leur légitimité et sans mettre en
doute leur talent.
Ce qui précède ne doit pas être pris pour le préambule d’une déclaration de guerre à
l’illustre poète qui fait le sujet de ce travail. Outre le ridicule d’une menace de ce
genre, M. de Lamartine doit attendre des scrupules humblement proposés, plutôt que des
critiques vives, d’un admirateur déjà ancien qui a quelquefois réussi à le louer selon
le goût de ses plus ardents amis. Ce sont de simples réflexions que j’ai cru devoir
adresser à ceux que mon jugement sur M. Victor Hugo a irrités, soit parce qu’ils n’ont
pas voulu y voir un fond d’admiration vraie, soit parce qu’ils ont peu réfléchi à la
nature, à la gravité, aux droits et aux devoirs de la critique, dans le temps où nous
vivons. Si elles n’ont pas le succès de les faire revenir à des sentiments moins
sévères pour moi, elles auront du moins cet à propos, qu’elles établiront plus
clairement ma responsabilité.
Il n’y a, d’ailleurs, dans M. de Lamartine, rien qui excite à la sévérité. L’illustre
poète n’a pas de système ; il n’a jamais écrit de préfaces offensantes pour les
contradicteurs ; il n’est pas chef d’école ; sa réputation n’est point agressive et ne
pèse pas sur ceux qui pourraient la trouver exagérée. Les ouvrages de M. de Lamartine
sont attirants et bienveillants comme sa personne.
Une bienveillance immense et cosmopolite paraît être, en effet, le trait distinctif
du caractère de M. de Lamartine. Ce poète n’est pas doué du sens critique. Tel il se
montre, comme voyageur, pour les Turcs et les Arabes de l’Orient, tel nous le voyons
en France, comme député, pour les Turcs et les Arabes de la politique. Quoique souvent
de l’opposition, et quoique toujours du côté des idées nobles et des mesures
conciliantes, il blâme sous une forme si générale et si peu hostile, qu’il n’y a
presque pas de différence à l’avoir contre soi ou pour soi. Il faudrait imaginer pour
ses votes négatifs quelque chose de moins décidé qu’une boule noire ; car il y a
toujours un peu de oui dans ses non. Il est
l’orateur d’apparat de toutes les idées généreuses qui peuvent se rattacher de près ou
de loin aux questions politiques, de toutes les réserves que peut faire la philosophie
morale dans ce qu’on appelle les affaires humaines. On n’attend de lui ni des
éclaircissements, ni des raisons qui fassent pencher le vote de l’Assemblée d’un côté
ou d’un autre, mais une déclamation honnête et à demi poétique qui laissera les choses
dans le même état. Aussi M. de Lamartine est-il tout seul, non pas de son avis, car un
avis affirme ou nie, mais de son impression. Il est tout à la fois le chef, l’orateur
et le corps entier du parti de la morale. On dit qu’il s’en félicite, et qu’il se
regarde comme le noyau d’un parti futur qui couvrira tous les bancs de la Chambre.
S’il plaisait à Dieu de confier un moment les affaires de la France à une majorité
d’hommes ou plutôt d’anges, dont l’archange serait M. de Lamartine, j’aurais bien peur
que, dès la seconde séance, une troupe de diables ne les enlevât et peut-être ne les
renvoyât au ciel.
Le manque de sens critique peut être pris, en politique, pour l’effet, soit d’une
tolérance supérieure, soit d’une haute pudeur d’esprit, et compté au député comme une
vertu. Mais, dans le poète, c’est le manque d’une qualité aussi nécessaire que
l’inspiration. L’histoire littéraire ne nous offre pas d’exemple d’un seul grand poète
qui n’ait eu au plus haut degré le sens critique. Le doux Virgile n’a-t-il pas
dit :
Plusieurs ont fait des satires ; tous ont eu des préférences et des haines. Il n’est
pas besoin de citer des noms : tous ceux dont on se souvient figureraient dans cette
liste. Le discernement vif et énergique du bon et du mauvais est un des traits du
génie ; on ne peut pas chercher ardemment ni réaliser le bon, sans avoir la haine du
mauvais.
Si quelque chose pouvait faire douter que M. de Lamartine ait du génie, c’est que ce
discernement paraît lui manquer tout à fait. Il en est plus intéressant comme homme ;
mais n’est-ce pas ce qui l’empêche comme poète d’atteindre à cette espèce de beauté où
l’on sent des écueils heureusement franchis et des imperfections évitées ? Le défaut
de sens critique ôte au poète de cette force dont il a besoin pour soutenir et régler
son vol, et le livre à ce contentement de soi-même d’autant plus dangereux qu’il est
plus innocent et qu’il ressemble moins à de l’orgueil.
On reconnaît cette faiblesse à M. de Lamartine, lequel passe, dit-on, pour s’admirer
lui-même plus que ne font tous ses amis ensemble, sans avoir précisément d’orgueil.
Cette admiration n’est qu’une sorte de bon témoignage qu’il se rend à lui-même, comme
un homme qui a fait une bonne action. Il se loue sans vouloir se surfaire, sans
artifice, sans aucun de ces calculs de l’orgueil qui refuse une partie de l’encens
pour s’en faire donner quelques grains de plus. C’est, je ne le prends pas
ironiquement, de la béatitude. On en cite des anecdotes qui sont répétées sans
méchanceté, parce que la béatitude de M. de Lamartine n’a rien de blessant, et que le
respect qu’on a pour sa noble personne adoucit toutes les médisances. Belle
découverte, va-t-on dire, qu’un poète qui réussit ait de la vanité ! Je ne
m’alarmerais pas d’une vanité de contradiction, si cela peut se dire, dans un poète
injustement contesté, dans Racine, par exemple, voyant son siècle sourd aux beautés
d’Athalie. Mais je m’effraye d’une satisfaction de béat de
l’espèce de celle de Ronsard, le poète adoré de tous. À défaut d’une lutte avec son
siècle, le grand poète doit avoir son contradicteur et son critique en lui. Celui qui
s’approuve peut quelquefois se juger ; mais celui qui s’admire ne se juge jamais. Que
ne faut-il pas craindre d’un poète qui ne se voit que par les yeux de ses
admirateurs !
Dans une satire adressée à Molière, Boileau, après avoir tracé le portrait d’un poète
qui « fait tout avec plaisir »
,
ajoute :
« Voilà, disait Molière à Boileau, la plus belle vérité que vous ayez jamais
dite : je ne suis pas du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez ; mais, tel
que je suis, je n’ai rien fait en ma vie dont je sois véritablement content28. »
La Bruyère, la pensée de Boileau,
a dit : « La même justesse d’esprit qui nous fait écrire de bonnes choses, nous
fait appréhender qu’elles ne le soient pas assez pour mériter d’être lues.
»
Ces anecdotes du dix-septième siècle sont des règles de jugement pour le critique de
la tradition, lequel s’autorise non seulement des principes de la discipline, mais
encore de la conformité des habitudes et des scrupules d’esprit dans les grands
écrivains de tous les siècles. Quand on voit un Molière, un Boileau, un La Bruyère,
convenir qu’ils ne peuvent se plaire à eux-mêmes, comment ne pas
croire que la grande satisfaction de soi est incompatible avec le génie ? N’ai-je pas
sujet de douter qu’il soit juste d’agréger aux hommes de génie un poète qui n’a pas le
sens critique de ses devanciers, ni cette précieuse impossibilité de se contenter qui
donnait des doutes douloureux à Virgile sur son Énéide, à Molière
sur Tartufe et sur le Misanthrope, à Boileau sur
l’excellence de ses vers, à La Bruyère sur les Caractères, à Racine
sur Athalie ?
Dans la crainte d’être trop sévère, je cherche hors de ma conscience et de la
tradition des motifs pour atténuer ce jugement. Je dirai donc que, comme on peut faire
honneur aux siècles de ces grands hommes d’une partie de leur attention vigoureuse sur
eux-mêmes et de leur forte modestie, de même il faut rendre notre époque responsable
de cette trop grande admiration de soi, qui énerve le talent de M. de Lamartine.
J’ajouterai que l’illustre poète étend à tous ses contemporains la bonne opinion qu’il
a de lui. C’est un de ses mots que, des cent lettres et plus qu’il reçoit chaque
semaine de poètes inconnus, trente offrent de grandes beautés poétiques. À ce compte,
la France produirait de mille à quinze cents poètes de talent bon an mal an. Si donc,
à proportion qu’il s’estime, M. de Lamartine élève tout le monde autour de lui, la
distance restant la même entre la foule et le poète, cette bonne opinion de soi n’est
plus qu’une répartition équitable des rangs.
J’admire même que M. de Lamartine soit demeuré dans cette modération. Nourri de
louanges et d’encens, traduit en vignettes vaporeuses et en romances plaintives,
offert en cadeau d’étrennes jusque dans les pensions de jeunes filles, idéal de toutes
les imaginations qui sont mélancoliques, soit naturellement, soit par imitation,
critiqué avec admiration, admiré avec adoration, comparé tantôt à l’aigle qui regarde
le soleil fixement, tantôt au cygne qui fend l’azur des lacs, tantôt au rossignol,
tantôt à l’ange ; tour à tour muse, barde ou prophète, rêve de toutes les femmes
jeunes et gracieuses qui lui ont prêté un cœur tout endolori des tristesses et tout
amolli des voluptés qu’il chante ; père ou tout au moins parrain d’une infinité de
volumes de poésies féminines, tout parfumés et tout dolents, il est presque incroyable
qu’un tel homme, qui devait être conduit par tant de caresses et d’encens à une
adoration indienne de soi-même, se soit arrêté dans les langueurs d’une béatitude
bienveillante.
Mais telle est la condition humaine, que, si le caractère du poète n’en est pas gâté,
c’est son talent qui en portera la peine. Je voudrais bien laisser à M. de Lamartine
le titre d’homme de génie, puisque aussi bien c’est le seul qui puisse contenter
aujourd’hui les écrivains les plus modestes, et que M. de Lamartine est déjà un homme
supérieur ; mais comment fléchir, même à de si justes raisons de n’être pas mécontent
de lui, sur ce principe, que la satisfaction de soi empêche le poète d’être parfait ?
Comment avouer qu’au dix-neuvième siècle, en France, on puisse être un poète de génie
avec des ouvrages imparfaits, c’est-à-dire où le mauvais tient plus de place que le
bon ?
Il pourra être question de la postérité dans cette appréciation, quoique je sache
combien l’idée de la postérité a vieilli, et que le mot même, dans la critique, en est
devenu ridicule. Je ne puis croire qu’un écrivain de quelque valeur n’ait pas pour son
livre l’ambition d’un père pour son enfant, c’est-à-dire le désir de se survivre.
C’est une chose monstrueuse que ce mépris qu’on affecte de notre temps pour cette
antique religion des poètes, pour cette force descendue du ciel, qui a soutenu les
plus grands d’entre eux contre les difficultés de la vie. Jusque dans la décadence
latine, je vois Stace, tout chargé de ses faciles lauriers, parler avec crainte et
respect de la postérité. Laisser quelque chose de meilleur que soi est une pensée
enracinée au cœur de l’homme, et que le poète ne peut pas nier sans mentir à sa
nature, sans se mépriser lui-même. Ceux mêmes qui ont traité la gloire avec la rigueur
chrétienne de Bossuet, et qui ont opposé par dérision l’éternité à la postérité,
ceux-là ont eu au fond du cœur le désir de faire savoir aux derniers hommes leur
mépris pour cette fumée, et à la postérité leur insulte ambitieuse. Je ne sache pas,
pour mon compte, pouvoir faire plus d’honneur à un poète qu’en lui supposant ce noble
souci de la postérité, et en lui demandant ce qu’il a fait pour elle. M. de Lamartine
est, de tous les poètes de ce temps, celui qu’une telle question doit le moins
étonner ; car, outre qu’aucun n’est plus en mesure que lui d’y bien répondre, c’est
une de ses meilleures habitudes d’esprit de se plaire à ces lieux communs qui ont ému
toutes les nobles intelligences et qui survivront à ceux qui les méprisent.
Mais, avant de demander au poète ce qu’il a fait pour la postérité, il convient de
préciser ce que la postérité veut qu’on fasse pour elle.
Il n’y a de poésie sérieuse et durable que dans deux ordres très distincts d’idées ou
de vérités éternelles. Le premier est l’ordre des idées ou des vérités pratiques. Le
domaine en est immense, inépuisable : c’est l’homme sous ses traits les plus
constants, tel que nous le montre l’histoire dans ses annales les plus accréditées,
l’art dans ses monuments les plus populaires ; tel que nous le voyons hors de nous et
en nous, avec celle de nos facultés qui est la plus semblable à elle-même dans tous
les pays et à toutes les époques, la raison. Ce sont le rire et les larmes, les joies
et les peines, l’amour et la haine ; ce sont les motifs des actions, le jeu des
caractères, tout ce qui apprend l’homme à l’homme : ce sont toutes ces vérités
littéraires qui sont en même temps des règles de vie pratique, toutes ces
ressemblances invariables et toutes ces différences constantes, qui forment comme un
fond commun dont toutes les grandes littératures ne sont que des développements
successifs, différents par les formes extérieures des langues ; mais semblables et
analogues par les pensées.
Le second consiste en cette portion d’idées ou de vérités qui semble plus appartenir
à la spéculation qu’à la pratique, et à l’imagination qu’à la raison. Rapportons-y
toutes ces idées sur la fin de l’homme, sur ses rapports avec Dieu et avec le monde
qui lui a été donné pour demeure, sur ses espérances et ses terreurs pour tout ce qui
est au-delà de la mort ; sur ces vides immenses de l’âme, que toutes les religions ont
tour à tour peuplés de croyances qui se sont entre-détruites sans combler ces vides ;
sur ces doutes qu’elles ont voulu enchaîner par des dogmes, mais qui ont toujours
échappé à tous les liens, et qui obsédaient Pascal jusque dans les ardeurs d’une foi
raisonnée ; sur toutes ces agitations d’un être fini dans l’infini ; sur cette
curiosité douloureuse pour les choses invisibles, et cette impatience de deviner le
mot de la mort. Je ne leur ôte pas le nom de vérités, quoiqu’elles ne soient point
proprement pratiques, et que l’imagination qui s’en nourrit leur communique sa
mobilité et ses caprices. Mais des incertitudes qui sont éternelles sont par là même
des certitudes ; et, s’il est vrai que l’imagination en soit plus occupée que la
raison, celle-ci, loin de les négliger, les pousse au contraire et les poursuit dans
ce qu’elles offrent de constant, jusqu’au point où les ténèbres l’empêchent d’aller
plus avant. Au-delà de ce point, il est bien difficile d’en tirer des beautés
durables, parce qu’au moment où la raison cesse de les suivra, elles deviennent la
matière de subtilités, de fantaisies ou de modes littéraires qui passent, et la proie
de cette imagination qui change à toutes les époques, et qui devient la première et la
moins regrettable de leurs ruines.
Il ne devrait pas être nécessaire de dire que ces deux ordres d’idées veulent la même
perfection de langage. Ni la clarté des idées pratiques ne dispense de la beauté de
l’expression, ni le demi-jour des idées spéculatives n’autorise la négligence et
l’obscurité. Il faut, non seulement que la langue du poète ne manque d’aucune des
qualités générales qui sont propres à toutes les langues littéraires, mais qu’elle
soit étroitement conforme au génie de sa nation. Par exemple, chez un peuple actif,
pratique, d’un sens droit et rapide, peu rêveur et nullement abstrus, comme est le
peuple français, elle ne doit être ni incertaine, ni vague, ni circonlocutoire, ni
enveloppée de ces ténèbres que les Allemands appellent la pénombre.
Les poésies de M. de Lamartine n’appartiennent pas proprement à l’ordre des vérités
pratiques. Non qu’on y puisse trouver des traits de la vie réelle, comme en offrent à
chaque page les poètes épiques, dramatiques, philosophiques ; mais ces traits sont peu
arrêtés ou démesurément agrandis par l’habitude de tout idéaliser, qui est le tour
d’esprit particulier de M. de Lamartine. La terre est le théâtre de la vie humaine,
cette terre que Dante a chargée de tant de maux, et qui semble être pour
M. de Lamartine quelque planète habitée par des êtres plus parfaits que nous. Elle est
éclairée d’un plus doux soleil, baignée de mers plus pacifiques, arrosée de ruisseaux
plus murmurants, caressée et non écorchée, comme parle Buffon, par les vents. On
dirait la demeure de créatures intermédiaires entre l’homme et l’ange. Les bergères y
ont des doigts d’ivoire ; une levrette y est douée de qualités et de
grâces comme l’amant le plus prévenu en prête à sa maîtresse, ou comme la mère la plus
ambitieuse en désire pour sa fille. Une biche y a des regards plus tendres que ceux
d’une jeune femme voyant venir de loin son mari longtemps absent, des pensées plus
subtiles qu’un sonnet de Voiture. Tout grandit, tout s’épure, tout s’embellit sous la
main du poète ; le moindre paysage a tous les climats et tous les soleils ensemble ;
les petites pièces d’eau sont des lacs, les lacs sont des mers. La langue se pare et
s’attife pour peindre cette nature prodigieuse. Qui ne croirait, par exemple, qu’il
est question d’un oiseau dans ce vers :
Nid ne se dit pas des quadrupèdes ; éclore ne se
dit proprement que des petits des ovipares et surtout des oiseaux, pour qui ce
gracieux mot semble avoir été fait tout exprès. Mais M. de Lamartine a voulu donner au
faon une demeure plus noble que le fourré d’un bois, et une origine plus poétique que
la délivrance de la biche après la gestation. C’est ainsi qu’il élève et transfigure
toute chose ; et, si je cite ce vers, c’est moins pour faire une critique de mots que
pour donner, entre mille autres, un exemple de la manière dont M. de Lamartine voit et
exprime la réalité.
Sa gloire n’est donc pas là, dans la peinture des choses réelles ; elle est dans ces
idées ou vérités métaphysiques dont j’ai donné le détail, faute d’en pouvoir donner la
définition.
Les premières poésies de M. de Lamartine, outre le charme des vers, eurent un grand
attrait de nouveauté. Jusque-là, le poète n’avait été que l’interprète des sentiments
généraux, et sa poésie qu’une sorte d’art public. Il restait derrière ses ouvrages
tout un homme inconnu à la foule, et ne livrant de ses pensées personnelles que celles
qui devaient aller au cœur ou à la raison des autres hommes. Tel doit être, du reste,
le vrai caractère du poète. Les anciens l’avaient personnifié sous les traits d’Homère
chantant au seuil des peuples de la Grèce des vers sur les dieux et les héros de la
commune patrie. Le poète, dans l’imagination des peuples, était l’homme à qui les
dieux avaient accordé le don d’exprimer la pensée de tous, par des paroles passionnées
et harmonieuses. Les temps modernes, dont les croyances, plus austères, devaient ôter
au poète ses attributs antiques, sa lyre mélodieuse, sa couronne de lauriers, son
commerce mystérieux avec les muses, lui laissèrent son caractère et son rôle d’homme
public. Telle était encore, en France, l’idée commune, quand M. de Lamartine parut.
Mais les poètes ses devanciers immédiats avaient abaissé ce caractère et amoindri ce
rôle. On était las de cette sorte de poésie officielle, dont les auteurs n’étaient pas
les héros ; on demandait un poète qui mit tout son cœur dans ses vers : ce poète fut
M. de Lamartine. Toutes les imaginations se tournèrent du côté d’un jeune homme qui
faisait en vers admirables l’histoire de quelques années d’une vie parfaitement
ignorée, dont tous les accidents étaient des incertitudes sur toutes les choses du
monde invisible, et dont le principal événement était un amour.
M. de Lamartine plut à tous parce qu’il fut d’abord le poète de tous ; son histoire
était plus ou moins l’histoire de tous les esprits délicats et cultivés de son époque.
Ils avaient toutes ses incertitudes ; et ceux qui aimaient, comme tous ceux qui
voulaient aimer, ou donnaient ou devaient donner à leur amour la forme particulière
des pensées de l’amant d’Elvire. M. de Lamartine n’imaginait proprement rien de
nouveau. Depuis le commencement du siècle, mais surtout depuis la chute de l’Empire,
les imaginations étaient préparées pour ce genre de poésie. Werther ne laissait
presque rien à dire sur le malaise des esprits distingués, dans une société qui ne les
comprend pas, et sur cette susceptibilité de cœur au fond de laquelle est le ver de
l’orgueil. Lord Byron avait mis à la mode l’indépendance jalouse et le désordre
intéressant du génie. M. de Chateaubriand avait décrit la maladie de René, devenue
bientôt contagieuse, et rouvert aux imaginations le chemin de la foi. Madame de Staël
avait analysé avec profondeur toutes ces influences, moitié sociales, moitié
littéraires, fruit naturel d’une révolution qui, en abattant toutes les générations
intermédiaires, et en chargeant les jeunes gens de tout le poids du présent et de
l’avenir, avait mis dans leur cœur, à côté des illusions de la jeunesse, le doute des
vieillards, et un immense dégoût à côté d’un immense besoin de croire.
La langue de cette métaphysique existait déjà, et il y en avait deux modèles en
prose. On avait trouvé d’ingénieuses ou d’éloquentes formules pour le doute effronté,
qui s’étourdit ou qui s’enivre de sa propre sagacité, comme pour le doute triste et
découragé, qui aspire à la foi. On en avait pour le sombre mystère de la mort, pour la
fragilité de la sagesse humaine, pour la fuite irréparable de la vie, pour les misères
de la gloire ; on en avait pour la nature extérieure, appropriée à la sensibilité
nerveuse des nouveaux auteurs, lesquels allaient la remplir de mouvements, de
murmures, de chants, d’harmonies, et en faire le Dieu visible ; on en avait enfin pour
cet amour particulier au dix-neuvième siècle, amour inquiet, ennuyé, occupé d’autres
affaires que les siennes, se voyant déjà fini au moment où il commence, orageux sans
cause, avide de malheurs et de larmes, et, tout en se satisfaisant à la vieille
manière, couvrant les appétits d’un luxe de susceptibilités et de
désespoirs. Mais la véritable invention de M. de Lamartine, ce fut d’exprimer le
premier les plus délicates et les plus durables de ces idées, avec un charme
particulier de douceur, de facilité, de nombre, qu’on avait pu croire jusque-là peu
compatible avec les sévères conditions de la poésie française.
Les premières Méditations étaient restées fidèles à ces conditions.
Fort heureusement pour le jeune poète, les préfaces systématiques, les
réhabilitations-de la poésie du seizième siècle, les théories de l’art pour l’art, les
projets de renouvellement de la langue poétique, étaient encore dans l’avenir. Ce que
nous avions encore de poètes prétendus classiques, s’ils n’étaient pas à la hauteur
des grandes traditions de l’art, en conservaient au moins la religion. Il n’était
encore venu à l’idée de personne de contester que la poésie française dût être, comme
la prose, exacte, précise, énergique, sans relâchement, sans incorrection.
M. de Lamartine avait fait ses premiers vers sous cette discipline, et sinon avec une
idée précise de la force de durée qu’elle donne aux œuvres de l’esprit, du moins avec
un instinct heureux et vraiment français, et probablement avec une bonne instruction
première. Il croyait alors plus aux avantages qu’aux embarras de l’art. Il était
inconnu, solitaire, sans cette espèce d’amis qui font aimer au poète ses défauts, et
les lui rendent plus chers que ses qualités, en s’en faisant les apologistes et les
champions au dehors. On dit même qu’il avait trouvé ce que les poètes ne trouvent
jamais, s’ils ne le cherchent pas de bonne foi, l’aristarque d’Horace, l’ami prêt à vous censurer de Boileau, un homme de goût et d’esprit, aux
scrupules duquel il sacrifiait, dit-on, des vers qui pouvaient être beaux, mais qui ne
l’étaient pas de la bonne manière. J’imagine que cet ami dut chercher, dès ce
temps-là, à le fortifier du côté du sens critique, par où M. de Lamartine devait
toujours rester faible, et à le défendre contre sa propre facilité.
M. de Lamartine eut tout d’abord deux sortes d’admirateurs, les uns partisans de la
tradition classique, les autres appartenant à une génération plus jeune, qui allait
bientôt exagérer et faire grimacer tous les sentiments et tous les malaises de
l’époque. Les premiers, réservés et prudents, presque plus inquiets de ce qu’il
restait encore à faire au jeune poète qu’éblouis de ce qu’il avait déjà fait,
accompagnaient l’admiration de conseils. Ils lui disaient de s’observer, de serrer son
vers, de ne point chanter en écrivant. Les seconds, le flattant sur des défauts comme
sur le point par où il était inimitable, lui criaient de s’affranchir, de céder à la
muse, de prendre la lyre d’or et d’en toucher toutes les cordes au hasard, c’est à
savoir, en style pédestre, de multiplier ses défauts, afin de se rendre de plus en
plus solidaire des misérables imitations qu’ils en allaient faire. C’est une tactique
naturelle des imitateurs de pousser les poètes dans le sens de leurs défauts, afin de
s’en couvrir eux-mêmes et de s’en autoriser contre la critique.
Les secondes Méditations renouvelèrent ce choc de conseils
contradictoires. Les partisans de la tradition dirent à M. de Lamartine de se varier ;
les imitateurs et leurs théoriciens, de s’exagérer ; ceux-ci, de penser plus au
lecteur qu’à lui ; ceux-là, de penser à lui plus qu’au lecteur ; les uns, de rester
dans la langue et dans la tradition ; les autres, de se faire une langue à lui, de son
droit souverain de poète, et de commencer une tradition nouvelle ; les premiers, de
méditer les Géorgiques de Virgile, Athalie,
La Fontaine, Boileau même dont il eût été si glorieux d’appliquer l’art sévère à des
idées plus poétiques et plus intéressantes ; les seconds, de ne pas remonter plus haut
qu’André Chénier, si ce n’est pour faire quelques utiles lectures dans Ronsard, et de
feuilleter beaucoup les poètes des lacs, Wordsworth, Coleridge, et je ne sais quels
autres grands maîtres en l’art de dire avec subtilité par quels points ils n’ont
ressemblé à aucun de ceux qui les lisent.
Les éloges de la nouvelle école l’emportèrent sur les conseils des partisans de la
tradition. Ces éloges étaient sans condition et sans réserve ; ils venaient de la
jeunesse et des femmes, qui figurent mieux la gloire aux yeux des poètes que les
visages graves et soucieux des hommes murs et des critiques. On couronna le poète de
vers et de fleurs ; les jeunes gens lui dédièrent leurs poésies, pâles échos des
siennes ; les jeunes femmes lui firent des déclarations d’amour et briguèrent quelques
battements de ce cœur qui avait soupiré pour Elvire. M. de Lamartine fut entraîné ; il
subit les nouvelles influences, il adopta la langue de son public de choix, et
commença à se sentir à l’étroit dans celle des premières Méditations. Il fit vite, il fit au crayon, il dicta. Déjà apparaissait la
fameuse théorie de l’art pour l’art, M. de Lamartine y souscrivit,
et il en sortit les deux volumes des Harmonies religieuses.
Les Harmonies, publiées en 1830, offrent plus de beaux vers
peut-être, mais moins de belles pièces que le recueil des Méditations, et elles sont plus marquées des défauts de l’abondance, qui
semblait devoir être l’écueil du talent de M. de Lamartine. Du reste, il ne s’y trouve
presque plus de trace de la vie pratique. Dans les Méditations, le
plus humble lecteur avait pu se reconnaître quelquefois dans les rêveries du poète,
dans ses tristesses, dans ses plaisirs, souvent très positifs. Le poète des Harmonies s’isolait de plus en plus, et se dérobait aux regards, dans
un nuage de poésie vaporeuse ; il venait de s’envoler dans des mondes où nous ne
pouvions plus le suivre, faute d’ailes, et où il n’y avait pas un petit coin pour
nous. Beaucoup qui n’osent pas le dire encore, et beaucoup qui le disent tout haut,
ont quitté M. de Lamartine à ses Harmonies. Les uns trouvaient
qu’une moitié de ce livre répète, en les affaiblissant par des développements, les
notes les plus mélodieuses des Méditations. Les autres n’avaient
voulu suivre le poète que jusqu’où ils avaient pu porter avec eux leur droit de
critiques et de juges. Nous n’aimons que les choses où notre pensée, quoique plus
humble que celle du poète, a pourtant touché.
Le titre même de ce recueil en indiquait la pensée principale, qui est de montrer
toutes les harmonies qui lient le monde à Dieu.
Le poète remonte sans cesse du visible à l’invisible, et interroge toute la création
sur ses rapports avec le Créateur. Il demande au chêne comment, de gland qu’il était,
tombé du bec de l’aigle sur quelque lande aride, il est devenu chêne et a déployé ces
vastes branches qui suffisent à abriter contre la tempête le pasteur et
le troupeau. Il demande au matin d’où lui vient sa fraîcheur et sa grâce ; qui
fait tressaillir les forêts avant l’heure du bruit ; qui relève les calices des fleurs
penchés par la rosée du soir ; qui éveille les vents de leur mystérieux sommeil ? Il
demande à la nuit qui lui a donné ce muet langage, compris seulement des poètes, des
amants et de ceux qui souffrent, et pourquoi l’homme a peur d’une nuit noire ? Il
demande qui a voulu que ce fût la jeune fille, si frêle et si gracieuse, qui mît au
monde l’homme, l’homme qui embrasse l’infini dans sa pensée, l’homme qui sait en
mourant qu’il est immortel ; — et à chaque demande il répond : « C’est Dieu. »
Quelquefois il monte, de pensées en pensées, jusqu’au trône de Dieu, et, là, sa voix
n’a plus rien d’humain. C’est un hymne mystique et inarticulé, où les âmes qui sont
préparées par l’extase peuvent seules suivre le poète. On croit entendre l’écho
lointain d’un cantique d’anges, auquel on s’associe sans le comprendre. Il semble que
le cœur du poète se fonde aux rayons de la divine lumière, et qu’il ne sache plus que
pousser de vagues et harmonieux soupirs. D’autres fois, il prend de nouveau son vol
vers l’empyrée, brûlant encore de voir et de connaître ; mais, ce jour-là, la foi
étant moins abondante, Dieu recule devant son désir ; il essaye de monter encore, mais
d’une aile que le doute a affaiblie, jusqu’à ce que, épuisé par ses efforts, il
retombe de lassitude sur la terre, et y brise, d’impuissance, son aile contre la
pierre.
Toute la création s’ennoblit sous la plume du poète, pour être digne de ce commerce
direct avec Dieu. Ses descriptions sont celles d’un monde dont le nôtre n’est qu’une
grossière ébauche. Il n’est pas de contrée si aimée du ciel que M. de Lamartine ne
décore et n’idéalise, soit pour la rapprocher plus de Dieu, soit pour en interdire
l’accès à notre faible intelligence. L’Italie même, c’est plus que cette terre
privilégiée entre toutes, où les brises sont si molles, les heures si paresseuses et
l’ombre si assoupissante, que les générations y passent obscurément du sommeil à la
mort, entre la plus grande histoire du passé et l’attente de quelque bon chanteur qui
les aide à tuer la vie ; c’est plus que ce sol merveilleux où tout est beau, même la
destruction. Les brises de l’Italie de M. de Lamartine ont une voix, et chantent des
mélodies en glissant entre les branches des pins, innombrables cordes de ce luth
immense. Les vents y deviennent des bouffées odorantes, qui montent du lit des mers ;
les golfes, semés de voiles blanches, y sont de seconds cieux blanchissants d’étoiles,
ou de vastes miroirs d’azur, où se penche la grande ombre de Dieu. Le poète des Harmonies est doué de sens qui nous manquent.
Dans vos premiers chants, ô grand poète, nous pouvions vous suivre encore dans un
monde de pensées supérieures, mais analogues aux nôtres ; nous venions bien loin
derrière vous, mais nous voyions dans la nue votre noble visage qui nous souriait
comme à des frères, et la main que vous nous tendiez pour nous montrer le chemin, sur
vos traces lumineuses. Mais, dans les Harmonies, nous vous avons
perdu de vue. Vous avez voilé votre face, jadis amie, et vous êtes monté si haut dans
l’empyrée, que, de tous ceux qui vous suivaient, beaucoup se sont arrêtés de
lassitude, à divers degrés de l’espace, et ont lu vos Méditations
pour se consoler de ne plus vous voir. Quant à ceux qui se vantent de vous avoir
accompagné jusqu’au pied du trône de Dieu, ils ne vous y ont vu, eu réalité, qu’avec
les yeux de la foi.
Le poème de Jocelyn est un retour aux idées de l’ordre pratique.
M. de Lamartine est descendu de l’empyrée dans les choses de la vie. Jocelyn est un roman en vers. Les Harmonies avaient été
composées au temps de l’art pour l’art. Dans ce temps-là, beaucoup de poètes, dont
quelques-uns sont restés des hommes de talent, avaient la passion de n’être pas
compris. Les uns le voulaient de bonne foi et avec candeur, et ne négligeaient rien
pour y atteindre ; pour les autres, c’était un de ces mille artifices de la vanité,
qui se pourvoit à l’avance de correctifs, en cas d’insuccès. Car n’était-il pas clair
que, si la foule ne les comprenait pas, ils allaient ressembler aux poètes dont la
gloire a été posthume ? Il fallait donc s’envelopper d’assez de ténèbres pour pouvoir
récuser les critiques pour défaut de compétence, et pour se consoler de n’être pas
admiré de son vivant. La théorie de l’art pour l’art ne fut qu’un
paradoxe de la vanité. M. de Lamartine, mal défendu par son sens critique, ouvert
d’ailleurs, par sa nature bienveillante, à toutes les idées nouvelles, avait été pris
au piège, et s’était rangé à cette négation de toute discipline. Mais, comme tout
esprit cultivé et fécond qui donne dans un sophisme, il y avait porté ses qualités
naturelles, et doté l’art pour l’art de beautés selon l’art de tous
les temps et de tous les pays. Toutefois, même en tenant compte aux Harmonies, publiées en 1830, de l’époque où elles parurent et de la redoutable
concurrence que leur firent les passions politiques d’alors, il faut reconnaître
qu’elles furent moins goûtées que les Méditations. M. de Lamartine
sentit qu’il avait été trop loin. Les poètes qui planent le plus haut par-dessus nos
têtes ne peuvent se résoudre à voir leurs lecteurs diminuer ou se refroidir. Les vers
selon l’art pour l’art nous avaient éloignés. La forme romanesque,
au contraire, pouvait nous attirer ; la popularité était de ce côté-là :
M. de Lamartine fit Jocelyn.
Le succès de ces trois ouvrages a été inégal ; mais le succès de l’ensemble a été
immense.
C’est que M. Lamartine a été le poète, non seulement des penchants sérieux de notre
époque, mais encore de ses caprices d’imagination et de ses fantaisies
littéraires.
Les Méditations, le premier et le plus pur fruit de ce talent si
nouveau, sont venues au moment où la mode et l’imitation n’avaient pas encore déprécié
ces penchants sérieux, ces retours de religion cachés sous des doutes tolérants, et
ces indéfinissables tristesses d’esprit de nos générations nées découragées. Il
manquait la vérité dernière et définitive d’une forme poétique pure, harmonieuse et
vraiment française, à ces mille souffrances douces et délicates, à ces mille plaisirs
douloureux dont M. de Lamartine devait décrire les nuances avec tant de charme, et, çà
et là, avec une précision qui les fixait dans la langue au rang des poésies durables.
Toutes ces idées étaient sincères encore dans l’analyse timide et contenue que
M. de Lamartine en fit le premier. Les théoriciens et les imitateurs n’en avaient pas
fait encore une poésie factice, en en transportant l’inspiration du cœur dans la
tête..
Les Harmonies représentent un autre penchant de l’époque, encore
sérieux, quoique déjà mêlé de plus de fantaisie. C’est cette croyance, hérétique à
tous les degrés, pour la religion établie, à un Dieu moitié biblique, comme celui des
livres saints, moitié panthéistique, comme celui de Virgile et de Spinosa. Ce Dieu est
à la fois le Dieu de la grande poésie scolastique de Dante, le Dieu de Saint-Thomas,
et le Dieu âme du monde, respirant dans les brises, murmurant dans les flots des mers,
frémissant dans le brin d’herbe, s’épanouissant dans les fleurs, frissonnant dans
toutes les feuilles de la forêt, parlant, chantant ou grondant par les mille bruits de
la nature. C’était vraiment le Dieu de l’époque, fruit de beaucoup d’influences plus
ou moins graves, d’abord du doute à demi vaincu des Méditations,
ensuite de la popularité rendue tout à coup aux œuvres de Dante, à la Bible et à
toutes les productions du moyen âge. Les Harmonies le firent aussi
grand, aussi varié, aussi contradictoire dans ses attributs, que l’imaginait
confusément le public. Elles devaient donc réussir par ce premier point. Elles
n’avaient rien négligé non plus pour réussir par la théorie de l’art pour
l’art, caprice littéraire qui prévalut un moment, mais qui disparut subitement
dans la tempête de Juillet, avec beaucoup de choses qui pouvaient passer pour plus
solides.
Dans Jocelyn, les tendances religieuses sont un peu plus nettes que
dans les Harmonies, et de même qu’après le doute avide de foi des
Méditations était venu le Dieu biblique et panthéistique des Harmonies, de même ce Dieu, encore équivoque, devait, de plus en plus,
s’éclaircir et prendre peu à peu les traits du Dieu orthodoxe, du Dieu des chrétiens.
Le Dieu de Jocelyn, prêtre catholique, c’est, en effet, le Dieu de la foi chrétienne.
L’époque, ou plutôt toute cette foule d’esprits impatients et emportés qu’on résume
sous ce nom, croit être revenue au Dieu de Jocelyn. En moins de
vingt ans, ces esprits ont passé, comme M. de Lamartine, du doute à une croyance un
peu plus confuse, puis de cette croyance à une certaine catholicité sans pratiques et
sans œuvres. Jocelyn a donc réussi, d’abord parce que le héros du
poème est un prêtre, un prêtre selon le rite catholique, encore que les orthodoxes
aient réclamé contre les formes un peu brusques de son ordination dans le cachot du
vieil évêque ; ensuite parce qu’il a satisfait un caprice d’une nature beaucoup moins
grave, mais décisive pour le succès, qui est le goût général pour la forme romanesque.
Ainsi, de même que, par la pensée des Harmonies, M. de Lamartine se
faisait le poète d’un penchant sérieux et élevé, et que, par le style, il caressait le
caprice de l’art pour l’art, de même, par la création de Jocelyn et
la réhabilitation du prêtre catholique, il a satisfait les croyants et ceux qui
aspirent à croire, et, par l’adoption de la forme romanesque, il s’est fait lire de
tout le monde. C’est ainsi que M. de Lamartine a remué son époque. Il a été, du reste,
aussi sincère et aussi persuadé, soit qu’il en exprimât le côté sérieux et profond,
soit qu’il en reproduisît, dans des vers éphémères, le côté frivole. Il a peu résisté
à nos caprices littéraires ; mais il n’a point flatté nos relâchements, et n’a jamais
cherché son succès hors de la moralité. C’est surtout par ce haut caractère qu’il a
pénétré dans notre société à une plus grande profondeur qu’aucun poète contemporain.
Son succès a été un succès de foyer domestique. Il a donné même à la volupté un air de
pudeur et une chasteté de langage qui retiennent l’âme du lecteur dans le cercle des
pensées permises, et il a peint l’amour sous des traits si mélancoliques, en plaçant
les regrets si près des plaisirs, qu’il l’a presque autant fait craindre qu’aimer. Il
a, d’ailleurs, accepté toutes les traditions de famille, toutes ces bonnes et simples
leçons de sagesse, de modération et de bienveillance, que la mère a reçues de
l’aïeule, et que la fille reçoit de sa mère. Il a rajeuni de sa plume charmante toute
cette morale commune hors de laquelle il n’y a pas de bonheur pour l’homme ; enfin, il
a voulu être un poète à donner en cadeau de fête, un poète de jour de l’an, et il y a
réussi, ainsi que pourraient l’attester ses libraires, lesquels ont vu fondre tout
récemment des piles de ses œuvres dressées dans leurs magasins pour les étrennes de
1837.
Il me reste à dire ce qui subsistera de cette popularité et ce qui périra ; il me
reste à juger M. de Lamartine au point de vue absolu de l’art, qui est celui de la
postérité. C’est la partie la plus délicate de ma tâche ; car, si les ménagements y
sont blâmables, les erreurs y peuvent être prises pour des illusions intéressées par
ceux qui voudront lire un jour les pièces du procès entre la nouvelle poésie et la
tradition.
Pour s’en tirer à l’honneur de son jugement, il faut pouvoir distinguer, dans les
œuvres du poète, ce qui appartient aux caprices de son temps de ce qui est de tous les
temps ; en d’autres termes, ce qui n’aura qu’une valeur de curiosité dans une histoire
littéraire, ce qui est à présent et ne cessera jamais d’être l’expression parfaite
d’idées et de vérités éternelles. Ce discernement n’est pas plus arbitraire que le
discernement politique, qui, de circonstances analogues dans le passé et dans le
présent, conclut à des résultats analogues. C’est l’histoire qui, de part et d’autre,
en fournit les éléments ; car les révolutions littéraires ne sont pas plus
capricieuses que les révolutions politiques, et il n’y a d’effets sans causes que pour
qui ne sait ni étudier ni réfléchir.
C’est faute de ce discernement que les contemporains s’abusent si grossièrement sur
la valeur réelle des ouvrages, et qu’ils fourvoient les écrivains sur leurs propres
forces. Quel est le lecteur qui ne croit pas que ce qui lui plaît aujourd’hui devra
plaire toujours et à tous ? Les écrivains, se réglant là-dessus, au lieu de penser
pour tous les temps et pour tout le monde, pensent pour toutes les imaginations avides
de leur époque. Seulement, il en est parmi eux qui, doués d’un esprit plus profond,
tout en ne cherchant qu’à flatter des caprices passagers, ont rencontré des choses
durables ; les autres, ayant tout fait pour le présent, sont morts aussitôt que le
présent est devenu du passé.
La disposition du public littéraire, à toutes les époques, est inégalement mêlée de
raison et d’imagination ; mais l’intervention de la raison dans les plaisirs
intellectuels est, en quelque sorte, passive et involontaire. Ce n’est point par la
raison que nous sommes pris le plus fortement. La satisfaction qu’elle nous donne est
secrète et silencieuse ; et, comme nous ne cherchons point à la communiquer aux
autres, elle ne fait point de prosélytes. La raison n’est pas contagieuse comme
l’imagination. C’est par celle-ci seulement que nous sommes saisis et entraînés, et
c’est de là que nous viennent nos plus vives jouissances littéraires. Je voudrais bien
n’être point forcé de définir cette imagination, dont on n’avait une idée si nette au
dix-septième siècle, et que Bossuet et Fénelon appellent tout simplement par son nom
toutes les fois qu’ils veulent parler de la source de nos illusions et de nos erreurs.
Mais le critique de la tradition n’a pas seulement à soutenir les choses ; il a de
plus à rappeler le sens des mots.
Cette imagination sera donc, au point de vue littéraire, cette faculté inquiète,
toujours blasée et toujours insatiable, aussi facilement amusée que vite ennuyée, qui
pousse tout à l’extrême et épuise tout, qui ne jouit de rien avec réflexion, et que
ses propres plaisirs excitent plus qu’ils ne la contentent. Elle est contagieuse en ce
sens que, comme nous en sommes possédés, qu’elle nous porte à la tête ainsi que
l’ivresse, qu’elle nous donne une grande abondance de paroles et un grand besoin de
les répandre, qu’elle est dans tous les intérêts de notre esprit, de notre
amour-propre, nous la propageons par les entretiens, par les disputes, et nous la
lions à celle d’autrui par cette espèce de traités inoffensifs et défensifs qui
constituent les coteries littéraires. Qu’est-il besoin de dire que c’est cette
imagination, qui, outre ses infirmités propres, varie non seulement d’une époque à une
autre, mais encore d’un climat chaud à un climat froid, du printemps à l’hiver, d’un
jour au jour suivant ? Or, selon que, dans un ouvrage, la plus forte partie s’adresse
à la raison ou à cette espèce d’imagination, à la faculté immuable ou à la faculté
changeante, les chances de durée sont moindres ou plus grandes. J’ajoute que tout
ouvrage où la part de la raison n’a pas été faite, eût-il ravi d’ailleurs toutes les
imaginations et toutes les coteries, est un ouvrage mort-né.
L’histoire des lettres a fait de cette idée une certitude. Comptons les renommées
fondées sur l’imagination des contemporains. Combien y en a-t-il qui ne sont
aujourd’hui que de lamentables ruines ? Qui ne sait de quelle hauteur Ronsard a été
précipité ? Voiture a été si grand, que, vingt ans après sa mort, Boileau n’osait pas
encore ne pas l’admirer. Tous les yeux n’ont-ils pas été tournés un moment, dans les
premières années du dix-huitième siècle, sur ce Lamothe-Houdard qui abrégeait Homère
dans une traduction en vers français, qui s’en faisait remercier par Homère lui-même
dans une ode intitulée l’Ombre d’Homère, et qui mettait en prose les
tragédies de Racine ? Quel poète peut se vanter d’avoir été plus populaire que
Delille ? L’Ossian de Macpherson, ce pastiche devenu ridicule, où
tant d’odorats prétendus fins se laissèrent prendre à un certain haut goût de bruyères
dont ses sombres fadeurs sont aujourd’hui vainement parfumées, n’a-t-il pas été mis un
moment, pour la naïveté, la grâce sauvage et primitive, au niveau de l’Iliade et de l’Odyssée ?
Et tous ces poètes vrais ou pseudonymes ne plaisaient pas seulement aux écoliers, aux
femmes, à tous les esprits qui admirent sans juger ; ils plaisaient aux hommes
sérieux, aux esprits positifs, à de grands hommes. Montaigne, cet ancien qui avait lu
Virgile et Horace, ne défendait-il pas à la poésie française d’aller au-delà de
Ronsard ? Montesquieu parlait avec admiration des tragédies de Lamothe-Houdard.
Napoléon s’attendrissait en lisant Ossian. Gœthe fait dire à Werther
qu’il néglige Homère, jusque-là son poète favori, pour Ossian, et
c’est à la suite et sous les fumées d’une lecture d’Ossian, que
Werther et Lotte mesurent l’abîme qui les sépare, et que Werther pense à se tuer.
N’ai-je pas vu de graves vieillards s’enflammer en parlant des vers de Delille, et
l’un d’eux entre autres pleurer de grosses larmes en récitant de mémoire la
description du jeu d’échecs ?
La cause du succès de ces poètes a été celle de leur chute. C’est cette imagination
contemporaine qu’ils ont captivée un moment, mais qui, en changeant de goût, les a
laissés avec une immortalité nominale, fort différente de l’immortalité réelle,
laquelle consiste pour un livre à être toujours lu. Quand la fièvre d’érudition
superficielle et d’imitation des formes antiques qui soutenait Ronsard se calma,
Ronsard tomba lourdement par terre, et son énorme in-folio, touché par tant de mains
parfumées, lu par tant d’yeux en larmes, feuilleté par les rois et les reines, fut
biffé à jamais par Malherbe. Voiture a disparu avec les défroques de la Fronde, avec
cette misérable poésie de riens galants, avec tous ces amours que
Sarazin nous représente, suivant le convoi de Voiture :
Lamothe-Houdard avait réussi, même auprès de Montesquieu, pour cette froide
versification de raisonnement et d’analyse, qui n’était pas encore assez philosophique
pour le dix-huitième siècle, et qui n’était qu’une grossière erreur en poésie. Sitôt
que l’imagination du public devint plus exigeante, Lamothe-Houdard fut oublié, et ni
les éloges de Montesquieu ni ceux de Voltaire ne purent retarder ni adoucir sa chute.
Ossian a abdiqué dans le même temps que Napoléon. Le suffrage impérial n’a pas pu
soutenir ce pastiche, élevé au rang de l’Iliade par un caprice pour
la poésie sauvage et nuageuse, et Werther, qui hésitait entre Macpherson et Homère, a
assez à faire de se soutenir lui-même contre des retours d’imagination qui ont mis à
nu ses côtés périssables. Delille, le moins mort de cette liste, après avoir contenté,
avec un rare talent, cet autre caprice d’imagination qui a fait tant admirer à nos
pères l’art de la périphrase, n’est-il pas tombé au-dessous de son mérite ?
Mais voici des exemples plus frappants. Je les prends dans la seconde moitié du
xviie
siècle, au plus bel Age de notre poésie. Vous
allez voir, jusque dans les chefs-d’œuvre, l’imagination tuer tout ce qu’elle touche,
immortaliser tout ce qu’elle méprise ou néglige. Qu’est-ce qui réussissait dans Mithridate, dans Britannicus, dans Bajazet ? Était-ce Mithridate, était-ce cette scène du troisième acte où se
déploie cet homme immense, dont le nom a été un moment égal au nom de Rome ? Était-ce
Agrippine, Néron, Acomat, ces caractères si vastes, si profonds, ces vies si
complétés ? Non. Écoutez plutôt madame de Sévigné, l’amie du vieux Corneille, qui
s’est résignée enfin à admirer quelque chose de Racine. Qu’admire-t-elle donc ? C’est,
dans Mithridate, l’amour de Xipharès et de Monime. Mithridate n’est
qu’un vieux jaloux dont on désire cordialement la mort, pour que Xipharès épouse sa
maîtresse. Et quant à la fameuse scène, la charmante précieuse n’y voit sans doute
qu’un hors-d’œuvre bien écrit pour faire attendre plus patiemment les situations
galantes, le vif de la pièce. Ce sont, dans Britannicus, les tendres
propos de ce jeune prince à Junie, les dangers où l’expose son amour, les charmantes douceurs de Junie. C’est, dans Bajazet, toute la
partie romanesque, admirable çà et là ; ce n’est pas le premier acte que remplit
Acomat. Bérénice, qui est devenue tant soit peu fade, faisait
pleurer tout le monde. D’où vient cela ? N’est-ce point parce que l’imagination
contemporaine n’était sensible qu’à l’amour, ou plutôt qu’à une forme particulière de
l’amour que nous appelons aujourd’hui la galanterie ? N’est-ce point parce que les
esprits occupés de lettres étaient tournés vers cette galanterie, qui, du reste, était
aussi bien l’amour que ce mélange de sensualité et de subtilité rêveuse que nous
appelons aujourd’hui de ce nom ?
Imaginez donc quel malheur c’eût été pour Racine et pour nous, s’il n’eût pas eu la
force de créer Mithridate, Agrippine, Néron, Acomat ; s’il n’eût pas trouvé dans son
cœur, plus profond et plus raisonnable que celui de ses contemporains, l’immortel
amour de Phèdre ; s’il n’eût pas mieux aimé être sifflé pour ce qu’il faisait,
qu’applaudi pour ce que faisait Pradon ; s’il n’eut pas conçu et écrit Athalie pour Boileau et madame de Maintenon, les austères représentants de
cette raison dont le suffrage fait vivre à jamais les œuvres de l’esprit ?
Quelle force n’aurait pas cette pensée, si, aux exemples des ouvrages à qui
l’imagination des contemporains a fait une fortune éphémère, j’ajoutais l’exemple
d’échecs passagers, suivis de réhabilitations éternelles ; si je disais que de toutes
les pièces de Molière, les moins applaudies ont été le Tartufe, le
Misanthrope, et les Femmes savantes, ces chefs-d’œuvre de
l’esprit humain, et que Boileau étonnait fort Louis XIV quand il nommait Molière comme
le plus grand homme de son siècle ; si je disais que le même public qui s’était pâmé
d’aise à Bérénice ne comprit rien à Athalie, et
que la plus forte pièce de Racine a été la moins goûtée ; si, sortant de notre
littérature, qui abonde en enseignements de ce genre, j’allais compter, dans les
littératures étrangères, les exemples de grands écrivains méconnus, non point parce
que leur siècle était ignorant, comme on l’a dit trop légèrement, mais parce que ces
écrivains n’avaient pas assez accommodé leur beau génie à l’imagination
contemporaine ; si j’énumérais toutes ces renommées contestées, toutes ces gloires
posthumes dont il faudrait conclure en vérité qu’un poète doit être plus épouvanté
qu’enivré de ses succès ?
Tant de ruines complètes ou partielles, tant de noms surfaits d’abord, qui sont
tombés ensuite au-dessous de leur valeur, tant de branches mortes jusque dans les
arbres les plus vigoureux, tant d’exemples de cette fortune des œuvres de l’esprit, si
différente dans le présent et dans l’avenir, nous avertissent assez que nous devons
surveiller nos admirations les plus sincères, et ne point nous porter garants pour les
choses mêmes qui nous transportent. C’est souvent pour des branches déjà mortes ou qui
vont mourir que nous avons une si forte attache, et ce sont des ruines que nous
aimons. Au lieu donc de parler en écœurés du critique qui nous rappelle ces grands
changements de l’histoire de l’esprit humain, nous devrions l’écouter avec
inquiétude ; et, pourquoi ne le dirais-je pas ? avec quelque respect ; car le critique
ne rend-il pas ses droits à tout le monde, et ne nous montre-t-il pas du respect à
nous-mêmes, en soulevant contre notre imagination, laquelle égale nos pensées à des
modes de coiffures et à des coupes d’habits, notre raison, qui leur donne une autorité
éternelle ?
Au reste, je ne m’étonne pas que le gros du public n’y fasse pas attention, et qu’il
aime grossièrement le poète qui l’amuse ; mais comment les amis du poète, pour qui
l’art et la littérature sont des sujets journaliers d’entretiens, que je dois supposer
pertinents, ne prennent-ils pas garde de ressembler à ces amis dont parlent toutes les
histoires littéraires, lesquels ont prêté complaisamment leurs épaules pour promener
un moment au-dessus des têtes de la foule une idole qui est retombée sur eux ? Comment
nos poètes, qui, comme tous leurs grands devanciers, devraient être les plus savants
d’entre nous, ne méditent-ils pas sur les triomphes et les revers du poète ? Ils
parlent de la vie et de la mort, de l’amour, du temps ; ils en sondent courageusement
les mystères, peut-être parce qu’ils ne craignent pas d’y trouver des leçons qui ne
leur soient pas communes avec tous. Que ne sondent-ils aussi le mystère de la gloire,
et ce qui fait vivre et mourir la pensée de l’homme ? Est-ce donc parce qu’ils
trouveraient dans cette étude plus de conseils que de complaisances, et plus de
devoirs que de droits ?
Je ne reculerai pas, pour M. de Lamartine, devant la sévérité de l’application. Mais,
comme j’ai eu ma part dans la faveur d’imagination qui a porté si haut
M. de Lamartine, je tâcherai de me persuader que beaucoup de choses qui, dans ses
poésies, ne me paraissent plus que des vérités du moment, sont des faces nouvelles de
la vérité de tous les temps, destinées à s’ajouter au fond commun, au capital — on me
passera ce mot de finances dans un siècle d’argent — des idées universelles. Ces
précautions prises contre moi-même, et pour, n’exagérer rien, je dirai librement ma
pensée. Je compterai, dans le chêne chargé de couronnes, les branches qui doivent
mourir.
C’est d’abord un préjugé fâcheux pour le poète qu’il me faille dire que je n’y aime
plus certaines choses que j’ai beaucoup aimées. Mais c’est tant pis pour moi,
pourrait-on me répondre, si cette sensibilité particulière qui me les faisait aimer
s’est desséchée, et que mon cœur et mon goût sont ces branches mortes dont je parle.
S’il est vrai que mon esprit plus mûr ou plus appesanti ne comprend plus ce qui le
jetait dans un trouble si délicieux, pourquoi cette sensibilité, qui s’est éteinte
pour des choses autrefois aimées, s’est-elle si fortement et si solidement éprise pour
des choses d’abord négligées ou méconnues ? Pourquoi, si je n’ai pas perdu la faculté
d’admirer, ne conclurais-je pas que ce que j’ai pu cesser d’admirer n’a jamais été
admirable ? Je regarde donc comme un commencement de mort pour les œuvres du poète,
que ce qui a plu à l’homme de vingt ans plaise moins ou ne plaise plus du tout à
l’homme de trente, et que l’épreuve des années ne lui soit pas favorable. Il reste
qu’on peut contester à cet homme de trente ans qu’il ait l’honneur de croître et de
valoir mieux à mesure qu’il a moins à vivre, ce qui est pourtant la loi commune de
tous les êtres intelligents. À cela il n’y a rien à répondre modestement, non plus
qu’à cette autre objection, que le secret des choses admirables n’appartient qu’à ceux
qui n’ont pas encore assez de barbe, ou qui, comme le bouc de la Fontaine, en ont plus
que de bons sens. Je consens donc, pour ce qui me touche, à ce qu’on ne diminue pas
M. de Lamartine de ce que j’ai pu lui retirer de ma première admiration. Voyons les
choses plus en général.
Quand viendra pour M. de Lamartine ce que Bossuet appelle, au sens spirituel, le jour
du grand discernement, c’est-à-dire quand la postérité fera le choix
du bien et du mal dans ses œuvres, que de parties ne retranchera-t-elle pas, qui nous
ont semblé vives et florissantes ! Combien, pour entrer dans le détail, restera-t-il
de ces développements à perte de vue du sentiment individuel, de ces peintures de son
propre cœur où le poète languit dans des analyses sans fin et s’évapore dans ses
propres pensées, de cet état inspiré, assez semblable à celui de ces docteurs dont
parle Fénelon, « qui regardent leur propre goût comme un attrait de grâce,
leurs propres vues comme des lumières surnaturelles, leurs propres désirs comme des
volontés de Dieu, et qui s’imaginent que tout ce qu’ils éprouvent est passif et
vient de Dieu »
; enfin, de tant d’endroits où le poète renchérit sur tous
les penchants de son époque, met le transport où il n’y avait que la fièvre, recherche
le caprice dans le goût, poursuit le singulier dans le particulier, l’exception dans
l’exception ? Combien de ratures je prévois que la postérité va faire dans quelques
pages à la fois si subtiles et si vagues !
Mais je laisse ce que le poète a volontairement créé pour la mort, et j’examine ce
qui, dans ses œuvres, est proprement le fruit de son temps. Que restera-t-il de
l’amour tel que l’entendent nos poètes ? Que restera-t-il de ces langueurs subtilement
analysées, de cette mélancolie superbe, de cette sensualité prude où nous faisons
consister aujourd’hui le fin de l’amour ? La postérité n’aimera certainement pas de
cette façon, et, quant à ceux qui imitent en cela comme en tout autre chose, et qui
aiment par leur imagination, ils ne manqueront pas d’avoir une langue de l’amour fort
différente de la nôtre. S’ils lisent les sombres madrigaux de nos poètes, ce sera sans
doute avec le même dédain que nous lisons les riens galants de
Voiture et les tendresses un peu fades de Racine ; car de quel droit penserions-nous
avoir trouvé la forme la plus générale et la plus durable de l’amour ? Pourquoi
serions-nous plus heureux là-dessus que Racine ? Que de choses donc qui vont mourir !
Que de belles fleurs de sentiment qui se flétrissent ! Que de flammes qui
s’éteignent ! Si quelque Saumaise ne fait pas un dictionnaire pour cette langue, nos
neveux se perdront dans les énigmes de ces amours. Et peut-être sera-ce un titre pour
être reçu de l’Académie des inscriptions, d’avoir hasardé de dire que la Laurence de
M. de Lamartine et l’Inconnue pour laquelle M. Victor Hugo soupire dans les Chants du Crépuscule, sont ou l’état de sapience, ou le souverain bien
infini, voire la politique humanitaire !
Poussons plus loin. Que restera-t-il de cette religion tantôt panthéistique, dont le
Dieu a tout à la fois l’impersonnalité du Grand-Esprit de Virgile, et la forme humaine
du Jéhovah de la Bible ; tantôt chrétienne et catholique jusqu’à l’ordination du
prêtre, le sacrifice de la messe et le curé de campagne ? Ou nos descendants seront
plus chrétiens que nous, et alors ils mettront Jocelyn à l’index
comme hérétique et relaps, et se voileront les yeux pour ne pas lire la scène où un
vieil évêque, chargé du dépôt des traditions de l’Église, ordonne prêtre un homme qui
n’est pas encore diacre, et ils rougiront qu’un poète prétendu chrétien ait fait
cohabiter dans le cœur d’un prêtre l’amour d’une femme et l’amour de Dieu ! Ou ils
seront encore moins chrétiens que nous ne le sommes, et alors de quel œil verront-ils
cette restauration qui n’est pas même orthodoxe, et ce catholicisme libre penseur, et
cette foi romanesque, et ce curé de campagne qui fait le journal de toutes les pensées
qu’il ne donne pas à Dieu ? Ne pensez-vous pas que M. de Lamartine ait risqué, soit
d’être lu avec les sentiments de quelque vrai croyant des beaux temps du paganisme
lisant les subtilités du paganisme restauré, soit de ne pas l’être plus que ne l’ont
été, par les philosophes du xviiie
siècle, saint Thomas
ou Duns Scott !
J’irai jusqu’au bout. Un des sujets les plus populaires de la poésie au xixe
siècle, la source banale où vont puiser tous ceux qui se
mêlent de vers, c’est ce détail infini de douleurs sans cause, d’ennuis inexprimables,
de langueurs de gens en santé, où s’inspirent uniformément maîtres et disciples. Ce ne
sont, dans leur langage métaphorique, que coupes qui se brisent dans la main au moment
où l’on veut y boire, ou qui, au lieu d’un vin pur et cordial, ne contiennent que lie
et poison ; que fleurs qui se fanent avant de s’épanouir ; que miroir dont les éclats
déchirent la main de celui qui a cru y lire un moment la vérité ; ce ne sont que
sueurs et défaillances, que sublimes duperies, que faux dés qui ruinent tous les
joueurs, que plaisirs douloureux, que douleurs délicieuses. Eh bien, supposez des
générations mieux assises que les nôtres, ou emportées vers l’avenir d’un mouvement
trop rapide pour s’attarder dans des analyses microscopiques de toutes les plaies du
présent, que restera-t-il pour ces générations de notre métaphysique et de ses oisives
rêveries ? En quelle pitié ne nous prendront-elles pas, nous dont la pensée est malade
avant que de naître, et qui, au lieu d’entrer courageusement en lutte avec les
difficultés de la vie, nous croisons les bras et nous écoutons souffrir, ou nous
inoculons, par imitation, des douleurs à la mode ? Quel effet ferons-nous à ceux qui,
dans ces générations occupées, trouveront le temps de feuilleter les poètes de notre
âge ? Ce sont des maladies de tête, diront-ils ; il faut que ces mélancolies aient été
l’effet d’un régime particulier de vie ; ces gens-là ont dû faire du jour la nuit ;
ils ont écrit ces choses à l’heure où nous dormons, à la clarté vacillante de quelque
lampe du moyen âge, bien différents des maîtres du dix-septième siècle, lesquels
travaillaient à la lumière du soleil, qui est la « vraie joie des
yeux »
, selon l’expression du plus grand d’entre eux, Bossuet. Ils ont dû
s’enivrer de silence et de solitude nocturne, et forcer leurs corps appauvris par les
fatigues de la vie contentieuse, par les longs entretiens, par les plaisirs, à rester
debout et à veiller pendant qu’ils faisaient leurs vers maladifs. En tout cas,
ajouteront-ils, ce n’est pas là l’homme ; non, pas plus que l’épicurien grossier, qui,
à table jusqu’au cou, chanterait les sales voluptés du corps, et insulterait de sa
santé et de sa joie ceux qui souffrent et ceux qui meurent !
Que dirai-je de cette autre forme non moins capricieuse, ni moins menacée de
changements, qu’ils ont donnée aux rapports éternellement vrais de l’homme et de la
nature ? Que restera-t-il de ces descriptions où tout respire, chante, rit ou pleure ?
Les mêmes hommes qui n’auront rien compris à nos lieux communs de souffrances
raffinées, que comprendront-ils à ces concerts éternels de la nature dont les eaux
sont la
basse sans repos
; à ces prairies dont le
velours enivre des fleurs qui l’émaillent le vent qui les
respire
; à ces cascades qui jouent tantôt avec le vent, tantôt avec
le
rayon du jour, qui modulent des sons inégaux, où chaque soupir
de l’âme s’articule en note
, qui sont tour à tour des harpes toujours
tendues où le vent et les eaux rendent toujours des chants nouveaux,
ou bien l’air sonore des cieux
froissé du vol des
anges
, à ces vents qui sortent du mélèze
comme un
soupir à demi consolé
; à ces troncs noirs
enfermant dans leur sein comme un lac de culture
; à ces atmosphères
palpables où nage la rosée,
et, pour tout dire, à un genre descriptif qui n’a pas assez des qualités et des
aspects des choses, qui peint un lac avec des images tirées des bois, ou un bois avec
des images tirées des lacs, le ciel avec l’aide de la terre et la terre avec l’aide du
ciel, et qui se sert d’une nature de supplément pour décrire la nature réelle ? Que de
pages, que de milliers de vers qu’un simple changement de goût va rendre
inintelligibles ? Quel ravage feront ces impitoyables émondeurs dans les ténébreuses
forêts de la description contemporaine !
Je viens de distinguer, parmi les goûts et les caprices d’imagination qui ont inspiré
nos poètes, et le plus illustre et le plus populaire d’entre eux, M. de Lamartine,
ceux qui donneront à notre poésie contemporaine sa véritable physionomie dans
l’histoire de la littérature française. J’en pourrais noter bien d’autres moins
généraux et plus bizarres ; mais je n’aime pas plus qu’un autre à triompher des
ruines, et je répugne à trop prouver quand je prouve contre des hommes dont les belles
qualités honorent notre nation, et dont les défauts n’ont nui à l’art que parce qu’on
a donné à ces défauts le pas sur leurs qualités. Mais je n’ai pas pu ni dû prouver
moins pour la gravité de la matière et pour le crédit de ma critique.
Je ne crains pas l’objection que les littératures offrent des exemples de penchants
et de goûts différents des nôtres, mais tout aussi particuliers, qui ont été décrits
et chantés dans des poésies immortelles. D’abord je doute que l’analogie soit
complète ; mais qu’importe ? M’objectera-t-on un seul exemple, dans ces littératures,
d’un ouvrage de caprice qui ait survécu, s’il a été mal écrit ? Le style a une vertu
merveilleuse pour conserver les pensées les plus fragiles ; c’est le coffret de cèdre
qui renferme le livre favori d’Alexandre. Un style sain communique quelque chose de sa
vie et de sa force de durée à des choses qui n’appartiennent pas proprement à l’ordre
des idées et des vérités nécessaires. Il les y fait rentrer comme de vive force,
quelque prise qu’elles offrent dans le fond à la dispute, et leur y conserve
éternellement une place à la suite de celles-ci. C’est qu’il y a, dans un style sain,
une certaine conformité aux lois invariables de l’esprit humain, qui ne peut pas
cesser d’être vraie, et qui suffit pour faire vivre au-delà des siècles une chanson,
une boutade, une rêverie dont l’idée n’a jamais pu être que locale ou individuelle.
Le Lutrin de Boileau, qui n’est qu’une plaisanterie, vit et vivra
toujours par la perfection du style. Si M. de Lamartine était aussi français dans
toutes les parties crépusculaires de ses poésies que l’est Racine dans Bérénice, la cause serait à demi gagnée ; car n’est-ce pas de l’immortalité
très sortable que celle de Bérénice ? Et qui ne s’en accommoderait,
même au prix des restrictions qu’y mettent les admirateurs d’Athalie ? Mais le corps du style des Harmonies et de Jocelyn est-il aussi français que celui de Bérénice ?
Il y a une remarque générale à faire, c’est que le style n’a nulle part plus de
défauts factices et ne perd plus de ses qualités naturelles que dans les choses
données à l’imagination contemporaine. La raison en est toute simple. Un poète
entraîné par la foule est-obligé, pour la suivre et courir du même pas qu’elle, de se
soulager, comme ce philosophe grec, de tout ce qui pourrait ralentir sa course : c’est
à savoir de tout ce qui fait un bon style, la réflexion, la faculté de se corriger, le
choix, le temps. En pensant par le caprice d’autrui, il perd son naturel, il ne se
possède plus, il est l’instrument de la foule, dont il se croit le maître. Racine, si
précis, si nerveux, si châtié et toutefois si libre dans celle de ses pièces qui fut
d’abord le moins goûtée, dans Athalie, et généralement dans toute la
portion historique et philosophique de son théâtre, si peu regardé de ses
contemporains, est quelquefois languissant, attifé, dameret, glacé de périphrases dans
la partie romanesque, la seule par où ses contemporains le crurent le rival heureux de
Corneille. Molière, assez souvent relâché dans ses pièces les plus applaudies,
quelquefois poète de ruelle, et lâché çà et là de tours précieux que l’imagination
contemporaine imposait à son goût vigoureux, Molière est serré comme Boileau, avec
l’abondance et la verve que n’eut jamais Boileau, dans les pièces beaucoup moins
applaudies où il couvre cette imagination de ridicule. Boileau, que je viens de
nommer, n’est un écrivain si excellent et celui de tous les poètes qui a le mieux dit
en vers ce qu’il voulait dire, que parce que ayant déclaré la guerre à tous les
caprices de l’imagination contemporaine, il fit de toutes les qualités qu’elle rendait
impossibles, la réflexion, le choix, le temps, les armes même dont il la combattait.
Cela est vrai de la prose comme de la poésie. Le style si net, si sûr, si
imperturbable de Bourdaloue, et le prodigieux style de Bossuet, en qui l’art et
l’instinct ne firent qu’un de ces deux styles, si diversement parfaits, ne doivent-ils
pas leur solidité à ce que ces grands hommes étaient les confesseurs et les censeurs
de toutes les folies de l’imagination contemporaine ?
Par quel privilège M. de Lamartine aurait-il échappé à cette loi qui inflige à des
pensées éphémères des formes factices et périssables ? Pourquoi serait-il plus heureux
que Racine et Molière ? Pourquoi, seul, aurait-il pu bâtir solidement sur le
sable ?
Hélas ! nul poète n’a plus fléchi sous cette rude nécessité. Outre le désavantage des
derniers venus en poésie, M. de Lamartine n’a peut-être pas reçu du ciel, au même
degré qu’eux, le don des pensées qui durent, et n’a pas du tout, je le répète, ce sens
critique supérieur qui leur donnait la force de faire des pièces pour des
applaudissements qu’ils ne devaient pas entendre. Depuis les Méditations, M. de Lamartine est sorti des conditions de la poésie française
et de toute poésie qui n’est pas abandonnée à la fantaisie individuelle. Je ne lui
ferai pas de chicanes de mots. Hélas ! il y a longtemps que la querelle n’est plus sur
ce terrain-là. Les fidèles de la tradition classique n’en sont plus à défendre la
correction du langage. Ils combattent pour assurer le fond même de la poésie ; ils
disputent pour que la langue poétique de Molière, Racine, Boileau, La Fontaine,
Corneille, ne soit pas à refaire. C’est sur ce terrain qu’il faudrait défendre la
poésie française contre les erreurs de M. de Lamartine ; c’est le corps même de la
langue poétique qu’on devrait, dût-il n’en être plus temps, le prier enfin
d’épargner.
Les Harmonies n’offraient déjà que trop d’exemples de ces périodes
immenses où la phrase commence sans cesse et ne finit jamais. Jocelyn a outré ce relâchement ; la phrase poétique n’y existe presque plus.
Où est cette variété de tours, où sont ces phrases d’inégale longueur, imitant le
mouvement naturel de l’esprit, qui tantôt se précipite et tantôt se ralentit, ici
s’interrompt, là se déploie, et qui est comme l’haleine de la pensée ? Une période
sans fond et sans limites a absorbé toutes ces formes et noyé toutes ces nuances.
Rarement la pensée du poète forme un tout détaché, complet, articulé, sans aucun
membre languissant ni parasite. Ou bien les mots arrivent avant la pensée, ou bien ils
continuent à venir quand la pensée est finie. Ce sont là les deux formes qu’affecte
cette habitude ou cette paresse d’esprit, qui, je le répète, est destructive de la
langue poétique.
Ici, la pensée, ou plutôt ce qui doit être la pensée, débute confusément sous les
formes vagues d’un prélude. Peu à peu le poète s’anime ; la pensée semble vouloir se
dégager, les vers coulent, les images affluent ; mais chemin faisant, elles soulèvent
d’autres pensées qui se substituent à la première, puis d’autres encore qui chassent
celles-ci à leur tour. L’esprit, attiré à la fois par toutes ces sirènes, ne sait plus
quelle est la pensée qui marque la suite du sujet et qui jalonne la route. Là, au
contraire, la pensée, dès le commencement, s’annonce avec franchise, et, comme la
corde bien touchée, rend le son dans toute sa plénitude. Mais peu à peu elle
s’amaigrit et diminue en se développant ; elle devient incertaine et vaporeuse,
pareille au son qui, en s’éloignant, perd sa netteté primitive et ressemble à tous les
sons qui meurent. Enfin, après que la pensée est épuisée, il reste encore des vers et
du nombre qui en sont comme l’écho lointain ; ainsi encore, après que le son a cessé,
ce n’est pourtant pas le silence ; l’oreille n’entend plus, que l’âme croit entendre
encore.
Mais, dans la musique, le superflu peut être du nécessaire : dans la poésie, les mots
doivent commencer et finir avec la pensée. L’esprit, plus exigeant que l’oreille, ne
se contente pas d’être caressé par une vaine harmonie : il veut voir le chemin jusque
dans la nuit et saisir la réalité jusqu’au sein des ombres.
Aussi qu’arrive-t-il ? Comme il faut bien que l’esprit conserve ses droits, il saute
par-dessus les préludes de la pensée qui commence, ou il glisse sur les mots qui
veulent la prolonger après qu’elle est finie ; il court au vif du sujet, à
l’événement. C’est sa loi, même aux époques où les théories essayent de lui donner le
change sur ses allures naturelles. Aucune éducation ne peut le réformer là-dessus ;
et, s’il est vrai qu’il y ait des exemples d’ouvrages où l’accessoire écrasait le
principal, qui pourtant ont réussi, ce n’est point à ces développements qu’ils ont dû
leur succès, mais à la faveur que s’était acquise l’écrivain par quelque œuvre
meilleure.
Quand c’est sur des descriptions que le poète se traîne ainsi, pensant rarement et
écrivant toujours, l’esprit fait comme Boileau lisant les descriptions de
Scudéry :
Le plus humble lecteur, comme le plus habile, a cette rapidité de coup d’œil qui lui
fait voir de loin ce qui, dans un livre, va au but. Est-ce dans le récit même que le
poète languit ? Alors le lecteur perd tout respect pour le poète ; son instinct
l’entraîne, sa curiosité le pousse en avant : malheur au poète qui, sachant, d’avance
son dénouement, et n’ayant pas la même impatience, a pris le plus long pour arriver !
Le récit est devenu comme la propriété du lecteur ; il en dispose en maître, il
l’abrège et le mutile à son gré. Je suis sûr que, même parmi les admirateurs les plus
ardents de Jocelyn, parmi ceux qui ont mouillé le livre de larmes
promises d’avance, il en est peu dont l’esprit n’ait quelquefois devancé leurs yeux
fidèles. Tant est rapide la pente où nous place un récit attachant, que nous
supportons à peine d’être retardés par de grandes beautés de langage, et que, plutôt
que de nous y arrêter, nous aimons mieux y revenir, le livre lu, comme à un plaisir
d’un ordre différent.
Qu’est-ce donc, lorsque le récit ou le drame n’est ralenti que par des hors-d’œuvre
négligemment écrits, envers lesquels on croit s’être assez acquitté en les lisant une
première et unique fois, comme ils ont été écrits ? C’est ainsi que plus de la moitié
de Jocelyn a été lue ; c’est ainsi que, sont lus les romans les plus
populaires. Jocelyn n’a eu sur eux que l’avantage d’être aussi
amusant dans un art plus difficile. On l’a pris au mot ; il s’intitulait épisode : on
l’a traité comme un épisode dont les événements, peu nombreux, étaient égarés dans les
énormes développements d’un poème. On a cherché l’épisode au milieu des développements
et on a passé ces développements au poète comme une licence de la popularité, à peu
près comme on passe à un romancier en vogue les descriptions sans fin où il promène
une petite pensée, parce qu’il faut que chacun vive de son talent.
Il faut le dire à M. de Lamartine, parce que ces erreurs-là sont de celles qui
peuvent lui coûter une partie de sa gloire : de même qu’il n’y a pas de langue
poétique là où les phrases sont des périodes de trente ou quarante vers, sans repos,
de même il n’y a pas de poème possible avec des épisodes de huit mille vers. Si le
poème humanitaire que nous promet M. de Lamartine est en rapport
avec les épisodes, ce ne sont pas quarante mille vers, qui sont, dit-on, le nombre
qu’il annonce ; ce ne sont pas cent mille vers qui suffiront pour proportionner ce
poème, lequel doit ressembler aux poèmes indiens, ajoute-t-on, d’après
M. de Lamartine. Si M. de Lamartine nous destine un poème indien, que ne nous fait-il
reculer vers l’état apathique et contemplatif des Indiens ? Il faut peu de temps pour
admirer ; mais il en faut beaucoup pour lire. Qu’on nous donne donc le temps et le
loisir, avant d’en disposer d’avance avec cette confiance vraiment orientale. Je ne
sais, à notre époque si affairée, qu’un moyen de faire lire, comme on a lu Jocelyn, un poème humanitaire, ce serait de le
publier sous la forme d’un journal quotidien : à raison de quelques cents vers par
jour, on pourrait le finir en un an.
Quand on a de pareilles erreurs de jugement à craindre d’un poète populaire, à quoi
bon le critiquer sur des défauts d’exécution ? À quoi bon relever cette fausse
chasteté poétique qui consiste à éviter le mot propre, pour peu qu’il semble
bourgeois, et à le remplacer par de prétendus équivalents qui changent le sens ; et
cette habitude de tout idéaliser, qui ôte aux objets leur forme et leur nature, soit
en les parant si richement que l’habit se substitue à l’objet, soit eu les faisant si
vaporeux qu’ils perdent toute réalité ?
À quoi bon compter tous ces défauts de l’abondance et du manque de sens critique, ces
imitations de tous les styles : tantôt la périphrase à la Delille, tantôt des
trivialités à la manière de l’école nouvelle ; ces répétitions de certains tours qui
reviennent sans cesse, comme dans le musicien peu penseur les rares motifs qu’il a
rencontrés par hasard ; et cette quantité de mots parasites et de rimes commémoratives
dépensées toutes faites, et mille autres défauts qui ne peuvent guère nous toucher,
depuis que nous sommes menacés de lire un poème indien ?
Que restera-t-il donc de M. de Lamartine ? Les Méditations,
quelques pièces des Harmonies religieuses, quelques morceaux de Jocelyn. Il restera une foule de ces vers admirables qui n’empêchent
pas les poèmes d’être médiocres, et qui sont les dernières fleurs dont se parent les
poésies mourantes ; il restera le souvenir de grandes facultés poétiques, supérieures,
à ce qui en sera sorti ; il restera le nom harmonieux et sonore d’un poète auquel son
siècle aura été trop doux et la gloire trop facile, et en qui ses contemporains auront
trop aimé leurs propres défauts.
Il pourrait rester bien davantage si mes craintes m’avaient trompé, si
M. de Lamartine était doué du sens critique, que ses derniers ouvrages ne me
permettent pas de lui reconnaître, si, au lieu de ce moi, du reste
nullement haïssable, comme celui dont parle Pascal, il avait, ainsi
que tous les grands esprits, ce mécontentement fécond de ses œuvres, qui excite le
poète en le contenant ; si, supérieur à ses succès, plus sévère pour lui-même que son
siècle, il voulait nous donner, à la place de quelque renchérissement de Jocelyn, des poèmes doux, tendres, profonds, comme les Méditations ; riches de langage comme les beaux endroits des Harmonies, et encore plus serrés de style que ce qu’il a écrit de
meilleur.
Si la bonne fortune de M. de Lamartine, ou, pour parler son langage néo-chrétien, si
son bon ange le ramenait dans les premières voies qui l’ont conduit si rapidement à
une gloire devenue si périlleuse, pense-t-on que ce serait un médiocre honneur pour la
critique d’avoir été l’auxiliaire un peu rude de la conscience du poète ? Mais, s’il
cède à cette popularité éphémère qui déjà lui demande des poèmes indiens, pense-t-on
que ce doive être une médiocre consolation pour la critique de n’avoir pas à répondre
à la postérité, devant qui le poète illustre traîne toujours son humble juge, des
louanges insensées qui ont retenu dans la région inférieure des talents de second
ordre un poète doué assez pour s’élever jusqu’au rang des hommes de génie ?
1837.
N’ayant cherché pendant toute ma vie de critique que la vérité, et n’ayant jamais craint
qu’une chose, me tromper par intérêt, j’ai l’habitude de relire de temps en temps les
livres que j’ai jugés, très résolu à me donner tort, même au risque de paraître aux autres
et à moi-même inconsistant. Je redoute d’autant moins cette sorte de confession que je
suis sûr de n’avoir pas à découvrir dans l’opinion que je serais amené à abandonner un
désappointement d’intérêt.
Cet examen de conscience, je ne l’ai fait pour aucun de mes sentiments ou de mes écrits
plus souvent que pour le grand poète qui vient de disparaître, Victor Hugo. C’est même le
genre de prestige qu’il a exercé sur moi, et qui n’a pas cessé avec sa vie, que, ne
l’ayant jamais admiré qu’avec des réserves, je n’ai jamais été content de cette admiration
réservée. Sauf dans quelques parties de son œuvre, je n’ai jamais senti le plaisir profond
et je dirais volontiers divin que me font goûter les premiers d’entre les poètes. Je ne me
suis jamais oublié, je n’ai jamais abdiqué en le lisant. Je n’ai jamais eu la douceur de
m’abandonner, de ne me pas défendre d’aller à lui, de me perdre en lui. Ce plaisir du
critique, qui ne sait plus qu’il est un critique, ou qui, s’il s’en souvient, s’en
souvient comme d’un malheureux tour d’esprit qui le prive des plus pures jouissances de
l’intelligence, c’est Homère, ce sont les grands tragiques de la Grèce, c’est Virgile,
c’est Shakespeare, ce sont nos incomparables génies poétiques du xviie
siècle qui me l’ont fait connaître. Victor Hugo me l’a quelquefois
promis, m’y a fait quelquefois toucher ; il ne me l’a jamais donné pleinement. Au moment
où je croyais atteindre au plus grand bonheur du juge sincère et sans intérêt, qui est de
n’avoir plus à juger, il m’en faisait repentir comme de l’oubli d’un devoir ; il me
forçait de siéger, il me remettait de force mes balances dans la main. Il ne s’agissait
plus déplaisir ; il s’agissait de ne point se tromper, de se tenir sur ses gardes. J’avais
affaire à un séducteur, non à un ami. Et, au sortir de la lecture, comme le juge après un
procès où il a jugé en conscience, mais qui la laissé troublé, j’avais la tristesse
secrète qui reste d’un acte de raison froidement accompli. J’estimais que n’ayant été ni
instruit, ni touché, il ne me restait que de l’étonnement, ou plutôt la pensée qu’il y
avait peut-être plus de ma faute que de celle du poète, qu’il me manquait des ouvertures
de son côté ; et j’enviais la joie de ses admirateurs que je savais sincères, que je
croyais capables de le juger.
Cette confession, je l’ai plusieurs fois recommencée à propos de Victor Hugo. Je l’ai
faite dans les jours de l’apothéose ; je viens de la faire encore à l’occasion de
l’anniversaire de sa mort : ma conscience ne me reproche rien.
Ai-je besoin de dire que, dans cet examen dernier, je me suis avec soin défié de mes
souvenirs ? M’étant toujours bien gardé de faire entrer dans mes jugements sur un écrivain
les actes ou les opinions de sa vie politique, et pour Victor Hugo, en particulier, mes
sentiments sur ce point différant tellement des siens, si j’en avais jamais laissé
pénétrer le moindre ressouvenir, le moins que j’eusse risqué eût été d’être injuste.
Quant aux griefs qu’il m’a donnés par l’affectation de ses dédains, je me suis rendu
maître de ce qu’il me serait permis d’avoir de ressentiment. Mais j’ai retenu comme motif
valable de mon jugement ce qui, dans ces procédés offensants, appartient à un tour
particulier ou plutôt à un travers de l’homme, et est représenté par un défaut dans le
poète. Je ne crois pas, en effet, qu’un poète puisse avoir impunément et sans dommage pour
son œuvre, des péchés mignons comme ceux que je vois reprocher à l’homme par certains
admirateurs sincères de l’écrivain. Il a dû s’élever bien des fumées malsaines d’un fonds
où ils aperçoivent l’orgueil, qui l’a rendu parfois oublieux d’anciens amis demeurés
obscurs, ou ingrat, ou injuste à leur égard ; la vanité, qui l’a poussé à se chercher des
ancêtres plus ou moins nobles, au lieu de la brave roture ouvrière dont il était issu ;
l’emploi d’artifices de gros marchand, poussant à la vente de ses ouvrages par
d’invraisemblables chiffres d’éditions imaginaires ; son encombrante personnalité, qui lui
a fait en toutes choses réclamer la part du lion, et voler même la brebis du pauvre, en
donnant pour siens des vers qui n’étaient pas à lui ; les mutilations et les altérations
qu’il a fait subir à ses ouvrages pour expliquer le changement de sa foi politique, et le
« front » avec lequel il a soutenu qu’il n’y avait rien de changé ; ses mensonges, quoique
moins impudents que ceux de Voltaire29, etc.
Je n’admets pas avec l’auteur de ce résumé accablant, que de tels faits ne portent pas
atteinte à l’honneur de l’homme ; dans quelle mesure, je veux bien ne pas le rechercher,
par respect pour la mort, et par la crainte de ce qui retombera sur le juge des jugements
trop sévères ; mais que l’esprit du poète, et ce qu’a de plus intime et de plus personnel
sa poésie n’en reçoivent pas quelque dommage, c’est de quoi je ne veux pas convenir.
Entr’autres croyances littéraires, je crois de foi que l’homme de génie, qui apparemment
ne s’est pas créé lui-même, et qui a reçu par don le privilège d’être si prodigieusement
au-dessus des autres hommes, leur en doit, en quelque sorte, la redevance ; qu’il a ses
devoirs, comme auteur par les exemples de goût et de travail, comme homme par l’honnêteté
de sa vie. C’est dire que je suis au pôle opposé de l’opinion qui pousse l’idolâtrie pour
le talent jusqu’à estimer que les écarts du caractère en sont les effets nécessaires,
sinon la cause. Loin d’absoudre les grands écrivains de leurs torts, je les trouve
responsables à plus de titres que les autres hommes du scandale qu’ils donnent.
Mais j’ai une autre raison pour n’être pas indulgent pour des torts de caractère tels que
ceux-là. Je leur en veux — d’une aversion littéraire, s’entend, — pour ce qui s’est
insinué de l’imperfection morale de l’homme dans les conceptions du poète, et parce que je
vois, presqu’à chaque page, les défauts de l’homme percer dans les vers du poète. Je n’en
sais point d’autre explication. Et de même que j’ai pu dire « que les plus grands
écrivains du xviie
siècle ne sont grands que parce qu’ils
ont été parmi les plus honnêtes gens30 »
, je n’hésite pas à dire, appliquant ce
principe à Victor Hugo, que, s’il leur est inférieur, c’est que son génie poétique n’avait
pas, si je puis parler ainsi, la trempe morale du leur.
Exagérer les travers et les fautes de quelques-uns de ces grands hommes ; entre les
traditions qui ont cours et qui ont varié, préférer les plus désavantageuses à leur
mémoire ; transformer leurs travers en vices du cœur, le tout pour décharger d’autant la
renommée de Victor Hugo, c’est là un excès qu’excuse, sans doute, la bonne foi de ceux qui
le commettent, mais qui ne peut rien changer à la vérité des faits ni à la nature des
choses. On ne parviendra jamais à grossir les torts de Racine envers les maîtres de
Port-Royal, ni ses épigrammes contre Corneille, ni sa désertion du théâtre que dirigeait
Molière, pour faire jouer son Alexandre par des acteurs plus habiles,
jusqu’à les mettre au niveau des défaillances morales de Victor Hugo.
C’est parce que dans Racine, considéré comme homme, le bien l’a emporté infiniment sur le
mal, que, dans Racine poète, les beautés surpassent infiniment les défauts ; il n’en est
pas de même chez Victor Hugo, à qui a manqué, comme poète, la gloire d’une œuvre
parfaite ; comme homme, le couronnement d’une vie morale, la gravité de la vieillesse…
1886.
Voilà un an que Carrel est mort32.
Combien déjà l’ont oublié ! — C’est peut-être un peu tard pour parler de lui, — me
disait un homme grave, à propos de mon dessein d’écrire ces pages sur une mémoire aimée
et qu’il honore. — Vous devriez y regarder, ajoutait-il, avant de livrer un si beau nom
à l’indifférence qui menace les souvenirs tardifs. — Pourquoi donc un oubli si rapide ?
C’est que nous vivons à une époque où l’idée de la patrie s’est rapetissée jusqu’à
l’idée de la famille, ou plutôt s’y est confondue ; ceux que perd la patrie ne sont
perdus en réalité que par une famille, et les morts d’une famille ne sont pas les morts
d’une autre. Comme il n’y a pas de cause générale et commune, si ce n’est celle du
repos, qui n’est que l’association de tous les intérêts particuliers, chacun paraît agir
pour son propre compte ; et, quand un homme est mort, on dit : Il n’a fait tort qu’à
lui ; surtout si, comme Armand Carrel, il était libre de mourir ou de vivre, et si sa
mort ne lui est pas venue de la main suprême d’où nous vient la vie.
L’oubli est d’autant plus rapide, qu’on n’y croit pas mettre d’ingratitude. On ne
considère pas qu’à l’égard des hommes supérieurs l’oubli est toujours ingrat ; car, quoi
qu’ils aient pu prétendre pour eux-mêmes de leurs travaux et de leurs pensées, ils nous
donnent toujours plus qu’ils ne reçoivent de nous. Ils ne sont même supérieurs que parce
que leurs œuvres sont le bien d’un très grand nombre, sinon, comme à certaines époques
privilégiées, le bien de tous. Quelque part qu’ils y aient faite ou cru faire à leur
intérêt propre, bien plus grande est la part de ces pensées désintéressées et
bienfaisantes que Dieu répand quelquefois sur le monde, même par des mains qui semblent
indignes d’être les ministres de ses grâces. Ainsi, même pour ceux dont les intentions
ont été moins nobles que l’intelligence, l’oubli est de l’ingratitude : mais combien
cette ingratitude est-elle plus regrettable quand celui qu’on oublie est un de ces
hommes dont le cœur a été encore plus grand et d’un meilleur exemple que l’esprit ?
C’est pour tous ceux qui, dans notre temps, ne veulent pas être associés à cette
ingratitude, que j’ai entrepris de rendre à Carrel ce triste et fraternel hommage. Je
l’aurais fait de mon propre mouvement, et pour l’honneur commun, si d’ailleurs je n’y
avais été invité par ses plus proches amis, et par celui qui fut le plus dévoué de tous
et le plus aimé. J’avais d’abord pensé, à l’époque où nous le perdîmes, à m’acquitter de
ce pieux devoir. Mais, outre qu’il m’eût trop coûté de mettre des mots où je ne devais
avoir que des larmes, on m’approuva d’en ajourner l’accomplissement au premier
anniversaire de sa mort, afin que mes sentiments eussent plus d’autorité, n’ayant pas
été exprimés sous l’impression d’une douleur vive et passagère, mais sous l’influence
durable d’un souvenir.
Je n’ai plus à faire la biographie politique de Carrel. Ç’a été la tâche d’un ami
commun, M. Littré, homme grave et esprit profond, que plus de décision sur le point vif
des opinions de Carrel y rendait plus propre qu’aucun autre, outre un talent d’écrivain
proportionné au sujet. La chose fût-elle encore à faire, je m’y refuserais ; car, pour
les commencements de sa vie politique, je n’aurais pu que rédiger les souvenirs
d’autrui ; et, quant à son rôle actif dans les dernières années, j’en ai ignoré trop de
choses pour en écrire avec cette exactitude qui est le premier mérite comme le premier
devoir d’une biographie. Quoique je puisse m’honorer d’avoir eu sa confiance, laquelle
est mon seul droit à écrire ceci, je dois dire que sur certains points où j’avais plus
de foi en sa personne et en ses talents qu’en ses idées, et où il voulait plutôt être
approuvé et exalté que refroidi, je n’ai pas été dans tous les secrets. Ce que j’en
pourrais raconter de la meilleure foi du monde serait sans autorité et soulèverait
peut-être de justes réclamations, dont j’aurais fait naître innocemment le scandale. Il
n’y aura rien dans ces pages qui n’ait été à ma parfaite connaissance, ni où je pusse
être contredit pour défaut d’exactitude. Si ce n’est pas là tout Carrel, on ne
l’admirera que plus pour ce que j’aurai omis d’en dire ; et là où j’aurai pu le mal
comprendre, l’important pour moi est qu’on voie que je ne l’ai pas médiocrement
aimé.
Je prolonge à regret ces préliminaires pour déclarer à qui j’adresse principalement cet
écrit. Ce n’est ni à ceux de ses amis qui ne l’ont été que de l’homme politique, ni à
ceux de ses ennemis, s’il lui en reste, qui ont le courage de l’être encore de sa noble
mémoire. Pour les uns comme pour les autres, Carrel a été l’homme dont ils ont eu
besoin, ceux-ci pour s’en servir et s’en faire honneur dans leur parti, ceux-là pour
justifier des habitudes de prévention opiniâtre contre les adversaires ou les ennemis du
leur. Les amis politiques sont durs et exigeants ; ils n’admirent dans leurs chefs que
les qualités d’un instrument. Il ne faut donc pas leur demander de comprendre ce qu’ils
ne pardonnent pas, c’est-à-dire les qualités par où ces chefs valent mieux qu’eux, et
par où ils leur échappent. Quant aux ennemis, ils seraient plus volontiers généreux que
justes, et ils consentiraient plutôt à pardonner qu’à comprendre. Sachant d’avance
combien il me serait impossible de leur faire accepter le Carrel que j’ai connu, je me
console d’avance de la critique qui pourra m’être faite des deux côtés, d’avoir mieux su
l’admirer que le juger.
J’écris ces pages pour un grand nombre d’esprits éclairés et impartiaux, qui, dans les
situations les plus diverses, les uns sans être engagés dans les idées de Carrel, les
autres professant même une croyance différente, l’ont aimé et admiré pour l’honneur
qu’un tel homme faisait à son pays. Beaucoup voyaient en lui un espoir, une sorte de
ressource pour des événements possibles ; tous y voyaient une lumière qui éclairait
toutes les questions comme toutes les situations. Quoi que je dise de Carrel, à quelque
vivacité de sentiment que je me laisse entraîner, je ne crains pas d’être pour ces
esprits-là exagéré ni dans l’illusion.
Les partis n’admirent dans un homme politique que l’unité et l’immobilité, « à
laquelle, dit Carrel dans son Histoire de la contre-révolution en
Angleterre, ils prétendent tous si follement »
. À leurs yeux, la
souveraine grandeur est d’avoir jeté l’ancre sur le sable mouvant des opinions
humaines, et d’avoir forcé l’esprit, si grand, par ses vicissitudes mêmes, à rester
immobile pendant que tout marche et que tout change dans un monde qui ne s’arrête
jamais. Non, l’immobilité ne sera jamais de la grandeur. L’esprit qui prétend ne pas
changer est tout simplement un esprit orgueilleux, qui veut faire d’une incapacité une
supériorité. Il ne faut être immobile que dans la conduite morale, parce que les lois
qui la règlent ne sont point sujettes aux disputes des hommes. Mais, là où la
certitude absolue n’existe pas dans les choses, comment l’immutabilité serait-elle un
don supérieur de l’esprit ?
Peut-être m’accusera-t-on, d’un certain côté, de diminuer mon illustre ami, en disant
qu’il n’était pas de ces esprits qui se rendent esclaves de leur intelligence pour en
être plus maîtres : mais je ne puis mentir à mes souvenirs. Les confidences de Carrel
n’ont pas laissé en moi une trace médiocre, et je ne fais ici que lire dans ma mémoire
ce que sa parole y a imprimé. Carrel avait l’unité du caractère, je dirai
l’immobilité, si l’on veut ; car s’il est beau d’être immobile, c’est surtout dans le
caractère, la seule chose par où les autres puissent être assurés de nous. Il l’était
dans sa conduite morale ; il l’a été, quoique moins naturellement et moins librement,
dans sa conduite politique. Mais je lui ai connu l’esprit le plus souple et le plus
étendu, et non un esprit immobile.
Il n’y a pas à s’étendre sur sa loyauté privée : c’était un fait de notoriété
universelle. La probité, d’ailleurs, est une qualité de devoir, et qui n’est peut-être
pas assez difficile, même dans ce temps-ci, pour qu’on loue un homme d’avoir été probe
et qu’on ne méprise pas profondément un homme de ne l’être pas. Mais l’unité de
conduite, dans l’homme politique, est autrement difficile et admirable. Envisager
seulement en quoi elle consiste, dans les circonstances particulières où s’est trouvé
Carrel, est effrayant. Résister à ses propres lumières, ne pas fléchir, ne pas laisser
voir ses doutes, ne pas délaisser les principes arborés dans certaines crises, même si
ces principes n’ont été au commencement que des impressions ou des espérances
téméraires que l’impatience a converties en doctrines de gouvernement ; ne pas manquer
aux âmes simples qu’on y a engagées et qui y persévèrent et s’exaltent ; étouffer son
bon sens de ses propres mains, et, au besoin, appeler froidement sur sa vie ou sur sa
liberté des périls inutiles et prématurés, pour ne pas faire douter de soi : voilà à
quel prix un homme est le chef agréé d’une opinion en guerre ouverte avec un
gouvernement établi ; voilà ce qu’il doit savoir faire à toute heure, et avec grâce,
pour que ceux qui le reconnaissent pour leur chef le lui pardonnent.
Pendant plus de quatre années, sauf quelque relâchement vers la fin, soit lassitude,
soit dégoût de ces discordes intérieures par lesquelles les partis font scandale de
leur défaite, Carrel ne manqua pas un moment à ce rôle. Il n’entraîna jamais que ceux
qu’il était résolu à suivre, et, en certaines occasions où l’impulsion n’avait pas été
donnée par lui, mais malgré lui, il se mit à la tête de ceux qu’il n’avait pas
commandés. Le même homme qui, dans les circonstances ordinaires, souffrait modestement
qu’on lui disputât le titre de chef de l’opinion républicaine, s’en emparait dans le
danger, comme d’un signe où les coups pussent le reconnaître de loin. Il faisait comme
un général porté rapidement, par son courage et ses talents, au premier grade de
l’armée, il se laissait contester dans les chuchotements jaloux de la caserne, sauf à
prendre, dans une affaire désespérée, le commandement en chef, du droit du plus
courageux et du plus habile. Personne ne porta plus loin que Carrel le dévouement du
chef à l’armée. Loin de donner des doutes à ceux qu’il avait associés à ses
espérances, il les y entretenait encore après les avoir perdues. À défaut d’une ardeur
qu’il ne pouvait plus avoir, il les échauffait par le danger qu’il était toujours
maître de courir. C’est ainsi qu’après avoir attiré successivement, sur quatre gérants
du National, des condamnations à la prison, il provoqua lui-même, par des articles
froidement calculés pour tomber sous la loi, son emprisonnement à Sainte-Pélagie. Il
ne voulut pas être en reste de sacrifices avec ses amis.
Quand il avait rempli son devoir de chef de parti avec cette force de volonté et ce
stoïcisme d’autant plus beau, que le stoïcien n’était souvent qu’un sceptique, Carrel
aimait à se délasser en se livrant librement à toutes les opinions, à tous les doutes.
Il se plaisait à faire de ce même esprit, si puissant pour remuer les passions, un
instrument de recherches désintéressées, vastes, libres, philosophiques.
Dans ces moments-là Carrel aimait à s’ouvrir à moi, non comme au seul de ses amis
auquel il réservât ces pensées particulières, mais comme au plus disposé à les goûter
sans mélange. Mes rapports avec lui, de simple collaborateur littéraire dès le
commencement, et, plus tard, d’ami, n’appartenant plus à la rédaction du National, mes liaisons plus anciennes dans l’autre camp avec des hommes qu’il
y honorait, une amitié qui s’était accommodée de mon indépendance, toutes ces
convenances me rendaient naturellement le confident de tout ce qu’il ne laissait pas
voir à son parti. J’ajoute que Carrel prenait plaisir à se montrer supérieur à sa
réputation.
C’est dans ces conversations qu’il parlait avec tant d’abondance et de grâce des
passions et des illusions des partis, des devoirs et des embarras de ceux qu’ils
avouent pour leurs chefs, et qu’ils portent souvent au commandement malgré eux ; des
jalousies qui s’y cachent sous la rigidité des professions de foi, de cette guerre
d’amours-propres déguisée sous l’émulation patriotique. Selon les événements du jour,
dont il recevait la première impression avec une sensibilité naïve, la disposition de
Carrel était ou à espérer ou à se décourager. Il fallait voir alors combien cet esprit
avait de ressources soit pour justifier, par des prétextes d’une profondeur et d’une
subtilité inouïes, les ardeurs d’un caractère impatient d’agir, soit pour absoudre sa
noble intelligence des emportements un peu factices où l’avaient entraîné les besoins
de la polémique.
Quelquefois il s’amusait de ses ressources mêmes ; il s’en faisait un jeu ; il m’en
donnait le spectacle éblouissant. Il prenait un journal, soit du gouvernement, soit
d’une opposition moins prononcée que la sienne, et, lisant l’article du jour, il en
adoptait un moment la pensée, la complétant ou la développant dans le sens des
opinions qui l’avaient inspirée. Quelquefois c’était un discours de tribune qu’il
refaisait. « Ils n’ont pas donné les meilleures raisons de leur opinion, disait-il ;
ceci eût été plus spécieux et nous eût plus embarrassés. » J’admirais d’autant plus
cette flexibilité d’esprit, que ces raisons de gymnastique étaient les meilleures et
les plus sincères. C’était tout ce qu’il y a de vrai et d’honorable dans chaque
opinion. Carrel voulait me montrer par là deux qualités fort supérieures à une
certaine facilité capricieuse et paradoxale : d’une part, sa connaissance des intérêts
des partis, et, d’autre part, l’estime réelle qu’il faisait, à beaucoup d’égards, des
plus opposés à ses idées. Je ne dis pas qu’il ne s’y mêlât quelque plaisir
d’amour-propre : comment n’en aurait-il pas eu à se montrer si pénétrant, si
désintéressé, si universel ? Carrel aimait à produire de l’effet, mais non à tout
prix, ni devant toute sorte de gens, ni pour être loué tout haut. Avait-il lu dans vos
yeux qu’il était écouté et compris, c’était assez ; un charmant sourire vous
témoignait que vous aviez trouvé la bonne manière de le louer. Des compliments même
sincères, dans la formule banale, le gênaient ; il y a eu peu d’hommes inspirant plus
d’admiration autour de lui et une admiration plus réservée.
Ce fut la lutte de cette intelligence si mobile avec un besoin irrésistible d’action
qui fit la gloire et le supplice de cette vie si tôt terminée. On a cité de Carrel, au
lit de mort, un mot déchirant : « Ils m’ont enfermé dans une impasse. » Plusieurs de
ses amis nient qu’il l’ait dit. Pour moi, que des devoirs, odieux alors, retenaient à
Paris, mais qui les aurais foulés aux pieds pour avoir la triste douceur de presser sa
main mourante, si je n’eusse cru fermement que la dernière heure d’une si noble
créature ne devait pas sonner si tôt, il m’a été refusé d’entendre ses paroles dans ce
jour suprême. Mais, si le mot n’est pas vrai, il a paru vraisemblable. Il était sur
les lèvres de tous ceux qui suivaient la vie de Carrel, et auxquels il avait permis de
voir de près ce combat où sa passion se débattait contre son intelligence, et où il
essayait de résister à des faits qui le serraient à la gorge, qui l’étouffaient, qu’il
reconnaissait plus forts, plus dans le goût du pays, plus sensés que ce qu’il voulait
y substituer. Mais qui l’avait poussé là ? Quels hommes pensait-il désigner dans cette
parole désespérée ? Les plus ardents de son parti l’ont renvoyée à certains hommes du
gouvernement ; ceux-ci la leur renvoient. Ce ne sont tout à fait ni les uns ni les
autres. Seulement, les premiers, par leur fougue et leurs préjugés révolutionnaires,
et les seconds, par l’exagération dam la résistance, ont été tour à tour complices de
sa passion, plus forte que toutes les impulsions du dehors.
Qui l’avait enfermé dans l’impasse ? Cette passion. Qui lui faisait voir que c’était
une impasse ? Son intelligence, quelquefois forcée d’obéir à sa passion, mais plus
souvent maîtresse, et toujours à la fin. Le courage de Carrel n’était pas de ceux qui
ne voient pas le danger. Nul ne le voyait mieux, ni de plus près, ni d’un œil moins
troublé Nous admirions son sang-froid, surtout dans les circonstances graves, soit
qu’il se recueillît dans le tumulte, ou qu’il dominât les discussions orageuses en
baissant la voix. Or, qu’est-ce que le sang-froid, sinon le courage qui juge ? Une vie
d’action et de dangers utiles aurait fait de Carrel un de ces hommes de qui rien
n’étonne. Son intelligence et sa passion seraient demeurées dans un parfait équilibre.
Ce que la passion aurait voulu, l’intelligence l’eût conseillé. Mais les événements ne
laissèrent à Carrel que des dangers inutiles, avec une passion qui les appelait et une
intelligence qui les savait d’avance inutiles.
Ces deux forces contraires qui se disputaient son repos avaient alternativement leur
tour. Tantôt c’était l’intelligence qui régnait, calme et paisible, se répandant sur
toutes choses avec une étendue et une équité de vue admirables. Alors Carrel
s’occupait de projets littéraires, et il se laissait volontiers vanter la gloire des
lettres, moins périlleuse et plus durable que celle de chef de parti. Il faisait des
lectures qui lui suggéraient des idées dont la nouveauté et la richesse auraient
rempli toute une vie littéraire. Il se préparait du travail, et il y réservait des
heures que ses amis s’engageaient à respecter. Carrel sentait le besoin de se
renouveler par l’étude. Il se révoltait contre cette nécessité d’écrire au jour le
jour, sans entraînement, sans autre besoin que celui-ci : il faut un journal demain ;
et il goûtait comme un jour de vacances celui où le National pouvait
se passer de lui. Dans les derniers temps, il rêvait la retraite à la campagne, dans
le travail et les affections intérieures. À y regarder de bien près, on pouvait
surprendre dans ces projets, d’ailleurs sincères, quelque peu de dépit de voir
condamnée à l’inaction celle de ses facultés qu’il estimait le plus. C’était, à
quelques égards, la retraite d’un vaincu devant une situation plus forte que lui.
Mais, à force d’y songer et d’en parler, il finissait par y croire ; et ces moments-là
étaient de bons moments, comme tous ceux où l’homme endort sa passion au bruit de ses
projets de repos.
Quelquefois c’est la passion qui l’emportait. Alors sa vie, tout à l’heure si calme,
recommençait à s’agiter. Il était de nouveau en proie aux ardeurs et aux espérances.
Il avait des illusions incroyables. Il voyait des menaces d’orages imminents dans les
derniers murmures des orages passés. Il croyait entendre le pas de l’Europe se mettant
en marche contre la France. Il avait compté une ride de plus sur le front du roi, une
crevasse de plus dans l’établissement de juillet. Le désir d’un changement qui déliât
enfin ses bras enchaînés et lui permît de déployer toutes ses facultés actives lui
montrait mille symptômes invisibles, et offusquait ce bon sens si ferme et si sûr, qui
devait sourire, le lendemain, de ses illusions de la veille. Mais, tant que durait la
fièvre, on l’affligeait en contredisant sa passion, en niant les symptômes qu’il avait
cru voir, en voulant lui montrer l’état vrai des choses. Les raisons les plus fortes
ne pouvaient le ramener. Son esprit lui fournissait des vues et des comparaisons sans
nombre pour justifier sa passion réveillée. Sans jamais quitter le ton simple, sans
enthousiasme apparent, il défendait ses illusions avec une éloquence grave et
concentrée, soit pour mieux se tromper lui-même en donnant à son ivresse intérieure
l’aspect de la raison à peine émue, soit pour ne pas agir par l’effet de la parole sur
l’opinion de ceux qui l’écoutaient. Ses raisonnements étaient si serrés, et, la
plupart, si rigoureusement déduits des lois ordinaires qui règlent les événements,
qu’il fallait, pour résister à ses espérances, être atteint de cette incrédulité
sourde et muette qui, à certaines époques, n’est que l’effet contagieux d’une torpeur
ou d’une pacification universelle. Mais, pour ceux qui ne différaient d’avec lui que
par des raisons ou des impressions légères, il était difficile qu’il ne réussît pas à
les faire passer de la tiédeur à l’ardeur, sauf à les faire retomber avec lui, bientôt
après, de l’ardeur dans le découragement.
Au reste, ces moments de passion étaient rares : c’était moins un état de son esprit
qu’une impression forte, soutenue, et dont la cause n’était jamais tout à fait
indifférente. Ils ne rabaissaient point Carrel ; ils le faisaient voir sous un autre
aspect. Après l’homme ne reculant devant aucune réalité, pas même devant celle qui
l’ajournait indéfiniment comme homme de parti, aimant mieux ne rien ignorer que se
tromper, et prenant je ne sais quel plaisir supérieur à juger mieux la situation qui
lui liait les mains que ceux mêmes qui la défendaient ou l’exploitaient contre lui ;
après le causeur profond, fin, légèrement ironique, on voyait l’homme exalté,
impatient, voulant précipiter les dénoûments et agir avec la pensée sur la matière
inerte, écrivant d’une main froide des paroles enflammées, trouvant dans son
inépuisable logique les plus fortes raisons d’espérer, après y avoir trouvé les plus
fortes raisons de découragement, et combattant celles-ci avec celles-là ; seul capable
de ses erreurs comme de ses bons jugements ; crédule en quelques points et dupe, mais
dupe de lui seul, en homme qui semblait assez fort pour provoquer les événements qu’il
voulait obtenir, et dont on attendait involontairement quelque explosion qui réveillât
les masses populaires, ou qui fît faire à ses adversaires les fautes dont il avait
besoin. À ceux qui l’ont vu de près, je n’ai pas peur de rien dire d’exagéré. Ce que
le public n’a pas connu de Carrel est bien plus que ce que les
événements lui en ont laissé voir.
Le coup le plus sensible que reçut Carrel des événements, et ceci soit dit à son
éternel honneur ! ce ne fut pas dans son ambition, mais dans sa plus chère pensée,
dans son plus glorieux titre d’écrivain politique, dans sa théorie du droit commun.
J’affirme ne lui avoir vu de tristesses vraiment amères que pour les échecs qu’elle
eut à souffrir ; et, sur ce point seulement, ses désenchantements furent douloureux.
Son bon sens, encore des années de jeunesse et d’âge viril devant lui, l’inattendu,
l’inconnu, pouvaient lui faire prendre patience sur ses espérances ; mais rien ne le
consola de voir cette noble politique de garanties réciproques compromise et rejetée
au rang des choses chimériques par tout le monde, et, comme à l’envi, par le
gouvernement, par le pays, par son propre parti. C’était en effet la vue la plus haute
et la plus droite de sa raison, l’instinct le plus vrai de sa nature généreuse ;
Carrel était là tout entier. Jamais il ne se fût retourné contre ce noble enfant de
son intelligence et de son cœur. Si quelquefois il le fit craindre par des menaces
vagues qui lui échappèrent dans le feu de la polémique, ce ne fut qu’à ceux qui
étaient intéressés à avoir cette crainte, et à ruiner par là son plus beau titre à
l’estime publique. Toutefois les doutes qui purent lui venir, en certaines occasions,
sur l’excellence de cette idée, furent, je le répète, la plus douloureuse de ses
épreuves.
La révolution de Juillet, si entre toutes les révolutions, par le
spectacle d’un peuple laissant au vaincu la liberté de se plaindre et de se railler de
la victoire, avait permis d’espérer un retour éclatant et définitif au droit commun.
Carrel se fit l’organe de ces espérances et le théoricien de cette doctrine. Il traita
la question avec sa rigueur et sa netteté accoutumées. Il opposa aux exemples, si
nombreux depuis cinquante ans, de gouvernements périssant tous par l’arbitraire, le
modèle d’un gouvernement offrant à tous les partis des garanties contre son légitime
et nécessaire besoin de conservation. Il n’invoquait que des raisons exclusivement
pratiques, se refusant le secours innocent de toute forme passionnée, pour ne pas
exposer sa belle théorie à l’ironique qualification d’utopie.
C’est cette politique qui fit tant d’amis à Carrel sur tous les points de la France,
et dans tout pays où pénétrait le National. Il eut, en dehors de
tous les partis, un parti composé de tous les hommes, soit placés hors des voies de
l’inactivité politique, soit trop éclairés pour s’y jeter à la suite de quelque chef
ne se recommandant que par des succès de plume ou de tribune. Que de gens, lassés des
querelles sur la forme du gouvernement, incrédules même aux admirables apologies que
faisait Carrel de la forme américaine, quittant l’ombre pour la chose, se rangèrent
sous cette bannière du droit commun, qu’il avait élevée sur toutes les fautes et sur
toutes les ruines, même sur celles de ses théories républicaines ! Il lui en venait de
toutes parts des témoignages d’adhésion qui parurent un moment lui suffire, et je le
vis se résignant à être, pour un temps indéterminé, le premier écrivain spéculatif de
son pays. Mais des fautes où tout le monde eut sa part l’eurent bientôt refroidi. Ce
fut un rude coup. Carrel avait foi dans la politique du droit commun : il y avait cru
plus fortement peut-être qu’à ses théories républicaines précipitamment arborées, dans
un accès d’inquiétude plutôt qu’après un sûr et paisible regard jeté sur les choses.
Après celles-ci, où l’honneur le soutenait contre les doutes croissants, fallait-il
donc encore douter de celle-là ? Carrel eut les deux douleurs à la fois.
Les amnisties honorent les gouvernements ; mais elles ne réparent pas toutes les
brèches qui ont été faites au grand principe de la réciprocité des garanties. C’est de
la modération après le danger, moins belle et de moins bon exemple peut-être que la
modération dans le danger. Il serait d’ailleurs stupide de contester à un gouvernement
le droit de se défendre. S’il est attaqué dans la rue, il doit repousser la force par
la force ; mais, s’il n’est que menacé sourdement dans des conciliabules, qu’il se
contente de dire tout haut qu’il sait tout et qu’il est prêt. Il aura pour lui le pays
tout entier, s’il le prend à témoin qu’il a respecté la liberté des citoyens jusqu’au
moment de l’abus, et que les pensées ont pu lui être suspectes, sans que les personnes
eussent à souffrir d’autre contrainte qu’une surveillance annoncée tout haut, qui
devient une sorte d’invitation à tous les honnêtes gens de s’y associer. Là s’arrête
son droit dans un pays véritablement libre. Au-delà, tout est plein de périls et de
hasards. La colère donne aux actes préventifs l’air de vengeances civiles. On ouvre
carrière aux subalternes zélés, cette espèce violente et déclamatoire, pour qui les
prisons ne sont jamais assez larges, ni les lois assez impitoyables. Nous l’avons vu à
une époque déjà éloignée, et, dans beaucoup de choses, oubliée. Qu’elle le soit de
plus en plus, c’est à merveille : mais rappelons-en, dans l’occasion, tout ce qui peut
contribuer à remettre en honneur la grande idée du droit commun.
Malheureusement, le respect du droit commun n’était pas plus du côté de l’attaque que
du côté de la défense, et, à quelques égards même, la répression est restée en deçà de
ce qu’auraient été, dans certaines pensées, les représailles. On se connaît bien entre
ennemis déclarés. Le gouvernement n’avait que trop de raisons de croire que, sous
certaines plumes, les idées de liberté et de légalité n’étaient que des raisons de
polémique employées pour intéresser les classes paisibles aux passions d’une minorité
irréconciliable ; il savait qu’on n’y regardait la liberté que comme l’arme défensive
des vaincus ; il savait qu’on y tenait en réserve, pour l’appliquer avant l’ère
définitive de la liberté pour tous, la doctrine d’un despotisme préalable confisquant
momentanément les libertés présentes, et s’emparant du droit d’agir et de penser de
chacun, apparemment pour n’avoir pas à s’emparer de plus. Ceux qui avaient ces pensées
ont été pris par leur propre logique ; ils n’ont pas le droit de se plaindre. Il
n’appartient qu’aux hommes modérés, qui n’ont été complices ni de l’attaque ni de tous
les moyens de la défense, de dire qu’on eût mieux fait de ne pas étendre la répression
jusqu’aux pensées, outre qu’on avait l’avantage de la force, et qu’en fait de
modération c’est au plus fort à commencer.
L’affliction de Carrel fut irréparable le jour qu’il se vit resté seul défenseur du
droit commun entre la nation, qui, par peur, en faisait le sacrifice au gouvernement,
et un parti, son propre parti, qui le menaçait de ses arrière-pensées. Nous eûmes à ce
sujet, lui et moi, une longue conversation, quelques mois avant sa mort, dans une
promenade au bois de Boulogne. Je vis qu’il y avait presque renoncé comme principe de
politique applicable : tout au plus y tenait-il encore comme théorie, par pure
générosité, et peut-être aussi par le sentiment de sa force. Carrel pensait que, les
choses venant à son parti, il serait de force à résister à la tentation de
l’arbitraire, et à ne le prendre pas même des mains d’une majorité qui le lui
offrirait au nom du pays. Mais une politique ajournée était pour lui une politique
vaincue. Ses doutes sur le droit commun furent une dernière défaite. Quoique ce
principe eût été la vue la plus désintéressée de son esprit et le meilleur mouvement
de son cœur, les théories des hommes d’action impliquent toujours l’espoir d’une
application prochaine. Du moment donc que le droit commun avait échoué comme politique
d’application, Carrel devait en abandonner la doctrine. Dans les derniers jours de sa
vie, il n’en parlait plus que comme d’un progrès qu’il ne lui serait pas donné de voir
de son vivant, et auquel ne doivent peut-être jamais arriver les sociétés
humaines.
Carrel n’était pas fait pour le doute, quoique l’étendue et la souplesse de son
intelligence lui permissent moins qu’à personne d’y échapper. Agir en liberté dans un
petit coin du monde, au profit d’une noble cause, lui semblait plus glorieux que
spéculer, dans un langage admirable, sur les plus hautes notions de l’intelligence
humaine. De quel œil d’envie ne suivait-il pas, sur la carte de la Biscaye, les
campagnes furtives et les victoires à reculons de Zumalacarreguy ! Quelle gloire
d’écrivain polémique et de chef de parti, réduit à la presse pour tout champ de
bataille, n’eût-il pas échangée contre la destinée de ce hardi partisan ? Organiser
dans les montagnes une petite armée dévouée sous un drapeau populaire, et mourir sur
le champ de bataille après quelques beaux coups de main, en laissant la réputation
d’un homme qui n’eût pas manqué à de plus grandes choses, lui paraissait le premier
rôle dans notre Europe fatiguée de changements.
On lui sut beaucoup de gré des éloges que le National donna au chef
carliste en annonçant sa mort. L’admirable portrait que Carrel en fit n’était si vrai,
que parce qu’il avait rêvé, sous un drapeau meilleur, le rôle du chef biscayen.
Ce besoin d’agir, empêché et contrarié par de grandes lumières, et que ne tenta
jamais la triste activité des échauffourées, était devenu peu à peu une inquiétude
physique. Carrel la soulageait, dans l’intérieur du National, à en
changer la direction matérielle et à administrer un peu au hasard et inutilement. Il
la trompait sans cesse par des projets de toute sorte, embrassés avec ardeur et
bientôt abandonnés. La plupart de ses projets étaient marqués de son grand sens ;
mais, comme les meilleurs, dans ce cercle si étroit, étaient trop peu importants pour
le fixer, ce grand sens, en se refroidissant pour ce qu’il avait voulu si vivement,
devenait du caprice. Dans sa maison, c’était le même goût du changement. Il n’y avait
pas, m’a-t-on dit, un seul meuble à hauteur d’appui où il n’eût pris ses repas, repas
modestes, courts et incommodes, comme dans un campement où l’on attend l’ennemi.
Carrel ne pouvait pas prendre d’habitudes. Il se faisait suivre par ses meubles, ne
pouvant se clouer où l’usage voulait qu’ils fussent placés.
Si ces caprices sont intéressants, c’est qu’ils peignent vivement l’anxiété d’un
homme d’action enchaîné dans la spéculation, et que Carrel d’ailleurs ne se croyait
pas , pour n’être pas homme d’habitude dans les petites choses.
Rien ne m’a plus frappé dans Carrel, en qui rien ne m’a paru dans les proportions
ordinaires, que ce supplice d’un homme d’action réduit à la spéculation. Carrel y
déployait d’ailleurs toutes les qualités de l’action, promptitude du coup d’œil,
prévision rapide, décision, audace, intelligence des passions peut-être plus que des
intérêts. C’est cette dernière qualité, avec la restriction que j’y mets, qui
caractérise, à mon sens, toute sa polémique dans la question extérieure. Mieux que
personne, il apprécia les passions soulevées dans les cours de l’Europe par la
révolution de Juillet ; mais il les crut plus fortes que les intérêts, et c’est en
cela qu’il se trompa. Sa polémique sur ce point n’en est pas moins l’appréciation la
plus juste et la plus profonde qui ait été faite des sentiments de l’Europe
aristocratique à l’égard de la France. Carrel ne s’était trompé que sur le degré
d’audace des passions absolutistes, mais non sur leur nature, ni sur leurs rancunes
incorrigibles, ni sur certains intérêts d’agrandissement qui ne se lassent pas
d’attendre l’occasion, et qui, par cela même, la font naître. En tout cela, il faut
être de son avis ; et, quelque sécurité que puisse donner pour le présent l’attitude
pacifique des puissances absolues, un gouvernement né d’une révolution manquerait de
prévoyance s’il ne faisait pas des idées de Carrel le fond de sa politique
extérieure.
À l’intérieur, il ne s’est pas trompé une seule fois tant qu’il n’a eu devant lui que
des adversaires passionnés. Il avait prévu une à une toutes les lois qui furent
successivement demandées aux chambres, et, en dernier lieu, les lois de septembre.
Quand ces lois parurent, je compris toute la profondeur d’un mot qu’il m’avait dit :
« On n’est jamais vaincu quand on a le pouvoir de faire faire des fautes à ses
adversaires ; et ce pouvoir, nous l’avons toujours. »
Il eût suffi d’une seule chose pour rendre suspectes à mon amitié celles des lois de
septembre qui limitent le droit de discussion : c’est qu’elles allaient interdire à
Carrel ses travaux théoriques sur la constitution américaine. J’ai de la peine à
comprendre, dans un pays où la liberté de la presse est une faculté, des articles de
loi qui, en voulant frapper la violence vulgaire, peuvent atteindre la pensée dans un
esprit supérieur. N’y eût-il qu’une exception comme Carrel, la loi qui fait taire un
tel homme n’est pas une bonne loi. Peut-être serait-il digne d’un pays libre et
civilisé, et je veux dire par là un pays où la liberté ne fit point rougir la
civilisation, de permettre sur toutes choses la discussion, qui est la voix même de la
liberté. De la sorte, aucune de ces vérités que découvrent les esprits élevés et
hasardeux ne serait perdue pour le pays ; les opinions ennemies seraient moins
injustes, étant plus libres, ou seraient plus tôt déconsidérées, n’ayant pas su se
montrer dignes de la liberté. La presse ne serait accessible qu’aux hommes sérieux et
instruits, qui peuvent éclairer le peuple sans l’enivrer. Quant à ceux qui n’ont que
la verve facile des injures, il faudrait les leur interdire par des lois vigoureuses,
parce que l’injure ne peut pas être un droit dans un pays où l’incivilité n’est pas
dans les mœurs.
Le caractère de l’homme est à la fois la cause et l’effet de sa situation ; cela est
vrai, surtout du caractère de Carrel. Son ardeur presque militaire avait fait sa
situation, et, par une réciprocité fatale, sa situation nourrissait son inquiétude. Je
ne puis pas trop m’étonner qu’avec une si grande agitation il ait su conserver devant
le public une si grande suite, et qu’ayant l’humeur si mobile il ait trouvé le moyen
de paraître au dehors un homme immuable et tout d’une pièce. C’est que, dans Carrel,
la faculté dominante, c’était la volonté. L’esprit même, et le sien était des plus
rares, ne venait qu’à la suite ; et, s’il avait ses droits et son tour, c’était
seulement avec la permission ou dans le repos de la volonté. De là cette générosité de
Carrel, cette fidélité aux engagements, ce respect de la parole donnée, cette loyauté
dans des proportions héroïques. C’étaient des fruits d’une bonne et noble nature ;
mais la volonté y avait autant de part que l’instinct. Carrel y mettait plus de
sang-froid que d’abandon. C’était son enjeu particulier dans ce grand jeu qu’on
appelle la vie. D’autres y engagent de l’intrigue, de la ruse, du mensonge flatteur,
et de la vérité, seulement quand elle rapporte. Mais, de même qu’il y a du calcul dans
ces défauts-là, il y en avait un peu dans les vertus de Carrel. Il était trop
supérieur pour que ses actions lui échappassent ; il les gouvernait encore, et il en
modifiait l’effet, même quand elles ne semblaient plus lui appartenir, et qu’elles
étaient déjà livrées au jugement des hommes.
Les vertus des hommes obscurs sont des mouvements involontaires, quelquefois des
incapacités ; et la comparaison qu’on fait entre la violette et la vertu peut
signifier que la vertu d’un homme obscur ne sait pas le parfum qu’elle exhale. Les
vertus des hommes supérieurs ne sont point naïves, parce qu’étant trahies, en quelque
sorte, et dénoncées par leurs talents, elles attirent les regards et provoquent des
jugements qui avertissent ces hommes qu’ils en sont doués, et leur donnent
naturellement l’idée de s’en servir pour leur avancement et leur crédit. Mais, si
elles perdent un peu de ce charme de s’ignorer, qui est la grâce particulière des
vertus obscures, elles font peut-être plus d’honneur à l’homme et sont d’un plus grand
exemple. Aussi les admire-t-on plus que ces dernières, et les estime-t-on si
difficiles, qu’on les dispense d’être accompagnées de ces petites qualités de détail
qui font l’agrément du commerce privé.
Carrel, qui avait au plus haut degré ces grandes vertus, n’avait peut-être pas toutes
les petites qualités de détail, ou plutôt ne les avait pas avec suite. Dans ses
rapports de rédacteur en chef avec ses collaborateurs, dans ces petites difficultés
qui touchent médiocrement l’homme supérieur, mais d’où dépend quelquefois le repos de
l’homme modeste qu’il s’est associé, son instinct, d’ailleurs excellent, et ses
impressions du moment, diverses comme les phases de sa fortune, le déterminaient plus
que sa volonté. Cette force suprême ne descendait pas jusque-là, et demeurait sur les
hauteurs de la vie publique et retentissante. Le caprice, qui semble être le repos des
hommes occupés de grandes choses, et qui n’est encore qu’une espèce d’inquiétude ; le
goût, dont l’équité est si fragile ; l’ennui d’un visage, soit nouveau, soit de tous
les jours ; une prévention reçue légèrement et transformée en jugement par le penchant
des hommes énergiques à croire que rien ne peut venir du dehors dans leur volonté ; la
lassitude, le chagrin d’un échec dans la vie publique et d’un nouvel ajournement des
espérances, que sais-je ! peut-être un peu de cette malice humaine dont nous avons
tous notre part, tout cela rendait par moments trop promptes, sa parole à critiquer,
sa plume à biffer. Quelques-uns eurent à se plaindre de légers torts : je les ai vus
parmi ceux qui ont pleuré le plus amèrement à ses funérailles.
Toutefois, comme le manque de suite dans les petites qualités est une faute, et que
toute faute emporte sa peine, ceux qui n’avaient pu l’intéresser à ce qui les touchait
s’éloignaient sans cesser d’être amis, refroidis seulement dans ce qui n’était ni
l’admiration, ni l’estime profonde et sans restriction, ni l’aveu au dehors de son
illustre amitié. On le traitait en homme public, et on restait fidèle à ses vertus
publiques. Mais le concours efficace avait à peu près cessé. Ainsi s’explique en
partie cette dissolution du faisceau du National en 1833. La
calomnie seule, j’ose le dire, pourrait l’attribuer, soit aux dangers que Carrel eut à
courir, soit au scrupule de servir, même indirectement, une opinion dont il était trop
évidemment la personnification et l’unique organe.
Pourquoi me serais-je tu sur ce point ? Est-ce donc une apologie de Carrel que j’ai
voulu faire ? Une apologie serait un aveu qu’il y a quelque chose à défendre dans sa
vie. Je ne le loue pas, je l’apprécie. C’est en sa présence que j’écris ces lignes ;
car telle est la force de mes souvenirs, que mon œil intérieur le voit devant moi,
devinant mes pensées avant qu’elles arrivent sous ma plume, et m’approuvant de dire de
lui mort ce que je lui ai dit vivant. Rien ne lui plaisait plus que de se voir
pénétré, soit qu’il fût certain qu’on ne découvrirait en lui que de bons et nobles
sentiments, soit qu’il fût flatté d’être pris pour sujet d’étude. Bien loin de s’en
blesser, peut-être même était-il trop chatouillé qu’on lui trouvât ce trait commun à
tous les hommes supérieurs, qui est de regarder si loin devant eux, qu’ils oublient où
ils marchent, et que, pour atteindre à ceux qui sont éloignés, ils froissent ceux qui
sont près.
Le trait distinctif du caractère de Carrel était la générosité. De quelque manière
qu’on entende ce mot, dont le vague même fait la beauté, qu’il signifie soit
l’entraînement d’un homme qui se dévoue, soit simplement la libéralité, l’éloge n’en
convient à personne mieux qu’à lui. Toutes les actions de sa vie publique sont
marquées de la première sorte de générosité. La plupart de ses fautes ne sont que de
la générosité où il manquait du calcul. C’est par là qu’il était populaire en France,
où son courage, mieux compris que son talent, lui avait fait plus de partisans que ses
écrits. C’est par trop de générosité qu’il joua sa vie une première fois, dans le duel
légitimiste ; c’est par trop de générosité qu’il est mort.
Quant à la libéralité, personne n’en eut plus que lui ni d’une meilleure sorte. Je
n’en diminuerai pas le mérite en disant qu’il y entrait une certaine imprévoyance qui
n’était que de la foi dans sa fortune. On eût dit qu’il chargeait l’avenir de liquider
sa générosité. Il ne savait ni refuser ni donner peu. Exposé par sa position à
d’incessantes demandes, il puisait souvent dans la bourse de ses amis pour soulager
des malheurs qu’il ne suspectait ni ne recherchait jamais.
On m’a raconté ce trait touchant de sa manière d’obliger. Une personne, dont les
nécessités n’étaient pas extrêmes, a recours à lui. Carrel lui promet la somme dont
elle a besoin ; il rentre chez lui, et trouve sa bourse vide : il avait promis plus
qu’il ne possédait. Sa montre représente à peu près la somme demandée : il la fait
mettre au Mont-de-Piété.
Pour l’aumône courante, voici comment il la pratiquait. Un soir, il revenait des
bureaux du National, fort tard, dans ce cabriolet qui lui a été tant
reproché, soit par des hommes qui auraient vendu la tombe de leur père pour en avoir
un, soit par des amis de l’égalité, qui la veulent dans les fortunes, pour se consoler
de l’inégalité des talents. Il passe devant Un pauvre homme, préposé à la garde des
travaux de voirie, et qui grelottait de froid. Carrel arrête sa voiture, en tire la
housse d’hiver de son cheval, la jette sur les épaules du gardien, lui met quelque
argent dans la main, et disparaît avant les remercîments.
Une autre fois, il revenait de la promenade. Un pauvre honteux, à demi caché derrière
un arbre, lui tend la main en baissant les yeux. Carrel n’était pas seul. Pendant
qu’il retient son cheval, une main chère, par qui ses dons prenaient, en passant, une
grâce particulière, et qui savait son penchant à donner, avait déjà pris dans sa
bourse ce qui eût été une aumône raisonnable, et s’apprêtait à la jeter au mendiant.
Carrel arrête cette main : « Je ne puis donner si peu », dit-il ; et, puisant lui-même
dans sa bourse, il en tire de quoi faire vivre le mendiant pendant quelques jours-
J’ai pris ces traits parmi bien d’autres, moins pour le don en lui-même que pour la
manière. Faire le bien avec cette noble imprévoyance n’appartient qu’à un homme
supérieur. Cela est fort différent, soit de cette générosité qui suppute, avant de
s’engager, l’état de son coffre-fort, soit de cette charité banale, dont les
mouvements sont imités de l’usage, ou réglés par tant de sagesse, que le pauvre semble
ne jamais l’être assez pour celui qui l’assiste.
Carrel a été du petit nombre de ceux que le succès rend meilleurs. Il n’en est pas
ainsi de tous les hommes, même de sa sphère. Le succès les dessèche ; la gloire en
fait des idoles sourdes et insensibles. C’est qu’ils n’ont eu de commun avec lui que
les talents qui développent l’intelligence aux dépens du cœur. Leurs défauts, au lieu
de diminuer, augmentent en proportion de ce que leur talent leur acquiert d’excuses.
Il en est d’eux comme des enfants gâtés, chez qui tout est considérable par
l’attention qu’on y donne, et qui, à la fin, ne distinguent pas leurs qualités de
leurs défauts. C’est par le cœur qu’on s’améliore. S’il échappe aux premières épreuves
de la vie, il devient un instrument admirable de renouvellement et de moralité. La
raison, qui est la principale faculté des hommes supérieurs, n’a pas toujours ce
résultat ; elle absout le mal par l’exemple, par l’imperfection humaine, deux choses
dont on s’autorise trop souvent pour atténuer les fautes, et pour justifier l’homme de
s’y abandonner. Mais le cœur, cette force divine qui nous secoue à notre insu et dont
les mouvements sont aussi soudains qu’irrésistibles, nous entraîne aux bonnes actions
avant la réflexion qui les pèse et les ajourne, et rompt les habitudes de dureté et de
scepticisme où nous porte la supériorité de la raison. Carrel avait en lui cette vertu
d’en haut. En même temps qu’elle le poussait aux bonnes actions, elle le tirait
brusquement du sommeil insolent où l’admiration et la flatterie jettent peu à peu les
hommes supérieurs ; elle le renouvelait par le dévouement et le sacrifice. Il a été
évident pour tous ses amis que ses défauts diminuaient en proportion de ce que
gagnaient ses qualités, et avec elles sa belle renommée.
Le plus grave de ces défauts était une susceptibilité excessive sur le point
d’honneur. Je ne dis rien là à quoi l’on ne s’attende. Carrel en avait en lui le
principe, principe admirable, qu’on ne s’est jamais avisé jusqu’ici de critiquer : il
en avait pris l’excès à l’école militaire et dans la vie de garnison. Né pour le
commandement, peut-être pensa-t-il qu’une extrême susceptibilité lui donnerait, parmi
ses camarades d’école, la place qu’ils auraient refusée à sa supériorité d’esprit,
encore trop enveloppée pour être comprise. Carrel avait une volonté assez forte pour
se donner toutes les qualités comme tous les défauts nécessaires pour prévaloir. Il ne
lui fut pas difficile de se donner l’excès d’une vertu dont il avait le germe dans le
sang et dans le cœur. Il n’eut qu’à faire d’un penchant naturel, que sa belle
intelligence devait régler plus tard, une manière d’être systématique qui, en
certaines circonstances, lui permit de faire accepter, sous la recommandation de son
épée, des façons de penser ou d’agir que leur valeur propre n’eût pas suffisamment
autorisées. On put prendre pour un brave un peu difficile celui qui, dès ce temps-là,
ne l’était que pour ôter à des inférieurs l’envie de le contredire sans profit pour
lui-même. Carrel n’avait déjà que du courage réfléchi où l’on croyait voir encore un
entraînement de l’humeur et du sang.
Mais les habitudes ont plus d’empire que l’on ne le croit, et la volonté qui les a
contractées en devient esclave elle-même. Carrel l’éprouva en rentrant dans la vie
civile. Quoique au milieu d’un monde où la supériorité d’esprit est acceptée et
comprise, et où beaucoup de gens pressentaient la sienne, il ne put si bien la faire
reconnaître, qu’il ne fût souvent froissé parmi des talents éminents, en ce moment
supérieurs aux siens, et des amours-propres bien excusables de ne pas songer à ménager
en lui son avenir. Ces gênes entretinrent sa susceptibilité ; il la crut utile pour se
faire respecter, en attendant que sa supériorité d’esprit, s’appliquant aux études et
au but des ambitions d’alors, l’eût mis à son rang. Peu à peu le travail, l’étude, les
habitudes de la vie civile, la pratique d’hommes considérables, quelques pages
originales qui promettaient une nouvelle sorte de célébrité au jeune officier, déjà
populaire par le courage, enfin le gouvernement d’un journal, une responsabilité
entière et de tous les jours, eurent bientôt adouci Carrel. Il sentit qu’il n’avait
plus besoin de se faire craindre, et qu’il était de bon goût de permettre d’autant
plus la contradiction, qu’on le croyait moins disposé à s’en accommoder. J’affirme que
personne ne discutait avec plus de mesure, de ménagement pour les amours-propres, et
ne se laissait de meilleure grâce contredire, souvent dans un langage propre à donner
de la susceptibilité à qui n’en aurait pas eu. Carrel avait d’autant plus d’occasions
de montrer sa patience, que sa réputation de courage tentait les contradicteurs, par
l’appât d’un péril recherché en France. Mais beaucoup qui pensèrent le trouver près de
lui n’y trouvèrent que des leçons de tolérance et de bon goût.
Je n’avais pas vu Carrel avant 1830, quand il gardait encore quelque reste de
susceptibilité militaire. Eu comparant avec ce que m’en ont dit ses amis ce que j’en
ai connu plus tard, je ne puis trop admirer que le même homme, qui avait été si
difficile, fût devenu si mesuré, si conciliant. Je sais qu’il n’y parut pas assez dans
sa polémique ; mais on se tromperait fort si on ne voyait dans ses provocations, sans
doute trop fréquentes, que des habitudes de garnison ou qu’un gaspillage soldatesque
d’un grand courage. Carrel avait une haute pensée ; il voulait que la presse eût une
force indépendante de l’opinion publique et une considération en quelque sorte
personnelle. Il souffrait de voir que l’écrivain ne fût que le traducteur plus ou
moins avisé des passions et des intérêts populaires, et que l’opinion publique
employât la main sans s’inquiéter si une conscience pure la menait. Il ressentait plus
vivement que tout autre le mépris superbe qu’affecte le public pour les journaux,
lorsqu’il est las du choc des opinions, et qu’il veut dormir dans la paix des intérêts
matériels. Carrel voulait que l’autorité de l’homme survécût au crédit des idées de
l’écrivain ; il crut que le meilleur moyen de réhabiliter la presse, c’était que
l’écrivain fût prêt à porter témoignage de ses opinions par le sacrifice de sa
vie.
Dans cette vue, dont la rigueur est plus humaine qu’on ne pense, l’écrivain devenait
plus circonspect, plus tolérant, et, par suite, plus instruit ; rien n’encourageant
plus à la déclamation que de ne point répondre de ce qu’on écrit, et d’attaquer sous
un nom collectif. Mais les habitudes étaient plus fortes que la volonté et les
exemples de Carrel : il ne réforma rien ; tout au plus parvint-il à obtenir, pour le
journal qu’il dirigeait, des égards peu courageux.
La pensée de Carrel était une erreur, mais de ces erreurs qui viennent de trop
d’honneur. C’est un fort mauvais moyen de réforme que de faire de la plume une épée.
En France, il est périlleux de donner l’autorité morale au courage ; car le courage,
vertu sérieuse et réfléchie dans les uns, est, dans un plus grand nombre, une vertu de
sang, et, dans certains, un moyen de fortune. S’il est très vrai que le risque
personnel d’un écrivain puisse le rendre plus prudent, combien d’autres qui, prenant
le courage pour des lumières, hasarderont d’autant plus les paroles, qu’ils y auront
le double attrait de contenter leurs passions et de montrer qu’ils n’ont pas peur !
Demander à un journaliste sa vie pour gage de ses convictions, c’est non seulement
exposer à de grossières méprises les gens de cœur, qui estiment leurs idées d’après le
danger qu’ils sont prêts à courir pour les défendre ; c’est donner à certains hommes
l’idée qu’un duel heureux peut être une bonne affaire.
Carrel avait retenu de sa première éducation, et contre toutes ses lumières
naturelles et acquises, cette fatale opinion, qu’un duel appareille les adversaires,
et que tout offenseur qui rend raison s’élève au rang de l’offensé. Soit estime de
profession pour le courage en général, soit qu’il s’exagérât celui dont on faisait
preuve en se mesurant avec lui, Carrel ne se crut jamais le droit de choisir ni de
refuser un adversaire. Quiconque le provoquait était digne de lui. Croyait-il donc à
son étoile, et regardait-il comme des victimes condamnées par la fatalité ceux qui
voulaient jouer leur vie contre son avenir ? On eût pu le penser, à voir ses habitudes
chevaleresques, dans ces tristes circonstances, ses égards pour son
adversaire, son âme sans haine, son courage sans colère, et je ne sais quel désir
intérieur de satisfaire à l’honneur au moindre prix possible. Il semblait avoir la
générosité d’un homme qui, pariant à coup sûr, a résolu d’avance de restituer le prix
du pari.
Il m’est arrivé plusieurs fois de causer avec lui de ce sujet, lequel vaut bien qu’on
y pense, dans un pays où le point d’honneur a été, à certaines époques, une mode, et à
toutes les époques une habitude respectée. J’ai moins de timidité à en dire ici mon
sentiment, Carrel m’ayant approuvé, à diverses reprises, de le défendre, hélas !
contre lui-même inutilement. À mon sens, lui disais-je, on ne doit de réparation qu’à
l’homme qu’on a volontairement blessé dans son honneur, et il est très vrai qu’on
élève jusqu’à soi celui qu’on s’est cru intéressé à offenser. Ici le duel est
inévitable. Mais dans le cas, non plus d’injures faites, mais d’injures reçues, un
homme public n’est pas le seul juge de son honneur : il y a, entre lui et l’offenseur,
un arbitre qui décide moralement si l’injure a pu parvenir jusqu’à lui et si les coups
de plume ont porté. Cet arbitre, c’est le public, c’est le pays. Comme la vie d’un
homme public ne vaut que par l’honneur, le talent, le bien qu’en retire la patrie, il
n’a pas le droit de jouer une vie de cette valeur contre une vie ou obscure, ou
équivoque, ou inutile encore au pays. Tout homme public, ajoutais-je, a sa notoriété ;
c’est par cette notoriété, et non par le mouvement de son sang, qu’il doit régler sa
susceptibilité, en sorte que le duel doit avoir lieu entre notoriétés plutôt qu’entre
personnes. Et, de même que, dans les assemblées publiques, l’auditoire a coutume
d’appareiller les adversaires, et ne tolère point qu’un homme sans études, un nouveau
venu, se mesure avec une vieille renommée, de même, dans le public, on ne permet pas
qu’un homme considérable s’émeuve des injures d’un éventé. Quel est l’effet d’un duel
entre personnes trop inégales ? c’est d’attirer à la plus considérable le reproche
d’avoir encore plus de vanité que d’honneur, et à la moindre des deux l’accusation
épouvantable d’y avoir cherché autre chose que la satisfaction du sien. Si le préjugé
public favorise et perpétue dans le duel une sorte de justice des mœurs, plus délicate
que la justice des lois, il ne peut pas approuver un duel où, des deux adversaires,
l’un fait soupçonner sa susceptibilité de faiblesse, l’autre fait accuser la sienne de
calcul. Il serait beau à vous, lui disais-je, après tant de preuves publiques de
courage, de faire prévaloir ces idées par quelque exemple d’indifférence et de mépris,
bien plus difficile à donner, et qu’on vous compterait plus qu’un nouveau duel inutile
et peut-être malheureux. Après tout, s’il est vrai que le public français prenne un
affreux plaisir au duel et vende la considération au prix du sang, il est toujours
assez tôt, pour un homme public, de lui donner ce spectacle de gladiateurs.
Carrel appréciait ces raisons. Il eût fort approuvé qu’un autre en fît l’épreuve en
sa personne ; mais pour lui, l’entraînement était trop fort. Soit qu’il se crût
obligé, comme homme de parti, à ne jamais reculer, quand il ne s’agissait que de sa
vie, soit cette force de l’habitude qui se trahissait en lui par le dépit d’être plus
brave qu’adroit dans ces duels, soit, sur la fin de sa vie, un vague et superstitieux
désir d’éprouver si la fortune le réservait manifestement pour de grandes choses, il
offrait sa poitrine à la première épée, et ses amis apprenaient le duel avant d’avoir
connu l’offense. Puisse du moins sa mort nous valoir ce misérable amendement dans la
jurisprudence du duel ! Puisse-t-elle protéger désormais contre des provocations ou
inégales ou intéressées d’autres vies utiles au pays !
Ce que j’ai dit de ce malaise d’esprit et de cette promptitude à s’offenser, que le
succès avait adoucis peu à peu, en modérant jusqu’à son défaut de jouer son sang
contre tout joueur, n’est pas moins vrai de ses manières où le changement avait été
aussi sensible. Avec un nouveau caractère, Carrel avait pris comme un extérieur
nouveau : il n’y eut pas jusqu’à son visage qui ne s’épanouît et ne s’illuminât sous
ce doux rayon de gloire, qui attira un moment sur lui tous les regards. J’ai là-dessus
des souvenirs bien présents.
La première fois que je vis Carrel, c’était en 1830 : son nom commençait à peine à se
répandre. Quoique, parmi ses amis, les plus sagaces ou les plus désintéressés
n’eussent plus de doute sur son mérite, il luttait encore pour trouver sa place, et
s’agitait, notamment depuis la fondation du National de 1830, au
milieu d’attributions incertaines et d’amitiés orageuses. Je ne le connaissais que par
ses écrits, alors très rares et peu populaires : et, n’ayant point été sur son chemin
ni dans ses relations habituelles, je n’avais aucun titre pour attirer son attention.
Je ne l’en observai que plus librement. Mon impression ne fut pas médiocre : je fus
d’abord frappé de la force qui éclatait sur son visage original et heurté, et de la
résolution un peu farouche empreinte dans toute sa personne. Plus d’attention me fit
bientôt découvrir sous cette force une extrême finesse, marquée par la forme même de
ses lèvres et par un regard où la douceur insinuante se montrait sous la fierté et
l’inquiétude. Peut-être n’aurais-je pas été au-delà du premier aspect, si déjà une
admiration vive pour quelques pages sorties de sa plume ne m’eût donné plus que de la
curiosité pour sa personne. L’impression qui pouvait rester de Carrel à cette époque,
c’était une impression de force et de dureté ; on lui trouvait le visage distingué,
mais inquiet et provoquant ; un beau talent, mais de l’espèce des talents qui ont plus
de vigueur que d’étendue. Sa personne était gênante : c’est l’effet inévitable de la
susceptibilité, cette timidité des gens d’honneur et de courage. On n’est guère
indulgent pour l’homme devant qui on se sent gêné ; à grand’peine est-on juste. Pour
juger Carrel avec plus de faveur, il eût fallu un certain effort de pénétration et de
générosité que les hommes ne font jamais gratuitement. Ceux qui le connaissaient
croyaient faire assez en étant strictement équitables envers lui. N’était-il pas déjà
leur obligé pour leur circonspection à son égard ? Encore moins pensaient-ils à
prévoir qu’avant peu d’années il les égalerait ou les surpasserait.
De son côté, Carrel, comme il arrive, ne se hâta pas de changer : il vivait plus
solitaire, et semblait ne vouloir pas se désarmer encore de cette sauvagerie par
laquelle, en attendant des droits plus éclatants, il mettait une sorte d’égalité entre
ses amis et lui. Malgré un talent d’écrivain assez notable pour qu’il n’eût plus
besoin du relief d’homme d’épée, il était resté en toutes choses officier, et il en
avait gardé l’âpreté jusque dans sa terme, demeurée celle d’un militaire en habit
bourgeois.
Je revis Carrel pour la seconde fois en 1831 : ce n’était plus le même homme. Lui que
d’inévitables difficultés de début, un commerce gênant avec des amis plus
considérables que lui, des tracasseries d’attributions, une collaboration politique
contrariée, avaient rendu si inquiet ; une révolution immense, un avenir qui
autorisait toutes les ambitions, un parti à conduire, une nouvelle forme de
gouvernement, arborée à la face du gouvernement existant ; rien de médiocre en
expectative, ni en fait de danger, ni en fait d’espérances, tout cela l’avait calmé.
Cette agitation stérile qui auparavant retombait sur son cœur et s’y tournait en
amertume était devenue une activité réglée et féconde. Jamais Carrel n’avait respiré
plus librement : on eût dit qu’il sortait encore une fois de prison. Il était facile,
plein d’abandon et de confiance, gai, bienveillant. Son visage, que j’avais trouvé
blafard la première fois, s’était éclairci ; ses traits, sans cesser d’être
énergiques, avaient pris plus de douceur. L’angoisse inutile, qui appesantit et brûle
le sang, avait été remplacée par le mouvement régulier qui le fait courir dans toutes
les veines et qui le rafraîchit. Et, puisque j’ai remarqué jusqu’ici sa tenue, ce qui
ne me fâche guère qu’on trouve minutieux, — rien n’étant plus à l’honneur de Carrel
que d’avoir occupé ses amis même de sa manière de s’habiller, — un soin de bon goût,
une politesse simple et originale, où ce qui était de l’usage ne semblait pourtant pas
imité, où ce qui était de l’homme charmait ; des formes de parler singulièrement
civiles, agréables, sans mélange d’inutilités, avaient donné à la personne de Carrel
assez de séduction pour qu’on songeât à remarquer l’homme charmant dans l’homme
supérieur, et j’ajoute, pour que les austères de son parti l’accusassent de
prétentions aristocratiques.
Carrel était devenu, en effet, un personnage aristocratique, mais dans le sens propre
du mot, c’est-à-dire un des meilleurs par le talent, par la probité, par la dignité de
sa vie. Ce temps de plénitude admirable, de facilité d’esprit, d’humeur aimable et
attirante, d’égalité sans nuage, dura peu, deux ans peut-être. Plus tard, il s’y mêla
quelque caprice, effet des mécontentements intérieurs, et il est remarquable qu’avec
l’inquiétude et le désappointement, au milieu de difficultés inutiles et d’espérances
reculées, revint, par intervalles, l’âpreté militaire d’avant 1830. Mais, jusqu’à sa
mort, Carrel garda cette délicatesse aristocratique qui lui fut tant reprochée, et qui
est, à mon sens, un de ses titres les plus intéressants au souvenir de son pays. Si
quelqu’un a marqué le vrai caractère que doit avoir l’aristocratie dans les pays
démocratiques, pour n’y pas effaroucher, mais en même temps pour y régler les
légitimes instincts d’égalité, c’est assurément Carrel. La seule aristocratie bonne et
utile, dans la France du dix-neuvième siècle, c’est apparemment celle qui n’a ni
traditions d’ancêtres, ni blason, ni parchemins, et qui n’est que l’excellence
naturelle et originale où peut s’élever un homme sans naissance, par le talent et la
hauteur du cœur, les deux dons qui nous viennent le plus directement de Dieu. C’est de
cette façon-là que Carrel a été aristocrate.
Sa conversation était profonde et nerveuse, et d’une clarté qu’aucune objection ni
aucune matière ne pouvaient troubler. Il parlait avec une facilité sévère et contenue,
les mains rapprochées du corps, s’accompagnant d’un geste court, peu varié, mais tout
à fait accommodé à son genre de verve, plus intérieure qu’extérieure. Il avait peu de
traits, si l’on entend par là ces saillies d’esprit, dont le premier averti est celui
d’où ils partent ; mais, si le trait n’est qu’une pensée juste et forte, exprimée avec
vigueur, une vue inattendue, un jugement qui décide les incertains, un mot qui
s’imprime dans la mémoire comme un fait, ce serait trop peu de dire que son discours
en était semé, car c’était tout son discours. J’ai eu le bonheur d’entendre causer la
plupart des hommes éminents de ce temps, et j’ai un terme de comparaison, un idéal de
la supériorité en ce genre. Carrel n’était pas au-dessous de cet idéal. Qu’on se
rappelle ses meilleurs articles dans le National, et qu’on en ôte
l’âpreté de langage qu’il avait tort de juger nécessaire pour l’effet grossier de la
presse quotidienne : c’était là la causerie politique de Carrel. Aussi, quand il
prenait la plume, ne faisait-il le plus souvent que continuer un entretien commencé.
Du même ton dont il parlait, avec la même abondance et la même facilité, il dictait
assez vite pour fatiguer la plume la plus rapide, ou écrivait lui-même d’une écriture
à peine indiquée, comme pour ne pas s’attarder à former ses lettres, dans cette
improvisation .
Dans les autres matières, la littérature, les arts, où Carrel avait moins appris et
moins médité, mais où il montrait un grand goût, et, dans les généralités, un instinct
toujours sûr, sa conversation était moins égale. Il hasardait alors beaucoup de
choses. Au lieu d’un corps de raisons solides et suivies, il se jetait volontiers dans
des caprices d’esprit où la force d’ailleurs ne manquait jamais, ni ce qu’il peut y
avoir de bon sens dans l’audace. Son langage perdait un peu de la mâle simplicité de
ses causeries politiques ; il était plus brillant, plus pittoresque ; il n’évitait pas
l’effet. Mais dans les matières de la politique, Carrel ne laissait jamais échapper un
mot par lassitude ou par caprice, pas même à ces moments de dégoût et de langueur où
l’on est disposé à se venger sur ses propres convictions de leur peu de succès, en les
traitant comme des paradoxes. Jamais parole sortie de lui n’a permis à ceux qui
l’entendaient de douter que l’ambition politique ne soit d’abord le plus noble et le
plus sérieux des emplois de l’esprit. Et, si j’ai remarqué cette autre sorte de
conversation de Carrel, c’est moins parce que rien en lui ne m’a intéressé
médiocrement, que parce que c’était comme la forme naturelle d’un des côtés de son
caractère dont il me reste à parler.
Notre époque a trouvé un mot pour qualifier ceux qui sont marqués de ce trait
particulier ; c’est le mot artiste : preuve certaine qu’on en a fait
une mode, et que, pour quelques-uns qui l’ont naturellement, beaucoup l’affectent et
courent après. Chez les premiers, c’est un certain superflu d’activité intellectuelle
sans emploi, un délassement après les grands efforts ; chez les seconds, ce n’est que
de la légèreté qui veut se rendre importante, ou faire considérer comme un certain art
de caprice ce qui est tout le fond du personnage. Et ici je ne parle que de ce qu’il y
a d’innocent dans le caractère ou dans le rôle d’artiste. Combien pour qui c’est une
excuse honteuse de promesses faites et non tenues, d’engagements violés, ou le
palliatif de désordres qu’ils veulent nous donner comme les distractions pardonnables
d’un esprit supérieur ! Combien chez qui la mobilité d’esprit n’est que la forme
trompeuse de la corruption du cœur !
Dans Carrel, l’artiste était un homme plein d’abandon et de grâce, et qui n’avait
jamais de distractions en ce qui regarde l’honneur. Ceux de ses amis qui ne
partageaient point ses opinions, et ne s’attachaient pas à ses espérances, le
remarquaient d’autant plus dans ces heures de relâchement, qu’ils pouvaient croire
qu’alors il portait plus légèrement la vie. Comme tous les hommes d’une nature
excellente, il avait un peu de tous les goûts vifs, et ses impressions, par leur
extrême force et par la manière dont il s’y abandonnait, avaient l’air d’être des
goûts. Il s’interrompait dans une conversation grave pour jouer avec des chiens, et
jamais à demi. Il aimait les exercices du corps et il y avait de la grâce et de
force ; il y était téméraire, surtout quand on l’excitait Nous parlions quelquefois de
l’éducation des Grecs ; il admirait beaucoup qu’on y eût attaché de la gloire aux
exercices du corps comme à ceux de l’esprit, et que la vie des anciens fût doublement
active. Carrel était un Grec par ce trait-là, et un de ces Grecs d’Athènes qui
n’avaient d’incapacité d’aucune sorte et qui ambitionnaient d’être les premiers en
toutes choses.
Il n’en laissait pas tout voir à ses amis. Certaines choses étaient gardées pour
l’intérieur de sa maison. C’est de là que j’ai su qu’il aimait à chanter, et qu’il y
réussissait, ayant une voix timbrée et sonore, et une mémoire musicale remarquable. Il
chantait des airs mâles et patriotiques et se reposait ainsi du travail ou s’y
préparait. Il dansait aussi. J’ai su de la même source que, rentrant un jour de
l’Opéra, où il venait d’admirer la charmante Taglioni, il se mit à danser, disant que
la danse n’est que le mouvement cadencé d’un corps souple ; il le faisait, comme le
reste, avec abandon et grâce. L’amour du mouvement, un sentiment vif du naturel et du
vrai en toutes choses, le poussaient bien plus que la prétention à tout faire ; car on
ne met de prétention que dans les choses où l’on veut être vu. Après tout, si mon
amitié me trompe, et si ce que je prends pour de la grâce dans cet homme supérieur
n’est qu’une de ces inévitables puérilités attachées à la nature humaine, j’aime
encore mieux Carrel dansant à huis clos que cet autre homme supérieur de notre temps
qu’on surprit un jour monté sur sa table pour voir dans la glace l’effet d’un nouveau
pantalon33.
Ces petits détails, que je résiste à multiplier, ne sont rien pour la postérité ;
mais ils sont beaucoup pour ses amis, et presque tout pour quelques-uns. Devais-je
donc, par un respect de rhétorique pour l’homme, refuser à ces amis, à ces cœurs où il
ne mourra jamais, des souvenirs par lesquels il leur appartient plus intimement ?
Le souvenir des êtres qu’on a aimés n’est profond et vrai que quand il s’attache en
quelque manière aux traces matérielles que ces êtres ont laissées. La mémoire de
l’esprit est peu avide ; elle se contente du souvenir des œuvres. La mémoire du cœur
ne se satisfait qu’en ressuscitant la personne sous ses traits les plus naturels et
les plus secrets. Pour moi, je suis ainsi pour ceux que j’ai aimés. Il est des gestes
familiers de mon père dont le souvenir me fait tressaillir ; il est de certaines
larmes de ma mère, le jour où ses six enfants lui souhaitaient sa fête et se
suspendaient tous à son cou, qui sont comme le premier trait par où, peu à peu, mon
cœur la fait revivre et me la représente tout entière. C’est souvent le sourire de
Carrel qui le remet sous mes yeux, et ce premier souvenir réveillant tous les autres,
après son sourire, c’est sa voix que j’entends, c’est sa personne que je vois.
Carrel n’a été écrivain que faute d’un rôle où il put agir plus directement. C’est
peut-être pour cela qu’il a été écrivain excellent et d’un caractère tout
particulier-Il est rare que ceux qui font profession d’écrire, quelle que soit
d’ailleurs leur aptitude, échappent à certaines complaisances pour le goût du jour,
qui gâtent l’esprit le plus juste et le plus heureux. Rien de si vrai, de notre temps
surtout, où les talents les plus naturels sont tentés par certaines fermes de caprice
qu’on leur vante comme des traits d’originalité, et qui ont d’ailleurs davantage de
mener sûrement au succès. Le nombre étant très petit des auteurs qui n’écrivent que
pour se satisfaire, et qui se satisfont difficilement, la plupart, même les plus
habiles, n’écrivent que pour plaire à des lecteurs façonnés à un certain tour
particulier de pensées ; ou plutôt, imitateurs à leur insu, ils sentent ingénument et
croient tirer de leur fond des idées qui leur viennent d’autrui. Un écrivain de
profession, et j’ajoute de vocation, si naturel que soit son tour d’esprit, regarde
d’abord comment on écrit de son temps, ce qui réussit, ce qu’il aime lui-même dans ce
qu’il lit. Il se règle là-dessus, et, à chaque changement de goût, il prend la manière
à la mode, réussissant toujours, mais n’écrivant jamais bien. Quelques-uns, après
avoir passé l’âge où les influences du dehors sont moins fortes et où le besoin de se
satisfaire commence à se distinguer du désir de plaire, redeviennent naturels par le
travail et retrouvent par la science l’instinct.
Mais ceux-là ne sont pas communs, et leur retour au naturel n’est jamais si complet,
qu’il ne se rencontre dans leurs écrits les plus vrais des traces des anciennes
habitudes. Personne ne s’en peut garder, parmi ceux qui n’écrivent que pour écrire,
plumes brillantes auxquelles il manque un sujet ; tous y persévèrent jusqu’à ce qu’ils
cessent d’écrire, ce qui arrive le jour où ils cessent d’imiter. Celui qui n’écrit que
pour agir, et qui écrit comme il agit, de toute sa personne, pourra exceller dès
l’abord sans passer par toutes ces transformations où il reste toujours des vestiges
de l’imitation dans le naturel. S’il a de l’instinct, c’est-à-dire un tour d’esprit
conforme au génie de son pays, il pourra devenir un écrivain supérieur sans même se
douter qu’il soit écrivain.
C’est ce qui se peut dire d’Armand Carrel. Quoiqu’il ait beaucoup écrit, et dès
l’école militaire, il n’a jamais pensé à se faire un nom dans les lettres. Écrire a
été pour lui, dans le commencement, un moyen de fixer dans sa mémoire des
connaissances dont il pouvait avoir besoin pour un but encore vague, mais nullement
littéraire. Plus tard, ç’a été un moyen d’imposer, sous la forme de doctrines, sa
passion d’agir aux consciences et aux événements, ou au moins de la soulager. Pour
lui, le modèle de l’écrivain était l’homme d’action racontant ce qu’il a fait. C’était
César dans ses , Napoléon dans ses Mémoires. Carrel voulait qu’on écrivît
soit après avoir agi, soit pour agir, quand c’était le seul mode d’action opportun ou
possible. Plus tard ses idées se modifièrent là-dessus, ou plutôt se complétèrent. Il
garda ses préférences ; mais il reconnut qu’on n’agit pas seulement en faisant la
guerre comme César et Napoléon, et qu’un homme fort sédentaire peut agir tout aussi
bien qu’un général qui court d’un bout à l’autre du monde. Bossuet agit à sa manière,
Pascal à la sienne ; Voltaire, Rousseau, Buffon, à la leur. Ainsi complétée, l’idée de
Carrel est excellente en soi, Cela équivaut à dire que, l’action étant la
manifestation la plus franche et la plus naturelle de l’homme, il faut, pour bien
écrire, être mû par une force aussi impérieuse que celle qui nous fait agir. Or on
n’est dans cette condition-là qu’autant qu’on a une forte et noble passion à
satisfaire, quelque grande vérité à défendre, un idéal à atteindre. Hors de là,
l’écrivain n’est que le moins plaisant de l’espèce des charlatans.
Les études littéraires de Carrel avaient été fort négligées. Il nous racontait que,
tout en étant parmi les meilleurs élèves du collège de Rouen par les dispositions, il
était dans les médiocres par les résultats. Ses penchants militaires se montraient dès
le collège par le choix même de ses lectures. Il lisait les historiens, surtout à
l’endroit des opérations militaires, et il aimait, avant de les comprendre, ces
détails si étrangers à la vie de collège. Jamais vocation ne fut plus précoce et plus
décidée. Pour le reste des études, il y assistait avec impatience, plutôt qu’il n’y
prenait part. Toutefois, me disait-il, Virgile l’avait frappé. Il m’en récitait
quelquefois des vers appris dans sa tendre jeunesse, et qu’il n’avait ni relus, ni
oubliés. Regardez comme la destinée d’un homme supérieur se prépare de loin. Cet
enfant qui, après avoir dévoré une mauvaise traduction de Xénophon ou de César, est
sensible à l’art divin de Virgile, un jour le goût et la volonté en feront un homme
d’action ; l’instinct en fera un admirable écrivain.
Au sortir du collège, et pendant sa préparation pour entrer à l’école militaire de
Saint-Cyr, Carrel se livra exclusivement aux études historiques et de stratégie. À
l’école, il y employa tout le temps que lui laissaient les occupations intérieures.
Après la guerre d’Espagne, et pendant sa prison, sous la menace d’une peine capitale,
il écrivit différents résumés d’histoire ancienne et moderne. Nous les avons retrouvés
parmi ses papiers, Ils sont écrits avec beaucoup de netteté, d’un style simple et
coulant ; du reste, sans jugements ni réflexions. Ce sont des travaux de mnémotechnie,
pour imprimer la suite des faits dans sa mémoire. Mais la sécheresse même de ces
matériaux indique la force d’esprit de Carrel et la manière dont il entendra l’art de
l’écrivain, si les événements le réduisent là. Carrel avait besoin d’une vue générale
sur l’histoire universelle. Ces matériaux en sont les résumés les plus sommaires. Son
imagination sommeillait pendant que son esprit parcourait la suite de l’histoire dans
les événements généraux et incontestables. Ce n’est pas le seul mérite de ces
ébauches. On ne sait de quoi s’étonner le plus, ou de la fermeté de cet esprit qui
poursuit son dessein sans se laisser distraire par la partie anecdotique et
pittoresque des faits, ou de cette facilité qui couvre déjà de nombreux cahiers d’une
écriture serrée, rapide et sans ratures.
En écrivant ces abrégés d’histoire, Carrel ne croyait pas céder à un instinct
supérieur et ne voulait pas s’exercer à l’art de l’écrivain. La preuve, c’est qu’après
son acquittement et à son retour à Paris, en septembre 1824, il ne pensa pas d’abord à
écrire. La tentation était grande pourtant. La presse ouvrait alors une voie à tous
ceux qu’un goût sérieux portait vers les lettres, et attirait à elle tous ceux à qui
manquait seulement une vocation déterminée d’un autre côté. Carrel hésita longtemps.
Sa famille lui conseillait le commerce, et il dut y penser sérieusement. On le
pressait ; on craignait la perspective d’un oisif onéreux aux siens. Ce fut au milieu
de ces incertitudes, qui allaient devenir des souffrances, qu’un homme de talent et de
cœur, digne d’être un moment le patron de celui dont il devait être plus tard le
collaborateur modeste et dévoué, M. Arnold Scheffer, le proposa pour secrétaire à
M. Augustin Thierry, lequel achevait alors l’Histoire de la conquête de
l’Angleterre par les Normands. Sa vue, déjà affaiblie par le travail, avait
besoin de la main et des yeux d’un collaborateur habile. Il accepta les services du
jeune officier, et lui offrit l’équivalent de son traitement. Carrel dut en sentir une
vive joie. Il échappait à ces luttes de famille dont la fin est au prix d’une
séparation ; il échappait à l’humiliante nécessité d’être un mauvais négociant.
Le travail de Carrel, installé auprès de M. Thierry, consistait à faire des
recherches, à débrouiller et à mettre en ordre des notes, à corriger les épreuves de
l’Histoire de la conquête. Ces travaux, et d’autres du même genre,
ne sont stériles et subalternes que pour un esprit médiocre ; Carrel y trouva de quoi
déployer sa sagacité et exercer son goût.
Six mois se passèrent ainsi. Jusque-là, il n’avait pas encore pris la plume pour son
compte. Un libraire étant venu demander à M. Thierry un résumé de l’histoire d’Écosse,
celui-ci, qui suffisait à peine à ses immenses travaux, engagea Carrel à s’en charger.
Carrel se mit au travail, et écrivit un court et substantiel résumé, où M. Thierry dut
mettre, pour les convenances du libraire, une introduction de sa main. L’ouvrage eut
assez de succès pour que Carrel refusât désormais tout traitement. M. Thierry n’y
consentit pas d’abord : mais, Carrel insistant, il fut convenu qu’il recevrait le
traitement durant trois mois encore, après quoi il serait libre.
Dans l’intervalle, la mère de Carrel avait fait un voyage à Paris. Les lettres de
M. Thierry ne l’avaient pas rassurée. Cette modeste existence d’homme de lettres ne la
tranquillisait point, et paraissait la flatter médiocrement. Elle avait besoin que
M. Thierry lui renouvelât ses premières assurances, et se portât en quelque façon
garant de l’aptitude littéraire et de l’avenir de son fils. À deux reprises, elle
l’interpella vivement sur ce sujet. Pendant que M. Thierry parlait, madame Carrel
fixait sur lui un regard pénétrant, comme pour distinguer ce qui était vrai, dans ses
paroles, de ce qui pouvait n’être que politesse ou encouragement. Quant au jeune
homme, il écoutait sans rien dire, respectueux, soumis, presque craintif devant sa
mère, dont la fermeté d’esprit et la décision avaient sur lui beaucoup d’empire.
Carrel ne fléchissait que devant ses propres qualités, car ce qu’il respectait dans sa
mère n’était autre chose que ce qui devait, plus tard, le faire respecter lui-même
comme homme public.
Après la seconde entrevue, où, pressé entre deux volontés inflexibles, dont l’une lui
demandait de s’engager, et l’autre, discrète et silencieuse, lui promettait de ne pas
lui faire défaut, M. Thierry s’était sans doute montré plus affirmatif, madame Carrel
partit pour Rouen, plus convaincue et plus tranquille.
Pour parler des rapports d’homme à homme entre Carrel et M. Thierry, sans être jamais
familiers, rien n’y manquait de ce que l’estime réciproque pouvait y mettre de
solidité ; mais Carrel montra toujours beaucoup de réserve. Cette disposition,
nullement gênante dans le tête-à-tête, à l’arrivée d’un étranger, devenait de la
contrainte. Un jour, un parent de M. Thierry entre au moment où Carrel lui faisait la
lecture d’un journal. Après quelque conversation, cette personne prie bien innocemment
Carrel de continuer. Il avait trop de tact pour s’y refuser, mais trop de
susceptibilité pour s’y résigner sans dépit. La personne partie, on se remet au
travail, M. Thierry ne tarde pas à voir que Carrel n’a pas toute sa bonne humeur ; il
lui demande ce qui a pu le mécontenter. Carrel le lui avoue. « Il n’est service pour
vous, dit-il, qui me répugne ou me coûte ; mais je ne veux pas que d’autres me
demandent ce que vous avez seul le droit d’obtenir. » M. Thierry lui fit d’obligeantes
excuses. Carrel ne voulut pas être en reste avec lui. « Il faut me pardonner,
disait-il ; je suis militaire, et les militaires ont la mauvaise habitude de
s’offenser pour des riens. »
Les trois mois obtenus par M. Thierry s’étaient écoulés, et l’Histoire
de la conquête d’Angleterre avait paru. Carrel ne venait plus chez M. Thierry à
titre de secrétaire, mais seulement comme ami, offrant gratuitement des services
devenus plus rares, que son talent croissant rendait sans doute plus précieux. Il
passait une partie du temps à faire des recherches et à copier des qui
devaient servir aux travaux ultérieurs de l’historien. Dans le même temps, il
préparait un nouveau résumé, à l’instar du premier, de l’histoire de la Grèce moderne.
C’était plus l’œuvre de Carrel que le Résumé de l’Histoire d’Écosse.
M. Thierry n’y avait contribué que pour le projet, où il l’avait poussé, et pour
quelques conseils particuliers qui mirent le jeune écrivain sur la voie des notions
sûres et intéressantes. Au reste, l’ouvrage put se passer de la protection d’un
morceau préliminaire, et le plan comme la rédaction en appartiennent entièrement à
Carrel. Ce Résumé, publié à la fin de l’année 1827, a été réimprimé
en 1829.
Les deux premiers écrits de Carrel furent lus fort légèrement, comme le sont presque
toujours, même par les juges les plus compétents, tous les livres signés d’un nom
inconnu. Ils donnaient tout au plus à l’auteur, et encore dans un cercle fort étroit,
la réputation d’un homme de lettres assez habile, mais dont il fallait borner la
collaboration aux sujets qui peuvent se contenter d’une plume secondaire. Or les
produits d’une plume ainsi classée sont médiocres, surtout quand elle n’est point
stimulée par cette âpreté pour le gain qui rend infatigables les talents vulgaires. Le
prix de ses deux petits volumes avait permis à Carrel de passer à sa guise les
premiers jours de son indépendance. Il dut bientôt y ajouter celui d’articles publiés
çà et là dans les journaux et les revues, non sans de vives souffrances
d’amour-propre, à cause des difficultés et des retards qu’il y trouvait, et de cette
censure de la rédaction en chef souvent inintelligente à force d’indifférence, qui
lacère le cœur de l’écrivain, croyant ne couper que son papier. Ces faibles ressources
défendaient à peine Carrel de la pauvreté, ou du moins de cette gêne qui, pour tout
ceux que les travaux de l’esprit livrent à tous les besoins honorables, est une sorte
de misère,
Il fallut plus d’une fois que la bourse de ses amis pourvût aux plus pressantes
nécessités. Carrel était tombé dans toutes les incertitudes de sa première arrivée à
Paris. Cette pudeur des grands talents, qui ne leur permet pas d’accepter un emploi en
sous-ordre, beaucoup de paresse rêveuse, ou beaucoup de temps donné à des travaux sans
produit, que sais-je ? peut-être l’orgueil secret de sa renommée future, aigrissaient
ces incertitudes. Il ne manqua rien aux épreuves du pauvre jeune homme, pas même de
penser de nouveau à rentrer dans le commerce. Il y pensa, en effet, et fort
sérieusement. Il choisit le commerce des livres, apparemment comme s’éloignant le
moins de ses habitudes littéraires. Une demande de fonds fut faite à sa famille, qui
lui envoya de quoi monter, en société avec un ami, une modeste librairie qui n’eut le
temps de ruiner personne. La mise de fonds seulement y périt, au moins ce qui n’en fut
pas employé à faire vivre Carrel pendant quelques mois. C’est dans l’arrière-boutique
de cette librairie, sur un comptoir auquel était attaché un gros chien de Terre-Neuve,
que Carrel, tantôt plongé dans les recueils politiques anglais, tantôt caressant son
chien favori, médita et écrivit l’Histoire de la contre-révolution en
Angleterre. Ce livre parut en février 1827.
C’est le premier ouvrage où Carrel ait eu l’occasion d’exposer, ou du moins de
laisser voir, dans l’appréciation d’une époque analogue, son sentiment sur la
politique de la restauration.
Le titre seul du livre dit assez quel était ce sentiment. C’est la restauration
française que Carrel voulait avertir, en écrivant l’histoire de la contre-révolution
d’Angleterre. On commençait alors à comparer les Bourbons aux Stuarts, et cette
comparaison était déjà pour quelques-uns une inquiétude, pour un plus grand nombre une
espérance. Carrel était de ces derniers, ainsi que beaucoup d’esprits, non plus
prévoyants, mais plus impatients. Ce livre est donc moins une histoire qu’un pamphlet
historique. Carrel expliquait la politique de Jacques II d’après le sentiment que lui
inspirait celle de Charles X. Toutefois l’analogie est si parfaite entre certains
hommes et certaines choses, aux deux époques, que la vérité n’a point souffert des
préoccupations de l’historien, et que la comparaison du présent et du passé, au lieu
d’obscurcir sa vue, l’a étendue et fortifiée. Rien n’annonce, d’ailleurs, que ce livre
ait été écrit d’une main passionnée. Les adversaires les plus décidés d’un
gouvernement ne sont pas toujours les plus violents dans l’expression. Une ambition
ajournée fait plus de bruit qu’une aversion froide et implacable. Carrel parlait avec
moins de colère à la restauration, qu’il regardait déjà comme morte, que beaucoup qui
l’attaquaient tout en voulant prolonger sa fin à leur profit. Il ne la menaçait pas
pour lui faire peur ou s’imposer à elle, mais parce qu’il la croyait condamnée par
l’histoire. Rien dans ce livre n’est vague, rien n’est donné à la déclamation, cette
arme des adversaires qui ne demandent qu’à être amis.
Outre l’intention évidente de prédire à la restauration le sort qui l’attendait,
Carrel avait-il songé à prévoir, à aider pour sa part un dénoûment du même genre que
celui de 1688 ? Le duc d’Orléans était-il aussi nettement annoncé et désiré dans la
personne du prince d’Orange que Charles X était condamné dans celle de Jacques II ?
Une telle question ne peut pas être injurieuse pour la mémoire de Carrel. On est bien
sûr qu’il ne s’agit pas de savoir si cette seconde prédiction était intéressée, et si
Carrel pensait à s’inscrire sur la liste des serviteurs aspirants de la royauté qui
hériterait de Charles X. Il n’y a rien d’embarrassant dans l’histoire d’un homme dont
le caractère noble a toujours gouverné l’esprit : rien donc n’en doit être négligé,
parce que rien n’en peut être d’un médiocre exemple. Je n’ai dès lors aucun scrupule à
dire ce que m’a suggéré à cet égard la lecture de son livre.
Carrel, en 1827, ne portait pas ses vues ni ses espérances pour la France au-delà
d’une révolution de 1688, c’est-à-dire d’une royauté consentie. Si ce fut une faute
politique de se déclarer contre cette royauté après l’avoir appelée et jugée
inévitable, il importe que cette faute ne se prolonge pas sur les années de sa vie
antérieures à 1830. On se souvient de son mot sur l’immobilité à laquelle prétendent
follement les partis. Or ce serait le louer singulièrement que lui
attribuer une prétention qu’il jugeait si sévèrement dans les autres. En songeant, en
1827, à une révolution de 1688, qui substituât la royauté consentie à la royauté de
droit divin, Carrel avait le double mérite de penser comme tous les bons esprits
d’alors, et d’être, plus qu’aucun d’eux, pur du soupçon de travailler à sa propre
fortune, en dirigeant l’opinion dans le sens de ce changement.
Si Carrel eût été, dès 1827, engagé dans les idées républicaines, aurait-il écrit
l’Histoire de la restauration des Stuarts, c’est-à-dire de tout ce
qui légitima et rendit populaire dans la Grande-Bretagne la royauté consentie du
prince d’Orange ? Je veux bien que, contre le penchant de tout esprit dévoué à une
opinion, il ait écrit, avec des arrière-pensées républicaines, une histoire
monarchique ; mais comment n’a-t-il jamais montré ses espérances dans ses
prédictions ? Quelle belle occasion pourtant d’opposer à tous ces partis qui
s’écrasent tour à tour au nom d’idées contradictoires, à ces royalistes conspirant
contre le roi, à ces catholiques ménageant les plus extrêmes opinions protestantes, à
ces dissidents coalisés avec les papistes contre les anglicans, à tant d’alliances
monstrueuses, à tant de mobilité passionnée, la silencieuse immobilité du parti
républicain ! Quels tableaux à faire, même avec la manière sobre et contenue de
Carrel, des morts glorieuses des Russell et des Sydney, ces nobles victimes des
illusions républicaines ! Quoi de plus aisé que de rabaisser la victoire du prince
d’Orange, en montrant toutes les souffrances qu’elle laissait crier, tous les droits
qu’elle ne reconnaissait pas, toutes les imperfections qu’elle adoptait, toutes les
représailles et toutes les réparations dont elle chargeait l’avenir ?
Dans le livre de Carrel, les vieux républicains du règne de Charles Ier sont traités avec respect, mais sans sympathie particulière. Carrel les
juge, preuve que leur cause n’est pas la sienne. Leurs consciences sont admirées ; qui
ne les admirerait pas ? mais leurs idées sont jugées avec sévérité. Selon Carrel, ils
ont pris pour un caprice de cour ce qui est l’œuvre de la nation. Ce sont eux qui ont
fait naître les alarmes auxquelles la liberté a été sacrifiée. Russell, Sydney,
grandes âmes, ont été des esprits irrésolus, voulant la fin sans vouloir les moyens,
proclamant le droit d’insurrection et niant toute pensée de violence contre la
personne du roi. Si ce sont là des jugements d’ami, celui-là est un ami bien froid,
qui peut être assez juste pour fournir des raisons à ceux qui seraient tentés d’être
plus que sévères.
Quant à la victoire du prince d’Orange, loin de la rabaisser, Carrel la relève,
d’abord en traitant avec une faveur particulière cet homme illustre, ensuite en lui
faisant un cortège, dans sa marche triomphante d’Exeter à Londres, de tous les
intérêts sérieux, de toutes les libertés politiques et religieuses de l’Angleterre. Il
n’y a qu’un mécontent, outre le parti vaincu, ou plutôt tout ce qui s’était compromis
d’une manière irréparable ; ce mécontent, c’est le peuple. Mais de quoi l’est-il ?
Carrel ne prend pas de détour pour le dire. Tantôt de ce qu’on l’a frustré de quelques
jours de désordre et de pillage, et de ce qu’il ne trouve pas dans les manifestes
« ce qui eût enflammé ses passions »
; tantôt de ce que l’approche du
prince d’Orange enhardit les magistrats de la Cité dans la répression des désordres
intérieurs, inévitable résultat des révolutions ; tantôt de ce que l’entrée furtive et
sans appareil du prince dans Londres prive la curiosité populaire du spectacle d’une
procession solennelle.
Telle était l’opinion de Carrel en 1827. Pourquoi donc, après une expérience de
quelques mois seulement, s’est-il tourné contre la royauté consentie ? Par dépit,
n’a-t-on pas manqué de dire. Si on eût fait à Carrel une situation convenable dans le
nouvel état de choses, on l’eût acquis irrévocablement. M. Littré a cité un mot de
lui : « Peut-être m’eût-on désarmé en me donnant le commandement d’un
régiment. »
Ce mot est vrai, je l’ai entendu ; mais il n’était ni sérieux ni
même plaisant à la manière de certains mots qui cachent une arrière-pensée sérieuse.
J’en sais un qui le réfute et où Carrel paraît tout entier : « Croit-on, disait-il,
que moi, simple officier, et qui sais combien il importe à la discipline de l’armée
que les grades n’y soient donnés qu’aux services, j’eusse consenti jamais à usurper
les épaulettes de colonel ? » Ce n’est donc point avec le don d’un régiment qu’on eût
gagné Carrel. J’ignore quelle offre eût été mieux reçue. Si Carrel a eu à cet égard
quelque désappointement, je ne sache pas qu’il s’en soit ouvert à personne. Peut-être
un emploi élevé, qui eût maintenu l’égalité entre lui et ses premiers amis politiques,
l’eût-il attaché au gouvernement nouveau tout le temps qu’à son avis la royauté et le
pays n’auraient fait qu’un. Sitôt qu’il aurait cru que l’intérêt dynastique se
distinguait assez de l’intérêt du pays pour que les services d’un fonctionnaire
parussent des services à la personne du prince, Carrel aurait quitté les fonctions
publiques. Il ne pouvait servir avec suite qu’une cause générale ou un être collectif,
le pays : un emploi même élevé eut laissé trop de personnes au-dessus de lui.
Voilà, s’il fallait expliquer par une ambition trompée sa levée de boucliers
républicaine, ce qu’on en pourrait dire de plus fondé. Mais, je le répète, quoique
rien ne fût plus permis que l’ambition de Carrel, ni rien de plus juste que son
chagrin de la voir trompée, ce n’est point par désappointement qu’il arbora le drapeau
républicain. Car pourquoi le moindre retard ? pourquoi ne pas se déclarer, dès le
premier jour, sous l’impression de l’inconcevable abandon, ou plutôt du désaveu
indirect qui suivit son envoi dans les départements de l’Ouest ? pourquoi pas le
lendemain de cette ridicule nomination à une préfecture de troisième ordre, à laquelle
on l’avait appelé sans le consulter ? L’occasion était assez belle, et Carrel n’était
pas de ces hommes qui se fâchent longtemps après l’affront, et qui mettent, entre leur
ressentiment et l’éclat qu’ils ont résolu d’en faire, un intervalle calculé. Les
griefs étaient justes ; et qui peut dire que, dans une certaine mesure, les
mécontentements d’un homme supérieur par le cœur et par l’esprit ne soient pas des
mécontentements publics ?
Cependant Carrel ne s’émut pas. Devenu maître de la direction du National, il accepta, comme tout le monde, la royauté consentie, et en
surveilla l’expérience encore nouvelle avec plus de doute que d’hostilité ouverte.
Mais il se fatigua bientôt de cette attitude. Quand tout le monde croyait à une guerre
européenne, Carrel crut que la royauté nouvelle n’en soutiendrait pas le fardeau, et
que la nation seule, se gouvernant par elle-même, pouvait encore tenir tête à la
coalition des vieilles royautés légitimes. Derrière lui, cette opinion était déjà
personnifiée dans un parti malheureusement enchaîné aux souvenirs et à l’imitation de
l’épouvantable dictature de 93. Entre l’immense majorité, qui croyait la guerre
imminente, et ce parti qui, pour la faire et la terminer glorieusement, parlait
d’exhumer des archives de la commune et du comité de salut public le fantôme de la
Terreur, Carrel proposa la théorie d’un pouvoir exécutif responsable, n’ayant aucun
intérêt qui ne lui fût commun avec le pays, et s’interdisant de sacrifier ses libertés
même à sa défense. Il crut qu’il fallait rassurer la France en lui montrant que, si la
guerre ou l’entraînement démocratique produit par la révolution de Juillet devait
emporter la royauté consentie, il y aurait entre elle et la désorganisation extrême
une forme de gouvernement raisonnable et déjà éprouvée. C’était, dans son opinion, une
voie de salut offerte à l’immense majorité de ceux qui ne veulent pas de
l’indépendance sans la liberté, ni de la liberté sans l’ordre.
Telle a été la véritable pensée de Carrel. Je ne l’imagine pas ; je la lui ai entendu
exposer avec une force et une lumière que toute mon amitié ne saurait donner à ce
récit. Des diverses explications qu’on pourrait donner du passage de Carrel aux idées
républicaines, celle-ci est la seule qui ait pour elle l’autorité d’aveux directs, de
déclarations explicites de lui. Ce fut le fonds inépuisable de cette polémique de 1831
à 1832, qui donna autant de retentissement à une erreur de Carrel que tous les talents
ralliés au gouvernement de 1830 en donnèrent aux réalités, quelquefois un peu
vulgaires, contre lesquelles elle se brisa.
L’Histoire de la contre-révolution en Angleterre n’ajouta pas
beaucoup à la réputation d’écrivain de Carrel. En lui tenant compte de la force
d’esprit qu’avait demandée cet ouvrage, on n’y trouvait pas encore ce talent
particulier d’expression auquel on reconnaît un écrivain. Ce ne fut qu’après la
publication, dans la Revue française, de deux articles étendus sur
la guerre d’Espagne de 1823 que Carrel fut jugé digne de ce titre. C ! est une opinion
générale parmi ceux qui ont suivi avec attention cette vie si courte et si glorieuse,
que son talent subit, à cette époque, une transformation inattendue, et que Carrel
brisa l’obstacle qui l’empêchait de s’épanouir. Ces articles parurent en 1828, moins
d’un an après l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre.
Quelques personnes considérables s’honorent d’avoir, à dater de ces pages, deviné
l’avenir réservé à Carrel. En deçà, dit-on, il n’y a qu’un littérateur estimable, des
qualités négatives, une main ferme, mais point de ce qu’on peut appeler du talent,
dans le sens rigoureux du mot, non dans le sens relâché où l’emploie et le prostitue
une certaine école critique.
Cette appréciation est-elle exacte ? Ne s’y mêle-t-il pas, à l’insu de ceux qui la
font ou qui n’y contredisent pas, soit quelque préjugé littéraire du même temps que
les débuts de Carrel, soit un certain penchant à ne pas admirer de trop bonne heure un
homme qu’il faudra bientôt admirer sans réserve ? Les débuts littéraires de Carrel ont
été modestes : qui pourrait le nier ? C’est même une preuve de supériorité qu’il ait
eu un commencement, et qu’ensuite il ait grandi avec ces intervalles et ces progrès
qui marquent la vie physique et morale de tous les êtres bien organisés. Je veux bien
que, jusqu’en 1828, les plus belles pages de Carrel soient ces fameux articles sur la
guerre d’Espagne ; mais qu’il ait été homme de lettres jusque-là, et seulement à dater
de là écrivain, c’est à quoi je ne puis consentir. Je crois même que, sans le préjugé
particulier auquel j’ai fait allusion tout à l’heure, outre la difficulté de
reconnaître et d’avouer un talent nouveau, on eût pu prédire un grand nom littéraire à
Carrel dès ses modestes résumés. On dit que de tous ses amis un seul eut cet honneur :
ce fut Sautelet, dont le suicide devait inspirer à Carrel des pages si vigoureuses et
si mélancoliques. Sautelet, mort en 1830, n’a pas pu voir toutes ses prédictions
accomplies ; du moins il ne les a pas vues arrêtées à jamais par une fin funeste.
Ce préjugé, qui avait commencé par n’être qu’un sentiment juste, consistait à ne
reconnaître un écrivain qu’à une certaine qualité qu’on appelait le pittoresque de
l’expression. C’était un sentiment juste, eu égard à la plupart des écrivains du
commencement de ce siècle, lesquels avaient éteint la vraie langue française sous une
certaine rhétorique de mots abstraits, écho affaibli de la langue, déjà fléchissante,
du dix-huitième siècle. Mais ce sentiment devint un préjugé, le jour où l’expression
pittoresque fut estimée comme un privilège si considérable et un don si particulier,
qu’on se prit à la louer, indépendamment de la pensée, et que du regret d’une qualité
disparue de la littérature on fit une théorie de style, où la forme était séparée du
fond. Or, si je ne me trompe pas sur une époque dont j’ai manqué de cinq ou six années
seulement d’être le contemporain, c’est au plus fort de ce préjugé que parurent les
premiers écrits de Carrel. Au lieu d’y remarquer cette netteté précoce de
l’expression, ce sens ferme, cette force intérieure déjà contenue, cette convenance
déjà parfaite du style et des idées, on ne fut préoccupé que de ce qu’on n’y trouvait
pas. On ne vit guère ce qui était d’instinct dans les écrits du sous-lieutenant de
vingt-trois ans, et on regretta de n’y pas voir ce qu’il aurait pu si facilement
imiter d’autrui.
Les Résumés des histoires d’Écosse et de la Grèce moderne, les
articles sur les questions générales de population, dans la Revue
américaine, l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre,
ne sont d’aucune école, et par là même sont de la bonne langue française. Il y a tel
chapitre de l’Histoire de la Grèce moderne, écrit en 1825, qui n’est
pas d’une main moins habile ni d’un écrivain moins consommé que la préface écrite en
1829, en tête de la seconde édition, postérieurement aux fameux articles sur
l’Espagne. Je reconnais déjà dans tout ce qui est sorti de la plume de Carrel une
qualité fort supérieure à l’expression pittoresque, et qui ne risque pas de passer de
mode, parce qu’elle n’est pas imitable : c’est la propriété du langage dans tous les
ordres d’idées.
Les matières de la guerre, de l’administration, de la politique, de l’économie
sociale, des mœurs, outre les mots et les tours qu’elles empruntent à la langue
générale, ont un corps d’expressions particulières, dont le sens vif et primitif est
réservé pour les idées spéciales qui s’y rapportent. C’est à la connaissance naturelle
et à l’emploi sûr et facile de toutes ces langues spéciales, bien plutôt qu’au
pittoresque de l’expression, que je devinerai un écrivain supérieur. Bossuet n’est
notre plus grand écrivain en prose que parce qu’il a su et manié parfaitement la
langue de chaque ordre d’idées et toutes les langues de toutes les idées. Carrel en
eut aussi tout d’abord le talent, mais non le talent tout entier.
On naît écrivain ; mais on devient penseur, vivre étant la matière même de la pensée.
Les grands esprits pensent plus tôt, abrègent les intervalles et rapprochent les
degrés ; mais ils ne pensent qu’au fur et à mesure qu’ils vivent, et jamais dès
l’abord avec toute la force, toute la maturité, toute l’étendue que l’âge leur
apportera. De même, tous les esprits, y compris les plus grands, commencent par suivre
les traces d’autrui, et par rouler dans le torrent des idées courantes, croyant faire
le bruit qu’ils entendent et imaginer ce qu’ils imitent. On n’est complètement
écrivain que le jour où, soit qu’on invente quelque chose, soit qu’on adhère librement
et par le progrès naturel de son esprit à ce que les autres ont inventé, on
s’appartient et on ne s’inspire que de soi.
Jusqu’aux articles sur la guerre de 1823, Carrel n’avait possédé ni toute la force de
sa pensée ni toute la liberté de son esprit, Il avait pris la plume sans un goût bien
vif, pour échapper à une profession vulgaire et pour vivre. Le premier livre qu’il
écrit, M. Thierry lui en cède en quelque sorte la commande, et lui en donne l’idée
générale. Le second naît d’un conseil du même homme et de conversations avec un Grec
instruit. C’est d’ailleurs un résumé, et les résumés étaient alors à la mode ;
quiconque en écrivait un imitait. Dans les articles insérés çà et là, le choix était
pour un quart, la nécessité pour les trois autres. S’il y eut un peu plus de Carrel
dans l’Histoire de la contre-révolution en Angleterre, la
considération de l’à-propos, la popularité des travaux analogues, en inspirèrent la
plus grande part. Quoique les tendances y soient nettes et décidées, le langage n’en
est pas fort expressif, soit que la passion manque à l’écrivain pour des idées qu’il
doit plus tard abandonner, soit que, ces idées lui étant communes alors avec beaucoup
de gens, il n’ait pas voulu paraître se les approprier par un certain appareil
d’expressions vives, affectant l’invention.
La passion seule colore les écrits, non cette passion des esprits médiocres, qui
hurlent quand on crie autour d’eux, mais celle des hommes supérieurs, qui est leur
raison servie par toutes les facultés de la vie sensible. Avant le moment de la
passion, Carrel ne s’était pas fait, à l’imitation de quelques contemporains, un
certain système de style coloré et pittoresque. Préservé, par la force de son
instinct, de se donner laborieusement des défauts imités, il conformait son langage au
train calme et à l’inspiration un peu étrangère de ses pensées. Comme tous les
écrivains appelés aux succès durables, il ne s’était point embarrassé à l’avance de
ces habitudes de style factice, qui se prolongent jusque dans les belles années du
talent. Il était parfaitement libre pour l’heure des pensées mûres et passionnées, et
possédait un excellent fond d’écrivain, si je puis dire ainsi, sur lequel la passion
devait un jour jeter quelques couleurs, sans toutefois en changer la nature, laquelle
était forte et saine, dès les premières pages du sous-lieutenant de 1823.
Cette couleur, qui peint les paroles à l’esprit, marque un bon nombre de pages des
deux articles sur l’Espagne. C’est que le sujet est du choix de Carrel. Il prend le
prétexte d’ouvrages sur cette matière pour exposer ses idées personnelles sur la
guerre de 1823, sur la situation de l’Espagne, sur l’armée prétendue libératrice que
la politique des Bourbons de la branche aînée y envoya faire cortège au supplice de
Riego, sur les généraux de la petite armée révolutionnaire, Mina, Milan, sur ces
proscrits le divers pays « qui vinrent, dit Carrel, dans son nouveau style,
agiter inutilement aux yeux de nos soldats des couleurs oubliées, et qui, avant
d’enterrer ce drapeau, ce qui trompait leurs espérances, crurent lui devoir cet
honneur d’être encore une fois mitraillés sous lui ! »
Carrel s’était joint
à ces proscrits ; il était officier dans cette petite troupe de soldats de toutes les
nations, que commandait le brillant colonel Pachiarotti, « souffrant et se
battant sans espoir d’être loués, ni de rien changer, quoi qu’ils fissent, à l’état
désespéré de leur cause ; n’ayant d’autre perspective qu’une fin misérable, au
milieu d’un pays soulevé contre eux, ou la mort des esplanades, s’ils échappaient à
celle du champ de bataille »
.
Ces événements, qu’il résumait avec tant de force, il y avait été jeté lui-même, cinq
ans auparavant, par un irrésistible besoin d’agir, mais d’agir au profit d’une cause
préférée. Il avait observé d’un œil pénétrant cette armée de la restauration, dont il
relevait le caractère en montrant par combien de vertus elle avait honoré cette
campagne impopulaire, et comment, par son abnégation sur ses secrètes préférences, par
sa discipline, par son courage sagement proportionné aux résistances, elle avait su se
faire respecter et craindre de l’Europe absolutiste, même sans une œuvre de grande
police absolutiste. Il l’avait étudiée dans ses manifestations comme dans son silence,
avant de s’en séparer lui-même pour aller combattre un peu au hasard ceux qu’elle
avait été chargée de rétablir. De toutes les choses qu’il raconte, il avait donc senti
les unes, vu les autres, souffert de la plupart. Ce ne sont plus, comme dans ses
premiers écrits, des vues qu’il tire froidement de sa raison, avertie ou dirigée par
l’opinion d’autrui ; cette fois, ses vues ne sont qu’à lui ; personne ne les a
suscitées, et, autour de Carrel, rien ne lui dit qu’elles auront de l’à-propos. C’est
toujours sa raison qui les conçoit et les expose, mais sa raison émue par ses
souvenirs personnels.
N’oublions pas que, malgré les gages les plus brillants d’un grand esprit politique,
Carrel n’avait pas cessé d’être militaire, et, à ce titre, de ne penser à rien avec
plus de prédilection qu’à l’armée et aux choses de la guerre. Ainsi s’explique, non la
transformation de son talent, mais l’apparition soudaine d’une de ses qualités
demeurée jusque-là inactive. C’était le même talent ; mais Carrel en avait gardé les
traits les plus vifs pour le premier travail où il aurait occasion de s’engager de
toute sa personne.
Au reste, ne remarquer dans les deux articles sur l’Espagne que quelques pages
colorées, serait en faire trop peu de cas. Je ne sais pas d’exemples, dans la
littérature politique, d’une situation plus sûrement et plus largement décrite que ne
l’est celle de l’Espagne de 1823, dans le premier de ces articles. Quant à la question
des devoirs et des droits de l’armée, dans un pays constitutionnel, il serait
téméraire de prétendre la mieux traiter au point de vue spéculatif que ne l’a fait
Carrel dans le second article ; il serait imprudent, dans la pratique, de la
comprendre autrement. C’est que, dans cet écrit, le sens et le coup d’œil décident
Carrel et déterminent son jugement, souvent contre ses vœux et ses espérances. Ainsi,
en ce qui regarde l’Espagne de 1823, bien qu’il ait combattu dans le parti
révolutionnaire, rien ne lui en dérobe les fautes, rien ne lui en exagère la
popularité sur le sol espagnol, rien ne lui en grossit les chances. Il voit les faits
et il les raconte, non du ton d’un intéressé qui en a subi le joug, mais en homme
impartial qui ne s’inquiète que de ne pas se tromper, sauf à mettre, dans sa
conscience, le droit où il doit être.
Et pour la question des opinions de l’armée, question délicate, où l’écrivain libéral
pouvait être si fortement tenté d’opposer au dogme de l’obéissance passive, octroyé,
pour toute charte, à l’armée, par le gouvernement d’alors, des théories d’intervention
active et délibérante dans les affaires du pays, avec quelle justesse et quelle
fermeté de vues Carrel la résout ! Il refuse à l’armée le droit de délibérer ; mais il
lui reconnaît celui d’avoir une opinion, quand les fautes d’un gouvernement l’y
provoquent, et celui de ne répondre que par le devoir et le respect de la discipline,
qui est la loi d’honneur de l’armée, quand on lui demande un enthousiasme servile pour
une mauvaise cause. Il sauve ainsi la discipline, sans absoudre les gouvernements
impopulaires. L’armée peut commander par une certaine manière d’obéir. J’admirerais
moins cette vue dans un écrivain chez qui aucune partialité de compagnons d’armes ni
aucun acte personnel à justifier n’auraient troublé la spéculation pure ; mais je ne
puis trop l’admirer dans un homme de vingt-huit ans, écrivain faute d’être soldat, et
qui n’avait cessé d’être soldat que pour avoir méconnu, dans un noble entraînement,
ces vertus modestes dont il louait l’armée libératrice de 1823, et
qu’il proposait pour exemples à toute armée engagée désormais comme elle dans une
guerre qui blesserait ses opinions.
Cette impartialité de Carrel dans les idées principales de ce beau travail, il la
conserve jusque dans ces faits de détails dont on sacrifie trop souvent la vérité,
soit à l’entraînement du jour, soit à la verve de l’expression. Ainsi, en même temps
qu’il juge, sans les insulter, ces zélés de l’armée libératrice, qui
se croyaient de vrais croisés pour l’extermination des idées révolutionnaires, il
loue, je n’ai pas besoin de dire sans flatterie, la modération et quelques actes de
bon sens du duc d’Angoulême. Il défend la capacité du munitionnaire Ouvrard, en homme
qui apprécie les actes nonobstant la renommée, et peut-être en militaire qui savait
gré à M. Ouvrard d’avoir assuré la subsistance à ses compagnons d’armes.
Entre les deux articles sur la guerre de 1823 et la polémique à jamais mémorable du
National, Carrel publia quelques écrits politiques et
littéraires : on les compte ; car de ce jour-là rien de médiocre ne sortit de sa
plume. Un article sur la mort d’Alphonse Rabbe, un autre sur le suicide du pauvre et
intéressant Sautelet, sont comme deux jets nouveaux de ce talent si profond. Le
morceau sur Sautelet, en particulier, a des pages admirables, où un vague sentiment
religieux, réveillé par cette perte douloureuse, semble vouloir disputer l’âme de
l’ami défunt à des habitudes de scepticisme voltairien. Dans un genre différent, l’Essai sur la vie et les écrits de Paul-Louis Courier montre ce même
talent, si mélancolique dans les regrets sur la mort de Sautelet, devenu subtil et
délié pour analyser un écrivain original et pour faire aimer un homme médiocrement
aimable. Enfin, deux articles sur les drames de la nouvelle école, auxquels le défaut
d’habitude de ces matières donne je ne sais quelle grâce que n’auraient pas les mêmes
pensées sous la plume d’un critique spécial, témoignent du grand goût que portent en
toutes choses les hommes supérieurs.
Dans ces divers écrits, cette qualité de peindre par l’expression, qu’on avait
rencontrée avec quelque surprise dans les articles sur l’Espagne, éclate presque à
chaque phrase. Mais prenez garde ; ce n’est pas une certaine science d’effet où Carrel
s’est perfectionné ; son expression ne s’illumine et ne se colore que parce que ses
pensées sont devenues plus nettes, plus hautes et plus à lui. Il a encore ce trait de
ressemblance avec les grands écrivains, qu’il proportionne son style à ses pensées, et
qu’il sait être simple et humble quand les pensées sont d’un ordre où il n’est pas
besoin, pour les rendre, que la raison s’aide de l’imagination. Appliquer à toutes
choses uniformément une certaine qualité brillante qu’on se sait, et dont on a été
souvent loué, n’est pas plus du génie que prodiguer les traits à tout propos n’est de
l’esprit.
Toutes les qualités qu’avait Carrel le premier jour qu’il tint une plume, relevées de
ce don, venu le dernier, se déployèrent à la fois dans la polémique du National, avec une grandeur qui laissera de longs souvenirs. Cette polémique a
été admirée de ceux mêmes qui la craignaient, soit qu’on la craignît moins qu’on
affectait de le dire, soit qu’en France on n’ait jamais assez peur du talent pour se
priver de l’admirer ! Il est certain qu’entre les mains de Carrel le National, à ne le considérer que comme monument de littérature politique, a
été l’œuvre la plus originale du dix-neuvième siècle. Aucune autre n’a fait plus
d’honneur à la France dans tous les pays, et notamment en Angleterre, où l’on ne
s’effraye pas des grands talents, et où Carrel en put recueillir, en 1835, des
témoignages de personnes considérables, qui n’ont pas l’habitude d’admirer au
hasard.
L’Angleterre a justement un petit recueil vanté comme modèle de polémique politique,
et en possession d’une sorte de gloire classique : ce sont les Lettres de
Junius. On peut faire le plus grand cas de ce livre sans l’égaler au National de Carrel. Junius compose avec infiniment d’art une petite
lettre sur de petits intérêts ; ses pensées, justes et mordantes, sont liées entre
elles par un fil habilement caché ; sa langue est correcte et ferme. L’imitation des
Lettres provinciales en est le principal défaut, en ce que toutes
les qualités de ces lettres y sont réduites et amoindries, que l’ironie y est moins
forte et moins mesurée, que la logique y est et plus extérieure qu’intérieure,
et le langage moins vif et moins original. Combien Carrel est plus varié, plus fort,
plus profond, lui qui raisonne avec des idées de choix, et qui est logicien à la
manière de Bossuet, sans l’attirail des transitions et des tours affectés à la
logique ! Combien aussi les intérêts qu’il agite l’emportent sur ces changements de
personnes où s’évertue la verve anonyme et impunie de Junius ! Combien enfin les rôles
diffèrent !
Junius, caché dans un coin d’où les provocations ne peuvent pas le débusquer,
souffleté dans ses écrits, parce qu’on ne peut pas atteindre jusqu’à sa personne,
singulier à force de manquer de susceptibilité, aiguise froidement des traits qui
partent d’une main à qui nulle honte ne peut faire prendre l’épée, et flétrit les
fautes, comme anciennement le bourreau, froidement et la tête voilée. Carrel, la tête
haute, la poitrine nue, à peu près comme ces proscrits de la guerre de 1823, qu’il
nous peignait tout à l’heure, marche au milieu d’une société tout épouvantée du
courage qu’elle a eu pendant trois jours, et déjà ennemie de tous ceux qui n’ont pas
voulu, ni en vendre leur part pour des places, ni rengainer l’épée tirée contre
l’étranger, par-dessus la tête des Bourbons tombés. De tous ceux qui le lisent,
quelques-uns sont institués et salariés pour le trouver coupable, et pour épier, tous
les matins, sa liberté aventureuse ; d’autres qui l’admirent le désavouent ; la masse,
qu’il trouble dans son besoin de repos, le hait sans le comprendre. Parmi ses amis,
les uns le compromettent, et, par leurs arrière-pensées sauvages, rendent suspecte sa
fidélité aux garanties de droit commun ; les plus amis, hélas ! ne le sont que de sa
personne et de son talent, et, sur ses idées, le laissent dans l’isolement et le
doute. Il marche pourtant à ciel ouvert, et, soit qu’en effet l’ambition permise aux
hommes de sa force le mène à son insu, soit qu’il n’ait cru que se dévouer à une
vérité dont l’heure était arrivée, pour expier les erreurs de l’une ou pour rendre
témoignage de l’autre, il offre sa liberté et sa vie ! Les lettres ne seraient qu’un
misérable jeu d’esprit si, même à égalité de talent, entre l’écrivain anonyme et
l’écrivain qui vit au grand jour et qui offre son sang à ceux que sa libre pensée
incommode, la supériorité ne devait pas être du côté de ce dernier.
Les amis de Carrel doivent à sa mémoire de réunir dans une édition de ses œuvres la
plupart des articles écrits par lui de 1831 à 1834. Lui-même avait déjà fait un choix
que nous avons retrouvé dans ses papiers. Ce choix, fait secrètement et à l’insu de
ses amis, comme s’il eût craint ces flatteries amicales, qui conjurent un écrivain de
ne rien mépriser de ses œuvres, devrait être conservé religieusement. Carrel était son
juge le plus sévère, outre le peu de tendresse que ses amis lui ont connu pour tout ce
qui, dans ses écrits, n’avait proprement qu’une valeur littéraire. Il n’est donc pas à
craindre qu’il se soit flatté dans ce projet de réimpression de ses articles. Son
choix même étant une preuve de sa raison et de son goût, c’est presque un devoir
testamentaire de le respecter.
La perte de Carrel est irréparable. Quel que soit l’avenir qui nous attend, s’il eût
été donné à Carrel de vivre vie d’homme, la France ne pouvait tirer de lui ni de
médiocres services ni un médiocre honneur. S’il est dans notre destinée de voir de
nouveaux orages, quelle richesse pour la patrie que son esprit de ressources, et, en
cas de guerre, son instinct militaire cultivé par des études spéciales, la justesse de
son coup d’œil, son sang-froid dans les moments difficiles, son caractère modéré et
ferme, sa probité antique, ce courage qu’il n’a pas assez estimé, et où il s’est
laissé prendre comme à un piège !
Si, ce qui est le vœu et l’espérance de tous les hommes de sens, nous devons jouir
paisiblement d’un gouvernement de discussion sous une royauté d’origine populaire,
quel écrivain y eût mieux servi par ses apologies que Carrel par son opposition ?
Je n’étonnerai ni ne blesserai personne en disant que l’ascendant de Carrel
journaliste a moralement dirigé la presse dans ces dernières années, et que nul ne l’a
honorée par plus de courage et de probité. Amis et ennemis, tous se sont inspirés de
ses idées, les uns pour compléter et féconder des opinions analogues, les autres pour
alimenter leur contradiction. Carrel seul savait mener la presse à l’endroit vif, et
faire faire chaque jour aux questions un pas en avant ; lui seul pénétrait le premier
les embarras réels derrière les arrangements apparents, les germes sérieux des
discordes derrière les protestations publiques ; lui seul fixait les responsabilités,
et, de tous les écrivains de l’opposition, lui seul savait faire passer impunément,
entre tous les écueils dont les lois et l’ardeur des parquets semaient sa marche, des
vérités ou des craintes hardies qui ont peut-être plus prévenu de fautes qu’elles n’en
ont fait faire.
Carrel faisait plus encore. N’est-ce pas lui qui le premier affrontait le péril et
provoquait les explications, au risque de recevoir, à la place des réponses amiables,
des mandats d’arrêt ? N’est-ce pas lui qui, le plus souvent, a offert sa personne aux
expériences de l’arbitraire, et a mis son corps en travers pour qu’on passât dessus
avant d’arriver jusqu’à la minorité dont il était l’organe ? Et, pour ne parler que
des rapports intérieurs de la presse avec le public, quel homme va mis plus de
dignité ? Qui a usé avec plus de réserve et de désintéressement de ces privilèges que
l’usage accorde à ceux qui disposent de la publicité ? Carrel n’abusait ni ne
souffrait qu’on abusât autour de lui ; il n’avait ni l’avidité qui trafique de la
vérité et du mensonge, ni cette facilité de certains hommes politiques qui, gardant
pour eux-mêmes une sorte de probité ambitieuse, permettent le gaspillage et la rapine
autour d’eux, croyant faire assez pour l’opinion s’ils n’en prélèvent pas la dîme.
Ceux qui l’aimaient sans folles espérances et sans ambition auraient voulu qu’il se
contentât de ce rôle, le plus beau peut-être dans un gouvernement de discussion. Mais
nous reconnaissions bien que ce n’était pas possible. Carrel subissait la discussion
comme un mode d’action incomplet et bâtard. Ni le libre cours qu’elle offrait à sa
passion ne le soulageait, parce que, dans ses plus grands emportements, il sentait
qu’il ne faisait que se donner le change à lui-même ; ni la réputation d’y exceller ne
le flattait, parce qu’il en rêvait une plus belle. Ses adversaires, pour le piquer,
insinuèrent parfois quelle sorte de gloire il voulait, et le mot de premier consul fut prononcé avec ironie. En tous cas, la foule choisie qui
vint se faire inscrire chez lui lors de son premier duel ne cherchait pas à le
désabuser alors des illusions qu’il pouvait avoir à cet égard. Mais, malgré tous ces
flatteurs qui courtisèrent sa glorieuse blessure et qui lui ont manqué à sa mort,
Carrel ne se rêva jamais ni dictateur ni premier consul. Peut-être, comme tous les
hommes d’un talent et d’un caractère supérieurs, aux époques de crise, après tant
d’exemples de fortunes rapides et , eut-il des doutes pleins
d’espérances sur sa destinée. Peut-être lui échappa-t-il de faire lui-même ou de
laisser faire devant lui, entre quelques parvenus sublimes et lui, de ces
rapprochements qui ont tout l’air d’être des horoscopes. Mais il n’en eut jamais ni la
prétention ni la vanité, et peut-être s’en donna-t-il d’autant moins le personnage,
qu’il n’était pas indigne que la fortune trouvât encore pour lui, dans les temps
d’orages, une de ces couronnes de hasard qu’elle met quelquefois sur des têtes
obscures. En le pressant sur ce point et en interpellant sa loyauté, tout au plus
aurait-on tiré de lui l’aveu qu’il n’avait jamais souhaité, dans ses plus grandes
espérances, que l’honneur d’être, après et avec d’autres, le chef temporaire et
responsable de son pays.
Enfin, en mettant les choses au pire pour Carrel, soit qu’aucun événement ne dût lui
fournir l’occasion de déployer régulièrement et sans contradiction ses facultés
actives, soit que la discussion sans espoir l’eût à la fin dégoûté, quel honneur
n’eût-il pas fait à la France en se résignant à n’être qu’historien ! il y pensait
déjà ; il tâchait de s’y accoutumer, et ses amis ne le virent pas sans douceur se
retirer peu à peu de cette polémique étouffante où il languissait depuis les lois de
septembre et se préparer à écrire l’histoire de Napoléon. Déjà il y avait mis la main,
une main scrupuleuse et timide, malgré sa belle réputation d’écrivain : il relisait
les grands historiens, il éprouvait dans la conversation la justesse de ses
principales vues. Étudier cette grande vie, suivre Napoléon dans ses courses à travers
l’Europe, et après s’être fatigué à le suivre, le contempler dans ces haltes d’un jour
où il fondait la plus grande administration et la législation la plus sensée du monde
moderne, eût été le seul apaisement de cette belle et inquiète intelligence.
Qui pouvait mieux que Carrel écrire l’histoire de Napoléon !
On prête à M. le duc d’Orléans un mot sur la mort de Carrel, où j’admire plus qu’une
générosité de bon goût. « C’est, aurait dit le prince royal, une perte pour tout le
monde. » Le mot est noble et d’un grand sens. N’y a-t-il pas, en effet, plus de danger
pour les royautés, dans un pays libre, à être délivrées de pareils ennemis qu’à avoir
sans cesse à leur faire face et à les réduire par la force de la modération et par le
bon accord avec le pays ?
Quand M. le duc d’Orléans régnera, comme il n’est guère possible, dans un pays
profondément démocratique, qu’un roi n’ait des ennemis, je lui en souhaite du talent
et du caractère de Carrel, et surtout qu’il soit dit, pour l’honneur de son règne, que
de tels hommes y ont été libres.
On a eu raison de louer le Cours de littérature dramatique pour le
bien que font de telles lectures au temps où nous vivons ; elles reposent les
esprits : c’est trop peu dire, elles les relèvent. Écrit avant la révolution de
février, on dirait que ce volume a été composé pour adoucir quelques-unes des douleurs
qu’elle a causées et pour raffermir certaines choses qu’elle a ébranlées. Le sujet est
l’usage des passions dans le drame. Or le drame, c’est la vie ; la
vérité du drame, c’est sa ressemblance avec la vie. En réalité, M. Saint-Marc Girardin
a traité de l’usage des passions dans la vie, c’est-à-dire du bien et du mal qu’elles
font, selon qu’on les règle ou qu’on s’y laisse emporter. Dans un temps où les esprits
les plus fermes doutent, où les cœurs les plus droits se troublent, voici des pages
qui nous rendent le service de nous dire que le bien n’est pas le mal, ni le mal le
bien, et que, quelles que soient les épreuves de la vérité dans ce monde, le meilleur
de tous les calculs est encore de lui rester fidèle.
En plus d’un endroit, d’ailleurs, l’à-propos de ces pages semble être un à-propos
d’allusions, tant les remarques de l’auteur vont à nos préoccupations actuelles. Parmi
les passions qu’examine M. Saint-Marc Girardin, il en est qui naissent de
l’institution même de la famille : ce sont la piété filiale, l’amour fraternel, la
piété envers les morts, et aussi les passions contraires, les haines des frères, les
rivalités des sœurs. Soit qu’il ait à montrer combien les bonnes passions mettent de
force et d’honneur au foyer de la famille, ou combien les mauvaises y font de ravages,
ce qui ressort de toutes ses réflexions, c’est une image de la seule condition où
l’homme ait tout son prix et réalise tout le bonheur dont il est capable : c’est à
savoir la famille. M. Saint-Marc Girardin eût-il prévu la guerre impie qu’on lui fait,
il n’eût pu mieux lui venir en aide qu’en en traçant des peintures si aimables ; et
cette apologie est d’autant plus persuasive, qu’elle n’était point préparée et que les
arguments ne sentent pas le plaidoyer. Il est certaines vérités qui perdent plus
qu’elles ne gagnent à être discutées par la polémique ; la vivacité de la défense fait
croire au danger de la cause. Si quelque écrit supérieur veut me prouver que j’ai le
droit d’aimer mon enfant et de lui laisser le fruit de mon travail, je m’en
épouvante ; je me rassure quand je lis un livre qui se contente de reconnaître au fond
de mon cœur l’impossibilité éternelle qu’il en soit autrement.
Avant de donner à l’impression ces pages, écrites pour un autre temps, M. Saint-Marc
Girardin aurait pu être tenté d’y insérer quelque digression contre le socialisme. Il
a une plume qui n’est guère plus timide que sa parole à la Sorbonne ; c’est cette
plume qui écrivait, il y a dix-huit ans, le mot prophétique de barbares. Mais aucune critique directe, aucune allusion volontaire ne donne à
son livre la date du jour. Sa foi à la famille n’est pas agressive, parce qu’elle
n’est pas inquiète ; il n’a pas voulu faire aux insensés qui veulent la détruire
l’honneur d’ouvrir une parenthèse à leur adresse dans un livre composé avant qu’ils
fissent parler d’eux.
Un autre à-propos de ce livre, c’est cet éternel à-propos des bons livres en tout
temps dans notre pays. Les révolutions, qui n’y peuvent rien contre la famille, n’y
peuvent pas davantage contre le plus noble des goûts de notre nation, son honneur, son
auréole parmi les nations civilisées, cet amour pour l’art, pour les lettres, pour les
ouvrages d’esprit. On lisait même sous la Terreur. Condorcet, fuyant les sbires de
Fouquier-Tainville, n’avait pas d’argent sur lui, mais il avait un Horace. Il y a
toujours en France des lecteurs, même dans les temps les moins littéraires. Ce sont
ces obstinés d’aujourd’hui qui s’entêtent encore à cultiver leur esprit, même alors
que des sauvages les menacent de leur faire expier le savoir comme un privilège. On se
passe de pain dans notre pays plutôt que de livres. Malgré la politique, malgré ce
régime inouï d’une assemblée délibérante en permanence tous les jours de l’année,
malgré la presse, devenue si nécessaire depuis que nous avons à y chercher chaque
matin si la société est encore debout, on continue à lire. Le plaisir en est même plus
vif, parce qu’il est plus disputé. Plus l’incertitude et l’obscurité s’accroissent
autour de nous, plus on sent le besoin d’élever son esprit et de se tenir prêt pour
l’inconnu. Les meilleures parties de plaisir des honnêtes gens, ce sont quelques
heures de bonne lecture, c’est un livre qui leur parle des choses d’un intérêt
éternel.
Quatre pages du livre de M. Saint-Marc Girardin, prises au hasard, font distinguer et
comprendre son genre de critique, en vous ôtant toute envie de la définir. Cette
critique est son œuvre ; c’est le fruit de son caractère et de son tour d’esprit. Si
pourtant on voulait lui chercher un premier modèle, on le trouverait dans certains
traités de Plutarque, et, chez nous, dans les charmants opuscules de Fénelon, quand il
n’y dit pas de mal des vers de Molière et qu’il ne s’y plaint pas de la pauvreté de
notre langue.
Esprit honnête, cœur droit, capable de tous les bons sentiments dont il étudie les
expressions dans le drame, M. Saint-Marc Girardin n’écrit rien que d’expérience, et il
ne donne pour vrai que ce qu’il s’approuve de sentir, ou que ce qu’il se ferait
honneur d’avoir senti. Il n’a pas une morale pour lui et une pour les autres.
L’écrivain ne déguise pas l’homme, et l’estime dont on est touché pour l’un fait qu’on
s’abandonne aux doctrines de l’autre. La simplicité toujours égale de son langage
ajoute à la confiance. L’homme qui veut paraître meilleur qu’il n’est n’a pas ce
ton-là ; il procède soit par professions de foi, soit par anathèmes contre tous ceux
qui ne sont pas tels qu’il veut paraître. Les instincts de M. Saint-Marc Girardin, sa
raison, sa conduite, sont les seuls principes de sa critique ; c’est à la double
lumière de sa conscience et de sa vie qu’il regarde les images que les auteurs
dramatiques nous ont données du cœur humain.
Bon nombre d’écrivains reçoivent leur sujet des circonstances, du tour d’esprit du
moment, du succès de certaines idées, de la mode, et ils écrivent à côté et en dehors
d’eux-mêmes. D’autres ne font leurs livres qu’avec leur intelligence, laquelle semble
distincte du principe qui les fait agir. On dirait un sanctuaire où ils entrent de
temps en temps pour s’y recueillir et s’y épurer ; l’homme reste sur le seuil. Aux
écrits des uns et des autres, malgré la séduction du talent, il manque le plus grand
charme : ils n’y sont pas de toute leur personne. Je ne dis pas qu’il faille étaler sa
vie dans ses livres ; car ceux qui paraissent si jaloux qu’on les voie cachent plus de
leur vie qu’ils n’en montrent, et fardent tout ce qu’ils en laissent voir ; mais le
meilleur livre est celui où il a transpiré de la vie de l’homme dans les pages de
l’écrivain, non parce que l’un a pensé à y montrer l’autre, mais parce qu’ils n’ont
pas été deux en l’écrivant. Or cela n’arrive qu’aux très honnêtes gens. On admire
justement le mot de Pascal : « On cherchait un auteur, on est charmé de trouver un
homme. » Pour que la découverte soit agréable, il faut que cet homme soit un homme de
bien.
M. Saint-Marc Girardin est un de ces auteurs-là. Il n’a reçu de personne la pensée de
son livre. La mode n’y a pas la moindre part. Où il y a tant de raison, soyez sûr que
la mode n’en a pas fourni l’idée. De même, le livre n’est pas un rôle que veut jouer
l’homme, ni l’image de ce qui, dans sa vie, serait pour la montre ; ce n’est pas un
habit somptueux qu’il revêt quand il sort. Son esprit n’est que son talent de voir au
fond de ses sentiments et la conscience claire de ce qui détermine sa conduite. On ne
trouve dans ces pages ni ces choses d’emprunt qui remplissent les écrits dont
l’inspiration n’appartient pas à l’auteur, ni ce faux de certains ouvrages, même
distingués, dont on dirait que l’auteur a passé un costume pour les écrire. Quand les
enfants de M. Saint-Marc Girardin seront en âge d’admirer ce qu’il a écrit de si fin
sur les bons instincts du cœur humain et de si tendre sur la famille, combien ne
seront-ils pas fiers d’une gloire qui s’est faite au foyer domestique, d’un livre qui
n’est le plus souvent qu’une étude dont ils étaient le sujet, et une action dont ils
ont été les témoins !
La bienveillance est une des grâces du Cours de littérature. Dans
telle pièce peu lue, ou même oubliée, M. Saint-Marc Girardin trouve des choses à
admirer. Au lieu d’accabler tout d’abord un ouvrage en le rapprochant d’un idéal
jaloux, ou en le jugeant du haut de quelque doctrine superbe, il s’y engage avec la
prévention de l’estime. Ce qu’il n’en aime pas, il l’excuse, ou il le tait. Il note
les fautes sans en triompher, et fait valoir le bien sans l’exagérer, aussi loin
d’imaginer des beautés où il n’y en a pas que de s’exalter sur celles qu’il découvre
pour relever le mérite de la découverte. Il pouvait en être tenté pourtant, à propos
de deux sortes d’auteurs : les inconnus, qu’on paraît mettre au monde ; les oubliés,
qu’on réhabilite. Il n’a été que juste pour les uns et pour les autres. On est
d’accord avec lui sur ceux-ci, parce qu’il ne nous force pas à les adorer après les
avoir dédaignés, et sur ceux-là, parce qu’il sait les découvrir sans avoir l’air de
les créer, et qu’il ne nous humilie pas de son rare savoir.
J’admire surtout avec quelle douce autorité il nous fait apercevoir et confesser des
beautés où nous n’en avions pas vu. C’est l’art des connaisseurs en tableaux. Ils
excellent à retrouver le jour qui éclairait une toile au moment où l’artiste y mettait
ses couleurs, et à placer le curieux au vrai point d’où elle doit être vue. Il ne faut
pas abuser de cet art, ni faire comme tels de ces connaisseurs qui ne souffrent pas
qu’une fois placé on fasse un mouvement, et qui vous donneraient des contorsions pour
vous mettre au point. M. Saint-Marc Girardin ne tombe pas dans cet excès. Il n’y a
même pas à se prêter beaucoup à ce qu’il veut ; il a si raison et si doucement, qu’on
vient à son avis sans croire lui faire une concession, et que le préjugé est parti
sans qu’il ait eu besoin de l’attaquer.
Sur ce point je suis plus qu’un lecteur charmé : je suis, qu’il me permette de l’en
remercier, un converti. Il est tel auteur, tel ouvrage, contre lesquels j’avais des
préventions. Ils étaient en dehors d’une catégorie, d’un genre ; ils contrariaient une
doctrine. Je les avais exclus, comme certain ministre qui ne donnait audience aux gens
que sur le vu de leur brevet ; on ne lui faisait pas passer sa carte ni son nom, mais
son diplôme. Ainsi je faisais pour certains auteurs. M. Saint-Marc Girardin m’a pour
ainsi dire amené par la main devant eux ; il m’a montré, à côté du vrai que je
poursuivais, un vrai que je ne voyais pas, parce que j’en cherchais un autre. Il m’a
fait la leçon en ajoutant à mes plaisirs. Attaché à un idéal sévère, j’ai toujours
peur d’être exclusif, moins par le vain désir de passer pour un esprit qui ne souffre
que l’exquis, que pour n’être pas injuste contre mon propre intérêt. Je dois au Cours de littérature dramatique des connaissances de plus et des
préventions de moins. En louant sur ce point M. Saint-Marc Girardin, je ne fais que
m’acquitter.
Ces jugements bienveillants sur des ouvrages ou sur des auteurs secondaires sont
d’ailleurs sans préjudice pour les principes du grand goût français. M. Saint-Marc
Girardin ne sacrifie pas l’intégrité de la foi à la douceur des petites pratiques. Il
est, lâchons le mot, classique ; mais, dans l’Église commune, il est du parti de la
tolérance. Il aime la diversité et la liberté des talents. Seulement, ne touchez pas
aux bons sentiments de l’homme, ne cherchez pas le succès dans quelques violations des
lois éternelles de la morale. Là-dessus, il n’est pas endurant, non par une fidélité
de méthode à la pensée principale de son livre, mais parce qu’on s’attaque aux
croyances et aux convictions de sa vie. L’honnête homme est moins coulant que le
critique.
Je le comprends. La tolérance du critique peut venir de justice ou de modestie ; il
s’agit d’écrivains comme lui, d’ouvriers dans le même art. Notre goût nous appartenant
plus que notre conscience, nous pouvons, par défiance de nous-mêmes, ou le sacrifier,
ou du moins le forcer à des concessions. Mais il n’y a pas d’accommodements à demander
à la conscience : une main d’en haut l’a mise en nous, non pour recevoir nos lumières,
mais pour nous imposer les siennes. On peut transiger sur le bon et le mauvais dans
les lettres ; on doit être intraitable sur le bien et le mal dans l’ordre moral. La
sévérité de M. Saint-Marc Girardin est d’ailleurs sans aigreur. Il ne foudroie ni ne
prêche personne ; il critique, et le passage critiqué ne l’empêche pas, sitôt après,
de goûter un passage meilleur du même écrit ; ou, si c’est tout l’ouvrage qui a mérité
le blâme, il ne le rend pas injuste pour les autres écrits de l’auteur.
M. Saint-Marc Girardin est le libéral par excellence en littérature. Aussi ne
craint-il pas les nouveautés. Le Cours de littérature dramatique
n’interdit pas à l’art de tenter de nouvelles voies, et, si quelque beauté se
présente, il ne lui demande pas si elle vient de la liberté ou-de la règle. Sauvez le
fond, respectez la nature humaine ; ne logez pas dans un cœur bas une vertu sublime ;
ne nous donnez pas des pères et des mères qui ne soient ni les nôtres ni nous ; entre
les bons et les mauvais instincts du cœur humain, tirez vos effets dramatiques des
bons ; tenez votre drame le plus près de la vie ; faites qu’on en sorte, sinon purgé,
comme le voulait le grand
Corneille, qui n’est pourtant pas un si mauvais guide, mais fortifié dans ses bons
sentiments, et un peu plus en garde contre ses défauts : et, quant aux moyens, soyez
libre. Pour une beauté de sentiment ou de passion, je vous passe volontiers une
règle ; je vous les passerais toutes pour une pièce d’où je reviendrais touché et plus
fort pour le bien. Fidélité au caractère moral du drame, liberté dans l’invention,
voilà toute la poétique du Cours de littérature dramatique. L’auteur
sait d’ailleurs que le talent qui trouve les beautés n’a pas besoin des mauvais
moyens, et que tout ce qui est beau dans le drame, s’il n’est pas selon les règles, ne
doit pas en être bien loin.
M. Saint-Marc Girardin n’est si agréable que parce qu’il est libéral. Il n’est pas
étonné de ne pas se trouver dans un autre ; il paraît même charmé d’y trouver
quelqu’un qui n’est pas lui. Il aime le tour d’esprit qu’il n’a pas, le genre qui
n’est pas le sien. Un mélodrame a du bon pour lui, et voyez combien est méritoire la
charité, ou délicate la justice, qui fait goûter à cet esprit si naturel les effets de
nerfs et la phraséologie du mélodrame !
Je suis bien sûr que le succès d’autrui ne lui a jamais paru une diminution du sien.
Et pourtant a-t-il lui-même tout le succès qu’il mérite ? Ce manque de charlatanisme
le cache à certains yeux qui ne regardent que du côté où l’on ouït les fanfares. Un si
rare esprit échappe à beaucoup de gens, parce qu’il ne s’impose à personne. Il ne se
recommande pas, comme certains auteurs distingués, par les défauts de ses qualités ;
il est profond sans que sa profondeur lui coûte aucun effort ; élevé, là où le vrai
l’y amène, en ne croyant être que persuadé et de bon sens.
Je m’explique que M. Saint-Marc Girardin aime beaucoup Fénelon et Voltaire. On dirait
qu’il a appris du premier le secret de l’aimable. Si les écrits
procèdent les uns des autres, le Cours de littérature dramatique
procéderait de la Lettre sur les occupations de l’Académie
française. M. Saint-Marc Girardin semble imiter de Fénelon sa douce morale ;
n’imite-t-il pas aussi la petite faiblesse du précepteur du duc de Bourgogne, son
penchant à moraliser ? Il a retenu de Voltaire le secret de l’agréable. L’agréable, c’est autre chose que l’aimable. Il s’y mêle un peu de cette raillerie si chère à notre pays, et si
charmante quand elle est tempérée d’indulgence, si charmante même sans l’indulgence ;
témoin Voltaire, qui, certes, fut toute sa vie plus complaisant qu’indulgent.
S’il est un style, dans ce temps-ci, qui rappelle celui de ces deux maîtres, c’est le
style du Cours de littérature. Voilà de nouveau leur netteté, leur
naturel, cette fermeté élégante, ce mérite de correction irréprochable qui se cache
sous la facilité et l’abandon. C’est le même tour, la courte phrase, qui n’exclut
pourtant pas la phrase abondante, quand le sujet le veut. Toutefois l’allure du soldat
armé à la légère y domine, comme chez les deux maîtres. La plume qui a écrit le Cours de littérature dramatique a fait longtemps la guerre, au premier
rang, dans le Journal des Débats.
Sa langue n’a pas l’air d’être de ce temps-ci. Ce qui date des langues, ce sont les
défauts ; or notre temps en a deux caractéristiques : la prétention à l’imagination de
style, et l’abus de ces mots excessifs qui sont à tout le monde et ne sont à personne,
et que l’usage a fatigués, non en les employant bien, mais à force d’en user au hasard
et hors de propos. La langue de M. Saint-Marc Girardin est pure de ce double vice ;
elle lui appartient en propre. C’est le vêtement de l’honnête homme, comme le veut son
modèle Fénelon. On ne décrira pas ce style ; il est bien heureux, il échappe à une
définition. On n’y songe au bien dit qu’après avoir senti le bien pensé. Les figures
n’y manquent pas ; car quel bon style est sans figures ? Seulement elles ne sont pas
là pour faire briller ce qui est pâle, mais pour égaler la pensée qui s’élève ; c’est
encore ce même vêtement de l’honnête homme, mais un jour de fête.
Je n’ai pas tout dit, tant s’en faut, ni de cet esprit charmant qu’on envie, qu’on
dit heureux, qui sait l’être, ayant un goût si sain et un cœur si droit, ni de ce
livre où il sait si bien faire les affaires du vrai sans paraître faire celles d’un
auteur. Je veux pourtant prédire la fortune de ces petits volumes. Mais cette fortune
n’est-elle pas faite ? À qui ai-je à prédire que le Cours de littérature
dramatique comptera parmi les ouvrages de notre temps qui resteront ? Voici
pourquoi :
À toutes les époques des sociétés civilisées, il y a deux sources d’inspirations pour
les auteurs : l’esprit humain, et le tour d’esprit du temps. Mais ce tour d’esprit,
n’est-il pas l’esprit humain lui-même modifié d’une certaine façon ? Peut-être.
Toujours est-il qu’on attache à ces deux expressions des idées fort différentes.
Quand on parle de l’esprit humain, on entend quelque chose qui ne change pas et qui
acquiert incessamment, le foyer actif de toutes les vérités découvertes et exprimées
sur l’homme et sur ses rapports avec Dieu et le monde. On a le sentiment d’une âme,
d’une émanation immortelle de l’humanité. On parle de la grandeur de l’esprit humain,
quand on le considère dans les vérités immuables par lesquelles il fait partie de Dieu
même ; on ne se plaint de sa faiblesse que par rapport aux bornes que Dieu lui a
données.
Par le tour d’esprit du temps, on entend singulièrement quelque chose qui varie sans
cesse, des opinions passagères plutôt que des vérités, le convenu plutôt que le vrai,
des mouvements capricieux, des admirations d’un jour, des travers, des modes ; ce qui
fait que Fontenelle écrivait des églogues ; que Mascaron citait dans ses sermons
mademoiselle de Scudéry ; que, dans une comédie de Voltaire, la servante Nanine est
philosophe et se plaint de trop penser. Le tour d’esprit s’appelle
encore l’imagination, de même que l’esprit humain peut s’appeler le cœur humain, la
raison. Les appellations sont vagues, mais les choses sont distinctes et certaines.
Chacun de nous a en lui, dans le même temps, un abrégé de l’esprit humain et un peu du
tour d’esprit de son époque. Ne le voyons-nous pas dans le compte que nous nous
rendons de nous-mêmes ? Il est telles pensées, tels sentiments où nous persévérons,
auxquels nous revenons après des écarts : c’est la part de l’esprit humain. Il en est
d’autres que nous désavouons après y avoir cru avec idolâtrie, souvent après leur
avoir immolé notre vraie nature : c’est la part du tour d’esprit ; ce sont les ruines
de notre imagination.
Parmi les écrivains, — je ne parle que des éminents, — les uns s’inspirent de
l’esprit humain, les autres du tour d’esprit du temps. Les premiers ont bien du
mérite, car l’esprit humain n’est jamais à la mode ; c’est le tour d’esprit qui règne
et qui, dans sa jalousie, essaye de nous faire confondre l’esprit humain avec des
préjugés, des habitudes de collège, des traditions bourgeoises, des servitudes qui
n’ont que le mérite d’être anciennes. Cependant ces écrivains, soit force, soit
sagesse, s’attachent à ce qui est acquis, ou connu, pour chercher plus sûrement ce qui
reste à acquérir et à connaître. Ils se rangent aux méthodes éprouvées, ils adoptent
le drapeau des conquêtes passées. Ils inventent sur le plan des inventions
antérieures. Plus même l’esprit humain est caché ou calomnié par le tour d’esprit du
temps, plus ils font d’efforts pour le retrouver et pour en rétablir l’image. Isolés
pour ainsi dire au milieu de leur temps, mais affranchis des illusions et de la
tyrannie du tour d’esprit dominant, ils travaillent sans cesse à dégager ce qui ne
change pas de ce qui change, les passions éternelles du cœur de ses caprices
passagers, le fond de l’homme des mœurs de l’année. Qu’est-ce que l’histoire, la
philosophie ? qu’est-ce que toute spéculation sévère, sinon une réclamation, une
revendication de l’esprit humain sur le tour d’esprit d’une époque ?
Les autres écrivains travaillent au plus épais de la foule, au plus fort du bruit.
Ils en sont, ils s’en disent les échos. Leur faculté principale, c’est l’imagination.
Prenons-les au mot : ne se qualifient-ils pas exclusivement d’écrivains
d’imagination ? Or imagination, tour d’esprit, c’est tout un. Je ne m’étonne donc pas
qu’ils soient surtout sensibles à ce qui est apparent, à ce qui varie, qu’ils prennent
les modes pour les mœurs, les mœurs pour le fond, d’une nation, qu’ils soient plus
frappés du costume que de l’homme, du masque que du héros. Ils sont d’ailleurs les
premiers du jour et les plus en vue ; mais ils ne dominent pas le mouvement qui vient
d’eux. Ils sont comme certains meneurs politiques ; qui les voit de loin marcher en
avant de la foule croit qu’ils la conduisent ; c’est la foule qui les pousse. Mais,
comme ils ont de grands talents, tout en se faisant les serviteurs du tour d’esprit du
temps, il leur arrive de laisser échapper sur l’homme, sur ses passions, sur le cœur,
des vérités qui vont grossir le trésor de l’esprit humain. C’est la plus petite part
dans leurs livres, et il faut l’y chercher sous ce relatif, cet éphémère, ce convenu
du tour d’esprit, où elle est comme étouffée.
De ces deux sortes d’écrivains, laquelle a le plus de chances de durer ? Il ne s’agit
pas de durer matériellement. Grâce à l’imprimerie, rien ne périt ; mais pour un livre,
durer, c’est être lu. Lesquels seront les plus lus ?
Par les choses qui nous attirent aux livres du passé, nous savons d’avance celles qui
attireront les lecteurs futurs aux nôtres. Est-ce la part de l’esprit humain, ou celle
du tour d’esprit du temps ? Au dix-septième siècle, par exemple, est-ce l’hôtel de
Rambouillet ou Molière ? sont-ce les romans de mademoiselle de Scudéry ou les Lettres de madame de Sévigné ? Ce qui nous appelle, nous convie à la
lecture des anciens modèles, souvent en dépit du tour d’esprit de notre temps, ce sont
toutes les pensées, ce sont tous les sentiments où nous nous reconnaissons, c’est pour
abréger, la raison, non pas la raison du syllogisme, ai-je besoin de le dire ? mais
cette science intérieure qui voit dans nos ténèbres et qui nous apprend qui nous
sommes.
Les écrivains qu’on lira le plus sont ceux qui auront le plus fait pour la raison. Il
faut en prendre son parti. On brille plus, mais on dure moins, quand on écrit pour le
tour d’esprit du temps ; on brille moins, mais on dure toujours quand on a mis un beau
talent au service de l’esprit humain. Et il est bien juste qu’à l’éblouissement du
succès passager il se mêle un peu d’inquiétude, de même qu’à l’obscurité momentanée
des travaux durables il se mêle quelque espérance.
De notre temps, et surtout depuis les trente dernières années, les tendances de
l’esprit humain en France, et, par l’exemple de la France, dans l’Europe civilisée,
sont vers la philosophie, l’histoire et la critique, vers la critique surtout. Les
plus belles pages philosophiques que nous ayons lues de nos jours sont des jugements ;
sous les plus beaux récits d’histoire, il y a un examen sérieux et laborieux des
documents ; sous les tableaux les plus brillants, il y a des témoignages comparés et
débattus. On cherche le vrai, on hait la rhétorique. Je ne sache pas que jamais
l’exactitude ait été plus en honneur ; les travaux de seconde main sont dédaignés. Les
meilleures plumes sont presque plus jalouses du mérite de l’érudition que de la gloire
de bien écrire ; c’est un travers, mais ce travers ne prouve que mieux combien la
tendance est forte. Il y a, à cet égard, émulation entre les sciences et les lettres.
Les lettres entendent bien ne pas laisser aux sciences toute l’autorité ; elles se
piquent de devenir aussi rigoureuses en gardant le privilège de plaire, et elles ne
veulent pas du vain rôle de distraire les esprits, tandis que la science serait seule
en possession de les instruire.
C’est plus qu’une tendance, c’est la nécessité de notre temps. Des deux disciplines
sous lesquelles l’esprit humain en France a marché pendant tant de siècles, la loi
chrétienne et la royauté, la foi n’est plus qu’un don individuel, la royauté qu’une
forme de gouvernement trois fois vaincue en soixante ans. Il ne reste pour toute hase
à la société que la raison. Aussi tout le monde se porte à son secours. C’est à qui
éclaircira, fortifiera, rendra agréables et populaires, par l’art de les présenter,
les vérités conservatrices. On étudie plus sévèrement le passé dans ses systèmes, dans
ses sentiments, dans ses arts, pour arriver à une connaissance plus parfaite de la
nature humaine et assurer de plus en plus la raison, notre dernier guide. Les talents
même que des ouvrages d’imagination ont rendus célèbres, recherchent les succès du
savoir et de l’utile. Ils pensent qu’ils ont fait assez pour l’imagination, et
qu’après nous avoir amusés, émus, troublés peut-être par des peintures complaisantes
de nos passions, il est temps qu’ils mettent leur popularité au service de l’ordre, du
devoir, de la raison. L’utile dans le relevé, voilà, par où veulent finir les
écrivains éminents.
Il se voit plus d’auteurs de romans ou de poésies qui se font historiens ou
critiques, que de critiques ou d’historiens qui se font poëtes ou romanciers.
M. de Lamartine en est l’exemple le plus illustre ; il écrit de l’histoire et il édite
ses poésies. Encore devons-nous à d’honorables nécessités l’intérêt qu’il prend à ces
chers objets de nos premières admirations : peu s’en est fallu qu’il n’y vît des
péchés de jeunesse en les comparant aux splendeurs de ses récits et de ses harangues.
L’auteur d’un roman plein d’imagination et de poëmes où brillent les vers charmants
sur un fond un peu romanesque, M. Sainte-Beuve, achève l’histoire de la plus austère
des sociétés chrétiennes, Port-Royal, et tire des profondeurs de l’érudition la plus
curieuse un des livres les plus propres à donner du cœur aux honnêtes gens et à faire
honte aux âmes faibles. Il n’est éloges qu’on n’ait faits, dans ces dernières années,
d’un drame d’Abailard de M. de Rémusat, confidence de salon dont
beaucoup de gens sont restés très vains ; M. de Rémusat a gardé dans son portefeuille
l’Abailard du drame, et ne nous a fait voir que celui de l’histoire. M. Mérimée est de
l’Académie des belles-lettres pour de savantes études d’histoire romaine, et la plume
qui a écrit le Vase étrusque et Colomba rédige des
mémoires d’archéologie. Nous verrons peut-être d’autres désertions du camp de
l’imagination dans celui de l’utile ; mais je ne sache pas que ceux qui sont les
premiers dans les travaux d’histoire ou de critique, MM. Thiers, Cousin, Thierry,
Mignet, Villemain, Guizot, pensent à faire des poésies ou des romans. Il est vrai
qu’un autre esprit d’élite, M. Vitet, qui s’entend si bien aux choses les plus
diverses, et qui ne parle pas moins pertinemment des finances du gouvernement
provisoire que des beautés d’Eustache Lesueur, nous fait un pendant aux États de Blois ; mais qu’on ne s’y trompe point : son dessein est de nous
donner de la plus fine et de la plus secrète sorte d’histoire politique, surprise au
cœur et recueillie sur les lèvres des personnages. C’est du drame pour intéresser
l’imagination aux enseignements de l’histoire.
Telle paraît être la direction de l’esprit humain dans notre pays. À côté de cela,
tracez l’histoire du tour d’esprit du temps : vous en compterez autant qu’il y a eu de
révolutions politiques. Le calcul même est modéré. De plus sévères trouveraient que
les goûts ont changé encore plus souvent que les gouvernements. Le tour d’esprit de
chaque époque était-il du moins l’expression de ses mœurs ? Nullement ; les bergeries
de Fontenelle ne représentaient pas les mœurs de la fin du dix-septième siècle, pas
plus que les pastorales de Florian et de Gessner n’ont été l’image du dix-huitième.
Ainsi le tour d’esprit du temps n’est pas toujours l’expression des mœurs ; c’est un
caprice, une disposition, des vapeurs comme en ont les vieilles sociétés, sans plus de
causes appréciables que celles des changements dans la coupe des habits. Et pourtant
que d’esprit, d’imagination, de style, se dépense pour bercer, par des pages
éphémères, un vieux peuple qui demande, comme les enfants, des contes de fée !
Mettons à part, et bien haut, quelques ouvrages d’imagination qui ont eu à la fois
les plus douces faveurs du tour d’esprit du temps et l’approbation sévère de l’esprit
humain, la popularité et la gloire, poésies suaves ou splendides, méditations, odes,
pièces de théâtre, romans d’observation ou de passion, et en tête Atala,
René, types durables, parce que la mélancolie qu’ils expriment n’est qu’une des
misères éternelles de l’homme.
De quel côté sont les noms qui survivront ? Du côté où l’on a travaillé pour l’esprit
humain. Les complaisants du tour d’esprit, après un premier oubli inévitable, n’auront
guère que la chance de ces modes nouvelles qui ne sont que de veilles modes
renouvelées ; un tour d’esprit les ressuscitera, un autre tour d’esprit les fera
derechef oublier.
Le nom de M. Saint-Marc Girardin sera sur la liste des noms qui doivent durer ; car,
à moins que nos enfants ne soient d’une autre nature que nous, j’imagine qu’ils
chercheront dans nos livres ce que nous cherchons dans ceux de nos pères : le cœur
humain, l’esprit français, la langue. Le cœur humain ? Il se reconnaîtra toujours,
dans ces aimables pages, aux mille traits qu’il a fournis. L’esprit français ? Aucun
ouvrage de ce temps-ci n’en a plus la netteté, le sens pratique, le naturel, le tour
vif et élégant ; c’est tout l’auteur. La langue ? Elle ressemble à celle du meilleur
temps, avec la physionomie de l’écrivain et quelques nouveautés solides qui font que
cette ressemblance n’est pas une imitation.
Un des plus grands noms de la poésie, le nom de lord Byron, consacre les restes de
l’abbaye de Newstead. C’est là qu’il a passé une partie de sa jeunesse ; c’est là que
s’est éveillé son génie. Jusqu’à lui, cette ruine avait été à peu près la seule gloire
de sa famille ; désormais c’est son nom qui fait la seule gloire de la ruine.
Newstead-Abbey est un antique monastère converti en manoir. L’église avait été élevée
par Henri II en 1170, et dédiée à la vierge Marie. Les guerres, le temps, l’ont
détruite, sauf la façade. Le cloître, la cour intérieure, au milieu la fontaine, dont
l’eau n’a pas cessé de couler et que décorent des bas-reliefs grotesques, le
réfectoire, subsistent, engagés et mêlés dans une construction un peu militaire, comme
étaient les manoirs fortifiés du moyen âge. Jusqu’à la célébrité que l’abbaye de
Newstead a due aux souvenirs de lord Byron, on venait visiter le manoir pour la façade
de l’église, pour le monastère, pour le réfectoire, pour le cloître resté intact et
pour sa fontaine. Ainsi, dans le siècle dernier, l’ami de madame du Deffant, Horace
Walpole, visitait Newstead et en louait la beauté. Il disait moins de bien du
propriétaire d’alors, William Byron, l’oncle du poëte, personnage bizarre, dur,
vindicatif, dont les duels ressemblaient fort à des guet-apens, grand dépensier, et
qui réparait les brèches de sa fortune en faisant abattre tous les bois de son
domaine. « Il paye ses dettes en vieux chênes, dit Walpole dans une lettre
piquante ; on en a coupé pour cinq mille livres tout près de la maison. Par
compensation, il a bâti deux petits fortins (baby forts), afin de
nous indemniser en forteresses du dommage qu’il cause à notre marine, et il a planté
une allée de pins d’Écosse qui ressemblent à des petits paysans en vieille livrée de
famille un jour de fête37. »
Walpole se moque encore des fenêtres, « dont les rideaux neufs ont l’air
d’avoir été coupés par un tailleur vénitien »
. Il ne voyait dans Newstead
que la demeure d’une famille noble et des restes d’architecture gothique d’une
médiocre valeur de son temps. « Il ne pouvait pas voir, remarque un critique
anglais, cette magique beauté que la gloire répand sur la demeure d’un homme de
génie et qui revêt comme d’un manteau les tourelles de Newstead. »
Aujourd’hui, ce qui attire des visiteurs à la vieille abbaye, c’est le dernier Byron
qui l’habita, c’est le poëte. Il s’empare de vous à l’arrivée, il vous accompagne
partout, il vous fait les honneurs de sa mélancolique demeure, hôte invisible, mais
plus présent que ceux qui vous y reçoivent en personne.
On rend d’abord justice à la manière dont Newstead a été restauré. Le propriétaire
actuel, le colonel Wildman, l’avait acheté en ruines. Des sommes immenses ont été
dépensées à le réparer. Le colonel a exécuté cette restauration sous l’influence des
deux plus nobles sortes de piété après celle qui a Dieu pour objet, la piété envers un
homme de génie et la piété pour les ruines. Ami de lord Byron, il n’est devenu
l’acquéreur de Newstead que pour y instituer le culte domestique du poëte. Grâce à
lui, tout ce qui peut rendre plus sensible la magique beauté de
l’édifice est à l’abri des injures du temps : c’est tout ce qui fut proprement
l’habitation de lord Byron. Le reste semble n’avoir été réparé et consolidé que comme
un chaton de bague pour mieux enchâsser le joyau.
Par une prescription de très bon goût, on vous conduit tout d’abord à l’appartement
qu’occupa lord Byron. La vue de ces pièces, qui semblent l’attendre, excite plus de
curiosité que d’émotion. Le souvenir de lord Byron n’est pas de ceux qui
attendrissent.
Il habitait une des deux tourelles, baby forts, dont parle Walpole.
Le rez-de-chaussée est occupé par la salle à manger. Au milieu est une table carrée en
acajou ; les pieds des chaises sont dorés ; un grand aigle également doré, supporte un
buffet. Ce sont des meubles dans le goût du temps, non de l’homme. L’étage supérieur
se compose de deux chambres. La plus grande, avec cabinet de toilette, était la
chambre à coucher du poëte. Le lit est à colonnes, comme tous les lits anglais ; une
couronne de comte dorée surmonte les chapiteaux. Les rideaux, d’étoffe ordinaire, sont
doublés de soie d’un jaune clair et tendus en festons. Les chaises sont également en
soie, de la même couleur que les rideaux et en bois doré. Quelques gravures de peu de
valeur représentent différentes vues du collège de Cambridge.
Cet ameublement est celui dont lord Byron se servait à l’université. S’il ne dénote
aucun goût particulier dans le personnage, il montre du moins comment est meublé, dans
les collèges d’Angleterre, un écolier qui a le privilège d’être lord. Dans le cabinet
de toilette, on voit le portrait du vieux domestique du poëte. La seconde chambre, où
couchait son page, a une fenêtre en ogive avec vitraux peints ; elle est meublée dans
le goût gothique. La médisance, à laquelle Byron a tant prêté, a jeté des doutes sur
le sexe de ce page, et insinué que ce pouvait bien être un Kaled dont Byron était le
Lara.
Au réfectoire, devenu le grand salon de réception du colonel Wildman, on cherche,
dans cette restauration si intelligente et si opulente, le peu qui est resté du poëte.
Voici, sur une table précieuse, le fameux crâne trouvé dans le jardin de l’abbaye ;
Byron eut la fantaisie de le faire monter en argent, pour s’en servir les jours de
fête en guise de verre à boire. On y versait une bouteille de vin de Bordeaux et on la
vidait d’un trait. C’est une étrangeté, mais non une nouveauté. Cette manière de
narguer la mort était un des sauvages plaisirs du moyen âge. Le pied de la coupe est
en argent, comme les rebords. Byron n’avait que vingt ans quand il y écrivait ces
vers, dont la tristesse ironique est d’un homme qui a déjà trop vécu : « Ne
frémis pas, ne crois pas que mon âme se soit enfuie. Contemple en moi le seul crâne
dont, à la différence des têtes vivantes, il ne sort jamais rien de
triste. »
Devant la maison, sur la pelouse, s’élève un chêne isolé : on ne sait pourquoi il est
là. Comme arbre, il est agréable à voir ; mais, comme détail dans le paysage, on ne
peut nier qu’il n’en gêne la vue. C’est ce que remarqua tout d’abord le colonel
Wildman, en prenant possession du domaine : « Voici un beau chêne, dit-il à un de ses
gens ; mais il faudra le couper, la place n’en veut pas. » Il ne savait pas que ce
chêne avait été planté par lord Byron, lors de sa première arrivée à Newstead, à l’âge
de dix ans. Ce souvenir l’a rendu cher au colonel, et le beau jeune chêne entre
majestueusement dans l’âge mûr. Celui qui l’a planté y avait attaché l’idée d’une
destinée commune à l’arbre et à lui. Aussi longtemps que l’arbre prospérera, avait dit
le jeune Byron, je prospérerai moi-même. Neuf ans après, revenant à Newstead, il
trouva son chêne presque étouffé par les ronces et languissant ; il en fit le sujet de
vers plus agréables que neufs, qui, pour le tour, sentent le grand poëte, et, pour le
fond, le penseur de collège. Deux ans le séparaient encore de sa majorité.
« Sitôt que la virilité aura couronné ton jeune maître, dit-il, c’est lui qui
prendra soin de son arbre. Ah ! ne te couche pas ainsi, mon chêne ; relève un moment
la tête. Avant que cette planète ait fait deux fois son glorieux tour, la main de
ton maître t’apprendra encore à sourire ; le temps d’épreuve de l’enfant sera
passé38. »
Au-delà de la pelouse est la pièce d’eau où Byron s’exerçait soit à nager, soit à
manœuvrer un bateau. Il y avait pour compagnon unique un chien de Terre-Neuve dont il
s’amusait à éprouver l’adresse et la fidélité, en se laissant tomber comme par
accident du bateau et tirer au rivage. On voit dans les jardins le tombeau de ce
chien, avec l’épitaphe si connue, qui lui donne « toutes les vertus de l’homme
sans ses vices »
. Byron voulait y être enterré lui-même avec son vieux
domestique Murray. On n’a pas respecté sa volonté. Son corps a été réuni aux
sépultures de sa famille, et, quant au vieux Murray, il déclara qu’il ne lui convenait
point d’être enterré seul avec le chien. Ce tombeau du chien scandalise plus d’un
visiteur ; il attriste tout au moins le plus grand nombre. Le chien est sans doute un
bien bon ami ; mais n’est-ce pas la faute de l’homme si c’est le meilleur ou le seul
qu’il ait ? Et cela ne prouve-t-il pas qu’il n’est capable d’aimer que ce qu’il n’a
pas besoin de respecter ?
Le souvenir du lac de Newstead a inspiré deux fois lord Byron. Voici ce qu’il dit
dans une description de l’abbaye, qu’il ne nomme pas, mais que ses vers rendent
visible : « Devant la maison s’étendait un lac aux claires eaux, aussi large
que profond et transparent, sans cesse renouvelé par les flots d’une rivière, qui
traçait lentement son cours à travers l’onde plus calme qui l’entourait. L’oiseau
sauvage faisait son nid dans la fougère et les joncs, et couvait dans son lit
humide. Les bois se penchaient sur ses bords et tenaient leurs têtes ondoyantes
fixées sur les flots39. »
Le texte anglais est charmant ; mais ce n’est que de la description, le sentiment y
manque. Byron écrivait ces vers à un an de sa mort ; il était bien vieux de cœur : il
avait trente-six ans ! Aussi j’aime mieux ceux qu’il adressait à sa sœur huit ans
auparavant, dans les premiers jours de son exil, sur les bords du lac de Genève, qui
lui rappelait le lac paternel. « Je t’ai fait souvenir de ce cher lac qui fut
le nôtre, près de la maison qui désormais ne peut plus être la mienne. Le Léman est
beau ; mais ne crois pas que j’aie perdu le souvenir d’un plus cher rivage. Le temps
peut faire de tristes ruines dans ma mémoire avant que ce lac ou toi vous
disparaissiez de devant mes yeux, quoique, comme toutes les choses que j’ai aimées,
vous soyez ou perdus pour moi ou loin de moi40. »
Ces vers sont touchants, mais non les plus
touchants de la pièce, qui est écrite toute de sentiment. Chose à remarquer à la
gloire de lord Byron, ses poésies domestiques sont parmi les meilleures qu’il ait
composées. L’adieu à sa femme, Fare thee well, est une plainte
déchirante.
C’est comme une protestation du bien contre le mal dans cet esprit à la fois superbe
et sensé, qui se plaignait d’avoir reçu avec la vie quelque chose qui en corrompait le
bienfait, « une destinée ou une volonté hors des droites voies »,
fate or will, that walk’d
astray
. Madame de Staël eût voulu, disait-elle, être lady
Byron pour inspirer de tels vers. Peut-être l’honneur eût-il été payé trop cher ; mais
quelle femme n’eût voulu être cette douce sœur à qui s’adressent les vers sur le lac,
et d’autres où la douceur d’Augusta semble être passée dans l’âme du poëte et y avoir
suspendu tous les combats ?
Le seul souvenir touchant que Byron ait laissé à Newstead est celui d’une dernière
promenade faite dans le petit bois avec cette sœur, quelques jours avant de quitter
l’Angleterre. Ils avaient remarqué, sur le bord d’une allée couverte, deux hêtres
jumeaux ; ils les choisirent comme symbole de leur affection. On put lire longtemps
sur l’écorce de l’un de ces arbres, leurs noms que lord Byron y grava ce jour-là, en
souvenir de cette visite d’adieu. Ces hêtres ont eu la même destinée que le frère et
la sœur. L’un des deux arbres est mort : c’est celui où étaient inscrits leurs noms,
comme si le couteau de lord Byron y eût inoculé un germe de mort prématurée.
Singuliers rapprochements : un peu après cette visite suprême, lord Byron, à la veille
de son départ, disait à Augusta, dans des vers délicieux, les derniers qu’il ait
écrits en Angleterre : « Tu es restée debout, pareille à un arbre aimable
demeuré ferme sur son tronc, et qui, doucement penché, balance ses branches, fidèles
au-dessus d’un tombeau. »
Oui, l’arbre aimable est resté debout ; mais son feuillage amaigri ne suffit plus
pour cacher la nudité de son compagnon.
Le paysage aux alentours de Newstead est charmant. Une pente douce descend à travers
des bois jusqu’au fond du vallon où l’abbaye est bâtie. « Elle est peut-être un
peu bas, dit le poëte ; mais les moines ont trouvé bon d’avoir la colline derrière
eux pour abriter leur dévotion contre le vent41. »
Autrefois le parc de Newstead
nourrissait deux mille six cents têtes de daims ; on y comptait par milliers les beaux
chênes. Aujourd’hui les défrichements ont éclairci les bois et mis des champs à la
place des clairières, des fermes à la place des rendez-vous de chasse. Le bétail
aristocratique a été chassé par le bétail agricole, et, en fait de gibier, il n’y a
guère que des lapins. Ils y sont innombrables ; on en voit sortir de dessous chaque
touffe de fougère ; c’est, dit-on, un des produits du domaine.
La seule chose qui reste de l’église abbatiale, la façade, est citée parmi les plus
belles ruines de l’Angleterre ; mais de la nef, voûte, piliers, murailles, tout a
croulé, tout a disparu. Le pavé de l’église est maintenant une pièce de gazon, et la
voûte, le jour que nous visitâmes le manoir, était un beau ciel pommelé du mois de
juillet. Reste donc seulement ce pan de mur avec une belle fenêtre sans vitraux et le
cintre en ogive qui formaient la porte d’entrée. Au-dessus de la fenêtre sont douze
niches vides, et au-dessus de ces niches, tout près du faîte, une niche plus grande
qui a gardé sa statue : c’est celle de la Vierge, à laquelle l’édifice était consacré.
Elle y est intacte avec son fils dans ses bras bénis. « Épargnée, dit le poëte,
par un hasard, quand tout le reste était dépouillé, elle semblé avoir fait une terre
sainte de tout ce qui est en bas. »
Curieuse réflexion, qu’on ne s’attend
guère à trouver dans Don Juan ! Il est vrai que le poëte en a
quelque embarras. « C’est peut-être, ajoute-t-il, de la superstition ; mais les
plus faibles débris d’un lieu qui fut consacré ont le privilège d’éveiller de
religieuses pensées42. »
Dans la suite de cette description, l’esprit fort ne gêne plus le poëte : il ne
s’agit plus d’un mystère, mais d’un chef-d’œuvre de l’art chrétien, de cette fenêtre,
le joyau de la ruine, « fenêtre puissante, creuse à son centre, d’où ont été
arrachés les vitraux aux mille couleurs, à travers lesquels pénétraient autrefois,
en rayons affaiblis, les célestes gloires, ruisselant de soleil comme des ailes de
séraphin. Aujourd’hui tout est désolé et béant. Le vent passe à travers les
découpures, tantôt élevé, tantôt faible, et souvent le hibou chante son antienne au
lieu où repose la silencieuse compagnie avec ses alleluia éteints
comme une flamme évanouie »
. Ces vers, et toute la description d’où ils sont
tirés, sont plus brillants que touchants. Ce n’est point un souvenir d’enfance qui
inspire au poëte de douces pensées au milieu de cette humeur plus grimaçante que
plaisante, qui déborde dans le Don Juan. Il a eu besoin de Newstead
pour faire une description poétique. Je vois là un morceau d’ornement plutôt qu’un
regard jeté sur les années de sa jeunesse ou un regret donné au manoir de ses
ancêtres, désormais dans la possession d’un autre.
Lisez la strophe qui vient après : il n’est pas dupe de sa description ; il demande
pardon au lecteur de détails « qui, dit-il, le feraient prendre par Apollon
pour un commissaire-priseur »
. Il se souvenait encore de Newstead ; il ne
l’aimait plus. L’avait-il véritablement aimé ? « Qu’il en arrive ce qui pourra,
écrivait-il à sa mère en mars 1809, Newstead et moi nous resterons debout ou nous
tomberons ensemble. J’ai maintenant vécu en ce lieu, j’y ai fixé mon cœur ; aucune
nécessité, présente ni future, ne me forcera de troquer les derniers restes de notre
héritage. Je suis de force à endurer des privations, et, dût-on m’offrir, en échange
de Newstead-Abbey, la première fortune de ce pays, j’en repousserais la proposition.
Mettez votre esprit en paix sur ce point. Je suis un homme d’honneur ; je ne vendrai
pas Newstead. »
Quelques années après, Newstead était vendu.
Entre le manoir et l’héritier collatéral il n’y avait qu’un lien d’orgueil
aristocratique ; aussi est-il moins à blâmer qu’à plaindre de l’avoir rompu, malgré
l’éclat de ses protestations publiques ou domestiques. Après tout, le manoir échu au
neveu à défaut du fils n’est pas la maison paternelle. Lord Byron n’était pas né à
Newstead. Il avait dix ans quand il y vint pour la première fois ; déjà la poésie
fermentait dans sa jeune tête, et bien des pensées impétueuses se jetaient entre les
objets et lui. Il ne vit jamais Newstead tel qu’il était. Les images qu’il en a
données sont formées moitié de souvenirs, moitié d’une sorte d’idéal classique.
L’amour pour la maison paternelle est plus humble, mais plus puissant. Les petits pas
de l’enfant en ont mesuré toute l’étendue, ses mains en ont touché tous les meubles ;
ses yeux, égarés dans l’horizon des grandes promenades, n’ont bien connu que l’horizon
de l’enclos et des bâtiments. L’oiseau a reçu l’empreinte du nid. En y revenant homme
fait, il est surpris de reconnaître jusqu’aux rides des boiseries, jusqu’aux lézardes
des murailles. Il verra, dans le cours de sa vie, mille choses plus belles ; le
souvenir de ces choses s’altérera ou s’effacera : la maison paternelle restera seule
intacte parmi les ruines de sa mémoire. Lord Byron entrait à Newstead en héritier
dépaysé dans son propre manoir. Il prenait possession d’un majorat ; il n’était pas
l’enfant de la maison, il en était le seigneur.
Le jour où il quitta Newstead pour le collège d’Harrow, à qui fit-il ses adieux ? Aux
ombres des héros ses ancêtres : « Ombres des héros, votre descendant, quittant
la demeure de ses ancêtres, vous dit adieu ! »
Il voit des ombres à
Newstead ; c’est pour cela que la description qu’il en fait est vague et n’est point
touchante. Il vendit Newstead pour payer ses dettes ; les souvenirs de l’adolescent
qui venait y passer ses vacances, du jeune homme qui y cacha ses premières passions,
ne le protégèrent pas contre les besoins d’argent de l’homme fait.
Comme il s’était accoutumé à n’avoir plus Newstead, il s’accoutuma à n’avoir plus de
patrie. Tout enfant, ses lectures favorites avaient été des récits de voyages. Son
imagination l’avait presque détaché de son pays, avant qu’il fut forcé d’embrasser
l’exil comme une délivrance. La patrie de lord Byron, c’est celle des Conrad, des
Lara, des Manfred ; c’est partout où le génie de l’individu est plus fort que la
société, où la nature est plus forte que l’homme : l’Orient, les Alpes, la mer, la mer
surtout, d’où lui étaient venues les premières impressions de grandeur et de
puissance43, la première voix par laquelle la nature avait parlé à
l’enfant de génie. Après l’amour humain, celui qu’il a le mieux senti et le mieux
exprimé, c’est l’amour pour la mer. « Et je t’ai aimé, Océan ! et les plus
vives joies de ma jeunesse étaient de me sentir poussé à l’aventure, comme une des
bulles qui se forment sur ton sein ? Enfant, je faisais mes délices de me jouer avec
tes brisants, et si le temps, venant à fraîchir, les rendait menaçants, cette
crainte même avait du charme pour moi ; car j’étais comme un de tes enfants, et,
près ou loin du rivage, je me confiais à tes flots, et je passais ma main sur ta
crinière, comme je fais en ce moment44. »
Enthousiasme, sentiment, poésie, rien ne manque à cette stance sublime et charmante,
et rien ne sent moins le cabinet que cet amour dont les souvenirs se confondent avec
les sensations présentes. Amour deux fois vrai ; car ce que le poëte se rappelle avoir
senti, il veut le sentir encore au moment où il s’en souvient !
Bien des hommes font des serments comme celui de lord Byron pour Newstead, à l’âge où
ils ne connaissent pas encore les passions et les besoins qui les en délieront. Les
poëtes y sont peut-être plus sujets ; ils le font du moins avec plus d’éclat et de
confidents. Il en fut de la déclaration du poëte de vivre et de mourir à Newstead
comme de sa résolution de ne se faire jamais payer ses ouvrages. À vingt ans, dans sa
satire contre les poëtes et les critiques écossais, il s’écriait : « Que
ceux-là quittent le sacré nom de poëtes, qui torturent leur cerveau pour le gain,
non pour la gloire ! »
Et tout d’abord il refusait quatre cents guinées
d’une seconde édition de sa satire. Plus tard, il abandonnait à un ami le prix de ses
premiers manuscrits. Enfin, attaqué directement par son éditeur, qui lui envoie un
billet de mille guinées pour le Siège de Corinthe et Parisina, il lui retourne le billet, disant « qu’il ne peut pas, qu’il
ne veut pas l’accepter »
. Et il ajoute : « Ce n’est pas dédain pour
l’idole universelle, ni surabondance actuelle de ses trésors ; mais ce qui est droit
est droit, et ne doit pas céder aux circonstances. »
L’éditeur insiste,
renvoie les mille guinées, et Byron les garde. Il en accepta successivement vingt-deux
mille autres ; enfin l’éditeur, qu’il trouvait trop généreux, finit par lui paraître
serré.
« Pour Oxford et pour Waldegrave, dit-il dans une petite pièce épigrammatique, tu
donnes beaucoup plus que tu ne m’as donné ; ce n’est pas agir honnêtement, mon
Murray.
« Car, comme dit le proverbe : mieux vaut un chien en vie qu’un lion mort. Mieux
vaut un lord vivant que deux lords décédés, mon Murray.
« Et si, comme l’opinion en court, la poésie s’est mieux vendue que la prose,
certes je devrais avoir reçu plus qu’eux, mon Murray. »
Et dans une lettre au même : « Vous donnerez à mon homme de confiance toutes
vos raisons marchandes : — saison lourde, public tiède ; — milord écrit trop, sa
popularité décline ; — déduction à faire pour le change, — pertes faites avec
milord, — édition contrefaite ; — , sévérité de la critique et autres points et
sujets de discours dont je lui laisse la réponse à lui qui est
orateur. »
La lettre qui refuse les premières offres et la lettre qui craint que les dernières
ne soient trop modiques ont été écrites a cinq ans d’intervalle. Voilà le danger de
commencer par l’idéal ; on finit par les plus prosaïques des réalités. Disons
cependant qu’au fond des deux conduites il y avait de la générosité : c’est pour
lui-même que Byron commence par refuser de l’argent ; c’est pour les autres qu’il
finit par en demander. Les dernières guinées qu’il tirait ainsi de l’éditeur Murray
servaient à équiper des Souliotes pour la défense de la Grèce, et à envoyer des
bandages et de l’argent aux blessés de Missolonghi.
Je ne pouvais guère visiter Newstead sans être tenté, de relire lord Byron. Depuis
l’époque de sa première vogue45, d’autres études
m’avaient fort éloigné de lui. Ce n’est pas d’ailleurs un de ces compagnons avec
lesquels on passe sa vie, le livre familier où l’on va chercher le soulagement des
maladies de l’âme. Résidant tout près de Newstead, dans la partie de l’Angleterre où
l’on s’occupe le plus de lord Byron, l’esprit et le cœur remués par ce qu’il y a de
bizarre et de mélancolique dans les souvenirs qu’il y a laissés, c’était l’occasion ou
jamais de rouvrir ses poésies négligées. Il me semblait qu’après le pèlerinage à la
maison du poëte, j’en devais un autre à ses vers, contre lesquels m’avait prévenu
l’admiration d’autres modèles, et je me persuadais qu’en voulant être juste j’en
serais payé par des plaisirs inattendus.
Une autre disposition d’esprit me portait à relire lord Byron. Les ruines que le
doute avait faites dans son esprit, nourri de dégoûts prématurés, les derniers
événements les ont faites dans la société où nous vivons. Nous avons vu tout à coup de
grands principes vaincus, les croyances des sages renversées et moquées, leurs
prodigieux efforts perdus, la vérité impuissante, les faux besoins prévalant sur les
vrais, l’avenir suspendu entre des institutions auxquelles personne ne croit, et le
hasard des supériorités individuelles. Oserai-je dire que, dans cette première
défaillance qui suit les grandes pertes, et j’entends par là celles de la fortune
morale, je me suis senti attiré vers ces cruels génies qui commencent et finissent par
le doute, et qui, dans la férocité de leur mépris pour les sociétés humaines, en
viennent à n’aimer que la nature extérieure et l’indépendance de la vie sauvage ?
C’est ainsi qu’avant d’avoir vu Newstead j’inclinais vers lord Byron, et que je
pensais à aller apprendre de lui quelles tristes joies l’esprit peut tirer de ses
découragements, et quel plaisir on peut prendre à vivre au milieu des ruines.
Le nouveau ou l’ancien redevenu nouveau, voilà la première cause de la fortune des
livres. Ce ne fut pas le moindre des attraits de lord Byron. Il est vrai que le
nouveau, dans ses poésies, c’était la poésie elle-même. Depuis Pope et Dryden,
l’Angleterre avait eu plus d’un habile écrivain en vers, elle n’avait pas eu un grand
poëte. L’histoire de la poésie anglaise offre une succession de poëmes descriptifs ou
didactiques qui s’adressent uniquement à la raison, à la haute quelquefois, plus
souvent à la raison de ménage. La sensibilité y est plutôt un ton à la mode que
l’accent d’un cœur sérieusement remué par la tristesse des choses humaines. Ces poëtes
considéraient comme poétique tout ce qui est naturel, et comme naturel tout ce qui
passait pour l’être de leur temps. Leurs descriptions, faites sur un patron convenu
plutôt que d’original, ne représentent qu’une nature de cabinet. Le rustique y sent
plus l’huile que l’odeur des champs. Depuis la Forêt de Windsor de
Pope, tout ruisseau avait sa naïade et tout arbre son hamadryade, et, entre autres
impressions de froid que vous causent ces poésies, on grelotte pour ces pauvres
nymphes transplantées de la Grèce, — où, par leur privilège de déesses comme par
hygiène, elles pouvaient rester nues, — dans les humides forêts d’un pays qui a
inventé les vêtements imperméables.
On ne serait pas bien loin de la vérité en disant que les successeurs de Pope et de
Dryden ne firent que réfléchir le dix-huitième siècle français, soit dans son idéal de
l’homme selon la philosophie, soit dans ses utopies de l’homme selon la nature. Les
poëmes de Voltaire et les romans de Jean-Jacques Rousseau ont passé par là. Vers la
fin du siècle, un effort généreux fit sortir Crabbe des lieux communs de l’humanité
abstraite et de la description classique. Il toucha aux conditions sociales ; il
peignit l’homme sous les haillons du pauvre, et la cabane, non celle qui fait point de
vue dans un parc aristocratique, mais celle où la misère engendre des passions et des
douleurs inconnues46. Je ne m’étonne pas que lord Byron l’ait eu en grande estime47 : avec plus d’invention, il eût été lord Byron ; il
en fut du moins l’énergique précurseur.
Après lui, et à l’époque où lord Byron écrivait ses premiers vers, d’agréables poëtes
ramenaient l’art dans l’innocente voie du jeu d’esprit. Wordsworth, Thomas Moore,
Coleridge, Walter Scott, Southey même, le Cotin de lord Byron, trouvaient, entre
l’homme abstrait de l’école de Pope et l’homme caractérisé par sa condition, tel que
Crabbe l’a peint, l’homme romanesque des légendes et des ballades. Ils rendaient la
langue poétique plus précieuse, ou, comme Southey, plus bizarre, sans la renouveler.
Cependant ils n’étaient indignes ni du dépit jaloux avec lequel lord Byron les attaqua
dans son amère satire des Bardes et des Critiques écossais, ni
surtout de la réparation qu’il leur fit dans la suite. La douceur de Wordsworth, dans
une telle langue, est un don supérieur ; Rogers a par moments élevé l’élégance jusqu’à
la poésie ; les romans en vers de Walter Scott seraient beaucoup plus estimés, si ses
romans en prose étaient moins aimés.
Voilà de quelle poésie s’amusaient des insulaires qui craignaient une descente de
l’étranger dans leur pays, des marchands menacés du blocus ou occupés de prises, une
aristocratie qui délibérait aux Communes ou se battait sur le continent. Ce travail
ingénieux contentait des imaginations absorbées et comme épuisées par le spectacle de
la lutte entre la France et l’Angleterre, et qui demandaient aux poëtes des
distractions plutôt que des émotions.
Grande fut la surprise de cette société, lorsqu’en janvier 1812 les deux premiers
chants de Childe-Harold lui révélèrent un grand poëte. C’en fut
assez pour faire diversion aux rumeurs qui circulaient déjà sur la campagne de 1812.
L’Angleterre, à la veille de faire un suprême effort pour soulever contre Napoléon
tout le poids de la Russie, se tourna tout entière du côté de ce dédaigneux jeune
homme, qui, dans des vers insolents et charmants, se raillait de tout ce qu’elle
aimait. Les esprits étaient à la fois provoqués par ces mépris superbes de tout ce
qu’ils tenaient pour maxime nationale, et séduits par le charme de tant de force parmi
tant d’éclat, de tant de profondeur dans un penseur si jeune, par cette liberté de
tout dire qui les soulageait, sans qu’il y parût, de la contrainte des mœurs
sociales.
À ne voir que le côté littéraire de Childe-Harold, quel plaisir de
nouveauté ce dut être pour les Anglais, que la guerre claquemurait dans leur île, de
voyager, à la suite de lord Byron, en Espagne, où l’Angleterre usait la fortune de
Napoléon sans le battre, et dans cet Orient, jusqu’alors un lieu commun de poésie
classique ! Aujourd’hui l’Orient lui-même, son soleil, ses parfums, ses perles, les
beaux yeux noirs derrière le voile, l’amour mystérieux sous la pointe de l’yatagan,
sont devenus un lieu commun ; mais en ce temps-là combien cette Asie de Mahomet,
combien cette Grèce d’Ali-Pacha, devaient paraître belles, comparées à l’Asie et à la
Grèce apprises dans l’Homère traduit par Pope ! Combien des descriptions faites sans
modèles, ou des modèles minutieusement copiés, durent rehausser le prix des chaudes
peintures de lord Byron ! Il renouvelait la description en en chassant les
abstractions et le détail d’inventaire, et en y faisant rentrer le sentiment.
Cependant la description, dans Childe-Harold, n’était qu’un cadre,
et, quoique tout y fût nouveau, il s’en fallait que tout fût de bon aloi. C’est
d’ordinaire dans le cadre que l’auteur fait la plus grande part au tour d’esprit de
son temps et au désir d’attirer les yeux sur lui-même ; aussi ne cherchez pas les
défauts ailleurs : s’il y a de l’affectation, vous la trouverez là. Mais dans le cadre
de Childe-Harold il y avait un tableau, le plus original et le plus
intéressant de tous les tableaux, un esprit indépendant, dans un pays où tout le monde
est assujetti à une règle, un penseur émancipé dans la nation qui se gêne le plus, un
homme parlant de soi et ne se taisant guère sur les autres dans une société où l’on ne
parle jamais ni de soi ni d’autrui.
C’est par le cadre que lord Byron avait attiré les passants ; c’est par le tableau
qu’il attira et fixa les esprits sérieux. Cependant on parla beaucoup du cadre et peu
du tableau ; car, par la raison qu’on ne parle pas de soi en Angleterre, personne ne
s’y avisait de prononcer sur ces poésies un blâme ou un éloge qui pût être un aveu de
son propre fonds.
Le peuple anglais est le peuple le plus libre du monde ; mais la société anglaise est
celle où l’on se contraint le plus. Entrez dans un meeting, la
censure, la calomnie même, s’y donnent carrière sous le manteau de la politique. Si
l’on y garde quelque mesure, ce n’est pas que le droit y soit limité ou qu’on ait à
craindre une peine quelconque ; c’est que, sur ce point, comme sur tous les autres,
les mœurs tempèrent la liberté. Vous serez à la fois effrayé de ce qu’on y dit et
étonné qu’on n’en dise pas davantage. Comment la nation est-elle si modérée là où
l’individu peut impunément être si violent ? C’est que la contrainte sociale y fait
contre-poids à la liberté politique.
Il s’en faut que nous soyons un peuple aussi libre que le peuple anglais, et à qui la
faute ? Il s’en faut tout autant que la société anglaise soit une société aussi
agréable que la nôtre. Sur ce point, notre avantage n’est pas médiocre. Nous ne
goûtons pas moins que nos voisins la vie de famille ; mais ils ne connaissent pas
comme nous les douceurs de la vie de société. Nous ne nous barricadons pas chez nous ;
la maison appelle la compagnie ; la plus grande pièce n’est pas celle où se tient la
famille, c’est celle où l’on reçoit les amis, c’est le salon, pour lequel bien des
gens se logent mal. Là nous causons fort librement, même des sujets défendus ; là les
esprits se mêlent, se polissent, font jaillir les mots heureux ; là chacun paye de sa
personne, parle de soi, parle des autres, qui le lui rendent : aimable privilège de la
France, et qui nous fait faire beaucoup de fautes, peut-être parce qu’il nous en
console.
Je ne dis que ce que tout le monde sait. Nous sommes les premiers par la
conversation, parce que nous sommes la société la plus libre du monde, et, si notre
conversation est si excellente, c’est qu’on y parle beaucoup des autres et de soi.
Pour peu que, dans nos discours sur les autres, l’indulgence tempère la malice, et
que, dans ce qu’on dit de soi, la candeur corrige la bonne opinion, il n’y a rien
au-dessus de cette conversation-là. C’est la seule originale. On ne cause pas sur le
gouvernement, sur la religion, même sur les lettres ; on décide, on tranche. Il se
fait sur ces sujets de brillants monologues, il n’y a pas de conversation. Et puis la
langue du jour y a trop de part c’est plus ou moins un discours de tribune ou un
article de journal. On n’est original qu’en parlant des autres ou de soi. Il n’y a pas
de matière où ce que nous disons ne vienne plus de nous, et pour peu qu’on ait
d’esprit, c’est là qu’on en a. Voyez le même soir, dans la même compagnie, le
contraste des discours sur les affaires publiques et des conversations sur les gens.
La langue des premiers semble avoir été ramassée dans tout ce qui s’entend et ce qui
se lit chaque jour ; mais ce qu’on dit des gens a toutes les grâces de la charmante
langue française, telle que l’invente à chaque instant tout homme d’esprit qui sent et
s’exprime vivement.
L’Angleterre n’a pas de conversation, parce qu’on n’y parle, ni des autres ni de soi.
Y parle-t-on du moins de la politique, de la religion, des choses de l’esprit ? Guère
plus. Sur la politique, on est fort réservé ; la raison, c’est qu’on ne parle que de
ce qu’on sait, et qu’on ne croit pas savoir la politique. Sur la religion, entre
dissidents, on ne dispute pas, oh évite le sujet ; entre conformistes, on s’entend, et
tout est bientôt dit. Quant aux choses de l’esprit, comment en parlerait-on sans
parler des autres ou tout au moins de soi ? Il faudrait dire son goût, et dire son
goût, c’est s’ouvrir.
Mais quoi ! si l’on ne parle ni du gouvernement, ni de la religion, ni des choses de
l’esprit, ni des personnes, ni de soi-même, de quoi parle-t-on donc ? Des environs,
des alentours de tout cela. On parle de tout ce qui n’engage pas la conscience et ne
découvre pas le fond, par exemple du pique-nique, de la visite à la ruine, ou bien du
prédicateur à la mode, ou bien du procès criminel qui remplit les colonnes des
journaux, et de la pluie donc ! le climat en renouvelle à chaque instant le sujet, et
du beau temps quand on le peut. Les chasseurs de renard et les country
gentlemen s’entretiennent de chevaux, de chasse et d’élections ; c’est leur
conversation d’avant le déluge. Les dissidents se demandent s’ils ont assisté à tel
Bible meeting, lu le livre de la Paix parfaite,
entendu tel sermon ; combien ont donné les troncs, soit pour la conversion des Juifs,
soit pour la fondation d’une école dans une des îles de l’océan Pacifique. Chaque
question reçoit une réponse catégorique, et ce qu’on appelle en Angleterre se renvoyer
la balle de la conversation consiste en une sorte de catéchisme par demandes et par
réponses.
La conversation est générale, facile ; chacun y fait sa partie, et personne ne manque
la note ; mais le concert est un peu fade. On y rit, et souvent ; est-ce d’une
plaisanterie ? est-ce de quelque pointe de gaieté échappée à un imprudent qui
s’émancipe ? Non. Le rire est une forme d’adhésion à ce que disent les gens. On est
d’abord surpris de cette facilité de parole propre à toutes les personnes sans
exception, et de ce rire si fréquent chez une nation si sérieuse ; mais bientôt tout
s’éclaircit. Cette facilité est celle de gens qui répètent un formulaire ; ce rire
n’est que l’approbation la plus obligeante et qui engage le moins.
Dans la société anglaise, on se fréquente, on ne se lie pas ; on parle, on ne cause
point. C’est commode pour les gens qui n’ont pas de moi ; mais n’en
coûte-t-il pas beaucoup aux esprits distingués ? Ils se gardent pourtant de troubler
le concert. Ils étouffent leur originalité pour ressembler à tout le monde. S’il en
est qui éclatent, qui véritablement parlent pour dire ce qui se passe en eux, chez
nous, ce seraient des gens d’esprit ; en Angleterre, ils sont affichés : voilà les excentriques.
En effet, l’esprit est tout près d’y être une bizarrerie. En France, on aime tant
l’esprit, que tout le monde y aide les gens d’esprit sont fort goûtés, c’est tout
simple ; dans les louanges que nous leurs donnons, nous croyons prélever notre part.
En Angleterre, l’esprit ressemble, plus à une licence que prend l’individu ; c’est de
l’audace, de l’entreprise ; tout le monde en a peur. Aussi n’ont-ils pas de mot dans
leur langue pour exprimer un homme d’esprit, ou, s’ils en ont un, ils ne s’en servent
pas. L’esprit lui-même s’y appelle l’humeur, humour, qui est
proprement le caprice, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus singulier chez les gens et ce
qui appartiendrait à l’âme sensitive des philosophes anciens, si nous reconnaissions
cette âme-là.
Il est vrai que, comme on ne parle de soi ni d’autrui dans la société anglaise, on
n’y connaît point la vanité et presque point la médisance. Je n’ai jamais vu pour mon
compte un Anglais avantageux, je n’en ai jamais ouï de médisant. Il ne faut pas s’y
fier pourtant. Ils savent tout aussi bien que nous par où ils valent mieux que les
autres, et par où les autres leur donnent prise ; mais ils jouissent tout seuls de
leur mérite, sachant bien qu’on ne trouve personne à qui faire partager ce plaisir-là,
et, s’ils ne disent pas de mal d’autrui, ce n’est pas faute d’en penser. Tout cela se
passe au fond d’eux, et il n’en paraît rien.
J’admire les beaux côtés de cette double discrétion ;, mais enfin la vanité et même
la médisance n’ont-elles pas du bon ? Un homme d’esprit qui parle de lui en dit trop ;
mais ce trop, nous nous chargeons de le retrancher ; le reste est charmant : c’est
l’homme lui-même. S’il parle des autres, nous ôtons le mal qu’il y voit par trop de
complaisance pour lui-même ou par prévention ; dans le reste, nous trouvons soit des
nuances délicates, soit un sujet d’utiles retours sur nous-mêmes. Par malheur, on ne
peut pas donner aux gens d’esprit le droit de parler d’eux et des autres sans le
donner aux sots, et les sots nous font payer cher le plaisir que nous avons à entendre
les gens d’esprit. C’est justice d’ailleurs, ce plaisir n’étant pas toujours
irréprochable.
La religion favorise singulièrement la réserve de la société anglaise. Les
prédicateurs qui sont fort suivis parlent beaucoup du dogme, des différentes
interprétations des livres saints, de la justification par la foi : du monde,
c’est-à-dire de nous-mêmes et des autres, peu ou point. Il est vrai que cette
discrétion est d’orthodoxie. L’Église protestante suppose que nous nous connaissons
assez, et qu’il suffit d’avoir la foi pour savoir toute la morale. Notre Église à nous
croit que nous nous ignorons, ou que nous nous connaissons fort mal ; elle nous force
à regarder dans nos obscurités, elle nous démêle, elle aide les esprits lourds à se
voir, elle ne permet pas aux pénétrants de se dérober à leur conscience. La foi
commande, la morale persuade ; ce fut là le grand caractère de la prédication
catholique chez nos sermonnaires du dix-septième siècle, lesquels sont nos plus
profonds moralistes.
Le protestantisme lui-même n’a pas toujours dédaigné l’alliance de la théologie et de
la morale, témoin Jeremy Taylor48, si semblable à notre Charron quand il
met le bon sens de l’antiquité au service des idées chrétiennes, à notre François de
Sales par les images familières dont il émaille les sévérités du dogme ; mais le
caractère actuel de la prédication en Angleterre est exclusivement théologique. Je
n’ai pas à dire pourquoi je lui préfère la méthode catholique ; je dois seulement
remarquer par quelle convenance singulière la religion vient fortifier dans les cieux
pays la qualité dominante de chacun. En Angleterre, pays d’intelligence politique,
elle se présente sous la forme du dogme, c’est-à-dire de la loi dans son expression la
plus absolue ; en France, le pays sociable par excellence, c’est à l’esprit de
sociabilité qu’elle vient en aide, sous la forme de la plus parfaite morale
sociale.
Il suffit de quelque séjour en Angleterre et d’un médiocre usage de la langue pour
reconnaître que la conversation courante n’y est guère qu’un formulaire. Ce qui est
vrai de l’écriture des Anglais est vrai de leurs discours ; on dirait que c’est la
race, et non l’individu, qui tient la plume et qui parle. De là, dans l’écriture
anglaise, une certaine beauté régulière, uniforme, mais noble, qui montre combien est
profonde l’empreinte de la discipline chez ce peuple libre. De là aussi, dans la
conversation, à défaut des grâces du langage individuel, cette précision et cette
hardiesse qui sont les qualités de la race, et qui feraient prendre pour un homme
distingué le premier Anglais qu’on entend parler. Dans cette uniformité expressive,
s’il est difficile de distinguer ce que nous appelons les gens d’esprit, il l’est
encore plus de reconnaître des sots. Enfin cette langue est celle du génie de la
nation ; elle a de grands traits, il lui manque de la physionomie.
C’est encore un de nos avantages sur l’Angleterre. Notre langue a, comme la sienne,
un cachet national, la clarté, et elle a, de plus, autant de physionomies qu’il y a de
gens d’esprit qui la parlent. Les Anglais éclairés le reconnaissent, et le cas
médiocre que certains d’entre eux paraissent faire de notre supériorité sur ce point
n’en rend l’aveu que plus précieux. Ce qu’on envie le plus aux gens est souvent ce
qu’on affecte d’estimer le moins.
On devine la cause de ce manque de diversité dans la langue de la conversation en
Angleterre. Là où l’on ne parle ni de soi des autres, et où l’âme ne vient pas sur les
lèvres, je ne m’étonne pas que la langue n’ait pas de physionomie.
Cette discrétion de la société anglaise, quoiqu’à beaucoup de calcul
il s’y mêle une disposition naturelle, ne doit pas laisser de lui coûter. Le sacrifice
n’est pas petit de ne jamais parler de soi. Quant à se faire sur autrui, ce n’est
guère plus aisé ; car c’est le même principe qui nous fait parler des autres et de
nous. Il doit donc y avoir beaucoup de gêne dans une société où l’on s’interdit l’une
et l’autre chose, et c’est en cela surtout que la pratique du self-denial est méritoire. Certaines gens se permettront même de qualifier
cette retenue d’hypocrisie, et d’autres n’y verront que l’extrême raffinement de la
vanité. Quelque chose qu’on en pense, vertu ou travers, ce n’en est pas moins un
travail, travail allégé chez les uns par la médiocrité d’esprit et l’habitude, aggravé
chez les autres par plus de choses à dire.
Il n’y a qu’à regarder un salon anglais pour voir qu’on ne s’y divertit point, et que
plus d’un des assistants en est convaincu. Eh bien, jetez au milieu de cette société
gênée, froide, où l’on se cache de tout le monde et de soi-même, au milieu de ces
esprits volontairement effacés, que dis-je ? de ces ombres, un homme qui vient leur
faire des confessions brutales sur lui-même et sur eux, qui dit le bien et le mal, le
bien sans enthousiasme, le mal sans voiles, qui prend de force pour confidents,
résistant et presque honteux, ces gens qui ne veulent rien savoir des autres pour
qu’on ne s’informe pas d’eux ; jetez au milieu de ce salon, où l’on s’amuse si peu,
quoiqu’on y rie beaucoup, un livre puissant, provoquant, par lequel les assistants
sont révélés à eux-mêmes et dénoncés les uns aux autres, quel effet ! C’est cet effet,
c’est ce scandale que produisirent les premières confessions de Childe-Harold. Les
héros des poëmes qui vinrent après complétèrent ses confidences. Lord Byron faisait
monter de subites rougeurs à plus d’un front que n’avaient jamais troublé que des
émotions permises ; il suscitait des doutes au sein de cet acquiescement d’habitude ou
de calcul à tous les principes de la société établie ; il soulageait les esprits de
cette retenue consentie dans l’intérêt de la conservation sociale, et des sacrifices
que l’homme fait en Angleterre à l’animal politique.
Dans ce temps-là, beaucoup de choses étaient tenues pour des vérités hors de
contestation parmi les compatriotes de lord Byron, par exemple, les victoires des
Anglais sur Napoléon, la bravoure de leurs alliés de la Péninsule. Byron, trop Anglais
pour nier les victoires, niait la gloire militaire, niait l’héroïsme et se moquait des
braves alliés. Il s’attaquait aussi à des vérités moins douteuses que les victoires de
l’Angleterre, et, entre autres, à l’immortalité de l’âme. Malgré cela, ou plutôt à
cause de cela, il plaisait. Plaire est un mot trop faible : il remuait, il mettait
hors de lui le flegme anglais. Le plaisir des individus était en proportion de
l’offense faite aux mœurs publiques.
Pour ceux qui étaient tout bas de son avis, les libres penseurs, free
thinkers, ce plaisir était une sorte de délivrance. Ils savouraient cette
hauteur de mépris pour les choses les plus respectées, cette haine de tous les jougs,
et, avec les sauvages douceurs de l’indépendance, ses tristesses et ses
découragements. Le spleen anglais se reconnaissait à cette maladie
de la plénitude qui travaille Childe-Harold, à ce cœur que la sensualité a endurci, à
cet égal dégoût des affaires et des plaisirs, à cette dégradation que traverse de
temps en temps un remords, et qui d’ailleurs est moins l’effet de la perversité du
cœur que d’un violent désappointement des choses humaines.
Pour ceux, au contraire, qu’effarouchait tant d’audace, le plaisir, moins avoué,
n’était pas moins grand. On peut avoir assez de vertu pour accepter, par la
considération du bien public, toutes les barrières, toutes les hiérarchies, toutes les
gênes de la société anglaise ; mais était-il une vertu capable de résister à la
tentation de s’en affranchir un moment, sous prétexte de lire des poésies nouvelles ?
On tâtait ainsi de la liberté de penser sous la responsabilité d’un autre ; on osait
s’occuper d’autrui, se parler de soi ; ce dont on se privait dans la conversation, la
lecture en donnait le plaisir sans le scandale. D’ailleurs, une infraction à la règle
raffermit quelquefois l’amour de la règle, et qu’était-ce que cette infraction ? Un
coup d’œil sur un livre, un nuage de doute qui passe, une nudité qu’on a vue malgré
soi. Libérateur pour quelques-uns, tentateur pour le plus grand nombre, Byron était
admiré de tous. Le petit nombre même que l’âpreté d’une opinion militante, une
position en vue, une foi plus à l’épreuve, irritaient contre les séductions du
penseur, se laissait gagner à celle du poëte. Chacun faisait une secrète et étrange
amitié avec lord Byron.
Est-ce à dire qu’on ‘parlât beaucoup de lui dans les compagnies ? Du libre penseur,
personne ; mais on louait le poëte, comme on loue toutes choses en Angleterre, par des
généralités, et tout le monde
secundum
formulam
. Un témoin de cette grande popularité de lord Byron me
donnait cet échantillon de ce qu’on en disait : — Avez-vous lu le nouveau poëme ? Very beautiful ! disait l’interlocuteur avec une interjection
étouffée. C’était tout. Les beaux esprits citaient un passage, le plus innocent, une
description, jamais une pensée ni une peinture morale, de peur que l’éloge ou la
critique ne les découvrît. Les plaisants nommaient les ouvrages scabreux devant les
dames pour voir si quelque rougeur ne trahirait pas sur un beau visage une lecture
interdite. L’Angleterre goûtait au fruit défendu, mais elle ne voulait ni se l’avouer
ni qu’on le lui dît.
Ce fut la cause la plus générale du succès de lord Byron. Il réussit en outre auprès
des femmes par une cause particulière et romanesque. Elles s’éprirent secrètement de
ses héros, ou plutôt du caractère unique qu’il a donné à tous, de ce mélange du bien
élevé jusqu’à l’héroïsme, et du mal poussé jusqu’au crime. Seulement le bien est à
l’honneur du personnage, et le mal à la charge de la société, qui n’a pas su lui faire
assez de place ni lui donner assez d’air. C’est par sa volonté qu’il est grand ; c’est
par les circonstances qu’il devient criminel : type séduisant et qui plaît aux femmes
de tous les pays, sans doute par notre faute à nous, qui ne leur donnons à voir qu’un
mélange bourgeois de petites qualités et de grands défauts.
À l’attrait singulier de ce contraste, le personnage favori joignait la première des
grâces de l’homme aux yeux des femmes, son plus beau titre, dit-on, auprès du sexe
anglais, la fidélité. Tous les héros de lord Byron sont fidèles. Le Giaour, Sélim,
dans la Fiancée d’Abydos ; Conrad, dans le Corsaire et dans le roman où il reparaît sous le nom de Lara ; Hugo, dans Parisina, sont des types de la fidélité dans l’amour49. L’aîné de ces enfants
du poëte, Childe-Harold, qui, dès la jeunesse, est dégoûté de tout et même de lui, qui
voyage pour se fuir, et qui semble en vouloir à tout le monde de sa satiété, garde
pourtant au fond du cœur, comme un dernier reste de vertu, le souvenir d’un amour
unique. « Il n’avait soupiré que pour trop de femmes ; mais il n’en avait aimé
qu’une50 ! »
Enfin, il n’est pas jusqu’à don Juan qui, dans ses
nombreuses amours, ne soit fidèle à sa manière. Très différent de son prototype, il
n’aime qu’une femme à la fois, et s’il la quitte, c’est par nécessité et non par
caprice. Il pousse la fidélité au souvenir d’Haïdée jusqu’à refuser les faveurs d’une
belle sultane. Il est vrai qu’il succombera plus tard aux tentations dont le poursuit
à plaisir le poëte, mais il a toujours l’air d’un amant de la façon du Giaour et de
Conrad, qui subit plus qu’il ne cherche les bonnes fortunes de don Juan.
Par toutes les opinions que lord Byron prête à ses héros, par ce mépris qu’ils
affichent pour les habitudes et pour les devoirs de la vie sociale, par ce parti pris
de persuader au monde qu’il n’y a d’héroïsme qu’au prix de vices , ni
de grandes vertus que dans ceux qui méprisent les petites, il n’est que trop vrai
qu’il offensait grièvement les mœurs de son pays ; mais il leur faisait la plus
sensible de toutes les caresses en donnant à ses personnages le mérite de la fidélité
dans l’amour. En Angleterre, quoiqu’il ne faille pas s’y trop fier aux apparences, on
ne connaît pas, à proprement parler, la galanterie. L’idée de la fidélité dans l’amour
est une tradition, ou, si l’on veut, une illusion nationale. Pour lord Byron,
peut-être a-t-il voulu qu’on l’en crût capable ;, peut-être, au fond de son cœur, en
a-t-il sincèrement adoré l’idéal. L’amour unique, la fidélité à cet amour, n’est-ce
donc pas plutôt une rareté qu’une chimère ? Que ceux qui ont aimé disent si l’on aime
deux fois. Il y a plus d’un lien ; il n’y a qu’un amour. Pareils à Lara, ce que nous
cherchons dans un autre amour, ce sont les premières et ineffables émotions de l’amour
unique ; en regardant la tendre et dévouée Kaled, nous nous souvenons de Médora.
Ainsi, par l’effet d’une double séduction, quand lord Byron se raillait des opinions
et des croyances de son pays, il le scandalisait, mais en le soulageant ; et, quand il
idéalisait la fidélité dans l’amour, il le flattait dans une de ses prétentions les
plus chères, la prétention d’être la patrie de l’amour unique.
Le privilège des caractères romanesques créés par le génie, c’est d’être aimés par
tout ce que l’auteur a de lectrices. Au dix-huitième siècle, toutes les jeunes filles
à qui on laissait lire la Nouvelle Héloïse voulaient avoir
Saint-Preux pour précepteur ; toutes les femmes regrettaient de n’avoir pas eu
l’occasion d’aimer comme Julie, en se conduisant mieux. À Saint-Preux a succédé
Werther, et combien de femmes qui ont envié à Charlotte le triste bonheur d’être
aimées d’un homme capable de se tuer par amour ! Après Werther, ç’a été le tour de
René de susciter dans toute l’étendue de l’empire français des Amélies éprises de son
chagrin dédaigneux, de sa satiété avant d’avoir joui, de son mélancolique amour pour
les ruines. Que de cœurs en Angleterre, de 1810 à 1821, n’ont pas fait secrètement
leur choix entre
Childe-Harold, Conrad, Sélim, Hugo et peut-être don Juan ! Que de douces colombes qui
ont rêvé de s’abriter sous la serre de ces tiers oiseaux de proie ! Le fiancé qu’on
aimait était capable de leur courage, de leur mépris pour le danger, de leur fidélité
à l’amour unique, et certainement il n’avait aucun de leurs vices. Cela même a dû
servir plus d’un fiancé, sauf à nuire à plus d’un mari.
Quand l’auteur de ces créations est vivant, qu’il est jeune et noble ; quand il y a
plus que de l’apparence qu’il s’est peint lui-même dans ses personnages, c’est à lui
que s’adresseront tous ces soupirs. Lord Byron en est un exemple éclatant. Je ne sais
s’il est un poëte pour qui plus de cœurs de femmes aient battu en secret. Vainement se
défendait-il dans ses préfaces de toute ressemblance avec ses héros : cette précaution
y faisait croire davantage ; car à quoi bon un avis au public, s’il n’eût craint qu’on
ne le reconnût ? Ce qu’on savait de lui, ce qu’on en disait du moins, autorisait la
confusion. Dans sa courte et orageuse vie, lord Byron joua tour à tour quelque partie
des rôles de ses personnages. Ce contraste de l’extrême générosité et du mépris pour
les hommes, c’est toute son histoire. Sur une pierre tumulaire qui ne recouvrait pas
une cendre humaine, il osait écrire que le chien vaut mieux que l’homme, et il
sacrifiait à la cause de l’humanité, personnifiée dans la Grèce esclave, sa fortune,
sa santé et sa vie.
Enfin on savait que, pour peindre l’extérieur de ses héros, il n’avait pas moins
consulté son miroir que son imagination, et qu’il avait très bien fait. Bien des gens
n’avaient pu voir sans admiration ce regard fier et doux, ce front inspiré, que
couronnait une chevelure bouclée naturellement, cette pâleur qui trahissait à la fois
la passion et la mélancolie, ce cou antique, autour duquel était nouée avec une
négligence complaisante un cravate qui n’en cachait ni la forme ni la blancheur. On
avait reconnu, avant le fameux pacha de Janina, sa naissance à la petitesse de ses
oreilles et à la blancheur de ses belles mains51. La gravure avait rendu
populaire le beau portrait peint par Phillips, lequel respire à la fois la passion, la
jeunesse et le génie52. Les contemporains ne l’avaient vu
qu’enfant, adolescent ou jeune homme, avec la triple beauté de ces trois âges
charmants, et sa mort n’avait été que la fin de sa jeunesse. Si l’auréole que met au
front de l’écrivain la gloire des créations romanesques fit trouver beau Jean-Jacques
Rousseau, après ce qu’il appelle sa réforme somptuaire, lorsqu’à
quarante ans il quitta la dorure, les bas blancs, l’épée et le linge fin et qu’il prit
une perruque ronde, quelle impression ne dut pas faire lord Byron, lui qui n’avait
qu’à copier ses propres traits pour donner à ses héros toute la beauté que rêvait
l’imagination des femmes de son pays !
Je ne dois pas oublier le charme suprême : cet homme à la fois noble, jeune, beau,
riche de tous les dons de l’esprit, cet homme était un grand poëte. La poésie relève
tout l’auteur, si sa personne est au-dessous de ses talents ; l’œuvre, si le sujet ou
les pensées ne sont pas dignes de l’art. Les personnages d’un roman n’excitent pas la
même admiration que les héros d’un poëme. La prose romanesque peut créer des types de
fantaisie ; la poésie seule a le privilège de faire un idéal. Les attaques contre les
opinions ou les mœurs d’une société, dans un roman en prose, fût-il d’un Rousseau ou
d’un Chateaubriand, ne seront jamais qu’une polémique éloquente. Dans les vers d’un
grand poëte, ces mêmes attaques seront un suprême dédain jeté du haut des sphères
supérieures sur les intérêts subalternes qui s’agitent en bas. Telle est l’illusion
que nous fait la poésie. La beauté y est plus belle, et la laideur y paraît moins. Il
semble que rien de vulgaire ne s’ose produire dans cette langue privilégiée, ni qu’un
poëte de génie puisse être jamais un libelliste ou un factieux.
Telles ont été, si je ne m’abuse, les causes de la popularité de lord Byron de son
vivant. Cette popularité fut comme une fièvre. Aucun auteur n’a attiré sur lui une
attention plus générale et plus ardente. Le débit de ses poëmes est un des faits les
plus curieux de l’histoire des lettres. Le Giaour, qui suivit les
deux premiers chants de Childe-Harold, avait été publié en
mai 1813 ; neuf mois après, en janvier 1814, la critique rendait compte de la onzième
édition53.
Dans le même mois paraissait la septième de la Fiancée d’Abydos,
publiée en décembre 1813. Le Corsaire, commencé le 18 décembre 1813
et terminé le 31, paraissait en janvier 1814, et, dans le mois d’avril de la même
année, l’Edinburgh Review parlait de la cinquième édition. Les
comptes rendus coûtaient certainement plus de temps que les poëmes. C’est ainsi qu’une
voix de poëte trouvait à se faire entendre dans le fracas de la fortune croulante de
Napoléon. Un poëte charmait, avec des descriptions et des contes de l’Orient,
l’Angleterre épuisée et saignante. Les imaginations étaient partagées entre l’incendie
de la flotte du pacha par le corsaire54, et les batailles de Dresde, de Leipzig, d’Hanau, de
Vitoria. La mort de Sélim, dans la Fiancée d’Abydos, celle de
l’aimable Zuléika, attristèrent l’Angleterre dans les derniers jours de 1813, elles
troublèrent du moins la joie qu’on y avait de voir toutes les places fortes de
l’Allemagne évacuées par cent mille de nos vieux soldats se retirant devant la
coalition, à la suite de l’aigle impériale blessée à mort dans les plaines de
Leipzig.
Cependant, au plus fort de la popularité de lord Byron, un orage s’amassait sur sa
tête : exemple unique peut-être d’un pays où, tandis que les imaginations sont sous le
charme du poëte, les mœurs se révoltent sourdement contre l’homme. À l’admiration la
plus vive pour les beautés poétiques de ses ouvrages, les revues avaient mêlé dès le
commencement des réserves sur ses opinions. Ces réserves devinrent plus précises et
plus sévères à mesure que grandissait le poëte, sans toutefois que l’admiration se
refroidît. Malgré les déclarations de lord Byron, on s’obstinait à le reconnaître sous
ses héros et à le rendre responsable de leurs sentiments. Ce qui avait transpiré de sa
vie ne confirmait que trop ces soupçons d’identité. Les voûtes de Newstead n’avaient
pas été discrètes, et ce qu’on en racontait eût effarouché même une société moins
prude que la société anglaise.
En France, où nous sommes à la fois plus faciles et plus littéraires, la critique ne
touche pas à la personne et ne confond pas la liberté spéculative de l’écrivain avec
la conduite de l’homme. Pour lord Byron, si les attaques littéraires ne lui manquèrent
pas55, de plus
sensibles coups furent portés au penseur impitoyable, au sceptique qui jetait l’ironie
sur tout ce que respectent les sociétés humaines, à l’Anglais se raillant des
institutions et des passions de son pays. Ses amis mêmes prirent contre lui le parti
des consciences troublées, et bientôt il ne fut plus possible autour de lui de ne
point l’admirer et de ne point le blâmer.
Lord Byron en fut ébranlé. Déjà maître des esprits, il eut le sentiment qu’il ne se
rendrait pas maître des mœurs, et, après le prodigieux succès du Corsaire, il songea un moment non seulement à ne plus écrire, mais à racheter
pour le détruire tout ce qu’il avait déjà publié. Les conseils intéressés de son
éditeur Murray, et, plus que cela, la gloire trop nouvelle encore pour avoir perdu
toute sa douceur, Lara, qui déjà fermentait dans sa tête, le détournèrent de ce
singulier dessein. Il y pensa longtemps.
« Si je prends femme, écrivait-il dans son journal, et s’il me vient un fils,
je le mettrai dans le plus antipoétique de tous les chemins : j’en ferai un homme de
loi, un pirate ou toute autre chose ; mais, s’il écrit, j’y verrai la preuve qu’il
ne sera pas de moi. »
Boutade dans l’expression, cette disposition d’esprit
était au fond sérieuse ; elle prouvait deux choses : la force de cette résistance des
mœurs qu’il se sentait impuissant à conjurer, et l’amertume qui se mêle toujours à la
gloire. Il s’était même dégoûté d’écrire son journal. « J’y veux renoncer,
écrivait-il, et, pour m’empêcher d’y retourner, comme le chien à ce qu’il a vomi,
j’en déchire les derniers feuillets. Oh ! je deviendrai fou ! »
Ce dépit se
dissipa en écrivant Lara ; mais la cause demeurait : un instinct sûr
avait averti lord Byron qu’il devenait incompatible avec son pays à mesure qu’il y
devenait populaire.
Dans cette prévention croissante contre ce qu’on savait ou ce qu’on supposait de son
caractère, lord Byron ne pouvait pas faire une faute impunément. Sa séparation d’avec
sa femme fut un malheur dont la prévention publique fit plus qu’une faute. Le poëte
fut blâmé même par ses proches parents. Lord Byron, qui s’en plaint avec vivacité,
n’en dit pas la cause ; c’était la puissance des mœurs publiques qui lui ôtait
l’approbation de sa famille, et qui la forçait de défendre la sainteté du mariage,
même contre un parent. L’Angleterre ne le jugea pas en jury ; elle vit une jeune femme
respectable quitter le domicile conjugal et se réfugier chez son père. C’était assez ;
les mœurs demandent moins de preuves que les tribunaux. Le procès fait à lord Byron
était un procès de tendance ; il le perdit. « Les sages condamnèrent, dit
Walter Scott ; les bons, — et Walter Scott en était, — regrettèrent56. »
Mais les regrets des bons ne pouvaient
pas soutenir lord Byron contre la condamnation des sages. Il songea dès lors à l’exil,
« sentant bien que, si tout ce qui se disait à voix basse, s’insinuait, se
murmurait, était vrai, il n’était plus fait pour l’Angleterre ; si c’était faux, que
l’Angleterre n’était plus faite pour lui57 »
.
Il la quitta en effet dans l’année 1821, et pour n’y revenir jamais. Il avait voulu
engager une lutte avec la société anglaise ; il était vaincu.
Cet homme, dont les livres étaient dans toutes les mains, dont la personne était
protégée par tous les privilèges aristocratiques et par toutes les garanties des lois
libérales de sa patrie, qui n’avait à craindre ni d’être décrété par un parlement
comme Jean-Jacques Rousseau, ni d’être mis à la Bastille comme Voltaire, qui pouvait
braver librement et en face toutes les croyances et tous les préjugés de son pays, ce
poëte si populaire se retirait devant les mœurs nationales, admiré pour son génie,
chassé pour l’usage qu’il en avait fait. La vanité de lord Byron avait espéré du
scandale. Il n’y en eut pas. On lui avait dit qu’il ne pourrait plus se montrer au
théâtre sans risquer d’être sifflé, ni aller au parlement sans insultes. La foule,
ajoutait-on, devait s’amasser autour de sa voiture le jour de son départ, et lui faire
violence58. Il n’y eut ni sifflets au
théâtre, où il put voir Kean impunément dans tous ses rôles, ni huées sur son passage
quand il alla voter au parlement ; son départ n’attira ni foule ni violence, et le
grand poëte partit comme Platon voulait qu’on renvoyât les poëtes de sa république
imaginaire, avec une couronne de fleurs que l’Angleterre lui mettait au front, en se
la reprochant.
L’ostracisme anglais n’est pas bruyant comme celui d’Athènes. Ce qui forçait Byron de
s’exiler, ce n’était pas une sentence de bannissement rendue dans les formes légales,
ni une émeute populaire, c’était un souffle, breath : il l’a senti,
il l’a dit ; mais ce souffle était assez fort pour courber la tête d’un descendant des
Normands de la conquête, comme se qualifiait lord Byron.
Personne n’a mieux caractérisé que lui cet arrêt de l’opinion de son pays :
« Un homme exilé par une faction, écrit-il à M. d’Israëli, a la consolation
de penser qu’il est un martyr ; il est relevé par l’espérance et par la dignité
réelle ou imaginaire de sa cause ; celui qui quitte son pays pour se soustraire au
poids de ses dettes peut avoir quelque douceur à penser que le temps et la bonne
conduite pourront réparer ses affaires ; le condamné que la loi bannit voit un terme
à son bannissement, il le rêve du moins ; il peut se consoler par la connaissance ou
par la pensée de quelque injustice dans la loi ou dans l’application qu’on lui en a
faite : celui qui est exilé par l’opinion publique, sans avoir contre lui ni griefs
politiques, ni jugement illégal, ni affaires embarrassées, celui-là est condamné à
toutes les amertumes de l’exil, sans espérance, sans orgueil, sans
soulagement. »
Telle était la situation de lord Byron, et certes, quand on lit cette plainte
éloquente, on est tenté d’abord de la trouver juste. Quoi ! se prend-on à dire, la
justice légale accorde au crime même des circonstances atténuantes ; elle autorise le
juge à discerner entre la perversité calculée et l’entraînement de la passion ; elle
tient compte de ce redoutable mystère de la fatalité des passions, et, par les degrés
qu’elle établit dans la peine, elle fait en sorte de frapper ce qui appartient à la
volonté, et d’absoudre ce qui n’est que l’aveugle impulsion de la nature. Avec combien
plus de justice une grande société ne doit-elle pas se montrer indulgente pour les
égarements du génie ? Contradiction cruelle ! Dans son admiration pour ce don
supérieur, elle le nomme enthousiasme, feu poétique, souffle divin ; c’est à peine si
elle y souffre la raison, comme sentant trop le ménage ; et, s’il s’emporte hors des
voies communes, elle le punit comme un coupable qui aurait agi avec tout le sang-froid
de la volonté.
Voilà les premières pensées que fait naître la lettre à M. d’Israëli. Mais il ne faut
pas s’en laisser toucher, et le mieux à faire est de se ranger, sinon parmi les sages qui condamnèrent, du moins parmi les bons qui
regrettèrent, c’est-à-dire qui laissèrent partir lord Byron. S’il est quelque
chose de plus respectable que le génie, c’est une nation qui défend ses mœurs. Qu’il y
ait dans ces mœurs des préjugés, je le veux bien ; cette nation n’en a pas moins
raison de croire qu’on ne peut livrer les uns sans compromettre les autres, et qu’il
faut quelquefois défendre ses préjugés pour garder ses mœurs. D’ailleurs, parmi ce
qu’on appelle les préjugés, combien sont simplement des vérités à la portée de la
foule ! Cette nation le sait, elle sait qu’une certaine philosophie qui fait
profession de les attaquer n’est qu’un art cruel d’ôter à la foule les seules vérités
qui soient à sa main. Sans doute cette philosophie est un droit de l’esprit humain ;
mais j’aime qu’une nation intelligente y fasse contrepoids par un autre droit, son
droit de se conserver en conservant ses mœurs. J’aime surtout la manière dont s’y
prend l’Angleterre. Ce n’est point par des lois, comme le remarque amèrement lord
Byron, qu’elle se protège contre les séductions de son doute ou les attaques ouvertes
de son dédain ; les arrêts des lois rendent les condamnés populaires : c’est du fond
des consciences émues que sortait ce souffle redoutable qui le poussa doucement hors
de son pays.
De tous les contrastes qu’offrent les sociétés anglaise et française, celui-là est
peut-être le plus sensible. Chez nous non seulement le talent n’est pas forcé de
s’exiler, mais il ne parvient jamais à se déconsidérer sans ressource. Jusqu’au
dernier moment, l’esprit couvre la conduite, et l’auteur innocente l’homme. C’est tout
simple. N’avons-nous pas proclamé la suprématie de l’idée, et ne
sommes-nous pas jaloux même du droit inconnu qui succéderait au droit de tout dire ?
Là où toutes les idées sont libres, peu s’en faut qu’on ne les croie égales. Le
sophiste qui fait aimer à la foule le poison qui la tue n’est chez nous qu’un
spéculatif ingénieux et hardi qui nous fait voir de nouveaux aspects de l’esprit
humain. Il n’y a de vrai ni de faux absolu ; le faux n’est tout au plus qu’un vrai
intempestif, et le vrai que le faux rendu vrai par des conventions arbitraires.
Nous n’avons pas de véritable colère contre l’homme qui nous fait du mal avec talent,
et, dans tout débat où notre adversaire déploie de l’esprit, nous ne sommes pas assez
fiers d’avoir raison pour y tenir fermement. La raison en France a besoin, pour croire
en elle, d’avoir la vanité dans son parti. Quand un écrivain a de l’esprit contre
nous, nous tenons à être un peu de son côté. Nos mœurs le soutiennent contre nos
intérêts et nos principes. Pourtant il vient un moment où le mal fait trop de ravages.
Alors nous nous défendons par des lois : c’est pour cela que nous sommes si
faibles.
Je sais que cela est plus aimable ; oui, quand on est loin des révolutions. Mais, au
lendemain d’une catastrophe où le désordre des idées a eu la principale part, qui donc
n’aimera mieux le spectacle d’une société chez qui la gloire de bien écrire n’absout
pas l’écrivain du tort de mal penser ? Qui ne préférera, pour l’honneur même de
l’esprit humain, à cette police ingrate et laborieuse des lois qui se tourne toujours
contre les gouvernements, la police secrète et insensible des mœurs ? Les torts de la
liberté de la pensée sont d’une nature si particulière, la bonne foi peut si souvent
les recommander, la source en est si sacrée, que le châtiment qui les réprime a
presque toujours l’air d’une vengeance de la force contre l’esprit. Les verrous tirés
sur un écrivain décréditent plus souvent le juge qu’ils ne déshonorent le prisonnier.
Là où les mœurs font l’office des lois, c’est le coupable lui-même qui s’administre ou
qui accepte le châtiment. Personne n’a à porter la main sur le poëte qui s’est insurgé
contre les croyances de sa patrie, et l’esprit humain est respecté jusque dans la
manière dont ses égarements sont punis.
C’est ainsi que la société anglaise châtia les atteintes portées à ses croyances par
lord Byron. Il est vrai qu’il n’accepta ni le jugement ni la peine. Il avoua seulement
l’incompatibilité entre son pays et lui. Or l’incompatibilité laisse intact l’honneur
des parties.
Cependant lord Byron a accusé la société anglaise d’hypocrisie. C’est ce cant, « le péché criant de ce temps à double conduite et à paroles
doubles »
, dont il parle en plusieurs endroits de ses lettres et de ses
poésies. Je crois à l’hypocrisie individuelle. C’est un masque fort connu, quoique
beaucoup de dupes le prennent encore pour un visage. Je croirais aussi à l’hypocrisie
d’une classe, bien qu’il soit déjà difficile que le même masque s’adapte à tant de
visages. Quant à l’hypocrisie de toute une société, je n’y crois pas.
Si la disgrâce de lord Byron n’eût été qu’un acte d’hypocrisie publique, il serait
donc vrai que ce que l’Angleterre défendit contre lui, ce ne fut pas ses mœurs, mais
un double masque politique et religieux. Quel admirateur de lord Byron irait jusqu’à
le dire ? Le vrai, c’est qu’au moment suprême de la lutte entre l’Angleterre et la
France, lord Byron jetait sur la guerre, sur la gloire des armes, non pas la
réprobation d’un chrétien, ni les paroles de pitié d’un ami des hommes, mais la
dédaigneuse ironie d’un homme de parti, s’efforçant de déshonorer la guerre dans les
hommes d’État qui la conduisaient, la gloire militaire dans les chefs qui la
faisaient. Le vrai, c’est qu’il attaquait son pays dans ses passions, au moment où ce
pays en avait besoin pour des efforts désespérés, au moment où ses passions étaient
ses moyens de défense. Il le troublait dans ses croyances alors qu’elles le
consolaient de ses sacrifices. Par une inconséquence cruelle, il décrivait, avec la
profondeur mélancolique de la pensée chrétienne, la faiblesse de l’homme, le vide de
ses plaisirs, la vanité de tout bonheur humain, et il attaquait la foi qui explique
ces misères et qui en fait espérer la réparation. Il ajoutait à la désolation
chrétienne, et il ôtait l’espérance. Ce que l’Angleterre défendait contre lord Byron,
c’est, il faut le dire, les deux principaux ressorts de sa morale, son patriotisme et
sa foi.
Il y eut cependant la part du cant. Le mot est anglais, il faut
bien que la chose le soit un peu. Ainsi, que les tories se soient montrés plus
scandalisés qu’ils ne l’étaient au fond, et qu’ils aient exagéré le péril des mœurs,
rien de plus croyable. Byron était whig. Il y a bien encore une apparence d’hypocrisie
dans ce public qui lit l’auteur avec délices et condamne le penseur, commettant le
péché de curiosité et s’en repentant aux dépens du poëte. L’Angleterre ressemblait à
une femme vertueuse qui souffre les propos galants, parce qu’elle est bien sûre de ne
pas s’y laisser prendre : il vaudrait mieux fermer les oreilles.
Cette contradiction fut relevée dans le temps même par les esprits indulgents, qui en
prenaient note, à la décharge de lord Byron. « Nous lui disons sous toutes les
formes, écrivait un critique de talent, que le grand et caractéristique mérite de la
poésie est dans l’énergique expression des sentiments personnels du poëte ; nous
l’encourageons à disséquer son propre cœur pour notre plaisir ; nous l’invitons à
plonger dans les profondeurs les plus reculées de la connaissance de soi-même, à
mettre son orgueil et son plaisir dans un examen auquel les autres se dérobent comme
à un supplice… et, s’il lui arrive d’en dire plus que nous n’en voulons approuver,
nous tournons en critique ce qu’il écrit, et nous lui reprochons d’entretenir
indécemment le public de ses pensées59. »
Voilà un
curieux témoignage des dispositions de la société anglaise. Individuellement, on
trouvait que lord Byron n’en disait pas trop ; chacun était flatté de sa confession
comme d’un secret dit tout bas à une oreille choisie ; comme société on s’en
scandalisait. J’aimerais mieux une conduite plus conséquente ; il est vrai qu’elle eût
demandé une nation de saints.
Il faut bien le dire, un certain air d’hypocrisie, de cant, pour
rester dans le terme anglais, peut rendre suspectes à première vue les vertus mêmes de
la société anglaise. Le devoir n’y a pas la grâce d’un mouvement volontaire. Il y
paraît moins l’acte d’un être libre que l’imitation d’un usage général. Et comme la
société est divisée en classes, la soumission de l’individu à la société ressemble un
peu au mot d’ordre d’une coterie ou à la discipline intéressée d’une caste qui défend
ses privilèges. Pourtant le principe de cette soumission n’est autre que la puissance
des mœurs publiques, lesquelles ne sont nulle part plus fortes ni plus uniformes que
chez les nations politiques. Même dans les vertus privées, après ce qui appartient à
l’individu, on reconnaît ce qui est donné à l’exemple ; il y a ce qu’on fait
volontairement et ce qu’on fait par prestation. Les choses se passaient ainsi à Rome,
et je ne doute pas que cette exagération des doctrines stoïciennes, que les relâchés
reprochaient au vieux parti républicain personnifié dans Caton, n’ait été le cant romain.
Comme presque toutes les vertus humaines, la réserve anglaise est une vertu qui a son
travers ; lord Byron ne vit que le travers et méconnut la vertu. Il manqua de respect
à son pays, parce qu’il ne s’y était pas rendu respectable. Sans doute la gêne lui
était plus malaisée qu’à tout autre. On ne naît pas impunément d’un tel sang et avec
un tel tour d’esprit. Son oncle était une façon de demi-sauvage caché au fond de
Newstead-Abbey, dont il faisait abattre tous les chênes pour payer des dettes
équivoques. Son père, le capitaine Byron, cadet de famille, eût vendu les plombs du
manoir, s’il eût été l’aîné ; mais, si Byron hérita de quelque bizarrerie d’humeur,
certes il ne manquait pas de moyens pour s’en rendre maître. Par son esprit profond et
pénétrant, et qu’il avait fort cultivé, il n’ignora rien du vrai et du faux ; par sa
conscience, il n’ignora rien du mal et du bien. Malheureusement il ferma souvent les
yeux au vrai qui le contrariait, et il ne sut pas se gêner pour faire le bien dont
tout le monde profite et dont personne ne parle. C’est la faute de bien des gens ;
seulement le génie la rend moins excusable, parce qu’à cette hauteur et dans un tel
éclat de lumière elle est d’un plus mauvais exemple.
Si ce ne fut pas un tort pour lord Byron d’être whig, c’en fut un d’être parmi les
plus téméraires et les plus inconséquents de ce parti, et d’attaquer, par-dessus la
tête des tories, des institutions auxquelles il devait son rang, sa fortune,
l’impunité d’une vie oisive à l’étranger, sans aucun des devoirs par lesquels
l’aristocratie anglaise paye ses privilèges. Comme poëte, il aima trop l’effet.
« Le grand art, disait-il, c’est l’effet ; peu importe comment on le
produit60. »
Triste aveu,
et qui siérait mieux à un charlatan qu’à un poëte. Heureusement, chez lord Byron,
l’effet est produit avant que le poëte ait eu le temps de le gâter en le cherchant ;
mais une si vilaine pensée n’entre pas impunément dans l’esprit. Byron fut trop
complaisant pour le faible que M. Lockhart reproche à la société anglaise ; il fit de
ses humeurs les moins respectables une pâture pour cette sorte de curiosité malhonnête
dont ne peuvent pas se défendre les plus honnêtes gens. Rien ne lui coûta pour attirer
les regards. Il y employa jusqu’à l’anonyme. Il se dérobait pour être d’autant plus
cherché, ayant soin d’ailleurs que sa piste fût assez visible pour qu’on ne fît pas
honneur à un autre du scandale qu’il excitait.
Il avait commencé par révéler au public, sous le voile de créations romanesques, tout
ce que son cœur renfermait de passions sérieuses ; il finit par dire en son propre
nom, dans Don Juan, tout ce que son esprit engendrait de bizarreries
ou nourrissait de dépits subalternes. Le lecteur de ses poëmes s’était cru le
confident préféré des secrètes souffrances du génie ; le lecteur de Don
Juan s’aperçut qu’il était persiflé par une vanité désespérée. Le succès de ce
poëme s’en ressentit : de tous les ouvrages de lord Byron, c’est celui qui fut le plus
contesté du vivant du poëte et le premier négligé après sa mort.
En ôtant à lord Byron l’excuse d’une sorte d’excentricité
héréditaire, je ne vais pas plus loin que le plus bienveillant de ses juges, Walter
Scott, dans la douce sérénité de cette note que je lis au bas d’une page de Childe-Harold :
« Le bonheur ou le malheur du poëte, dit l’aimable écrivain, ne dépend pas de la
nature de ses talents, mais de l’usage qu’il en fait. Une imagination puissante et
sans frein est l’auteur et l’artisan de ses propres désappointements. Ses
fascinations, ses tableaux exagérés du bien et du mal, la douleur qu’il en reçoit,
sont les maux inévitables attachés à cette vive susceptibilité de sentiment et
d’imagination propre aux natures poétiques ; mais le dispensateur des dons de
l’esprit, en même temps qu’il a mélangé chacun d’eux d’un alliage particulier et
distinct, a donné à l’homme bien doué de les dégager de cet alliage. Une sage et
juste prévision a voulu, pour atténuer l’arrogance du génie, que le poëte lui-même
réglât et domptât le feu de son imagination, et qu’il descendît de lui-même des
hauteurs où elle s’élève afin d’obtenir le repos et la tranquillité de l’âme. Les
éléments du bonheur, c’est-à-dire de ce degré de bonheur qui s’accorde avec notre
existence actuelle, sont répandus autour de nous à profusion ; mais il faut que
l’homme supérieur se baisse pour les ramasser : il n’y a point de route royale ni
poétique qui mène au contentement d’esprit et au repos du cœur. On y peut arriver
dans toutes les classes de la société, et l’intelligence la plus bornée n’en est pas
exclue. Réduire nos vœux et nos désirs à ce qu’il nous est possible d’atteindre ;
regarder nos malheurs, si singuliers qu’ils paraissent, comme notre partage
inévitable dans le patrimoine d’Adam ; réprimer cette irritabilité maladive, qui se
rendra bientôt maîtresse si elle n’est gouvernée ; éviter cette intensité cuisante
de réflexion qui torture l’esprit et que notre poëte a décrite si fortement dans son
brûlant langage : — “J’ai pensé trop longtemps et trop profondément, jusqu’à ce que
mon cerveau, travaillant et bouillonnant dans son propre tourbillon, devînt un
gouffre de flamme et de fantaisie” ; descendre enfin aux réalités de la vie ; nous
repentir si nous avons offensé notre semblable ; pardonner si l’on nous a offensés ;
regarder le monde moins comme un ennemi que comme un ami capricieux et peu sûr, dont
nous devons chercher à mériter l’approbation, sans la briguer ni la mépriser :
voilà, ce semble, les moyens les plus certains de garder ou de regagner la
tranquillité de l’esprit.
Depuis la mort de lord Byron, la société anglaise continue de se défendre contre la
gloire de ce grand poëte. Bien des choses sont venues l’y aider. Le propre des
ouvrages dont la principale beauté consiste dans la peinture des sentiments
individuels de l’auteur, c’est que l’admiration qu’ils ont excitée pendant sa vie
s’éteint ou se refroidit après sa mort. Tant qu’il est vivant, ses livres sont un
roman dont le héros existe, et rien n’intéresse plus qu’un roman qu’on sait être une
histoire vraie. Imaginez dans ces dernières années, quand notre société française tout
entière, sauf quelques obstinés qui se doutaient d’un piège, lisait certains romans
qui se débitaient feuille à feuille chaque matin pour irriter l’appétit en le faisant
languir, imaginez quel eût été le charme si l’on eût soupçonné l’auteur de se cacher
sous le beau rôle du roman ! Ce fut là le charme des poëmes de lord Byron.
L’enchantement dura tant que l’enchanteur vécut.
Les morts sont bientôt oubliés ; les plus tôt oubliés sont ceux qui ont le plus parlé
d’eux. Tandis que les peintres désintéressés du cœur humain grandissent chaque jour
dans la sérénité de leur gloire innocente, ceux qui ont passionné les âmes par les
peintures flattées ou exagérées des troubles de la leur, ont peine à se soutenir sur
cette mer de l’oubli où s’engloutissent, dans la foule des noms obscurs, tant de noms
qui ont fait du bruit. La gloire de lord Byron a connu ces retours. L’idéal de ses
poëmes était sa personne ; sa personne disparue, l’idéal s’évanouit : ce fut une
première disgrâce.
Le temps, qui marche si vite pour les morts, en amena une seconde. Il y avait dans
ces poésies deux sortes de nouveautés, celle des beautés qui durent et celle des
ornements qui passent. Celle-ci, comme la plus extérieure, avait été la plus admirée ;
ce fut aussi la première dont on se lassa. La grâce de ces nouveautés venait surtout
de la comparaison avec ce qu’elles remplaçaient. On était fatigué de la défroque
classique au temps où vint lord Byron ; après sa mort, on se lassa de la défroque
orientale qu’il y avait substituée.
Mais la cause la plus sérieuse de la défaveur qui a suivi sa popularité, c’est le
progrès de l’esprit religieux dans son pays. L’Angleterre est plus religieuse
aujourd’hui qu’elle ne l’était au temps de lord Byron. Combien ne l’est-elle pas plus
qu’à l’époque où Voltaire pouvait dire en observateur exact : « Il n’y a guère
de religion aujourd’hui dans la Grande-Bretagne que le peu qu’il en faut pour
distinguer les factions62 ! »
Telle y est en ce moment la force des
idées religieuses, qu’un homme de talent n’oserait pas chercher un succès littéraire
dans l’incrédulité. On ne l’empêcherait pas, mais on ne lirait pas son livre. C’est
ainsi qu’on en use en Angleterre avec les libertés dangereuses. L’Angleterre est libre
de tout dire, parce que la société anglaise ne se croit pas libre de tout entendre. Il
n’y a de scandale que là où le public s’y prête. Ici les mœurs feraient bientôt un
désert autour de celui qui blasphémerait.
À quoi tient cette disposition religieuse de l’Angleterre ? Ce n’est pas un de ces
retours à Dieu qui suivent les grandes calamités publiques. L’Angleterre est loin du
temps de ses dernières épreuves, et, dans la lutte prodigieuse du commencement de ce
siècle, si elle a beaucoup souffert, du moins l’avantage lui est demeuré. Est-ce
l’ennui attaché aux plus grandes prospérités humaines ? Pas davantage. Loin que
l’Angleterre s’ennuie de sa fortune, elle en paraîtrait plutôt enivrée. Son attitude
actuelle est plutôt d’une nation emportée par le succès que d’une nation assouvie qui
revient à Dieu, après avoir épuisé toutes les fortunes terrestres. Mais elle a jugé
nécessaire à sa conservation de remonter, pour ainsi dire, ses ressorts religieux, et,
chose unique dans l’histoire, elle y a réussi. Peut-être, avait-elle peu d’efforts à
faire, étant naturellement religieuse ; encore fallait-il les faire.
Ce n’est pas le respect humain qu’elle a raffermi, c’est la foi. Elle a bâti des
églises, non pour la montre, mais pour s’en servir. L’homme, dans ce pays, sent
l’utilité publique de sa foi personnelle. On croit pour deux raisons : d’abord pour
croire, puis parce qu’il importe à la société que l’on croie. On pratique, parce qu’on
en reçoit l’exemple, et pour le donner à son tour. Une idée d’intérêt général se mêle
même à ce qui paraît être le don le plus individuel, la grâce. L’Anglais sait qu’en
faisant sa prière dans l’intérieur de sa famille, ses serviteurs agenouillés à côté de
lui, il fait quelque chose pour lui et quelque chose pour le public. Je ne me cache
pas ce qu’il y a d’un peu terrestre dans ces sentiments ; rien ne ressemble moins aux
extases de sainte Thérèse ni aux grâces de la religion de Fénelon ; mais l’État s’en
trouve mieux, et je ne vois pas en quoi une prière individuelle, à laquelle se mêle la
pensée d’un devoir public accompli, serait moins agréable à Dieu que la pieuse extase
d’un ascète absorbé par l’œuvre de son salut personnel.
Cette idée d’utilité publique attachée à la religion n’est-elle donc propre qu’à
l’Angleterre ? En France, par exemple, est-on moins convaincu que la religion est un
bon ressort de gouvernement ? Comment donc ! non seulement on le croit, mais on le dit
sans cesse. Combien de gens qui vont répétant d’un air profond qu’il faut une religion
pour le peuple ! Combien de jeunes esprits forts qui ne veulent épouser qu’une
dévote ! Il est vrai qu’ils songent moins au public qu’à eux-mêmes ; ce qu’ils
veulent, c’est pouvoir être impunément maris médiocres, ou peut-être pis. Le plus
grand nombre est persuadé que, de tous les liens de la société, le plus puissant est
la religion ; que dis-je ? ils lui viendraient volontiers en aide par les lois. Il
n’est pas jusqu’à l’anarchie qui ne tienne à avoir le Christ de son côté. Quant à
donner l’exemple, fort peu entendent aller jusque-là. Nous voulons bien d’une
discipline qui nous défende contre les autres, non d’un devoir qui nous contraigne au
profit de tous.
En Angleterre, sauf quelques esprits excentriques, personne ne
demande de venir en aide à la religion par des lois. On remarquerait plutôt dans ce
grand pays une tendance contraire. Pour ne point parler des lois d’émancipation votées
dans ces dernières années, ni de celles qui le seront inévitablement63, les lois en général sont plutôt marquées de l’esprit philosophique
que de l’esprit religieux. Ainsi, dans ce pays aussi grand que singulier, quoique la
religion soit dans l’État et que le chef de l’un soit en même temps le chef de
l’autre, le gouvernement tend de plus en plus à séculariser l’autorité. Il a raison ;
il ne faut pas employer Dieu comme instrument de politique, ni courir le risque de
faire remonter les imperfections des gouvernements à la source de toute justice et de
toute vérité.
La puissance de la religion, comme discipline publique, doit venir tout entière des
mœurs. Il n’y faut pas de lois, mais des exemples. C’est ainsi que l’entend le peuple
anglais. On ne se contente pas de louer la religion, on la pratique. Les parents
montrent le chemin aux enfants, les maîtres aux serviteurs, les grands aux petits. Les
incrédules disparaissent dans cette immense multitude de croyants, et, s’il est
quelques hypocrites, il y a plus de chance qu’ils reçoivent de la foule leur croyance
qu’ils ne la convertissent à leur hypocrisie. Le moindre effet d’un exemple si
universel, c’est de donner le respect. Quoi de plus beau à voir que la nef de
Westminster un dimanche ? Là le père prie à côté de son fils, le mari à côté de sa
femme, le frère à côté de sa sœur, le maître à côté du domestique. Dieu, qui connaît
le fond des cœurs, sait si, dans cette assemblée recueillie, il est un père qui ne
songe qu’à s’assurer l’obéissance de son enfant, un mari qui s’associe à la piété de
sa femme parce qu’il en a besoin, un maître qui se fait hypocrite au temple pour être
impunément dur à la maison ; l’étranger qui entre sous ces voûtes n’y voit qu’un
devoir public dont personne ne se dispense, et un moment solennel d’égalité pour tous
en présence du père commun.
Jamais peuple n’a autant fait que l’Angleterre contemporaine pour et
entretenir sa foi. Jamais civilisation plus avancée n’a mis plus de ressources au
service de la religion. L’esprit du protestantisme étant de lire les livres saints, il
n’est moyen qu’on emploie pour y attirer les lecteurs. C’est pour la Bible que la
typographie et les arts du dessin réservent leurs embellissements les plus ingénieux.
On ne voit que Bibles illustrées de gravures représentant les lieux, les personnages
avec leurs costumes, l’intérieur des maisons, et jusqu’aux meubles et ustensiles, s’il
en est de mentionnés dans le texte. Les Bibles des sectes dissidentes ne sont pas si
ornées ; mais elles contiennent tout au moins de petites cartes des lieux saints
relevées d’après les travaux des meilleurs géographes. On peut, quoique catholique,
préférer cela aux cœurs percés de flèches et aux grossières estampes de certains de
nos Paroissiens.
Je n’examinerai pas si cette science un peu matérielle de la religion vaut
l’ignorance délibérée et cette petitesse devant l’incompréhensible que nous enseignent
les grands docteurs du catholicisme. Il n’est pas question de décider entre deux
Églises ni entre deux sortes de pratiques religieuses. Je juge seulement l’effet de
ces usages sur les mœurs de la nation, et je l’admire. Cette association des idées
positives, si fort du goût des Anglais, avec le dogme, tourne au profit du dogme. La
jeunesse apprend la religion dans des livres où l’on intéresse sa curiosité à sa foi ;
elle en garde des impressions qui, jointes à l’habitude des devoirs religieux, peuvent
suffire pour écarter le doute, et suffisent certainement pour entretenir le respect.
L’imagination à laquelle s’adresse cet art ingénieux n’est sans doute pas celle qui
s’exalte par l’idée seule du mystère et qui fait quelquefois des fanatiques ; c’est
l’imagination d’un peuple essentiellement pratique, qui veut se rendre présente
l’histoire du christianisme, et connaître, autant qu’on le peut par les
représentations des arts, le pays d’où lui sont venues ses croyances. « L’Anglais,
disait dernièrement lord Palmerston, est éminemment touriste. » C’est pour cela que le
protestantisme accommode ses livres au goût du pays ; la Bible illustrée est une Bible
de touristes.
Voilà par quelles mœurs la société anglaise se défend contre ce que le temps et les
changements du goût ont laissé de séductions aux poésies de lord Byron. Chez les
dissidents, chez les personnes très strictes, et le nombre en est immense, lord Byron
est proscrit. Dans ces saintes maisons, me disait un Anglais, lord Byron et le diable,
c’est tout un. Les fidèles de la haute Église en ont un exemplaire dans leurs
bibliothèques, mais point sur la table du salon, et peu l’ont complet. Ne demandez pas
d’ailleurs à ceux qui le lisent ce qu’ils en pensent ; une formule d’admiration banale
sur la beauté des vers, c’est tout ce que vous en tirerez.
Pour dernier ennemi, lord Byron a affaire à l’indifférence croissante de son pays
pour les livres de haut goût. C’est un mal qui lui est commun avec toutes les nations
civilisées, et très certainement avec la France. On croirait être en France, à voir la
faveur dont y jouissent les romans. On y parle du nouveau roman de Dickens et de
Thackeray comme de lord Byron, hélas ! il y a vingt-cinq ans. Les attentions sont
devenues trop molles pour les plaisirs sévères et délicats d’une forte lecture, et
moitié prudence, moitié langueur, on n’est pas tenté d’aller chercher des secousses
chez un penseur hardi et impérieux.
Les poëtes s’en vont de notre Europe industrielle et économique. On ne demande plus
aux lettres ni de fortes méthodes pour penser, ni des enseignements pour se conduire,
ni ces voluptés secrètes qui rendent indifférent aux faux plaisirs ; on leur demande
des distractions soit après les travaux de la vie active, soit contre les inquiétudes
que jettent au sein des sociétés les plus prospères les prophéties et les menaces de
l’esprit démocratique. Ce serait un sort trop beau si l’Angleterre, qui défend si bien
ses mœurs contre ses poëtes, avait su défendre avec le même succès son goût d’il y a
un siècle pour les hautes lettres contre les intentions de ses romanciers. Il n’est
donné à aucune société de n’offrir point de prise au temps, de faire des profits sans
pertes, et de changer sans s’altérer. La société anglaise fait assez pour elle-même et
pour l’exemple en sachant concilier la civilisation avec la religion, le changement
avec la durée, et en perfectionnant son sens moral au milieu des causes les plus
propres à le corrompre. Son secret est dans l’union de ces deux mots si connus, ou
plutôt des deux choses corrélatives qu’ils expriment : self-government,
self-denial, gouvernement de la nation par la nation, abnégation volontaire, ce
qui veut dire un peuple qui sait garder sa liberté, parce qu’il sait se gêner.
Tels ont été pour lord Byron les retours de la popularité dans ces dernières années.
Dirai-je maintenant ce que pensent de ce poëte les esprits réfléchis ? C’est le bon
moment pour l’essayer. Les impressions téméraires de la foule ne viennent plus imposer
au lecteur l’admiration ou le blâme. Que disent ces poésies, autrefois si admirées,
soit à ceux qui les lisent pour la première fois, soit à ceux qui, les ayant lues au
temps de leur vogue avec des yeux prévenus, rouvrent le livre, non pour prendre parti
pour ou contre le poëte, mais pour le connaître ? Les poésies de lord Byron ont le
mérite commun à tous les ouvrages du génie : elles nous touchent par tout ce qui ne
change pas en nous, et elles dureront, parce qu’elles sont vraies. Ce n’est ni la
vérité homérique et virgilienne, ni celle de nos dramatiques français, ni celle de
l’incomparable compatriote de lord Byron, Shakspeare. Celle-là, tous les cœurs
mortels, s’il s’agit de passions et de sentiments, tous les esprits, s’il s’agit de
caractères et d’actions, en sont d’accord. La vérité, dans les œuvres de lord Byron,
est une lumière qui s’éclipse à chaque instant, un miroir terni çà et là, non par un
souffle passager, mais par des taches irréparables : elle est l’effet heureux d’un
moment de calme et comme d’une courte trêve de la passion dans un esprit emporté et
aigri ; elle n’est pas l’habitude et l’état de santé de l’âme.
Pour commencer par ses personnages, le faux s’y heurte à chaque instant au vrai. Il
n’est pas exact, Dieu merci, qu’une certaine hauteur d’âme ne soit donnée qu’à des
hommes capables de grands crimes, et que le caractère le plus près d’un héros soit un
brigand. Dans cette complaisance du poëte pour des hommes en insurrection ouverte
contre la société, et qui lui font la guerre pour garder impunément un prétendu trésor
d’héroïsme incompatible avec ses conventions et ses lois, je ne veux voir que la
rancune du poëte contre les gênes de la société de son pays. Ce mélange de l’extrême
grandeur et du brigandage, ces traits d’humanité dans le plus implacable mépris pour
les hommes, ces pirates délicats sur l’amour comme les héros de d’Urfé et fidèles
comme M. de Montausier à mademoiselle de Rambouillet, ce respect des convenances les
plus raffinées dans la violation ouverte de toutes les lois divines et humaines, cette
profondeur de méditation et ce goût pour la rêverie dans l’activité fiévreuse de la
vie d’aventure, toute cette beauté du corps, et de l’âme chez des gens qui se sont mis
d’eux-mêmes hors la loi, tout cela est un idéal de roman relevé par la poésie.
L’auteur y est d’ailleurs trop souvent de sa personne. Sa disposition à s’incorporer
à ses héros est si forte, qu’il ne prend pas toujours le soin de déguiser la
métamorphose, et qu’à son insu il se met à leur place. Alors on voit un corsaire animé
des ressentiments au moins inconséquents d’un lord anglais contre l’aristocratie de
son pays, un pacha penser et s’exprimer comme un whig, et le Childe-Harold des
premiers chants de ce poëme se confondre avec lord Byron dans les derniers. Telle est
la fougue de ses sentiments personnels, que, dans les sujets les plus étrangers à ce
qui le touche, et où il semble qu’il va jouir enfin de son imagination un moment
désintéressée, il se jette tout à coup au milieu de son roman, et il donne à ses
personnages, pour trait de caractère, la passion qui vient de s’éveiller dans son âme,
ou la fantaisie qui lui traverse l’esprit.
Mais ni l’inconséquence de ces créations, ni l’amalgame presque matériel de la
personne du poëte et de ses héros, ne peuvent détruire l’impression de vérité qui
reste de cette lecture. Ce sont, il est vrai, des êtres chez qui la grandeur et la
bassesse, le crime et la vertu, sont unis contre la logique et la nature ; mais telle
est la force de leur structure, qu’ils se meuvent librement dans leur incohérence, et
qu’ils vivent malgré la nature et la logique. Le feu qui animait le poëte a fait de
ces métaux divers comme un airain de Corinthe, étrange et indestructible. Si le vrai
« peut quelquefois n’être pas vraisemblable », pourquoi l’invraisemblable ne serait-il
pas quelquefois le vrai ? L’esprit ne consent pas à ce qu’une invention poétique qui
l’a ému, tout eu l’élevant, n’ait pas le caractère de la vérité. Le faux peut
émouvoir, témoin un mélodrame ; mais il n’élève pas. Une marque de la présence du vrai
dans un livre, c’est que ce qui nous y touche nous donne de l’estime pour nous-mêmes,
et que nous nous sentons honorés par notre plaisir. Comment sont vrais Childe-Harold,
le Corsaire, le Giaour, Hugo, Manfred, Parisina, le prisonnier de Chillon ? Je ne le
sais, mais ils sont vrais. Ils vivent comme Achille, Didon, Othello, Phèdre. On peut
les moins aimer ; il n’y a pas de théorie critique qui puisse les anéantir. Ils ont
accru ce peuple idéal que les hommes de génie ont créé au milieu de nous de leur
propre limon, et sur les types de l’éternel Créateur.
Voilà une première cause de durée pour les poésies de lord Byron. Il en est une
seconde, moins contestable peut-être : c’est la vérité des peintures de son propre
fond et la conformité de ce fond avec le nôtre.
Nous ne sommes pas tous des lord Byron, Dieu merci, quoique beaucoup, au temps de sa
vogue, aient cru lui ressembler ; mais tous nous avons quelque chose de sa profonde et
incurable misère. Nous la sentons diversement, les uns avec la foi qui l’adoucit par
la connaissance de la cause et par le ferme espoir de la guérison, les autres avec
l’incrédulité qui l’aggrave. Le mal dont lord Byron a souffert, c’est l’imperfection
de toutes les choses humaines, c’est le dégoût qui est au fond de tous les plaisirs,
l’impuissance qui est au bout de toutes les volontés. Ce mal, le christianisme seul a
connu par quelles racines il est attaché à notre chair, et quel inextricable tissu il
y forme avec les fibres par lesquelles se transmet la vie. Lord Byron le sent et le
peint en moraliste chrétien. On le croirait nourri des Pères quand il regarde dans son
cœur et qu’il confesse sa corruption. Le christianisme semble être entré de vive force
dans ce frère des anges rebelles de Milton ; mais il y met la connaissance sans en
chasser l’orgueil : Byron est comme certains blessés, il prend un triste plaisir à
voir saigner ses plaies.
Le dégoût des choses humaines, le doute sur les choses divines, tel est l’esprit
habituel de ce grand poëte. Avant de s’en amuser effrontément dans Don
Juan, il en avait gémi, il se l’était reproché plus d’une fois. Quand il
écrivit Don Juan, il était endurci par l’exil, ennuyé de la gloire,
sans en être rassasié, las des hommes, dont la louange ne le touchait plus et dont le
blâme continuait à l’irriter ; plus las de son propre cœur, où les passions
s’éteignaient sans que le repos y rentrât. Son doute est insultant ; il raille tout ce
qu’il ne peut plus aimer ; les vertus qu’il n’a pas, il les nie, et, par le dernier
travers où puisse tomber un Anglais, il perd le respect de son pays. C’est pourtant de
l’abîme d’un tel doute qu’il sortit, comme un désespéré, pour aller défendre la cause
des Grecs, et voilà pourquoi beaucoup pensèrent que l’héroïsme de sa fin n’était que
le suprême effort d’un homme blasé courant après un dernier amusement.
Avant ce doute, Byron en avait connu un meilleur : c’est le doute de ses premiers
poëmes, c’est le doute de Childe-Harold, de Conrad, de Lara ; c’est celui du poëme
qu’il écrivit dans les premiers jours de l’exil, alors qu’à l’orgueil d’une
proscription volontaire il mêlait la tristesse d’un adieu à la patrie. Ce doute est
bien plus près de ressembler aux angoisses de l’âme de Pascal qu’à l’insouciance de
Montaigne ou à la gaieté de Voltaire. Byron n’était pas fait pour le doute de nos
libres penseurs, ni pour dormir sur l’oreiller qu’il leur fait, lui qui met dans la
bouche de Manfred ces paroles si vraies de son propre cœur : « Mon sommeil, si
je connais le sommeil, n’est pas dormir ; ce n’est qu’une continuation opiniâtre de
la pensée… Quelque chose veille dans mon âme, et mes yeux ne se ferment que pour
regarder au dedans de moi64. »
Un tel doute est-il d’un cœur incapable de bons mouvements et d’un esprit incapable de
bonnes pensées ? Le remords y perce plus d’une fois et trahit un malheureux qui nie le
bien en se reprochant de ne l’avoir pas fait, et qui, ne croyant pas à la vertu, n’ose
pas se trouver innocent.
Quel orgueil d’ailleurs ne serait pas racheté par des paroles telles que celles-ci à
sa sœur, la muse de ses plus aimables chants : « Si au milieu d’écueils
inaperçus ou imprévus j’ai supporté ma part des choses de ce monde, la faute en est
à moi. Je n’irai point abriter mes erreurs sous un paradoxe ; j’ai été ingénieux
pour ma propre ruine et le pilote diligent dans mon propre naufrage. Miennes furent
mes fautes, que mienne soit la punition. Toute ma vie n’a été qu’une lutte, depuis
le jour qui, en me donnant l’être, me donna quelque chose qui devait en corrompre le
bienfait, une destinée et une volonté marchant hors de la droite voie65. »
On voit bien
dans ces derniers mots un faux-fuyant de l’orgueil : il dit destinée ou volonté pour
que l’alternative laisse la faute dans le doute ; mais l’aveu n’en est pas moins d’un
être libre qui s’accuse.
Enfin, à l’insu de son esprit, qui niait les affections humaines, son cœur lui
inspirait des vers comme il n’en vient qu’aux doux, mites, et à ceux
qui croient à Dieu et à la vertu. Outre toutes ses pièces à sa sœur, je citerai cette
stance à sa fille sur les joies dont il est privé par le divorce et par l’exil :
« Ô ma fille, avec ton nom a commencé ce chant, avec ton nom il doit finir.
Je ne te vois pas, je ne t’entends pas ; mais nul n’est plus ravi en toi que moi…
Aider au développement de ton âme, épier l’aurore de tes petites joies, m’asseoir
pour te regarder grandir, te voir saisir la connaissance des objets, merveilles pour
toi ; te prendre doucement sur mes genoux caressants et imprimer sur tes douces
joues les baisers d’un père, toutes ces choses sans doute n’étaient pas faites pour
moi, et pourtant elles étaient dans ma nature. Tel que je suis aujourd’hui, je ne
sais ce qui se passe en moi, mais j’y reconnais quelque chose qui ressemble à tout
cela66. »
À voir lord Byron de loin, pair d’Angleterre à vingt et un ans, assez riche pour
équiper des troupes, jeune, beau, célèbre, qui ne le croirait digne d’envie ? Si l’on
ne fait attention qu’à ses peines réelles, elles n’ont pas excédé de beaucoup la
mesure commune : un mariage malheureux qu’il rompt au bout d’un an, l’exil accepté par
un homme qui aimait la solitude, et qui ne méprisait pas l’effet que produit
l’éloignement ; tout cela ne forme pas une part des épreuves humaines.
Il n’y a d’ dans la destinée de lord Byron que la vanité de ses plaisirs
de jeunesse, et plus tard, quand vinrent les maux réels, la vanité des dédommagements
qu’il tira de la gloire, de la richesse, des voyages, de l’amour enfin, s’il connut
tout ce qu’il en a rêvé. Ses poésies sont pleines des cris que lui arrache le
sentiment de cette misère des vies privilégiées, la plus profonde de toutes et la
moins réparable. Quoi de moins enviable qu’une destinée qui donnait, à trente-trois
ans, son dernier mot dans ces quatre vers grimaçants : « À travers la pénible
route de la vie, de ses ténèbres et de sa fange, voilà que je me suis traîné jusqu’à
l’âge de trente-trois ans. Que m’ont laissé toutes ces années ? Rien, si ce n’est
trente-trois ans67 ! »
Lord Byron se plaint souvent de l’inanité de sa vie ; il s’en fait plaindre par ses
personnages. Ainsi, dans Manfred, sa personnification la moins
déguisée, l’abbé de Saint-Maurice dit du comte de Manfred : « Cet homme-là
pouvait être une noble créature. Il a toute l’énergie qui de tant de glorieux
éléments eût pu faire un tout accompli, s’ils eussent été sagement combinés. Tel
qu’il est, c’est un chaos digne d’être admiré ; lumière et ténèbres, esprit et
poussière, passions et pensées pures qui se mêlent et se combattent sans ordre et
sans fin, ou inactives ou destructives. Il périra, et pourtant il ne devrait pas
périr68. »
Un tel homme, s’il a le don de la poésie, nous intéressera à la peinture de son fond
aussi longtemps que nous serons, comme Manfred, « un mélange de lumière et de
ténèbres, de passions et de pensées pures »
. Et quand serons-nous autre
chose ? Mais il est des temps où le bien trouve dans la forte constitution des
sociétés plus de secours contre le mal, et où tout le monde vient en aide aux pensées
pures contre les passions. Dans ces temps-là un poëte, comme lord Byron serait
médiocrement goûté, et n’aurait d’admirateurs que parmi les esprits aventurés, comme
lui, « hors de la droite voie »
. Je me persuade qu’au xviie
siècle, au temps des grandes croyances, ces confessions
d’une âme qui s’avoue vaincue dans le combat du mal et du bien, et qui n’en est pas
humiliée, eussent trouvé peu de confidents sympathiques. De nos jours, où la
conscience individuelle n’a plus d’auxiliaire dans la conscience publique, ou personne
ne prête l’épaule à celui qui ploie sous le poids de son doute, les beautés
dangereuses d’un penseur audacieux et découragé ont plus de chances de nous toucher
que les beautés salutaires des époques de grande force sociale. Dieu seul sait
l’avenir qu’il nous réserve ; mais il est douteux qu’il lui plaise de faire cesser
bientôt cet isolement moral de l’individu dans nos sociétés sans croyance commune, et
lui plaira-t-il jamais d’affranchir l’esprit humain de la tyrannie du doute ?
Tant que durera ce genre de souffrance, un charme invincible attirera les esprits
cultivés vers les tristesses du grand poëte anglais. Ceux qui auront à soutenir ses
combats trouveront une secrète douceur à voir qu’ils n’ont ni souffert le plus, ni
souffert les premiers, et ceux qui auront mis leur âme en paix, ou qu’une nature
modérée aura préservés de cette lutte, ne se déplairont jamais aux images de périls
qu’ils n’auront pas connus. Parmi les sentiments les plus habituels à Byron, aucun ne
l’a mieux inspiré que son enthousiasme pour la nature. Les beautés des arts et des
livres le touchaient médiocrement. Il déclare tout net à Horace qu’il le goûte fort
peu. « C’est une malédiction, lui dit-il, d’entendre tes vers sans les avoir
jamais aimés69. »
À Florence, il n’a qu’une admiration de respect humain
pour les tableaux et les statues. Il ne veut pas en dire moins que les autres sur des
chefs-d’œuvre vantés partout le monde, et il s’exalte à froid pour ne pas être
au-dessous du sujet. Je l’aime mieux confessant qu’il n’en est point touché. C’est, à
la vérité, une supériorité et une grâce qui lui manquent ; mais ne vaut-il pas mieux
ne pas aimer les arts que d’affecter qu’on les aime ? « Ce n’est pas pour moi,
dit-il, que, sur les bords de l’Arno, la sculpture rivalise avec sa sœur aux
couleurs de l’arc-en-ciel ; car je suis plus accoutumé à associer ma pensée à la
nature dans les champs qu’à l’art dans les galeries. Mon esprit rend hommage à un
ouvrage divin ; mais il cède plutôt qu’il ne sent70. »
Il en dit encore plus
qu’il n’en pensait. Sa correspondance est plus sincère : « Je ne connais rien à la
peinture, écrit-il à un ami ; de tous les arts, c’est le plus artificiel, et celui qui
en impose le plus à la sottise humaine. Je n’ai jamais vu ni un tableau ni une statue
qui ne soit resté une lieue en deçà de ma pensée ou de mon attente ; mais j’ai vu
beaucoup de montagnes, de mers, de fleuves, de paysages, et deux ou trois femmes qui
les ont surpassés. »
On s’en aperçoit bien en lisant ses poésies, et pour commencer par où sa lettre
finit, les femmes, quel poëte plus énergique a peint les femmes avec plus de douceur
et de suavité ? Médora, Zuléika, Haïdée, Gulnare, sont trop sœurs peut-être, et, pour
des filles de l’Orient, on peut leur trouver une subtilité de sentiments qui siérait
mieux à des femmes d’Europe et à des chrétiennes : on ne les en aime pas moins et on y
croit ; elles réalisent l’idée qu’on s’est faite de tout temps de l’aimable par
excellence, la douceur avec la passion.
Cependant la critique pourrait y noter quelques traces de convenu ; il n’y en a
aucune dans l’amour de lord Byron pour la nature. Il fait très peu de descriptions ;
ce qu’il voit, il ne le voit pas pour les autres, et n’en prend pas des croquis pour
en composer à loisir des tableaux ; il ne peint pas les objets séparés de l’ensemble,
l’arbre sans le paysage, le flot sans la mer, l’étoile sans les cieux. Lord Byron
n’est pas un poëte descriptif ; mais nul poëte ne sent plus fortement la grandeur des
scènes de la nature et n’en reçoit des impressions plus profondes. Formes, lumière,
couleurs, harmonies, grandes voix de la mer et des montagnes, murmure des rivières,
silence des solitudes, tout ce qui est comme l’âme de chaque lieu, il le sent, il
l’exprime. Il parle de la nature, non parce que le sujet l’y amène, mais pour se
rendre par la pensée les voluptés qu’il a senties en présence de ces grandes scènes.
Avant d’écrire cet hymne magnifique à l’Océan qui termine Childe-Harold, il va de sa personne sur le bord de la mer, comme pour empêcher
que le travail du cabinet ne mêle quelque artifice de langage à la vérité de ses
impressions ; il se remplit de la présence de l’Océan, et touche sa crinière de la main frémissante qui va tracer l’hymne sur le papier.
Il y a entre la nature et de tels esprits de mystérieuses affinités qui les rendent
plus sensibles à ses beautés que les autres hommes. Les montagnes inaccessibles
plaisent à leur orgueil, les solitudes sourient à leur isolement, leur indépendance
n’est nulle part plus à l’aise qu’en présence de la mer, parce que la mer ne porte
point de jougs. « L’homme, dit Childe-Harold, marque la terre de ruines ; son
empire s’arrête sur ton rivage, sombre Océan… Il ne reste sur ton sein nulle trace
des ravages de l’homme, sauf de son propre ravage, lorsque, comme une goutte de
pluie, il s’enfonce dans tes profondeurs avec un sourd bouillonnement71. »
Ainsi parlerait l’aigle de ses cimes familières où la
neige du soir efface les vestiges que l’homme y a laissés le matin. Je ne cherche pas
de figure ; mais, s’il y a quelque chose dans l’instinct des bêtes qui ressemble aux
mouvements de l’âme humaine, quoi de plus semblable à ce farouche amour de
Childe-Harold pour la nature inviolable que ce qui fait aimera l’oiseau ses montagnes,
au lion son désert ?
Les sentiments de lord Byron sont d’ailleurs plus d’un païen que d’un chrétien. Ils
rappellent Virgile demandant qui le transportera dans les fraîches vallées de l’Hémus,
et le couvrira de l’ombre de ses bois immenses. Pourquoi n’y sent-on même pas le Dieu
que Virgile avait entrevu :
Lord Byron ne pense pas à rapporter à Dieu toute cette beauté de la terre. Ce qu’il
aime dans la nature, c’est le refuge qu’il y trouve contre les sociétés ; c’est que là
il n’y a plus de lutte avec les hommes ni de controverses avec les opinions. Il se
sent affranchi en présence des montagnes et de la mer ; il n’est pas touché.
Cet attendrissement qui nous fait verser de douces larmes à certains jours de voyage,
quand nous avons à la fois la liberté, la santé, et, à défaut de la complète paix de
l’esprit, une trêve avec nos peines morales, lord Byron l’a ignoré. Il ne connut pas,
dans le bonheur de vivre, ce qui en est le meilleur, le besoin de chercher à qui nous
en sommes redevables. Mais cet amour de la nature sans retour vers son auteur nous
émeut, faut-il l’avouer ? à certains moments où nous-mêmes nous jouissons de la nature
en païens, où, pour être plus près d’elle, peu s’en faut que nous ne désirions être la
génisse qui paît l’herbe fraîche, l’oiseau qui prend possession des cieux, le poisson
qui visite l’abîme mystérieux des mers : courte ivresse des sens, d’où nous revenons,
non sans quelque honte, à la pensée religieuse et à un amour de la nature
reconnaissant. Byron est le poëte de ces moments-là ; il est le poëte de ces jours où
notre esprit a besoin de se repaître de trouble, et préfère à la paix que lui
verserait le beau livre lu « trois fois d’un cœur pur »
, la fiévreuse
lecture de poésies qui caressent nos doutes et nous offrent l’orgueil pour consolation
de notre impuissance.
Quand je lus pour la première fois lord Byron, il était à la mode, et la mode,
m’éloigne de tous les ouvrages qu’elle vante. Leibniz disait : « Toutes les
fois que j’entends dire contre quelqu’un : Tolle, crucifige, je me
doute de quelque supercherie72. »
Ce qu’il pensait des haines de la foule, il le dut penser
de ses amours. Quand on entend crier d’un livre :
Pulchre, bene, recte
, il faut se douter de quelque illusion. C’est
un malheur pour un bon livre d’être à la mode, car, tandis qu’on l’exalte pour ses
beautés spécieuses, on n’aperçoit pas ses qualités solides, et, la mode passée, le
même oubli menace qualités et défauts. Il courrait grand risque, si, en dehors du
troupeau de la mode, il n’y avait pas, pour le préserver d’une disgrâce imméritée, des
gens sérieux qui lisent les livres d’un esprit libre, et qui vont droit à ce qui dure
à travers ce qui fait du bruit.
Comment ne me défierais-je pas de la mode ? elle fait faire des fautes même à ceux
qui lui tiennent tête, et, dans les controverses qu’elle suscite, elle communique de
sa témérité et de son vain langage même à ceux qui ont raison.
Au temps de la vogue de lord Byron, j’étais touché du mal que me paraissait faire aux
âmes un enchanteur qui présente le doute comme une supériorité de l’esprit, les
devoirs comme des conventions, le désespoir comme l’impression dernière que reçoit des
choses humaines un observateur de génie. Par un juste sentiment de ma faiblesse,
j’avais en défiance tout ce qui voulait intéresser mon imagination à ce que
n’approuvait pas ma raison ; je préférais les conseils des livres à leurs
complaisances, et j’aimais mieux, pour franchir la première entrée dans la vie,
prendre la main des guidés éprouvés, de ceux qui montrent le grand chemin, que de me
jeter à la suite du grand novateur anglais dans toutes les aventures de la pensée. Du
moins, je n’en ai rien écrit, et je m’en félicite, car il eût fallu rendre à lord
Byron une partie de ce que je lui aurais ôté, adorer ce que j’aurais brûlé, et, pour
être vrai, être inconséquent.
Aujourd’hui, l’impartialité est devenue facile. Il y a longtemps que la controverse
au sujet de lord Byron a cessé. La mode a changé d’idoles, et la critique a suivi la
mode. Lord Byron n’est ni un poëte populaire ni un auteur classique ; on ne le lit ni
par imitation ni par obligation. Il n’attire plus les yeux sur lui que par le pur et
paisible rayonnement de ce qu’il y a de durable dans sa gloire. Au lieu d’apologistes
et de critiques, il n’a plus pour lecteurs que de simples curieux des choses de
l’esprit, qu’intéresse cet astre solitaire à demi caché derrière les étoiles qui se
voient de tous les points du monde. Le temps lui a ôté ses plus dangereuses séductions
et émoussé ses pointes les plus acérées. La partie romanesque de ses poëmes a vieilli,
et ce doute dont il se prévalait comme d’un privilège du génie ne nous paraît plus
qu’un privilège de misère. On pourrait le louer impunément ; il n’y a pas de risque
qu’un éloge isolé lui ramenât la foule, fût-il d’une plume capable de mettre à la mode
ce qu’elle vante. Il y a pourtant de très bons esprits qui croient le temps mal choisi
pour montrer les beaux côtés d’un poëte tel que lord Byron. Dans un temps où la
faiblesse de la société exalte la superbe de l’individu, il est du devoir de la
critique, pensent-ils, d’ajourner la justice pour celui de tous les poëtes de ce
siècle chez qui la superbe a le plus de grandeur et de grâces. J’en suis d’accord, et
je ne voudrais pas manquer, pour mon compte, au devoir commun. Mais n’y a-t-il pas
deux manières d’attaquer l’esprit d’orgueil et de doute dans les livres qui l’ont
rendu populaire ? La première le prend corps à corps, lui arrache son masque, lui
prouve qu’il est dupe de ses propres sophismes. La seconde consiste à montrer, dans
ceux qui y ont employé sincèrement ou prostitué par calcul leur talent, le spectacle
du mal qu’ils se sont fait en nuisant aux autres, et appelle quelque pitié sur leurs
mains saignantes des blessures qu’ils ont portées au genre humain.
L’une est plus efficace du vivant de l’écrivain. Il est là pour y répondre, ou, s’il
n’accepte pas le combat, assez de gens sont intéressés à la mauvaise morale, pour
qu’il ne manque pas de champions. C’est une belle lutte alors, et combien ceux-là sont
à envier qui savent défendre avec éclat la conscience de leur pays contre les
sophismes de ses écrivains, la raison contre la mode, et la morale contre la
gloire !
L’autre sied mieux avec les écrivains morts. Les erreurs d’un vivant sont
orgueilleuses, ses sophismes ont je ne sais quoi de triomphant, ses lecteurs sont des
sujets, son succès est un règne. Avec sa vie cesse tout ce bruit ; la mort est déjà
une défaite ; que sera-ce si cette mort, comme celle de lord Byron, est prématurée et
héroïque ! Une première fois vaincu par les mœurs de son pays, il le fut une seconde
fois par la mort, mais sans la ressource de l’orgueil pour s’en consoler, ni de la
renommée pour s’en venger. N’est-ce pas de la bonne justice que de se borner, envers
un tel mort, à faire voir ce qu’il lui en a coûté pour avoir marché hors « de la
droite voie », et quel cilice armé de pointes il portait sous le poétique costume que
lui ont prêté les arts, ce beau et noble jeune homme, le souci public de toutes les
femmes de son temps ? Voilà ce que j’ai tâché de faire dans ces remarques sur lord
Byron. S’il en résulte la preuve que le plus puni du scandale d’un livre, c’est
souvent l’écrivain, et que le génie sans croyance n’est que le plus vulnérable des
amours-propres, ce ne sera, ce semble, ni de la mauvaise morale ni de la critique à
contre-temps.
▲