Suite de l’histoire des pertes. — I. Pertes dans l’éloquence religieuse. — Les trois
époques du sermon, et leurs représentants. — § I. Bossuet. — § II. Bourdaloue. — § III.
Massillon. — Impression dernière de la lecture de nos trois grands sermonnaires. — II.
Pertes dans la philosophie morale. — Vauvenargues. — § I. Vauvenargues moraliste.
— § II. Vauvenargues peintre de caractères. — § III. Vauvenargues critique.
« Mes frères, s’écrie-t-il, je vous en conjure, soulagez ici mon esprit : méditez vous-mêmes Jésus crucifié, et épargnez-moi la peine de vous décrire ce qu’aussi bien mes paroles ne sont pas capables de vous faire entendre. Contemplez ce que souffre un homme qui a tous les membres brisés et rompus par une suspension violente, qui, ayant les mains et les pieds percés, ne se soutient plus que sur ses blessures, et tire ses mains déchirées de tout le poids de son corps antérieurement abattu par la perte du sang ; qui, parmi cet excès de peine, ne semble élevé si haut que pour découvrir de loin un peuple infini qui se moque, qui remue la tête, qui fait un sujet de risée d’une extrémité si déplorable67 ! »J’ai reconnu le Dieu de Bossuet dans le Dieu de Michel-Ange, son Christ dans le Christ de Léonard de Vinci : je reconnais dans sa Marie les vierges de Raphaël. L’époux de Marie n’est que son gardien ; son mariage n’est que le voile sacré qui couvre et protège sa virginité ; son fils bien-aimé, une fleur que son intégrité a poussée. Ailleurs, Bossuet se représente Jésus entre les bras de la sainte Vierge,
« ou suçant son lait virginal, ou se reposant doucement sur son sein, ou enclos dans ses chastes entrailles. »C’est ainsi qu’il sait nous rendre la croyance aimable en nous enseignant qu’elle est de foi. Il y emploie mille pensées hardies et chastes tout ensemble, des comparaisons, des images, soit tirées de son fonds, soit empruntées aux Pères et embellies par cette main dans laquelle l’or même s’épure. Il n’entend pourtant pas rivaliser avec les peintres ; il critique même les images qu’ils hasardent de la Vierge, « lesquelles ressemblent, dit-il, à leurs idées, et non à elle. » Il n’eût pas dit cela des vierges de Raphaël ; car c’est d’après le même modèle, gravé au fond de leur cœur par la foi et le génie, que le prédicateur par la beauté de ses paroles, l’artiste par les grâces de son pinceau, ont su représenter l’idéal de la plus touchante des croyances catholiques. Tant de pensées, soit d’étonnement, soit d’admiration ou d’amour, sur les personnes divines, semblent être, dans les Sermons de Bossuet, des impressions de leur commerce. Elle est vraie de lui, cette parole du Christ à ses disciples :
« Je demeure en vous, et vous demeurez en moi. »Dieu, le Christ, la Vierge, les saints, c’était là sa compagnie durant ces longues années de retraite où il vécut abîmé dans les Ecritures et les Pères, s’en rendant tous les personnages présents par la puissance de l’imagination et de la foi. Il semble qu’on reconnaisse un frère, un ouvrier de la même vigne dans les portraits qu’il a tracés des Pères, ses prédécesseurs dans l’interprétation du dogme et dans la prédication. Il avait ressuscité toute cette élite sacrée du christianisme, prophètes qui l’ont prédit, apôtres qui l’ont prêché, martyrs qui l’ont consacré de leur sang, Pères qui en ont expliqué et transmis la doctrine. Ce ne sont pas des autorités qu’il invoque, ce sont des maîtres ou des amis qui lui viennent en aide de leur personne, et qui rendent témoignage de sa fidélité à la tradition. Il sort de tout cela une première morale, plus forte et plus efficace peut-être que toutes les prescriptions particulières : c’est un sentiment profond de la misère de l’homme et de l’impossibilité pour nous de n’en pas chercher le remède. A quoi tendent en effet tous ces dogmes, sinon à relever le prix de l’innocence ? Que cachent tous ces mystères, sinon les origines sacrées de toutes les règles des mœurs ? Qu’est-ce que la religion, sinon un sublime effort de la nature humaine pour lutter contre sa corruption originelle ? Et quel plus grand objet de l’éloquence, que de montrer Dieu lui-même nous y aidant et s’employant à la réparation de sa créature intelligente ? Produire cette impression, tel doit être l’effet d’un sermon chrétien dans la bouche d’un prédicateur qui n’est pas au-dessous de sa matière. S’il ne persuade pas par cette voie, il étonnera du moins, et c’est déjà une victoire ; il étonnera les plus jaloux de l’indépendance de leur raison. J’en dis trop peu, il les épouvantera par ce spectacle d’un si grand travail et depuis tant de siècles commencé, où se sont consumés une si longue suite de grands hommes, pour expliquer le mal dans le monde et pour en affranchir l’homme par la vertu. L’impuissance même du prédicateur à contenter notre raisonnement ajoute à cette épouvante ; voilà notre cœur touché d’une inquiétude qui ne doit pas finir, et si la foi nous manque, nous avons du moins ce doute mêlé d’humilité, qui ne s’opiniâtre point et qu’accompagne le sincère désir de croire. On n’en a pas fini avec les beautés de ces sermons, quand on a admiré la doctrine et la morale dont Bossuet élève les maximes à la hauteur des dogmes. Il reste ce qui n’a pas de nom dans la critique, l’élan, la force, l’enthousiasme du prédicateur ; l’image visible et pourtant indescriptible de son âme ; cette liberté si fière, cette fougue qui s’accommodent du langage le plus exact ; cette abondance qui ne se permet pas plus une expression vague qu’une pensée vulgaire. Je m’étonne qu’on ait eu le courage de remarquer dans les sermons de Bossuet le manque d’une certaine correction extérieure, comme celle de Fléchier par exemple, chez qui la propriété du langage est sacrifiée à l’euphonie, et le génie de la langue à la grammaire. C’est plus qu’un style, c’est l’image même d’un homme de génie sortant du recueillement où il a préparé son âme plutôt que ses paroles, et jetant de fougue sur le papier des pensées dont il est plein et des expressions qui vont s’y ajuster d’elles-mêmes. Ses ébauches sont aussi étonnantes que ses sermons les plus achevés. Tout le nécessaire y est, et en perfection. Le fini donnera autre chose, mais ne remplacera pas la naïve beauté de ce premier travail. Qu’avec cette abondance sans superflu, cet éclat sans faux brillants, tant de traits hardis, de figures vives et naturelles, tant d’art pour attirer l’imagination aux subtilités de la théologie ; qu’avec d’éminentes qualités extérieures, une physionomie noble, un regard doux et perçant, un accent passionné, un geste imposant, Bossuet, à l’apparition de Bourdaloue, ait cessé de passer pour le premier prédicateur, comment l’expliquer, sinon parce que le génie de Bourdaloue le tenait plus près de l’auditoire et que Bossuet lui parlait de trop haut ? Ou, s’il faut croire que quelques parties de l’orateur lui ont manqué, nous, pour qui tout le mérite de l’action oratoire est perdu, et qui, les yeux sur un livre inanimé, ne pouvons plus sentir que la muette éloquence des paroles écrites, nous n’en donnerons pas moins la première place au prédicateur qui a écrit le plus fortement. J’entends Bossuet, quand je crois le lire. Il n’y a d’évanoui que le geste ; le regard brille encore derrière tant d’expressions ou touchantes ou véhémentes, et si le son de la voix n’arrive pas à mes oreilles, l’accent pénètre jusqu’à mon cœur.
« Jamais prédicateur évangélique, écrit Mme de Sévigné, n’a prêché si hautement et si généreusement les vérités chrétiennes68. »II n’y a peut-être plus de société assez forte pour entendre impunément une telle parole. Il fait beau voir comme il traite les grands, les courtisans, les riches, de quel prix il entend qu’ils payent leurs privilèges, en quels termes véhéments il leur enjoint de faire l’aumône, non par caprice, ni à leurs moments, mais par devoir, mais selon leurs moyens qu’il évalue ; avec quelle audace il va les menaçant des comptes qu’ils auront à rendre à Dieu « le caissier des pauvres ! » A la vérité, dans cette hardiesse contre les grands, il n’a pas de lâches complaisances pour les petits. Les uns et les autres sont dans l’ordre de Dieu, et si les petits ont des droits, à Dieu seul il appartient de les faire valoir. Ce n’est pas d’ailleurs au nom des opinions humaines que Bourdaloue condamne les riches, c’est au nom du maître commun des riches et des pauvres ; la misère de ceux-ci n’est jamais autorisée à se faire justice de l’avarice de ceux-là. Les allusions ajoutaient à la sévérité de ces censures.
« Le sermon du P. Bourdaloue, dit encore Mme de Sévigné, était d’une force à faire trembler les courtisans. »Et ailleurs :
« Le Bourdaloue frappe toujours comme un sourd. »Et dans une autre lettre :
« Je m’en vais en Bourdaloue. On dit qu’il s’est mis à dépeindre les gens69. »On venait avec appréhension à ses sermons, comme à un réquisitoire de l’accusateur public. On avait peur d’être aperçu de cet œil pénétrant, qui regardait entre ses paupières à demi fermées. Qu’on imagine l’émotion de l’auditoire quand il frappait, comme dit Mme de Sévigné, sur ces vices assis au pied de sa chaire, qui, s’étaient introduits dans le temple sous le dehors de la piété et du recueillement. Quelle devait être, sous la parole révélatrice de Bourdaloue, l’attente de tous et l’anxiété de quelques-uns, à mesure que la morale allait prenant un corps, et se personnifiant de plus en plus ! On n’était pas moins troublé de ce que l’orateur menaçait de dire, que de ce qu’il disait. La qualité maîtresse de l’éloquence, l’action, qui paraît avoir été éminente en Bourdaloue, ajoutait à cet effet. Il avait à la fois la facilité et le feu, une voix pleine et pénétrante. La rapidité de sa diction ne laissait pas à l’auditeur le temps de se ravoir, et l’emportait hors d’haleine à la suite de l’orateur, comme les satellites entraînés dans la rotation d’une planète. Sa méthode était un art tout nouveau dans le sermon. Les idées y sont présentées sous la forme de propositions ; chaque proposition a un nombre proportionné de preuves. Bourdaloue s’était formé à cette méthode en enseignant les sciences pendant dix-huit ans. De ses exercices de professeur, il avait retenu, outre les formules de la démonstration, l’habitude de donner aux idées une valeur absolue. La raison la plus droite ajoutait à la force de ce procédé, car en même temps qu’on était assuré d’aller avec lui droit au vrai, on était charmé d’y aller si commodément. Rien d’avancé qui ne dût être prouvé ; point de termes sans définition ; des repos ménagés avec un art admirable, l’uniformité qui enchaîne l’attention préférée à la variété qui la disperse ; nul scrupule de se répéter pour être plus clair ; — voilà ce qui fit goûter si fort ces sermons, d’où l’on sortait avec le plaisir d’avoir été ému, tout en ne se rendant qu’au raisonnement. La lecture nous explique l’effet de cet art-là sur l’auditoire ; mais nous ne le sentons pas sur nous-mêmes. Nous n’entendons plus la voix qui variait ces tours uniformes ; nous ne voyons plus le geste qui poussait ces idées en avant, qui les rangeait comme des pièces, qui achevait les peintures ébauchées par la parole. Combien ne s’est-il pas perdu de cet accent et de cette couleur sous les voûtes des églises qui entendirent Bourdaloue ? Nous sommes bien plus touchés des excès que de la commodité de sa méthode. J’ai bien de la peine à me faire à un appareil de divisions comme celui-ci : 1° le comble de notre misère ; — 2° l’excès de notre misère ; : — 3° le prodige de notre misère ; — 4° la malignité de notre misère ; — 5° l’abomination de notre misère : — 6° l’abomination de la désolation de notre misère. Qu’un orateur rapide et véhément distingue, par des nuances dans le débit, ces gradations au moins étranges ; que son ton s’élève, que sa voix s’anime, que son geste se précipite, peut-être ces froides catégories me rendront-elles plus attentif. Mais si j’ai à les lire, tant de soin pour me diriger me fatigue ; les divisions, au lieu d’éclaircir la pensée, la dissipent ; l’éloquence est étouffée sous l’appareil oratoire, et le discours trop divisé tombe en poussière. Dirai-je aussi que la dialectique, dont l’effet est si grand du haut d’une chaire ou d’une tribune, d’où elle semble jeter sur l’auditeur comme un filet invisible, ne paraît guère, aux yeux d’un lecteur tranquille, qui en suit froidement les déductions, qu’un procédé artificiel et spécieux, plus propre à faire tort à la vérité qu’à la servir ? Je me défie de la dialectique, quand je vois tout le moyen âge enchaîné au syllogisme, et l’esprit humain tournant sur lui-même pendant des siècles, dans le cercle étroit d’une vaine méthode d’argumenter. Si la vérité importe plus que le chemin qui nous y mène, je préfère un libre mélange de raisonnement et de sentiment qui me persuade, à cette trame d’une argumentation en forme qui veut me prendre et qui me manque. J’entends pourtant vanter les logiciens, mais je cherche quelles gens ils ont su convaincre. Le premier des logiciens, Pascal, ne vient pas à bout de nous par sa logique. Sa vraie puissance est dans son éloquence passionnée : sa victoire, c’est de nous accabler de l’insuffisance de nos lumières. Les sermons de Bourdaloue, sans l’action de l’orateur, sans la méthode, perdent encore, pour nous qui les lisons, l’effet des hardiesses fameuses de sa morale et de la généreuse audace de ses allusions. Cette censure des grands désordres dans de grandes conditions ne nous atteint pas dans notre obscurité et dans nos passions, bornées comme notre vie. Nous pourrions en être touchés comme de la vérité d’une peinture historique ; mais il y aurait fallu un pinceau plus vigoureux que celui de Bourdaloue. Il s’en faut en effet que sa parole soit aussi hardie que son sentiment. Ses peintures n’ont été vraies que pour ceux qui pouvaient les appliquer à des vivants ; ses allusions nous échappent. Il y faudrait une clef ; encore cette clef pourrait-elle bien ne nous apprendre qu’une chose, c’est que le sermon a été plus timide que l’histoire. Quand je lis les Caractères de La Bruyère, je n’ai que faire d’une clef ; c’est ce que je lis qui vit. Et quel intérêt ai-je à chercher sous ce portrait immortel l’original qui n’est plus ? L’allusion d’ailleurs, dans La Bruyère, est une création ; c’est une personne. Dans Bourdaloue, ce n’est qu’un peu de scandale généreux qu’autorisait la sainte liberté de la chaire. A la lecture, l’allusion n’atteint personne ; les esquisses n’étant plus pour nous des indiscrétions inattendues et redoutées, nous leur faisons un tort de la charité qui a retenu le crayon du peintre. Je ne m’étonne donc pas de l’espèce d’oubli où tomba Bourdaloue après ce grand éclat de ses prédications. Du temps de Mme de Sévigné, on allait en Bourdaloue ; l’homme était comme une institution, comme une église à lui seul. Sitôt que la mort eut fermé cette bouche éloquente, ses sermons furent négligés. On oublia Bourdaloue pour Massillon, qui le remplaça bientôt dans cette chaire à peine vide un moment, où se renouvelaient pour les besoins religieux de Louis XIV les grands orateurs, de même que les grands poètes s’étaient succédé pour ses plaisirs, les grands généraux et les hommes d’Etat pour ses affaires. Il ne reste du Bourdaloue que l’écrivain excellent, et fort à étudier ; il reste le plus abondant et peut-être le plus judicieux de nos moralistes. Toute la morale chrétienne est dans ses sermons. Il en avait appris la science dans la longue pratique de la direction des âmes, où il était si recherché et si habile. Employant quelquefois jusqu’à six heures par jour aux confessions, et attirant à son tribunal les petits et les grands, les riches et les pauvres, dans l’égalité de la pénitence, toutes les prévarications humaines lui avaient dit leur secret. Il n’y ajoute rien de son fond. Il semble qu’il répugne à sa conscience si droite de faire des spéculations arbitraires sur le mal dont l’homme est capable ; il ne révèle que ce que le confessionnal lui en a appris. Cette morale de direction, sans raffinement comme sans prescriptions excessives, a le mérite de n’exciter ni le découragement par trop de défiance de nous-mêmes, ni une indiscrète curiosité de notre fond par trop de découvertes ingénieuses. L’imagination n’y vient pas distraire la conscience, et le plaisir de voir des singularités n’y trouble pas la résolution de faire le bien. On sait gré à un homme de tant d’esprit d’en montrer si peu, à l’auteur consommé de rester toujours l’homme du saint ministère, chargé, non de nous être agréable, mais de nous corriger. Les moralistes ont peut-être le défaut de trop se complaire à la morale ; c’est un emploi si honorable de leur esprit, qu’ils ne s’en défient pas. Ils pensent sincèrement n’en avoir que pour le service des autres, et même le travers d’en montrer plus qu’ils n’en ont leur est dérobé par l’honnêteté de leur dessein. Il est admirable avec quelle simplicité sévère Bourdaloue moralise ; le goût lui en était venu du devoir, du sentiment de l’utilité, bien plus que d’un tour d’esprit particulier. On ne rend pas plus gratuitement plus de services ; on ne peut pas faire plus pour éviter la louange. Elle lui vint pourtant plus d’une fois ; mais ce fut sous la forme de remercîments adressés au directeur efficace par des consciences malades, que ses soins avaient rétablies. Le grand succès de Bourdaloue est d’un temps où la critique proposait aux auteurs, pour idéal commun à tous les ouvrages d’esprit, la raison. Un peu avant lui, l’idéal avait été la nature. On y était revenu après les abus du bel esprit et par dégoût du précieux. De la nature on en vint bientôt à la raison, qui n’est que la nature dans sa perfection. Ce doit être en effet l’idéal des lettres, puisqu’on ne peut s’y élever qu’avec un esprit et un cœur droits. La théorie de la raison en littérature est toute une morale. Mais en nettoyant le discours de toute affectation, en voulant qu’un écrit fût d’abord la plus honorable des actions, la théorie de la raison rendait les auteurs un peu timides, et leur faisait craindre leur imagination comme une tentation du bel esprit. Dans Bourdaloue, l’humilité du prêtre avait dû aggraver la sévérité de cette doctrine, et de même qu’il ne montre pas tout l’esprit qu’il avait, de même il avait plus d’imagination qu’il n’en laisse voir. Ses peintures sont plutôt des sentiments que des images. Il se souvient des choses, il ne les voit pas au moment où il parle ; ou, s’il les voit, il semble qu’avant de les peindre, il les éteigne. Sa langue est comme ses peintures, exacte en perfection, mais timide. Il ne rejetait point les pensées communes, dit le Père Bretonneau70 ; mais les pensées communes accablent les langues de termes dépréciés et effacés par l’usage. Bourdaloue y est d’autant plus sujet, qu’il était plus au-dessus du travers de rendre extraordinaires par les mots les choses communes. Croyant ces choses communes utiles à son propos, il ne voulait pas avouer, en les ornant, que des paroles utiles peuvent n’être pas assez belles. Dans les endroits relevés sa langue est vigoureuse, mais toujours modeste. Les sermons sur les mystères sont la partie la plus faible de l’œuvre de Bourdaloue. Sa dialectique sans enthousiasme ne convainc pas et nous laisse froids. Ses efforts pour prouver l’incompréhensible sentent l’école plutôt que l’angoisse du génie, et tout son discours reste au-dessous du sujet. Attaquer la raison sans la vaincre, sans l’étonner du moins, comme fait Bossuet, sans l’épouvanter, comme fait Pascal, c’est risquer de la rendre indifférente ou d’ajouter à sa superbe. Bourdaloue n’use pas même de preuves qui lui soient propres ; il ne quitte point l’école d’un pas, et il n’emploie que les raisonnements consacrés. Et pourtant telle est la simplicité et la profondeur de sa foi, qu’à la longue on se sent touché de respect. Au lieu d’un avocat qui veut nous donner à croire ce qu’il ne croit pas, ou d’un rhéteur qui, dans la cause de la vérité, n’oublie pas les affaires de son esprit, c’est un prêtre qui n’a que la foi du troupeau, un docteur qui a conservé la docilité du disciple. Il n’est ni agité du désir de trop prouver, ni inquiet de prouver trop peu. Si son âme fut jamais troublée par les difficultés de la foi, il n’en reste pas de traces. Il n’a pas à se démontrer à lui-même ce qu’il va enseigner ; il transmet la doctrine telle qu’il l’a reçue, en y ajoutant l’autorité de la soumission plutôt que la nouveauté de motifs personnels. Il ne faut pas d’ailleurs chercher dans les sermons de Bourdaloue ces vives peintures des personnes divines dont Bossuet anime l’explication des dogmes. Il semble qu’il n’ait pas osé élever ses regards jusqu’à elles, et qu’il n’ait pas cru permis au chrétien de s’en faire des images trop sensibles. Pour lui Dieu n’est que le premier des dogmes chrétiens et le mystère des mystères. Il y croit de foi ; il l’aime d’un amour qui n’ose être tendre, et dans ce double sentiment, il fait taire toutes ses pensées. Il ne prend pas plus de liberté avec le Christ, malgré les invitations de l’Homme-Dieu à venir à lui, à le suivre, à le toucher. Loin d’imiter l’affectueuse familiarité de paroles où, plus rassuré par l’homme qu’intimidé par le Dieu, Bossuet se laisse aller, Bourdaloue semble craindre de voir l’homme dans le Dieu. Il se tient à l’écart, il le regarde de loin, dans la foule, plus ébloui qu’attiré par l’auréole lumineuse qui entoure sa tête. Enfin Marie, la médiatrice, il n’ose pas la contempler dans la dignité ineffable que le mystère lui a faite ; il ne la voit pas comme Bossuet, avec ses grâces qui rendent le mystère plus aimable ; il s’en fait des images sévères et tristes, et quand il parle
« de son exacte régularité, de son attention à ne se relâcher jamais sur les moindres bienséances, de sa conduite à l’épreuve de la plus rigide censure », ne dirait-on pas qu’il s’agit de quelque pénitente ou d’une personne en religion ? Il garde la même réserve avec les saints et les Pères : ce sont des autorités, des traditions, soit pour les mœurs, soit pour la doctrine ; des vases d’élection, non des personnes. Bossuet les a vus et suivis dans leur passage à travers cette vie ; il n’a pu les fréquenter sans faire amitié avec eux. Bourdaloue ne connaît des saints que leurs pensées ; les personnes ne lui apparaissent que sous les voiles mystiques et les traits uniformes des bienheureux. En résumé, dans la théologie comme dans la morale de Bourdaloue, il n’y a rien pour l’imagination, et c’en est peut-être le défaut. Je sais bien que le christianisme fait la guerre aux sens, et que l’imagination étant de toutes nos facultés la plus sujette à leur influence, il est d’orthodoxie de ne lui pas être complaisant ; mais il y a un juste milieu entre lui trop complaire et ne lui faire aucune part. Le christianisme ne croit pas qu’il y ait excès à s’aider de toutes nos facultés pour faire pénétrer la lumière au fond de notre âme, à travers nos doutes, nos langueurs et nos ajournements. Il se tient à égale distance d’une spiritualité aride et du culte grossier des images. Bourdaloue ne s’adresse qu’à la raison, par la voie du raisonnement. C’est un piège que le rationalisme protestant avait tendu au catholicisme. Une religion qui ne parle qu’à la raison risque fort de ne pas persuader, et de détourner sur elle-même les doutes qu’elle n’a pas dissipés. Les choses mal prouvées font plus d’incrédules que les choses qui s’imposent d’autorité. On a songé à réfuter Pascal, et Bossuet n’a jamais été contredit. C’est que Bossuet ne raisonne pas comme l’école ; il explique, à l’aide de tous les moyens du discours. Le raisonnement ne vient qu’en son lieu, et semble moins un procédé qu’un mouvement de l’âme. Bossuet raisonne comme le peuple fait des figures. Pendant que le dialecticien échoue devant la raison de tel petit esprit opiniâtre qui, du doute où vous l’avez laissé, passera bientôt au mépris, Bossuet, en attaquant l’homme par tous les points sensibles, abat toute contradiction, et jette l’âme la plus rebelle dans un trouble d’où sortira peut-être la foi, d’où ne sortira jamais le mépris.
« C’est un fanatique pétillant d’esprit75? »Il y a bien de la rhétorique dans les tragédies de Voltaire. La prédilection pour le Petit Carême ne trahit-elle pas une complaisance secrète du rhéteur en vers pour le rhéteur en prose ? Est-ce l’éloquence qu’il y goûtait, et non pas plutôt l’habileté du langage et le tissu souvent plus précieux que l’étoffe ? Les grands écrivains ont quelquefois la superstition de l’artiste pour la façon ; le bien-dire les touche presque plus que le vrai ; ils nous laissent à nous le soin de le démêler parmi ces merveilleuses adresses de l’art, dont ils sont quelquefois épris jusqu’à en être dupes. Les belles qualités qu’on peut louer dans le Petit Carême sont mêlées, dans l’Avent, de moins de défauts. A l’époque où il prêchait l’Avent, Massillon était plus près des exemples de Bossuet et de Bourdaloue, et la chaire d’où celui-ci venait à peine de descendre était encore remplie de cet esprit de religion sévère, et de ce grand goût qui avait fait du prédicateur le directeur des esprits non moins que des consciences. Massillon avait encore à ses sermons le grand auditeur à qui successivement Bossuet et Bourdaloue avaient fait plus aimer la vérité qui corrige que le bel esprit qui amuse. Après la mort de Louis XIV, parlant à une cour occupée d’intrigues et de plaisirs, charmée des premières hardiesses de cette philosophie qui devait lui être si meurtrière, il crut qu’il fallait rendre le sermon agréable pour rendre la religion efficace. Dans ses duretés contre les courtisans, il laissa se glisser l’esprit de cour, et fit admirer aux grands la main habile qui leur portait des coups encore innocents. En les accablant, il les amusa. Plus d’un de ces grands criminels, comme il les appelait, dut lui dire de ses sermons :
« Mon père, il y a plaisir à être damné par vous. »Mais, même dans le Petit Carême, le rhéteur, en plus d’un endroit, redevient orateur. Au lieu de l’amplification oratoire, nous avons la vraie éloquence. La chaleur descend de la tête au cœur, les fortes raisons se succèdent et s’enchaînent dans un ordre naturel ; la stérile abondance du procédé fait place à la fécondité de l’invention ; on est ému, on sent quelque chose de ce trouble où nous tient Bossuet tant qu’il parle ; on devient attentif comme à la vigoureuse dialectique de Bourdaloue. Je reconnais là les traditions d’un grand art. Ajoutez-y les qualités personnelles de Massillon, surtout la facilité qui répand tant de grâce sur les parties solides de ses discours. Par cette facilité aimable, par certains ressouvenirs de la poésie antique, Massillon ressemble à l’archevêque de Cambrai76. Cette abondance de motifs rappelle les conseils un peu longs de Mentor à Télémaque. C’est la physionomie de l’homme, et il ne faut pas oublier que cet homme fut un des meilleurs et des plus doux de son temps. Sévère seulement du haut de sa chaire, et, comme il arrive, d’autant plus timide dans la conduite, celui qui avait supprimé les degrés dans les fautes, et pour qui tout était crime, consentait à sacrer l’abbé Dubois. Telle est l’histoire du sermon à ses trois époques. En perfection dans Bossuet, dans Bourdaloue il se soutient ; il fléchit dans Massillon. Mais peut-être faut-il oublier ces différences, et savoir se placer au-dessus des scrupules du goût, pour porter un juste jugement sur ce magnifique recueil de nos sermonnaires, monument unique dans l’histoire des lettres, sans modèle comme sans égal chez les autres nations chrétiennes. Dieu seul sait ce que tant de conseils de direction, tant de révélations sur le cœur humain, tant d’adresse et d’insinuation pour y pénétrer, tant d’autorité pour forcer les hommes à y lire et à se voir en face, tant d’éloquence ou persuasive, ou véhémente, ou tendre, ont dû raffermir de conduites, réveiller de consciences languissantes, ouvrir de mains pour l’aumône, relever par le repentir d’âmes dégradées par la faute, adoucir de misères, guérir de blessures, et, le moment du dernier voyage arrivé, susciter de belles morts et envoyer d’âmes consolées à la source de toute miséricorde ! Ne jugeons pas de cette morale par le mal qui a continué son cours malgré elle, mais par celui qu’elle a prévenu ou réparé. Par malheur, le mal qui se fait est le seul qui laisse un souvenir ; l’histoire l’enregistre et amuse la curiosité humaine de ses scandales ; le mal qui ne se fait pas n’est su que de celui qui seul connaît le nombre des bons et des méchants, et qui pèse les sociétés et les siècles. C’est faute de voir ce que le frein de la morale religieuse a empêché de mal, et pour n’avoir vu que ce qu’il n’en empêche pas, que l’homme en vient à lui préférer, comme règle des mœurs, les trompeuses lumières de la raison individuelle. Notre société, notre temps, en seraient-ils arrivés là ? La morale de Bossuet, de Bourdaloue, de Massillon, n’y serait-elle plus la loi des consciences ? Il faudrait trembler alors, car je ne sais pas quelle force spirituelle ferait vivre et prospérer une société où l’on ne croirait plus qu’à ces deux choses : la fin de la morale chrétienne et l’impossibilité de la remplacer !
« affligeant sa philosophie. »Il les maintient. Est-ce comme actes de foi, ou seulement parce qu’il ne rougit pas d’avoir eu des aspirations chrétiennes, et peut-être aussi par tendresse d’auteur pour des pages brillantes ? Il y a eu là tout au moins un jour où la religion de sa mère lui a parlé. Je doute pourtant que la voix eût été enfin écoutée. On avait, au temps de Vauvenargues, bien des illusions sur les passions ; on en avait bien plus encore sur la raison. On la croyait infaillible depuis qu’on la voyait émancipée. Il eût fallu un saint pour douter de la sienne, et Vauvenargues n’est qu’un héros. Mais ce qui me fait croire que la grâce n’était pas près de parler, c’est que, dans un portrait qu’il a fait de lui, à une époque où l’approche des dernières souffrances avait dû achever d’épurer sa belle âme, s’il y a des paroles douces, vertueuses, généreuses, il n’y en a pas d’humbles77. Tout l’orgueil du dix-huitième siècle s’est ligué pour empêcher Vauvenargues de s’humilier. Je suis sûr qu’il est bien mort ; je voudrais être sûr qu’il a emporté en mourant les suprêmes espérances.
« mais des mœurs plus fortes, des passions, des vices, des caractères véhéments, des portraits historiques. »Comme s’il n’y avait rien de tout cela dans ses devanciers ! D’ailleurs, en fait de portraits, on ne fait pas ce qu’on veut ; on peint ce qui existe. Aussi Vauvenargues, ne trouvant pas de caractères sous sa main, en imagine, ce qui est tout autre chose. La plupart de ses portraits sont si complexes et si vastes, qu’on dirait une collection de traits mis en réserve pour quelque travail ultérieur de triage et de choix. Tel de ses caractères est une foule confuse ; ce n’est pas une personne. Dans La Bruyère je vois des physionomies ; dans Vauvenargues, bon nombre de visages n’ont rien d’individuel. Voici, par exemple, un homme qui professe, entre autres maximes,
« qu’on ne gagne point les hommes sans les tromper ; que l’honneur est la chimère des fous, qu’il y a peu de sciences certaines ; que l’homme du monde le plus digne d’envie est celui qui a le plus d’empire sur l’esprit d’autrui ; que l’homme le plus heureux et le plus libre est celui qui a le moins de préjugés et de devoirs. »Quel est au juste ce personnage ? Est-ce quelque politique de l’école de Machiavel ? Est-ce un de ces ambitieux qui s’appellent du nom plus exact d’intrigants ? Est-ce simplement un sceptique ou quelque épicurien de l’école d’Horace ? Est-ce un juge qui raille ? Enfin, ne serait-ce pas, sous un autre nom, le même que Vauvenargues appelle ailleurs Lipse, ou l’homme sans principes ? Non, ce n’est aucun de ceux-là ; je vous le donne à deviner ; c’est Othon, ou le débauché. Et cet autre personnage que Vauvenargues nous montre passant toute la matinée à se laver la bouche, n’est-ce point Othon lui-même ? Point du tout : c’est l’homme pesant. Dans les caractères de Vauvenargues, comme dans sa morale, le meilleur c’est ce qui le peint lui-même, ce sont les traces de sa vie douloureuse, c’est sa propre physionomie. On en trouve presque à chaque page les traits aimables et délicats : ici une bouche que la bonté rend souriante ; là un froncement de sourcils au souvenir de quelque injustice ou sous la pointe de la souffrance ; ailleurs les rides avant l’âge, stigmates touchants des injures de sa destinée. On peut, avec ces parcelles de la vie de Vauvenargues, le ressusciter et se le rendre présent ; on le voit et on l’aime.
« Ô charmante simplicité ! s’écrie-t-il, j’abandonnerais tout pour marcher sur vos traces ! »Aussi goûte-t-il médiocrement certaines admirations de son temps. La principale, c’était Fontenelle auquel il a grand’peine à pardonner la préférence ouverte ou secrète que tant de gens donnaient à son esprit sur « le sublime de M. de Meaux. » C’étaient ensuite les Lettres persanes dont « l’imagination » passait, dans le goût public, avant « la perfection » des Lettres provinciales, « où l’on est étonné », dit-il, « de voir ce que l’art a de plus profond avec toute la véhémence et toute la naïveté de la nature. » Toute la critique de Vauvenargues se résume en ceci : justice un peu froide pour son temps ; préférence de sentiment et de goût pour le dix-septième siècle. Sans doute il n’était pas le seul de cet avis. Le dix-septième siècle comptait encore bon nombre d’admirateurs fidèles. Mais l’autorité n’était plus là. Elle était du côté de ces novateurs qui impatientent si fort Vauvenargues, et pour qui admirer le dix-septième siècle n’était qu’un préjugé passé de mode. Il est bien vrai qu’à l’époque où Vauvenargues voulait ramener les esprits vers les écrivains du dix-septième siècle, Voltaire avait déjà, dans le Temple du goût, dit son mot sur les plus grands. Il y avait là sans doute de quoi avertir un bon entendeur, non de quoi le convaincre ni le passionner. Dans le Temple du goût, d’ailleurs, dont Voltaire est le dieu, le goût c’est le petit, et celui de Vauvernargues c’est le grand, auquel le petit prépare mal, quand il ne l’ôte pas tout à fait. C’est donc bien de son fonds, c’est de son cœur ingénu qu’est sorti le premier jugement supérieur, exprimé au dix-huitième siècle, sur les grands auteurs du dix-septième. Les deux plus difficiles à bien juger alors, c’étaient Boileau et Racine. En n’étant que juste, on risquait encore de n’avoir pas le public pour soi. Les admirer, c’était frapper au visage Fontenelle et ses amis, encore engagés dans la vieille querelle entre Corneille et Racine. Vauvenargues n’hésite pas ; il dit son sentiment, mais sans la moindre pensée de polémique. Il ne veut pas affliger de ses préférences Fontenelle qu’il admire, quoique sans illusions. On n’avait encore rien dit d’aussi juste sur Boileau. L’excellent, le moins bon, le médiocre de l’homme, sont pesés dans la plus fine balance. Et quelle justesse dans cette remarque générale sur l’imagination du style et de l’expression, considérée comme une qualité de génie chez les poètes ! Voltaire, pour le dire en passant, n’était pas de cet avis. Il ne voit le génie que dans l’invention et le dessein. Il avait ses raisons pour cela. Il osait plus se croire poète par l’invention que par la langue, où il s’inquiétait de la concurrence des poètes du dix-septième siècle, même de Boileau. Le jugement sur Racine est également neuf et plus complet encore. Est-ce donc un jugement ? Le mot est trop sévère pour tout ce qu’expriment d’aimable, de tendre, de charmant, ces pages où Vauvenargues semble moins un critique appréciant Racine, qu’une belle âme parlant de la plus douce de ses amitiés intellectuelles. C’est ainsi qu’il faudrait parler des livres. Mais combien savent lire les livres de façon à en parler comme Vauvenargues ? Si Vauvenargues est injuste envers Corneille, c’est par dépit contre les admirateurs outrés qui croyaient enrichir Corneille de tout ce qu’ils ôtaient à Racine. Les gens qui aiment bien Racine l’aiment de cœur, et c’est au cœur qu’on les touche quand on dit du mal de leur poète. Quoi qu’il en soit, Vauvenargues a eu tort de ne pas appliquer à Corneille sa très juste maxime,
« qu’il ne faut pas juger des hommes par leurs défauts. »Remarquer les défauts de Corneille est le droit de la vérité ; s’y montrer sensible jusqu’à garder, en lisant les beaux endroits, un peu de la mauvaise humeur que donnent les fautes, c’est un travers. Vauvenargues n’y a pas échappé. Il est trop ému des défauts de Corneille, et surtout do cette grandeur outrée qu’il a fort raison de distinguer de la vraie. Vauvenargues voit pourtant la vraie par moments ; je n’affirmerais pas qu’il la sentît. L’image de la fausse n’est pas dissipée quand il arrive à la vraie, et il continue longtemps à les confondre. Personne ne lui a appris Racine ; mais il a fallu que Voltaire lui apprît Corneille. Encore ne l’admire-t-il que par déférence : il ne conteste plus, il ne croit pas encore. Son peu de goût pour Molière va jusqu’à l’injustice. Fénelon lui avait passé ses préventions, qu’il exagère. Dans Corneille, il est trop choqué des défauts que tout monde y voit ; les défauts qu’il reproche à Molière, il les lui prête. Et cependant, c’est dans Molière qu’il admire
« ces dialogues qui jamais ne languissent, cette forte et continuelle imitation des mœurs qui passionne ses moindres discours, ce naturel, cause de sa supériorité sur tous les autres dans la comédie. »Il est étonnant qu’on s’arrête en si beau chemin, et qu’un critique touché jusque-là n’ait pas été entièrement conquis. Il est encore plus étonnant que le cœur de Vauvenargues n’ait pas senti celui de Molière, jusque dans cette gaieté si franche et si communicative, sous laquelle sont ces pleurs secrets que le divin génie de Virgile a appelés les larmes des choses. Mais le cœur ne se partage pas, et Vauvenargues avait donné tout le sien à Fénelon. Quel accent, quel élan de tendresse dans cette apostrophe à « l’ombre illustre », et à
« l’aimable génie qui fit régner la vertu par l’onction et la douceur ! »C’est un chant qui lui échappe en contemplant l’idéal même de « la simplicité charmante. » Rien de plus vrai que ses vives esquisses de La Fontaine, de Montaigne, de Pascal, de La Bruyère, où, n’en déplaise à la Harpe, il a si fort raison de trouver du pathétique. Ce sont moins des jugements que des confidences sur les douceurs de son commerce avec ces grands hommes. Voilà pourquoi ce qu’il en dit est si juste. Pour Pascal surtout, il ne nous a guère laissé qu’à penser comme lui ou à n’être pas dans le vrai. Avec quelle finesse de jugement, comparant Pascal et Bossuet, il fait des distinctions jusque dans leur gloire commune, la plus haute où se soient élevés, dans les choses de l’esprit, des hommes mortels ! S’il penche secrètement pour Pascal, c’est qu’entre Pascal et lui il y a le lien de la souffrance ; mais sa préférence n’enlève rien à Bossuet. Cette justice nous paraît aujourd’hui facile ; elle ne l’était pas au temps de Vauvenargues. Penser tout cela était du bonheur, le dire tout haut était témérité. Pour mettre Racine à son rang, non seulement Vauvenargues n’est point aidé par son temps, mais il l’a contre lui. Dans ses jugements sur Pascal et Fénelon, il en dit beaucoup trop au gré de Voltaire. La première édition du Temple du goût contenait cette phrase sur Bossuet :
« Bossuet, le seul éloquent entre tant d’écrivains qui ne sont qu’élégants. »Vauvenargues osa réclamer en faveur de Pascal et de Fénelon, dépouillés au profit de Bossuet78. Voltaire effaça la phrase. Une autre fois, au bas d’un passage où Vauvenargues parlait de « la vérité » dont Bossuet
« fait sentir despotiquement l’ascendant », — de la vérité ! oh ! avait écrit en note Voltaire. Vauvenargues lit la note et maintient sa phrase, n’approuvant pas plus Voltaire dans ce qu’il veut ôter à Bossuet, que dans ce qu’il lui donnait tout à l’heure au détriment de Pascal et de Fénelon. Je touche à ce qui fut l’honneur commun de Vauvenargues et de Voltaire : c’est cette amitié qui lia un moment le jeune officier débutant dans les lettres et l’écrivain illustre, déjà en possession de la faveur publique. Des deux côtés elle fut vraie. Vauvenargues devait à Voltaire ces premiers encouragements qui versent dans le cœur du jeune écrivain la confiance, l’espoir, la patience, et qui, pour quelques-uns, ont été plus d’une fois le pain de la journée. Qui sait même si ces premiers regards de la gloire, dont Vauvenargues compare la douceur à celle des premiers rayons de l’aurore, ne sont pas le premier coup d’œil que jeta Voltaire étonné et charmé sur les Réflexions critiques du jeune écrivain ? Voltaire avait trouvé en Vauvenargues un de ces rares admirateurs qui savent parler à un homme de génie de ses qualités et de ses défauts sans intérêt. Il l’aime comme un homme mûr aime un jeune homme qu’il respecte. De même que toutes les amitiés sincères, celle-ci fut utile aux deux amis. Voltaire ramena Vauvenargues à Corneille et à Molière ; Vauvenargues rendit Voltaire plus juste envers Pascal et Fénelon. Si le plus jeune eût vécu, qu’elle eût été son influence sur l’aîné ? Voltaire avait-il trouvé son Quintilius Varus, ou l’ami « prompt à vous censurer » de Boileau ? « Si vous étiez né quelques années plus tôt, écrivit-il à Vauvenargues, mes ouvrages en vaudraient mieux », Voltaire était-il sincère ? Je le crois. S’il aima les louanges de tout le monde, il sut aimer aussi les critiques des gens qui lui voulaient du bien. Celles de Vauvenargues défendaient le génie du maître contre les défauts de son temps. Il était d’ailleurs dans les conditions où un critique a la chance de se faire écouter : assez célèbre pour recommander ses jugements, pas assez pour donner de l’ombrage. Mais à quoi bon ce rêve d’une amitié que devait interrompre, dès ses premières douceurs, la mort prématurée de l’un des deux amis ? Suffisait-il que Vauvenargues vécût quelques années de plus, pour que le dix-huitième siècle, ce temps des liaisons intéressées, et fragiles, où les amis ressemblent à des partisans enrôlés sous un chef, vît un exemple nouveau de ces amitiés littéraires dont la gloire aimable s’ajoute à toutes celles qui ont valu au dix-septième siècle son nom de grand ?