Il y a trente-cinq ans que le nom de Béranger fut révélé à la France pour la première
fois, et depuis trente-cinq ans ce nom a grandi de jour en jour ; c’est aujourd’hui le nom
le plus populaire de la littérature contemporaine. Le talent de Béranger, mêlé activement
à la lutte des partis politiques, est toujours demeuré étranger à la lutte des partis
littéraires. Les opinions qu’il avait soutenues pendant quinze ans avec une infatigable
énergie ont triomphé d’une façon définitive, et le poète est resté après le triomphe aussi
admiré que pendant le combat. Le talent d’un tel poète est à coup sûr un digne sujet
d’étude. Comment et pourquoi Béranger a-t-il été accepté par toutes les écoles ? Comment
les partisans de la tragédie impériale, aussi bien que les disciples prétendus de
Shakespearea et
de Byron, se sont-ils trouvés unis, bon gré mal gré, dans une commune admiration ? voilà
ce qu’il s’agit d’expliquer. La popularité même dont le nom de Béranger est depuis si
longtemps environné rend plus difficile la solution de cette question délicate. Il ne
s’agit pas, en effet, de discuter telle ou telle théorie littéraire, car Béranger, je le
crois du moins, n’a jamais attaché grande importance aux théories,
et ne s’en est guère préoccupé. Il n’a pas écrit une ligne dans sa vie pour fournir des
arguments aux systèmes vieux ou nouveaux, inventés hier ou ramassés dans la poussière du
passé. Je ne pense pas qu’il ait donné quinze jours à la lecture des poétiques :
l’activité de son intelligence s’est portée d’un autre côté, et l’événement a prouvé qu’il
avait choisi la voie la plus féconde. Ce n’est donc pas au nom des principes posés par une
école qu’il est possible de juger Béranger. Pour le comprendre, pour l’apprécier, pour
expliquer l’autorité permanente de son talent, il faut se placer à un autre point de vue :
le caractère spécial de ses œuvres impose à la critique une méthode étrangère à ses
habitudes.
Pour déterminer nettement le rang qui appartient à Béranger dans notre histoire
littéraire, il s’agit d’abord de rechercher les origines de son talent ; ces origines,
rapprochées du but qu’il s’est proposé, du but qu’il a touché, nous aideront à le classer.
Béranger n’a étudié ni les langues anciennes, ni les langues de l’Europe moderne ; il ne
connaît que la langue dont il se sert, et cette condition, assez rare parmi les écrivains
de tous les temps, en limitant nécessairement le nombre de ses lectures, en les renfermant
dans un cercle particulier, a donné à son esprit une direction originale. Obligé de vivre
dans le commerce exclusif des poètes, des philosophes, des historiens français, ou du
moins n’acceptant, ne consultant qu’avec défiance les livres qu’il ne pouvait aborder sans
le secours d’un interprète, il s’est trouvé dans l’heureuse nécessité de relire souvent
ses livres de prédilection ; il en a épuisé la substance, il a fait siennes toutes les
pensées qu’il avait vues et revues tant de fois. Béranger ne se glorifie pas d’ignorer les
langues anciennes et les langues modernes de
l’Europe ; il ne
méconnaît pas la saveur et la pureté des sources où il n’a pu s’abreuver ; il a trop de
bon sens et de sagacité pour parler légèrement des hommes et des choses qu’il ignore ; il
envisage sa condition d’une façon plus modeste et plus profitable. Si l’Europe lui est
fermée, s’il ne peut pas l’étudier directement, il ne s’attribue pas le droit de nier
dédaigneusement la valeur des œuvres qu’il n’a pas appréciées par lui-même : ne voulant
pas juger d’après le témoignage d’autrui, il s’abstient discrètement et se borne à jouir
des œuvres de l’esprit français. Or, parmi les hommes exclusivement voués à l’étude de
l’histoire littéraire, il en est peu qui connaissent les trois derniers siècles de notre
pays aussi bien que Béranger ; il n’a pas interrogé avec la patience et la curiosité d’un
érudit toutes les figures qui ont pris part au mouvement intellectuel de ces trois
siècles ; il a négligé volontairement les personnages qui n’ont fait qu’obéir, pour
s’occuper des personnages qui ont commandé. Il ne vous dira pas les infiniment petits si
obstinément, si fièrement admirés par quelques esprits plus instruits qu’éclairés ; il
vous dira sûrement, avec une simplicité précise, la valeur des hommes qui ont joué le
premier rôle.
Ainsi l’ignorance des langues anciennes, loin de contrarier le développement de sa
pensée, lui a donné peut-être une plus grande activité. En exerçant son intelligence sur
un plus petit nombre d’objets, il est arrivé à les connaître plus profondément.
C’est aussi grâce à cette bienheureuse ignorance que Béranger s’est interdit
l’imitation ; n’ayant sous les yeux que les modèles de notre langue, il ne s’est pas
trouvé exposé à la tentation de donner comme siennes les pensées qui n’étaient pas écloses
dans son intelligence, sans
prendre la peine de se les assimiler.
Si le hasard de la naissance lui eût ouvert les portes d’un collège, si pendant dix ans il
eût promené ses yeux d’Homère à Virgile, de Thucydide à Tacite, de Démosthène à Cicéron,
peut-être eût-il succombé, comme tant d’autres, au facile plaisir de glaner dans
l’antiquité, et parfois même de moissonner dans le champ qu’une autre main avait
labouré.
Il y a, je le sais, toute une génération glorieuse qui a su, dans l’imitation même,
garder son originalité, qui, tout en interrogeant familièrement la Grèce et l’Italie
antiques, n’a pas renoncé au droit de penser par elle-même et de choisir pour sa pensée
des couleurs que l’antiquité n’a pas connues ; mais pour garder son originalité jusqu’au
sein de l’imitation, pour ne pas confondre la sagesse du conseil avec l’autorité du
commandement, il faut un singulier bonheur ou plutôt une singulière puissance, et Béranger
échappait naturellement au danger que je signale par l’ignorance des langues anciennes :
car les pensées et les images, en passant d’une langue dans une autre, reçoivent tant de
blessures, qu’elles perdent la moitié de leur charme et sont souvent méconnaissables.
Aussi la tentation de dérober, si forte chez les esprits qui aperçoivent directement la
poésie antique, est bien faible et bien rare chez ceux à qui l’éducation des premières
années ou les études volontaires d’un âge plus mûr n’ont pas donné cette faculté.
Eût-il été à souhaiter que Béranger, à qui la pauvreté de sa famille avait fermé les
portes du collège, étudiât, dans l’âge viril, les langues qui se parlent autour de nous,
derrière les Alpes et les Pyrénées, au-delà du Rhin ou de la Manche ? Je ne le pense pas.
Je rends pleine justice aux travaux de madame de Staël sur l’Allemagne, de Ginguené sur
l’Italie ; la France a gagné à ces travaux une
impartialité dont
elle avait été privée trop longtemps. Sur la foi de ces juges éclairés, elle a enfin rendu
justice aux œuvres qu’elle avait si follement dédaignées. Si nous n’avons rien sur
l’Espagne et l’Angleterre qui se recommande par des noms revêtus d’une pareille autorité,
il ne faut pourtant pas regarder comme inutiles et sans valeur tous les travaux entrepris
pour nous initier à la connaissance de ces deux pays. Est-ce à dire que toutes ces
pérégrinations de l’esprit français, si importantes lorsqu’on les envisage dans leur
rapport avec l’éducation générale de la nation, n’aient pas exercé souvent une influence
fâcheuse sur le développement du génie poétique ? Je ne crois pas qu’il soit permis d’en
douter.
L’école littéraire de la restauration, dont je n’entends pas contester la valeur d’une
façon absolue, quoique ses intentions aient été trop souvent supérieures à ses œuvres, se
fût peut-être montrée plus féconde, si l’Allemagne et l’Angleterre, après avoir excité sa
curiosité, n’eussent offert à sa faiblesse de nombreuses occasions de succomber, en lui
offrant de trop nombreux modèles. La poésie française, après avoir imité l’Italie sous les
Médicis, l’Espagne sous Louis XIII, s’est mise, sous la restauration, à imiter
l’Angleterre et l’Allemagne. Au xixe
siècle, comme au
xve
, les esprits doués d’une véritable puissance ont su
résister à la tentation, ou garder dans l’imitation des peuples voisins leur physionomie
individuelle. Cependant ces glorieuses exceptions n’infirment pas la valeur de ma pensée.
La connaissance des littératures étrangères, utile et féconde pour les esprits qui veulent
juger, puisqu’elle leur fournit de nouveaux termes de comparaison, expose à de cruelles
méprises les esprits qui prétendent produire. La mémoire prend parfois la place de
l’imagination, à l’insu même du
poète, qui s’applaudit de son
larcin comme d’une œuvre enfantée par son génie.
À Dieu ne plaise que je méconnaisse les services rendus à l’esprit français par l’étude
des littératures étrangères ! Sans accepter comme vrai le mot de Charles-Quint, ou du
moins le mot qu’on lui prête, sans croire comme lui qu’un homme qui sait cinq langues
vaille cinq hommes, je vois pourtant dans la connaissance des idiomes étrangers un
accroissement de puissance. Une vérité si évidente n’a pas besoin d’être démontrée.
Cependant cet accroissement de puissance, utile à ceux qui possèdent déjà par eux-mêmes
une force créatrice, lorsqu’il tombe en partage à des intelligences privées de toute
fécondité, ne sert qu’à les abuser sur la pauvreté de leur nature ; elles croient inventer
lorsqu’elles se souviennent. Si, pour me servir d’une expression familière à ceux qui ont
étudié l’ et l’emploi des métaux, il était permis dans les œuvres modernes, je
veux dire dans les œuvres publiées depuis la restauration jusqu’à nos jours, de faire le
départ des pensées qui appartiennent à Goetheb ou à Byron, et de celles que la France peut revendiquer
comme siennes, on serait justement étonné en voyant à quoi se réduit notre vraie
richesse.
Goethe et Byron, inépuisables sujets d’étude pour ceux qui veulent connaître à fond le
génie moderne et comprendre tout ce que l’intelligence ajoute à la douleur, ont créé sous
nos yeux toute une famille de prétendus poètes qui, sans eux, n’eussent jamais songé à
nous entretenir de leurs rêveries, de leurs angoisses, qui se glorifient dans leur
souffrance, et qui pourtant n’ont rien souffert, qui s’affublent gauchement du manteau de
Faust ou de Manfred, et se croient ingénument en butte aux traits de la colère céleste.
Béranger, qui eût trouvé sans doute dans l’étude des
littératures
étrangères des modèles et des ressources que la France ne pouvait lui fournir, n’a jamais
consulté les peuples voisins qu’avec une prudente réserve. Il est probable que le commerce
familier de Goethe et de Byron n’eût pas changé la pente de son génie, et pourtant,
éclairé par un instinct prévoyant, il n’a pas voulu les consulter trop souvent. Pour
laisser à sa pensée son caractère primitif, pour ne pas altérer l’unité des sentiments
dont son cœur s’était nourri, pour mieux goûter le fruit de ses premières études, il n’a
touché qu’avec discrétion à la poésie allemande, à la poésie anglaise, dont il comprend
toute la valeur. Je ne voudrais pas proposer l’exemple de Béranger comme une règle de
conduite à tous les poètes de notre temps ; je me borne à le noter comme une preuve de
sagacité. Il a renoncé volontairement aux riches plaines, aux vallons fleuris qui
s’ouvraient devant lui, pour cultiver d’une main plus active le champ modeste qu’il avait
choisi. Pouvons-nous songer à le blâmer ?
Ceux qui aiment la vérité mathématiquement démontrée, qui dédaignent les conjectures,
pourront sourire et m’accuser de présomption en me voyant essayer de déterminer à quelles
sources Béranger a puisé, à quels hommes il s’est adressé pour son éducation littéraire,
pour la formation de son talent. Cependant, dût-on me jeter à la face le reproche
d’outrecuidance, je n’hésite pas à nommer les écrivains qui, dans les trois derniers
siècles de notre histoire, ont dû enseigner à Béranger la langue qu’il manie si
habilement, la justesse de l’expression qui donne un si grand relief à sa pensée, la
sobriété des images qu’il s’est imposée comme une loi constante, et qui imprime à toutes
ses œuvres un cachet de précision, et je dirais volontiers de nécessité. Quoique Béranger
ne m’ait fait à cet égard aucune
confidence, je crois pouvoir
écrire ces noms avec une sécurité parfaite. Je n’ai jamais interrogé personne pour
pénétrer le secret de ses lectures, et pourtant, en lisant avec attention ses œuvres
gravées aujourd’hui dans toutes les mémoires, il me semble reconnaître, à des indices
certains, l’origine des tours qui lui sont familiers. Les aïeux, les maîtres de Béranger
s’appellent Rabelais, Régnier, Molière, La Fontaine et Voltaire. Pour les trois derniers,
il est probable que je rencontrerais bien peu de contradicteurs. Sans prétendre, en effet,
établir aucune ressemblance littérale entre ces trois illustres modèles et le poète qui,
dans ma pensée, s’est formé à leurs leçons, je ne crois pas qu’on puisse nier la parenté
intellectuelle qui les unit. C’est à Molière que Béranger a emprunté l’habitude de
préférer en toute occasion l’expression propre, l’expression directe, les gens scrupuleux
diraient l’expression crue, à la périphrase, à l’expression détournée. Béranger appelle
volontiers les hommes et les choses par leur nom ; il n’aime pas à laisser deviner sa
pensée, il se résout hardiment à nous la montrer telle qu’il la conçoit ; il ne
s’accommode pas des réticences, il va droit à son but sans craindre d’effaroucher
l’oreille des censeurs. Or, dans ce genre de hardiesse, dans cette passion pour le mot
propre, dans cette haine de la réticence, dans ce dédain pour la pruderie, quel homme
s’est jamais montré plus constant que Molière ? Depuis le Misanthrope
jusqu’à George Dandin, c’est-à-dire depuis la poésie la plus élevée jusqu’à
la poésie la plus familière, n’a-t-il pas toujours présenté sa pensée avec une simplicité,
une franchise toute rustique ? Aux yeux des poètes de cour, Molière n’est-il pas ce
qu’était pour le sénat romain le paysan du Danube ? Où trouver un modèle plus accompli de
familiarité sans prosaïsme, d’élégance
sans afféterie ? Béranger
n’a-t-il pas dû s’instruire à l’école de Molière ? est-il permis d’en douter ? Pour
La Fontaine, la parenté n’est pas moins facile à établir. Ce qui caractérise, en effet, le
génie de La Fontaine, c’est la simplicité poussée jusqu’à ses dernières limites,
simplicité tellement frappante, image si fidèle de la nature, que les ignorants ne savent
pas y découvrir le génie. Le langage que La Fontaine prête à ses acteurs est empreint
d’une telle naïveté, que les intelligences vulgaires se croiraient volontiers capables de
l’inventer ; ou plutôt, si elles consentaient à nous parler avec une entière franchise, si
le respect humain ne les retenait pas, si l’admiration commune ne les forçait à déguiser
la meilleure part de leur pensée, elles nous avoueraient qu’elles n’aperçoivent chez
La Fontaine aucune trace d’invention. Les signes du travail se montrent si rarement, il
faut pour les surprendre un œil si exercé, que la foule des lecteurs accepte de confiance
le rang assigné à La Fontaine sans deviner, sans comprendre clairement pourquoi les hommes
studieux l’ont placé si haut. Eh bien ! ne trouvons-nous pas dans Béranger, comme dans
La Fontaine, une simplicité capable d’abuser les yeux de la multitude ? Chez l’ami de
Manuel comme chez l’ami de Fouquet, l’art de bien dire n’est-il pas voilé avec un soin
jaloux ? Les détails les plus familiers ne sont-ils pas rassemblés avec un air de
négligence qui semble exclure l’intervention de la volonté ? La Fontaine est un écrivain
d’une science consommée ; pour le nier, pour en douter un instant, il faut n’avoir jamais
cherché pour l’expression de ses sentiments une forme fidèle et précise. Quiconque a
essayé une fois en sa vie de dire nettement ce qu’il désire ou ce qu’il pense, quiconque a
tenté de concilier dans l’arrangement des paroles l’élévation et la simplicité, de
dire ce qu’il veut sans rien dire de plus, sait à quoi s’en tenir
sur la négligence de La Fontaine. Il y a, sous ce désordre apparent, un art très
laborieux, une habileté qui a coûté bien des veilles. Béranger ne l’ignore pas, et
j’oserais parier qu’il a étudié mainte et mainte fois le secret de cette négligence. Il a
étudié les procédés du bonhomme comme les botanistes étudient les organes d’une plante
avant de la classer ; il a interrogé tous les ressorts mis en usage par l’écrivais naïf,
pour être naïf à son tour, sans rien abandonner au hasard. Ou je m’abuse étrangement, ou
la lecture de Béranger, suivie avec lenteur, comme la lecture d’Horace ou de Virgile par
les amis de l’antiquité, confirme ce que j’avance. De page en page, un œil attentif
reconnaîtra les leçons du bonhomme et devinera l’art sous la simplicité. Si La Fontaine
compte peu d’élèves, ce n’est pas qu’il soit avare de leçons ; pour mettre ses leçons à
profit, il faut une rare sagacité ; Béranger les a comprises et s’en est souvenu.
À quel titre devons-nous ranger Voltaire parmi les aïeux de Béranger ? Molière et
La Fontaine lui ont enseigné la franchise et la simplicité ; quel enseignement Béranger
a-t-il reçu de Voltaire ? Cette question à peine posée se résout d’elle-même. C’est de
Voltaire, à mon avis, qu’il tient le goût de la clarté. Ce goût, je le sais bien, fût
demeuré impuissant, s’il n’eût trouvé pour se développer, pour se fortifier, un ensemble
de facultés heureuses. Il ne reste pas moins vrai, moins évident pour moi que Béranger a
puisé dans Voltaire le goût de la clarté. Ce n’est pas que je veuille établir aucune
comparaison entre les vers de Voltaire et les vers de Béranger. Un tel rapprochement
serait dépourvu de bon sens et d’à-propos. Les vers de Voltaire, utiles en leur temps,
puisqu’ils ont servi à
populariser les idées les plus importantes
de la philosophie moderne, n’ont qu’une valeur secondaire dans l’ordre poétique ; mais la
prose de Voltaire, abstraction faite des vérités qu’elle énonce, quels que soient les
changements survenus dans la science, conserve encore aujourd’hui une incontestable
valeur. Le mérite dominant de la prose de Voltaire, c’est la clarté. L’histoire et la
philosophie ont subi, depuis cinquante ans, des révolutions profondes. L’érudition a
démenti bien des assertions données comme irréfutables dans l’Essai sur les
mœurs ; le Dictionnaire philosophique a été convaincu d’ignorance
sur bien des points : la prose historique et la prose philosophique de Voltaire n’en
demeurent pas moins des modèles de clarté. Je ne doute pas que Béranger n’ait étudié
longtemps la prose de Voltaire.
Il y a pour un poète, dans cette étude, un écueil que chacun devine. L’amour de la
clarté, tel que Voltaire l’a pratiqué dans sa prose, ne semble pas pouvoir se concilier
facilement avec le libre essor de l’imagination. C’est là, en effet, un problème difficile
à résoudre. La clarté qui convient à la prose convient-elle également à la poésie ? La
lumière distribuée par l’historien dans le récit des faits, par le philosophe dans la
démonstration de ses idées, peut-elle être impunément distribuée par le poète avec la même
générosité sur toutes les parties de sa pensée ? Non, sans doute. Je ne le crois pas, et
Béranger ne l’a pas cru non plus. La poésie la plus claire doit toujours laisser dans
l’ombre et voiler de mystère quelques-uns des sentiments qu’elle exprime. Déterminer ce
qui appartient à la lumière, c’est la tâche du goût, et Béranger a su l’accomplir. Étudier
la clarté dans la prose sans devenir prosaïque, estimer les idées pour ce qu’elles valent
par elles-mêmes, comme s’il
s’agissait de les démontrer, et les
revêtir d’images éclatantes, ajouter à la vérité la beauté, transformer la philosophie en
poésie, voilà ce qu’il fallait faire, voilà ce que Béranger a fait.
Il est moins facile, j’en conviens, de saisir le lien qui unit à notre poète Rabelais et
Régnier. Pourtant je ne crois pas que la relation puisse être sérieusement contestée,
déranger n’a pas pu demander à l’antiquité classique les origines de notre langue, et
cependant il n’a pas voulu se résoudre à les ignorer complètement. Or, le xvie
siècle de notre langue devait naturellement exciter sa
curiosité. Outre l’intérêt poétique, les œuvres de Rabelais et de Régnier lui offraient un
sujet d’étude purement technique. Non seulement, en effet, Molière et La Fontaine ont pris
dans Rabelais et dans Régnier quelques-uns des traits les plus heureux que nous admirons ;
ils leur ont emprunté avec une égale liberté plusieurs tours de phrase qui appartiennent
en plein au xvie
siècle, et qu’on chercherait vainement
ailleurs. Béranger, qui connaît à merveille les trois derniers siècles de notre histoire
littéraire, ne pouvait négliger une source aussi féconde, et l’on s’aperçoit, en lisant
ses œuvres, qu’il y a puisé largement. Il n’a pas seulement demandé à Rabelais le secret
de son intarissable gausserie, à Régnier l’art de rajeunir par l’image une idée populaire
depuis longtemps ; il les a consultés sur la formation de notre langue, ou, pour parler
plus exactement, sur la dernière transformation qu’elle a subie avant de devenir la langue
de Pascal et de Bossuet, de Corneille et de Molière. Sans remonter jusqu’à Commynesc, jusqu’à Froissart,
jusqu’à Joinville, il a voulu savoir si le style des Femmes savantes
appartenait tout entier au xviie
siècle, et, pour résoudre
cette question,
il ne pouvait choisir un conseiller plus sûr que
Rabelais et Régnier.
Sans l’étude du xvie
siècle, sans l’étude de Rabelais et
de Régnier, Béranger ne manierait pas notre langue aussi librement qu’il la manie ; son
talent n’aurait pas la souplesse, la variété qui nous étonnent, et que la foule prend pour
des dons heureux. Ces dons heureux, qu’on ne s’y trompe pas, il ne les a pas reçus en
naissant, tels que nous les voyons dans ses œuvres. Quelle que soit la richesse de sa
nature, il doit au travail, à l’étude, la meilleure partie de son talent. S’il a reçu du
ciel l’imagination en partage, c’est au travail, c’est à l’étude qu’il a demandé la
franchise, la simplicité, la clarté. Molière, La Fontaine, Voltaire lui ont enseigné ce
qu’il voulait savoir. Après cette triple conquête, il ne s’est pas tenu pour satisfait ;
il a voulu remonter plus loin dans le passé, il a interrogé les maîtres de ses maîtres.
Rabelais et Régnier lui ont, à leur tour, livré leurs secrets. Instruit à l’école des
trois derniers siècles, il était sûr désormais de trouver pour sa pensée une forme
obéissante. Son espérance n’a pas été trompée.
Voyons maintenant par quels tâtonnements il a passé avant de choisir le genre qu’il
semble avoir épuisé. Les tâtonnements de Béranger ont été nombreux. Avant de se décider
pour la chanson, il a étudié à peu près tous les genres, depuis l’idylle jusqu’à l’épopée.
Ces essais qu’il a jugés indignes de voir le jour, qu’il a condamnés au feu, n’ont pas été
sans profit pour lui. Dans ces études silencieuses, dans ces tentatives persévérantes, il
a mesuré ses forces, et lorsqu’enfin il a renoncé à ses premières espérances, il avait
acquis dans la lutte une nouvelle énergie. Les quinze années qui ont précédé la
publication de son
premier recueil seraient pour l’histoire
littéraire de notre temps un chapitre plein d’intérêt. Béranger seul pourrait nous
raconter tout ce qu’il a voulu, tout ce qu’il a espéré, tout ce qu’il a tenté, et, pour
l’enseignement des générations futures, produire les pièces à l’appui. Avec une discrétion
bien rare aujourd’hui, il a tenu caché ce que tant d’autres à sa place se seraient hâtés
de nous montrer ; c’est de sa part une preuve de bon goût. Nous savons pourtant qu’il a
d’abord rêvé la gloire épique, nous connaissons même le sujet qu’il se proposait de
traiter : Béranger voulait écrire pour nous une épopée nationale, et raconter
l’établissement des Francsd dans la Gaule romaine ; l’Achille de cette nouvelle Iliade se fût appelé
Clovis. À l’époque où le jeune poète rêvait son épopée, la dynastie mérovingienne n’avait
pas encore été étudiée sérieusement ; Augustin Thierry n’avait pas retrouvé, ressuscité la
première race. Grégoire de Tours n’était guère connu que des érudits. Sismondi même, qui,
le premier, a écrit l’histoire des temps mérovingiens en consultant exclusivement les
textes originaux, n’avait pas encore entrepris les annales de notre pays. La voie où
Béranger voulait marcher n’était pas même déblayée. Il fallait chercher dans la collection
de dom Bouquet les récits que le talent sévère d’Augustin Thierry a rendus aujourd’hui si
populaires. Béranger avait donc tout à faire, et il le sentait si bien, qu’il se proposait
d’employer plusieurs années à rassembler les matériaux de son poème. Il ne devait se
mettre à l’œuvre qu’après avoir interrogé par lui-même, ou avec le secours de ses amis,
les principaux documents qui se rapportent à l’époque mérovingienne. Quel eût été le
caractère d’une épopée écrite par Béranger ? À cet égard, nous ne pouvons former que des
conjectures ; pourtant il est permis de croire que cette
œuvre si
laborieusement préparée n’aurait eu rien à démêler avec le merveilleux païen ou chrétien ;
il est probable que le poète nous eût raconté la lutte de la race germanique et de la race
gallo-romaine sans appeler à son aide les démons ou les anges ; il est probable qu’il eût
cherché dans l’histoire seule tous les incidents, tous les épisodes de son poème. La
nature de son génie l’appelait-elle à l’accomplissement de cette tâche difficile ? Il ne
l’a pas pensé, et rien ne nous donne le droit de dire qu’il s’est trompé. L’accuser de
pusillanimité serait de notre part une ridicule flatterie ; mais, si nous ne pouvons le
blâmer d’avoir renoncé à son projet, nous pouvons sans témérité affirmer que, sans ce
projet si longtemps nourri dans sa pensée, il n’eût jamais rencontré la grandeur, la
sévérité de style qui recommandent la meilleure partie de ses œuvres. C’est en marquant
bien haut et bien loin le but de son ambition qu’il a compris la nécessité de réfléchir
mûrement avant de produire sa pensée, de chercher à loisir pour l’expression de ses
sentiments la forme la plus élégante ; c’est en proposant à ses efforts un terme qui
reculait chaque jour qu’il s’est instruit dans l’art si utile de se contenter
difficilement. Je pense que ce projet épique, en obligeant le futur poète à de
continuelles méditations, en le forçant de chercher, parmi les œuvres de même genre, celle
dont l’action et les personnages pouvaient offrir à son imagination l’occasion d’une lutte
glorieuse, lui a rendu un premier service. Si Béranger n’eût rêvé que les œuvres qu’il
nous a données, il est permis de supposer qu’il ne leur eût pas imprimé le cachet
d’élégance et de sévérité que nous admirons.
L’épopée n’a pas été la seule ambition de Béranger. La comédie ne l’a pas tenté moins
vivement Doué d’un esprit
naturellement observateur, enclin à la
raillerie, habile à saisir le côté ridicule de tout homme et de toute chose, il semble
qu’il aurait dû céder à cette dernière tentation, et pourtant il a résisté courageusement.
Malgré son goût, malgré son talent pour l’ironie, il n’a pas osé s’aventurer dans la
comédie. Pourquoi ? Nous n’avons pas à le deviner. Ses amis ne l’ignorent pas, et ont pris
soin de nous l’apprendre. La lecture de Molière, en le frappant d’étonnement et
d’admiration, l’a détourné de ce nouveau projet. L’étude de ce grand modèle, au lieu
d’exciter son émulation, lui a inspiré une telle défiance de lui-même, qu’il a renoncé à
la comédie comme il avait renoncé à l’épopée. Devons-nous le blâmer ? devons-nous
l’applaudir ? Si nous ne consultons que notre intérêt personnel, nous le blâmerons, car,
avec les facultés qu’il possède, qu’il nous a révélées, il n’est pas douteux qu’il eût
réussi dans la comédie ; il aurait saisi avec bonheur, reproduit avec habileté les
caractères de la société au milieu de laquelle nous vivons. La sobriété de son style, si
favorable au relief de la pensée, eût été dans la comédie d’un merveilleux effet. Il nous
eût égayés à nos dépens. Si, au lieu de songer à nos plaisirs, nous songeons à la gloire
du poète, la question change de face. Tout en reconnaissant que ses facultés l’appelaient
à la comédie, nous sommes forcé d’avouer qu’il n’a pas agi à l’étourdie en y renonçant. Si
la comédie, en effet, lui promettait des applaudissements, elle ne pouvait lui promettre
le premier rang. Quoi qu’il fît, quelque nouveauté, quelque hardiesse qu’il mît dans ses
ouvrages, il ne pouvait guère espérer surpasser Molière. Dans l’intérêt de son nom, dans
l’intérêt de sa gloire, il a donc pris un parti sage. Il voulait le premier rang, et la
comédie lui refusait l’accomplissement de sa volonté. Il avait donc
d’excellentes raisons pour se tourner d’un autre côté : il a choisi la
chanson.
La chanson, avant Béranger, n’était pas considérée comme une œuvre littéraire. Personne
ne songeait à juger la chanson d’après les lois de la poétique ; on aurait cru se rendre
ridicule en lui demandant de la correction, de l’élégance, un choix d’images avoué par la
raison. Pourvu que la chanson fût gaie, amusante, le public se déclarait satisfait. Depuis
les refrains de la Fronde jusqu’aux refrains de Panard et de Collé, on s’était toujours
montré fort indulgent pour les rimes qui n’avaient pas la prétention d’être lues. Béranger
eut le bonheur de comprendre que la chanson était encore parmi nous un genre incomplet, et
qu’il y avait là une mine toute neuve à exploiter. La gaieté de Panard, les traits
satiriques de Collé, si justement applaudis, n’avaient cependant pas de quoi décourager
celui qui voudrait suivre leurs traces, ou plutôt il ne s’agissait pas de les suivre, mais
bien d’ouvrir à la chanson une voie que ni Panard ni Collé n’avaient devinée. Sans
renoncer à la gaieté, à la satire dont la chanson ne peut se passer, il fallait donner au
couplet une forme plus précise, aux rimes plus d’exactitude et de richesse, aux images
plus d’éclat et de variété. Enfin, il fallait trouver pour la chanson des sujets qu’elle
n’eût pas encore abordés. La chanson ainsi agrandie, ainsi renouvelée, devenait un genre
vraiment littéraire ; elle prenait droit de bourgeoisie parmi les œuvres poétiques. En
ajoutant l’élégance à la gaieté, la concision du style aux traits satiriques, elle ne
compromettait pas sa popularité, elle la doublait en élargissant le cercle de son
auditoire. Jusqu’à Panard, jusqu’à Collé, elle avait égayé la guinguette et parfois les
petites maisons. Or, entre la guinguette et les petites maisons, il y a toute une société
sérieuse, vouée aux
travaux de la science ou de la politique, qui
sourit et se déride volontiers, pourvu que la gaieté se présente comme une fille bien
élevée. Cette société, dont Panard et Collé n’ont jamais tenu compte, a été pour beaucoup
dans la popularité de Béranger. S’il tient aujourd’hui une place si importante dans notre
littérature, ce n’est pas seulement parce que ses refrains sont répétés depuis trente-cinq
ans dans les ateliers et les chaumières, les cabarets et les casernes. Les salons aussi
bien que les chaumières connaissent le nom et les œuvres de Béranger. La précision de la
forme qui plaît aux lettrés, qui les oblige à voir dans la chanson quelque chose de plus
que la gaieté du refrain, n’est pas non plus sans action sur la foule ignorante. Le
laboureur qui fredonne en creusant son sillon, subit, à son insu, la puissance que les
hommes lettrés reconnaissent et proclament. Une image bien choisie frappe vivement son
imagination et se grave sans peine dans sa mémoire. La même pensée présentée sous une
forme moins pure, revêtue d’une image moins juste, n’éveillerait pas dans son cœur une
émotion aussi profonde, se graverait difficilement dans sa mémoire. Il y a donc pour le
poète double profit à respecter, à pratiquer les lois du goût le plus sévère. Sa
popularité reçoit ainsi une double consécration.
Hâtons-nous de le dire : Béranger a cherché dans la chanson, dans la poésie lyrique,
autre chose qu’une satisfaction de vanité. Il aime la gloire, qui oserait le blâmer ? mais
ce qu’il aime, ce qu’il a cherché, ce qu’il a trouvé dans la gloire, c’est la puissance,
c’est le bonheur d’enseigner à la foule ses droits et ses devoirs, de réveiller ses
souvenirs, de ranimer ses espérances. La gloire ainsi comprise, ainsi poursuivie, fait du
poète un homme nouveau que Platon ne voudrait plus bannir de sa république.
Chacun sait quelle a été la puissance de Béranger sous la restauration.
Maintenant que son rôle politique est terminé, maintenant que son nom appartient à
l’histoire, il est permis de juger l’ensemble de ses œuvres, sinon avec une impartialité
absolue, du moins sans se préoccuper trop vivement de l’importance de la lutte en
elle-même. Les questions posées par la restauration sont aujourd’hui résolues ; nous
pouvons parcourir le cercle entier des pensées exprimées par Béranger, avec la certitude
que ni la haine, ni le regret ne troubleront nos études.
Il y a dans les œuvres de Béranger deux parts bien distinctes, et qui pourtant ne
sauraient être séparées sans préjudice pour la popularité de son nom : l’une, qui
appartient tout entière à ce que nos aïeux appelaient la gaudriole ; l’autre, que la
philosophie peut à bon droit revendiquer comme sienne. Si la part sérieuse eût été offerte
au public séparément, si la gaudriole n’eût pas servi de passeport à la philosophie, il
est douteux que le nom de Béranger eût jamais conquis la popularité dont il jouit
aujourd’hui. La raison et la gaieté, unies ensemble par une étroite alliance, ont remporté
une victoire que chacune des deux, livrée à ses seules forces, aurait difficilement
obtenue. La gaieté sans la raison aurait classé Béranger parmi les successeurs de Panard
et de Collé. Ce serait tout simplement un nom ajouté à la liste des bons vivants qui ne
boivent jamais sans trinquer, qui ne trinquent jamais sans chanter. La raison sans la
gaieté l’eût classé parmi les poètes moralistes, et son nom, environné de l’estime des
hommes studieux, serait ignoré de la foule. Le rusé chansonnier, qui se donne modestement
pour un disciple de Collé, a bien senti le prix de cette alliance, et dans les adieux
qu’il adressait au public, il y a dix-sept ans, il a pris soin de nous expliquer sa
pensée. Il ne demande grâce ni pour la gaieté quelque peu
irrévérencieuse des refrains écrits dans sa jeunesse, ni pour la tristesse austère des
couplets écrits dans un âge plus mûr. La gaieté, qui frappe à toutes les portes,
introduira la vérité, qui, sans cette compagne obligeante, courrait le risque de rester
dans la rue, et la vérité à son tour, plaidera pour sa compagne et la justifiera sans
l’humilier. L’arrangement des pièces de son recueil n’est pas livré au hasard ; l’auteur
n’a suivi ni l’ordre de composition, ni la division qui semblait indiquée par la nature
des sujets. Il a voulu que chaque pièce fût défendue par celle qui la précède, protégée
par celle qui la suit. Sans cette pensée prévoyante que le poète lui-même nous a révélée,
le mélange des chansons grivoises et des chansons philosophiques ne se comprendrait
pas.
L’amour, dans les chansons de Béranger, n’est pas une passion, mais un plaisir. Il semble
que le poète envisage l’amour jaloux, l’amour exclusif comme une pure fiction ; Rose et
Lisette ont de nombreuses compagnes, et dans les couplets qu’elles inspirent il n’y a pas
place pour un regret : c’est l’amour, en un mot, tel qu’on le comprenait au xviiie
siècle, avant la publication de la Nouvelle
Héloïse. Assurément, l’amour réduit au seul plaisir des sens n’a rien de très
poétique. Cependant on ne peut nier que Béranger n’ait trouvé pour la peinture du plaisir
amoureux des couleurs vives et charmantes. Dans la Bacchante, il a lutté de
verve et d’ardeur avec le plus sensuel des poètes latins, avec Properce. Il ne peint que
l’ivresse du plaisir, mais il la peint sans monotonie, et marque avec un art infini tous
les progrès de l’exaltation amoureuse. Sous le rapport purement littéraire, cette pièce
est, à mon avis, l’une des plus intéressantes du recueil ; le titre même de cette pièce
indique assez nettement ce que l’auteur a voulu exprimer, et
impose silence au reproche. Il n’est guère permis de demander à une bacchante un amour qui
relève du cœur et de l’intelligence en même temps que des sens ; le nom païen que Béranger
a choisi s’oppose à toute méprise. Cette donnée une fois acceptée, et la poésie ne saurait
la répudier, puisqu’elle est déjà consacrée par des œuvres éclatantes, il est impossible
de ne pas admirer le parti que Béranger en a tiré. Trente vers lui suffisent pour composer
un tableau complet. Il n’y a pas une parole oiseuse, pas un trait qui n’ajoute une vigueur
nouvelle au personnage. Cette petite pièce, qui n’est pas datée, mais qui appartient au
premier recueil publié en 1815, révèle déjà un soin scrupuleux dans l’achèvement des
moindres détails. Jamais ni Panard ni Collé, que Béranger appelle ses maîtres, n’ont
apporté dans l’expression de leur pensée une telle exactitude, une telle patience. Le
lecteur sent, dès les premières lignes, qu’il n’a pas sous les yeux une ébauche
improvisée, mais une œuvre conçue lentement, ordonnée avec prévoyance, dont chaque strophe
renferme un sens complet et ne pourrait être impunément déplacée. La
Bacchante nous emporte bien loin des chansons du Caveau, si longtemps applaudies
comme le modèle le plus parfait du genre. Ce n’est pas au fond d’une bouteille qu’on
trouve de pareilles inspirations ; les flacons les plus généreux ne dicteraient pas une
strophe de cette ode amoureuse. Il faut pour la concevoir, pour l’écrire, un goût très fin
que la réflexion seule peut développer, et une connaissance complète des ressources de
notre langue. il n’y a qu’un talent mûri par l’étude qui puisse enfermer, dans un cadre si
étroit, une série de pensées qui semblerait demander un plus large espace. Ici, la
concision est un des principaux mérites de
l’œuvre. Multipliez
les strophes, et loin d’ajouter à la vivacité, à l’énergie du tableau, vous l’appauvrirez.
Le poète savait très bien ce qu’il voulait dire, et il a mis au service de sa volonté une
expression rapide et fidèle qui ne laisse aucun doute sur son intention : c’est pourquoi
la Bacchante vaut mieux que bien des odes vantées dont les strophes se
comptent par vingtaines.
Frétillon, qui n’a rien à démêler avec le souvenir des poètes latins,
n’est pas composée avec moins d’habileté que la Bacchante. Il ne s’agit
plus de l’ivresse des sens, mais du plaisir insouciant et joyeux. Frétillon est
petite-fille de Manon Lescaut, et ne comprend rien à la constance. Le caprice gouverne sa
vie, et son cœur ne connaît pas le repentir. Elle a pourtant sur Manon un incontestable
avantage, le désintéressement. Elle aime la richesse, les dentelles, les équipages, et,
pour contenter ses goûts, elle ne recule devant aucun sacrifice, ou plutôt elle fait si
peu de cas de sa personne, elle attache si peu d’importance à sa beauté, à sa jeunesse,
qu’elle les abandonne comme une chose insignifiante, comme un hochet sans valeur au
premier Turcaret qui se présente, et lui offre des chevaux et des parures ; mais vienne un
homme qui lui plaise, un homme qu’elle aime, autant qu’une pareille fille peut aimer, elle
mettra tout en gages, elle vendra tout sans hésiter pour payer les dettes de son amant.
Elle n’attendra pas, comme Manon, pour retourner à lui, la fin de sa richesse, car elle ne
craint pas la misère, pourvu qu’elle soit aimée. Elle se ruine gaiement pour l’homme
qu’elle aime, et ne songe pas au lendemain. Le caractère de Frétillon est tracé de main de
maître. Un tel caractère, je le sais bien, n’a rien qui puisse émouvoir. À proprement
parler, Frétillon, comme donnée poétique, est au-dessous de la
Bacchante.
Qu’est-ce que l’amour sans l’exaltation des
sens ou du cœur ? Si l’amour complet ne se conçoit pas sans une double ivresse, s’il faut,
pour réaliser le type de la passion, aimer avec toutes ses facultés, on ne peut
méconnaître du moins dans la Bacchante une face de la passion. Frétillon,
bonne fille au demeurant, ignore l’amour, car elle ne connaît ni l’exaltation des sens ni
l’exaltation du cœur. Elle n’aime pas l’homme pour qui elle se dépouille, car, si elle
l’aimait, elle ne livrerait pas à d’indignes caresses sa jeunesse et sa beauté. Il y a
pourtant beaucoup à louer dans Frétillon. Si elle n’excite pas en nous un
intérêt sérieux, il faut avouer que Béranger a peint à merveille sa folle gaieté, son
aveugle imprévoyance. Le rythme du couplet s’accorde très bien avec la vivacité du
personnage ; il y a dans la mesure même des vers quelque chose de leste et de provoquant
qui défie la censure et commande l’indulgence. Je ne crois pas qu’il soit possible de
traiter un pareil sujet avec plus de souplesse, plus d’agilité. La pensée va si vite, que
l’œil ébloui ne songe pas à compter les fredaines de l’héroïne. Toute la pièce est animée
d’une gaieté franche contre laquelle le lecteur le plus austère essaierait en vain de se
défendre. Bon gré, malgré, il faut rire en écoutant le récit de cette vie joyeuse et
folle. Si la morale condamne Frétillon, la poésie l’adopte comme une œuvre
pleine de jeunesse et de franchise. Cette strophe si vive, si alerte, est-elle née sans
effort ? Pour ma part, je ne le crois pas. Ce n’est pas en quelques heures que les mots
peuvent se discipliner. Ces strophes charmantes qui jaillissent avec tant d’abondance et
de rapidité, ont coûté au poète un peu plus de temps que le sonnet d’Oronte. Le point
important est que l’effort ne se trahisse nulle part. Or, dans Frétillon,
le travail n’a laissé aucune trace.
Dans le Grenier, Béranger exprime l’amour sous
une forme plus vraie, plus attendrissante que dans la Bacchante et dans
Frétillon. Il est impossible de lire sans une émotion profonde les
couplets où le poète nous retrace sa pauvreté joyeuse, ses vers charbonnés sur les murs
d’une mansarde. Le frais visage de Lisette change la mansarde en palais. Le poète avait
vingt ans, et ne songeait pas à demander qui payait la toilette de sa maîtresse. Il règne,
dans toute cette pièce, une sincérité de regrets, une vivacité de souvenirs qui
n’appartiennent qu’aux cœurs capables d’aimer. Le poète ne pleure pas seulement la fuite
de sa jeunesse, il pleure surtout la maîtresse qu’il a perdue, qui répandait sur toute sa
vie la lumière et la joie. Il donnerait les années qu’il lui reste à vivre pour un mois de
cette vie enchantée, dont chaque heure était embellie par l’espérance, dont le bonheur
était doublé par la foi. Pour moi, le Grenier est une des œuvres les plus
émouvantes de Béranger ; la tristesse empreinte dans chaque ligne n’a rien de factice,
rien d’apprêté. C’est le cœur, le cœur seul qui parle, et qui éveille en nous un écho
sympathique.
La Bonne Vieille est d’un ordre encore plus élevé. Ici, l’amour n’a plus
rien de sensuel ni de frivole. Le poète prévoit sa mort prochaine, et recommande son
souvenir à sa maîtresse. Que la vieillesse n’efface pas dans son cœur l’image de son
amour ; qu’elle pratique fidèlement jusqu’au dernier jour les leçons qu’il lui a données ;
qu’elle enseigne à la jeunesse l’amour de la patrie et lui raconte nos revers et nos
victoires ; qu’en attachant des fleurs à son portrait, elle lève les yeux vers le monde où
se réunissent pour toujours les âmes unies sur la terre d’une sainte affection. Cette
pensée d’immortalité donne à
la Bonne Vieille une
grandeur, une sérénité que je ne me lasse pas d’admirer. Que nous sommes loin de la
Bacchante et de Frétillon ! Il n’y a rien dans cette pièce que le
goût le plus sévère puisse réprouver. L’espérance d’une éternelle réunion ennoblit l’amant
et la maîtresse ; leur mutuelle passion nous inspire un religieux respect.
Entre les chansons satiriques de Béranger, j’en choisis trois qui résument toute la
finesse de son talent : le Roi d’Yvetot, le Sénateur et
Paillasse. Les deux premières appartiennent vraiment à la comédie. Quand
on pense que l’auteur de ces deux pièces charmantes a sérieusement pensé à tenter le
théâtre, il est impossible de ne pas regretter la résolution modeste à laquelle il s’est
arrêté. Certes, il y a dans le Roi d’Yvetot l’étoffe d’une comédie. Cette
chanson, écrite dans les dernières années de l’empire, est une des satires les plus
ingénieuses que le pouvoir absolu de Napoléon ait inspirées. Le poète, s’emparant avec
bonheur d’une tradition populaire, oppose à la grandeur du colosse impérial la simplicité
toute patriarcale du roi d’Yvetot. Il n’y a pas un trait de cette chanson délicieuse qui
ne porte coup. La malice se cache sous la bonhomie avec un art si parfait, que les
intelligences vulgaires, en lisant cette chanson, peuvent s’étonner de l’admiration
unanime qu’elle a excitée. Il semble, en effet, que rien au monde ne soit plus facile que
d’écrire une pareille chanson ; le bon sens le plus trivial paraît en avoir fourni les
éléments, et cependant, si l’on veut bien prendre la peine de comparer les couplets dont
elle se compose aux événements accomplis en France et en Europe depuis l’établissement du
consulat jusqu’à la campagne de 1812, il est difficile de ne pas admirer la raillerie
naïve qui prend corps à corps toute l’histoire de ces années belliqueuses qui condamnaient
la
pensée au silence et la liberté à l’oubli, Le mérite de cette
chanson consiste précisément dans sa simplicité. Chaque parole semble inspirée par la
bonhomie la plus inoffensive ; un enfant trouverait ce que le poète a écrit, la foule le
croit du moins. Et pourtant chaque couplet renferme un jugement sévère, plein de
pénétration et de sagacité. Le Roi d’Yvetot est conçu comme les meilleurs
fables de La Fontaine ; les pensées qui se succèdent se présentent si naturellement,
qu’elles touchent presque à la trivialité. Essayez d’en troubler l’ordre, essayez de
déplacer les couplets, et vous verrez quelle profonde réflexion, quelle prévoyance
vigilante a présidé à leur enchaînement. C’est là, selon moi, le dernier effort, le
dernier triomphe de l’art. Vouloir et prévoir, dissimuler sa volonté, sa prévoyance, de
façon à les cacher aux yeux de la multitude, donner au travail le plus persévérant
l’apparence de l’improvisation, n’appartient qu’aux intelligences d’élite. Pour masquer si
habilement l’étude qui a préparé la simplicité que nous admirons, il faut une rare
puissance, et l’absence même de l’étonnement chez le lecteur est la preuve d’un talent
consommé. Un poète d’un ordre secondaire eût choisi dans la vie de Napoléon quelques
épisodes faciles à détacher, empreints d’un caractère particulier, pour les flétrir avec
colère, pour les dénoncer à l’indignation publique ; un poète vraiment sûr de lui-même ne
saisit, dans cette vie si funeste aux libertés de la France, que la physionomie générale,
et la condamne sans avoir l’air d’y toucher. Pour atteindre ce but, il lui suffit de
raconter le règne d’un roi patriarche. Ce récit naïf porte avec lui la condamnation du
despote.
Le Sénateur, qui porte la même date, est pour la vie privée ce que
le Roi d’Yvetot est pour la vie politique.
Comment ne pas sourire au bienheureux orgueil du bourgeois qui a ouvert sa maison au
sénateur ? La beauté de sa femme est une gloire, un triomphe de tous les instants. Le
sénateur mène sa femme au bal, il la présente chez le ministre, il n’y a pas de bonne fête
sans elle. Que Rose tombe malade, le sénateur fait un cent de piquet avec le mari ; que le
mari s’enivre à la campagne, le sénateur lui donne le meilleur lit du château, et Rose
fait lit à part ; que Rose ait un enfant, le sénateur baise le nouveau-né en pleurant de
joie et le met sur son testament ; que l’orage gronde, que la pluie fouette les vitres, le
sénateur offre au mari son équipage et demeure seul avec Rose en toute liberté. Enfin,
pour compléter le tableau, le mari se gausse des railleries qu’on ne lui épargne pas. Il
sait qu’on le range dans la famille des Dandin, et il le dit gaiement à l’amant de sa
femme. Certes, Molière n’eût pas désavoué la joyeuse figure de ce bourgeois trompé, montré
au doigt et content. Ses plus franches comédies, sauf l’abondance des développements, qui
leur assigne un rang plus élevé, ne surpassent pas en gaieté le Sénateur.
Le mari de Rose est d’un bout à l’autre un chef-d’œuvre de mise en scène. Ce bienheureux
mari s’explique avec une précision, une clarté qui ne laissent rien à désirer. Il prend
soin de nous apprendre tous les hauts faits de son ami, il en tient registre et nous les
raconte jour par jour ; George Dandin ne parle pas mieux. On trouverait sans peine dans
cette chanson tous les éléments d’une action comique. Cependant je verrais avec regret la
pensée changer de cadre. Le type conçu par Béranger ne gagnerait rien à se mouvoir dans un
plus vaste espace. Il me semble au contraire que tous les traits de crédulité, d’orgueil
niais, de vanterie stupide rassemblés dans cette chanson, noués par le poète
comme les épis par le moissonneur, exciteraient chez nous une gaieté moins
vive en s’éparpillant dans le champ d’une comédie.
Quant à Paillasse, je ne l’ai jamais lu sans admirer la verve, la
puissance avec laquelle Béranger a flétri l’apostasie politique. Ce paillasse dont le nom
est dans toutes les bouches, joyeux compagnon, gourmand, paresseux, libertin, méprisant,
méprisé, rampant et hautain, insolent et insensible à l’insulte, est un des types les plus
complets que la satire ait jamais dessinés. La rapidité de la période, la familiarité de
l’expression, n’ôtent rien à l’amertume de la pensée. On sent, on aime à sentir sous cette
raillerie abondante, sous cette intarissable ironie, l’indignation d’une âme généreuse. La
gaieté parle au nom de la colère et n’oublie pas un seul instant sa mission. Cette
chanson, écrite dans la langue des tréteaux, doit à sa trivialité même une partie de sa
valeur. Pour peindre les baladins qui font la roue, qui amusent le maître, quel qu’il
soit, il fallait emprunter la langue des baladins ; l’hexamètre de Juvénal se fût souillé
en les touchant.
La patrie a été pour Béranger la muse la plus généreuse ; c’est à l’amour de la patrie
qu’il doit ses inspirations les plus heureuses, les plus populaires. Si dans l’expression
de l’amour il est incomplet, s’il a volontairement ou fatalement négligé tout ce qui donne
à l’amour une véritable importance poétique, s’il a omis la peinture de la passion pour
s’en tenir à la peinture du plaisir, comme je crois l’avoir montré, il a trouvé dans la
patrie le sujet de plusieurs odes qui emportent la pensée dans les plus hautes régions.
C’est dans les chants patriotiques de Béranger qu’il faut chercher la raison de sa
puissance ; c’est à ces chants qu’il doit son autorité, c’est par eux qu’il a
gouverné la multitude : il nous semble donc utile de les étudier avec un
soin particulier. Ce qui les caractérise d’une façon générale, c’est la simplicité du
début, simplicité d’autant plus frappante, qu’elle contraste heureusement avec l’énergie,
avec la grandeur des idées que le poète nous présente ; cette simplicité est à mes yeux un
des principaux mérites de Béranger. Pour donner à ma pensée plus de précision et de
clarté, je choisis dans son recueil quelques chansons consacrées au culte de la patrie. À
Dieu ne plaise que j’essaie d’analyser le procédé à l’aide duquel le poète nous émeut et
nous entraîne ; on m’accuserait trop justement de présomption et de témérité ; mais, si je
m’interdis par prudence l’analyse du procédé, analyse qui sans doute demeurerait
impuissante ; si je renonce à décrire une méthode dont le secret n’appartient qu’au génie,
je crois pouvoir, en toute modestie, appeler l’attention du lecteur sur la physionomie
poétique de ces compositions. Or, après la simplicité du début, dont je parlais tout à
l’heure, ce qui me frappe constamment, chaque fois que je relis les chansons patriotiques
de Béranger, c’est la progression dramatique des sentiments et des pensées. L’ordre des
strophes n’a rien de fortuit, rien de capricieux ; elles ne pourraient être déplacées sans
porter un grave préjudice à l’émotion poétique. On trouverait sans peine plus d’un drame
développé en deux mille vers dont l’exposition, le nœud, la péripétie et le dénouement ne
sont pas conçus avec une logique aussi rigoureuse, une prévoyance aussi sévère que les
chansons patriotiques de Béranger. Relisez le Vieux Drapeau. Pouvez-vous ne
pas admirer l’art infini avec lequel le poète nous amène à partager tous les regrets,
toutes les espérances du soldat qu’il met en scène ? Quelques verres de vin, bus au
cabaret avec ses compagnons de gloire,
réveillent et rajeunissent
ses souvenirs. Il revoit par la pensée tous les champs de bataille arrosés de son sang, et
il songe au vieux drapeau enfoui sous la paille de son grabat. Certes, il serait difficile
de débuter plus modestement, et pourtant ce début suffit à Béranger pour composer une ode
émouvante, une ode dont chaque vers renferme un sentiment vrai, une pensée élevée. En
regardant son drapeau déchiré par les balles ennemies, en couvrant de larmes et de baisers
ces lambeaux tachés de sang et de poudre, il se rappelle, comme par enchantement, toutes
les capitales de l’Europe dont les murs ont vu flotter son drapeau victorieux, et il
compare tristement le présent au passé, l’inaction au mouvement, l’oubli à la gloire. Il
se demande si la gloire est perdue sans retour, s’il est condamné pour toujours à
l’inaction, si son vieux drapeau doit demeurer à jamais enfoui sous la paille de son
grabat ; son cœur s’échauffe, l’espérance se ranime ; il sent que le rôle de la France
n’est pas fini ; il étreint son drapeau d’une main convulsive, il entrevoit pour son pays
un avenir de bonheur et de puissance. Les larmes qui tombent de ses yeux ne sont plus des
larmes de regret et d’humiliation, mais des larmes de joie et de fierté ; car le soldat
mutilé compte bientôt venger la défaite de nos vieilles légions. Eh bien ! n’y a-t-il pas
dans ce petit poème une série d’idées qui réunit toutes les conditions du développement
dramatique ? Le refrain ne revient pas une seule fois sans être appelé par la nature même
du sentiment exprimé, et jamais il ne paraît gêner le poète dans le choix des images ou
dans les évolutions qu’il veut imposer à sa pensée.
Ce que j’ai dit du Vieux Drapeau, je peux le dire du Vieux
Sergent. Dans cette dernière composition, la progression dramatique est plus
facile à saisir. Près du rouet
de sa fille bien-aimée, le vieux
sergent berce deux jumeaux ; il rêve à l’avenir que Dieu leur garde, il interroge leur
destinée. Il ne demande pas pour eux la richesse et le loisir. Ses souvenirs guerriers
dominent sa tendresse ou plutôt se confondent avec elle ; il souhaite à ses petits-fils un
beau trépas. Sa pensée se reporte sur toute sa vie militaire ; il revoit le Tibre et le
Rhin, le Danube et le Tage, le Nil et la Néva, les Pyramides, les Pyrénées, les Alpes et
le Kremlin ; il évoque l’image de ses camarades moissonnés à ses côtés par la mitraille,
et il demande pour les deux jumeaux un beau trépas. Le tambour retentit ; le vieux soldat
se lève comme si son devoir l’appelait dans les rangs. Les armes étincellent, le bataillon
débouche dans la plaine. Hélas ! c’est un drapeau que le vieux soldat ne connaît pas. Il
adresse au ciel une prière fervente : Que les deux jumeaux endormis maintenant dans leur
berceau vengent un jour les trois couleurs ; qu’ils versent leur sang pour la patrie ;
qu’ils effacent par de nouvelles victoires le souvenir de nos revers ; qu’ils obtiennent
un beau trépas ! La jeune mère, tout en filant son rouet, essaie de consoler le vieux
soldat, et lui chante les airs qui tant de fois l’ont mené au combat. Il attache sur les
deux jumeaux un regard attendri, et répète d’une voix tout à la fois pieuse et fière :
Dieu, mes enfants, vous donne un beau trépas !
Le Violon brisé est, à mon avis, une des pièces les plus touchantes de
Béranger, une pièce qu’on ne peut lire sans un profond attendrissement. Un vieux ménétrier
qui refuse de chanter la victoire des étrangers, qui ne veut pas célébrer l’invasion, qui
aime mieux voir son violon brisé que de renoncer au culte de la patrie, qui perd son
gagne-pain plutôt que de se déshonorer, que peut-on rêver de plus grand, de plus vrai, de
plus poétique ? À qui s’adresse
le vieux ménétrier pour épancher
toute l’amertume de ses regrets, toute sa colère, toute son humiliation ? Au chien
compagnon fidèle de sa pauvreté, de son labeur. C’est à son chien qu’il raconte ses
espérances déçues, ses projets de vengeance.
Il y a dans ces simples paroles le cœur tout entier du vieux ménétrier. Son violon était
la joie et la consolation du village ; son violon brisé, il n’a pas deux partis à
prendre ; l’étranger lui a rendu le courage facile. Le vieux ménétrier foulera aux pieds
les débris de son violon et s’armera du mousquet pour venger la défaite de son pays. Je
crois qu’on trouverait difficilement un poème qui renferme, dans un si étroit espace, un
plus grand nombre de sentiments vrais, de sentiments choisis avec un goût sévère.
Le Quatorze Juillet, composé sous les verrous de Sainte-Pélagie, célèbre
dignement la prise de la Bastille en 1789. Il n’y a pas une strophe de cette ode qui ne
puisse, qui ne doive être avouée par le philosophe le plus impartial, par l’historien le
plus éclairé. L’auteur avait neuf ans quand il fut témoin de la prise de la Bastille ; il
raconte les paroles qu’il a recueillies de la bouche d’un vieillard, et donne à son récit
toute la majesté, toute la sérénité d’une prophétie. L’avènement de la liberté,
l’affranchissement politique de la nation, chanté sous les verrous, sans amertume, sans
colère, avec une foi profonde, que peut-on souhaiter de plus grand, de plus
religieux ?
Waterloo est un des plus admirables emplois que je
connaisse d’une figure que les rhéteurs appellent, je crois, prétérition. De vieux
soldats mutilés supplient le poète de composer un chant funèbre sur la dernière, sur la
plus sanglante de nos défaites : le poète refuse avec une fierté obstinée ; mais son refus
même, motivé avec une énergie croissante, avec une exaltation tour à tour ironique ou
attristée, son refus est un chant funèbre, un des plus beaux qui se puissent rêver.
Parlerai-je des Souvenirs du Peuple, consacrés aux derniers combats de
Napoléon pour la défense de la patrie ? À quoi bon ? cette pièce héroïque n’est-elle pas
gravée dans toutes les mémoires ? Que pourrait, que signifierait l’analyse à propos d’une
telle pièce, écrite dans la langue du hameau, qui suit pas à pas le géant des batailles,
et qui va droit au cœur ? Contentons-nous d’affirmer que jamais moins de mots n’ont
exprimé d’une façon plus poignante le désespoir de la défaite, d’une façon plus ardente la
ferveur de l’admiration. Arrivé à ce point, l’art n’est plus un sujet d’étude : c’est un
bonheur, c’est un don auquel il faut se contenter d’applaudir sans essayer de
l’expliquer.
Cependant la patrie n’a pas épuisé la veine poétique de Béranger. Si, pendant quinze ans,
depuis le retour jusqu’à l’exil des Bourbons, il a dû à la patrie dignement chantée la
meilleure partie de sa puissance ; s’il a gardé son autorité sous le règne de la dynastie
nouvelle, grâce aux regrets qu’il avait si noblement exprimés, il ne s’est pas cru
cependant dispensé d’aller plus loin à la poursuite de la vérité. Il avait chanté la
patrie, et la patrie lui avait rendu en popularité ce qu’il lui avait donné en dévouement.
Un esprit nourri d’idées mesquines aurait pu faire halte et regarder d’un œil indifférent
toutes les questions sociales qui s’agitent autour de nous : Béranger ne l’a pas voulu, et
bien lui en a pris, car sans doute c’est pour avoir sondé les
questions sociales qu’il verra la popularité de son nom ratifiée par le jugement austère
de la postérité. Le poète qui a écrit la Métempsycose et Mon
Âme ne doute pas de l’immortalité intellectuelle, et je peux lui parler de la
postérité sans amener sur ses lèvres un sourire de raillerie incrédule. N’eût-il écrit
dans sa vie que le Dieu des Bonnes Gens, les Fous et la
Sainte-Alliance des Peuples, qu’il aurait encore sa place marquée parmi les
premiers esprits de notre âge, et serait sûr de garder son rang. Jacques, les
Contrebandiers, Jeanne-la-Rousse, appartiennent au même ordre de sentiments,
mais ne caractérisent pas avec autant de grandeur les espérances qui animent le poète :
c’est pourquoi je me borne à les nommer. Quant au Dieu des Bonnes Gens, je
le compare sans hésiter aux plus sévères inspirations de la philosophie antique. Jamais,
je crois, la bonté ne s’est produite sous une forme plus intelligente. Comprendre pour
aimer, telle est la loi de Béranger, et cette loi se trouve admirablement formulée dans
le Dieu des Bonnes Gens. La Sainte-Alliance des Peuples
peut, à bon droit, passer pour un traité de politique cosmopolite : c’est une protestation
éloquente contre la sainte-alliance inaugurée par Alexandre ; c’est la réponse énergique
de la tolérance au mysticisme. Les Fous nous offrent, sous une forme
austère, l’apothéose de tous les rêveurs que leur siècle maudit ou bafoue, qui vivent dans
la pauvreté, dans l’humiliation, et à qui pourtant l’avenir appartient. L’idée nouvelle,
vierge obscure et stérile, est condamnée à l’oubli jusqu’au jour où un homme de courage,
qui croit au lendemain, l’épouse et la féconde : c’est à cette image si vraie que Béranger
demande ou plutôt qu’il confie l’expression de sa pensée. Il n’espère pas, il ne veut pas
que
la société soit renouvelée demain depuis la base jusqu’au
faîte : seulement il demande justice pour ceux qui ne voient pas dans le présent le
dernier mot du bonheur et de l’humanité ; il demande attention et tolérance pour les
rêveurs qu’on traite de fous, et dont la folie, dans vingt ans, dans cinquante ans,
s’appellera peut-être sagesse. Certes, il n’y a rien dans une pareille requête qui mérite
le nom de témérité.
La fantaisie pure a inspiré à Béranger trois pièces charmantes : les Bohémiens, le
Voyage imaginaire et le Pigeon messager. Il est impossible de
présenter la vie errante et vagabonde sous un aspect plus poétique, plus séduisant. Il y a
dans les Bohémiens une audace de pensée, une liberté de caprice, qui
étonnent sans jamais blesser, une senteur de bois qui enivre. La poitrine s’élargit, les
poumons s’emplissent de l’air vif et pur des montagnes. De strophe en strophe, le cœur se
familiarise avec les sentiments sauvages qui animent ces intrépides pèlerins, ces
voyageurs sans but, pour qui la liberté est le premier des biens. Leur insouciance
hautaine, leur dédain constant pour toutes les joies de la vie civilisée, leur amour
passionné pour l’imprévu, pour le sommeil en plein champ ou dans le fond des bois, au
milieu des foins, sur la mousse ou la bruyère, sont racontés avec tant de franchise,
d’abondance et de rapidité, que l’esprit se sent malgré lui emporté loin des villes, loin
de la famille, loin de la vie réglée par le devoir, par la loi, et se surprend à envier
l’heureuse misère des bohémiens. Errer librement, à toute heure et partout, comme l’oiseau
qui ne demande conseil qu’à la force de ses ailes, quitter tout sans regret, saluer avec
joie tous les lieux nouveaux, se passer d’avoir en voyant, posséder toute chose par la
vue, rassasier ses yeux
de toutes les merveilles qu’on ne peut
saisir, quel bonheur, quelle ivresse, quel rêve enchanteur, quel rêve digne d’envie !
C’est là pourtant la vie du bohémien. Le poète nous cache habilement toutes les douleurs
de cette vie insouciante, la faim et le froid, la lutte contre la loi ; le bohémien subit
sans colère ces cruelles épreuves, et les oublie devant un bon gîte, un bon repas. Le
passé s’efface de sa mémoire, comme le sillage du navire sur les flots de la mer. À quoi
bon se souvenir de la veille, à quoi bon songer au lendemain ? Voir c’est avoir ; prévoir
c’est gâter le présent, c’est troubler par une folle inquiétude les joies qui s’offrent à
nous, c’est nous montrer ingrats envers Dieu qui nous les envoie. Avec ces pensées,
Béranger a composé une ballade entraînante, qui impose silence à toutes les récriminations
que pourraient hasarder les esprits chagrins. Il ne s’agit pas de prononcer entre la vie
nomade et la civilisation, entre l’insouciance et la prévoyance, entre la liberté sans
limites et la liberté réglée par la loi : toutes ces questions disparaissent devant
l’émotion poétique ; mais la sagesse la plus austère n’a pas à s’effrayer de cette
émotion, car la ballade de Béranger, empreinte d’une spontanéité toute-puissante, animée
d’un souffle sauvage, ne prêche pas la révolte contre la loi. Elle chante l’indépendance
de la vie errante sans appeler le mépris sur les joies du foyer domestique ; tout en
raillant la philosophie, tout en narguant la mort, elle ne sort jamais du domaine de la
fantaisie ; c’est un caprice traité tour à tour avec une rare énergie, une grâce
ingénieuse, un caprice pur dont la morale ne peut s’alarmer, qui relève de la seule
poésie.
Le Pigeon messager peut se comparer, pour l’élégance de la forme et le
développement naturel des sentiments, aux meilleures odes d’Horace. Le billet trouvé sous
l’aile du
pigeon qui est venu s’abattre au milieu des convives,
la liberté d’Athènes annoncée par ce gracieux messager, les vœux enthousiastes inspirés au
poète par cette nouvelle inattendue, composent un drame d’une grandeur et d’une simplicité
dont il faut chercher le modèle parmi les monuments de l’art antique. Il y a dans le
refrain de cette chanson un mélange d’orgueil et de volupté qui encadre et caractérise
merveilleusement la pensée générale de la composition. Le poète tend sa coupe pleine d’un
vin généreux au messager haletant, et l’invite à dormir sur le sein de Nœris. Toutes les
espérances éveillées par l’affranchissement d’Athènes, tous les vœux formés pour la
liberté du monde, tous les anathèmes lancés contre le despotisme et l’intolérance,
ramènent à point nommé cet admirable refrain ; sans que jamais l’imagination du poète
semble gênée par le retour de ces paroles prévues. Le refrain, loin d’enchaîner l’essor de
sa pensée, agrandit et fortifie ses ailes. Pour s’animer, pour trouver des vers ardents,
il contemple d’un œil radieux sa coupe écumeuse et le sein de Nœris. Entre les pièces de
Béranger dont tous les détails sont traités avec tant de soin, le Pigeon
messager mérite cependant une attention particulière, car, outre la finesse
constante de l’exécution, il nous offre une pureté de lignes qu’on dirait dérobée à la
Grèce de Sophocle et de Phidias.
Le Voyage imaginaire nous présente, sous une forme charmante, un des rêves
chéris du poète. L’automne, en voilant le ciel de la France, en lui rappelant la fuite des
années, reporte sa pensée vers sa patrie de prédilection. En vain faut-il qu’on lui
traduise Homère ; il s’est assis aux bords de l’Ilissus, il a cueilli le laurier sur les
rives de l’Eurotas. Il s’est promené sous les galeries du Parthénon, il a contemplé les
Panathénées, il a vu les Théories
aborder au Pirée. C’est en
Grèce qu’il est né, c’est en Grèce qu’il voudrait mourir. Il y a dans toute cette pièce
une admiration sincère pour l’art et la poésie antiques, un sentiment de légitime orgueil,
la conscience d’une parenté méconnue, exprimés avec une franchise qui désarme le lecteur
le plus morose. Si la parenté que Béranger revendique si énergiquement pouvait être
contestée, la langue harmonieuse et savante qu’il emploie pour plaider sa cause suffirait
à établir son bon droit. Pour parler si naturellement la langue des Muses, pour traduire
sa pensée en strophes si rapides et si variées, il faut avoir éveillé les abeilles sur le
mont Hymettee.
Le Voyage imaginaire n’est qu’une question de métempsycose ; Béranger n’a
pas rêvé que la Grèce est sa patrie, qu’il a pris part aux fêtes de Minerve et de
Bacchus ; c’est l’âme de Tyrtée qui se souvient.
Si maintenant, après avoir parcouru le cercle entier des sentiments exprimés par
Béranger, j’essaie de résumer l’impression générale que j’ai reçue de ses œuvres, il m’est
impossible de méconnaître l’intime parenté qui l’unit à Robert Burns. Comme le poète
écossais, Béranger s’est toujours tenu près de la nature ; c’est à la nature, et non aux
livres, qu’il a demandé ses inspirations. C’est le peuple, c’est son propre cœur qu’il a
interrogé avant de prendre la parole. S’il a étudié avec un soin persévérant les trois
derniers siècles de notre langue, c’était pour donner à sa pensée plus de précision, plus
de franchise, et non pour chercher un modèle ; car le genre qu’il a choisi est un genre
créé par lui, et qui peut-être après lui demeurera longtemps stérile. Béranger a vécu aux
champs, loin de nos querelles littéraires, n’ayant d’autre muse que la vérité, contemplant
avec une raillerie indulgente les systèmes
qui divisent la
poésie, l’amour aveugle du passé qui réprouve le présent, l’enthousiasme irréfléchi pour
les nouveautés qui dédaigne le passé sans le connaître, et sans prêter l’oreille aux
imprécations ignorantes, aux anathèmes qui n’avaient pas la foi pour excuse, il a
persévéré dans la voie qu’il avait choisie. Si le style de Béranger pèche quelquefois par
un excès de concision, je dois dire qu’il est généralement d’une limpidité irréprochable,
et que sa pensée se laisse voir tour à tour dans toute sa grâce et dans toute son
austérité. Les trois derniers siècles de notre langue ont livré tous leurs secrets au
poète du Dieu des Bonnes Gens : abondance, grandeur et clarté. Chose rare
dans le temps où nous vivons, chose rare dans tous les temps, il n’a pas voulu plus qu’il
ne pouvait ; il pouvait sans doute plus qu’il n’a voulu. Sans fatiguer ses yeux, sans user
son intelligence dans la lecture des philosophes, sans pâlir sur les œuvres de la sagesse
antique, sans interroger les esprits qui, depuis l’avènement de la foi nouvelle, ont remis
en question les devoirs et la destinée de l’humanité, il a résolu à sa manière le problème
du bonheur ; il a mis sa volonté au-dessous de sa puissance ; il a soumis ses vœux à ses
facultés. Tandis qu’une foule d’esprits condamnés à l’obscurité par l’indigence de leur
nature s’agitent et s’épuisent dans une lutte impuissante, inspiré par les conseils de la
vraie sagesse, mesurant son ambition à ses forces, ou plutôt mesurant ses forces pour
modérer son ambition, il a renoncé au fruit qu’il pouvait cueillir en gravissant la
montagne, pour se contenter du fruit éclos et mûri dans sa paisible vallée, du fruit qu’il
avait sous la main. Il s’est détourné de l’épopée que nous n’avons pas, de la comédie que
nous avons ; il a voulu demeurer chansonnier, et il a écrit des odes admirables. Soit
prudence, soit bonheur, il jouit
parmi nous d’un privilège digne
d’envie ; en ménageant une part de sa puissance, il a joué complètement le rôle qu’il
avait rêvé ; il n’a rien à regretter. Parmi les poètes, combien peuvent en dire
autant ?
Le mérite capital des chansons de Béranger est, à mon avis, la sobriété du style.
L’auteur ne dit jamais que ce qu’il veut dire, et sait d’avance la valeur et la portée de
sa pensée. Louer ce mérite si généralement apprécié au xviie
siècle, estimé d’une façon moins unanime au siècle suivant, ressemble à un
paradoxe dans le siècle où nous vivons. Le vieux proverbe si populaire dans nos écoles :
« on les pèse, on ne les compte pas », applicable à tous les travaux, semble aujourd’hui
oublié de la plupart des écrivains. Il ne s’agit plus, en effet, d’exprimer des pensées
vraies, des sentiments puisés dans le cœur humain, mais d’ouvrer un grand nombre de pages.
La vogue, je ne parle pas de la gloire, ne va pas aux livres conçus lentement, composés
dans de longues veilles, écrits sans hâte, rêvés à loisir ; elle caresse, elle applaudit
les livres conçus sans réflexion, composés sans discernement, écrits à la course, et la
multitude ignorante compte les pages qu’elle ne peut juger. Dès qu’un récit fatigue les
yeux pendant six semaines, dès qu’un drame dure sept heures, ils sont assurés d’avance
d’une moisson abondante d’applaudissements. Les œuvres de Béranger, qui, depuis
trente-cinq ans, enchaînent l’admiration de la multitude et forcent la critique au
silence, doivent être considérées comme une protestation éloquente, une protestation
victorieuse contre la dépravation du goût public. La multitude qui applaudit aux chansons
de Béranger, qui les grave et les garde en sa mémoire, qui les répète en chœur comme une
consolation, comme une espérance, comme un encouragement, donne un conseil assez
clair aux esprits dépravés par l’oisiveté. Ce qu’elle aime, ce
qu’elle admire, ce qu’elle salue avec enthousiasme dans les chansons de Béranger, ce n’est
pas l’abondance, mais la vérité des paroles ; elle ne compte pas les pensées, elle se
demande ce qu’elles valent, ce qu’elles signifient, et ne s’arrête pas à supputer les
milliers de mots entassés sur des simulacres de sentiments. Ceux qui ne savent pas, mais
qui sentent, qui ont vécu et se souviennent de leur vie, donnent, en cette occasion, une
leçon sans réplique à ceux qui, dans leur jeunesse, ont pâli sur les livres avec dégoût,
et qui ne cherchent maintenant dans la lecture qu’un puéril délassement.
La sobriété du style, que Béranger a toujours respectée comme le premier de ses devoirs,
imprime à toutes ses œuvres un cachet particulier, le cachet de la nécessité. L’art
d’écrire, tel qu’il le comprend, n’est pas seulement l’art d’exprimer sa pensée, mais
l’art non moins délicat, non moins difficile, de constater la présence de sa pensée. Cette
seconde face de l’art d’écrire, trop méconnue de notre temps, supprimerait bien des livres
inutiles, bien des récits fastidieux, si elle reprenait le rang qui lui appartient. Bien
dire est sans doute un don merveilleux ; il y a pourtant un don plus digne d’envie, le don
de savoir si notre cœur recèle un sentiment vrai, si notre âme a conçu une pensée
nouvelle. Or, pour mener à bien cette épreuve difficile, je ne connais qu’une seule
méthode victorieuse, la sobriété du style : c’est pour avoir pratiqué cette méthode
toute-puissante que Béranger a su, à toute heure, en toute occasion, s’il devait parler,
s’il avait quelque chose à dire.
J’ai l’air de démontrer l’évidence, et pourtant toute la littérature qui se fait autour
de nous donne à mes paroles
une importance que je voudrais voir
s’amoindrir. La sobriété du style, qui mène à la sobriété de la pensée, ou qui plutôt sert
à démontrer la présence même de la pensée, est aujourd’hui tombée dans un oubli si
profond, qu’il y a presque de la témérité à vouloir en réveiller le souvenir. Ai-je besoin
de dire que les maîtres de notre art demeurent hors de cause ? Ce serait de ma part un
soin superflu. La maladie que je signale, le fléau contre lequel je prêche, n’ont pas
atteint les esprits éminents de notre âge. Mais la pâture dont se nourrissent les esprits
oisifs serait réduite à néant, si la sobriété du style retrouvait les honneurs qui lui
sont dus. Tous les noms glorifiés aujourd’hui par une foule ignorante et désœuvrée
tomberaient en cendres, si la sobriété du style reprenait dans la littérature le rang qui
lui appartient. C’est pourquoi, en parlant des œuvres de Béranger, j’insiste sur ce
mérite. Si Béranger est grand parmi nous, ce n’est pas seulement pour avoir exprimé des
pensées vraies, des sentiments généreux ; c’est encore pour n’avoir jamais mis sa parole
au service de pensées absentes, de sentiments fictifs. Cette réserve obstinée, qui semble
si facile, et qui pourtant est si rarement pratiquée, donne à ses œuvres une physionomie
originale. Depuis ses chansons purement joyeuses jusqu’à ses chansons politiques ou
philosophiques, depuis Frétillon jusqu’aux Contrebandiers,
depuis la Vivandière jusqu’aux Esclaves gaulois, il n’y a
pas un vers signé de son nom qui ne porte l’empreinte de la nécessité. Cette empreinte est
à mes yeux le signe éclatant, le signe irrécusable du génie. Parler à son heure, ne jamais
ouvrir la bouche à moins que la pensée ne demande à se révéler, n’assembler jamais des
rimes harmonieuses sur des sentiments encore à trouver, ne jamais compter sur
la parenté des désinences pour rencontrer des pensées que l’esprit n’a pas
entrevues, voilà ce que j’appelle pratiquer sévèrement les devoirs de l’écrivain, voilà ce
que je trouve dans Béranger. La sobriété du style, le désir d’exprimer en peu de mots un
grand nombre de pensées, ont quelquefois jeté dans ses vers un peu d’obscurité ; mais ce
défaut, si rare d’ailleurs, n’est-il pas amplement racheté par la transparence habituelle
qui caractérise toutes ses chansons ? Au milieu de toutes les œuvres verbeuses et vides
qui s’amoncellent à nos pieds, les chansons de Béranger sont pour nous une précieuse
consolation. Puissent la poésie lyrique, le roman et le théâtre profiter bientôt de cet
exemple éloquent !
Cependant mon admiration même pour le poète doué d’un si rare bon sens me fait un devoir
de rappeler ici une faute que l’histoire n’oubliera pas. Tous les amis sincères de
Béranger, tous les partisans sérieux des principes démocratiques auxquels il a voué sa vie
et son talent, regrettent à bon droit qu’il ait abandonné l’Assemblée Constituante, dont
les portes lui avaient été ouvertes par cent quatre-vingt-douze mille suffrages. Après
avoir combattu trente-trois ans pour la liberté, après avoir conquis sur l’opinion une
autorité toute-puissante, il devait à son pays les conseils de son expérience. Toutes ses
paroles auraient été écoutées avec respect. Sa voix eût contenu sans doute bien des
esprits impatients ; la vérité, en passant par sa bouche, n’eût blessé personne. Je ne
doute pas qu’il n’eût trouvé moyen d’éclairer bien des questions. En restant sur les bancs
de la Constituante, il n’aurait pas compromis sa popularité ; il eût ajouté à de belles
œuvres une bonne action.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. VII, i.]
Il y a des souvenirs qui devraient demeurer enfouis dans un éternel silence, la vie du
cœur est un livre dont les pages n’appartiennent pas à l’indiscrète curiosité des
indifférents. Le meilleur, le plus sage parti est de sceller ces pages douloureuses ou
bénies sous un triple sceau, de les garder comme un trésor, de les consulter aux heures
solennelles, aux heures d’épreuves, dans le recueillement et la solitude. Plus d’une âme
aux prises avec une réalité cruelle s’est trouvée subitement régénérée par un retour
silencieux sur le passé. En consultant sa conscience, en se rappelant jour par jour
toutes les espérances enivrées, toutes les amères déceptions de sa jeunesse, elle s’est
aguerrie contre les espérances nouvelles qui voulaient l’abuser, ou, si elle n’a pas su
résister au charme tout-puissant de ces nouvelles espérances, du moins elle a prévu les
déceptions qui l’attendaient, elle a marché courageusement au-devant de la douleur, et
le souvenir des blessures que le temps avait déjà cicatrisées lui a plus d’une fois
enseigné l’indulgence et le pardon. Oui, je le crois sincèrement, il est bon, il est
salutaire de ranimer, de réchauffer les cendres du passé, de chercher sous cette
poussière qui a vécu le
fantôme de nos jeunes années,
d’interroger ces ruines et de rebâtir par la pensée l’édifice entier des jours
évanouis ; il n’y a ni faiblesse ni lâcheté à compter les larmes que nous avons
répandues, à nous reporter par la mémoire vers les lieux témoins de nos extases, de nos
défaillances. Cet entretien mystérieux de l’homme avec lui-même n’est pas un entretien
stérile. Chacun de nous porte dans sa conscience une leçon vivante, un conseiller
toujours prêt à répondre ; l’image du passé, pour un œil clairvoyant, a toujours un sens
prophétique, et l’âme n’est vraiment forte, vraiment grande qu’à la condition de pouvoir
à toute heure, en toute occasion, rappeler sous son regard les jours qui ne sont plus.
Sans cette faculté toute-puissante, elle se trouve trop souvent prise au dépourvu. Le
présent la domine et l’avenir s’offre à elle sous un aspect décourageant. Celui qui
détourne les yeux du livre de sa conscience, qui redoute le passé comme une ombre
menaçante, qui n’ose pas regarder face à face les joies qu’il a saluées comme
éternelles, les douleurs qu’il a proclamées inconsolables, et qui ne sont plus pour lui
qu’un objet de pitié, se condamne à ne voir jamais finir l’enfance de son cœur. Mais ce
livre, dont chaque page est un enseignement, doit être lu par celui qui l’a écrit. C’est
aux yeux qui ont répandu les larmes dont il est arrosé qu’il appartient de l’interroger,
ou, s’il est permis de l’ouvrir, de l’exposer aux regards, c’est devant un ami, devant
un cœur uni à nous par les liens d’une affection fraternelle.
Raconter sa vie, jour par jour, devant une âme qui est tout pour nous, que nous-mêmes
nous remplissons tout entière, est un dessein que je ne saurais blâmer. Il y a, en
effet, dans cet aveu loyal et sincère de nos fautes, dans le récit des joies que nous
avons perdues, quelque chose de
fortifiant, qui donne à
l’affection une sève nouvelle ; ce témoignage de confiance absolue ajoute à l’intimité
la plus douce un charme nouveau et rajeunit le cœur même qui ne craint pas l’image du
passé. Dire au cœur qui nous aime, au cœur qui nous appartient, toutes les émotions que
nous avons éprouvées, n’est-ce pas l’inviter, n’est-ce pas l’obliger à nous chérir plus
tendrement ? Livrer à son regard, soumettre à son jugement nos heures joyeuses et nos
heures éplorées, n’est-ce pas lui prouver que nous voulons nous confondre avec lui tout
entier, que nous voulons, autant qu’il est en nous, l’associer à tous les moments de
notre vie ? Ressusciter pour lui les jours qui ne sont plus, n’est-ce pas une manière
nouvelle de lui montrer que nous sommes à lui sans réserve ? N’y a-t-il pas dans cet
épanchement un mélange de hardiesse et de soumission, qui donne à la tendresse la plus
dévouée un accent de franchise plus pénétrant ? Après le bonheur d’aimer, le plus grand
bonheur est, à coup sûr, de nous révéler tout entier au cœur que nous avons choisi, que
nous avons su conquérir. À Dieu ne plaise que je conseille jamais d’immoler sur l’autel
d’une passion naissante le souvenir des passions qui ne sont plus ! Un tel sacrifice,
injurieux pour celui qui l’accomplit, ne saurait être accepté par un cœur vraiment
généreux. Offrir le passé en holocauste au présent est, à mes yeux, un sacrilège. Si
nous voulons mériter la confiance du cœur qui s’est donné à nous, il ne faut pas nous
montrer impie envers le passé. Ne brûlons pas comme une paille inutile, ne livrons pas
au vent toutes les pages de notre vie ; en racontant les épreuves que nous avons
traversées, soyons justes, soyons sévères, mais ne soyons pas ingrats. Le récit complet
et sincère de notre vie, pourvu que nous sachions voiler ce qui doit rester
entre Dieu et notre conscience, n’a rien d’impie, rien de sacrilège.
C’est une manière nouvelle de nous donner au cœur qui nous aime ; raconter nos souvenirs
pour qu’il prenne possession de nous jusque dans le passé est une forme de tendresse que
la raison la plus sévère, l’âme la plus ombrageuse ne saurait condamner.
Mais, s’il est permis, s’il est parfois salutaire de se révéler tout entier aux regards
d’un cœur qui nous aime, que faut-il penser d’un récit de cette nature livré à la
curiosité publique ? N’est-ce pas profaner le sanctuaire de la conscience que de
l’ouvrir, comme un bazar, à tous les esprits indifférents qui cherchent dans nos
souvenirs une distraction pour leur oisiveté ? N’y a-t-il pas quelque chose d’affligeant
à voir chaque battement de cœur devenir pour la foule un sujet d’applaudissement ou de
raillerie ? Que la foule batte des mains au spectacle de nos souffrances, ou qu’elle se
montre sans pitié pour les larmes que nous avons versées, pour le sang que nous avons
perdu, qu’elle interroge d’un doigt cruel nos blessures béantes ou qu’elle compte nos
plaies d’un œil attendri, n’y a-t-il pas dans ce rôle quelque chose que le cœur
désavoue, que la dignité virile répudie ? Diviser ses angoisses en livres et en
chapitres, découper la trame de sa vie en épisodes joyeux ou attendris, offrir en pâture
aux désœuvrés toutes les extases qui nous ont ouvert le ciel, toutes les heures désolées
où nous avons souhaité la mort, n’est-ce pas descendre jusqu’au rôle des gladiateurs
antiques ? Les gladiateurs saluaient la foule avant de mourir ; aujourd’hui César
s’appelle la foule, c’est devant la foule que l’auteur s’incline avant de commencer le
récit de ses souffrances. M. de Lamartine a bien senti tout ce qu’il y a d’étrange dans
un tel récit adressé au public ; il a prévu le reproche et tenté de
se justifier. Pour ma part, je l’avoue, tout en reconnaissant la
noblesse, la générosité des sentiments qui l’attachent au patrimoine de sa famille, je
ne puis m’empêcher de blâmer le parti qu’il a choisi. Ne pas vouloir abandonner les
forêts qui ont vu ses premiers jours, qui ont été témoins de ses premières rêveries, est
une résolution qui mérite nos éloges ; respecter comme un tabernacle, garder comme un
trésor sans prix la maison où il a reçu les premières leçons de sa mère, c’est agir à
merveille. J’applaudis de toute mon âme à cette pieuse pensée. Voir dans les bûcherons
qui ont vieilli à l’ombre des chênes, dans les vignerons qui ont cueilli depuis trente
ans les grappes vermeilles, dans les bergers qui gardent les troupeaux une famille qui
se disperserait si le patrimoine était divisé, c’est un sentiment plein de grandeur ;
mais demander au récit d’une vie passionnée, demander aux battements de son cœur l’or
dont il a besoin pour ne pas morceler le patrimoine de sa famille, dérouler jour par
jour, raconter page à page toutes les émotions qui ont troublé sa jeunesse, confier au
public toutes les paroles ardentes qui se sont échappées de ses lèvres, tous les
serments qu’il a reçus, toutes les prières qu’il a balbutiées, tous les aveux qu’il a
entendus, n’est-ce pas pour le cœur une profanation plus coupable que le morcellement
d’une vigne ou d’une forêt, que la vente d’un champ ou d’un troupeau ? Respecter les
pins séculaires à l’ombre desquels nous avons grandi, les champs dont la moisson nous a
donné le pain de chaque jour, les vignes dont les grappes généreuses ont renouvelé nos
forces, c’est penser noblement ; mais les passions qui nous ont agités, mais les joies
divines que l’amour nous a données, les larmes brûlantes que nous avons répandues,
n’ont-elles pas droit au même respect que les
forêts et les
troupeaux, la vigne et les moissons ? Les grappes mûres sous lesquelles le cep fléchit,
les moissons dorées qui couvrent la plaine sont-elles donc plus sacrées que les aveux
d’un cœur qui a battu sur le nôtre, que les paroles apportées sur nos lèvres par des
lèvres ardentes ? Si la terre que nos aïeux nous ont transmise est une partie de
nous-mêmes, si nous devons lutter de toutes nos forces pour la garder tout entière,
devons-nous livrer à la curiosité oisive le secret des affections que nous avons
inspirées, que nous avons partagées ? N’est-ce pas aliéner notre cœur et le cœur qui a
vécu en nous ?
Toutes ces objections si graves, si évidentes, sont exposées par M. de Lamartine avec
une parfaite franchise, et pourtant M. de Lamartine a passé outre, et nous avons les
Confidences. Ce livre si impatiemment attendu, qui excitait chez les
admirateurs des Méditations, des Harmonies, de
Jocelyn, une curiosité si vive, a-t-il pleinement répondu à toutes les
espérances que le titre seul avait éveillées ? Je ne le crois pas. Il y a sans doute
dans les Confidences des pages pleines de grâce et d’entraînement,
empreintes d’une naïveté délicieuse, des pages qui luttent de jeunesse et de fraîcheur
avec les Méditations et les Harmonies ; mais, à côté de
ces pages que le génie seul, et le génie le plus heureux, peut concevoir, qui vivent,
qui palpitent, qui émeuvent, qui attendrissent, qui amènent les larmes au bord de la
paupière, combien de pages puériles et vides ! J’hésite d’autant moins à dire toute ma
pensée, à exprimer sincèrement ce que j’ai senti, que je professe pour M. de Lamartine
l’admiration la plus profonde. Personne, j’ose le dire, parmi ceux qui le flattent, qui
lui prodiguent l’encens, qui applaudissent chacune de ses paroles, qui le placent, sans
hésiter, non pas seulement à
côté de Byron et de Rousseau, ce
qui est pourtant déjà un rang assez glorieux, mais à côté de Tacite et de Thucydide,
personne ne met plus haut que moi le génie lyrique de M. de Lamartine. C’est assurément
une des imaginations les plus fécondes, les plus spontanées, qui se soient produites, je
ne dis pas seulement dans le temps où nous vivons, mais dans l’histoire entière de notre
littérature. Du xve
au xixe
siècle, il n’y a pas en France un poète qui puisse se comparer à
M. de Lamartine pour la sincérité, la profondeur des émotions, pour l’abondance et la
richesse des images ; il est, dans ma conviction, notre génie lyrique par excellence. Si
chez lui la forme n’a pas toujours toute la pureté, toute la perfection désirable, ce
défaut est amplement racheté par la grâce souveraine, par la grandeur des images qu’il
appelle au secours de sa pensée. Pour lui, la poésie lyrique n’est pas une œuvre
laborieuse, mais la vie même de son âme. Il chante comme il respire, sans que sa volonté
intervienne. Dans les Méditations, dans les Harmonies,
l’étude ne joue aucun rôle ; les stances les plus élégantes, les strophes les plus
rapides et les plus riches semblent n’avoir rien coûté. Eh bien ! il y a telle page des
Confidences où nous retrouvons avec bonheur toutes ces rares qualités,
tous ces dons précieux qui n’appartiennent qu’au génie ; mais plus d’une fois aussi, en
lisant l’histoire des premières années du poète, en voyant la puérilité, l’insignifiance
des détails, on ne peut se défendre d’un mouvement d’impatience. Vainement voudrait-on
soutenir que les moindres actions, les moindres paroles, les moindres pensées d’un homme
illustre intéressent les contemporains et la postérité ; cette thèse, qui ne peut être
défendue d’une façon absolue, change d’ailleurs d’aspect quand le poète écrit lui-même
sa biographie. Je conçois,
j’excuse sans les accepter, les
détails minutieux que Boswell nous donne sur Samuel Johnson, les contes et les anecdotes
que Lockhart prodigue en nous racontant la vie de Walter Scott ; mais, si Johnson et
Walter Scott eussent tenu la plume au lieu de Boswell et de Lockhart, malgré ma vive
admiration pour l’historien de la poésie anglaise, pour l’imagination enchanteresse du
conteur écossais, je serais moins indulgent. Quelle que soit la grandeur du génie
poétique résolu à s’étudier lui-même, quelle que soit l’importance du rôle qu’il a joué
dans le mouvement littéraire de son temps, l’homme qui raconte sa vie ne peut impunément
franchir certaines limites. S’il ne sait pas s’arrêter à temps, il arrive nécessairement
à fatiguer l’attention. M. de Lamartine s’est plus d’une fois heurté contre l’écueil que
je signale, et vraiment c’est grand dommage ; car les Confidences,
débarrassées des pages inutiles qui ralentissent ou plutôt qui
paralysent le récit, deviendraient un livre charmant. L’enfance du poète, sa première
éducation, où l’étude proprement dite tient si peu de place, où le cœur se développe si
librement, si heureusement, sont racontées avec une grâce, une vérité que je ne me lasse
pas d’admirer. Jamais, je crois, la piété filiale ne s’est montrée plus éloquente,
jamais la reconnaissance ne s’est exprimée avec plus d’effusion, jamais l’affection
maternelle n’a été célébrée plus dignement. Toutes ces leçons données en présence de la
nature, sans le secours des livres, tous ces conseils qui empruntent tour à tour l’élan
de l’espérance ou l’humilité de la prière, sont retracés par M. de Lamartine avec une
abondance, une limpidité, qui rappellent et qui expliquent les plus admirables élégies
de sa jeunesse. En assistant à ces matinées délicieuses, qui sont autant d’actions de
grâce à la Divinité, à ces soirées
recueillies qui s’achèvent
sous l’invocation de la Providence, il est impossible de ne pas reconnaître, de ne pas
étudier avec une curiosité religieuse le germe précieux qui plus tard devait s’épanouir
en odes, en élégies ; cette étude donne aux premières années du poète un intérêt
tout-puissant.
Quant aux amours ossianiques de M. de Lamartine avec Lucy, j’avoue franchement que je
les verrais disparaître sans regret, et même avec joie. Cette passion, qui ne dit rien
au cœur, parce qu’elle ne vient pas du cœur, qui naît d’une lecture et se révèle dans
une amplification d’écolier, ne peut attendrir personne. L’auteur condamne justement
cette pièce, et je me vois à regret forcé de lui donner cent fois raison. Dira-t-on
qu’il n’est jamais inutile de comparer les premiers essais d’un poète illustre aux
œuvres de sa maturité ? J’accepte volontiers cette comparaison, pourvu qu’elle repose
sur des œuvres également sincères ; mais une amplification qui n’exprime aucun
sentiment, qui se compose tout entière de réminiscences, ne peut offrir aucun sujet
d’étude, et malheureusement la pièce ossianique adressée à Lucy se trouve placée dans
cette condition. C’est pourquoi je pense que M. de Lamartine eût agi très sagement en la
supprimant.
L’épisode de Graziella commence d’une façon délicieuse. Au moins, dans cette passion,
il y a quelque chose de vrai. Si le poète n’est pas sincèrement épris, et la fin du
récit ne le prouve que trop ; si, malgré sa jeunesse, qui devrait allumer dans son cœur
un foyer de tendresse, il se laisse adorer, comme Goethe par Bettina, sans éprouver un
seul des sentiments qu’il inspire ; s’il accepte l’admiration et l’extase comme un
tribut légitime, l’amour de Graziella pour le jeune étranger est tour à tour plein de
grâce, d’abandon, de confiance, calme dans sa douleur,
résigné jusque dans son désespoir. Cette pauvre fille qui s’enfuit pour ne pas épouser
son cousin qu’elle ne peut aimer, qui s’enfuit sans dire un mot de plainte ou de
reproche à l’homme qu’elle aime de toutes les forces de son âme, offre un mélange
touchant d’exaltation et de naïveté. Le poète a raison de pleurer sur la mort de
Graziella comme sur une faute que nul repentir ne saurait effacer. Quand on a le bonheur
de rencontrer sur sa route un cœur aussi pur, aussi candide, aussi passionné, fût-on
incapable de partager l’amour qu’on lui inspire, il faut le traiter avec respect, avec
piété, et ne pas l’abandonner comme un hochet inutile après s’être donné le spectacle de
cet amour condamné au désespoir. Je voudrais pouvoir louer les vers que M. de Lamartine
a consacrés à la mémoire de Graziella ; je voudrais trouver dans l’expression de sa
douleur, de son remords, un accent sincère, une éloquence pénétrante. Pourquoi faut-il
que je sois forcé de juger l’œuvre du poète aussi sévèrement que l’action, à jamais
regrettable, sans laquelle cette œuvre ne serait pas née ? Il y a sans doute dans
l’amour de Graziella quelques détails dont la vérité peut être contestée, et qui
n’appartiennent pas précisément à la Mergellina : parfois l’héroïne de Procida oublie
son origine, et laisse échapper des paroles empreintes d’un caractère un peu trop
pastoral ; mais ces taches légères disparaissent dans le ton général du récit. La
lecture de Paul et Virginie est une des scènes les plus attendrissantes
dont j’aie gardé le souvenir. Cette intelligence, presque sauvage, qui s’éveille à la
poésie en écoutant l’histoire de deux enfants épris l’un de l’autre, a quelque chose de
singulièrement émouvant Il semble que le nom de Bernardin de Saint-Pierre ait porté
bonheur à M. de Lamartine, car les pages qui nous retracent cette
lecture, plusieurs fois interrompue par les sanglots de Graziella, ont une simplicité,
une sobriété de style que Bernardin ne désavouerait pas.
L’épisode de Graziella donne aux Confidences une grande valeur poétique.
Je regrette bien vivement que l’auteur n’ait pas compris la nécessité de clore son récit
à la mort de Graziella. Les deux derniers livres de ses souvenirs sont très loin
assurément d’offrir le même intérêt, la même émotion. Ses réflexions chagrines sur le
retour de Napoléon, sur la retraite du roi, ne plairont à personne. Le portrait de
Joseph de Maistre ne révèle pas une connaissance profonde des Soirées de
Saint-Pétersbourg. La touchante figure de Marguerite ne rachète pas la
monotonie et la sécheresse de ces deux derniers livres.
Raphaël forme la seconde partie des Confidences. À cet
égard, le doute n’est pas permis, et l’auteur a pris soin de le prévenir en attribuant à
son héros une ode signée de son nom, l’ode adressée à M. de Bonald. Il faut donc voir
dans Raphaël, non pas un roman, comme le titre semblerait l’indiquer,
mais une étude autobiographique. Si M. de Lamartine, pour continuer ses
Confidences, a changé la forme du récit, c’est qu’il espérait sans
doute trouver dans cette forme nouvelle une plus grande liberté. Les quelques pages qui
précèdent Raphaël nous confirment dans cette conjecture. Pouvait-il, en
effet, parlant en son nom, dire de lui-même ce qu’il dit de Raphaël ? Pouvait-il vanter
l’admirable beauté de son visage, l’expression angélique de son regard ? Pouvait-il se
promettre la gloire de Raphaël, de Mozart ou de Dante ? Il a trouvé plus naturel
d’adresser à son héros les louanges qui, pour avoir quelque valeur, ne doivent pas
s’échapper des lèvres mêmes de
l’homme qui les reçoit. Je lui
pardonne bien volontiers ce puéril artifice, et je n’aurais pas songé à le signaler,
s’il n’y avait entre ces premières pages et le corps même du récit une intime relation.
En douant si richement son héros, en lui prodiguant si étourdiment les plus hautes
facultés, il excite dans l’âme du lecteur une si prodigieuse attente, que les plus
grandes pensées, les sentiments les plus purs, les espérances les plus élevées, les
regrets les plus sincères, demeurent au-dessous de l’idéal que nous avons rêvé. Il y a
longtemps qu’on l’a dit : dans l’ordre poétique, aussi bien que dans la vie réelle, il
faut toujours se montrer avare de promesses ; autrement on se condamne à rester bien
loin de son programme. Comment voulez-vous que le lecteur juge avec indulgence un héros
qui peut à son choix devenir Dante, Raphaël ou Mozart, concevoir, enfanter, selon son
caprice, l’École d’Athènes, la Divine Comédie ou
Don Juan ? Le poète aura beau faire, il ne contentera jamais pleinement
l’attente du lecteur.
Toutefois, malgré ce vice capital, l’épisode de Raphaël mérite d’être étudié
sérieusement. Il y a dans ce livre des qualités éminentes, des éclairs que le génie seul
peut rencontrer. Si M. de Lamartine s’est trompé, il est curieux de voir comment il se
trompe ; car l’erreur d’une intelligence comme la sienne est toujours féconde en
enseignements.
Raphaël est arrivé au désenchantement par le désordre. Il a gaspillé sa jeunesse,
gaspillé son cœur ; livré à des passions éphémères, ou plutôt à des caprices qui ne
laissent dans la mémoire aucune trace profonde, il voit s’énerver de jour en jour les
facultés puissantes qu’il a reçues du ciel. L’oisiveté agit sur son intelligence comme
le
dérèglement sur son cœur. L’ennui le dévore, et l’orgueil
lui ferme toutes les carrières en lui montrant partout un but indigne de son ambition.
Raphaël, parvenu à sa vingtième année, croit sincèrement avoir épuisé toutes les
émotions de la vie. Les passions ne l’attirent plus, car elles n’ont plus rien à lui
apprendre, il croit en connaître tous les secrets. Au lieu de s’avouer franchement le
néant des plaisirs tumultueux qu’il a pris pour le bonheur, il se drape dans sa
tristesse et dit adieu aux affections humaines, comme s’il avait perdu sans retour,
comme s’il ne devait jamais retrouver la faculté d’aimer. Au lieu de chercher dans
l’accomplissement du devoir le renouvellement de ses forces usées par l’oisiveté, il
accuse les hommes d’injustice, d’aveuglement, il se dit méconnu et se croise les bras ;
au lieu de montrer ce qu’il sait, pour dessiller les yeux de ses juges, il s’enferme
follement dans la solitude et l’inaction. Personne, je crois, ne contestera la vérité du
caractère tracé par M. de Lamartine. Toute proportion gardée, bien entendu, le type de
Raphaël s’offre à nous presque à chaque pas. Il nous arrive rarement de rencontrer des
âmes assez fières, assez contentes d’elles-mêmes pour se promettre tour à tour la gloire
du Sanzio, d’Alighieri ou de Mozart : un tel souhait, qu’il ne sera jamais donné aux
facultés humaines de réaliser, n’appartient qu’aux génies privilégiés ; mais combien de
fois n’avons-nous pas entendu proclamer la légitimité de l’oisiveté en face de
l’injustice ! combien de fois cette thèse désolante n’a-t-elle pas été soutenue devant
nous ! Tout homme âgé de vingt ans, chez qui l’étude a éveillé l’ambition, dès qu’il ne
se trouve pas à sa place, s’attribue le droit de ne rien faire pour conquérir le rang
qu’il croit mériter, et l’inaction, fille de l’orgueil, le condamne au néant. Je
n’hésite donc pas à remercier M. de Lamartine d’avoir sondé,
d’une main hardie, la plaie qui dévore tant d’intelligences. Il a montré dans l’analyse
du mal une habileté consommée, malheureusement il n’a pas indiqué avec autant de
précision le remède qui doit le guérir.
Mais l’homme qui dit adieu aux passions s’abuse étrangement sur ses forces ; en rêvant
pour son cœur un avenir sans trouble, sans agitation, il conçoit un espoir insensé. S’il
a en lui la faculté d’aimer, s’il a senti un seul jour le besoin d’inspirer une
affection profonde, il faudra tôt ou tard que cette faculté trouve son emploi, que ce
besoin soit satisfait. Les natures vraiment riches, vraiment fécondes, ne peuvent se
dérober à l’amour. L’inaction du cœur ne convient qu’aux natures indigentes, et Raphaël
ne tarde pas à l’éprouver. Il se croit protégé contre l’amour par une cuirasse
impénétrable, et à peine a-t-il quitté le théâtre de ses égarements, que son cœur rendu
à lui-même retrouve toute sa faiblesse en retrouvant toute sa pureté.
La solitude, en le dégageant des affections menteuses qui l’avaient envahi, lui rend
toute sa jeunesse, et Raphaël, qui croyait avoir dit aux passions un éternel adieu, qui
se glorifiait de son indifférence, qui regardait d’un œil dédaigneux les âmes assez
crédules pour aimer avec un entier abandon, sent tout à coup se réveiller en lui le
besoin impérieux qu’il se flattait d’avoir réduit au silence ; mais son imagination,
nourrie de rêverie et de tristesse, se transforme à son insu et donne à ses désirs une
direction nouvelle. Il a connu le plaisir dans toute son ardeur, et le plaisir,
incessamment renouvelé, ne l’a pas rassasié. Seul maintenant avec la nature, avec Dieu
qui la remplit et la gouverne, ramené malgré lui au souvenir des joies
qu’il croyait éternelles, dont il comprend maintenant toute la misère,
il dépouille peu à peu le vieil homme, il conçoit pour le plaisir, pour le trouble des
sens un mépris qui va jusqu’à méconnaître la limite des forces humaines : le voluptueux
devient mystique. L’homme qui, la veille, ne concevait d’autre bonheur que l’ivresse des
sens, qui prenait en pitié, qui raillait amèrement toutes les affections qui se
proposent le dévouement comme loi suprême, le voilà maintenant qui réserve pour
lui-même, pour sa vie d’hier, toute sa colère, toute son ironie, tout son mépris. Cette
réaction, si naturelle chez les âmes généreuses, a trouvé dans M. de Lamartine un
observateur studieux, un peintre fidèle. Toutes les métamorphoses que j’ai tâché
d’indiquer sont racontées dans Raphaël avec une rare vivacité d’expression. Le lecteur a
sous les yeux l’âme du héros, et le voit d’heure en heure se relever, se rajeunir ; un
tel tableau, pour nous intéresser, demandait un pinceau habile ; il fallait que le
philosophe se cachât sous le poète, sans oublier pourtant le véritable caractère de la
tâche qu’il avait entreprise. M. de Lamartine me paraît avoir pleinement compris toutes
les conditions que j’énumère ; il a victorieusement résolu le problème qu’il s’était
posé.
L’objet de cet amour mystique auquel Raphaël est préparé par la solitude et la rêverie
n’est pas dessiné avec moins de puissance et d’habileté. Julie, orpheline de bonne
heure, au lieu de garder comme un guide fidèle et sûr l’éducation religieuse de sa
jeunesse, a exercé sa pensée sur toutes les questions scientifiques. Mariée à l’âge de
dix-huit ans, elle a trouvé, dans le vieillard dont elle porte le nom, un ami dévoué
dont l’affection toute paternelle ne lui laisse pas le temps de former un souhait, mais
dont l’intelligence ne reconnaît d’autres vérités que celles qui peuvent
se démontrer mathématiquement ou par le témoignage des sens. Julie, sous
la conduite d’un tel maître, aborde sans frayeur, sans dégoût, sans impatience, toutes
les énigmes que Dieu a proposées à la curiosité humaine. Depuis le brin d’herbe qu’elle
foule au pied jusqu’aux astres qui gravitent dans l’espace, elle étudie tout ; elle
interroge d’un œil curieux les trois règnes de la nature, depuis les entrailles de la
terre jusqu’à l’organisation de l’homme. Tout ce que la raison peut comprendre, tout ce
que les sens peuvent enseigner à l’intelligence, Julie, pour contenter son mari, se
résigne à l’étudier. Dans cette contemplation assidue du monde extérieur, l’esprit de la
jeune fille acquiert, on le comprend sans peine, une pénétration singulière. Sans
poursuivre avec prédilection un ordre déterminé de vérités, sans marcher résolument sur
les pas de Newton, de Linnéf ou de Bichat, Julie entasse dans sa mémoire toutes les idées générales
dont la réunion forme la science moderne. Elle ne s’attache pas à connaître tous les
détails techniques dont se compose la démonstration de ces idées ; elle accepte comme
vrai tout ce qui est accepté par l’intelligence de son mari, et accorde à ses leçons une
confiance absolue. Une jeune fille ainsi élevée n’a rien de séduisant, je l’avoue ; mais
nous ne devons pas oublier que Raphaël n’est pas un roman. Puisque
M. de Lamartine nous raconte sa vie, nous ne pouvons trouver mauvais qu’il nous offre le
portrait d’une femme savante, si cette femme a joué dans sa vie un rôle important, si
elle a laissé dans son cœur une trace profonde. D’ailleurs, cette femme savante, qui
veut tout connaître, qui fait de la vérité son unique passion, et qui n’accepte pour
vrais que les faits démontrés par le raisonnement ou le témoignage des sens, n’est pas,
comme on pourrait le craindre, taillée sur le modèle
d’Armande.
Elle n’est pas savante pour se montrer savante ; malgré les trésors amassés dans sa
mémoire, elle demeure modeste. Elle écoute et comprend ce qui se dit autour d’elle, sans
éprouver jamais le désir d’étaler son savoir.
Mais, après avoir abordé tous les problèmes dont se compose la connaissance du monde
extérieur, après avoir étudié toutes les causes secondes, Julie ne va pas au-delà ; en
possession de toutes les vérités que nos yeux peuvent apercevoir, elle ne s’élève pas
jusqu’à la cause première, jusqu’à la vérité suprême, jusqu’à Dieu. J’ai entendu blâmer
sévèrement l’athéisme de Julie, et je dois dire que je ne partage ni l’étonnement ni la
colère que cet athéisme a excités chez bien des lecteurs. Oui, sans doute, une femme
athée n’a rien qui plaise à l’imagination, rien qui attire le cœur, je le reconnais
volontiers ; mais l’auteur de Raphaël pouvait-il dénaturer la vérité,
pouvait-il douer de foi cette âme incrédule ? Puisqu’il raconte et n’invente pas, nous
devons accepter comme lui toutes les singularités de la femme qu’il a nommée Julie, mais
qui a vécu d’une vie réelle, qu’il a vue, qu’il a entendue, dont il se souvient, dont il
nous offre l’image. Julie savante, Julie athée, n’est pas une héroïne de roman,
qu’importe ? puisque Raphaël n’est que la suite des
Confidences.
L’athéisme de Julie donne à son affection pour Raphaël quelque chose d’étrange qui nous
blesse d’abord, qui nous éloigne, mais qui bientôt excite notre curiosité et nous
attache, comme une plante inconnue dont la famille reste elle encore à deviner. Les
entretiens de cette jeune femme avec l’homme qu’elle aime, la raison sévère et la
tendresse profonde qui se révèlent dans toutes ses paroles, l’union inexpliquée de cette
intelligence qui n’a ni âge ni sexe et de ce cœur plein de jeunesse et de passion, sont
des traits
que le goût pourrait désavouer dans une fiction,
mais que nous devons accepter dans une biographie. On se demande avec effroi à quelle
race appartient cette créature qui parle de Dieu en souriant, et qui pourtant s’émeut et
s’attendrit en présence des merveilles de la création. Le bonheur qu’elle éprouve à se
trouver près de Raphaël, à s’appuyer sur son bras, à gravir avec lui les roches
escarpées, à s’égarer en l’écoutant dans les sentiers solitaires, ne semble pas pouvoir
se concilier avec les études austères qui ont jusque-là rempli sa vie, avec
l’incrédulité qu’elle a puisée dans la science, et pourtant Julie savante et athée, mais
sincèrement éprise de Raphaël, est une figure pleine de charme et d’intérêt. Par quel
miracle inespéré M. de Lamartine a-t-il su fondre dans une harmonieuse unité cette
raison et ce cœur qui semblent s’exclure ? comment a-t-il amené sur les lèvres de la
même femme des paroles tour à tour dérobées au Système du Monde et aux
pages les plus ardentes de la Nouvelle Héloïse ? comment Laplace et
Rousseau empruntent-ils la même voix ? Je ne vois qu’une seule manière de répondre à
cette question : c’est d’admettre la sincérité parfaite du narrateur. L’invention,
réduite à ses seules ressources, n’eût jamais trouvé moyen de surmonter une telle
difficulté ; pour en triompher, M. de Lamartine n’a eu qu’à se souvenir.
Nous devons d’ailleurs à l’athéisme de Julie une scène vraiment sublime. Cette jeune
femme qui, depuis dix ans, a vécu de la seule vie de l’intelligence, qui n’a compris,
qui n’a cherché le bonheur que sous la forme de la vérité, qui a vu dans la pensée
élevée à sa plus haute puissance le premier des devoirs humains, et qui pourtant n’a
jamais compris la vérité tout entière, se transforme et se rajeunit dès qu’elle aime, et
l’attendrissement ouvre à son
intelligence tout un monde
nouveau, le monde des idées morales et religieuses. Dans la solitude et l’indifférence,
elle demeurait incrédule ; la science du monde extérieur ne lui montrait dans la vie
qu’une épreuve douloureuse, sans dédommagement, sans récompense ; l’amour profond et
sincère lui révèle Dieu. Julie arrive à la foi par la reconnaissance. L’amour qu’elle
ressent, l’amour qu’elle inspire, inonde son cœur d’une joie si abondante et si pure ;
la nature, dont elle croyait avoir pénétré tous les secrets, se montre à elle sous un
aspect si merveilleux et si nouveau, qu’elle monte jusqu’à Dieu par la pensée pour
s’agenouiller à ses pieds, pour le remercier, pour le bénir, pour saluer en lui la cause
première et suprême, la source éternelle de toute vérité. Or, sans l’athéisme de Julie,
sans l’incrédulité obstinée qui nous frappe d’abord si douloureusement, nous n’aurions
pas cette scène admirable, cet entretien délicieux où l’âme de la jeune femme se
régénère par l’attendrissement, où le bonheur devient clairvoyance, où le besoin
d’exprimer l’émotion toute-puissante qui la domine enseigne à sa bouche un nom nouveau,
le nom du Créateur. Les pensées que les deux amants échangent entre eux, l’ivresse de
leurs aveux, qu’ils ne se lassent pas de renouveler, ces paroles d’amour qui ne changent
jamais, qu’ils entendent et répètent toujours avec un bonheur nouveau, leurs espérances
qu’ils confondent, composent un dialogue plein de grandeur et de passion. C’est tour à
tour la gravité sévère de la philosophie, la grâce, la tendresse de la poésie, la vérité
parlant, comme au cap Sunium, une langue harmonieuse et pénétrante, l’amour soupirant
comme sur le balcon de Juliette quand le jour se lève et que l’alouette se met à
chanter. Par un bonheur singulier, M. de Lamartine a trouvé moyen de concilier
l’éternelle jeunesse de la
passion et l’éternelle splendeur de
la vérité. Le passage de l’incrédulité à la foi, la leçon donnée à l’intelligence par le
cœur ; sont racontés par M. de Lamartine avec une limpidité qui ne laisse rien à
désirer. Nous assistons avec bonheur à l’initiation de cette âme qui s’ignore ; nous
écoutons avec ivresse, avec attendrissement, toutes les paroles qui s’échappent de cette
bouche frémissante, et quand Julie, éclairée d’une lumière divine, remercie le Créateur,
nous respirons plus à l’aise, notre poitrine se dilate comme si nous quittions l’air
humide de la vallée pour l’air pur et généreux de la montagne.
L’amour de Julie pour Raphaël est d’une chasteté irréprochable ; mais cette chasteté
n’a pas le caractère qu’elle devrait avoir pour exciter en nous une émotion profonde. Ne
faut-il pas, en effet, qu’elle soit un sacrifice, un combat, une victoire, pour mériter
notre admiration ? Or, Julie, pour conserver sa pureté, pour demeurer, après l’aveu de
son amour, ce qu’elle était avant de connaître, avant d’aimer Raphaël, n’a pas de luttes
à soutenir, pas de combats à livrer. Jamais son sang ne s’allume ; jamais son regard
troublé ne se détourne avec effroi du visage de son amant, jamais les battements de son
cœur ne retentissent jusqu’à ses tempes comme le bruit lointain du marteau sur
l’enclume ; jamais sa langue paralysée par l’émotion ne balbutie des paroles
incohérentes, inachevées. Belle et pâle comme une statue de Paros, elle ne peut, comme
Galatée, s’animer sous l’haleine ardente de son amant. Elle aime, mais son amour, que
les anges comprennent sans doute, son amour n’a rien d’humain ; car son cœur, en
s’éveillant, n’a rien changé à l’immobile froideur de ses sens. Et quand Raphaël, seul
avec elle, enivré de sa beauté, la supplie de se donner à lui, comment se défend-elle ?
comment
impose-t-elle silence à ces vœux ardents, à ces prières
dont chaque parole est un danger ? Est-ce au nom du devoir ? Mais Julie, qui ne croit
pas en Dieu, et qui ne conçoit pas la morale sans la religion, Julie ne croit pas au
devoir. Elle se donnerait à son amant sans remords, sans honte ; en livrant sa beauté,
qui ne lui appartient pas, puisqu’elle est engagée par un serment, elle ne s’imposerait
aucun sacrifice ; si elle se rendait aux prières de Raphaël, sa conscience ne gémirait
pas ; l’abandon de sa beauté ne lui coûterait ni une larme ni un soupir. Dans les bras
de son amant, elle serait aussi calme, aussi contente, aussi fière d’elle-même que si
elle n’avait trahi aucun serment. Quelle puissance protège donc sa beauté contre l’amour
de Raphaël ? La pudeur est muette dans son âme aussi bien que la loi morale. L’étude
austère, l’étude exclusive du monde visible ne voit dans la pudeur, comme dans la
conscience qu’un rêve d’enfant. Julie elle-même, comme si elle prenait plaisir à doubler
le danger, Julie confesse à son amant qu’elle se donnerait à lui sans remords, qu’elle
ne craindrait, après le premier abandon, ni les reproches de sa conscience, ni les
reproches du monde. Pourquoi donc refuse-t-elle à Raphaël le don de sa beauté ? Pour
dompter la passion de son amant, pour contenir son ardeur, pour le désarmer, pour se
rendre invulnérable, elle n’a qu’un mot à prononcer, et ce mot suffit pour élever entre
l’amour et la beauté un mur d’airain : elle ne pourrait se donner sans mourir. Elle ne
mourrait pas de honte, de désespoir, elle n’expierait pas sa faute par une mort
volontaire, elle n’a jamais conçu, elle ne peut concevoir une telle pensée. Son cœur
éclaterait et le sang inonderait sa poitrine : c’est l’avis des médecins. Quel amant ne
reculerait devant cette parole menaçante ! Raphaël renonce à la possession de Julie, car
il ne peut
souhaiter un bonheur que Julie paierait de sa vie.
Une telle défense, il faut bien le dire, n’a rien de poétique. La chasteté sans combat,
dans le silence des sens, la chasteté présentée comme moyen de conservation, réduite à
une question de physiologie, perd toute sa grandeur, et la figure de Julie qui, avant ce
triste aveu, semblait animée d’une grâce angélique, se ternit tout à coup après cette
révélation. Et non seulement la chasteté de Julie perd ainsi toute valeur morale, mais
la résignation même de Raphaël est sans mérite. L’amant qui lutte contre ses désirs,
pour épargner un remords à la femme qu’il aime, peut s’applaudir de son sacrifice comme
de l’accomplissement d’un devoir ; mais renoncer à la possession d’une femme pour ne pas
la tuer, s’éloigner d’elle pour ne pas avoir sa mort à se reprocher, n’est-ce pas
l’action du monde la plus vulgaire ?
Le défaut général de Raphaël, qui se retrouve presque à chaque page,
c’est l’abus de l’infini. Ce défaut se montre aussi parfois dans les
Confidences ; mais il n’a pas, comme dans Raphaël, un
caractère systématique. Il semble que M. de Lamartine, en nous racontant cet épisode de
sa vie, ait résolu, dès les premières pages, de transfigurer les personnages et le
paysage où il les plaçait. Il ne peut se résigner à nous montrer les hommes et les
choses avec les proportions que Dieu leur a données ; il veut à chaque instant les
agrandir, en changer la couleur, l’expression. Il se complaît tellement dans ce travail,
il confond si assidûment les trois règnes de la nature, il prête si volontiers aux
pierres la vie des plantes, aux plantes la pensée humaine ; il traite avec un dédain si
superbe, il répudie si obstinément, comme indigne de son pinceau, tout ce qui se
présente à lui sous une forme déterminée ; il efface avec
tant
de persévérance toutes les limites qui marquent nettement le commencement et la fin
d’une figure, d’un sentiment, d’une pensée ; il professe pour le monde fini au milieu
duquel nous vivons un mépris si constant ; il nous emporte si souvent dans le monde de
l’infini, que le regard ébloui se fatigue à le suivre. L’attention la plus vigilante ne
suffit pas toujours pour deviner le sens caché au fond de ses paroles. L’esprit du
lecteur a beau interroger l’image, il ne réussit pas constamment à pénétrer l’intention
du poète. L’infini, que nous pouvons rêver, mais que nos yeux ne peuvent apercevoir,
perd bientôt son prix, et nous rebute, comme une idée vulgaire, dès qu’on veut nous en
parler à chaque page. Or, je ne crois pas être injuste envers M. de Lamartine en lui
adressant ce reproche. Qu’il s’agisse, en effet, d’un rocher, d’un chêne, d’un lac, d’un
torrent, d’une figure humaine, il ne consent presque jamais à peindre ce qu’il a vu ; il
ne se résigne pas à nous offrir le spectacle que ses yeux ont contemplé. Il commence par
prodiguer les couleurs ; puis, quand les couleurs lui manquent, il se réfugie dans
l’infini, et nous perdons de vue tout ce qu’il a voulu nous montrer.
Il se trouvera sans doute des amis complaisants qui vanteront cette méthode comme un
prodige de grandeur et de puissance, qui loueront comme une merveille, comme une faculté
divine cette confusion de couleurs, ce mépris pour les lignes nettement déterminées,
pour les contours franchement accusés ; pour moi, je le déclare sans hésiter, dût-on me
traiter d’esprit mesquin, cette passion obstinée pour l’infini viole une des lois les
plus importantes de la poésie, la variété. Ce dédain pour les lignes et les couleurs du
monde réel imprime à tous les récits, à toutes les descriptions, une singulière
monotonie. Notre intelligence est
ainsi faite, nous ne
comprenons pas la variété sans la précision. Dès que les lignes et les contours
deviennent vagues, indéterminés, l’uniformité remplace la variété ; dès que l’infini
envahit, absorbe toute chose, efface toutes les nuances, confond toutes les pensées,
l’émotion poétique se dénature, et n’est plus qu’un éblouissement.
Le style de Raphaël, au lieu de nous montrer nettement ce que le poète a
senti, ce qu’il a voulu, ce qu’il a espéré, nous offre presque toujours trois ou quatre
images entre lesquelles nous devons choisir. L’auteur, comme s’il craignait le reproche
d’indigence en avouant sa prédilection, en choisissant lui-même l’image qui rend le
mieux sa pensée, se complaît dans la profusion, et prodigue la lumière sans diriger les
rayons sur les figures qu’il veut éclairer. Le style de Raphaël ressemble à ces ébauches
où le peintre, délibérant avec lui-même, n’ayant encore rien décidé d’une manière
définitive, essaie tour à tour les lignes et les tons qui se présentent à sa pensée. On
dirait que M. de Lamartine tient à nous prouver qu’il possède une palette opulente, et
ne veut pas prendre la peine de peindre.
Les qu’il annonce, qui doivent nous expliquer les
Méditations, les Harmonies et Jocelyn,
qui nous diront le jour et le lieu où chaque pièce a été composée, seront-ils conçus
d’après le même système, seront-ils écrits dans le même style que les
Confidences et Raphaël ? il est permis de le craindre,
et cette conjecture n’est pas la seule qui nous afflige. En nous racontant les moindres
circonstances de sa vie poétique, en nous disant comment, en quelle occasion sont nées
les élégies que nous lisons avec un pieux recueillement, les hymnes radieux qui ont
enchanté notre jeunesse, les odes ailées qui nous ont emportés dans le monde des
visions, M. de Lamartine,
j’en ai grand peur, va ramener à des
proportions prosaïques les plus merveilleuses inspirations. Quand nous saurons jour par
jour, heure par heure, ce qu’il a pensé ; quand nous pourrons rattacher une anecdote à
toutes les pièces qui, maintenant, empruntent au mystère même de leur naissance un
charme idéal, le génie à qui nous devons les Méditations et les
Harmonies ne gagnera rien en puissance, en grandeur. Quand le mystère
se sera évanoui, quand la réalité biographique aura encadré toutes les figures qui
nagent maintenant dans une atmosphère voilée, aurons-nous sujet de nous réjouir ? Je
n’ose l’espérer. Ce que les Confidences et Raphaël ont
commencé s’achèvera dans les . Julie n’a-t-elle pas déjà fait tort à
Elvire ? M. de Lamartine nous promet vingt pièces nouvelles, méditations et harmonies. Un tel attrait ne suffit-il pas pour
donner au recueil de ses œuvres une seconde jeunesse ! Qu’il produise : c’est la loi,
c’est le devoir de son génie ; qu’il renonce à ; en nous expliquant le
développement de sa pensée, il n’ajoutera rien à notre admiration et ne contentera
qu’une frivole curiosité.
La voie où il s’engage est une voie funeste, qu’il y prenne garde. À force d’étudier si
constamment les moindres particularités de sa vie passée, il finira par fermer son
intelligence au mouvement des hommes et des choses qui s’agitent autour de lui.
Uniquement occupé à se comprendre lui-même, il ne comprendra plus l’histoire qui se fait
sous ses yeux. Il saura nous dire à quelle heure sont écloses ses moindres pensées, et
les événements d’hier, ceux d’aujourd’hui, perdront pour lui leur sens prophétique ; les
passions qui nous entraînent, les droits pour lesquels nous combattons, deviendront pour
lui comme une langue
inconnue. Quelque grand qu’il soit dans le
domaine poétique, et nous lui avons rendu pleine justice, il s’abuse étrangement, s’il
croit que le seul charme de sa parole enchaînera longtemps l’attention publique. S’il
persiste à vouloir nous entretenir de lui-même, loin de grandir, comme il le croit
peut-être, il s’amoindrit, il se perd. Quoi qu’il puisse faire, il n’effacera pas la
gloire qui s’attache à son nom ; mais la valeur incontestable de ses premières œuvres ne
sauvera pas de l’oubli, d’un oubli prochain et légitime, les pages qu’il voudra
consacrer au récit de sa vie. Qu’il détourne les yeux de lui-même, qu’il aborde enfin
l’histoire ; mais qu’il accepte sans réserve toutes les conditions de cette mission
difficile. Qu’il n’écrive plus pour distraire les femmes oisives, mais pour nourrir la
pensée des hommes sérieux. Qu’il écoute nos conseils, et nous lui pardonnerons de grand
cœur les Confidences et Raphaël.
Je comparerais volontiers la préface de Geneviève à la thèse soutenue
par Pic de la Mirandole ; dans cette préface, en effet, il est question de tout ce que
l’homme peut savoir, et même de quelques autres choses. Pour ma part, je ne connais pas
de préface plus imprudente, c’est-à-dire plus riche en promesses. Si mademoiselle Reine,
couturière à Aix, à qui cette préface est dédiée, a pris la peine ou plutôt a eu le
courage de la lire d’un bout à l’antre, sans en passer une ligne, sans rien abandonner
au caprice des conjectures, sans mouiller le pouce pour tourner les feuillets inachevés,
je la tiens pour une intelligence très exercée, éprouvée par des études très variées ;
quelle que soit la modestie de sa profession, je n’hésite pas à la classer parmi les
femmes les plus éclairées de la Provence, et j’estime que toutes les académies où la
langue d’oc est en honneur feraient très bien de lui envoyer un brevet accompagné d’une
églantine d’or !
À parler sérieusement, il est impossible de lire, sans étonnement, et sans effroi, la
nomenclature des hommes et des livrés que M. de Lamartine passe en revue, de toutes les
renommées qu’il interroge, de toutes les œuvres qu’il
condamne
comme inutiles au peuple, comme écrites dans une langue que le peuple n’entend pas. Je
ne peux pas mesurer précisément le développement qu’a reçu l’intelligence de
mademoiselle Reine, je ne sais pas à quels livres elle s’est adressée pour commencer,
pour compléter son éducation. Les vers qu’elle a récités à M. de Lamartine, et que
l’auteur de Geneviève nous a confiés, ne peuvent rien nous apprendre à
cet égard. Écrits ou non dans une mansarde solitaire, ils sont tellement circonscrits
dans l’étude et l’expression des sentiments personnels, qu’ils ne supposent pas le
commerce des livres. Pour écrire de tels vers, il suffit d’avoir connu la solitude,
d’avoir rêvé, d’avoir pleuré ; le savoir que les livres nous enseignent n’a rien à
démêler avec ces naïfs épanchements. Mais si mademoiselle Reine est vraiment plus
savante qu’elle ne veut le paraître, si elle a employé ses dimanches à de bonnes
lectures, si elle a feuilleté le passé, si elle connaît quelque peu l’histoire générale
de l’Europe, si les jeunes filles dont elle a surveillé l’enfance ont bien voulu lui
prêter, comme elle dit, quelques-uns des poètes qui enchantaient leurs loisirs, il me
semble qu’elle n’a pu, sans sourire, entendre ou lire la conversation encyclopédique dé
M. de Lamartine. Il n’y a en effet qu’une seule manière de caractériser cette étrange
conversation : M. de Lamartine aime à parler des choses qu’il ignore. Parler des choses
étudiées, analysées, après de longues lectures, après des méditations persévérantes,
n’est, à ses yeux, qu’une tâche sans valeur, digne tout au plus des esprits vulgaires ;
mais deviner, par l’intuition toute-puissante du génie, le sujet, le sens et la portée
d’un livre quelconque sans prendre la peine de le feuilleter on même de l’ouvrir, à la
bonne heure, voilà qui est vraiment grand, vraiment hardi, vraiment digne
d’admiration. S’il se rencontre par hasard quelques esprits chagrins,
quelques intelligences mesquines, qui font du savoir la première condition de la parole,
il faut les renvoyer à l’école d’où ils sont sortis, d’où ils n’auraient jamais dû
sortir. S’ils se permettent de plisser la lèvre avec une dédaigneuse ironie, en voyant
dans la préface adressée à mademoiselle Reine, Socrate chargé d’expliquer Platon au
peuple d’Athènes, ou, ce qui revient au même, Platon déclaré inintelligible sans le
secours de Socrate, il ne faut tenir aucun compte de cette impertinente ironie. Est-ce
que pour parler de Platon il est absolument nécessaire de l’avoir lu ? Est-ce que pour
citer le nom de Socrate il est indispensable de se rappeler que Platon l’a mis en scène
dans plusieurs de ses dialogues, et notamment dans le Phédon et dans le
Banquet ? De pareils scrupules ne sont pas faits pour arrêter un poète
qui se prend au sérieux, un poète pénétré de ses droits, de ses privilèges, La science
acquise par l’étude n’appartient qu’aux petits esprits ; la vérité devinée est la seule
dont les poètes puissent s’enorgueillir. Jusqu’à présent, nous avions cru que Platon
nous expliquait Socrate ; il faut renvoyer aux pédants cette absurde billevesée. Nous
savons maintenant, par la préface adressée à mademoiselle Reine, que Platon, pour être
compris du peuple d’Athènes, aurait eu besoin du secours de Socrate. Il reste bien
encore une misérable objection : on peut se demander si Platon, en écrivant ses
dialogues, voulait recruter ses lecteurs dans l’Agora, s’il n’exigeait pas de ses
disciples, de ses auditeurs, des études préliminaires, s’il ne mesurait pas le
développement de sa pensée, l’éclat de sa parole, la délicatesse de l’analyse et la
splendeur des images à l’intelligence, aux exercices dialectiques de ses élèves. Étant
donné le but que Platon se proposait,
est-il permis de
condamner le ton de sa pensée, le ton de son langage ? Pour admirer le
Phédon, faut-il absolument y retrouver la naïveté du Bonhomme
Richard ? Je ne sais pas comment mademoiselle Reine résoudra toute ces
questions, je ne sais pas même si elle prendra la peine de les poser. La mort de son
moineau et les larmes qu’elle répand sur cette perte irréparable ne lui laissent guère
le temps de songer à Platon. Tandis qu’elle arrange ses regrets en strophes éplorées,
comment pourrait-elle se demander si la philosophie de l’académie est vraiment
populaire, si le Phèdre et l’Alcibiade, le
Gorgias et le Criton sont destinés à l’enseignement de
la foule ? Après avoir pleuré son moineau, mademoiselle Reine reprend son ourlet ou sa
broderie. Que Platon nous explique Socrate, ou que Socrate nous explique Platon, peu lui
importe, et je ne saurais blâmer son insouciance.
Quoique le lecteur ne doive pas s’attendre à trouver dans la préface d’un roman un
modèle d’érudition, cependant il est difficile de lire, sans étonnement et même sans
dépit, les innombrables bévues qui émaillent la préface de Geneviève.
Pour relever ces bévues, il n’est pas besoin d’avoir vécu pendant dix ans dans le
commerce assidu des bénédictins. On trouverait sans peine, sur les bancs mêmes du
collège, des censeurs capables de les montrer du doigt. Les historiens et les poètes de
l’antiquité latine ne sont pas jugés par M. de Lamartine avec plus de clairvoyance et de
sagacité que les historiens et les poètes de l’antiquité grecque. Tite-Live et Tacite,
Horace et Virgile ne sont pas mieux appréciés que Socrate et Platon. L’Angleterre et
l’Italie moderne sont condamnées avec la même étourderie. À proprement parler, tous ces
jugements qui ne reposent sur aucun fait, qui ne peuvent se justifier par
aucune preuve, ne sont qu’une longue table de proscription. Partant de
cette donnée, très contestable assurément, qu’il faut créer pour le peuple une
littérature entièrement nouvelle, dont il n’existerait, à son avis du moins, aucun
modèle dans le passé, il vanne hardiment les noms les plus célèbres de l’Europe moderne,
et n’y trouve que paille et poussière. Dante n’est pas traité plus respectueusement que
le Tasse, car la Divine Comédie, n’est pas plus que la Jérusalem
délivrée écrite pour le peuple, dans une langue spéciale qui n’ait rien à
démêler avec les écoles et les académies. Cette méprise est d’autant plus singulière que
M. de Lamartine a longtemps séjourné en Italie, et ne peut ignorer la popularité de la
Divine Comédie en Toscane et de la Jérusalem délivrée
dans le royaume de Naples. Il pourrait me répondre que les octaves du Tasse ont été
traduites en plusieurs dialectes qui s’éloignent de la langue littéraire, que les
gondoliers de Venise les chantent en dialecte vénitien, les pêcheurs de la Mergellina en
dialecte napolitain. Cependant, à Naples, à Venise, il n’est pas rare de voir le texte
même du Tasse entre les mains de lecteurs très peu lettrés dans le sens technique du
mot. Quant à la Divine Comédie, elle se chantait, du vivant même de
l’auteur, dans les faubourgs de Florence, et nous savons, par les contemporains du
poète, qu’il s’arrêta un jour pour écouter quelques tercets de son Enfer chantés par un
forgeron.
Que Milton ne soit pas populaire, que les controverses théologiques placées près des
plus ravissantes descriptions puissent rebuter et décourager les lecteurs qui ont donné
douze heures de la journée à des travaux manuels, c’est une vérité qui n’a pas besoin
d’être démontrée, et pourtant les ouvriers, les laboureurs de l’Angleterre et de
l’Écosse, qui connaissent la Bible beaucoup mieux que la plupart
des ouvriers de notre pays, sont préparés à la lecture, à l’intelligence de Milton. Je
veux bien accorder que Milton, par la forme trop souvent elliptique de son langage bien
plus encore que par la nature même de ses pensées, s’adresse aux lecteurs lettrés : au
moins faut-il avouer que l’Angleterre possède dans Shakespeare un poète vraiment
populaire. Depuis Othello jusqu’à la Tempête, depuis
le Roi Lear jusqu’aux Joyeuses. Commères de Windsor, il
n’y a pas une pièce de Shakespeare qui ne plaise aux matelots aussi bien qu’aux élèves
d’Oxford et de Cambridge. Pour aimer Hamlet, pour le comprendre et
l’admirer, il n’est pas nécessaire de l’analyser à la manière de Goethe et de Tieck.
Shakespeare lui-même ne lirait peut-être pas sans étonnement ce que l’Allemagne a dit de
lui ; peut-être aurait-il quelque peine à se reconnaître dans la première partie de
Wilhelm Meister. Si Shakespeare n’a pas vraiment mérité le nom de poète
populaire, il faut renoncer à mettre les mots d’accord avec les idées.
Si Bossuet et Pascal ne sont pas des écrivains populaires, il me semble que Molière et
La Fontaine peuvent prendre place à côté, de Shakespeare. L’École des
Femmes et le Bourgeois gentilhomme s’adressent à la foule aussi
bien qu’Hamlet et Othello. Quant aux fables de
La Fontaine, s’il est ridicule d’en charger la mémoire des enfants, puisqu’ils ne
peuvent les comprendre, il est hors de doute que tout esprit bien fait, dans la
chaumière et l’atelier comme dans les châteaux et les académies, les admire et les
aime.
La bévue commise par M. de Lamartine à propos de l’Espagne est, je crois, plus étrange
et plus inattendue que toutes celles que j’ai signalées jusqu’ici. L’auteur de
Geneviève enveloppe dans le même dédain, toujours au
nom de son idéal populaire, Cervantes, Lope et Calderon. Il voit dans
l’Alcade de Zalamea, dans la Dévotion à la Croix, comme
dans Don Quichotte, la parodie de la chevalerie. Je ne m’arrête pas à
relever tout ce qu’il y a d’exclusif et d’étroit dans le jugement porté sur Cervantes
par Montesquieu, et répété depuis un siècle comme un arrêt sans appel. Je me contente de
demander comment Calderon, le plus chevaleresque des poètes, peut être accusé de
parodier la chevalerie ; ou M. de Lamartine n’a jamais lu une page de Calderon, ou les
pages qu’il a lues n’ont laissé aucune trace dans sa mémoire. Ai-je besoin d’ajouter que
Cervantes, Lope et Calderon sont populaires au-delà des Pyrénées dans la plus large
acception du mot, et méritent leur popularité ?
Non content de passer en revue les principales littératures de l’Europe ancienne et
moderne, comme s’il voulait seulement prouver à quel point il les ignore,
M. de Lamartine ajoute à cette étrange déclamation, qui ne repose sur aucun fait, un
nouveau traité sur la manière d’écrire l’histoire. À quoi bon ce traité en tête de
Geneviève ? Le devine qui pourra : quant à moi, je me déclare incapable
de résoudre cette question. Comme Geneviève est un épisode de la vie
privée, je ne devine pas à quel propos M. de Lamartine s’est cru obligé de tracer, pour
les futurs historiens, un programme dont plusieurs parties demeureront sans doute
éternellement à l’état de projet.
S’adressant toujours à mademoiselle Reine, trop bien élevée pour le contredire, après
lui avoir successivement proposé plusieurs méthodes nouvelles pour écrire l’histoire,
après avoir pris pour point de départ la diversité des races, le sentiment religieux,
l’industrie, la liberté, après avoir obtenu de son interlocuteur, ou plutôt de son
auditeur unique et patient, la condamnation de toutes ces
méthodes comme étroites, exclusives, insuffisantes, il arrive enfin à ce qu’il prend
pour l’idéal complet de l’histoire. Et quel est cet idéal ? Il ne faut pas une grande
sagacité pour le deviner : le lecteur a déjà sur les lèvres le nom du livre qui doit
servir de modèle aux futurs historiens, le type qui doit servir à juger toutes les
œuvres destinées à nous retracer le développement moral et politique des nations : c’est
l’Histoire des Girondins. S’il est quelquefois utile de ne pas trop
douter de soi-même ; s’il est bon, pour persévérer dans l’accomplissement de la tâche
commencée, de se confier dans ses facultés, il est toujours dangereux de voir dans cette
tâche accomplie le dernier mot de la science humaine, le dernier mot de l’art humain, et
pourtant, quoique M. de Lamartine ne dise pas précisément : Je vois dans
l’Histoire des Girondins l’idéal de l’histoire, il est bien difficile
de se méprendre sur le sens et la portée de sa pensée ; il est impossible de ne pas
tirer des prémisses qu’il pose la conclusion que j’énonce. Les préceptes qu’il développe
avec tant de complaisance, avec une joie si évidente, avec un orgueil si naïf, étaient
écrits, à l’en croire, avant l’Histoire des Girondins. Il se trouvera
sans doute plus d’un lecteur qui n’acceptera pas à cet égard l’affirmation de
M. de Lamartine et voudra voir dans ces préceptes un souvenir plutôt qu’un programme.
Que l’auteur se laisse ou non abuser par sa mémoire, peu importe ; que, réunissant le
rôle d’Aristote au rôle d’Homère, il ait fait sa Poétique après avoir écrit son Iliade,
ou qu’il ait prévu ce qu’il voulait faire : c’est un point difficile à éclaircir. Il
affirme que son traité sur la manière d’écrire l’histoire a précédé son livre sur les
Girondins, et je ne puis pas lui prouver qu’il
se trompe.
Tout mon droit se réduit à juger l’œuvre et le précepte : or l’Histoire des
Girondins est encore présente à toutes les mémoires. J’aurais mauvaise grâce à
contester la popularité de ce livre, ce serait nier l’évidence ; mais, en acceptant le
fait, je ne renonce pas à le discuter.
Oui, sans doute, l’Histoire des Girondins est un livre populaire ;
est-ce à dire que ce soit un bon livre ? Je ne le pense pas ; je ne crois pas qu’il soit
permis de le penser. Sans vouloir même insister sur l’étrange mobilité des principes
d’après lesquels l’auteur juge les hommes et les choses, si toutefois il est permis
d’appeler principes des idées qui se dérobent à l’analyse, au nom desquelles
M. de Lamartine condamne et amnistie tour à tour toutes les causes, à ne considérer que
sa méthode, je me demande par quel côté ce livre appartient à l’histoire. Depuis les
historiens de l’antiquité jusqu’aux historiens de l’Europe moderne, certes les modèles
ne manquent pas. Je ne crois pas à la nécessité de reproduire, servilement, tel ou tel
type consacré par une longue admiration. Je conçois très bien que l’historien de la
révolution française, ayant à choisir entre les Muses d’Hérodote et
l’Histoire Florentine de Machiavel, entre Tacite et Thucydide,
s’attribue le droit de n’imiter aucun de ces maîtres illustres ; mais au moins faut-il
qu’il n’oublie jamais le but réel de l’histoire : le récit des faits. Qu’il juge les
événements avec plus ou moins de sagacité, selon la mesure de son intelligence, nous ne
pouvons pas exiger de lui une pénétration constante, une clairvoyance à toute épreuve :
au moins pouvons-nous exiger qu’il raconte avant de prononcer son arrêt. Eh bien ! dans
l’Histoire des Girondins, le récit est presque toujours absent ; les
faits proprement dits, les faits d’un intérêt public sont à peine retracés. Quand
l’auteur renonce à la déclamation,
quand il consent à
raconter, ce n’est pas l’histoire qu’il raconte, c’est la biographie anecdotique des
personnages avant l’heure où Us entrent en scène. Comme il n’apporte pas dans le choix
de ces anecdotes une critique sévère, comme il ne prend pas soin de les trier avant de
nous les offrir, comme il les accepte à peu près de toute main, il arrive à son insu à
oublier l’histoire pour le roman, et c’est précisément par le roman que les
Girondins ont réussi. Les partis qui divisaient la France à la fin du
siècle dernier ne sont ni classés ni jugés avec l’austérité ou la simplicité que
l’historien ne doit jamais oublier ; mais le roman nous introduit dans la vie intérieure
de tous les personnages, et les esprits oisifs dévorent avidement cette puérile parodie
de l’histoire. Ce livre trop vanté n’enseigne rien à l’ignorance, ne rappelle rien à
ceux qui savent : c’est un assemblage d’épisodes racontés parfois avec entraînement,
mais qui ne laissent dans la mémoire aucune trace durable, et enveloppent de ténèbres
toutes les notions de moralité politique.
Il est facile de comprendre que la préface de Geneviève excite dans
l’âme du lecteur crédule une immense curiosité. Cette revue rapide de toutes les
littératures, déclarées insuffisantes pour les besoins du peuple, donne à tous le droit
d’attendre une œuvre absolument nouvelle. Si les intelligences éprouvées déjà par de
nombreuses déceptions ne se laissent pas prendre à cette amorce, la foule ; qui n’est
pas prémunie contre le danger, espère trouver dans Geneviève un récit
d’un genre ignoré jusqu’ici. L’espérance de la foule est-elle justifiée ? Personne, je
crois, ne pourra dire oui après avoir lu Geneviève.
Geneviève, d’après le témoignage de M. de Lamartine, est le nom vrai du personnage qui
figure dans Jocelyn
sous le nom de Marthe. Dans l’intérêt de
Jocelyn, je crois que l’auteur eût bien fait de ne pas nous raconter
l’histoire de Geneviève ; la création poétique aurait gardé plus de jeunesse et de
fraîcheur. L’abbé Dumont, des premières Confidences, loin d’ajouter
quelque chose à la valeur de Jocelyn, a plutôt terni l’éclat de cette
admirable figure ; je crains bien que Geneviève ne diminue la grandeur de Marthe, comme
l’abbé Dumont a diminué la grandeur de Jocelyn. Geneviève, j’en conviens, est un modèle
d’héroïsme et de dévouement ; mais son héroïsme, pour se montrer à nous dans toute sa
splendeur, aurait besoin de se développer dans un épisode unique. Or, cette condition si
impérieuse semble avoir échappé à l’intelligence de M. de Lamartine. L’auteur de
Geneviève, au lieu de nous montrer la principale figure de son récit
dans une action unique et simple, a multiplié les épreuves imposées à cette fille
généreuse, et presque effacé la douleur de ces épreuves en s’efforçant de les rendre
vulgaires. L’heure vraiment poétique, vraiment grande, est celle où Geneviève, pour
sauver l’honneur de Josette, de sa sœur qu’elle aime avec une passion toute maternelle,
se donne pour la mère de l’enfant que Josette a mis au monde ; mais ce dévouement, si
admirable en lui-même, est entouré de circonstances si banales, qu’il produit à peine la
moitié de l’effet qu’on pouvait en attendre. L’amour de Josette pour le
maréchal-des-logis qui tombe de cheval devant sa porte, l’emprisonnement de la
sage-femme, la dureté du juge qui interroge Geneviève, loin d’agrandir la figure de
l’héroïne, la réduisent aux proportions de la réalité la plus prosaïque. Ce n’était
vraiment pas la peine de tonner si fièrement contre toutes les littératures pour
raconter une histoire de village avec tant de prolixité. Cependant je serais injuste
envers M. de Lamartine, si je ne reconnaissais pas qu’il y a
dans son livre une cinquantaine de pages vraiment attendrissantes. Les fiançailles de
Geneviève avec le colporteur, son retour à Voiron et la colère de Josette en apprenant
qu’elle va perdre sa sœur, sont bien racontés, quoique le nombre des mots ne soit pas en
rapport avec le nombre des idées. Les caresses et les sanglots des deux sœurs
exciteraient en nous une émotion plus profonde, si l’auteur ne prenait pas à tâche
d’épuiser les images qu’il appelle à son secours. Quand Geneviève, devenue mère à son
tour, mais dont la maternité est sanctifiée par le mariage, partage le lait de ses
mamelles entre son fils et un enfant trouvé qui n’a pour nourrice qu’une chèvre aux
mamelles à demi taries, l’auteur, pour peindre cette exubérance de tendresse, trouve des
couleurs vives et vraies. Quoique cet épisode n’occupe certainement pas le premier rang
dans la pensée de M. de Lamartine, c’est, à mon avis, la meilleure partie de l’ouvrage.
Quant au dénouement, il ferait sans doute merveille dans un mélodrame : dans un récit
destiné à l’enseignement du peuple, il est parfaitement déplacé. Ce dénouement, en
effet, manque à la fois de clarté et de simplicité. L’intervention imprévue de la tante
du maréchal-des-logis et du juge de paix, la lutte inutile de Geneviève pour garder
l’enfant qu’elle a nourri, et qui se trouve être l’enfant de Josette, excellentes sur un
théâtre de boulevard, n’ajoutent rien à l’attendrissement du lecteur.
Malheureusement ces défauts ne sont pas les seuls que je doive signaler dans
Geneviève. Si l’action principale n’est pas racontée avec toute la
sobriété que le goût commande, les épisodes qui viennent se grouper autour de cette
action sont à leur tour racontés avec une prolixité
désolante. Geneviève, avant de trouver un asile chez l’abbé Dumont, traverse une série
d’épreuves parfois douloureuses, trop souvent puériles. Que la sœur de Josette perde sa
condition parce que sa maîtresse apprend la faute dont elle s’est déclarée coupable sans
l’avoir commise, c’est là sans doute une source d’émotion ; mais que Geneviève, éprise
de tendresse pour un mouton, offre à son maître une part de ses gages pour conserver son
nouvel ami qu’on veut mener à la boucherie, ce sentiment bien que vrai, ne saurait nous
attendrir. Mieux conseillé, M. de Lamartine se fût borné à nous raconter le dévouement
de Geneviève pour Josette. Il y avait dans cette action unique de quoi défrayer les
quatre cents pages de son récit. Tous les épisodes qu’il a cru devoir ajouter ne sont, à
proprement parler, que des hors-d’œuvre. La charité instinctive de Geneviève développée,
agrandie par le sentiment religieux, s’élevant jusqu’à l’héroïsme, c’était là le sujet
qu’il fallait traiter : tout le reste n’est qu’un entassement de paroles inutiles, mais,
pour laisser à l’héroïsme de Geneviève toute sa valeur poétique, il fallait donner au
langage la simplicité qui appartient à l’action, et ne pas comparer par exemple les yeux
qui pleurent, et dont les larmes s’épuisent, à une orange pressée d’une main avide et
dont le suc tarit.
Après avoir Jocelyn en nous racontant l’histoire de
Geneviève, M. de Lamartine revient au récit de sa vie personnelle. Les
Nouvelles Confidences sont loin d’offrir le même intérêt que les
premières. Dans les premières, en effet, on pouvait blâmer la complaisance immodérée
avec laquelle M. de Lamartine parlait de lui-même, on pouvait à bon droit s’étonner des
éloges sans fin qu’il se prodiguait ; en lisant les Nouvelles
Confidences, on est
saisi d’un autre étonnement. On
se demande comment l’auteur a pu croire qu’il continuait sa biographie en partant de
tout le monde, excepté de lui-même. Le premier livre des Nouvelles
Confidences n’est qu’une galerie de portraits. À part quelques pages où
M. de Lamartine nous entretient avec bonheur de l’admiration qu’il excitait chez les
habitants de Mâcon, où nous voyons les jeunes filles et les vieillards groupés sur les
perrons pour regarder passer le fils du chevalier, il n’est guère permis de chercher
dans ce premier livre un récit autobiographique. Ou je m’abuse singulièrement, ou la
plupart des lecteurs éprouveront la même impression que moi : les louanges sans nombre
que M. de Lamartine donne à la beauté de sa mère, à la beauté de ses sœurs, à sa beauté
personnelle, loin d’éveiller la sympathie, répandent sur toutes ses paroles une
singulière monotonie. Cette profusion de beauté imprime à toutes les pensées un cachet
d’orgueil qui fatigue bien vite. Que l’auteur vante la piété, la sérénité, la
générosité, l’abnégation de sa mère, à la bonne heure : il y a dans ses louanges un
accent de reconnaissance qui réclame, qui impose le respect ; mais qu’il s’amuse à
décrire sa mère comme un tableau ou une tapisserie, qu’il dresse l’inventaire de son
visage sans nous faire grâce d’aucun détail, qu’il mesure la longueur des cils, la
largeur des sourcils, l’épaisseur des lèvres, c’est une puérilité, un gaspillage de
paroles que nous ne pouvons lui pardonner. La beauté même d’une jeune fille ne
résisterait pas à cette manie de procès-verbal. Et puis, ce qu’on disait au xviie
siècle de la description des palais et des meubles peut se
dire, avec une égale vérité, de la description des vêtements et du visage. Si l’ennui
s’emparait du lecteur, au temps de Molière et de madame de Sévigné, devant les festons
et les astragales, il
est bien difficile aujourd’hui de
parcourir, sans impatience, les innombrables descriptions du masque humain qui
remplissent les Nouvelles Confidences. Pour donner à ces tableaux quelque
intérêt, il serait indispensable d’y jeter quelque variété, et M. de Lamartine ne paraît
pas y songer un seul instant. Il débute par le superlatif, continue par le superlatif,
et termine comme il a commencé. Qu’il parle de sa mère ou de ses sœurs, il n’a jamais
sur les lèvres que des paroles d’admiration et d’extase. Toute sa famille forme un
groupe de types irréprochables que Raphaël et Titien doivent se disputer.
Ce que M. de Lamartine raconte avec un accent de vérité incontestable, dans le premier
livre de ces Nouvelles Confidences, c’est l’ennui qui le dévorait. Cet
ennui pourtant nous attristerait bien davantage, s’il n’était pas encadré dans
l’expression constante de la supériorité que l’auteur s’attribue sur toutes les
personnes qui l’entourent. J’admire très sincèrement le génie lyrique de
M. de Lamartine ; mais, sans vouloir lui conseiller une fausse modestie, je pense qu’il
ferait bien, surtout lorsqu’il s’agit des premières années de son adolescence, de nous
parler de lui-même avec plus de réserve et de sobriété : quelle que soit en effet la
beauté des Méditations et des Harmonies, elle ne justifie
pas les termes qu’il emploie en expliquant sa nature. Qu’une ville de province soit pour
l’âme poétique une source intarissable de dégoût, j’y consens. Cependant ce que
M. de Lamartine dit de lui même, le dédain qu’il professe pour toutes les figures qui
passent devant lui me semble franchir la mesure de la justice. Lors même qu’il s’agirait
de l’auteur applaudi des Méditations et des Harmonies, ce
dédain se comprendrait à peine, car il y a partout pour les esprits attentifs de
nombreux sujets d’étude ; et si les grandes intelligences ne se
comptent pas par milliers, il y a toujours des enseignements à recueillir dans la
conversation des vieillards ; lorsqu’il s’agit d’un poète dont le génie n’est encore
connu que de lui-même, que de lui seul, le dédain se conçoit encore plus
difficilement.
Toutefois je ne veux pas donner à mes paroles un sens trop absolu. Il y a, dans ce
premier livre même, quelques portraits tracés avec habileté. Les mille riens dont se
compose la vie de province sont parfois peints avec des couleurs très vraies ; la vérité
même de ces portraits, le plaisir que l’auteur prend à les multiplier, accusent de plus
en plus la stérilité du sujet qu’il a choisi, ou plutôt l’absence réelle du thème qu’il
s’obstine à traiter. Toutes ces figures, si nettement dessinées, qui révèlent chez le
poète une si grande fidélité de souvenirs, ne sont pas le poète lui-même. Si du moins
elles exerçaient une action décisive sur la vie du narrateur, nous les verrions sans
regret se multiplier ; mais toutes ces silhouettes passent et disparaissent sans laisser
de trace : le poète s’amuse à les peindre pour le seul plaisir de nous montrer son
talent. Aucun de ces personnages n’a été mêlé à sa vie ; il les a vus, il les a
regardés, il s’en souvient, il nous les montre, et la pleine connaissance du milieu où
il a vécu n’ajoute rien à ce que vous savez de sa nature, car il a pris soin de la poser
d’avance comme prédestinée. Les hommes dont il a entendu la voix, dont il a recueilli
les regrets, n’ont pas éveillé en lui un sentiment nouveau, une pensée nouvelle ; le
poète est demeuré, après les avoir écoutés, ce qu’il était en revenant dans sa famille :
il a continué de se livrer sans relâche à la contemplation de lui-même.
L’abbé de Lamartine semble seul faire exception.
L’indulgence et la bonhomie de cet aimable vieillard sont retracées par
M. de Lamartine avec une prédilection qui se comprend sans peine. Il trouvait, en effet,
dans le château de cet oncle mondain, l’indépendance que le frère aîné de son père lui
refusait à Mâcon. Plus de contrainte, plus d’habitudes réglées, plus de journées
divisées à l’avance comme les compartiments d’un damier. Promenades, rêveries sans but
et sans fin, courses vagabondes dans les montagnes, solitude, méditation, rien ne
manquait à cette âme éprouvée par la douleur. Le matin, il s’élançait sur un cheval
impatient, et foulait la rosée ; il errait à l’aventure, et, quand il avait humé l’air à
pleins poumons, il rentrait pour s’ensevelir dans une autre solitude, pour causer
familièrement avec tous les grands esprits des siècles passés, car l’indulgent abbé
possédait une riche bibliothèque. Cette partie des Nouvelles Confidences
est, à mon avis, la meilleure, la plus naïve, celle qui intéressera le plus sûrement.
Dans la vie de Mâcon, le poète ne respirait pas à l’aise, et, pour mieux marquer sa
souffrance, il se laissait aller à d’innombrables exagérations. Pour mieux caractériser
la nature lyrique de son intelligence, il amoindrissait à son insu toutes les facultés
expansives des personnages qui l’entouraient. Dans le château de l’indulgent abbé, rien
de pareil. Le poète vit librement sans que personne lui demande compte de ses journées.
Il dispose à son gré de l’espace et du temps. Il s’enfonce sous l’ombre des allées pour
songer à celle qu’il a aimée, qu’il a perdue ; il s’assied sur la mousse, au bord de la
fontaine, pour écouter le bruit de l’eau sur les cailloux, le murmure des feuilles
agitées par le vent, et, quand il a épuisé sa rêverie, il retourne auprès de l’abbé, qui
lui raconte sa jeunesse et lui parle des salons de Versailles. Il y a dans cette
vie solitaire et indépendante, telle que nous la montre
M. de Lamartine, un charme incontestable qui s’empare du lecteur ; nous respirons avec
bonheur l’air vif de la montagne, nous errons sans but avec le jeune rêveur, nous
savourons avec délices la mélancolie et la solitude.
Cependant, comme les meilleures, les plus belles choses de ce monde ne sauraient durer
éternellement, il faut bien que M. de Lamartine se décide enfin à quitter le château de
son oncle, où il a passé de si douces journées. Saluce, un de ses camarades de régiment,
est amoureux à Rome, et lui raconte jour par jour toutes les joies, toutes les
tristesses de sa passion. La princesse Régina, mariée par sa grand-mère à un vieillard
qu’elle connaît a peine, mariée à l’âge de seize ans, aime Saluce de toute son âme. Pour
sauver sa liberté, elle quitte Rome et vient en France. Saluce, qui l’a enlevée du
couvent où elle attendait le retour de son mari, est enfermé au château Saint-Ange.
Régina vient demander protection au meilleur ami de Saluce, à l’auteur des
Confidences. Pour donner à son récit plus de mouvement et de vérité,
M. de Lamartine a cru devoir, avant de parler en son nom, transcrire quelques lettres de
Saluce. Ces lettres, dont plusieurs sont empreintes d’une passion énergique, n’ont sans
doute pas été transcrites littéralement, car il arrive trop souvent à Saluce de parler
comme le narrateur lui-même, avec une abondance de langage facile à concevoir quand elle
s’allie à l’abondance même des pensées, mais dépourvue de vraisemblance dès que le
nombre des pensées ne justifie pas le nombre des paroles. Une pareille contradiction ne
se rencontre pas chez les hommes qui écrivent familièrement, qui épanchent leurs
sentiments dans le cœur d’un ami ; elle accuse
trop
évidemment l’industrie littéraire pour ne pas appartenir tout entière au camarade de
Saluce.
L’amour de Régina pour le jeune officier français est préparé d’une façon étrange. En
admettant que la donnée principale soit vraie, il est permis de regretter que l’auteur
ne l’ait pas traitée plus simplement. Je veux bien, quoique cette concession puisse
paraître trop généreuse, je veux bien que Régina aime Saluce sans l’avoir jamais vu, que
son amitié passionnée pour Clotilde, qui est morte dans ses bras, livre son cœur sans
défense ; je veux bien qu’en retrouvant dans Saluce tous les traits de celle qu’elle a
chérie, elle se sente entraînée à le chérir ; au moins faudrait-il nous présenter cette
singulière métamorphose de l’amitié avec une plus grande sobriété de couleur. Que Régina
croie encore aimer Clotilde en aimant son frère, qu’elle n’ait pas senti son cœur
s’enflammer aux récits qu’elle écoutait d’une oreille avide, qu’elle ait recueilli sans
défiance les louanges que Clotilde prodiguait à son frère absent, c’est une fiction que
le cœur admet sans peine ; mais réunir dans l’église du couvent, sur le tombeau de
Clotilde, Régina et Saluce, c’est un artifice que la poésie répudie, qui appartient à
l’art d’Anne Radcliffe. Le sentiment religieux que les morts nous inspirent ne se
concilie pas avec les paroles ardentes qui s’échappent de la bouche des amants. Régina
et Saluce agenouillés sur la tombe de Clotilde, ravis dans une mutuelle extase, Régina
évanouie emportée dans les bras de Saluce, seront toujours, aux yeux d’un goût sévère,
une déplorable invention. Quoique l’amour sincère soit digne de respect, il est
impossible de ne pas voir dans cette scène de mélodrame une véritable profanation. Ces
mains jointes pour la prière et qui s’ouvrent pour étreindre une main ardente n’offrent
à l’esprit rien de vraiment poétique. L’amitié même de
Régina pour Clotilde serait plus vraie, si l’auteur, pour la peindre, eût appelé à son
secours des couleurs moins vives. L’amitié de ces deux jeunes filles, telle qu’il nous
la montre, loin de lutter de grâce et de candeur avec la mutuelle affection de Mina et
de Brenda, se confond trop souvent avec l’amour. Les baisers que Régina prodigue aux
tresses dénouées de Clotilde, l’admiration qui enflamme toutes ses paroles,
conviendraient mieux à l’amour qu’à l’amitié.
Les promenades enivrées de Saluce et de Régina sous les ombrages de la villa
Pamphilig sont
racontées avec éloquence. Pourquoi faut-il qu’ici encore le goût soit blessé par un
détail étrange ? La grand-mère et la nourrice, qui restent dans la calèche et attendent
les deux amants, loin d’ajouter à l’intérêt poétique, nous ramènent à la réalité la plus
vulgaire. Qu’une mère ferme les yeux sur la faiblesse de sa fille, le lecteur le conçoit
sans peine ; mais qu’elle fasse le guet, qu’elle se pose en sentinelle tandis que sa
fille se livre tout entière à sa passion, une pareille complaisance, qui peut bien se
rencontrer, sera toujours d’un fâcheux effet. Il n’y a guère que la nourrice qui puisse
se charger d’un tel rôle.
L’enlèvement de Régina n’est pas raconté aussi simplement que je le voudrais. Le
travestissement de Saluce, acceptable tout au plus pour le départ, est un non-sens au
retour. S’il a raison de se déguiser pour sortir de Rome avec Régina et l’emmener dans
un chariot de paysan, il est impossible d’admettre qu’il revienne seul à Rome sans
reprendre les vêtements qui lui appartiennent. S’il avait résolu de se faire arrêter, il
ne s’y prendrait pas autrement. Il y a dans tout cet épisode quelque chose de théâtral
qui attiédit singulièrement l’émotion.
L’attendrissement de l’ami de Saluce suspendu aux lèvres de
Régina semble menacer d’un prochain oubli la femme qu’il a tant aimée, tant pleurée. Si
l’image de Saluce, ne se plaçait entre eux, le lecteur sent bien que le cœur du poète
s’ouvrirait à un nouvel amour. Cette crainte s’efface bien vite, et le narrateur revient
tout entier à la douleur de Régina. Le procès s’engage à Rome. Pour que Régina soit
libre, il faut que Saluce consente à s’éloigner et prenne l’engagement de quitter pour
longtemps l’Italie. À cette condition, le mari de Régina promet de ne jamais réclamer
ses droits, de la laisser près de sa mère. Que Saluce quitte l’Italie et que Régina
revienne à Rome, telle est la transaction que proposent les hommes de loi. Cruel
dénouement pour ces poétiques amours ! Saluce accepte le marché et renonce à Régina.
Assurément, la résolution de Saluce semblera très sage à tous les esprits pour qui la
passion n’est qu’une chose éphémère et sans importance. Il y a même, dira-t-on, dans sa
conduite, une sorte de générosité : il renonce à Régina pour lui laisser la richesse et
l’éclat d’un grand nom. Tout cela est fort sensé assurément, s’il prévoit qu’un jour il
cessera d’aimer Régina ; mais, s’il doutait de lui-même, il ne devait pas enivrer
d’amour la femme qui se donnait à lui tout entière, qui abandonnait son cœur à
l’espérance d’un bonheur infini. Il est trop tard maintenant pour se montrer généreux :
il fallait débuter par la franchise. Régina est libre ; elle attend l’homme qu’elle
aime, à qui elle a confié sa vie. Pour elle, Saluce est le monde entier. Que son amant
gagne ses geôliers, qu’il s’échappe du château Saint-Ange, et Régina ne regrettera pas
la richesse qu’il lui faudrait payer de son bonheur. Je comprends donc très bien la
colère de Régina lorsqu’elle apprend la résolution de Saluce. Je l’admire et
je l’aime quand elle l’accuse de cruauté, de lâcheté. Elle devine trop
sûrement qu’il y a dans sa conduite plus de faiblesse encore que de vraie générosité. Il
l’a aimée tant qu’il pouvait s’abandonner librement à sa passion, ou plutôt il s’est
laissé aimer tant que son bonheur ne rencontrait aucune résistance. Maintenant que
l’amour n’est plus un bonheur, mais un tourment, il est saisi de pitié pour lui-même et
renonce à Régina pour retrouver la vie facile, la vie indépendante qu’il avait perdue.
Cruauté, lâcheté ! elle ne se trompe pas. La colère a déchiré le bandeau qui lui cachait
la lumière. Elle se croyait aimée d’un amour infini, d’un amour qui devait défier toutes
les épreuves ; elle reconnaît trop tard son aveuglement. Sa fidèle nourrice maudit comme
elle l’homme à qui elle a donné son cœur, et qui n’a pas le courage de le garder.
Si Régina, au début du récit, nage dans des flots de lumière, qui permettent à peine de
la prendre pour une créature faite de chair et de sang, si l’auteur, en essayant de nous
peindre sa beauté, nous emporte trop souvent dans les régions de la pure rêverie, si
notre œil a peine à saisir les formes éthérées de ce personnage qui n’a de la femme que
le nom, Régina, au dénouement, prend victorieusement sa revanche. Malgré sa naissance,
elle aime en vraie Transteverine ; elle ne comprend pas l’abandon qui veut s’appeler
générosité. Le cri de la passion rachète à mes yeux toute l’indécision des premières
pages ; il y a dans la douleur, dans la colère de Régina, autant de honte que de regret.
Elle rougit de l’homme qu’elle a choisi, qui ne méritait pas son amour ; elle rougit de
n’être plus aimée. Cette liberté que Saluce lui rend, cette richesse qu’il lui renvoie
en échange du bonheur, sont pour elle de mortelles offenses. C’est pourquoi j’accepte
sans réserve la colère
de Régina ; je regrette seulement que
la conduite de Saluce rappelle d’une manière trop frappante la conduite de son ami à la
Mergellina. Régina est abandonnée comme Graziella ; la fille du pêcheur et la princesse
romaine sont traitées avec la même cruauté : dans le cœur de Saluce comme chez l’auteur
des Confidences, l’égoïsme a parlé plus haut que l’amour.
M. de Lamartine, en commençant ses Nouvelles Confidences, a cru devoir
répondre aux reproches sévères qui lui avaient été adressés. Comme je suis au nombre de
ceux qui ont blâmé le caractère de ses premières Confidences, je suis
bien obligé de m’attribuer une part de sa réponse et d’en discuter les termes et la
valeur. J’ai dit que les sentiments intimes du cœur ne méritent pas, à mes yeux, moins
de respect que les vignes, les prés et les forêts transmis par héritage. J’ai dit
qu’exposer au grand jour, raconter heure par heure, toutes ses affections, toutes ses
souffrances, pour sauver la terre où l’on a vécu, peut à bon droit s’appeler une
profanation. À ce reproche, que je crois très fondé, que répond M. de Lamartine ? Il
établit, entre le public et ses amis, une différence très subtile qui ferait honneur aux
casuistes les plus consommés. Devant le public, être collectif, impersonnel, inconnu, il
est permis de tout dire. Bien que la foule se compose de créatures intelligentes
capables de comparer leurs émotions individuelles avec les émotions dont elles lisent le
récit, M. de Lamartine soutient que la pudeur du cœur n’est pas un devoir devant la
foule ; il va plus loin : à son avis, tout homme qui parle devant la foule, qui parle de
lui-même, de ses amis, des femmes qu’il a chéries, qu’il a quittées, ne peut jamais se
rendre coupable d’indiscrétion. Ainsi la parole recueillie par des milliers d’oreilles
est une parole
morte, une parole adressée aux vagues de
l’Océan, que le vent emporte et balaie, une parole sans écho ; se confesser devant la
foule, c’est converser avec soi-même ; qui oserait se plaindre ? qui oserait blâmer
l’impudeur du pénitent ? La foule n’est personne, parce que la foule est tout le monde.
Ah ! s’il s’agissait de parler devant un ami, devant trois auditeurs à visage connu, la
franchise, poussée jusqu’à ses dernières limites, ne serait pas seulement une faute,
mais un crime. Raconter notre vie à ceux qui ont vu les personnages du récit, c’est une
action que la morale ne saurait amnistier ; dévoiler devant la foule, offrir à sa
curiosité toutes les plaies de notre cœur, c’est une action indifférente, qui défie le
blâme, qui ne peut blesser personne.
Telle est en peu de mots la théorie imaginée par M. de Lamartine pour sa justification.
Je me suis efforcé de la reproduire dans toute sa crudité. Je ne crois pas avoir besoin
de montrer tout ce qu’elle a de puéril. La distinction établie par M. de Lamartine peut
se comparer aux distinctions combattues par Pascal dans ses
Provinciales : il n’y a là rien de sérieux, rien qui mérite une
réfutation. Affirmer que l’indiscrétion est en raison inverse du nombre des auditeurs,
c’est tout simplement méconnaître la valeur des mots qui jusqu’ici ont été acceptés d’un
consentement unanime, comme exprimant une pensée parfaitement claire, parfaitement
définie ; c’est renverser toutes les notions du juste et de l’injuste, et s’attribuer un
droit que la raison ne pourra jamais consacrer. M. de Lamartine avoue qu’il rougirait de
raconter sa vie intime devant un cercle d’amis, et il parle sans rougir devant la
France, devant l’Europe ! Que sa parole soit portée aux quatre coins du monde, plus elle
retentira, plus sa conscience sera
tranquille. C’est une
étrange manière de se justifier. L’amertume de sa réponse, la colère qui respire dans
cette singulière apologie, montrent assez clairement que sa cause ne lui paraît pas
bonne. S’il avait conscience de son bon droit, s’il était vraiment sûr de n’avoir rien à
se reprocher, il parlerait d’une voix plus calme, il arrangerait ses pensées dans un
ordre plus logique, et surtout il ne se laisserait pas emporter jusqu’à dire :
« Réjouissez-vous, battez des mains, vous qui m’avez blâmé, vous qui m’avez accusé de
sacrilège ! Toutes vos espérances, tous vos souhaits sont dépassés. J’ai vendu le récit
de mes souffrances, j’ai livré aux regards de la foule les plaies de mon cœur, pour
sauver les vignes et les forêts que j’avais reçues en héritage. Eh bien ! soyez
contents, mon héritage n’est pas sauvé, Le salaire que j’ai recueilli n’a pas suffi pour
les racheter ! » Ce mouvement oratoire étonnera le public sans le blesser, car, s’il se
trouve dans la foule même que M. de Lamartine appelle impersonnelle bien des cœurs qui
se sont associés à notre blâme, il n’y en a pas un qui se réjouisse de la pauvreté du
poète. Cette foule qu’il croit indifférente n’a pas appris sans tristesse qu’il lui
faudrait bientôt dire adieu à l’ombre séculaire de ses forêts.
La question morale épuisée, reste la question littéraire. L’autobiographie est-elle de
la part des poètes un calcul bien entendu ? Je ne le pense pas, et mon avis repose sur
des raisons tellement claires, qu’il sera, je crois, partagé par la majorité des
lecteurs. Les poètes sont des êtres privilégiés. Le nom même qu’ils portent indique le
don précieux qu’ils possèdent. Ils inventent, ils créent. Avec les débris de leurs
souvenirs, agrandis, transformés par l’imagination, ils composent des scènes plus
belles, plus animées, plus émouvantes que la vie réelle. N’est-ce pas
manquer à leur vocation, n’est-ce pas déchirer leurs titres de
noblesse, que d’exposer à nos yeux toutes les ruines où ils ont ramassé les pierres de
leur édifice ? Craignent-ils de nous sembler trop grands ? Est-ce de leur part modestie
ou présomption ? Est-ce pour ménager nos yeux qu’ils nous expliquent l’origine de leur
génie ? Si d’aventure ils croient ajouter à leur grandeur en nous montrant leur point de
départ, ils s’abusent étrangement. Pour les admirer, pour applaudir à leurs travaux,
nous n’avons pas besoin de savoir quel jour, à quelle heure ils ont connu les
souffrances communes de l’humanité. Ils sont hommes, ils ont vécu de notre vie, que
faut-il de plus pour nous dévoiler la source de leurs émotions, de leurs souvenirs ? Le
poète qui écrit le journal de sa jeunesse change un lingot d’or en monnaie de cuivre. Il
nous enseigne à ne voir dans son génie qu’une combinaison fatale d’éléments fournis par
la vie réelle. M. de Lamartine n’a pas échappé aux conséquences que je signale. Il nous
avait gâté Elvire dans Raphaël, et il vient de nous gâter Marthe dans
Geneviève.
Quant au style des deux volumes qui m’ont suggéré ces réflexions, j’ai regret à le
dire, loin d’être plus pur, plus clair, plus châtié que le style des premières
Confidences et de Raphaël, il est encore plus verbeux,
plus confus, chargé d’un plus grand nombre d’images inutiles, ou, ce qui est pire
encore, d’images qui ne présentent aucun sens. M. de Lamartine semble avoir pris à la
lettre la réponse du maître de philosophie à M. Jourdain sur la différence des vers et
de la prose. Il croit que tout ce qui n’est pas vers est nécessairement prose. Or,
Molière, en écrivant la réponse du maître de philosophie, n’oubliait pas les conditions
rigoureuses de toute prose bien faite, c’est-à-dire de toute prose vraiment digne de ce
nom. L’harmonie et
le nombre qui s’adressent à l’oreille, la
clarté qui s’adresse à la raison, les images bien choisies qui donnent du relief à la
pensée, ne figurent pas dans la définition de la prose donnée à M. Jourdain, et se
trouvent pourtant dans la prose de l’Avare et de Dom
Juan
h comme dans la prose de Pascal et de Bossuet. Des images assemblées
au hasard, si nombreuses, si éclatantes qu’elles soient, ne sont pas plus de la prose
que des vers ; c’est un langage qui n’a pas de nom en littérature, que la rime
n’excuserait pas et qui, sans la rime, n’est pas plus acceptable. Que M. de Lamartine ne
se laisse pas abuser par la flatterie : depuis qu’il a renoncé à la poésie, il n’a pas
écrit une page de prose. Ni l’Histoire des Girondins, ni les
Confidences, ni Raphaël, ni Geneviève ne
satisfont aux conditions que j’ai tout à l’heure énoncées. Or, ces conditions ne sont
pas créées par ma fantaisie ; elles sont respectées par toutes les nations qui possèdent
une littérature ; elles étaient connues de l’antiquité, et l’Europe moderne, en les
acceptant, n’y a rien changé. Ni la richesse du génie, ni l’abondance des souvenirs ne
sauraient les modifier. M. de Lamartine qui possède le don des vers, ne possède pas
encore le don de la prose. Essaiera-t-il de conquérir par l’étude ce don nouveau que les
abeilles n’ont pas déposé sur ses lèvres ? Je n’ose l’espérer.
Pour bien comprendre le caractère de Toussaint Louverture, il faut l’étudier surtout
dans les dix années qui précèdent l’expédition du général Leclerc. Sans l’étude
attentive de ces dix années, il est impossible de s’expliquer l’autorité absolue dont
cet homme singulier était investi, le pouvoir dictatorial qu’il exerçait à
Saint-Domingue. Il y avait dans cette nature africaine un mélange de ruse et de
persévérance, de perfidie et de grandeur, qui devait lui concilier l’admiration et le
dévouement de ses frères en esclavage. Toussaint avait quarante-huit ans quand la France
proclama l’émancipation des noirs. Il s’était élevé lentement de la plus infime
condition au rang de surveillant. Chargé d’abord de la garde des bestiaux, puis cocher
du gérant de M. de Noé, dès qu’il sut lire et signer son nom, il sembla deviner la haute
fortune qui lui était réservée. La révolution française le trouva dans une position qui,
bien que très modeste, avait pourtant déjà de quoi flatter son orgueil, quand il
songeait à son point de départ. Aussi ne s’étonnera-t-on pas qu’il ait hésité pendant
plusieurs années, avant de se prononcer pour la cause qu’il devait défendre plus tard
avec tant d’énergie. Toussaint
servit dans les rangs de
l’armée espagnole contre la république française, qui avait émancipé les noirs, et
n’abandonna son premier drapeau que lorsque le général Laveaux lui eut promis de lui
laisser, dans l’armée française, le grade de colonel qu’il avait dans l’armée espagnole.
Encouragé par cette promesse, Toussaint passa du côté des Français avec une partie de
son régiment ; sa défection entraîna rapidement celle de plusieurs corps de troupes de
la même couleur, et Laveaux, pour reconnaître cet important service, lui conféra, le
grade de général de brigade. Une fois investi de ce titre, qu’il osait à peine espérer,
Toussaint ne songea plus qu’à se débarrasser de son bienfaiteur. Laveaux, devinant les
projets de Toussaint, le surveillait avec défiance ; mais, une révolte ayant mis le
général français aux mains des noirs, Toussaint, à la tête de quelques centaines
d’hommes résolus, comprima la révolte et délivra le général. Laveaux nomma Toussaint
lieutenant-général, et partagea dès ce moment avec lui le gouvernement du pays. Ce
partage ne pouvait contenter son ambition : il fallait à Toussaint l’autorité absolue.
Pour s’en saisir, il fit nommer Laveaux représentant, et se trouva enfin maître de
Saint-Domingue. Il se débarrassa des commissaires de la Convention et du Directoire
comme il s’était débarrassé de Laveaux, tantôt en portant sur eux les suffrages des
électeurs de la colonie, tantôt en les forçant à s’embarquer, en leur démontrant que
leur présence était dangereuse pour la paix publique. La ruse, on le voit, tient autant
de place que le courage dans la fortune politique de Toussaint. S’il a payé de sa
personne en mainte occasion, s’il s’est montré brave sur le champ de bataille, s’il n’a
jamais reculé devant le danger, son épée seule n’eût pas suffi à lui donner le pouvoir
souverain qu’il convoitait. Chez ce nègre
illettré, qui, dans
sa correspondance avec les généraux français, était obligé d’emprunter la plume d’un
prêtre espagnol, il y avait autant de finesse, autant de pénétration que chez un
diplomate vieilli dans les chancelleries européennes. Suivant d’un œil attentif tous les
événements qui s’accomplissaient en France, toutes les transformations du gouvernement
de la métropole, il réglait sa conduite sur les nouvelles qu’il recevait. La Convention
et le Directoire ne l’avaient guère inquiété ; il faisait semblant d’accepter les
conseils et le contrôle des commissaires que la France lui envoyait, et savait les
réduire à une autorité purement nominale. En apprenant la chute du Directoire et la
création du Consulat, Toussaint devina qu’il lui faudrait bientôt compter avec le maître
que la France venait de se donner.
Toutefois il se rassura en voyant la guerre se rallumer. Le premier consul avait alors
trop d’affaires sur les bras pour songer à Saint-Domingue, et puis, lors même qu’il eût
voulu ramener la colonie sous l’autorité de la métropole, la mer n’était pas libre, et
les vaisseaux français ne pouvaient pas porter à Toussaint les ordres du premier consul.
La signature de la paix d’Amiens changea subitement la face des choses : en rouvrant la
mer aux navires français, elle remettait les colonies sous la main de la métropole.
Toussaint avait trop de sagacité pour ne pas le comprendre, et, dès qu’il connut la paix
d’Amiens, il sentit la nécessité de se préparer à la résistance. Il était le premier, il
voulait rester le premier, et, malgré toutes les remontrances de ses conseillers, malgré
tous les avertissements de ses amis les plus dévoués, il était fermement résolu à ne
rien céder de l’autorité qu’il avait conquise.
De quelle nature était cette autorité ? D’après plusieurs
témoignages qui paraissent dignes de foi, elle était sans limites, et ne pouvait se
comparer qu’à l’autorité des souverains de l’Asie. Il est arrivé à Toussaint, pour
châtier la révolte, de désigner, d’appeler hors des rangs les soldats qu’il jugeait plus
coupables que les autres et de leur commander d’aller se faire fusiller ; les soldats
s’inclinaient en joignant les mains, et allaient recevoir la mort. Où trouver des
exemples d’une telle soumission, si ce n’est en Orient, parmi les vizirs à qui le muet
présente le lacet ? Qu’on ne s’y trompe pas cependant, l’autorité despotique de
Toussaint n’était pas un caprice du hasard ; elle ne s’explique pas tout entière, comme
on pourrait le croire, par l’incontestable supériorité de son intelligence comparée à
celle de ses anciens compagnons d’esclavage devenus ses sujets ; elle reposait sur une
base plus solide, sur la justice. Si Toussaint, en effet, se montrait sévère, rarement
il se montrait injuste. Doué d’une force herculéenne, doublant sa force par la sobriété,
par l’activité, dormant deux heures, faisant parfois quarante lieues à cheval dans une
seule journée, il châtiait le crime contre les personnes ou les propriétés dès qu’il le
connaissait, et cette vigilance prodigieuse donnait à ses arrêts quelque chose de
surnaturel. Entre le crime et le châtiment, il s’écoulait si peu de temps, que les
nègres avaient fini par croire que le maître les voyait toujours, à quelque distance
qu’il se trouvât. Il encourageait lui-même cette croyance par ses paroles. Il leur
disait du haut de la chaire, en promenant sur son auditoire un regard impérieux : Je
pars, mais n’oubliez pas que je laisse parmi vous mon œil et mon bras, mon œil pour vous
surveiller, mon bras pour vous frapper. Pour ajouter encore au prestige de son autorité,
Toussaint s’était composé une généalogie, il se disait petit-fils d’un roi de la côte
d’Afrique,
et cette généalogie, vraie ou mensongère, était
acceptée par ses sujets comme une preuve de sa prédestination. Toussaint, en acceptant
l’émancipation de la race africaine dans les colonies françaises, avait cependant obligé
tous ses anciens compagnons d’esclavage à reprendre la culture des terres pendant cinq
ans, leur assurant le quart des produits. Satisfaits de cette liberté nominale, les
nègres étaient rentrés sous le joug, et le régime nouveau auquel Toussaint les
soumettait, plus dur que le régime des anciens colons, leur semblait plus facile à
supporter, parce qu’ils obéissaient à un homme de leur couleur. Leur orgueil se trouvait
flatté en voyant ce que la liberté avait fait d’un Africain, et ils subissaient sans
murmurer l’autorité despotique de ce nouveau maître.
Les colons, rétablis dans leurs propriétés, bénissaient le gouvernement de Toussaint et
ne s’étaient jamais sentis protégés plus efficacement. Loin d’appeler de leurs vœux
l’intervention de la métropole dans le gouvernement de Saint-Domingue, ils ne
souhaitaient, n’espéraient rien de mieux que la dictature qui avait ramené dans l’île la
paix, la sécurité, la richesse. Qui pourrait jamais contenir d’une main aussi ferme
quatre cent mille noirs et les obliger, tout en proclamant leur liberté, de travailler
pour vingt mille blancs et vingt mille mulâtres ? Quel Européen saurait jamais faire ce
que Toussaint avait fait ? Jamais la colonie n’avait été si prospère. En chassant les
Anglais et les Espagnols, il avait donné à la partie française de nouvelles richesses.
Aussi Toussaint était entouré de courtisans ; malgré sa laideur, malgré son âge, les
blanches ne dédaignaient pas d’assister à ses fêtes.
Y a-t-il dans un tel personnage l’étoffe d’une composition dramatique ? Cette vie
commencée dans la condition
la plus infime, qui franchit un à
un tous les degrés de l’échelle sociale, qui, après avoir connu le pouvoir souverain,
l’ivresse du combat, l’orgueil de la victoire, va s’éteindre dans une forteresse sur une
terre étrangère, n’offre-t-elle pas au poète tous les éléments d’intérêt, toutes les
ressources qu’il peut souhaiter ? À ne prendre dans Toussaint que l’homme politique, on
trouverait déjà dans la biographie que je viens d’esquisser rapidement de quoi émouvoir,
de quoi étonner, de quoi enchaîner l’attention. Si on ajoute à ce que j’ai raconté la
partie intime, que j’ai négligée à dessein pour montrer plus clairement la partie
publique du personnage ; si, en regard de l’ambition qui a dominé toute la vie de
Toussaint, on place l’amour paternel, que le premier consul avait appelé au secours de
ses négociateurs pour soumettre le dictateur de Saint-Domingue ; si on jette dans les
bras de ce soldat sexagénaire ses deux fils Isaac et Placide, envoyés en France, confiés
au Directoire comme des otages par le colonel Vincent et ramenés par le général Leclerc
comme des conseillers, comme des messagers de paix, il me semble que les affections de
famille opposées aux passions politiques, le père opposé au guerrier, à l’homme d’état,
donnent au sujet une valeur nouvelle.
Avant de revoir ses fils, Toussaint s’était trouvé aux prises avec les affections de
famille dans une circonstance moins cruelle, qu’il n’est cependant pas inutile de
rappeler. Reconnaissant parmi les rebelles un de ses meilleurs lieutenants, son neveu
Moïse, il n’avait pas hésité à l’envoyer devant un conseil de guerre, à sanctionner
l’arrêt de mort prononcé contre lui. Il avait sacrifié Moïse pour asseoir plus
solidement son autorité. En présence de ses fils, son émotion, quoique profonde, ne
réussit pourtant pas à
changer sa résolution. Après avoir
écouté en silence leurs prières et les conseils de M. de Coasnon, leur précepteur, il
leur dit : « Choisissez, mes enfants, entre la France et votre père. » Vainement ils
essayèrent de l’effrayer en lui peignant la puissance du premier consul ; malgré les
douze mille soldats débarqués par l’escadre française, malgré les premières victoires de
l’armée européenne, Toussaint demeura inébranlable et s’en tint à sa première réponse :
« Choisissez, mes enfants, entre la France et votre père. » Certes, il y a dans cette
nature quelque chose d’héroïque et en même temps de touchant. Quoique l’ambition parle
en lui plus haut que le patriotisme, quoiqu’il sache très bien que le général Leclerc ne
vient pas pour rétablir l’esclavage, mais pour relever l’autorité de la métropole sur la
colonie, cependant il ne demeure pas sourd à la voix de l’amour paternel, car si ses
fils, sur la terre de France, étaient des otages, sur la terre d’Haïti ils ne sont que
des messagers. Quoi que décide le père, la vie de ses enfants ne court aucun danger, et
Toussaint ne l’ignore pas. Par une illusion facile à comprendre chez l’ambitieux, il a
fait de sa cause personnelle la cause de sa couleur, et se refuse à reconnaître la
suzeraineté de la France. Les prières de ses enfants n’ébranlent pas sa résolution ;
mais son obstination n’a rien qui offense les plus doux sentiments de la nature, car la
vie de ses enfants n’est pas en péril. Quelque parti qu’ils prennent, leur vie est
sauve. S’il leur dit de choisir, ce n’est pas qu’il les aime avec tiédeur ; c’est qu’il
s’abuse sur le vrai but de son ambition, c’est qu’il voit dans sa cause la cause d’un
peuple entier, et qu’il croirait manquer à sa mission, trahir le rôle que Dieu lui a
confié en cédant aux prières qui lui conseillent la soumission. La lutte ainsi posée,
ainsi
comprise, réunit tous les caractères de la grandeur
poétique.
À quel moment faut-il prendre Toussaint pour le mettre sur le théâtre ? Quoique les
trois unités recommandées par le précepteur d’Alexandre soient aujourd’hui traitées avec
une dédaigneuse indifférence, je pense qu’il est bon de garder au moins l’unité
d’action. Je fais bon marché de l’unité de temps, de l’unité de lieu ; quant à l’unité
d’action, elle ne relève de la poétique d’aucun pays ; elle relève du bon sens, de la
raison, de l’évidence, de la nécessité. Sans m’arrêter aux exemples éclatants qu’on
pourrait invoquer contre ma pensée, je préfère le développement d’une action unique à
l’enchaînement, si habile qu’il soit, de tous les épisodes dont se compose la vie d’un
homme. Malgré mon admiration profonde pour la Vie et la Mort du roi Jean,
j’aime mieux Othello, Roméo et Juliette, dont l’action embrasse un espace
plus resserré et concentre plus sûrement l’attention. Je crois donc qu’il faut choisir
dans la vie de Toussaint Louverture le moment de sa suprême puissance, c’est-à-dire
l’époque du consulat. À ne consulter que la curiosité, qui trop souvent de nos jours
domine les œuvres qu’on appelle dramatiques, je ne sais trop pourquoi, on pourrait se
laisser tenter par les premières années de Toussaint, et vouloir nous le montrer dans
l’esclavage, puis soldat dans les rangs de l’armée espagnole. Pour ma part, je ne crois
pas que le goût puisse avouer une pareille tentative. Le poète fût-il sûr de trouver
pour ces tableaux des couleurs vives et variées, nous aurions encore le droit de le
gourmander, car la biographie ne peut être confondue avec la poésie. Toutes les ruses
employées par Toussaint pour établir, pour assurer sa puissance, sont des traits de
caractère qu’il ne faut pas négliger, qui servent à dessiner sa physionomie. Ce n’est
pas une raison pour se croire obligé de mettre sous nos
yeux toutes les supercheries qu’il s’est permises, toutes les embûches qui lui ont livré
ses ennemis, tous les actes de duplicité dont il s’est glorifié. Depuis le général
Hermona jusqu’au colonel Maitland, il a trompé, comme en se jouant, tous ceux qu’il a
voulu tromper ; que le poète se souvienne de tous ces mensonges, de toutes ces
trahisons, sans tenir à nous montrer qu’il les connaît. Qu’il se contente d’emprunter à
la vie entière du personnage tout ce qui peut expliquer son caractère. Que ses études
prennent place dans la trame de l’action, sans ostentation, sans jactance. Et si la
curiosité y perd quelque chose, le bon sens y gagnera.
Y a-t-il dans le moment que je propose de quoi défrayer les cinq actes d’un poème
dramatique ? Est-il possible de tirer deux mille vers de la lutte engagée entre
Toussaint et le général Leclerc sans recourir à aucun épisode parasite ? Je le crois
fermement, et je n’ai pas besoin d’ajouter que sous le nom d’épisode parasite je ne
comprends pas le combat de l’ambition et de l’amour paternel, car ce combat forme une
partie essentielle de l’action. Je voudrais voir d’abord Toussaint dans tout l’éclat de
sa puissance, au milieu de sa cour, inquiet et pourtant s’applaudissant de la résolution
qu’il a prise. Pour demeurer fidèle à la vérité historique, il ne faudrait pas nous
montrer le dictateur entouré seulement d’une cour africaine ; les blancs et les blanches
devraient avoir leur place dans le palais du maître. Qu’importe que l’orgueil européen
soit blessé d’un tel mélange ? C’est une nécessité du sujet qu’il faut accepter. Vers la
fin d’une fête, aux premiers rayons du soleil, on signalerait l’approche de l’escadre,
et Toussaint, rassemblant à la hâte ses lieutenants, son état-major, dicterait
les réponses à faire aux sommations du général français. Il
faut que le spectateur voie Dessalines, Laplume, Maupas, et entende les ordres qu’ils
reçoivent. S’il ne les entend pas, il ne conçoit pas une juste idée de la résistance
désespérée à laquelle Toussaint s’est décidé.
Je ne crois pas possible de partager, sans de graves inconvénients, l’attention de
l’auditoire entre les lieutenants de Toussaint. Il suffit de nous montrer à l’œuvre le
plus farouche, le plus cruel de tous, Dessalines. Or, quelle était l’œuvre confiée à
Dessalines ? L’incendie de la ville du Cap, dès que les Français auraient mis le pied
sur la terre d’Haïti. Je ne conçois pas un poème dramatique dont Toussaint est le héros
sans l’incendie du Cap. Cette affreuse résolution, trop fidèlement exécutée, est un
trait indispensable dans le tableau de la défense de Saint-Domingue. Que les jansénistes
littéraires ne se récrient pas, que les petites-maîtresses ne se pâment pas d’effroi,
l’incendie du Cap ne doit pas être raconté ; il faut qu’on le voie, il faut qu’on
entende les toits se tordre sous la flamme qui les dévore, qu’on suive d’un œil éperdu
les mères tremblantes qui emportent leurs enfants à travers les débris de la ville.
Qu’on ne dise pas que c’est là un tableau digne tout au plus des théâtres de boulevard,
et que la poésie dramatique doit répudier. Quand je demande l’incendie du Cap, je ne
prétends pas effacer le poète devant le décorateur. Le spectacle n’est ici que le cadre
où le poète doit placer sa pensée. Les colons les plus hardis se décident à se jeter
dans les bras de l’armée française ; les plus timides perdent leur temps en
délibérations, et sont emmenés dans les mornes par Dessalines. Il y a dans ces scènes
déchirantes quelque chose qui ne s’adresse pas aux yeux seulement, et dont le poète peut
tirer parti.
L’entrevue de Toussaint et de ses enfants après l’incendie
du Cap transporte le spectateur dans un monde d’émotions attendrissantes. Cette
entrevue, qui, par sa nature même, agite profondément tous les cœurs, rapprochée de la
tâche terrible confiée à Dessalines, acquiert encore une plus grande puissance. Il faut
que le père se montre à nous, tout entier, avec ses angoisses, ses défaillances et que
la victoire demeure pourtant à l’ambition cachée sous le manteau du patriotisme. Que
M. de Coasnon remette à Toussaint la lettre du premier consul, qui commence par la
flatterie et finit par la menace, Qu’il ajoute à cette lettre les promesses de Bonaparte
pour lui-même, pour ses fils ; que les enfants à leur tour essaient de fléchir leur père
en lui montrant l’inutilité de la résistance, et qu’après l’immuable réponse de
Toussaint, Placide retourne au camp français avec M. de Coasnon, tandis qu’Isaac demeure
près de son père.
Ici se place fatalement une réminiscence de Mithridate. Le vieux
Toussaint entre Isaac et Placide, comme Mithridate entre Pharnace et Xipharès, doit
entretenir ses fils de ses projets, de ses espérances. Les Anglais lui ont offert la
royauté d’Haïti. S’il l’a refusée pour n’appartenir qu’à lui-même, pour agir plus
librement, pour dégager de tout contrôle le pouvoir qu’il a conquis et qu’il veut
garder, il n’est pas trop tard pour accepter ce qu’il a refusé : une escadre anglaise
peut venir le délivrer. La paix d’Amiens ne sera pas éternelle, ce n’est qu’un
armistice ; la France et l’Angleterre ne vivront pas longtemps en bonne amitié, et le
vieux Toussaint, avec le secours d’une escadre anglaise, sera roi d’Haïti, Le lecteur
devine, sans que je prenne la peine de l’indiquer, tous les développements heureux,
toutes les pensées énergiques, tous les
mouvements passionnés
qu’un pareil thème fournit à la poésie.
Resté seul avec Isaac, Toussaint assemble un conseil de guerre. Puisque l’incendie du
Cap, puisque les récoltes livrées aux flammes, puisque la dévastation et la stérilité
n’ont pas suffi pour arrêter l’armée française, puisque les soldats noirs ne peuvent
tenir en plaine contre les soldats européens, il ne reste plus qu’un parti : se
réfugier, se retrancher dans les mornes du Chaos ; organiser dans ce dernier asile une
résistance formidable ; embusquer dans les gorges, dans les ravins, des tireurs
invisibles dont l’œil soit sûr, dont la main obéisse à l’œil, qui frappent et tuent sans
que les rangs éclaircis puissent savoir où adresser leur vengeance. Que chacun des
officiers appelés au conseil donne librement son avis ; qu’il indique les points à
fortifier, les embuscades les plus sûres, les ravins les plus profonds, les plus
escarpés, et que l’auditoire, en écoutant cette terrible délibération, comprenne qu’il
s’agit pour Toussaint d’un dernier effort, d’un effort désespéré. Qu’Isaac, malgré les
études paisibles au milieu desquelles il a vécu, se sente électrisé, et jure de mourir
près de son père.
Enfin Toussaint est retranché dans son dernier asile, dans les mornes du Chaos. Cette
forteresse, bâtie par la main de Dieu, semble éloigner non seulement le danger, mais la
pensée même d’un assaut. Quelle armée assez téméraire, assez folle, pour s’aventurer
dans ces gorges dont l’œil n’aperçoit pas le fond ? Et pourtant le général Leclerc
ordonne l’assaut. Repoussé plusieurs fois, il revient plus déterminé, plus rapide, plus
audacieux. Toussaint et ses lieutenants se défendent comme des géants, comme des héros ;
mais la discipline et le sang-froid l’emportent sur le courage et la
colère. Toussaint essaie en vain de mourir les armes à la main, il est
forcé de se rendre. Cette dernière partie de l’action semble appartenir au
Cirque-Olympique, et pourtant je ne crois pas que la poésie dramatique doive la
dédaigner. Qu’on se rappelle, en effet, l’admirable parti que Shakespeare et Schiller
ont su tirer de pareilles données ; ils n’ont pas banni de leurs poèmes les évolutions
militaires, et ils ont eu raison, car, si le tumulte d’une bataille convient mieux à
l’épopée qu’au théâtre, il n’est pas impossible, au milieu même du fracas des armes, de
laisser aux personnages toute leur grandeur, toute leur liberté. C’est pourquoi je pense
que le poète peut, sans puérilité, offrir à nos yeux la défense de Toussaint dans les
mornes du Chaos : qu’il ne craigne pas de brûler un peu de poudre ; s’il a pris au
sérieux la composition de son œuvre, s’il a dessiné à grands traits la physionomie des
acteurs, le spectacle, si tumultueux qu’il soit, ne réussira jamais à distraire
l’auditoire du but que l’auteur s’est proposé. Le spectacle n’est puéril que lorsque, au
lieu d’encadrer la pensée, il la remplace, comme nous l’avons vu trop souvent. Il peut
arriver que la foule applaudisse et ne s’aperçoive pas de la méprise ; mais elle se
ravise bientôt, et le poète qui s’est trompé au point de substituer le plaisir des yeux
à l’enseignement, à l’émotion, qui a oublié le cœur et l’intelligence, reconnaît qu’il a
fait fausse voie. Si cette pensée avait besoin d’être démontrée, il nous suffirait
d’ouvrir l’histoire littéraire de ces vingt dernières années. Combien d’œuvres
applaudies pour le spectacle et aujourd’hui abandonnées, oubliées, parce que
l’intelligence et le cœur demeuraient inoccupés en les écoutant !
Certes je n’ai pas la prétention de tracer en quelques lignes le programme d’un poème
dramatique. Ma pensée,
qu’on le sache bien, est beaucoup plus
modeste. J’indique franchement ce que j’aperçois de poétique dans la vie de Toussaint
Louverture, ce qui me semble convenir au théâtre. Quant à la mise en œuvre de ces
éléments, c’est une question délicate, qui ne peut être résolue sans de mûres
réflexions, et que je n’essaie pas de résoudre en ce moment. Comparons maintenant
l’histoire au drame de M. de Lamartine. Je me crois dispensé de déclarer qu’à mes yeux
l’histoire n’est pas la règle suprême de la poésie ; à cet égard, ma profession de foi
est faite depuis longtemps. Toutefois la comparaison que je propose, poursuivie avec
sincérité, n’est jamais stérile. S’il arrive en effet que la poésie demeure au-dessous
de l’histoire, si, au lieu de dominer la réalité, de l’agrandir en l’interprétant, elle
substitue aux ressorts naturels que l’histoire lui fournit des moyens puérils et
mesquins, n’aurons-nous pas le droit de la déclarer infidèle à sa mission ?
Le premier acte du drame nouveau est conçu comme le début d’un opéra. Les danses et les
chants servent à encadrer un morceau lyrique, la Marseillaise noire,
récitée comme une leçon, par les personnages qui l’écoutent. Le refrain,
répété en chœur, donne le signal de la danse. Je ne veux pas bannir le chant de la
poésie dramatique, je crois même qu’employé à propos il peut donner plus de vivacité à
la représentation des scènes populaires ; mais il faut, pour atteindre ce but, que le
chant tienne peu de place et ne détourne pas l’attention de la pensée principale. Or,
dans le premier acte de Toussaint Louverture, le chant n’a guère moins
d’importance que la déclamation. Les strophes de la nouvelle
Marseillaise, qui célèbre la délivrance de la race africaine, qui prêche
le pardon, la concorde, sont écoutées avec distraction.
Pourquoi ? Parce que le chant et la danse tiennent autant de place que la poésie. Le
thème choisi par M. de Lamartine pour ce morceau lyrique contredit d’une façon
singulière la marche entière de l’action. Le poète prêche le pardon, la concorde, et
l’auditoire, placé sur la scène, embrasse, quelques instants après, la guerre avec
ardeur. L’histoire nous suggère à ce propos deux remarques importantes. Quand Bonaparte
envoya le général Leclerc à Saint-Domingue, l’émancipation des noirs était déjà vieille
de dix ans, et si les nègres ne jouissaient pas de la liberté que l’assemblée
constituante leur avait accordée, ce n’était pas la métropole qu’ils devaient accuser.
En second lieu, le chef de la colonie savait très bien que l’expédition française ne
venait pas rétablir l’esclavage. Cette Marseillaise, qui se comprenait
dix ans plus tôt, sous l’assemblée constituante, n’est-elle pas, sous le consulat, un
véritable hors-d’œuvre ?
La dernière strophe à peine achevée, nous entendons la plainte élégiaque d’une jeune
mulâtresse. Adrienne, nièce de Toussaint Louverture, aime d’un amour passionné le fils
aîné du dictateur, que M. de Lamartine a baptisé du nom d’Albert. Il y a certainement de
la grâce dans les vers récités par Adrienne, pourtant sa plainte serait plus touchante,
si elle se traduisait avec moins de prolixité. Était-il nécessaire de coudre à la donnée
historique un roman amoureux ? Je ne le crois pas. Les événements qui vont s’accomplir
sont trop grands, trop terribles, pour que le roman ne s’efface pas devant l’histoire.
L’amour d’Adrienne pour Albert, si habile que se montre le poète, ne signifie pas
grand-chose, au milieu d’une guerre qui moissonne quelques milliers de têtes.
Au second acte, nous voyons Toussaint entouré de ses
lieutenants. L’escadre est signalée. Dans quelques heures, l’armée française mettra le
pied sur la terre de Saint-Domingue. Il s’agit d’organiser la résistance. Toussaint
n’hésite pas ; son parti est pris depuis longtemps. Ses lieutenants écoutent ses ordres
avec soumission. Cependant, à quelques paroles qui leur échappent et que Toussaint
n’entend pas, le spectateur comprend qu’ils n’ont pas pour leur chef un dévouement
absolu, qu’ils sont jaloux de sa grandeur et se défient de son ambition. Resté seul, le
dictateur commence un monologue assez étrange qui ne convient ni au temps, ni au lieu,
ni au personnage. Il s’attendrit, s’apitoie sur les douleurs de sa mission, comme Moïse
au pied du mont Sinaï, avant de recevoir les tables de la loi. Il tremble devant
l’immense responsabilité dont il s’est chargé, il frémit devant l’énormité de sa tâche.
Et comme si les quatre cent mille noirs dont il tient le sort entre ses mains ne
suffisaient pas à l’épouvanter, il parle des millions d’âmes qu’il sauvera par sa
prudence ou perdra par sa témérité. Qu’on nous permette une question très prosaïque,
mais très naturelle. Est-il probable que Toussaint ignore le nombre de ses sujets ? Ce
monologue, qui, par les images bibliques, rappelle le législateur des Hébreux, se
conçoit difficilement dans la bouche du chef africain. M. de Lamartine, croyant agrandir
le personnage, n’a réussi qu’à le dénaturer. Sans m’arrêter à la vraisemblance
rigoureuse, dont la poésie n’a pas à s’inquiéter, je me demande si Toussaint, homme de
ruse et de persévérance, peut se laisser emporter par la rêverie si loin de la réalité.
Que l’Africain illettré parle avec abondance, qu’il trouve pour sa pensée des images
variées, je le veux bien. Encore faut-il que sa pensée s’accorde avec son caractère.
Un moine dont les leçons ont tiré son intelligence des
ténèbres, qui a fait de l’esclave un homme, le surprend au milieu de son anxiété.
Toussaint songe à ses enfants livrés en otages, et recule maintenant devant la guerre
qu’il appelait tout à l’heure. Le moine, par une singulière application de la foi
catholique, le ramène à sa première résolution. « Tu trembles pour tes enfants,
s’écrie-t-il en lui montrant le Christ ; Dieu n’a-t-il pas sacrifié son fils pour le
salut du genre humain ? » Pour un croyant, l’argument n’a pas une grande valeur, car il
est impossible de séparer la rédemption de la résurrection. Si le Christ s’est fait
homme pour mourir sur la croix et racheter le genre humain, il n’a pas renoncé sans
retour à sa nature divine ; il est remonté vers son père et doit juger un jour les
hommes qu’il a sauvés. Pour peu que Toussaint se souvienne des leçons du moine qu’il
écoute, il doit trouver la comparaison assez maladroite. Dieu, en sacrifiant son fils,
savait que d’un mot il le rappellerait à la vie ; quel père peut invoquer le même
privilège ? Toussaint se laisse pourtant convaincre par cet argument plus que douteux,
et s’agenouille aux pieds du Christ. La vue des plaies du Sauveur raffermit sa foi et
son courage, quand tout à coup une objection inattendue se dresse devant lui. Il va
combattre les blancs, et il adresse ses prières au dieu des blancs. N’est-ce pas une
misérable folie ? Ce scrupule équivaut tout simplement à la négation du christianisme.
Quelle que soit l’opinion de la science moderne sur l’origine des races humaines, la
Genèse rattache toutes les races à une seule famille. Le dieu des blancs est le dieu des
noirs, puisque tous les hommes sont fils d’Adam. La justice divine ne tient pas compte
de la couleur du suppliant. Il y a dans la défiance et la colère de Toussaint une
puérilité que j’ai
peine à concevoir. Comment
M. de Lamartine, qui a souvent célébré la foi chrétienne en paroles si magnifiques,
a-t-il pu descendre jusqu’à inventer de tels enfantillages ! Adrienne revient, et
Toussaint, pour connaître le plan de campagne du général Leclerc, se décide à se cacher
sous les haillons d’un mendiant. Il sait donner à ses yeux l’apparence de la cécité ;
Adrienne guidera le nouveau Bélisaire.
Le troisième acte repose tout entier sur cette mesquine invention, qui semble empruntée
au répertoire de l’Opéra-Comique. Les stratagèmes racontés par Polyen, excellents pour
les généraux de l’antiquité, acceptés encore aujourd’hui comme motifs de terzetto ou de quartetto, n’amènent sur les lèvres qu’un
sourire de pitié, quand ils prennent place dans une action tirée de l’histoire moderne.
Il faut prêter au général Leclerc une incroyable ignorance des choses de la guerre pour
supposer qu’il ne connaît pas d’avance par ses espions le visage de son adversaire.
Toussaint aveugle et mendiant dans un pays où les mendiants sont inconnus, puisque les
nègres marrons n’ont pour se nourrir qu’à étendre la main, Toussaint protégé par Pauline
Bonaparte contre les ingénieurs français qui veulent abattre sa cabane, est un ressort
que la poésie dramatique ne peut accepter. Acceptons-le pourtant, et voyons quel usage
en a fait M. de Lamartine.
Le général Leclerc s’offre lui-même au piège que lui tend le chef africain. Il ne sait
où trouver son ennemi, et, pour lui envoyer une lettre, il fait choix de l’aveugle
mendiant. Le dialogue de Toussaint et du général est d’un bout à l’autre taillé pour la
musique. Le général demande au mendiant s’il connaît Toussaint : le mendiant répond
que, pendant trente ans, il a dormi près de lui sous le même
ajoupa. Toussaint aime-t-il ses enfants ? Interrogé par Dieu même, Toussaint ne
répondrait pas. L’intervention de Dieu dépasse un peu, je l’avoue, les exigences d’une
donnée musicale. Le reste de d’interrogatoire se plie parfaitement aux conditions du
genre. Les enfants du dictateur, assis près du général Leclerc, entendent la voix de
leur père et ne le reconnaissent pas. Ils saisissent une vague ressemblance, et leur
mémoire hésite devant les haillons du mendiant. Leur père est devant eux, et ils ne se
lèvent pas pour se jeter dans ses bras. Il faut aller à l’Opéra-Comique pour trouver des
enfants si oublieux. Le mendiant parle de son ami, de Toussaint, en termes qui étonnent
un peu l’état-major du général. Cependant personne ne songe à se défier du mendiant, qui
poursuit librement son dithyrambe, et promet de remettre au chef des noirs la lettre du
général Leclerc. Il est impossible de se montrer plus crédule, plus complaisant, de se
prêter de meilleure grâce au projet de son ennemi. Il est vrai que Toussaint, malgré ce
qu’il a dit à sa nièce Adrienne, ne songe guère à profiter du jeu qu’il a dans la main.
Il s’est déguisé en mendiant pour connaître le plan de campagne de l’armée française, et
il n’adresse pas au général une seule question directe ou indirecte qui puisse le mettre
sur la voie des confidences. Le général Moïse, abusé comme Albert, comme Isaac, par le
travestissement de Toussaint, vient devant lui livrer au général français le plan du
général africain ; Toussaint le poignarde, et s’élance à la mer au milieu des balles qui
sifflent à ses oreilles sans l’atteindre ; Adrienne demeure prisonnière. Il serait
difficile d’imaginer un coup de théâtre plus digne de l’art primitif. Les personnages
acceptent si simplement le rôle qui leur
est confié, que
l’auditoire ne songe pas à les quereller sur leur crédulité.
Adrienne est enchaînée au mur d’une prison. Par bonheur son geôlier laisse pénétrer
jusqu’à elle les deux fils de Toussaint. Ici nous avons une scène de tendresse dont
quelques parties pourraient nous émouvoir en toute autre occasion, mais nous laissent
parfaitement froids, parce que la scène est trop longue, et surtout parce qu’elle n’est
pas à sa place. Comment les fils de Toussaint ont-ils pénétré dans la prison
d’Adrienne ? Comment ont-ils quitté le général qui les a ramenés ? L’auteur ne le dit
pas, et le spectateur ne songe pas à le demander. Des soldats entrent pour arrêter les
fils de Toussaint ; Adrienne est mise en liberté par son geôlier. Nous apprenons par
quelques mots assez confus qu’Adrienne est fille du général Leclerc, qui, durant son
premier séjour dans la colonie, a pris pour maîtresse une sœur de Toussaint. À quoi sert
cette nouvelle complication ? Quel parti le poète en a-t-il tiré ? C’est un rouage
parfaitement inutile. Ce péché de jeunesse mis au compte du général Leclerc ne hâte pas
d’une minute la marche de l’action, n’ajoute pas au poème une parcelle d’intérêt.
Enfin nous sommes dans les mornes du Chaos. Toussaint, entouré de ses lieutenants, est
résolu à vendre chèrement sa vie, si l’ennemi est assez hardi, assez habile pour arriver
jusqu’à lui. C’est à ce moment-là seulement, à ce moment suprême, que le poète a placé
l’entrevue du père et de ses enfants, et la lecture de la lettre du premier consul. Il y
a dans cette scène des accents d’une incontestable vérité, qui perdent malheureusement
la moitié de leur prix dans le déluge de mots qui les envahit. L’amour paternel est
profondément senti, et l’auteur
trouve pour le peindre des
couleurs dignes du sujet. S’il savait s’arrêter à temps, s’il ne gâtait pas comme à
plaisir ce qu’il dit de juste parce qu’il dit de trop, il nous tiendrait suspendus à sa
parole. Le père lutte longtemps, trop longtemps, contre le soldat ambitieux, et le
triomphe de l’ambition sur l’amour paternel n’émeut pas l’auditoire comme il pourrait
l’émouvoir, s’il n’était pas préparé de si longue main. Les caractères d’Albert et
d’Isaac sont plutôt ébauchés que dessinés. L’amour filial n’est pas aussi bien rendu que
l’amour paternel. L’exclamation d’Isaac après avoir entendu la lettre du premier consul
se concilie difficilement avec l’éducation qu’il a reçue en France. Isaac, familiarisé
avec les sciences de l’Europe, ne peut avoir gardé les préjugés de sa race. Si tout à
l’heure Toussaint nous étonnait en appelant le Christ le dieu des blancs, Isaac peut-il
s’écrier : Bonaparte est un blanc, pour décider son frère Albert à ne pas retourner en
Europe, à demeurer près de leur père ? Pour Isaac, qui a vu de ses yeux la grandeur, la
puissance du consulat, Bonaparte n’est pas un blanc, mais un homme d’une intelligence
supérieure, d’une volonté inébranlable, d’une sagacité rare, fait pour le commandement.
Si l’amour filial le détache de la France qui l’avait adopté, il ne peut effacer en lui
les souvenirs de son éducation. Isaac, malgré sa jeunesse, a trop de bon sens et de
lumières pour voir dans Bonaparte l’ennemi des noirs. S’il embrasse le parti de son
père, il faut qu’il l’embrasse par dévouement, qu’il connaisse le danger, l’inutilité de
la résistance, et ne se décide pas comme un nègre ignorant ; qu’il consulte son cœur et
non la haine de la couleur blanche.
Le retour du moine qui vient réchauffer la colère de Toussaint à l’heure du dernier
combat ne me paraît pas
une heureuse invention. Cette
nouvelle déclamation sur la sainteté de la cause des noirs, loin d’agrandir la figure du
chef africain, fait de lui un instrument plutôt qu’un acteur, c’est-à-dire que l’auteur
va directement contre sa pensée. Qu’Adrienne, en voyant partir Albert, s’abandonne au
désespoir, chacun de nous le comprend. Personne ne comprendra que Toussaint lui confie
le drapeau noir, signal d’une défense désespérée. Le vieux chef ne peut sans cruauté
désigner sa nièce aux balles françaises. C’est une conception inacceptable et contre
laquelle proteste le bon sens de l’auditoire. Adrienne tombe frappée mortellement :
dénouement qui ne dénoue rien, car, si le spectateur pressent l’issue de la lutte, le
poète ne conclut pas.
Que le lecteur compare au drame de M. de Lamartine l’histoire que j’ai rapidement
esquissée, qu’il rapproche la réalité du poème, et qu’il décide lui-même de quel côté se
trouvent l’intérêt, la grandeur, l’émotion. J’en ai dit assez pour que chacun devine ma
pensée. En la formulant, je n’apprendrais rien à personne.
Reste la question de style. J’ai entendu louer le style de Toussaint
Louverture. Je veux croire que ces louanges n’étaient pas sérieuses. S’agit-il
de rendre hommage au génie de M. de Lamartine ? Je suis prêt à proclamer bien haut mon
admiration pour les Méditations, pour les Harmonies, pour
Jocelyn ; je ne puis admirer ni la composition ni le style de
Toussaint Louverture. Si le style des Méditations n’est
pas toujours d’une irréprochable pureté, du moins il est marqué au coin de la
spontanéité. L’image naît de la pensée, la pensée appelle l’image et n’est jamais
appelée par elle. Si le style des Harmonies n’a pas toujours toute la
transparence que le goût peut désirer, du moins la
profusion,
et parfois la confusion, des similitudes s’explique par l’abondance même des sentiments
qui remplissent l’âme du poète. Si Jocelyn est plutôt une admirable
ébauche qu’un tableau achevé, si les pensées ne sont pas toujours ordonnées avec toute
la clarté désirable, du moins dans le style de Jocelyn rien n’accuse
l’effort ; les couleurs mêmes qui ne sont pas sagement assorties ne blessent jamais
l’œil par leur crudité. Dans Toussaint Louverture, le style est bien loin
de réunir les différents mérites que je viens d’énumérer. La profusion des images masque
trop souvent l’indigence de la pensée et ne réussit pourtant pas à la cacher
complètement.
Les comparaisons, qui ne sont pas appelées par la nature même du sentiment exprimé,
éblouissent l’œil pendant quelques instants, et ne laissent dans l’âme du spectateur
aucune trace durable. Souvent elles reposent sur des idées fausses. Est-il permis, par
exemple, de dire que la culture de la canne à sucre tire le miel des entrailles de la
terre ? En quoi le travail des abeilles, qui vont puiser les éléments du miel dans le
calice des fleurs, rappelle-t-il le travail des nègres ? Est-il permis de dire que le
labeur des esclaves tache de sang les sillons et le cœur ? Que le sang tache les mains,
qu’il rougisse les sillons, c’est une idée toute simple ; que le sang tache le cœur,
c’est une idée parfaitement fausse, et, pour me servir d’une expression que les
géomètres emploient sans impolitesse, une idée parfaitement absurde. Autant vaudrait
dire que l’air souille les poumons ; c’est un non-sens et rien de plus. Toussaint
peut-il, en apprenant l’arrivée de ses fils, dire qu’on fait bêler l’agneau pour appeler
le loup ? Si la mesure dit : agneau, la raison ne dit-elle pas : louveteau ? Ne
s’agit-il pas, en effet, d’une amorce offerte à l’amour paternel ?
Depuis quand les agneaux sont-ils fils de loup ? Si l’on ne veut pas
mettre l’agneau sur le compte de la mesure, que signifie alors le rapprochement du loup
et de l’agneau ? Personne n’ignore que l’agneau est pour le loup un repas très friand.
Ésope et La Fontaine nous l’ont dit depuis longtemps ; Toussaint Louverture, en nous le
rappelant, n’exprime pas une pensée neuve, et ne nous apprend rien sur les sentiments
qui l’animent.
M. de Lamartine, comme tous les hommes doués d’un génie éminent, est entouré de
flatteurs qui lui répètent chaque jour : Tu ne peux mal faire. Qu’il ne se laisse pas
abuser par ces ridicules mensonges. S’il veut écrire pour le théâtre, et pour ma part je
suis loin de lui conseiller une telle résolution, il faut qu’il fasse violence à toutes
ses habitudes. Retrouvât-il demain, comme par enchantement, le style des
Méditations et des Harmonies, ce style rendrait à peine
sa tâche plus facile, car le style des Méditations, excellent pour
l’élégie, ne convient pas au théâtre. Le style dramatique et le style lyrique obéissent
à des lois diverses. La nature de la pensée n’étant pas la même, comment la forme
serait-elle pareille ? Pour l’âme qui se contemple et se traduit en soupirs harmonieux,
la concision n’est pas obligatoire ; pour l’homme engagé dans une action rapide,
énergique, pour l’homme aux prises avec ses passions, aux prises avec les rivaux qui
poursuivent ce qu’il poursuit, qui convoitent ce qu’il convoite, la prolixité est une
maladresse. Or, M. de Lamartine ne paraît pas se douter de la diversité des lois qui
régissent le style lyrique. Dans le drame, comme dans l’élégie, il exprime sa pensée à
loisir ; il se complaît dans l’évolution des images, et il oublie que le personnage qui
parle est placé en face d’un interlocuteur. Je suppose pour un instant que le
style de Toussaint Louverture soit limpide au
lieu d’être limoneux ; ce style, fût-il aussi transparent que le cristal le plus pur, ne
serait pas encore le style qui convient au théâtre.
Depuis trente ans, M. de Lamartine est en possession d’une gloire que personne ne songe
à contester ; est-il sage de tenter aujourd’hui une gloire nouvelle, d’abandonner la
route qu’il connaît pour s’aventurer dans un pays plein de ténèbres et d’embûches ?
L’encourager dans cette entreprise, c’est vouloir compromettre sur un coup de dé la
renommée légitime qu’il s’est acquise ; lui dire qu’il pourra quitter, dès qu’il le
voudra, les habitudes de trente années, c’est lui donner une espérance mensongère, c’est
l’abuser par une promesse perfide. Sa part est assez belle pour qu’il s’y tienne et s’en
contente. Essayer à cette heure une vie nouvelle, désapprendre la rêverie pour exprimer
l’action, oublier l’étude solitaire de son âme pour mettre en scène les personnages de
l’histoire, c’est une tentative que la raison désavoue, dont ses vrais amis doivent le
détourner. Et puisqu’un beau livre est une lettre adressée aux amis inconnus, tous les
admirateurs de M. de Lamartine doivent le conjurer de renoncer au théâtre.
M. de Lamartine a tenu sa promesse ; il a publié ses Méditations et ses
Harmonies, accompagnées de . J’aurais souhaité que cette
promesse demeurât sans effet, j’aurais souhaité que l’auteur, éclairé par les conseils
de ses amis, comprît tout le danger d’une telle entreprise ; mais, puisqu’elle s’est
accomplie, je ne crois pas inutile d’étudier ces en les comparant aux
pensées qu’ils ont la prétention d’expliquer. C’est d’ailleurs une occasion toute
naturelle de caractériser définitivement le talent poétique de M. de Lamartine, et d’en
marquer avec précision les différentes phases, car ce talent si spontané, si abondant,
n’est plus aujourd’hui ce qu’il était il y a trente ans. Tout en demeurant fidèle à son
origine, il a cependant subi des transformations nombreuses. Si les pensées sont
demeurées les mêmes, l’expression a singulièrement varié ; l’abondance est devenue
prolixité. Je ne crains pas qu’une telle parole dans ma bouche puisse être accusée
d’amertume. L’admiration que j’ai professée en toute occasion pour le génie lyrique de
M. de Lamartine me dispense de toute apologie. Je ne cède pas au besoin de blâmer ; je
n’éprouve aucune joie à compter les taches que je découvre
dans les œuvres éclatantes. Bien que le langage de l’auteur, en parlant de lui-même,
me prouve très clairement qu’il ne tiendra aucun compte de mes réflexions, bien que
M. de Lamartine affiche pour la critique un dédain superbe, je ne crois cependant pas
hors de propos de soumettre à la discussion les Méditations et les
Harmonies.
En lisant les Confidences et Raphaël, je regrettais de
voir ramener aux proportions de la réalité la plus prosaïque les odes, les élégies qui
avaient enchanté ma jeunesse : les publiés aujourd’hui donnent tristement
raison aux craintes que j’exprimais après avoir achevé cette lecture. Pour donner à ma
pensée plus de relief et d’évidence, pour imposer silence aux flatteurs agenouillés,
pour réduire à néant le reproche de dénigrement, je veux dire d’abord les sentiments que
m’ont inspirés les Méditations et les Harmonies. Les
Recueillements poétiques, le Chant du Sacre, la
Mort de Socrate, le Dernier chant du Pèlerinage de
Childe-Harold, ne nous apprennent rien sur le talent lyrique de
M. de Lamartine. Jocelyn continue heureusement les
Harmonies. Quant à la Chute d’un Ange, bien que
l’idée-mère soit pleine de grandeur, bien que plusieurs épisodes soient traités avec une
hardiesse d’imagination que je me plais à reconnaître, la forme est tellement
imparfaite, tellement confuse, que ce serait calomnier l’auteur que de vouloir le juger
sur une telle œuvre. Pour rendre à M. de Lamartine toute la justice qu’il mérite, pour
louer dignement son mérite, il faut s’en tenir aux dix premières années de sa vie
littéraire, c’est-à-dire aux Méditations et aux
Harmonies.
J’adopte volontiers la pensée de l’auteur sur lui-même quand il dit que les
Méditations étaient attendues, et
qu’elles
ont été applaudies, lues et relues avidement, parce qu’elles répondaient à un besoin
général. Oui, je crois comme lui, que les Méditations traduisent, sous la
forme lyrique, les sentiments exprimés déjà avec tant d’élégance par Jean-Jacques
Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre. Il est certain que Parny ne pouvait suffire à la
génération nourrie de la Nouvelle Héloïse et des Études de la
Nature. L’amant d’Éléonore n’avait chanté que le plaisir : la France attendait
un poète qui chantât la passion, qui, prenant l’amour au sérieux, en célébrât d’une voix
attendrie toutes les joies, toutes les douleurs, toutes les espérances, tous les
regrets. C’est pour avoir clairement compris le sentiment qui animait la génération
nouvelle que M. de Lamartine est devenu populaire le lendemain de son début. À peine
avait-il parlé, que tous les cœurs ont répondu à sa voix comme un écho fidèle. Disciple
fervent de Jean-Jacques Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre, il chantait la
mélancolie et l’amour dans une langue pleine de pudeur et de mystère, et qui pourtant
n’excitait aucune surprise, car elle se rattachait par des liens sans nombre à la langue
de Saint-Preux, aux Rêveries d’un promeneur solitaire. Ainsi la
popularité des Méditations est parfaitement légitime, puisqu’elle repose
sur la sincérité des sentiments, sur la vérité des pensées exprimées par le poète. La
poésie lyrique, asservie puérilement à l’antiquité dans les odes de Ronsard, laborieuse
et verbeuse dans les odes de Jean-Baptiste Rousseau, pompeuse et emphatique dans les
odes d’Écouchard-Lebrun, avait enfin trouvé sa voix dans les Méditations.
Elle renonçait à l’érudition, au blutage des mots, pour s’associer à la vie commune ;
elle ne s’adressait plus aux savants, aux beaux esprits, aux académies ; elle parlait à
tous
les cœurs en qui l’amour du gain n’avait pas obscurci ou
effacé les sentiments généreux, l’instinct du dévouement, la passion du sacrifice. Ce
que Béranger avait fait dans la chanson, Lamartine le faisait dans l’ode et dans
l’élégie ; c’était des deux parts une véritable révolution, préparée de longue main et
accomplie sans secousse, sans résistance, par deux génies prédestinés. Béranger chantait
la patrie et maudissait l’invasion ; Lamartine chantait l’amour, tel que l’avaient
compris toutes les femmes en lisant les lettres ardentes de Julie d’Étange. La chanson
et l’élégie se trouvaient renouvelées par la toute-puissance de la vérité. La chanson
quittait le cabaret pour marcher sur les traces de Tyrtée ; l’élégie abandonnait
l’imitation de Catulle et de Properce pour n’interroger que le cœur, pour demander au
cœur seul toutes ses inspirations.
La vérité n’est pas le seul mérite des Méditations. Ce que j’admire
surtout dans ce recueil, c’est la spontanéité des sentiments et des pensées. Quelle que
soit en effet la parenté qui unit les effusions lyriques de M. de Lamartine au génie de
Rousseau et de Bernardin, il est hors de doute que cette parenté n’est pas née de
l’étude et de la réflexion. C’est plutôt une rencontre heureuse qu’une obéissance
préconçue aux principes posés par ces deux écrivains illustres. Il n’y a pas une page
des Méditations qui offre la trace d’une docilité servile. Le lecteur
sent à chaque ligne qu’il se trouve en présence d’un génie original. Lors même que les
Confidences et Raphaël ne seraient pas venus nous
révéler la jeunesse de l’auteur, nous pourrions affirmer qu’il a puisé en lui-même le
sujet et la substance de ses odes et de ses élégies. C’est là le mérite le plus
éclatant, le mérite incontesté des Méditations. Il se rencontre encore
parmi nous, même dans la génération nouvelle, plus
d’un
disciple de l’école voltairienne qui prend Candide pour le dernier mot de
la sagesse humaine, et qui proscrit la rêverie au nom de la raillerie. Aux esprits de
cette trempe je n’ai rien à dire. Je n’essaierai pas de leur démontrer le caractère
spontané des Méditations ; ils accueilleraient par un sourire tous mes
arguments. La lecture assidue, l’admiration constante de Candide, n’ont
rien à démêler avec la poésie lyrique, et ce serait peine perdue que d’essayer de
convertir les disciples de l’école voltairienne. Si les sarcasmes de Voltaire ont eu
leur utilité lorsqu’il s’agissait de combattre l’intolérance et la superstition, ce
n’est pas à lui qu’il faut demander l’intelligence impartiale de l’histoire ou du génie
poétique. Pour affranchir son temps, pour assurer la liberté des générations futures, il
a plus d’une fois dénaturé le sens du passé. Son impitoyable ironie ne prépare pas les
jeunes cœurs au respect de la passion et de tous les mécomptes que le dévouement traîne
après lui. Pour comprendre toute la valeur des Méditations, il faut
prendre conseil de ses émotions personnelles et chercher au fond de sa conscience le
type des sentiments que l’auteur a développés.
À l’époque où parut le premier recueil de M. de Lamartine, Goethe dominait l’Allemagne
depuis un demi-siècle, Byron était déjà grand, et cependant l’auteur des
Méditations n’a rien emprunté à ces deux beaux génies. Je ne veux
établir aucune comparaison entre ces trois poètes ; il ne s’agit pas ici d’une question
de prééminence, mais bien d’une question d’originalité. Or, je ne crois pas que l’œil le
plus exercé puisse surprendre dans les Méditations un seul trait, une
seule image qui appartienne au poète anglais ou au poète allemand. Blâmez ou approuvez
tout à votre aise : chacun peut, selon sa vie personnelle,
admirer ou sourire ; mais ce qui demeure hors de toute atteinte, c’est l’originalité
des Méditations. Ce livre est sorti tout entier du cœur de l’homme qui
l’a signé. Combien y a-t-il de livres qui méritent un pareil éloge ?
Et pourtant la tentation était puissante, Goethe et Byron comptaient déjà en France de
nombreux admirateurs, qui allaient bientôt devenir des imitateurs obstinés et
maladroits. Pour résister à l’entraînement général, il fallait sentir en soi la faculté
de se frayer une route à part, avoir confiance dans sa force, ou plutôt il fallait se
dégager de toute préoccupation littéraire, vivre et sentir sans songer au parti qu’une
parole habile pourrait tirer de la tristesse ou de la joie. Depuis trop longtemps, la
poésie lyrique n’était chez nous qu’un écho du passé : l’heure était venue de remonter à
la source commune de toute inspiration, d’interroger la conscience après avoir épuisé
l’enseignement des livres. Chacun le sentait, toutes les voix le répétaient à l’envi, et
pourtant ce conseil si simple, d’une sagesse si évidente, n’était suivi par personne. On
parlait de l’antiquité avec dédain, et l’ignorance rendait le dédain facile ; ou ne
citait plus qu’un seul vers d’Horace, le vers où il flétrit le troupeau servile des
imitateurs, et, malgré toutes ces belles sentences, l’imitation des nations voisines
avait succédé à l’imitation de l’antiquité. On ne jurait plus par Sophocle et par
Euripide, on jurait par Goethe et par Byron. À quoi bon briser ses vieilles chaînes pour
aller tendre les bras à des chaînes nouvelles ? M. de Lamartine n’avait ni chaîne à
briser, ni chaîne à prendre. Une fois sorti du collège, il n’avait pas eu de peine à
oublier l’antiquité au milieu des passions de sa jeunesse. Quant aux poètes des nations
voisines, il ne les connaissait guère que par ouï-dire, et, en rappelant ce fait, mon
intention n’est pas de
lui en faire un reproche : je veux
seulement établir que M. de Lamartine a résisté à l’engouement de la France pour
l’Allemagne et pour l’Angleterre plutôt par instinct que par réflexion. C’est une âme
tendre, ce n’est pas un esprit curieux. Il a trouvé de bonne heure un sujet inépuisable
de rêverie dans le souvenir de ses impressions, et n’a pas cherché dans l’étude des
livres une distraction à ses chagrins. Il était donc placé dans une excellente condition
pour débuter par l’originalité, pour y persévérer.
S’il appartient à la vie moderne par la mélancolie que l’antiquité n’a pas connue, qui
n’a commencé à se développer qu’après le triomphe de la religion chrétienne, il
appartient aux âges primitifs par son aversion pour toute espèce d’analyse, si ce n’est
l’analyse de l’âme elle-même. Il n’aime qu’à contempler sa propre pensée, et lorsqu’il
lui arrive de s’oublier lui-même, c’est pour embrasser d’un seul regard Dieu, l’homme et
la création tout entière, à l’exemple des sages de la Chaldée, de l’Égypte et de la
Grèce. Décomposer la réalité pour en mieux étudier, pour en mieux connaître toutes les
parties, n’est à ses yeux qu’une impiété, ou tout au moins une preuve d’impuissance. Il
ne comprend pas que la poésie puisse se concilier avec la division des sciences : je
pense qu’il se trompe, et Goethe l’a bien prouvé ; toutefois je reconnais que la poésie
lyrique peut très bien se passer de la connaissance du monde extérieur, et la vie
puissante qui anime toutes les pages des Méditations ne laisse aucun
doute à cet égard.
Vraies, spontanées, les Méditations poétiques se recommandent encore par
la sobriété du style. Cette dernière affirmation surprendra plus d’un esprit, je ne
l’ignore pas, et cependant je crois pouvoir la maintenir. La sobriété du style, en
effet, ne doit pas être confondue avec la concision.
M. de Lamartine n’a jamais rencontré, jamais cherché la concision ; mais il a souvent
trouvé, surtout dans les Méditations, un style sobre et précis, qui
traduit fidèlement toutes ses pensées et ne laisse dans l’âme du lecteur aucune
incertitude sur ce que le poète a senti, sur ce qu’il a voulu dire ; or, la précision
n’exclut pas l’abondance. Les images peuvent se multiplier sans lasser l’intelligence,
pourvu qu’elles présentent la donnée primitive sous un aspect nouveau, et c’est là
justement ce qui arrive à M. de Lamartine. Les comparaisons tirées du monde extérieur ne
sont pas chez lui un jeu de rhéteur ; elles nous expliquent ses souvenirs, ses
émotions : il ne s’amuse pas à les manier pour le seul plaisir de nous montrer son
habileté ; elles se présentent naturellement à son esprit, elles viennent sans qu’il les
appelle, et il leur confie le soin de rendre sa pensée plus claire, plus évidente. Chez
lui, en un mot, les images sont presque des arguments, puisqu’elles servent à prouver ce
qu’il a souhaité, ce qu’il a perdu, ce qu’il espère, et, après avoir donné à la pensée
la splendeur et l’évidence, elles l’aident à se graver dans la mémoire. Les comparaisons
oiseuses, les métaphores parasites, n’obtiennent jamais un tel succès. Loin de creuser
dans le champ de la mémoire un sillon profond et fidèle, qui garde, comme un germe
fécond, les vers du poète, elles n’y laissent qu’une trace confuse qui s’efface et
disparaît tout entière au bout de quelques jours. Y a-t-il dans notre langue des
strophes, des stances plus faciles à retenir que les Méditations ? Est-il
besoin de les apprendre pour s’en souvenir ? Ce n’est donc pas sans raison que je loue,
que je recommande, dans cet admirable recueil, la précision, la sobriété du style.
Cette qualité si précieuse n’est pas malheureusement de
celles qui peuvent se transmettre par la voie de l’enseignement ; elle dépend tout à
la fois de la nature d’esprit et de la condition où le poète se trouve placé. Il est
bien rare qu’elle se concilie avec la pratique de l’industrie littéraire. Pour ne rien
dire de trop, il faut absolument n’être pas forcé de parler chaque jour. Le poète qui
prétend à la précision du style, doit se résigner au silence, dès qu’il ne sent pas en
lui une pensée qui demande à se révéler. Il doit accueillir par un sourire bienveillant
le reproche de paresse ou de stérilité, car, en essayant de réfuter cette banale
accusation, il s’exposerait à la mériter ; tôt ou tard il succomberait au danger. Une
volonté énergique peut sans doute accroître nos facultés ; mais la volonté a bien peu de
prise sur l’imagination, et le poète qui n’attend pas pour parler que son heure soit
venue franchit rapidement la pente qui sépare la poésie de la versification. Qu’il
écoute donc sans colère les plaintes perfides de l’envie, qu’il ne réponde pas à ceux
qui semblent déplorer son silence par une œuvre improvisée, qui trop souvent est cent
fois pire que le silence. La lecture des Méditations montre bien qu’elles
ont été conçues, écrites sans l’intervention de la volonté. Le poète ne s’est pas assis
devant sa table en se disant : Je vais écrire deux cents vers. Il était ému ; une
rencontre inattendue, une circonstance fortuite venait de lui rappeler des jours heureux
dont le souvenir sommeillait au fond de son âme, et, pour soulager sa douleur, il la
laissait déborder en strophes gémissantes. Si l’art avait sa part dans l’expression de
ses regrets, s’il jouait même un rôle important dans la révélation de ses plus intimes
sentiments, du moins le poète n’appelait l’art à son secours que lorsqu’il était sûr
d’avoir quelque chose à dire. L’industrie littéraire pratiquée aujourd’hui par tant
d’ouvriers, encouragée, rémunérée par tant de spéculateurs, ne
s’accommode pas de ces vulgaires conditions. Le beau mérite vraiment de parler quand on
a quelque chose à dire ! Le premier venu peut en faire autant. La glaneuse qui marche
pieds nus derrière les moissonneurs et ramasse les épis oubliés, le laboureur qui
conduit sa charrue, parlent sans embarras, sans hésitation, quand ils ont à exprimer un
sentiment qui les domine, et pourtant ils ne savent pas parler ; ils n’ont pas étudié,
ils ne connaissent pas l’art d’exprimer leur pensée. Où serait donc le mérite de
l’industrie littéraire, s’il ne consistait pas tout entier à trouver des paroles
nombreuses et bien ordonnées pour des idées absentes, pour des sentiments dont le type
ne se trouve nulle part ? Révéler ce qu’on a compris, ce qu’on a senti, n’appartient
qu’à la foule ou aux esprits qui ne connaissent pas la valeur commerciale de la parole.
L’expression d’une pensée vraie, d’une émotion sincère, ne peut devenir l’objet d’une
profession fructueuse : il faut donc laisser aux dupes ce puéril passe-temps. Il est
certain que, si le poète demande conseil aux économistes, il sera bien obligé d’admettre
la légitimité de ce raisonnement. Le savoir acquis par l’étude ou par la pratique de la
vie étant considéré comme un capital, il faut l’exploiter comme un champ, comme une
forêt, et en tirer, sinon un revenu régulier, car les champs et les forêts mêmes
n’offrent pas cet avantage, du moins un revenu moyen, qui donne au savant, au poète, une
vie douce et facile. Malheureusement pour le savant et le poète, personne encore n’a
trouvé le moyen de soumettre l’exercice de la pensée aux mêmes conditions que les champs
et les hauts fourneaux. Le travail intellectuel échappe à tous les calculs des
économistes, et, de toutes les parties du travail intellectuel, le travail poétique est,
à coup sûr, celui qui les déjoue le plus constamment. Si le
premier recueil de M. de Lamartine domine de si haut la plupart des œuvres
contemporaines, ce n’est pas seulement parce que les feuilles en ont été assemblées par
un génie puissant et richement doué, c’est aussi parce que l’auteur a eu le bonheur et
le loisir d’attendre sa pensée et de ne pas songer un seul instant à l’industrie
littéraire.
La démonstration la plus complète des idées que je viens d’exprimer se trouve dans
le Lac. Jamais, en effet, M. de Lamartine n’a rencontré une inspiration
plus vraie, jamais il n’a trouvé pour le sentiment qui l’animait une langue plus claire,
plus transparente, plus docile, plus fidèle. Il n’y a pas une stance de cette pièce qui
ne traduise une émotion sincère et n’éveille dans l’âme du lecteur un écho sympathique.
C’est dans cette pièce surtout qu’il est facile de vérifier ce que j’ai dit tout à
l’heure de la sobriété du style. Le Lac, sans viser jamais à la concision
antique, se recommande cependant par une rare économie de paroles. Or, il est impossible
de nier que cette qualité, si précieuse et si rare parmi les poètes modernes, n’exerce
une action puissante sur l’intelligence. Plus les mots sont ménagés avec avarice, plus
la pensée se montre à découvert. Je sais que la méthode contraire est aujourd’hui en
grand honneur et prônée par des voix nombreuses. Les vers qui ne se comptent pas par
centaines sont dédaignés comme des ébauches sans importance et qui ne méritent pas
d’arrêter un instant l’attention. Que tous ceux qui ont vécu dans le commerce intime de
l’antiquité se chargent de répondre ; qu’ils disent si les paroles, en se multipliant,
accroissent l’évidence et la splendeur de la pensée ; que ceux qui ont pratiqué Dante et
Milton aussi familièrement que Virgile expriment sans détour leur avis sur le relief que
l’idée tire
de la sobriété du style : j’accepte d’avance leur
témoignage. M. de Lamartine eût écrit sans peine quelques centaines de vers sur la fuite
irréparable des heures fortunées, sur la fragilité du bonheur humain, sur l’amertume des
regrets ; mais que fût-il arrivé ? Qu’ai-je besoin de le dire ? Le poète aurait fait
place au rhéteur. Un sentiment vrai, divisé en mille parcelles, aurait perdu toute sa
valeur, et se fût éparpillé sous le regard comme la poussière balayée par le vent.
M. de Lamartine ne s’est pas laissé prendre au piège. Malgré sa jeunesse, malgré le
désir bien naturel de montrer son habileté dans le maniement des images, il a su se
contenir dans de justes limites. Chose plus rare encore que la sobriété du style, les
idées sont ordonnées naturellement et d’une façon progressive. Il n’y a pas une stance
qui puisse être impunément déplacée. Cette pièce, si courte et si pleine, nous offre un
commencement, un milieu, une fin, et cet éloge n’a rien de banal pour ceux qui ont
étudié sérieusement la poésie lyrique applaudie chez nous depuis trente ans. Le poète
nous dit ce qu’il sent et ce qu’il pense, et la sincérité de son langage le dispense de
tout artifice. Ses souvenirs s’ordonnent d’eux-mêmes ; ses regrets, en se traduisant,
prennent le rang qui leur appartient. Il nous ouvre son âme tout entière, et sa
franchise ne dégénère jamais en prolixité. Aussi le Lac est pour moi une
des pièces les plus parfaites du recueil publié il y a trente ans, et je crois que ma
prédilection est partagée par un grand nombre de lecteurs.
Cependant il y a parmi les Nouvelles Méditations, publiées deux ans plus
tard, deux pièces qui ne le cèdent en rien aux stances que je viens de louer : je veux
parler des Étoiles et du Chant d’Amour. Il n’est pas
difficile de reconnaître dans la première de ces deux pièces le souvenir
et la trace d’Ossian. Lors même que l’auteur eût négligé de nous
révéler son admiration pour les poésies offertes à l’Europe crédule par un faussaire
ingénieux, lors même qu’il n’eût pas confessé sa sympathie exaltée pour Macpherson, la
lecture des Étoiles ne laisserait aucun doute à cet égard. Et pourtant,
malgré le souvenir de Macpherson, les Étoiles nous charment et nous
émeuvent. C’est que le poète français et le poète écossais se sont rencontrés dans une
commune pensée, c’est qu’une même inspiration a dicté les paroles qui s’échappent de
leurs bouches, sans que l’un des deux ait rien dérobé à l’autre. Leurs idées, leurs
sentiments appartiennent à la même famille ; mais il est évident que les
Étoiles de M. de Lamartine n’ont rien emprunté à Fingal ou à Dartula. Le poète
français a librement exprimé ce qu’il sentait, et, s’il s’est souvenu d’Ossian en
modelant sa pensée, ce souvenir n’a pas altéré l’originalité de la composition. Il ne
faut pas vanter la beauté des Étoiles devant les membres du Caveau,
devant les disciples de Panard et de Désaugiersi qui croient fermement que toute poésie se trouve au
fond d’un verre plein de vin généreux. Pour ces bons vivants, pour ces francs buveurs,
toute rêverie est une niaiserie et rien de plus ; aussi n’essaierai-je pas de les
convertir. Qu’il me suffise d’affirmer que les Étoiles traduisent sous
une forme harmonieuse une pensée commune à tous les cœurs qui ont aimé, et je ne crains
pas d’être démenti. Oui, le silence de la nuit invite à la rêverie, la contemplation du
ciel étoilé réveille dans nos cœurs les plus chers souvenirs, et si la femme que nous
avons chérie tendrement, que nous avons préférée au monde entier, dont le sourire nous
égayait, dont les larmes nous attristaient, a quitté la terre, le regret se change en
prière, la piété prend la
forme de la crédulité la plus
enfantine, et nous cherchons dans le ciel, parmi les étoiles, celle que nous avons
aimée, et qui est tout entière dans notre mémoire. Cette pensée si vraie inspire à
M. de Lamartine une série de comparaisons tantôt ingénieuses, tantôt éloquentes. Il
règne dans toute cette pièce un accent de sincérité qui ne laisse pas à l’émotion le
temps de s’attiédir ; il n’y a pas un sentiment qui ne porte l’empreinte de la vérité.
Si parfois les images rappellent Le style de Macpherson, l’abondance et la spontanéité
des idées qu’elles traduisent éloignent bientôt toute accusation de servilité. Pour moi,
je vois dans les Étoiles l’expression d’un regret sincère, d’une passion
vraie, et, comme je ne comprends pas qu’une affection fervente ne rêve pas
l’immortalité, je trouve tout simple qu’un amant cherche dans le ciel, parmi les étoiles
les plus pures, la femme qu’il a perdue. Si la raison condamne comme puérile cette
pieuse rêverie, l’imagination l’accepte, et le cœur l’absout. Le style des
Étoiles, quoique plus abondant que le style du Lac,
n’est pas moins précis. Les images plus variées, plus nombreuses, ne sont pas moins,
vraies ; la pièce tout entière est sortie d’un cœur sincèrement affligé, et les
sentiments qu’elle renferme sont tellement élevés, tellement purs, qu’ils échappent à
toute discussion.
Le Chant d’Amour est tendre comme une caresse et pieux comme un cantique
d’actions de grâce. Les strophes amollies murmurent à l’oreille comme la brise du matin
parmi les roseaux de la rive. Toute la première partie de cette pièce exprime en termes
éloquents l’impuissance du langage humain à traduire les profondes émotions, les
affections ferventes. Le poète essaie tour à tour tous les tons, toutes les images, et
chaque fois qu’il a trouvé pour sa pensée une forme nouvelle, un accent plus sonore, il
l’abandonne à la hâte, comme s’il désespérait de jamais
rendre ce qu’il éprouve. Il veut peindre la femme qu’il aime, et la nature entière,
interrogée dans toutes ses merveilles, ne suffit pas pour esquisser cette radieuse
image. Il y a dans cette abondance, dans cette variété de comparaisons haletantes qui
s’accumulent et s’effacent, un charme singulier qui attendrit le cœur et l’associe à la
passion du poète. Si les sens parlent haut dans ce cantique amoureux, ils ne parlent pas
seuls ; l’idéal se mêle aux peintures les plus séduisantes de la beauté visible, et la
présence permanente de l’idéal donne à toutes les strophes une grandeur, une sérénité
que la passion purement sensuelle n’atteindra jamais. Éclat du regard, mélodie de la
voix, flots de la chevelure qui tour à tour voilent les yeux et se répandent sur les
épaules comme un manteau, grâce harmonieuse des mouvements qui semblent réglés par une
harpe invisible, soupirs plus émouvants que les paroles les plus tendres, sommeil visité
par les rêves, le poète n’omet rien de ce qui peut nous expliquer son amour ; mais il ne
s’arrête pas à la peinture de la beauté qui frappe les yeux : il franchit le monde des
sens pour aborder le monde des idées pures. Au-delà du regard radieux qui ravit son
regard en extase, il aperçoit et il contemple avec bonheur une âme qui lui appartient
tout entière, qui réfléchit son image, dont toutes les pensées, toutes les espérances se
résument en lui. Jamais l’imagination la plus riche, l’esprit le plus exercé n’ont
réussi à composer un tel tableau. Pour prêter à l’amour des accents si vrais, si
pathétiques, pour assouplir la langue et trouver dans l’assemblage des mots tantôt le
chuchotement des feuilles agitées par le vent, tantôt le gazouillement du ruisseau qui
vient mourir sur les cailloux et la mousse, l’habileté ne suffit pas : il n’y a qu’un
cœur
vraiment épris qui puisse opérer de tels prodiges. La
langue refuserait d’obéir à l’esprit qui voudrait se souvenir de ce qu’il a vu, mais
elle répète comme un écho docile tout ce que le cœur a senti. C’est dans la sincérité du
poète que nous devons chercher l’origine et la vie des images que nous admirons.
Ingénieux et discret, s’il n’eût pas éprouvé les émotions qu’il essaie de peindre, tous
ses efforts viendraient échouer contre la parole rebelle ; ému, passionné, les mots
s’échappent de sa bouche comme l’eau jaillit d’une source vive. La poésie ainsi comprise
n’est plus une œuvre de l’esprit, mais un cri de l’âme ; l’art disparaît tout entier
dans la spontanéité de la pensée, ou plutôt n’est-ce pas là le comble de l’art ?
La première partie de ce cantique amoureux rappelle plus d’une fois le cantique de
Salomon. Cependant il n’y a pas une strophe qui soit tirée littéralement du poème
hébraïque. M. de Lamartine, nourri de bonne heure de la lecture de la Bible, ne pouvait
guère échapper à l’empire de ses souvenirs. D’après son propre témoignage, ces
réminiscences ne sont pas d’ailleurs complètement involontaires. Il lui a plu d’engager
la lutte avec les versets passionnés de Salomon ; mais la lutte même lui défendait le
plagiat : copier n’est pas combattre ; M. de Lamartine ne l’a pas oublié un seul
instant. Les images mêmes qui nous étonnent par la nouveauté, la hardiesse, nous
sembleraient timides, si nous prenions la peine de les comparer aux images prodiguées
par Salomon. L’imitation biblique chez le poète français n’a jamais rien de servile ; on
dirait qu’en étudiant les traditions et les chants de la Judée, il a réussi à faire
siens tous les sentiments qui animaient l’antique Orient. Aussi ne faut-il pas s’étonner
qu’il parle sans effort la langue d’Isaïe et de David ; les images bibliques se
présentent à lui comme l’expression de sa pensée. Si j’avais
besoin de prouver que les strophes du poète français, malgré les souvenirs qu’elles
réveillent, sont vraiment originales, il me suffirait d’insister sur le caractère
exclusivement sensuel du cantique hébreu. Salomon, comme Djamy, comme Hafiz, excelle à
peindre le désir et la volupté ; il trouve pour l’ivresse, pour l’extase des sens, des
paroles ardentes dont la splendeur n’a jamais été dépassée ; mais l’amour qu’il célèbre
ne survit pas à la possession ; une fois rassasié des délices qu’il a souhaitées comme
le dernier terme du bonheur humain, il s’énerve et languit. Comme il n’a rien rêvé
au-delà des sens, et que la joie des sens est limitée dans sa durée, il s’attiédit et
meurt au sein du bonheur même. Rien de pareil dans le cantique de M. de Lamartine, ou du
moins, si quelques strophes nous peignent la joie des sens en couleurs éclatantes, le
poète complète bientôt la peinture de la passion, en ajoutant à l’expression du désir
l’expression d’un ravissement qui survit au désir satisfait, à la possession même de la
beauté. Il publie le cantique de Salomon pour ne plus songer qu’à la fragilité du
bonheur humain, pour se consoler dans l’espérance d’une vie meilleure. Il croit que les
cœurs unis sur la terre par un mutuel et profond amour se retrouveront un jour dans une
vie plus pure, plus sereine, et cette croyance ne se révèle pas une seule fois dans les
versets de Salomon. Je me contente d’indiquer cette différence, que chacun peut
vérifier. Il demeure donc démontré que les strophes du poète français, malgré leur
couleur orientale, sont l’expression d’un sentiment vrai, d’une passion réellement
éprouvée, et non le souvenir imaginaire d’un livre lu et relu pendant les années de sa
jeunesse. La foi chrétienne joue un rôle important dans la peinture de
l’amour tel que le comprend M. de Lamartine ; aussi n’est-il pas permis
de confondre cette élégie passionnée avec les élégies païennes, car le polythéisme
n’avait rien de commun avec le sentiment exprimé par le poète français. Moins vive,
moins éclatante que la poésie hébraïque, la poésie païenne n’apercevait rien au-delà des
sens ; moins riche en images que le cantique de Salomon, elle circonscrivait sa tâche
dans les même limites. C’est pourquoi l’élégie de M. de Lamartine me semble réunir tous
les caractères de l’originalité : je l’admire et je l’aime comme une œuvre belle et
sincère.
Les Harmonies poétiques, publiées sept ans après les
Méditations, nous montrent le génie du poète, sinon sous un aspect
nouveau, du moins appliqué à des sujets d’un ordre plus sévère. Sauf quelques rares
exceptions, les deux premiers recueils étaient consacrés à l’expression de l’amour ; la
philosophie, la religion, ne tenaient pas alors la première place dans la pensée de
l’auteur : les Harmonies sont presque toutes consacrées à l’expression du
sentiment religieux. Le style des Méditations s’est-il agrandi, s’est-il
épuré dans les Harmonies ? Question délicate que bien peu de lecteurs
songeront à se poser, dont la solution quelle qu’elle soit, paraîtra sans doute
téméraire aux admirateurs de M. de Lamartine. Si je dis qu’il est pareil à lui-même, on
me reprochera de parler pour ne rien dire ; si j’ose affirmer que son style a perdu en
limpidité ce qu’il a gagné en abondance, on m’accusera de blasphème ; si d’aventure je
trouve qu’il a grandi, on me répondra qu’il ne pouvait pas grandir, puisqu’il avait déjà
touché les cimes les plus hautes de la poésie, et pourtant parmi ces trois solutions je
suis forcé de choisir la seconde comme la seule qui traduise fidèlement ma pensée.
Toutefois, malgré cette
restriction qui me semble justifiée
par l’évidence, je suis loin de placer les Harmonies au-dessous des
Méditations. Si l’analyse du langage ramené à ses lois fondamentales
m’oblige de préférer le style des Méditations au style des
Harmonies, je reconnais que l’inspiration n’a rien perdu de sa vigueur.
Malgré la permanence de l’idée religieuse, qui imprime au recueil tout entier un
caractère d’unité, il y a dans les pièces dont ce recueil se compose plus de variété que
dans les Méditations.
Jéhovah ou l’idée de Dieu suffirait seul y démontrer ce que j’avance. La
division de ce poème lyrique est pleine à la fois de grandeur et de sévérité : d’abord
l’idée de Dieu écrite dans la nature entière. Depuis la mousse que nous foulons aux
pieds, depuis l’insecte que nous écrasons sous nos pas, jusqu’au soleil qui nous
éclaire, jusqu’aux étoiles sans nombre qui resplendissent dans l’azur du ciel, il n’est
pas une page de la création qui, selon l’expression biblique, ne raconte la puissance
divine. Après cet exorde vraiment lyrique, le chêne et l’humanité, qui nous montrent la
grandeur de Dieu sous deux formes diverses, également mystérieuses, également
impénétrables. Puis, après cette double démonstration, le poète revient à sa première
pensée, se confirme en sa foi, et achève en quelques strophes ardentes son hymne d’amour
et de reconnaissance. Il y a dans cette division quelque chose de magistral qui indique
chez le poète l’élargissement de l’intelligence. Les plus belles méditations n’offrent
rien de pareil. Pourquoi la forme ne s’est-elle pas épurée en même temps que la pensée
s’agrandissait ? Je ne me charge pas de l’expliquer. J’aime mieux insister sur
l’admiration que j’éprouve chaque fois que je relis la seconde et la troisième parties
de ce poème. Les transformations du gland qui devient chêne
sont racontées avec une richesse, un éclat de couleur qui étonnent et ravissent. Le
germe du chêne futur apporté par le vent sur la cime du rocher, quelques grains de
poussière pétris par la pluie qui le nourrissent et le fécondent, et voilà le roi des
forêts ! quelle humilité dans son berceau ! quelle grandeur dans son adolescence !
Le développement de l’humanité n’est pas traité avec moins de bonheur. Avec un goût que
je ne saurais trop louer, l’auteur, après la peinture du chêne dont les vastes rameaux
couvrent de leur ombre un arpent de terre, nous raconte l’enfance et la jeunesse de la
femme : il y a dans le contraste de ces deux tableaux une délicatesse que je n’ai pas
besoin de signaler. M. de Lamartine a trouvé pour exprimer la beauté virginale,
l’épanouissement de la jeunesse sous le souffle de l’amour, des paroles d’une ineffable
tendresse. Il est impossible de lire sans émotion les strophes où il décrit la jeune
fille étonnée et confuse de l’admiration qu’elle excite ; jamais poète n’a mieux
caractérisé le charme que la pudeur ajoute à la beauté. Toutes les comparaisons que le
spectacle de la nature peut suggérer à l’imagination sont tour à tour employées avec un
rare discernement et nous enchantent sans nous éblouir. S’il y a dans cette troisième
partie moins de nouveauté, moins de traits inattendus que dans la vie du chêne, en
revanche les traits gracieux sont prodigués avec une générosité inépuisable. La vie du
chêne nous imposait la foi par l’étonnement ; la vie de la jeune fille nous mène à Dieu
par l’attendrissement et le bonheur : cette blonde créature dont les yeux réfléchissent
l’azur du ciel, dont les cheveux ruissellent en flots d’or, dont la bouche vermeille
s’entrouvre en souriant pour nous laisser compter les perles d’Ophir, laisse dans l’âme
une si délicieuse
impression, que la foi naît de la
reconnaissance. Le gland devenu chêne nous élève à Dieu en nous montrant toute
l’impuissance de nos spéculations ; la jeune fille devenue femme nous offre l’image du
bonheur et nous conduit au pied de l’autel pour remercier le Créateur, qui nous a fait
un tel présent. M. de Lamartine n’a jamais été mieux inspiré. Il serait trop facile de
relever çà et là quelques négligences ; je renonce à les signaler. Quant à l’impression
générale que j’ai reçue de ce poème, c’est une admiration que je voudrais ressentir plus
souvent. Bien peu d’ouvrages m’ont ému aussi doucement, bien peu ont laissé dans ma
mémoire une trace aussi lumineuse. Rien de factice, rien d’apprêté ; les pensées
naissent sans efforts et s’ordonnent d’elles-mêmes ; la parole obéissante saisit l’idée
à peine éclose et la revêt des plus brillantes couleurs. Depuis le vent qui mugit dans
la ramure du chêne jusqu’au souffle embaumé qui s’échappe des lèvres de la jeune vierge,
depuis l’orage qui ébranle le rocher sans déraciner le géant des forêts jusqu’au soupir
qui soulève la poitrine où l’amour va s’éveiller, il n’y a pas un trait qui ne soit
rendu avec éloquence. Si la précision manque parfois, c’est à peine si l’intelligence du
lecteur trouve le temps de s’en apercevoir, tant elle est charmée, tant elle se laisse
aller avec bonheur à la contemplation du tableau qui lui est offert. Éplucher les
expressions qui tantôt vont au-delà de la pensée ; tantôt demeurent en deçà, serait une
besogne stérile : ces taches légères n’altèrent pas la sérénité, la splendeur de la
composition. Fervent au début, austère en racontant la vie du chêne, mélodieux et tendre
en racontant la vie de la jeune fille, animé d’un pieux enthousiasme quand il revient à
sa première pensée, le poète a dit ce qu’il voulait dire ; il a trouvé l’évidence dans
l’émotion :
n’est-ce pas la vraie logique de la poésie ? Il
n’a pas eu besoin de disserter pour nous imposer sa conviction ; il nous a montré la
création dans sa magnificence, la vie du chêne dans toute sa vigueur, la vie de la jeune
fille dans son radieux épanouissement, et, suspendus à sa bouche par une chaîne d’or,
nous l’avons écouté avec bonheur, avec sympathie, jusqu’au moment où ses lèvres se sont
fermées, où notre cœur s’est ouvert à la prière. Le sentiment religieux trouve rarement
parmi les poètes un interprète aussi éloquent.
Après Jéhovah, la plus belle harmonie, celle du moins
qui réalise le mieux le dessein du poète est, à mon avis, l’Infini dans les
Cieux. C’est la même idée, la grandeur de Dieu, mais présentée sous une autre
forme, et les détails sont d’une telle richesse, d’une telle variété, que l’idée, bien
qu’identique, peut à bon droit passer pour nouvelle. Il serait d’ailleurs superflu
d’insister sur la nouveauté du thème. La grandeur de Dieu, l’immensité de la création,
le peu de place que l’homme tient dans l’ensemble des choses, sont éternellement
rajeunis par la pensée. Les psaumes de David n’ont pas épuisé la matière ; les Pères de
l’Église, en traitant le même sujet avec une rare éloquence, ne l’ont pas appauvri pour
les générations futures : il est dans la destinée de l’humanité d’agiter sans relâche
ces questions que les esprits frivoles regardent comme sans valeur. En relisant
l’Infini dans les Cieux, je me rappelais le mot d’un homme d’esprit :
Pourquoi M. de Lamartine, au lieu de remettre sur le métier quinze ou vingt fois la même
idée, ne s’est-il pas décidé à établir dans ses Harmonies un ordre
méthodique ? Le recueil n’eût pas manqué d’y gagner. Le mot fut applaudi comme
l’expression d’une pensée vraie, et pourtant tous ceux qui ont étudié
sérieusement la poésie, tous ceux qui connaissent le rôle assigné à
chacune de nos facultés, savent à quel point cette spirituelle question est dépourvue de
bon sens. Vouloir soumettre l’imagination aux mêmes lois que l’histoire, la philosophie
ou les sciences positives, est un pur caprice qui ne soutient pas la discussion. Que le
récit des événements accomplis, l’exposition d’une vérité morale, ou la démonstration
d’une série de théorèmes, soient réglés par des lois rigoureuses, rien de mieux ; mais
que l’imagination se plie à ces lois, c’est un rêve qui mérite tout au plus un sourire.
Que le géomètre enseigne les propriétés des figures avant d’expliquer les propriétés des
solides, c’est une nécessité à laquelle il ne peut se soustraire. Si le poète acceptait
une telle condition, s’il confondait la poésie et la science, il ne produirait qu’une
œuvre inanimée : il est dans la nature même de l’imagination de remanier à plusieurs
reprises la même pensée, et de la renouveler par cela seul qu’elle l’interroge au milieu
de circonstances diverses. L’âme heureuse ou affligée, fière ou abattue, n’aperçoit pas
l’idée divine sous le même aspect, et cela suffit pour faire de l’idée divine le thème
de chants très différents. C’est pourquoi je suis loin de blâmer M. de Lamartine. En
écrivant Jéhovah, il ne se proposait pas de nous montrer la place
infiniment petite de l’humanité dans la création ; il voulait célébrer la puissance
divine. Quoique l’idée soit la même, elle est donc présentée sous deux faces diverses,
et les deux pièces ne peuvent être accusées de ressemblance. Je regrette seulement que
M. de Lamartine, dont l’imagination se prête si heureusement à la peinture de la
grandeur divine, n’ait pas compris le danger des termes techniques. Je ne demande pas
que la poésie, lors même qu’elle célèbre les merveilles des cieux, lutte de précision
avec
Delambre et Cassini ; mais elle ne peut se dispenser
d’étudier la valeur des mots avant de les employer, et M. de Lamartine a négligé cette
vulgaire précaution. Il parle sans façon des ellipses décrites par les étoiles, comme si
la figure elliptique s’appliquait indifféremment au mouvement de tous les corps
célestes. Il y a dans cette étourderie plus d’un péril. Les hommes uniquement occupés
d’études littéraires ne connaissent guère que l’ellipse grammaticale, et pour eux le
mouvement prêté aux étoiles par M. de Lamartine n’a pas de sens défini. Quant aux hommes
qui savent la valeur géométrique de l’ellipse, ils ne peuvent lire sans sourire et
parfois même sans dépit, cette singulière bévue. Si les étoiles, en effet, décrivent une
ellipse, et si, comme le pensent les astronomes dont l’autorité est reconnue par
l’Europe savante, les étoiles sont le centre de systèmes analogues au système solaire
dont notre planète fait partie, tout l’ordre du monde est renversé. Newton et Laplace ne
savaient ce qu’ils disaient ; Copernic est un rêveur dont les affirmations ne méritent
aucune foi. Voilà notre pauvre terre obligée de décrire un mouvement circulaire autour
du soleil, qui décrit lui-même un mouvement elliptique. Se charge qui pourra de prévoir
et de prédire les incroyables désordres engendrés par cette combinaison inattendue :
climats, saisons, tout change. Il a suffi d’un trait de plume pour biffer toute la
science humaine, ou du moins la partie la plus sublime et la plus parfaite de la
science. Et qu’on ne vienne pas me dire que je prends plaisir à éplucher des mots : il
ne s’agit pas ici d’une règle de syntaxe ; il s’agit d’un mot employé par un poète
justement applaudi. Or ce mot ne veut rien dire ou exprime une idée absurde. Ou la
poésie n’est qu’un pur enfantillage, un passe-temps, un hochet, ou elle
doit servir à populariser des idées vraies en même temps que des
sentiments généreux. Quelle confiance mérite, quelle confiance inspire le poète qui ne
prend pas la peine de connaître le sens des mots qu’il emploie ? Ne donne-t-il pas à la
foule le droit de le confondre avec les rhéteurs dont le souci le plus cher est
d’assembler des périodes sonores, sans jamais prendre au sérieux les idées qui par
hasard peuvent se rencontrer sous les mots ? Et pourtant, malgré l’étrange bévue que je
signale, l’Infini dans les Cieux demeure un admirable morceau. La
comparaison de l’homme avec les étoiles sans nombre semées dans le ciel par la main de
Dieu, avec le grain de sable, est pleine de magnificence. Le mouvement des corps
célestes qui obéissent sans murmure à la loi qui leur est tracée, opposé aux
défaillances, aux cris de rage et de révolte poussés par l’humanité, offre une grande et
touchante leçon, une leçon pieuse et résignée. Si M. de Lamartine n’eût pas joué
imprudemment avec la langue de la science et se fût contenté de la langue poétique, je
n’aurais pour cette harmonie que des éloges, et je serais heureux de les prodiguer. Il
semble qu’il ait pris à tâche d’excuser l’élévation constante de sa pensée en montrant
aux esprits jaloux de son génie et de sa renommée à quel point il ignore les données les
plus vulgaires recueillies sur le mécanisme de l’univers. Il y a dans son ignorance une
sorte d’ostentation que je suis tenté de prendre pour un bouclier. Je croirais
volontiers qu’il a voulu se défendre contre l’envie en s’abritant derrière ce singulier
argument : Oui, je suis grand ; oui, je plane au-dessus de la foule ; mais pardonnez-moi
ma grandeur en voyant mon ignorance. Étrange manière de se défendre ! N’eût-il pas été
plus sage d’étudier la vérité, au lieu de la travestir ?
L’Hymne au Christ, rempli d’ailleurs de
grandes pensées, pèche par une singulière imprévoyance. Sans vouloir exiger du poète un
ordre rigoureux, il est permis du moins de lui demander une sorte d’enchaînement dans
les sentiments qu’il exprime. Or, dans l’Hymne au Christ, on ne trouve
rien de pareil. C’est l’improvisation dans le sens étymologique du mot, c’est-à-dire
l’improvisation fermement résolue à ne s’inquiéter ni de la valeur ni de l’ordre des
idées. Le résultat inévitable d’un tel procédé, c’est une abondance verbeuse qui, loin
d’ajouter à l’éclat de la pensée, finit par la rendre insaisissable à force de la
présenter sous des formes nouvelles. Il m’est impossible de croire que M. de Lamartine,
en commençant l’Hymne au Christ, se soit interrogé sérieusement, qu’il
ait arrêté ce qu’il voulait dire. Il s’est fié à son inspiration, et son inspiration,
bien que puissante, n’a pas effacé la trace de l’imprévoyance. Il y a dans cet hymne
harmonieux et sincère des redites sans nombre qui fatiguent l’intelligence la plus
patiente. Telle idée qui, mise à sa place, éloquemment exprimée une première fois, nous
frappe d’étonnement, nous charme, nous entraîne, ramenée sans raison, exprimée une
seconde fois, dans une langue moins vive, moins colorée, semble s’étioler et passe à
l’état de lieu commun. Certes, je ne veux pas contester la grandeur de l’idée générale
qui domine toute cette composition ; mais je dois dire que les idées particulières qui
se déduisent de cette idée générale gagneraient singulièrement à se présenter dans un
ordre prévu et réglé, selon l’importance qui leur appartient. Répéter trois et quatre
fois la même pensée, sans y rien ajouter en la reproduisant, n’est pas faire preuve de
fécondité. Abrégé de moitié, l’Hymne au Christ, je n’en doute pas,
doublerait de
valeur. Une telle proposition sera traitée de
blasphème, peu m’importe. C’est précisément parce que j’admire une moitié de cet hymne
que je voudrais voir disparaître l’autre moitié, qui me gâte la première. Il y a çà et
là des taches qui blessent le goût. Je ne conçois guère pourquoi le poète s’adressant au
Christ, lui parle du télescope d’Herschell et lui dit : Ta parole a semé dans le monde
moral plus de vérités que notre œil armé du télescope, ne découvre d’étoiles dans le
ciel. Cette comparaison, qui serait grande et flatteuse si elle s’adressait à un
philosophe, à Platon, à Leibnizj, devient mesquine et pédante quand le poète parle à Dieu même.
Les images que M. de Lamartine appelle au secours de sa pensée pour la graver plus
rapidement et plus sûrement dans la mémoire du lecteur ne sont pas toujours choisies
avec discernement. Parfois même, soumises à l’épreuve de l’analyse, elles ne présentent
pas de sens déterminé, ou n’offrent qu’un sens désavoué par la raison. Quand le poète
dit au Christ : Ton éclipse est bien sombre, il ne dit rien que nous puissions
comprendre, car cette image, tirée de l’étude des corps céleste, avait besoin d’un
complément pour offrir à l’intelligence une idée précise ; un corps ne s’éclipse pas
lui-même, et le Christ, comparé au soleil, est logiquement obligé d’accepter cette
condition. Je n’aime pas la vérité chrétienne
rongée par la rouille
des temps
. L’astronomie ne porte pas bonheur à M. de Lamartine. Après
avoir parlé de l’éclipse du Christ sans nous expliquer comment et pourquoi le Christ
nous est caché, il revient sur cette comparaison dont nous sommes séparés par un grand
nombre de strophes, et cette fois il prend à tâche de lui donner plus de précision et de
clarté. Hélas ! il eût mieux valu y renoncer que d’y revenir pour aggraver sa faute. La
terre,
selon M. de Lamartine, projette son ombre sur l’étoile
du Christ, et voilà pourquoi le Christ s’obscurcit à nos yeux. Si cette explication n’a
pas le mérite de la vérité, elle a du moins le mérite de la nouveauté. Nous, placés sur
la terre qui projette son ombre sur l’étoile du Christ, nous qui, dans la pensée du
poète, ne sommes séparés de sa splendeur par aucun corps intermédiaire, nous
n’apercevons plus qu’une lueur confuse ; devine qui pourra cette énigme singulière.
Jusqu’à présent, nous avions cru que, pour apercevoir l’ombre projetée sur un corps
céleste par un corps de même nature qui venait à passer devant lui, il fallait de toute
nécessité être placé sur un troisième corps différent et distant des deux premiers. Il
paraît que cette opinion, généralement accréditée, ne repose sur aucun fondement ; c’est
du moins l’avis de M. de Lamartine. À quoi bon parler à tout propos du soleil et des
étoiles ? à quoi bon entasser bévue sur bévue ? Il est trop facile de relever des
erreurs si manifestes, pour que la clairvoyance devienne un sujet d’orgueil ; je serais
heureux de n’avoir pas à les relever.
Ces reproches, que je ne sépare pas d’une admiration sincère, ne sont pas les seuls que
mérite l’Hymne au Christ. Bien que la pensée générale de la composition
soit une pensée chrétienne, le poète déploie un tel luxe de souvenirs, il parle avec
tant de complaisance de Palmyre et de Memphis, d’Osiris et de Mercure, du Panthéon et
des dieux de la Grèce et de Rome, que l’idée première disparaît plus d’une fois dans ce
déluge d’appels au passé, et, quand elle reparaît, elle se trouve amoindrie. Entre le
point de départ et le point où nous sommes parvenus, il y a un tel espace, que nous
avons presque oublié les destinées de la foi chrétienne pour ne songer qu’à la splendeur
éphémère des
empires, aux erreurs baptisées du nom de vérité
qui se détrônent tour à tour avant de s’abîmer dans le néant. Ainsi l’inspiration du
poète, chrétienne au début, s’altère à son insu, et prend un caractère cosmopolite et
purement philosophique. Sans la péroraison, qui semble empruntée aux procédés de l’art
musical et qui nous ramène au ton primitif, les modulations infinies par lesquelles nous
avons passé effaceraient de notre mémoire le thème religieux que M. de Lamartine a voulu
développer.
Ce que j’ai dit de l’Hymne au Christ s’appliquerait encore avec plus de
justesse et d’évidence à l’une des plus belles pièces du recueil : Mon âme est
triste jusqu’à la mort. Assurément il est impossible de méconnaître la
grandeur, la sincérité de l’inspiration qui a dicté cette plainte éloquente. Non
seulement l’idée première est parfaitement vraie, non seulement la tristesse qui
s’exhale dans cette élégie suprême n’a rien de factice, rien d’apprêté, mais les
divisions imaginées par le poète semblent destinées à nous montrer clairement toutes les
faces de sa pensée, toutes ses angoisses, toutes ses défaillances. Et pourtant, malgré
la grandeur de l’inspiration, malgré la vérité des sentiments, la lecture la plus
attentive de cette pièce, si admirablement conçue, ne laisse dans la mémoire qu’une
trace confuse ; en nous recueillant, nous arrivons à grand-peine à recomposer dans un
ordre intelligible, dans une série logique les tableaux qui ont passé sous nos yeux. La
substance poétique de cette pièce est excellente ; pourquoi la mise en œuvre est-elle si
imparfaite ? La tristesse qui saisit parfois l’âme la plus courageuse vers le déclin de
la vie, le souvenir de l’amour qui se disait immortel et s’est évanoui comme un songe,
le regret des heures consumées en études impuissantes, le
blasphème, fils du désespoir, le cœur flétri, noyant dans le flot des voluptés impures
l’image importune de ses espérances déçues, le cœur ramené à la foi par le néant du
bonheur qu’il a poursuivi, et retrouvant, dans le passé même qu’il maudissait tout à
l’heure comme une promesse perfide, un sujet de reconnaissance, le thème d’un cantique
fervent adressé au Créateur, à coup sûr, il y a bien là de quoi défrayer une ode, une
élégie, selon la disposition où se trouve l’âme du poète ; mais la succession d’idées
que je viens d’indiquer se laisse à peine entrevoir dans la pièce de M. de Lamartine,
tant il a pris soin de les confondre en les développant. Il a traité chacune de ces
idées avec une impitoyable prolixité ; il ne l’a quittée qu’après l’avoir épuisée,
qu’après l’avoir pressée dans tous les sens et s’être bien assuré qu’elle ne contenait
plus rien. Grâce à l’application obstinée de ce procédé, il a réussi plus d’une fois à
flétrir les plus fraîches images, à rendre prosaïques, à dessécher les comparaisons qui
s’annonçaient d’abord sous les couleurs les plus attrayantes. Si jamais le souffle
poétique a doué d’une vie nouvelle les sentiments qui semblaient épuisés depuis
longtemps, dont l’expression multipliée à l’infini paraissait défier toute tentative de
rajeunissement, ce miracle ne s’est nulle part accompli d’une façon plus éclatante que
dans la pièce dont je parle : malheureusement M. de Lamartine, enivré de sa parole, n’a
pas su s’arrêter à temps ; il ternit à plaisir les métaphores les plus splendides en les
superposant, en les accumulant. Il n’est satisfait qu’après les avoir entassées. Peu lui
importe que sa pensée disparaisse sous ce monceau de métaphores. Il a prouvé sa
richesse, et son orgueil est satisfait. Quoiqu’il ait à exprimer un sentiment vrai, il
ne tient pas à frapper juste, mais à frapper fort, et il manque le but faute d’avoir
mesuré son élan.
Nulle part ce travers n’est plus saillant
que dans : Mon âme est triste jusqu’à la mort.
Il n’est pas rare d’entendre des orateurs de salon, d’ailleurs assez peu lettrés,
accuser de sécheresse la poésie française du xviie
siècle. Sans vouloir entreprendre ici la défense littéraire de cette
époque glorieuse, je me borne à rappeler que les œuvres comprises entre l’avènement de
Louis XIII et de la mort de Louis XIV se recommandent surtout par la mesure. Je ne
m’arrête pas à discuter le caractère studieux ou spontané des œuvres qui remplissent
cette période ; il me suffit d’insister sur le style limpide qui donnait à la pensée
tant de relief et d’éclat. En lisant les Harmonies poétiques et surtout
les deux dernières pièces que je viens d’analyser, il est impossible de ne pas se
reporter vers ce moment de notre histoire. Quoique le style, pour avoir une véritable
valeur, doive naître de la pensée même, et que le style de Racine appliqué aux comédies
de Molière, comme le voulait un bel esprit de nos jours, soit une des idées les plus
saugrenues qui se puissent concevoir, un esprit sérieux peut se demander ce que fût
devenu, dans les mains d’un poète du xviie
siècle partagé
entre la foi et le découragement, le sujet traité par M. de Lamartine. Bien qu’alors
l’imitation de l’antiquité païenne dominât l’étude de la poésie biblique, Isaïe et David
n’ont pourtant pas trouvé un écho moins harmonieux que Sophocle et Euripide. Si le Livre
des Rois n’est pas scrupuleusement respecté dans Athalie, Iphigénie ne
rappelle pas la Grèce héroïque d’une façon très littérale. Ce qui assure à ces deux
ouvrages une longue jeunesse, c’est d’abord la vérité humaine, la vérité des sentiments
pris en eux-mêmes, abstraction faite du temps et du lieu, et puis la mesure dans
l’expression. J’imagine donc que le sujet traité par M. de
Lamartine, soumis aux lois acceptées par le xviie
siècle, n’eût rien perdu de sa grandeur, de sa vérité. Les détails qui
nous éblouissent et nous fatiguent, émondés par une main sévère, laisseraient à la
pensée toute sa clarté, toute son évidence. L’esprit suivrait sans effort toutes les
transformations de la tristesse et ne chercherait pas, en achevant le dernier
hémistiche, à retrouver sous les ronces et les broussailles le sentier indécis qu’il a
parcouru. La mesure dans l’expression, quoi que puissent dire les panégyristes de
l’improvisation, n’appauvrit pas la pensée. Ce qu’on nomme aujourd’hui abondance n’est
trop souvent que prolixité ; les images prodiguées à l’infini, loin d’ajouter à l’éclat,
au relief de la donnée poétique, ressemblent à ces draperies dont les plis
capricieusement multipliés abolissent la forme du corps. Regardez une statue trouvée
dans les champs de l’Attique : le lin ou la laine, disposés par une main tout à la fois
savante et hardie, laissent deviner la force de l’athlète ou la beauté de la jeune
canéphore. Les plis semblent comptés, ou plutôt c’est le mouvement même du personnage
qui commande à l’étoffe obéissante. Regardez une statue de Bernin : le marbre est
fouillé avec une merveilleuse adresse, il semble vouloir lutter de souplesse avec les
tissus les plus fins ; mais le ciseau, en multipliant les caprices de la draperie, a
effacé les contours du corps. Laquelle de ces deux statues vous semble plus près de la
vérité, plus près de la beauté ? Eh bien ! sans vouloir établir aucune comparaison
directe entre M. de Lamartine et Bernin, n’est-il pas permis de voir, dans la prolixité
du style, le même danger que dans les draperies dont les plis multipliés sans raison et
sans mesure masquent les contours du personnage ?
Est-ce à dire que l’inspiration qui a dicté les Harmonies
soit moins abondante, moins sincère, moins sûre, moins
féconde que l’inspiration qui a dicté les Méditations ? Telle n’est pas
ma pensée. Ces deux recueils, sans être consacrés à l’expression du même sentiment,
appartiennent cependant à une intelligence douée de la même sève, de la même force. Des
Méditations aux Harmonies, il n’y a ni affaiblissement,
ni déchéance. Tous ceux qui aiment la poésie, tous ceux qui sont habitués à interroger
l’imagination humaine dans ses manifestations diverses, à comparer les monuments de
l’intelligence aux différents âges de l’histoire, savent bien à quoi s’en tenir sur ce
point. Le sentiment de l’amour, purement exprimé dans les Méditations,
n’est pas supérieur au sentiment religieux exprimé dans les Harmonies.
Dans le second comme dans le premier recueil, c’est la même spontanéité, la même vérité.
Seulement, et c’est ici que la critique reprend ses droits, la mesure qui éclate dans
les Méditations est presque toujours absente des
Harmonies. Les idées se présentent avec la même abondance, les sentiments
se succèdent avec la même sincérité, mais les images destinées à les traduire ne sont
point triées avec un goût aussi sévère. C’est, à mes yeux, la seule différence qu’il
soit permis d’établir entre les Méditations et les
Harmonies.
Ce qui est vrai, ce qu’il faut affirmer, ce qui peut servir au développement, à la
popularité des saines idées littéraires, c’est que les Harmonies, malgré
le mérite éclatant qui les recommande sous le rapport purement poétique, demeurent bien
au-dessous des Méditations dans toutes les questions qui se rapportent à
la pureté de la forme. Dans les Méditations, en effet, l’improvisation
n’était qu’un accident ; dans les Harmonies, l’improvisation est devenue
une habitude, Dans les Méditations, il est bien rare de
rencontrer des paroles inutiles, des paroles qui fassent double
emploi ; dans les Harmonies, au contraire, même dans les plus belles
pièces, il est bien rare de rencontrer des idées dont l’expression soit contenue dans de
justes limites. Trop souvent, même dans Jéhovah, même dans l’Hymne
au Christ, l’idée la plus excellente, le sentiment le plus vrai, se ternissent
et s’amoindrissent en subissant les évolutions d’images sans nombre. Le poète, faute de
s’arrêter à temps, trouve, à son insu, le moyen de gâter les intentions les plus
ingénieuses, d’attiédir les émotions les plus ardentes. Ce serait méconnaître les
devoirs de l’histoire littéraire que d’omettre une telle remarque ; l’énoncer en toute
franchise n’est pas manquer de respect pour le génie, mais le traiter avec toute la
sévérité, avec toute l’impartialité qu’il mérite.
M. de Lamartine, je n’hésite pas à le dire, abuse dans les Harmonies de
la richesse de sa nature. Plein de confiance dans ses facultés, il ne se donne pas la
peine de prévoir ou même d’entrevoir les paroles qui vont s’échapper de ses lèvres ; il
livre à toutes les chances du hasard l’ordre des idées aussi bien que l’arrangement des
mots. Je ne parle pas des nombreuses égratignures que la langue reçoit de ses mains ; ce
détail, sans être dépourvu d’importance, pourrait passer pour puéril chez un grand
nombre d’esprits qui considèrent l’étude et le respect de la langue comme un danger pour
l’imagination ; je me borne à constater ce qui ne peut être mis en doute par aucune
intelligence sérieuse, qu’il n’y a pas dans le recueil entier des
Harmonies une seule pièce qui se recommande par la même sobriété, par
la même mesure que le Lac. Dans cette dernière pièce, en effet, il ne se
rencontre pas une stance parasite, une stance qu’on voulût retrancher ; toutes les
paroles portent coup,
tous les sentiments trouvent un écho.
L’ordonnance des idées, sans révéler un esprit habitué aux combinaisons symétriques,
c’est-à-dire hostile à toutes les lois de la poésie, se distingue pourtant par une
clarté, par une évidence qui ne laisse rien à désirer. Dans les
Harmonies, l’intelligence la plus complaisante ne peut signaler rien de
pareil ; l’ordonnance est toujours absente ; il est bien rare de rencontrer une idée qui
ait une place déterminée, une place nécessaire ; la place assignée à l’expression d’un
sentiment semble presque toujours un pur caprice ; la volonté, la prévoyance,
n’interviennent presque jamais ; l’improvisation règne en souveraine, et traite avec un
dédain absolu tous les calculs de la réflexion. Or, si un pareil procédé réussit sans
peine à produire l’étonnement, il réussit bien rarement, je pourrais dire qu’il ne
réussit jamais à produire l’admiration. Qu’on me pardonne de citer un proverbe qui, pour
être vieux, n’en demeure pas moins vrai : le temps ne respecte pas volontiers ce qu’on
fait sans lui. L’improvisation éblouit l’auditoire ; il est bien rare qu’elle éblouisse
les lecteurs. Pour ceux qui écoutent et n’ont pas le loisir de songer, les paroles qui
s’échappent en flots pressés des lèvres du poète sont des preuves irrécusables de
puissance ; pour ceux qui lisent, à qui le temps ne manque pas pour méditer sur les
pensées qu’ils ont recueillies, sur les images qu’ils ont vues passer devant leurs yeux,
la question change d’aspect. L’indulgence est difficile, la sévérité devient nécessaire.
Les applaudissements prodigués avec complaisance dans un salon font place aux remarques
les plus inattendues et pourtant les plus légitimes. Les Méditations ne
sont pas exposées à un tel danger ; les Harmonies semblent prendre à
tâche de le braver. Le poète des Harmonies semble dire au lecteur : Voyez
comme je suis puissant et
fécond ! Je n’ai pas pris la peine
de préparer les strophes que je vais vous réciter ; eh bien ! je suis pourtant sans
inquiétude. Quoi que je puisse dire, je compte sur vos applaudissements. Rien de
vulgaire ne peut sortir de ma bouche. Écoutez et admirez. Respirer, pour moi c’est
chanter ; vivre, c’est inventer. Pourquoi craindrais-je de m’abandonner aux chances de
l’improvisation ? J’aurais beau faire, je ne réussirai pas à faiblir. Le lecteur prête
au poète une attention complaisante ; puis la réflexion vient, et la réflexion blâme
sévèrement ce que l’étonnement avait amnistié.
À ces deux recueils si riches et qui ont obtenu et gardé depuis longtemps une si
légitime admiration, M. de Lamartine a cru devoir ajouter un nombre considérable de
pièces nouvelles ; je dis considérable, car les pièces nouvelles ne s’élèvent pas à
moins de quarante-six. Malheureusement, parmi les pièces, il n’y en a pas une qui soit
digne de figurer en si glorieuse compagnie. Si ces pièces étaient signées d’un autre
nom, elles passeraient parfaitement inaperçues ; elles iraient s’engloutir dans le
gouffre toujours ouvert qui engloutit tant d’idées insignifiantes décorées de rimes
sonores : signées du nom de M. de Lamartine, elles éveillent de pénibles pensées.
Pourquoi ces vers ne sont-ils pas restés dans les albums parfumés qui leur avaient donné
asile ? Pourquoi ont-ils quitté le demi-jour mystérieux qui les protégeait ? Le poète
inspiré qui nous a donné les Méditations et les Harmonies
a-t-il donc pris au sérieux les louanges qui ne manquent jamais au génie lors même qu’il
se fourvoie ? Quelle femme s’est jamais permis de trouver mauvais les vers qui lui sont
adressés, quand ces vers sont signés d’un nom illustre ? Parmi ces quarante-six pièces
nouvelles, il n’y en a pas
une qui méritât de voir le jour,
de circuler parmi les indifférents, je veux dire parmi les lecteurs désintéressés qui
jugent l’œuvre en elle-même, sans tenir compte du milieu où elle s’est produite pour la
première fois. Telle chanson fort étonnée de se trouver à côté des strophes improvisées
à la Grande-Chartreuse semble trouvée dans les papiers de Planard ; livrée à nos regards
indiscrets seule et nue, sans les gracieuses mélodies d’Hérold, elle nous étonne et nous
afflige. Je tourne le feuillet, et j’aperçois des vers qui pourraient porter le nom de
Desmoustiers, des vers adressés à une jeune fille qui, dans un rêve, déposait un baiser
sur le front de l’auteur. C’est bien la peine vraiment d’avoir écrit les
Méditations et les Harmonies pour lutter de mignardise
et d’afféterie avec les Lettres à Émilie ! Une ode sur l’ingratitude des
peuples, qui porte la date de 1827, et dont toutes les strophes sont placées dans la
bouche d’Homère, n’est que le remaniement très malheureux de la belle pièce à
Manoel. Autant les vers adressés au poète portugais respirent d’affection et
de sympathie pour le génie méconnu, autant les strophes placées dans la bouche d’Homère
sont banales et déclamatoires. Dante, le Tasse, Milton, Camoëns, passent tour à tour
sous nos yeux comme de pures marionnettes, comme de simples sujets d’antithèse. Si cette
ode date vraiment de 1827, si elle précède de trois ans la publication des Harmonies, il est fort à regretter qu’elle ait quitté l’ombre hospitalière du
portefeuille où elle était enfouie. Tous ces lieux communs contre l’ingratitude des
peuples sont usés depuis longtemps et ne méritent pas un instant d’attention, à moins
qu’ils ne soient rajeunis par l’élégance et la nouveauté de la forme. M. de Lamartine,
qui, depuis trente ans, a trouvé tant de stances empreintes d’une tristesse sincère,
tant de strophes
animées d’un souffle ardent, n’a écrit sur
l’ingratitude des peuples envers les poètes qu’une suite de plaintes et d’invectives qui
ne semblent dictées ni par le malheur, ni par la colère.
Les vers à M. de Musset, que j’avais entendu vanter, sont loin de mériter les louanges
qu’ils ont obtenues. Le style en est tour à tour pâteux et semé d’images qui nous
dépaysent. Les comparaisons sont tirées des détails les plus vulgaires, de la réalité la
plus triviale. Les pensées les plus vraies, en subissant le joug de ces métaphores
inattendues, se dénaturent et se rapetissent.
Les fentes du
cœur
,
le cœur fêlé
,
l’amour qui s’évapore
, impriment à toute cette pièce un
caractère matérialiste qui contraste singulièrement avec les sentiments développés par
l’auteur. Si le style de M. de Lamartine, dans ses œuvres les plus belles, ne présente
pas toujours une irréprochable pureté, il se recommande du moins par l’élévation
constante des images et le caractère exclusivement spiritualiste de l’inspiration. Les
vers à M. de Musset dérogent à cette glorieuse habitude. Le cœur se réduit en tessons
comme une misérable poterie ; l’amour s’évapore comme l’eau d’une bouilloire ; en un
mot, la poésie disparaît et fait place au vulgaire entassement des images les plus
banales. Parlerai-je d’une très longue pièce adressée à M. Hubert, et qui s’intitule :
Ressouvenir du lac Léman ? Il y a dans cette conversation plusieurs
traits de paysage dont la vérité ne peut être contestée ; mais ces traits heureux
disparaissent au milieu des déclamations sans fin auxquelles M. de Lamartine se laisse
aller : il ne sait pas s’arrêter et suit, en nous parlant de la Suisse, tous les
procédés de Cyrus et de Clélie.
J’arrive enfin aux que M. de Lamartine a écrits sur les
Méditations et les Harmonies. Ici,
l’indulgence n’est pas permise. Ces pages que je redoutais, que
j’aurais voulu pouvoir effacer à mesure qu’elles naissaient sous la plume de l’auteur,
ne nous apprennent absolument rien et nous forcent trop souvent à nous apitoyer sur
l’étrange importance que le poète attribue aux moindres circonstances de sa vie. En
revenant de la Grande-Chartreuse, il est surpris par l’orage, il s’abrite sous un
rocher, et sans quitter la selle de son cheval, il écrit sur son genou les vers que nous
avons lus et relus avec une ardente sympathie. N’est-ce pas là une révélation vraiment
intéressante ? Ces vers ont été écrits à cheval, que la postérité reconnaissante ne
l’oublie pas ! Qu’elle sache aussi que M. de Lamartine n’était pas seul dans ce
pèlerinage à la Grande-Chartreuse : il accompagnait une femme charmante, la marquise de
B., et la marquise était assise paisiblement au fond d’une grotte, tandis que le poète
demeurait héroïquement sur la selle de son cheval. M. de Lamartine, dans cette assez
risible occasion, trouve moyen de jouer la fois le rôle de Louis XIV et le rôle de
Dangeau. Il pose avec majesté, et il note ses moindres mouvements comme si le récit de
cette averse devait prendre place entre la bataille de Marathon et la bataille
d’Arbelles. Il est vraiment difficile de pousser plus loin la puérilité ; cependant le
poète a trouvé le moyen de dépasser cette limite qui semblait infranchissable. Une nuit,
il avait mal dormi ; tranchons le mot, il avait passé une nuit blanche ; il se lève au
point du jour, il se met à sa table, il commence la pièce qui s’appelle Novissima
Verba, ou Mon âme est triste jusqu’à la mort. Plusieurs de ses
amis qui étaient venus passer quelques jours à Saint-Point le pressent de venir
déjeuner ; il résiste courageusement et continue d’écrire ; arrive l’heure du dîner,
mêmes instances, même
résistance, et, pendant seize heures,
la plume de M. de Lamartine ne s’arrête pas. Au bout de seize heures il avait écrit six
cents vers. Après une telle révélation, qui donc oserait noter dans cette pièce, tour à
tour éloquente et verbeuse, les tirades parasites, les redites inutiles, les
comparaisons confuses ? Six cents vers en seize heures, six cents vers écrits à jeun,
après une nuit blanche, cela répond à tout. Oronte, pour imposer silence à l’esprit
chagrin d’Alceste, défendait son sonnet comme une bagatelle écrite en un quart d’heure.
M. de Lamartine, que son génie devrait protéger contre le ridicule, marche à son insu
sur les traces d’Oronte. Le public, je n’en doute pas, sera de l’avis d’Alceste : le
temps ne fait rien à l’affaire. Peu nous importe que les Novissima Verba
soient écrits en un jour, en trois jours, en huit jours. La seule chose qui nous
intéresse, la seule qui mérite notre attention, c’est la vérité de la pensée,
l’enchaînement des sentiments, la transparence du style, trois qualités précieuses qui
se déduisent l’une de l’autre. Luttez de prestesse avec Eugène de Pradel, ou prenez le
temps de mûrir votre pensée : le public ne s’en inquiète pas, et il a raison.
Cette puérile confidence n’est pourtant pas le dernier mot de M. de Lamartine en fait
de hâblerie. Un soir, dans le voisinage de Livourne, il achevait la dernière strophe
d’une harmonie, quand une rafale emporta les feuillets placés sur ses
genoux ; la mer reçut ces vers tracés au crayon, mais se garda bien de les engloutir. Le
lendemain, la fille d’un pêcheur venait, pieds nus, les rapporter à M. de Lamartine, qui
donnait une piastre pour chaque feuillet et ajoutait à cette récompense, déjà
magnifique, le don d’un tablier de cotonnade bariolée. N’y a-t-il pas dans la manière
miraculeuse dont ces vers nous ont été conservés
quelque
chose qui vous émeut profondément ? Depuis le Spasimo de Raphaël, destiné
aux moines de Palerme, qui fit naufrage dans le golfe de Gênes, et que le pape rendit
aux pieux destinataires, il ne s’est rien vu de si merveilleux. Que dis-je ? le sort du
Spasimo s’explique par des raisons tirées de la nature des choses,
tandis qu’il faut recourir à des moyens surnaturels pour expliquer comment les vers de
M. de Lamartine, baignés par l’eau de la mer, sont demeurés à quelques pas du rivage
jusqu’à l’arrivée providentielle du pêcheur.
Dans Paris même, dans cette ville prosaïque, l’inspiration poursuit le poète sans
relâche, et c’est lui-même qui nous l’apprend. Madame de Lamartine prie son mari de
l’accompagner à Saint-Roch ; pendant que le prêtre célèbre la messe, le souvenir de
Graziella vient s’emparer de l’esprit du poète, et le poète écrit une pièce nouvelle sur
cette malheureuse fille, dont il nous a déjà trop parlé. Peut-être Graziella ne lui
eût-elle pas inspiré une strophe, s’il fût demeuré au logis : il est allé à Saint-Roch,
et Graziella lui est apparue. En vérité, plus j’y songe et plus je m’étonne que l’auteur
des Méditations et des Harmonies ait trouvé le courage
d’écrire de telles niaiseries. Sans doute le génie a droit au respect, mais c’est à la
condition qu’il se respectera lui-même. Or, M. de Lamartine, en nous racontant tous ces
enfantillages, semble prendre plaisir à se rapetisser. Qu’il ne se plaigne donc pas si
une juste gaieté accueille ses confidences : en livrant au vent de la publicité tous les
épisodes, toutes les heures de sa vie, il appelle la raillerie, il encourage
l’irrévérence.
La Fontaine, Rabelais, Byron et Manzoni sont traités dans ces étranges
d’une façon quelque peu cavalière. La Fontaine enseigne la méchanceté ; qui jamais s’en
serait douté ? Byron, en écrivant son Don
Juan, est descendu jusqu’à Rabelais ! Quant à Manzoni, l’auteur avait lu sans
enthousiasme ses tragédies et ses romans : les hymnes religieux du
poète lombard ont éveillé dans son âme une pieuse admiration. Si Manzoni a lu ces
lignes, il a dû se demander avec étonnement où M. de Lamartine a pu lire ses romans.
Jusqu’ici en effet les Promessi Sposi sont et demeurent l’unique roman de
Manzoni, car la Colonne infâme ne peut passer pour une composition
poétique. J’ai grand peur que l’auteur des Harmonies n’ait pas même lu le roman de Manzoni. Je suis bien forcé de croire qu’il connaît à
peine les fables de La Fontaine, car s’il les connaissait, il ne l’accuserait pas
d’enseigner la méchanceté aux générations naissantes. Pour parler de Don
Juan avec ce dédain superbe, il faut l’avoir feuilleté d’une main maladroite
et parcouru d’un œil bien inattentif. Je serais vraiment curieux d’apprendre en quoi les
poétiques amours de don Juan et d’Haydée rappellent Pantagruel et Gargantua. Le dédain
de M. de Lamartine pour Rabelais n’a pas besoin d’être réfuté. Molière, La Fontaine et
Voltaire se sont chargés de le défendre en l’admirant, et lui ont fait plus d’un
emprunt. Si le joyeux curé de Meudon n’est pas un modèle de chasteté, ce n’est pas une
raison pour le condamner comme un bateleur sans verve et sans esprit. D’ailleurs, il n’y
a pas une strophe de Don Juan dont Rabelais puisse revendiquer l’idée
première. Candide est parmi nous le seul livre qui ait quelquefois
suggéré au poète anglais de cruelles railleries ; mais ce qui fait l’excellence du poème
appartient en propre à Byron et n’appartient qu’à lui. La partie passionnée, la partie
pathétique ne relève ni de Pangloss, ni de Cunégonde, et fait de Don Juan
le chef-d’œuvre de l’auteur. Malgré la faiblesse des quatre
derniers chants, ce mélange inouï de rêverie et de raillerie, de passion et de gaieté,
demeure un prodige de puissance. Les autres poèmes de Byron, que M. de Lamartine accuse
de célébrer éternellement le triomphe du mal, se défendent par eux-mêmes. Pour ne pas
comprendre que ces poèmes sont des plaintes et non des hymnes à l’enfer, il faut ne les
avoir jamais lus ou n’en avoir gardé qu’un souvenir très infidèle.
La colère de M. de Lamartine contre les mathématiques et la physiologie n’est pas moins
singulière : il accuse les sciences positives de dessécher l’imagination. Après avoir
inventé pour le mouvement une ellipse dont les astronomes n’ont jamais entendu parler,
il a vraiment mauvaise grâce à se fâcher contre eux. Il ne consent pas à croire que le
cœur soit un muscle et se raille des savants qui s’obstinent à soutenir cette thèse. Le
cœur musculaire des physiologistes vaut bien le
cœur fêlé qui
laisse par ses fentes l’amour s’évaporer
. La
corniche de l’ogive qui sert de portique
au tombeau décrit par
le poète, dans le d’une pièce adressée à la mémoire de sa mère, peut prendre
place à côté du
cœur fêlé
.
Ainsi les notes de M. de Lamartine sur les Méditations et les
Harmonies doivent inspirer des regrets à tous ceux qui aiment, à tous
ceux qui admirent son génie lyrique. Il eût agi sagement en ne les écrivant pas ; en les
relisant, il aurait dû se décider à les brûler.
Quand M. de Lamartine, renonçant à chaque pièce sortie de sa plume, essaie de
juger l’ensemble de ses œuvres, est-il plus heureux, mieux inspiré ? Hélas ! non. Il a
mis en tête des Méditations une lettre à M. Dargaud, en tête des
Harmonies une lettre à M. d’Esgrigny : eh bien ! dans ces deux morceaux
épistolaires, il n’est pas
moins étrange, moins puéril que
dans ses . Il paraît, d’après son témoignage, que M. Dargaud lui aurait
demandé pourquoi le succès des Nouvelles Méditations n’était pas égal au
succès des premières. En réponse à cette question, qui n’est pas, à mes yeux du moins,
justifiée par les faits, M. de Lamartine adresse à son correspondant une série bruyante
et confuse de déclamations sur l’envie, sur la routine, sur les ennemis véritables que
la gloire suscite à tous les poètes applaudis. L’orgueil des vieilles renommées, s’il
faut l’en croire, ne s’offense pas des éloges donnés à un nom nouveau. Il accepte les
débuts les plus éclatants, mais à condition de prendre bientôt sa revanche. Que le poète
nouveau venu publie un second ouvrage, et la foule, sous l’inspiration des meneurs,
c’est-à-dire des jaloux, s’empressera de rabaisser le nom qu’elle avait d’abord
applaudi. Si le témoignage de M. de Lamartine était accepté comme irrécusable, il serait
défendu de réussir deux fois de suite. Je ne veux pas m’engager dans la discussion de
cette théorie ; je me contente de contester les faits personnels sur lesquels l’auteur
prétend l’étayer. J’ai beau consulter mes souvenirs, j’ai beau interroger les mémoires
les plus fidèles, je ne retrouve pas la trace de ces haines jalouses dont le poète se
plaint avec tant d’amertume. Si quelques voix sans autorité, sans écho, ont mis les
Nouvelles Méditations au-dessous des premières, ce n’est pas une raison
pour prendre à partie le siècle tout entier et l’accuser d’ingratitude et d’ignorance.
L’envie, qui attaque si obstinément tant d’œuvres éclatantes, n’a jamais eu grand-chose
à démêler avec M. de Lamartine. Les Méditations ont en effet
l’incontestable avantage de ne pouvoir être invoquées comme argument, ni pour, ni contre
aucun système. Par leur nature même, elles échappent
à toute
discussion, du moins à toute discussion conduite d’après les principes de l’école ; pour
les analyser, pour les apprécier, il faut renoncerai invoquer les préceptes établis dans
les poétiques. Ni le maître d’Alexandre, ni l’ami de Mécène, n’avaient prévu ce genre
d’effusion ; il serait donc inutile de leur demander conseil pour estimer ce qu’elles
ont de contraire ou de conforme aux lois de l’art. Le caractère spontané, personnel des
Méditations les a soustraites jusqu’à présent aux querelles académiques
et scolastiques, et je suis encore à deviner l’attaque, l’accusation qui a pu motiver
les plaintes de M. de Lamartine. La lettre à M. Dargaud n’est, à proprement parler,
qu’un effet sans cause. Je ne blâme pas les éloges qu’il se décerne pour les premières
Méditations ; mais je ne puis accepter comme sensée sa colère contre le
prosaïsme du siècle. Qu’il s’admire, j’y consens : il a le droit de s’admirer ; mais
qu’il se plaigne d’avoir été méconnu dès son second ouvrage, je ne puis lui donner
raison. L’ingratitude n’est pas du côté de la foule, elle est tout entière du côté du
poète. Ou l’admiration accordée aux premières Méditations avait rendu
M. de Lamartine singulièrement exigeant, ou il a fermé l’oreille aux louanges que la
France prodiguait aux Nouvelles Méditations pour n’entendre que les voix
sans crédit, sans autorité, dont je parlais tout à l’heure.
La lettre à M. d’Esgrigny, placée en tête des Harmonies, est plus
puérile, plus déplorable encore que la lettre à M. Dargaud. L’auteur, ne sachant que
dire de ce nouveau recueil, c’est lui-même qui le déclare, ayant promis une préface et
ne devinant pas sur quoi il pourrait l’écrire, au lieu d’abandonner sagement son premier
projet, imagine de se rejeter dans l’autobiographie et de nous raconter une de ses
courses à Milly, un de ses entretiens
familiers avec le père
Dutemps qui a connu sa mère et ses sœurs. Ces détails, bien que dépourvus de toute
importance littéraire, réussiraient peut-être à nous intéresser, s’ils nous étaient
présentés sous une forme plus modeste et surtout dans une langue moins prolixe ; mais,
de Mâcon à Milly, M. de Lamartine ne nous fait pas grâce d’un clocher, d’un pan de
muraille, d’un bouquet de bois, d’un coteau, d’une vigne ; il compte les cailloux et les
brins d’herbe, et, quand nous arrivons enfin à Milly, notre attention est déjà fatiguée.
Sous ces descriptions sans fin, toute pensée disparaît. Comment le lecteur
poursuivrait-il une tâche que l’auteur abandonne ?
Vous croyez peut-être que M. de Lamartine, heureux de rencontrer le témoin de ses
jeunes années, aime à retrouver dans la mémoire du père Dutemps la trace de ses
premières joies, de ses premières souffrances ? Que vous êtes loin de compte ! L’auteur
des Harmonies n’est venu à Milly et n’a choisi le père Dutemps comme
interlocuteur que pour placer dans la bouche du vieillard l’accusation dirigée contre
lui par ceux qu’il nomme ses ennemis, et dans sa propre bouche la défense de toute sa
vie. C’était bien la peine, vraiment, d’entreprendre le voyage et de nous arrêter à tous
les points de la route, pour aboutir à une telle conclusion ! Si M. de Lamartine veut se
défendre, et certes, c’est un droit que personne ne lui contestera, s’il veut prouver
que toute sa conduite depuis trois ans est un modèle de sagesse, de prévoyance ; qu’il
ne s’est jamais enivré de sa parole, qu’il a respiré impunément l’encens brûlé à ses
pieds par la flatterie, qu’il parle, et nous l’écouterons. À quoi bon nous présenter ce
plaidoyer dans le cadre d’un dialogue ? L’accusation, en passant par la bouche du père
Dutemps, ressemble trop aux objections hérétiques
produites
dans les églises du moyen âge par l’avocat du diable. Le prédicateur, en désignant
l’avocat de l’esprit malin, avait soin de ne pas choisir un adversaire trop redoutable
et de lui prescrire des attaques faciles à repousser. Ainsi fait M. de Lamartine avec le
père Dutemps. Quand le vieil aveugle de Milly lui parle des bruits sinistres venus de la
grande ville, et lui demande s’il a repris l’œuvre sanglante de Robespierre et de Marat,
il est trop facile de lui répondre. Qui donc, parmi nous, voit dans M. de Lamartine
l’héritier, le disciple de Robespierre et de Marat ? En lisant ce dialogue si puéril, si
vide, si dépourvu de sens et de portée, je crois entendre un prédicateur, qui n’ayant
pas trouvé parmi ses amis un seul homme capable de parler au nom de Satan, prend le
parti de s’adresser à son bonnet. C’est dire assez clairement ce que j’en pense. La
lettre adressée à M. d’Esgrigny ne nous apprend absolument rien sur la pensée qui a
inspiré les Harmonies. Malheureusement tout ce que M. de Lamartine a
écrit sur ses œuvres n’est pas plus instructif.
Arrivé au terme de cette longue analyse, je sens le besoin de résumer ma pensée. Si je
n’ai rien dit de Jocelyn ni du Voyage en Orient, c’est que
Jocelyn, malgré sa forme narrative, n’est qu’une suite d’harmonies, et
que le Voyage en Orient, sans le nom dont il est signé, aurait trouvé
bien peu de lecteurs. Quant à la moralité contenue dans ces sans fin, il
n’est pas difficile de la dégager. Plus le poète prodigue les détails sur sa vie privée,
plus il amoindrit son œuvre ; plus il laisse de champ et d’espace aux conjectures, plus
il excite d’étonnement, plus il confirme l’admiration déjà établie. C’est là, selon moi,
la moralité de cette lecture. Raphaël et Geneviève nous
avaient avertis ; les sur les Méditations
et les Harmonies nous démontrent pleinement
combien nos craintes étaient fondées. En nous disant quel jour, à quelle heure il a
écrit l’ode ou l’élégie que nous admirons, qui nous a charmés, le poète n’ajoute rien à
son autorité ; il diminue le prestige dont il était environné. Nous consentions à le
placer dans une sphère à part, à le croire pétri d’un autre limon que nous, à voir en
lui un être composé d’éléments plus purs ; en nous racontant tous les moments de sa vie,
en nous énumérant toutes ses souffrances, toutes les joies puériles de son orgueil,
toutes ses espérances déçues, tous ses accès d’égoïsme, toutes ses heures mauvaises et
sans pitié, que nous apprend-il, sinon qu’il est homme comme nous, et que Dieu, en lui
donnant le génie, ne l’a pas dispensé des communes misères ? Sans doute, après ces
dangereuses confidences, l’œuvre du poète demeure ce qu’elle était. Cependant je ne
conseille à personne, pas même aux plus habiles, aux plus vaillants, d’imiter l’exemple
de M. de Lamartine, et je lui conseille à lui-même de ne pas aller plus avant dans la
voie où il est entré. L’amant de Graziella n’est pas une recommandation pour l’amant
d’Elvire. Les détails mêmes, qui pourraient nous émouvoir racontés par une autre bouche,
placés dans la bouche du poète, nous blessent comme un symptôme de vanité. Il n’est pas
bon qu’un homme, quel qu’il soit, s’écoute penser, se regarde vivre à toute heure. Cette
contemplation assidue de soi-même ne peut s’expliquer que par un immense orgueil, et
l’orgueil, quand il prend de tels développements, expose le contemplateur à de cruels
mécomptes. Le poète doit laisser à ses amis le soin d’enregistrer, de raconter aux
générations futures ce qui dans sa vie mérite d’être conservé. Il n’est guère en mesure
de juger lui-même ce qui est digne d’attention dans les
épreuves diverses dont sa vie se compose. En ne prenant conseil que de son indulgence
paternelle pour ses œuvres, il court le danger d’insister sur les points qu’un ami sage
omettrait, et d’omettre les points mêmes que chacun voudrait connaître. Je conçois
l’autobiographie des hommes d’état, je comprends qu’ils éprouvent le besoin de raconter
la part qu’ils ont prise aux affaires publiques, le rôle qu’ils ont joué dans les
événements, mais je ne comprends pas l’autobiographie des poètes, car les seules pensées
de leur vie qui nous intéressent sont celles qu’ils ont traduites en œuvres durables,
et, pourvu que le métal soit pur, nous ne tenons pas à savoir de quelle mine il est
tiré.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XIX, i.]
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XIX, ii.]
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XIX, iii.]
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XIX, iv.]
Nous sommes habitué depuis longtemps à voir M. Hugo traiter l’histoire de la façon la
plus cavalière ; car depuis qu’il écrit pour le théâtre, il ne lui est pas arrivé une
seule
fois de respecter la tradition. Il se contente
d’emprunter au passé le nom de ses principaux personnages, et ne consulte, en les
dessinant, que sa fantaisie. Aussi nous croyons-nous dispensé de répéter à propos de
Ruy Blas
k ce que nous avons dit si souvent en jugeant les
précédents ouvrages dramatiques de l’auteur : M. Hugo ignore, oublie, ou méprise
l’histoire ; quelle que soit la conjecture à laquelle les spectateurs s’arrêtent, il
est évident que l’histoire ne joue aucun rôle dans les drames de M. Hugo ; essayer de
démontrer cette vérité serait perdre son temps et faire injure au bon sens du lecteur.
En parlant de Ruy Blas, il faut donc laisser de côté toutes les
querelles, toutes les intrigues qui se rattachent à la succession d’Espagne, à la
déchéance de la maison d’Autriche, à l’avènement de la maison de Bourbon. Quoique
M. Hugo n’oublie, dans aucune de ses préfaces, de compter Shakespeare parmi ses
ancêtres, il ne se croit pas obligé d’imiter le respect de son illustre aïeul pour les
affirmations de l’histoire. Un homme de guerre qui voudrait, à l’exemple de
Marlborough, apprendre les grands événements du passé en assistant aux drames de
M. Hugo, serait étrangement désappointé. Il sortirait du théâtre plus ignorant qu’un
enfant de douze ans. Le mépris de l’auteur d’Hernani pour tous les
faits inscrits dans la mémoire des hommes studieux est trop bien avéré pour qu’il soit
utile d’y insister ; notre seul devoir est d’estimer les personnages de Ruy
Blas d’après les données ineffaçables de la conscience. Notre tâche, ainsi
comprise, présente de nombreuses difficultés ; mais menée à bout sans découragement,
sans dépit, elle donne à la critique plus de valeur et de portée. Comme il serait
absurde de chercher dans la poésie dramatique autre chose que la vérité historique ou
la vérité humaine, et comme M. Hugo ne
tient aucun compte
de la première, nous n’avons à nous occuper que de la seconde. Chacun pourra, sans
peine, contrôler ce que nous dirons de la vérité humaine des personnages de Ruy
Blas ; car pour savoir si nous avons tort ou raison, si nous sommes juste ou
injuste, il suffira de descendre en soi-même et d’interroger sa conscience.
Le sujet du nouveau drame de M. Hugo est, comme il était facile de le prévoir, une
antithèse. Après avoir opposé le roi au bandit dans Hernani, après
avoir réhabilité la courtisane dans Marion de Lorme
l, après
avoir placé la hache du bourreau dans l’alcôve de Marie Tudor, l’auteur
devait naturellement chercher dans une antithèse nouvelle le pivot de son nouvel
ouvrage. Cette fois-ci, nous devons l’avouer, il s’est montré plus hardi que dans ses
autres drames. Placer l’amour maternel dans le cœur de Lucrèce Borgia, entre l’inceste
et l’adultère, pouvait passer pour une tentative audacieuse ; mais la donnée de
Ruy Blas laisse bien loin derrière elle Lucrèce Borgia
et Marie Tudor. Une reine amoureuse d’un laquais, tel est le sujet
choisi et traité par M. Hugo. Les marquises du xviiie
siècle se faisaient mettre au bain par leurs laquais, et donnaient pour
raison qu’un laquais n’est pas un homme ; M. Hugo a trouvé dans un laquais l’étoffe
d’un amant pour la reine d’Espagne. Certes, une pareille donnée possède au moins le
mérite de la singularité.
Le drame se noue et se dénoue entre trois personnages : un grand seigneur disgracié,
le laquais du grand seigneur et la reine d’Espagne ; don Salluste, Ruy Blas et
Marie-Anne de Neubourg. Don Salluste était chef du cabinet de Madrid ; mais il a eu
l’imprudence de séduire une des filles attachées au service de la reine ; sa
maîtresse, pour se venger de son abandon, a traîné, selon l’expression de
M. Hugo, son enfant dans les chambres du roi, et Marie de Neubourg a
disgracié le premier ministre pour punir le libertin. Il est difficile de comprendre
comment une reine, habituée à gouverner l’Espagne, ne se décide pas à fermer les yeux
sur une faute grave sans doute, mais dont le châtiment ne saurait entrer en balance
avec l’intérêt général du pays. Si don Salluste a été jugé par Marie de Neubourg digne
de présider le cabinet de Madrid, c’est, pour elle du moins, un habile homme d’État ;
la femme peut voir avec indignation, avec mépris, les dérèglements de don Salluste,
mais la reine doit pardonner au premier ministre, car, dans la pensée de la reine,
l’intérêt de l’Espagne passe avant les plaintes d’une fille déshonorée. M. Hugo dit,
il est vrai, que Marie de Neubourg a proposé à don Salluste d’épouser sa maîtresse, et
lui a promis, à cette condition, de lui conserver sa faveur. Mais comme il donne à
entendre que la fille séduite appartient aux dernières classes du peuple, une pareille
proposition équivaut à une disgrâce. Le moraliste peut juger sévèrement la conduite de
don Salluste ; quant au poète, puisqu’il met en scène une reine et un grand d’Espagne,
il doit leur prêter des sentiments conformes à leur position. Or, la rigueur de la
reine n’est pas admissible ; si étroite que soit son intelligence, Marie de Neubourg
doit craindre, en proposant à don Salluste une mésalliance, de se faire de lui un
ennemi irréconciliable. Oublions cependant la maladresse de la reine, et voyons quelle
vengeance médite don Salluste.
Le premier ministre disgracié n’imagine rien de mieux que d’infliger à Marie de
Neubourg la peine du talion. Elle a voulu lui faire épouser une servante, il veut lui
donner pour amant un laquais. Elle a tenté d’humilier l’orgueil d’un grand d’Espagne,
il foulera sous ses pieds l’orgueil de la
reine. Une telle
pensée est certes singulière ; mais les moyens mis en œuvre par don Salluste, pour la
réaliser, ne sont pas moins singuliers. Il prend le nom et les titres d’un de ses
parents pour les donner à son laquais. Il fait son laquais grand d’Espagne, comte,
duc, et le présente à la cour ; et quand Ruy Blas, étonné de ses faveurs subites, lui
demande ce qu’il doit faire pour lui prouver sa reconnaissance, don Salluste lui
répond avec une effronterie qui peut passer pour de l’ingénuité : Plaisez à la reine
et soyez son amant. Et pour concevoir, pour prononcer ces étranges paroles, il lui a
suffi d’entendre son laquais parler à un de ses anciens camarades de son amour pour la
reine. En confiant à Ruy Blas le soin de sa vengeance, quelles garanties prend-il
contre lui ? Deux billets écrits par Ruy Blas, sous sa dictée : un rendez-vous demandé
à une femme qu’il ne nomme pas, et la promesse de le servir en toute occasion comme un
bon et loyal domestique. Est-il possible de croire qu’un premier ministre disgracié
prépare sa vengeance avec une telle gaucherie ? Conçoit-on qu’il donne à son laquais
le nom et les titres d’un de ses parents, et qu’au lieu de tuer l’homme qu’il
dépouille de son nom et de ses titres, il se contente de l’embarquer et de le vendre
aux corsaires d’Afrique ? Ne devrait-il pas comprendre, une fois résolu à se venger,
que la mort seule est discrète, et que l’homme qu’il dépouille de son nom et de ses
titres, libre ou esclave, sera toujours à craindre ? Comment un homme rompu à la
pratique des affaires, habitué à calculer le danger des demi-mesures, peut-il hésiter
à tuer l’homme qui a refusé de servir sa vengeance et qui sait son secret ? Comment ne
devine-t-il pas que l’amour de Ruy Blas pour la reine, loin de faire de lui un
instrument docile, doit au contraire l’associer étroitement à toutes les haines de
Marie de
Neubourg, et lui donner pour ennemis les ennemis
de la reine ? Il serait certes impossible à M. Hugo de résoudre aucune de ces
questions. Et cependant ces questions valent la peine d’être discutées ; car, une fois
posées, elles deviennent contre le drame entier autant d’arguments impitoyables. Si
elles demeurent sans réponse, un des principaux personnages de la pièce, celui qui
tient dans ses mains tous les ressorts de la machine dramatique, le personnage de don
Salluste, paraît aux yeux de tous tel qu’il est, c’est-à-dire absolument impossible.
Comme les autres acteurs n’agissent que par lui, par sa volonté, comme ils ne font pas
un mouvement qu’il n’ait prévu, avec lui, avec sa volonté s’évanouissent tous les
acteurs. Il est le pivot de la pièce ; le pivot une fois détruit, tous les rouages
sont condamnés à l’immobilité.
Le personnage de Ruy Blas n’est pas conçu moins singulièrement que celui de don
Salluste. Ruy Blas est arrivé, c’est lui qui nous le dit, à la domesticité par la
rêverie. À force de bâtir des châteaux en l’air, de se réciter des poèmes sans nombre
qu’il n’écrivait pas, de s’affliger du sort de son pays, de prévoir les dangers de sa
patrie, sans avoir l’espérance ou la force de les prévenir, il a passé à son insu de
l’oisiveté à l’avilissement ; de rêveur il est devenu laquais. Je sais que M. Hugo
peut invoquer, à l’appui de cette étrange création, l’exemple de Rousseau, qui a porté
la livrée avant d’écrire Émile et la Nouvelle Héloïse ;
mais il me semble que la domesticité de Rousseau ne justifie pas le personnage de Ruy
Blas, car Rousseau, dans ses Confessions, se montre à nous presque
aussi fier que blessé de la livrée qu’il porte : il s’est mis aux gages d’un grand
seigneur moins par nécessité que pour se donner le cruel plaisir de mépriser, à
l’office, les paroles qu’il aura
recueillies dans la salle
à manger. L’avilissement n’est, chez lui, qu’une nouvelle forme de l’orgueil. Il rêve,
il est fier de sa rêverie, il comprend les intérêts publics, il se sent appelé au
gouvernement de la société, et il s’indigne d’être méconnu sans se résigner aux
épreuves lentes, mais sûres, qui doivent le mettre en évidence et forcer la société à
l’estimer, à l’employer selon son mérite. Pour se venger, il se fait laquais. C’est
là, si je ne me trompe, le vrai sens de la livrée endossée par Rousseau. Celui qui
devait un jour écrire un traité d’éducation, un traité de politique dont on peut
contester les données, mais dont on ne peut nier la rare éloquence, croyait presque
châtier la société en se dégradant. En se mêlant aux valets, il croyait acquérir le
droit de maudire et de mépriser ceux qui ne demandaient pas à l’entendre avant qu’il
eût parlé. Mais la livrée endossée par Ruy Blas n’a rien de commun avec la livrée de
Rousseau. Ruy Blas nous dit lui-même qu’il est devenu laquais par oisiveté. Il a
dévoré son patrimoine en quelques années ; puis, sans prévoir dans quel lit il
dormirait, à qu’elle table il irait s’asseoir, il s’est mis à rêver la gloire d’Homère
et de Charles-Quint, à construire des projets de poète et d’homme d’État. Le
découragement éteignant une à une toutes ses nobles facultés, il s’est fait laquais
pour continuer paisiblement sa rêverie, pour se consoler de son impuissance et
persévérer dans son oisiveté. S’il y a quelque part un tel personnage, il est certain
du moins qu’un tel personnage n’a rien de dramatique. Que le goût de la rêverie mène à
l’oisiveté, je le veux bien ; que l’oisiveté conduise à l’avilissement je le conçois
sans peine ; mais l’avilissement, pour être poétique, pour exciter notre sympathie, a
besoin de s’expliquer, de se justifier par une passion violente. S’il n’a d’autre
excuse que l’oisiveté, loin de
nous inspirer le moindre
intérêt, il n’éveille en nous que le dégoût. Ruy Blas, amené par la rêverie à endosser
une livrée, n’est qu’un homme sans courage, sans dignité, entièrement dépourvu
d’intérêt dramatique.
Cependant M. Hugo a cru pouvoir placer dans le cœur de Ruy Blas un amour violent pour
la reine d’Espagne. Il lui a semblé poétique de réhabiliter la livrée comme il avait
réhabilité la courtisane, par la passion. L’amour de Ruy Blas pour Marie de Neubourg
est timide, réservé, tel que doit être l’amour d’un poète. Il n’a jamais fait à la
reine l’injure d’un aveu. Il a découvert que Marie de Neubourg regrette les fleurs de
son pays, et chaque jour il fait une lieue pour cueillir une fleur bleue dont M. Hugo
ne nous dit pas le nom, et la place sur un banc du parc royal. Personne, s’il faut en
croire M. Hugo, ne soupçonne l’existence de cette fleur en Espagne, et la reine, en
retrouvant chaque jour une fleur de sa patrie, remercie l’ami mystérieux qui devine
ses goûts, qui s’attache à les contenter sans se nommer. Une telle preuve d’amour
indique chez Ruy Blas une rare délicatesse, et se concilie difficilement avec la
lâcheté qui a fait du rêveur un laquais. Cette fleur bleue, déposée sur un banc par un
homme en livrée, est, je l’avoue, une singulière antithèse, et, pour que rien ne
manque au caractère poétique de l’amour de Ruy Blas, il ne dépose cette fleur sur un
banc du parc royal qu’au péril de sa vie. Il escalade les murs hérissés de fer, il met
ses mains en lambeaux. Il n’est pas facile de comprendre comment l’homme qui veut
donner à la reine cette mystérieuse preuve de sympathie ne trouve pas moyen de
pénétrer dans le parc royal par la voie commune, par la porte. S’il est surpris dans
cette enceinte sacrée, il sera puni de mort ; mais qu’il entre par la porte ou qu’il
escalade le
mur, qu’il se procure une fausse clé ou qu’il
mette ses mains en lambeaux, le châtiment sera le même ; il s’expose donc inutilement
à un double danger. M. Hugo nous répondra qu’il avait besoin d’une escalade pour
amener la reine à reconnaître la main qui lui apporte chaque jour une fleur bleue
d’Allemagne. Si la manchette de Ruy Blas n’eût pas été déchirée, s’il n’eût pas été
blessé, la reine n’eût pas deviné le nom de son adorateur. Mais cette excuse n’a pas
grande valeur, car le moyen même auquel l’auteur a eu recours pour amener cette
découverte est d’une extrême puérilité. Marie de Neubourg a trouvé près de sa fleur
chérie un lambeau de dentelle ; elle a saisi et gardé ce lambeau comme une relique, et
elle s’aperçoit que la dentelle des manchettes de Ruy Blas est précisément pareille à
celle qu’elle a ramassée sur le banc du parc. Une telle sagacité ferait honneur au
plus habile juge d’instruction ; elle étonne dans une reine. Sans cette dentelle, la
fleur bleue ne servirait à rien, et Marie de Neubourg serait encore à deviner le nom
de son amant. Voilà bien des ressorts employés pour désigner à la reine l’homme qui
brûle pour elle d’un amour respectueux.
Mais la niaiserie de Ruy Blas mérite des reproches plus sévères que les moyens
employés par le poète pour le désigner à la reine. Il accepte le nom et les titres
d’un homme qu’il connaît, d’un de ses camarades, et il ne demande pas à don Salluste
ce qu’est devenu cet homme avec lequel il s’entretenait tout à l’heure ; il se laisse
faire grand d’Espagne, et il ne s’inquiète pas des motifs de cette métamorphose. Il
écrit deux billets sous la dictée de son maître ; il ne signe pas le premier, il signe
le second, et il ne devine pas que ce double billet cache un piège. Qu’un laquais
porte les billets doux de son maître, cela se conçoit ; qu’il
lui prête sa main pour écrire une adresse, afin de dérouter les
curieux, c’est possible. Mais qu’il écrive sous sa dictée le corps d’un billet, c’est
ce que le bon sens ne peut admettre. Encore moins est-il permis de croire qu’un
laquais s’engage par écrit à servir fidèlement son maître. Depuis quand les grands
seigneurs exigent-ils de pareils engagements ? Une telle promesse, signée ou non
signée, est-elle une garantie contre l’insolence ou l’improbité ? Si Ruy Blas consent
à écrire sous la dictée de don Salluste, il est impossible qu’il ne pèse pas la valeur
des mots qu’il écrit, qu’il ne cherche pas à deviner, en traçant ces deux billets,
l’usage que son maître en veut faire ; et lors même qu’il serait assez étourdi, assez
mal avisé pour abandonner à don Salluste ces deux billets inexplicables, ne devrait-il
pas ouvrir les yeux lorsque son maître lui dit de plaire à la reine et d’être son
amant ? Il ne peut ignorer la disgrâce de don Salluste, ni les motifs de cette
disgrâce. Il ne peut ignorer la colère de don Salluste contre la reine. Comment donc
se résout-il à prendre le nom, les titres et le manteau que don Salluste lui donne,
sans l’interroger ? S’il aime sincèrement la reine, il doit craindre pour elle la
colère et les projets de don Salluste ; il ne peut l’aimer sans se défier de l’homme
qu’elle a chassé. Et cependant il se laisse débaptiser, travestir comme un enfant.
Comment M. Hugo excusera-t-il une pareille niaiserie ? Don Salluste, en voyant
l’étrange docilité de son laquais, ne doit-il pas comprendre qu’un tel homme ne
réussira jamais près de la reine ? Ou s’il le croit capable de réussir, la première
condition du succès n’est-elle pas de lui laisser ignorer ses projets de vengeance ?
N’est-ce pas les dévoiler que de lui dire : « Maintenant que vous êtes grand
d’Espagne, que vous avez le droit de vous couvrir devant votre souveraine,
arrangez-vous pour lui plaire et pour entrer dans son lit ? » L’homme
le moins clairvoyant, encouragé par l’ennemi de sa maîtresse, se tiendrait sur ses
gardes et reculerait au lieu d’avancer. Loin de se sentir enhardi, il ne manquerait
pas de craindre un danger nouveau ; et pourtant Ruy Blas obéit à don Salluste, comme
si son maître lui commandait de porter une lettre ou de lui donner un manteau. Don
Salluste lui ordonne de plaire à la reine, et il se résigne à cette tâche comme
pourrait le faire un espion payé pour découvrir un secret d’État. En vérité, on a
peine à comprendre qu’un tel personnage ait pu être conçu par M. Hugo, car un tel
personnage est absolument impossible. L’étonnement redouble quand on voit Ruy Blas,
pendant toute la durée de son rôle, demeurer fidèle au type rêvé par le poète. Il
s’efforce de plaire à la reine comme s’il l’aimait, et il obéit à don Salluste comme
s’il la méprisait assez pour la flétrir sans remords.
La reine, placée entre la haine de don Salluste et l’amour de Ruy Blas, se prête aux
projets du ministre disgracié aussi docilement que si elle eût répété son rôle. Ruy
Blas lui apporte une lettre de son mari, elle reconnaît en lui, grâce au morceau de
dentelle dont nous avons parlé, l’adorateur mystérieux qui, chaque matin, dépose une
fleur sur un banc du parc, et il n’en faut pas davantage pour l’enflammer. Elle
devine, nous ne savons comment, que Ruy Blas est doué d’un génie politique du premier
ordre, et elle se décide à lui confier le gouvernement des affaires. Ruy Blas, qui n’a
d’autre mérite à nos yeux que d’avoir fait une lieue chaque jour pour cueillir une
fleur, et d’avoir accepté la grandesse comme un vêtement neuf, Ruy Blas devient
premier ministre six mois après son entrée à la cour. Voilà ce qui s’appelle faire un
chemin
rapide. Parlez-moi des monarchies absolues pour
abréger le noviciat politique. Dans un gouvernement parlementaire, Ruy Blas aurait eu
besoin de faire ses preuves à la tribune, sur le champ de bataille, ou dans les
négociations ; mais, dans l’Espagne du xviie
siècle, il
lui suffit d’aimer la reine et de lui plaire. Marie de Neubourg est une femme
étrangement passionnée, une reine qui se soucie bien peu du sort de ses sujets, car
elle n’hésite pas à voir dans l’homme qu’elle aime l’étoffe d’un premier ministre.
Comment arrive-t-elle à cette conviction ? M. Hugo ne se donne pas la peine de nous
l’apprendre. La reine se cache derrière une tapisserie pour écouter les paroles
prononcées par Ruy Blas dans le conseil ; lorsqu’il est demeuré seul, lorsqu’il a
chassé, en les flétrissant, les ministres qui se partageaient l’Espagne comme le butin
d’une victoire, elle n’hésite pas à lui avouer qu’elle l’aime. Ainsi la passion a fait
de Marie de Neubourg une reine infidèle à ses devoirs politiques ; l’admiration de la
reine pour son premier ministre efface de sa mémoire le serment qu’elle a fait à
Charles Il.
Il y aurait de l’injustice à ne pas reconnaître que la passion peut justifier la
conduite de la reine ; bien des catastrophes politiques n’ont eu d’autres causes que
la faiblesse d’une femme. Mais pour qu’une femme, fût-elle reine, nous intéresse après
sa défaite, il faut qu’elle soit sincèrement passionnée. Or, Marie qui, par amour, a
méconnu ses devoirs de reine, qui a fait de l’homme qu’elle aime son premier ministre,
et qui, par admiration, est devenue la maîtresse de son premier ministre, n’a plus que
de la haine et du mépris pour lui dès qu’elle apprend qu’il a porté la livrée six mois
auparavant. L’amour qui ne résiste pas à une pareille épreuve est un amour menteur, et
n’a rien de poétique. Ou elle trouvait Ruy Blas assez beau
pour l’aimer, et, dans ce cas, laquais ou grand d’Espagne, elle doit continuer de
l’aimer ; ou elle était convaincue de son génie politique, et, dans ce cas, comment
cesse-t-elle d’admirer Ruy Blas parce qu’il a porté la livrée ? Le personnage de Marie
de Neubourg n’est donc pas conçu d’une façon plus naturelle que don Salluste et Ruy
Blas.
Don César de Bazan, dont le nom et les titres sont donnés à Ruy Blas par don
Salluste, a le malheur de ressembler au type le plus populaire des théâtres de
boulevard. Il est taillé sur le patron de Robert-Macaire, et paraît prendre à tâche
d’exagérer le modèle qu’il copie. Il se vautre dans la fange, il s’avilit, il se
dénonce au mépris public, comme s’il craignait d’être confondu avec les honnêtes gens.
Il fait d’incroyables efforts pour appeler le rire sur les lèvres, pour égayer
l’auditoire ; mais ses railleries grossières sur les hommes qu’il a tués et
dépouillés, sur les grands seigneurs dont il porte le manteau et le pourpoint, sur les
évêques dont il a dérobé la bourse, n’excitent que le dégoût et ne dérident personne.
Un tel personnage égaierait peut-être le bagne ou la geôle ; mais je ne crois pas
qu’il se rencontre parmi les spectateurs un seul homme capable de le comprendre et de
l’applaudir. Tuer, piller, se réjouir, se glorifier du meurtre et du vol, n’a jamais
été, ne sera jamais le moyen de plaire à une assemblée venue pour assister au
développement des passions humaines. Or, tout le mérite de don César se réduit à
exposer magistralement la morale que nous avons quelquefois entendue à la cour
d’assises. Il fait la poétique du meurtre et du pillage, comme il établirait les lois
de la tragédie ou de l’épopée. Il prend une à une toutes les facultés qui honorent la
personne humaine pour les souiller, pour les couvrir de boue. Il traite son
cœur et son intelligence comme des haillons peuplés de
vermine, et célèbre la débauche et la gourmandise comme s’il craignait de ressembler
encore à quelque chose d’humain. À chaque verre qu’il vide, à chaque morceau qu’il
avale, il prend soin de nous dire qu’il compte sur sa gloutonnerie pour s’abrutir et
se faire l’égal du pourceau. Il faut que le goût de l’antithèse soit enraciné bien
profondément dans la pensée de M. Hugo, pour qu’un tel personnage lui ait paru digne
de la poésie dramatique. L’amour de Ruy Blas et de Marie de Neubourg n’avait pas
besoin pour ressortir d’un tel repoussoir.
Don Guritan paraît avoir la même destination que don César ; il partage avec lui
l’emploi de gracieux. Heureusement il n’est que ridicule. Il est impossible de voir en
lui autre chose qu’une caricature grossièrement dessinée, mais du moins il n’est
qu’ennuyeux à force de vulgarité. C’est une de ces figures qui traînent depuis
longtemps sur les tréteaux forains et qui ont le privilège d’égayer les marmots et les
nourrices. Il faut plaindre l’auteur qui, pour accomplir la fusion du sérieux et du
comique, se croit obligé de présenter sur la scène des personnages pareils à don
Guritan. Contre une telle bévue, il n’y a rien à dire. Le blâme hésite, la colère
balbutie ; on se résigne à la pitié.
Étant donnés les personnages que nous venons d’analyser, il était difficile que
M. Hugo construisît une fable acceptable ; et en effet, depuis qu’il écrit pour le
théâtre, il ne lui est jamais arrivé d’inventer un poème dramatique qui blesse aussi
cruellement le goût et le bon sens. Hernani, Marion de Lorme et
le Roi s’amuse ne sont que des odes dialoguées ; mais du moins le
mérite lyrique de ces ouvrages nous rappelle à chaque instant que nous écoutons un
poète. Si les personnages ne vivent pas, ils parlent une
langue pleine de grandeur et d’énergie. Lucrèce Borgia, Marie Tudor
et Angelo ne sont que des mélodrames où la pompe du spectacle remplace
perpétuellement le développement des passions ; mais une fois résigné à nous contenter
du plaisir des yeux, tout en nous affligeant de la vulgarité de ces ouvrages, nous ne
pouvons contester l’habileté matérielle que l’auteur a déployée. Dans Ruy
Blas, nous ne retrouvons ni le mérite lyrique d’Hernani, de
Marion de Lorme et du Roi s’amuse, ni le mérite
mélodramatique de Lucrèce Borgia, de Marie Tudor et
d’Angelo. Toute la pièce n’est qu’un puéril entassement de scènes
impossibles. Il semble que l’auteur se soit proposé de prendre la mesure de la
patience publique. Il est vrai qu’il n’a pas abordé cette épreuve avec une entière
franchise, car l’auditoire de la première représentation n’était pas composé au
hasard. Pour être admis à l’inauguration du Théâtre de la Renaissance, il a fallu
produire des certificats de moralité, d’orthodoxie ou de tolérance littéraire. C’est,
à mon avis, un calcul très maladroit. Puisque M. Hugo, en écrivant Ruy
Blas, était résolu à montrer que la rime peut se passer de bon sens, il
devait ouvrir à la foule les portes du théâtre et ne pas escamoter furtivement des
applaudissements que la foule ne confirmera pas. L’auditoire de la première
représentation a fait preuve, nous l’avouons, d’une rare longanimité. Il a écouté sans
murmurer une pièce qui ne relève ni de la réalité historique, ni de la réalité
humaine, ni de la poésie lyrique, ni du mélodrame, où les acteurs se traitent
mutuellement comme autant de pantins incapables de sentir et de penser. Mais cette
longanimité, nous l’espérons, ne sera pas imitée par la foule ; car, si Ruy
Blas était applaudi, il faudrait proclamer la ruine de la poésie
dramatique.
Chacun des actes de cette pièce, que nous ne savons de
quel nom appeler, se compose de scènes impossibles. Au premier acte, nous avons le
contrat passé entre don Salluste et Ruy Blas et l’embarquement de don César de Bazan.
Si Ruy Blas était autre chose qu’un pantin, il est évident qu’il n’accepterait pas le
nom et les titres de don César, qu’il n’écrirait aucun des deux billets que lui dicte
don Salluste. Or, s’il refusait d’écrire ces deux billets, la pièce s’arrêterait.
M. Hugo a donc passé outre sans hésiter. Des obstacles si mesquins ne sont pas faits
pour ébranler sa volonté. Il avait besoin de ces deux billets pour construire sa
pièce, et, pour les obtenir, il n’a pas craint de violer les plus simples notions du
bon sens.
Le second acte est consacré tout entier à la peinture de la cour d’Espagne. Cette
peinture, qui devait être sérieuse, dont Schiller a tiré un si beau parti dans
Don Carlos, est devenue, sous la plume de M. Hugo, une caricature
puérile. Dans la pièce de Schiller, Élisabeth de Valois demande à voir sa fille, et la
grande-maîtresse de la cour, la duchesse d’Olivarès, lui répond que l’heure
d’embrasser sa fille n’a pas encore sonné. Au second acte de Ruy Blas,
Marie de Neubourg veut se mettre à la fenêtre pour voir une fille qu’elle ne connaît
pas, qui chante en passant, et la grande-maîtresse lui rappelle que l’étiquette lui
défend de se mettre à la fenêtre. La reine, pour se distraire de son ennui, demande à
goûter, et la grande-maîtresse lui répond que l’heure de son dîner n’est pas encore
venue. Est-il possible de pousser plus loin la passion de la puérilité ? La reine
reçoit une lettre de Charles II. Que contient cette lettre ? Une ligne qui résume en
douze syllabes tout ce que l’imagination peut rêver de plus ridicule et de plus
niais : « Madame, il fait grand vent, et j’ai tué six loups. » Quelle que
soit la sévérité du jugement porté par les historiens sur Charles II,
il est absurde de lui prêter une pareille lettre. Quel a pu être le dessein de M. Hugo
en traçant ce billet inconcevable ? A-t-il voulu justifier l’infidélité de la reine en
démontrant l’imbécillité du roi ? Si tel a été son dessein, nous croyons qu’il s’est
trompé ; car une femme mariée à un homme capable d’écrire une telle lettre oublie trop
facilement le serment qu’elle a prononcé. Pour choisir un amant, pour se donner à lui,
elle n’a pas besoin d’être emportée par la passion. Son mari n’a rien d’humain ; pour
l’oublier, elle n’a pas de lutte à soutenir. La dentelle ramassée sur le banc du parc,
la blessure de Ruy Blas et son évanouissement sont des ressorts tellement mesquins que
je crois inutile de les discuter.
Le troisième acte est certainement le meilleur de la pièce ; c’est le seul qui
rappelle les précédents ouvrages dramatiques de M. Hugo. La séance du conseil de
Castille n’est qu’une bouffonnerie digne tout au plus des tréteaux de boulevard ; mais
l’apostrophe de Ruy Blas aux conseillers épouvantés est calquée habilement sur le
discours de Saint-Vallier aux courtisans du Louvre, dans le Roi
s’amuse. Quoique le discours de Saint-Vallier soit très supérieur à
l’apostrophe de Ruy Blas, nous devons tenir compte à M. Hugo de ce dernier morceau ;
il conviendrait cependant de l’abréger un peu. Il est évident que l’auteur attache une
grande importance à cette apostrophe, et qu’il a voulu y déployer, comme dans le
monologue de Charles-Quint, ce qu’il prend pour de la science politique. Cette fois-ci
du moins il n’a pillé que lui-même, tandis que le monologue de Charles-Quint, si vanté
par les amis de M. Hugo, appartient presque tout entier au Fiesque de
Schiller. La scène où Marie de Neubourg avoue son amour
à
Ruy Blas n’est pas un seul instant passionnée ; c’est un échange de grands mots, de
phrases inachevées, et rien de plus. Cette scène se trouve, d’ailleurs, dans tous les
drames précédents de M. Hugo. Le cœur ne joue aucun rôle dans ce dialogue emphatique
et sonore ; Marie de Neubourg et Ruy Blas se divinisent mutuellement, échangent des
prières, au lieu de s’adresser des paroles de tendresse, et n’émeuvent personne. Le
retour inattendu de don Salluste affublé d’une livrée, les insultes qu’il prodigue à
son ancien laquais, et l’étrange docilité de Ruy Blas, ont excité dans l’auditoire un
étonnement, un frisson d’indignation, où les amis de l’auteur verront sans doute une
preuve de la puissance dramatique de M. Hugo. Pour notre part, nous n’hésitons pas à
déclarer que cette scène est tout à la fois impossible et révoltante. Personne ne
conçoit comment Ruy Blas, premier ministre, aimé de la reine, tout-puissant à la cour
d’Espagne, se laisse insulter par don Salluste, venu sans armes, et qu’il peut égorger
sans résistance. Si M. Hugo a cru obtenir un effet dramatique en faisant dire à Ruy
Blas par don Salluste : Il fait froid, fermez la fenêtre, ramassez mon mouchoir, il
s’est trompé complètement. Pour obéir à ces ordres insultants, il faut plus que de la
lâcheté, il faut de la folie. Pour châtier l’insolence de don Salluste, Ruy Blas n’a
pas même besoin de courage, il n’a besoin que de bon sens. S’il se défie de son bras,
il est sûr de trouver un bras prêt à le venger. Ainsi ce troisième acte, le meilleur
de la pièce, ne résiste pas à l’analyse. Ruy Blas se résigne à l’avilissement, comme
s’il avait hâte d’accomplir la vengeance méditée par don Salluste. Il quitte la cour
où il devrait rester ; il écoute les ordres de son ancien maître, qu’il devrait
chasser et livrer aux bâtons de ses laquais, ou poignarder de sa main, et il
va dans un faubourg de Madrid attendre que don Salluste
dispose de lui selon son caprice. La mesure de l’absurde est comblée.
Le quatrième acte est le plus hardi défi que M. Hugo ait jamais adressé au bon sens
et au goût de son auditoire. L’arrivée de don César par la cheminée, le pillage de la
garde-robe et du buffet de Ruy Blas, le dialogue de don César et de la duègne, sont
dignes de Bobèchem
et de Galimafré, à la gaieté près ; car il nous est impossible de trouver dans ce
quatrième acte autre chose qu’un cynisme révoltant. Don Japhet
d’Arménie et le Roman comique comparés au quatrième acte de
Ruy Blas, sont des chefs-d’œuvre de décence et de délicatesse. Si
M. Hugo a voulu surpasser Scarron en grossièreté, nous devons l’avertir qu’il a réussi
au-delà de ses souhaits. Jamais Scarron n’a fait de la personne humaine ce que
l’auteur de Ruy Blas a fait de don César. Les acteurs forains, qui
échangent entre eux des coups de latte et des soufflets, peuvent seuls donner une idée
de cet incroyable intermède. Nous savons maintenant pourquoi M. Hugo refuse à la
poésie grecque la connaissance du grotesque. Il n’y a rien en effet, dans les comédies
d’Aristophane, qui puisse se comparer aux cyniques railleries prononcées par don
César. Toutes les fois qu’Aristophane parodie la vie athénienne ou le polythéisme de
la Grèce, il cache un conseil sous chacune de ses railleries. Mais il est impossible
d’attribuer aucun sens aux quolibets de carrefour récités par don César. Il est donc
vrai que la Grèce n’a pas connu le grotesque ; elle a été assez heureuse pour ne pas
se complaire, comme l’auteur de Ruy Blas, dans l’avilissement de la
personne humaine.
Il est inutile de raconter comment don Salluste attire la
reine chez Ruy Blas. Un des deux billets écrits dans le premier acte suffit à
réaliser ce projet. Marie de Neubourg arrive chez son amant, seule, sans que personne
la retienne ou l’arrête en chemin. Cette femme ; qui tout à l’heure ne pouvait ni
manger un fruit, ni se mettre à la fenêtre, traverse librement les salles de son
palais, et les rues de Madrid. Elle vient au rendez-vous que Ruy Blas lui a donné
avant de lui déclarer son amour. Don Salluste paraît, et sa vengeance est consommée.
Telle est du moins la pensée de M. Hugo, car il semble naturel à l’auteur de cet
inconcevable ouvrage que Ruy Blas se laisse effrayer par la présence de don Salluste,
au point d’avouer à la reine qu’il a été laquais, quand il peut, quand il doit le
poignarder pour sauver l’honneur de la reine et conserver son amour. Ici l’horreur le
dispute à l’absurde. Don Salluste menace Marie de Neubourg de la déshonorer aux yeux
de toute l’Europe, si elle refuse de signer son divorce avec Charles II, et de fuir en
Portugal avec Ruy Blas. La reine va signer, quand Ruy Blas l’arrête en lui montrant
sous son manteau ducal sa livrée de laquais. Pour hâter la vengeance de son ancien
maître, il a eu soin de se munir de cette pièce de conviction ; il est impossible de
se montrer plus complaisant. Ruy Blas se souvient enfin qu’il doit sauver l’honneur de
la reine, et se décide à tuer don Salluste. Par une fausse sortie très adroitement
conçue, il dérobe l’épée de son adversaire, qui a la bonhomie de ne pas se tenir sur
ses gardes, comme s’il venait d’accomplir une action inoffensive et toute naturelle,
et don Salluste désarmé trouve enfin le châtiment qu’il aurait dû recevoir au
troisième acte. Rassuré désormais sur le sort de la reine, après avoir vainement
essayé d’obtenir son pardon, Ruy Blas s’empoisonne, et la reine, qui tout à l’heure
l’accablait de son mépris, dépose un baiser sur ses
lèvres mourantes.
Voilà pourtant ce que M. Hugo ne craint pas d’appeler du nom de poème dramatique.
Nous sommes malheureusement forcé d’avouer qu’il se rencontre aujourd’hui des esprits
assez peu éclairés pour nier la valeur dramatique de cette pièce, sans se croire
dispensés d’en affirmer la valeur poétique. Pour les esprits dont nous parlons,
Ruy Blas est une pièce absurde ; ils en conviennent volontiers. Mais
ce qu’ils condamnent comme drame, ils l’approuvent, ils l’admirent, ils le vantent
comme poème. Je conçois très bien cette distinction lorsqu’il s’agit
d’Hernani, de Marion de Lorme, du Roi
s’amuse ; j’accorderai la valeur poétique de ces ouvrages, pourvu qu’il ne
soit question ni d’ordonnance, ni d’unité. Il est facile de trouver dans ces ouvrages,
sinon des poèmes sagement conçus, habilement composés, du moins de très beaux morceaux
poétiques. On ne peut contester le mérite lyrique de ces fables dialoguées,
injustement appelées drames. Mais il y a un abîme entre le style
d’Hernani et le style de Ruy Blas. Non seulement le
souffle lyrique d’Hernani n’anime aucun des personnages de Ruy
Blas, si ce n’est peut-être le laquais premier ministre ; mais la langue de
Ruy Blas n’est plus la langue d’Hernani. L’auteur
fouille dans le vocabulaire comme dans la roue d’une loterie. Les mots ne lui coûtent
rien, et il les entasse avec une profusion sans exemple. Il fait de la verbosité la
première loi du style. Il réduit à néant l’analogie des images, qu’il avait si
heureusement respectée dans ses premiers ouvrages dramatiques. Il fait dire à
Ruy Blas, lorsqu’il gourmande le conseil de Castille, que le globe
impérial de Charles-Quint est un soleil. Un soleil, je le veux bien ; ce n’est pas
trop de la droite
profonde de Charles-Quint pour tenir un
soleil. Puis tout à coup le soleil devient lune, et cette lune se laisse échancrer par
l’aurore des nations jalouses de la gloire espagnole. M. Hugo sait pourtant que la
lune n’est pas de la même famille que le soleil, car c’est lui qui a nommé Virgile la
lune d’Homère. Aurait-il vu dans Philippe II la lune de Charles-Quint ? Mais lors même
que nous accepterions cette comparaison, nous ne pourrions consentir à la métamorphose
exprimée par Ruy Blas. L’amant de Marie de Neubourg veut-il peindre la
profondeur de sa passion pour la reine ? il se donne pour un ver de terre amoureux
d’une étoile. Jamais Scudéry ni La Calprenède n’ont inventé une comparaison plus
ambitieusement ridicule. La correction grammaticale n’est pas plus respectée que
l’analogie des images. M. Hugo, agenouillé devant la toute-puissance de la rime,
traite la langue en pays conquis. Il fait exécuter, je l’avoue, à l’idiome que nous
parlons des manœuvres qui peuvent passer pour de véritables tours de force ; mais la
langue, en sortant de ses mains, ressemble aux enfants qu’un saltimbanque impitoyable
dresse à coups de bâton aux tours de souplesse. Les ligaments finissent par se prêter
aux mouvements les plus contraires ; le corps, en s’assouplissant, perd sa forme et sa
beauté. La langue n’accomplit pas impunément les manœuvres que lui commande l’auteur
de Ruy Blas. Elle rivalise de souplesse avec Mazurier, mais elle a tout
juste autant de grâce que lui. La versification, telle que la pratique aujourd’hui
M. Hugo, n’est plus un art, mais un métier. Il ne s’agit plus pour lui de dompter la
langue, mais de la rouer si elle refuse de plier.
Une fois résolu à bâtonner la syntaxe, comment l’auteur de Ruy Blas
conserverait-il quelque respect pour l’idéal ?
Jusqu’à
présent, dans ses écarts les plus malheureux, il avait compris la nécessité
d’idéaliser les sentiments et les paroles de ses personnages. En écrivant Ruy
Blas, il a traité l’idéal avec le même dédain que la langue ; car je ne puis
consentir à prendre pour l’expression idéale de la passion le couplet où Ruy Blas se
donne pour un ver de terre amoureux d’une étoile. Or, dès que l’idéal disparaît, la
poésie s’évanouit.
La valeur poétique et la valeur dramatique de Ruy Blas sont donc à peu
près sur la même ligne. Sans doute on reconnaît, dans la versification de Ruy
Blas, un homme habitué à manier la langue, initié à toutes les ruses de la
rime ; mais il est impossible de ne pas déplorer l’incroyable usage que M. Hugo fait
de son habileté. J’aimerais mieux cent fois un poète moins familiarisé avec les
difficultés de la versification ; car il trouverait dans la langue une résistance
salutaire, et ne soumettrait pas sa pensée à l’attraction magnétique de la rime.
M. Hugo, décidé à ne tenir aucun compte de la syntaxe ni de l’idéal, dit si facilement
tout ce qu’il veut, qu’il n’a pas le temps de vouloir, et qu’il prend le cliquetis de
ses rimes pour le bruit de sa pensée.
Il y a trois ans, lorsque nous parlions d’Angelo et que nous
reprochions à M. Hugo de substituer la pompe du spectacle au développement des
passions, nous ne pensions pas qu’il pût si rapidement faire d’Angelo
un ouvrage presque humain. Ruy Blas nous oblige à voir dans Tisbe, dans Catarina, des
prodiges de vérité ; car ces deux femmes sont assurément plus près de la famille
humaine que Ruy Blas et don César. Comment le poète, sur qui la France de la
Restauration avait fondé de si magnifiques espérances, est-il arrivé si vite à
démentir ses promesses ?
Comment, après nous avoir donné
les Feuilles d’Automne et Marion de Lorme, a-t-il oublié
une à une toutes les facultés dont se compose la conscience humaine ? Comment est-il
descendu jusqu’à confondre l’homme et la chose, la vie et la pierre, le cœur et
l’étoffe ? Ne faut-il pas chercher dans l’isolement la solution de ce problème ?
M. Hugo a connu la gloire de trop bonne heure. Il s’est enivré d’applaudissements à
l’âge où les poètes les plus illustres tâtonnaient encore dans l’obscurité. Il s’est
vu fêté, admiré, avant d’avoir mesuré le danger de la louange ; et lorsque des voix
sévères se sont élevées pour lui signaler l’abîme où il allait tomber, il a fermé son
oreille aux remontrances, aux conseils. Il s’est enfermé dans l’adoration de lui-même
comme dans une citadelle. Il a nommé sincères toutes les paroles qui exprimaient pour
lui une admiration sans bornes ; il a nommé méchantes toutes les paroles qui
signifiaient le doute et la défiance. Les préfaces où il raconte la marche de sa
pensée, comme Jules César racontait ses campagnes, en parlant de lui-même à la
troisième personne, sont là pour attester l’isolement dont nous parlons. M. Hugo
consentait à écouter le bruit de la foule quand la foule n’avait pour lui qu’une
louange unanime, ou que du moins le bruit de la louange étouffait le bruit des
sifflets et des railleries. Mais quand la foule s’est mise à douter de lui, à discuter
la grandeur et la portée de son génie, à lui demander compte de ses promesses, à
l’interroger sur ses projets, il n’a pu voir sans colère cette défiance et cette
curiosité. Pour échapper aux questions indiscrètes, il s’est réfugié dans la solitude.
À l’abri des regards indiscrets, libre de s’admirer, de s’adorer à toute heure, il est
arrivé, en peu d’années, à l’oubli complet de tout ce qui n’est pas lui-même. Or, la
résistance n’est pas
moins nécessaire au développement de
la pensée que le choc des corps au développement de la force musculaire. Le bras qui
n’a jamais de poids à soulever s’énerve bien vite ; l’intelligence qui ne rencontre
jamais la contradiction sur sa route perd sa vigueur avec la même rapidité. Privée de
toutes les chances de renouvellement qu’elle trouverait dans la discussion, elle n’a
plus d’autre plaisir, d’autre but que l’adoration de soi-même. En suivant cette pente
fatale, M. Hugo ne pouvait manquer d’arriver à cette religion égoïste, et, en effet,
nous savons par les Voix intérieures comment il se console des conseils
sévères qu’il appelle les cris de l’envie. Il affirme et il chante sa divinité : il
célèbre son génie tout-puissant dans des hymnes où la rage se cache sous le masque du
mépris.
De cette piété constante envers soi-même, de cet orgueil démesuré à la folie il n’y a
qu’un pas, et ce pas, M. Hugo vient de le franchir en écrivant Ruy
Blas. Désormais M. Hugo ne relève plus de la critique littéraire, car la
critique n’a plus de conseils à lui donner. Il y a quelques années, il se plaisait à
créer des monstres comme s’il eût craint, en copiant les modèles qu’il avait sous les
yeux, d’être accusé de stérilité ; aujourd’hui, nous en avons l’assurance, il est
arrivé à ne plus même savoir si les personnages nés de sa fantaisie appartiennent ou
n’appartiennent pas à la famille humaine. Il n’y a plus pour lui ni types vrais, ni
types monstrueux. Tout ce qu’il écrit est plein de sagesse, toutes les antithèses
qu’il baptise d’un nom humain sont des hommes. Son intelligence n’est plus qu’un chaos
ténébreux, où s’agitent pêle-mêle des mots dont il a oublié la valeur. Nous sommes
certain que notre conviction sera partagée par tous les hommes sérieux. M. Hugo s’est
enfermé dans un dilemme impitoyable : ou Ruy Blas est une
gageure contre le bon sens, ou c’est un acte de folie. Si c’est une
gageure, nous nous récusons, car la critique littéraire n’est pas appelée à juger de
telles parties.
M. Hugo, fidèle à ses habitudes littéraires, veut bien nous expliquer le sens
historique et philosophique de Ruy Blas ; nous devons le remercier de
cette généreuse condescendance. Car le sens de Ruy Blas était demeuré
impénétrable pour nous comme pour bien d’autres. La préface que M. Hugo vient de
publier, est si pleine de révélations et d’enseignements, elle contient des idées si
neuves et si bien dites, qu’il nous semble utile d’énumérer et d’apprécier chacune de
ces idées. Si quelques-uns des préceptes énoncés par l’auteur sont aussi vieux que la
littérature dramatique, ils ont du moins le mérite de condamner M. Hugo plus
sévèrement que la critique la plus hardie et la plus franche, et à ce titre ils
doivent être signalés à l’attention publique. Quant aux théories philosophiques et
historiques exposées à propos de Ruy Blas, s’il nous est impossible de
les accepter, si nous sommes forcé d’en proclamer le néant, nous reconnaissons
volontiers qu’elles ont l’avantage de prêter un sens aux caractères que nous n’avons
pas compris, aux scènes qui nous ont étonné ou révolté, mais qui n’ont pas un seul
instant obtenu notre approbation ou notre sympathie.
M. Hugo commence par diviser son auditoire en trois
classes : les femmes, les penseurs, la foule. Les femmes veulent des passions, les
penseurs des caractères, la foule de l’action. De là trois formes de poésie
dramatique : la passion sans caractères et sans action, ou la tragédie, les caractères
sans passion et sans action, ou la comédie, et l’action sans caractères et sans
passion, ou le mélodrame. Quoique la tragédie et la comédie ne soient pas exactement
conformes à la définition qu’en donne M. Hugo, quoique les bonnes tragédies et les
bonnes comédies ne puissent se passer d’action, nous voulons bien accepter comme
vrais, comme littéralement exacts, les termes de ces trois définitions. Ces termes une
fois acceptés, que le public décide à quelle forme dramatique appartiennent les pièces
de M. Hugo. A-t-il écrit, depuis onze ans, une comédie ou une tragédie ? S’est-il
jamais proposé la peinture des passions ou le développement des caractères ? Il est
impossible de poser la question plus nettement que ne le fait M. Hugo ; il nous semble
également impossible qu’une seule et même réponse ne sorte pas de toutes les bouches.
Tout en reconnaissant le mérite poétique de Cromwell, de Marion
de Lorme, d’Hernani et du Roi s’amuse, nous ne
pouvons croire que les femmes ou les penseurs, que M. Hugo prend pour juges et dont
nous proclamons avec lui la compétence, trouvent dans aucun de ces ouvrages la
peinture des passions ou le développement des caractères, c’est-à-dire, selon les
termes de M. Hugo, une tragédie ou une comédie. Ces quatre poèmes, injustement appelés
drames, ne sont que des odes dialoguées. Il n’y a là-dessus qu’un avis que nous
enregistrons, que nous formulons sous la dictée de l’opinion publique. Quant aux trois
pièces en prose qui sont venues après ces odes dialoguées, elles sont
jugées depuis longtemps avec la même unanimité. Lucrèce
Borgia, Marie Tudor et Angelo sont de purs mélodrames, et
encore devons-nous ajouter, pour être vrai, que ces mélodrames relèvent du spectacle
bien plus que de l’action. Ainsi, d’après la triple théorie exposée par M. Hugo, le
poète qui a débuté par Cromwell et qui vient d’écrire Ruy
Blas, ne s’adresse ni aux femmes, ni aux penseurs, et ne satisfait, n’amuse
que les yeux de la foule. Il est étranger à la peinture des passions, au développement
des caractères, et lorsqu’il lui arrive d’inventer une action dramatique, il fait au
plaisir des yeux une part si grande, si importante, il viole si souvent les lois de la
vraisemblance, il jette si hardiment sur la scène des hommes qui n’ont de commun avec
nous que le nom, il obéit si aveuglément à la fantaisie, et il traite avec tant de
dédain, tant de mépris le cœur et l’intelligence de la foule, que ses mélodrames sont
plutôt des spectacles que des actions dramatiques.
Depuis la préface de Cromwell jusqu’à la préface de Ruy
Blas, M. Hugo a souvent exposé la théorie du drame tel qu’il prétend le
réaliser, tel qu’il croit peut être nous l’avoir montré ; mais jamais il n’a formulé
les principes de cette théorie avec tant d’évidence et de précision, jamais il ne
s’est condamné lui-même avec tant de franchise et de sévérité. Ni les femmes, ni les
penseurs, ni la foule n’appelleront de l’arrêt qu’il vient de prononcer. Toutes les
classes d’auditeurs et de lecteurs se réuniront pour applaudir aux principes qu’il a
posés, aux conséquences qui découlent naturellement de ces principes, sans le secours
d’aucun ; les prémisses une fois acceptées, un enfant se chargerait de
tirer la conclusion. Sauf quelques légères modifications que nous avons indiquées, la
critique ne peut qu’approuver les théories de M. Hugo ; mais, à
compter de ce jour, depuis cette préface lumineuse, l’auteur de
Ruy Blas a perdu le droit de gourmander la critique et de lui
reprocher son injustice. Personne ne voudra plus écouter ses plaintes ni ses
invectives ; il aura beau accuser tout haut, sous toutes les formes, dans ses odes et
dans ses préfaces, la jalousie de ses juges, ses paroles seront comme non avenues ;
car tout le monde se souviendra qu’il a prononcé contre lui-même l’arrêt le plus juste
et le mieux motivé. Comment croire à la jalousie de la critique, lorsque la critique
proclame en toute occasion les principes posés par M. Hugo dans la préface de
Ruy Blas ? Comment ajouter foi à la méchanceté des juges, qui
rédigent leurs sentences d’après les lois que M. Hugo a lui-même formulées si
nettement ? Quand la préface de Ruy Blas ne servirait qu’à réduire sa
colère au silence, quand la critique et le public n’auraient pas d’autre espérance à
concevoir, nous devrions encore adresser à M. Hugo des remerciements sincères. Car il
est pénible de voir la loyauté souillée du nom d’injustice, la franchise travestie en
jalousie ; et la critique est désormais à l’abri de ces imputations.
Mais la préface de Ruy Blas ne se borne pas à exposer la théorie de la
poésie dramatique ; M. Hugo ne pouvait se contenter de répéter sous une forme nouvelle
ce qu’il a déjà dit souvent. Il a cru devoir apprécier l’état des monarchies
défaillantes en général, et en particulier l’état de la monarchie espagnole dans les
dernières années du xviie
siècle, d’après les principes
d’une science née d’hier, et qui jusqu’à présent n’a pas enseigné grand-chose à ceux
qui ont pris la peine de l’étudier, d’après la philosophie de l’histoire. Cette
science, qui occuperait certainement un rang honorable parmi les connaissances
humaines si
elle se bornait à pénétrer les causes des
événements, à les rattacher aux passions et aux pensées des hommes éminents, est
devenue depuis quelques années un enfantillage digne de pitié. Ramenée à sa plus
simple expression, elle ne signifie guère autre chose que l’affirmation du passé. Elle
proclame et démontre la nécessité des faits accomplis, et ressemble volontiers aux
bergers qui attendent la fin de la journée, pour dire s’il doit tomber de la pluie à
midi. M. Hugo, animé du désir d’agrandir sinon la valeur réelle, du moins la valeur
apparente de son œuvre, n’a rien trouvé de mieux que la philosophie de l’histoire pour
expliquer le sens de Ruy Blas. Il a donc découvert et il nous annonce
qu’au moment où les monarchies sont près de s’écrouler, la noblesse se dissout, et
qu’en se dissolvant elle se divise. Une pareille découverte vaut, à coup sûr, la peine
d’être proclamée à son de trompe ; et M. Hugo n’y manque pas. La noblesse se divise en
deux classes ; l’une, la moins pure et la plus rusée, demeure à la cour et
s’enrichit ; l’autre, la plus loyale et la plus brave, met le feu aux quatre coins de
son bien, et se trouve ruinée avant la monarchie. Oubliée de tous, excepté de ses
créanciers, et ici nous empruntons les expressions de M. Hugo, elle est réduite à
vivre comme les bohémiens. Elle ne fait plus rosser le guet par ses gens, mais par les
camarades vagabonds qu’elle s’est donnés. M. Hugo trouve dans cette division de la
noblesse l’occasion de satisfaire son goût pour l’antithèse et l’accumulation. Il
entasse les épithètes et verse sur le papier une kyrielle de mots, souvent étonnés de
se trouver ensemble. Certes, pour dissoudre la noblesse au moment où la monarchie va
s’écrouler, pour conclure de la dissolution la division, il était inutile d’invoquer
la philosophie de l’histoire. Mais cette science a pour M. Hugo des charmes si
puissants, qu’il lui demande conseil pour caractériser le
peuple avec autant de précision que la noblesse. Il découvre, toujours grâce à la
philosophie de l’histoire, que le peuple, dès qu’il voit l’agonie de la monarchie et
la division de la noblesse, conçoit des espérances de plus en plus hardies et forme
des projets pleins de grandeur. À la bonne heure ! voilà parler. Ni Thucydide, ni
Tacite, ni Hérodote, ni Salluste, étrangers, nous le savons, à la philosophie de
l’histoire, n’auraient fait une pareille découverte. Vraiment, le peuple s’enhardit et
se relève à mesure que la royauté chancelle et que la noblesse se dégrade ? Voilà un
fait d’une haute importance, une idée lumineuse, qui vaut la peine d’être enregistrée.
Les membres de l’aréopage, du sénat romain et de la constituante, auraient payé au
poids de l’or la possession de cette idée. Quelle transformation dans leurs travaux,
quelle maturité dans leurs délibérations, s’ils eussent deviné, avec le secours de la
philosophie de l’histoire, le théorème que M. Hugo formule si nettement : règle
générale, toutes les fois que la noblesse s’avilit, le peuple ne manque pas de la
mépriser et de s’enhardir. Je ne connais rien de comparable au théorème de M. Hugo, si
ce n’est M. Jourdain découvrant qu’il fait de la prose toutes les fois qu’il dit
bonjour à ses amis. La belle chose, mon Dieu, que la philosophie de l’histoire !
M. Hugo ne saurait s’arrêter en si beau chemin ; il poursuit ses explorations
scientifiques avec une rare persévérance, et ses efforts sont dignement récompensés.
Il découvre que la reine est placée au-dessus du peuple et de la noblesse, et que le
peuple tourne vers la reine des regards pleins d’espérance, pour deux raisons très
graves et qu’il ne faut pas négliger de mentionner : parce qu’elle est reine et parce
qu’elle est femme, c’est-à-dire parce qu’elle est
puissante
et disposée à la pitié. Or, si l’histoire de toutes les monarchies nous révèle ces
vérités si vraies, trop vraies peut-être, parce qu’elles amènent le sourire sur les
lèvres, est-il facile, à l’aide de ces vérités, d’expliquer l’état de la monarchie
espagnole dans les dernières années du xviie
siècle. Il
y avait alors à Madrid comme dans toutes les monarchies, un peuple, une noblesse, une
reine, c’est-à-dire Marie de Neubourg, et trois types représentés par don Salluste,
don César de Bazan et Ruy Blas. Rendons grâces à la philosophie de l’histoire qui
explique si nettement, si clairement un problème qui nous semblait insoluble. Nous
sommes maintenant en pleine lumière. Non seulement nous comprenons les faits et les
personnages, mais nous savons, de science certaine, en vertu de quelle idée conçue dès
longtemps par la Divinité, ces faits se sont accomplis, pour l’achèvement de quel
dessein ces personnages se sont mis en mouvement. En un mot, nous possédons la raison
des choses. Voilà, dit M. Hugo, ce que révélerait la philosophie de l’histoire aux
esprits attentifs, si le drame qui se nomme Ruy Blas méritait d’être
étudié avec un tel flambeau. Oui, sans doute, Ruy Blas est pleinement
digne d’une telle étude, et nous sommes récompensé au-delà de notre espérance. Nous
savons sur le bout du doigt l’histoire de toutes les monarchies, nous tenons une clé
qui ouvre toutes les portes. N’est-ce pas là un admirable salaire ?
Mais, comme le dit M. Hugo avec une modestie charmante, en demandant grâce pour cette
ambitieuse comparaison, une idée est comme une montagne et présente plusieurs aspects,
selon le point de vue où l’on se place. Le Mont-Blanc vu de la Croix-de-Flégèren n’est pas le
Mont-Blanc vu de Sallancheso, et pourtant c’est toujours le Mont-Blanc.
Il en est ainsi de Ruy Blas ; placez-vous, pour juger
cette œuvre, au point de vue philosophique, historique ou littéraire, et vous y
trouverez des mérites différents, des significations diverses. Nous devons remercier
M. Hugo de s’en tenir au Mont-Blanc pour caractériser Ruy Blas ; après
l’avoir vu se comparer au Jupiter olympien de Phidias, nous aurions consenti sans
répugnance et sans étonnement à voir Ruy Blas comparé au
Chimboraçaop. Voyons ce que signifie Ruy Blas vu de la
Croix-de-Flégère ou de Sallanches. Nous avouons ne pas comprendre la distinction
établie par M. Hugo entre le sens humain et le sens philosophique de son œuvre, et
nous inclinons à penser qu’il a créé cette distinction comme tant d’autres, par amour
du vocabulaire, pour le seul plaisir de manier un plus grand nombre de mots. Nous
comprenons très bien en quoi l’histoire de la science des faits accomplis diffère de
la philosophie ou de la science des idées générales ; mais nous sommes encore à
deviner en quoi consiste la science de l’humanité, abstraction faite de l’histoire et
de la philosophie. Nous sommes donc forcé, à notre grand regret, de nous en tenir aux
significations littéraires de Ruy Blas. Il y a, qu’on le sache bien et
qu’on ne l’oublie pas, il y a dans Ruy Blas, c’est M. Hugo qui nous le
dit, un drame, une comédie et une tragédie, ni plus ni moins. Cette révélation
inattendue a de quoi nous confondre. Dans notre candeur et notre ignorance nous
cherchions le sens de cet ouvrage, et nous avions peine à croire qu’il fût possible
d’y trouver les éléments d’un poème dramatique. M. Hugo veut bien nous apprendre que
nous y trouverons, à notre gré, un drame, une comédie ou une tragédie. Pour arriver à
cette triple découverte, pour se donner cette triple joie, il suffira d’épeler
attentivement une phrase qui ne se trouve dans aucune
poétique, une phrase qui eût fort étonné Sophocle ou Shakespeare, Calderon ou
Molière, mais qui contient la démonstration complète de la pensée de M. Hugo. Nous
transcrivons cette phrase sans y changer un mot : le drame noue, la comédie
brouille, la tragédie tranche
. Qu’on vienne, après avoir lu cette phrase,
nous parler des faiseurs de poétiques et des poètes qui ont écrit sur l’art après
l’avoir pratiqué ! Ni Aristote, ni Corneille, ni Racine, ni Molière, ni Goethe, ni
Schiller, n’ont entrevu la nature intime du drame, de la comédie et de la tragédie.
Molière, en écrivant le Misanthrope et les Femmes
savantes, était bien loin de penser que le but de la comédie fût
d’embrouiller ; Corneille, en écrivant Cinna, ne se croyait pas
dispensé de nouer l’action de son poème ; Schiller, en écrivant
Wallenstein et Guillaume Tell, s’imposait la tâche de
dénouer l’action qu’il avait nouée. Mais personne ne sera surpris de l’ignorance des
hommes que nous venons de nommer, après avoir lu dans la préface de Ruy
Blas que le drame, forme suprême et dernière de la poésie dramatique,
embrasse, enserre et féconde les deux formes qui l’ont précédé, la tragédie et la
comédie. Ni la Grèce de Périclès et de Phidias, ni la France du xviie
siècle ne pouvaient entrevoir cette importante vérité.
Quant à Shakespeare et Calderon, Schiller et Goethe, ils n’étaient pas, comme M. Hugo,
habitués à généraliser leurs idées, à les résumer sous une forme axiomatique, et s’ils
ont pressenti cette vérité, ils n’ont pas eu la gloire de la promulguer. Reprenons
cette phrase qui domine de bien haut toutes les préfaces où Corneille discute le
mérite de ses ouvrages, se condamne ou s’approuve avec une modestie si franche, une
fierté si vraie, et voyons comment M. Hugo expose et démontre sa découverte. Don
Salluste noue la pièce, car sans lui la pièce
ne serait
pas, car la pièce tout entière repose sur la vengeance de don Salluste ; donc don
Salluste est un drame. Don César de Bazan embrouille la pièce ; car au moment où
l’action est engagée, au moment où la reine d’Espagne vient de faire à Ruy Blas l’aveu
de son amour, don César paraît sans être attendu par personne. Il essaie de distraire
le parterre ; il entasse quolibets sur quolibets ; il joue dans la pièce le rôle
d’intermède ; il embrouille l’action en la suspendant ; donc don César est une
comédie. Enfin, Ruy Blas tranche, car il montre à la reine sa livrée de laquais sous
son manteau ducal, et s’empoisonne après avoir vainement imploré le pardon de sa
maîtresse ; donc Ruy Blas est une tragédie. Certes, il est impossible de ne pas
fléchir le genou devant ces trois enthymèmes victorieux. Depuis le jour où Descartes
écrivit : Je pense, donc j’existe
, jamais la logique ne s’est montrée
si puissante. Comment ne pas se rendre à cette démonstration ? Shakespeare, dit
M. Hugo, donne la main gauche à Corneille et la main droite à Molière. L’auteur de
Ruy Blas serait naturellement appelé à prendre la place de
Shakespeare, s’il n’était pas lui-même Shakespeare, Corneille et Molière. Il ne pousse
pas plus loin ses explications littéraires, et se contente d’ajouter que Ruy
Blas est parent d’Hernani au point de vue historique, mais à
ce point de vue seulement, et qu’il nous offre le crépuscule de la maison d’Autriche
en Espagne, comme Hernani nous en avait offert l’aurore.
La note placée après la pièce n’est pas moins instructive que la préface, et nous
croyons qu’elle la complète dignement. « Il est bien entendu, dit M. Hugo, que,
dans Ruy Blas comme dans tous les ouvrages précédents de l’auteur,
tous les détails d’érudition sont scrupuleusement exacts. Tout ce qui concerne le
costume, les ameublements, les
finances,
est puisé aux sources les plus authentiques. »
Il est bien entendu est à mes yeux d’une valeur inestimable ; il est
impossible de se décerner un brevet d’érudition avec plus de modestie et de fierté. Il
est bon que le mérite ait conscience de soi-même et n’hésite pas à se proclamer.
M. Hugo n’a besoin du témoignage de personne pour démontrer ce qu’il vaut. Il connaît
profondément la géographie, la politique et les finances de l’Espagne, et si vous en
doutez, il vous le prouvera en affirmant qu’il les connaît. Il est bien entendu que
son érudition n’a pas de bornes et défie toutes les critiques. Cependant, comme nous
vivons dans un siècle sceptique, comme il pourrait se rencontrer parmi les lecteurs de
Ruy Blas un homme assez hardi pour ne pas croire M. Hugo sur parole,
l’auteur pousse la condescendance jusqu’à choisir une preuve entre mille. En parlant
des finances de l’Espagne, il a prononcé le mot d’almojarifazgo ; eh
bien ! il quitte les hauteurs de son érudition pour nous expliquer le sens du mot almojarifazgo. Almojarifazgo, je vous le donne en mille, signifie
l’impôt de 5 pour 100 sur les marchandises qui allaient de l’Espagne aux Indes. Parmi
tous les financiers qui ont administré la fortune de l’Espagne depuis un demi-siècle,
il n’y en a peut-être pas un qui connaisse le sens du mot almojarifazgo ; mais il faut savoir que ce mot, d’une physionomie toute
cabalistique, est demi-arabe, demi-espagnol. L’explication d’almojarifazgo démontre surabondamment le savoir philologique de M. Hugo. Il
n’est plus permis désormais d’interroger l’auteur de Ruy Blas. Il est
bien entendu que M. Hugo est un homme encyclopédique. Tout ce qu’il dit est
souverainement vrai, par cela seul qu’il le dit.
Après cette rapide esquisse des finances espagnoles,
l’auteur de Ruy Blas s’occupe des acteurs qui ont joué sa pièce ; il
épuise pour eux toutes les formes de la louange et les complimente avec autant
d’élégance que de hardiesse. Il voit dans M. Féréol un homme qui n’a pas oublié que
l’Espagne a eu des don Quichotte après le roman de Cervantes. C’est là, si je ne me
trompe, un éloge délicat et habilement inventé. M. Saint-Firmin, chargé du rôle de don
César, est un acteur irrésistiblement gai. Irrésistiblement est, à mon avis, de nature
à contenter la vanité la plus exigeante, et j’espère que M. Saint-Firmin se tiendra
pour récompensé au-delà de ses espérances. M. Alexandre Mauzin a compris toute la
profondeur du personnage de don Salluste ; il a eu deux explosions, l’une au début,
l’autre à la fin de la pièce. Or, ces deux explosions font de lui un acteur consommé.
Dans le cinquième acte surtout, que M. Hugo intitule : le Tigre et le Lion, M. Mauzin
n’a rien laissé à désirer. Mademoiselle Louise Beaudouin, qui, sous le nom d’Atala
Beauchêne, n’avait jamais été qu’une actrice parfaitement insignifiante, devient sous
la plume de M. Hugo… devinez ? Un ange. Beauté, grâce, tendresse, pathétique, sublime,
rien ne manque à mademoiselle Beaudouin. Lorsqu’elle chantait des couplets mal rimés,
elle n’était qu’une femme ; inspirée de M. Hugo, elle a changé de nature, des ailes
d’ange sont venues s’attacher à ses épaules. Pour peu qu’elle joue un second rôle
pareil à celui de Marie de Neubourg, elle s’envolera vers les régions éthérées, et la
France n’aura plus qu’à la pleurer. Quant à M. Frédérick Lemaître, non seulement il
résume, pour les vieillards, Lekain et Garrick, et pour nous, contemporains, la
science et l’inspiration de Talma ; mais la soirée du 8 novembre a été pour lui une
véritable transfiguration. Ainsi, M. Frédérick est désormais fils de Dieu, et comme
Ruy Blas est fils de M. Hugo, M. Hugo
monte nécessairement au rang de Dieu le père, et s’appelle : Jehovah. Chantons en
chœur : Gloria in excelsis.
M. Hugo, en louant les acteurs qui jouent Ruy Blas, a voulu sans doute
nous montrer comment il veut être loué ; nous profiterions volontiers de la leçon,
mais nous désespérons d’égaler jamais un tel modèle.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XIX, v.]
Plus d’une fois déjà il nous est arrivé d’insister sur le caractère exclusivement
lyrique des ouvrages de M. Hugo ; ce caractère, nous l’avons retrouvé dans ses drames
aussi bien que dans ses romans, et comme le drame est plus loin de l’ode que le roman,
nous avons été naturellement amené à dire que nous préférons les Feuilles
d’Automne à Notre-Dame de Paris, et Notre-Dame de
Paris à Hernani. Il nous semble que cette affirmation est
assez claire, assez évidente par elle-même, et pourrait se passer de démonstration ;
mais comme un grand nombre d’esprits sincères, et familiarisés par l’étude avec la
discussion littéraire, ont cru voir dans cette affirmation plutôt un parti pris
d’avance, un avis préconçu, que l’énoncé rigoureux de notre conviction, nous nous
croyons forcé de donner à notre opinion de nouveaux développements. Si la réflexion
eût entamé notre premier avis, nous ne répugnerions aucunement à dire comment et
pourquoi notre avis aurait changé ; mais chaque nouvelle œuvre de M. Hugo nous
affermit dans le premier jugement que nous avons porté sur
l’ensemble de ses facultés, et notre devoir se réduit à chercher, pour l’expression
de notre pensée, des formules de plus en plus claires, de plus en plus précises.
Sans doute le drame et le roman se proposent tous deux la peinture de la vie humaine,
et si le lecteur ne consentait pas à voir les différences cachées sous cette identité
apparente, il serait absolument impossible de lui montrer pourquoi M. Hugo, nature
lyrique, amoureux de la strophe abondante et sonore, est plus voisin du roman que du
théâtre ; mais il ne faut pas une grande clairvoyance pour apercevoir l’intervalle qui
sépare l’action racontée de l’action mise en scène, pour comprendre que l’intervention
directe du poète dans plusieurs parties du récit permet à la faculté lyrique de se
déployer librement, tandis que cette même faculté trouve rarement l’occasion de se
produire au théâtre. Dans le roman comme dans le drame, l’analyse des caractères et le
mouvement des personnages sont les deux premières conditions à remplir, et si l’une de
ces conditions est violée ou méconnue, le roman et le drame sont incomplets ; mais il
est plus facile de dissimuler la fausseté des caractères ou l’invraisemblance de
l’action dans le roman que dans le drame. Car le poète qui raconte dispose de toutes
les richesses du langage, parle en son nom et peut prodiguer les images éclatantes,
les comparaisons ingénieuses, les allusions lointaines, sans choquer le lecteur. Le
dramatiste est sans cesse rappelé à son devoir par les deux mille spectateurs qui ont
les yeux fixés sur la scène ; s’il oublie son héros pour arranger des paroles sonores,
ou des images coquettes, il est puni par l’indifférence ou par les railleries du
parterre, et la rapidité du châtiment ne lui permet pas de mettre en doute la réalité
de sa faute. De cette vérité générale, applicable à
tous
les romanciers, à tous les dramatistes, il est facile de conclure la supériorité des
Feuilles d’Automne sur Notre-Dame de Paris, et de
Notre-Dame de Paris sur Hernani. Mais peut-être
convient-il de montrer, sous un autre jour, le rapport qui unit cette conclusion aux
prémisses que nous avons posées. L’opinion générale est plus indulgente pour les héros
de roman que pour les héros de théâtre ; la même foule qui, assise sur les banquettes
du parterre, ne pardonne pas au poète la violation de la vérité, se montre volontiers
crédule lorsqu’elle suit des yeux les pages d’un roman. Au théâtre, elle veut être
émue ; en lisant un roman, elle préfère les épisodes qui excitent sa curiosité aux
scènes naturellement et logiquement déduites. Il suit de là que la fantaisie a plus
beau jeu dans le roman que dans le drame, que le poète impose plus facilement sa
personnalité au lecteur qu’au spectateur. L’opinion générale est évidemment une
opinion erronée ; toute fable épique ou dramatique, pour être vraiment belle, a un
égal besoin de naturel, de vraisemblance et de logique ; les actions racontées, pas
plus que les actions mises en scène, ne peuvent se passer de caractères posés
simplement, de passions sincères, de personnages vivants et pareils, quoique
supérieurs, aux hommes que nous voyons tous les jours ; mais comme la majorité n’a pas
le loisir de méditer sur les conditions fondamentales du récit, elle continuera
longtemps encore de lire avec indulgence, sinon avec sympathie, des romans
invraisemblables, et de hausser les épaules à la représentation d’un drame dicté par
la seule fantaisie.
Cependant il serait injuste, il serait absurde de croire que le développement de la
faculté lyrique s’oppose absolument au développement de la faculté dramatique. Quelque
grande que soit la distance qui sépare le drame de
l’ode,
cette distance n’est pas infranchissable. Mais la poésie lyrique, telle que la conçoit
M. Hugo, telle qu’il l’a réalisée depuis neuf ans, telle qu’il la voudra réaliser sans
doute jusqu’à la fin de sa carrière, s’occupe de l’image bien plus que de l’idée, du
mot bien plus que de l’homme, de la rime bien plus que de l’émotion ; or, si l’idée en
tant qu’humaine, peut se transformer et passer de l’ode au drame, le mot n’a pas la
même faculté. À notre avis, les Feuilles d’Automne sont le meilleur
recueil lyrique de M. Hugo ; et ce recueil n’est que l’ébauche d’une manière que
l’auteur n’a pas complétée. Venues après les Orientales, qui
célébraient la couleur et l’étendue à l’exclusion du sentiment et de la pensée, les
Feuilles d’Automne promettaient une conversion qui ne s’est pas
accomplie ; elles montraient moins d’admiration pour les choses, un peu plus de
sympathie pour l’homme ; cette sympathie n’a pas été de longue durée. Les
Chants du Crépuscule, avec moins d’éclat, et surtout moins d’unité
que les Orientales, expriment cependant, au même degré que les
Orientales, l’amour de la couleur et de l’étendue, et négligent
presque toujours de montrer l’homme sous le velours, la femme sous le satin. Il est
donc permis d’affirmer que la poésie lyrique de M. Hugo appartient plutôt à la langue
qu’à la pensée, et c’est ce qui explique pourquoi l’auteur des
Orientales, après avoir exécuté, dans ses strophes disciplinées, les
plus savantes évolutions, après avoir fait manœuvrer la césure et la rime en tacticien
consommé, n’a pas réussi à nous montrer des hommes de la famille humaine. Il a
transformé sa parole, il n’a pu transformer sa personnalité. Il avait préféré, dans
ses odes, le mot à l’idée, et comme rien ne le gênait dans le maniement des mots, il
avait accompli des prodiges ; en se continuant, en appliquant à la création des
personnages dramatiques le procédé qui avait suffi à produire
des strophes, il a été vaincu par l’humanité qu’il ne connaissait pas ; il n’a pu
deviner, par la seule combinaison des mots qui lui obéissaient, les caractères qu’il
n’avait pas étudiés.
S’il faut, comme nous le croyons, rapporter à la nature même des odes de M. Hugo
l’insuffisance épique et l’impuissance dramatique de l’auteur, la logique prescrit
évidemment d’étudier avec un soin particulier chaque nouveau volume d’odes que M. Hugo
publie. Le titre donné au dernier volume que nous avons sous les yeux nous avait fait
concevoir une espérance qui ne s’est pas accomplie. En voyant l’auteur de tant d’odes
splendides consentir à baptiser un recueil lyrique du nom de Voix
intérieures, nous avions pensé qu’il se rendait enfin aux avertissements que
la critique ne lui a pas ménagés depuis les Orientales, c’est-à-dire
depuis neuf ans ; il nous était permis, sans présomption, de croire que M. Hugo
apercevait tout le néant de la poésie purement extérieure, et comprenait la nécessité
d’interroger sa conscience plus souvent que ses yeux ; le succès des Feuilles
d’Automne semblait se réunir à la critique pour le décider à ce dernier
parti ; mais le nouveau recueil n’est pas fidèle au baptême qu’il a reçu. Les
Voix intérieures, telles que M. Hugo les explique et les définit dans
la préface de son volume, n’appartiennent, à proprement parler, ni au monde, ni à
l’homme, ni au spectacle extérieur, ni au spectacle intérieur, mais ne sont qu’un
chuchotement, un murmure, un dialogue insaisissable entre l’homme et les choses, entre
la créature et la création. Quoique ce dialogue ne soit pas absolument dépourvu de
réalité, il était difficile à M. Hugo d’y trouver la matière de trois mille vers. Pour
l’entendre, pour l’exprimer, il eût
fallu être familiarisé
de longue main avec l’analyse des sentiments et des idées ; il eût fallu avoir vécu
avec l’homme plus intimement qu’avec les choses, et c’est précisément ce que M. Hugo a
négligé jusqu’ici. Aussi, quoique les Voix intérieures soient, à mon
avis, très supérieures aux Chants du Crépuscule, quoique le dernier
recueil ait sur le précédent un avantage positif, quoiqu’il offre une sorte d’unité
implicite, je suis forcé de reconnaître qu’il ne dépasse pas les Feuilles
d’Automne par le côté humain, et que, pour l’éclat extérieur, il reste
souvent au-dessous des Orientales. Pour dire toute notre pensée, nous
ajouterons que les Voix intérieures ne nous apprennent rien sur
M. Hugo, c’est-à-dire n’élargissent pas d’une ligne la gloire qui lui appartient. Avec
l’habileté consommée qu’il possède, rompu comme il l’est à toutes les ruses de la
versification, il lui sera facile de publier, tous les deux ans, un recueil pareil aux
Voix intérieures ; mais cette fécondité sera stérile pour la grandeur
de son nom, pour la popularité de sa pensée. Cependant il est bon d’analyser les
Voix intérieures, comme si M. Hugo débutait aujourd’hui, comme s’il
n’avait pas déjà écrit dix-huit mille vers lyriques, avec la même opulence de rime,
avec la même mobilité de césure, avec la même variété de synonymie ; car cette étude
nous offre l’occasion de montrer les relations qui unissent la vie à la pensée, la
pensée à la parole, relations évidentes pour tous les esprits sérieux, mais trop
souvent méconnues par la poésie contemporaine, et en particulier par M. Hugo. En
insistant sur ces relations, nous sommes sûr d’entourer d’une évidence mathématique ce
que nous avons dit plus d’une fois du théâtre de M. Hugo.
Sunt lacrymæ rerum, l’une des pièces les plus étendues de ce recueil,
roule tout entière sur la mort de Charles X.
Il n’entrera
jamais dans notre pensée de blâmer la reconnaissance du poète envers le roi mort dans
l’exil. À l’âge de vingt-trois ans, M. Hugo, dont la renommée était encore très
modeste, reçut du feu roi une lettre close pour assister aux fêtes de Reims ; il
écrivit au retour une ode qui est un de ses meilleurs ouvrages, et le roi, pour le
remercier, le décora et lui donna une pension sur sa cassette. Quelques mois plus
tard, le ministre de l’intérieur, excité par l’exemple royal, accorda au poète un
encouragement de même nature, et désormais il fut permis à M. Hugo d’attendre l’heure
de l’inspiration, de laisser mûrir sa pensée. Un tel bienfait mérite assurément un
témoignage de gratitude. Ce n’est donc pas le sujet de la pièce que nous blâmons, mais
bien le mouvement et la nature des pensées que le poète appelle à son aide, pour
exprimer sa reconnaissance. Il reproche aux canons de l’hôtel des Invalides de n’avoir
pas sonné le glas aux funérailles de Charles X, il les accuse de partager la lâcheté
humaine, et d’adorer tour à tour Henri IV et Louis XI. Ce grief est au moins
singulier ; il est difficile de comprendre comment les canons d’un hôtel fondé par
Louis XIV ont pu saluer Louis XI et Henri IV, c’est-à-dire deux rois, dont le premier
est mort en 1483, et le second en 1610. Si c’est à l’entraînement de la rime qu’il
faut attribuer cette impardonnable bévue, si le mot bronze nous a valu Louis onze, les
amis de M. Hugo feront bien de l’entretenir souvent de l’esclavage de la rime,
dussent-ils même réciter les vers de Nicolas Boileau sur cet important sujet. Si
Henri IV et Louis XI signifient, dans la pensée du poète, générosité, duplicité, que
ne prenait-il, pour exprimer ces deux idées, Titus et Tibère, dont le sens est
consacré depuis longtemps et peut s’appliquer, sans anachronisme, à tous les moments
de
notre histoire. Avions-nous donc tort de croire que
M. Hugo gouvernait la langue comme un écuyer son cheval ? M. Hugo dit aux canons des
Invalides : Le fondeur a jeté dans le moule dont vous êtes sortis l’étain, le cuivre
et l’oubli du vaincu ; cette alliance de la matière et de la pensée est monstrueuse,
inintelligible, et donne aux reproches du poète un caractère puéril. En parlant de
Versailles, il dit qu’à la cour de Louis XIV tout homme avait sa dorure ; si nous
avions conservé quelque doute sur le caractère général de ses odes, ce seul mot
suffirait à la résoudre. Pour traiter un homme comme un plafond, il faut porter à la
réalité visible un amour effréné, et nous craignons fort que cet amour chez M. Hugo ne
soit tout à fait inguérissable. Arrivant aux malheureuses destinées de la maison de
Bourbon, à Louis XV châtié dans Louis XVI, le poète ajoute : Quand il a neigé sous les
pères, l’avalanche est pour les enfants. Je défie le physicien le plus habile de
trouver à cette phrase un sens raisonnable, à moins que la neige, soustraite aux lois
de la gravitation, ne parte du centre de la terre pour arriver à la surface. À cette
condition seulement, l’image présentée par M. Hugo, pourrait signifier quelque chose.
Encore resterait-il à deviner comment la chute de la neige est, à l’avalanche, ce que
les fautes d’une génération sont aux malheurs de la génération suivante. Plus loin,
M. Hugo compare la famille de Bourbon à une étoile sans orbite, et comme s’il
craignait que cette figure ne fût pas par elle-même assez effrayante, il ajoute :
poussée par tous les vents. La science astronomique nous apprend si peu de chose sur
le mouvement des étoiles multiples, nous sommes si loin de posséder sur ce sujet des
notions précises, qu’il se passera bien du temps encore avant que l’orbite parcourue
par ces corps soit déterminée. Il est
probable que M. Hugo
a confondu les étoiles avec les planètes. Mais, lors même que la science connaîtrait
le mouvement des étoiles multiples aussi bien que le mouvement des planètes, il
faudrait nier toutes les découvertes de Galilée, de Newton et de Laplace, pour
attribuer ce mouvement à l’impulsion du vent. Je conçois bien que le vent agile les
feuilles, enfle les voiles d’un navire ; mais je ne conçois pas, je ne crois pas que
personne comprenne comment le vent agiterait les corps célestes. La figure employée
par M. Hugo pour peindre les malheurs de la maison de Bourbon est donc, de tout point,
une figure absurde. Je ne demande pas à la poésie de lutter de rigueur avec la
science ; mais je veux que toute image cache une idée. Que le poète, pour éclairer sa
pensée, emprunte le secours de la physique ou de l’astronomie, peu importe ; mais il
ne peut se dispenser de respecter la vérité. Or, pour la respecter, il est nécessaire
de la connaître. La pièce sur Charles X, malgré le nombre des vers que le poète a
consacrés au feu roi, exprime très obscurément l’idée qui aurait dû dominer la pièce
entière et respirer dans chaque ligne, je veux dire la reconnaissance. Quant à la
conclusion, où le poète témoigne l’espérance de voir un jour rayer de nos lois la
proscription des races royales, qu’il me soit permis d’affirmer qu’une pareille
espérance ne sera jamais ratifiée par la politique la plus généreuse. Que Napoléon
dorme sous la colonne, et que les cendres de Charles X descendent dans les caveaux de
Saint-Denis, c’est une piété sans danger ; mais la raison ne conseillera jamais de
garder en France les rejetons d’une race détrônée. Une pareille espérance n’est qu’un
enfantillage, une déclamation de collège. Si M. Hugo désire obtenir la pairie pour
développer de semblables motions, il fera très bien de renoncer à la législature.
En 1823, l’auteur avait écrit quelques strophes sur l’arc
de triomphe de l’Étoile, strophes énigmatiques qui peuvent s’appliquer également à la
promenade militaire du duc d’Angoulême en Espagne, ou à la mémoire des campagnes de
Napoléon. La pièce du nouveau volume sur le même sujet n’a rien de politique. M. Hugo
commence par exprimer l’émotion qu’il éprouve en présence de ce monument qu’il appelle
immense ; nous ne partageons ni son émotion, ni son avis. L’arc est un monument
monstrueux, mais ses proportions n’ont rien d’effrayant. Cent cinquante-deux pieds ne
suffisent pas à frapper de terreur. Si MM. Chalgrin, Huyot et Blouet, fidèles au
souvenir des arcs de Thésée, de Constantin et de Septime-Sévère, eussent établi des
relations harmonieuses entre la hauteur et la largeur du monument, la ligne menée du
sol à la clé de voûte n’étonnerait personne. M. Hugo dit que l’arc est superbe, quel est le sens de cette épithète. Méconnaîtrait-il la signification
des mots au point de confondre l’orgueil et la beauté ? Notre question est d’autant
plus facile à concevoir, qu’après avoir qualifié l’arc de superbe, il n’hésite pas à
déclarer que le temps seul pourra donner à l’arc la beauté qui lui manque. Nous
croyons, comme lui, que le temps ajoute beaucoup à la valeur des monuments ; mais le
temps, qui combine si merveilleusement les éléments de la beauté, ne peut créer ces
éléments eux-mêmes. Un monument, sans valeur aucune à l’heure de son achèvement, sera
dans mille ans ce qu’il est aujourd’hui. La mousse et le lichen auront beau revêtir
les sculptures de la frise, ces sculptures sont si parfaitement absurdes, les soldats
et les chevaux taillés dans la pierre, sont d’une telle difformité, que nos derniers
neveux ne pourront réussir à les admirer ; ou s’ils éprouvaient un pareil sentiment,
c’est que la notion de la beauté
serait à jamais perdue.
L’auteur, se transportant par la pensée à plusieurs siècles dans l’avenir, au moment
où Paris ne sera plus qu’un monceau de ruines, suppose qu’il ne restera plus debout
que l’arc de l’Étoile, la colonne de la place Vendôme, et les deux tours de
Notre-Dame ; et pour peindre l’impression produite par ces débris imposants, il nous
parle d’un berger accroupi dans les seigles de la plaine. Ou le mot accroupi a changé
de sens, ou il est impossible de comprendre qu’un berger s’accroupisse pour contempler
les ruines. Il est probable que M. Hugo n’a donné au berger une attitude si singulière
que pour obéir à la rime. Il avait appelé sur l’arc de l’Étoile une nuée d’aigles,
aigle rime avec seigle, et comme accroupi renferme une syllabe de plus que debout, la
même raison qui avait appelé le seigle auprès des aigles, a fléchi les membres du
berger. Je ne demande pas à M. Hugo d’après quelle autorité il appelle les aigles dans
la plaine de Paris, ni s’il compte sur un soulèvement pour convertir la plaine en
montagnes, car il lui est permis d’ignorer les mœurs des oiseaux de proie ; mais je ne
puis lui pardonner son berger accroupi. Je comprends bien qu’il parle de la révolte de la cariatide contre l’archivolte, car la
rime est assez riche pour le séduire ; mais je ne sais pas où il a vu les cariatides
de l’arc de l’Étoile, où le marbre, où les chapiteaux et les fûts. M. Huyot avait
l’intention d’enrichir les quatre faces de l’arc de colonnes de marbre, mais ces
colonnes n’ont jamais existé que sur le papier ; et quelle que soit la liberté
accordée à la poésie, il est au moins maladroit d’admettre parmi les ruines d’un
monument des éléments imaginaires. Je ne m’explique pas non plus pourquoi M. Hugo
parle du granit de Notre-Dame. Il y a en Bretagne et en Auvergne des églises de lave
et
de granit, mais personne, que je sache, n’a jamais
aperçu le granit de Notre-Dame. Je ne devine pas non plus pourquoi M. Hugo nomme les
deux tours de Notre-Dame, tours de Charlemagne ; car la cathédrale de Paris, telle que
nous la voyons aujourd’hui, n’a été achevée que dans les premières années du
xive
siècle ; Maurice de Sully l’a commencée dans
la seconde moitié du xiie
, sans pouvoir tirer grand
profit des travaux exécutés sur le même emplacement, pendant la domination des deux
premières races, et nous savons par Alcuin que Charlemagne s’est fort peu occupé de
Paris. L’illustre auteur des Capitulaires se reposait, après chacune de ses nombreuses
expéditions, tantôt à Aix-la-Chapelle, tantôt à Paderborn, et c’est à peine s’il a
parcouru le sol de la France proprement dite. Certes, s’il n’y a aucun mérite à
connaître ces détails ; il y a au moins de l’étourderie à mettre Notre-Dame sur le
compte de Charlemagne.
Mais le plus grave de tous les défauts de la pièce adressée à l’arc de l’Étoile est,
à coup sûr, l’indécision générale de la pensée ; car, au moment où le lecteur espère
que le poète va prendre un parti, et qu’après de nombreux tâtonnements il est arrivé à
un ordre d’idées nettement circonscrit, l’ode se termine brusquement par un regret et
une épigramme. Le regret s’adresse au père de l’auteur, au général Hugo, dont le nom
n’est pas inscrit sur l’arc de l’Étoile ; l’épigramme à Phidias absent. Que M. Victor
Hugo réclame en faveur de son père, c’est un sentiment honorable, un sentiment qui ne
choquera personne ; mais qu’il termine par un bon mot ce qu’il lui plaît d’appeler
immense rêverie, voilà ce que le goût ne peut amnistier. Je déclare sincèrement ne pas
savoir quelle est l’intention, quel est le sens de l’ode adressée à l’arc de
l’Étoile.
Dieu est toujours là est une des œuvres les
plus abondantes, les plus faciles, les plus heureuses de M. Hugo. La peinture du
printemps est pleine de grâce et de fraîcheur ; le bonheur du pauvre, pendant les
beaux jours de l’année, est tracé avec une grande richesse d’expression, et, malgré
quelques détails puérils, produit sur l’âme du lecteur une émotion douce à laquelle
l’auteur ne nous a pas habitués. La joie sereine du vieillard qui se réchauffe aux
rayons du soleil, la course insouciante de l’enfant dans les bois, qui se garnissent
de verdure et d’ombre, compteront certainement parmi les meilleurs tableaux créés par
l’imagination de l’auteur. Mais la peinture de l’hiver, que M. Hugo nomme le sommeil
de Dieu, est loin de pouvoir se comparer à la peinture du printemps ; l’émotion cesse
pendant quelques pages, pour renaître au moment où l’auteur commence un hymne à la
louange de la Charité. Cette conclusion se distingue, comme la première partie, par
une grande vérité. Cependant il n’est pas douteux que la peinture du printemps et
l’hymne à la charité ne gagnassent beaucoup à être simplifiés. Ce qui d’abord n’est
qu’abondance et richesse devient bientôt éblouissant et monotone. Les rayons, en se
multipliant, finissent par abolir les contours que l’œil aimerait à suivre. Telle
qu’elle est, la pièce Dieu est toujours là rappelle les meilleures des
Feuilles d’Automne ; mais il n’y a pas progrès.
La pièce à Virgile débute avec simplicité ; malheureusement, après quelques vers dans
le goût antique, l’auteur se laisse aller à son amour pour la réalité flamboyante, et
il abandonne les lignes chastes et sévères du poète romain pour dessiner confusément
les allées mystérieuses et les grottes discrètes qu’il aime à visiter avec une
personne
chérie. M. Hugo a, selon nous, grand tort de se
mesurer avec Virgile, car il est séparé de l’intelligence de l’antiquité par un espace
incommensurable. Quoique Virgile ne soit que la lune d’Homère, et malgré la
singularité de l’expression qui appartient à M. Hugo, nous ne pensons pas à le
contester, le poète qu’Alighieri a pris pour guide dans son terrible pèlerinage, ne se
laisse pas pénétrer du premier regard. Pour comprendre, pour aimer Virgile, il faut
avoir le goût des pensées fines et délicates, il faut se complaire dans la simplicité,
dans la sobriété de l’expression ; or, M. Hugo n’a jamais prouvé qu’il fût passionné
pour la simplicité. Il n’est donc pas étonnant qu’il bégaie lorsqu’il essaie de parler
la langue de Virgile. Il y a deux ans, dans les Chants du Crépuscule,
il avait montré combien il était loin de comprendre Anacréon et Pétrarque ; depuis ce
temps son goût ne s’est pas épuré, car Virgile et Pétrarque sont de la même
famille.
La pièce sur Albert Dürer mérite le même reproche que la pièce sur Virgile. Pour tout
homme familiarisé avec les œuvres d’Albert Dürer, il est évident que M. Hugo ne le
comprend pas. D’un artiste religieux, sévère, remarquable entre tous, sinon par
l’harmonie et la grandeur, du moins par la précision et la naïveté des contours, il
fait un rêveur demi-mystique, demi-panthéiste. Aux figures graves qui se pressent sous
le crayon du maître allemand il substitue des figures sans nom, qui n’appartiennent à
aucun règne de la nature, et qui embarrasseraient fort la sagacité d’un Linné ou d’un
Cuvier. Aussi, malgré l’habileté que M. Hugo a déployée dans la versification de cette
pièce étrange, il est impossible de n’y pas voir un perpétuel contresens.
Un jour que la fenêtre était ouverte, tel est le titre que
l’auteur a choisi pour l’une des pièces les plus courtes de son
nouveau volume. Je lui pardonne de grand cœur ce titre d’une simplicité affectée, en
faveur des pensées qui s’y trouvent développées. Pendant que le poète relit pour la
centième fois le récit du siège de Troie, une personne aimée vient poser sa tête sur
le dos de son fauteuil ; il promène ses yeux du beau livre au visage radieux, et à
mesure qu’il contemple d’un regard plus attentif les yeux humides et veloutés de
l’enchanteresse, Homère lui paraît plus grand, l’Iliade plus
merveilleuse, comme si le bonheur agrandissait l’intelligence. Un des principaux
mérites de cette pièce, c’est la brièveté ; aucun détail inutile n’obscurcit la pensée
de l’auteur. C’est un modèle que M. Hugo devrait relire, au moins une fois chaque
semaine, pour s’habituer à la concision.
La Vache, aussi bien que la pièce adressée à Virgile, démontre, sans
retour, que M. Hugo n’arrivera jamais à la simplicité antique. L’idée de la
Vache est grande et belle ; mais l’exécution est loin de répondre à la
conception. Figurer l’éternelle bonté de la nature, l’éternel abri qu’elle offre à
l’humanité, tour à tour ingrate et furieuse, par les puissantes mamelles sous
lesquelles se jouent des enfants demi-nus, et que tourmentent leurs mains et leurs
lèvres impatientes, est assurément une donnée féconde, digne d’exercer les plus
habiles, et que l’auteur des Géorgiques eût traitée avec bonheur.
M. Hugo charbonne la face des marmots, emplit leurs cheveux de broussailles, et couvre
de boue les mamelles ruisselantes. Non seulement ces ignobles détails sont condamnés
par le goût antique, mais ni Rubens, ni Paul Potter, que personne n’a jamais accusés
de répudier la réalité, n’eussent commis une pareille faute.
Le Passé exprime heureusement l’impression
mélancolique éprouvée par le poète qui parcourt, avec une femme préférée, les allées
d’un vieux château, autrefois animées par les amours royales. Le souvenir des
entretiens mystérieux qui n’avaient pour témoins que le feuillage des allées et le
bronze des tritons couchés au bord des bassins, est retracé avec une émotion vraie. Je
n’aime pas l’expression : conquête féodale, appliquée à une femme jeune et belle qui
entrait en disant : Sire, et partait en disant : Louis. Il est fâcheux que la rime ait
ainsi dénaturé la pensée de l’auteur. Mais j’ai vu, avec plaisir, dans cette pièce,
l’homme animer les choses, au lieu de se confondre avec elles.
La Soirée en mer peint fidèlement ce qui se passe en présence d’un
spectacle unique, dans l’âme instruite par le malheur et dans l’âme rivée à
l’ignorance par un bonheur constant. Le poète a tiré bon parti de cette éternelle
opposition. Je regrette seulement qu’il n’ait pas su s’arrêter à temps. L’idée,
d’abord claire et précise, au lieu de s’expliquer par une évolution savante, s’émiette
et vole en poussière ; et pourquoi ? parce que M. Hugo n’a pas voulu la quitter avant
de l’avoir épuisée, parce qu’il n’a pas voulu lui dire adieu avant de l’avoir
terrassée sous ses caresses. Avec moins de mots, il lui eût été facile de dire
davantage.
La pièce à un Riche exprime aussi bien que la Soirée en
mer une idée vraie ; personne ne contestera que l’intelligence de la nature,
la faculté de jouir de la splendeur du ciel, de la verdure des forêts, donne au
peintre, au rêveur, au poète, une félicité souvent supérieure à celle du riche qui
possède, sans les comprendre, le murmure et l’ombre de ses bois. Les développements à
l’aide desquels M. Hugo a cette idée, sont généralement justes. Il suit le
riche dans ses projets, dans ses souvenirs, il épelle, syllabe à
syllabe, toutes les tristes pensées qui se succèdent dans l’âme
dépravée par la satiété. Mais cette pièce, comme la Soirée en mer,
gagnerait beaucoup en devenant moins verbeuse. Çà et là l’homme est encore envahi par
la chose ; au lieu de femmes émues, attendries, capables de dévouement et de repentir,
l’auteur nous donne du velours et du satin, des diamants et des rubis, et il oublie
que les femmes dont il parle ne sont pas réunies pour un bal de cour, mais pour
causer, dans une salle du château où le riche les a conviées. Cependant, malgré sa
verbosité, malgré la réalité souvent exubérante de plusieurs détails, cette pièce doit
être comptée non seulement parmi les meilleures du volume nouveau, mais aussi parmi
les plus belles de l’auteur.
Les Oiseaux envolés avaient leur place marquée dans les
Feuilles d’Automne. Le sujet de cette pièce est plein de grâce, et
empreint d’une simplicité touchante. Les enfants du poète ont, en jouant, jeté au feu
les feuillets où il avait écrit ses vers ébauchés, et dans un moment de colère il les
a chassés. Bientôt la tristesse et le découragement prennent la place de la colère.
Seul, livré à lui-même, il gourmande son orgueil et regrette la joie bruyante des
Oiseaux envolés. Il rappelle près de lui les marmots étourdis qu’il
avait exilés ; pour expier les reproches que tout à l’heure il leur adressait, il leur
demande pardon. Jusque-là tout est bien, tout est vrai, tout est plein d’émotion et
d’intérêt ; mais, par malheur, M. Hugo, en essayant d’attendrir et de ramener les
oiseaux envolés, trouve l’occasion de décrire ses fauteuils, son canapé, son plafond,
les porcelaines de sa cheminée, les parchemins entassés sur les rayons de sa
bibliothèque, et il ne sait pas résister à cette tentation dangereuse. Il s’engage
dans une
description sans fin, et ne s’arrête qu’après
avoir dressé l’inventaire complet de toutes les richesses qui servent à ses études et
à son délassement. Les pauvres enfants, en l’écoutant, si toutefois ils l’écoutent
jusqu’au bout, ne doivent savoir que penser. Au milieu de toutes les promesses que le
poète leur prodigue, comment se connaître ? que choisir parmi toutes les merveilles
qu’il met à leur disposition ? Les voilà jetés dans une perplexité sans issue. Je ne
parle pas de la singularité de plusieurs comparaisons employées par l’auteur pour
exprimer la forme de ses livres et de ses porcelaines, et dont le plus grand défaut
est d’être absolument inintelligibles pour les oiseaux envolés. Mais je crois devoir
insister sur l’exagération et la maladresse des louanges adressées à M. Méry. Quel que
soit le mérite de la Villéliade, assurément ce n’est pas un titre
suffisant pour entrer dans la famille d’Homère ; car ce poème, si vanté sous la
restauration, n’est qu’une imitation ingénieuse de Boileau et de Delille, qui rappelle
tour à tour les plaisanteries du Lutrin et les périphrases descriptives
de l’Imagination. Peut-être M. Hugo a-t-il voulu remercier M. Méry
d’avoir quitté Boileau et Delille pour les strophes dorées des
Orientales. Nous inclinons à le croire ; mais si le disciple de
M. Hugo est fils d’Homère, Homère et M. Hugo ne seront plus qu’une seule et même
personne. En supprimant la description de quelques joujoux, et en rayant M. Méry de la
liste des Homérides, je suis sûr que M. Hugo ne ramènerait pas moins sûrement les
oiseaux envolés, et qu’il plairait à tous les hommes de goût.
Tentanda via est se rapporte, comme la pièce précédente, à la vie de
famille. Le poète, pour calmer l’inquiétude de sa compagne qui s’effraie des longues
rêveries de son enfant, essaie de lire dans l’avenir, et déroule devant
la mère éplorée toutes les gloires réservées à son fils. Assurément
c’est là un noble orgueil, une noble confiance, un espoir légitime dont la raison peut
sourire, mais qu’elle ne condamne pas. Que M. Hugo voie dans son fils un héritier de
Mozart ou de Michel-Ange, de Raphaël ou de Palladio, il n’y a là rien qui nous étonne,
et souvent il est sage de se consoler des jours mauvais qu’on a soi-même parcourus, en
rêvant pour ceux qu’on aime des jours meilleurs. Un rhéteur chicanerait M. Hugo sur
l’alliance du bonheur et de la gloire, mais il me semble inutile de réveiller cette
question éternelle. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de M. Hugo, les questions ne manquent
pas. J’ai peine à comprendre, par exemple, pourquoi espérant que son fils prendra
l’Europe pour échiquier, il rapproche François Ier de Napoléon. Je
concevrais très bien qu’il mît en regard l’empereur du viiie
siècle et l’empereur du xixe
; mais, à
moins de chercher dans les guerres d’Italie le lien mystérieux qui rattache
François Ier à Napoléon, je ne devine pas la parenté de ces deux
noms. Il est permis de reprocher à Napoléon l’ignorance des limites où devait
s’arrêter sa volonté ; mais s’il lui est arrivé de prendre quelquefois l’audace pour
du courage, il n’a jamais eu le goût des aventures. Or, François Ier, comme Charles VIII et Louis XII, courait en Italie chercher des aventures.
Entre le prisonnier de Madrid et le prisonnier de Sainte-Hélène, il y a toute la
distance qui sépare l’étourderie du génie. Si le fils de M. Hugo doit un jour entrer
dans l’histoire et jouer parmi nous un rôle éclatant, s’il préfère à la peinture la
guerre ou la politique, j’espère qu’il se sera préparé au rôle qu’il aura choisi par
la lecture attentive des annales européennes, et qu’il ne prendra pas pour modèle un
homme tel que François Ier. Mais si la gloire pour lui doit être
une croix
aussi lourde que pour son père, puisse-t-il ne
jamais la connaître !
M. Hugo, depuis qu’il écrit pour le théâtre, se plaint amèrement en toute occasion
des inimitiés qui le poursuivent. Poète lyrique, il jouissait avec bonheur des
applaudissements qu’il recueillait ; depuis que son nom a été prononcé devant le
parterre, nous devons croire que sa vie n’est pas heureuse. La pièce adressée à
mademoiselle L. B. n’est qu’une amplification verbeuse, sur un thème déjà développé
par l’auteur dans les Chants du Crépuscule, et ce thème c’est le doute.
M. Hugo considère le doute comme un des plus grands malheurs infligés à l’humanité ;
nous partagerons volontiers son avis, pourvu toutefois qu’il consente à distinguer le
doute scientifique du doute appliqué aux affections dont nous avons besoin. Car
l’étude des lois éternelles de la nature et des événements accomplis, malgré les
innombrables tâtonnements imposés à notre intelligence, est assurément une des joies
les plus grandes de notre vie. Le doute, en ce qui concerne la science, est souvent un
instrument puissant, une méthode d’invention ; le doute, ainsi conçu, loin d’être un
malheur, nous rapproche de plus en plus de la vérité, et, puisque notre intelligence
est avide de connaître, ce serait folie de déplorer les conditions attachées à
l’agrandissement de nos idées. Sans doute il vaudrait mieux arriver plus promptement à
l’évidence, et n’avoir pas tant de ténèbres lumineuses avant devoir la lumière
éclatante et pure ; mais il n’y a pas une intelligence, amoureuse de savoir, qui ne se
résigne facilement au doute comme au noviciat ; car la complication même des procédés
auxquels nous sommes obligés d’avoir recours, pour nous saisir de l’évidence, grave
plus profondément les idées acquises dans notre mémoire. Les
conquêtes lentes et laborieuses sont souvent les plus durables. Il est probable que
M. Hugo, en déplorant le doute sous lequel gémit l’humanité, était moins préoccupé de
l’incertitude de la science que de la mobilité des affections sans lesquelles la vie
sociale n’est qu’une longue torture. Si nous acceptons son témoignage comme
irrécusable, s’il est vrai qu’il ne voie autour de lui que perfidie et trahison,
amitiés menteuses, s’il est réduit à douter de toutes les promesses, certes il est
malheureux, et il a raison de se plaindre.
La versification de cette pièce est d’une souplesse remarquable ; nulle part M. Hugo
n’a manié plus habilement les ressources de notre langue. Cette fois comme toujours,
il a prodigué les images, mais il a su les gouverner, et la rime obéissante n’a pas
dénaturé sa pensée. Les mots se sont rangés fidèlement à la place qu’il leur avait
assignée ; pourtant cette pièce n’est pas plus claire que la pièce publiée en 1835 sur
le même sujet. Je crois que M. Hugo a dit tout ce qu’il voulait dire, mais qu’avant de
parler, il n’avait pas nettement circonscrit ce que sa bouche allait exprimer. Il nous
entretient de sa tristesse sans nous l’expliquer ; seul avec lui-même, il remet tout
en question ; c’est là, sans doute, une souffrance réelle, mais non inguérissable. Car
les hommes se sont partagé la recherche de la vérité, et depuis qu’ils se sont
franchement résolus à cette division du travail indéfini de la science, ils ont, Dieu
merci, découvert quelque chose. La science possible dépasse de beaucoup la science que
nous possédons ; mais si étroite qu’elle soit, elle suffit encore à occuper toute la
vie d’un homme, et elle résout un assez grand nombre de questions pour donner souvent
à l’esprit la joie de l’évidence. Pour goûter cette joie, il ne faut qu’étudier. La
raison n’accepte pas comme un malheur la curiosité qui trouverait à se satisfaire en
ouvrant un livre. D’ailleurs,
j’ai quelque peine, je
l’avoue, à concilier les souffrances que M. Hugo raconte à mademoiselle L. B., avec le
portrait du sage qu’il a tracé dans la même pièce. Cet homme détaché des passions
vulgaires, qui n’a plus pour le bruit du monde qu’un dédain sévère et paisible, maître
de lui-même et plein de confiance dans l’avenir, peut-il connaître les douleurs que
M. Hugo déplore en vers éloquents ? Nous ne le croyons pas.
La pièce à Eugène Hugo, l’un des frères aînés de l’auteur, se divise en trois parties
bien distinctes. La première partie est tout entière consacrée à la peinture de
l’enfance des deux frères, la seconde au supplice de la gloire, et la troisième à
l’éloge de la paix et de la sérénité dont jouissent les morts. Tout ce qui se rapporte
à l’enfance des deux frères peut se comparer, pour la grâce et l’élégance, aux
meilleures pièces des Orientales. Il est impossible de ne pas admirer
comme un chef-d’œuvre de fraîcheur et de vérité le tableau de ces deux têtes blondes
endormies dans le même berceau, éveillées à la même heure, enivrées des mêmes rêves,
courant aux mêmes jeux sous la feuillée, ruisselant de sueur et grondées par leur mère
inquiète, groupées autour de la même table, et n’entrevoyant dans l’avenir qu’une
suite de jours pareils. M. Hugo abandonne ce frais tableau, qu’il pouvait continuer
sans s’exposer au reproche de prolixité, pour se plaindre de la vie qui lui est échue,
et parler des bouches de cuivre de la renommée, comme un condamné
parlerait des instruments de son supplice. Comment expliquer cette transition
inattendue ? Il félicite son frère mort de n’avoir pas connu les tourments de la
gloire, de n’avoir pas combattu corps à corps avec la calomnie, et il oublie bientôt
l’ombre à laquelle il s’adresse pour ne plus s’occuper que de lui-même. Il se complaît
dans l’étude de sa douleur, comme si sa gloire
personnelle était l’unique sujet de l’ode commencée. Mais bientôt sa douleur même
devient difficile à comprendre, car il a entendu, je ne fais que transcrire ses
paroles, il a entendu les larmes de la foule tomber comme une pluie sur le branchage
touffu de son drame. Il me semble qu’un homme qui a pu entendre une telle musique n’a
pas le droit de se plaindre ; que peut la calomnie contre un poète à qui la foule
témoigne son admiration par des sanglots ? Il faudrait qu’elle fût bien maladroite
pour attaquer un pareil adversaire ; il n’est pas vraisemblable qu’elle songe à
troubler le triomphe de M. Hugo, car les larmes, telles que les conçoit M. Hugo, sont
assez bruyantes pour étouffer les clameurs jalouses. L’éloge de la paix dont jouissent
les morts ne signifie rien après cette peinture de la gloire dramatique. Pourquoi le
poète, au lieu de s’occuper de lui-même, n’a-t-il pas insisté sur une idée à peine
indiquée au début de la pièce, sur le génie qui méritait la gloire et qui n’a pu
l’obtenir, dont la flamme s’est éteinte avant d’avoir été aperçue à l’horizon ? Il me
semble que le développement de cette idée devait envahir la pièce entière et commencer
immédiatement après le tableau de l’enfance des deux frères. À quoi bon entretenir les
morts de nous-mêmes ?
La pièce à Olympio mérite une étude spéciale, car elle exprime
nettement la pensée constante qui préoccupe M. Hugo depuis que la gloire ne lui suffit
plus, et qu’il a tenté de gouverner la littérature contemporaine en roi absolu. Ses
prétentions n’ont pas été acceptées, inde iræ. Jusqu’ici son royaume
se réduit à quelques disciples qui croient, en lui obéissant, compléter leur
rhétorique ; or, ce petit nombre de sujets fervents et dévoués ne peut contenter
l’ambition de M. Hugo. Pour un homme, en effet,
qui vent
gouverner despotiquement le domaine entier de l’imagination, et qui même trouverait
bon que la société française le consultât sur la réforme des institutions qui la
régissent, quelques hommes de vingt ans, résolus à la lecture des
Orientales et au dédain de tous les poèmes qui les ont précédées,
sont bien peu de chose. Avoir rêvé un royaume et n’avoir pas même une principauté
allemande ! Quel désappointement, mais aussi quelle colère ! C’est dans
Olympio qu’il faut chercher l’expression des sentiments qui animent
M. Hugo. Déjà, dans les Feuilles d’Automne, il avait préludé à l’hymne
qu’aujourd’hui il se chante à lui-même ; mais il était loin encore de l’adoration
religieuse qu’il professe maintenant pour l’ensemble de ses œuvres. Quand il
conseillait à lord Byron de prendre en pitié ses ennemis et de ne pas descendre
jusqu’à regretter les amis qui se détachaient de lui, il est hors de doute qu’il avait
pour interlocuteur sa propre conscience ; car il n’est pas probable que M. Hugo ait
pu, en 1830, se reporter par la pensée vers les souffrances que Byron éprouvait en
1811. D’ailleurs, en 1811, Byron n’avait pas encore acquis le droit de dédaigner ses
ennemis, car il n’avait pas publié les deux premiers chants du
Pèlerinage. La pièce à Olympio n’est donc qu’une
transformation de la pièce adressée à Byron dans les Feuilles
d’Automne ; je me plais à reconnaître que la colère de M. Hugo, en
vieillissant, n’a rien perdu de sa vigueur ni de son éloquence. Il est fâcheux que le
nom d’Olympio soit un nom absolument impossible ; mais l’intention de M. Hugo, en
créant ce barbarisme, est assez manifeste pour que nous négligions d’insister sur
cette faute légère. Il est évident que dans sa pensée, l’idée du poète, c’est-à-dire
de lui-même, s’associe à l’idée du Jupiter de Phidias, du Jupiter Olympien.
Comme il eût été de mauvais goût de dire : Je suis le premier
de mon temps, et ceux qui ne m’admirent pas selon la mesure de mon ambition ne
méritent pas d’entendre ma parole, M. Hugo s’est souvenu fort à propos de la ruse
employée par le duc de Sully. L’ami du Béarnais avait imaginé de placer dans la bouche
de ses secrétaires le récit des choses mémorables qu’il avait faites, et de cette
façon il conciliait les joies de la vanité avec l’apparence de la modestie. M. Hugo, à
l’exemple de Sully, se divise en deux personnes. Il se met sur un trône, et s’appelle,
sans respect pour la langue italienne, Olympio ; puis, sur les marches du trône, il
place un ami d’Olympio, c’est-à-dire un autre Olympio, et cet ami, le seul qui
s’entende à louer dignement son Sosie, adresse à Olympio une longue suite de
consolations qui tiennent à la fois du psaume, du cantique et de la prière. David et
Salomon, s’adressant à Dieu, ne parlaient pas autrement. Avant la venue d’Olympio, le
monde était dans les ténèbres et la confusion ; sa main toute-puissante a répandu
partout la forme, l’ordre et la lumière. La multitude ingrate, au lieu de tomber à
genoux et de le remercier par un cantique fervent, a osé discuter et juger l’œuvre
d’Olympio ; dans son audace impie, elle a été jusqu’à mettre Olympio sur la même ligne
que les autres hommes. Il est temps que les nations connaissent toute la profondeur de
leur crime ; il est temps que les impies renversent leurs idoles et reviennent au vrai
Dieu. Console-toi, dit à Olympio son ami fidèle, le seul qui lui soit resté,
console-toi, car ils ne te comprennent pas. Et comment pourraient-ils pénétrer
jusqu’au sanctuaire de ton intelligence ? Tout fruit contient une racine, toute racine
un fruit. Nous transcrivons littéralement cette dernière phrase, et le lecteur nous en
saura gré, car elle prouve
que M. Hugo a pour la botanique
le même dédain que pour ses contemporains. Après avoir soumis les étoiles au caprice
des vents, il supprime la tige, le calice, la corolle des fleurs, et il passe
brusquement de la racine au fruit ; ce parfait oubli, ou cette parfaite ignorance de
tous les éléments de la science humaine, doit nous rendre indulgents pour la colère de
M. Hugo. Puisqu’il ne daigne pas savoir ce que Newton et Linné ont enseigné aux
générations studieuses, faut-il s’étonner qu’il traite avec tant de superbe les
lecteurs indociles qui sont loin de se prendre pour des Newton et des Linné ?
Cependant il est probable que la phrase que nous avons soulignée, bien qu’absurde en
elle-même, signifie dans la pensée de l’auteur, que sa vie et ses œuvres ne peuvent
être jugées par ses contemporains, parce que sa vie et ses œuvres seront toujours pour
nous un poème incomplet, une plante incomplète. Quand nous tenons la racine, le fruit
nous manque, quand nous tenons le fruit, nous n’avons pas la racine. Il est vrai que
la racine ne joue pas un rôle important parmi les caractères distinctifs qui servent à
classer les plantes ; mais qu’importe ? nous sommes encore trop heureux de deviner
l’intention de M. Hugo. En nous penchant sur l’abîme de sa pensée, en sondant du
regard l’incommensurable profondeur des flots où se débat son génie, nous
apercevrions, c’est lui-même qui nous l’assure, un ciel resplendissant, peuplé
d’étoiles sans nombre. L’ami d’Olympio ne nous dit pas si les étoiles de ce ciel
inconnu sont régies par les lois que M. Hugo a fondées sur les ruines de la science
astronomique. Toutefois, c’est une consolation pour nous de savoir que M. Hugo pourra,
dès qu’il le voudra, nous montrer un peuple d’étoiles ignoré de MM. Herschell et
Savary. À ce prix, nous consentons à oublier le dédain
qu’il professe pour ses juges ; et cet oubli nous coûte d’autant moins qu’Olympio ne
traite pas avec un grand respect son ami unique et fidèle ; car il lui répond comme
l’Océan répond au fleuve, c’est-à-dire qu’il le considère comme un point dans
l’espace. Certes, si j’avais pour ami un poète de la taille d’Olympio, je serais
médiocrement flatté de traiter avec lui de fleuve à Océan ; et si M. Hugo veut bien
consulter le traité de Cicéron sur l’amitié, il se convaincra sans peine qu’il n’y a
pas d’amitié possible entre un fleuve et l’Océan. À quoi donc se réduit l’ami unique
et fidèle d’Olympio ?
Quels que soient pourtant les défauts de la pièce adressée à Olympio, nous n’hésitons
pas à reconnaître dans cette pièce une grande richesse d’images, et ce qui est plus
malheureux, mais non moins évident, une grande sincérité de colère. Nous voudrions
pouvoir admirer dans la même mesure la treizième pièce du volume, où toute la haine de
l’auteur contre la critique se résume en quatorze vers. Il est impossible d’imaginer
quatorze lignes plus profondément imprégnées de fiel, impossible de rêver quatorze
lignes qui expriment sous une forme plus désespérée, je ne dis pas la colère, mais la
rage. L’auteur parle de son mépris pour la critique ; il se trompe singulièrement,
s’il croit que le mépris se concilie avec la rage qui transpire dans chaque mot de
cette pièce. Pour caractériser le méchant qui ne s’agenouille pas devant le génie
d’Olympio, il ne trouve rien de mieux que de le comparer à un champignon ; il va sans
dire qu’Olympio joue le rôle du chêne. Mais le méchant, quel qu’il soit, aurait grand
tort de s’affliger de cette comparaison, car si le champignon est bien peu de chose
auprès du chêne, il n’est pas moins vrai que le fleuve, c’est-à-dire l’ami d’Olympio,
n’a pas plus d’importance auprès de l’Océan, c’est-à-dire d’Olympio. Que M. Hugo se
proclame
donc à son gré chêne ou Océan, peu nous importe,
et peu importe sans doute au méchant qui a suscité cette comparaison botanique ; ce
qu’il y a de certain, c’est que l’orgueil n’est pas plus flatté de l’amitié que de
l’inimitié de M. Hugo. M. Hugo est si grand, et les autres hommes sont si petits, qu’à
peine sont-ils aperçus ; car dès longtemps, c’est lui-même qui nous le dit, les fronts
inférieurs sont habitués à l’ombre de son front. Il est donc certain que le méchant à
qui M. Hugo adresse sa colère ne sera nullement ému de cette comparaison, qui voudrait
être injurieuse, et qui n’est, à tout prendre, qu’un sujet d’étude assez curieux. Si
ce méchant, que M. Hugo ne désigne pas plus clairement, est, comme je l’imagine, un
esprit impartial, désintéressé, habitué aux formes sévères de la discussion, il ne
descendra pas jusqu’aux régions tumultueuses de la colère, mais il contemplera d’un
regard paisible et dédaigneux les angoisses de l’orgueil ; car jamais la critique n’a
mérité la haine de M. Hugo, si ce n’est par sa franchise. Il faudrait un incroyable
aveuglement pour méconnaître le profit que l’auteur des Orientales a
retiré des luttes livrées autour de ses ouvrages ; s’il eût été accepté d’emblée, il
ne serait pas à la place qu’il occupe aujourd’hui. Ses premières années ont été
laborieuses, nous ne l’avons pas oublié. Il est arrivé à plus d’un esprit frivole
d’insister exclusivement sur la singularité des premières odes, et de fermer les yeux
sur les qualités qui les recommandaient à l’attention ; mais cette raillerie acharnée
n’a pas été sans utilité pour M. Hugo, puisqu’elle a contribué à fixer l’attention sur
lui. D’ailleurs M. Hugo, qui, pendant trois ans, a pratiqué la discussion littéraire
qu’il maudit aujourd’hui, M. Hugo, instruit par sa propre expérience, sait très bien
distinguer la critique sérieuse de la critique railleuse, et
depuis dix ans, depuis la publication de Cromwell, il a été étudié,
, jugé sérieusement. Si la critique a quelque chose à se reprocher en ce qui
le concerne, c’est son extrême complaisance. Elle a cru bien faire en le soutenant, et
elle l’a soutenu. Elle a expliqué à plusieurs reprises aux esprits indolents ou
entêtés tout ce qu’il y avait de hardi dans les tentatives, de magnifique dans les
promesses du poète ; elle s’est presque rendue solidaire de l’accomplissement des
programmes que M. Hugo publiait dans chacune de ses préfaces. Est-ce la faute de la
critique si le poète a manqué à ses promesses, s’il nous a raconté les merveilles d’un
Éden dont les portes sont demeurées fermées ? Les éloges complaisants que la presse a
prodigués à l’auteur de Cromwell, au lieu de l’affermir dans les
résolutions qu’il annonçait et de l’encourager à chercher dans ses œuvres futures la
démonstration des principes qu’il formulait en toute occasion, lui ont donné de
lui-même une opinion exagérée, et lui ont persuadé qu’il lui suffirait, pour occuper
la première place, de se l’adjuger. Les applaudissements, qui auraient dû lui inspirer
une défiance salutaire, l’ont mené, par une pente insensible, à croire que chacune de
ses paroles avait nécessairement une valeur infinie, et que la discussion ne pouvait
l’atteindre sans profaner sa majesté sacrée. Quand la critique, effrayée du vertige
qui emportait le poète, a voulu réparer par la franchise le mal qu’elle avait fait ;
quand elle a voulu changer le rôle d’auxiliaire pour celui de conseiller, M. Hugo
n’était plus capable de clairvoyance ; il avait déjà trouvé en lui-même un prêtre et
un autel ; il avait fondé une religion qui, malheureusement, a trouvé des prosélytes
ardents, et que je propose d’appeler autothéisme ; car, s’il en faut
croire le témoignage des Voix intérieures, M. Hugo est depuis
plusieurs années habitué à l’adoration de sa pensée. Il se
contemple dans sa splendeur solitaire, et il est heureux de se contempler. Peut-être
cette religion nouvelle, qui ne s’est jamais manifestée sous une forme si éclatante
que dans les Voix intérieures, est-elle dès à présent une maladie
incurable ; peut-être la franchise n’a-t-elle plus rien à espérer d’un poète qui voit
des ennemis dans tous ses juges, qui accuse de haine et de trahison les conseils les
plus sincères. Mais la vérité, prise en elle-même, offre assez d’intérêt pour que la
critique ne tienne aucun compte de la joie ou de la colère de M. Hugo. Dût le poète
chercher, dans les trois règnes de la nature, un sujet de comparaison placé bien
au-dessous du champignon, la critique ne renoncera pas à proclamer en toute occasion
ce qu’elle prend pour la vérité. S’il lui arrive de se tromper, et jamais elle ne
s’est crue à l’abri de l’erreur, elle n’hésitera pas à revenir sur ses premières
déclarations, à rétracter les craintes qu’elle avait exprimées ; mais en attendant que
M. Hugo réfute les objections de la critique en réalisant les promesses de ses
préfaces, en attendant qu’il se convertisse et désarme la discussion par l’harmonie et
la pureté de ses ouvrages, la critique étudiera la popularité croissante des
objections qu’elle a formulées, et cette étude la rendra indulgente pour la colère du
poète. Déjà il lui est permis de s’applaudir de l’évidence acquise à plusieurs idées
qui d’abord ont paru obscures. Bien des convictions qui se disaient inébranlables, et
qui s’agenouillaient devant les œuvres dramatiques de M. Hugo, ont perdu peu à peu
leur première ferveur ; les néophytes ont abandonné la prédication pour la discussion.
De jour en jour, M. Hugo voit diminuer le nombre de ses disciples, et si ce mouvement
de désertion continue, le poète sera bientôt forcé de chercher en
lui-même l’unique auditeur des leçons qu’il se plaît à donner. Pour
notre part, nous souhaitons que la solitude ne se fasse pas autour de lui ; nous
souhaitons qu’il n’attiédisse pas, suivant une progression indéfinie, les sympathies
qu’il avait d’abord conquises, et qui désespèrent de s’égaler jamais à son ambition.
Mais, s’il ne veut subir l’oubli, il faut qu’il se résigne à entendre la vérité.
Or, jusqu’ici, sinon dans ses préfaces, du moins dans ses œuvres, il paraît n’avoir
compris qu’une partie de la poésie, et la partie dont il se préoccupe au moment de la
création n’est qu’une partie secondaire, si on la compare à la partie qu’il néglige.
Il ne voit, il ne poursuit que la forme, et il omet l’idée que la forme enveloppe,
mais ne peut jamais suppléer. Sans confondre la poésie et la science, nous sommes en
droit de demander, à la poésie aussi bien qu’à la science, l’idée cachée sous les
paroles qu’elle prononce. Cet avis, qui porte avec lui-même son évidence et qui n’a
pas besoin d’être démontré, ne paraît pas être l’avis de M. Hugo ; car dans ses odes,
dans ses romans et dans ses drames, les idées sont rares et les mots nombreux. La
différence des procédés employés par la poésie et par la science n’abolit pas
l’étroite parenté des facultés diverses qui se proposent la science et la poésie.
L’imagination et le raisonnement relèvent également d’une faculté plus générale, qui
s’appelle l’intelligence. C’est pourquoi le poète, aussi bien que le naturaliste ou
l’astronome, est obligé de penser. L’idée qu’il conçoit, au lieu de s’offrir sous la
forme didactique, se présente sous la forme d’une image. Mais, quelle que soit la
diversité des vêtements dont elles se couvrent, l’idée poétique et l’idée
scientifique, en tant qu’idées, sont de la même famille. S’il n’est pas permis à
l’astronome, au naturaliste, de parler lorsqu’il n’a rien à
dire sur les formes ou les mouvements des corps célestes, sur l’organisation et la
vie des plantes ou des animaux, pourquoi serait-il permis au poète de chanter
lorsqu’il n’a rien à dire sur Dieu ou sur la création, sur lui-même ou sur les
tragédies auxquelles il assiste ? Qu’est-ce que la parole qui se réduit à ébranler
l’air, à frapper l’oreille, et qui n’exprime aucune idée ? Les savants dédaignent,
avec raison, les considérations qui se donnent pour générales et qui ne peuvent
s’appliquer à l’étude d’aucun ordre de faits ; les poètes qui prennent au sérieux la
poésie, et qui embrassent d’un regard clairvoyant le domaine entier de l’imagination,
ont le même dédain pour les mots, si bien arrangés qu’ils soient, qui n’expriment
aucune émotion, aucune pensée, et M. Hugo a signé de son nom bien des mots de cette
nature. Il professe pour l’image, prise en elle-même, un respect indéfini, et il ne
paraît pas soupçonner que l’image est à la pensée ce que la draperie est à la chair.
Il n’est jamais venu à la pensée de Polyclète ou de Phidias de ciseler le marbre pour
le seul plaisir de le ciseler, de fouiller le Paros et de l’assouplir en plis
ondoyants, comme la pourpre tyrienne, avec l’unique intention de voir la lumière se
jouer dans les plis du marbre vaincu. Polyclète et Phidias savaient bien que les
draperies sculptées par leur ciseau ne deviendraient belles et n’obtiendraient
l’admiration qu’à la condition de traduire la chair voilée par la laine ; ils savaient
très bien que la draperie, par elle-même, n’intéresserait pas la multitude et
plairait, tout au plus, à quelques hommes du métier par le mérite de la difficulté
vaincue. Homère et Sophocle étaient du même avis que Polyclète et Phidias, car jamais
ils n’ont cherché dans Achille ou Briséis, dans Œdipe ou Antigone, le puéril plaisir
d’arranger des mots, de manier des tropes ; malgré la mélodie
enchanteresse de leur langue, ils n’auraient pas cru mériter les
applaudissements de la Grèce, s’ils eussent négligé d’exprimer dans leurs vers
obéissants de grandes pensées, de nobles émotions. Ils comprenaient très bien que
l’image sans l’idée n’est qu’un jeu d’enfants ou de rhéteurs, et que la gloire durable
n’appartient qu’à l’éloquence qui accepte le maniement des images comme moyen, mais
non comme but. Tous les hommes qui ont inscrit leurs noms dans l’histoire de
l’imagination humaine ont associé constamment la chair à la draperie, l’idée à
l’image. M. Hugo, doué d’une aptitude singulière pour le maniement de la langue,
quoiqu’il lui arrive parfois de la traiter avec brutalité, comme par exemple lorsqu’il
dit à Olympio : Ta réputation dont souvent nous nous sommes écriés en rêvant, devait
appliquer d’abord ses éminentes facultés à la partie extérieure de notre poésie ; et
certes il y aurait de l’injustice à méconnaître ce qu’il a fait pour l’enrichissement
de la rime, pour la mobilité de la césure, pour la variété du rythme, pour l’analogie
et la continuité des symboles. Les services qu’il a rendus à la partie extérieure de
la poésie sont incontestables. Il a cherché, il a trouvé dans la prose, des ressources
que les praticiens consommés ne soupçonnaient pas ; mais dans ses romans, comme dans
ses drames, comme dans ses odes, il a presque toujours dissimulé, par l’éclat des
images, l’absence des idées que le public attendait. Comme il possède dans le
maniement des images une habitude au-dessus de tout éloge, comme il gouverne la langue
avec une autorité militaire, et que bien peu, parmi les plus studieux, sont en mesure
de ne pas regarder cette habileté avec étonnement, ses odes, ses romans et ses drames
ont acquis une grande renommée. D’ailleurs, dans quelques chapitres de
Notre-Dame de Paris, dans plusieurs scènes de
Marion de Lorme et d’Hernani, dans
plusieurs pièces des Feuilles d’Automne, l’idée se montre sous l’image.
Si amoureux qu’il soit de la parole, M. Hugo ne peut abolir en lui-même la faculté de
sentir et de penser. Si par l’application persévérante de la méthode qu’il a créée, et
qui consiste à considérer la parole comme vivant par elle-même et pouvant se suffire
sans le secours de l’idée, il arrivait à effacer cette faculté, son nom serait bientôt
rayé de la liste des poètes. Mais nous espérons qu’un pareil malheur ne lui est pas
réservé. Il est encore jeune, il possède un admirable instrument ; dès qu’il voudra se
mettre à sentir et à penser, il trouvera pour toutes ses émotions, pour toutes ses
idées, des paroles empressées et fidèles. En se résignant à vivre dans la société des
livres ou des hommes, il comprendra de jour en jour combien les images les plus
éclatantes sont peu de chose, lorsqu’elles ne traduisent pas des idées vraies ou des
passions énergiques. Si au contraire il s’enferme dans une solitude obstinée, si
l’étude des livres ou des hommes ne donne pas à sa poésie les qualités humaines qui
lui manquent, il ne lui restera que la gloire d’avoir enseigné à ses contemporains le
doigté d’un instrument pour lequel il n’a pas écrit de musique.
Les débuts littéraires de M. Sainte-Beuve remontent à l’année 1824. Cependant son premier
livre, je veux dire le Tableau de la poésie française au seizième siècle,
ne parut qu’en 1828. La Vie, les Poésies et les
Pensées de Joseph Delorme sont de l’année suivante. Ainsi
M. Sainte-Beuve, né en 1804, est entré en relations avec le public dès l’âge de vingt
ans ; il eût été difficile de commencer plus tôt. Je me propose d’examiner dans leur
ensemble tous les travaux de cet esprit ingénieux qui occupe aujourd’hui dans notre
littérature une place si considérable, si légitimement acquise. Pour donner à ma pensée
plus de clarté, au lieu de suivre l’ordre chronologique, bien qu’il semble naturellement
indiqué, j’étudierai tour à tour le poète, le romancier, l’historien de Port-Royal, et
enfin le critique, le peintre de portraits. Cette division, qui n’est pas tout à fait
d’accord avec l’ordre chronologique, me permettra de marquer avec plus de précision les
diverses faces de sa pensée, et de noter en caractères plus faciles à saisir les
oscillations, les transformations, et parfois même les réfutations qu’il ne s’est pas
épargnées. J’ai assisté à ses débuts avec sympathie, j’ai suivi ses travaux avec
curiosité, avec empressement. Son érudition active et variée est
pour moi le sujet d’une vive admiration. Toutefois je suis loin de partager toutes les
opinions qu’il a exprimées, et mon hésitation s’explique facilement ; car M. Sainte-Beuve,
à peine âgé de quarante-sept ans, a plus d’une fois varié en parlant du même sujet, et je
pourrais accepter ce qu’il a dit autrefois d’un poète ou d’un historien sans me trouver
d’accord avec lui, je veux dire sans épouser son opinion d’aujourd’hui.
À Dieu ne plaise que je voie dans la permanence des opinions un signe évident,
irrécusable de sincérité ! Je sais trop bien que plus d’un écrivain, pour échapper au
reproche d’inconséquence, est demeuré fidèle aux paroles, aux idées qu’il avait depuis
longtemps abandonnées, dont il sentait toute la fausseté. Ainsi, quand le moment sera venu
de discuter les jugements littéraires de M. Sainte-Beuve, s’il m’arrive de lui adresser
quelques reproches, je lui tiendrai compte de la mobilité naturelle de son esprit, et je
ne condamnerai pas ses idées nouvelles en tant que nouvelles, mais plutôt comme exprimées
trop tard ou d’une façon inopportune.
Pour bien comprendre toute la valeur des Poésies de Joseph Delorme, il
faut se reporter par la pensée aux dernières années de la restauration ; car, bien qu’il y
ait dans ce recueil une partie substantielle, une partie vraiment humaine, les questions
de forme y tiennent tant de place, qu’on le jugerait trop sévèrement en négligeant le
milieu où il s’est produit. En 1829, toutes les questions de rythme, de rime, de césure,
d’enjambement, étaient le sujet de vives controverses. Ce n’est pas là, sans doute, le
fond même de la poésie. Cependant ces questions, bien que secondaires, ont une véritable
importance, et je conçois très bien que M. Sainte-Beuve les ait étudiées avec ardeur, avec
amour. D’ailleurs, tout en étudiant l’instrument poétique en artiste, en érudit, il n’a
jamais négligé l’étude de sa propre pensée, et la science des mots, la connaissance
approfondie de toutes les ruses du métier, ne l’ont jamais distrait du but suprême de la
poésie. Il a toujours préféré l’expression d’une idée vraie, d’un sentiment généreux, aux
évolutions du rythme, aux caresses de la rime. Les Poésies et les
Pensées de Joseph Delorme nous offrent, sous deux formes diverses, le
fruit des études de M. Sainte-Beuve. Dans les Pensées de Joseph Delorme,
l’auteur discute et justifie les doctrines qu’il a embrassées ; dans les
Poésies, il traduit, il exprime ces mêmes doctrines en strophes ardentes
ou éplorées, et il s’acquitte de cette double tâche avec un égal bonheur. Il manie la
controverse littéraire aussi habilement que la rime et la césure. Subtil et précis dans
les Pensées, il trouve dans les Poésies des images
heureusement assorties pour tous les sentiments qu’il veut nous révéler, pour tous les
regrets auxquels il veut nous associer.
Je crois distinguer dans les Poésies de Joseph Delorme trois parts bien
distinctes : la première appartient à l’étude du xvie
siècle, je veux dire à l’étude de la France pendant cette période érudite et
ingénieuse, la seconde à l’école des lacs, à Coleridge, à Wordsworth, à Wilson, et la
troisième enfin relève tout entière de l’âme du poète. Si je prends la peine d’établir
cette triple distinction, ce n’est pas pour amoindrir la valeur poétique du recueil, mais
bien plutôt pour en déterminer le vrai caractère. L’auteur, tout en demeurant lui-même,
tout en maintenant l’originalité de sa pensée, a pourtant pris conseil, tantôt de Ronsard,
de Baïf ou Du Bellay, tantôt de Coleridge ou de Wordsworth,
comme s’il sentait que sa main encore novice a besoin d’être guidée sur le clavier, et
ce double conseil lui a porté profit. D’ailleurs, malgré sa jeunesse, il avait alors
vingt-cinq ans, l’érudition n’a pas engourdi chez lui la spontanéité de la pensée.
M. Sainte-Beuve, dans les Poésies mêmes de Joseph Delorme,
tout en modelant sa parole sur la parole des maîtres, a toujours su garder son caractère
personnel. Ainsi les trois parties distinctes que j’ai indiquées dans ce recueil, tout en
marquant la diversité des études poursuivies par l’auteur, sont pourtant dominées par un
ton général de sincérité. Il n’y a pas une page qui ne porte l’empreinte d’un sentiment
réellement éprouvé, et ne rappelle la devise de Montaigne : « C’est avant tout un
livre de bonne foi. »
Cette sincérité est, à mon avis, le mérite le plus incontestable de Joseph
Delorme. Les esprits sérieux qui, sans dédaigner les questions de forme, mettent
la pensée, le sentiment, c’est-à-dire la substance même de la poésie, au-dessus de la
rime, de la césure et de l’enjambement, peuvent sourire plus d’une fois en voyant l’auteur
lutter sans relâche avec Ronsard et Baïf, et s’efforcer de leur dérober tous leurs
secrets. Il est permis de croire que, dans cette joute poétique, M. Sainte-Beuve ne s’est
pas toujours arrêté à temps. Au-delà de certaines limites, l’arrangement des mots, loin de
servir au relief de la pensée, en diminue volontiers l’importance. Le xvie
siècle ne paraît pas avoir deviné ce point délicat, difficile
à marquer sans doute, mais dont la réalité ne saurait être contestée. Peut-être
M. Sainte-Beuve a-t-il embrassé trop chaudement les doctrines de Ronsard sur le rythme et
la rime. À cet égard, je crois qu’il est aujourd’hui du même avis que nous. Quant à
l’imitation des poètes anglais de notre âge, je
suis loin de la
blâmer. Cette imitation, pratiquée librement, est un utile exercice. Il y a d’ailleurs
dans Coleridge et dans Wordsworth plus d’une page qui peut se comparer, pour la grandeur
et la pureté, aux plus belles pages de Byron. C’est pourquoi je pense que M. Sainte-Beuve
a bien fait d’entretenir un commerce familier avec ces deux poètes, dont la renommée est
si inférieure au mérite. À l’âge où il écrivait les Poésies de Joseph
Delorme, Coleridge et Wordsworth étaient pour lui des conseillers plus utiles
que Ronsard et Baïf, car ils lui enseignaient l’art d’étudier sa propre pensée, de sonder
son cœur, tandis que les maîtres applaudis du xvie
siècle,
si ingénieux et si habiles dans le maniement de la parole, se laissent trop souvent
distraire de la pensée par le déplacement de la césure ou l’entrelacement des rimes.
Si M. Sainte-Beuve s’en fût tenu à cette double imitation, s’il se fût borné à reproduire
librement la poésie française des derniers Valois, la poésie anglaise de notre temps, il
n’appartiendrait pas à l’histoire littéraire. N’existant pas par lui-même, ne vivant pas
d’une vie indépendante, il ne serait guère connu que des érudits ; heureusement il a mis
dans son premier recueil quelque chose qui n’appartient qu’à lui, et c’est par là qu’il a
pris rang. La partie vraiment originale de Joseph Delorme a soulevé plus d’une objection.
Quelques lecteurs enclins à la pruderie ont blâmé le choix des sujets, comme si l’art
n’avait pas le privilège de relever tout ce qu’il touche. Pour moi je ne saurais
m’associer à ces objections. Sans conseiller à la poésie de s’adresser indistinctement à
tous les accidents de la vie réelle, je pense qu’elle agit sagement en interrogeant tour à
tour les bonnes et les mauvaises pensées, les heures égarées aussi bien que les heures
paisibles.
Quels que soient les dangers de certains sujets,
j’aime mieux voir le poète se frayer un sentier nouveau, dût-il trébucher plus d’une fois,
que de le suivre sans inquiétude sur une route cent fois parcourue.
La sincérité chez Joseph Delorme est poussée si loin, qu’il n’hésite pas à se montrer
sous le jour le plus défavorable. Il ne se contente pas de peindre l’égarement des sens,
il confesse sans détour toutes les mauvaises pensées, les sentiments honteux enfouis au
fond de son cœur. Il se déclare franchement incapable d’aimer d’un amour constant et
dévoué. En rêvant les plus doux triomphes, il rêve le désenchantement et l’abandon. Si ce
n’est pas une calomnie, comme j’aime à le penser, c’est à coup sûr un étrange aveu. La
jeune fille ignorante et naïve, la jeune femme liée au bras d’un vieil époux, excitent en
lui la même ardeur, la même curiosité ; mais que l’une des deux se prenne à l’aimer et se
livre, malheur à elle ! car, son désir à peine assouvi, il prévoit qu’il détournera les
yeux et ne gardera pas même le souvenir de leur nom. C’est là sans doute une nature
marquée d’un sceau funeste, qui ne séduira personne, malgré le talent du peintre, une
nature qui éveillera plus de colère que de sympathie ; car celui qui se déclare incapable
d’aimer et qui pourtant essaie d’inspirer l’amour, impose silence à toute compassion : son
malheur devient méchanceté ; il se venge sur les natures meilleures de l’infirmité de sa
nature. Cependant je préfère cet aveu, si triste qu’il soit, à toutes les déclamations sur
l’éternité de l’amour, sur la sainteté des serments, que la foule est habituée à saluer
comme des modèles de franchise et de loyauté. J’aime mieux l’amertume sincère que la
sérénité menteuse. Si Joseph Delorme a dit vrai en parlant de lui-même, s’il n’a rien
exagéré en affirmant qu’il
ne pouvait s’empêcher de répondre au
dévouement par l’ingratitude, et, pour ma part, j’aime à penser qu’il s’est trompé, ce
n’est pas moi qui lui reprocherai la crudité d’un tel aveu.
L’ivresse de l’amour, l’extase de la passion, sont d’ailleurs retracées dans les
Poésies de Joseph Delorme avec une vivacité d’accent, une ardeur de
langage qui révèlent chez le poète une nature meilleure et plus généreuse : il a pris soin
lui-même de se réfuter ; il a trouvé, pour la fuite des heures que l’âme voudrait
enchaîner, des paroles empreintes d’un regret profond, et qui rachètent bien des
blasphèmes. Je lui pardonne tout le mal qu’il a dit de lui-même, toutes les paroles impies
qu’il a prononcées sur le néant de l’amour et la duperie du dévouement, en faveur de ces
vers éclos dans son cœur, au bruit de la valse, à la lueur des bougies pâlissantes. De
tels regrets, si éloquemment exprimés, n’appartiennent qu’à des cœurs vraiment capables
d’aimer. Aussi, tout en reconnaissant que la nature de Joseph Delorme, telle du moins
qu’elle se révèle à nous dans ses essais lyriques, n’est pas une nature complète, tout en
acceptant comme vrais plusieurs des reproches qu’il s’adresse, je me sens disposé à
l’indulgence. Il y a chez lui plus de malheur que de malignité. Il désire plus qu’il ne
veut, et, quand il lui arrive de vouloir sérieusement, il ne mesure pas sa volonté à sa
puissance : de là ses plaintes et ses blasphèmes.
Les Consolations nous offrent le talent poétique de M. Sainte-Beuve sous
la forme la plus heureuse et la plus complète. Quoique ce recueil ait suivi de très près
les Poésies de Joseph Delorme, il signale dans la carrière littéraire de
l’auteur un progrès éclatant. Tout ce qui était ébauché dans le premier livre se trouve
achevé dans le
second. Je vois dans les
Consolations l’épanouissement spontané d’une riche intelligence qui
jusque-là n’avait pas encore révélé toute sa splendeur, toute sa variété. Si
M. Sainte-Beuve eût gardé fidèlement le style de ce dernier livre, sa place serait marquée
dans les premiers rangs de nos poètes. Il règne dans toute la série des idées qu’il met en
œuvre une élévation constante, et pour être juste je dois ajouter que l’expression se
maintient toujours à la hauteur de la pensée. Bien que le sujet soit parfois d’une nature
mystique, il n’y a pas une page des Consolations qui mérite le reproche
d’obscurité. Le lecteur suit sans inquiétude, sans trouble, sans hésitation, le
développement du thème choisi par le poète. Il sent que ce thème, mûri lentement par la
réflexion, va porter des fruits savoureux, et son attente n’est pas déçue. Les
Consolations se distinguent de Joseph Delorme sous le rapport moral aussi
bien que sous le rapport littéraire. Non seulement le style est plus limpide, plus
transparent ; mais la pensée, plus sereine, plus paisible, embrasse un plus vaste horizon.
Dans ce second recueil, l’imitation tient très peu de place. Si le récit débute
quelquefois à la manière de Crabbe, il se poursuit et s’achève par un procédé qui n’a rien
à démêler avec les œuvres du poète anglais. Pour caractériser nettement le mérite moral et
poétique des Consolations, deux pièces me suffiront : l’une inspirée par un
sonnet de Michel-Ange, l’autre par un passage de la Vie nouvelle. La
manière savante dont M. Sainte-Beuve a traité ces deux pièces montre clairement qu’il
possède tous les secrets de son art. La simplicité du début, l’agrandissement progressif
de la pensée, les transitions inaperçues qui relient sans effort les diverses parties de
la composition, ne laissent aucun doute sur la prévoyance qui a présidé à la conception,
à l’achèvement de l’œuvre. Rien d’inutile, rien de fortuit.
Le poète ne perd pas de vue un seul instant le but qu’il veut toucher, et sait d’avance la
route qu’il suivra. Il traduit d’abord dans une langue harmonieuse et pure le sonnet de
Michel-Ange, et répond au peintre immortel comme s’il avait besoin d’être consolé, comme
s’il n’avait pas vu face à face la vérité suprême devant qui toute douleur se tait et
s’apaise. Michel-Ange, dans les dernières années de sa vie, si nous acceptons comme
sincère son propre témoignage, si le sonnet dont je parle n’est pas un caprice de son
génie, n’envisageait qu’avec une pitié dédaigneuse les œuvres que nous admirons, et qui
assurent à son nom les louanges de la postérité la plus reculée. Livré tout entier au
salut de son âme, il s’affligeait d’avoir pratiqué si longtemps le culte de la beauté,
d’avoir si longtemps négligé la prière pour lutter de puissance et de fécondité avec les
œuvres divines. Il s’accusait d’avoir oublié la voie qui conduit l’âme sainte aux pieds de
son Créateur pour s’enivrer de gloire et d’applaudissements. À vrai dire, les deux
biographes de Michel-Ange ne vont pas si loin dans l’expression de ses sentiments
religieux. Toutefois M. Sainte-Beuve avait le droit de le croire sur parole sans discuter,
sans contrôler son témoignage, et j’aurais mauvaise grâce à le chicaner sur sa crédulité,
car le sonnet de Michel-Ange est devenu pour lui le sujet d’une éloquente réfutation. Non,
l’art pratiqué dans toute sa sincérité n’est pas une œuvre profane. Ce n’est pas
méconnaître et oublier Dieu que d’étudier la création et d’essayer de la retracer dans
toute sa magnificence. Les Sibylles et les Prophètes, la
Genèse et le Jugement dernier de la chapelle Sixtine ne
méritent pas la compassion d’une âme chrétienne. Non seulement ils nous représentent le
Créateur dans sa
justice, dans sa puissance ; mais, abstraction
faite du sujet, le génie même à qui nous devons ces œuvres immortelles rend hommage à Dieu
en se révélant pleinement. L’épanouissement complet des facultés qu’il a reçues du ciel
est une forme de la reconnaissance. Le poète a donc raison de répondre à l’artiste affligé
de sa gloire : « Non, tu n’as pas démérité ; non, tu n’as pas négligé Dieu en multipliant
tes œuvres. Ton labeur n’est pas un labeur stérile. Le maître souverain accepte comme
autant de prières toutes les pensées austères que tu as exprimées par la forme ou la
couleur. » M. Sainte-Beuve a trouvé pour ces sentiments des paroles magnifiques, pleines à
la fois de force et d’onction. Il a su traiter la réhabilitation religieuse de l’art, sans
jamais confondre la langue du philosophe et la langue du poète. La vérité s’offre toujours
à nous sous les traits de la beauté. Toutes les pensées, revêtues d’images tour à tour
mystiques ou éclatantes, se gravent sans effort dans notre mémoire. Le procédé suivi par
M. Sainte-Beuve se recommande à la fois par la sagesse et la puissance. Il n’a pas
abandonné aux hasards de l’improvisation une parcelle du sentiment qu’il voulait exprimer.
Avant d’entamer l’entretien avec son illustre interlocuteur, il a mesuré ses forces et
pesé mûrement toutes les paroles qu’il allait lui adresser. Aussi voyez comme la sainteté
de l’art est franchement proclamée et vaillamment défendue. Les idées naissant des idées,
les images naissant des images, portent la persuasion dans l’intelligence, sans jamais la
troubler ou la lasser. Le poète peut-il souhaiter, peut-il espérer un triomphe plus
complet ? Parler à Michel-Ange de son art, de son génie, du salut de son âme en restant
digne d’un tel sujet, l’entreprise était hardie, périlleuse ; M. Sainte-Beuve l’a menée à
bonne
fin, et pour une telle œuvre, la louange n’est que
justice.
La pièce inspirée par un passage de la Vie nouvelle, mérite les mêmes
éloges que la réponse à Michel-Ange ; c’est la même simplicité, la même grandeur, la même
clarté. Le songe et le réveil du poète florentin sont racontés dans une langue naïve, qui
reproduit sans servilité toute la grâce du texte original. Puis, le récit achevé, le poète
français prend la parole à son tour et suit librement sa rêverie. Je ne veux pas essayer
d’analyser cette pièce, qui défie toute analyse : c’est un mélange habile de pensées
familières, de tristesse élégiaque et d’élans lyriques, dont notre littérature offre peu
d’exemples. Aussi je n’hésite pas à la recommander comme un modèle d’élégance et de
spontanéité. Parfois il semble que le style prend une allure prosaïque ; mais il ne tarde
pas à se relever, et deux ou trois images habilement choisies suffisent pour nous ramener
en pleine poésie.
Ainsi les Consolations contentent la raison en même temps qu’elles
charment l’imagination : ce n’est pas seulement une lecture attrayante, c’est une lecture
salutaire. La pensée religieuse qui domine le recueil tout entier relie dans une
harmonieuse unité les plaintes, les vœux, les espérances qui tour à tour s’échappent des
lèvres du poète.
Malheureusement, si les Consolations, comparées aux Poésies de
Joseph Delorme, marquent un progrès éclatant dans la vie intellectuelle de
M. Sainte-Beuve, les Pensées d’Août, comparées aux
Consolations, ne portent pas le même caractère : ce n’est pas que la
pensée proprement dite, la pensée prise en elle-même, soit dépourvue de grandeur ; mais
dans ce dernier recueil les idées les plus ingénieuses, les sentiments les plus généreux,
sont enveloppés d’une brume que l’attention la plus
persévérante ne réussit pas toujours à écarter. Je ne demande pas à la poésie élégiaque
ou lyrique la clarté, la précision, l’évidence d’un livre de géométrie ; il y a cependant,
même en poésie, une clarté relative que les maîtres de l’art ont toujours considérée comme
une loi impérieuse : or M. Sainte-Beuve, je le crains bien, en écrivant les Pensées
d’Août, n’a pas tenu compte de cette clarté relative. Qu’est-il arrivé ? Le sort
réservé à ce livre n’était pas difficile à prévoir ; à peine quelques esprits courageux
ont-ils poursuivi la lecture jusqu’au bout. Le souvenir des Consolations
les soutenait dans cette tâche épineuse, et, la tâche accomplie, ils ne sont pas demeurés
sans récompense ; car, la brume une fois soulevée, nous trouvons dans ce recueil une ample
moisson d’idées qui, pour être appréciées, n’auraient besoin que de se produire dans une
langue plus transparente et plus vive. Sous le voile qui les couvre, elles sont pour la
foule comme non avenues. Et quand je dis la foule, je n’entends pas parler de la foule
bruyante, inattentive, à qui la poésie lyrique ne s’adresse jamais ; je parle de cette
foule intelligente et lettrée mais quelque peu paresseuse, qui veut comprendre sans effort
et ne relit pas volontiers ce qui est demeuré obscur à la première lecture. Or c’est avec
elle qu’il faut compter, et M. Sainte-Beuve ne s’en est pas souvenu : il s’est contenté
d’indiquer sa pensée, sans se donner la peine de l’exprimer. Encore, si l’indication était
toujours précise, le lecteur pourrait, à la rigueur, y trouver un sujet de réflexion ;
mais trop souvent l’indication est tellement vague, tellement confuse, que l’esprit ne
sait où se prendre, et s’arrête découragé : on dirait que l’auteur craint de profaner les
sentiments qui l’animent, en nous les révélant sans détour, sans ambiguïté. Un tel
procédé, on le comprend,
devait rebuter la plupart des
lecteurs, et c’est en effet ce qui est arrivé. Je le regrette sincèrement, car il y a dans
les Pensées d’Août autant de thèmes vraiment émouvants que dans
Joseph Delorme et les Consolations ; mais aucun de ces
thèmes n’est développé de façon à prendre possession de notre intelligence. Pour justifier
ce que j’avance, pour ne laisser aucun doute sur la justesse des principes exposés tout à
l’heure, je choisis la pièce la plus importante du recueil, celle qui a soulevé le plus
d’objections, je pourrais dire qui a excité le plus de colère, car l’impatience a souvent
pris la forme de la colère. Je choisis Monsieur Jean. Certes, parmi ceux
qui ont eu le courage de lire depuis le premier jusqu’au dernier vers cette mélancolique
histoire, il n’y a personne qui ne se félicite d’avoir persévéré. Cet enfant élevé jusqu’à
vingt ans dans l’ignorance de son père, nourri d’enseignements religieux, habitué à
chercher la source du devoir dans la volonté divine plutôt que dans la raison humaine, et
qui recule épouvanté devant le nom qu’il a cherché si longtemps, est à coup sûr un sujet
d’attendrissement et de pitié. Sa vie tout entière, offerte en expiation des fautes de son
père, nous frappe de surprise et d’admiration. Le fils de Jean-Jacques Rousseau, abandonné
à l’hôpital, recueilli par une main pieuse, se faisant maître d’école pour réparer, autant
qu’il est en lui, par ses leçons de chaque jour, le mal que son père a fait, pour
préserver la génération nouvelle des doctrines téméraires qui ont égaré tant d’âmes
ardentes, c’est là sans doute un thème vraiment poétique. Le pèlerinage de M. Jean,
entouré de sa jeune famille, ou plutôt de ses ouailles, aux lieux mêmes qui sont désormais
associés sans retour au nom de Jean-Jacques, la parabole évangélique offerte aux écoliers
en face du ciel qui sourit à ce pieux enseignement, n’est
certes pas une idée vulgaire. À quelque point de vue qu’on se place, qu’on juge
Monsieur Jean au nom de la foi catholique, ou qu’on le juge au nom de la
philosophie, qu’on accepte ou qu’on répudie l’anathème lancé par l’Église contre
Jean-Jacques Rousseau, il est impossible de méconnaître la grandeur et la nouveauté de la
donnée choisie par M. Sainte-Beuve. Pourquoi faut-il que cette donnée si neuve et si
féconde nous soit présentée dans une langue tour à tour obscure jusqu’à l’énigme, ou
prosaïque jusqu’à la vulgarité, hérissée d’ellipses, sillonnée de sous-entendus, capable,
en un mot, d’irriter les esprits les plus bienveillants ? Et non seulement l’histoire de
M. Jean est écrite d’un style qui semble chérir les ténèbres, mais elle se traîne et
s’éparpille avec une lenteur, une prolixité qui lasse l’attention la plus robuste. Tous
les traits que j’ai rassemblés en quelques lignes se laissent à grand-peine deviner au
milieu des innombrables parenthèses qui interrompent à chaque instant le récit. Dans ce
poème, qui n’a pas moins de huit cents vers, il n’y a pas trace de composition ; les idées
se succèdent, mais elles ne s’enchaînent pas. Qu’il s’agisse de nous attendrir ou de nous
étonner, d’exciter notre admiration ou notre pitié, l’auteur ne prend jamais la peine
d’achever une image après l’avoir ébauchée, de soutenir une comparaison après l’avoir
indiquée : c’est un pêle-mêle de notes rassemblées pour un travail qui n’est pas fait.
Pour quiconque a étudié le style de Monsieur Jean, la destinée malheureuse
des Pensées d’Août ne saurait être un sujet d’étonnement. Certes il y a de
l’injustice à dire que ce livre est sans valeur ; mais je comprends très bien que les
admirateurs mêmes des Consolations aient abandonné la partie à moitié
chemin. Les Pensées d’Août sont plutôt un recueil de ce qu’on appelle au
collège matières poétiques,
une série de thèmes proposés à
l’imagination du lecteur, qu’un livre de poésie, car la donnée la plus riche ne mérite le
nom de poème qu’après avoir revêtu une forme vivante et précise : c’est une condition qui
n’est jamais méconnue impunément. L’idée poétique est au poème ce que la semence est à
l’épi ; ce que la terre nourricière fait pour le grain déposé dans son sein, la forme le
fait pour l’idée qui lui est confiée. M. Sainte-Beuve, en écrivant ses poésies, a trop
compté sur le bon vouloir et la patience de ses lecteurs ; au lieu d’un texte à lire, il
leur a offert un texte à déchiffrer, et ceux qui à force de persévérance ont réussi à
trouver la clé de cette langue nouvelle, tout en reconnaissant la grandeur des pensées
jetées confusément dans ce carnet poétique, ont accepté sans colère et sans dédain la
destinée de ce livre. Il n’ont pas accusé la foule de mauvaise foi ou d’ignorance, car ils
ont compris que la foule trouvait dans le style même de M. Sainte-Beuve l’excuse de son
indifférence. Pour ma part, bien que j’aie rencontré dans les Pensées
d’Août plus d’une page émouvante, je suis obligé d’avouer que mon émotion a été
souvent troublée ou plutôt anéantie par un mot inattendu, une ellipse impénétrable. Pour
estimer le talent poétique de M. Sainte-Beuve à sa juste valeur, il faut oublier les
Pensées d’Août et relire les Consolations. Je les ai
relues avec bonheur, et c’est au nom même de l’admiration qu’elles m’inspirent que je
condamne les Pensées d’Août.
Le roman de M. Sainte-Beuve se rattache à ses poésies par un lien très étroit, et cette
parenté morale est trop évidente pour avoir besoin d’être démontrée : il suffit de
l’affirmer pour que chacun la reconnaisse. Joseph Delorme et les
Consolations contenaient le germe de Volupté, et
j’ajouterai que Volupté contenait le germe des Pensées
d’Août.
Cette intime relation ou plutôt cette
identité du poète et du romancier ne doit pas nous étonner, car, bien que M. Sainte-Beuve
ait embrassé l’art d’écrire comme une profession et soit demeuré fidèle au rêve de ses
premières années, il faut le dire à sa louange, chez lui l’écrivain se confond toujours
avec l’homme. La pratique de l’art d’écrire ne l’a pas conduit comme tant d’autres à
séparer la parole de la pensée, à mettre sa parole au service d’une pensée quelconque ;
c’est pourtant ce qu’on appelle aujourd’hui le triomphe du talent. M. Sainte-Beuve n’a
jamais exprimé que ce qu’il avait senti, ce qu’il avait pensé. Je ne suis donc pas surpris
que Volupté rappelle en maint endroit Joseph Delorme et les
Consolations, et présage parfois les Pensées d’Août. C’est
une conséquence logique et nécessaire de la sincérité de l’auteur.
Le sujet de Volupté est d’une nature très délicate, et la philosophie peut
le revendiquer aussi bien que l’imagination. Il s’agit en effet de montrer que la volupté
énerve toutes nos facultés, nous rend en peu d’années incapables de sentir, de comprendre,
de vouloir, et fait de nous, impuissants désormais pour notre propre bonheur, un fléau
terrible pour le bonheur d’autrui. Présentée dans ces termes absolus, la thèse choisie par
M. Sainte-Beuve peut paraître excéder les limites de la vérité. Et cependant, pour peu
qu’on prenne la peine de réfléchir, pour peu qu’on appelle le souvenir au secours de la
réflexion, on ne tarde pas à reconnaître que cette thèse est l’expression pure de la
vérité et ne contient rien de plus. L’homme énervé par la volupté croit encore sentir,
comprendre et vouloir. Interrogez sa vie à tous les instants de la journée, et vous verrez
qu’il se trompe et ne possède plus les facultés dont il ose encore se vanter. Est-ce
vraiment sentir que de ne
pouvoir aimer ? est-ce vraiment
comprendre que de s’arrêter au seuil de toute vérité ? est-ce vraiment vouloir que de
former à chaque instant des désirs nouveaux, qui s’effacent et disparaissent comme les
plis de la vague agitée par le vent ? Et n’est-ce pas là pourtant l’image fidèle du
voluptueux ? La triple faculté de sentir, de comprendre et de vouloir n’est vraiment
complète qu’à la condition de pouvoir s’élever jusqu’à l’amour, jusqu’à la méditation,
jusqu’à la résolution inébranlable d’accomplir une pensée librement conçue. Hors de là, il
n’y a qu’une ébauche de sentiment, une ébauche d’intelligence, une ébauche de volonté. Il
n’est donc pas sans intérêt et sans profit de nous montrer, dans toute sa nudité, la
maladie morale qui mutile sous nos yeux tant de facultés puissantes et précieuses. Que
voyons-nous en effet autour de nous ? Ne sommes-nous pas chaque jour attristés par le
spectacle d’une promesse déçue, d’une promesse réduite à néant ? Comptez les hommes dont
la vie est complète, je ne dis pas dans le sens le plus absolu, mais qui, sans perdre
aucune de leurs facultés, en choisissent une pour la porter aux dernières limites de son
développement ; comptez les hommes qui savent aimer jusqu’à l’abnégation, qui savent
comprendre et sonder la vérité sans autre souci que la vérité même, sans arrière-pensée de
gain ou de renommée, qui savent vouloir et poursuivre l’accomplissement de leur volonté au
mépris du danger, qui donnent à leurs résolutions les proportions d’une lutte héroïque.
Comptez-les, et vous serez saisis de pitié. Comptez-les, et vous comprendrez que la vie
humaine, sévèrement interrogée, n’est le plus souvent qu’une suite de sentiments, d’idées
et de volontés avortés. Émotions passagères, perceptions confuses, désirs éphémères, voilà
le tissu habituel de nos journées. Les passions qui
enfantent
le dévouement, les idées qui se traduisent en œuvres glorieuses, en découvertes fécondes,
les désirs qui en persistant deviennent volonté et inspirent les actions héroïques, sont
l’apanage de quelques âmes d’élite. Le reste fait semblant de vivre et ne vit pas.
Quel rôle joue la volupté dans l’appauvrissement de nos facultés ? Rien au monde n’est
plus facile à déterminer. La poursuite du plaisir à toute heure, en toute occasion, ne
laisse ni au sentiment, ni à l’intelligence, ni à la volonté le temps de se développer.
L’égoïsme et la paresse abolissent bientôt dans notre conscience toutes les notions qui
s’appellent droit et devoir. Habitués à prendre le plaisir pour but suprême et constant de
la vie tout entière, nous écoutons le sourire sur les lèvres le récit de toutes les
actions inspirées par un généreux sacrifice ; nous prenons en dédain et en pitié les
esprits amoureux de la vérité, qui, pour élargir le domaine de la science, consument leurs
nuits en veilles laborieuses ; nous traitons volontiers de fous ceux qui jouent leur vie
pour prendre rang parmi les héros. Engourdis par la volupté, nous méprisons à l’égal du
néant tout ce qui s’élève au-dessus de la joie des sens. Et quand nous comprenons toute la
profondeur de l’abîme où nous sommes tombés, quand nous essayons, par un effort désespéré,
de remonter jusqu’à la vie morale, quand nous tentons de ressaisir l’amour,
l’intelligence, la volonté, trop souvent nous échouons dans cette tardive entreprise ;
énervés par Un long sommeil, comme nous n’avons poursuivi l’ivresse des sens que pour
obtenir le sommeil de l’âme, la lutte, au lieu de rétablir nos forces, nous épuise en peu
de jours, et nous retournons à l’ombre et au néant, car nos yeux ne peuvent soutenir la
lumière, et la vie vraiment digne de ce nom est pour nous un supplice.
Les personnages inventés par M. Sainte-Beuve pour la mise en
œuvre de cette idée sont en petit nombre et très nettement dessinés. Il a très bien
compris qu’une telle idée pouvait et devait se passer de l’éclat de ta mise en scène. Sans
vouloir donner à sa pensée la rigueur d’une démonstration philosophique, il a senti
cependant qu’en s’éparpillant, elle courait le danger de perdre une partie de sa grandeur.
Il a donc très bien fait de se contenter, pour Amaury, personnage principal de son livre,
de trois épreuves capitales, représentées par trois femmes, dont l’intelligence et le
caractère offrent trois types très divers. Cette série d’épreuves suffit à nous montrer la
faiblesse d’Amaury sous toutes ses faces. Mais, avant de parler de ces trois femmes, il
est nécessaire de bien connaître et de résumer en quelques mots le caractère du héros, si
toutefois un tel acteur est digne d’un tel nom. M. Sainte-Beuve, je lui rends cette
justice, n’a pas cherché à masquer, ni même à revêtir d’une forme poétique l’infirmité
morale d’Amaury. Dès les premières pages, il nous le montre dans toute sa nudité ; le
lecteur ne peut conserver aucun doute sur la nature incomplète et boiteuse que l’auteur
veut mettre en scène. Amaury forme chaque jour les plus beaux projets ; il rêve tour à
tour la gloire, la puissance, l’étude, et chaque jour ses projets s’évanouissent comme une
bulle de savon. Ce n’est pas qu’il soit dépourvu d’instincts généreux ; car, si ces
instincts lui manquaient absolument, il ne soupirerait ni après la gloire, ni après la
puissance ; mais livré de bonne heure à lui-même, trop timide pour essayer d’inspirer
l’amour, il s’est jeté dans les grossiers plaisirs, et lorsqu’il veut sortir du bourbier,
lorsque, saisi de honte, il essaie de se régénérer par la passion et le dévouement, le
trouble des sens qu’il n’a pas su dompter met à néant ses plus fermes
résolutions. Il a beau se débattre et se révolter contre le passé, il a
beau rougir de lui-même, fouler aux pieds ses souvenirs comme des haillons, et s’élancer
hardiment dans l’arène où les hommes qui ont gardé pures et complètes toutes leurs
facultés se disputent le bonheur et la puissance ; à peine a-t-il fait quelques pas qu’il
chancelle et trébuche. Le passé qu’il croyait avoir terrassé le ressaisit tout entier ; la
volupté reprend sa proie, et Amaury, consumé de désirs impuissants, appelle l’amour sans
jamais oser le regarder face à face, sans aller au-devant de lui, sans hasarder une parole
qui engage son cœur, qui enchaîne sa volonté. Ce personnage est dessiné de main de maître.
L’énervement moral est décrit avec une rare précision ; bien qu’on rencontre çà et là
quelques pages dont le sens n’est pas facile à saisir, le caractère d’Amaury demeure dans
l’esprit comme une création puissante, et le peintre n’a rien négligé pour compléter
l’expression de sa pensée.
Amélie de Liniers et madame de R… sont plutôt indiquées que dessinées. Il est évident que
le romancier n’attache pas une grande importance à ces deux figures ; quelques traits lui
ont suffi pour les rendre intéressantes. Amélie est un type de candeur et d’ingénuité ;
c’est la jeune fille que chacun de nous a rêvée, faite pour connaître et donner le
bonheur, capable d’aimer, incapable de deviner et de souhaiter les heures enivrées et les
larmes amères de la passion. Bien que le personnage d’Amélie ne soit pas très développé,
M. Sainte-Beuve a cependant trouvé moyen de lui donner un cachet original. Il y a dans son
ingénuité même quelque chose qui la sépare des héroïnes de roman. Madame de R…,
spirituelle et fière, accepte l’amour plutôt qu’elle ne le souhaite ; elle ne refuse pas
de se rendre et n’a jamais conçu le projet d’une résistance désespérée. Elle
ne demande qu’une attaque hardie pout s’avouer vaincue. À vrai dire, sa
fierté est plus exigeante que son cœur. Comme portrait esquissé d’après nature, madame de
R… ne manque ni de charme ni de nouveauté. Il est facile de comprendre que ce n’est pas là
un personnage de pure invention.
C’est pour madame de Couaën que l’auteur a réservé toutes ses forces ; c’est dans le
dessin de cette figure qu’il a dépensé, qu’il a épuisé toutes les ressources de son
talent. Amélie et madame de R… sont de gracieux pastels, madame de Couaën est une peinture
savante et laborieuse dont les moindres parties sont traitées avec un soin scrupuleux ;
c’est le type de la beauté, de la grandeur morale. Âme chrétienne, sévère pour elle-même,
indulgente pour autrui, pieuse et forte, partagée entre la prière et les devoirs de la vie
domestique, elle n’est pourtant pas sourde à la voix de la passion ; elle accueille, elle
aspire comme un parfum enivrant les paroles ardentes d’Amaury. Sans bannir de sa mémoire
l’image de son mari, elle se laisse aller à l’espérance d’être aimée sans partage et ne
pressent pas le danger d’une telle espérance, car la conscience d’un mutuel amour
suffirait à son bonheur. Habituée aux extases de la prière et de la méditation, elle ne
connaît pas le trouble des sens ; aussi elle s’abandonne sans défiance à la joie, à
l’orgueil d’être aimée, et marche au-devant de la lutte qu’elle ne prévoit pas. Cependant,
malgré sa force, malgré la pureté de sa conscience, elle succomberait peut-être, si elle
trouvait dans Amaury un adversaire assez grand pour excuser sa défaite ; mais, en présence
de ce cœur énervé par la volupté, sa fierté s’alarme et ses yeux se dessillent. Après
avoir mesuré du regard l’homme qu’elle avait cru grand et digne d’elle, madame de Couaën
comprend le néant de ses espérances. L’étonnement et la confusion doublent
ses forces ; l’image du devoir lui apparaît plus douce et plus
consolante. Elle ne quittera pas le port pour affronter la tempête, pour remettre son sort
entre les mains d’un homme sans courage, sans volonté. Un tel personnage est à coup sûr
une expression hardie où plus d’une femme se reconnaîtra. Bien que M. de Couaën ne manque
assurément ni de grandeur, ni de sévérité, il me semble inutile de le caractériser, car il
ne concourt pas directement à la marche de l’action. Il se trouve mêlé aux projets
politiques de George Cadoudal, et sa haine pour le premier consul absorbe toutes ses
facultés. C’est pourquoi je me crois dispensé d’en parler.
Le récit composé par M. Sainte-Beuve se recommande par la simplicité. Amaury ébauche
trois amours et le courage lui manque pour toucher le but. Il n’ose prendre un engagement
sérieux, et les trois femmes dont il a troublé la vie se détournent de lui avec dédain. Un
jour, ces trois femmes se trouvent réunies, et, sans échanger une parole, éclairées par un
instinct tout-puissant, elles comprennent, en regardant Amaury, qu’elles ont devant les
yeux la source commune de leurs douleurs. Amaury, sans les interroger, se sent terrassé
par les reproches qu’elles lui adressent du fond de leur cœur. Il sent que la vie du monde
lui échappe, qu’il n’a plus désormais qu’un seul rôle à remplir, le rôle de consolateur,
et se réfugie en Dieu comme dans un suprême asile. À peine a-t-il dit un éternel adieu aux
espérances dont il avait nourri sa jeunesse, à peine est-il ordonné prêtre, que ses
nouveaux devoirs l’appellent près du lit funèbre de madame de Couaën. Dans la peinture de
cet épisode pathétique, M. Sainte-Beuve a montré tour à tour une magnificence, une
austérité de langage qui émeuvent profondément. Amaury récitant sur le corps de
la femme qu’il a aimée les prières de l’Église pour les morts,
bénissant d’une voix en n’occupée de sanglots les yeux dont le regard l’éblouissait, la
bouche qui portait à son oreille une musique si douce, épuisant sur cette chère relique
tous les trésors de la ferveur et de l’humilité, ne trouvera pas un cœur indifférent. Il
est impossible de lire sans attendrissement cet admirable épisode. De telles pages ne
s’oublient jamais. C’est, à mon avis, la plus belle partie du livre, et M. Sainte-Beuve
n’eût-il écrit que ces pages, passerait à bon droit pour un artiste consommé. Il y a dans
cette lutte de la passion contre la foi une douleur poignante qui achève la régénération
d’Amaury. Sans cette cruelle épreuve, le renouvellement de l’homme ne serait pas complet.
La prière d’Amaury sur le corps de madame de Couaën est un morceau de maître. L’auteur,
dans le récit de cette scène, a su concilier l’abondance et la simplicité. Les paroles se
pressent sur les lèvres de l’amant désespéré, et cependant son émotion, dominée par une
foi ardente, ne lui inspire pas une pensée amère ; il offre sa douleur en expiation de ses
désirs irrésolus, en expiation des blessures dont il a sillonné le cœur de ses victimes.
Les derniers cris de la chair se perdent, se confondent, s’éteignent dans le cantique du
chrétien.
Le mérite évident de ce livre, c’est d’offrir au lecteur une nourriture substantielle. On
pourrait souhaiter dans le récit plus d’art et d’habileté, on ne pourrait souhaiter un
enchaînement plus rigoureux dans les pensées. Quant au style, bien qu’il se recommande par
des qualités éclatantes, il n’a pas toujours la simplicité qui convient à la narration.
L’auteur confond trop souvent la forme lyrique et la forme dramatique. Les personnages,
lors même qu’ils sont animés de sentiments très vrais, ne s’expriment pas constamment dans
la langue que ces sentiments devraient leur inspirer. L’ode
et l’élégie remplacent parfois le dialogue. Cette méprise, très excusable dans la bouche
de l’auteur, lorsqu’il parle en son nom, ne peut guère se justifier dans la bouche des
personnages, car, dès qu’ils parlent, il faut que l’auteur s’efface et disparaisse
derrière eux. Le ton lyrique, d’ailleurs très habilement soutenu, donne à la trame du
style une certaine monotonie qui rend la lecture de ce roman quelque peu laborieuse. C’est
un fait que je constate, sans vouloir en faire le sujet d’un reproche sérieux. Il est trop
clair, en effet, que ce livre n’est pas destiné à l’amusement des oisifs. Chacun sait, dès
les premières pages, à quoi s’en tenir. C’est une œuvre née de la méditation, et que la
méditation peut seule apprécier. Si j’insiste avec tant de soin sur la contexture du
style, c’est qu’il y a entre le développement de la pensée et la forme, qu’elle revêt une
étroite relation, et je crois que M. Sainte-Beuve, quoique habitué dès longtemps à
réfléchir, ne saisit pas toujours le moment précis où sa pensée est arrivée à maturité. De
là une certaine confusion dans l’expression. Il emprunte, tour à tour, au monde de la
conscience et au monde extérieur, des images qui se croisent et se contrarient. Il connaît
trop bien les ressources de notre langue, il a trop étudié les métamorphoses de l’idée
poétique, depuis le moment de la conception jusqu’au moment de l’éclosion, pour se
méprendre sur le sens de mes paroles. Il n’a pas toujours dit très nettement ce qu’il
avait à dire, et parfois aussi il a tenté d’exprimer des sentiments qui pour lui-même
n’avaient pas de caractère bien défini. Je pourrais au besoin étayer cette affirmation de
faits précis.
Toutefois ces restrictions, purement techniques, n’enlèvent rien à mon admiration pour le
roman de
M. Sainte-Beuve. Ce n’est pas une œuvre de pure
fantaisie, mais une œuvre qui a sa raison d’être. Toutes les pages portent l’empreinte
d’une conviction profonde et d’une douleur réelle. Il est évident que l’auteur a vu ce
qu’il nous montre et sondé les plaies qu’il expose à nos yeux. La vérité suffirait pour
commander la louange, et l’auteur a plus d’une fois traduit la vérité en paroles
éloquentes. Ainsi le mérite de la forme s’ajoute à la valeur morale du récit, et ce livre,
publié il y dix-sept ans, garde encore aujourd’hui toute sa nouveauté. Le vice qu’il nous
retrace n’est pas déraciné. Les guérisons qu’on peut citer n’empêchent pas le mal de se
reproduire.
En écrivant l’histoire de Port-Royal, M. Sainte-Beuve ne paraît pas avoir
compris toute l’étendue de sa tâche. Après avoir envisagé toutes les faces du sujet, il a
cru qu’il pouvait librement choisir celle qui s’accordait le mieux avec ses goûts, ses
habitudes, les études de toute sa vie. Quant à moi, je pense que le choix n’était pas
permis. Je ne conçois, pour un homme qui n’écrit pas au nom de l’Église, qu’une seule
manière de traiter un tel sujet : c’est de l’embrasser tout entier, et de ne reculer ni
devant la question théologique, ni devant la question philosophique. S’en tenir au côté
purement littéraire, est à mes yeux une grave méprise, et je m’étonne que M. Sainte-Beuve
ait pu la commettre. Quel que soit en effet le talent de l’auteur, quels que soient le
nombre et la valeur des documents mis à sa disposition, il aura beau faire, il aura beau
prodiguer les anecdotes ignorées, multiplier les rapprochements inattendus, il ne réussira
jamais à contenter le lecteur sérieux. Port-Royal littéraire n’est pas même la moitié de
Port-Royal, et pourtant le livre tout entier de M. Sainte-Beuve se réduit à l’histoire
littéraire de Port-Royal. La première
partie nous offre une
suite de documents curieux sur l’origine et la renaissance du monastère ; la seconde
expose la vie et les travaux de M. de Saint-Cyran ; la troisième est remplie par Pascal ;
la quatrième par les écoles de Port-Royal ; la cinquième et la sixième, encore Inédites,
contiendront la seconde génération de Port-Royal et Port-Royal finissant. Les trois
volumes que nous possédons n’offrent certainement pas une lecture attrayante, et cependant
l’auteur semble avoir pris à tâche d’éviter toutes les parties épineuses du sujet. En
racontant la vie et les travaux de Saint-Cyran, quand il trouve sur sa route le livre de
Jansénius, ne pouvant se dispenser d’en parler, il en donne quelques , et, comme
s’il voulait demander grâce pour l’aridité générale de l’Augustinus, il se
hâte d’établir un parallèle littéraire entre l’évêque d’Ypres et Milton. Ce parallèle,
j’en conviens, n’est pas dépourvu d’intérêt. Il est curieux de voir comment le poète
protestant et le prêtre catholique comprennent et décrivent l’innocence du premier homme
et le bonheur du paradis terrestre. Et ce n’est pas le seul passage qui soit de nature à
plaire dans les deux chapitres consacrés par M. Sainte-Beuve à
l’Augustinus. S’il n’a voulu qu’éveiller la curiosité, il a pleinement
réussi ; mais il m’est impossible d’accepter ces deux chapitres comme l’analyse complète
de l’Augustinus. L’historien a choisi ce que j’appellerai la partie
friande, et négligé la partie sérieuse. Les oisifs pourront l’en remercier ; quant à ceux
qui n’aiment pas à voir les vieilles questions inutilement réveillées, ils regretteront
qu’un esprit aussi ingénieux ait remué les cendres de Port-Royal, sans oser aborder les
problèmes agités par ces laborieux solitaires.
Ce que je disais tout à l’heure du livre de
M. Sainte-Beuve,
envisagé dans son ensemble, ne saurait s’appliquer à la troisième partie, qui porte le nom
de Pascal. Il serait difficile, en effet, de réunir sur ce penseur illustre un plus grand
nombre de renseignements précieux. Si l’origine et la renaissance du monastère, si la
doctrine et le gouvernement de Saint-Cyran, malgré le talent de l’auteur, n’offrent pas un
intérêt bien vif, il serait injuste de ne pas reconnaître le charme que l’historien a
prêté à toute la biographie morale et littéraire de Pascal. C’est assurément le morceau le
plus complet que nous possédions sur cet admirable écrivain. Nous assistons jour par jour
à la composition des Provinciales. Tout ce qu’il est possible de savoir sur
l’origine et la publication de ces prodigieux pamphlets, dont la puissance dure encore,
M. Sainte-Beuve l’a cherché sans jamais plaindre son labeur, et nous devons le remercier
de nous l’offrir dans un ordre simple et facile à saisir. Après avoir lu attentivement
toute cette troisième partie, chacun connaît Pascal depuis le jour de sa naissance jusqu’à
sa mort. Il n’y a pas une question qui demeure sans réponse. Le miracle de la sainte épine
et l’anecdote de l’abîme sont ramenés à leurs vraies proportions. Ainsi considérée sous le
rapport purement littéraire, cette troisième partie mérite les plus grands éloges. Nous
voyons Pascal aiguiser en traits mortels contre les disciples de Loyola les citations
savantes que ses amis lui ont apportées la veille, se faire de cette théologie improvisée
une armure impénétrable, et poursuivre le combat sans se laisser décourager par les
injures qui ne manquent jamais à la vérité. Si jamais écrivain pratiqua dans toute sa
sévérité le conseil d’Horace, c’est à coup sûr Pascal. Nous savons en effet, et à n’en pas
douter, que presque toutes les Provinciales ont été récrites plusieurs
fois, une entre autres jusqu’à treize fois. Dans ce temps de
stérilité, l’improvisation sans loi et sans frein n’était pas encore en honneur. Pauvre
Pascal ! quelle ingénuité ! récrire une lettre jusqu’à treize fois ! quel misérable et
cruel souci ! Il est vrai que les Provinciales, dont le style rapide et
vigoureux étonne les hommes du métier, semblent à la foule ignorante écrites de premier
jet, et que les pages improvisées ne rencontrent pas souvent la vigueur et la rapidité. Il
est vrai que Pascal est resté le maître du pamphlet, et que personne encore n’a trouvé
moyen de l’égaler dans la polémique théologique ; mais, quoiqu’il soit mort à trente-neuf
ans, il nous a laissé un si petit nombre de pages, qu’il doit faire pitié aux grands
producteurs littéraires de notre temps. Sa puissance n’équivaut pas même à deux
atmosphères. Il est aux grands génies qui charment nos ennuis ce que la tortue est au
cerf.
L’histoire anecdotique des Pensées n’est pas traitée avec un soin moins
scrupuleux que l’histoire des Provinciales Personne ne lira sans étonnement
tout ce que M. Sainte-Beuve nous raconte, preuves en main, des mutilations et des
interpolations subies par les Pensées. Le rôle d’Arnauld, de Nicole et de
M. de Roannez est désormais établi, et, bien qu’il soit impossible d’assigner à chacun la
part qui lui revient, nous savons du moins avec quelle défiance on doit lire l’édition des
Pensées donnée par les solitaires de Port-Royal.
M. Sainte-Beuve, en revoyant cette partie de son travail, a profité habilement de tous
les documents nouveaux publiés sur Pascal depuis quelques années, et surtout de
l’excellent rapport présenté à l’Académie française sur la nécessité d’une nouvelle
édition des Pensées de Pascal. Les manuscrits dépouillés par M. Cousin sont
en effet du plus haut intérêt. Deux morceaux capitaux sont pour la
première fois rendus à leur vrai sens et remis en possession de leur
vrai caractère : l’application de la règle des paris à l’existence de Dieu, et la
comparaison des deux infinis. Le manuscrit original, mis en regard des pages châtiées et
châtrées par Nicole et Arnauld, nous révèle un Pascal tout nouveau. C’est là qu’il nous
est donné de surprendre et d’étudier toutes les angoisses de ce génie puissant qui se
débat sous les étreintes du doute. Les atténuations imaginées par les amis de l’auteur
nous masquaient sa pensée, et parfois même la défiguraient en essayant de la redresser.
Aujourd’hui nous savons pleinement ce que vaut Pascal dans l’ordre philosophique. Il faut
renoncer aux idées dont notre jeunesse a été nourrie, et voir en lui l’interprète le plus
éloquent du scepticisme. À cet égard, l’argumentation de M. Cousin ne laisse aucun doute.
Dans l’introduction placée en tête de son rapport, il a épuisé toutes les preuves pour
établir nettement la position de Pascal en face de la philosophie. Nous étions habitués à
croire que l’auteur des Pensées était arrivé ou revenu à la religion par le
raisonnement le plus rigoureux ; il n’en est rien. Quelles que soient les conséquences
qu’on en puisse déduire, nous sommes obligés désormais de reconnaître que Pascal est
revenu à la foi en désespérant de la raison. On a dit et répété bien souvent que Pascal
avait voulu réconcilier la religion et la philosophie. C’est une erreur qui ne peut plus
subsister aujourd’hui. Il n’y a qu’une seule manière de caractériser justement la
tentative de Pascal, c’est d’affirmer qu’il a voulu établir la religion sur les ruines de
la philosophie. Toute autre affirmation serait fausse ou incomplète. L’application de la
règle des paris et la comparaison des deux infinis ne permettent pas d’envisager, sous un
autre aspect, l’œuvre suprême dont nous possédons l’ébauche. Fénelon
et Bossuet, comme l’a très judicieusement remarqué M. Cousin,
comprenaient autrement les intérêts de la foi. Dans leurs travaux théologiques, ils n’ont
jamais oublié, jamais foulé aux pieds l’autorité de la raison. Ils n’ont pas cru que la
religion eût grand-chose à gagner dans cette déclaration d’impuissance que Pascal
renouvelle à chaque page. Qu’on se place au point de vue catholique ou au point de vue
philosophique, affirmer l’impuissance de la raison à établir l’existence de Dieu ne sera
jamais un moyen efficace de relever la foi. C’est une triste manière de la recommander que
de la déclarer incompatible avec le libre développement de la raison,
Malheureusement le programme tracé par M. Cousin n’a pas été suivi avec tout le
discernement qu’exigeait une tâche si délicate. M. Sainte-Beuve a eu raison, tout en
consultant l’édition donnée par M. Faugère, de ne pas l’accepter comme définitive ; la
transcription littérale du manuscrit, excellente en elle-même, ne présente pas toujours un
sens parfaitement clair ; les ratures obscurcissent parfois la pensée de l’auteur, et,
pour la dévoiler pleinement, il serait souvent utile d’ajouter à la dernière leçon la
leçon précédente, à laquelle l’auteur a renoncé. Il ne faut pas oublier que les
Pensées sont plutôt des notes amassées pour une œuvre future qu’une œuvre
proprement dite. Plus d’une fois, Pascal, en effaçant une phrase, ne l’a pas remplacée par
une phrase meilleure ; il y aurait donc avantage, dans plus d’une occasion, à nous donner
la première au lieu de la seconde. En un mot, il faudrait faire sur Pascal un travail
analogue à celui d’Orelli sur les œuvres d’Horace. La lecture attentive du manuscrit
autographe ne suffit pas ; puisque ce manuscrit présente plusieurs leçons, il importe de
faire un choix. M. Sainte-Beuve a très bien compris ce
qui
manque à l’édition de M. Faugère, et je m’associe sans réserve au jugement qu’il en a
porté, je regrette seulement qu’il n’ait pas toujours évité la faute qu’il lui reproche.
Il accuse la dernière édition de Pascal de tomber dans la confusion à force de respect
pour l’exactitude littérale. En multipliant à l’infini les détails biographiques et
bibliographiques, il est plus d’une fois arrivé à troubler ce qu’il voulait éclaircir. Les
fragments de correspondance, très curieux d’ailleurs, sont prodigués avec une générosité
quelque peu fastueuse ; ils amusent plutôt qu’ils n’instruisent : on dirait que l’auteur
tient à nous montrer tout ce qu’il sait, à nous prouver qu’il n’a rien négligé pour
connaître tous les secrets de l’homme dont il s’est fait le biographe. La démonstration
n’est pas seulement complète, mais surabondante. Pour ma part, je suis convaincu que la
moitié de ces documents pourrait disparaître sans laisser aucune lacune dans la trame du
récit. M. Sainte-Beuve, pour plaire au lecteur, a dépassé le but.
Je reviens à ma première pensée. Je ne conçois qu’une seule manière d’écrire l’histoire
de Port-Royal, c’est d’embrasser toutes les faces du sujet. Il faut se placer tour à tour
au point de vue de la foi, au point de vue de la philosophie, et ce n’est qu’après avoir
épuisé toutes les données de ces deux ordres d’investigation qu’il est permis d’aborder le
côté littéraire de Port-Royal. M. Sainte-Beuve a éludé les deux premières questions pour
s’en tenir à la troisième. Il parle à plusieurs reprises du gros livre de Jansénius, qui
n’est pas en effet de facile digestion, et il dit qu’il ne l’a pas lu tout entier,
ajoutant qu’il craindrait de se vanter. Ce n’est pas moi qui lui reprocherai de n’avoir
pas poursuivi jusqu’au bout la lecture de Jansénius ; mais je regrette qu’il n’ait pas
compris la nécessité de remonter
jusqu’à la source même où
Jansénius avait puisé, je veux dire jusqu’à saint Augustin, car c’est là seulement qu’il
pouvait trouver les vrais fondements de la doctrine janséniste : il eût recueilli dans
cette lecture une ample moisson de documents, et le style de saint Augustin, sans nous
reporter précisément à la langue de Virgile et de Cicéron, nous présente pourtant sous une
forme attrayante les questions les plus abstruses. La question de la grâce que Jansénius a
réveillée équivaut tout simplement à la négation du libre arbitre, et c’est au maître de
Jansénius qu’il fallait demander l’exposition complète de cette étrange doctrine.
Jansénius en effet ne parle pas en son nom, mais au nom de saint Augustin, et l’évêque
d’Hippone a consacré à la discussion de ces matières plusieurs traités qui, malgré la
diversité des titres, se composent d’une série d’affirmations identiques. Ce qu’il a écrit
sur le péché originel et la grâce du Christ, sur le libre arbitre et la grâce, sur la
prédestination des saints, soumis à l’épreuve d’une critique sévère, se réduit à cette
seule pensée : Dieu choisit librement ceux qu’il veut toucher et sauver sans se laisser
déterminer par le mérite de leurs actions. Interrogés dans tous les sens, ces trois
traités ne signifient pas autre chose. C’est-à-dire que saint Augustin, pour s’affranchir
des doutes qui l’assiégeaient, s’est réfugié dans une foi aveugle : il croit parce qu’il
ne comprend pas ; il s’agenouille devant l’autorité de l’Église parce que sa raison n’a
pas rencontré la certitude et l’évidence. Il dit formellement, dans son traité de la
grâce, qu’il faut prendre garde, en défendant la grâce, de nier le libre arbitre, et
pareillement, en défendant le libre arbitre, de nier la grâce ; mais en réalité il ne
tient pas compte de cette recommandation, dont le seul défaut est d’être inexécutable, car
si Dieu choisit
ceux qu’il touche et qu’il sauve sans tenir
compte du mérite de leurs œuvres, que devient le libre arbitre de la race humaine ? Si la
rémunération et le châtiment ne suivent pas le bien faire et le mal faire, que devient la
loi morale ? Que devient la justice de Dieu ? Questions difficiles, questions obscures, et
qu’il faut pourtant consentir à poser, car tout le jansénisme est dans ces questions. Et
de même qu’il vaut mieux étudier la doctrine et la méthode aristotéliques dans Aristote
même que dans les docteurs et du moyen âge, il vaut mieux étudier saint
Augustin dans ses œuvres que dans son disciple Jansénius. Bien que l’évêque d’Ypres ait
traité toutes les questions traitées déjà au ve
siècle par
l’évêque d’Hippone, et n’ait guère apporté dans la controverse, comme contingent
personnel, que la diffusion et la pesanteur de son style, sans jamais s’écarter des
principes établis par son maître, il sera toujours plus prudent et plus sûr de recourir au
maître lui-même pour connaître le fond de sa pensée. Or la pensée de saint Augustin, je ne
crains pas de le dire, en niant la liberté humaine, ne va pas à moins qu’à nier la justice
divine. C’est un acte de foi qui aboutit tout simplement à l’impiété. Et qu’on ne m’accuse
pas d’exagérer la portée de sa pensée. Ou les mots dont se composent les langues ont perdu
leur sens naturel, ou la théorie de la grâce exposée par saint Augustin ruine les
fondements de toute morale. S’il ne dépend pas de moi de bien faire ou de mal faire, et si
mes actions, bonnes ou mauvaises, n’entrent pour rien dans les résolutions de
l’intelligence divine à mon égard, ma liberté n’est qu’un leurre, et la justice divine
n’est qu’un mot. Je veux croire et je crois que l’évêque d’Hippone ne réglait pas sa
conduite d’après ses théories, car il a expié par une vie austère les passions et les
désordres de sa jeunesse, et la
théorie de la grâce n’était pas
de nature à le maintenir dans l’austérité. L’aumône, le dévouement, l’enseignement assidu
de la foi nouvelle, méritoires aux yeux de la raison humaine, étaient comme non avenus aux
yeux de la raison divine. Je pense donc que saint Augustin trouvait au fond de sa
conscience un conseiller plus sûr que la théorie de la grâce, et faisait le bien avec la
certitude que Dieu jugeait sa vie, et lui en tiendrait compte. Ce qu’il dit du baptême,
pour étayer la doctrine de la grâce, n’est qu’une pure subtilité. Pour prouver que le
mérite des actions humaines ne détermine pas la prédilection divine, il cite l’exemple des
nouveau-nés, qui ne sont pas tous sauvés, et qui cependant n’ont par eux-mêmes ni mérité
ni démérité. Le digne évêque se contente d’affirmer ce qu’il devrait au moins essayer de
démontrer. Ses affirmations sur la transmission du péché originel, sur l’origine de la
concupiscence et sur la prédestination des saints, n’ont pas, philosophiquement parlant,
une plus grande valeur. Il dogmatise et ne démontre pas, et je dois avouer que la logique
la plus habile ne suffirait pas à établir sur de solides fondements les principes qu’il
nous donne comme antérieurs et supérieurs à tous les droits, à toutes les prétentions de
la raison humaine. Si la vie la plus sainte, sans le secours de la prédestination,
n’obtient pas la grâce divine, la grâce n’est plus qu’un caprice. L’indifférence des dieux
d’Épicure est remplacée par une bienveillance arbitraire qui ne vaut guère mieux.
Je n’insisterai pas davantage ; certes, les développements que je pourrais donner à ma
pensée n’ajouteraient rien à l’évidence de cette conclusion. J’arrive à la seconde face du
sujet, à la face philosophique. En exposant les doctrines de saint Augustin, je n’ai pu me
dispenser d’invoquer l’autorité de la philosophie. Cependant, bien que la raison
m’autorise à répudier la foi fondée sur l’impuissance et le néant
de toute science, il convient de caractériser rapidement l’état de la philosophie
française à l’époque où parut le livre de Jansénius. L’évêque d’Ypres est le contemporain
de René Descartes, et cette coïncidence marque nettement la seconde partie de la tâche que
devait se proposer l’historien de Port-Royal. La Méthode et les
Méditations de René Descartes ressuscitaient les droits de la raison
enfouis sous les ténébreuses discussions de la scolastique. La méthode aristotélique, mal
comprise et défigurée, était condamnée sans retour. Descartes débutait par le doute
absolu, et fondait enfin une philosophie nouvelle sur cet enthymème victorieux : je pense,
donc je suis. Il faut voir dans ses Méditations comment il arrive à cette
conclusion. En souvenir de ses études géométriques, il compare le point d’appui qu’il
demande à la psychologie, pour établir la certitude des connaissances humaines, au point
d’appui que demandait Archimède pour soulever la terre. Descartes, en répudiant la méthode
aristotélique, ne songeait pas à ruiner la foi catholique. Une telle pensée n’est jamais
entrée dans son esprit. Aucune action de sa vie ne donne le droit de mettre en doute sa
sincérité, et s’il n’eût pas été fermement décidé à poursuivre la recherche de la vérité
d’une manière désintéressée, la vérité pour elle-même, il n’aurait pas dédié ses
Méditations aux docteurs et au doyen de la faculté de théologie. S’il eût
entrepris sa tâche avec une arrière-pensée de destruction, une telle dédicace eût été de
sa part une indigne jonglerie. Mais il pouvait et devait dire ce qu’il dit en terminant :
« À quoi bon insister plus longtemps sur l’importance des vérités que j’ai cherché à
démontrer ? Vous qui êtes les colonnes de la foi, vous savez par vous-mêmes ce que valent
les vérités. » Et en effet Descartes partait de
la connaissance
de l’âme humaine pour s’élever jusqu’à la connaissance de Dieu, et sur cette double
connaissance il fondait la moralité, la responsabilité de la créature intelligente, la
prévoyance et la justice du Créateur. Certes, il n’y a rien d’impie dans une telle
doctrine, et la faculté de théologie pouvait la prendre sous son patronage sans se
compromettre. La lecture des Méditations, où dans le court espace de
quarante pages se trouvent posées et résolues toutes les questions capitales de
psychologie et de théodicée, n’éveille pas dans l’âme un seul doute sur la valeur des
traditions chrétiennes. Tout ce qui se rapporte à la foi proprement dite demeure en dehors
de la discussion, et le bon sens le voulait ainsi ; car l’idée de Dieu, telle que la
conçoit l’intelligence humaine, sans autre secours que l’idée de cause et d’effet, n’a
rien à démêler avec les formes de la religion. La théologie et la philosophie ne peuvent
jamais se confondre sans se dénaturer.
Mais, si le cartésianisme ne touche pas à la foi proprement dite, il ne laisse pas debout
la doctrine de la grâce. Le philosophe du xviie
siècle, en
renouvelant les bases de la science, répond implicitement à l’évêque du ve
siècle. Il est impossible, en effet, de concilier la notion de
Dieu, telle que nous la voyons exposée dans les Méditations, avec la notion
de la grâce, telle que la conçoit et l’enseigne saint Augustin. C’est donc par le
cartésianisme qu’il fallait combattre le jansénisme. Ici le devoir de l’historien ne se
bornait pas à l’enregistrement des faits, la discussion des doctrines était de nécessité
absolue ; et bien que le jansénisme, par les persécutions qu’il a subies, mérite toutes
nos sympathies, l’historien, je le crois, pour ne pas faillir à sa tâche, ne pouvait se
dispenser d’opposer Descartes à saint Augustin. Ce n’est pas que la philosophie, longtemps
avant Descartes,
ne fournisse des arguments nombreux contre la
doctrine de la grâce, c’est-à-dire en faveur de la liberté, de la responsabilité humaine.
La philosophie antique, la philosophie même du moyen âge, ont établi à leur manière les
vérités que Descartes a rajeunies sans les inventer. La méthode seule est nouvelle, les
conclusions sont aussi vieilles que la raison. Dès que l’homme a réfléchi, dès qu’il a eu
conscience de lui-même, il a eu conscience de sa liberté ; que cette vérité passe par la
bouche de Platon ou de Descartes, elle ne change pas de nature. Cependant, comme
l’Augustinus n’a pas précédé de dix ans les Méditations,
il était naturel de répondre par les Méditations à
l’Augustinus. C’eût été, à mon avis, entrer dans le cœur même du sujet.
Descartes en face de Jansénius eût fait assez bonne figure. M. Sainte-Beuve, qui depuis
longtemps s’est nourri de lectures si variées, n’avait pas à redouter le reproche de
sécheresse ; il eût trouvé, je n’en doute pas, pour l’exposition des doctrines
cartésiennes, des paroles vives et colorées, et, sans déroger à l’austérité de
l’enseignement, il aurait su animer d’un intérêt dramatique le combat de la liberté
humaine contre la prédestination. En négligeant toute cette partie philosophique, il s’est
condamné à parler sans autorité. En pareille matière, le talent ne suffit pas : il faut
produire des arguments, et quel argument plus puissant que Descartes contre
Jansénius ?
Après la théologie et la philosophie venait le tour de la littérature. Après saint
Augustin et Descartes venait Pascal, qui, après avoir défendu la raison contre le
probabilisme et la dévotion aisée, s’est retourné contre la raison, de telle sorte que son
testament, c’est-à-dire le recueil de ses Pensées, est une protestation
contre les Provinciales, qui ont établi la gloire de son nom. Quand je
fais de Pascal un écrivain littéraire, je ne lui donne ce nom que
par opposition à Descartes et à saint Augustin. L’analyse des Pensées,
entreprise dans de telles conditions, n’eût pas manqué de perdre son caractère anecdotique
pour prendre un caractère plus vigoureux et plus mâle. Malgré le charme que j’ai trouvé
dans toutes les pages que M. Sainte-Beuve a consacrées à Pascal, j’aurais eu plaisir à le
voir quitter le champ des causeries pour aborder le champ de la discussion.
Soumis à cette épreuve, que fût devenu Pascal ? Son talent d’écrivain n’eût reçu aucune
atteinte, car plus d’une page des Pensées, bien qu’ébauchée rapidement,
soutient la comparaison avec les Provinciales, et les ébauches mêmes de ce
maître illustre offrent des traits que la réflexion n’effacerait pas ; mais la valeur
philosophique de ces matériaux eût été mise dans son vrai jour par l’historien de
Port-Royal. Il eût été facile de montrer que le plus éloquent des jansénistes, qui à l’âge
de trente-quatre ans combattait les arguties des casuistes au nom de la philosophie, au
nom de la raison, attaquait cinq ans plus tard, à l’âge de trente-neuf ans, ce qu’il avait
défendu avec tant d’ardeur et de mordante ironie. Ne pas marquer nettement cette
contradiction, c’est ne pas saisir Pascal tout entier, et M. Sainte-Beuve, bien qu’il
l’ait indiquée, n’a pas satisfait à toutes les conditions de sa tâche. Il n’avait pas
préparé de longue main cette démonstration, et n’a pas converti ceux qui sont habitués à
voir dans Pascal non seulement le champion de la foi, mais le champion de la raison.
Est-il sage de réveiller sans cesse les questions de la prévoyance divine et de la
liberté humaine ? Qui donc peut se flatter de les résoudre ? Qui donc peut se vanter de
concilier la volonté du Créateur et la volonté de la créature ?
Ces questions sans doute ne sont pas aussi claires que les règles de l’arithmétique.
Est-ce une raison pour les dédaigner ou pour reculer devant elles ? Des problèmes qui ont
occupé les plus grands esprits de tous les temps ne méritent pas notre dédain, et
d’ailleurs nous aurions beau détourner les yeux de ces problèmes, nous ne réussirions pas
à les oublier. La philosophie est aussi nécessaire à la vie de l’intelligence que l’air
aux poumons. Il n’est pas plus facile d’éluder la pensée que d’éluder la respiration. Je
suis donc très loin de blâmer le choix de M. Sainte-Beuve, je ne lui reproche pas d’avoir
entrepris l’histoire de Port-Royal ; je lui reproche de ne l’avoir pas
traitée aussi sérieusement, aussi complètement que nous devions l’espérer. Son tort n’est
pas d’avoir réveillé les querelles de la grâce et de la prédestination, mais de n’avoir
pas montré assez clairement comment la grâce et la prédestination, en abolissant la
responsabilité, abolissent du même coup la moralité. L’analyse même de son œuvre et les
objections que j’ai produites prouvent assez toute l’importance que j’y attache. J’aurais
souhaité que son histoire de Port-Royal fût conçue d’une manière plus
large, plus conforme à la nature du sujet. Il s’est trop défié de l’intelligence et de
l’attention de ses lecteurs ; il a craint de fatiguer leur patience, et s’est efforcé de
les intéresser en leur racontant la vie de la mère Angélique, de Saint-Cyran et de Pascal,
au lieu d’exposer la doctrine de Jansénius et de saint Augustin. Il a craint de faire un
livre ennuyeux, et, pour éviter ce danger, il a tourné autour du sujet qu’il avait choisi.
En pénétrant au cœur même de la question théologique et philosophique, il eût agi plus
sagement. L’ennui n’était pas à redouter, car toute vérité clairement exposée,
sérieusement discutée, est sûre d’intéresser.
Le Tableau de la poésie française au seizième
siècle, publié il y a vingt-trois ans, révèle chez l’auteur une rare finesse
d’intelligence et un goût ardent pour l’érudition. Cette époque si curieuse de notre
histoire littéraire n’avait jamais été traitée avec autant de sagacité. M. Sainte-Beuve,
encouragé par les conseils d’un savant modeste et laborieux, M. Daunou, se proposait
d’abord de suivre le programme tracé par l’Académie française et d’écrire un discours sur
l’état de notre littérature pendant le règne des derniers Valois. Heureusement il comprit
bientôt qu’une telle besogne ne le mènerait à rien ; au lieu d’écrire un discours, il
résolut d’écrire un morceau d’histoire. Il aurait pu, comme tant d’autres, assembler des
phrases élégantes, des périodes nombreuses sur des faits mal connus et mal définis. Il a
renoncé à la pompe oratoire pour étudier patiemment les théories et les œuvres littéraires
du xvie
siècle. C’est, de sa part, une preuve de bon sens
dont je lui sais gré. Ce livre éminent, comme bien d’autres livres du même ordre, a été
jugé d’une façon singulière. Tandis que les hommes du métier prenaient la peine de le lire
avant de se prononcer, la foule des beaux esprits qui tiennent le dé dans les salons se
prononçait sans l’avoir lu, et le condamnait sur ouï-dire. Ils s’abordaient en riant et se
gaussaient joyeusement de la réhabilitation de Ronsard. Or, il n’y a qu’une manière de
répondre à ces quolibets, c’est que M. Sainte-Beuve, en étudiant les œuvres de Ronsard, ne
s’est pas laissé emporter par l’enthousiasme, comme on se plaît à le dire. Il a recherché,
il a prouvé les mérites de Ronsard ; mais il n’a pas voulu le placer sur un piédestal. Il
a trouvé, parmi des ruines sans nombre, la statue du poète que ses contemporains ne
craignaient pas de placer entre Homère et Virgile ; personne, après avoir
lu son livre, ne peut croire qu’il ait voulu la relever. La plupart des
lecteurs sont habitués à respecter, comme parole d’Évangile, le jugement de Boileau, et ne
songent pas à le discuter. Il faut pourtant reconnaître que ce jugement, sans contredire
la vérité d’une façon expresse, est formulé en termes trop absolus. Sans doute Ronsard a
eu le tort de méconnaître, en plus d’une occasion, le génie de notre langue et de vouloir
greffer sur la tige gauloise les fruits de la Grèce et de l’Italie. Cependant, malgré
cette méprise trop fréquente, il n’est pas dépourvu d’une certaine originalité. Dans les
sujets gracieux, il rencontre parfois des images que l’antiquité ne dédaignerait pas :
s’il ne réussit pas dans sa lutte avec Pindare, il réussit mieux dans sa lutte avec les
odes voluptueuses d’Horace et d’Anacréon. Et, quand je parle d’Anacréon, je n’entends pas
accepter comme authentiques les pièces connues sous le nom du poète de Téos. C’est une
question délicate dont j’abandonne la solution aux érudits.
Quoi que puissent dire les esprits indolents qui s’empressent d’adopter et de défendre un
jugement sans se donner la peine de le vérifier, M. Sainte-Beuve n’a pas exagéré la valeur
de Ronsard ; il a signalé ses défauts en même temps que ses mérites. Il ne l’a pas placé
sur la même ligne que le poète thébain. Peut-être a-t-il accordé trop d’importance à ses
réformes rythmiques ; cependant je ne voudrais pas lui reprocher le soin scrupuleux avec
lequel il a traité ces questions techniques. La plupart des écrivains qui dissertent sur
la versification et qui ne l’ont jamais pratiquée sont trop portés à négliger tout ce qui
regarde le maniement de la rime et de la césure. M. Sainte-Beuve, unissant la pratique à
la théorie, devait naturellement étudier les réformes rythmiques de Ronsard avec
une attention toute particulière. Son zèle n’a rien qui me
scandalise, et je souhaiterais qu’il trouvât de nombreux imitateurs.
Avant le livre de M. Sainte-Beuve, l’histoire de notre poésie au xvie
siècle était à peine connue. Quelques rares érudits conservaient
précieusement dans leurs bibliothèques les œuvres de Ronsard, Baïf et Du Bellay. Ils en
parlaient entre eux comme d’un sujet interdit aux profanes. M. Sainte-Beuve, par des
citations bien choisies, accompagnées d’éclaircissements ingénieux, a mis le public à même
de juger sur pièces. Il a franchement reconnu que Ronsard, malgré la richesse de ses
rimes, malgré la construction savante de ses strophes, ne signifie pas grand-chose dans la
poésie héroïque. Toutefois il n’a pas consenti à croire que les hommes les plus savants du
xvie
siècle se fussent trompés grossièrement, en
proclamant le mérite de Ronsard. Il a cherché les raisons de leur admiration et les a
trouvées dans leur prédilection pour l’antiquité. Ronsard, au lieu de traduire servilement
les œuvres qu’Athènes et Rome nous ont laissées, ne craignait pas d’engager la lutte.
Cette audace méritait d’être encouragée, et, bien qu’elle n’ait pas été couronnée d’un
plein succès, nous devons excuser l’engouement des érudits pour l’auteur de la
Franciade. M. Sainte-Beuve estime à sa juste valeur la tentative épique de
Ronsard ; et les lecteurs familiarisés par un commerce assidu avec la langue d’Homère et
la langue de Virgile ne sauraient se montrer plus sévères que lui. Il n’hésite pas à
déclarer que le poète vendômois, en dehors des sujets voluptueux, est plutôt un ouvrier
patient qu’un artiste inspiré. C’est un jugement que la postérité, plus indulgente que
Boileau, consentira sans doute à ratifier.
La pléiade poétique dont Baïf et Du Bellay étaient les
plus
brillantes étoiles n’est pas jugée avec moins de sagacité. M. Sainte-Beuve ne s’abuse pas
sur la valeur des pensées exprimées par ces poètes ingénieux. Il reconnaît volontiers que
la forme l’emporte sur le fond. Quant au roman satirique de Rabelais, il en parle, dans un
chapitre spécial, en homme qui a mûrement étudié son sujet et qui le connaît pleinement.
Il explique très bien pourquoi il faut faire bon marché de toutes les clés proposées par
les pour rattacher Pantagruel et Gargantua à
l’histoire réelle de la France sous François Ier. Il comprend à
merveille toute la puérilité de ces tentatives et n’hésite pas à s’en moquer. Rabelais, en
effet, est le digne frère d’Aristophane, et s’il lui arrive plus d’une fois de prendre le
thème de ses railleries dans l’histoire de son temps, plus souvent encore il laisse sa
fantaisie errer librement. Celui qui voudrait retrouver dans Plutarque, dans Xénophon,
dans Thucydide, la clé de toutes les comédies d’Aristophane que nous possédons,
entreprendrait une tâche impossible ; Gargantua et
Pantagruel ne sont pas moins difficiles à expliquer que les
Harangueuses et Lysistrata. Aristophane et Rabelais, en prenant
la réalité pour point de départ, ont usé de leur imagination sans jamais songer à modeler
leurs bouffonneries sur la réalité. M. Sainte-Beuve l’a très bien compris et très
nettement déclaré.
Le seul reproche que mérite à mon avis le Tableau de la poésie française au
seizième siècle, c’est de n’être pas tracé d’une manière assez désintéressée. Il
est bon sans doute de rattacher le passé au présent, car si le passé ne devait pas offrir
une leçon, il serait inutile de l’étudier ; mais il ne faut pas chercher le présent dans
le passé, et M. Sainte-Beuve n’a pas toujours su résister à cette tentation. Dans son
désir de justifier les théories de la nouvelle
école poétique,
il lui est arrivé plus d’une fois de juger avec trop de complaisance, d’interpréter avec
trop de souplesse les précédents qu’il voulait invoquer. Cependant l’école poétique de la
restauration doit voir en lui le plus savant de ses défenseurs. Si l’habileté est souvent
poussée trop loin, l’érudition la plus solide ne fait jamais défaut.
Pour achever ma tâche, il me reste à parler des Portraits et des
Causeries de M. Sainte-Beuve. Ses Portraits seront, selon
toute apparence, son titre le plus durable dans l’histoire littéraire de notre pays.
Malgré le vrai mérite qui recommande les Consolations, malgré les pages
émouvantes qui se rencontrent dans son roman, c’est par ses Portraits
surtout qu’il a obtenu l’attention publique. Cependant il y a dans ces
Portraits mêmes, deux parts à faire, deux parts bien distinctes. Ceux
qu’il a tracés pendant les deux dernières années de la restauration ne sont pas de purs
portraits. Aux détails biographiques, aux jugements littéraires fondés sur les œuvres
mêmes, se mêlent des idées d’un caractère purement polémique. L’histoire, pendant ces deux
années, n’est pas pour M. Sainte-Beuve la contemplation impartiale du passé ; c’est plutôt
une arme qu’un enseignement. Cependant, malgré cette préoccupation évidente, comme il
cherche la vérité avec ardeur, il trouve des idées excellentes et les traduit dans une
langue très précise. C’est pour la prose la période la plus limpide de son talent. S’il ne
juge pas Jean Racine et Jean-Baptiste Rousseau, La Fontaine et madame de Sévigné avec
assez de liberté, s’il ne sait pas se dégager du présent en étudiant le passé, il saisit
très bien les traits principaux des modèles qu’il veut peindre. Avant d’aborder la
polémique, avant de juger Athalie au nom d’Hernani, il la
juge au nom du Livre des Rois, comme
il juge
Britannicus au nom de Tacite. Toutes ces études sont pleines de finesse
et ne laissent rien à désirer sous le rapport de l’érudition. Bien que les doctrines du
cénacle se fassent jour en maint endroit, il y aurait de l’injustice à ne pas considérer
ces Portraits comme des modèles de saine critique. Le zèle de
M. Sainte-Beuve pour les intérêts de la nouvelle école n’enlève rien à la sagacité de son
esprit. Il n’accepte pas comme sans réplique l’autorité du maître qu’il a choisi. Tout en
demeurant plein de respect pour les Orientales, pour Marion de
Lorme, il éprouve le besoin d’opposer aux œuvres de Racine et de Jean-Baptiste
Rousseau une autorité plus imposante, et il s’adresse à l’histoire, aux psaumes de David.
Plus tard, M. Sainte-Beuve a réimprimé ces Portraits avec des notes
explicatives, atténuatives. À mes yeux, c’est une faute. Il n’y a dans cette galerie si
habilement composée rien à effacer, rien à désavouer. La date de chaque portrait explique
l’entraînement avec lequel sont développées certaines opinions, l’auteur n’avait pas
besoin de faire amende honorable. Personne ne songe à s’étonner qu’une discussion soutenue
par un avocat de vingt-six ans soit ardente et passionnée.
Quant aux portraits écrits par M. Sainte-Beuve depuis la fin de la restauration, ils sont
empreints d’un caractère tout différent ; la préoccupation polémique a fait place à la
préoccupation biographique. On dirait que l’auteur, en prenant la plume, ne manque jamais
de relire quelques chapitres de Boswell pour encourager, pour redoubler sa curiosité. Ce
que le biographe anglais a fait pour Samuel Johnson, M. Sainte-Beuve s’efforce de le faire
pour tous ses modèles, il tient à savoir ce qu’ils ont dit jour par jour. Si plus d’une
fois il a poussé trop loin ses investigations, s’il n’a pas toujours
trié les détails qu’il racontait avec un goût assez sévère, il faut
reconnaître pourtant que sa curiosité patiente nous a valu des récits animés d’un vif
intérêt. Qu’il nous parle de Joseph de Maistre ou de madame de Souza, de Lamartine ou de
Béranger, de madame de Krüdner ou de madame de Charrières, il ne veut rien négliger, et il
n’aborde son sujet qu’après l’avoir interrogé dans tous les sens. Aussi est-il probable
que nos neveux, en feuilletant ces biographies, renonceront à l’espérance d’y rien
ajouter. Dans cette seconde série de portraits, l’écrivain tient moins de place que
l’homme. C’est au caractère, à l’éducation, aux habitudes, aux relations, aux amitiés de
son modèle que M. Sainte-Beuve demande l’explication de ses œuvres. La littérature
proprement dite s’efface devant l’analyse morale. Chacun conçoit sans peine que ces
portraits n’aient pas exercé sur le goût public une action aussi décisive. Dans
l’application de cette méthode ingénieuse, M. Sainte-Beuve n’a pas de rival ; personne ne
sait comme lui grouper les détails biographiques et placer dans son vrai jour le
personnage qu’il veut nous montrer. La lecture de cette seconde série est pleine de charme
et de variété. Quoique la pensée, à force de chercher la finesse, se divise souvent en
parcelles trop tenues et déroute les esprits habitués aux rapides lectures, elle ne manque
jamais de laisser dans la mémoire un utile enseignement. Mais de tels portraits n’ont pas
grand-chose à démêler avec les principes littéraires soutenus par l’auteur pendant les
deux dernières années de la restauration ; il est donc naturel qu’ils n’aient pas agi
d’une façon marquée sur le goût du public. C’est une lecture, en effet, qui s’adresse
plutôt à la curiosité qu’à la réflexion. Je dois ajouter d’ailleurs que le style de ces
portraits est loin d’être aussi clair, aussi pur, aussi sobre
que le style de la première série. La phrase trop touffue aurait besoin d’être émondée.
Les pensées les plus justes, les aperçus les plus fins, demeurent parfois enfouis sous un
luxe d’images prodiguées au hasard. Cette seconde série, malgré sa richesse, ne convient
pas à tous les esprits.
Depuis deux ans, M. Sainte-Beuve a pris dans sa prose une troisième manière, plus vive,
plus alerte que celle de ses derniers portraits ; il a renoncé aux pensées patiemment et
subtilement déduites pour chercher avant tout la clarté ; il n’y a pas une page de ses
Causeries qui puisse embarrasser le lecteur ; l’hésitation n’est pas
permise, car le langage de l’auteur est d’une précision constante. Nous retrouvons dans
les Causeries un style qui rappelle celui des premiers portraits, sans
pourtant l’égaler ; c’est la même netteté, ce n’est pas toujours la même harmonie.
Malheureusement, M. Sainte-Beuve, en nous parlant du xviiie
siècle, se complaît trop souvent dans les détails vulgaires. Emporté par son
amour pour la réalité, il nous montre sous un vilain aspect les personnages qu’il expose à
nos yeux. Je me contenterai de citer Voltaire et madame Du Châtelet. On dirait qu’il prend
plaisir à concentrer notre attention sur l’égoïsme et la vanité. Il y a dans ces pages
spirituelles une amertume que j’ai peine à m’expliquer. On dirait que l’auteur, en disant
adieu aux illusions de sa jeunesse, éprouve le besoin de railler tous ceux qui ne
partagent pas son désenchantement. Il ne se contente pas de nous raconter la vie familière
des hommes les plus illustres, il s’attache à promener nos regards sur toutes leurs
misères. Il semble triompher en appelant le dédain sur les héros dont il a surpris les
secrets. Il traite les rois de la pensée comme Suétone a traité les Césars.
Il y a pourtant dans cette troisième galerie des portraits
dessinés d’une main sûre et savante : celui de madame de Pompadour est charmant d’un
bout à l’autre. La morosité dont je parlais tout à l’heure ne s’y laisse pas
apercevoir.
Quant aux contemporains, dont M. Sainte-Beuve avait déjà plusieurs fois entretenu le
public depuis vingt ans, il paraît maintenant les juger avec une sorte de rancune. Je ne
crois pas qu’il soit animé contre eux d’aucun sentiment de haine, de colère ou de
jalousie. C’est plutôt à lui-même que sa rancune s’adresse. Il tient à démentir les éloges
qu’il leur a prodigués ; il s’attache à cette tâche nouvelle, non par injustice, mais
plutôt par amour exagéré de la justice : il veut expier son excès d’indulgence par un
excès de sévérité. Lamartine, Béranger, Chateaubriand qu’il a déifiés, sont autant de
remords dont il veut se débarrasser à tout prix. Passe encore pour Lamartine, dont les
dernières œuvres sont si loin des Méditations et des
Harmonies. Je conçois très bien que les Confidences
appellent sous la plume de M. Sainte-Beuve des épithètes peu flatteuses ; mais Béranger
est aujourd’hui ce qu’il était il y a vingt ans, et pourtant M. Sainte-Beuve découvre dans
ses chansons une foule de défauts qu’il n’avait pas encore aperçus. Comment expliquer
cette subite clairvoyance ? Pourquoi le critique, autrefois bienveillant jusqu’à
l’adoration, s’attache-t-il à relever, ligne par ligne, toutes les ellipses trop
violentes, toutes les images d’une justesse douteuse ? Je renonce à le comprendre. Quand
M. Sainte-Beuve a parlé de Béranger, il n’en était pas à ses débuts ; son goût s’était
formé depuis longtemps, et aujourd’hui voilà qu’il prend plaisir à se réfuter, comme s’il
avait parlé à la légère ; c’est vraiment se montrer trop sévère pour soi-même.
À l’égard de Chateaubriand, le revirement est encore
plus
singulier. Quand les amis de madame Récamier pouvaient seuls entendre la lecture des
Mémoires d’Outre-Tombe, M. Sainte-Beuve les a loués comme un chef-d’œuvre
incomparable. Pour exprimer son admiration, il a prodigué toutes les richesses du
vocabulaire. Sans doute, sa parole était l’image fidèle de sa pensée. À peine
Chateaubriand est-il enseveli, qu’il déchire en lambeaux la pourpre dont il avait couvert
les épaules de son idole. L’analyse du livre ne lui suffit pas, il cherche hors du livre
des arguments contre l’auteur, et il trouve une femme assez mal inspirée pour lui confier
des lettres qui ne devaient jamais voir le jour. Cette femme sans doute regrette amèrement
de n’être pas nommée dans les Mémoires d’Outre-Tombe, et M. Sainte-Beuve
tend la main à cette vanité fiévreuse. Il n’a pas écrit son nom, et il a bien fait ; il
eût agi plus sagement en n’imprimant pas une ligne de cette correspondance. Il a cherché à
excuser sa première admiration, en l’imputant tout entière à madame Récamier. S’il
s’agissait d’éloges donnés dans un salon, l’explication pourrait être acceptée ; mais des
éloges prodigués publiquement ne sauraient être effacés par une phrase de courtoisie. Je
consens à croire que madame Récamier exerçait sur les auditeurs de l’Abbaye-aux-Bois une
immense autorité ; je doute cependant qu’elle eût le don de rendre sages et sensées les
pages que M. Sainte-Beuve trouve, aujourd’hui, amères et ridicules. J’admets la sincérité
dans le blâme comme dans la louange, et je vois tout simplement, dans cette mobilité de
jugement, une maladie morale.
Oui, l’auteur des Consolations, l’historien de Port-Royal, le peintre
habile qui nous a donné tant de portraits gracieux ou austères, a perdu sa bienveillance
en perdant sa jeunesse. Mécontent de la vie qui n’a pas tenu toutes ses
promesses, il essaie d’oublier dans l’ironie les espérances de ses
premières années. En les voyant s’évanouir comme une ombre, il n’a pas su garder la
sérénité de sa pensée. Tant qu’il n’aura pas franchi cette période d’agitation et de
révolte contre les années envahissantes, il continuera de se réfuter. Qu’il s’apaise,
qu’il accepte sans murmurer la vie que nous impose l’âge mûr, et il retrouvera sa
bienveillance.
Les contradictions que je viens de signaler n’enlèvent rien à l’éclat de son talent, mais
ébranlent son autorité. Bien qu’il soit en effet très naturel de modifier ses opinions à
mesure qu’on vieillit, bien que chaque jour nous apporte un enseignement, ce n’est jamais
sans péril qu’on déclare radicalement fausses toutes les idées qu’on a défendues. Le
public s’habitue volontiers à douter de l’écrivain qui traite son passé avec tant de
légèreté. Si M. de Sainte-Beuve veut ressaisir le crédit légitime qu’il avait acquis par
ses premiers travaux, il est temps qu’il se ravise. S’il persévérait dans la voie où il
s’est engagé, malgré les œuvres solides qui ont établi sa renommée, il descendrait bientôt
au rang d’homme d’esprit. Le public louerait son habileté à le divertir, mais refuserait
de souscrire à ses jugements. Un écrivain qui a conscience de sa valeur ne saurait
hésiter. Que M. Sainte-Beuve se hâte donc de revenir à ses vieilles et bonnes habitudes :
il perdra peut-être les applaudissements des oisifs, mais il sera richement dédommagé par
les applaudissements de ses pairs et de tous ceux qui, depuis vingt ans, aiment à
respecter sa parole.
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