(1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre premier »

Chapitre premier

§ I. Du mot qui sert à caractériser le besoin de l’esprit français au commencement du dix-septième siècle, et de l’écrivain qui le premier a contenté ce besoin.  § II. Balzac.  Estime qu’en fait Descartes.  De l’applaudissement qu’excitent ses premiers écrits.  § III. En quoi consiste l’éloquence dans les lettres de Balzac, et des progrès que fait faire cet auteur à la langue française.  § IV. Des défauts de Balzac et de ses critiques.  Le père Goulu.  Les traités de Balzac.  § V. De ce qu’il y a de durable dans les œuvres de Balzac.  Théorie de la prose française.  § VI. Les lettres de Voiture.

§ I. Du mot qui sert à caractériser le besoin de l’esprit français au commencement du dix-septième siècle, et de l’écrivain qui le premier a contenté ce besoin.

Après Charron et saint François de Sales, mais loin d’eux, de bons écrivains continuent cet esprit de méthode et ce commencement de choix dans les idées et dans la langue. Deux, entre autres, alors fort goûtés, le cardinal Duperron et Coeffeteau, évêque de Marseille, rendaient ce progrès sensible à tous les esprits par des ouvrages bien faits et d’une lecture facile. Duperron réfutait, avec une méthode et une modération jusqu’alors inconnues, les écrits de Duplessis-Mornay en faveur du protestantisme. Coeffeteau, plus bel esprit, plus adonné aux lettres profanes, écrivait une histoire de Rome sous les empereurs, d’un style doux, coulant, précis, non moins nouveau que la modération théologique de Duperron. Ces deux noms ont été fort retentissants au commencement du dix-septième siècle, celui de Coeffeteau surtout, un des auteurs modèles de la naissante Académie française. Les exemples de cet auteur sont de ceux qui ont le plus de poids aux yeux de Vaugelas, si embarrassé et si plein de scrupules quand il lui faut prononcer entre les deux plus grandes autorités, selon lui, du langage, l’Usage et Monsieur de Coeffeteau.

Il n’y a pourtant pas d’invention ni d’originalité dans Coeffeteau non plus que dans Duperron. Leur seul mérite est de s’être débarrassés de certains défauts et d’avoir perfectionné certaines qualités de la langue littéraire courante. Ils avaient su faire un choix dans ce que leurs devanciers avaient trouvé et comme entassé.

La prose française en était arrivée à ce point vers le premier quart du dix-septième siècle. On voulait dans la langue ce qu’on voulait dans les choses : choisir pour appliquer. On avait reconnu un état de l’esprit meilleur que la curiosité, cet appétit un peu grossier, qui se jette sur toute sorte de nourriture ; meilleur que le doute, qui, après avoir été si doux, devient insupportable, à mesure que la curiosité s’affaiblit. On voulait, à la place de la curiosité, le choix, qui, parmi toutes ces nourritures, distinguât enfin les plus substantielles ; à la place du doute sur toutes choses, le discernement des choses indispensables et certaines. Dans la langue on demandait des règles, un triage entre tant de mots d’origines si diverses, un usage commun qui prévalût sur le caprice individuel.

Pour caractériser cette disposition des esprits et pour la rendre plus générale, il manquait un mot qui en donnât une image claire et frappante, une théorie qui en déterminât le sens, un écrivain qui réalisât cette théorie avec éclat.

Ce mot, ce ne fut pas vérité. On n’eût pas encore osé le prendre à la théologie, qui en avait le privilège exclusif. Il fallait d’ailleurs que la langue y fût comprise, et que le même mot s’étendît aux pensées et aux paroles. Ce fut éloquence, mot magique alors par tout ce qu’il exprimait de certain et d’acquis et par tout ce qu’il promettait ; signe de ralliement pour les esprits, déjà en très grand nombre, qui, en s’occupant de lettres et de langue, croyaient fonder un grand et glorieux établissement. Richelieu le suggérait à Louis XIII, dans ses lettres patentes pour la fondation de l’Académie française.

L’éloquence, y est-il dit, est le plus noble des arts. Ce mot remplissait les imaginations et contentait les esprits les plus sévères. On ne savait rien au-delà.

Eloquence, art de dire ce qui doit être dit, de persuader ce qu’il faut faire ou ce qu’il faut croire ; ainsi l’entendait tout le monde. L’idée d’instruire, d’enseigner, d’agir sur la conduite des hommes, de prouver une vérité, n’était plus distincte de l’idée des ouvrages d’esprit. Ecrire était une façon d’agir ; l’éloquence, un instrument de direction. « C’est, écrivait-on alors, cet art qui commande à tous les autres ; qui ne se contente pas de plaire par la pureté du style et par les grâces du langage, mais qui entreprend de persuader par la force de la doctrine et par l’abondance de la raison. »

Qui donc en donnait une idée si exacte, en des termes si nobles et si précis ? Le même homme qui le premier en avait prononcé le nom, et qui en allait donner au moins la première image. C’était Balzac, grand nom alors, vain nom aujourd’hui, dont il faut expliquer les fortunes si contraires et toutefois si méritées, le même bon sens public ayant fait sa grandeur et sa chute.

§ II. Balzac.  Estime qu’en fait Descartes.  De l’applaudissement qu’excitent ses premiers écrits.

Il ne s’agit pas de la réhabilitation de Balzac, quoique Bayle, qui l’appelle « l’une des plus belles plumes de France », la lui ait promise. Il faut seulement en faire une mention proportionnée, dans une histoire où la première place, après les ouvrages durables, appartient de droit à ceux qui y ont préparé le goût public. D’ailleurs Balzac est recommandé par un jugement de Descartes, d’autant plus digne de considération que l’éloge n’y paraît être qu’un sentiment juste du mérite de cet auteur, légèrement exagéré par une disposition bienveillante1.

Descartes admire dans les lettres de Balzac précisément ce qui en faisait la nouveauté : l’accord et le tempérament de toutes les parties, la composition, la proportion, et cette harmonie de l’ensemble, qu’il compare à la beauté dans une femme parfaitement belle. Il élève Balzac au-dessus des autres écrivains pour la vérité et la noblesse de son élocution ; enfin, il y remarque un si grand art de persuader, qu’il croit devoir, à l’occasion, donner une théorie de cet art. « M. de Balzac, dit-il, explique avec tant de force ce qu’il entreprend de traiter, il l’enrichit de si grands exemples, qu’il y a lieu de s’étonner que l’exacte observation de toutes les règles de l’art n’ait point affaibli la véhémence de son style ni retenu l’impétuosité de son naturel

Plus une personne a d’esprit, ajoute-t-il, et plus infailliblement elle est convaincue de la solidité et de la vérité de ses raisons, principalement lorsqu’elle n’a dessein de prouver aux autres que ce qu’elle s’est auparavant persuadé à elle-même. »

Plus loin, parlant du caractère moral et des écrits de Balzac : « Il y a, dit-il, dans ces écrits une certaine liberté généreuse qui fait voir qu’il n’y a rien de plus insupportable que de mentir2»

Descartes interprète en bien même sa vanité, disant que Balzac ne parle de lui avec avantage que par l’amour qu’il porte à la vérité, et par une générosité naturelle. « Et la postérité, ajoute-t-il, lui faisant justice et voyant en lui des mœurs tout conformes à celles de ces grands hommes de l’antiquité, admirera la candeur et l’ingénuité de cet esprit élevé au-dessus du commun, quoique les hommes jaloux maintenant de sa gloire ne veuillent pas reconnaître une vertu si sublime. » C’est sa franchise qui lui attire ces libelles diffamatoires dont les auteurs ont pris dans ce qu’il dit de lui le spécieux prétexte et la matière de toutes leurs accusations. Le tour de cette apologie peut sentir l’affection ; mais le fond n’en fait pas tort à l’intégrité de jugement dont Balzac loue Descartes. Quatre circonstances y sont particulièrement notées, que l’on doit regarder comme les plus belles parties de l’écrivain :

Le choix, la composition, le mérite d’ensemble ;

L’art de persuader aux autres ce qu’on s’est d’abord persuadé à soi-même ;

La pureté de l’élocution ;

Les qualités du caractère, non moins nécessaires que les qualités de l’esprit pour former les écrivains excellents.

Cet éloge convient à Balzac. J’y ferai des restrictions. Mais quelque chose que la critique en puisse retrancher, c’est une belle recommandation pour la mémoire de Balzac d’avoir inspiré à Descartes cette théorie du grand écrivain.

Balzac avait à peine vingt ans3 quand le cardinal Duperron, sur quelques pages que Coeffeteau lui fit voir de ce jeune homme, étonné comme l’avait été Desportes des premiers vers de Malherbe, « Si le progrès de son style, dit-il, répond à si grands commencements, il sera bientôt le maître des maîtres. » Duperron et Coeffeteau admiraient dans ce jeune homme ce qui manquait à leurs écrits, de l’imagination et un certain feu d’expression dans cette sage conduite du discours, qu’il avait pu apprendre à leur école.

Balzac était avec une grande délicatesse de tempérament, une santé faible, que ses ennemis disaient ruinée, pour le décrier ; une imagination vive, avec un grand fonds de justesse. Il ne sentait rien médiocrement. Son éducation fut excellente. Il rend ce témoignage à l’un de ses maîtres, M. Bourbon, homme fort savant, qu’il avait appris de lui à juger du mérite des auteurs, à distinguer les styles et les caractères, à faire la différence entre le bien et ce qui n’en est que l’apparence.

En Italie, où les circonstances le firent aller très jeune, il apprit que « pour écrire comme il faut il fallait se proposer de bons exemples, et que les bons exemples étaient renfermés dans un certain cercle d’années, hors duquel il n’y avait rien qui ne fût ou dans l’imperfection de ce qui commence ou dans la corruption de ce qui vieillit. » Il vit là de curieux exemples de superstition classique : un gentilhomme vénitien qui, à son jour de naissance, avait coutume de brûler un exemplaire de Martial en l’honneur de Catulle ; un autre délicat, qui faisait voir à son fils, dans les Métamorphoses d’Ovide, le commencement de la décadence latine. Cette sévérité, qu’il n’approuvait pas sans réserve, avait, dit-il, « subtilisé son goût de telle façon, et lui avait mis devant les yeux une telle idée de pureté, que les moindres souillures les offensaient, et qu’il ne trouvait pas supportable ce qu’il avait autrefois trouvé excellent. » Il dit ailleurs : « Je m’étais rendu si délicat en français et en latin, qu’il n’y avait rien de si aisé que de me faire rejeter un mauvais livre. » En français tout lui était suspect de gasconisme ; sur chaque mot d’un écrivain de province, il consultait l’oreille d’un habitant de Paris, et « peu s’en fallait, disait-il, que la Touraine, si proche de Paris, ne lui en parût aussi éloignée que le Rouergue. »

On reconnaît à ce trait un disciple de Malherbe. C’est à l’école de ce grand maître en l’art d’écrire, que Balzac avait perfectionné, et peut-être exagéré, cette délicatesse d’imagination qui ne se contentait de rien de douteux, « et qui recevait de la douleur de tous les objets qui n’étaient pas beaux. » « Cet homme, dit-il, qui ne pardonnerait pas une incongruité à son père, m’avait mis en cette humeur, et m’avait fait jurer sur ses dogmes et ses maximes. Vous entendez bien par là notre M. de Malherbe, et savez bien qu’en qualité de premier grammairien de France, il prétend que tout ce qui parle soit sous sa juridiction, comme il est cause en effet qu’on parle plus régulièrement qu’on ne faisait, et moins au hasard et à l’aventure4» La déclaration n’est point suspecte : c’est à la forte discipline de Malherbe que nous devons la double réforme de la poésie et de la prose. Quelques-unes de ses lettres seraient de fort bons modèles de l’art d’écrire en prose. Mais le maître y a été surpassé par le disciple, et ce fut Balzac qui montra le premier ce que gagne un bon naturel à recevoir une règle qui l’aide à mettre au jour ses qualités et à vaincre ses défauts.

Il y a, d’ailleurs, de grandes ressemblances entre ces deux hommes, destinés à constituer la langue française dans ses deux formes, la poésie et la prose. Tous les deux sont nés gentilshommes, et tous les deux s’attachent au parti royal : Balzac y avait plus de mérite que Malherbe, parce qu’il était plus jeune, qu’il avait vu ce parti avoir le dessous, et qu’il avait rempli des fonctions de confiance auprès du duc d’Epernon et du cardinal de la Valette, deux des chefs les plus marquants du parti des princes. Balzac est animé contre les huguenots de 1631 du même enthousiasme que le vieux Malherbe contre ceux de 16275. Il écrit à une dame huguenote, qu’il aimait, « que les huguenots n’ont fait de bon qu’elle ; mais qu’à cela près, ce sont les plus grands ennemis de la France. » Tous les deux ont une grande vanité ; mais la vanité de Balzac, quoiqu’en ait dit Descartes, allait beaucoup au-delà de l’impression forte qu’un homme de mérite reçoit de sa supériorité sur les autres. Malherbe, à quelques excès près, ne fit, comme Horace, que prédire de ses vers ce qu’en devait penser la postérité. Dans tous les deux je remarque un jugement plus ferme et plus sûr qu’étendu ; un esprit net et droit plutôt que vaste ; trop peu de cette sensibilité qui vient d‘une âme que les passions ont remuée, mais beaucoup de facilité à prendre feu sur les ouvrages de l’esprit. Tous les deux ont été d’excellents précepteurs pour le public, qui devient à son tour le meilleur précepteur des hommes de génie. Malherbe et Balzac sont dignes d’admiration, pour avoir formé la foule, et l’avoir comme préparée, celui-ci, aux sublimes beautés de Corneille ; celui-là, à des écrits en prose plus substantiels et plus décisifs que les siens, par exemple ceux de Descartes.

J’ai dit quelle était la disposition des esprits au commencement du dix-septième siècle. Entre tant de choses recueillies par le seizième, on voulait savoir ce qui était le bien, le vrai : on avait soif d’être persuadé. Pour la langue, on y voulait des changements conformes : plus de netteté et de précision, un ton d’autorité approprié à ce besoin de persuasion, quelque chose de pressant et d’impérieux comme les odes de Malherbe. C’est ce qu’avaient cherché, en s’assujettissant à un ordre, en suivant une méthode, saint François de Sales et Charron : c’est ce que parut réaliser Balzac.

Aussi ses premières lettres furent-elles très admirées. Duperron ne les avait vues qu’en manuscrit, quand il en porta le jugement que j’ai rappelé, et qu’il s’avoua surpassé par un jeune homme de vingt ans, dans la seule chose qu’il pensât posséder du consentement de tous. On crut voir dans ces lettres l’image même de l’éloquence. Tout le monde y trouvait ce que tout le monde cherchait ; avec trop de faveur, avec exagération, qui peut le nier ? mais avec un accord qui prouve combien tous les bons esprits appelaient ce progrès, le dernier à faire avant d’arriver aux chefs-d’œuvre.

Il y a de curieux témoignages de l’enthousiasme qu’excitèrent les lettres de Balzac. Richelieu, déjà cardinal, en parle comme Bois-Robert : « Les conceptions de vos lettres, lui écrit Richelieu, sont fortes, et aussi éloignées des imaginations ordinaires qu’elles sont conformes au sens commun de ceux qui ont le jugement relevé6» Bois-Robert, pour le louer plus dignement, emprunte le langage de l’ode :

Étonnent comme les miracles ;
Que ce serait autant d’oracles,
Si tu parlais moins clairement.

Et plus haut :

Rome, qui fut si glorieuse
N’eut jamais tant de majesté

On lui dédie des vers espagnols avec cette inscription : A l’unique éloquent ! C’est son éloquence que vante Racan dans une ode où il ne veut pas rester en arrière de Bois-Robert :

Les choses les plus ordinaires
Sont rares quand il les écrit,
Et la clarté de son esprit
La douceur et la majesté
Son éloquence est la première
Et qui n’a point d’yeux pour la voir,
N’en a point pour voir la lumière.

Un autre poète du temps, Jean Sirmond, dans d’excellents vers latins, salue en Balzac la personnification de l’éloquence : « Telle apparaîtrait, dit-il, l’Éloquence, heureuse de se faire voir sous ses propres traits, si elle descendait du ciel, soit pour accabler le crime, soit pour diviniser la vertu8» Il peint l’étonnement de la cour, entendant cette parole si vive et ce qu’il appelle les miracles de la déesse de la persuasion. Chacun, dit-il, aime qu’on lui fasse ainsi violence ; impossible de se roidir contre la force des pensées de Balzac, impossible d’y contredire.

C’était donc là la grande nouveauté du temps. L’éloquence, l’art de convaincre les autres de ce dont on est convaincu soi-même, voilà ce qu’on reconnut dans Balzac avec un applaudissement universel. On prenait l’ombre pour la chose : illusion féconde, à la veille d’une grande époque littéraire ; illusion fâcheuse le lendemain.

§ III. En quoi consiste l’éloquence dans les lettres de Balzac, et des progrès que fait faire cet auteur a la langue française.

Les lettres de Balzac sont des réflexions morales et politiques sur les événements de l’époque. Les affaires de religion, les conclaves, l’hérésie, les troubles politiques, la guerre, la paix, en fournissent la matière. Balzac en avait reçu l’idée du cardinal de la Valette, « lequel lui avait commandé, dit-il, de ne rien laisser passer dans le monde sans lui en écrire son sentiment, et de faire des sujets de lettres de toutes les affaires publiques9» Certains personnages y sont appréciés, certaines actions louées ou blâmées par des raisons générales qu’il appuie d’exemples du passé. La civilité et la flatterie y tiennent une grande place, et ont coûté bien des tours de force à Balzac. D’autres lettres sont purement littéraires. Quelques-unes, écrites de Rome, pourraient être regardées comme les premiers modèles de cette description passionnée où notre siècle a excellé. Elles forment, à l’avantage de Balzac, contraste avec la sécheresse des lettres écrites de Rome et d’Italie par Montaigne, resté froid parmi ces grandeurs passées, qui remplissent l’imagination de Balzac.

L’éloquence, dans les lettres de Balzac, consiste en un beau choix de pensées se rapportant à un sujet déterminé, rangées dans un ordre approprié pour persuader, et exprimées avec feu ; c’est le ton de l’éloquence plutôt que l’éloquence elle-même. Mais cette première image charmait les esprits ; chacun, pour parler comme Sirmond, aimait cette douce violence que nous font les ouvrages écrits par un auteur persuadé.

Ce caractère devint plus sensible dans certaines lettres composées, comme les harangues antiques, sur quelque vérité générale, avec toutes les parties du discours. Ce que Descartes y admirait n’a pas cessé d’être admirable. Ce mérite de composition, après tant d’ouvrages sans méthode et sans plan ; cet art de persuader ce dont on est convaincu, après ce doute et cette peur de s’engager dans quelque vérité à laquelle il eût fallu faire des sacrifices ; cette harmonie, cette pureté de l’élocution, après ce mélange de toutes les langues et de tous les tons dans un discours dont les parties ne tiraient pas leur valeur de l’ensemble ; le caractère de l’homme, pour accréditer les principes de l’écrivain, et pour montrer que le plus homme de bien est l’écrivain le plus habile : tout cela était si nouveau que Balzac put faire impression même sur un homme de génie ; avec combien plus de raison sur tous les esprits cultivés de l’époque ! La composition, c’est-à-dire l’art de disposer et de développer avec ordre et proportion toutes les parties d’un sujet, de lui donner l’étendue qu’il comporte, de n’y faire entrer que les idées qui s’y rattachent, d’en écarter toutes celles qui lui sont étrangères, de l’approprier aux intelligences les moins préparées, est un art presque inconnu au seizième siècle. On a vu, dans les premières années du dix-septième, Charron tenter d’y arriver, former un plan, couper et diviser sa matière. Est-ce pour ce mérite de composition qu’on le lit encore, ou pour quelques-uns des charmants caprices de la langue de son maître, conservés dans la sienne, et pour ses naïves infractions à ses propres règles ?

Au seizième siècle, le manque de composition ne frappait pas les esprits, parce qu’on était plus pressé de savoir que de choisir parmi ce qu’on savait, et d’être instruit que d’être persuadé. Or, le talent de la composition naît du besoin de persuader. C’est pour s’emparer de l’esprit des autres qu’un auteur fait faire un si violent effort au sien. La composition dans les écrits est comme un plan d’attaque dans la guerre : on enferme les esprits dans un cercle, on leur ôte toute communication avec le dehors, afin de les mieux convaincre de ce dont on est convaincu soi-même. Il fallait pour ce grand art la maturité du dix-septième siècle. Au seizième on n’était pas assez mûr, ni l’écrivain pour la force de méditation qu’exige un plan, ni le public pour le plaisir qu’on éprouve à être persuadé.

L’élocution ne laissait pas moins à désirer que la composition ; c’est même par la grossièreté de la composition, où chaque partie formait un tout, chaque détail une partie, que l’élocution était si vicieuse. Les mots y avaient la valeur de chaque soldat dans une armée sans chefs. De là ce défaut de précision, qui devient sitôt insupportable, après avoir flatté d’abord l’esprit d’une fausse idée de son étendue. N’en ayant pas besoin dans les pensées, on ne la regrettait pas, on ne la désirait pas dans le langage. On voyait avec une curiosité très vive ces nuances qui paraissaient l’enrichir, ces mots qui en grossissaient à vue d‘œil le vocabulaire ; on assistait, comme à un tournoi, à cette lutte entre notre langue et les langues anciennes et modernes, à qui aurait l’avantage des détails et du nombre des mots dans une description. L’excès en ce genre charmait le public lettré. Les mots étaient plutôt comptés que pesés. Joignez à cela les illusions de l’analogie, et ces conquêtes téméraires sur les langues anciennes et modernes, où l’on ne distinguait pas ce qui pouvait s’incorporer à la nôtre de ce qu’elle devait rejeter. Et par suite l’encombrement, l’embarras, la pesanteur, ce je ne sais quoi de traînassier. comme on disait alors, dans un style sans précision, qui craignait d’autant moins de se charger en chemin de nuances, d’épithètes, d’emprunts aux autres langues, que le discours, n’ayant à aller nulle part, n’était point pressé d’arriver.

On ne sentait pas non plus le défaut de noblesse dans le langage. Le goût ne pouvait sur ce point devancer les mœurs. Or, au seizième siècle, un mélange de rudesse gauloise et de grandeur imitée de

Plutarque, la licence propre aux temps où la violence et le danger rendent la vie précaire, la corruption de l’Italie en décadence, formaient les mœurs de la cour, sur laquelle se modelait la nation. Il s’en voit des traces même dans Malherbe, qui donnait les premiers exemples du langage noble dans la poésie ; et Balzac n’y échappe pas toujours, même dans ses pages les plus soutenues.

Après lui, et grâce à lui, le public lettré comprit toutes les conditions des écrits durables, et l’esprit français prit une plus haute idée de lui-même. On appela tout cela l’éloquence, et l’on se fit de l’éloquence un idéal auquel j’aime à voir tous les auteurs du temps aspirer, même au risque d’un peu d’emphase, et de cette « raisonnable fureur » à laquelle Balzac avoue naïvement s’être laissé parfois emporter.

Les lettres de Balzac touchaient à tout ce qui occupait alors les esprits : à l’érudition, qui s’était plutôt réglée que ralentie ; à la morale générale ; aux matières de foi, vues d’un esprit plus libre ; à la politique, nouveauté si attrayante alors ; aux événements de l’époque, aux rôles qu’y jouaient les principaux personnages. C’est à la faveur de ces préoccupations du jour ou simplement des idées à la mode, que s’introduisait la réforme littéraire ; et le goût se formait par ce qui d’ordinaire le corrompt. Ces lettres étaient comme la conversation d’un esprit sérieux et élevé, tirant quelque vérité morale de tout ce qui était pour le public sujet d’entretiens superficiels. On y touchait du doigt ces perfectionnements que Descartes loue dans Balzac : cette suite, cette liaison des parties, ce plan conçu avec force et clarté, ce langage précis, figuré avec mesure, ce tour libre et majestueux, cette noblesse qui n’est que l’unité de ton dans un sujet où il n’est rien entré qui n’y convienne. Nulle autre forme d’ouvrage n’était mieux appropriée à l’époque. Quand on considère l’état de la France alors, les guerres entre la royauté et la noblesse, entre le roi et sa mère, les meurtres et les intrigues, un gouvernement sans cesse contesté et flottant, quel genre d’écrit pouvait être plus goûté que des lettres, dont les plus longues l’étaient moins que le plus court traité ? Aussi étaient-elles lues de tout le monde. On les attendait, on se les passait de main en main ; c’était une mode. Heureusement qu’aux époques favorisées il n’entre pas moins de raison que de frivolité dans la mode ; l’effet de la frivolité est passager, l’effet de la raison demeure.

C’était une frivolité de dire que « les malades se guérissaient à la vue des lettres de Balzac » ; que « son livre n’était guère moins connu que l’eau et le feu » ; que « c’était le philtre qui faisait aimer le français aux nations qui habitent les bords de la mer Glaciale » ; que Sénèque, auprès de Balzac, n’était que monotonie, et Cicéron que vide ; qu’il était l’empereur des orateurs, comme si le titre d’orateur, objecte judicieusement un de ses critiques, pouvait appartenir à qui n’a jamais parlé en public.

Mais c’était de la raison de remarquer dans Balzac ce style relevé, ce beau choix de paroles, cet ordre et cet arrangement d’où elles tiraient leur force, tant de perfectionnements de détail dont ses critiques mêmes étaient d’accord avec ses apologistes.

Au reste, critiques et apologistes, tout le monde attisait comme à l’envi la vanité de Balzac. Ses critiques n’imaginaient rien de plus fort à lui dire, sinon que toute la France était empuantie de son éloquence, reconnaissant ainsi ce grand succès en le calomniant. Quant aux apologistes, il se trouvait des corps savants, la Sorbonne par exemple, pour qualifier de sujet royal tel des sujets qu’il avait traités. Aussi voit-on sans mauvaise humeur l’infatuation de Balzac écrivant d‘un de ses critiques : « Un d’eux ne pouvant souffrir cet éclat, je ne sais lequel, qui me rend plus visible que je ne veux, et cette réputation incommode que je changerais de bon cœur avec le repos de ceux qui ne sont connus de personne, a entrepris de parler plus haut que la renommée et d’obliger tout un royaume de se dédire. » Et plus loin : « Il m’est pourtant bien doux de recevoir aujourd’hui, avec vos prières, celles de la moitié de la France10» Bayle cite l’anecdote de cet homme qui lui demandait des nouvelles de messieurs ses livres. Comment recevoir tout cet encens et n’en être pas enivré ? Pour comble, Richelieu prenait ombrage de sa gloire, et de la même main qui en 1624 l’avait loué d’un style si délicat, lui écrivait en 1627, au plus fort de ses succès : « Je n’ai point celé à un de vos amis que je trouvais quelque chose à désirer en vos lettres, en ce que vous y mettez d’autrui ; craignant que la liberté de votre plume ne fit croire qu’il y en eût en leur humeur et en leurs mœurs, et ne portât ceux qui les connaîtraient plus de nom que de conversation à en faire un autre jugement que vous ne souhaiteriez vous-même11» Est-ce à cause de cette indépendance d’esprit, ou de cet éclat qui le rendait si visible, que Balzac manqua l’évêché dont Richelieu l’avait quelque temps flatté ? Peut-être le cardinal l’en trouva-t-il trop digne au temps de son succès, et trop peu digne le jour où ce succès diminua, et où la santé de Balzac cessa de compter parmi les événements qui occupaient le public.

§ IV. Des défauts de Balzac et de ses critiques.  Le Père Goulu.  Les Traités de Balzac.

Ce jour arriva bientôt, et, dans la vie de Balzac, la gloire du jeune homme fut comme un embarras pour l’homme mûr. Ses apologistes eux-mêmes, croyant raffiner sur l’éloge de son éloquence, avaient dénoncé le défaut qui allait en dégoûter le public. A ceux qui reprochaient à Balzac le titre de

Lettres donné à ses pièces d’éloquence, disant qu’une inscription si basse ne devait couvrir que des choses ordinaires, ses admirateurs répondaient « qu’il n’avait tenu qu’à la fortune que ce qu’on appelait Lettres n’eussent été harangues ou discours d’Etat ; mais que, dans un pays où la volonté d’un seul avait remplacé le gouvernement populaire, n’y ayant ni peuples opprimés à défendre devant un sénat, ni oppresseurs à accuser, il n’y avait pas lieu à l’éloquence politique ; que quant au barreau, les affaires y étaient tellement étouffées par la chicane, que là non plus il n’y avait pas place pour l’éloquence judiciaire : qu’il restait les chaires des prédicateurs, mais que ce n’étaient pas des hommes tels que M. de Balzac qu’on appelait aux fonctions ecclésiastiques », allusion à Richelieu, qui l’avait critiqué et ne l’avait pas fait évêque, pas même abbé, à quoi Balzac, dit-on, s’était rabattu ;  « que dès lors il avait fallu que son éloquence s’enfermât dans ce petit espace. » C’est là, en effet, le malheur de cette éloquence. C’est l’éloquence hors de son lieu, sans les grands intérêts qui l’alimentent, sans ce sérieux qui la préserve des hyperboles ou des vaines subtilités du travail à froid, dans une matière qui n’a pas de richesses naturelles. C’était de l’éloquence sans sujet.

Ses critiques n’avaient pas manqué de s’en apercevoir. Aussi le blâmaient-ils d’employer hors de temps la magnificence du langage, et de chercher de grands mots pour amplifier de petites choses. Ils

n’exagéraient pas. Le défaut le plus choquant de Balzac, c’est ce manque de proportion entre les mots et les choses. A qui croit-on, par exemple, qu’il fasse allusion dans les lignes qui suivent :

« Et ici, Ménandre, avant que de passer outre, admirons ensemble les moyens dont Dieu se sert pour procurer le repos du monde, et le soin qu’il a de trouver quelquefois le bien public dans le malheur des particuliers. Avouez-moi que ce n’est pas un petit effet de la Providence de s’être visiblement opposée au premier genre de vie qu’avait choisi un homme si dangereux12»

Quel est donc cet homme ? et de qui parle Balzac sur ce ton de Bossuet parlant des révolutions des empires, ou tout au moins de quelque Cromwell ?

Il s’agit d’un des noms les plus obscurs de l’histoire littéraire, du père Goulu, provincial des feuillants, qui, sous le pseudonyme de Phyllarque, avait attaqué Balzac. Ce faste de mots signifie que le père Goulu avait commencé par être avocat, mais qu’au grand profit du public il avait renoncé à cette profession pour se faire feuillant. C’est dans ce style majestueux que Balzac s’en plaint à Ménandre (Costar ou Chapelain), et qu’il fait intervenir les desseins secrets de la Providence dans l’histoire de sa vanité blessée.

Voici comment s’était émue la querelle. Un jeune feuillant, frère André, avait publié un petit écrit

« De la Conformité de l’éloquence de M. de Balzac avec celle des plus grands personnages du temps passé et du présent.  » Cet écrit était injuste. On luisait un tort à Balzac de l’un de ses principaux mérites : car si cet auteur est digne de louange, c’est surtout pour la façon dont il imite les anciens. Ce n’est plus une traduction commentée avec originalité, comme dans Montaigne, ni une glose pédantesque des aphorismes de la sagesse antique, comme dans Charron. C’est cette sagesse elle-même s’exprimant en français ; l’érudition y est si bien fondue dans la pensée originale, que Balzac put croire qu’il inventait ce qu’il s’était approprié.

Il fit répondre aux attaques du jeune feuillant par une apologie, où lui-même, en beaucoup d’endroits, avait tenu la plume. Goulu, quoiqu’il n’y fût que nommé, s’en irrita. Soit esprit de corps, soit que le jeune feuillant n’eût été que le prête-nom de sa jalousie, il répondit à l’Apologie par des lettres qui, parmi beaucoup de critiques passionnées ou puériles, exprimaient les vrais principes et donnaient les vraies raisons du refroidissement qui suivit le premier enthousiasme pour les écrits de Balzac.

Il l’appelle assez plaisamment Narcisse. Il n’entend pas, d’ailleurs, lui ôter la louange d’avoir « un peu de capacité, et quelque chose de bon et de relevé dans ses discours. » Mais pour cette réputation d’unique éloquent, d’empereur des orateurs, qu’on fait à Narcisse, « comment, dit naïvement Goulu, lui pourrait appartenir le titre d’orateur, vu qu’il n’a jamais parlé en public ? » Et il le veut réduire à la qualité de simple écrivain. Excellente leçon pour certains apologistes de nos jours, qui, par la même intempérance d’admiration, donnent le nom de grands poètes à des écrivains en prose.

C’est l’écrivain qu’il met en regard de « cette perfection du bien dire, laquelle consiste plus en la rondeur, en la netteté et en la simplicité du langage, avec quelque ornement, quand la matière l’exige, que non pas en ces sottes et ridicules affectations d’hyperboles extravagantes, de manières recherchées de s’expliquer, qui sont nouvelles parce qu’elles sont sauvages et monstrueuses. » Il y poursuit et y signale avec une sagacité qu’éclaire un vrai savoir, et que la passion rend cruelle, toutes les formes qu’affecte cette éloquence sans sujet, sans chaire, sans tribune, sans barreau. Il y fait voir ce que les anciens appelaient le froid, c’est-à-dire, selon Théophraste, ce qui est énoncé par des paroles plus grandes qu’il ne faut pour le déclarer. Balzac y tombe, quand il dit : « J’ai un éventail qui lasse les mains de quatre valets, et qui fait un vent en ma chambre qui ferait des naufrages en pleine mer. » Goulu relève le défaut de couler d’une pensée noble dans une pensée basse. C’est Euripide disant de Polyxène qu’en tombant sous le couteau elle prit grand soin que sa chute fût honnête, et ajoutant, par l’effet de ce défaut, « qu’elle cacha les parties qu’il faut couvrir aux yeux des hommes. » C’est Balzac disant au roi, après des paroles

plus enflées que solides, « qu’il ne faut plus qu’il parle d’agir puissamment, et de ne faire des coups d’Etat qu’avec la reine. »

Il se moque de ses ridicules comparaisons : « Il n’y a de reptiles en mon jardin que des melons. » Il blâme le défaut de variété, la stérilité, le retour des mêmes idées et des mêmes mots. Enfin, il refuse le don de faire un livre à cet homme, « qui, pour avoir écrit, dit-il, moins de lettres qu’un banquier n’en dépêche pour un ordinaire, a déjà épuisé tous les panégyriques13»« Après tout, dit-il ailleurs, il fait voler de malheureux tronçons avortés par force de son esprit, que je juge incapable de produire jamais un ouvrage en perfection14» Goulu avait prédit juste. Ainsi, un critique passionné, partial, connut mieux la véritable mesure de Balzac que ses admirateurs les plus éclairés et les plus sincères, et le jugement de Descartes sur cet écrivain ne doit être admis qu’avec les réserves du père Goulu. Il y avait d’autant plus de mérite alors à refuser l’allégeance à cet empereur des orateurs, qu’il courait déjà de main en main, au milieu d’une grande attente, des fragments de son Prince, « et probablement pas les pires pièces, dit judicieusement Goulu, puisqu’il les a proposées comme échantillons, et une montre, pour débiter mieux sa marchandise15»

C’est en 1628 que le général des feuillants faisait cette guerre à Balzac. De toutes les critiques du père Goulu, la plus sensible avait été ce défi de produire une œuvre de longue haleine. Cela fit hâter le Prince, dont tous les amis de Balzac disaient merveilles, et qui parut en 1631. C’était, à les entendre, la philosophie des rois. Quand l’ouvrage parut, la Sorbonne en approuva solennellement « le style relevé, les paroles choisies, l’éloquence vraiment chrétienne. » Le public resta froid. Cette théorie d’un prince parfait d’après un idéal rêvé dans la solitude, loin des affaires et des princes, et dont Balzac, à la fin de chaque chapitre, rapportait uniformément les traits à Louis XIII, fut médiocrement goûtée. Le livre n’ajouta pas à sa réputation, et donna fort à railler à ceux qui avaient dit que « qui le tirerait hors de ses lettres lui ferait tomber la plume de la main, et que ce genre d’écrire, dans lequel on a la liberté de finir quand on veut, était la borne de son insuffisance. »

On avait opposé le Prince de Machiavel à celui de Balzac, pour relever d’autant ce dernier. C’était lui rendre un mauvais office. Quoi de moins ressemblant au portrait du prince que Machiavel a tracé d’après nature, et dont chaque détail est pris à quelque personnage connu, que ce vain idéal, mélange de souvenirs de lecture échauffés par le travail, et de digressionsBalzac tantôt fait sa cour au roi, tantôt défend sa réputation attaquée ? Sur ce dernier point surtout, il est très abondant, et il tire à chaque instant son discours sur les blessures faites à sa vanité. Il répondait, directement ou par allusion, à ce qu’on avait écrit de fort injuste sur ses mœurs et sur son prétendu dessein de troubler le repos public, de trop vrai sur sa vanité, sur son peu de savoir en théologie, sur la stérilité de son imagination. On lui reprochait de ne pouvoir se soutenir que dans l’hyperbole. « Il n’y en a pas une seule dans le Prince », disaient ses amis. Mais l’ouvrage tout entier n’est qu’une longue hyperbole, soit par cette perfection impossible qu’il exige de son prince, soit par la comparaison qu’il y fait de Louis XIII avec cet idéal. L’admirable public que Balzac avait contribué à rendre plus difficile, même pour lui, ne fut pas dupe de ces secrètes caresses qu’il se faisait à lui-même, ni de ce soin laborieux de sa gloire. C’est au fond la seule morale qu’il voulait qu’on tirât de toutes les pages de son livre. L’enthousiasme tomba ; mais il resta l’estime. On ne cessa pas d’être juste pour quelques morceaux que feront toujours lire avec plaisir et profit les belles qualités de Balzac.

L’Aristippe n’eut pas un meilleur sort. C’est une théorie de la cour, comme le Prince est une théorie de la royauté. Quoique à en croire Balzac, l’idée lui en fût venue de conversations entre de grands personnages, où il avait été mêlé, ces spéculations sur la cour, sur les bons et les mauvais ministres, sur le caractère des gens de la cour, n’étaient pas plus près de la réalité que la chimère de son Prince. Les mêmes défauts y gâtaient l’effet des mêmes qualités. Comme Louis XIII avait été l’idéal du Prince, Richelieu fut l’idéal d’Aristippe. Tous les mauvais ministres, tous les vilains traits des gens de cour servaient d’ombre au portrait du cardinal. Balzac d’ailleurs ne s’était pas plus oublié dans Aristippe que dans le Prince. On y retrouvait cette même complaisance du rhéteur, tournant toute chose à sa gloire, aimant sans doute la vérité, mais d’une bien moindre affection que sa réputation d’esprit.

Le défaut général de ces traités, qui furent suivis d’un autre, le Socrate chrétien, où la morale est trop théologique et la théologie trop peu savante, est le même que celui des Lettres. Je l’ai dit : c’est de l’éloquence sans sujet.

Il y avait pourtant alors un sujet ; mais il y fallait un esprit plus politique que littéraire, un autre Machiavel. Les écrivains du parti des politiques, à la fin du seizième siècle, Bodin, les auteurs de la Ménippée, l’avaient indiqué, et c’est peut-être un titre pour Balzac que, l’ayant manqué, il l’ait néanmoins aperçu. Ce sujet, c’était en effet le prince, mais le prince considéré au point de vue de l’unité monarchique, dans la réalité des besoins de la France à cette époque. La cour eût été un autre sujet non moins pratique, soit que l’on considérât les nouveaux rapports de la noblesse avec la royauté victorieux de toutes les souverainetés particulières, soit qu’on l’observât en moraliste et sur le lieu même. Mais que pouvait-il sortir, sinon d’ingénieuses déclamations de cette solitudeBalzac se croyait en vue à tout le monde parce qu’il ne voyait personne ? De tels écrits ne pouvaient contenter longtemps un public assez formé déjà pour demander aux écrivains la première condition de l’art d’écrire, c’est à savoir un sujet.

Le bon effet d’ailleurs était produit, et le mauvais commençait. Ce soin du langage, après avoir fait la réputation de Balzac, donnait naissance au purisme, qui en est le ridicule. Déjà la fureur en était allée si loin, que la fille adoptive de Montaigne, Mlle de Gournay, qui en 1626, et plus tard, en 1634, avait lancé l’anathème contre quiconque oserait, après sa mort, « ajouter, diminuer, ou changer jamais aucune chose, dans les Essais, soit aux mots ou en la substance », en donnait, en 1635, une édition châtiée, pour obéir aux libraires, complaisants intéressés du goût public.

Il est vrai qu’elle s’avoue contrainte et forcée, et qu’elle renvoie « au vieil et bon exemplaire in-folio » ceux qui préféreraient la véritable leçon. Cet aveu n’en prouve que mieux l’impatience du public sur ce qui lui paraissait être le progrès de la langue. Il y procédait comme en toute espèce de changement, par le mépris et la destruction du passé, s’en remettant à la fortune du soin de remplacer ce qu’il détruisait.

§ V. De ce qu’il y a de durable dans les écrits de Balzac.  Théorie de la prose française.

La vie littéraire de Balzac fut attristée, après quelques années brillantes, par une double disgrâce : ses qualités ne lui valurent pas les récompenses solides qu’il ambitionnait, et ses défauts suscitèrent contre lui un injuste retour d’opinion. Richelieu ne le tira pas de sa campagne de Balzac. Offusqué d’abord de son éclat, il l’avait été ensuite de la liberté généreuse dont le loue Descartes, et qui perçait à travers ses laborieuses flatteries. On a vu la vivacité de sa querelle avec le père Goulu. Dans tous les lieux de l’obéissance de ce feuillant, il était qualifié de monstre ; on le dénonçait auprès des cours étrangères ; on ameutait le peuple contre sa prétendue impiété. Goulu mort, et après quelque répit, il lui vint un adversaire plus redoutable, qui, au lieu de l’attaquer, lui disputait le prix dans l’art qui avait fait sa gloire et tirait un meilleur prix de ses Lettres. Cet adversaire, c’était Voiture. Ces misères de la gloire littéraire firent tourner son esprit à la dévotion. Ses dernières années furent d’un chrétien, presque d’un théologien. Il les occupa de spéculations religieuses, et les honora par des aumônes et des actes de piété, faisant des charités d’une partie de sa fortune, et demandant par testament à être enterré dans l’hôpital de Notre-Dame des Anges, à Angoulême, aux pieds des pauvres qui y étaient inhumés. Il mourut en 1654. Bien des chefs-d’œuvre avaient déjà paru : le Cid, Polyeucte, le Discours de la méthode. L’année 1656 allait en voir paraître un autre, les Lettres provinciales.

C’est le lieu de remarquer, en ce qui regarde les Lettres provinciales, ce que font quelques années de plus dans le développement d’une littérature, et comment de sujets analogues naissent, selon les talents, des ouvrages médiocres ou des chefs-d’œuvre. La querelle entre le père Goulu et Balzac est comme l’escarmouche du combat qui devait se livrer plus tard entre les jésuites et Port-Royal, représenté par Pascal. Mais ce que Balzac appelle Discours, et qu’il adresse à un personnage imaginaire du nom pompeux de Ménandre, par-dessus la tête du général des feuillants et de tout son ordre, Pascal l’appellera Petites lettres, et les adressera, comme autant de flèches mortelles, droit au cœur de la Société de Jésus.Balzac déploie tout l’appareil oratoire, Pascal ne mettra que le style vif de la conversation, sans chercher l’éloquence, et sans l’éviter. Balzac prend le monde à témoin de la violence de ses ennemis ; il s’échauffe et se travaille pour faire de son grief le grief même du genre humain ; il veut y intéresser la Providence elle-même. Pascal, par le langage de la raison animée et piquante, mettra de son côté tous ceux qui cherchent la vérité dans ces sortes de querelles, comme tous ceux qui n’y veulent trouver qu’à rire. L’un promet plus qu’il ne tient, l’autre tiendra plus qu’il n’aura promis.

Mais Balzac avait formé des lecteurs pour les Lettres provinciales. Il apprit à bien écrire, même à ses ennemis. Les lettres de Goulu sont d’un bon style. En évitant les fautes qu’il note dans Balzac, il imite les qualités qu’il est forcé d’y louer. Balzac avait donné le goût de quelque chose de meilleur que ses écrits ; c‘est la première gloire après celle de contenter ce goût.

Ses ouvrages sont médiocres, mais son influence fut excellente. Balzac est un honnête homme qui cherche la vérité, et qui tâche de la persuader aux autres. Il la cherche un peu au hasard et sur trop de points, et il emploie trop d’appareil à la persuader. Mais l’exemple en était utile ; et si Balzac n’eut pas de génie, il enseigna du moins que l’homme de génie n’est qu’un homme de bien qui a le don de trouver et d’exprimer la vérité. On n’en a pas imaginé depuis lors une autre définition, ou si quelques-uns l’ont osé, il leur en est arrivé mal.

Le caractère personnel de Balzac ne démentit pas ses principes. Il écrivit à Richelieu, au risque de ne pas plaire : « S’il m’était défendu de faire profession de la vérité, je ne serais pas pour cela rebelle, ni ne m’opposerais à l’ordre établi. J’obéirais à une loi si fâcheuse, à cause que je suis bon citoyen ; mais ce serait par mon silence et non par ma lâcheté, et à la charge de ne point parler, et non pas de parler contre ma conscience16» Vaugelas, un autre homme de bien à qui nous aurons aussi à rendre justice, défiait Phyllarque de trouver un meilleur cœur que Balzac, une plus grande douceur que « celle qui accompagnait toutes les parties de sa vie. » « Sa probité, ajoute-t-il, lui paraissait une des plus rares choses de ce siècle, comme son esprit est un des plus grands ornements de la cour17»

Quant à la langue, les services que Balzac lui a rendus suffiraient pour le sauver de l’oubli. Il ne fut guère moins utile à la prose que Malherbe à la poésie. Les réformes qu’il y fit ont été définitives ; c’est, pourrait-on dire, la constitution même de la prose. Il n’y a rien été changé depuis lors, qu’au prix de l’altération même de la langue française et du génie de notre pays. Cette langue devait recevoir des développements infinis de la variété des sujets et des talents ; mais tout ce que le génie y ajouta de durable est conforme au type sorti des mains de cet homme de talent, le premier auquel on appliqua le vir bonus, dicendi peritus, maxime aussi vraie de l’écrivain que de l’orateur, et d’aussi étroite obligation pour l’un que pour l’autre.

§ VI. Les lettres de Voiture.

Tandis que Balzac donnait les premiers modèles de la bonne prose, dans l’ordre des idées nobles et relevées, un écrivain non moins célèbre que lui, qui pensa gâter La Fontaine, Voiture écrivait, dans le genre familier, beaucoup trop de lettres qui veulent être piquantes et enjouées. Le fond de ces lettres n’étant guère que la galanterie, quand elles sont à l’adresse des femmes, ou la flatterie, quand Voiture écrit à des hommes, la lecture en est à peine supportable. Il faut du courage pour aller chercher quelques tours heureux et neufs, qui manquaient à notre langue et y sont demeurés, dans cette multitude de lettres « toutes pures d’amour, pleines de feux, de flèches et de cœurs navrés », dont l’auteur, selon Mlle de Bourbon, une des plus agréables précieuses de la cour, « devrait être conservé dans du sucre. »

Voiture, doué d’un esprit vif et ingénieux, très goûté des princes et des gens de la cour, agréable au grand Condé et au comte duc d’Olivarès, chargé de missions diplomatiques, ayant sur Balzac, qui rêvait, dans son orgueilleuse solitude, des cours et des princes imaginaires, l’avantage de voir de très près la cour et les princes de son époque, Voiture aurait pu employer sa finesse d’esprit à pénétrer le fond de tant d’intrigues politiques, et sa plume à en écrire gravement. Il aima mieux le plaisir que les affaires, et la vogue d’un bel esprit que la considération d’un moraliste ; et il passa de mode comme ces galands de ruban d’Angleterre, qu’il offrait à Mlle de Rambouillet, avec ces billets d’envoi si musqués et si peu dignes d’un homme.

On peut dire de Voiture, avec bien plus de vérité que de Balzac, que tout cet esprit et ce talent ont eu le tort d’être sans sujet. Du moins, Balzac eut le solide mérite d’indiquer la voie à de plus habiles ; et s’il est vrai que son édifice se soit écroulé, une partie des matériaux, employée par des mains plus heureuses, a servi à des constructions qui ne périront pas. On pourrait reconnaître, dans la Relation à Ménandre, de grands traits de mélancolie, que Pascal semble avoir recueillis et placés en meilleur lieu ; dans la fameuse lettre sur Rome, et dans beaucoup de pensées de religion, la hardiesse et la pompe solide de Bossuet ; dans Aristippe et le Prince, des portraits que La Bruyère n’a fait que retourner. Presque tout Voiture n’est qu’une défroque de cour, dont les rubans fanés et les paillettes ternies ne peuvent plus servir, et qu’on garde par curiosité d’antiquaire. J’excepte pourtant la lettre sur le siège de Corbie, où le cardinal de Richelieu est peint dans la grande manière de Balzac, et avec une aisance dans le relevé, qui a manqué à Balzac.

Il faut, en outre, tenir compte à Voiture d’une vanité plus commode, et de n’avoir pas cru que les lettres qu’on arrachait à sa paresse occupassent la moitié du monde. Soit frivolité, soit plus de justesse d’esprit, il parut n’abonder dans les fautes de son temps que pour y être plus à l’aise. J’en vois un aveu dans une de ses lettres à Mlle de Rambouillet. Après un récit qui a pu paraître extraordinaire à l’aimable précieuse, il ajoute : « Il me vient de tomber dans l’esprit que vous imaginerez que tout cela est faux, et que ce que j’en ai dit n’était que pour trouver moyen de remplir ma lettre. Quand cela serait, Mademoiselle, je serais en vérité excusable ; car, pour vous parler franchement, on est souvent bien empêché à trouver que dire, et je ne puis pas comprendre que, sans quelques inventions comme cela, des personnes qui n’ont ni amour ni affaires ensemble se puissent écrire souvent. »

Les fastueuses épîtres à Ménandre et les billets galants de Voiture faisaient désirer des lettres qui fussent simplement des lettres. Balzac vivait encore, que déjà, sous la plume d’une mère, d’une femme de génie, des lettres de famille, qui ne voulaient être rien de plus, allaient faire oublier les exercices épistolaires de Balzac et de Voiture. Celles-là n’étaient ni commandées, ni attendues à la porte de l’auteur par le courrier de quelque grand personnage ; elles étaient écrites à propos, pour un besoin d’esprit ou de cœur, pour causer de loin, pour le simple plaisir de les écrire. Les lettres allaient devenir un modèle, parce qu’elles n’avaient plus la prétention d’être un genre. Au moment où la vogue quitte Balzac et Voiture, la gloire de Mme de Sévigné commence18.