(1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre cinquième. De l’influence de certaines institutions sur le perfectionnement de l’esprit français et sur la langue. »

Chapitre cinquième.
De l’influence de certaines institutions sur le perfectionnement de l’esprit français et sur la langue.

De l’influence de certaines institutions sur le perfectionnement de l’esprit français et sur la langue.  § I. Fondation de l’Académie française.  § II. Vaugelas.  § III. De l’excès de l’esprit académique.  Les puristes.  § IV. Port-Royal des Champs.  § V. Le grand Arnauld et Nicole.  § VI. La Grammaire générale raisonnée et la Logique de Port-Royal.

Après la gloire d’avoir donné les premiers modèles de l’esprit français et de la langue dans leur perfection, vient l’honneur d’avoir, par des ouvrages de doctrine, initié le gros de la nation aux raisons et comme aux secrets des beautés de ces modèles.

L’ordre des temps ajoute au mérite des hommes qui ont rempli cette tâche dans notre pays ; c’est dans l’intervalle du Discours de la méthode aux Provinciales que s’achève cette sorte d’éducation du goût national.

Les écrivains qui en ont été comme chargés par la force des choses, ont tiré leur plus grande valeur de deux institutions dont l’une subsiste encore, et dont l’autre a survécu dans des écrits excellents, l’Académie française et Port-Royal.

On ne considère ici Port-Royal que comme une compagnie, parmi les occupations de piété, on donnait du temps aux études profanes et aux lettres, et où l’on rédigeait en commun de très bons écrits. Mais, bien que la fondation de Port-Royal, comme institution de piété, soit antérieure à la création de l’Académie française, celle-ci ayant commencé la première la tâche de former le goût du public, c’est son influence qu’il convient en premier lieu d’apprécier.

§ I. Fondation de l’Académie française.

L’esprit académique a eu tout d’abord dans notre pays un caractère particulier ; c’est un esprit de discipline, de règle, de choix. On voit des personnes instruites se réunir en compagnie, non pour amuser leur curiosité du spectacle de leurs dissemblances, ni pour se faire réciproquement les honneurs de leurs productions, mais pour se mettre d’accord sur ce qu’il faut penser des ouvrages d’esprit, et sur l’art d’en composer de durables.

L’institution de l’Académie, en France, c’est la règle et le gouvernement introduits dans la littérature, et, chose admirable ! dans le même temps que l’ordre et l’administration s’introduisaient dans l’Etat. Voilà pourquoi l’idée n’en est pas venue au seizième siècle, quoique l’Italie nous eût donné l’exemple de quelques sociétés académiques, et qu’il fût de mode d’imiter tout ce qui se faisait dans ce pays. Le temps n’était pas encore arrivé de discipliner la littérature, d’instituer des règles, de choisir. Les amis de Ronsard, tour à tour la Brigade pendant qu’ils faisaient la guerre à l’école de Marot, et la Pléiade quand ils forent les maîtres, ne se réunissaient pas pour se mettre d’accord sur des doctrines. Il ne sortait de cette confraternité que des éloges, donnés peut-être de bonne foi, mais très certainement à titre de réciprocité, à des poésies médiocres. Incapables de se faire une idée de la perfection, ils se crurent parfaits, et se mirent au ciel de leurs propres mains. On se rappelle avec quelle brutalité Malherbe les en délogea.

C’est dans la petite chambre de Malherbe que naquit le véritable esprit académique, cet esprit de discipline et de choix qu’Henri IV appliquait au gouvernement et à la société civile. Les entretiens du poète réformateur avec ses amis roulaient exclusivement sur l’art d’écrire. Au lieu d’un vain échange d’éloges prodigués à de méchants vers, il y eut, entre les hôtes de la petite chambre, un échange efficace de conseils et de remarques sur les défauts de chacun. On sait avec quelle jalousie Malherbe y tenait l’emploi de président, et dans quels termes énergiques il rendait ses arrêts. Lui-même est le premier de nos poètes qui ait choisi, qui ait eu du goût, qui ait fait des sacrifices à une raison générale, qu’il connaissait d’instinct avant qu’elle se fût clairement manifestée. Les sujets, les pensées, les tours, les mots, tout était contrôlé d’après cette règle, éprouvé à ce sens commun par lequel les hommes, si différents d’humeur et d’esprit, se ressemblent et se mettent d’accord. Chacun restait libre de suivre son génie particulier, et de se porter vers les genres qui l’attiraient ; mais ce génie devait se régler sur l’image qu’ils s’étaient faite du génie de la nation ; ces genres devaient s’accommoder des convenances générales au nom desquelles Malherbe avait condamné presque tous ses devanciers. Pour la langue, on ne l’imaginait pas, on la tirait du peuple même ; le plus habile était celui qui se servait le mieux de la langue de tous.

Après la mort de Malherbe, quelques-uns de ses interlocuteurs, Racan, Maynard, recommencèrent les entretiens de la petite chambre chez Conrart, savant protestant, et compilateur d’esprit. Ils s’y réunissaient chaque semaine, dans l’après-midi, à cause du peu de sûreté des rues le soir. Ils se communiquaient leurs écrits, dit Pellisson, et s’en donnaient librement leur avis. « Le cardinal de Richelieu, ajoute-t-il, qui aimait les grandes choses, et surtout la langue française, en laquelle il écrivait lui-même fort bien, vit dans la société Conrart le germe d’une grande institution, et un moyen de gouverner la langue par un conseil régulièrement établi. Il lui fit offrir de se changer en une académie, et de préparer la forme et les lois qu’il serait bon qu’elle reçût à l’avenir52» Ils y résistèrent d’abord, par l’esprit d’indépendance propre aux gens de lettres, et par crainte de se mettre en servitude en s’agrandissant. Mais le cardinal devenant pressant, il fallut céder à l’homme à qui tout cédait ; ils finirent par lui adresser une lettre où ils développaient le plan qu’il avait conçu.

Dans cette pièce admirable, ils déterminent leurs fonctions par l’idée même qu’ils se font de la langue française, « laquelle, disent-ils, plus parfaite déjà que pas une des langues vivantes, pourrait bien enfin succéder à la latine, comme la latine à la grecque, si on prenait plus de soin qu’on n’avait fait jusqu’ici de l’élocution, qui n’était pas, à la vérité, toute l’éloquence, mais qui en faisait une fort bonne et fort considérable partie. » Il ne s’agit donc pour eux que de l’empêcher de manquer à cette grande destinée, de l’épurer et non de la créer, et, comme ils le disent avec une naïveté énergique, de « la nettoyer des ordures qu’elle avait contractées, ou dans la bouche du peuple, ou dans la foule du palais et dans les impuretés de la chicane, ou par les mauvais usages des courtisans ignorants, ou par l’abus de ceux qui la corrompent en écrivant, ou par les mauvais prédicateurs53» Ils se tiennent dans les bornes d’une institution réelle et pratique, n’outrant rien, ne s’exagérant pas leur autorité, n’entreprenant ni sur la liberté ni sur l’originalité des esprits. Ils ne se donnent des droits que sur les abus, et à la condition de se mettre d’accord. Du reste, ils ne s’exemptent pas eux-mêmes de cette censure publique. Ils s’engagent à examiner leurs propres ouvrages, le sujet, la manière de le traiter, les arguments, le style, le nombre et chaque mot en particulier. Plus tard, par un règlement spécial, voulant se défendre de l’illusion des lectures, ils décidèrent qu’on ne lirait aucun discours dans la compagnie, sans en apporter en même temps l’analyse à part, afin que l’Académie pût juger du corps aussi exactement que des parties.

Les fonctions réglées, il restait à ajouter au titre d’académie, proposé par Richelieu et accepté, l’épithète qui convînt le mieux au rôle de la compagnie. Les académies de l’Espagne et de l’Italie leur offraient de mauvais exemples., les compagnies littéraires tiraient leur nom, soit d’une localité, soit d’un genre d’études particulières, soit du caprice des fondateurs. Pellisson loue avec raison la nouvelle compagnie d’avoir évité ces titres ou trop particuliers, ou ambitieux, ou bizarres, et de s’être intitulée tout simplement : Académie française. Les futurs académiciens n’y virent eux-mêmes que la qualification la plus modeste et la plus propre à leurs fonctions. C’était en même temps la plus haute qu’ils pussent prendre. Un titre pris du lieu où ils habitaient, de Paris, par exemple, en eût dit trop peu. Paris, en fait de langue, c’est plus que les provinces ; mais la France, c’est plus que Paris. Ils allaient plus loin que Malherbe qui s’était borné à opposer la langue de Paris au patois des provinces. L’Académie française, c’était la représentation officielle de l’esprit français.

Les lettres patentes par lesquelles Louis XIII institua l’Académie française consacrent sa principale fonction, « qui est, disent-elles, d’établir des règles certaines pour le langage français, et de le rendre capable de traiter tous les arts et toutes les sciences. » Ces lettres, données en 1635, ne furent enregistrées au parlement qu’en 1637, sur les injonctions du cardinal. Le parlement n’avait pu voir, sans jalousie, l’institution d’une sorte de juridiction nouvelle sur les plus hautes productions de l’esprit. Tel paraissait être en effet le caractère de cette fondation, et c’est ce qui en fit une nouveauté, non seulement pour la France, mais pour l’Europe civilisée.

Il est remarquable, en effet, que dans les deux pays qui ont connu avant nous la gloire des lettres, l’Espagne et l’Italie, la fondation des académies soit postérieure à la belle époque de leurs littératures. En France, au contraire, l’institution de l’Académie française semble ouvrir le dix-septième siècle ; et, sauf le Discours de la méthode et le Cid, qui parurent vers le temps de son établissement définitif, les plus beaux monuments de notre littérature sont postérieurs à cette fondation. Je n’en veux pas conclure que l’Académie française les ait suscités, ni que ses décisions sur le langage eussent produit des chefs-d’œuvre. Il ne serait pas plus vrai de lui en donner la louange, que de lui contester toute influence sur les auteurs. Ce que je note ici, c’est qu’une institution qui nous est commune avec toutes les nations littéraires de l’Europe moderne, chez celles-ci vient après les modèles, et chez nous vient avant, en sorte que l’esprit français semble faire d’avance ses conditions à tous ceux qui prétendront en donner dans leurs écrits des images ressemblantes.

Comment croire que la seule cause de cette différence soit une idée heureuse venue à l’esprit du cardinal de Richelieu ? Il agrandit l’institution, mais il la trouva toute faite. L’esprit académique était avant l’Académie. Le grand ministre en sentit lui-même les effets tout le premier, alors qu’ayant changé quelques phrases dans la lettre que lui avait adressée, sur son invitation, la société Conrart, il lui fut dit que si ces changements étaient un ordre, la compagnie y déférerait ; mais que les phrases, dans leur première rédaction, avaient paru à tous les membres assez nobles et assez françaises. Au reste, Richelieu eût-il eu tout seul l’honneur de la pensée et de la fondation, le fait d’une institution publique de langage antérieure aux plus beaux monuments de la littérature n’en serait pas moins un fait caractéristique, particulier à notre pays.

La règle en France a donc précédé les chefs-d’œuvre ; la discipline a prévenu la liberté. Nos écrivains ont été bien avertis que la langue n’est point leur propriété particulière, et que, de même qu’il ne faut rien penser qui ne soit conforme à l’esprit de la nation, il ne faut rien écrire qui ne soit conforme à sa langue. Le génie dans notre pays c’est la réunion, dans un seul homme, de tout ce qu’il y a de bon sens répandu dans tous ; la langue écrite de génie, c’est celle que parle chacun de nous quand il est dans la vérité. Les écrivains les plus originaux de notre littérature ne sont pas ceux qui ont secoué les règles de langage établies par l’Académie, mais ceux qui en ont étendu et multiplié les applications, et qui ont été créateurs par l’analogie, cette carrière presque sans bornes, où le génie peut marcher en avant sans risquer de s’égarer.

Chez les autres nations, qui ont possédé avant nous, ou fondé après nous, sur notre modèle, des institutions académiques, ces compagnies se sont formées sous l’influence d’un autre esprit. Il ne s’agissait plus d’établir les règles de la langue ; on les avait reçues des écrivains supérieurs : la fonction de ces académies a été de les conserver. En Italie, la fameuse académie della Crusca faisait des commentaires et des critiques des principaux auteurs italiens. L’académie espagnole se fonda en 1714, quand il n’y avait plus de littérature espagnole, sur le patron de l’Académie française apporté par Philippe V, parmi les instructions de Louis XIV. En Portugal, l’Académie du langage est postérieure de plus d’un siècle au seul écrivain de génie de ce pays, le Camoens, dont elle défendit la langue contre l’influence de la littérature espagnole en décadence. Ces académies ont été dès l’origine des corps conservateurs. L’Académie française a seule été un corps fondateur ; et c’est peut-être parce qu’elle a eu la gloire d’établir les règles, qu’elle n’a pas toujours assez estimé le modeste honneur de les maintenir.

Ce qui donna confiance en l’institution nouvelle, c’est la parfaite mesure qui marqua tous les actes relatifs à sa fondation, et ses premiers travaux. On n’y voit percer aucun esprit de domination sur la langue, ni cette prétention de tout régenter, que lui reprochaient certains auteurs laissés en dehors de ses premières listes. La résistance modeste de la petite société à devenir une académie ; le soin de se réduire à la fonction de nettoyer la langue des défauts qui la gâtaient ; l’adoption du titre d’Académie française comme le plus propre à cette fonction ; une modération qu’inquiète, sans la corrompre, l’impatience du cardinal fondateur ; tout cela prouve qu’il y avait, au fond de cette institution, une vérité supérieure et générale qui dominait les volontés particulières. L’Académie française rendait le plus beau témoignage du caractère pratique de notre littérature par le spectacle d’esprits très divers, presque tous gâtés par les louanges, subordonnant leur tour d’esprit particulier à l’esprit de la compagnie, et, du sacrifice des vanités individuelles à une raison commune, faisant sortir des actes pleins de sagesse et d’équité.

Cette sagesse et cette équité paraissent dans une pièce dont presque toutes les observations sont justes, quoiqu’elles n’y soient pas toutes également nécessaires, et que la condescendance pour Richelieu y ait rendu l’éloge trop timide. Je veux parler du jugement sur le Cid, qui ne fut peut-être pas inutile à Cinna. Quoique Boileau ait dit,

ce n’est pas la persécution qui anime le génie ; ce sont plutôt les réserves que font les hommes d’un jugement sain, et le prix qu’ils mettent à la gloire. L’injustice décourage ; mais une justice froide, qui ne s’étourdit pas des beautés et ne s’irrite point des défauts, est un puissant aiguillon pour les hommes supérieurs, secrètement d’accord avec ceux qui les jugent. Corneille, en répondant aux observations sur le Cid par Cinna, Horace, Polyeucte, prouva qu’il ne les avait point dédaignées. Il fut moins heureux quand sa gloire ne fut plus contestée, et qu’au lieu de juges défiants auxquels il fallait arracher un éloge, il eut affaire à des amis prévenus, qu’il pouvait contenter avec les négligences de son génie.

Sur ce célèbre examen du Cid, je suis de l’avis de Pellisson. Il y loue « la solidité des observations, beaucoup de savoir et d’esprit, sans aucune affectation ni de l’un ni de l’autre ; des termes choisis, mais sans scrupule et sans enflure, et des mots qu’on disait bannis par l’Académie, employés où il était nécessaire, pour protester contre le reproche d’innovation55» On peut regretter de n’y pas trouver cet étonnement naïf et généreux qui nous saisit encore aujourd’hui à la vue de ces beautés si neuves et si charmantes, de ces vers si vigoureux et si délicats, de toutes ces grâces de la jeunesse dans le génie et dans les personnages qu’il crée. Mais l’Académie n’avait point à faire valoir les séductions de la pièce ; son rôle était de défendre contre les défauts du Cid le goût public, qui se formait pour les beautés de Cinna et de Polyeucte. D’ailleurs, par la résistance qu’elle fit au cardinal, avant de rendre ce jugement, par la lenteur qu’elle mit à en donner connaissance au public, elle témoigna clairement que si elle relevait des défauts, c’était dans un objet admiré.

Je n’aime pas moins les décisions que prit successivement l’Académie, pour que le sentiment commun prévalût toujours sur le sentiment particulier, et ne l’opprimât point, et j’admire la juste mesure qu’elle sut garder entre les droits de l’esprit français et ceux de l’écrivain. Elle eut à cet égard à résister à quelques superstitieux de son principe, qui voulaient immoler en toutes circonstances l’écrivain au public, et se montraient plus académiciens que l’Académie. Ainsi Jean Firmond, quoique homme de mérite et d’un jugement solide, avait proposé que les académiciens fissent serment d’employer les mots approuvés par la pluralité des voix dans l’assemblée. C’était aller trop loin. L’Académie refusa cet excès de pouvoir ; elle laissa chacun libre d’employer tels termes qu’il voudrait, et de n’user des mots approuvés par le corps que s’il les jugeait les plus propres à rendre ses pensées. Toutefois, elle insinua sagement que l’emploi d’un terme repoussé par la pluralité des voix pouvait être au moins périlleux.

Ce qui suit n’est pas moins sage. Gombauld avait demandé si un académicien, faisant examiner un ouvrage par la compagnie, serait tenu d’en suivre les sentiments. Il fut résolu « que l’on n’obligerait personne à travailler au-dessus de ses forces, et que ceux qui auraient mis leurs ouvrages au point qu’ils seraient capables de les mettre, en pourraient recevoir l’approbation, pourvu que l’Académie fût satisfaite de l’ordre de la pièce en général, de la justesse des parties et de la pureté du langage. » De cette façon, l’Académie n’empêchait pas plus l’invention qu’elle ne l’imposait : elle ne demandait aux écrivains que les qualités essentielles, d’obligation, sans lesquelles un écrit est mauvais et l’auteur de cet écrit ridicule. Elle voulait de la raison, de l’ordre, un langage exact. Elle faisait comme le moraliste raisonnable qui demande aux hommes d’être, non des héros, mais des gens de bien.

Je sais qu’à la distance où nous sommes de la fondation de l’Académie française, après tant d’effets de cette force irrésistible qui emporte et renouvelle tout ce qui est de l’homme, une institution, chargée de fixer les règles du langage, nous peut paraître chimérique, et sa sagesse même la marque la plus sensible de son impuissance. Cette institution, en effet, n’a rien fixé, ni rien empêché. Peut-être même aurait-on le droit de lui reprocher d’avoir été, à certaines époques, de complicité avec ce qui détruit les littératures et les langues, je veux dire la mode. Trop souvent cet esprit collectif qui en a fait, à l’origine, un corps imposant et influent, malgré la médiocrité individuelle de plusieurs de ses membres, n’a été que l’accord de gens complaisants en faveur de méchants écrits et de méchants auteurs. Aussi, n’aurai-je plus à en parler dans la suite de cette histoire, l’Académie française ayant plus ordinairement reçu qu’imprimé depuis lors l’impulsion littéraire. Mais la pensée qui lui a donné naissance et l’esprit de ses premiers travaux la rendent digne d’avoir une place parmi les choses qui durent ; cette pensée et cet esprit ont compté parmi les forces de l’esprit français à cette époque, et même en cessant de le servir, ils n’ont pas cessé de lui être conformes.

§ II. Vaugelas.

L’esprit de l’Académie naissante se personnifie dans un homme que Boileau appelle le plus sage des écrivains de notre langue56, et qui est tout au moins un des meilleurs dans le second rang : c’est Vaugelas57.

Vaugelas est moins une personne, un esprit individuel et original, qu’un esprit, si cela peut se dire, collectif. Il passa sa vie non pas à imiter, mais à s’approprier, à se conformer à autrui. Depuis son enfance, il avait montré un goût extraordinaire pour la langue française. Ses auteurs de prédilection étaient Duperron et Coeffeteau, qui figuraient parmi les autorités du nouveau dictionnaire. Le dernier surtout, par l’élégance précoce et la pureté originale de son style, lui avait inspiré une sorte de culte ; il se décidait avec peine à tenir pour bonne une phrase qui n’eût pas été employée dans l’Histoire romaine de Coeffeteau. Gentilhomme ordinaire, et plus tard chambellan de M. le duc d’Orléans, il vécut quarante ans à la cour, non pour s’y mêler d’intrigues politiques ou pour y avancer sa fortune, mais pour y être plus au centre du bon langage.

C’est là qu’il se forma, par le raisonnement et la comparaison, un style d’une exactitude admirable dont les tours et les expressions étaient à tout le monde, mais qui lui appartenait en propre par la force même du consentement qu’il y donnait.

Tant d’années d’études comparées, d’entretiens, de consultations auprès de juges compétents, pour n’admettre dans son langage que des termes dont tout le monde fût d’accord, rappellent l’effort de Descartes n’admettant dans sa croyance que ce qui lui avait paru évident. Seulement Vaugelas n’inventa pas comme Descartes ; mais il voulut vérifier tout ce que les autres avaient inventé.

Vaugelas se considérait comme un simple témoin du grand travail de la langue. Il se défendait de toute prétention de la réformer, d’abolir des mots ou d’en faire ; et il avait intitulé son ouvrage sur la langue, Remarques, et non Décisions, afin d’éloigner tout soupçon de vouloir établir ce qu’il ne faisait que rapporter. Outre, dit-il, l’aversion qu’il avait pour ces titres ambitieux, son rôle se bornait à montrer ou à éclaircir l’usage et à distinguer le bon du mauvais. Le bon usage, selon lui, c’était l’accord, sur le sens d’un mot, de la partie saine de la cour, des bons auteurs et des gens savants en la langue. Où l’unanimité manquait, Vaugelas s’en rapportait à la majorité : par exemple, si la cour et les gens savants en la langue s’accordaient à laisser mourir quelque mot employé par les bons auteurs, dût ce mot se recommander de monsieur Coeffeteau, il reconnaissait l’empire de l’usage, et il y déférait, regrettant, mais ne défendant pas le mot sacrifié.

Voiture, pour qui les idées n’étaient qu’un commerce de civilité, et la langue qu’une affaire de mode, raillait Vaugelas de ses scrupules, et de la lenteur avec laquelle il rédigeait ses Remarques. Il le défiait de les achever. L’usage changeait, disait-il, dans le moment même que Vaugelas cherchait à le constater. Il le comparait à l’Eutrapelus de Martial, ce barbier qui rase si lentement Lupercus, que tandis qu’il passe le rasoir d’un côté, la barbe repousse de l’autre58. Vaugelas n’en allait pas plus vite, aimant mieux assurer l’exactitude de son travail, que faire preuve de vitesse. Il tirait du temps même une autorité de plus pour ses remarques ; car, pour peu qu’il attendît, il pouvait discerner l’usage passager de l’usage définitif, et il n’enregistrait qu’avec plus de confiance des mots qui avaient pu résister à la double épreuve de l’usage et du temps.

Malgré tout ce soin pour n’admettre que des mots en quelque sorte légitimes, Vaugelas ne laissait pas d’avoir encore des scrupules, non sur l’usage, mais sur la manière dont il en avait expliqué les décisions. Dans le doute, il avait coutume de consulter ses amis, s’adressant à ceux qu’il savait sincères, et qu’il avait habitués à ne point le flatter. Il ne leur lisait point son travail ; il le leur donnait à lire, « la censure des yeux, disait-il, étant plus sensible que celle de l’oreille, à qui il est très aisé d’imposer59» Si ces personnes avaient des doutes, il condamnait ce qu’elles n’approuvaient pas. C’est à cette pratique salutaire qu’il s’avouait redevable de ce qu’il y a de meilleur dans ses écrits60.

Aussi ne suis-je point étonné que cet homme si modeste eût foi en des remarques qui, pour tous les mots, étaient comme autant d’arrêts prononcés après l’instruction la plus complète et la plus patiente. Vainement lui disait-on qu’il survivrait à ses règles. A ceux qui prétendaient qu’il n’en subsisterait rien après vingt-cinq ans, il répondait par ces belles paroles : « Je ne demeure pas d’accord que l’utilité de ces remarques soit bornée sur un si petit espace de temps, non seulement parce qu’il n’y a nulle proportion entre ce qui change et ce qui demeure dans le cours de vingt-cinq ou trente années, le changement n’arrivant pas à la millième partie de ce qui demeure ; mais à cause que je pose des principes qui n’auront pas moins de durée que notre langue et notre empire. Quand on changera quelque chose de l’usage que j’ai remarqué, ce sera encore selon les mêmes remarques que l’on écrira autrement Il sera toujours vrai aussi que les règles que je donne pour la netteté du langage ou du style subsisteront sans jamais recevoir de changements61»

Il n’y a rien d’outrecuidant dans ce noble témoignage que se rend Vaugelas, sous l’autorité du sentiment général qu’il avait cherché toute sa vie. La proportion qu’il indique, entre ce qui demeure et ce qui change dans la langue, pendant vingt-cinq ou trente ans, n’a pas varié depuis plus de deux siècles. Le changement n’est pas arrivé à la millième partie de ce qui demeure. La langue française n’a pas donné de démenti au plus grand de ses grammairiens.

Le sens de Vaugelas était si sûr et si impartial, qu’en même temps qu’il laissait mourir, sans protester, certains mots rejetés par l’usage, fussent-ils de Coeffeteau, il hasardait quelques vœux timides en faveur de mots que l’usage n’avait pas encore autorisés. Sans en prescrire formellement l’emploi, il les invitait à se produire, sentant bien qu’ils étaient conformes au génie de la langue. « Pour exactitude, dit-il naïvement dans ses Remarques, c’est un mot que j’ai vu naître comme un monstre, contre qui tout le monde s’écriait ; mais enfin on s’y est apprivoisé, et dès lors je fis ce jugement, qui se peut faire de même de beaucoup de mots, qu’à cause qu’on en avait besoin et qu’il était commode, il ne manquerait pas de s’établir. » Il regrettait les mots perdus, mais sans les vouloir restaurer. S’il favorise certains mots nouveaux, c’est qu’il les juge à la fois nécessaires et commodes ; mais il les recommande discrètement, sans les imposer, également ferme entre l’archaïsme et le néologisme.

Peu d’ouvrages ont eu une action plus directe et plus salutaire sur le langage que les Remarques de Vaugelas. Ses adversaires même ne furent pas les derniers à en profiter. Ils l’accusaient d’entraver les conceptions du génie de scrupules impertinents et de superstitions puériles ; mais ils n’osaient se servir d’aucun mot mal noté dans ses Remarques. Si leur amour-propre en rejetait les principes, leur bon sens en suivait les exemples, et Vaugelas pouvait dire de leurs écrits, « que leur pratique ne s’accordait pas avec leur théorie. » Le plus hostile d’entre eux, Lamothe-le-Vayer, n’est nulle part meilleur écrivain que là où il combat les Remarques, dans la langue épurée dont Vaugelas donnait les règles.

On ne put jamais reprocher à l’homme les sévérités du critique. Vaugelas s’était qualifié de « témoin de la censure générale » ; il ne sortit pas un moment de l’impartialité du témoignage. Nul ne s’aperçut qu’il se fût mis à la place de l’usage pour frapper ses contradicteurs, ni qu’en enregistrant quelque décision de l’usage qui leur était défavorable, il parût prendre plaisir à exécuter contre eux un arrêt public. Dans ses critiques, il ne désigne aucun auteur, sinon parmi les morts, et seulement ceux qu’il loue. « Je ne veux pas, disait-il, en servant le public, nuire aux particuliers que j’honore. » S’il lui faut critiquer un vivant, il altère le passagese trouve la faute, afin qu’on ne reconnaisse pas qui l’a faite. Au contraire, a-t-il à louer, l’altération est calculée de telle sorte qu’il ne passe pas pour flatteur, et que l’auteur loué se reconnaisse derrière un voile qui sert « à soulager sa modestie. » Du reste, il n’affectait point la louange de certaines personnes, si le sujet ne les avait présentées62. Le même trait caractérise, en Vaugelas, l’homme et le critique ; la personne ne se montre pas plus dans l’un que dans l’autre. Tout, chez lui, vient de cette raison générale qui, dans la conduite, se manifeste par la vertu, et, dans les travaux de l’esprit, par le goût. « Il y a, dit Pellisson, dans tout le corps de l’ouvrage, je ne sais quoi d’honnête homme, tant d’ingénuité et tant de franchise, qu’on ne saurait presque s’empêcher d’en aimer l’auteur63» C’est la gloire de Vaugelas qu’un contemporain ait fait de lui un éloge dont, après deux siècles, il n’y a rien à retrancher.

§ III. De l’excès de l’esprit académique.  Les puristes.

D’autres hommes, dans cet ordre, concoururent au travail dont Vaugelas seul devait consigner les résultats. Les plus notables, Chapelain et Patru, ont plus d’une fois tenu la plume ou pris la parole au nom de l’Académie. Si c’est un jeu d’esprit de trouver un poète dans l’auteur de la Pucelle 64 et de vouloir le relever des arrêts de Boileau, il n’y a que justice à dire que, dans ses écrits en prose, quelques pages sont sensées, ingénieuses et naturelles. J’ai d’autant plus de plaisir à reconnaître la part qu’il prit à un travail utile et durable, et à trouver quelque endroit où le nom de Chapelain ne soit pas ridicule, que j’aurai plus tard à louer Boileau de la guerre qu’il lui fit dans l’intérêt de la poésie. L’abbé d’Olivet le représente comme un homme qui ne fut le rival d’aucun des savants de son temps, mais l’ami et le confident de tous, le directeur de leurs études et le dépositaire de leurs secrets, que l’ambition ne tenta point et que n’aigrit pas la satire. Je veux bien que ce portrait soit vrai de Chapelain prosateur et académicien, pourvu qu’au chapitre sur Boileau, le titre d’excuseur de toutes les fautes, que je vois percer sous ce portrait, soit vrai de Chapelain poète.

Pour Patru, l’esprit de choix, le goût s’étaient révélés chez lui, comme chez Vaugelas, dès la première jeunesse. Sa mère voulait lui faire quitter les livres de droit pour les romans de d’Urfé ; son excellent naturel résista. Outre l’honneur qu’il eut de réformer l’éloquence judiciaire, dont il avait appris le secret dans les ouvrages de Cicéron, il ne fut guère moins versé que Vaugelas dans la connaissance de notre langue. Son Remercîment à l’Académie française, après son élection, parut si excellent, qu’on fit une loi à tous les académiciens futurs de remercier la compagnie ; de là l’usage des discours de réception. Patru s’était proposé de donner une Rhétorique, et, selon l’usage du temps, on ne parlait guère moins de cette rhétorique à venir que de la Pucelle inédite. On décernait d’avance à l’auteur le titre de Quintilien français. Vaugelas annonçait ainsi cette Rhétorique : « Quant aux beautés de l’élocution, la gloire d’en traiter est réservée tout entière à une personne qui médite depuis longtemps notre Rhétorique, et à qui rien ne manque pour exécuter ce grand dessein ; car on peut dire qu’il a été élevé et nourri dans Athènes et dans Rome comme dans Paris, et que tout ce qu’il y a d’excellents hommes dans ces trois fameuses villes a formé son éloquence65» Cette Rhétorique ne parut point ; elle fut plus habile que la Pucelle. Patru courait pourtant moins de risques que Chapelain ; mais c’est un trait propre à cette école d’écrivains théoriciens : le goût les rendait timides. La timidité de Patru le trompa sur le génie de La Fontaine et de Boileau, qu’il dissuada, dit-on, l’un de mettre ses fables en vers, et l’autre de faire l’Art poétique.

L’idée que ces hommes se faisaient de notre langue est loin d’en embrasser toute la grandeur. Ils comprenaient mieux ce qu’il fallait éviter que ce qu’il fallait faire. Ils donnaient aussi trop de prix à certaines qualités extérieures qui peuvent s’acquérir indépendamment des idées ; par exemple, an nombre et à la cadence des périodes, en quoi Vaugelas faisait consister la véritable marque de la perfection des langues. Si je goûte beaucoup ce qu’il dit de la répugnance de la nôtre pour les images forcées, les équivoques, les subtilités, si goûtées de nos voisins d’Espagne et d’Italie, je n’aime pas qu’il la loue d’observer, plus que toute autre langue, le nombre et la cadence dans les périodes. On reconnaît là la superstition d’alors pour Cicéron et pour Quintilien, grands précepteurs de langue parlée, mais qui ne font pas, que je sache, à la langue écrite une obligation si étroite de cette complaisance pour l’oreille. Trop de louange donnée au mérite du nombre et de la cadence détourne les esprits des choses, pour les attacher aux mots.

Le purisme donna naissance aux Précieuses. Il y eut des partis pour ou contre les mots ; on cabalait pour faire entrer celui-ci dans le dictionnaire, ou pour exclure celui-là. Vaugelas parle de courtisans, hommes et femmes, qui, ayant rencontré la locution à présent, dans un livre d’ailleurs très élégant, en quittèrent soudain la lecture, « comme faisant par là un mauvais jugement de l’auteur66» Il y a cent anecdotes du même genre. L’imagination se mit dans la grammaire, où elle sied si mal ; et l’admission, comme le rejet des mots, se décida par la passion. L’usage, qui doit être une sorte d’habitude, où l’on incline insensiblement, et un peu plus chaque jour, était devenu le caprice, qui est un mouvement brusque et irréfléchi de l’esprit. Au lieu de s’établir peu à peu, il s’imposait, du jour au lendemain, par le crédit de quelque délibération féminine, ou d’un académicien à la mode. On oubliait le fond par trop d’attachement à l’expression, on se flattait dépenser assez noblement, si l’on savait se passer de quelque mot proscrit.

Le mal eût été grand si, à cette époque privilégiée, où la mode même avait plus de bon que de mauvais, le besoin de produire n’eût pas été plus fort que celui de choisir les termes, et s’il n’y avait eu plus d’ardeur pour enrichir la langue que pour l’épurer. A côté des esprits timides ou stériles, qui ne songeaient qu’à échapper à des écueils de grammaire, d’autres, en suivant naïvement leurs pensées, rencontraient, par l’analogie, des beautés nouvelles de langage, et les hasardaient dans quelque écrit, où souvent les lecteurs croyaient les revoir plutôt que les voir pour la première fois. L’invention, soit celle qui crée de nouveaux termes, soit celle qui en fait renaître d’anciens par une appropriation nouvelle, non seulement remplaçait ce qui avait dû disparaître, mais réparait les pertes que coûtait l’excès dans le choix. C’est ainsi que se prépara l’époque de notre littérature où l’on a eu le plus de goût, et où l’on a le plus inventé.

§ IV. Port-Royal des Champs.

Aucune influence n’y fut plus efficace que celle des écrivains de Port-Royal. Le correctif le plus naturel du purisme était d’appliquer l’esprit de choix, dont le purisme n’est que l’exagération, à des ouvrages d’un fond assez attachant pour que le lecteur y fût plus occupé des choses que des mots. Tels furent quelques ouvrages de théologie, de grammaire et de logique que publia Port-Royal, et qui rendirent aux lettres ce caractère pratique sans lequel tout ce soin de la langue eût dégénéré en un abus d’esprit.

Port-Royal des Champs était, comme on sait, une institution de filles. Le premier supérieur de cette communauté, Saint-Cyran, théologien subtil et écrivain distingué, s’était fait mettre à la Bastille pour quelques doctrines sur la grâce, qui sentaient fort la prédestination de Calvin. La supériorité de son caractère, l’autorité de sa vertu, que relevait la persécution, l’ardeur d’une sorte de renaissance du catholicisme, réunirent autour de lui, dans une solitude à la fois pieuse et savante, plusieurs personnages de distinction. On y comptait, entre autres, des membres de deux familles illustres, les le Maistre et les Amauld. Ces hommes apportaient au désert, comme ils appelaient la solitude de Port-Royal, de fortes études, une connaissance profonde de l’antiquité, la passion de la théologie, l’esprit chrétien si enclin aux spéculations sur l’homme. Ils partageaient leur temps entre la pratique des devoirs religieux, le soin de l’enseignement, quelques travaux manuels, à l’exemple des anciens solitaires, et des écrits sur des sujets de morale ou de piété.

L’institution de ces solitaires, leurs études, leurs travaux, sont marqués du même caractère que l’Académie française. Là aussi on avait substitué à l’esprit particulier un esprit collectif, formé sur une règle et sur une discipline consenties. La profonde piété, l’esprit de détachement qui faisait le fond de la vie des solitaires, leur rendait ce sacrifice de la personne plus facile qu’aux esprits mondains dont se composait l’Académie française. Se conformer, se proportionner au prochain, n’estimer les dons de son esprit que comme des avantages qui nous sont prêtés d’en haut, dont le fruit appartient à tous et l’honneur à Dieu seul, tel était le principe des écrits de Port-Royal.

On avait poussé le devoir de l’abnégation jusqu’à effacer des ouvrages le nom de l’auteur, et l’œuvre n’y portait pas la marque de l’ouvrier. On avait détruit le moi de la plus jalouse espèce, le moi littéraire. L’inégalité des talents ne se faisait point sentir, là où la supériorité n’était que la plus grosse part de la tâche commune. Les solitaires ne se surpassaient pas les uns les autres ; ils se complétaient. On n’eût pas osé donner des rangs, désigner les premiers et les derniers, après la parole du Christ, qui laisse cette question de rang dans une incertitude redoutable. Celui que Dieu avait choisi pour une tâche particulière, si habile qu’il y fût, ne s’y croyait néanmoins que l’instrument de tous. Il ne s’estimait ni l’inventeur de ce que les autres auraient pu penser comme lui, ni l’auteur de ce que lui commandait l’esprit ou le besoin de la communauté. La tâche terminée, s’il s’agissait de quelque travail de plume, il le rendait à ceux dont il croyait l’avoir reçu. Il abandonnait tous les droits du moi sur une œuvre collective, et n’en tirait tout au plus que le contentement d’avoir rempli, à son tour, une de ces modestes tâches de couvent, dans lesquelles les solitaires se relevaient d’après la discipline monastique.

Telle était la force du devoir qui obligeait les individus envers la compagnie, qu’il ne vint à l’idée d’aucun d’eux, quand on imprima les Pensées de Pascal, de trouver indiscrets, ni surtout criminels envers une grande mémoire, les retranchements et les changements qu’on y fit. Celui qui ne verrait dans ces altérations du texte original que des gages de paix donnés aux jésuites, aux dépens de la gloire d’un mort, calomnierait Port-Royal. Le sacrifice que les amis de Pascal firent en son nom, il l’eût fait lui-même, plus discrètement peut-être, ou au prix de moindres pertes ; et encore qui l’oserait dire ? Qui sait s’il n’eût pas été plus dur pour lui-même que ses amis ? Il faut parler de ces choses avec réserve, et ne pas prendre feu, par un excès de délicatesse littéraire, contre la pensée qui a inspiré ces changements. Le temps où nous vivons nous prépare mal à juger cette censure exercée par une compagnie sur le travail d’un de ses membres. Nous en sommes venus à mieux aimer l’esprit que l’emploi qui s’en fait, et l’écrivain que la vérité. Ces sacrifices nous font horreur comme des mutilations de la personne, et nous en souffrons, pour ainsi dire, dans notre chair et notre sang. Mais, au temps de Pascal, et dans le saint asile de Port-Royal, l’œuvre passant avant l’ouvrier, on ne croyait pas faire tort à un écrit, en le retouchant au profit des doctrines communes ou de la paix chrétienne. C’est ce que ne doit pas oublier le critique qui parle de ces choses-là. A moins qu’il ne veuille tirer quelque gloire pour lui-même de cette affectation de jalousie pour l’intégrité des œuvres d’autrui, il prendra garde que le regret tout littéraire de quelques tours pittoresques effacés, de certaines hardiesses de pensée adoucies ou supprimées, ne lui fasse méconnaître l’innocence et la vertu de ceux que Port-Royal avait chargés de cette pieuse commission.

Il est tout simple que, dans les écrits où l’auteur n’était en quelque façon que la main de la compagnie, il n’y eût pas place pour le bel-esprit. La passion ne s’y montre pas non plus, et j’entends par là non l’intérêt passionné qu’un écrivain met à défendre une croyance commune, mais la vanité qui y trouve une occasion, ou le tempérament qui s’y donne cours. Il y avait pourtant, parmi les solitaires, pour ne parler que des gens de plume, de grandes diversités de caractères. Tel d’entre eux n’est dans son naturel que quand il faut combattre. Pour lui, l’exil n’est qu’une épreuve ordinaire, parce que la patrie est partout où est Dieu, partout où l’on peut emporter le dépôt de la doctrine. Tel autre aspire sans cesse au repos, préfère à la guerre ses paisibles études, conseille la paix, regrette la patrie dans l’exil. Mais ces différences ne servaient qu’à faire les affaires communes, et les caractères n’étaient que des aptitudes particulières, distribuées par Dieu même, aux diverses parties de la tâche de tous. La force de la discipline et de la foi réglait de telle sorte ces diversités, qu’au lieu de dégénérer en traits d’humeur particulière, elles restaient comme les qualités distinctes d’un être collectif.

Ainsi, une langue générale appropriée à des matières qui intéressent la conduite de la vie ; les mots toujours subordonnés aux choses ; toujours quelque point de doctrine à démontrer, quelque vérité à enseigner ; chacun se proportionnant, s’ajustant à tous, rien de donné à l’humeur ni au caprice ; le génie de la personne approprié, comme le meilleur outil, à l’œuvre qui lui est échue : tel est le caractère des écrits dits de Port-Royal, soit signés, soit sans nom d’auteur, qui virent le jour dans le même temps que les ouvrages de Vaugelas, et après lui. Et de même que l’esprit académique se personnifie dans Vaugelas, de même l’esprit de Port-Royal, dans ce que les solitaires ont fait pour la conduite de l’esprit français et pour le perfectionnement de la langue, se personnifie dans Arnauld et Nicole.

§ V. Arnauld et Nicole.

De tous les suffrages qui soutinrent Boileau dans sa guerre contre les poètes à la mode, aucun ne lui fut plus doux que celui d’Arnauld. Sa sensibilité à cet égard l’emporte en des remercîments qui pourraient sembler outrés si l’on ne savait à quel point le poète admirait le théologien. Il faut lire la lettreBoileau lui témoigne sa reconnaissance pour avoir défendu l’une de ses satires contre les critiques de Perrault. Rien ne l’a plus touché, dit-il, dans cette apologie, que d’être qualifié par Arnauld du titre d’ami. Cette amitié, il s’en fait honneur devant tous ; il en fatigue les jésuites qui le viennent visiter à Auteuil ; les échos de son jardin retentissent de tout ce qu’il dit, non seulement du génie d’Arnauld, de l’étendue de ses connaissances, deux points sur lesquels les jésuites sont d’accord avec lui, mais d’autres qualités qui leur font jeter les hauts cris, la droiture de son esprit, la candeur de son âme, la pureté de ses intentions. Du reste, tout l’a charmé, ravi, dans cette pièce ; jamais cause n’a été mieux plaidée, etc., etc67. Entre gens médiocres, je verrais là un échange banal d’éloges excessifs et de remercîments sans sincérité ; entre Boileau et Arnauld, c’est le contentement qu’éprouve un excellent poète de l’approbation d’un excellent juge.

Je ne sais si la faveur même de Louis XIV a plus flatté Boileau que les louanges d’Arnauld. Il y voit son plus beau titre, la plus grande faveur de son étoile, dans cette épître, parlant de tout ce qui lui est arrivé d’heureux, il dit :

Mais des heureux regards de mon astre étonnant
Marquez bien cet effet encor plus surprenant,
Qui dans mon souvenir aura toujours sa place,
Que de tant d’écrivains de l’école d’Ignace
Étant, comme je suis, ami si déclaré,
Ce docteur toutefois si craint, si révéré,
Qui contre eux de sa plume épuisa l’énergie,
Arnauld, le grand Arnauld fit mon apologie.
Sur mon tombeau futur, mes vers, pour l’énoncer,
Courez en lettres d’or de ce pas vous placer68 .

Ces vers, dans lesquels Boileau reconnaît l’influence d’Arnauld par le prix même qu’il met à en être loué, marquent la part qui revient au grand théologien dans la perfection littéraire du dix-septième siècle. C’est la part du juge qui voit mieux au fond de nous que nous-mêmes, qui se range du côté de notre raison contre notre imagination, qui nous avertit des pièges de la mode, et nous fait trouver plus de douceur dans le travail méconnu que dans la négligence en réputation. Si la reconnaissance de Boileau est si vive, c’est qu’il y entre un souvenir du secours qu’il avait tiré de la discipline et de l’influence d’Arnauld.

Cette influence, qui s’est exercée sur des hommes de la trempe de Boileau (et combien plus sur tout le public éclairé d’alors !), est aujourd’hui presque toute la gloire d’Arnauld. Des innombrables écrits qui sortirent de sa plume dans l’espace de soixante ans, aucun n’est demeuré. Peu de noms ont été plus grands dans le siècle qui compte le plus de grands noms, et où la gloire a été le plus exactement mesurée au mérite ; mais ce nom n’est attaché à aucun ouvrage durable, et, chose plus étonnante, aucun des écrits d’Arnauld ne porte son empreinte personnelle.

Et pourtant, quel caractère vit-on plus énergique et plus tranché ? Malgré une vertu admirable, il ne fut exempt ni d’ambition ni de haine. L’esprit de piété et beaucoup d’honneur en tempérèrent les mouvements, et il n’en parut aucun excès dans ses écrits. Mais s’il sut se contenir à l’endroit des autres, pour lui-même il fut impitoyable, et il ne s’épargna aucun des maux attachés à ces deux passions. Son ardeur pour la persécution et la disgrâce, cette vie de cachettes et de fuites, l’exil où il emportait la liberté d’écrire, préféré au silence dans la patrie ; ce mépris du repos, cette vieillesse toujours prête à combattre, cette soif de tout ce qui pouvait, dans ce temps-là, lui tenir lieu du martyre de la primitive Église, voilà des traits qui auraient dû laisser quelques marques dans ses ouvrages. On les y chercherait vainement. Il ne paraît d’Arnauld que sa fécondité prodigieuse, et cette science du sacré et du profane, amassée pendant plus de soixante ans. Mais ni dans cette fécondité, ni dans cette science, ne se trahit le caractère de l’homme. Voilà le triomphe de l’esprit collectif de Port-Royal. Il s’agit en effet non de faire briller son esprit dans quelque matière spéculative, simplement curieuse ou d’une application éloignée, mais de faire prévaloir des vérités de foi quotidienne qu’il y a danger de mort éternelle à méconnaître. Quelle place y a-t-il là pour le talent de la personne ? Il n’y faut que des qualités appropriées, la méthode, le raisonnement, la clarté, la propriété du langage, une mesure qui aille à tout le monde. On songe moins à arrêter les lecteurs sur la beauté d’un esprit particulier, qu’à raffermir leur conscience troublée par la contradiction, et à conserver intact le dépôt de la doctrine.

La plume d’Arnauld est la plume d’un parti. Tout est donné aux choses, rien à ce qui pourrait distraire le lecteur de l’objet traité, pour l’attirer sur la personne de l’écrivain ou sur son art. Sa méthode est toute pour l’action. Comme il s’agit toujours de réfuter quelque maxime contraire à la doctrine, la maxime est mise en tête à la manière d’un théorème de géométrie, et la réfutation suit, comme la démonstration suit, le théorème. Si les redites et les divisions y sont nombreuses, c’est qu’Arnauld craint plus les équivoques que les redites, et l’obscurité que les divisions. Tous les termes sont employés dans le sens le plus général. On ne voit là aucun de ces artifices de style où ne brille que l’esprit de la personne.

Le premier ouvrage dans lequel Arnauld tint la plume de Port-Royal est antérieur de plus de dix années aux Provinciales ; c’est le livre de la Fréquente Communion. Deux dames de la cour s’étaient communiqué les règles de direction qu’elles recevaient, l’une de Saint-Cyran, l’autre du père Sesmaisons, jésuite. Le jésuite fit une réfutation du règlement de Saint-Cyran, et y établit, entre autres doctrines, que plus on est dépourvu de grâce, plus hardiment on doit s’approcher de la sainte table. C’était la doctrine catholique proscrite à Port-Royal, où l’on enseignait, d’après saint Augustin, que la grâce seule permet de participer à la communion efficacement. On jugea qu’il fallait répondre au père Sesmaisons, et l’on en chargea Arnauld. Il écrivit le livre de la Fréquente Communion, où il rétablissait la doctrine de saint Augustin.

Depuis l’Introduction à la vie dévote, de saint François de Sales, aucun livre de dévotion n’avait été si populaire. Les gens du monde, les gens d’épée, les beaux esprits, les femmes, n’en furent guère moins occupés que les théologiens. Il fit beaucoup de conquêtes à la doctrine, et le nombre des solitaires de Port-Royal s’en accrut. Les jésuites relevèrent le défi de Port-Royal, et, de 1643 jusqu’à 1694, ils poursuivirent, dans la personne de celui qui avait tenu la plume au nom de la compagnie, une doctrine qui ruinait leur empire en substituant, comme fondement de la pénitence, la grâce, qui vient d’en haut, à l’absolution, qui venait de leurs mains. La clarté, l’ordre, un style ferme et animé, feraient lire encore avec fruit le livre de la Fréquente Communion. A quelques endroits près,Arnauld semble imiter de Balzac une certaine redondance que Balzac avait lui-même laborieusement imitée de Cicéron69, ce fut un excellent modèle pour le temps. L’habitude qu’on avait des matières théologiques en fit rechercher la lecture. On y prit le goût des livres qui vont à un but, et qui, au lieu d’être les jeux d’esprit d’un érudit solitaire, comme la plupart de ceux de Balzac, sont les actes les plus considérables d’un homme qui veut persuader aux autres les vérités dont il est convaincu.

Les mêmes qualités, un charme particulier de douceur et d’onction, font aimer les écrits de Nicole, cette autre plume de Port-Royal, et, comme l’appelle Bayle, une des plus belles plumes de l’Europe. C’est la même langue, la même méthode ; la personne n’y paraît pas plus, quoique Nicole fût tout l’opposé d’Arnauld, et quoiqu’il eût dû lui coûter plus d’une fois de cacher dans ses écrits cet amour de la paix qui, toute sa vie, le fit soupirer après le bonheur que l’Evangile promet aux pacifiques.

Entré à Port-Royal après des études brillantes, il y avait été chargé de la direction des classes de belles-lettres70. La querelle d’Arnauld avec les jésuites, sa condamnation par la Sorbonne, sa fuite, arrachèrent Nicole à ses paisibles fonctions. Il défendit son ami, et fut bientôt forcé de fuir à son tour et de se cacher. Mais les brouilleries, où se plaisait Arnauld, faisaient le désespoir de Nicole. Tout en combattant pour la cause commune, il parlait sans cesse de paix, de repos. « Vous reposer, lui disait Arnauld, ah ! n’avez-vous pas pour vous reposer l’éternité tout entière ? » Toutefois, Nicole ne le suivit pas dans son exil volontaire en 1679 ; il fit même, dit-on, avec les jésuites un accommodement où se peint son caractère. Il voulait bien ne pas écrire contre eux, mais il ne voulait pas rompre avec ses anciens amis. Plus moraliste que théologien, il avait fait de la polémique pour sa compagnie et par devoir : la paix, qui le rendait à ses études de morale, le rendait à lui-même. Il avait souscrit avec joie à la réconciliation des jansénistes et des jésuites en 1668 ; il ne fit rien désormais pour la troubler.

Parmi ses nombreux ouvrages, celui qui porte le plus la marque de son caractère, et qui lui est le plus propre, c’est le traité des Moyens de conserver la paix avec les hommes ; chef-d’œuvre, dit Voltaire, auquel on ne trouve rien d’égal en ce genre dans l’antiquité. « Devinez ce que je fais, écrit Mme de Sévigné à sa fille : je recommence ce traité, et je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler », Le jugement de Voltaire n’est qu’un bel éloge de cet écrit ; la phrase de madame de Sévigné nous en donne comme la saveur. C’est en effet un livre à la fois si court, si nourrissant et si pratique, qu’on voudrait le faire passer tout entier en soi et se l’assimiler. Tout en est juste, clair, proportionné, et tous les jours, que dis-je ? à chaque instant, nous en pourrions faire l’application, les préceptes se rapportant surtout aux disputes de paroles, si fréquentes entre les hommes, et à la part qu’y prend l’amour-propre. Comment s’y conduire, soit pour les éviter, soit pour ne pas les envenimer ; par quelles illusions nous confondons la vérité avec notre intérêt ; par quel sophisme de la vanité, croyant ne faire que redresser notre prochain, nous l’opprimons ; dans quelle mesure doit-on résister ou déférer aux opinions établies, respecter les personnes d’autorité ou ceux qu’elles, accréditent, prétendre à la créance des autres ; quels sacrifices nous conseille notre intérêt bien entendu, et nous commande la charité chrétienne : voilà les points que touche Nicole, et sur lesquels il n’est pas d’esprit droit qui ne soit d’accord avec lui.

On peut trouver trop d’obstacles en soi, ou dans autrui, pour exécuter un plan de conduite qui ferait succéder à la témérité des paroles la réserve et la retenue ; au désir de prévaloir, l’empressement à déférer ; à l’amour-propre selon le monde, l’esprit de charité chrétienne. Mais personne n’a le droit de se faire de ces difficultés mêmes un prétexte ou une excuse pour persister dans l’esprit de dispute, ni de noter d’utopie une perfection si près de nous et si à notre portée. Seulement, on craint de n’être plus à temps pour essayer utilement d’y atteindre, et il semble à ceux qui lisent ce traité, d’un esprit sincère, qu’ils sont trop engagés pour ses conseils, ou trop malades pour ses remèdes. Ils ont le sentiment d’avoir manqué une chance certaine de bonheur, ou négligé une prescription de médecine qui suivie plus tôt eût prévenu la maladie.

Nicole a mis toute son âme dans cette douce et persuasive exhortation à la paix. Il avait été témoin du ravage que fait la dispute parmi les hommes, des violences de parole et de plume, des excès où s’emportent les plus gens de bien, dans la chaleur des querelles. Il avait vu l’amour-propre, ce tyran de la vie humaine, tour à tour si habile contre les autres, et si dupe de soi-même. Il avait souffert plus que personne de l’esprit de dispute ; et quoiqu’il n’en laisse rien voir dans son écrit, où la sévère discipline de Port-Royal n’a pas permis à la personne de se montrer, cette sagacité qui pénètre dans les causes secrètes de nos brouilleries n’est que l’impression personnelle, et encore brûlante, des blessures qu’il en avait reçues. Il est probable que certains traits sur l’opiniâtreté, « laquelle, dit-il, est d’autant plus grande qu’elle est de bonne foi et accompagnée de plus de lumière d’esprit71 », sont des allusions à Arnauld. On peut croire aussi, sans faire injure à la charité de Nicole, qu’il s’est souvenu, dans certains endroits, de quelques avis conciliants donnés à son ami, et repoussés. C’est de l’expérience personnelle, mais pure de tout ressentiment. Si La Rochefoucauld, qui écrivait ses Maximes vers le même temps que Nicole composait son traité, n’évite pas toujours l’excès, c’est que son expérience a été le plus souvent chagrine. Nicole n’exagère rien, parce que toutes les blessures faites à l’homme, dans le temps qu’il était mêlé aux querelles religieuses, ont été reçues par le chrétien, qui se défie de soi et qui pardonne.

Comment un livre si apprécié par Voltaire, si aimé de Mme de Sévigné, n’est-il pas plus populaire ? On le lit fort peu, et ceux qui le lisent le lisent tard, par curiosité ou nécessité d’étude plutôt que par goût. Cela peut s’expliquer sans faire tort ni au livre, ni aux suffrages illustres dont il a été l’objet, ni à la postérité qui le néglige. Il en est du traité de Nicole comme de certaines vertus modestes : on les ignore, parce qu’elles ne sont pas actives, et parce que leur perfection, tout intérieure, consiste moins à agir qu’à s’abstenir. Ceux qui par hasard les rencontrent en sont charmés ; mais le plus grand nombre passe outre sans les voir. De même le traité de Nicole n’attire pas ; le titre même éloignerait plutôt qu’il n’allécherait. Car qu’y a-t-il en apparence de plus oiseux que de chercher les moyens d’être en paix avec les hommes ? Autant poursuivre les moyens de concilier tous les partis, d’empêcher la calomnie, de gouverner au contentement de tout le monde. On soupçonne donc quelque rêverie de solitaire ou quelque utopie de perfection chrétienne, et on ne s’y arrête pas. S’il s’agissait de la thèse opposée, et d’un auteur qui fit voir l’impossibilité d’établir la paix parmi les hommes, on s’y porterait avec plus de penchant ; on y serait préparé par un commencement de conviction.

Il manque d’ailleurs au traité de Nicole l’attrait d’un style original. Rien n’y paraît propre à l’auteur, si ce n’est peut-être une certaine douceur, de même qu’on pourrait reconnaître la marque d’Arnauld à une certaine impétuosité de style. La langue de ce traité, c’est la langue générale écrite avec une correction qui en faisait alors l’originalité. Les quelques hardiesses qui s’en détachent nous paraissent aujourd’hui de la langue générale, faute d’en connaître la date. A cette époque, c’étaient des nouveautés qu’on introduisait sous la protection d’un pour ainsi dire. Pourquoi cette perfection de la langue générale n’est-elle pas ce style dont on a dit que seul il fait vivre les écrits ? Y avait-il donc moyen de dire les mêmes choses que Nicole, dans une langue plus originale, et de donner au même fonds plus de relief ? On pouvait dire d’autres choses, non les mêmes choses autrement, tant la langue y convient aux idées, et les idées à la langue. Mais le style n’est original qu’à proportion de l’importance et du degré d’intérêt des idées. S’il s’agit de ces vérités par lesquelles les sociétés subsistent, mais qui, sans cesse oubliées ou éludées, veulent être exprimées dans un langage qui les rende toujours sensibles et présentes, la langue générale n’y suffit pas. Il faut une langue individuelle, et comme le don n’en a été accordé qu’à des personnes extraordinairement douées, ces personnes impriment à leurs écrits une marque qui les fait reconnaître de loin, y attire le lecteur. Il en est de même des vérités très délicates, d’une pratique restreinte aux esprits d’élite, lesquelles échapperaient à une attention ordinaire, si nous n’en étions avertis par quelque particulier du style. Mais là où la matière est familière, et les vérités à la portée de tous, la perfection du style est dans l’absence même de cette marque de la personne. Si, par des artifices de composition, ou des ornements de langage, l’auteur voulait se persuader à lui-même ou faire croire aux autres qu’il a inventé ces vérités, on l’accuserait soit d’avoir ignoré ce que tout le monde savait, soit d’aimer moins le vrai que l’honneur qu’il s’est fait en l’exprimant.

Ce grand style qui attire tous les regards vient soit de la raison émue par la présence des grandes vérités qu’elle reconnaît, et par l’ardeur de les communiquer, soit d’une imagination forte qui se représente les idées comme des objets distincts, palpables et colorés, soit enfin d’une sensibilité très vive, qui intéresse la chair et le sang aux conceptions de l’esprit. Dans Nicole je ne vois qu’une raison douce qui éclaircit à loisir quelques principes de morale chrétienne. L’imagination n’y est le plus souvent qu’une mémoire heureuse, qui lui fournit à point pour chaque pensée le mot le plus juste. La sensibilité de Nicole n’est que la charité.

Il n’y a donc pas là de grand style, mais un langage doux, uni, d’une pureté expressive, qui soutient l’esprit plutôt qu’il ne le secoue, qui s’insinue plutôt qu’il ne pénètre de force, qui attire la confiance plutôt qu’il ne s’en empare. C’est le ton d’un de ces pieux entretiens de direction spirituelle, si communs au dix-septième siècle, ou de quelque conversation sur des points délicats de morale chrétienne, entre deux solitaires de Port-Royal, dans les allées de ce jardin qu’ils cultivaient de leurs mains. Telles devaient être l’insinuation, la clarté, la douceur des leçons que Nicole donnait à Racine, et par lesquelles il initiait ce grand poète à la connaissance du cœur humain.

Le charme sensible de ce livre, c’est l’intérêt que met Nicole à communiquer aux autres la vérité, non pour l’honneur de celui qui l’enseigne, mais par l’obligation de rendre ce qu’il n’a reçu qu’à titre de dépôt. La gloire de bien écrire ne paraît point le toucher, et il songe bien moins à ce qu’on dira de lui qu’au dommage que pourrait souffrir la vérité de l’insuffisance de l’écrivain. Aussi tout est-il vrai dans ces pages où l’auteur n’est que l’interprète de l’homme et du chrétien. Si, pour goûter, parmi ces vérités, les vérités de pure foi, il faut l’esprit de mortification qui reconnaît, avec l’auteur, tantôt le mal dans ce qui est le bien selon la sagesse humaine, tantôt le bien dans ce qui paraît le mal, toutes les autres sont goûtées par tous les esprits droits, fussent-ils prévenus contre la religion.

Il serait bien temps, sur le crédit d’aussi grandes autorités que Mme de Sévigné et Voltaire, de revenir à cet ouvrage, plus négligé qu’oublié. L’impression en est si bonne et en pourrait être si efficace ! N’ai-je pas, à la suite d’une lecture récente et renouvelée, fait quelques sacrifices à la paix dans le petit cercle où je vis ? N’ai-je pas pris plus de soin de ne point m’offenser des jugements désavantageux qu’on peut faire de moi, de supporter l’indifférence ? N’ai-je pas été d’accord avec ce doux maître, qu’il est injuste de vouloir être aimé ? Ne lui suis-je pas redevable de quelques impatiences évitées, d’un peu moins d’attache à mon sens, en présence de ceux qui pouvaient s’en blesser ? Et quand la nature et la mauvaise habitude ont été les plus fortes, ne lui dois-je pas d’avoir senti ces regrets qui sont le commencement de la réforme ?

Dans la jeunesse on n’est touché que des pensées extraordinaires et surprenantes, et l’on dispute beaucoup du style, qui est la partie la plus apparente des écrits. Plus tard, à mesure qu’on avance dans la vie, on aime de plus en plus les vérités familières qui se présentent avec un air naturel, et l’on préfère les auteurs qui ne sont que des gens de bien faisant voir leurs sentiments, aux écrivains qui étalent leur dextérité. Alors le style qui nous plaît le plus est celui dont il n’y a pas à disputer ; c’est cet habit décent d’un galant homme dont parle Fénelon ; c’est un langage ferme sans affecter la force, clair sans vouloir reluire, précis sans sécheresse, qui n’enfle ni n’outre rien, un style qui ait la perfection qu’un Athénien voulait dans les femmes, dont la meilleure est celle de qui l’on ne parle pas.

Tel est le style de Nicole, dans ce petit traité si substantiel, et tel est aussi le style de ses Essais de Morale, qu’on lirait plus s’ils étaient moins longs. La meilleure critique qu’on en ait faite est l’usage qui s’est établi de n’en publier que les extraits les plus marquants. Je n’approuve pas cette mutilation. Nous lisons les ouvrages avec une disposition d’esprit particulière, et le mérite de l’auteur est de se rencontrer si bien avec cette disposition que, pour parler comme Nicole, « il ne manque jamais de nous proposer sur chaque sujet les parties dont nous pouvons être touchés72» Notre disposition en ouvrant un livre de pensées détachées, c’est une certaine curiosité qui, n’ayant aucun objet distinct, n’est contentée que par la rareté et la diversité de ceux qu’on lui offre. Des vérités familières, de simples remarques sur les caractères et sur les mœurs, quelle qu’en soit d’ailleurs la justesse, risquent fort de ne pas piquer notre attention. Nous ne sommes si attentifs aux pensées de Pascal et de La Rochefoucauld, que parce que leur rareté nous surprend, ou que leur profondeur nous jette dans la rêverie. Mais pour celles qu’on a extraites du livre de Nicole, autant elles sont agréables dans la suite de son discours, où elles égayent la sévérité de la matière, autant elles nous sont indifférentes, ainsi détachées et mises au grand jour, pour être vues hors de leur place et pour elles-mêmes. Il vaut mieux les laisser chercher dans les Essais ; elles nous y causent une douce surprise, et nous aident à marcher où nous mène l’auteur, à une conclusion pratique.

§ VI. La Grammaire générale raisonnée et la Logique de Port-Royal.

Il existe deux ouvrages où cet esprit collectif, ce sacrifice de la personne qui faisaient le fond de la doctrine de Port-Royal, ont été des qualités originales : ce sont la Grammaire générale et raisonnée et la Logique. En aucun ouvrage du même genre on n’a poussé plus loin l’art de s’approprier, ni mieux connu le chemin de toutes les intelligences saines, ni enseigné en termes plus exacts des notions plus précises et plus accessibles à tous. Arnauld est-il l’auteur de la Grammaire générale, ou seulement le principal, comme le déclare l’un de ses plus savants collaborateurs, Claude Lancelot ? Nicole y aurait-il contribué, ou serait-il lui-même le principal auteur de la Logique ? Tous les deux ont-ils été aidés par les autres solitaires de Port-Royal, de la plume, ou du conseil ? Il y aurait peu de profit à le savoir, et peut-être y a-t-il une sorte d’indiscrétion à le chercher. Les auteurs n’ont pas signé leurs ouvrages ; pourquoi vouloir y mettre des noms, au risque de diminuer la vertu de tous pour ajouter à la gloire de quelques-uns ? Pourquoi n’y pas voir ce qui rend ces écrits si admirables, l’esprit collectif qui dicte, des plumes particulières qui écrivent, une révision en commun qui arrête le travail ? Respectons un anonyme qui n’a pas été un raffinement de l’orgueil, rehaussant le prix de son œuvre par l’énigme d’une origine mystérieuse, mai » le secret d’honnêtes gens qui faisaient le bien sans vouloir être connus.

Il n’est pas d’ouvrages où l’on ait mieux traité, ni plus à fond, de ce qui fait le plus beau privilège de l’homme parmi tous les êtres créés, la parole et la pensée. Il faut chercher là les grandes définitions de la grammaire et de la logique. La grammaire, c’est l’Art de parler ; la logique, c’est l’Art de penser. Nous avons eu tort de ne pas nous en tenir, d’étendre la définition de la grammaire à l’art de parler et d’écrire correctement, de réduire celle de la logique à l’art de raisonner. En voulant compléter ces définitions, on les a rapetissées et rendues contestables ; on a persuadé aux esprits légers, qui sont le grand nombre, que parler est autre chose qu’écrire, et qu’on peut penser sans raisonner.

Il n’est pas indifférent d’observer l’ordre dans lequel se succédèrent ces deux écrits. La Grammaire vit le jour la première : le privilège qui en autorise la publication est antérieur de deux ans aux Provinciales 73.

La Logique ne parut qu’après la mort de Pascal. On la composa pour l’éducation du jeune duc de Chevreuse, élevé à Port-Royal, et ce fut le premier modèle de ces ouvrages d’éducation qui, dans les mains de Bossuet et de Fénelon, allaient devenir des chefs-d’œuvre littéraires.

La raison voulait cet ordre : car la grammaire, qui traite des signes et de la forme de nos pensées, n’est-elle pas la clef même avec laquelle nous pénétrons dans l’intérieur de notre esprit ? C’est l’art de parler qui nous apprend l’art de penser. Nos pensées ne nous étant révélées que par les signes mêmes qui nous servent à les exprimer, combien ne nous importe-t-il pas, pour être assurés de nos pensées, de connaître à la fois la mécanique et la métaphysique du langage ?

La Grammaire générale et raisonnée comprend la nature ou le matériel des signes, leur signification, la manière dont les hommes s’en servent pour exprimer leurs pensées. Les observations n’en sont pas particulières à la langue française. Port-Royal a regardé au-delà du bon et du mauvais usage propres à notre pays. Les langues ont été comparées dans leurs ressemblances plutôt que dans le détail de leurs différences, et l’on nous fait voir les lois du langage dans la raison même, qui est commune à tous les hommes, quels que soient les diversités des signes et les caprices de l’usage dans chaque pays.

De même, c’est dans la raison que la Logique va chercher les lois de l’art de penser, ou plutôt c’est la raison elle-même qu’elle cherche à ses sources les plus profondes. Elle met l’homme en liberté et en franchise à l’égard de l’individu et de toutes les circonstances extérieures dont il dépend, le temps, les pays, le tempérament particulier. On l’émancipe, pour ainsi dire, selon l’esprit de Descartes, qui souffle dans toutes les pages de cette Logique, et qui en a inspiré le langage.

Mais c’est peu de nous apprendre à diriger nos pensées par la raison, afin d’en former de bons jugements et de bien raisonner par le bien juger ; il faut savoir appliquer nos pensées, nos jugements et nos raisonnements à la conduite de la vie. La Logique y a pourvu dans la partie qui traite de la morale. Elle y détermine les causes morales de nos mauvais jugements ; elle nous éclaire sur nos sophismes, sur le tortueux de nos prétextes ; sa vive lumière nous découvre à la fois le secret des fautes passées et le principe des fautes futures. La Logique nous donne des armes aussi bien contre les mauvaises actions que contre les mauvaises raisons, et c’est toujours au profit de notre volonté qu’elle éclaire notre entendement. On n’y peut pas apprendre à penser sans apprendre à bien penser, tant les auteurs nous font voir avec évidence par quels détours insensibles le meilleur raisonnement nous peut, mener à une mauvaise conclusion, et comment cette corruption de l’esprit peut se glisser dans le cœur.

C’est principalement à ces deux ouvrages que Saint-Simon fait allusion, à l’endroit de ses Mémoires, parlant de la dispersion de Port-Royal par l’influence des jésuites, il loue ces « saints solitaires illustres que l’étude et la pénitence avaient assemblée à Port-Royal, qui firent de si grands disciples, et à qui les chrétiens seront à jamais redevables de ces ouvrages fameux qui ont répandu une si vive et solide lumière pour discerner la vérité des apparences, le nécessaire de l’écorce, en faire toucher au doigt l’étendue si peu connue, si obscurcie, et d’ailleurs si déguisée ; pour développer le cœur de l’homme, régler ses mœurs74 » Cet éloge comprend tout en quelques paroles, le mérite des personnes, celui de la communauté, les grands exemples qu’ils ont donnés, les traditions qu’ils ont laissées, ce qu’ils ont réglé, ce qu’ils ont inventé. Développer le cœur a été l’invention de Port-Royal, et la gloire en est d’autant plus pure, que ce n’est point par esprit de curiosité qu’ils y ont pénétré si avant, mais par l’ardeur du médecin qui veut atteindre le mal dans sa racine, et par la charité qui veut le guérir.

L’Académie française et Port-Royal ont été en quelque manière, et avec des différences propres à chaque institution, les précepteurs du dix-septième siècle. Dès 1660, l’Académie française, par ses travaux sur la langue, Port-Royal, par son enseignement, avaient fort avancé la double tâche de fixer la langue et de faire l’éducation du public. A partir de cette époque, il fut d’obligation, dans les ouvrages de l’esprit, d’être vrai, solide, naturel ; de chercher la vérité ; de donner le dessus à la raison sur l’imagination, à l’homme sur l’individu. C’est la fin du règne du bel-esprit, et, chose singulière ! l’Académie, qui se composait en grande partie d’écrivains célèbres par le bel-esprit, ne travaillait pas moins à le détruire que Port-Royal, où l’on n’entrait qu’après l’avoir en quelque façon abjuré au seuil du saint asile. C’est qu’à l’Académie comme à Port-Royal il y avait une foi : à Port-Royal, la foi en certaines traditions particulières du christianisme ; à l’Académie française, la foi dans l’excellence de la langue dont ils s’appelaient les ouvriers, « travaillant, disaient-ils, à l’exaltation de la France. » Or la foi en une chose que nous estimons meilleure que nous, c’est la destruction de la personne. Par cette foi notre raison devient la raison de tous ; par elle, dans la naissante Académie, des poètes médiocres pensaient et écrivaient sainement en prose ; par elle toutes les plumes de Port-Royal ont été excellentes.