Pétrarque a exercé sur les études littéraires de son temps une influence immense ; il
s’est trouvé mêlé aux plus grandes affaires de son pays ; il a été chargé des ambassades
les plus importantes ; dans ses lettres adressées à l’empereur, aux papes, aux princes les
plus puissants de l’Italie, il a discuté avec franchise, avec éloquence, les plus hautes
questions de la politique, de la diplomatie ; il a traité avec une rare sagacité les
problèmes les plus difficiles de l’érudition et de la philosophie, et pourtant son nom, si
éclatant et si glorieux il y a cinq siècles à peine, serait aujourd’hui à peu près oublié,
s’il n’eût pas aimé, s’il n’eût pas célébré son amour, s’il n’eût pas chanté l’objet de sa
passion avec une élégance, une délicatesse, qui n’ont jamais été surpassées. Les querelles
de l’empire et de la papauté, des Guelfes et des Gibelins, occupent tout au plus l’esprit
des hommes studieux ; l’amour de Pétrarque pour Laure, les sonnets et les canzoni, où toutes les émotions, toutes les souffrances de cet amour sont
racontées, gardent une éternelle jeunesse. La durée, la constance, la pureté de cette
passion, ont rencontré beaucoup d’incrédules ; mais depuis les recherches ingénieuses de
l’abbé de Sade, depuis les travaux patients de Tiraboschi et de Ginguené, le
doute n’est plus permis. C’est dans les œuvres latines du poète, dans ses
lettres et surtout dans ses dialogues avec saint Augustin, qu’on trouve les
éclaircissements les plus complets, les plus décisifs, sur la nature et la durée de son
amour. Pétrarque était né dans la quatrième année du xive
siècle, trente-neuf ans après l’auteur de la Divine Comédie.
Laure de Noves, qu’il devait immortaliser dans ses chants, naissait quatre ans plus tard.
Quand Pétrarque vit Laure pour la première fois, en 1327, elle était mariée depuis trois
ans à Hugues de Sade ; elle mourut en 1348, emportée par la peste qui décimait une partie
de l’Europe, et, pendant plus de vingt ans, l’amour qu’elle avait inspiré ne se démentit
pas un seul jour, ne perdit rien de son ardeur. Le cœur et la pensée de Pétrarque ne
cessèrent pas un seul jour d’appartenir tout entiers à Laure de Noves. Cependant, pour
réduire cette constance à des proportions humaines, nous devons dire que les sens de
Pétrarque ne furent pas aussi fidèles que son cœur et sa pensée. En 1337, après dix ans
d’une attente inutile, désespérant de fléchir celle qu’il aimait, il jeta les yeux sur une
femme dont le nom est demeuré inconnu, dont il n’a jamais parlé ni dans ses œuvres
italiennes ni dans ses œuvres latines, et en eut deux enfants : un fils, qui mourut avant
lui, et une fille, mariée en Lombardie, qui lui survécut. Toutefois, malgré cet
entraînement passager, qui s’explique très bien par l’âge du poète, car il n’avait alors
que trente-trois ans, la passion de Pétrarque pour Laure se réveilla plus ardente, plus
absolue que jamais, et la mort même ne l’éteignit pas : l’immortel désir devint un
immortel regret.
Le langage mystique dont Pétrarque s’est servi dans la plupart de ses sonnets, en parlant
de la femme qui régnait dans son cœur, a fait croire que son amour avait toujours
été dégagé de toute pensée sensuelle ; c’est une erreur facile à
réfuter. La lecture attentive de ses œuvres latines et même de ses œuvres italiennes
montre clairement que l’amant de Laure tenait à l’humanité aussi bien que l’amant
d’Henriette ; et, s’il ne s’explique pas avec la franchise de Clitandre, au moins faut-il
reconnaître qu’il n’habite pas toujours la région des nuages. Je sais que l’opinion
contraire est généralement accréditée ; mais cette opinion ne soutient pas l’examen. Dans
les sonnets, dans les canzoni, dans le traité du Mépris du
monde, divisé en trois dialogues, dont les interlocuteurs sont Pétrarque et
saint Augustin, on trouve plus d’un passage à l’appui de l’opinion que j’émets ici.
L’amant de Laure a désiré, espéré, supplié ; il n’est pas permis d’en douter. Pour nier
ses désirs, ses espérances, ses supplications, il faut nier le sens même des mots,
l’acception la plus naturelle, la plus légitime, des paroles auxquelles le poète a confié
l’expression de sa pensée. Si le désir ne se fût jamais éveillé dans le cœur de Pétrarque,
s’il ne se fût jamais enhardi jusqu’à l’espérance, jusqu’à la prière, comment
s’expliqueraient les reproches que Laure lui adresse ? Si l’amant n’eût jamais rien
demandé, pourquoi Laure dirait-elle : Je ne suis pas ce que tu penses ? Se plaindrait-elle
dans ces termes d’une adoration muette ou constamment respectueuse ? Pour ma part, je
l’avoue, j’ai peine à le croire. D’ailleurs, le désir, l’espérance, la prière n’ôtent rien
à la grandeur de l’amour. Les vœux les plus ardents, lorsque le cœur et la pensée, y
tiennent autant de place que les sens, ne sauraient être un outrage pour la femme la plus
pure, la plus sévère pour elle-même. Aussi voyons-nous que Laure, malgré la vivacité de
ses reproches, a rendu pleine justice à la passion de son amant. Elle a résisté, elle n’a
rien accordé ; mais
sa colère s’est apaisée. Heureuse et fière de
l’amour qu’elle inspirait, si elle n’a pas voulu l’encourager, elle n’a pas voulu non plus
le réduire au silence. Si elle n’accueillait pas, si elle refusait d’exaucer les vœux qui
lui étaient adressés, ces vœux pourtant ne lui déplaisaient pas. Malgré sa ferme
résolution de rester fidèle jusqu’au bout à la vertu la plus austère, elle ne se plaignait
pas, elle ne pouvait se plaindre d’être aimée avec tant de constance et d’ardeur. Il y a
dans l’amour de Pétrarque pour Laure une exaltation, une sincérité, qui doivent désarmer
le cœur le plus farouche. L’amour ainsi compris, malgré le trouble impérieux dont il ne
peut s’affranchir, n’est pas seulement un hymne à la beauté ; c’est aussi un hymne au
cœur, un hymne à l’intelligence. Le poète, en effet, ne dit pas à la femme qu’il supplie :
Ce que j’aime en vous, c’est votre beauté, votre jeunesse, l’éclat de vos yeux, le
fraîcheur de vos lèvres ; il lui dit aussi, il lui dit à toute heure : Votre cœur qui
s’associe à tous les sentiments généreux, votre intelligence, qui devine toutes les nobles
pensées, m’attachent à vous par une chaîne que le temps ne saurait briser. Votre beauté
pâlira, vos yeux perdront leur éclat, vos lèvres leur fraîcheur ; mais la jeunesse en
fuyant n’emportera pas mon amour. Votre beauté me ravit ; mais la meilleure partie de
vous-même, celle que mes yeux ne voient pas, est-elle moins digne d’adoration et de
prière ? J’aime le son de votre voix, j’aime jusqu’au bruit de vos pas, chacun de vos
mouvements semble réglé par une divine harmonie ; mais je ne chéris pas moins tendrement
les sentiments cachés au fond de votre conscience, les pensées qui n’arrivent pas sur vos
lèvres et que mon oreille ne peut entendre. Indulgente ou sévère, je vous bénis, car toute
ma vie est en vous et je vous appartiens tout entier. Aussi Laure a
pâli plus d’une fois en voyant Pétrarque s’éloigner. Quoique ses yeux n’aient jamais
rien promis, elle ne se rappelait pas sans émotion, sans attendrissement, les regards
ardents qu’elle avait rencontrés. Jamais l’aveu de son attendrissement ne s’est échappé de
sa bouche : mais cet aveu n’avait pas besoin de paroles pour arriver jusqu’au cœur de son
amant. En pâlissant, Laure avait trahi son secret. Cette pensée aurait dû être pour lui
une source de joie et de bonheur ; car un sourire, une parole affectueuse, un serrement de
main de la part d’une femme sévère pour elle-même, esclave résignée de son devoir, ont
plus de prix que la possession d’une femme qui n’a pour elle que la jeunesse et la beauté.
Mais le cœur de l’homme le mieux fait pour aimer, pour inspirer l’amour, est un abîme
d’ingratitude ; au lieu de remercier le ciel des bienfaits qui lui sont accordés, il ne
songe qu’à s’affliger, à s’irriter des obstacles qui le séparent du bonheur rêvé.
L’avidité, l’ambition, étouffent la reconnaissance. Laure devint mère onze fois, et neuf
de ses enfants lui survécurent. Cette maternité féconde était pour Pétrarque un éternel
sujet d’affliction, une torture sans fin. Chaque fois qu’il voyait s’accroître la famille
de Laure, sa jalousie, un instant assoupie, se réveillait plus furieuse, plus ardente que
jamais. Alors il se prenait à douter du témoignage de ses yeux ; cette pâleur dont la vue
l’avait enivré lui apparaissait comme un rêve indigne d’arrêter un instant son attention.
Il se disait qu’il avait été bien fou d’accepter, comme une preuve d’amour, ce trouble où
peut-être il n’était pour rien. Il s’accusait d’ineptie, d’aveuglement ; il maudissait sa
crédulité, niait résolument tous ses souvenirs, et cette protestation obstinée contre
l’évidence imposait silence pour un instant à sa jalousie ; ne se croyant plus aimé, il se
promettait de
contempler d’un œil indifférent cette famille, chaque
année plus nombreuse, qui avait allumé dans son cœur une rage si désespérée, qui lui avait
coûté tant de larmes brûlantes. Bientôt cependant l’évidence reprenait ses droits ; il
rassemblait ses souvenirs ; il passait en revue toutes les preuves muettes, tous les
témoignages silencieux d’affection que Laure lui avait donnés, et la certitude d’être aimé
ranimait toute sa jalousie.
La douleur de Pétrarque fut profonde. Convaincu de la folie de ses premières espérances,
il voulut voyager, et crut, dans l’ingénuité de son cœur, que les voyages le guériraient,
que l’image de la femme aimée pâlirait peu à peu, et peut-être un jour finirait par
s’effacer de sa mémoire. Vains efforts, inutile diversion ; tentative impuissante ! son
amour le suivait partout ; il marchait avec lui, il faisait partie de lui-même. Au milieu
des forêts, au bord des fleuves, sous le soleil brûlant de midi ou vers la fin du jour,
quand le crépuscule calme et serein semble inviter aux douces rêveries, à toute heure, en
tout lieu, l’amant de Laure était toujours le même. Face à face avec sa conscience, il
avait beau chercher dans le spectacle de la nature une distraction à ses souffrances ;
l’inexorable voix de son cœur le ramenait vers l’image adorée et fermait ses yeux à la
beauté du paysage, ou, s’il lui arrivait de contempler d’un regard attentif les vallées
qui s’étendaient à ses pieds, les montagnes qui se dressaient devant lui, les plaines
fleuries ou dorées qui se confondaient avec l’horizon, les nuages qui passaient sur sa
tête, dans chaque objet il retrouvait quelque chose de Laure. Dans les blés, il revoyait
sa blonde chevelure ; dans le murmure des feuilles agitées par le vent, il entendait le
bruit de ses pas ; dans la plainte du ruisseau dont les flots limpides venaient expirer
sur la grève, il
écoutait le chuchotement de sa voix. Parfois
dominé par son illusion, il parlait à Laure comme si elle eût été près de lui, et il
s’étonnait d’attendre inutilement sa réponse. Ainsi le voyage, au lieu de le calmer, au
lieu de le guérir, redoublait son trouble et son agitation. Chaque matin il quittait le
gîte où il avait passé la nuit, chaque matin il reprenait son bâton de pèlerin ; ses yeux
voyaient de nouveaux horizons ; il fatiguait, il brisait son corps avec acharnement ; mais
il ne pouvait réussir à chasser de son cœur l’image adorée, et bientôt las de cette lutte
haletante, il se prenait à regretter l’air que Laure respirait, les sentiers où elle
imprimait ses pas, l’ombre qui l’abritait, les haies discrètes derrière lesquelles il
s’était caché pour apercevoir son beau front, ou ses lèvres qu’un voile jaloux dérobait à
peine à l’avide curiosité de l’amant. Il regrettait jusqu’aux reproches, jusqu’à
l’impatience, jusqu’à la colère qu’il avait lue dans les yeux de Laure. Ses souffrances,
qu’il avait reprochées au ciel comme autant d’injustices, lui revenaient maintenant en
mémoire comme autant de moments fortunés, comme des heures bénies, à jamais dignes de
reconnaissance, et il demandait pardon à Dieu d’avoir blasphémé, d’avoir méconnu son
bonheur, et son cœur s’exhalait en actions de grâces.
Il revenait près de Laure, résolu à jouir pleinement de sa présence, à s’enivrer de sa
vue, à ne plus accuser le ciel, à ne plus se rendre coupable d’ingratitude envers Dieu,
qui avait mis un ange sur sa route ; mais bientôt, hélas ! sa douleur renaissait plus
vive, plus cuisante, plus impitoyable que jamais. Consumé de désirs que la possession
pouvait seule apaiser, trop sûr que la femme en qui se résumait pour son cœur le monde
entier ne serait jamais à lui, il n’envisageait l’avenir qu’avec désespoir. Vainement
se disait-il qu’il devait s’applaudir de l’avoir retrouvée, de
respirer l’air qu’elle respirait, de pouvoir se placer sur son passage et rencontrer son
regard : son cœur se taisait devant les reproches de sa raison ; à peine la raison
avait-elle cessé de parler, à peine avait-elle épuisé les arguments qu’elle croyait
victorieux, que le cœur recommençait à murmurer, à se plaindre, à se révolter. L’amant de
Laure se sentait engagé dans une voie sans issue. Retourner en arrière, se détacher de la
femme qui gouvernait toutes ses pensées, essayer de l’oublier, il ne fallait pas y
songer ; un tel projet ne pouvait pas même traverser son esprit. Le malheureux sentait
tout le poids de sa chaîne et n’osait la briser, car il comprenait trop bien qu’à peine
libre, à peine rendu à l’indépendance, il pleurerait amèrement son esclavage. Une pensée
inexorable assiégeait son âme à toute heure, s’asseyait à son chevet, troublait son
sommeil et désolait ses rêves : Elle m’aime, je le sais, je n’en puis douter, j’ai lu dans
ses yeux le secret de son cœur ; elle a beau s’en défendre, elle a beau se montrer sévère
et cacher la pitié sous la colère, elle n’a pu me dérober son émotion, son
attendrissement ; ce n’est pas contre moi seul, c’est contre elle aussi qu’il lui faut
lutter. Loin de moi comme près de moi, elle trouve en elle-même un ennemi à combattre, un
danger à repousser. Plus d’une fois peut-être ses vœux sont allés au-devant des miens,
plus d’une fois elle s’est dit qu’elle n’avait rien à me pardonner, qu’elle-même, aux yeux
de Dieu, avait besoin d’indulgence, qu’elle avait perdu le droit de me juger, de me
condamner, qu’une commune sentence était suspendue sur nos têtes. En se condamnant elle
m’absout ; où commence la complicité, la justice se tait. Elle m’aime, je ne puis fermer
les yeux à l’évidence ; elle a pâli en me
voyant partir, ses yeux
m’ont suivi ; Sennuccio était près d’elle, épiant les larmes qui roulaient au bord de sa
paupière, et pourtant elle ne sera jamais à moi. Son devoir lui est plus cher que mon
bonheur ; ai-je le droit de lui reprocher sa résolution ? Sa vertu fait mon supplice ;
mais dois-je l’accuser, quand elle se défend contre elle-même comme elle se défendait
d’abord contre moi ? Mes plaintes ne peuvent s’adresser qu’au ciel qui l’a placée trop
tard sur ma route.
L’affliction, le désespoir de Pétrarque devaient aller plus loin encore. À force de
s’apitoyer sur sa vie, à force de souhaiter, d’appeler la mort, l’amant de Laure devait
concevoir, devait invoquer le suicide comme son unique refuge. Et ce n’est pas ici une
conjecture plus ou moins vraisemblable, une conclusion tirée hardiment de quelques mots
obscurs qui se prêtent aux interprétations les plus diverses. L’idée de la mort volontaire
paraît dans les vers de Pétrarque sous une forme qui n’a rien d’ambigu. Cette idée
s’est-elle souvent présentée à son esprit ? Il est difficile de le savoir, et la lecture
attentive de ses œuvres ne fournit à cet égard aucun renseignement. Quoi qu’il en soit, le
poète a triomphé de son désespoir, il a résisté à la tentation du suicide. Si l’on soumet
à un examen sévère les sonnets et les canzoni où Pétrarque exhale sa
douleur, on arrive à comprendre qu’il a trouvé dans l’analyse et la peinture de ses
souffrances une consolation que l’amitié la plus sincère, la plus dévouée, ne pouvait lui
offrir. En étudiant la cause de sa douleur, en se rappelant jusqu’aux moindres
circonstances qui avaient accompagné les premiers développements de sa passion, en
recherchant avec un soin patient les épisodes les plus obscurs de ce récit enfoui au fond
de son cœur, il a donné le change à sa pensée. Peu à peu, sans doute, il s’est exalté
dans la contemplation de ses souffrances, il s’est enorgueilli des
épreuves qu’il avait traversées. Peut-être même, dans un accès de fierté, est-il allé
jusqu’à se dire : Personne encore n’a souffert autant que moi ; personne n’a aimé d’un
amour aussi ardent, aussi fidèle, aussi persévérant, aussi désintéressé ; personne n’a
élevé dans son cœur à la femme préférée un temple aussi magnifique, personne ne lui a
rendu un culte aussi fervent. C’est une folie commune chez les amants de s’attribuer le
privilège de la douleur et de la fidélité, folie bien digne de pardon, puisqu’elle sert à
consoler, à soulager sinon à guérir, à tromper sinon à renouveler les cœurs dominés par
une passion sans espérance. En suivant toutes les transformations de la pensée de
Pétrarque dans les sonnets et les canzoni consacrés à la peinture de son
amour, il est impossible de ne pas arriver à la conclusion que j’énonce. Ses plaintes sont
d’abord modestes et résignées ; bientôt elles changent de ton et se laissent emporter
jusqu’à l’orgueil. L’âme du poète s’élève par son martyre au-dessus du vulgaire ; elle se
fait de sa douleur un trépied, un trône d’où elle domine la foule ignorante, la foule que
les épreuves de la passion n’ont pas sanctifiée.
Bientôt toutes ses pensées se tournèrent vers la gloire. Le désir ardent d’obtenir une
réputation européenne imposa pour quelque temps silence à la douleur. Ce fut à la langue
latine que Pétrarque voulut demander la gloire. Quand on songe que ses œuvres latines
comptent à peine aujourd’hui, dans l’Europe entière, quelques centaines de lecteurs, on
s’étonne d’abord de cette résolution. Pourtant, si l’on veut bien se rappeler que dans la
première moitié du xive
siècle, c’est-à-dire quand
Pétrarque prenait le parti qui nous étonne aujourd’hui, la langue italienne était à peine
formée, la surprise s’évanouit. Quoique le xve
siècle
ait donné tort à Pétrarque, nous comprenons sa défiance envers la
langue vulgaire de son pays. Comme il avait fait de Cicéron et de Virgile les compagnons
assidus de ses promenades solitaires, comme il passait une partie de ses nuits dans la
lecture de l’orateur et du poète romains, il devait naturellement être amené à imiter ces
deux illustres modèles. Les lettres de Cicéron donnèrent à Pétrarque l’idée d’une
correspondance latine avec les personnages les plus éminents de son temps, soit dans les
lettres, soit dans l’Église, soit dans la politique. Dans son désir de s’entretenir avec
les grands hommes de l’antiquité, il allait jusqu’à écrire aux morts glorieux dont le nom
domine l’histoire, aux guerriers, aux hommes d’État, aux poètes, qui représentent le génie
militaire, politique et poétique de l’ancienne maîtresse du monde. Parmi les héros de
l’antiquité, Scipion l’Africain avait surtout captivé l’attention et la sympathie de
Pétrarque ; l’alliance du courage et de la pureté morale l’avait particulièrement séduit.
Ce héros devint pour Pétrarque le sujet d’une épopée latine. Ce poème, connu sous le nom
d’Africa, mais qui compte aujourd’hui bien peu de lecteurs, fut au
xive
siècle, il faut bien le dire, quelque étrange que
puisse paraître un tel fait, le principal ou plutôt l’unique fondement de la gloire
poétique de Pétrarque. Je ne veux pas en conclure, à Dieu ne plaise ! que ses vers en
langue vulgaire n’eussent de son vivant, aucune célébrité ; ce serait faire au goût de ses
contemporains une injure gratuite. Pourtant, quel que fût le charme, quel que fût le
succès, quelle que fût même, si l’on veut, la popularité de ses sonnets et de ses canzoni, qu’il désigne dans ses œuvres latines sous le nom de jolies
bagatelles, ni les sonnets, ni les canzoni n’auraient donné à Pétrarque
la couronna poétique du Capitole. Ces créations spontanées de
son
génie étaient acceptées comme de simples délassements, et personne ne songeait à y voir un
titre de gloire vraiment sérieux.
Ce fut l’Afrique, l’Afrique seule, qui décida le
couronnement de Pétrarque. Et pourtant ce poème était loin d’être achevé : à peine
l’auteur en avait-il écrit quelques centaines de vers ; mais ces vers, copiés à la hâte,
lus et relus avidement, étaient alors un événement littéraire de la plus haute
importance : une épopée, une épopée latine, une lutte corps à corps avec l’auteur de
l’Énéide, il y avait là de quoi émouvoir, de quoi étonner, de quoi
passionner l’Europe savante, et la manière dont cette nouvelle fut accueillie, le prouve
bien. Le même jour, presque à la même heure, Pétrarque reçut du sénat de Rome et de
l’université de Paris des lettres qui l’invitaient à venir recevoir la couronne poétique.
Il hésita quelque temps entre l’université de Paris et le sénat de Rome ; après avoir pris
conseil de son meilleur, de son plus fidèle ami, de Giacomo Colonna, il se décida pour le
sénat de Rome. Cependant il ne voulut pas franchir les degrés du Capitole avant d’avoir
consulté sur le mérite de son poème, Robert, roi de Naples, qui passait alors pour un des
plus savants hommes de son temps. Il lut au roi Robert les premiers chants de l’Afrique,
et soutint pendant trois jours un examen public sur la plupart des connaissances humaines.
Après cette épreuve dont il sortit triomphant, il se crut vraiment digne d’être couronné
au Capitole, et ne douta plus de lui-même. Le roi Robert l’ayant prié de lui dédier son
poème de l’Afrique, il se rendit à ses instances avec empressement. Le
couronnement de Pétrarque se fit à Rome en 1341 avec une pompe, une splendeur capables de
satisfaire l’âme la plus ambitieuse. L’orgueil le plus exigeant devait être content d’un
pareil hommage, et pourtant il est permis de douter que la joie
de Pétrarque fût vraiment complète. S’il avait souhaité la gloire, s’il l’avait conquise,
ce n’était pas pour la gloire elle-même : c’était pour que Laure tressaillît de joie et
d’orgueil en contemplant le laurier posé sur le front de son amant. Cette espérance ne
serait-elle pas déçue ? La gloire obtiendrait-elle ce que l’amour n’aurait pas su
obtenir ? Cette pensée dut se présenter à Pétrarque à l’heure même où il franchissait les
degrés du Capitole pour recevoir la couronne poétique. La gloire la plus éclatante
peut-elle apaiser un cœur agité par l’amour ? La gloire est une distraction et parfois une
trêve à la souffrance ; mais, pour un homme dominé par une affection ardente, le bruit qui
se fait autour de son nom, les témoignages publics d’admiration prodigués à ses ouvrages
ne sauraient effacer le souvenir de la femme préférée. Quand une femme est détrônée par la
gloire dans le cœur de son amant, elle peut se plaindre, elle peut s’étonner, elle peut
souffrir dans son orgueil humilié ; elle n’a vraiment rien à regretter ; le cœur qui lui
échappe ne valait pas la peine d’être disputé. La gloire est une épreuve dangereuse, une
épreuve décisive ; les cœurs qui la subissent victorieusement, qui résistent aux
applaudissements, à l’enivrement de la foule, méritent seuls un souvenir éploré. La
gloire, digne récompense du génie, mais impuissante pour le bonheur, n’effaça pas l’image
adorée dans le cœur de Pétrarque ; l’amour demeura tout entier ; et pendant les sept
années qui s’écoulèrent entre le couronnement du poète et la mort de Laure, il fut
toujours aussi ardent, aussi absolu.
Comme la passion de Pétrarque est le principal événement de sa vie, comme ses voyages,
ses travaux, sa renommée, se rattachent à cette passion, j’ai négligé à
dessein de raconter tous les incidents dont se compose sa biographie, et
jusqu’ici j’ai limité ma tâche à l’analyse de cette passion. Cette méthode, qui peut, au
premier aspect, sembler singulière, n’est pas, je crois, sans avantage lorsqu’il s’agit
d’un homme tel que Pétrarque, dont le cœur a gouverné l’esprit et la volonté. Maintenant,
en effet, l’homme nous est connu, nous le savons tout entier ; tous ses désirs, toutes ses
souffrances ont passé sous nos yeux. L’homme ainsi étudié nous explique le poète, et nous
pouvons ouvrir avec confiance le Canzoniere où Pétrarque a déposé la
meilleure partie de lui-même.
On a fait aux sonnets de Pétrarque un reproche très grave et qui ne manque pas de
justesse, pourvu qu’on ne l’applique pas d’une façon absolue à l’ensemble de ces
compositions ; on a dit qu’ils manquent de simplicité. Cette accusation, je le reconnais,
est fondée sur le bon sens, sur l’évidence ; seulement il ne faut pas la généraliser, car
la moitié au moins des sonnets du Canzoniere offre toute la simplicité,
toute la clarté, toute la franchise qu’on peut souhaiter. Quant à ceux où l’esprit seul
domine, où des pensées souvent ingénieuses, mais presque toujours étrangères à la passion,
sont combinées avec patience, présentées avec adresse, j’avouerai sans hésiter, malgré
l’heureux choix de mots qui les distingue, qu’ils offriraient peu d’intérêt, si le nom de
Pétrarque ne les recommandait à l’attention. L’élégance et la grâce des images méritent
d’être étudiées ; mais cette lecture ne dit rien au cœur, et je conçois très bien qu’elle
rebute ceux qui, n’ayant pas une connaissance profonde de la langue italienne, sont
obligés de méditer sur chaque ligne avant de deviner ce que l’auteur a voulu dire. Quand
Pétrarque se compare à un cygne parce que ses cheveux blanchissent, quand il décompose le
nom de Laure pour y trouver la louange, le respect et le
silence, ou bien quand, à l’aide d’une apostrophe placée entre la première et la seconde
lettre, il voit dans ce nom sacré l’air même qu’il respire, assurément tous ces
enfantillages ne peuvent donner à personne un plaisir bien vif ; mais les sonnets
exclusivement ingénieux, dont la seule valeur repose sur l’arrangement des mots et le
choix des images, forment à peine la moitié de ceux où Pétrarque a parlé de son amour.
D’ailleurs, il ne faut pas oublier que l’amant de Laure a contribué aussi puissamment que
l’auteur de la Divine Comédie à la formation de la langue italienne ; il
est même avéré pour les philologues que le style du Canzoniere est
généralement plus pur, plus châtié, plus fidèle aux origines latines, que le style de
la Divine Comédie. Il ne faut donc pas s’étonner si Pétrarque, écrivant
sur un thème unique plusieurs centaines de sonnets, s’est quelquefois laissé aller au
plaisir puéril d’arranger des mots, d’assortir des images. Quand on poursuit
courageusement la lecture du Canzoniere, on ne tarde pas à s’apercevoir que
la passion y joue un rôle très important ; mais pour trouver les pages où le cœur parle
seul, où les sentiments les plus délicats, les plus vrais, les vœux les plus ardents, sont
exprimés avec franchise, il faut se résigner à lire sans impatience plus d’une page
remplie de purs jeux d’esprit. La plupart de ceux qui parlent de Pétrarque et le
condamnent magistralement comme un poète constamment maniéré n’ont pas lu cinq cents vers
du Canzoniere, c’est-à-dire ne connaissent pas même la huitième partie des
sonnets. Un jugement prononcé avec tant de légèreté ne mérite pas d’être discuté.
Le poète a su éviter la monotonie ; en racontant ses espérances, ses regrets il a trouvé
moyen d’intéresser,
d’émouvoir, de mettre dans la peinture d’un
sentiment unique une variété que le sujet semblait exclure. Il bénit le jour, l’heure et
le lieu où il a vu Laure pour la première fois. Il se rappelle avec ivresse le sentier
fortuné où elle a daigné lui montrer un visage moins sévère, où elle lui a souri. Cette
passion si souvent mystique dans son langage ne s’interdit pourtant ni les reproches ni
l’ironie. Le miroir où Laure prend plaisir à se contempler, les perles et les fleurs
qu’elle mêle à ses cheveux excitent, à bon droit, la colère de l’amant et amènent sur ses
lèvres des paroles sévères. C’est en s’admirant sans relâche que Laure apprend à ne pas
aimer ; c’est en attachant sur son image un regard ébloui qu’elle enseigne à son cœur
l’oubli et le dédain. Un jour le poète conçoit les espérances les plus hardies, il croit
toucher au bonheur ; son espérance est déçue, et il se plaint avec amertume. Si cette
plainte est sincère, si les reproches qui l’accompagnent ne sont pas un caprice
d’imagination, Laure, malgré l’immuable pureté de toute sa vie, aurait laissé s’échapper
de sa bouche une promesse imprudente. Qu’avait-elle promis ? Pétrarque ne le dit pas d’une
manière formelle ; mais, sous la discrétion de son langage, il est facile de deviner toute
la hardiesse de ses espérances ; il compte les heures et s’écrie : Si mon aveugle désir ne
m’égare pas, le moment promis à la pitié est maintenant arrivé. Ces mots semblent indiquer
assez clairement un rendez-vous auquel Laure a manqué. Puis il ajoute : Quel vent cruel a
tué la semence qui allait éclore et donner le fruit désiré ? Quelle muraille s’est élevée
entre ma main et l’épi ? Si cette plainte ne doit pas être prise dans un sens général, si,
au lieu de s’appliquer à une série d’espérances déçues, elle désigne un jour, une heure,
promis à la pitié, si la muraille placée entre la main et
l’épi
n’a pas une signification purement figurée, on conçoit quel dut être le désespoir de
l’amant trompé dans son ambition. À coup sûr, il n’y a dans le ton de cette plainte rien
qui justifie l’accusation portée habituellement contre Pétrarque ; il n’y a pas un vers
dans ce sonnet qui manque de franchise et de vivacité. Quelle que soit l’interprétation à
laquelle on s’arrête, qu’on prenne ce morceau dans le sens littéral ou dans le sens
figuré, il est impossible de méconnaître le mérite singulier de l’expression. Toutes les
images conviennent parfaitement à la pensée ; l’analogie est fidèlement respectée.
L’arrangement des mots n’a rien de laborieux ; l’art du poète est si parfait, qu’il
réussit à se cacher tout entier. Il y a dans la forme tant de spontanéité, tant
d’abondance, qu’on oublie d’admirer l’harmonie des vers pour s’associer au désespoir de
l’amant. Combien d’autres sonnets dans le Canzoniere méritent la même
louange ! Combien d’autres parlent au cœur dans une langue qui n’a jamais été
surpassée !
Le plus beau, le plus grave, le plus complet à mon avis de tous les sonnets de Pétrarque,
c’est celui où le poète raconte son entretien dans le ciel avec Laure morte depuis
plusieurs années. Il y a dans le récit de cette vision un accent qui rappelle le style des
prophètes. Ravi par sa pensée jusqu’à la troisième sphère qu’habitent les amants, le poète
revoit plus belle et moins fière celle qu’il a tant aimée. Elle le prend par la main, et
d’une voix angélique lui annonce qu’un jour il sera près d’elle. Le bonheur de Laure ne
peut être compris par l’intelligence humaine, et pourtant Laure attend son amant dans le
ciel. Son bonheur ne sera pas complet tant qu’ils ne seront pas réunis. Pourquoi a-t-elle
ouvert la main qui tenait la mienne ? s’écrie le poète éploré. Au son de ses paroles
compatissantes ; peu s’en est fallu que je ne restasse dans le
ciel. Il faut lire dans l’original cet admirable sonnet que je ne veux pas traduire. La
fidélité la plus scrupuleuse, l’interprétation la plus littérale ne réussirait pas à
rendre le charme divin qui respire dans chaque vers. Jamais l’amour ne s’est exprimé avec
plus de délicatesse, jamais le regret ne s’est révélé sous une forme plus pathétique,
jamais l’espérance d’une vie meilleure et d’une réunion ardemment désirée n’a trouvé des
accents plus pénétrants. Le cadre du sonnet est tellement étroit, qu’il semble impossible,
en l’acceptant, de donner à la pensée toute la grandeur que permettrait le nombre indéfini
des strophes d’une ode. Pétrarque a démontré victorieusement par le récit de cette vision
céleste qu’il y a place, même dans le cadre étroit du sonnet, pour le développement
complet des idées les plus sublimes. Toute la difficulté consiste à choisir les traits
caractéristiques de l’idée qu’on veut exprimer. En réduisant la donnée poétique à ses
éléments principaux, en négligeant tous les éléments secondaires, on élargit le cadre qui
d’abord semblait si étroit. Mais, pour faire le choix dont je parle, le goût le plus sûr
ne suffit pas ; le génie seul saisit par intuition les traits caractéristiques, le génie
seul sait éliminer hardiment tout ce qui n’a pas une véritable importance. Aussi ne
conseillons-nous à personne d’enfermer sa pensée dans les quatorze lignes d’un sonnet.
L’ode ou l’élégie, qui offrent au poète plus d’espace et de liberté, nous semblent devoir
être préférées dans la plupart des cas. Cependant je ne crois pas que la pensée de
Pétrarque, développée dans de plus larges proportions, eût rien gagné à cette
métamorphose. Toutes les parties essentielles de la donnée se trouvent très nettement
rendues dans le sonnet dont je parle ; l’ode ou l’élégie ne
pouvaient rien ajouter qui rendît l’émotion plus profonde. Ici la sobriété dans
l’expression était de nécessité absolue ; si le poète, au lieu de raconter en quelques
lignes son entretien avec Laure, eût mutilé les détails, la divine vision n’aurait pas eu,
j’en suis sûr, la grandeur et la grâce touchante qui excitent dans l’âme du lecteur une si
légitime admiration.
Les canzoni sont de véritables odes divisées en strophes régulières.
Dans ce genre de composition, comme dans le sonnet, Pétrarque a touché les dernières
limites de l’art lyrique ; il sert encore aujourd’hui de modèle et de guide à tous ceux
qui veulent s’aventurer dans cette voie difficile. L’élégance et la noblesse du style
n’ont jamais été portées plus loin, et cependant ces deux qualités si précieuses ne
recommandent pas seules les canzoni de Pétrarque. Ce qui les
caractérise, à mon avis, d’une manière toute particulière, ce qui leur donne une
physionomie toute spéciale, c’est la simplicité presque familière du début et l’adresse
merveilleuse avec laquelle l’auteur s’élève, de strophe en strophe, jusqu’aux plus hautes
pensées. Il ménage si bien ses forces, il met tant de naturel dans les transitions, il
enchaîne si habilement toutes ses idées, que le lecteur se trouve transporté comme à son
insu dans les hautes régions de la fantaisie. Dans les canzoni de
Pétrarque, les premières strophes ont presque toujours le ton de l’épître ; elles
annoncent rarement le ton des strophes qui vont suivre. Ce contraste entre le début et le
reste de la composition, facile à constater, est d’ailleurs si bien déguisé, qu’il ne
saurait offenser le goût. Une des plus gracieuses canzoni est celle où
le poète s’adresse au ruisseau qui a reçu dans ses ondes limpides le beau corps de la
femme qu’il aime. Il porte envie aux fleurs qui émaillent les rives
bénies de ce ruisseau, aux fleurs qu’elle a foulées, à celles qui sont
tombées sur ses blanches épaules, sur les tresses dorées de sa chevelure. Il y a dans
l’expression de ces sentiments une délicatesse, une simplicité pleines de charme ; chaque
parole ressemble à une caresse. Peu à peu la tendresse prend l’accent de la mélancolie. Le
poète pense à la mort, et il adresse au ciel une prière fervente : il demande à reposer
sous les fleurs que Laure a foulées, au bord du ruisseau qui l’a reçue dans ses ondes
limpides. Un jour peut-être, elle arrosera de ses larmes le tombeau de l’homme qui l’a
tant aimée. Il est impossible de lire sans émotion cette pièce dont chaque vers respire la
sincérité la plus parfaite. Quoique toutes les paroles soient choisies avec un art infini,
il semble que ces strophes n’aient pas coûté au poète un instant de réflexion, tant elles
ont de naturel et de liberté dans leurs mouvements ; toutes les pensées ont une forme si
précise, qu’il serait impossible de la changer, de la modifier sans altérer d’une manière
fâcheuse le caractère de la composition. À ceux qui accusent Pétrarque d’une prédilection
exclusive pour les idées ingénieuses, on peut offrir cette canzone comme
une éloquente réfutation de leur opinion. Si après l’avoir lue, ils persistent dans leur
accusation, c’est qu’ils prendront plaisir à nier l’évidence. S’obstiner à vouloir les
convaincre serait perdre son temps et ses paroles. Quant à ceux qui se laissent aller
naïvement à leurs émotions et les traduisent avec franchise, sans s’inquiéter des formules
accréditées, leur avis ne saurait être douteux : ils verront certainement dans cette canzone un chef-d’œuvre de tendresse et de mélancolie.
Pétrarque a écrit sur les yeux de Laure trois canzoni connues sous le
nom des Trois Sœurs. En traitant trois
fois le
même sujet, il a trouvé moyen d’être toujours nouveau. Quoique l’éloge de la beauté tienne
une large place dans ces trois compositions, cet éloge est bien loin d’occuper seul la
pensée du poète. Il règne dans ces canzoni, dont le sujet semble devoir
s’épuiser si rapidement, une élévation et en même temps une variété qui excitent à bon
droit une admiration générale. Je ne pense pas, comme la plupart des critiques italiens,
qu’il n’y ait absolument rien à reprendre dans les Trois Sœurs ; je crois
qu’il est permis, sans se rendre coupable d’irrévérence envers le génie, de blâmer
certaines images, certaines comparaisons qui n’ajoutent rien à la valeur du sentiment
exprimé, et qui ont le défaut de ressembler à de purs jeux. Ces taches, nous devons le
dire, sont en bien petit nombre et n’altèrent pas le mérite de ces belles odes. C’est dans
la première des trois que se fait jour la pensée du suicide. Après avoir parlé de son
ravissement et de ses souffrances, le poète laisse éclater son désespoir. Il se dit
qu’après tant de plaintes et de soupirs inutiles, après tant de vœux, tant de prières
emportées par le vent, il vaudrait mieux peut-être sortir de sa prison, reconquérir sa
liberté par une résolution énergique, et il nomme très clairement la mort volontaire comme
l’unique moyen de délivrance ; mais la crainte d’un châtiment sévère dans une autre vie,
la foi chrétienne en un mot, impose silence à ce terrible conseil de la douleur. Le poète
revient au sujet difficile qu’il a choisi, aux yeux de Laure, qu’il ne sait comment
célébrer dignement. Et pourtant, tout en accusant l’insuffisance ou plutôt l’impuissance
de la parole, tout en demandant pardon pour sa témérité, il célèbre les yeux de Laure avec
un enthousiasme, une ferveur, qui tiennent à la fois de la dévotion et de l’amour. Dans la
seconde canzone, il envisage les yeux de Laure
sous un aspect purement moral. En regardant les yeux de la femme qu’il aime, il s’élève
jusqu’à la contemplation du ciel. C’est elle qui l’encourage, c’est elle qui lui donne la
passion du bien, la passion du beau ; c’est dans ses yeux qu’il lit la règle de sa vie ;
c’est pour lui plaire, pour être digne d’elle, qu’il combat toute mauvaise pensée, qu’il
se résout à la pratique des vertus les plus difficiles. Il n’y a pas dans cette seconde
canzone un seul vers qui rappelle l’ardeur des sens ; tout y respire
la résignation et le dévouement mystique. Dans la troisième enfin, essayant une dernière
fois l’éloge des yeux de Laure, qu’il ne croit jamais pouvoir célébrer en termes assez
magnifiques, il les chante comme la source unique de tout bien et de toute joie. S’il est
devenu quelque chose, si son nom est répété de bouche en bouche, s’il est arrivé à la
science par l’étude, si la gloire a mis sur son front une couronne éclatante, c’est aux
yeux de Laure qu’il doit, c’est aux yeux de Laure qu’il rapporte son savoir, sa vertu, sa
renommée. Quelle femme a jamais été louée plus éloquemment ? Quel poète a jamais trouvé
pour l’objet de son amour des paroles plus pures et plus ferventes ?
L’amour, qui a tenu tant de place dans la vie de Pétrarque, ne l’a pourtant pas remplie
tout entière. Les sentiments patriotiques de cette âme généreuse sont exprimés avec une
rare énergie dans deux canzoni qui sont, comme les Trois
Sœurs, en possession d’une légitime célébrité. La première est adressée, selon
quelques-uns, au cardinal Colonna, selon d’autres et plus généralement, à Cola da Rienzo.
Le poète évoque tous les souvenirs de la grandeur romaine pour encourager le tribun,
maître absolu de Rome, aux plus hardies entreprises. Il lui parle de tous les hommes
illustres qui l’ont précédé dans le gouvernement de
cette ville
prédestinée ; il lui montre les factions se disputant avec acharnement les derniers débris
du colosse romain, et, pour donner à cette peinture plus de vivacité, il personnifie
chacune de ces factions, chacune de ces familles, sous la figure des loups, des serpents,
des ours, des aigles et des lions dont se composent leurs armoiries. Il y a dans ce
caprice poétique une beauté que tout le monde comprendra. La guerre civile ainsi
représentée devient plus hideuse, plus révoltante, et cette image sert admirablement le
dessein du poète. Après avoir raconté les larmes et les angoisses des femmes, des enfants
et des vieillards qui demandent merci et dont la voix suppliante attendrirait Annibal
même, la colère des saints dont les dépouilles mortelles sont profanées, les églises
servant de refuge aux voleurs et aux meurtriers, les cloches élevées dans les airs pour
remercier Dieu donnant le signal du combat, il termine en disant au tribun de Rome :
« Quelle gloire sera la tienne, quand on te nommera après tant d’hommes
illustres ! Ils ont soutenu Rome jeune et forte, et toi, dans sa vieillesse, tu l’auras
sauvée de la mort. »
Il y a dans toute cette pièce une vigueur, un accent mâle
et résolu qui étonne après la lecture des Trois Sœurs. Cette vigueur ne se
dément pas un seul instant, et ne coûte rien au poète qui tout à l’heure ne semblait fait
que pour chanter l’amour. Dans la canzone adressée aux grands d’Italie
pour les exhorter à délivrer leur commune patrie, Pétrarque n’a pas été moins heureusement
inspiré. Toutes les strophes de cette pièce sont animées d’un noble orgueil. Dès le début,
il parle avec autorité, avec amertume. Bien qu’il désespère du salut, de
l’affranchissement de l’Italie, cependant il sait que sa voix sera entendue sur le Tibre
et sur l’Arno ; il s’adresse à Dieu et le supplie de jeter un regard
compatissant sur ce beau pays qu’il a traité avec tant de prédilection.
« Que faites-vous, s’écrie-t-il, que faites-vous, princes d’Italie, de toutes ces
épées étrangères ? que faites-vous de ces soldats qui vous ont vendu leur sang et leur
âme ? Espérez-vous trouver l’amour et la fidélité dans cette race vénale ! La nature
avait pourvu à notre défense en plaçant le rempart des Alpes entre nous et la race
germanique. Maintenant les bêtes féroces et le troupeau sont logés dans la même cage, si
bien que les bons gémissent toujours. Et pourtant ces barbares que vous appelez parmi
vous et qui vous dévorent sont de la race à qui Marius ouvrit le flanc, et la mémoire de
cette œuvre n’est pas encore éteinte ; et, quand le vainqueur haletant voulut se
désaltérer, il but dans le fleuve autant de sang que d’eau. Et vous souffrez que cette
race vous surpasse en intelligence et répande à flots votre sang, cette race que Dieu
avait faite pour vous obéir, et qui maintenant se nourrit de vos discordes ! Ne
voyez-vous pas les larmes, n’entendez-vous pas les plaintes du peuple qui vous implore ?
Au nom de Dieu, laissez-vous émouvoir ! C’est de vous seuls, après Dieu, que le peuple
attend son repos. Donnez-lui seulement un témoignage de pitié ; la vertu prendra les
armes contre la fureur, et le combat sera court. Voyez comme le temps vole ; la vie
s’enfuit et la mort est sur nos épaules. Maintenant vous êtes ici, pensez au départ, car
il faut que l’âme, seule et nue, arrive au passage douteux de l’éternité. Au moment de
franchir cette vallée, déposez donc la haine et la colère, vents contraires à la vie
sereine. Le temps que vous dépensez pour le tourment d’autrui, employez-le à quelque
action plus digne, faites quelque belle et grande chose ; ainsi vous jouirez ici-bas, et
la route du ciel vous sera ouverte. »
Cette rapide analyse suffit pour montrer toute l’élévation,
toute la grandeur de la canzone adressée aux princes d’Italie. La canzone sur la gloire rappelle par le ton et par le fond des pensées
les Trois Sœurs, et en particulier la seconde. Le poète s’est épris de la
gloire parce qu’elle lui montrera la route de la vertu ; tel est le thème que Pétrarque
essaie de développer. C’est par amour de la gloire qu’il a entrepris une œuvre longue et
difficile, et, s’il arrive au port désiré, il espère vivre encore longtemps quand on le
tiendra pour mort. « Rarement, lui dit la Gloire, il s’est rencontré un homme qui,
entendant parler de moi, ne sentît en son cœur une étincelle, pour quelque temps au
moins ; mais mon ennemie, qui trouble le bien, éteint vite cette étincelle. Toute vertu
meurt, et le pouvoir appartient à un autre maître qui promet une vie plus tranquille.
L’amour, qui le premier pénétra dans ton âme, m’en a dit des choses d’après lesquelles
je vois que l’ardeur de ton désir te rendra digne d’atteindre un but honorable ; et
comme tu es déjà au nombre de mes plus chers amis, pour te le prouver, je te montrerai
une femme qui donnera à tes yeux plus de bonheur que je ne saurais le faire. Lève la
tête, et regarde cette femme qui s’est montrée à bien peu d’hommes. Je baissai le front
en rougissant, continue le poète, je sentais en moi une flamme plus ardente. La Gloire
me dit en souriant : Je sais bien ce que tu penses. De même que le soleil avec ses
puissants rayons fait sur-le-champ disparaître toute autre étoile, ainsi ma vue te
paraît maintenant moins belle, parce qu’une lumière plus éclatante m’efface. Pourtant je
te compte toujours au nombre des miens ; car, cette femme et moi, nous sommes le fruit
d’un seul enfantement ; elle est née la première, et je suis venue après elle. Ainsi
qu’il a plu à notre père éternel,
chacune de
nous deux est née immortelle. Malheureux ! à quoi vous sert notre immortalité ? Il
valait mieux pour vous que l’imperfection fût de notre côté. Pendant quelque temps, nous
avons été aimées, belles, jeunes, gracieuses maintenant nous sommes réduites à un tel
état, que cette femme bat des ailes pour retourner à son antique asile. Pour moi, je
suis une ombre, et je t’ai dit maintenant tout ce que je pouvais te dire en si peu de
paroles. Quand ses pieds furent mis en mouvement : Ne crains pas, me dit-elle, que je
m’éloigne. Elle cueillit une guirlande de vert laurier, et de ses mains en ceignit mes
tempes. »
Il est inutile d’ajouter que la sœur aînée de la Gloire n’est autre que la Vertu.
Les poèmes de Pétrarque désignés par le nom collectif de Triomphes sont
moins célèbres et comptent moins de lecteurs que les sonnets et les canzoni. Cependant ils méritent d’être étudiés, et le troisième surtout, le
Triomphe de la Mort, offre de grandes beautés. Le but commun de ces
poèmes est de prouver que l’amour triomphe de l’homme, la chasteté de l’amour, la mort de
l’amour et de la chasteté, la renommée de la mort, le temps de la renommée, et l’éternité
du temps. Il est certain que la démonstration de cette thèse ne semble pas offrir à la
poésie des ressources bien variées ; mais la figure de Laure domine les
Triomphes, et cela suffit pour animer cette série de compositions dont le
sujet a quelque chose de scolastique. Le Triomphe de la Mort, où le poète
raconte la mort de Laure, est assurément un des morceaux les plus parfaits qui soient
sortis de sa plume. Écrit en tercets, comme la Divine Comédie, il soutient
sans désavantage la comparaison. Ce mètre grave et simple est d’ailleurs commun à toute la
série des Triomphes. Jamais le talent de
Pétrarque
ne s’est élevé plus haut qu’en racontant la mort de Laure. On sent dans ce récit une
béatitude angélique ; un parfum de piété, qui donne à chaque tercet un caractère presque
surnaturel. « Toutes ses amies étaient rangées autour d’elle ; alors avec sa main
la mort arracha de cette blonde tête un cheveu d’or. Ainsi elle choisit la plus belle
fleur du monde, non par haine, mais pour montrer plus clairement sa puissance dans les
choses élevées. Combien de sanglots, combien de larmes répandues, tandis que demeuraient
secs ces beaux yeux pour lesquels j’ai brûlé si longtemps, pour lesquels j’ai tant
chanté ! Au milieu de tant de soupirs, de tant de gémissements, elle seule était assise
dans le silence et dans la joie, cueillant déjà les fruits de sa belle vie. Véritable
déesse mortelle ; pars en paix, disaient-elles, et c’était vraiment une déesse ; mais sa
divinité ne la défendit pas contre la mort inexorable. C’était la première heure du
sixième jour d’avril, de ce jour qui me fit prisonnier et qui maintenant me délivre ;
jamais personne ne s’est plaint de l’esclavage et de la mort comme je me plains de la
liberté qui m’est rendue et de la vie qui me reste. La mort devait au monde, la mort
devait à mon âge de me prendre le premier, moi qui étais venu le premier. Pourquoi ravir
à la terre son plus bel ornement ? La vertu est morte et avec elle la beauté, disaient
tristement les femmes réunies autour de son chaste lit. Son âme en s’échappant de ce
beau sein avait purifié le ciel sur son passage. Non comme une flamme éteinte
violemment, mais comme une flamme qui se consume d’elle-même, son âme joyeuse s’en alla
en paix. Plus blanche que la neige qui tombe à flocons sur une belle colline sans être
chassée par le vent, elle paraissait se reposer comme une personne fatiguée. Ce que la
foule ignorante appelle mourir n’était dans
ses
beaux yeux qu’un doux sommeil, quand son âme avait abandonné son corps. La mort
paraissait belle sur son beau visage. »
Le second chapitre du Triomphe de la Mort offre encore plus d’intérêt que
le premier. Il nous explique le cœur de Laure avec une franchise et une chasteté qui ne
laissent aucun doute sur la nature et les limites de cette mutuelle passion. « Ma
mort, qui t’afflige, dit Laure à son amant, te remplirait de joie, si tu sentais la
millième partie de mon bonheur. Quand j’avais toute ma beauté, toute ma jeunesse, quand
je t’étais le plus chère, la vie m’était presque amère, comparée à cette mort douce et
clémente, si rare parmi les mortels. À l’heure suprême du départ, j’étais plus joyeuse
que celui qui revient de l’exil au toit paternel. Seulement je me sentais prise de pitié
pour toi. Jamais, dit-elle en soupirant, mon cœur ne fut séparé du tien, jamais il ne le
sera ; mais je modérai ta flamme avec mon visage, parce qu’il n’y avait aucun autre
moyen de nous sauver tous deux. Combien de fois me suis-je dit : Il aime, il brûle ; il
faut maintenant que je pourvoie au danger ; qu’il voie mon visage et qu’il ne voie pas
le fond de mon cœur ! C’est là ce qui souvent t’a ramené en arrière, et t’a étreint
comme le frein un cheval qui s’égare. Plus de mille fois la colère se peignit sur mon
visage, tandis que l’amour brûlait mon cœur ; mais jamais en moi le désir ne vainquit la
raison. Puis, quand je te voyais vaincu par la douleur, je levais doucement mes yeux sur
toi, sauvant ainsi ta vie et notre honneur. Ce furent là mes ruses et mes artifices avec
toi, tantôt un accueil bienveillant, tantôt la colère. Parfois je voyais tes yeux
tellement remplis de larmes, que je me disais : Il va mourir si je ne viens à son
secours. Alors je te secourais sans manquer à l’honneur.
Parfois je te voyais de tels éperons au fiant, que je me disais : Il faut ici
un mors plus dur. Ainsi ardent et vermeil, pâle et glacé, tantôt triste, tantôt joyeux,
je t’ai conduit jusqu’ici sain et sauf, bien que las. Le doux nœud que tu avais autour
du cœur me plaisait, et le beau nom que tu me fais avec tes paroles me plaît aussi. En
nous les flammes amoureuses furent presque égales, au moins dès que je me fus aperçue de
ton ardeur, mais l’un les montrait, tandis que l’autre les cachait. Tu demandais merci
et pitié quand je me taisais, parce que la pudeur et la crainte imposaient silence à mon
désir ; mais le voile ne fut-il pas déchiré quand seule, toi présent, j’accueillis tes
paroles en chantant : Notre amour n’ose en dire davantage ? Mon cœur était avec toi, je
ne te refusais que mes yeux, et tu te plains de l’injustice du partage, toi à qui j’ai
donné la meilleure partie, à qui je n’ai ravi que la moindre partie de moi-même ! Et si
je t’ai dérobé mes yeux mille fois, mille et mille fois je te les ai rendus et je les ai
tournés vers toi avec pitié. Et leurs regards tranquilles auraient été sans cesse
attachés sur toi, si je n’eusse craint tes dangereuses étincelles. Heureuse dans toutes
les autres choses, je me plaignais d’une seule, d’être née dans un lieu trop peu
illustre. Aujourd’hui même, je m’afflige de n’être pas née au moins plus près de ton nid
fleuri, car le seul cœur en qui je me fie pouvait se tourner d’un autre côté, ne me
connaissant pas. Et mon nom serait moins éclatant et moins célèbre. Mais le pays où je
t’ai plu est revêtu d’une beauté souveraine. »
Nous devons croire que Pétrarque n’aurait pas mis dans la bouche de Laure ces paroles
empreintes d’une ineffable tendresse, s’il n’eût trouvé dans ses souvenirs la meilleure
partie des pensées dont se compose cet admirable
entretien. Tous
ses sonnets, toutes ses canzoni respirent une si parfaite sincérité, il
a toujours montré dans l’expression de son amour tant de réserve et de discrétion, Il a
toujours donné à ses plaintes un accent si résigné, que sans doute il se fût reproché
toute sa vie comme une profanation, comme un sacrilège, un aveu imaginaire que son oreille
n’eût pas entendu. Il y a tout lieu de penser que le second chapitre du Triomphe de
la Mort relève au moins aussi directement de la réalité que de la poésie. Si le
cadre est une fiction, le tableau doit être vrai,
Il est curieux de comparer le Canzoniere de Pétrarque aux élégies
amoureuses de l’antiquité latine. Ovide, Catulle, Properce et Tibulle ont chanté leurs
maîtresses, et la passion leur a fourni d’éloquentes inspirations, d’ingénieuses pensées,
des images pleines de grâce et d’élégance ; mais quelle différence profonde dans la nature
des sentiments ! Le plus tendre, le plus sincère des quatre poètes que je viens de nommer,
Tibulle, est séparé de Pétrarque par un intervalle immense. Ovide. Catulle et Properce ne
semblent pas avoir aimé aussi sérieusement que Tibulle : c’est pourquoi il serait
souverainement injuste de vouloir les comparer à Pétrarque ; mais Tibulle, Tibulle
lui-même, dont presque toutes les élégies expriment une affection si vive, n’a jamais
trouvé la délicatesse et l’élévation qui se rencontrent presque à chaque page du
Canzoniere. La différence qui sépare Tibulle de Pétrarque ne tient pas
seulement à la nature diverse de leur génie, elle tient encore et surtout à la diversité
de leurs croyances. Sans doute la lecture assidue de Platon pouvait ravir l’âme jusqu’aux
plus hautes régions de la pensée, sans doute le Phédon et le
Timée avaient deviné, avaient devancé sur plus d’un point les
enseignements de la foi catholique ; mais la
lecture de Platon
n’était pas, ne pouvait pas être populaire. Pour se complaire dans la société d’un tel
génie, il fallait s’y être préparé par des études persévérantes, et le spiritualisme de
l’académie combattait, sans les terrasser, les doctrines sensuelles du paganisme. Aussi ne
faut-il pas s’étonner si Tibulle, malgré la sincérité des sentiments qu’il exprime, malgré
la vivacité des émotions qu’il retrace, malgré le choix heureux des couleurs qu’il
emploie, ne laisse pas dans nos cœurs une trace profonde. Dans ses élégies si remarquables
à tant d’égards, les sens tiennent plus de place que le sentiment. Parfois il se laisse
aller à des mouvements de véritable tendresse ; mais ces mouvements ne sont pas nombreux.
En général, l’amour est pour lui plutôt un plaisir qu’une passion. Comme Ovide, comme
Properce, comme Catulle, il ne voit guère dans la femme qu’il aime que la beauté qui
réjouit les yeux, qui enflamme les sens ; le cœur et l’intelligence de sa maîtresse
tiennent dans son amour si peu de place qu’il semble parfois les oublier complètement.
Riches, éclatantes, variées dans les peintures voluptueuses, les élégies de Tibulle
abordent rarement le côté intellectuel et moral de la passion, et cela se conçoit sans
peine. Le polythéisme réduit aux croyances populaires divinisait l’entraînement des sens,
quelques âmes d’élite, nourries dans l’étude et dans la méditation, s’efforçaient en vain
de spiritualiser la foi commune et d’imprimer à la pensée une direction plus élevée ; ces
tentatives généreuses n’altéraient pas le caractère dominant des doctrines païennes. Or,
le caractère de ces doctrines se retrouve tout entier dans l’amour chanté par Tibulle. Le
poète parle de sa maîtresse comme d’une belle chose qui lui plaît, parce qu’elle est
belle ; il ne songe pas à chercher en elle un cœur pur, une intelligence pénétrante,
pourvu
qu’elle soit jeune, qu’elle se pare avec grâce, avec
habileté, il ne lui demande rien de plus. Tibulle a dit de l’amour tout ce qu’il pouvait
dire sous le règne des croyances païennes. Tant que les sens étaient divinisés par la
religion, ils devaient être nécessairement divinisés par la poésie ; les protestations de
la philosophie devaient demeurer impuissantes, car la philosophie ne s’adresse pas à la
foule, et les vérités qu’elle enseigne modifient lentement les croyances populaires. À
l’avènement du christianisme, tout change d’aspect ; les sens ne sont plus divinisés ; le
cœur et l’intelligence reprennent le rang qui leur appartient, et bientôt la poésie
réfléchit fidèlement la révolution accomplie dans le domaine des idées religieuses. C’est
à la foi chrétienne qu’il faut demander le sens intime, le sens profond du
Canzoniere. Supposez Pétrarque né sous l’empire du polythéisme, et les
sentiments exprimés dans ses œuvres italiennes ne se comprennent plus. Rien n’est plus
facile, au contraire, que de concevoir le développement de ces sentiments sous le règne de
la foi chrétienne. Le croyant se fait gloire de lutter contre l’entraînement des sens, de
combattre ses désirs, et ce combat même est un des sujets les plus féconds que la poésie
puisse se proposer. Pétrarque, on le sait, était sincèrement attaché aux dogmes
catholiques ; ses ouvrages philosophiques et sa correspondance ne laissent aucun doute à
cet égard. D’ailleurs, lors même qu’il n’eût pas accepté sans réserve toutes les
affirmations de l’Église, lors même qu’il s’en fût tenu au spiritualisme de l’Évangile, la
foi puisée à cette source primitive suffisait pour modifier profondément l’imagination et
le cœur du poète. Or, si Pétrarque ne peut se concevoir sous le règne du paganisme,
Tibulle ne se concevrait pas davantage sous le règne de la foi chrétienne.
L’amour, tel que nous le voyons dans les élégies de Tibulle, eût éveillé
au xive
siècle bien peu de sympathie ; au milieu des
croyances populaires, à peine eût-il été compris.
On s’est demandé plus d’une fois en lisant le Canzoniere si Pétrarque,
heureux dans son amour, eût été inspiré par la joie aussi bien que par la douleur. Je ne
me charge pas de résoudre cette question délicate. Si l’amour, en effet, s’attiédit
souvent dans la possession, souvent aussi il trouve dans la possession même un aliment
sans cesse renouvelé : à cet égard, il serait impossible d’établir des maximes générales.
Il est permis de croire que, si Laure se fût donnée à son amant, elle n’eût pas été chérie
moins fidèlement et moins longtemps, car elle avait pour entretenir le feu de la passion
quelque chose de plus que la beauté. Quand la beauté seule éveille l’amour, quand la seule
jeunesse allume les désirs, on peut prévoir que l’amour se lassera, que les désirs
s’éteindront le jour où la beauté sera flétrie ; mais quand le cœur et l’intelligence ne
sont pas captivés moins sûrement que les yeux, quand l’échange des sentiments et des
pensées, aussi bien que le désir, développe la passion, la femme qui se donne n’a pas à
redouter les outrages du temps. Ses yeux peuvent impunément perdre leur éclat, elle est
protégée contre l’infidélité, contre l’abandon par la nature même de la passion qu’elle
inspire ; le temps ne saurait atteindre son cœur et son intelligence, qui défendront son
bonheur bien mieux que la beauté. Si Laure était vraiment telle que Pétrarque nous la
représente, si elle réunissait tous les dons précieux dont il s’est plu à l’orner, elle
pouvait sans danger subir l’épreuve des années. Pétrarque eût-il chanté sa joie comme il a
chanté ses souffrances ? Si la douleur est féconde, le bonheur
n’a-t-il pas inspiré au génie des hymnes éloquents ? La reconnaissance n’offre-t-elle
pas à l’imagination du poète autant de ressources que la plainte ? J’aime à penser que
Pétrarque eût trouvé dans le bonheur un thème poétique d’une richesse inépuisable. Et
puis, s’il n’eût pas été condamné à une plainte éternelle, peut-être se fût-il abstenu de
toutes les combinaisons exclusivement ingénieuses, de toutes les allusions mythologiques,
de tous les enfantillages laborieux par lesquels il cherchait à tromper sa douleur ;
peut-être les taches que le goût signale dans le Canzoniere ne
blesseraient-elles pas nos yeux, si le poète, au lieu de supplier, au lieu d’adresser à la
femme qu’il aimait des prières qui ne devaient jamais être exaucées, lui eût adressé des
actions de grâces. Le contentement donne à l’esprit l’instinct de la clarté ; la douleur,
en troublant toutes nos facultés, nous pousse à notre insu vers les images ambitieuses,
vers les comparaisons bizarres. Quelle que soit, d’ailleurs, la valeur de ces conjectures,
le Canzoniere restera comme un des monuments les plus parfaits que le génie
humain ait consacrés à l’expression de l’amour.
Florence a perdu cette année un poète qu’elle chérissait, et dont les œuvres, copiées par
des mains empressées, ont circulé longtemps en Toscane et en Lombardie avant d’être
imprimées. Elle voyait dans Giusti le rival de Béranger. Une étude attentive ne confirme
pas cette croyance populaire. Cependant il y a, dans les œuvres de Giusti, plus d’un
morceau remarquable et qui mérite d’être lu et médité ailleurs qu’en Italie. Si Florence
n’a pas mesuré ses louanges à la valeur du poète qui la charmait, il y a pourtant, dans
les vers écrits pas Giusti, de quoi intéresser, tous les esprits qui sont familiarisés
avec la langue italienne. Avant d’entamer l’analyse du volume publié pour la première fois
à Lugano en 1845, j’éprouve le besoin d’insister sur les circonstances particulières au
milieu desquelles s’est développé le talent de Giusti. Si je négligeais de caractériser la
protection puissante qui a popularisé son nom, le lecteur aurait peine à comprendre le
jugement que je porte aujourd’hui sur les œuvres de Giusti. Quoique mon opinion ne soit
pas une opinion solitaire, quoique le mérite du poète enseveli cette année dans l’église
de Santa-Croce avec une pompe royale soit ramené, en Italie même, à de
justes proportions, mes conclusions pourraient paraître singulières, si je
ne prenais pas la peine de les préparer. Eh bien ! ce qui a fait la force et la popularité
de Giusti, c’est précisément la manière dont se multipliaient les exemplaires de ses
œuvres. Avant la publication faite à Lugano, il n’était pas facile de se les procurer. Il
fallait connaître un des heureux possesseurs de ce manuscrit que la presse n’osait
reproduire, et lui inspirer pleine confiance pour obtenir la permission de le feuilleter.
S’agissait-il d’en prendre copie, la question devenait plus délicate. Ces lectures, ces
copies clandestines s’expliquent par la nature même des œuvres de Giusti, dont la plupart
appartiennent à la satire politique. Qu’est-il arrivé ? C’est que ces œuvres, n’étant pas
soumises au contrôle de tous les esprits, n’étant recherchées que par les hommes animés de
sentiments libéraux, ont été jugées non pas seulement avec indulgence, mais avec une
prédilection qui ne permettait pas l’analyse. Ceux qui lisaient Giusti, d’un œil avide,
savouraient sa pensée comme on savoure le fruit défendu. La joie de connaître ce que tout
le monde ne connaissait pas excluait toute discussion. Toutes les fois que le nom de
Giusti était prononcé dans la conversation, c’était avec l’accent d’une admiration sans
réserve. À coup sûr, les Lombards et les Toscans peuvent se comparer pour le savoir et la
finesse aux nations les plus éclairées de l’Europe : leur enthousiasme pour Giusti ne peut
donc être imputé à l’étroitesse de leur intelligence. S’ils avaient à juger un poète
français, anglais ou allemand, ils se prononceraient avec équité ; mais leurs sympathies
politiques, dont la source généreuse ne peut être blâmée, ont endormi la sagacité
habituelle de leur intelligence, et je ne songe pas à m’en étonner.
À proprement parler, jusqu’en 1845, Giusti n’a jamais été soumis
à la discussion littéraire. Les opinions qu’il défendait, les sentiments qu’il savait
revêtir d’une forme séduisante fermaient la bouche à tous les censeurs. Ne pas aimer
Giusti, ne pas l’aimer sans restriction, c’était ne pas aimer l’Italie, et ceux mêmes qui
apercevaient très clairement les défauts du poète populaire gardaient le silence pour ne
pas se brouiller avec leurs meilleurs amis. Aujourd’hui, grâce au volume publié à Lugano,
tous les hommes éclairés peuvent se former une idée précise des satires politiques
applaudies en Toscane comme des chefs-d’œuvre, et décider si l’auteur doit être classé
parmi les poètes de talent ou parmi les poètes de génie. Tant que ses vers se passaient de
main en main sous le manteau, la vérité avait peine à se faire jour, car il n’est donné
qu’aux intelligences privilégiées de rencontrer la vérité sans le secours de la
contradiction. Il est si facile de prendre ses instincts, ses passions, pour la vérité
même ! L’esprit s’habitue si complaisamment à croire qu’il possède une clairvoyance
souveraine ! La contradiction peut seule remettre chacun à sa place, et je ne proscris pas
même la contradiction ardente, obstinée, pourvu qu’elle soit sincère. Une opinion qui n’a
pas subi l’épreuve de la contradiction n’est jamais sûre d’elle-même ; c’est pourquoi
toute opinion, quelle qu’elle soit, loin de s’alarmer et de s’irriter de la résistance
qu’elle rencontre, doit s’en réjouir et l’encourager, car une libre discussion est la
seule manière de trouver la vérité dans les limites assignées à l’intelligence
humaine.
Pour juger Giusti avec équité, il faut commencer par accepter sa foi politique. Sans
cette concession, il est impossible d’estimer ses œuvres à leur véritable valeur. Si l’on
voit dans ses croyances des croyances ennemies, si
l’on envisage
les principes qu’il a défendus comme un danger public, il faut renoncer à mesurer la
valeur poétique de ses œuvres. Lorsqu’il s’agit de se prononcer sur un écrivain qui a mis
son imagination au service de sa conviction, il est absolument nécessaire de respecter les
idées et les sentiments qu’il a voulu populariser. Ainsi les disciples de Bonald et de
Joseph de Maistre ne sont pas compétents en pareille matière. Tous ceux qui voient, dans
le passé, le modèle immuable du présent et de l’avenir doivent fermer, comme un livre
écrit dans une langue inconnue, le livre qui parle d’un avenir meilleur, qui retrace en
traits poignants les souffrances du présent, qui n’a du regret que pour la gloire et la
liberté. Les Soirées de Saint-Pétersbourg et la Législation
primitive, quel que soit d’ailleurs le mérite purement oratoire qui les
recommande, ne préparent pas l’esprit à l’impartialité. Il y a dans le ton dogmatique et
absolu de ces deux écrivains, confondus, je ne sais pourquoi, avec les philosophes, une
arrogance contagieuse qui proscrit toute discussion comme une impiété. Aux yeux de ces
nouveaux apôtres, si peu familiarisés avec le véritable esprit de l’Évangile, avec la
charité, ne pas adorer le passé, vouloir changer le présent, c’est commettre un sacrilège,
et les disciples qui ont recueilli, qui ont accepté leurs leçons, ferment les yeux à
l’évidence pour ne pas chanceler dans leur docilité. Ce n’est pas eux qu’il faut consulter
sur le mérite de Giusti, c’est-à-dire d’un poète dont toute la vie a été consacrée à la
défense de la démocratie. Cependant, si j’admets ou plutôt si je pose comme condition
indispensable, dans toute discussion littéraire, la sympathie pour les principes soutenus
par l’écrivain, je ne veux pas que cette sympathie, si ardente qu’elle soit, entrave
l’exercice de l’intelligence. Aimer son
pays est sans doute un
devoir impérieux, et je me défie volontiers de ces cœurs cosmopolites qui parlent sans
cesse de l’humanité pour se dispenser d’aimer leur patrie ; mais on peut aimer la France
d’un amour ardent et sincère sans se croire obligé d’admirer les
Messéniennes comme le dernier mot de la poésie lyrique, et je crois,
pareillement, qu’on n’offense pas l’Italie en refusant de placer Giusti parmi les grands
poètes du xive
siècle, entre l’amant de Laure et l’amant de
Béatrice.
Tant que les œuvres de Giusti n’ont été multipliées que par des mains fidèles et
dévouées, la discussion pouvait sembler difficile, imprudente même aux esprits les plus
francs. Aujourd’hui que ses vers sont tombés dans le domaine public, chacun peut parler de
lui en toute liberté, en Italie comme en France, sans s’exposer au reproche d’injustice.
En signalant les défauts de ces œuvres ingénieuses, personne ne craint plus d’être accusé
de vouloir rétablir la théocratie ou la monarchie absolue. Grâce à Dieu, la presse, en
mettant la pensée de chacun à la disposition de tout le monde, impose silence à toutes les
déclamations ridicules. Si Giusti a dû à la propagation clandestine de ses vers une grande
partie de sa popularité, c’est à cette propagation clandestine qu’il faut aussi rapporter
le caractère prosaïque de plusieurs pièces de son recueil. Si, au lieu d’être lu en
cachette, il eût été lu publiquement, si le blâme était venu assaisonner la louange., je
ne doute pas qu’il n’eût essayé de donner à sa pensée une forme plus vive, plus précise,
qu’il n’eût attribué plus d’importance à l’emploi des images et compris enfin que l’idée
la plus ingénieuse, la satire la plus vraie, la raillerie la plus mordante, n’ont qu’une
durée passagère, lorsqu’elles ne sont pas protégées par l’élégance, par la
justesse, par la transparence de l’expression. L’obscurité que ses
compatriotes mêmes n’hésitent pas à lui reprocher se serait dissipée, s’il eût été soumis
plus tôt à tous les hasards de la discussion. Quand le grand jour a lui pour ses vers, il
était trop tard. En possession de la popularité, il ne pouvait guère prendre au sérieux
les objections produites par les esprits désintéressés. Il avait trouvé depuis longtemps,
pour sa pensée, un moule qu’il ne voulait plus changer. Il avait recueilli tous les
bénéfices de la lecture clandestine ; il n’acceptait pas toutes les conséquences de la
publicité. Malgré sa modestie, pouvait-il consentir à prendre pour de pures flatteries
toutes les louanges qui lui avaient été prodiguées ? L’épreuve était délicate, et je
comprends très bien qu’il n’en soit pas sorti victorieux.
Le recueil de Giusti se compose de soixante-trois pièces. À l’exception de six pièces
publiées à Livourne avec le nom de l’auteur, le recueil tout entier peut être considéré
comme une suite de satires politiques. Si la manière de Giusti ne rappelle pas la manière
de Béranger, on ne peut nier que le choix des sujets traités par le poète toscan ne
rappelle très souvent à la mémoire du lecteur les œuvres du poète français. Quant aux vers
publiés à Livourne, ils ne se recommandent par aucune qualité vraiment caractéristique.
L’amour maternel, la confiance en Dieu, l’absence d’une femme aimée, n’inspirent à Giusti
que des sentiments connus et traduits depuis longtemps, et qu’il n’a pas su rajeunir par
la forme. S’il n’eût jamais écrit que les vers publiés avec son nom, il est certain que
son nom ne lui survivrait pas ; aussi n’essaierai-je pas d’analyser les œuvres que je
viens de désigner. Une pareille analyse serait sans intérêt, et n’apprendrait rien à
personne, Ce qui importe, c’est de caractériser nettement la manière de
Giusti, et pour cela il suffit de prendre dans son recueil quelques pièces
dont le sujet bien déterminé nous permette de suivre pas à pas le mouvement de sa
pensée.
Le Brindisi de don Girella est sans contredit une des plus gaies. Le vers,
rapide et court, ne laisse pas un instant languir l’attention ; mais la gaieté, la malice
et la raillerie qui respirent dans toute cette pièce n’en font pourtant pas une œuvre
poétique dans l’acception la plus élevée du mot. Toutes les idées qui pouvaient être
présentées sous une forme lyrique sont rassemblées par l’auteur dans le cadre d’une
chanson de table ; mais elles demeurent à l’état de matière poétique, et, comme l’image ne
vient pas au secours de l’auteur, comme la donnée n’est pas fécondée par la fantaisie, le
lecteur, tout en souriant aux pensées ingénieuses de Giusti, ne se sent jamais saisi
d’étonnement ou d’admiration. À proprement parler, le Brindisi de don
Girella est plutôt le thème d’une chanson à faire qu’une chanson faite. Le sujet
de ce Brindisi, comme l’indique le titre même de la pièce, n’est autre
chose que le Paillasse de Béranger. Je ne veux pas établir de comparaison
entre la chanson toscane et la chanson française ; ce serait de ma part un pur
enfantillage. Qui sait, d’ailleurs, si l’on ne m’accuserait pas de céder moi-même à
l’entraînement que je blâmais tout à l’heure ? J’aime mieux considérer la pièce en
elle-même, sans m’occuper de la chanson écrite chez nous sur le même sujet. Or, si la
versatilité, la servilité, le mépris de toute conviction, l’amour de l’avilissement, la
passion de la vénalité, sont courageusement flétris dans le Brindisi de don
Girella, il faut bien avouer que l’imagination, dans cette pièce, joue un rôle
trop modeste. Il ne suffit pas, en effet, d’offrir des pensées justes, des sentiments
généreux ; il faut encore trouver pour ces
sentiments et ces
pensées une forme élégante et vive, qui leur donne un caractère vraiment poétique, et
c’est précisément ce qui manque à don Girella.
Je sais tout ce qu’on peut dire sur les avantages de la simplicité, sur l’emploi du style
familier dans la chanson ; tous ces préceptes que je ne songe pas à réfuter n’ôtent rien à
la justesse de mes plaintes. Je ne demande pas aux poètes qui écrivent une chanson,
politique ou non, peu importe, de relire Pindare avant de commencer le premier couplet. Un
pareil conseil serait tellement contraire au bon sens, qu’il serait accueilli par un éclat
de rire. Sans recourir à Pindare, dont les Olympiques et les
Néméennes n’ont tien à démêler avec le sujet qui nous occupe, le poète ne
doit jamais publier que la forme lyrique est soumise à certaines conditions, et l’emploi
des images est une des conditions les plus impérieuses. On aura beau dire, le rythme et la
rime ne sont pas toute la poésie. Réduite à ces deux éléments, lors même que la pensée
serait parfaitement juste, lors même que les sentiments exprimés exciteraient dans l’âme
une ardente sympathie, la poésie serait encore incomplète. Si la justesse de la pensée, la
générosité des sentiments forment la substance morale de la poésie, cette substance si
précieuse a besoin, pour devenir poésie, d’une enveloppe qui la distingue nettement de la
prose, et cette enveloppe n’est autre chose que la forme poétique. Or, je ne conçois pas,
je ne crois pas qu’il soit permis de concevoir la forme poétique sans l’emploi des images.
Si, dans la prose même qui marche avec plus de liberté, il est souvent utile de ne pas
produire la pensée telle qu’elle se présente, et d’apporter dans le choix des mots une
attention sévère, à plus forte raison faut-il se montrer scrupuleux lorsqu’il s’agit de
poésie. À quoi bon
compter des mots, assortir des rimes,
construire des strophes, si, malgré le rythme et la rime, les strophes ne se distinguent
pas de la prose ? N’est-ce pas vraiment peine perdue ? Giusti, en écrivant le
Brindisi de don Girella, ne paraît pas avoir songé un seul instant aux
conditions que je rappelle. Il s’est contenté de la première forme venue, et, dans cette
pièce d’ailleurs si gaie, les pensées les plus ingénieuses, les plus vraies, perdent la
moitié de leur valeur, faute d’être présentées sous une forme plus précise, faute d’être
exprimées dans une langue plus vive et plus colorée. Toutefois, je sais bon gré à Giusti
d’avoir écrit le Brindisi de don Girella ; il y a aujourd’hui en deçà comme
au-delà des Alpes tant de valets au service de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient,
dont l’avilissement semble être l’unique passion, nous voyons tant de gens mendier une
livrée et se défier de l’indépendance comme d’un fléau, qu’il faut remercier le poète
toutes les fois qu’il flétrit le parjure et la servilité. Si le Brindisi de don
Girella n’est pas dans l’ordre poétique une œuvre accomplie, c’est une bonne
action ; si le goût n’est pas satisfait, le cœur se réjouit, et bien des œuvres plus
habiles, plus élégantes, plus précises, n’éveillent pas en nous cette joie.
La pièce adressée à un Chanteur débute plus heureusement, je veux dire
plus poétiquement, que le Brindisi de don Girella. Le poète parle à
Moriani ; c’est du moins l’opinion généralement acceptée parmi les compatriotes de Giusti.
Il commence par lui rappeler les belles années de leur jeunesse, les années qu’ils ont
passées ensemble à l’université de Pise, les airs qu’ils chantaient la nuit d’une voix
harmonieuse et sonore, les belles jeunes filles qui se mettaient au balcon pour les mieux
entendre. Tout ce
début est plein de grâce et de mélancolie. Il
paraît, d’après cette pièce, que Giusti, tout en étudiant la jurisprudence, cultivait la
musique, et sa voix, si nous acceptons son témoignage, n’était pas moins pure que celle de
Moriani. À Dieu ne plaise que je lui reproche ce petit mouvement de vanité ! Ce n’est pas
d’ailleurs, pour le seul plaisir de se vanter, qu’il rappelle à Moriani les
applaudissements que chacun d’eux recueillait sur sa route. S’il lui parle de leur
jeunesse tour à tour studieuse et gaie, ce n’est pas pour se plaindre de la fuite des
années. Cette pièce, qui commence comme une élégie, ne tarde pas à nous révéler son vrai
caractère, et la satire se montre dans toute sa franchise. Le poète s’indigne à bon droit
des mœurs efféminées de son temps, et compare le sort des hommes qui vivent de leur
intelligence au sort des hommes qui vivent de leur voix. Malgré ma vive sympathie, malgré
ma profonde admiration pour la Malibran, pour Rubini, malgré ma reconnaissance pour le
plaisir que je leur dois, je suis bien obligé de reconnaître que Giusti frappe juste, et
que son indignation n’est pas un jeu de rhéteur. Il a raison de comparer la pauvreté de
Romagnosi, qui a dépensé dans l’interprétation des lois un savoir immense, un génie admiré
de tous les juristes, à l’opulence du chanteur applaudi. La comparaison ne fait pas
honneur à notre temps ; mais elle n’a rien de mensonger, et le poète reproche justement à
l’Italie son ingratitude pour ses plus glorieux enfants. Chez nous, la science est mieux
traitée ; cependant la vérité, sous quelque forme qu’elle se produise, n’est jamais
récompensée comme le plaisir. La donnée de cette pièce est donc parfaitement vraie.
Malheureusement l’élégance et la variété des développements ne répondent pas à la justesse
de la pensée. L’auteur se laisse emporter par la
colère, je ne
dirai pas jusqu’à l’amertume, car l’amertume dans la satire est un devoir, une nécessité,
mais jusqu’aux railleries les plus vulgaires. Vraiment poète lorsqu’il parlait des rues
silencieuses de Pise, des flots de l’Arno et des études de sa jeunesse, il ne trouve plus
qu’un langage banal pour peindre la foule oisive suspendue aux lèvres du ténor triomphant.
C’est grand dommage, car le début promettait merveille. Les premières strophes, écrites
d’un style poétique, préparaient l’esprit aux émotions les plus généreuses, aux sentiments
les plus élevés. Ce brusque changement de ton est pour toutes les intelligences délicates
une déception douloureuse ; peut-on voir sans tristesse une idée vraie amoindrie, comme à
plaisir, par la vulgarité de l’expression ? Il était digne d’un poète pénétré de ses
devoirs de vouer au ridicule les femmes qui se pâment en écoutant le ténor à la mode, dont
la prunelle disparaît sous l’orbite, qu’une gamme chromatique ravit en extase ; mais il
fallait trouver pour l’ironie des images vengeresses, et Giusti s’est contenté de dire en
vers, ce qu’il aurait très bien pu dire en prose.
Ai-je besoin d’insister sur cette remarque ? N’est-il pas trop évident que la colère du
poète, bien que née d’un sentiment généreux, devient banale, et n’a plus de prise sur le
lecteur dès qu’il renonce à lui prêter un langage rapide, elliptique, abondant en images,
un langage, en un mot, qui ne puisse être confondu avec le langage de la vie ordinaire ?
Je m’associe de tout mon cœur à l’indignation de Giusti, je déplore comme lui
l’ingratitude de la foule pour les hommes qui vouent leur vie à l’étude, à la découverte,
à l’enseignement de la vérité ; je n’ai que du dédain pour les applaudissements, trop
souvent stupides, prodigués aux chanteurs par les badauds de tous les pays, qui ne
savent pas siffler quand leur idole chante faux ; mais je voudrais
voir toutes ces pensées, je voudrais voir cette colère revêtues d’une armure poétique. Au
lieu de fer et d’airain, je ne trouve qu’un manteau cousu à la hâte, un manteau que la
première étreinte suffira pour déchirer. N’est-ce pas d’ailleurs un non-sens de vouloir
démontrer l’importance, la nécessité du style poétique en poésie ? La Toscane, qui a
devancé l’Europe tout entière dans la culture des lettres, a-t-elle besoin de leçons ?
Sans consulter les nations voisines, n’a-t-elle pas sous les yeux des modèles de tout
genre ? Le génie poétique ne s’est-il pas montré à Florence sous les formes les plus
variées ? Cependant je ne pouvais guère me dispenser de rappeler ces vérités élémentaires,
car, bien qu’elles soient depuis longtemps acceptées par tous les esprits éclairés, nous
voyons se multiplier chez nous comme en Italie les écrivains qui prennent le rythme et la
rime pour les fondements mêmes de la poésie. Giusti ne mérite pas ce reproche : il pense
avant d’écrire, il sent avant de parler ; mais il ne prend pas la peine de chercher pour
sa pensée une forme précise, et cette négligence diminue singulièrement la grandeur et la
portée de ses conceptions. Je ne crains donc pas qu’on m’accuse de prodiguer l’évidence.
Entre ceux qui possèdent la forme sans la pensée et ceux qui possèdent la pensée sans la
forme, il y a place pour le vrai poète qui réunit la forme à la pensée, qui complète
l’inspiration par l’expression. Me blâmerait-on d’insister ? N’ai-je pas une réponse toute
prête ? Ces vérités, qui traînent sur les bancs de toutes les écoles, ne sont-elles pas
chaque jour méconnues ? Il n’est donc pas hors de propos de les rappeler. Si l’intention,
chez Giusti, ne me semblait pas excellente, je ne prendrais pas la peine de signaler
l’insuffisance, la
vulgarité de l’expression ; je ne perdrais pas
mon temps à demander pour une ombre un vêtement solide ; mais je me trouve en face d’une
pensée vraie, d’un sentiment que je partage ; je m’étonne et je m’afflige de voir cette
pensée livrée à tous les hasards de l’improvisation, vêtue à l’aventure. En traduisant
nettement l’impression que j’ai reçue, je ne crois pas perdre mes paroles. Qui sait si
l’exemple de Giusti, trop vanté lorsque ses œuvres étaient lues à la dérobée, jugé
sévèrement depuis qu’il est dans toutes les mains, ne servira pas d’avertissement à plus
d’un poète fourvoyé ?
Une parole de M. de Lamartine a fourni au poète toscan le sujet d’une pièce énergique et
vraie. M. de Lamartine avait appelé l’Italie la terre des morts. Giusti
répond à cette parole avec une ironie qui va souvent jusqu’à l’amertume, mais qui n’a pas
besoin d’être justifiée. Faut-il s’étonner qu’un Italien qui prend au sérieux l’idée de la
patrie, qui aime et vénère son pays, refuse d’accepter l’arrêt prononcé par le poète
français ? Le ton de cette réponse n’a d’ailleurs rien de blessant. C’est une raillerie
qui s’adresse tour à tour à la France, à l’Angleterre, à l’Allemagne. Si l’Italie est la
terre des morts, si la vie s’est retirée de ce beau pays, de ce pays autrefois si
puissant, pourquoi donc toute l’Europe va-t-elle respirer l’air des tombeaux ? Que
signifie cette passion pour les ombres ? Si l’Italie est morte, que veulent dire ces
armées qui veillent sur elle nuit et jour ? Est-ce pour empêcher les morts de se réveiller
que l’Allemagne envoie ses soldats camper en Italie ? Si l’Italie est morte, pourquoi
bâillonner sa pensée ? Est-ce que les morts peuvent être pervertis ? Est-ce que les
ossements ensevelis sous la terre, épouvantent l’héritier de César ? J’en ai dit assez
pour montrer nettement le
sens de cette composition. Quoiqu’elle
porte le caractère de l’improvisation, quoique l’expression ne soit pas toujours précise,
il y a tant d’abondance et de spontanéité, que l’esprit du lecteur se laisse volontiers
aller à l’indulgence. D’ailleurs cette réponse est écrite d’un bout à l’autre avec une
simplicité familière qui éloigne l’idée de toute prétention. Les compatriotes de Giusti
citent cette réponse comme une des meilleures pièces de son recueil. La pensée qui l’a
dictée éveille, à Florence et dans le reste de l’Italie, de nombreux échos. La fierté
nationale, le souvenir d’un passé glorieux, ont trouvé dans Giusti un interprète
énergique, et tout esprit bien fait comprend, sans peine, que la reconnaissance ne mesure
pas la louange à la valeur précise de l’œuvre.
La Réception d’un chevalier de l’ordre de Saint-Étienne est bien
au-dessous de la Réponse à Lamartine. L’esprit et la gaieté qui animent
cette pièce n’en déguisent pas la prolixité. L’auteur veut tourner en ridicule et désigner
au mépris public un vilain enrichi par l’usure, et qui espère cacher sous l’ordre de
Saint-Étienne tous ses méfaits. C’est à coup sûr une donnée satirique. Malheureusement,
les meilleurs passages de cette composition perdent la moitié de leur valeur, faute de
concision. Le poète a imaginé, pour épouvanter le nouveau chevalier, une fantasmagorie
souvent ingénieuse, mais qui dure trop longtemps et finit par lasser la patience. Pour
n’avoir pas su s’arrêter à temps dans le développement de sa pensée, le poète n’obtient
qu’un demi-succès. Réduite de moitié, condensée par la réflexion, cette satire obtiendrait
de plus nombreux applaudissements.
Le Brindisi pour un pique-nique ne se recommande pas seulement par la
gaieté, mais bien aussi par la sobriété des
développements.
L’auteur a su se renfermer dans de justes proportions. Ce Brindisi est une
raillerie à l’adresse des Italiens qui ne consentent pas à garder les habitudes et le
langage de leur pays, et s’efforcent d’imiter tour à tour la France et l’Angleterre. En un
mot, c’est une boutade contre les singes. Cette donnée ne se distingue pas précisément par
la nouveauté : plus d’une fois déjà elle a été mise en œuvre au-delà comme en deçà des
Alpes ; mais Giusti a su la rajeunir par la franchise et la vivacité du langage. Il frappe
juste et se moque, en joyeux convive, des phrases anglaises et françaises dont les oisifs
assaisonnent leur conversation. Sous cette ingénieuse raillerie, il n’est pas difficile
d’apercevoir une pensée grande et sérieuse, l’amour de la patrie, le respect des aïeux.
Les amis réunis autour du poète ne sont pas animés de sentiments frivoles. L’énergie
virile de son langage montre assez clairement qu’il voit en eux des hommes pour qui le
passé n’est pas un vain souvenir, mais un conseil, un encouragement.
Les pièces que je viens d’analyser suffisent pour caractériser la manière de Giusti.
Chaque page de son recueil offre à peu près les mêmes défauts et les mêmes qualités. Je ne
parle pas du reproche que lui adressent en Italie ses plus fervents adorateurs, parce que
ce reproche, en deçà des Alpes, serait difficilement compris. Giusti, quoique nourri de
lectures excellentes, malgré son commerce familier avec les plus grands esprits, les plus
habiles écrivains de son pays, n’écrit pourtant pas une langue très pure. Il emploie trop
souvent des locutions qui ne sont pas toscanes dans l’acception littéraire, mais dans
l’acception locale du mot. Il prodigue les étruscismes, Ce n’est pas à
nous qu’il appartient de relever une pareille faute. Nous devons nous borner à juger la
pensée en elle-même, et ne pas nous aventurer
dans cette question
de pure philologie. Vouloir parler des locutions toscanes de Giusti serait de notre part
une ridicule prétention ; autant vaudrait, disserter sur la patavinité
de Tite-Live. Cependant il n’est pas inutile de mentionner le reproche adressé à Giusti
par ses compatriotes, car c’est peut-être, dans sa prédilection pour les locutions
toscanes, qu’il faut chercher la raison de l’obscurité qui souvent nous voile une partie
de sa pensée. En France, nous sommes habitués à croire que la langue toscane est la langue
italienne par excellence. Cela est vrai, si l’on veut parler de la langue créée en Toscane
par les trecentisti, c’est-à-dire au xive
siècle ; mais si l’on veut parler de la langue employée familièrement par
les Florentins, c’est une méprise positive. Quoique la langue de Florence soit plus pure
que la langue de Rome et de Naples, elle n’est pourtant pas à l’abri de tout reproche ; et
pour qu’on ne m’accuse pas de présomption, je me hâte de placer ce que j’avance sous le
patronage du plus illustre des Florentins. Dante, dans son traité sur la langue
vulgaire, c’est-à-dire sur la langue italienne, dit formellement que le toscan
n’a pas le droit de s’attribuer une supériorité absolue sur les autres dialectes de
l’Italie. Je ne crois pas que personne songe à récuser le témoignage, à contester
l’autorité d’un tel juge.
La seule question que nous puissions résoudre par nous-même est la question littéraire
envisagée d’une façon générale, c’est-à-dire abstraction faite des détails philologiques.
Or je ne crois pas que le nom de Giusti garde longtemps sa popularité. Ses, œuvres, bien
qu’elles ne se recommandent ni par la nouveauté des conceptions, ni par l’éclat du style,
ni par la puissance de l’imagination, ont exercé sur son pays une action qu’il est
impossible de contester ; mais cette action, dont le souvenir n’est pas effacé, est
toute poétique. Les principes que Giusti a défendus, malgré leur
grandeur, leur sainteté, ne suffiront pas pour assurer une longue durée à son nom. Il
manque à ses ouvrages ce qui seul peut fonder les solides renommées, l’élégance, la pureté
du style. En parlant ainsi d’un poète étranger, je ne crains pas de m’exposer au reproche
de légèreté. J’exprime franchement l’impression que j’ai reçue, mon opinion s’est formée
par une lecture attentive, et je crois que, parmi les compatriotes de Giusti, le mérite
littéraire de ses œuvres ne sera jamais sérieusement affirmé. Je sais qu’il faut toujours
parler des poètes étrangers avec une grande réserve, que bien des nuances nous échappent
nécessairement ; cependant je ne puis pousser la défiance de moi-même jusqu’à révoquer en
doute la réalité des sentiments que j’éprouve. Or, la lecture de Giusti, n’a jamais
produit en moi une de ces émotions profondes dont le génie a seul le secret. Il me semble
donc que je puis, sans présomption, dire que Giusti n’est pas un poète de génie. Est-il
permis de voir en lui un poète d’un talent très pur ? Je ne le crois pas. Le talent de
Giusti ne va pas au-delà d’une improvisation ingénieuse. Pourtant il lui est arrivé
quelquefois de vouloir donner à sa pensée une forme plus précise ; mais ce louable projet
ne s’est jamais pleinement accompli. Lorsqu’on découvrit, en 1840, le portrait de Dante
par Giotto, sur la muraille d’un vieux palais qui sert aujourd’hui de prison, Giusti
adressa des vers à l’ombre du grand Florentin. Je traduis littéralement cette dernière
pièce. Bien qu’elle soit divisée en octaves, l’imitation du style de la Divine
Comédie n’échappera sans doute à personne. Parfois l’imitation est heureuse,
parfois aussi les efforts du poète demeurent impuissants. Il veut emprunter aux tercets de
la Divine Comédie leur concision biblique, et il prend
l’obscurité pour la concision. Cependant il y aurait de l’injustice à ne
pas louer l’élévation des pensées dont se compose cette pièce. La forme n’a rien
d’original ; mais Giusti, en s’adressant au poète gibelin, n’oublie jamais l’auguste
majesté de son interlocuteur, et semble puiser dans son regard les sentiments qu’il
exprime. Quoique je ne veuille conseiller à personne l’imitation servile d’aucun modèle,
il est certain pourtant que l’imitation, lorsqu’elle se borne au style et ne dégénère pas
en plagiat, peut devenir un utile exercice. Giusti imite le style de la Divine
Comédie, comme Paul-Louis Courier imitait le style d’Amyot et de Montaigne. Il
dit sa pensée dans la langue du xive
siècle, mais il ne
renonce pas à penser par lui-même. Voici la pièce inspirée par la fresque de Giotto ; il
ne faut pas oublier, en la lisant, qu’elle a été écrite huit ans avant la guerre du
Piémont contre l’Autriche.
VERS A DANTE.
SUR LE NOUVEAU PORTRAIT DÉCOUVERT À FLORENCE EN
1840.
I.
Quelle grâce te montre à nous, ô première gloire italienne, par qui notre langue a
prouvé ce qu’elle pouvait ? Comment as-tu daigné te tourner vers nous, du point où tout
désir s’apaise ? Le lieu de ta naissance a-t-il dans ton cœur un si grand prix, qu’il
t’est doux de retourner encore dans le monde éternellement amer !
II.
Mais tu peux bien descendre du séjour immortel ici-bas où l’on pleure ; la miséricorde
de Dieu t’a rendu tel que
notre misère ne t’atteint pas : tu as
résolu dans ta pensée un doute grave, et ce désir enivrant qui nous a longtemps tenus
avides et affamés, tes yeux l’ont contemplé sans voile.
III.
Dans ton admirable visage brûle et resplendit je ne sais quoi de divin qui te rend à
nous dans ta vraie pensée : devant toi, comme le pèlerin regardant le temple où il a
fait vœu de s’agenouiller, soupirant en silence, je sens mon âme toute joyeuse qui me
dit : Maintenant, pourquoi ne parles-tu pas à ton poète ?
IV.
Une tristesse sereine erre dans tes yeux et sur tes joues ; le regard sérieux et vif
étincelle, comme il convient à une si grande intelligence, et dans le miroir de ton
front austère, tel que le soleil dans l’eau pure, resplendit le génie et l’âme qui se
sent immaculée.
V.
Tel tu as été dans la Vie Nouvelle, et les étoiles bienfaisantes ont
fait de toi un modèle accompli de courtoisie, de génie et de valeur, qui alors allaient
de pair ; tel tu étais lorsque t’abandonna ta maîtresse chérie, la belle jeune fille,
incertain et seul, dans la forêt sauvage, armant tes ailes pour l’essor que tu as
pris.
VI.
Résolu et viril, tu as tenté de dompter ton peuple injuste ; puis, chassé du beau
bercail, tu as mendié ta vie morceau à morceau, exposé aux coups de la fortune par
les quatre points cardinaux, et ta valeur s’est accrue par ton
infortune, et ton vers a pu mieux décrire, de la cime aux fondements, l’univers
entier.
VII.
Solitaire et sans parti, tu as pesé dans une juste balance le bien et le mal, et dans
le cercle auguste de l’art, comme dans le ciel libre, tu as déployé tes ailes : une muse
nouvelle te montrait les ourses, et ton antenne, qu’aucune langue et aucune aile n’a
jamais pu atteindre, t’a poussé jusqu’à Dieu.
VIII.
Ta vision, qui s’appuie à une telle hauteur, nous enivre de plus en plus ; personne ne
l’a vue encore assez souvent pour n’y pas trouver une beauté nouvelle. Celui-là seul
goûte bien le fruit de la plante nouvelle qui la connaît tout entière ; en elle se mire
celui qui se plaît à bien faire, c’est à elle que se mesure la beauté morale.
IX.
Peut-être ne vois-je pas entière la beauté dont je parle, peut-être n’arrive-t-elle pas
entière jusqu’à nous ; je crois que celui qui l’a créée la savoure tout entière ; elle
cache son essence profonde ; l’œil qui s’aventure à travers ses flots éprouve sa
clairvoyance ; elle se livre selon l’ardeur du regard qui la contemple.
X.
Ta pensée a mille méandres, et celui qui veut y pêcher la vérité, dévoré d’une soif
ardente, y porte des rêveries et des songes dont il nourrit les âmes simples ; l’un ne
la
comprend pas, l’autre la condense, ou va de feuillet en
feuillet, tissant des énigmes, et dilate les mailles du texte au point de briser la
mesure.
XI.
Par plaisir ou par méprise de qui se complaît dans le oui et dans le non, tous les ans,
de telles fables se crient çà et là du haut de la chaire. Ô guide et fondement de
toi-même, tu diras aux esprits nourris de vent que celui-là quitte en vain la rive, qui
veut pêcher la vérité et ne possède pas l’art.
XII.
Quelques-uns sentent le danger et se serrent contre toi, mais ils sont si peu nombreux,
qu’un petit morceau de drap suffit à faire leur manteau. Pardonne, ô père, aux molles
intelligences, si leur oreille paresseuse n’a pas encore entendu ton noble rugissement,
si la fraude dépouille l’autruche, et si l’orgueil couvre de ses plumes les ailes de
l’aigle céleste !
XIII.
Moi qui veux te louer sincèrement, m’épuisant à l’œuvre et me défiant de moi-même, je
t’emprunte ta langue pour te révéler tout entier ; si ma trop grande hardiesse éloigne
le frein, la parole ne me manque pas : permets que, dans ma petite barque, je suive ton
vaisseau qui traverse les flots en chantant.
XIV.
Ô maître ! ô seigneur ! honneur et lumière des autres poètes, laisse-moi me prévaloir
de la longue étude et du grand amour qui m’a fait chercher ton livre : j’ai vu ce
que je ne puis redire, moi, libre ami de la vérité, sans que ma
parole ne devienne pour moi un sujet de chagrin ou de reproche, ou par ma propre honte,
ou par la honte d’autrui.
XV.
Tu verras s’asseoir aux riches banquets celui qui est dépourvu de tout savoir, qui sème
la prose et les vers, et qui, en écrivant, n’est ni un ni deux. Hélas ! ô philosophie !
que tu es changée, puisque, par lâcheté, tu renies le bon sens de nos pères et que tu
montres du doigt le triste septentrion !
XVI.
Ici l’âne s’engraisse stupidement, brait et s’apaise, et change de bât de l’été à
l’hiver ; une foule oisive et ignorante va criant liberté, et ce cri est répété par
celui qui a l’œil ouvert pour spéculer sur les troubles de la patrie, et Judas lui-même
ne pourrait supporter la puanteur d’une telle corruption.
XVII.
La vieille gloire est éteinte, et toutes les terres d’Italie sont pleines de tyrans, et
tout paysan qui prend les armes devient un martyr ; la fosse de Caïn attend, pour ses
vieilles et pour ses nouvelles offenses, celui qui, nourri de remords et de honte, du
haut des montagnes du Piémont, nous a meurtris et torturés.
XVIII.
Ton âme, aujourd’hui changée, s’indigne et se plaint sans doute que César, armé de
griffes toutes puissantes, ait abandonné le jardin de l’empire ; tu vois comme le
mauvais gouvernement, qui abat tous les cœurs, dévore et la
Lombardie et Venise ; Modène et Parme gémissent.
XIX.
Florence s’agite et renouvelle son enveloppe, et montre des ombres de héros ; celui qui
s’est levé en octobre ne dure jamais jusqu’à la mi-novembre ; celui de ses fils qui
l’aime avec dévouement succombe sous une race sans renommée, et les serpents de
Justinien ont flétri et fané sa fleur.
XX.
Au bas de la roue, la vengeance de Dieu met le clergé ; la race qui devrait être
dévote, là où le Christ se vend tous tes jours, se prostitue aux rois aux yeux du monde
entier ; ils n’espèrent pas l’avilir davantage, et la peur commune lui garantit une foi
stupide.
XXI.
La tyrannie ottomane, comme la tyrannie papale, tombe en ruines dans le pays où Gabriel
a ouvert ses ailes, où Constantin a déployé l’aigle romaine : peut-être le grand décret
qui est vrai par lui-même, veut-il que Rome, Sion et Nazareth et les autres contrées
choisies, soient libres en même temps de toute souillure.
XXII.
Mais, débarrassé de ton enveloppe matérielle, délivré de toutes ces choses misérables,
avec ta Béatrice, là-haut dans le ciel, glorieusement accueilli, la vie complète d’amour
et de paix du siècle vrai détourne ta pensée de notre vie intime et misérable. Merveille
douce et délicieuse !
XXIII.
Bienheureux et contemplant là-haut le livre triple et
unique,
où se résout toute question de temps et de lieu, où le blanc et le noir ne changent
jamais, tu sais, qu’à travers les douleurs et les ruines, notre terre latine se
rajeunira comme une plante, par la toute-puissance de l’amour qui met en mouvement le
soleil et les autres étoiles.
Chose étrange : Giusti, qui a employé les plus belles années de sa vie à écrire des
satires politiques, ne paraît pas avoir étudié les conditions permanentes du genre qu’il
avait choisi. Spirituel, amer quand il le fallait, réunissant presque tous les éléments de
la vraie satire, on dirait qu’il n’a pas médité un seul jour sur les devoirs du poète
satirique. n’a pas compris la nécessité d’étudier les questions sociales dans toute leur
généralité, et pourtant le poète qui néglige cette étude préliminaire se condamne
volontairement à l’entassement inutile des lieux communs usés depuis longtemps. L’étude
des questions sociales, ramenée aux idées génératrices qui les dominent, peut seule
fournir à l’imagination du poète les armes dont il a besoin. Vouloir s’en tenir aux idées
banales qui servent d’aliment aux conversations de chaque jour, c’est méconnaître le but
de la satire politique. De quoi s’agit-il en effet ? La tâche du poète se réduit-elle à
répéter ce qui a déjà été dit cent fois ? Giusti n’a pu le croire. Cependant je
n’aperçois, nulle part, la ferme volonté de présenter, sous une forme vivante, les idées
formulées par la philosophie moderne. Ce n’est pas que je prétende identifier la
prédication philosophique et la poésie satirique, une telle pensée n’est jamais entrée
dans mon intelligence ; mais la satire, dont l’antiquité nous a laissé de si admirables
modèles, ne peut se dispenser d’étudier les souffrances aussi bien qui les vices de la
société qui l’écoute. Le poète qui ne comprend pas toute l’importance
de cette enquête aura beau prodiguer les traits les plus ingénieux,
recueillir et garder dans sa mémoire fidèle toutes les anecdotes dont s’égaie l’oisiveté
des salons ; il ne s’acquittera jamais glorieusement de la mission qui lui est confiée,
car tous les vices, quels qu’ils soient, sont une forme particulière de l’égoïsme ; toutes
les vertus une forme particulière du dévouement : c’est pourquoi le poète qui veut flétrir
les vices de son temps doit connaître, aussi bien, les souffrances qui s’agitent et
appellent le dévouement, que l’égoïsme qui répond à la plainte par l’indifférence. En un
mot, si la philosophie est le fondement de toute poésie, on peut le dire surtout de la
satire politique. C’est pour avoir méconnu cette vérité que Giusti, malgré toutes les
ressources de son esprit, n’a jamais rencontré les pensées qui se gravent dans toutes les
mémoires. Faute de connaître assez nettement les questions sociales dont se préoccupent à
leur insu les intelligences les plus paresseuses, il n’a jamais donné à sa colère, à son
ironie, la grandeur et la puissance dont le poète satirique a besoin pour accomplir sa
mission.
La satire politique, telle que nous la voyons dans Giusti, se confond volontiers avec
l’improvisation du journal. Il arrive bien rarement qu’il cherche, pour sa pensée, une
forme capable de la protéger contre l’oubli. Plein de confiance dans son esprit, habite à
saisir, à signaler des rapprochements inattendus, il se contente d’amuser, et ne paraît
pas s’inquiéter de ce qu’on pensera après avoir fermé son livre. Est-ce de sa part
modestie ou insouciance ? Giusti, en écrivant, croit-il toutes ses pensées menacées d’une
prochaine indifférence, et se résigne-t-il sans murmurer à l’arrêt qu’il a prévu ?
Craint-il de perdre son temps en engageant contre l’oubli une lutte inutile ? ou bien,
tout
entier à la joie de flétrir les vices de son temps, de
réveiller en sursaut les puissants endormis dans le mépris de la souffrance, ne songe-t-il
pas même au vent qui emporte chaque jour le bruit de nos paroles ? À mon avis, ce n’est de
sa part ni modestie ni insouciance. Parmi les vertus de Giusti, je ne crois pas qu’il
faille compter l’humilité. Je suis loin de lui reprocher la fierté qui respire dans ses
œuvres, car l’indignation du poète satirique ne va guère sans la fierté. Si j’en parle, ce
n’est que pour appuyer ma pensée sur un fait facile à vérifier.
Je trouverais, sans peine, dans le recueil publié à Lugano, plus d’une pièce qui
donnerait à mon opinion toute l’évidence d’une démonstration. Je n’en citerai qu’une
seule : Le Créateur et la Création. La donnée choisie par Giusti est celle
d’une chanson populaire parmi nous, et que je n’ai pas besoin de rappeler. Dieu se met à
la fenêtre et parle à saint Pierre de tout ce qu’il voit sur la terre. Il y a certainement
beaucoup d’esprit et de gaieté dans la pièce de Giusti, et chaque strophe appartient toute
entière au poète toscan ; mais l’entretien de Dieu et de saint Pierre est plutôt une
improvisation ingénieuse qu’une œuvre définitive. L’esprit du lecteur le plus modeste
ajoute volontiers au dialogue quelques traits nouveaux, efface sans hésiter plus d’une
expression vulgaire, et dont la vulgarité ne peut être confondue avec l’accent familier.
N’est-il pas évident qu’une composition longtemps méditée ne susciterait jamais de telles
pensées ? Si l’entretien de Dieu et de saint Pierre, au lieu de marcher au hasard, nous
offrait une série de sentiments disposés dans un ordre nécessaire, de telle sorte qu’il
fût impossible de les déplacer sans les affaiblir, personne ne songerait à corriger le
texte qu’il vient de lire. L’improvisation explique seule de telles velléités. Aussi je
n’hésite pas à croire que Giusti se contentait trop facilement,
et que, s’il eût été plus sévère pour lui-même, s’il eût prêté aux louanges de ses amis
une oreille moins complaisante, son nom eût vécu plus longtemps. Pendant quinze ans, ses
vers ont été lus avidement, parce qu’ils exprimaient, sous une forme railleuse, le
sentiment populaire ; aujourd’hui la foule témoigne une admiration beaucoup plus tiède
pour le poète qu’elle a tant aimé, et les hommes sérieux, tout en reconnaissant chez
Giusti des intentions excellentes, des pensées généreuses, sont obligés, pour demeurer
fidèles à la vérité, de signaler dans son talent des lacunes nombreuses : la réflexion et
l’instinct se rencontrent dans la justice.
Pour bien comprendre ce qui manque à Giusti, il est inutile de remonter jusqu’aux satires
de Salvator Rosa ou de l’Arioste ; il suffit de relire Parini. Le poème de Parini, sur les
quatre parties du jour, peut, en effet, servir de modèle aux poètes italiens qui veulent
traiter la satire. Si l’on n’y retrouve ni la franchise familière de l’Arioste, ni la
fantaisie hardie de Salvator, on suit avec bonheur le développement d’une pensée toujours
vraie, et l’on admire l’élégance soutenue du langage. À coup sûr, s’il s’agissait de
choisir entre les satires de l’Arioste et le Jour de Parini, je
n’hésiterais pas un seul instant, car l’élégance de Parini manque trop souvent de
simplicité, tandis que le style de l’Arioste rappelle tour à tour Horace et Régnier ; mais
je parle de Parini à propos de Giusti, parce qu’il est plus près de nous, et parce que le
sujet qu’il a traité touche, en plus d’un point, aux sentiments et aux pensées que Giusti
voulait populariser. Parini, en décrivant la vie des riches Milanais, a tracé le tableau
satirique de son temps. Il a opposé le travail à l’oisiveté, le dévouement à l’égoïsme, le
bonheur à l’ennui, et quoique sa parole n’attaque jamais le vice à la
manière de Juvénal, quoiqu’il use de l’ironie et de l’hyperbole avec
ménagement, la lecture de son poème laisse dans l’esprit une trace profonde. La modération
même de son langage ajoute à la puissance de ses railleries. Ni amertume, ni exagération,
rien qui sente la colère. Parini flétrit la débauche et l’oisiveté, l’égoïsme et la
gloutonnerie sans avoir l’air d’y toucher. Il y a tant d’art et de prévoyance dans
l’ordonnance de ses pensées, les images sont assorties avec tant d’habileté, que l’esprit
le moins enclin à la satire ne songe pas à se défier du poète. On se trouve amené par une
pente insensible à partager son mépris pour l’ennemi qu’il combat et qu’il terrasse en
faisant semblant de le flatter ; car c’est là le secret de Parini. Chez lui, l’ironie ne
marche jamais à visage découvert. Elle se cache sous le masque de la flatterie, et le
trait qu’elle lance est d’autant plus sûr qu’il est imprévu. Parini raconte et décrit, et
le simple récit suffit à l’enseignement qu’il se propose. Il n’y a pas dans ses vers une
seule parole qu’on puisse accuser de rudesse, pas une image qui effarouche le goût. Ceux
mêmes qu’il blesse mortellement, qu’il voue au ridicule, sont obligés de reconnaître son
exquise politesse. Aussi je ne m’étonne pas du succès vraiment littéraire, du succès
durable obtenu par le poème de Parini. Le matin, le milieu du jour, le soir et la nuit
offrent une suite de tableaux où la malice la plus mordante parle toujours le langage de
la bonne compagnie. Cette forme de satire n’a rien de commun avec la forme antique ; elle
appartient tout entière au poète lombard. Il y a dans cette manière de frapper le vice en
le flattant, quelque chose qui ressemble aux caresses d’un chat épiant l’heure de la
vengeance ; c’est dans la satire une tactique toute nouvelle, et qui ne peut être
pratiquée que par un esprit délié.
Cependant je ne voudrais pas laisser croire que j’admire sans
réserve le talent de Parini. Sans parler des allusions mythologiques, beaucoup trop
nombreuses dans son poème, et dont le nombre s’explique d’ailleurs par le temps, où il
écrivait, il est permis de blâmer sa prédilection pour la périphrase. On dirait qu’il
craint d’appeler les hommes et les choses par leur nom. Malgré l’incontestable habileté
qu’il déploie dans le maniement des images, malgré la grâce qu’il prodigue dans chacune de
ses circonlocutions, on regrette souvent qu’il ne consente pas à parler plus simplement.
On aimerait à voir sa pensée s’exprimer dans une langue moins savante, ou du moins à voir
la science qu’il possède se produire avec moins d’ostentation. Toutefois, malgré la
coquetterie fastueuse de son style, Parini occupe une place considérable dans la
littérature italienne, et les poètes qui se proposent la satire ne sauraient l’étudier
avec trop de soin. Il n’est pas difficile, en effet, pour un esprit exercé, de marquer la
limite où finit l’usage légitime, où commence l’abus de la périphrase et du style figuré.
Quant aux allusions mythologiques, pour les pardonner à Parini, il suffit de se rappeler
qu’il achevait son poème neuf ans avant la mort de Voltaire. En Italie comme en France,
les poètes, dans la seconde moitié du xviiie
siècle, ne se
croyaient pas encore dispensés de placer leur fantaisie sous la protection des dieux de
l’Olympe. Ce qu’il faut louer dans Parini, ce qui assure la durée de son nom, c’est la
concentration de sa pensée, qui demeure évidente malgré sa prédilection pour la
périphrase. Si la forme n’est pas concise, la pensée n’est jamais indécise et flottante.
La profusion des ciselures n’entame pas la solidité du métal.
Qu’il y a loin de Parini à Giusti ! Le satirique lombard ne livre sa pensée qu’après
avoir longtemps cherché
l’image qui doit lui servir de vêtement ;
le satirique toscan, plein de confiance en lui-même, s’abandonne presque toujours à
l’improvisation. Il ne semble pas apercevoir la limite qui sépare la vulgarité de la
familiarité. La première parole qui se présente, pourvu qu’elle s’accorde avec le rythme
ou fournisse la rime, est à ses yeux une parole poétique. Aussi ne faut-il pas s’étonner
que les poésies de Giusti aient déjà perdu une partie de leur crédit. Cependant ce n’est
pas à des causes purement littéraires qu’il faut attribuer l’amoindrissement de sa
popularité. Les dernières années de sa vie expliqueraient, aussi bien que le style trop
souvent prosaïque de ses poésies, pourquoi Florence prononce son nom, aujourd’hui, avec
moins d’empressement et d’admiration. Giusti, qui pendant plus de quinze ans avait défendu
avec ardeur les principes démocratiques, s’était bien attiédi vers la fin de sa vie,
quoiqu’il soit mort à quarante ans. Ramené à la foi catholique par les conseils d’un poète
illustre, pour ne pas renier son passé, il s’était réfugié dans le silence.
Nommé député en 1848 par Pescia, sa ville natale, il n’a joué aucun rôle dans le
parlement toscan. Il assistait aux événements sans rien faire pour les hâter ou pour les
ralentir. Témoin muet, on eût dit qu’il s’étonnait de tout ce qui se passait devant lui.
Il n’est pas douteux que ce silence obstiné n’ait entamé sa popularité. Il n’a pas été
accusé d’apostasie, puisqu’il n’a pas ouvert la bouche pour combattre la foi politique de
sa jeunesse et de son âge mûr ; mais son attitude passive ne pouvait être interprétée à sa
louange ni par ses admirateurs de la veille, ni par ses nouveaux amis. Il ne se prononçait
ni pour l’autorité ni pour la liberté ; il n’essayait pas de les concilier : il attendait.
Or, dans les assemblées politiques, ceux qui
attendent et se
taisent sont estimés à l’égal des momies ; ce sont des morts qui regardent les vivants. Il
est donc permis de dire que Giusti, par le silence de ses dernières années, s’est condamné
à une mort anticipée. Quand il s’est éteint dans les bras du marquis Gino Capponi, il
n’était déjà plus que l’ombre de lui-même pour ses condisciples de Pise, pour tous ceux
qui l’avaient encouragé de leurs applaudissements. Étrange manière de comprendre la foi
catholique ! N’y a-t-il pas dans l’Évangile un principe d’activité, de liberté, qui
accepte sans murmure toutes les luttes de la vie politique ? La foi catholique ne commande
pas le silence et l’inaction : elle enseigne, en termes plus précis que la philosophie
antique, le dogme de la responsabilité. De quelque côté qu’on se range, qu’on désire,
qu’on espère le retour du passé, ou qu’on souhaite un ordre nouveau, l’inaction et le
silence équivaudront toujours à l’anéantissement de la personne humaine. Laisser faire et
laisser dire, se taire et se croiser les bras, ce n’est pas comprendre, ce n’est pas
pratiquer la foi catholique ; c’est se conduire comme si l’on avait pris pour règle de sa
vie les paroles de Ponce Pilate ; c’est dire en face de toute chose qu’on réprouve :
Je m’en lave les mains !
Ou la responsabilité n’est qu’un vain mot, ou
les paroles de Ponce Pilate sont un blasphème contre la loi morale. S’abstenir au lieu
d’agir et de parler, ne rien faire pour le bien, voir le mal sans le combattre ne sera
jamais comprendre et pratiquer la foi catholique.
Mais à quoi bon, me dira-t-on, parler si longtemps d’un poète dont le mérite ne justifie
pas la popularité ? Ne vaudrait-il pas mieux nous entretenir d’un poète éminent, digne de
prendre rang dans la glorieuse famille qui commence à Dante et va jusqu’à Manzoni ? À mes
yeux, cette
objection n’est que spécieuse et ne vaut pas la peine
d’être réfutée. Il n’est pas moins utile de protester contre les renommées usurpées que de
populariser les renommées légitimes. Si j’ai parlé de Giusti, c’est précisément parce
qu’il y a dans sa popularité plus d’engouement que de justice. En exposant les motifs de
mon opinion, je ne crois pas avoir fait une chose absolument inutile.
La dédicace et la préface du nouveau livre de M. Bulwer expriment clairement les
prétentions et les espérances de l’auteur. Ernest Maltravers est dédié au
peuple allemand, que M. Bulwer appelle nation de penseurs et de critiques. Le roman que
nous venons de lire s’adresse donc aux penseurs et aux critiques, et si M. Bulwer l’a
dédié à l’Allemagne, c’est qu’il voit, dans les compatriotes de Goethea et de Schiller, des
penseurs, et des critiques excellents, supérieurs sans doute, dans son opinion, aux
penseurs et aux critiques de la Grande-Bretagne et de la France. Dans sa préface, il
avoue naïvement qu’il ne se croit pas obligé d’inventer tous les ans des fictions aussi
riches, aussi intéressantes, aussi capables d’amuser que les Derniers jours de
Pompeï et Rienzi. Il a conquis la sympathie publique par des
récits attachants ; qu’il lui soit permis désormais d’avoir ses coudées franches et de
moraliser tout à son aise. Ce qu’il nous donne aujourd’hui n’est précisément ni un
roman, ni un poème, ni un traité de philosophie, mais quelque chose qui participe à la
fois de tout cela. L’auteur ne se dissimule pas que son ouvrage ne rentre dans aucune
des classifications littéraires généralement admises ;
toutefois il est plein de confiance, et il s’applaudit d’avoir écrit Ernest
Maltravers, car il se flatte d’avoir encadré dans ce nouveau récit ce qu’il
appelle la vraie philosophie de la vie. Si cette prétention n’est pas modeste, elle a du
moins le mérite de la franchise. Avant d’entamer la lecture d’Ernest
Maltravers, nous savons à quoi nous en tenir ; nous sommes loyalement prévenu
que le dernier ouvrage de M. Bulwer se propose d’agiter les questions les plus graves et
les plus difficiles, depuis les lois de la famille jusqu’aux lois qui régissent le
développement politique de la Grande-Bretagne. À vrai dire, nous pouvons craindre que le
cadre choisi par l’auteur ne soit bien étroit pour une pareille discussion ; mais du
moins nous n’aurons pas le droit d’accuser la sévérité des pensées que nous allons
parcourir. Nous ne chercherons pas le plaisir à l’exclusion de l’enseignement ;
M. Bulwer nous traite en hommes faits et nous admet à partager les fruits de son
expérience. Cette déclaration préalable pourra paraître bien ambitieuse ; cependant il
ne faut pas oublier que M. Bulwer est, depuis dix ans, traité par les salons de Londres
avec une indulgence toute maternelle, et ce qui nous choquerait justement chez un homme
habitué aux formes impartiales de la discussion, mérite à peine d’être blâmé chez un
enfant gâté. Acceptons donc franchement l’espérance de l’auteur, et cherchons dans
Ernest Maltravers la vraie philosophie de la vie.
Il y a dans Ernest Maltravers trois hommes bien distincts, l’amant, le
poète et l’homme d’État. Le héros se présente à nous successivement dans chacun de ces
trois rôles, et fournit ainsi à M. Bulwer l’occasion de formuler sa philosophie sur le
bonheur de l’amour, et sur la condition sociale du poète et de l’homme d’État. Peut-être
eût-il mieux valu n’attribuer au héros qu’un rôle unique et
nettement déterminé, et poursuivre ce rôle dans tous ses développements. Il est
probable que M. Bulwer eût adopté ce dernier parti, s’il n’eût voulu faire qu’un roman ;
mais, résolu à nous enseigner la vraie philosophie de la vie, il a dû naturellement
multiplier et varier les épreuves du principal personnage, afin de ne laisser aucun
problème sans solution. Il a volontairement renoncé à l’unité poétique de son œuvre pour
traiter ex professo toutes les questions qui se rattachent à la vie du
cœur, à la vie littéraire, à la vie politique. Nous aurions mauvaise grâce à le chicaner
sur le parti auquel il s’est arrêté, puisque, dès la première page, il nous a
franchement annoncé ses prétentions ; mais il nous est permis de lui demander pourquoi
il a cru devoir imposer à Ernest Maltravers les souffrances d’un triple
amour. Il nous semble qu’une seule passion, sérieusement étudiée, suffisait au dessein
du livre, et que la philosophie de l’amour pouvait se formuler sans le secours de trois
femmes diversement aimées. Cependant ce défaut passerait inaperçu, ou même disparaîtrait
complètement si les trois amours que l’auteur prête à son héros engageaient entre eux
une lutte sérieuse. Il n’en est rien ; ces trois amours se succèdent et ne se combattent
pas. Et c’est pour cela précisément que nous blâmons la prodigalité de l’auteur.
Malheureusement le rôle d’amant, si imparfait qu’il soit, est, non seulement le
meilleur, mais le seul réellement développé ; car nous sommes obligé de nous en
rapporter à l’affirmation de M. Bulwer sur le génie poétique et politique
d’Ernest Maltravers. Ni les poèmes, ni les discours de son héros ne
sont soumis à notre jugement, et nous sommes réduit à les admirer sur parole. Placé dans
cette condition singulière, ayant à choisir entre l’incrédulité ou la confiance, le
lecteur ne peut se défendre d’une impatience
bien naturelle.
Qu’il accepte ou qu’il nie le génie poétique ou politique d’Ernest
Maltravers, il ne lui est pas donné de s’intéresser au poète dont il ne
connaît pas les œuvres, ni d’applaudir l’orateur dont les paroles n’arrivent pas jusqu’à
lui. L’auteur a beau nous dire : « Ernest venait de publier son troisième
ouvrage, et ce dernier né était bien supérieur à ses aînés »
; ou bien :
« Ernest avait prononcé la veille, dans la chambre des communes, un discours d’une haute
éloquence », le poète et l’orateur ne sont pour nous qu’une ombre vaine.
Plusieurs fois déjà il nous est arrivé d’affirmer que les poètes, en tant que poètes,
ne conviennent ni au drame ni au roman. À l’appui de notre opinion, nous avons cité des
exemples illustres, nous avons invoqué les œuvres de Goethe et de Tieck ; nous avons
insisté sur la froideur du Tasse et de Sternbald. En
parlant d’Ernest Maltravers, nous éprouvons le besoin de répéter la même
affirmation, mais sous une forme plus sévère ; car du moins Goethe et Tieck, lorsqu’ils
choisissent pour principal personnage un poète ou un peintre, ne se croient pas
dispensés de nous montrer l’artiste à l’œuvre. Nous n’avons sous les yeux ni le poème ni
le tableau, mais nous voyons l’homme aux prises avec son imagination et se préparant à
produire sa pensée sous la forme la plus pure. Rien de semblable ne se passe dans le
livre de M. Bulwer. L’auteur d’Ernest Maltravers échappe au danger que
présente la mise en scène du poète, et se contente de nous annoncer que son héros en est
à son troisième ouvrage. Il applique le même procédé à la peinture de l’éloquence
politique, et toute la pièce se joue derrière le rideau. Si donc Goethe et Tieck ont eu
tort de chercher dans l’acte poétique, pris en lui-même, un élément dramatique,
M. Bulwer a mérité un reproche
plus grave, car il a péché, non
par imprudente, mais par nullité. Au tort de la méprise il ajoute le tort, bien
autrement grave, de ne pas remplir le programme qu’il s’est tracé. Il nous promet un
poète, et il nous donne un personnage qui n’a de poète que le nom.
Lumley Ferrers, l’ami et le confident d’Ernest Maltravers, résume
l’égoïste, le parasite et le traître de mélodrame ; car je ne puis consentir à nommer
d’un autre nom les ignobles perfidies auxquelles il descend. Un tel personnage, j’en
conviens, simplifie singulièrement le mécanisme du récit, mais il a le défaut très grave
d’être à la fois très vulgaire et très invraisemblable. C’est une conception avec
laquelle le théâtre des boulevards nous a familiarisé depuis longtemps, mais dont le
type est bien difficile à rencontrer. L’égoïsme de Lumley Ferrers est fertile en lieux
communs ; Lumley ne se contente pas de rapporter tout à lui-même et de concentrer, dans
son seul bien-être, toutes les, forces de sa pensée ; il aime à professer la sécheresse
du cœur, à railler toutes les croyances, à tourner en ridicule les plus généreux, les
plus nobles dévouements. En toute occasion, sans nécessité, sans que personne
l’interroge et l’excite à l’indiscrétion, il se fait gloire de douter de tout, ou plutôt
de nier tout ce qui n’est pas le bien-être matériel, et de laisser aux femmes et aux
enfants, comme un jouet digne de leur faiblesse, tout ce qui s’appelle vertu, confiance,
abnégation. Je concevrais très bien les révélations auxquelles Lumley s’abandonne, s’il
était sans témoins, s’il était seul en scène. Malgré mon amour sincère pour la
vraisemblance et le naturel, je lui pardonnerais, étant donnée la forme dramatique, de
nous expliquer les principaux traits de son caractère dans un rapide monologue ; car
dans ce cas il ne ferait que penser tout haut. Mais je ne puis comprendre qu’en
présence d’Ernest Maltravers, qui a toutes les
croyances, toutes les illusions d’une âme adolescente, il se livre si indiscrètement et
prenne plaisir à montrer toute la misère, toute la perversité de sa nature. Puisque
M. Bulwer avait besoin, pour la conduite de son livre, d’un personnage égoïste, son
devoir était d’établir ce caractère par des actions et non par des paroles. Il
s’agissait de mettre en pratique les principes qu’il lui prêtait, et non de les formuler
en aphorismes verbeux ; car par cela même qu’il s’explique et s’interprète à tout
propos, Lumley Ferrers devient impossible. À moins d’attribuer à Ernest Maltravers une
crédulité enfantine, nous ne concevons pas que le futur poète continue à garder, comme
compagnon de voyage, un homme qui se vante de ramener tout à lui seul et de ne prendre
intérêt à personne. Des caractères tels que celui de Lumley, une fois connus, se
tolèrent par nécessité, mais ne permettent jamais les libres épanchements d’une amitié
intime. Or, M. Bulwer place précisément Ernest Maltravers et Lumley Ferrers dans la
situation la plus invraisemblable, car il les soumet à l’intimité de voyage. À Londres,
au milieu du bruit et de l’agitation du grand monde, les principes de Lumley passeraient
inaperçus, ou du moins seraient effacés par mille distractions ; mais en voyage ils
exposent Ernest à des contrariétés sans cesse renaissantes, et lui font jouer le rôle
d’une dupe volontaire.
Comme parasite, Lumley n’est guère plus adroit ni plus discret. Lors même qu’il ne
prendrait pas soin de nous révéler pourquoi il voyage en compagnie d’Ernest, au lieu de
voyager seul, nous ne pourrions encore lui porter qu’un intérêt assez tiède ; car
l’argent, qui joue dans la vie réelle un rôle si important, n’aura jamais la faculté
d’exciter, dans l’âme du lecteur, de bien vives sympathies.
Que
Lumley n’ait à dépenser que vingt mille livres de rente, et qu’Ernest puisse disposer
chaque année, sans entamer son patrimoine, d’une somme de cent mille francs, peu nous
importe en vérité. C’est là sans doute une différence fort importante, lorsqu’il s’agit
de la signature du contrat ; mais, pour en apprécier toute la valeur, il faut avoir une
fille à marier, et la majorité des lecteurs épelle, d’un œil indifférent, les millions
prodigués à Ernest Maltravers par la plume complaisante de M. Bulwer.
D’ailleurs Lumley le parasite n’est pas plus vraisemblable que Lumley l’égoïste, car il
manque aux devoirs de son rôle ; il n’a ni la souplesse, ni l’obséquiosité qui peuvent
le rendre acceptable. Au lieu de se plier avec empressement à tous les caprices de son
compagnon de voyage, il lui prodigue non seulement les conseils, mais les remontrances.
Au lieu d’adopter tous les projets d’Ernest, il se plaint des dépenses auxquelles
l’entraînent les déplacements imprévus. C’est, pour un parasite, une faute impardonnable
et qu’Ernest ne peut oublier. Éclairé par la franchise maladroite de Lumley ; il doit
rompre au plus tôt avec cette amitié qui se donne pour une spéculation. Ici, comme dans
la première partie de son rôle, Lumley se au lieu d’agir et de se montrer. À
coup sûr ce n’est pas le moyen de nous intéresser ; mais je reconnais volontiers que
M. Bulwer a choisi, pour peindre le parasite, la plus facile des méthodes, car qu’y
a-t-il au monde de plus simple à imaginer qu’un homme qui dit : Je suis parasite ?
Reste le troisième rôle, je veux dire le rôle de traître. C’est le plus vulgaire des
trois, et c’est le seul que Lumley remplisse activement sans et sans
préface, Mais la trahison qu’il conçoit et qu’il réalise est si basse et si misérable,
qu’elle serait à peine admise dans un
mélodrame. L’homme qui se
rend coupable d’une pareille lâcheté ne mérite assurément ni pitié ni pardon. Les lois
ne peuvent l’atteindre, mais le mépris public et la colère de l’offensé font de lui
bonne et prompte justice. Effacer deux mots d’une lettre et les remplacer par un
mensonge, altérer la date pour empêcher le mariage d’un rival préféré, c’est là sans
doute une trahison possible ; mais le faussaire, quelle que soit son adresse, quelle que
soit la passion qui le pousse au mensonge, n’inspirera jamais aucune sympathie. Il ne
mérite pas même la haine du lecteur, car il s’avilit lâchement et pour un but qu’il
n’est pas sûr d’atteindre. La femme trompée par la lettre dont il a changé le sens
pourra bien refuser la main du rival qu’il veut éconduire ; mais ce n’est là qu’un
premier pas, et le plus difficile reste à faire. Ordinairement l’égoïsme est
clairvoyant, et Lumley, égoïste et sceptique par excellence, ne doit pas espérer la main
d’une riche héritière. Habitué à la discussion, à l’intelligence des intérêts positifs,
il sait mieux que personne qu’un homme réduit à 20 000 livres de rente, ce qui équivaut
à la pauvreté au milieu de l’aristocratie anglaise, ne peut, sans folie, prétendre,
donner son nom à une femme qui jouit d’un revenu net de 250 000 livres. L’amour seul
pourrait combler l’intervalle qui sépare l’opulence de la pauvreté. Si Lumley veut
épouser l’héritière dont la main est promise à Ernest, il n’a qu’un seul moyen de
réussir, c’est de se faire aimer. S’il n’efface pas, par le charme de sa parole, par
l’élégance de ses manières, par la fraîcheur de sa toilette, par un entraînement sincère
ou simulé, les avantages acquis à son rival, il n’y a aucune raison pour que la fille
d’un pair d’Angleterre se résigne à épouser un mendiant. En pareil cas, le métier de
faussaire n’est qu’un métier de dupe. La femme qui aura renoncé à
la main d’Ernest trouvera vingt partis plus avantageux que Lumley
Ferrers. Or, il n’y a pas un homme, familiarisé avec la vie du monde, qui ne sache très
bien que les trois quarts des mariages se réduisent à de purs marchés. Une héritière
déçue dans sa première espérance ; dans son premier attachement, consent facilement à
n’être pas aimée pour elle-même, et Lumley ne doit pas l’ignorer.
Castruccio Cesarinib n’est que l’instrument des projets conçus par Lumley Ferrers. Toutes
les actions honteuses qu’il commet appartiennent à Lumley. Je ne demande pas à M. Bulwer
pourquoi il a cru devoir créer un barbarisme tel que Cesarini, car il a pris soin, dans
plusieurs de ses préfaces, de faire allusion à ses voyages en Italie, et sans doute il
trouverait cette question bien singulière dans la bouche d’un homme qui n’a jamais
visité Rome ni Florence. Je me contente de signaler le nom impossible de Cesarini, comme
un caprice d’écrivain à la mode. Puisque M. Bulwer se permet d’appeler l’auteur des
loges Rafaelec, il
n’a aucune raison pour respecter, dans le baptême de ses personnages, les lois de la
langue italienne. Mais je lui conseille, dans l’intérêt de son amour-propre, de ne plus
parler de ses voyages. Ce n’est pas la peine de passer six mois à Naples pour écrire de
pareils non-sens. Le caractère de Castruccio Cesarini est destiné à contraster avec
celui d’Ernest Maltravers. Ernest représente l’homme de génie, et Castruccio la
médiocrité. Malheureusement, M. Bulwer a négligé de transcrire les productions de
l’homme médiocre, comme il avait négligé de nous faire connaître les poèmes de l’homme
de génie. Nous sommes donc obligé, cette fois encore, de le croire sur parole. Il est
vrai que, pour caractériser la médiocrité de Castruccio, il lui attribue plusieurs
ridicules très significatifs, du moins dans sa pensée,
tels
qu’une longue chevelure, une toilette éclatante et singulière, mais ces deux ridicules
n’impliquent pas nécessairement la médiocrité. Il y a des hommes, incapables d’écrire
une page sensée, qui s’habillent et se coiffent avec une simplicité parfaite ; à voir le
goût qui préside à leur toilette, à leur démarche, à leurs manières, le spectateur, s’il
adoptait la doctrine de M. Bulwer, serait tenté de les prendre pour des hommes
supérieurs, et cependant, dès qu’ils ouvrent la bouche, leur nullité se révèle d’une
façon irrécusable. Je pense que M. Bulwer, en traçant le portrait de Castruccio, s’est
laissé entraîner par le désir de dessiner une caricature. Peut-être a-t-il rencontré
dans les salons de Londres quelques hommes amoureux de leur personne, habitués à manger
la moitié des mots, à se mirer dans toutes les glaces ; et pour se venger de l’ennui
qu’ils lui ont infligé, il les a résumés dans Castruccio Cesarini. Je crois qu’il a eu
tort d’écouter sa mémoire.
Assurément il a été mieux inspiré, quand pour caractériser la médiocrité de Castruccio
il s’est décidé à le faire envieux, car l’envie est généralement le partage de la
médiocrité. Les hommes supérieurs, nous pouvons le voir tous les jours, ne sont pas à
l’abri de la jalousie ; quand ils ont connu la gloire, il leur arrive de ne pas assister
avec joie aux succès de leurs rivaux ; mais le propre des esprits éminents est de ne
jamais dépasser les limites d’une loyale et généreuse émulation. Le génie qui a la
conscience de ses forces applaudit franchement aux œuvres de ses rivaux, et cherche dans
les poèmes qu’il n’a pas écrits l’occasion de s’instruire plutôt que de blâmer. Il
admire les pensées qu’il n’a pas signées de son nom, avec un parfait désintéressement,
et se trouve heureux d’être préparé, par ses études de chaque jour, à les comprendre, à
les pénétrer mieux et
plus vite que la foule. L’homme applaudi,
qui nie obstinément le mérite de ses rivaux, prouve qu’il se sent incomplet, et qu’il
craint d’être effacé. La négation dans sa bouche est un aveu maladroit. Quant à la
médiocrité, l’envie est pour elle une consolation et une vengeance. Lasse de l’obscurité
où elle se débat, elle attaque résolument tous les hommes que la faveur publique
environne ; elle s’efforce de ternir les plus beaux noms, et elle espère, en niant tout
ce qui grandit autour d’elle, sinon s’élever, du moins être aperçue. M. Bulwer a donc
bien fait de loger l’envie au cœur de Castruccio ; mais peut-être convenait-il de
mettre, dans l’expression des tourments que l’envie inflige à la médiocrité, plus
d’adresse et de réserve. L’envie, sous peine de manquer à sa nature, ne va jamais tête
haute. Quand elle se plaint et se lamente, ce n’est pas en son nom, mais au nom de la
justice et de la vérité qu’elle prétend méconnues. Elle ne reproche pas en face à
l’homme heureux le bonheur dont il jouit ; elle va choisir, dans l’ombre, un homme
justement ignoré, et tâche d’appeler sur lui l’attention de la foule. Elle exalte avec
emphase le génie qu’elle a déniché, et l’oppose au poète couronné, pour réparer,
dit-elle, un oubli injurieux. Castruccio joue son rôle d’envieux avec une brutalité qui
fait honneur à M. Bulwer. Si l’auteur d’Ernest Maltravers eût étudié avec
plus de soin un sentiment qu’il paraît n’avoir jamais éprouvé, il se fût abstenu de
placer, sur les lèvres de Castruccio, des reproches pleins de franchise que l’envie ne
peut prononcer.
Médiocre et envieux, Castruccio devrait, pour être fidèle à son rôle, ne pas manquer de
clairvoyance. Puisqu’il a résolu de ternir la gloire qu’il ne peut contempler sans
souffrance, il devrait ne demander qu’à lui-même le moyen
d’accomplir son dessein. Dans le roman de M. Bulwer, contre toute vraisemblance,
Castruccio obéit à Lumley Ferrers, comme s’il était personnellement incapable d’agir et
de penser. Il se prête aux projets de Lumley, sans même prendre le temps de les pénétrer
complètement. Il agit contre son ennemi aveuglément, sans mesurer les coups qu’il lui
porte, sans ménager sa retraite. Loin de se conduire d’après les conseils de l’envie, et
de compter prudemment chacun des pas qui le rapprochent du but désiré, il joue le rôle
d’un homme pris de vertige. Pour ma part, je l’avoue, je ne consentirai jamais à croire
que Castruccio écrive sous la dictée de Lumley, sans lui demander ce qu’il va écrire.
Dès qu’il abandonne à une autre pensée que la sienne le soin de sa vengeance, il cesse
de représenter l’envie ; il entre dans la classe innombrable des sots, et n’a plus le
droit d’être au premier plan d’un tableau. Il est évident que M. Bulwer, en créant le
personnage de Castruccio, a violé une des lois les plus impérieuses de la poésie, je
veux dire la loi d’identité : il a voulu personnifier l’envie, et quand le caractère
qu’il avait prêté à Castruccio a compliqué les difficultés du récit, il l’a transformé,
il l’a dénaturé avec une parfaite insouciance, comme s’il lui eût été donné d’effacer
les premières pages de son livre. C’est là, si je ne m’abuse, une faute très grave, et
qui diminue singulièrement l’intérêt que Castruccio, autrement conçu, aurait pu nous
inspirer. Quoique l’envie, en effet, soit un sentiment odieux, l’auteur aurait sans
doute réussi à exciter, sinon notre sympathie, du moins notre compassion en faveur de
Castruccio, s’il fût demeuré fidèle à son point de départ. Pour atteindre ce but, il lui
suffisait d’analyser et de peindre les souffrances de la médiocrité, et de nous montrer
comment l’orgueil, en se dépravant, conduit à la
lâcheté. Ainsi
compris, le personnage de Castruccio ne serait sans doute pas devenu digne d’éloge ;
mais il aurait perdu une partie de sa bassesse, Agissant en son nom, n’écoutant que la
seule inspiration de son orgueil humilié, il nous aurait paru plus fidèle à l’esprit de
son rôle, et par conséquent plus poétique. Tel qu’il est, il représente la médiocrité
vulgaire, mais il ne personnifie pas l’envie. Je vois en lui l’esclave de Lumley,
c’est-à-dire un personnage très insignifiant.
Les trois femmes destinées, dans la pensée de M. Bulwer, à compléter l’éducation morale
d’Ernest Maltravers, sont plus heureusement inventées que les trois
personnages dont nous venons de parler. À quoi faut-il attribuer cette différence ?
L’auteur a-t-il dessiné ces trois femmes d’après nature, et n’avait-il pas les mêmes
ressources lorsqu’il a tracé les portraits d’Ernest Maltravers, de Lumley Ferrers et de
Castruccio Cesarini ? Les données nous manquent pour résoudre cette question. Ce qui est
vrai, ce que nous proclamons avec plaisir, c’est le charme des trois figures qui se
nomment : Alice, Valérie et Florence. Ces trois types sont parfaitement dissemblables,
mais chaque type pris en lui-même mérite l’attention et la sympathie du lecteur. Alice
est une jeune fille de seize ans, plus ignorante qu’une Indienne qui n’aurait jamais
quitté sa tribu, car elle ne possède pas la notion de Dieu. Seule avec son père, qui vit
de brigandage et qui ne lui a jamais inspiré d’autre sentiment que la crainte, comment
son âme aurait-elle conçu l’idée de la Providence ? La compassion qu’elle éprouve pour
un étranger dont la vie est menacée opère, dans son intelligence et dans son caractère,
une subite révolution. Après avoir sauvé son hôte, en l’avertissant du danger, elle ne
tarde pas à prendre la fuite, et à suivre les
traces de l’homme
qui lui doit la vie, car elle ne peut plus reposer sous le même toit que son père
qu’elle méprise. Jusque-là le caractère d’Alice appartient au roman vulgaire. Mais le
développement simultané de l’amour et du sentiment religieux offre une peinture pleine
de grâce et de naïveté, et M. Bulwer a trouvé, pour l’analyse et l’expression de ces
deux sentiments, une simplicité à laquelle ses précédents ouvrages ne nous avaient pas
habitué. Plus tard, quand le bonheur a disparu, quand l’abandon et la misère ont pris la
place des intimes épanchements et des caresses enivrantes, le caractère d’Alice se
montre sous un nouveau jour, mais ne cesse pas d’être logique. Au milieu des angoisses
les plus poignantes, elle conserve l’espérance de revoir l’homme qu’elle a si tendrement
aimé, et lorsqu’enfin cette espérance s’évanouit, elle se résigne et ne maudit pas
l’égoïsme et l’inconstance de son amant ; elle lui pardonne par reconnaissance pour le
passé.
Valérie de Saint-Ventadour offre l’alliance heureuse de la coquetterie et de la
loyauté. Je suis fâché que M. Bulwer ait donné, à la femme de l’ambassadeur de France
près la cour de Naples, le nom étrange de Saint-Ventadour ; mais comme l’auteur semble
destiné à égratigner toutes les langues qui ne sont pas la sienne, je ne veux pas
insister sur cette faute vénielle. Valérie est coquette dans la meilleure acception du
mot. Elle est fière de sa beauté, de son intelligence, de sa grâce ; elle aime à régner,
à gouverner les hommes qui l’entourent par l’éclat de son regard, par la finesse, par
l’élégance de sa parole, par ses railleries bienveillantes, sans jamais rien promettre,
sans jamais s’engager. Elle joue délibérément ce jeu dangereux, qui pourrait à bon droit
passer pour de l’égoïsme, si elle le continuait avec tous les hommes sans faire
acception de la
sincérité des sentiments qu’elle éveille. Mais
elle sait lever le masque et montrer l’affection sous l’intelligence, dès qu’il y a
péril à persévérer dans l’indifférence. Mariée à un homme qu’elle n’a jamais aimé, elle
a pris de bonne heure son parti, et s’est résolue courageusement à ne pas tenter
l’épreuve des passions. Elle est arrivée à trente ans sans manquer à la promesse qu’elle
s’est faite. Elle se croit à l’abri du danger, mais une parole sincère, prononcée d’une
voix émue, suffit pour ébranler cette sagesse si sûre d’elle-même. Valérie comprend
qu’elle va succomber, si elle n’appelle à son aide un sentiment plus fort que l’amour de
la paix intérieure dont elle a joui jusque-là. Elle se refuse à celui qu’elle aime, en
lui avouant qu’elle est heureuse et fière de l’amour qu’elle inspire et qu’elle partage.
Mais elle ne veut pas garder près d’elle un homme dont l’intelligence et le caractère
sont appelés aux plus hautes destinées, et qui a besoin de sa liberté pour jouer le rôle
qui lui est dévolu. En même temps qu’elle avoue son amour, elle cache généreusement ses
regrets et force à partir l’homme qu’elle serait heureuse de garder. Deux ans se
passent ; Valérie retrouve celui qu’elle a béni et qu’elle espérait oublier. Cette
nouvelle épreuve est au-dessus de ses forces, et Valérie n’aurait plus le courage de
résister, si elle ne voyait clairement, dans les regards et les paroles de l’homme
qu’elle aime, que les rôles sont désormais intervertis, qu’elle n’est plus aimée, et
qu’au lieu de se défendre, elle serait forcée de réveiller une affection oubliée. Elle
ne s’acharne pas à cette tâche humiliante, elle demeure fidèle à sa dignité, et cache
son désespoir sous les dehors d’une impartiale amitié.
Florence a le malheur de réunir et de résumer en elle-même tous les genres de
supériorité. Naissance, richesse,
beauté, grâce, majesté,
intelligence, savoir, rien ne manque à l’idéale perfection de Florence Lascelles. Dans
la vie réelle, une femme ainsi douée se trouve au-dessus de tous les rôles que la
société veut lui confier ; dans le domaine du roman, elle provoque naturellement un
sourire d’incrédulité. M. Bulwer a voulu et a su tirer parti de sa prodigalité, car
Florence Lascelles expie, par de cruelles souffrances, tous les avantage qu’il lui
attribue. Par la profondeur et la variété de ses connaissances, par l’étendue et
l’élévation de ses pensées, elle est condamnée à dédaigner et souvent à maudire tous les
personnages qui l’entourent et qui se glorifient dans leur nullité. Bientôt, lasse de la
solitude, elle se laisse aller aux plus étranges caprices. Pour donner le change à son
cœur désert, elle engage une correspondance avec un homme qu’elle n’a jamais vu, mais
dont elle a lu et relu les poèmes. Pleine de confiance dans la sincérité des pensées
livrées au public, elle croit que l’auteur lui répond de l’homme, et converse hardiment
avec lui comme avec un ami éprouvé. Elle lui prodigue les conseils et les
encouragements, tantôt avec la familiarité d’une sœur, tantôt avec une bienveillance
maternelle, quelquefois même avec l’enthousiasme et la dévotion qui ne conviennent qu’à
la prière. Bientôt, comme il était facile de le prévoir, la tête embrase le cœur, et
Florence veut voir et entendre l’homme à qui elle écrit depuis plusieurs mois ; mais
elle ignore si bien ce qu’elle éprouve qu’elle désire demeurer inconnue, afin de pouvoir
continuer librement sa folle correspondance. Cependant elle ne tarde pas à sentir que la
seule vie de l’intelligence ne suffit pas au bonheur, et qu’elle est prise et forcée de
plier, comme la plus ignorante et la plus vulgaire des femmes. Elle renonce au rôle
viril qu’elle avait rêvé, et l’amour sincère et sérieux la ramène à la
naïveté qu’elle avait oubliée dans le commerce des livres et dans
l’enivrement des triomphes de salon. Elle avoue franchement, à l’homme qu’elle préfère,
toutes les supercheries enfantines qu’elle a employées pour l’éprouver, pour le
connaître, pour l’étudier. Jusque-là elle agit sagement. Mais la fierté l’empêche de
douter d’elle-même, elle lui défend d’interroger le cœur où elle veut se réfugier. Elle
ne croit pas que l’homme choisi par elle soit séparé de l’avenir qu’elle a rêvé, par un
passé irréparable. Elle se sent digne d’amour et s’affirme qu’elle est aimée. Un jour
elle se croit trahie ; elle supplie celui qu’elle aime de se justifier, et elle
n’obtient pour toute réponse qu’un silence dédaigneux. Plus humble et plus clairvoyante,
elle comprendrait qu’un amour sincère résiste même à la plus injurieuse défiance, et ne
se croit pas déshonoré en réfutant la calomnie. Le désespoir et l’humiliation mettent
bientôt ses jours en danger. À son lit de mort, elle oublie pour la première fois
l’orgueil qui a fait le malheur de toute sa vie. Sanctifiée par la douleur, elle se
transfigure et révèle à son amant, que la pitié ramène au chevet de la mourante, des
trésors de dévouement et d’abnégation.
Assurément chacune de ces trois figures ne manque ni d’intérêt, ni de nouveauté ;
cependant le roman de M. Bulwer, loin d’enchaîner l’attention, provoque souvent
l’impatience. Il faut, je crois, expliquer le dépit du lecteur par le nombre des
ressorts qui se montrent et qui disparaissent sans avoir été utilisés. À proprement
parler, M. Bulwer a ébauché trois romans dans Ernest Maltravers, sans en
achever un seul. Alice, Valérie et Florence suffiraient à défrayer trois récits, et
leurs diverses manières d’aimer fourniraient à l’imagination l’occasion d’étudier les
souffrances et les joies de l’amour sous des
aspects également
intéressants. Le livre de M. Bulwer pèche donc surtout par la composition. Dans la
première partie, Ernest, après avoir parcouru une partie de l’Allemagne, et séjourné
pendant plusieurs années dans les universités d’Iéna et de Heidelberg, se trouve amené
en présence d’Alice par des moyens que le mélodrame peut avouer, mais que le bon sens et
la poésie répudient ; car je vous donne en mille à deviner comment il la rencontre.
Seul, à minuit, sur une grande route, il frappe à la porte d’une cabane isolée et
demande un guide pour atteindre la ville prochaine qui est à trois lieues de là. Or,
cette cabane est tout simplement un coupe-gorge. Alice se dévoue au salut de l’étranger,
car Alice est la fille du brigand à qui appartient la cabane. Forcée au silence par la
présence de son père, elle essaie, par sa pantomime, d’apprendre à Ernest
Maltravers que Darvil a résolu de le tuer. Elle réussit à le sauver, le
rejoint sur la grande route, lui demande asile et protection, devient sa pupille, puis
sa maîtresse. Le début de cet épisode semble écrit pour le boulevard ; mais l’éducation
d’Alice et le développement simultané de l’amour et du sentiment religieux sont racontés
par l’auteur avec une grâce et une simplicité remarquables. Rappelé près de son père,
Ernest abandonne Alice, et lorsqu’il revient avec l’espérance de la retrouver, elle a
disparu. La maison qu’elle habitait a été pillée par Darvil et ses compagnons, et le
brigand a enlevé sa fille, dans le dessein de la vendre au premier libertin qui voudra
l’acheter. Elle s’échappe, elle devient mère, elle mendie pour nourrir son enfant, et
arrive couverte de haillons devant la grille de la maison où elle a connu l’amour et le
bonheur. Ernest n’y est plus, et les nouveaux maîtres de la maison ne répondent aux
questions d’Alice que par une pitié
dédaigneuse. Enfin elle
rencontre sur sa route une dame charitable qui s’intéresse à elle, et qui lui ouvre sa
maison. Bientôt Alice tire parti de ses talents, et donne des leçons de musique. Tout à
coup Darvil reparaît pour rançonner Alice. Un honnête vieillard intervient et force le
brigand à déguerpir, moyennant une pension annuelle de cent guinées. Darvil se montre
docile et se retire. Mais il a résolu de se venger dans la huitaine, et, en effet, il
rencontre sur la grande route, la nuit, à quelques lieues de la ville, le protecteur,
sexagénaire très peu ingambe, qui périrait sans l’arrivée d’un détachement de cavalerie
chargé d’arrêter Darvil. Le père d’Alice est tué d’un coup de pistolet. Est-il possible,
je le demande, d’inventer un mélodrame plus vulgaire et plus niais ? Tout ce qu’il y a
de poétique et de vrai dans l’amour d’Alice et d’Ernest disparaît dans cet océan de
trivialités. Enfin Alice se marie avec un homme qui pourrait être son grand-père, et
devint mistress Templeton, puis lady Vargrave ; car son mari est anobli par ordonnance
royale, en récompense des services qu’il a rendus au ministère dans le maniement des
élections. Je dois ajouter, pour éloigner d’Alice le reproche d’inconstance, qu’elle ne
s’est mariée qu’après avoir entendu de ses oreilles, dans une chambre d’auberge,
derrière une très mince cloison, les serments d’amour adressés à Valérie par Maltravers.
Il est, je crois, inutile d’insister sur toutes ces misérables inventions. Essayer de
démontrer tout ce qu’il y a de ridicule dans un pareil récit serait faire injure au bon
sens du lecteur. Pour que rien ne manque à ce merveilleux mélodrame, la fille de lady
Vargrave, c’est-à-dire d’Alice Darvil et d’Ernest Maltravers, devient la femme de Lumley
Ferrers, qui hérite du titre de son oncle, et s’appelle à son tour lord Vargrave.
Ernest Maltravers, pour se consoler de la perte d’Alice dont
il n’a pu retrouver les traces, se décide à partir pour l’Italie. Avec l’agrément de son
tuteur, M. Cleveland, il quitte l’Angleterre en compagnie de Lumley Ferrers. Le père
d’Ernest est mort depuis quelques mois, et la plus grande partie de sa fortune passe
entre les mains du frère aîné d’Ernest ; mais notre héros, grâce au testament d’un
parent éloigné, possède cent mille livres de rente. À Naples, il devient amoureux de
Valérie, et la quitte, malgré son amour, pour devenir, d’après le conseil de Valérie,
grand poète et grand homme d’État. À Milan, il rencontre une cantatrice, Teresa
Cesarini, qui a quitté le théâtre pour épouser un Français, M. de Montaigne, réservé,
comme Ernest, aux plus hautes destinées. Heureusement Ernest ne devient pas amoureux de
Teresa. Il se borne à écouter les vers du frère de Teresa, de Castruccio Cesarini. Il
donne au jeune poète italien des conseils pleins de sagesse. Il lui parle, en termes
fort pertinents, de la difficulté de conquérir la gloire, et des tourments réservés aux
poètes célèbres. M. de Montaigne, qui partage l’opinion de Valérie sur la capacité
poétique et politique d’Ernest, le décide à quitter l’Italie. Ernest, docile aux
conseils de son nouvel ami, part pour l’Angleterre, et emporte un manuscrit de
Castruccio qu’il promet de publier à Londres. Sans ce manuscrit, Florence ne mourrait
pas ; on le verra tout l’heure.
Arrivé à Londres, Ernest écrit des poèmes admirables, et devient célèbre en peu de
mois. Il publie le manuscrit de Castruccio, et le libraire qui, sur la recommandation du
poète célèbre, a bien voulu imprimer les vers d’un inconnu, en vend quarante
exemplaires. Castruccio arrive à Londres pour jouir de son triomphe ; il apprend sa
mésaventure, il court chez Ernest, et lui reproche son
indifférence. Le poète applaudi répond au poète inconnu avec une sérénité majestueuse.
Il essaie de le consoler et de lui rendre courage ; mais Castruccio ne veut rien
entendre, et dès ce moment il devient l’ennemi d’Ernest. Le poète célèbre prend aussitôt
en dégoût la gloire littéraire, ou plutôt la poésie ne lui suffit plus, et il sent qu’il
est appelé à réformer, à élargir, à compléter les lois de son pays. Il entre au
Parlement, et, en qualité d’homme supérieur, il ne prend parti ni pour ni contre le
ministère ; il dédaigne les discussions spéciales qui ne conviennent qu’aux légistes,
aux financiers, aux administrateurs, aux hommes de guerre. Il n’aime que les discussions
générales qui s’adressent au monde entier, et qui n’éclairent personne. Il prononce des
discours très beaux et très utiles. M. Bulwer ne nous dit pas si le libraire d’Ernest a
recueilli les harangues de l’illustre orateur, mais nous sommes en droit de le
supposer ; car, puisque le poète homme d’État, estimé de tous les partis, c’est-à-dire
dédaigné par tous les partis, ne joue aucun rôle actif dans la Chambre des Communes, il
a dû naturellement se consoler, en publiant sur vélin les vertueuses homélies qui
n’avaient converti personne. La gloire poétique et politique d’Ernest éveille
l’admiration et la sympathie de Florence Lascelles, fille de lord Saxingham, l’un des
membres du cabinet. Mais Lumley Ferrers, qui convoite la main de l’héritière, appelle à
son aide la haine de Castruccio Cesarini.
Castruccio écrit des vers amoureux sur l’album de Florence, et se croit aimé d’elle. Il
ne pense pas qu’elle puisse voir d’un œil indifférent un homme tel que lui, qui a de si
longs cheveux et qui écrit de si beaux sonnets. Un jour il s’enhardit, et lui dit en
prose ce qu’il lui a dit en vers plus de cent fois. Florence, qui acceptait les sonnets
de
Castruccio, trouve fort impertinente la déclaration qu’il
lui adresse de vive voix, et lui défend de reparaître dans le salon de lord Saxingham.
D’après le conseil, ou plutôt sous la dictée de Lumley, Castruccio écrit à Ernest pour
lui demander ce qu’il pense du caractère de Florence et des garanties de bonheur qu’elle
offrirait à son mari. Ernest, qui ne sait pas encore que Florence et son Égérie ne sont
qu’une seule et même personne, et qui, d’ailleurs, est plein du souvenir d’Alice et de
Valérie, répond franchement à Castruccio que Florence lui paraît plus digne d’admiration
que d’amour. Dès que le mariage d’Ernest et de Florence est arrêté, Lumley songe à tirer
parti de cette lettre, et voici comme il s’y prend. Il change la date, et substitue mon à votre mariage en deux passages, de telle sorte
qu’Ernest a l’air de douter de son propre bonheur, et non du bonheur de Castruccio. Le
malheureux poète, qui ne peut pardonner à l’Angleterre d’avoir laissé ses poèmes dans le
magasin de son libraire, et qui veut châtier cette ingratitude dans la personne
d’Ernest, se prête lâchement à la falsification de la lettre, et court chez Florence,
car il est rentré en grâce à force de soumission et de réserve. Il réussit à exciter la
défiance de l’héritière qui l’a dédaigné ; il avoue qu’il a entre les mains la preuve de
la perfidie qu’il dénonce, et enfin, après avoir fait promettre à Florence qu’elle lui
rendra cette lettre accusatrice, il consent à la montrer. Le mariage est rompu ;
Florence adresse à Ernest des paroles insultantes, et le poète orateur dédaigne de se
justifier. Il soupçonne d’abord Lumley de l’avoir calomnié ; mais Lumley lui serre la
main sans pâlir, et Ernest est convaincu de l’innocence de son ami. Castruccio, poussé
par le remords, s’avoue coupable et offre sa vie en expiation. Ernest diffère sa
vengeance, ou plutôt fait ses
conditions. Si Florence, que le
désespoir a mise en danger de mort, revient à la vie, il pardonne à Castruccio ; si elle
meurt, il tuera Castruccio, ou sera tué par lui. Florence, après avoir langui quelques
semaines, meurt comme une sainte. Ernest envoie à Castruccio la provocation convenue.
Mais le colonel chargé de régler le combat, comme témoin d’Ernest, trouve Castruccio en
proie au délire. Ernest, attendri par ce cruel spectacle, renonce à la vengeance,
recommande son adversaire aux soins des médecins, et part pour le Continent, dégoûté de
la gloire, de la politique et de l’amour.
Voilà ce que M. Bulwer appelle la vraie philosophie de la vie.
Si les lecteurs d’Angleterre, et surtout si les lecteurs d’Allemagne, penseurs et
critiqués par excellence, accueillent avec faveur cette première partie de la vie
d’Ernest Maltravers, l’auteur nous donnera la suite, et nous saurons ce qu’est devenue
la folie de Castruccio Cesarini. Nous connaîtrons les impressions nouvelles éprouvées
sur le Continent par Ernest Maltravers ; nous verrons la fille d’Alice Darvil figurer
dans le monde sous le nom de lady Vargrave ; peut-être assisterons-nous à la réunion et
au mariage d’Ernest et d’Alice. Une perspective indéfinie s’ouvre devant nous. En
attendant que toutes ces promesses se réalisent, nous sommes obligé de chercher dans
cette première partie la vraie philosophie de la vie. Malgré notre bonne volonté, nos
recherches sont demeurées inutiles, et nous déclarons sincèrement qu’Ernest
Maltravers n’est pour nous qu’un roman très vulgaire, très peu philosophique,
et même très peu littéraire. Dans ce livre, comme dans la plupart de ses précédents
ouvrages, l’auteur fait preuve d’un grand savoir-faire et d’une imagination très
mesquine.
Il est vrai que M. Bulwer n’a pas prétendu faire un roman et
qu’il attache une haute importance aux nombreuses digressions qui occupent le tiers de
son livre ; mais ces digressions, loin de se rattacher au caractère des personnages mis
en scène, se réduisent à une plainte perpétuelle. M. Bulwer, dont la célébrité pourra
paraître fort exagérée, non seulement à la médisante Angleterre, à la France légère et
frivole, mais aussi, je le crains, à l’Allemagne savante, à ce peuple de critiques et de
penseurs ; M. Bulwer, que les revues de la Grande-Bretagne nous
donnent pour le successeur de Walter Scott, et dont toutes les œuvres réunies ne valent
pas un chapitre d’Ivanhoé
d, parle de la vie littéraire comme on
parlerait du bagne, du pilori ou de l’enfer. À l’entendre, le poète, dès qu’il devient
célèbre, est calomnié chaque jour par les salons et les journaux ; les murs de sa maison
tombent devant le regard insultant de la haine et de l’envie ; sa vie privée est livrée
aux les plus injurieux ; il ne peut faire un pas, changer de cravate ou de
coiffure, de montre ou de gilet, sans qu’aussitôt la presse ne travestisse en coupables
intentions les actions les plus innocentes. La gloire est un Calvaire et le poète est
crucifié. En vérité, si M. Bulwer n’était, par sa profession de romancier, habitué à
confondre l’invention et la réalité, nous serions saisi de compassion pour les tortures
de la vie d’outre-Manche. Mais il est probable que la gloire est à Londres, comme à
Paris, une croix très douce à porter. L’orgueil est condamné, à Londres comme à Paris, à
de cruelles tortures, et c’est là sans doute ce que M. Bulwer appelle le Calvaire
poétique. Partout, à l’heure où nous vivons, les flatteries exagérées de la presse ont
si monstrueusement développé l’orgueil des hommes qui tentent la gloire en publiant
leurs
pensées, qu’un éloge accompagné de restrictions passe
volontiers pour une calomnie. Relever un barbarisme, calomnie ! blâmer la vulgarité des
incidents, calomnie ! La critique n’a qu’un moyen de prouver sa loyauté, sa probité, en
un mot, de mériter l’estime et la sympathie du poète, c’est de placer hardiment chacune
de ses œuvres entre Homère et Dante, Shakespeare et Goethe, et encore serait-il
nécessaire de le sonder prudemment avant de commencer aucun parallèle, car au point où
est aujourd’hui parvenue la délicatesse de la nature poétique, elle pourrait facilement
s’affliger d’une maladroite comparaison. Donner de l’Homère à celui qui préfère Milton,
du Shakespeare à celui qui préfère Sophocle, c’est lui manquer de respect, c’est ne pas
le comprendre, c’est peut-être le calomnier.
Le style d’Ernest Maltravers est facile, abondant, et parfois même se
distingue par une certaine élégance ; mais il manque à peu près constamment de précision
et de simplicité, les meilleures phrases ne sont guère que des phrases de conversation.
L’auteur, au lieu de choisir pour sa pensée une expression déterminée, à l’exclusion des
synonymes qui peuvent se présenter ou des comparaisons voisines qui s’offrent à la
mémoire, ébauche plusieurs expressions et donne à choisir au lecteur sans se soucier
d’accepter la responsabilité d’une préférence irrévocable. Un pareil procédé indique
chez l’écrivain la connaissance familière du vocabulaire ; mais, à parler franchement,
c’est la négation même du style. C’est un système d’à-peu-près qui éblouit quelque temps
et qui finit par impatienter.
Je regrette que M. Bulwer se soit cru obligé de semer dans la conversation de ses
personnages plusieurs phrases françaises qui sont quelquefois vulgaires et qui ne sont
pas
toujours correctes. Les gens bien élevés qui s’abordent
chez nous ne disent pas : Comment ça va ? Et s’ils le disaient, ils ne l’écriraient pas.
Personne en France n’adresse à son interlocuteur
des
belles paroles. Quand une femme fait une promenade à cheval en compagnie d’un seul
cavalier, elle ne dit pas qu’elle risque le cavalier seul, car ce
terme de contredanse serait en pareil cas sans application. Certes, il eût mieux valu ne
pas clouer aux différents chapitres d’Ernest Maltravers des épigraphes
tirées d’Eschyle, d’Euripide, de Simonide, et transcrire correctement les paroles
françaises et italiennes prononcées par les personnages. L’érudition n’est pas
nécessaire, mais la modestie est toujours de bon goût.
Il y a quelques jours à peine, nous avions à juger la Vieillesse de
Louis XIV, et nous nous affligions de la légèreté avec laquelle deux écrivains
français avaient traité l’une des figures les plus importantes de notre histoire ;
aujourd’hui nous avons à nous prononcer sur une pièce où Louis XIV joue le premier rôle,
composée parmi nous, à Paris même, mais par un écrivain anglais, dont les romans sont
fort à la mode, par M. E. L. Bulwer. Quoique les Derniers Jours de Pompeï
et Rienzi soient loin de valoir Pelham et Eugène
Aram, cependant il n’est pas sans intérêt
d’étudier
la tentative dramatique de M. Bulwer. Cet essai n’est pas le premier que l’auteur ait
fait ; car Eugène Aram, publié sous forme de roman, était d’abord destiné
à paraître sur la scène, et plusieurs épigraphes du livre sont tirées de la tragédie
inédite et peut-être inachevée. Malheureusement la courtoisie la plus indulgente ne nous
permet pas d’applaudir l’œuvre nouvelle de M. Bulwer. Les personnages de la
Duchesse de La Vallière n’appartiennent ni à l’histoire, ni à la poésie. À la
réalité, qu’il méconnaissait volontairement, M. Bulwer a substitué une réalité triviale,
qui n’est d’aucun pays, ni d’aucun temps, une réalité de coulisse, qui se prête à toutes
les combinaisons théâtrales, mais si familière aux mémoires les plus paresseuses, que
les premiers vers de chaque scène rappellent toujours les vers à venir.
Louis XIV, tel que nous le montre M. Bulwer, n’est qu’un égoïste impérieux ; il manque
absolument de charme et de grandeur ; il expose la théorie de son caractère avec tant de
franchise et de sécheresse, que l’amour de mademoiselle de La Vallière est à peine
intelligible. La bravoure, la magnificence, n’entrent pour rien dans son rôle ; c’est
tout simplement un Turcaret qui veut être aimé pour son argent. Il est jeune, et il se
conduit comme un vieillard blasé ; rien en lui ne révèle l’ardeur de la gloire et le
goût de la vraie galanterie. Je ne puis croire que M. Bulwer ait eu l’intention de
rapetisser le personnage de Louis XIV, car une pareille intention serait directement
contraire au but de sa pièce ; mais, en vérité, la manière dont il a dessiné le roi de
France est tout à fait inexplicable. Lorsqu’il arrive à Louis XIV de parler fêtes et
carrousels, cet épisode de la conversation a l’air d’un hors-d’œuvre, et n’est pas amené
par le mouvement général de la pensée.
Le duc de Lauzun, le comte de Grammont et le marquis de
Montespan, destinés par l’auteur à représenter la cour de France dans la seconde moitié
du xviie
siècle, ne sont, à proprement parler, que des
caricatures réprouvées par le bon sens aussi bien que par l’histoire. Le duc de Lauzun,
qui, dans la pensée de M. Bulwer, signifie la même chose qu’Iago, justifie très mal son
origine littéraire. Il se donne pour un misérable, pour un homme sans cœur et sans foi,
capable de tous les mensonges et de toutes les trahisons ; mais son rôle tout entier se
réduit à la vanterie. Il parle, et il n’agit pas ; et sa parole est de si mauvais ton,
ses maximes d’immoralité sont si plates, que nous avons peine à comprendre l’engouement
du roi pour ce bavardage ennuyeux. Le comte de Grammont est un bouffon de troisième
classe, qui joue avec les mots, et gaspille les métaphores sans réussir à dérider
l’auditoire. Si Louis XIV n’eût compté autour de lui que des courtisans aussi mal
élevés, Versailles, assurément, n’eût pas été cité dans toute l’Europe comme un modèle
achevé d’élégance et de grâce. Quant au marquis de Montespan, il sert de plastron au duc
de Lauzun et au comte de Grammont, avec une docilité plus digne de pitié que de rire. Il
s’adresse lui-même de si grossières plaisanteries, il s’avilit avec tant d’acharnement,
qu’il n’y a pas de rôle possible pour lui et que sa disgrâce passe inaperçue.
Le marquis de Bragelone, bien que taillé sur le patron de tous les amants trompés et
généreux, intéresserait peut-être s’il parlait plus simplement ; mais il fait une si
abondante consommation de tropes et de paraboles qu’il fatigue les oreilles les plus
complaisantes. Il sermonne tous ceux qu’il rencontre, depuis le duc de Lauzun jusqu’au
roi ; mais, comme il néglige de varier les formes de sa
vertueuse indignation, l’attention lâche pied avant la fin de sa harangue.
Madame de La Vallière, mère de l’héroïne, est un personnage au moins inutile,
puisqu’elle disparaît sans retour avant la fin du premier acte. D’ailleurs, c’est le
second tome du marquis de Bragelone, à la colère près.
Madame de Montespan, si renommée à la cour de Louis XIV par la grâce ingénieuse de ses
reparties, et plus encore par la verve satirique de ses portraits, n’est, dans la pièce
de M. Bulwer, qu’une intrigante de bas étage, sans esprit et sans gaîté, qui se vante de
sa bassesse avec une impudeur niaise. Il est vrai que les contemporains n’attribuent pas
à madame de Montespan une sensibilité bien vive, et signalent en elle une femme de tête
plutôt qu’une femme de cœur ; pour peu qu’elle fût, je ne dis pas spirituelle, mais
seulement sensée, elle ne devait pas faire parade de sa perfidie en présence de ses
alliés. Toutefois, je reconnais volontiers que des personnages tels que la marquise de
Montespan et le duc de Lauzun de M. Bulwer sont d’une grande utilité pour la
construction d’un drame vulgaire, et simplifient singulièrement la marche de la
fable.
Louise de La Vallière n’a pas été plus respectée que Louis XIV ou Lauzun par M. Bulwer.
Au lieu d’être tour à tour naïve et passionnée, de pleurer sa faute dans la solitude, et
d’oublier Dieu en présence de son amant, elle fatigue le roi de ses regrets et de son
repentir. Elle engage avec lui des querelles interminables ; elle explique ses
scrupules, comme si la résistance pouvait effacer le passé ; elle attaque de front le
caractère de Louis XIV, comme le ferait une femme sans amour, et semble prendre plaisir
à l’irriter, tant elle met de maladresse dans l’expression de sa douleur. Y a-t-il au
monde une femme de seize ans,
amoureuse, aimée, maîtresse de
l’homme à qui elle s’est librement donnée, assez gauche pour insister, en sa présence,
sur le mérite d’un autre homme ? Si cette bévue est un moyen dramatique, un élément de
rupture entre le roi et mademoiselle de La Vallière, c’est un moyen bien mal choisi, car
il viole toutes les lois de la vraisemblance et du bon sens. Tout le monde sait,
d’ailleurs, que la première fuite à Chaillot de mademoiselle de La Vallière ne fut pas
motivée par des scrupules religieux, mais par les reproches que Louis XIV lui avait
adressés sur son extrême discrétion.
Avec des personnages ainsi conçus, il était difficile que M. Bulwer composât une pièce
vraiment poétique. Par la mesquinerie des caractères, il était condamné à construire une
fable mesquine. Il a subi logiquement toutes les conséquences d’une première faute. Le
premier acte se divise en deux parties : l’entretien de mademoiselle de La Vallière avec
le marquis de Bragelone, son fiancé, et son arrivée à la cour de Fontainebleau. La
première partie a le défaut très grave de n’être pas claire. Louise de La Vallière n’ose
dire, ni à sa mère ni à son amant, le véritable état de son cœur : elle s’exprime en
termes ambigus ; et il semblerait naturel que la mère et l’amant se réunissent, sinon
pour empêcher, du moins pour retarder le départ de Louise. Si le marquis de Bragelone
aime vraiment sa fiancée, il ne doit pas se contenter de vagues explications.
L’obscurité de ces premières scènes nuit beaucoup à l’intérêt que pourrait inspirer plus
tard la conduite du marquis. L’arrivée à Fontainebleau de mademoiselle de La Vallière
est trop brusquement annoncée. La conversation vulgaire de Grammont et de Lauzun
prépare, d’une façon insuffisante, la scène entre le roi et mademoiselle de La Vallière.
Cependant ce premier acte n’est pas le plus faible des cinq. Si je
ne dis rien du dialogue entre Bertrand l’armurier et le marquis de
Bragelone, placé entre les adieux et l’arrivée, c’est que ce dialogue traîne depuis
longtemps dans les romans et au théâtre, et n’a aucune importance dans la conduite de la
pièce.
Avec le second acte commence la lutte de l’amour et du devoir, lutte qui devrait
remplir la pièce entière, mais qui n’a pas fourni à M. Bulwer le tiers de son ouvrage.
Je ne sais rien de plus ridicule que la querelle de Bragelone et de Lauzun, dans les
jardins de Fontainebleau. Si Bragelone a conçu des soupçons sur la pureté de sa fiancée,
il devrait, pour s’éclairer, consulter un autre homme que Lauzun ; et quand il apprend,
de la bouche d’un courtisan, l’amour de sa maîtresse pour le roi, il aurait quelque
chose de mieux à faire que de mettre l’épée à la main. Quelle que soit la légèreté des
paroles de Lauzun, Bragelone devrait se souvenir qu’il parle à un homme de plaisir, et
que les maximes de la cour ne sont pas celles de l’église. Le seul parti sage serait de
voir, par ses yeux, si Louise lui est restée fidèle. Est-il vraisemblable que
mademoiselle de La Vallière, éprise du roi, heureuse de l’amour qu’elle ressent et
qu’elle inspire, se rende aux premières remontrances d’un homme qu’elle n’aime plus, ou
plutôt qu’elle n’a jamais aimé ? Je ne le crois pas. M. Bulwer en a jugé autrement ;
car, dans sa pièce, Louise de La Vallière s’enfuit au couvent. La scène où Louis XIV
vient enlever sa maîtresse, qui demande à Dieu de la protéger contre l’amour, aurait pu
être belle, et ne demandait pas mieux ; mais M. Bulwer n’a su y mettre que de la
puérilité, de l’emphase et des effets de mélodrame.
Le troisième acte, le plus important et le plus dramatique, selon l’auteur, est
consacré tout entier à la peinture
des intrigues de cour. Il
est impossible d’imaginer des trahisons plus innocentes, des inimitiés plus maladroites,
des mensonges plus transparents, des embûches plus faciles à découvrir. Lauzun et madame
de Montespan, coalisés contre mademoiselle de La Vallière, inventent des pièges dignes
d’un enfant. La maîtresse du roi se confie à sa rivale future, avec une ingénuité dont
il faut aller chercher le modèle dans les comédies de Berquin ; elle charge madame de
Montespan de porter une lettre à Louis XIV, comme si elle n’avait pas à son service de
messager plus sûr et plus discret. En vérité, tout ce troisième acte est d’une niaiserie
si parfaite, tous ces courtisans jouent à la scélératesse avec une candeur si
imperturbable, que M. Bulwer devrait obtenir un des prix Montyone. Le ridicule de ce troisième acte
fait le plus grand honneur à son caractère.
Le quatrième acte est celui où l’auteur a le plus inventé. Mais Dieu sait quel usage
M. Bulwer a fait de son droit de poète ! madame de Montespan a supplanté mademoiselle de
La Vallière. Aussitôt Lauzun va demander au roi la permission d’épouser la duchesse
délaissée, et le roi l’autorise à se faire agréer. N’est-ce pas là un ressort
ingénieux ? La duchesse refuse ; et au moment où elle s’indigne avec justice contre
l’ignoble conduite du roi, le marquis de Bragelone, dont la duchesse de La Vallière a
pleuré la mort au troisième acte, reparaît tout à coup, mais déguisé en moine
franciscain, et la sermonne tout à son aise. Comme elle croit reconnaître sa voix, il se
fait passer pour le frère du marquis. La duchesse l’écoute patiemment et se décide, pour
la seconde fois, à fuir au couvent. La première fois, c’était pour se défendre ; la
seconde, c’est pour expier sa faute et se consoler de l’abandon. Elle se retire, après
avoir promis au franciscain de quitter la cour sans délai.
Entre le roi ; c’est une nouvelle et magnifique occasion de haranguer ; le marquis
devenu moine n’a garde de la laisser échapper. Il récite à Louis XIV un morceau ronflant
sur le despotisme et l’hypocrisie, sur la débauche et l’égoïsme des cours, qui serait
peut-être bien accueilli dans un meeting radical, mais qui, prononcé devant Louis XIV,
n’a d’autre mérite que l’absurdité. Ce Bragelone est plus hardi que Bossuet, car
Bossuet, pour troubler la conscience de Louis XIV, employait des circonlocutions très
polies, et il n’aurait pas cru servir les intérêts de la morale et de l’église en
attaquant directement la conduite du monarque. Louis XIV, pour n’être pas en reste avec
Bragelone, se résout à lui pardonner sa franchise, sans doute en faveur de l’éloquence
du morceau. C’est une générosité vraiment royale. Resté seul avec la duchesse, Louis XIV
lui demande si elle consent à épouser Lauzun. Louise de La Vallière, après avoir répondu
négativement à cette première question, lui donne à entendre qu’elle a choisi un époux
plus digne d’elle ; et sans pousser plus loin l’indiscrétion, le roi lui promet son
amitié.
Mais il faut que le vice soit puni et la vertu récompensée, car sans cela la pièce
serait incomplète. Lauzun, mécontent de madame de Montespan, qui n’a pas tenu toutes ses
promesses, éveille dans le cœur de Louis XIV le regret de sa première maîtresse, et il
obtient un ordre d’exil contre son alliée infidèle. Au moment où madame de Montespan,
venue pour assister à la profession de la duchesse de La Vallière, se félicite de son
triomphe, Lauzun lui remet la lettre d’exil. La scène finale du second acte recommence,
mais plus verbeuse, plus théâtrale, plus digne du mélodrame. Le remords commence pour
madame de
Montespan. Le roi se résigne à perdre sans retour
Louise de La Vallière, et se console en espérant qu’elle priera pour lui. C’est là ce
que M. Bulwer appelle un drame historique.
Cette analyse rapide, mais fidèle, suffit pour montrer toute l’indigence, toute la
misère de l’ouvrage. Ni l’histoire ni la poésie ne peuvent accepter les personnages que
M. Bulwer a mis en scène. S’il eût interprété la réalité historique au profit de la
poésie, nous, ne songerions pas à lui reprocher l’indépendance de sa conduite. Quoique
madame de Montespan ait été supplantée par madame de Maintenon, précisément comme
mademoiselle de La Vallière par madame de Montespan, nous accepterions volontiers la
transposition imaginée par M. Bulwer, s’il eût tiré parti de cette transposition ; mais
il a violé l’histoire très inutilement. Puisqu’il est permis au poète de resserrer dans
l’espace d’une soirée les événements de plusieurs années, il eût été naturel et logique
de laisser voir le roi sous l’amant, et de ne pas réduire la vie tout entière de
Louis XIV à deux intrigues amoureuses. À cette condition seulement, l’amant de
mademoiselle de La Vallière pouvait nous intéresser jusque dans l’infidélité. Plus il
eût été roi, plus il eût été facile d’excuser la mobilité de ses passions ; mais il est
évident que M. Bulwer, en écrivant sa pièce, ne s’est proposé que la construction
vulgaire d’une machine dramatique. Il n’a voulu ressusciter ni la France du xviie
siècle ni la cour de Louis XIV ; ou du moins, s’il a eu
pendant quelques heures un projet de cette nature, il l’a bien vite perdu de vue, et
s’est abandonné au seul plaisir de peindre l’égoïsme en présence de la candeur. Car le
caractère général de la Duchesse de La Vallière est celui d’une
bergerie.
La pièce est écrite en vers blancs, et nous remercions
M. Bulwer d’avoir cherché à racheter la vulgarité de sa fable par l’élévation du style.
Mais cette louable intention est demeurée impuissante, comme il était facile de le
prévoir. L’auteur, habitué au style improvisé de ses romans, qui, malgré son élégance et
sa facilité, n’a presque jamais de forme précise et arrêtée, n’a pu se résoudre, même en
écrivant des vers blancs, à oublier l’abondance involontaire de langage qui réussit
auprès de la foule. Le vers qu’il a choisi est de tous les vers anglais le plus sérieux
et le plus difficile. Dans le vers blanc, le choix des moindres expressions est d’une
haute importance. La première, la plus impérieuse condition de ce rythme héroïque, c’est
la simplicité. Or, il s’en faut de beaucoup que la Duchesse de
La Vallière soit écrite simplement. Lauzun et Grammont parlent une langue
vulgaire fort au-dessous de la simplicité. Louis XIV et Bragelone penchent du côté de
Lucain, plus souvent encore du côté de Claudien, et prennent constamment l’emphase pour
la dignité. Quant à Louise de La Vallière, elle ne parle jamais le langage de la
passion, mais bien celui de l’élégie. Écrite en prose, la pièce de M. Bulwer n’aurait eu
aucune forme déterminée ; écrite en vers blancs, elle n’a qu’une forme incomplète. Il
faut donc lui savoir gré de sa tentative.
La préface placée en tête de l’ouvrage et datée de Paris, révèle chez l’auteur une
haute opinion de lui-même. Quoique l’église compte l’orgueil parmi les péchés capitaux,
nous consentirions volontiers à le ranger parmi les péchés véniels, lorsqu’il s’agit de
juger un poète. Avant de concevoir, d’exécuter, de publier une œuvre poétique, il y a
tant d’obstacles à vaincre, tant de répugnances à surmonter, que, sans l’intervention de
l’orgueil, pas un livre, pas
une pièce de théâtre ne
viendrait à maturité. Mais l’orgueil, pour se faire pardonner, a besoin de se justifier
par l’élévation, l’éclat ou la solidité de la pensée. Or, la préface de la
Duchesse de La Vallière est un des morceaux les plus creux et les plus vides
que je connaisse. Tout ce que l’auteur dit de Louis XIV et de sa cour, des personnages
historiques jugés par les contemporains et jugés par la postérité, est parfaitement
insignifiant. Je suis encore à comprendre comment La Rochefoucauldf, Dangeau et madame de
Genlis se trouvent réunis dans la même phrase et présentés comme des peintres
d’histoire. Il est difficile d’imaginer une confusion plus singulière et plus
divertissante. Il manque à cette galerie La Bruyère et Saint-Simon ; mais le goût
dédaigneux de M. Bulwer ne descend pas jusqu’à des autorités d’un tel étage,
Saint-Simon, j’en conviens, ferait une étrange figure à côté de madame de Genlis ; je
crois pourtant qu’il eût enseigné à M. Bulwer quelque chose de plus animé, de plus vrai,
de plus royal que le journal de Dangeau ou les romans de madame de Genlis. Quant à
l’avis que l’auteur exprime sur les unités dramatiques, sur Aristote et Euripide, nous
n’avons rien à en dire. Il n’est plus permis qu’aux rhéteurs de province de lutter pour
les unités au nom du précepteur d’Alexandre. La lecture attentive de la poétique, et
surtout des tragiques grecs, prouve clairement que jamais en Grèce, ni les inventeurs,
ni les critiques n’ont compris les unités dans le même sens que Scudéryg et Le Bossu ; et nous
n’avons pas songé, un seul instant, à chicaner M. Bulwer sur la question des unités. Il
se prononce pour l’unité de caractère, et il a théoriquement raison ; mais je crois que
les juges compétents préféreront toujours l’Iphigénie d’Euripide, malgré,
les inconséquences qu’Aristote a signalées
dans le caractère
de l’héroïne, à la Duchesse de La Vallière, qui, depuis le commencement
du premier acte jusqu’à la fin du cinquième, soutient, sans se démentir, son caractère
élégiaque.
Le prologue et l’épilogue ne tiennent pas à la pièce, mais ne peuvent cependant être
passés sous silence ; car, dans le prologue, l’auteur réclame l’indulgence de
l’auditoire en faveur des services législatifs qu’il a rendus aux poètes dramatiques ;
dans l’épilogue, le marquis de Montespan parle des voyages aérostatiques du duc de
Brunswick, et de l’incertitude des spéculations industrielles ; J’argumentation et la
satire sont également ridicules. Mais les deux avertissements qui suivent la préface
méritent surtout d’être médités. Dans le premier, Bulwer explique sa pensée sur les
directeurs de théâtres, et dans le second sa pensée sur la critique. M. Macready, seul
juge à qui l’auteur eût soumis sa pièce, avait manifesté le désir de la voir jouer à
Drury-Lane, Le directeur demanda à lire la pièce avant de la jouer, et M. Bulwer refusa
au directeur ce qu’il n’accorde pas à son libraire, la lecture préalable de son
manuscrit, se fondant sur cette maxime incomparable : que le directeur pouvait bien
risquer son argent là où l’auteur risquait son nom. M. Morris, directeur du théâtre
d’Haymarketh,
se montra plus accommodant que le directeur de Drury-Lane, et consentit à jouer la pièce
sans l’avoir lue ; mais la négociation fut rompue faute d’acteurs convenables. Enfin,
M. Osbaldiston, directeur de Covent-Garden, sur la seule recommandation de M. Macready,
commença, les yeux fermés, les répétitions de la Duchesse de La Vallière.
Qu’arriva-t-il ? Comment fut récompensée cette confiance illimitée ? C’est ce que nous
apprend le second avertissement postérieur à la représentation. L’auteur
fut obligé de supprimer le troisième acte, le meilleur des cinq, du
moins il le dit, parce que les acteurs étaient incapables de le rendre et le public
incapable de le comprendre, et concentra dans un récit toutes les scènes de l’acte
supprimé. Après avoir accusé les acteurs et le public d’incapacité, il ne lui restait
plus qu’à se plaindre de la critique, et, en effet, il proclame hautement l’improbité de
la critique, l’ingratitude des poètes dramatiques, dont il a défendu la propriété
littéraire dans la chambre des communes. Il nous semble difficile de se siffler soi-même
avec plus d’acharnement ; car un poète qui refuse la lecture de sa pièce au directeur
d’un théâtre ne devrait pas consentir à supprimer un acte entier. C’est là une
inconséquence qui ressemble fort à une amende honorable. Accuser l’incapacité des
acteurs et du public est une défense plus que maladroite. Une pièce qui ne peut être ni
jouée, ni comprise, ressemble beaucoup à une mauvaise pièce. Quant aux deux derniers
griefs articulés par M. Bulwer, l’improbité de la critique et l’ingratitude des poètes
dramatiques, il nous est impossible de les concilier ; car si les poètes, en jugeant
la Duchesse de La Vallière, devaient, comme l’auteur le donne à
entendre, n’écouter que la reconnaissance, et si l’ingratitude a suffi pour les rendre
sévères, l’improbité n’est pas nécessaire pour expliquer l’avis de la critique,
l’ingratitude est même inutile ; car M. Bulwer, que je sache, n’a rendu aucun service à
la critique. La critique a donc pu, sans improbité, sans ingratitude, par amour pour la
seule vérité, déclarer mauvaise la pièce de M. Bulwer. Mais il paraît que l’orgueil des
poètes est, de l’autre côté du détroit, aussi prompt à la colère que chez nous, et plus
mal inspiré dans sa défense.
Nous n’avons rien dit d’Alice, seconde partie et complément
d’Ernest Maltravers ; car nous aurions été forcé de répéter, à propos
d’Alice, tout ce que nous avions dit d’Ernest
Maltravers. Résolu à demeurer dans le vrai, peu soucieux de varier les formules
de notre pensée pour le seul plaisir d’éviter la monotonie, nous aurions cédé à la
nécessité de reproduire littéralement toutes les idées que nous avions précédemment
exposées, et c’eût été pour le public et pour nous une tâche parfaitement inutile. Mais
le nouveau drame de M. Bulwer mérite d’être raconté, car il ne ressemble, ni par le
sujet, ni par les développements, à la Duchesse de La Vallière.
The Lady of Lyons, que j’appellerai la Dame de Lyon, ne
trouvant dans notre langue aucune expression plus précise et plus fidèle, est précédée
d’une préface où M. Bulwer explique ses prétentions littéraires et se plaint de ses
ennemis politiques. Il faut avouer que les poètes d’aujourd’hui abusent singulièrement
du droit d’écrire des préfaces. S’ils se contentaient de raconter, dans une causerie
familière, comme l’auteur d’Ivanhoé, comme l’auteur de
Cinna, ce qu’ils ont voulu faire, ce qu’ils espèrent avoir fait,
d’indiquer modestement les fautes qu’ils ont commises, les mérites qu’ils s’attribuent,
nous serions certes mal venu à nous plaindre. Mais nous professons un respect assez
tiède pour les ouvrages qui ne s’expliquent pas d’eux-mêmes et ne se laissent pénétrer
qu’à l’aide d’un ; et nous ne lisons
qu’avec
répugnance les dissertations où les poètes essaient de prouver au public qu’il ne les
comprend pas, à la critique qui les désapprouve qu’elle s’est rendue coupable,
d’injustice. Malheureusement la préface de la Dame de Lyon n’est qu’une
apologie très maladroite. Il paraît que la presse anglaise n’a pas témoigné pour
la Duchesse de La Vallière une admiration suffisante, et qu’elle a même
poussé la hardiesse jusqu’à se demander si M. Bulwer faisait bien d’abandonner le roman
pour le drame. Sans s’abuser sur les défauts de Pelham et d’Eugène
Aram, nos voisins se plaisent comme nous à proclamer l’intérêt qui recommande
ces deux récifs, et après avoir jugé librement Rienzi et les
Derniers jours de Pompeï, séparés de Pelham et d’Eugène
Aram par un assez grand intervalle, ils se permettent d’appeler imprudences
les nouvelles tentatives de E. Bulwer. Pour répondre à ces censeurs envieux, à ces juges
myopes, l’auteur de la Duchesse de La Vallière vient d’écrire la
Dame de Lyon. On lui conteste le génie dramatique, et, pour fermer la bouche à
ses détracteurs, pour imposer silence à ces doutes injurieux, il se hâte de construire
un ouvrage destiné, comme la Duchesse de La Vallière, à la régénération
du drame anglais. Il est vrai que l’auteur met cette espérance sur le compte de
M. Macready ; mais nous ne pouvons prendre au sérieux cette affirmation. Si M. Bulwer ne
partageait pas l’espérance de M. Macready, s’il ne se croyait pas appelé à régénérer la
scène anglaise, à ressusciter Shakespeare, il aurait résisté à toutes les prières, à
toutes les instances, et, prenant pour vraie l’opinion de la presse anglaise, il ne se
fût pas exposé une seconde fois à l’indifférence du parterre. Personne ne voudra croire
que M. Bulwer se soit résigné à écrire la Dame de Lyon par pure
générosité.
Quelle que soit son admiration, son amitié pour
M. Macready, il n’aurait pas compromis sa réputation de romancier dans une seconde
tentative dramatique, s’il ne prétendait à l’héritage de Shakespeare. C’est pourquoi
nous trouvons qu’il a mauvaise grâce à dire qu’il n’attache aucune importance à
la Dame de Lyon. Que cette piète réussisse ou échoue, qu’elle soit
applaudie ou sifflée, la sérénité de l’auteur n’en sera pas troublée ; car il est bien
décidé à ne plus rien écrire pour la scène. Il a touché le but qu’il se proposait ; il a
prouvé à ses détracteurs son aptitude dramatique ; sa tâche est accomplie. Toutefois il
ne dissimule pas la cause réelle de sa résolution. Malgré l’évidence de la démonstration
entamée par la Duchesse de La Vallière et complétée par la Dame de
Lyon, il se résignerait à multiplier des preuves désormais inutiles, s’il
n’avait aperçu, dans les critiques dirigées contre ses ouvrages dramatiques, un levain
d’inimitié politique. Ceux qui n’admirent pas les pièces de M. Bulwer sont tout
simplement mécontents de ses discours au parlement. Jusqu’à présent, les débats de la
Chambre des communes n’avaient jeté aucun jour sur l’importance politique de M. Bulwer ;
personne, en France ni de l’autre côté du détroit, ne songeait à lui donner une part
dans les destinées de la Grande-Bretagne, et voici que dans une préface il nous révèle
toute la grandeur de son rôle public. Nous ne voyions en lui qu’on faiseur de contes, et
nous ignorions l’action qu’il exerce sur le gouvernement de son pays ; il a fallu que
la Dame de Lyon fût rangée parmi les ouvrages médiocres pour que
M. Bulwer nous donnât le secret de son importance politique. Littérairement, l’argument
n’a pas grande valeur, mais il a du moins le mérite de la nouveauté, et nous le
recommandons, aux poètes mécontents et méconnus, comme
une
consolation toute trouvée pour les blessures faites à leur amour-propre. Désormais un
auteur sifflé, ou dont la pièce aura été jouée devant les banquettes, se réfugiera dans
son importance politique. Il n’aura pas même besoin, pour invoquer l’argument inventé
par M. Bulwer, de siéger sur les bancs de la chambre ; il lui suffira d’être électeur,
ou d’avoir écrit une douzaine de pages sur les discussions parlementaires. Nous espérons
que cette recette ne passera pas inaperçue et trouvera de nombreuses applications.
Quant à nous, qui n’avons jamais compté M. Bulwer parmi les orateurs de la chambre des
communes, nous pouvons juger la Dame de Lyon en toute liberté. Pour être
juste envers lui, nous n’avons besoin de réprimer aucune rancune. Le sujet de cette
pièce est emprunté à un recueil de contes que nous ne connaissons pas ; il nous est donc
impossible de juger si M. Bulwer a enrichi ou appauvri la donnée qu’il avait choisie.
L’action se noue et se dénoue entre trois personnages : Pauline Deschapelles, Beauséant
et Claude Melnotte. Les autres acteurs, tels que le père et la mère de Pauline, Glavis,
ami de Beauséant, et la mère de Claude Melnotte, jouent un rôle tellement secondaire,
qu’il suffit de les nommer. La pièce embrasse un espace de deux ans et demi, de 1795 à
1798. Le second titre : Amour et Orgueil, résume d’une façon vulgaire,
mais assez nettement, les ressorts que M. Bulwer a mis en jeu. On a voulu trouver une
ressemblance frappante entre la Dame de Lyon et Ruy Blas ;
cette ressemblance, fortuite, nous n’en doutons pas, ne résiste pas à l’examen. Il
s’agit, dans la pièce anglaise, d’un paysan qui épouse la fille d’un riche marchand en
se faisant passer pour grand seigneur, et ce paysan se prête à cette supercherie, comme
Ruy Blas, pour servir une vengeance qui n’est pas la sienne. Mais là
s’arrête la ressemblance, et M. Hugo, pour construire son
ouvrage, n’avait pas besoin de connaître la Dame de Lyon. D’ailleurs, la
biographie réelle d’Angelica Kauffmann vide le procès d’une manière décisive.
L’invention de ce ressort, auquel on paraît attacher une si grande importance,
n’appartient ni à M. Hugo, ni à M. Bulwer, ni à M. Léon de Wailly. Il s’est rencontré,
en Angleterre, au xviiie
siècle, un aventurier qui s’est
donné pour le comte de Horn, et qui, à l’aide de ce mensonge, a réellement épousé
Angelica Kauffmann. Ce ressort, diversement employé par trois écrivains, est tombé
depuis longtemps dans le domaine public. Mais, lors même que M. Hugo eût emprunté cette
donnée à M. Bulwer, il resterait toujours entre la Dame de Lyon et
Ruy Blas une profonde différence. L’ouvrage anglais est un drame
bourgeois qui ne prétend nous offrir ni l’aurore, ni le déclin d’une monarchie. Le
caractère et la condition des personnages suffiraient pour absoudre M. Hugo de tout
soupçon de plagiat, et les développements de l’action ne permettent d’établir aucune
comparaison entre les deux ouvrages.
Pauline Deschapelles est fille d’un riche marchand de Lyon. Pour retrouver dans Pauline
Marie-Anne de Neubourg, il faut plus que de la complaisance. La reine d’Espagne arrive à
l’amour par l’abandon ; c’est l’ennui qui la pousse dans les bras de Ruy
Blas. Si Charles II, au lieu de chasser les loups, s’occupait de sa femme,
Ruy Blas n’entrerait pas dans le lit de la reine. Pauline Deschapelles
est tout simplement belle, fière de sa beauté, coquette, gâtée par sa mère ; elle reçoit
les hommages de tous les jeunes gens de Lyon comme un tribut qui lui est dû, et ne songe
pas à les remercier de leur admiration. Elle croit que sa beauté lui permet de prétendre
aux premiers partis, et,
comme elle est riche, fille unique,
elle désire devenir comtesse, marquise ou duchesse. Assurément un tel, personnage n’a
rien de commun avec Marie-Anne de Neubourg. Nous l’avons vu cent fois figurer à
l’Opéra-Comique ; c’est un type de coquetterie vulgaire qui appartient depuis longtemps
aux théâtres de toutes les nations. Pauline éconduit tous les prétendants qui se
présentent, et ne veut donner sa main qu’à un homme titré. Malheureusement, dans les
dernières années du xviiie
siècle, ce désir était, en
France, difficile à satisfaire. La noblesse étant abolie par une loi, Pauline est
condamnée au célibat, à moins qu’elle ne passe la frontière pour choisir un mari dans
une famille d’émigrés ; et, comme une pareille tentative aurait pour conséquence la
confiscation des biens de son père, elle se contente d’humilier par ses refus tous les
hommes qui essaient de la fléchir, sans tenir compte du sort des candidats qui se sont
déjà mis sur les rangs. S’il y a entre ce personnage et Marie de Neubourg la moindre
analogie, nous avouons sincèrement qu’elle échappe à notre pénétration.
Beauséant, dans lequel on a voulu retrouver don Salluste, se sert, il est vrai, de
Claude Melnotte pour humilier Pauline Deschapelles, comme le chef des alcades de cour se
sert de Ruy Blas pour humilier la reine d’Espagne. Mais il procède à sa
vengeance bien plus simplement que l’homme d’État disgracié. Il sait qu’un jeune paysan
est amoureux de Pauline, et il lui propose d’épouser celle qu’il aime. Il conclut avec
lui un marché, en bonne forme, et s’engage à lui fournir tout l’argent nécessaire pour
mener un train de prince. Il ne perd pas son temps, comme don Salluste, à dicter deux
billets, dont l’un est une énigme et l’autre une injure pour son secrétaire. Il dit à
Claude Melnotte : Vous aimez Pauline, vous êtes pauvre et
roturier ; elle est riche et ne veut donner sa main qu’à un homme titré. Je vous offre
le moyen de t’épouser. Elle ne vous connaît pas, soyez prince, et sa main est à vous.
Jurez de vous prêter à ma vengeance et de mentir jusqu’à la conclusion du mariage. Voici
de l’or, et mettons-nous à l’œuvre. Certes, un pareil langage ne ressemble en rien aux
paroles adressées par don Salluste à Ruy Blas.
Quant à Claude Melnotte, principal personnage de la pièce, il est, je l’avoue, dessiné
d’une façon très vulgaire ; mais il est à peu près impossible qu’un tel personnage ne
réussisse pas au théâtre ; car il résume tous les sentiments avec lesquels la foule est
familiarisée depuis longtemps. Il aime ardemment Pauline Deschapelles ; et pour lui
plaire, pour l’attendrir, il se voue à l’étude, il se transforme. Fils du jardinier de
M. Deschapelles, resté seul avec sa mère, il se livre à tous les, exercices de corps et
d’esprit qui doivent faire de lui un homme accompli. Depuis l’escrime et la danse
jusqu’à la musique, jusqu’à la peinture ; depuis l’histoire jusqu’aux mathématiques,
jusqu’aux sciences naturelles, il veut tout connaître, afin de devenir digne de l’amour
et de la main de Pauline. Grâce à la volonté ferme qui le soutient, grâce à l’espérance
qu’il a conçue, il devient en peu d’années capable de remplir les fonctions les plus
élevées et les plus diverses. Je me défie généralement des hommes doués d’une aptitude
encyclopédique ; je ne crois guère aux génies capables de, se placer entre Pitt et
Newton, entre Mozart et Raphaël ; mais la foule est rarement du même avis, et ajoute
volontiers foi aux miracles opérés par l’amour. Il me paraît donc naturel qu’elle
applaudisse aux efforts de Claude Melnotte, et qu’elle voie dans sa passion pour Pauline
un talisman tout-puissant. Il semble que tous ces ressorts soient depuis longtemps hors
de service, et pourtant il est bien rare que ces ressorts
manquent leur effet ; car la foule réunie dans une salle de spectacle accepte facilement
ce qu’elle dédaignerait dans un livre. Les pensées les plus vulgaires, pourvu qu’elles
aient un fonds de vérité, ne manquent jamais de l’émouvoir. Si ces pensées sont confiées
à un acteur éminent, elles prennent dans sa bouche tout le charme de la nouveauté. Or,
M. Macready a prouvé, aux juges les plus sévères, qu’il est en mesure de faire valoir
les idées les plus banales, de rajeunir les paroles les plus décrépites. Il y a dix ans,
il trouvait moyen d’animer les pâles tragédies de Sheridan Knowles ; j’apprendrais sans
étonnement que le rôle de Claude Melnotte est devenu entre ses mains une création
vraiment poétique.
Il n’y a rien à dire de M. ni de madame Deschapelles. Niaiserie et crédulité, tels sont
les deux mots qui résument ces deux caractères. Le colonel Damas est un brave militaire
qui, depuis vingt ans, a figuré dans quelques centaines de vaudevilles. C’est une
vieille connaissance que nous n’avons pas le courage de critiquer. La mère de Claude
Melnotte a pour son fils une admiration sans bornes ; elle le prend pour un prodige, et
conçoit à peine le dédain de Pauline.
Ainsi, tous les personnages de la Dame de Lyon se séparent profondément
des personnages de Ruy Blas. Il n’y a pas un des acteurs du drame
français qui soit possible, et tous les acteurs de la pièce anglaise sont d’une
trivialité qui échappe à la discussion. La construction générale de la pièce répond à la
conception des acteurs. L’analyse individuelle des caractères mis en jeu par M. Bulwer a
dû faire pressentir l’action dramatique ; aussi nous suffira-t-il de la résumer
rapidement.
Au premier acte, nous assistons à la toilette de Pauline
Deschapelles. Tandis qu’une femme de chambre est occupée à la coiffer, à placer des
fleurs dans ses cheveux, M. Beauséant, ci-devant marquis, vient la demander en mariage.
Le père, la mère et la fille refusent à l’unanimité l’alliance de Beauséant. C’est un
riche parti, toute la ville de Lyon connaît sa fortune ; mais il n’a plus de blason, et
Pauline, fidèle aux leçons de sa mère, a résolu de n’épouser qu’un homme revêtu d’un
titre éclatant. Elle veut être marquise ou duchesse, et, tant qu’elle n’aura pas trouvé
l’occasion de satisfaire ce vœu impérieux, rien ne pourra la décider à l’abandon de sa
liberté. Après de nombreuses et ferventes prières, Beauséant se retire confus et
humilié. À peine a-t-il quitté le seuil de la maison où son orgueil a été si rudement
éprouvé, qu’il rencontre un de ses amis nommé Glavis. Il lui confie son chagrin, et
Glavis lui apprend qu’il a, comme lui, demandé la main de Pauline et obtenu la même
réponse. Dès ce moment, Beauséant et Glavis forment le projet de se venger. On entend
des cris de joie ; les deux amis interrogent le maître de l’auberge devant laquelle ils
se trouvent, et apprennent qu’on célèbre le triomphe de Claude Melnotte, proclamé prince
de la fête, comme le tireur le plus adroit ; car nous avons omis de dire que Beauséant
et Glavis se sont rencontrés aux environs de Lyon. Le prince de la fête sera prince de
Côme, et Pauline s’appellera, pendant un jour, princesse de Côme. Beauséant décide
Claude Melnotte à le venger par un mensonge, qui doit mettre entre les bras du jardinier
poète la fille de son ancien maître.
Au second acte, nous assistons au mariage de Pauline et de Claude. Beauséant et Glavis
tremblent à chaque instant que leur vengeance n’échoue, car ils ont dans le colonel
Damas un surveillant très incommode. Le colonel Damas veut
parler italien au prince de Côme, et Claude Melnotte ne sait que répondre, car il
n’entend pas la langue de ses États. Cependant, après quelques secondes d’hésitation, il
répond effrontément que l’italien prononcé par le colonel Damas n’a jamais été la langue
des hommes bien élevés, des hommes de qualité, et madame Deschapelles demande grâce à
Son Altesse pour la grossièreté du colonel Damas. Claude Melnotte, pour se dédommager du
rôle misérable qu’il a consenti à jouer, se permet plusieurs espiègleries très
vulgaires, mais qui seraient sans doute applaudies au boulevard comme des tours du goût
le plus fin. Il offre à madame Deschapelles la tabatière d’or que lui a prêtée
Beauséant, à Pauline un jonc de diamants que Glavis lui a confié comme complément de son
costume de prince, et les deux amis se consolent en songeant que la vengeance est le
plaisir des dieux, et que, pour goûter ce plaisir, on ne doit pas lésiner. Pour échapper
à la surveillance du colonel Damas, Beauséant fabrique une lettre datée de Paris, par
laquelle un membre du gouvernement français le prévient que son ami le prince de Côme a
été dénoncé, et qu’il ne peut demeurer plus longtemps à Lyon sans risquer d’être
emprisonné. Madame Deschapelles, plutôt que de renoncer à nommer sa fille princesse,
presse la signature du contrat, et consent, sur les instances de Beauséant, à la
célébration immédiate du mariage. Leurs Altesses monteront en voiture dès qu’elles
auront reçu la bénédiction nuptiale. C’est Beauséant qui se charge de préparer leur
fuite. Resté seul avec Pauline, Claude Melnotte lui parle de son amour en termes
fleuris, et lui demande si elle le suivra sans regret, si c’est lui ou son titre qu’elle
aime. Pauline avoue qu’elle a d’abord aimé le prince, mais qu’à ses yeux
et le prince et l’homme sont confondus. Riche ou pauvre, dans un palais
ou dans une chaumière, elle ne cessera jamais de le chérir. Rassuré par ces paroles,
Claude Melnotte se pardonne le mensonge auquel il s’est résigné pour obtenir la main de
Pauline, et le mariage est conclu. Cependant, avant la signature du contrat, le colonel
Damas trouve moyen de rencontrer le prince de Côme et de le provoquer. Brave et habile,
Claude Melnotte désarme son adversaire, et dès ce moment ils deviennent les meilleurs
amis du monde.
Au troisième acte, nous retrouvons Pauline et son mari à l’auberge où s’est tramé le
complot de Beauséant et de Glavis. Pour échapper aux railleries de ses laquais que
Beauséant a détrompés, Claude emmène Pauline chez sa mère. Effrayée par quelques mots
échangés entre la mère et le fils, Pauline interroge son mari et lui arrache l’aveu du
mensonge auquel il s’est prêté. Mais Claude est désormais dégagé du serment qu’il a fait
à Beauséant. Il a promis d’épouser Pauline ; sa promesse une fois accomplie, il
redevient maître de lui-même, et il rend à Pauline sa liberté, qu’elle croyait avoir
perdue sans retour. Il écrit à M. Deschapelles le récit complet de l’intrigue qui lui a
livré sa fille, et il confie Pauline aux soins de sa mère. Quant à lui, il ne rentrera
dans la chaumière où il a conduit la femme qu’il aime que pour la rendre à son père. À
peine Claude est-il sorti que Beauséant paraît et réussit à éloigner la mère de Claude,
en lui disant que son fils l’attend dans le village. Alors commence entre Beauséant et
Pauline une lutte grossière, qui serait déplacée dans un livre, et qui doit au théâtre
exciter l’impatience et le dégoût. Beauséant dit effrontément à Pauline : Je vous ai
perdue, vous êtes la femme d’un paysan, mais je vous aime ; et si je ne
peux plus vous donner mon nom, je peux encore vous soustraire au mari
que je vous ai donné. Et comme Pauline ne répond à cette proposition que par le mépris,
il essaie d’obtenir par la force ce qu’il n’a pu obtenir de l’orgueil humilié. Claude
Melnotte arrive à temps pour sauver l’honneur de la femme qu’il aime. Beauséant
s’éloigne en jurant de se venger ; Pauline commence à aimer son mari.
Au quatrième acte, Claude remet Pauline entre les mains de son père, et part avec le
colonel Damas, dans l’espérance de s’illustrer sur le champ de bataille et de mériter la
main de Pauline. Mais, avant de partir, il l’autorise à faire annuler leur mariage. Ici,
M. Bulwer a placé une scène qui n’a rien de neuf, ni d’élevé, mais qui doit émouvoir.
Pauline s’efforce de retenir par ses larmes l’homme qui l’a humiliée ; et lorsqu’enfin
elle le voit résolu à partir, elle lui promet de l’attendre et de ne pas briser le lien
qui les unit.
Au cinquième acte, Claude Melnotte reparaît sous le nom du colonel Morier. Le colonel
Damas, devenu général, en annonçant à son camarade de bivouac que Pauline va épouser
Beauséant, essaie de le consoler et de lui persuader qu’il trouvera facilement cent
femmes aussi belles, aussi dignes d’amour que Pauline. Cependant la partie n’est pas
encore perdue ; le contrat n’est pas signé ; le divorce n’est pas même prononcé. Le
général et le colonel se rendent chez M. Deschapelles et apprennent bientôt que Pauline,
en promettant sa main à Beauséant, n’a pas oublié Claude Melnotte. M. Deschapelles est
ruiné, et c’est pour le sauver, pour relever son crédit, que Pauline consent à épouser
Beauséant. En recevant la main de Pauline, Beauséant doit donner à M. Deschapelles une
somme considérable. Cette somme, le colonel Morier la fournira, car il
s’est enrichi au service de la république française. Pauline reconnaît
dans le colonel Morier son mari qu’elle a fidèlement attendu pendant deux ans, et
qu’elle ne trahissait que pour sauver son père. Claude et Pauline sont unis,
M. Deschapelles retrouve son crédit, et Beauséant est livré à ses remords.
À coup sûr, il serait impossible de discuter sérieusement le mérite de cette pièce. Il
suffit de la raconter, et chacun, en parcourant ce rapide sommaire, pourra se former une
opinion précise sur la pièce de M. Bulwer. La Dame de Lyon est aussi
pauvre de conception que la Duchesse de La Vallière, et, si l’auteur a
voulu, par cette seconde tentative, démontrer l’étendue de ses facultés dramatiques,
nous croyons qu’il n’a pas réussi dans son projet. Il fera donc bien de s’en tenir là,
et de ne pas entamer une troisième démonstration. Le style de la Dame de
Lyon n’est ni pire, ni meilleur que le style de la Duchesse de
La Vallière ; seulement nous devons dire que le mélange des vers et de la
prose, tenté par M. Bulwer dans sa seconde pièce, est d’un effet malheureux, et nous
croyons que l’exemple de Shakespeare ne saurait justifier ce mélange. Poète, acteur et
directeur, a-t-il mêlé volontairement les vers et la prose dans la même pièce ? Il est
permis d’en douter. Quant à l’exemple des tragiques grecs, il est encore moins
concluant ; car, si les personnages et le chœur ne parlent pas dans un rythme uniforme,
du moins ils parlent toujours en vers, et la déclamation notée des acteurs d’Athènes
donnait, sans doute, à cette variété de rythmes un charme dont le dialogue parlé ne peut
nous donner l’idée. Si donc M. Bulwer veut imiter Shakespeare, il faut qu’il renonce au
mélange des vers et de la prose, et qu’il s’efforce de reproduire la grandeur et la
beauté idéale
de son modèle. Qu’il relise
Othello et qu’il juge la Dame de Lyon, il sera plus
sévère que nous pour son œuvre.
L’éducation de M. Guizot nous donne la clé de tous ses travaux. À proprement parler, il
n’a pas eu de jeunesse. Né deux ans avant la convocation des États généraux, élevé dans
la religion protestante, qui se voyait exclue de toutes les fonctions publiques, il fut
mené à Genève par sa mère pour étudier librement, sans renoncer à la foi de sa famille.
Son père était mort sur l’échafaud. Il montra de bonne heure une avidité remarquable
pour toutes les parties de la science humaine. Dans l’espace de quatre ans, il apprit
non seulement les langues grecque et latine, mais les quatre langues vivantes qui se
parlent autour de nous, je veux dire les langues allemande, anglaise, italienne et
espagnole. Il ne se contentait pas de les lire, il les parlait familièrement, si bien
que dès son adolescence il ne séparait pas l’Europe de la France, et, lorsqu’il eut
achevé le cours de ses études, envoyé à Paris pour suivre les leçons de l’école de
droit, il recommença seul et sans conseil toutes les études de ses premières années. Les
succès qu’il avait obtenus, les couronnes qu’il avait recueillies, loin de
l’enorgueillir et de l’aveugler, lui montraient plus clairement toutes les lacunes de
son éducation. Il voulait savoir plus
nettement, plus
complètement ce qu’il était censé savoir, et, pour résoudre les doutes qu’il avait
amassés dans sa mémoire, il n’hésita pas à reprendre successivement tous les éléments
des connaissances humaines. Je ne veux pas m’arrêter à discuter le témoignage des
biographes, sur les années passées à Genève par M. Guizot. Il m’importe peu de savoir si
le jeune écolier, épris d’un amour précoce pour l’autorité, prenait parti pour sa mère
contre lui-même, toutes les fois que son grand-père et sa grand-mère inclinaient à
l’indulgence et voulaient lui épargner un châtiment mérité. Il y a en effet dans ces
renseignements, vrais ou faux, quelque chose de puéril et d’invraisemblable qui excite
plutôt le sourire que l’attention. Il me suffit de rappeler que M. Guizot, livré à
lui-même, mécontent de son savoir, entreprit courageusement de le compléter, de
l’asseoir sur des bases plus solides, et voulut éprouver, une à une, toutes les idées
qu’il avait acquises. Certes, une pareille résolution révèle chez le jeune homme qui la
conçoit une trempe d’âme singulièrement énergique, et ce n’est pas merveille si, après
cette rude initiation, il s’est trouvé préparé aux travaux les plus difficiles. Lié
d’amitié avec M. Stapfer, qui connaissait à fond tous les mystères de la philosophie
allemande, il contracta de bonne heure le goût ou plutôt la passion des idées générales,
et cette passion a dominé toute sa vie. Le commerce de Kant a imprimé à tous ses travaux
un caractère d’élévation que l’enseignement des collèges de Paris ne connaît guère.
C’est dans les œuvres de Kant qu’il a puisé l’habitude de placer les idées au-dessus des
faits, et, si parfois il lui est arrivé de pousser trop loin cette prédilection, je
reconnais pourtant qu’elle l’a mis à l’abri des habitudes mesquines préconisées de nos
jours comme le dernier mot de la science historique.
C’est à M. Stapfer, c’est à Kant que M. Guizot doit son
respect pour les résultats généraux des événements et son dédain pour les faits
particuliers. Sans M. Stapfer et sans le philosophe de Königsbergi, il eût peut-être confondu
l’histoire et la chronique. Ses relations avec Suard, avec Fontanes, ne lui ont pas
porté un moindre profit. Suard, en effet, en lui ouvrant les colonnes du
Publiciste, lui enseigna de bonne heure l’art d’exprimer clairement sa
pensée dans un bref délai, et certes ce n’est pas un médiocre service. Quant à Fontanes,
il lui rendit un service encore plus important : il lui ouvrit les portes de la Sorbonne
et le nomma professeur d’histoire moderne. Or, quelles que fussent les connaissances de
M. Guizot, il faut bien avouer que, sans l’assistance de M. de Fontanes, il n’eût jamais
pu prétendre si tôt à ces fonctions éminentes, car, lorsqu’il fut chargé de cet
enseignement difficile, il n’avait que vingt-cinq ans. La suite de ses travaux a prouvé
surabondamment que la confiance de Fontanes était bien placée. Toutefois, si le choix
fait honneur à la clairvoyance du protecteur, il faut toujours le compter parmi les
chances heureuses qui ont marqué la jeunesse de M. Guizot. Une fois résolu à
l’accomplissement de cette mission périlleuse, il devait naturellement, pour ne pas
tromper l’espérance de ses amis, aborder l’étude des sources historiques, et c’est ce
qu’il a fait. Il n’y avait en effet qu’une seule manière d’assurer l’autorité de son
enseignement : c’était de l’appuyer sur des preuves authentiques, et ces preuves ne se
trouvent que dans le témoignage des écrivains contemporains des événements qu’ils
racontent. M. Guizot ne l’ignorait pas, et toutes ses études ont été conduites d’après
cette donnée. Il ne lui est jamais arrivé de s’adresser à des témoignages de seconde
main ; il a toujours senti la
nécessité de recourir aux
documents originaux, et c’est ce qui donne tant de valeur à son enseignement. C’est
pourquoi la clairvoyance de Fontanes mérite notre gratitude. S’il n’eût pas en effet
confié à M. Guizot l’enseignement de l’histoire moderne, peut-être le jeune ami de
M. Stapfer s’en fût-il tenu, pendant longtemps, au témoignage des historiens qui
préfèrent l’arrangement des périodes à la précision des faits. La nécessité d’expliquer,
devant un auditoire nombreux et composé d’hommes déjà mûrs, la série des événements
accomplis depuis la chute de l’empire romain jusqu’à la révolution française, lui a
montré toute l’importance des sources, tout le dédain que méritent les récits de seconde
main, et, quand j’élargis la tâche proposée au jeune professeur, ce n’est pas que je
confonde le moyen âge avec les temps modernes ; mais je me souviens que toutes les
leçons de M. Guizot désignent, sous le nom d’histoire moderne, l’espace compris entre
l’invasion des Barbares et la convocation des États généraux.
Cependant le professeur si justement applaudi, dont les leçons, recueillies par deux
mille auditeurs, ont nourri notre jeunesse de méditations sérieuses, n’a pas trouvé sans
effort, sans tâtonnement, la voie qui lui convenait, la voie qui pouvait seule lui
convenir. Ainsi, vers 1810, ne comprenant pas encore que l’histoire était sa véritable
vocation, il s’évertuait à disserter sur la peinture et la sculpture. Assurément, ce
long discours sur le salon de 1810 n’est pas l’œuvre d’un esprit vulgaire : il est
permis pourtant d’affirmer que c’est l’œuvre d’un esprit très peu familiarisé avec les
secrets de l’art. Je ne parle pas des bévues dont le goût seul peut s’affliger. Je
pardonne de grand cœur au critique novice sa préférence pour Gérard, dont l’esprit
ingénieux et persévérant devait conquérir le succès dans
toutes les carrières, mais ne s’appliquait pas plus directement à la peinture qu’à la
diplomatie. Je lui pardonne ce qu’il dit de Gros et de Prud’honj et l’ignorance qu’il révèle dans
l’analyse de ces deux maîtres ; mais je ne saurais lui pardonner les idées générales
qu’il exprime sur la peinture et la statuaire. Sur la foi d’une pierre gravée qui
représente Prométhée construisant l’homme nouveau pour l’animer du feu dérobé à Jupiter,
il affirme que les sculpteurs construisent le squelette avant de poser les muscles, et,
pour donner à sa méprise un caractère complet de naïveté, il distingue les muscles de la
chair. Or, ce trait d’ignorance, à peine excusable en 1810, réimprimé quarante ans plus
tard, amènera le sourire sur toutes les lèvres. S’il est permis en effet d’ignorer, il
n’est jamais permis de parler des choses qu’on ignore, et cette vérité est tellement
vulgaire que je n’ai pas besoin d’insister. Que M. Guizot, à l’âge de vingt-trois ans,
ait préféré Gérard à Gros, qu’il ait préféré non pas les compositions, mais la peinture
de Gros, à la peinture de Prud’hon, c’est un enfantillage sans importance ; mais qu’il
prenne l’œuvre de Prométhée pour le type de la statuaire, et qu’il s’aventure à parler
des choses dont il ne sait pas le premier mot, c’est une faute que rien ne peut
justifier. Distinguer la chair des muscles équivaut à séparer la fleur du calice, des
pétales, des étamines et des pistils. La chair et les muscles sont une seule et même
chose, personne ne l’ignore, ou du moins ceux qui ne le savent pas s’abstiennent d’en
parler.
Ce n’est pas là pourtant le seul sujet d’étonnement que me présente le salon de 1810,
analysé par M. Guizot. L’auteur, qui parle avec tant d’assurance des secrets techniques
auxquels il n’a jamais pris la peine de s’initier, qui voit dans Prométhée le type de la
statuaire, qui ne sait pas même
de quels éléments se compose
le corps humain, n’émet pas une idée générale sans la placer sous la protection de
Vasari ou de Lanzi, de Lessing ou de Mengs. Or, parmi ces quatre écrivains, Lessing seul
jouit de quelque autorité en matière esthétique, et cependant il ne faut accepter ses
décisions qu’avec réserve, car il a vécu dans la région des idées pures plus souvent que
dans le domaine des arts : il a plus souvent contemplé sa propre pensée que les tableaux
et les statues dont il voulait parler. Vasari n’a de valeur que pour les renseignements
biographiques : ses jugements sont empreints d’une emphase uniforme. Lanzi compte et
pèse les témoignages dans son cabinet, et n’a pas, à proprement parler, de signification
personnelle, et d’ailleurs il lui arrive trop souvent de parler des œuvres qu’il n’a pas
vues. Quant à Mengs, c’est un rhéteur qui trouve pour tous les sujets des paroles
abondantes, et je ne comprends pas que M. Guizot le cite à tout propos comme une
autorité sans appel. Les préceptes dont l’application donne le plafond de la villa
Albani ne méritent aucun crédit.
Et, comme si ce n’était pas assez de prodiguer les citations de Vasari, de Lanzi, de
Lessing et de Mengs, M. Guizot prodigue avec la même complaisance les citations de
Milton. Heureux et fier de lire sans effort le Paradis perdu, il en
détache des lambeaux et les propose aux peintres français, comme des programmes complets
que le pinceau peut suivre fidèlement. Or aucun de ces lambeaux si riches, si éclatants,
ne se prête aux conditions de la peinture. Toutes ces citations si éloquentes, qui
éblouissent l’imagination, sont condamnées, par leur nature même, à demeurer sans retour
dans le domaine exclusif de la poésie : le pinceau le plus habile ne réussirait pas à
les traduire sous une forme vivante, et M. Guizot ne paraît pas s’en douter. Il
écrase le lecteur sous une avalanche de vers anglais, et ne
paraît pas prévoir l’inutilité absolue de son érudition, du moins pour la peinture. Sans
doute il y a dans le Paradis perdu, comme dans la Divine
Comédie, de nombreux sujets de tableaux. Sans parler des dessins de
Michel-Ange empruntés au poète florentin et que le temps nous a enviés, qu’il me suffise
de rappeler l’exemplaire sur vélin conservé à la bibliothèque du Vatican, et dont
plusieurs pages sont ornées par la main de Giotto. Milton ne serait pas une source moins
féconde qu’Alighieri ; mais il ne faut pas croire que toutes les pensées qui nous
ravissent, sous la forme poétique, nous raviraient sous la forme pittoresque : c’est une
erreur trop accréditée, qui ne peut enfanter que des tableaux sans valeur. M. Guizot,
dans les citations nombreuses qu’il a empruntées à Milton, me semble partager
l’ignorance commune, et je m’explique pourquoi il dédaigne le talent de Prud’hon.
Six ans plus tard, M. Guizot essayait de traiter une question d’esthétique générale et
de marquer « les limites qui séparent et les liens qui unissent la peinture et la
sculpture »
. Malheureusement, dans l’espace de six années, le fonds de son
érudition ne s’était pas accru. Je retrouve en effet, dans le morceau dont je viens
d’indiquer le titre, toutes les idées développées à propos du salon de 1810. La pierre
gravée qui représente Prométhée reparaît comme une démonstration décisive, et l’auteur
semble heureux de reproduire cet argument. Or, pour l’accepter, il faut n’avoir jamais
mis les pieds dans un atelier de sculpture. Tous ceux qui ont vu à l’œuvre David et
Pradier savent très bien que le statuaire, en copiant le modèle, ne se croit pas obligé
de construire le squelette avant d’attacher les
muscles. Ce
renseignement est si vulgaire, que je m’étonne d’avoir à le rappeler.
Toute l’argumentation de l’auteur sur les affinités et les différences de la peinture
et de la sculpture se réduit à cette double formule : la sculpture ne doit exprimer que
des attitudes calmes ; la peinture peut exprimer tous les genres d’action. J’avouerai
que cette double formule est très loin de me satisfaire. La première partie n’est pas
exacte ; quant à la seconde, elle est tellement vague, qu’elle échappe à toute
discussion. M. Guizot a beau citer Lessing, Mengs, Émeric David, il n’arrive pas à
démontrer que le groupe de Laocoon rentre dans sa définition. Que les trois auteurs de
ce groupe si vanté, car chaque figure porte une signature particulière, aient soumis
l’expression de la douleur aux lois de l’harmonie linéaire, c’est une vérité hors de
doute ; mais il n’est pas moins évident que le grand-prêtre et ses deux fils étreints
par les anneaux du serpent contredisent la définition de M. Guizot. Lors même que nous
ne saurions pas, par le témoignage des historiens, que Pythagore de Rhèges s’était
illustré par la représentation de la douleur, l’œuvre d’Agésandre suffirait pour établir
que l’antiquité ne s’est pas interdit, dans la statuaire, l’expression des mouvements
violents. Malgré le sacrifice fait à l’harmonie linéaire, la figure de Laocoon se débat
sous l’étreinte du reptile. Si, au lieu de consulter les livres, M. Guizot avait
consulté les galeries, il n’eût pas commis cette méprise. Personne assurément ne
contestera la valeur du groupe placé dans la Tribune de Florence ; or ce groupe
représente deux lutteurs. Harmonieux sous quelque aspect qu’on l’envisage, il ne viole
aucune des lois de la sculpture, et je défie le plus habile de mettre ce groupe d’accord
avec la définition de M. Guizot.
Il serait trop facile de prodiguer les arguments qui
renversent cette théorie : qu’il me suffise de citer les métopes du Parthénon et les
bas-reliefs de Phigalée ; qui oserait, dans une telle question, récuser l’autorité de
Phidias ? Eh bien ! comment l’auteur s’y prendra-t-il pour démontrer que le
Combat des Lapithes et des Centaures, se compose exclusivement
d’attitudes calmes ? Les tympans et la frise du Parthénon lui donneraient raison ; les
métopes réfutent victorieusement son assertion. Le Combat des Amazones
rapporté de Phigalée, sans appartenir, comme les Lapithes et les
Centaures, à l’âge d’or de la sculpture, n’est pourtant pas à
dédaigner. Si l’exécution laisse beaucoup à désirer, il faut bien reconnaître que les
mouvements sont généralement vrais, et que l’énergie n’enlève rien à la beauté des
lignes. Ainsi la théorie de M. Guizot est battue en brèche par l’histoire.
Quant à la définition de la peinture, elle défie avec le même succès le blâme et
l’approbation. Dire en effet que la peinture peut aborder tous les sujets, c’est une
vérité trop vraie. Sans doute le champ offert au pinceau est infiniment plus vaste que
le champ offert au ciseau ; mais, si l’on néglige d’énumérer les conditions auxquelles
la peinture est soumise, on n’enseigne au lecteur rien qu’il ne sache depuis longtemps.
Il ne s’agit pas de comparer entre eux les moyens matériels employés par la peinture et
la statuaire, de rappeler que le spectateur peut tourner autour d’une statue, tandis
qu’un tableau n’offre aux yeux qu’une surface plane. Autant vaut affirmer que l’air et
l’eau ne se ressemblent pas. Ce qui importe, c’est de déterminer quels sont les sujets
permis, quels sont les sujets interdits à la peinture, car le pinceau, plus libre sans
doute que le ciseau, ne peut cependant pas aborder tous les sujets. S’il lui est
donné d’exprimer tous les genres de mouvements depuis les plus
gracieux jusqu’aux plus violents, il y a dans l’intelligence humaine bien des pensées
qu’il ne rendra jamais. Or M. Guizot n’a pas songé à marquer la limite où finit le
domaine de la peinture. Tout entier au plaisir de suivre dans ses dernières conséquences
sa double définition, il paraît croire que la peinture peut aborder tous les sujets, que
la couleur peut lutter avec la parole. C’est à l’histoire qu’il appartient d’éprouver
cette théorie, et l’histoire nous répond que la peinture doit parler aux yeux avant de
parler à l’esprit. Vainement rappellerait-on qu’Albert Dürer, Poussin et Rubens ont
trouvé le moyen de personnifier des idées purement philosophiques ; l’exemple de ces
trois grands maîtres ne change rien à la nature des choses. Quand ils ont personnifié
des idées purement philosophiques, ils ont toujours pris soin de les transformer avant
de nous les offrir. Une fois incarnées dans une figure, dans une action, ces idées
appartiennent à la peinture aussi bien qu’à la philosophie ; et, comme toutes les idées
ne se prêtent pas à cette incarnation, j’en conclus que le domaine de la peinture n’est
pas indéfini. La seconde formule de M. Guizot n’est donc pas plus vraie que la première,
car soumise à l’épreuve de l’histoire, elle s’écroule et se réduit en poussière.
Aussi je ne m’étonne pas qu’ayant à parler de Raphaël, M. Guizot ait gardé les
habitudes purement littéraires de son esprit. N’ayant pas vécu dans les ateliers, il
n’en connaît ni la langue ni le travail. Il parle de Raphaël comme un homme qui a plus
d’une fois feuilleté Vasari et Lanzi, mais qui n’a jamais songé à vérifier par ses yeux
les affirmations du biographe et de l’historien. Sans doute Vasari offre une lecture
pleine d’intérêt et de profit ; sans doute
Lanzi a réuni dans
un petit nombre de pages une foule de documents précieux : il est donc utile de
consulter Vasari et Lanzi ; toutefois les renseignements qu’ils nous fournissent ne
sauraient nous dispenser de l’étude des galeries et des ateliers. Il ne suffit pas en
effet, pour développer le goût dont le germe peut se trouver dans notre intelligence, de
voir, de contempler, d’analyser les œuvres accomplies : il faut encore assister à
l’enfantement de la pensée qui veut se traduire par la forme ou la couleur. C’est à
cette condition, seulement, qu’il est permis de comprendre les maîtres de l’art et
d’estimer avec impartialité ce qu’ils ont voulu, ce qu’ils ont fait. M. Guizot n’a pas
tenu compte de cette nécessité ; aussi, quand il nous parle de Raphaël, nous devinons
sans peine que toutes ses paroles sont puisées dans les livres. Il ne dit rien qui
révèle la connaissance des galeries et des procédés de l’art. Lors même qu’il ne
prendrait pas plaisir à citer les sources où il a puisé, le lecteur le moins pénétrant
saurait à quoi s’en tenir sur l’origine de ses pensées. Si M. Guizot n’eût écrit que sur
la peinture et sur la statuaire, son nom serait sans doute parfaitement ignoré, car,
malgré la sagacité de son esprit, il ne pouvait deviner par la réflexion ce que nos yeux
peuvent seuls nous enseigner. Il marchait sur un terrain qui ne lui était pas connu, et
la souplesse de sa parole ne pouvait masquer son ignorance. Sa passion pour les idées
générales ne réussit pas à dissimuler son dédain pour les faits particuliers, sans
lesquels il n’y a pas d’idée générale vraiment légitime.
Le portrait de Léon X, la Vierge de Foligno, la
Sainte Famille achetée par François Ier, ne
suggèrent pas à M. Guizot une seule pensée qui lui appartienne. Quand Vasari et Lanzi ne
conduisent pas sa plume, c’est l’histoire seule qui la conduit. Ainsi, au lieu de
prendre le portrait
de Léon X comme une œuvre
d’art, il s’évertue à retrouver dans le masque du pape toutes les qualités, bonnes ou
mauvaises, que l’histoire lui attribue. Je reconnais volontiers que son érudition est de
bon aloi ; je regrette seulement qu’il la prodigue en pure perte. Quel que soit, en
effet, le rôle joué par Léon X, il ne s’agit pas d’apprécier son caractère moral, mais
d’estimer l’œuvre de Raphaël ; or, c’est ce que M. Guizot n’a pas essayé. Il se contente
de rappeler les traits principaux dont se compose la physionomie de Léon X, et ne songe
pas, un seul instant, à se demander en quoi consistent les mérites de cette peinture. Il
est bon sans doute de savoir que le modèle qui a posé devant Raphaël unissait au goût
des arts le goût des plaisirs ; mais cette notion, très utile en elle-même, ne signifie
pas grand-chose lorsqu’il s’agit d’estimer le portrait de Léon X, et pourtant M. Guizot
n’a pas quitté le terrain de l’histoire. En parlant de la Vierge de
Foligno et de la grande Sainte Famille, il n’avait pas la même
ressource. L’érudition historique n’avait rien à démêler avec ces deux tableaux. Les
renseignements fournis par les biographes sont trop peu nombreux pour défrayer la
discussion. Saint George et Jeanne d’Aragon sont pour lui
des sujets plus fertiles, car il peut appeler à son secours la légende et l’histoire ;
mais, il faut bien le dire, le jugement qu’il prononce sur ces deux ouvrages ne relève
ni du goût ni de l’analyse.
Je n’ignore pas combien il est difficile de parler dignement de Raphaël. Après les
pages sans nombre écrites depuis trois siècles sur un tel sujet, le désir de trouver des
paroles nouvelles mène au paradoxe par une pente rapide. M. Guizot ne s’est pas exposé à
ce danger : il n’a rien dit qui n’ait été dit plusieurs fois, et je ne le blâmerais pas,
s’il eût trouvé moyen de rajeunir par la forme les pensées
qui n’étaient pas nées dans son esprit. Malheureusement il s’est contenté de répéter ce
qu’il avait lu, sans essayer de donnera ses souvenirs un caractère personnel. Signés
d’un autre nom que le sien, ses travaux sur la peinture ne mériteraient pas une heure
d’attention ; signés de son nom, ils excitent l’étonnement. Je me demande comment il
s’est décidé à réimprimer des pages écrites en 1810, en 1816, en 1818, qui ne renferment
pas une idée neuve, et qui nous offrent trop souvent des idées fausses. En parcourant ce
volume où les redites coudoient les erreurs, il est impossible de ne pas se rappeler le
conseil donné aux poètes par Boileau : il est trop évident que M. Guizot n’a pas d’amis
prompts à le censurer. Il croit volontiers que ses moindres idées sont bonnes à
recueillir, et ses amis l’encouragent dans cette croyance. Il a foi en lui-même, dans le
passé comme dans le présent, et ne pense pas qu’il y ait lieu de réviser aujourd’hui, ou
même d’annoter les jugements qu’il a prononcés à l’âge de vingt-trois ans. Satisfait de
sa pensée à tous les moments de sa vie, il reproduit avec bonheur ce qu’il a dit dans sa
jeunesse, et ne paraît pas se défier de l’opinion publique. S’il eût suivi le conseil de
Boileau, il n’aurait pas ressuscité les pages dont je viens de parler, et qui certes ne
méritaient pas de revivre. Tâtonnements d’un esprit élevé qui n’avait pas encore trouvé
sa voie, elles pourront à peine intéresser quelques érudits : à coup sûr, elles
n’intéresseront pas la foule. Il ne fallait pas les tirer de l’oubli, car elles ne
servent qu’à montrer l’inaptitude de M. Guizot pour la discussion esthétique. Une telle
preuve était au moins inutile.
Dans le domaine purement littéraire, M. Guizot se trouve
plus à l’aise. Il est certain que son travail sur Shakespeare est très supérieur à son
travail sur Raphaël, et surtout aux considérations générales qu’il a cru pouvoir
présenter sur la peinture et la statuaire. Pourtant, dans les pages mêmes qu’il a
écrites sur Shakespeare, il abuse parfois de ses connaissances historiques ; je dis
qu’il en abuse, et la chose n’est pas difficile à comprendre, car l’usage légitime de
ces connaissances consisterait à éclairer la biographie du poète par le tableau rapide
des événements au milieu desquels s’est produit son génie. Or M. Guizot, au lieu
d’accepter pour l’histoire ce rôle modeste et sensé, s’attribue le droit d’exposer, à
propos de Shakespeare, tout ce qu’il sait du règne d’Élisabeth ; et, comme il a compulsé
tous les documents originaux qui nous révèlent cette époque mémorable, cinquante pages
ne nous suffisent pas pour nous donner un échantillon de son savoir. Le règne même
d’Élisabeth ne saurait contenter son ambition. Avant d’aborder l’Angleterre du
xvie
siècle, M. Guizot nous répète avec complaisance
tout ce que nous avons lu mainte et mainte fois sur les premiers temps du théâtre grec,
sur les origines du théâtre en Europe, sur les mystères du moyen âge, si bien que,
parvenu à la moitié de sa course, il n’a pas encore dit un mot de Shakespeare. Eschyle,
Sophocle, Euripide, ont tellement absorbé sa pensée, qu’il semble avoir perdu de vue le
poète de Stratford. Il y aurait de l’injustice à ne pas reconnaître que l’auteur, en
résumant ses lectures, a trouvé moyen de semer çà et là plusieurs pensées très justes,
et qui, pour être estimées selon leur valeur, ne demanderaient qu’à se montrer sous une
forme plus précise. Toutefois ces pensées, quelle qu’en soit d’ailleurs la justesse, ont
le défaut très grave de pouvoir figurer, avec un égal à-propos, en tête de tous les
travaux qui se
rapportent à l’art dramatique. Qu’il s’agisse
de Calderon ou de Shakespeare, de Schiller ou de Goethe, de Corneille ou de Racine, ces
prolégomènes offriront toujours le même intérêt, c’est-à-dire qu’ils pourront servir de
préface à toutes les dissertations de même nature. C’est affirmer assez clairement que
ces prolégomènes, en raison du développement qu’ils ont reçu, ne sont qu’un
hors-d’œuvre. Concentrées en quelques pages, les vérités que M. Guizot a exposées nous
prépareraient à l’intelligence de Shakespeare ; présentées dans une langue souvent
confuse, elles ne réussissent qu’à nous distraire du sujet principal. En lisant tout ce
que l’auteur nous raconte sur les origines du théâtre en Europe, nous oublions
volontiers qu’il veut nous parler du théâtre anglais, et qu’il a choisi pour thème un
des plus grands génies dont s’honore l’humanité. Il est sage sans doute, il est
nécessaire d’étudier avec ardeur, de connaître complètement les causes d’un fait
éclatant : cependant il faut savoir se contenir dans de justes limites, et présenter le
fruit de ses études sans ostentation. Je ne veux pas rappeler la parole de Montesquieu :
« Le génie abrège tout parce qu’il embrasse tout. »
Cet argument, en
effet, n’aura jamais aucune valeur dans la discussion. Le génie est un privilège que
personne ne peut invoquer comme un devoir. Je me contenterai de rappeler les lois les
plus vulgaires qui président à toute composition. Or, personne n’ignore qu’il faut
établir une certaine proportion entre les diverses parties d’un raisonnement ou d’un
récit : une telle vérité n’a pas besoin d’être démontrée. Cependant M. Guizot paraît à
peine l’avoir entrevue. Il parle avec tant de complaisance, je pourrais dire avec tant
de bonheur et d’orgueil, des faits qu’il a recueillis sur le théâtre grec, sur le
théâtre européen, que
le théâtre anglais n’est plus qu’un
point dans la discussion. Et lorsqu’il se décide enfin à nous parler de Shakespeare,
nous ne lui prêtons plus qu’une attention assez indolente. Ce n’est pas qu’il
n’explique, ne joue et ne juge dignement l’auteur d’Hamlet et
d’Othello. Non seulement il le prend et le comme un homme qui
depuis longtemps s’est nourri de sa pensée, mais il indique ses mérites et ses défauts
avec une rare sagacité. Malheureusement, avant d’aborder le sujet principal de son
œuvre, il a promené son intelligence sur un si grand nombre, de sujets, que nous voyons,
tout au plus, dans Shakespeare un corollaire des théorèmes dont nous avons suivi la
démonstration. Les prolégomènes généraux qui devaient éclairer une question spéciale ont
acquis une telle importance, qu’ils forment par eux-mêmes une œuvre complète, et le
lecteur n’attend plus rien lorsqu’il achève la dernière page de cet exorde démesuré.
C’est là sans doute un grave défaut, personne n’oserait le nier ; ce n’est pourtant pas
le défaut unique de cette biographie. Je dis biographie, parce qu’il a plu à M. Guizot
de baptiser ainsi son travail, bien que rien ne mérite moins une telle dénomination. Non
seulement il n’a établi aucune proportion entre les diverses parties de son œuvre, mais
il ne les a soumises à aucun ordre. Une fois en effet qu’il abandonne le terrain de la
discussion générale pour étudier l’histoire du théâtre anglais au xvie
siècle, il prend pour méthode le caprice et le hasard. Il entasse
pêle-mêle tous ses souvenirs et va de l’anecdote au raisonnement, du raisonnement à
l’anecdote, sans prendre aucun souci de l’intelligence et de la patience du lecteur. La
logique joue un rôle si modeste dans l’enchaînement de ses pensées, que la plupart des
pages n’ont pas de place nécessaire,
c’est-à-dire que la
seconde ne procède pas de la première ni la troisième de la seconde : en d’autres
termes, l’argumentation manque de rigueur. Or, une telle méthode, appliquée avec
persévérance ou plutôt avec insouciance, ne peut captiver l’attention du lecteur. Et en
effet, malgré la nouveauté des documents réunis par M. Guizot, la Vie de
Shakespeare fatigue bientôt l’esprit le plus fermement résolu à s’instruire.
Les révélations les plus inattendues, qui nous offriraient un vif intérêt, si le rang
qui leur est assigné était réglé par la logique, perdent la moitié de leur puissance,
grâce au caprice de l’auteur. Nous avons beau reconnaître qu’après avoir étudié Rowe,
Steevens, Johnson, Malone et Drake, il n’a regretté ni temps ni veilles pour ajouter
quelques vérités nouvelles aux vérités laborieusement recueillies par ces esprits
ingénieux : la patience ne tarde pas à se lasser, parce que l’auteur se promène au
hasard dans le champ de l’érudition, au lieu de marcher d’un pas résolu vers un but
déterminé.
Cependant il y a dans ce travail plusieurs parties très recommandables. Ainsi l’auteur
explique très bien en quoi consiste le mérite des comédies de Shakespeare. Il montre
clairement, que ces comédies ne doivent pas être jugées d’après le type consacré en
France par le génie de Molière. Ce serait en effet une souveraine injustice de vouloir
estimer le Songe d’une nuit d’été et Comme il vous plaira,
en les comparant aux œuvres de Plaute et de Térence. Les comédies de Shakespeare ne
relèvent que de la fantaisie ; il ne faut donc pas leur demander la peinture des mœurs ;
ce serait se condamner à méconnaître les qualités précieuses qui les distinguent. La
fantaisie peut-elle et doit-elle régir absolument la comédie ? Je ne le pense pas, et
mon avis sera sans doute partagé par la majorité des lecteurs.
Aristophane, lors même qu’il paraît s’abandonner tout entier à la fantaisie, n’oublie
pas les vices et les ridicules de son temps. Shakespeare, en écrivant ses comédies, ne
s’est pas préoccupé un seul instant de la société anglaise du xvie
siècle. Vouloir le juger, d’après les principes de notre poétique,
serait donc tout simplement faire preuve de cécité. Deux hommes ingénieux, en Italie et
en Allemagne, ont marché sur ses traces, tout en gardant l’originalité de leur pensée :
Carlo Gozzi et Ludwig Tieck, et c’est à eux peut-être que nous devons la pleine
intelligence des comédies de Shakespeare. M. Guizot, sans rappeler les travaux de ces
deux poètes, a très bien caractérisé le génie comique du poète anglais. Les pages où il
traite ce sujet difficile, quoique un peu verbeuses, laissent pourtant dans la mémoire
une trace durable et précise. Il est impossible, après les avoir lues, de ne pas se
sentir disposé à l’impartialité, et certes ce n’est pas un médiocre service rendu à
l’esprit français que de préparer à l’intelligence du génie comique de Shakespeare, car
chez nous, comme chez toutes les nations, la foule condamne volontiers comme
, comme absurde, ce qu’elle n’est pas habituée à voir. M. Guizot, sans se
prononcer sur le but légitime de la comédie, a défendu les privilèges de la fantaisie
avec une grande richesse d’arguments, et lorsqu’il soutenait cette thèse, la foule
n’était pas de son côté. Il y a trente ans, la France voyait encore dans la lecture de
Shakespeare un danger pour le goût ; elle ne feuilletait ses œuvres qu’avec défiance.
M. Guizot, au lieu de s’arrêter à discuter les plaisanteries de Voltaire, a traité
franchement la question qui s’offrait à lui : il a montré comment et pourquoi il est
possible de plaire et d’amuser, sans prendre la réalité pour point de départ. Il est
vrai que cette démonstration ne lui
appartient pas tout
entière ; il est vrai que Wilhelm Schlegel avait déjà indiqué les principaux arguments
dont s’est servi M. Guizot. Toutefois nous aurions mauvaise grâce à ne pas louer la
clarté que l’écrivain a su mettre dans l’exposition de ces arguments. Il faut bien le
reconnaître, la France, malgré le bon sens et la finesse qu’elle a montrés en mainte
occasion, n’a pas compris aussi vite que l’Allemagne, les nations mêmes qui bornent son
territoire. L’Espagne, l’Italie, l’Angleterre, ont été pénétrées, expliquées,
au-delà du Rhin, longtemps avant qu’on s’avisât chez nous de les étudier. M. Guizot,
qui, grâce à son éducation, savait ce qu’on pensait en Europe, a voulu dessiller les
yeux du public français, et, pour accomplir son dessein, n’a rien trouvé de mieux que de
nous présenter, sous une forme nouvelle, les idées exprimées sur le même sujet par
Wilhelm Schlegel ; on ne saurait le blâmer, car ces idées, populaires en Allemagne dans
toutes les universités, avaient pour nous le mérite de la nouveauté. Quoique Letourneur
eût traduit les œuvres de Shakespeare deux ans avant la mort de Voltaire, le public
français ne connaissait guère Ariel et Titania, lorsque M. Guizot entreprit de nous les
révéler pleinement. Ainsi, quoi que nous prissions penser de l’ostentation avec laquelle
il a prodigué son savoir historique, nous sommes forcés de louer la sagacité de son
esprit. Les opinions accréditées aujourd’hui sur le théâtre anglais sont presque toutes
puisées dans son travail. Les idées que la foule se passe de main en main comme une
monnaie courante, c’est lui qui les a mises en circulation. Peu importe qu’elles
appartiennent à Schlegel ; malgré la version française des leçons du professeur
allemand, il est probable que Shakespeare serait encore, chez nous, ignoré ou méconnu du
plus
grand nombre, si M. Guizot n’eût pris la peine de nous
l’expliquer.
Je regrette pourtant que l’auteur de ce travail ingénieux n’ait pas compris la
nécessité d’opposer, à la fantaisie vagabonde de Shakespeare, le génie contemplatif de
Molière. Cette comparaison était d’autant plus opportune, qu’elle pouvait servir à
combattre les paradoxes que Schlegel a mêlés aux plus incontestables vérités. Ni
Shakespeare, ni Gozzi, ni Tieck n’ont pu changer la nature de la comédie. Malgré les
applaudissements très légitimes qu’ils ont recueillis, Molière, dans le domaine comique,
leur est très supérieur, car il a trouvé moyen de concilier la gaieté avec la peinture
de la vie réelle. Or, Wilhelm Schlegel n’avait pas craint de mettre le Roi de
Cocagne au-dessus des Femmes savantes, et ce paradoxe méritait
une réfutation : discuter la valeur littéraire de Legrand eût été peine perdue, mais il
convenait d’opposer au Songe d’une nuit d’été
l’École des Femmes ou le Misanthrope. Il n’était pas
inutile de montrer que le génie de Shakespeare, malgré sa pénétration et sa fécondité,
n’a pourtant pas entrevu la nature de la comédie. Les œuvres qu’il a baptisées de ce nom
forment un genre à part, dont la poétique française ne s’est jamais occupée. M. Guizot
s’est contenté d’indiquer cette distinction ; il eût agi sagement en la développant.
M. Guizot parle des tragédies de Shakespeare avec un discernement que je me plais à
reconnaître. Il ne confond pas dans une commune admiration toutes les œuvres qui portent
ce nom. Il préfère, et à bon droit, Othello, Hamlet,
Roméo, Le Roi Lear, Macbeth. C’est une
manière victorieuse de prouver qu’il a souvent lu et analysé les tragédies dont il nous
entretient. Nous sommes trop
souvent condamnés à voir
l’admiration prodiguée sans réserve à toutes les pensées, à toutes les intentions de
Shakespeare. M. Guizot, qui a longtemps vécu dans le commerce familier de ce poète
privilégié, n’oublie jamais pourtant, que dans les œuvres mêmes du génie, il faut faire
un choix. Il n’est permis qu’aux ignorants de mettre, sur la même ligne, les idées
ébauchées et les idées complètement exprimées. Or Shakespeare, bien qu’il occupe dans
l’histoire de la poésie dramatique un des rangs les plus glorieux, n’a pas toujours pris
la peine de nous révéler ce qu’il voulait, sous une forme précise. C’est pourquoi je
sais bon gré à M. Guizot d’avoir fait dans cette riche galerie un triage intelligent et
sévère. Tout en reconnaissant les emprunts nombreux du poète de Stratford aux
nouvellistes italiens, il a très nettement établi la part qui lui revient. Ouvrez en
effet le recueil de Giraldi Cintio, lisez le récit qui a fourni les éléments
d’Othello, il est incontestable que le conteur italien nous offre tous
les incidents dont Shakespeare a fait usage ; mais quelle prodigieuse différence entre
le récit et la tragédie ! Le récit de Giraldi contient sans doute le germe de la
tragédie ; mais, pour féconder ce germe enfoui sous un tas de détails vulgaires, il
fallait un génie puissant, et c’est ce que M. Guizot a très bien démontré. Entre
Shakespeare et Giraldi, il y a toute la différence qui sépare le penseur du conteur.
Giraldi indique à peine les caractères et ne prend jamais la peine de les approfondir :
Shakespeare nous explique l’âme d’Othello, de Desdemona et d’Iago avec une précision qui
ne laisse rien à désirer. Le récit de Giraldi, lu et relu par une intelligence
secondaire, ne serait devenu qu’un drame de boulevard ; élargi, métamorphosé par le
génie de Shakespeare, c’est une des œuvres les plus belles, les plus émouvantes dont la
mémoire humaine ait gardé le souvenir. C’est, par l’analyse
surtout, que le poète anglais domine le plus grand nombre des poètes européens.
Calderon, malgré l’abondance de ses pensées, demeure bien au-dessous de lui. M. Guizot,
sans parler du poète espagnol, a très nettement caractérisé le mérite
d’Othello. Toutes ses paroles révèlent la connaissance profonde du
sujet qu’il traite. Il est si rare aujourd’hui de rencontrer un écrivain familiarisé
avec les matières dont il parle, que nous saluons avec bonheur ceux qui marchent d’un
pas ferme sur un terrain connu depuis longtemps. M. Guizot nous inspire pleine
confiance ; nous sentons, en l’écoutant, qu’il ne dit rien au hasard. Chacune de ses
paroles repose sur un fait contrôlé avec soin, et la confiance qu’il nous inspire ajoute
une valeur nouvelle à toutes ses pensées.
Ce que j’ai dit d’Othello, je pourrais le dire avec une égale justesse
de Roméo et Juliette. Tous ceux, en effet, qui ont lu le récit de Luigi
da Porta savent très bien que la nouvelle italienne, malgré le charme ingénu de
plusieurs détails, ne peut se comparer à la tragédie de Shakespeare. Le poète anglais a
transformé Luigi da Porta, comme il avait transformé Giraldi Cintio. Il a pris dans le
conteur le thème de ses paroles, mais ses paroles lui appartiennent tout entières, et
personne n’aie droit de les réclamer. Luigi da Porta esquisse à peine les deux figures
de Roméo et de Juliette, que Shakespeare a su revêtir d’une grâce enchanteresse.
M. Guizot ne l’ignore pas et n’a pas eu de peine à le démontrer. Ce qu’il dit
d’Hamlet mérite une attention particulière. Hamlet en
effet, pour tous les esprits studieux, est à coup sûr l’œuvre la plus savante, la plus
profonde qui soit sortie du génie de Shakespeare. Or, ici encore, les éléments fournis
par l’histoire ont été métamorphosés par
l’imagination du
poète. Le récit de Saxo Grammaticus nous émeut sans doute ; mais quel abîme entre le
récit et la tragédie de Shakespeare ! Saxo Grammaticus raconte les faits, Shakespeare a
créé les caractères, et cette création marque sa place parmi les plus grands
esprits.
Je regrette que M. Guizot, en parlant du Roi Lear
k, ait négligé de comparer l’œuvre du
poète anglais à l’Œdipe de Sophocle. Il aurait trouvé dans cette
comparaison l’occasion toute naturelle de montrer en quoi le génie antique diffère du
génie moderne ; il aurait pu insister sur la simplicité qui caractérise le génie grec,
et cependant signaler de nombreuses analogies entre le poète d’Athènes et le poète de
Stratford. Une telle comparaison n’eût pas été un pur jeu de rhéteur. Muni d’une solide
érudition, M. Guizot n’eût pas manqué de la rendre intéressante. Les amis les plus
sincères de l’antiquité ne peuvent méconnaître ce qu’il y a de vrai dans la douleur du
roi Lear, et je suis sûr que les lecteurs sérieux voient dans Cordelia la digne sœur
d’Antigone.
Les drames historiques de Shakespeare, publiés sept ans après sa mort par ses camarades
Heminge et Condell sous le nom d’histoires, ont suggéré à M. Guizot
des réflexions pleines de justesse. Le critique français ne partage pas l’enthousiasme
des critiques anglais pour ces ouvrages si populaires au-delà de la Manche, et je
m’associe pleinement à ses réserves. Quelle que soit en effet la puissance déployée par
le poète, il est hors de doute que, parmi ces histoires,
Richard III peut seul se comparer à ses tragédies. La Vie et la
Mort du roi Jean, Henri IV, Henri V,
Henri VI, Henri VIII, sont des chroniques dialoguées. Le
génie qui éclate dans plusieurs scènes ne suffit pas à racheter l’absence d’unité. C’est
le cas de rappeler ce que
disait le précepteur d’Alexandre en
comparant l’Héracléide à l’Iliade : une biographie n’est
pas une action. La colère d’Achille offre tous les éléments d’une épopée, tandis que la
vie d’Hercule renferme le sujet de plusieurs épopées. Les histoires de Shakespeare
ressemblent trop à l’Héracléide, et M. Guizot a très bien fait d’insister
sur ce point.
Ce qu’il dit de Richard III, en le comparant à
Henri VIII, mérite d’autant plus d’être signalé à l’attention que ces
réflexions, bien que présentées en termes généraux et sous forme théorique, renferment
la critique anticipée de tout ce qui s’est fait en France depuis vingt ans.
Qu’avons-nous vu en effet sur la scène ? Les poètes qui se donnaient pour les disciples
et les fils de Shakespeare n’ont guère consulté que ses histoires. ils ont entassé,
comme lui, incidents sur incidents, sans se donner la peine de les relier, de les
étreindre dans un nœud vigoureux. Ils ont mis l’unité d’action sur la même ligne que
l’unité de temps et l’unité de lieu. Leurs œuvres peuvent se comparer à la lanterne
magique ; ils n’ont qu’un but : exciter la curiosité. M. Guizot montre clairement que
Shakespeare, en écrivant ses histoires, suivait le goût de la foule plutôt que son goût
personnel, et n’a donné la mesure complète de son génie que dans ses œuvres tragiques.
Les poètes qui ont écrit pour la scène française, depuis vingt ans, paraissent ignorer
cette vérité. Ils substituent, avec une obstination acharnée, la succession des
événements au développement des caractères, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas
l’intervalle immense qui sépare Richard III de Henri VIII.
Si je ne craignais pas de leur donner un conseil inutile, je leur dirais de lire et de
méditer les paroles de M. Guizot. Ils trouveraient, dans les pages consacrées à
Richard III, le secret de leur impuissance et de l’oubli qui
proteste aujourd’hui contre les fanfares prodiguées à leurs
ébauches. Le talent ne leur a pas manqué : ils ont revêtu de formes éclatantes des
sentiments qui ne sont pas dépourvus de vérité, ils ont assoupli le langage et dégagé
l’alexandrin des entraves inventées par le xviie
siècle ;
mais ils n’ont pas compris que le théâtre vit d’action, et non d’événements. L’action se
prête aux développements des caractères, tandis que les événements les dévorent et les
engloutissent. La comparaison de Richard III et de
Henri VIII établit, sans réplique, la légitimité de cette affirmation.
C’est pourquoi je ne saurais recommander trop vivement les pages où M. Guizot discute
cette question. Il n’y a pas une de ses paroles qui ne s’applique, avec une précision
mathématique, aux œuvres écrites pour la scène française, dans les dernières années de
la restauration et dans les premières années de la royauté nouvelle. Si
Richard III est la seule histoire de Shakespeare qui puisse se comparer
à ses tragédies, c’est que Richard IIl est le pivot de l’action, tandis que Henri IV,
Henri V, Henri VI, baptisent l’action sans la conduire. Henri VIII, malgré l’énergie de
son caractère, ne régit pas l’action tout entière ; les événements, dans la pièce qui
porte son nom, tiennent trop de place pour que sa pensée se développe librement.
M. Guizot a si nettement marqué la limite qui sépare les événements de l’action, que je
renvoie à la lecture de son travail les poètes de notre temps. En étudiant ces pages
nourries de faits et d’arguments vigoureux, ils comprendront pourquoi leurs œuvres,
applaudies d’abord avec tant d’empressement, sont aujourd’hui oubliées et ne
reparaissent que pour exciter l’indifférence.
Lors même que les pages de M. Guizot ne posséderaient pas d’autre mérite, il faudrait
encore les recommander,
car il n’est pas sans intérêt de voir
les aberrations de l’imagination française, condamnées par l’analyse des œuvres de
Shakespeare. Les poètes qui se donnent chez nous pour les régénérateurs de la scène
prétendent suivre les leçons du poète de Stratford. Or M. Guizot, qui a longtemps vécu
dans la familiarité de ce puissant génie, démontre, avec la dernière évidence, que ses
tragédies sont très supérieures à ses histoires. Et comment le démontre-t-il ? En
rappelant que, dans tout poème dramatique, le personnage principal doit servir de pivot
à l’action. Hamlet, Othello, Macbeth,
Roméo, le Roi Lear, satisfont pleinement à cette
condition, tandis que les drames empruntés à l’histoire d’Angleterre n’en tiennent aucun
compte ; Richard III fait seul exception. Les pages de M. Guizot sont
donc une lecture pleine de profit. Tout ce qui s’est dit, depuis vingt ans, sur la
poétique dramatique se trouve confirmé, ou plutôt se trouve prévu dans l’analyse des
œuvres de Shakespeare. Jamais, je crois, l’unité d’action n’a été mieux défendue, jamais
la curiosité excitée par l’entassement des événements n’a été condamnée plus sévèrement.
Toutes les , toutes les puérilités qui ont excité, tour à tour, le rire et
la colère des hommes de goût sont désignées d’avance à la réprobation par le biographe
de Shakespeare. Malheureusement ces vérités si évidentes, si utiles, sont exprimées dans
un langage qui fatigue trop souvent l’attention : il semble que l’auteur prenne à tâche
d’amoindrir l’intérêt que méritent ses pensées. Au lieu de chercher pour elles des
images vivantes qui nous charment et nous captivent, il s’obstine à prodiguer les termes
les plus prosaïques. En nous parlant de poésie, il ne trouve pas une parole poétique ;
il oublie constamment que la critique, pour ne pas lasser l’attention, doit emprunter
ses pensées
à la philosophie, son langage à la poésie.
Content d’avoir raison, il ne prend pas la peine de persuader. Il traite le lecteur avec
un dédain superbe, et s’adresse à l’intelligence sans jamais essayer de séduire
l’imagination. C’est une méthode que je ne saurais approuver. Le travail de M. Guizot
sur Shakespeare vaudrait deux fois ce qu’il vaut, si l’auteur savait revêtir sa pensée
d’une forme poétique. Quant aux détails qu’il a prodigués sans mesure, il est évident
qu’ils nuisent à la vérité même. Il eût mieux fait de restreindre le champ de ses
investigations. La richesse de son savoir l’entraîne trop souvent au-delà des limites
naturelles de son sujet ; il oublie volontiers la biographie pour l’histoire, et, quel
que soit le plaisir avec lequel nous le suivons dans ce voyage à travers le passé, il
nous arrive de souhaiter un guide moins savant, qui nous conduise plus vite au but
marqué. Excellent sous le rapport historique, mais écrit dans un langage inanimé, ce
travail n’a pas porté les fruits qu’il devait porter. Je ne m’en étonne pas, et ce que
j’ai dit me dispense de toute explication : il faut, en effet, un certain courage pour
suivre le développement des principes les plus vrais, lorsqu’ils sont exprimés en termes
glacés.
M. Guizot s’est essayé dans le champ de la philosophie. Les pages qu’il a écrites, sur
l’immortalité de l’âme, semblent tracées par la plume d’un solitaire qui n’aurait jamais
feuilleté un seul des livres écrits sur cette matière. L’auteur dogmatise avec emphase
et ne réussit à prouver qu’une seule chose, c’est qu’il ignore la pensée des hommes qui
l’ont précédé et n’a pas, lui-même, d’opinion parfaitement
arrêtée sur le sujet qu’il a entrepris de traiter. Ces pages nous offrent à coup sûr
une des lectures les plus stériles qui se puissent imaginer, Qu’enseigne-t-il en effet ?
Il ne connaît pas et ne peut rappeler l’opinion des philosophes sur cette question
délicate, et pourtant il prétend opposer les idées scientifiques aux idées populaires ;
mais il est trop visible qu’il marche, à tâtons, dans une route mystérieuse et imprévue.
Plein de confiance dans sa pénétration, il s’est donné pour mission de deviner, à la
fois, les idées populaires et les idées scientifiques. Aussi je ne m’étonne pas de son
double échec : il n’a pas étudié les instincts de la foule et ne saurait les analyser ;
quant à la philosophie proprement dite, il ne la connaît guère que par les conversations
de M. Stapfer, et, comme M. Stapfer n’a jamais porté son attention, d’une manière
spéciale, que sur la philosophie allemande, il est tout simple que M. Guizot ne soit
versé ni dans la philosophie orientale, ni dans la philosophie grecque, ni dans la
philosophie du moyen âge. Arrivé à l’analyse des idées qu’il lui plaît d’appeler
scientifiques, il se montre encore plus incertain, il hésite plus souvent encore que
dans l’analyse des idées populaires ; il prétend tirer tout de lui-même, et ne prend pas
la peine de feuilleter les livres où se trouvent exposés les systèmes qu’il veut juger.
C’est une présomption singulière dans l’esprit d’un homme qui a franchi la jeunesse.
M. Guizot a voulu voir s’il savait la philosophie, et nous a très bien prouvé qu’il
j’ignore. Les pensées qu’il a réunies sur l’immortalité de l’âme ne relèvent, à
proprement parler, ni des sentiments instinctifs de la foule, ni des théories conçues
par la philosophie : c’est une collection de lieux communs qui n’apprennent rien aux
hommes habitués à la réflexion, et qui ne suscitent aucune pensée inattendue dans l’âme
des
lecteurs étrangers à la science, c’est-à-dire que ces
pages sont parfaitement inutiles. Il faut croire, pourtant, qu’il ne s’est rencontré
personne d’assez franc pour dire à M. Guizot qu’il jouait sa renommée en parlant de
philosophie, car dix ans plus tard, lorsqu’il entrait à l’Académie française, ayant à
louer son prédécesseur selon l’usage traditionnel, il a prouvé qu’il avait à peine
feuilleté les œuvres M. Tracy, et qu’il ne connaissait pas l’histoire de la philosophie
française au xviiie
siècle. Il a mis sur le compte
d’Helvétius et de Condillac les opinions de Hume et de Berkeleyl, comme s’il eût parlé devant des
auditeurs incapables de redresser ses bévues. Or, si la foule a écouté avec indifférence
ses affirmations téméraires, les esprits studieux qui, avant de traiter un sujet
quelconque, prennent la peine d’en sonder les difficultés n’ont pu voir, sans
étonnement, confondre dans un même anathème les doctrines sensualistes qui nient
l’existence de l’âme, et le scepticisme qui va jusqu’à nier l’existence du monde
extérieur. L’éloge de M. de Tracy dans la bouche de M. Guizot présentait quelque chose
d’étrange. Le panégyriste ne connaissait pas le héros qu’il voulait louer. Ses pages sur
l’immortalité de l’âme peuvent servir de préface au discours
prononcé à l’Académie, J’y retrouve, en effet, le même dédain pour les enseignements de
l’histoire, et j’ajouterai le même dédain pour l’intelligence de la foule. M. Guizot
oublie que la foule ne se compose pas exclusivement d’esprits ignorants, et que, parmi
ceux qui écoutent et qui lisent sa parole, il se trouve plus d’un juge familiarisé avec
les questions qu’il traite si lestement. Pour ma part, je ne comprends pas qu’un homme
qui a passé la meilleure partie de sa vie, au milieu des livres, s’abuse, à ce point,
sur la crédulité de son auditoire ou de ses lecteurs, Je ne comprends
pas que M. Guizot parle de l’immortalité de l’âme et de la philosophie
française au xviiie
siècle, comme si personne n’avait
encore étudié ces questions. Il est bon sans doute d’avoir foi en soi-même, car, sans la
foi en soi-même, il serait impossible d’affronter l’indifférence ou le rire de la
foule ; mais il ne faut jamais oublier que le savoir n’est le patrimoine et le privilège
de personne.
Qu’il nous entretienne des doctrines de la philosophie sur l’immortalité de l’âme ou
des théories françaises sur l’origine et le développement des idées, il étale avec
ostentation le même dédain pour ses lecteurs et pour son auditoire. Qu’arrive-t-il ? Son
incapacité, qui échappe à la foule, frappe les yeux des hommes qui ont vécu dans le
commerce des philosophes, et la forme dogmatique de toutes ses pensées ajoute encore à
leur surprise. Ils se demandent comment un esprit droit, qui a fait de la méditation sa
plus constante, sa plus chère habitude, peut s’aveugler au point d’ignorer qu’il ignore
la solution et jusqu’aux termes des questions philosophiques. Ils se demandent comment
il n’a pas compris que la seule manière aujourd’hui, je ne dis pas de rajeunir, mais de
traiter ces questions éternelles, inévitables, est de montrer l’impuissance de la
physiologie à les résoudre. Si la physiologie, en effet, nous enseigne les fonctions de
presque tous nos organes, elle ne sait rien nous dire touchant la formation de nos
idées. Or, si les organes n’expliquent pas la pensée, pourquoi la pensée ne
survivrait-elle pas à la division de la matière qui forme les organes ? Le rôle de la
philosophie commence où finit le rôle de la physiologie. Nos organes, étudiés dans leurs
formes et dans leurs fonctions, ne nous apprennent rien sur l’origine de nos
connaissances ; pourquoi donc la faculté de savoir, d’imaginer, de conclure,
serait-elle liée à la durée de nos organes ? Pourquoi n’existerait-elle
pas par elle-même après la disgrégation de la matière ? Puisque la combinaison des
éléments dont nos organes se composent n’explique pas la faculté de penser, pourquoi la
dispersion de ces éléments s’opposerait-elle à la permanence de cette faculté ? Placées
sur ce terrain, la physiologie et la philosophie peuvent se comprendre et se compléter
mutuellement ; M. Guizot, en nous parlant de l’immortalité de l’âme, ne s’est inquiété
ni de la physiologie, ni de la philosophie.
Toutefois il serait injuste d’estimer la valeur intellectuelle de M. Guizot d’après les
œuvres que je viens d’analyser. Ni les beaux-arts, ni la littérature, ni la philosophie
n’étaient sa véritable vocation. C’est d’après ses travaux historiques, d’après
l’Histoire de la Révolution anglaise, de la Civilisation
européenne et de la Civilisation française, que nous devons le
juger. Bien conseillé, il eût sans doute laissé dans l’ombre et dans l’oubli les pensées
qu’il avait ébauchées sur les arts du dessin, sur la littérature, sur la philosophie, et
qui n’appelleraient l’attention de personne, si elles n’étaient pas signées de son nom.
Quand il s’agit de savoir ce qu’il représente dans le mouvement de l’esprit français, de
mesurer ce qu’il a fait pour le développement de la vérité, ses travaux historiques
doivent seuls nous servir de guides. Or, ces travaux se divisent en quatre parties bien
distinctes : l’Histoire des Origines du Gouvernement représentatif en
Europe, l’Histoire de la Révolution d’Angleterre,
l’Histoire de la Civilisation européenne, et enfin l’Histoire de
la Civilisation française.
Le premier de ces
livres, malgré le nombre et le choix des documents qu’il offre à notre attention, ne
suffirait pas pour fonder la renommée de l’auteur, car ces documents, triés d’ailleurs
avec un soin scrupuleux, sont présentés sous une forme trop sèche pour prendre rang
parmi les travaux historiques vraiment dignes de ce nom. Aussi ne prendrai-je pas la
peine de les analyser. Je reconnais volontiers qu’il a fallu, pour réunir ces documents,
une érudition rare ; cependant je croirais me rendre coupable d’injustice en estimant la
valeur scientifique de M. Guizot d’après son Histoire des Origines du
Gouvernement représentatif, car ce livre, à proprement parler, n’est qu’un memorandum, un ensemble de matériaux pour un livre qui n’est pas fait.
Pour savoir vraiment la place que M. Guizot occupera dans le développement intellectuel
de la France, il faut absolument l’étudier dans les trois ouvrages que j’ai nommés : la
Révolution anglaise, la Civilisation européenne et la
Civilisation française.
L’Histoire de la Révolution anglaise est un travail vraiment original.
M. Guizot s’y était préparé de longue main par la publication des Mémoires relatifs à la
révolution ; il avait traduit et analyse tous les documents qui se rapportent à ce sujet
important : aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il ait abordé ce thème difficile avec une
complète sécurité, car il possédait magistralement tous les éléments qu’il devait mettre
en œuvre. La préface seule qui précède son Histoire de la Révolution
anglaise suffirait à montrer qu’il n’ignore aucune des parties de son sujet.
Il a très nettement défini le caractère général de cette révolution : répondant aux
détracteurs et aux admirateurs, il a marqué très clairement là placé qu’elle tient dans
l’histoire de l’humanité. Il a prouvé sans réplique, il a démontré avec
une évidence victorieuse qu’elle ne saurait se confondre avec la
révolution française. Familiarisé depuis longtemps avec tous les moments de la
biographie humaine, il n’a pas eu de peine à prouver que la révolution anglaise et la
révolution française, accomplie cent quarante ans plus tard, sont deux événements
profondément distincts. La révolution anglaise est venue cent vingt-neuf ans après la
citation de Luther devant la diète de Worms, et je prends ici la décapitation de
Charles Ier comme terme suprême de la révolution, c’est-à-dire que
la révolution anglaise s’est accomplie au nom de la réforme religieuse. Cette révolution
voulait introduire, dans l’ordre politique, la liberté que Luther avait proclamée dans
l’ordre religieux. Il n’est permis qu’aux ignorants, et malheureusement le nombre en est
encore bien grand malgré l’invention de l’imprimerie, de considérer la révolution
anglaise comme un accident inattendu, comme un désastre imprévu qui a bouleversé l’ordre
entier de la société. Tous ceux qui ont suivi d’un œil attentif le développement de la
race bretonne, depuis la conquête romaine jusqu’à la conquête normande, depuis la
royauté normande jusqu’à l’avènement des Stuarts, tous ceux qui connaissent les
événements accomplis depuis le débarquement de Guillaume-le-Bâtard jusqu’à la grande
charte jurée par le roi Jean, c’est-à-dire de 1066 à 1215, tous ceux qui ont étudié
l’histoire des Tudors, savent très bien que la révolution anglaise n’est pas un fait
inattendu. Non seulement elle était facile à prévoir, mais il était impossible de la
prévenir. La révolution qui s’était opérée, dans l’ordre religieux, ne pouvait pas
manquer de s’opérer dans l’ordre politique. C’est ce que M. Guizot a parfaitement
montré. Bien que Henri VIII fût à coup sûr un interprète très infidèle de Luther, il
était impossible que la liberté de conscience, proclamée même
par un roi, ne se traduisît pas, tôt ou tard, en liberté politique. Reste à savoir
pourquoi cette transformation, cette traduction s’est accomplie en Angleterre plus tôt
qu’en France. M. Guizot pose et résout franchement cette question. Il montre aux plus
incrédules que la France ne possédait, au xviie
siècle,
rien de pareil à la charte jurée en 1215, et les preuves qu’il fournit sont tellement
victorieuses, que les théoriciens les plus entêtés sont forcés de courber la tête. Au
point de vue de la nécessité, la démonstration ne laisse rien à désirer. Ce qui s’est
accompli en Angleterre de 1625 à 1649, était préparé de longue main, et pour s’étonner
de la défaite de Charles Ier, il faut ignorer complètement
l’histoire de la nation anglaise. M. Guizot a porté, dans l’exposition du sujet qu’il
voulait traiter, une lucidité qui réunira tous les suffrages. Il ne laisse, en effet,
aucune objection sans réplique. Il marche résolument au-devant de toutes les
difficultés. Maître de son sujet, il en connaît tous les écueils et tous les dangers ;
il les signale et les évite avec une sécurité, une habileté qui montrent en lui un
pilote consommé. Son dessein est de prouver que la révolution française, fille de la
révolution anglaise, ne s’est pas accomplie sous l’empire des mêmes causes, et la thèse
qu’il soutient est tellement excellente, qu’il n’a pas grand-peine à prodiguer
l’évidence.
En effet, si la liberté religieuse a joué un rôle considérable dans la révolution
anglaise, il est permis d’affirmer qu’elle a joué un rôle très modeste dans la
révolution française, ou que du moins elle avait changé de nom, quand elle a décidé la
convocation des États généraux ; car en 1789, c’est-à-dire cent quarante ans après la
mort de Charles Ier, il ne s’agissait plus, en France, de savoir si
Luther avait raison contre saint Jérôme, mais bien de
savoir si la philosophie avait le droit de se poser en face de l’Église. La question,
comme on le voit, s’était singulièrement élargie. Aussi M. Guizot n’hésite pas à
déclarer que la révolution anglaise n’a été qu’une révolution politique, complément
nécessaire, complément inévitable d’une révolution religieuse, tandis que la révolution
française, conséquence logique d’une révolution philosophique, a dû nécessairement
revêtir un caractère social. Il y a dans les arguments employés par M. Guizot une telle
évidence, je dirai même une telle splendeur, que je recommande la préface de son
histoire comme une des manifestations les plus éclatantes de la raison humaine. Tout ce
que le bon sens, tout ce que l’érudition pouvait suggérer, il l’a développé avec une
rare intelligence, et je crois impossible de conserver l’ombre d’un doute après avoir lu
l’exposition de sa pensée. Ses arguments sont empreints d’une telle sincérité, les faits
qu’il allègue sont triés avec tant de discernement, qu’il est bien difficile de ne pas
accepter son opinion comme souverainement vraie. Étant donné le développement politique
de l’Angleterre, il était nécessaire que la révolution anglaise précédât de cent
quarante ans la révolution française. Il n’y a là rien de fortuit, rien de capricieux ;
c’est la marche naturelle des choses. En même temps, en effet, que la royauté achevait
sur le continent la défaite de l’aristocratie, elle proclamait dans la Grande-Bretagne
l’abaissement de la papauté. Il fallait donc bon gré, malgré, que l’abaissement de la
papauté portât ses fruits dans l’ordre politique. La France, au xviie
siècle, n’était pas mûre pour une telle insurrection, je veux dire
pour une telle émancipation. L’autorité de Louis XIV ne pouvait être contestée à
l’époque où la domination de la cour romaine rencontrait
de
si tièdes résistances, car il ne faut pas oublier que, si la mort de Charles Ier a précédé de trente-trois ans la déclaration des libertés de
l’église gallicane, trois ans après cette déclaration le roi prononçait la révocation de
l’édit de Nantes. Il y a, dans le simple rapprochement de ces trois dates, une éloquence
que les plus habiles arguments ne sauraient réfuter. Cette vérité si facile à saisir,
M. Guizot a su l’entourer d’une évidence lumineuse, et personne, je crois, après avoir
suivi le développement de sa pensée, ne pourra persister à voir, dans la révolution
anglaise, une catastrophe infligée à l’humanité par la colère divine comme une juste
expiation de ses fautes. Il faut y chercher, tout simplement, le développement logique
des idées qui s’étaient produites depuis la charte jurée par le roi Jean.
J’insiste à dessein sur l’argumentation de M. Guizot, parce qu’il se rencontre
aujourd’hui, dans la foule illettrée, deux classes de lecteurs dont l’autorité
scientifique est nulle, et qui pourtant jouent un rôle désastreux dans la formation de
l’opinion publique. Les uns condamnent sans pitié la révolution anglaise, comme ils
condamnent l’invasion d’Attila, avec la même ignorance et la même sécurité, et la
flétrissent comme un crime sans excuse ; les autres la glorifient comme un effort
surhumain, comme une action héroïque, comme une action que le passé ne permettait pas de
prévoir. M. Guizot, avec une sagacité rare, remet l’enthousiasme et l’anathème à la
place qui leur appartient. À l’anathème il répond : Que signifie cette colère ?
Ignorez-vous donc que depuis le roi Jean jusqu’à Henri VIII, l’élément démocratique
s’est développé en Angleterre sans halte et sans relâche ? Ignorez-vous donc que sous
les Tudors, les communes ont acquis un ascendant qui, sous les Stuarts, ne pouvait
manquer de maîtriser l’autorité royale ? ignorez-vous donc que
la charte de 1215, confirmée, remaniée, élargie du xiiie
au xviie
siècle, devait tôt ou tard
mettre en échec l’autorité royale ? Aux admirateurs de la révolution anglaise, à ceux
qui voient dans cet événement mémorable un fait inattendu, une manifestation imprévue de
l’énergie humaine, il répond : Croyez-vous donc que ce fait si légitime soit sans raison
dans le passé ? croyez-vous donc que la défaite de la royauté soit un échec sans cause ?
Remontez le cours des siècles ; Comptez les remontrances des barons à la royauté,
comptez les transactions de l’autorité royale et de l’aristocratie, et vous comprendrez
que la défaite de Charles Ier était préparée depuis longtemps, quand
les prédications de Luther sont venues offrir une chance nouvelle au triomphe de la
démocratie. Sans l’assistance de la liberté religieuse, proclamée à Wittenberg en 1517
et citée à la barré de la diète de Worms en 1520 par la puissance impériale, la liberté
politique ne pouvait manquer d’amoindrir, d’énerver et de terrasser l’autorité royale en
Angleterre. Luther, en fournissant à Henri VIII l’occasion de secouer l’autorité papale,
n’a fait que hâter le triomphe de la cause démocratique. Tous ceux qui ont feuilleté les
documents historiques ne conservent aucun doute à cet égard. M. Guizot, qui sait à quoi
s’en tenir sur l’érudition de la foule, a réuni dans un cadre facile à embrasser toutes
les preuves que la foule ignore. C’est un service qu’il a rendu au bon sens, à la
vérité, et dont nous devons le remercier. Il ne faut jamais négliger d’exprimer sa
reconnaissance aux hommes qui nous présentent, sous une forme claire et lumineuse, le
fruit de leurs études persévérantes. M. Guizot a restitué à la révolution anglaise la
place qui lui appartient dans l’histoire, ou, pour parler plus nettement, dans le
développement de la raison humaine. C’est un titre assez glorieux
pour que je me plaise à le constater. L’auteur n’eût-il pas rendu
d’autre service à la science, sa place serait encore marquée au premier rang.
Ainsi la révolution anglaise ne peut se confondre avec la révolution française. Non
seulement elle s’est accomplie cent quarante ans plus tôt, mais elle ne se proposait pas
le même but et ne s’est pas accomplie dans les mêmes conditions. M. Guizot, avec une
sagacité qui révèle chez lui la connaissance approfondie de toute la vie intérieure de
la Grande-Bretagne, nous a montré que ce fait si grave n’avait rien d’inattendu, et nous
a prouvé que la religion n’avait pas, dans cette tragédie, un rôle moins important que
la politique. Et quand je parle de religion et de politique, je n’entends pas désigner
seulement les théories qui embrassent la nature divine, les relations de l’homme et de
Dieu, la destination et le gouvernement des sociétés : je veux désigner surtout les
passions des partis qui traduisent dans le monde extérieur les théories religieuses et
politiques. C’est la seule manière, en effet, de comprendre l’histoire, car les
révolutions les plus légitimes ne se font pas en vertu des idées pures. Il faut que les
passions viennent au secours de la vérité. M. Guizot ne s’est pas contenté de le
comprendre ; il nous l’a expliqué avec une lucidité qui ne laisse rien à désirer. Je
regrette seulement qu’il n’ait pas mis plus de vivacité dans le dessin des caractères.
Ayant en main tous les éléments de la vérité, il s’en est servi avec trop de réserve et
d’avarice. Puisqu’il connaît si bien le pédantisme de Jacques Ier,
la frivolité fastueuse de Buckingham, pourquoi s’est-il abstenu de nous révéler tout
entiers ces deux personnages ? Sa pensée, très vraie en elle-même, justifiée par des
documents authentiques, serait encore plus vraie pour la foule, s’il eût pris la peine
d’ajouter à l’évidence
de la démonstration le charme du récit
et des anecdotes : non pas que je conseille à l’historien de sacrifier la raison à
l’imagination ; mais il est toujours utile de revêtir la vérité des formes de la vie, et
je ne comprends pas que M. Guizot ait négligé cette condition si importante de
l’histoire.
Le duc de Buckingham, si étourdi, si présomptueux, si hautain, plus encore que
Jacques Ier, demandait un portrait tracé d’une main sûre, car si
la tête de Charles Ier est tombée sous la hache, c’est sur le duc de
Buckingham que doit retomber le sang du roi. Jamais courtisan n’a joué plus follement le
sort de son maître et de son pays ; jamais favori n’a traité avec un dédain plus
superbe, une insouciance plus insultante, les intérêts publics. Je ne réussis pas à
deviner pourquoi l’auteur, qui possède à merveille et connaît de longue main tous les
faits qui ont rendu la révolution anglaise inévitable, qui a vécu dans la familiarité de
tous les personnages de ce drame mémorable, s’est abstenu de les peindre et d’offrir à
notre attention tous les traits caractéristiques recueillis par l’histoire. S’abstenir
en pareil cas n’est pas faire preuve de sobriété, mais d’inhabileté. Le duc de
Buckingham ne devait pas être esquissé en quelques lignes, mais dessiné avec un soin
particulier. Ce personnage singulier nous explique, en effet, toute la conduite de
Charles Ier. Le roi, qui a payé de sa tête son aveugle
obstination, n’était dans les mains de son favori qu’une marionnette impuissante :
M. Guizot le sait aussi bien et mieux que nous ; pourquoi donc s’est-il contenté de
l’indiquer, au lieu de prodiguer les preuves sur lesquelles repose sa conviction ? Un
homme qui a brouillé l’Angleterre avec l’Espagne parce qu’il n’avait pas réussi à la
cour de Madrid, qui voulait mettre la France aux prises avec l’Angleterre pour punir
Richelieu de sa clairvoyance, et
verser le sang de deux
nations pour triompher d’Anne d’Autriche, méritait bien un portrait. Je suis d’autant
plus étonné de la réserve avec laquelle M. Guizot a traité cette partie si importante de
son sujet, qu’avant d’aborder l’histoire de la révolution anglaise, il avait traduit et
annoté tous les documents qui se rapportent aux années comprises entre 1625 et 1688. Il
pouvait puiser, à pleines mains, dans cette moisson si abondante et si laborieusement
amassée. En ménageant si résolument le trésor qu’il possédait, il n’a fait preuve ni de
goût ni de hardiesse. Maître de son sujet, connaissant depuis longtemps tous les écueils
qu’il devait rencontrer sur sa route, il n’avait pas à craindre la tentation des lieux
communs si généreusement prodigués par les esprits vulgaires, si follement applaudis par
la foule ignorante. La profondeur de son savoir, la netteté de ses souvenirs, la
multitude des preuves qu’il avait réunies, le mettaient à l’abri d’un tel danger. Les
lieux communs ne peuvent séduire que les rhéteurs, et les esprits sérieux, nourris
d’études fortes et persévérantes, trouvent en eux-mêmes de quoi résister à ces puérils
allèchements. Quand on a respiré l’air du passé, quand on a conversé avec les
générations évanouies, on ne doit redouter ni le paradoxe, ni la banalité. La spectacle
toujours présent des événements accomplis ne permet pas au pinceau de s’égarer. Je crois
donc que M. Guizot s’est trompé, en négligeant de tracer le portrait complet de
Buckingham ; cette tâche, fidèlement achevée, eût rendu plus facile la tâche qu’il avait
entreprise : le favori nous eût expliqué le roi. La méthode qu’il a suivie, plus austère
et plus séduisante peut-être pour un esprit habitué à dogmatiser, ne pouvait manquer de
rebuter le plus grand nombre des lecteurs, et c’est en effet ce qui est arrivé. Dès les
premières pages, chacun devine qu’il
s’agit plutôt de
l’exposition que du récit de la révolution anglaise. Comme la part faite à l’imagination
est mesurée d’une main avare, comme l’auteur s’adresse à la seule raison, bien peu de
lecteurs se résolvent à le suivre sans broncher, sans détourner la tête. Pour entraîner
la foule sur ses pas, il n’avait qu’à nous montrer des hommes, au lieu de nous montrer
des idées. Il ne l’a pas voulu et porte la peine de sa faute.
Cependant j’aurais mauvaise grâce à ne pas reconnaître que M. Guizot, malgré les
lacunes que je signale, a su renouveler l’histoire de la révolution anglaise, sinon par
la vivacité des portraits, par la rapidité du récit, du moins par la profondeur et la
lucidité de l’analyse. Aucun des livres publiés en Angleterre, sur le même sujet,
n’explique aussi clairement les desseins et les espérances des partis. Sous ce rapport,
l’ouvrage de l’historien français mérite les plus grands éloges. M. Guizot a très bien
montré que, derrière chaque parti politique, se trouvait un parti religieux, et que la
réforme de l’état était liée très étroitement à la réforme de l’église. Ainsi le parti
légal, qui croyait trouver dans l’application loyale et complète des lois promulguées
par les prédécesseurs de Charles Ier la ruine des abus, qui ne
songeait pas à fonder une société nouvelle sur l’anéantissement du passé, avait derrière
lui le parti épiscopal, c’est-à-dire un parti qui, tout en blâmant l’autorité, la
puissance exagérée des évêques, ne voulait pas cependant abolir l’œuvre de Henri VIII.
Il est facile, en effet, de saisir la concordance parfaite du parti légal et du parti
épiscopal. Le parti révolutionnaire, qui ne voyait pas, dans les lois sanctionnées par
la monarchie, un remède aux maux qu’il voulait guérir et demandait aux communes des lois
nouvelles, avait derrière lui le parti presbytérien,
qui
voulait substituer, au gouvernement épiscopal de l’église, un système hiérarchique
d’assemblées coordonnées entre elles comme les rouages d’une vaste machine. Et en effet
le parti révolutionnaire, tout en voulant réformer l’État, ne songeait pourtant pas à
renverser la royauté. Sans doute il se proposait de modifier profondément la monarchie
et les relations du pouvoir exécutif et du pouvoir parlementaire ; mais il ne rêvait pas
la destruction de la monarchie. Le parti presbytérien professait en matière religieuse
des principes analogues. Tout en substituant le gouvernement des assemblées au
gouvernement épiscopal, il ne voulait cependant pas toucher aux dogmes de la foi
anglicane. Ainsi les presbytériens et les révolutionnaires nourrissaient les mêmes
espérances, caressaient les mêmes illusions. Enfin le parti républicain, dans l’ordre
politique, avait derrière lui le parti républicain, dans l’ordre religieux. Les hommes
qui n’avaient pas foi dans les promesses de la monarchie devaient naturellement choisir
pour alliés les hommes qui, n’ayant foi ni dans l’autorité épiscopale, ni dans
l’autorité des synodes, ne voyaient de salut pour l’église que dans le pouvoir des élus
suscités par Dieu. Le parti républicain politique et le parti républicain religieux
marchaient, de même pas, vers un but commun ; ils se défiaient du passé et voulaient
fonder l’avenir sur la ruine du présent. Ainsi rien n’est plus facile à comprendre que
l’union de ces deux partis.
M. Guizot, dans la division et la décomposition des idées et des passions qui se sont
partagé la conduite de la révolution anglaise, a montré une sûreté de jugement, une
pénétration, une finesse, qui feraient honneur aux historiens. les plus éminents.
Malheureusement, sa pénétration a quelque chose d’impersonnel : il devine avec une
sagacité
rare les causes lointaines, les conséquences
nécessaires et les conséquences probables de chaque événement ; mais il ne paraît pas
prendre part aux choses qu’il raconte, il ne s’associe ni aux espérances, ni à la colère
des hommes qu’il met en scène. On dirait qu’il n’appartient pas à la race des acteurs
qui ont figuré dans ce drame sanglant. Il signale avec une froide impartialité les
fautes du parti légal épiscopal, du parti révolutionnaire presbytérien, du parti
républicain politique et religieux, et ne témoigne ni joie ni tristesse en présence des
événements accomplis. C’est une noble faculté sans doute que l’impartialité ; mais il ne
faut pourtant pas qu’elle réduise en cendres toute sympathie. Or M. Guizot, en exposant
les diverses péripéties de la révolution anglaise, ne laisse pas deviner la moindre
émotion. Quoique le sentiment moral soit chez lui très développé, il ne se trahit jamais
qu’en maximes inanimées. Le triomphe ou la défaite du droit, la victoire ou la
répression de l’injustice, ne lui arrachent jamais une parole d’enthousiasme ou
d’affliction. Pour les esprits sérieux qui prennent en pitié toutes les émotions, c’est
peut-être un mérite. Quant à moi, je ne saurais partager leur admiration pour cette
sagacité austère qui ne voit dans les événements humains qu’une partie d’échecs, et
condamne ou absout la conduite des personnages comme la marche des cavaliers ou des
tours. Quelles sont en effet les conséquences naturelles, les conséquences inévitables
d’une telle méthode ? Le sentiment moral, bien que réel et sincère, finit par se
confondre avec le sentiment de l’habileté. Le juste et l’injuste deviennent, aux yeux du
lecteur, adresse et maladresse. L’auteur a beau protester en quelques paroles sévères
contre la défaite du droit, le lecteur oublie trop facilement cette protestation
formulée avec tant de sobriété ; réussir
du échouer
deviennent pour lui synonymes de justice et d’injustice. L’historien qui veut
populariser la vérité ne doit pas, ne peut pas se contenter d’approuver ou d’improuver
les événements qu’il raconte ; il faut absolument qu’il donne à ses idées la forme d’un
sentiment, à l’improbation la forme de la colère, à l’approbation la forme d’une vive
sympathie. S’il persiste à parler comme parlerait un esprit pur, sans témoigner ni joie
ni colère, il ne tarde pas à lasser l’attention, et le lecteur méconnaît bientôt les
mérites réels qui le recommandent.
La figure de Cromwell est peut-être la seule qui ait tenté l’historien et lui ait
suggéré la pensée de dessiner un portrait. Je ne dis pas qu’il ait accompli avec un
succès complet cette tâche difficile ; je me plais du moins à reconnaître qu’il n’a pas
craint de l’aborder. Il a très bien saisi et mis très habilement en lumière le mélange
de fourberie et de sincérité, d’enthousiasme et de bouffonnerie dont se compose le
caractère de Cromwell. Il avait sous la main, il tenait au bout de son pinceau tous les
traits de ce modèle étrange ; s’il ne l’a pas offert à nos regards tel que l’histoire
nous le montre, ce n’est pas faute de savoir, mais faute d’ardeur. Il connaissait
parfaitement tous les vices et tous les mérites du Protecteur, mais sa passion pour
l’analyse lui inspire un dédain profond pour tout ce qui ressemble, de près ou de loin,
à la vie politique ou religieuse. Sachant Cromwell sur le bout du doigt, il s’est
contenté de l’indiquer, de l’esquisser à peine. J’en peux dire autant d’Henriette de
France, immortalisée par son malheur et par l’éloquence de Bossuet. Nous aurions aimé à
voir cette femme frivole intervenir par ses conseils étourdis dans le gouvernement du
royaume ; nous aurions voulu assister, autant du moins que le permettent les témoignages
authentiques,
aux luttes soutenues par le bon sens du roi
contre l’aveugle fierté de la reine. M. Guizot, qui avait feuilleté tous les documents,
s’en est servi avec une sobriété obstinée : à peine pouvons-nous entrevoir le profil
d’Henriette.
Enfin, quand il aborde le procès de Charles Ier, l’auteur éprouve
une si grande répugnance pour la mise en scène, la nature de son esprit se prête si peu
au récit des événements tragiques, et persiste si fièrement à demeurer dans la région
des idées pures, qu’il se borne à transcrire les procès-verbaux de l’interrogatoire subi
par le roi. Se défiant de ses forces, ne trouvant pas en lui-même la faculté de mettre
en œuvre les documents qu’il a réunis, il les copie comme ferait un greffier, de telle
sorte que le procès et la mort de Charles Ier deviennent, sous sa
plume, une chose de pure érudition. Il sait et ne sent pas. Familiarisé avec les sources
auxquelles il faut puiser, il trie avec discernement, sans émotion, sans joie comme sans
tristesse, toutes les pages qui se rapportent à son sujet, et n’essaie pas de les
transformer par la réflexion, par l’imagination ; la réalité lui suffit. Son esprit
n’éprouve pas le besoin de s’élever jusqu’aux proportions d’une composition historique.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que les derniers moments de Charles Ier, tels que nous les trouvons dans le récit de M. Guizot, n’excitent en nous
qu’une douleur passagère. Le narrateur est si peu ému, que le lecteur ne peut guère
s’émouvoir. Il assiste au dénouement de cette tragédie, comme il écouterait le troisième
terme d’un syllogisme. Les prémisses étant posées, la conclusion est tacite à prévoir,
et la raison n’a pas à se troubler. Voilà le fruit de l’impartialité poussée aux
dernières limites.
Cependant il ne faudrait pas juger la valeur intellectuelle de M. Guizot d’après
l’histoire seule de la
révolution anglaise, car c’est dans
son enseignement de la Sorbonne qu’il a donné la mesure complète de ses facultés. C’est
là seulement qu’il a montré librement toute la sagacité de son esprit, toute l’étendue,
toute la variété de son érudition. Pour estimer sûrement ce qu’il vaut, pour déterminer,
avec sincérité, la place qu’il doit occuper dans l’histoire littéraire de son temps, il
faut consulter ses leçons de 1828, 1829 et 1830. Ces leçons nous offrent l’intelligence
de M. Guizot dans son développement le plus complet. Pendant ces trois années qui ont
fondé sa renommée, il s’est proposé de raconter l’histoire de la civilisation européenne
et de la civilisation française. Toutefois, il convient d’assigner des limites précises
au premier de ces deux récits. L’Histoire de la Civilisation européenne
commence à la chute de l’empire romain, et finit au début de la révolution française.
Dans cet enseignement de trois années, dont la génération à laquelle j’appartiens garde
un souvenir reconnaissant, l’auteur a décomposé, expliqué, tous les faits
accomplis depuis la grande invasion de 406 jusqu’à la convocation des États généraux,
avec une pénétration, une lucidité que personne n’a jamais dépassées. Une objection se
présente naturellement : pourquoi M. Guizot n’a-t-il pas raconté les faits avant de les
? Cette objection, quelque grave qu’elle soit, n’a de valeur qu’aux yeux de
ceux qui ne connaissent pas par eux-mêmes les leçons de M. Guizot, car il a pris soin J
de dire à ses auditeurs : si vous ne connaissez pas l’histoire, étudiez-la. Je ne la
raconterai pas, je me contenterai de l’expliquer. Il demeure donc bien entendu, que
l’Histoire de la Civilisation européenne et l’Histoire de la
Civilisation française ne sont pas des récits dans le sens vulgaire du mot.
Les faits proprement dits tiennent peu de place
dans cette
double exposition. M. Guizot a voulu nous montrer les idées qui ont présidé à
l’accomplissement des faits ; en d’autres termes, il a voulu nous montrer le
développement individuel et le développement social de l’humanité. Dans
l’Histoire de la Civilisation européenne, qui n’embrasse pas plus de
quatorze leçons, il s’en est tenu au développement purement social, et n’a pas abordé la
développement individuel. Personne sans doute ne s’en étonnera. Renfermer dans le court
espace d’un volume la civilisation européenne n’est pas un problème facile à résoudre,
et je conçois très bien que l’auteur, pressé par le temps, n’ait envisagé qu’une seule
face de son sujet. Ce qui donne à ses leçons sur l’Histoire de la Civilisation
européenne une valeur inestimable, c’est qu’il a marqué, avec une précision
parfaite, l’origine, le sens et la portée de tous les événements accomplis. Parmi les
livres publiés dans les principales langues de l’Europe, je n’en connais pas un qui
marque plus nettement la différence qui sépare le moyen âge des temps modernes. Il y a,
dans les leçons de M. Guizot, une passion pour les documents originaux qui marche
résolument au-devant de toutes les objections, et qui ferme la bouche à l’incrédulité.
Il règne, dans cet enseignement austère et paisible, une sérénité qui défie toute colère
et se concilie toutes les sympathies. Les faits sont analysés avec une telle clarté, les
principes exposés avec une telle évidence, que l’intelligence la plus rétive est obligée
de se soumettre. Quelles que soient les doctrines personnelles de l’auteur, la
décomposition et l’appréciation des faits ne nous permettent pas de les deviner. Il a
vécu dans le commerce familier du passé, il nous offre les faits accomplis, tels qu’il
les a vus, et nous ne pouvons pas songer un seul instant à contester sa véracité, car
ses mains sont pleines de
preuves, et tous les documents
recueillis depuis le ve
jusqu’au xviiie
siècle sont feuilletés par lui avec une sécurité magistrale. Son
Histoire de la Civilisation européenne est, à mon avis, un des livres
les plus instructifs qui puissent être offerts à la méditation, Il rappelle à ceux qui
savent, et donne à ceux qui ne savent pas le vif désir de savoir.
Quant aux esprits frivoles qui se plaignent de ne pouvoir lire sans ennui
l’Histoire de la Civilisation européenne, je ne perdrai pas mon temps à
les consoler. Ils s’ennuient, parce qu’ils ne comprennent pas ; ils ne comprennent pas,
parce qu’ils ne savent pas. C’est l’éternelle histoire de tous les esprits paresseux.
Dans tous les ordres d’études, ces esprits indolents sont voués à la même destinée : en
croyant faire acte de modestie, ils font acte de vanité. Ceux qui ne connaissent pas les
quatre premiers livres d’Euclide, c’est-à-dire la théorie géométrique des figures, sont
inhabiles à comprendre la théorie géométrique des corps ; c’est une conséquence logique
de leur ignorance. Faut-il s’en étonner ? Assurément non. La théorie de la sphère ne se
conçoit pas sans la théorie du cercle, de même que la théorie du cône ne se conçoit pas
sans la théorie du triangle rectangle. Il faut que le travail porte en lui-même sa
récompense, comme la paresse son châtiment. L’Histoire de la Civilisation
européenne ne peut être comprise que par les hommes familiarisés avec
l’histoire des faits accomplis, Pour s’en étonner, il faut être dopé d’une singulière
présomption, Comment ! un homme d’une rare sagacité aura consacré vingt années de sa vie
au dépouillement des documents originaux, et le premier venu, lettré ou illettré,
s’attribuera le droit de comprendre les idées déduites de ces documents. Autant vaudrait
vouloir
comprendre la physiologie sans l’anatomie,
c’est-à-dire les fonctions des organes sans l’étude préalable de leurs formes,
l’astronomie, c’est-à-dire les lois qui régissent les corps célestes en raison de leur
forme, de leur masse et de leur poids, sans la connaissance préliminaire de la mécanique
rationnelle. L’évidence me dispense de toute discussion. Je me contente d’affirmer que
M. Guizot a très bien jugé, très bien caractérisé tous les événements compris entre le
ve
et le xixe
siècle,
il a traité avec un soin particulier les Croisades et la Réforme, et je dois avouer que
je n’ai jamais vu ces deux grands faits aussi clairement expliqués. Lors même que
l’Histoire de la Civilisation européenne n’aurait pas d’autre mérite,
nous devrions encore la recommander à l’attention, car ces deux grands faits ont été
trop souvent défigurés par l’ignorance et par la passion. M. Guizot leur a restitué le
caractère qui leur appartient ; il a jugé le moyen âge et les temps modernes, dont les
Croisades et la Réforme sont la plus haute expression, avec une impartialité qui ferait
honneur aux plus grands esprits.
Arrivé à l’Histoire de la Civilisation française, comme il sent devant
lui un plus large espace, il donne à l’analyse des faits un plus hardi développement. Je
ne crains pas de le dire, la vie et la décadence de la race mérovingienne, la grandeur
et la ruine de la race carlovingienne, l’avènement et le rôle de la race capétienne
proprement dite, n’ont jamais trouvé un historien plus fidèle, plus zélé, plus
pénétrant. La loi salique si souvent citée, si peu connue, est analysée par M. Guizot
avec une clarté qui ferait envie aux juristes les plus consommés. Après avoir lu les
citations qu’il prodigue, il est impossible de conserver l’ombre d’un doute sur la
valeur politique de cette loi. Il est évident que
le droit
politique des nations régies par la maison de Bourbon repose sur une entorse donnée à la
loi salique. Le testament de Ferdinand VII, attaqué comme une violation flagrante de la
loi salique, n’a rien à démêler avec elle, car cette loi n’a statué que sur l’hérédité
civile appliquée au territoire, et garde le silence le plus profond sur l’hérédité du
trône. M. Guizot a très bien montré que l’avènement de la race carlovingienne était une
seconde invasion, une seconde conquête ; et, quoique M. Augustin Thierry eût déjà mis en
lumière les principaux faits sur lesquels repose cette démonstration, je dois dire que
les arguments présentés par l’historien de la civilisation française sont empreints
d’une certaine nouveauté, car il a trouvé moyen de glaner quelques épis, dans le champ
que son prédécesseur avait moissonné d’une main empressée. Les capitulaires de
Charlemagne n’ont pas été analysés par lui avec un soin moins scrupuleux ; il les a
décomposés et rangés sous différents chefs, de manière à prouver que tous ces documents
n’ont pas un caractère purement législatif. En feuilletant les in-folio de Baluze, il a
vu que les capitulaires se rapportent à des sujets très divers, et j’ai lieu de croire
que la plupart de ses auditeurs ont accueilli avec étonnement la classification qu’il
établit. Il y a, en effet, parmi les capitulaires de Charlemagne, des actes d’une
origine et d’une destination très diverses. Les uns s’occupent de matières religieuses
ou politiques, les autres de matières administratives ou purement domestiques. Sans les
preuves apportées par M. Guizot, le plus grand nombre des lecteurs ne sauraient à quoi
s’en tenir sur la vraie nature des capitulaires. Les questions adressées aux missi dominici et les réponses qu’ils envoyaient à l’empereur ont été
classées parmi les documents législatifs du règne de Charlemagne :
nous devons remercier M. Guizot d’avoir réfuté une erreur si
généralement répandue. Je ne dois pas oublier non plus le rôle du clergé catholique dans
l’avènement de la seconde race, ou, pour parler plus clairement, dans la seconde
invasion, rôle que M. Guizot nous explique plus clairement que tous les historiens
précédents. Il est hors de doute que Winfried, plus connu sous le nom de Boniface,
prêtre d’origine anglo-saxonne, a préparé par ses prédications, par ses négociations,
l’avènement de la race carlovingienne. Or, jusqu’à présent la puissance de Winfried
n’avait pas encore été mise en pleine lumière. M. Guizot a compris la nécessité de
restituer à la seconde invasion son véritable caractère, et nous lui devons de connaître
complètement le rôle joué par Winfried. Le clergé, qui avait agi si puissamment dans la
première invasion de la race franke, comme l’a clairement démontré M. Fauriel dans son
Histoire de la Gaule méridionale sous les conquérants germains, n’est
pas intervenu d’une manière moins énergique dans l’avènement de la seconde race.
D’autres historiens avaient pressenti, avaient indiqué cette intervention : M. Guizot a
le mérite de l’avoir démontrée avec une surabondance de preuves qui ne laisse rien à
désirer. Enfin, et c’est, à mon avis, un des mérites les plus précieux de son
enseignement, il nous a montré comment le dépérissement du gouvernement fondé par
Charlemagne menait fatalement, inévitablement au système féodal. M. Augustin Thierry
avait cherché, et croyait avoir trouvé les origines de la féodalité dans la diversité
des races, un instant comprimées par la main de Charlemagne et se relevant après la
chute du colosse impérial. M. Guizot, tout en acceptant la part de vérité contenue dans
l’explication fournie par M. Thierry, la complète par les
monuments législatifs de Charles le Chauve. Il prouve très clairement que la diversité
des races ne suffit pas à expliquer le démembrement de l’Empire carlovingien, et que les
capitulaires signés par les successeurs de Charlemagne, révèlent l’affaiblissement de
l’autorité centrale et la division du territoire plutôt que la lutte des races
J’en ai dit assez pour montrer tout ce qu’il y a d’excellent et de fructueux dans
l’enseignement de M. Guizot. La plupart des idées qui ont cours aujourd’hui, dans le
domaine historique, n’ont pas d’autre origine., Envisagée sous le rapport scientifique,
l’Histoire de la Civilisation européenne et de la Civilisation
française peut prétendre au premier rang, et c’est un droit que personne ne
voudra lui contester, l’auteur a interrogé les documents originaux avec la patience d’un
bénédictin, et nous présente, sous une forme précise, ce qu’un esprit vulgaire
démêlerait à grand peine dans ce chaos de pièces très authentiques, mais d’une lecture
très laborieuse. Ainsi, comme savant, il a obtenu et devait obtenir des louanges
unanimes ; mais l’histoire ne se réduit pas à la science. Il y a dans la tâche de
l’historien deux parts bien distinctes : la connaissance des faits et l’art de les
raconter. Or, si M. Guizot, dans le domaine purement scientifique, ne laisse rien à
désirer, il faut bien avouer qu’il n’en est pas de même dans la narration. Autant il est
à son aise dans l’Histoire de la Civilisation, autant il est gêné dans
l’Histoire de la Révolution anglaise : toutes les idées sont les
bienvenues de son intelligence ; tous les faits trouvent en lui un narrateur
inhabile.
Quant au style de ses ouvrages, je suis forcé de le condamner. Bien que j’aie entendu
classer M. Guizot parmi les plus grands écrivains de notre temps, je crois pouvoir
affirmer qu’il ne s’est jamais occupé de style et qu’il regarde en pitié tous ceux qui
descendent à ce vulgaire souci. À l’appui de mon opinion, j’apporte deux phrases qui
peuvent servir de type et se trouvent répétées maintes fois dans l’Histoire de la
Civilisation. Parlant de la réforme religieuse de l’Allemagne et de la
révolution politique de l’Angleterre, l’auteur dit que
ces deux
progrès étaient liés à des situations diverses
. Ailleurs, parlant de la
ruine des institutions carlovingiennes, il dit que ces institutions, par la nature même
des choses, ne pouvaient manquer de
tomber dans une prompte
décadence
. Je ne prends pas la peine de rappeler le nom que les
rhéteurs donnent à cette singulière locution. La citation du texte me suffit. Il est
évident qu’un écrivain capable de telles méprises n’a jamais pris le style au sérieux.
Quel sera donc le rang littéraire de M. Guizot ? Il comprend, il explique admirablement
l’histoire et ne sait pas la raconter. C’est un historien savant à qui l’art a manqué
pour populariser son savoir. Si ce jugement paraît sévère aux esprits inattentifs, j’ai
la ferme confiance qu’il paraîtra juste aux esprits sérieux. Personne n’admire plus
sincèrement que moi l’érudition et la sagacité de M. Guizot ; mais mon admiration ne
ferme pas mes yeux à l’évidence. Connaître les faits et savoir les raconter exigent des
facultés très distinctes. La connaissance des faits s’acquiert par un travail
persévérant, l’art de les raconter est un don que le travail ne pourra jamais suppléer.
Ce don précieux, M. Augustin Thierry le possède, M. Guizot ne l’a jamais possédé. Toutes
les formes de la pensée humaine ont besoin d’une langue précise. Depuis Homère jusqu’à
Euclide, depuis Thucydide jusqu’à Platon, il n’y a pas un ordre d’idées qui puisse se
passer de l’analogie des images. Poésie, géométrie,
histoire,
philosophie, toutes les manifestations de l’intelligence ont quelque chose à démêler
avec le style. Or M. Guizot ne connaît pas les lois du style ; c’est pourquoi son rang
est marqué parmi les savants et les penseurs, et non parmi les écrivains habiles de
notre temps.
Cette étude serait incomplète, si je ne parlais pas du talent oratoire de M. Guizot.
S’il a exercé, en effet, une action puissante sur l’opinion publique par son
enseignement de la Sorbonne, il n’a pas été moins grand à la tribune que dans la chaire.
Il y a pourtant, dans ses discours les plus applaudis, un mélange singulier de hauteur
et d’indécision. Il continue à la tribune l’œuvre qu’il a commencée dans la chaire :
l’enseignement. Il ne semble pas parler à ses égaux, mais à ses disciples ; toutes ses
périodes témoignent de la supériorité qu’il s’attribue sur son auditoire, et l’on
devrait s’attendre à voir cet orgueil justifié par des principes immuables.
Malheureusement les principes de l’orateur sont aussi mobiles que l’onde. À l’appui de
toutes les thèses, quelles qu’elles soient, il se rappelle ou il invente une théorie
complaisante. Ceux qui ont suivi ses luttes parlementaires savent combien je dis vrai.
Il lui est arrivé plus d’une fois, dans la discussion d’une question importante,
d’exposer avec la même clarté, la même vigueur, les arguments pour et contre. Fallait-il
intervenir dans les affaires d’un peuple voisin ? il trouvait d’excellentes raisons pour
l’affirmative ; fallait-il demeurer témoin impassible des événements qui
s’accomplissaient aux portes de la France ? il ne plaidait pas avec moins de vivacité en
faveur de l’immobilité : si bien qu’après cette double argumentation, l’auditoire ne
savait quel parti prendre. Et pourtant la Chambre l’écoutait sans impatience. Pourquoi ?
C’est que M. Guizot possède un
talent oratoire de premier
ordre. Malgré l’indécision qui se trouve au fond de presque toutes ses pensées, il sait
prendre au besoin un air convaincu. Bien qu’il régente ses adversaires, il y a dans son
accent tant de sincérité, que personne ne songe à se révolter contre le droit qu’il
s’arroge. Il disserte parfois au lieu de discuter, et sa parole est recueillie avidement
comme si elle contenait toute vérité. Pour obtenir et pour garder un empire si
incontesté, il faut certes connaître tous les secrets de l’éloquence.
Pendant dix-huit ans, M. Guizot, malgré le ton hautain de sa parole, a remporté à la
tribune des victoires nombreuses. Qu’on accepte ou qu’on répudie les théories qu’il a
défendues, il n’est permis à personne de nier, ou de révoquer en doute, le talent
singulier qu’il a déployé. Professeur de droit politique à la tribune comme il était
professeur d’histoire dans sa chaire de la Sorbonne, il n’a jamais lassé, jamais épuisé
l’attention. Pour juger ses discours, il ne faut pas les lire, car le style en est trop
souvent pâteux ou diffus : il faut les avoir entendus. M. Guizot semble avoir eu
toujours présente à la mémoire la réponse de Démosthène, au jeune Athénien qui
l’interrogeait sur les devoirs de l’orateur : il a cultivé l’action avec un soin
particulier. Son œil s’allume et flamboie, sa lèvre frémit, son geste impérieux prescrit
le silence ; il possède tous les dons de l’orateur et du tragédien. Ses adversaires
mêmes, tout en niant la valeur des idées sur lesquelles il s’appuie, sont obligés de
proclamer sa puissance. Ses panégyristes ont loué sans réserve ce qu’ils appellent l’art
d’élever le débat. Pour moi, je crois que M. Guizot a souvent abusé de cette faculté. En
élevant le débat, il lui arrive d’oublier son point de départ, de noyer une question
spéciale et précise
dans un déluge de maximes générales
applicables à toutes les questions. Cependant, malgré son penchant pour la déclamation,
il occupe un des premiers rangs parmi les orateurs politiques de notre pays. On peut lui
souhaiter plus de sobriété dans l’argumentation, plus d’éclat dans la parole ; les
auditeurs familiarisés avec les luttes du Parlement anglais lui reprocheront d’agiter
des questions au lieu de discuter les affaires : toutes ces objections, bien que très
sérieuses, n’ôtent rien à mon admiration pour le talent oratoire de M. Guizot.
Nous pouvons maintenant résumer en quelques traits sa physionomie intellectuelle et le
rôle qu’il a joué, je ne dis pas dans les affaires de notre pays, mais dans le
développement des idées politiques. Son esprit, bien qu’habitué aux méditations les plus
ardues, substitue parfois l’apparence de ta grandeur à la grandeur même, et ceux qui se
résignent à jurer sur sa parole prennent volontiers l’ombre de la vérité pour la vérité
vivante. Il y a dans l’austérité de son langage, dans le ton dogmatique de son
argumentation, quelque chose de théâtral qui séduit, qui subjugue les hommes assemblés,
et ne saurait obtenir l’assentiment du penseur solitaire. Il est donc permis de croire
que M. Guizot ne sera pas, pour la génération qui nous suivra, ce qu’il est pour la
génération présente : les lecteurs seront plus sévères que les auditeurs. Toutefois,
malgré ces restrictions, que le bon sens prévoit, il comptera toujours parmi les esprits
les plus élevés de la France.
Je n’ai pas vu sans inquiétude M. Michelet aborder l’histoire de la révolution française.
Ce n’est pas que les lumières lui manquent : sa vie est assurément une des vies les plus
studieuses, son esprit un des plus savants de ce temps-ci ; mais il y a, dans la nature
même de ses travaux, quelque chose qui contraste singulièrement avec le sujet nouveau
qu’il a choisi. Ses études sur la Science nouvelle de Vico, recommandables
à plus d’un titre, puisqu’il a su donner une forme nette et précise aux conceptions du
philosophe napolitain, qui, dans le texte original, sont loin de posséder ce mérite, son
Précis d’histoire moderne, analyse rapide et substantielle des trois
derniers siècles, semblaient naturellement le préparer à la tâche qu’il vient
d’entreprendre ; mais, disons-le franchement, son Introduction à l’histoire
universelle, son Histoire de la République romaine, et surtout
son Histoire de France depuis l’invasion germanique jusqu’à la mort de
Louis XI, sont en contradiction manifeste avec le génie même de la révolution française.
Pour comprendre tout ce qu’il y a de vrai dans notre assertion, il n’est pas nécessaire de
réfléchir longtemps ; il suffit de se rappeler le caractère distinctif des œuvres que nous
venons
d’énumérer, et si à cette liste si nombreuse nous
ajoutons les Origines du droit français et les Mémoires de
Luther, l’évidence devient encore plus lumineuse. Oui, sans doute, M. Michelet a
rendu accessibles à toutes les intelligences les principes féconds de la Science
nouvelle, qui, sans lui peut-être, fussent demeurés le partage exclusif d’un
petit nombre d’érudits. Il a résumé, interprété avec une lucidité merveilleuse les
principaux événements accomplis en Europe depuis la prise de Constantinople par Mahomet II
jusqu’à la convocation des États généraux à Versailles ; mais la manière toute mystique
dont il a expliqué les origines du droit français, la forme légendaire qu’il a donnée aux
principaux événements du moyen âge, ses confus sur la réforme religieuse du
xvie
siècle, ne révèlent pas chez lui une grande
aptitude à comprendre, à expliquer, à peindre, à raconter les combats livrés depuis la
mort de Louis XVI jusqu’à la chute de Napoléon. Parlerai-je de son livre sur le
Prêtre et la Famille, de son livre sur le Peuple, où ses
instincts mystiques n’éclatent pas avec moins d’évidence ? à quoi bon ? Ces deux livres ne
sont-ils pas les corollaires naturels, inévitables des précédents ouvrages de l’auteur ?
Pouvait-on croire que M. Michelet ne porterait pas dans la philosophie morale, dans la
philosophie politique les habitudes de son esprit, que nous connaissions depuis
longtemps ? Eût-il été raisonnable d’espérer qu’en abandonnant le domaine des faits pour
le domaine des idées, il se transformerait tout à coup et prendrait des habitudes
nouvelles ; qu’il trouverait, pour la déduction et l’expression de ses pensées, une
méthode plus rigoureuse, plus logique, plus claire ; qu’il renoncerait à la fantaisie, à
l’extase pour s’en tenir à la démonstration de la vérité ? Assurément non ; il serait donc
absolument
inutile de nous arrêter à caractériser ces deux
livres. Pour déterminer nettement jusqu’à quel point M. Michelet réunit les facultés
nécessaires à l’historien de la révolution française, il nous suffit d’étudier avec
attention et d’apprécier avec sincérité son Histoire de la République
romaine et son Histoire de la France au moyen âge. C’est là, en
effet, qu’il a donné pleine carrière à ses instincts ; c’est là qu’on peut prendre la
mesure précise de son talent pour la narration.
Or, que signifie son Histoire de la République romaine ? À quoi se réduit
ce livre trop applaudi il y a dix-huit ans, et aujourd’hui trop oublié ? N’est-ce pas tout
simplement un hommage rendu aux travaux de Niebuhr ? Quoique l’historien français
contredise, sur plusieurs points de détail, l’érudit allemand, quoiqu’il résolve à sa
manière plusieurs questions déjà posées, déjà résolues par Niebuhr, n’est-il pas manifeste
que l’historien français procède de l’érudit allemand comme l’effet procède de la cause ?
Il est vrai que Niebuhr, à son tour, procède de Vico, et que M. Michelet connaissait
directement, familièrement les principes du philosophe napolitain sur la succession et la
génération des faits historiques. Il est vrai qu’on retrouve, dans l’œuvre de Niebuhr,
toutes les idées de Vico sur l’époque mythique, sur l’époque héroïque, sur l’époque
humaine de toutes les nations ; mais l’application spéciale de ces idées au peuple romain
n’appartient pas en propre à M. Michelet. Quelque sagacité, en effet, qu’il ait déployée
dans l’analyse et l’interprétation des textes, quelque originalité qu’il ait montrée dans
la solution de plusieurs problèmes, il est impossible de ne pas reconnaître en lui un
élève de Niebuhr aussi bien qu’un élève de Vico. Chez l’écrivain allemand comme chez
l’écrivain français, c’est
toujours et partout le même procédé,
modifié seulement par le génie des définitions. J’admets volontiers la vérité des
principes posés par Vico, sauf à discuter les conséquences extrêmes de ces principes,
après la triple évolution mythique, héroïque et humaine ; cependant le procédé adopté par
Niebuhr et suivi par M. Michelet convient-il à l’histoire ? Je ne le crois pas.
L’historien allemand et l’historien français émiettent les légendes acceptées par
Tite-Live, les réduisent en poudre ; mais leurs mains savent-elles trouver dans ces ruines
les matériaux d’un édifice nouveau, plus solide, plus vrai, plus durable que les légendes
de Tite-Live ? Hélas ! non ; nous marchons de ruines en ruines ; toutes les pierres
séculaires qui semblaient unies ensemble par un ciment indestructible, séparées maintenant
par une critique impitoyable, jonchent le sol, peuplé hier encore des grandes figures
familières à notre jeunesse. Toutefois que nous donne Niebuhr, que nous donne M. Michelet
en échange de ces figures qu’ils déclarent mythiques ? Après avoir réduit Plutarque et
Tite-Live à confesser leur ignorance, leur crédulité, nous disent-ils où est la vérité,
quels sont les faits dignes de croyance ? Mon Dieu, non. Tout-puissants pour détruire,
impuissants à construire, ils défont l’histoire et ne la refont pas. Romulus, Numa, Ancus
Martius, Tullus Hostilius, les Tarquins, le premier Brutus, s’évanouissent comme des
ombres : nous attendons la lumière qui doit nous montrer, au lieu de ces figures
menteuses, des acteurs vivants, des personnages réels ; mais la lumière ne vient pas, et
la nuit s’épaissit autour de nous. L’historien s’acharne contre l’histoire, sape sans
relâche toutes les traditions de l’époque mythique, savoure avec délices le malin plaisir
de nous arracher une à une toutes les
illusions de nos
premières études, nous promène, nous égare dans ce monde de néant et de ténèbres, se rit
de notre impatience et triomphe de notre désenchantement. Il y a certainement, dans ce
travail de destruction, bien des idées ingénieuses et qui ont leur part de vérité ; mais à
quoi bon recourir aux étymologies les plus savantes ? à quoi bon interroger les débris de
la langue étrusque et de la langue osque pour trouver le sens d’un nom ? à quoi bon
dédoubler les personnages comme les feuillets d’un vieux livre superposés, scellés
ensemble, si les feuillets dédoublés demeurent, pour nous, aussi obscurs, aussi
indéchiffrables que les feuillets réunis ?
Eh bien ! le croirait-on ? ce procédé emprunté à la Science nouvelle, à
qui nous devons la ruine, la dispersion de toutes les légendes royales de Plutarque et de
Tite-Live, et la nuit brumeuse où se confondent et s’effacent bien des figures de l’époque
républicaine, M. Michelet n’a pas craint de l’appliquer à l’histoire de notre pays. Il a
voulu retrouver dans les Mérovingiens, dans les Carlovingiens, dans les Capétiens, dans la
branche des Valois, les moments historiques indiqués par Vico, c’est-à-dire la triple
évolution mythique, héroïque et humaine. S’il n’a pas traité Clovis et Charlemagne, Pépin
le Bref et Charles-Martel aussi cavalièrement que Romulus et Numa, les deux Tarquins et le
premier Brutus, à coup sûr ce n’est pas le bon vouloir qui lui a manqué. Il a épluché
Grégoire de Tours et Frédégaire comme il avait épluché Plutarque et Tite-Live ; ce n’est
pas sa faute si les traditions germaniques ont fait meilleure contenance que les
traditions romaines. Rendons-lui cette justice, qu’il n’a rien négligé pour dédoubler à
leur tour les chefs de la première et de la seconde race. Si Charlemagne et Clovis ne
s’évanouissent pas dans l’espace comme le chef de bandits appelé
Romulus et le Lucumon appelé Tarquin, il faut tenir compte des douze siècles écoulés entre
la fondation de Rome et l’invasion des Gaules par les Franks, et pourtant Charlemagne,
dans le récit de M. Michelet, n’est tout au plus qu’un personnage de ballade.
Certes, ce n’est pas la connaissance des sources originales qui a fait défaut à
M. Michelet ; il ne s’est pas contenté de feuilleter les documents recueillis avec tant de
soin et de persévérance par dom Bouquet ; il les a lus et relus en entier à plusieurs
reprises. Il les a interrogés dans tous les sens ; il leur a fait subir ce qu’on appelle
dans la procédure anglaise un contre-examen ; il sait assurément tout ce qu’il est
nécessaire de savoir pour écrire l’histoire des deux premières races, et cependant, parmi
les quatre cents pages qu’il a consacrées aux cinq premiers siècles de notre histoire, il
serait difficile d’en trouver cinquante qui soient empreintes d’un caractère vraiment
historique. La pensée de M. Michelet se porte à la fois sur un trop grand nombre d’objets,
et cette mobilité perpétuelle de l’intelligence rend, à vrai dire, toute narration
impossible. Les rapprochements les plus ingénieux, qui peuvent plaire et séduire dans la
conversation, jettent dans la trame du récit une singulière confusion, si bien qu’après
avoir étudié attentivement dans le livre de M. Michelet l’ensemble des faits accomplis
entre l’avènement de Clovis et l’avènement de Hugues Capet ; si toutefois il est permis de
nommer du même nom deux moments historiques revêtus d’un caractère si différent, le
lecteur ne garde en sa mémoire qu’un amas tumultueux d’idées, vraies en elles-mêmes pour
la plupart, et qui, faute d’être ordonnées, perdent la moitié au moins de leur valeur et
de leur évidence. De Hugues Capet
à la mort de Charles VI,
M. Michelet se montre à nous tel que nous l’avons vu pendant toute la durée des deux
premières races. Les réformes administratives de Philippe-Auguste, la lutte de Philippe le
Bel et de Boniface VIII, la vie mystique et militaire, les travaux législatifs de
Louis IX, enfin le tableau désastreux de la France pendant la longue démence de
Charles VI, sont présentés avec la même abondance d’érudition, et, je dois le dire, avec
aussi peu de profit pour le lecteur. Tout en demeurant convaincus que l’auteur n’a rien
négligé pour s’informer des faits qu’il a entrepris de raconter, nous regrettons
sincèrement qu’il garde pour lui la meilleure partie des trésors entassés dans sa mémoire.
Le récit du règne de Charles VII révèle dans le talent de M. Michelet un progrès
manifeste ; c’est assurément la partie la plus vivante, la plus vraie, la plus nette, de
ce long travail commencé depuis seize ans. Il est impossible de ne pas admirer, de lire
sans émotion, sans attendrissement, toutes les pages qui racontent la vie et la mort de
Jeanne d’Arc. L’auteur a eu sous les yeux toutes les pièces du hideux procès qui a tranché
si cruellement cette vie héroïque et sainte ; il a puisé à toutes les sources pour réunir
les éléments de la vérité, et, cette fois, je suis heureux de le dire, l’art vient en aide
à l’érudition : les faits recueillis laborieusement dans les monuments originaux se
déroulent avec rapidité sous les yeux du lecteur. Et pourtant, dans le récit même de la
vie de Jeanne d’Arc, combien de fois M. Michelet ne se laisse-t-il pas emporter par ses
instincts mystiques, bien au-delà des limites de l’histoire ! Combien de fois ne cède-t-il
pas au puéril plaisir de multiplier les rapprochements imprévus ! Il me suffira de
rappeler la comparaison si obstinément poursuivie du Christ et de Jeanne d’Arc. Dans la
pensée de
M. Michelet, Jeanne d’Arc n’est pas seulement une
créature douée au plus haut point de toutes les vertus évangéliques : c’est le Christ
même, le Christ transfiguré, non plus pour quitter la terre et remonter au ciel, mais pour
quitter le ciel et redescendre sur la terre. Une telle comparaison, on le comprend sans
peine, n’ajoute rien à la vérité du récit. Toutes ces images, tirées du Nouveau Testament,
bien qu’il s’agisse de la vie d’une sainte, ne servent qu’à embarrasser le tableau de la
France au xve
siècle ; parfois même ces images, en se
multipliant, finissent par donner un caractère légendaire aux détails les plus réels, les
plus précis. Cependant, malgré ces taches faciles à effacer, le règne de Charles VII peut
être cité comme un des modèles les plus heureux de narration historique, comme un de ceux
qui réunissent sous la forme la plus vive l’imagination et la science. Le règne de
Louis XI, j’ai regret à le dire, n’a pas tenu toutes les promesses du règne de
Charles VII. Il semble que M. Michelet, en mettant le pied sur le terrain de l’histoire
moderne, se trouve dépaysé. Lui qui a résumé si habilement la vie politique et morale de
l’Europe pendant les trois derniers siècles, on dirait que sa vue s’obscurcit, que sa
langue s’embarrasse quand il s’agit de raconter la guerre du bien publie, la bataille de
Montlhéry, la lutte acharnée de Louis XI et de Charles le Téméraire, la captivité de
Péronne et la bataille de Nancy. Or, Louis XI est le premier roi français qui appartienne
à l’époque moderne, quoiqu’il plaise à M. Michelet de voir en lui le dernier roi français
du moyen âge. La différence que je signale entre le règne de Charles VII et le règne de
Louis XI, importante en elle-même, puisqu’il s’agit d’un travail sérieux, accompli avec
une rare persévérance, mérite d’autant plus qu’on s’y arrête, que les facultés requises
pour comprendre
et pour expliquer, pour peindre et pour
raconter le règne de Louis XI, sont à peu près celles qu’on doit demander à l’historien de
la révolution française. Dans la vie de Louis XI, en effet, la légende ne tient aucune
place. La fantaisie, la passion, la rêverie, ne savent guère où se prendre dans cette
suite d’actions si nettement marquées au coin de l’intérêt personnel, où la prévoyance et
la ruse jouent le principal rôle, où la cruauté thème n’est qu’une forme de la prudence.
Eh bien ! M. Michelet a cependant trouvé moyen de chasser du règne de Louis XI la clarté
que l’histoire voulait, que les documents originaux fournissaient en abondance. Ayant à
nous montrer cette figure si neuve, si originale, dont la finesse matoise contraste d’une
manière frappante avec la physionomie passionnée, le caractère ardent, l’esprit
imprévoyant de Charles de Bourgogne, il s’est complu, avec une prédilection singulière,
dans le tableau de de la féodalité expirante. Ce tableau, sans doute, méritait d’être
tracé avec un soin particulier, et je ne songe pas à reprocher à M. Michelet l’attention
vigilante avec laquelle il a compté tous les orgueils que Louis XI voulait humilier,
toutes les résistances dont il a triomphé, tous les châteaux forts qu’il a démantelés ;
mais, tout en laissant à cette partie du tableau sa légitime importance, l’historien ne
devait pas oublier les principes impérieux de la perspective. Il ne devait pas mettre, sur
le même plan, tous les personnages engagés dans la politique de Louis XI comme ennemis ou
comme auxiliaires. Pour raconter les faits accomplis dans toute leur vérité, et
j’ajouterai dans toute leur simplicité, il était indispensable de placer au premier plan
Louis XI et Charles de Bourgogne, et de reléguer derrière eux les autres figures.
M. Michelet, en méconnaissant cette nécessité, en refusant de sacrifier, du moins
quant à l’effet, les personnages secondaires, a jeté la confusion
là où devait rayonner la clarté, et tout son savoir n’a servi qu’à lasser le lecteur, sans
graver dans sa mémoire un souvenir durable et précis.
Ainsi les antécédents de M. Michelet ne semblaient pas le préparer à l’étude et au récit
de la révolution française ; il avait sur tous ceux qui ont entrepris jusqu’ici cette
tâche difficile un incontestable avantage, la connaissance complète de la vie politique de
la France, depuis la conquête des Gaules par la race germanique jusqu’à la convocation des
États généraux. Il n’était pas exposé, comme la plupart de ses prédécesseurs, à parler du
passé d’après de vagues souvenirs, à mentionner l’âge de la monarchie comme une chose
incertaine et confuse, à l’appeler, comme l’a fait plus d’une fois le plus illustre, le
plus populaire de ses devanciers, tantôt la monarchie de quatorze siècles, tantôt la
monarchie de dix siècles ; car il sait, année par année et presque jour par jour, tous les
événements accomplis depuis Clovis jusqu’à Louis XVI. À coup sûr, la pleine possession
d’un savoir si laborieusement acquis promettait au lecteur des explications précieuses sur
les origines lointaines des faits qui se sont produits dans les dernières années du
xviiie
siècle. Malheureusement l’étude vigilante de
notre histoire tout entière, comme je crois l’avoir démontré, a exercé sur M. Michelet une
action singulière, qui tient plus de l’éblouissement que de la vraie science. L’habitude
constante de chercher partout des symboles, de personnifier toute une série d’événements
dans une idée préconçue, d’interpréter tout homme et toute chose de façon à renfermer dans
cette idée tous les accidents de la vie réelle, trouble en lui le sens historique. Sa
prédilection pour Dante et pour Shakespeare, très louable assurément
s’il ne s’agissait que de chercher dans les œuvres de ces deux puissants
génies un terme de comparaison, pour estimer à leur juste valeur les œuvres littéraires de
notre pays, l’empêche trop souvent de juger les hommes et les faits en eux-mêmes. Il est
impossible, en effet, de raconter et de juger nettement, quand on s’efforce constamment de
retrouver, dans les oppresseurs ou dans les opprimés, les personnages de Shakespeare ou de
la Divine Comédie. Cette perpétuelle intrusion de souvenirs poétiques dans
le domaine de l’histoire s’oppose formellement à la clarté du récit.
Si les six volumes déjà publiés par M. Michelet sur notre pays n’avaient pas suffisamment
prouvé ce que j’avance, il ne serait plus permis de conserver le moindre doute à cet
égard, après avoir lu l’introduction placée en tête de son nouveau livre. En effet, cette
introduction, qui prétend résumer en quelques pages tout le passé de la monarchie, n’offre
au lecteur aucune idée qui soit l’expression exacte des faits. L’auteur a divisé son
travail en deux parties : partie religieuse, partie politique. On devait croire que cette
division servirait à l’élucidation de la pensée, et pourtant il n’en est rien. Ce prétendu
résumé n’est, à proprement parler, qu’une longue déclamation où le talent ne fait pas
défaut, où l’on trouve même çà et là plus d’une page éloquente, mais qui n’enseigne rien
aux esprits ignorants, qui ne rappelle rien à ceux qui savent. La misère, les angoisses du
paysan affamé sous l’administration si vantée de Colbert ; la détresse et le désespoir de
ces créatures humaines brûlant leurs champs et leurs vignes pour échapper à l’impôt
qu’elles ne peuvent payer, broutant l’herbe des prés, mangeant la terre au lieu de pain,
sont retracés en traits poignants ; mais, à côté de ce tableau si
cruellement vrai, pourquoi ne pas placer le tableau, non moins vrai à
coup sûr, des grandes choses accomplies sous l’administration de Colbert ?. Pourquoi
s’obstiner à ne montrer que le mauvais côté de Louis XIV ? Pourquoi personnifier en lui
l’égoïsme et la dureté ? Évidemment, dans ce passage de son introduction, M. Michelet a
sacrifié la justice à l’effet oratoire. Dans la partie qui traite de la religion, l’auteur
n’est pas moins partial ; il se complaît dans la peinture des vices du clergé ; il déroule
sous nos yeux les scandales trop connus de l’Église gorgée de richesses, sans tenir aucun
compte des bienfaits nombreux que la France doit à l’Église. Puis, se laissant entraîner
bien au-delà des bornes de la vérité par le puéril plaisir de multiplier, de varier, de
combiner les images, il arrive à confondre dans ses malédictions l’église et la foi
chrétienne ; au nom des désordres commis par les évêques, il maudit l’Évangile. Il ne voit
dans la parole du Christ qu’un instrument de servitude ; il oublie, par une étrange
aberration, qu’une foule de grands esprits ont cherché, ont trouvé dans la loi nouvelle,
annoncée au monde, il y a dix-huit siècles, le germe de toutes les libertés. L’histoire de
Latude et le courageux dévouement de madame Legros occupent, dans cette introduction, une
place beaucoup trop considérable. La captivité de Latude est à coup sûr un des épisodes
les plus douloureux du siècle dernier, et le récit de ses longues tortures est pour
beaucoup, sans doute, dans la haine du peuple contre la Bastille ; mais le devoir de
l’historien n’était-il pas de placer en regard de cet épisode, de raconter avec les mêmes
développements, avec la même complaisance, le mouvement intellectuel qui préparait
l’émancipation politique de la France ?
Or, M. Michelet n’a-t-il pas méconnu ce devoir ? Les
grandes
figures de Montesquieu, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, de Turgot, sont à peine
esquissées ; on dirait que l’auteur craint de n’avoir pas assez d’espace pour Latude et
pour madame Legros. Qu’arrive-t-il ? La seconde moitié du xviiie
siècle, dans ces pages animées d’ailleurs d’un sentiment généreux, se
trouve complètement dénaturée ; la destinée entière de la France semble livrée au caprice
du lieutenant de police ; un silence effrayant couvre la face entière du pays ; on
n’entend que les gémissements qui s’échappent des cachots de la Bastille. Il y a, dans
cette manière de comprendre les présages de la révolution, quelque chose de théâtral qui
plaira sans doute aux rhéteurs. À ne considérer que l’effet de la mise en scène, on peut
louer le talent de l’écrivain, vanter l’artifice avec lequel il a disposé ses
personnages ; mais, de bonne foi, un pareil succès, de pareils éloges ont-ils de quoi
tenter la conscience de l’historien ? Le spectacle de la monarchie et de la religion au
moyen âge et dans les temps modernes, depuis saint Louis jusqu’à Mirabeau, tel que nous le
présente M. Michelet, n’est qu’une pure fantasmagorie. On dirait que l’auteur s’est
proposé pour but unique, non pas d’instruire, mais d’effrayer le lecteur.
M. Michelet a déjà terminé l’histoire de l’Assemblée constituante, c’est-à-dire la partie
la plus sereine, la plus imposante de la révolution française. L’histoire de l’Assemblée
législative, de la Convention et du Directoire est peut-être, aux yeux de bien des
lecteurs, plus féconde en émotions ; mais la grandeur des principes posés par l’Assemblée
constituante, les passions généreuses qui agitaient presque tous les cœurs, donnent à
cette première assemblée un caractère auguste et majestueux qu’on ne retrouve ni dans la
Législative, ni dans la Convention. L’auteur a compris
toute la
richesse du sujet qu’il avait à traiter, et je dois dire qu’il en a tracé plusieurs
épisodes avec un incontestable talent. Il a surtout tendu avec une verve entraînante
l’élan généreux qui couvrit la France entière de fédérations. Il y a dans le tableau de
cette union fraternelle de toutes les pensées une sève, une abondance, un enthousiasme
sincère, qui pénètrent le lecteur d’admiration et d’attendrissement. L’auteur est moins
heureux dans la peinture des clubs, qui jouèrent sans doute un rôle immense dans la
révolution, mais dont il a cependant trouvé moyen, le croirait-on ? d’exagérer
l’importance. Dans son ardeur de tout saisir, de tout embrasser, il arrive à perdre de vue
les idées générales qui dominaient alors, à leur insu, les esprits en apparence les plus
indépendants, les caractères les plus spontanés. Ici, comme dans le tableau du moyen âge,
la pensée de M. Michelet se divise, s’émiette, s’éparpille à l’infini ; en agrandissant le
rôle des masses, il amoindrit tellement le rôle des acteurs principaux qui ont souvent
obéi à la foule, qui plus souvent encore lui ont commandé, que l’attention ne sait plus où
se fixer. Le désir de rendre à la multitude l’importance qui lui appartient l’entraîne
parfois à d’étranges injustices ; il se plaît à transformer les acteurs en instruments,
comme si une idée, pour être généreuse, une résolution, pour être héroïque, devait
nécessairement venir de la foule et perdait sa grandeur en prenant le nom d’un homme. Pour
les esprits impartiaux, le but que s’est proposé M. Michelet ne saurait être douteux ; il
a voulu dépouiller de leur éclat, de leur prestige, les grandes figures que nous sommes
habitués à regarder comme les maîtres de la multitude ; il a voulu mettre dans la rue,
dans la rue seule, toute la puissance qui était à la tribune. Cette idée, qui, contenue
dans de certaines
limites, ne manquerait pas de justesse,
puisque la rue a parfois imposé sa volonté aux orateurs les plus résolus, il la poursuit
avec une obstination qui va jusqu’à l’aveuglement. Le peuple, dans sa pensée, a droit à
une réparation ; il a été dépouillé de sa part légitime d’action par les historiens de la
révolution française ; il est temps de lui rendre ce qu’ils lui ont ravi. Et, pour
accomplir cette réparation, il fait de la tribune la très humble servante de la foule.
Il est difficile de suivre dans le récit de M. Michelet les travaux de l’assemblée. Les
détails anecdotiques se multiplient, se pressent à chaque page ; mais l’histoire
proprement dite, l’analyse des idées soumises à la discussion, le tableau des passions qui
ont entravé le développement de ces idées, la nature et la portée des principes demeurés
victorieux, sont presque toujours oubliés. En revanche, si l’histoire est absente, le
roman occupe le premier plan. Oui, l’auteur a trouvé moyen d’introduire le roman dans le
récit de la révolution. La fuite à Varennes et le retour à Paris de la famille royale sont
traités par lui comme un vrai chapitre de roman. Il sait tout, non pas seulement ce qui a
été vu, ce qui a été raconté par les acteurs, par les témoins, mais bien aussi et surtout
les plus secrètes pensées, les sentiments les plus intimes de chaque personnage. Il lit
dans le cœur de Marie-Antoinette et de Barnave, comme le poète dans le cœur des héros
créés par sa fantaisie. Il prête à la reine, au jeune avocat, toutes ses émotions, tous
ses souvenirs ; le lecteur ignorant peut croire à chaque instant qu’un aveu passionné va
s’échapper de leurs lèvres.
L’entrevue de Mirabeau et de Marie-Antoinette est racontée comme le retour de Varennes.
Les salons de madame Roland, de madame Condorcet, sont peints d’une façon attrayante, j’en
conviens ; mais les pages que l’auteur
consacre à ces deux
femmes éminentes peuvent être considérées comme de véritables hors-d’œuvre. Ces deux
chapitres, qui plairaient sans doute dans un roman, ne sont pas traités avec assez de
sobriété pour trouver leur place dans une composition historique. Quelle que soit
l’importance de ces deux salons, il était inutile de prodiguer les détails, comme l’a fait
M. Michelet. Le portrait de Vergniaud donne lieu aux mêmes remarques. Sans doute, il n’est
pas hors de propos de nous peindre la physionomie de Vergniaud, de nous le montrer comme
pourrait le faire le pinceau ; mais à quoi bon nous parler de mademoiselle Candeille, de
sa passion pour Vergniaud, et du succès de la Belle Fermière ? Mademoiselle
Candeille a-t-elle joué un rôle dans la révolution ? A-t-elle déterminé ou modifié la
conduite de Vergniaud ? Quant au portrait de Marat, M. Michelet lui a donné des
proportions que rien ne justifie. Au lieu de se borner à nous présenter Marat sur la scène
politique, il a écrit sur cet homme étrange une véritable notice biographique. Il prend la
peine de nous raconter ses premières années, son éducation, d’analyser ses travaux
scientifiques, comme si Marat avait sa place marquée entre Lagrange et Laplace. Les
qu’ils nous donne sont curieux sans doute ; mais ces , qui dans un
travail purement littéraire éveilleraient l’attention, jetés au milieu d’une narration
historique, n’excitent que l’impatience. Le lecteur qui prend au sérieux le récit commencé
ne s’arrête pas volontiers en chemin. L’histoire est un genre trop sévère pour se prêter à
toutes ces distractions. Les épisodes qui ne se relient pas étroitement au sujet,
principal doivent être répudiés, sans pitié, et M. Michelet l’a trop souvent oublié.
Le nouvel historien de la révolution française a donc
failli à
sa mission. Notre inquiétude n’était que trop légitime. Malgré ses études si
persévérantes, malgré ses travaux si nombreux, si variés, malgré trente années consumées
dans la contemplation de passé, M. Michelet ne paraît pas comprendre bien nettement les
devoirs de l’historien. Quand il raconte, et il raconte rarement, il cherche, il obtient
des effets qui n’appartiennent pas au genre historique. Il se propose d’émouvoir à tout
prix. Or, l’émotion qui ne naît pas de l’expression même de la vérité, qui a besoin, pour
envahir l’âme du lecteur, de tous les artifices de l’imagination, doit être bannie
sévèrement de l’histoire. Mais ce n’est pas le seul reproche que nous puissions adresser à
M. Michelet. Le récit proprement dit, simple, austère ou paré de couleurs poétiques, le
récit en lui-même semble répugner à son intelligence. Le précepte de Quintilien s’est
effacé de sa mémoire : « On écrit l’histoire, dit Quintilien, pour raconter et non
pour prouver. »
Ces paroles ont été, il y a quelques années, détournées de leur
vrai sens ; on a voulu y voir un arrêt contre l’intervention de la philosophie politique
dans le domaine de l’histoire, et cette pensée n’est jamais entrée dans l’esprit de
Quintilien. Un écrivain habile, à l’abri de ces paroles ainsi interprétées, a transcrit ou
paraphrasé Froissart, et il s’est rencontré des lecteurs complaisants qui ont pris son
œuvre pour une œuvre d’histoire ; mais, ramenées à leur vrai sens, rapprochées des modèles
d’après lesquels Quintilien rédigeait ses préceptes, elles renferment la vraie définition
de l’histoire. La narration est le but principal ; le jugement des faits est-il interdit à
l’historien ? Comment le croire ? comment oser prêter à Quintilien un si étrange
paradoxe ? La manière dont il apprécie les historiens d’Athènes et de Rome ne permet pas
de lui imputer une pareille
hérésie. Raconter sans juger, c’est
n’accomplir que la moitié de la tâche imposée à l’historien ; mais le récit forme, à coup
sûr, la première partie de cette tâche. Or, M. Michelet, dans son Histoire de la
Révolution, néglige trop souvent le récit pour l’argumentation, pour le
pamphlet. Il ne se contente pas d’indiquer dans le passé les événements qui contiennent
une leçon pour le présent, il ne se borne pas à signaler les termes de comparaison ; là où
il devrait ne chercher qu’un enseignement salutaire, il cherche une arme contre les
opinions qui le blessent, contre les principes qu’il veut combattre. Un tel procédé ne va
pas à rien moins qu’à dénaturer complètement le caractère de l’histoire. Le récit du
passé, écrit d’une main sévère, tracé avec impartialité, peut fournir des armes à tous les
partis ; mais ce n’est pas à l’historien qu’il appartient de transformer en arsenal le
souvenir des générations évanouies.
Les passions politiques n’ont rien à démêler avec l’histoire. La comprendre ainsi, c’est
renverser la définition donnée par Quintilien, c’est dire que l’histoire s’écrit non pour
raconter, mais pour prouver. Cette méthode, si toutefois il est permis de décorer d’un tel
nom une telle aberration, peut séduire les esprits passionnés, pour qui la lutte vaut
mieux que la science ; elle ne saurait être approuvée par ceux qui mettent la vérité
au-dessus des partis, et le nombre en est encore assez grand, malgré toutes les commotions
qui ont bouleversé la France depuis soixante ans. M. Michelet, dont la loyauté est à
l’abri de toute atteinte, dont l’âme, pénétrée de convictions généreuses, éclate à chaque
page, mais qui prend volontiers une image pour une idée, un rapprochement ingénieux pour
une maxime applicable au gouvernement des nations, excitera chez les esprits mêlés aux
luttes politiques de vives
sympathies, et peut-être aussi des
haines non moins vives, dont je n’ai pas à me préoccuper. Si je ne partage pas toutes ses
espérances, si je ne puis m’empêcher de sourire en voyant combien sa longue familiarité
avec le moyen âge l’a rendu étranger aux idées dont se compose notre vie de chaque jour,
je rends pleine justice à la moralité des principes qui lui servent de guides. Je crois
qu’il aime, qu’il veut sincèrement le bien. S’il se trompe sur la route à suivre pour
toucher le but, il n’y a pas là de quoi éveiller notre colère. Je comprends très bien
qu’on n’accepte pas son avis, qu’on ne résolve pas comme lui les questions posées depuis
la convocation des États généraux ; mais je ne comprends pas qu’on le maudisse, qu’on le
voue à la haine publique, car je crois qu’il est de bonne foi dans son erreur.
À force d’user ses yeux sur les chroniques du moyen âge, il est arrivé à l’éblouissement.
De l’éblouissement à l’extase, il n’y a qu’un pas, et M. Michelet l’a franchi. L’étude
poursuivie dans les conditions normales de l’intelligence, la méditation contenue entre
des limites nettement définies, sont à ses yeux une application mesquine des facultés
humaines. Il dédaigne les procédés ordinaires à l’aide desquels la pensée germe, grandit,
se développe. Il ne conçoit pas la clairvoyance sans exaltation. Et, pour lui,
l’exaltation naît de l’excès même du travail. Il n’a pas mesuré les forces de son esprit,
il en abuse ; sa vue se trouble, son esprit perd la notion du monde réel et se laisse
emporter dans les régions apocalyptiques. C’est là, selon moi, la seule manière
d’expliquer les singuliers caprices de langage et de pensée qui se rencontrent presque à
chaque page de son nouveau livre. Sans l’éblouissement, sans l’extase, comment comprendre
ces étranges exclamations : Ô droit !
vous êtes mon père ; ô
justice ! vous êtes ma mère ? Et cette nouvelle trinité, qui doit détrôner la trinité
chrétienne, Rabelais, Molière, Voltaire ? À moins de voir dans ces apostrophes au droit et
à la justice, dans cette trinité nouvelle, dont les trois personnes n’ont encore entendu
aucune prière, un pur enfantillage, il faut bien y chercher les hallucinations de
l’extase. Et ce qui me confirme dans l’interprétation que je propose, c’est que
M. Michelet, en invoquant les trois personnes de cette nouvelle trinité, les appelle
tantôt ses pères, tantôt ses frères. J’avouerai humblement qu’il m’est impossible de
saisir le moindre signe de parenté entre M. Michelet et ces illustres railleurs. Par quel
côté Pantagruel, Arnolphe et Zadig se rapprochent-ils des conceptions du moderne
historien ? Je suis encore à le deviner. Molière sans doute, n’aurait pas lu sans sourire
les premiers chapitres de l’Histoire romaine écrite par M. Michelet ; les
rois dédoublés n’eussent pas manqué d’exciter son hilarité ; Rabelais et Voltaire se
fussent égayés en voyant le Christ transfiguré dans la personne de Jeanne d’Arc : je
cherche en vain dans l’histoire du moyen âge ou de la révolution française un trait, quel
qu’il soit, qui fasse de M. Michelet le frère ou le fils de Rabelais, de Molière ou de
Voltaire. Je suis donc forcé d’expliquer par l’extase ce que je ne puis expliquer par la
réflexion. Et, qu’on ne s’y trompe pas, les paroles que j’écris sont des paroles
sérieuses. Je ne veux pas railler M. Michelet. Je le tiens pour sincère, et je parle
sincèrement. Il s’est abusé sur la puissance de son esprit ; il l’a soumis à une trop
longue épreuve ; il a franchi les limites assignées à la durée du travail humain ; il a
cru doubler ses forces par la persévérance, et sa volonté obstinée s’est brisée contre sa
défaillance. Il a recommencé l’épreuve, et son espérance n’a
pas été moins durement déçue. Peu à peu il s’est habitué à l’extase de l’intelligence
éblouie par l’étude, comme les Orientaux aux hallucinations que donne l’opium. Et cet état
si contraire au développement, à l’exercice du sens historique, est devenu son état
normal. C’est pourquoi, si je voulais caractériser d’un mot son Histoire de la
Révolution française, je la comparerais au récit de la Passion écrit par la sœur
Emmerich : ce n’est pas une histoire, c’est une vision.
Le sujet traité par l’auteur de Claudie est un des plus graves que puisse
se proposer la pensée humaine. La raison la plus haute, l’imagination la plus féconde,
peuvent trouver dans le thème choisi par George Sand un digne sujet de méditation,
l’occasion d’une lutte laborieuse que ne dédaigneraient pas les plus hardis génies. Il
s’agit en effet de nous montrer le pardon à côté de la faute, de placer la charité en
regard de l’âme humiliée sous le poids du repentir. Assurément, il serait difficile de
trouver dans la philosophie, dans la morale évangélique, une question d’un intérêt plus
sérieux. Il y a, dans cette manière d’envisager la faiblesse humaine, une grandeur, une
sérénité qui ne peuvent échapper aux esprits animés de sentiments religieux. Que le pardon
soit écrit dans l’Évangile, c’est une vérité qui ne saurait être contestée ; que la morale
divine se montre plus indulgente que la loi humaine, c’est une question épuisée depuis
longtemps, et sur laquelle je crois parfaitement inutile de revenir. Reste à savoir si une
telle question peut sortir du domaine de la philosophie et de la religion pour entrer dans
le domaine de la poésie, si elle peut se débattre sous la forme
dramatique. Il semble, au premier aspect, qu’une thèse sur la charité, quelle que soit
d’ailleurs l’éloquence du poète, ne puisse fournir les éléments d’une composition
pathétique. Les vérités entrevues par la philosophie antique et proclamées par l’Évangile
ne paraissent pas se prêter volontiers aux combinaisons de la scène. Pour ma part, je n’ai
jamais accueilli avec sympathie les prétentions dogmatiques de l’imagination ; je crois
qu’il faut laisser à chacune de nos facultés ses droits et sa mission, et ne pas confier à
la fantaisie le soin d’une démonstration que la raison seule peut concevoir et achever
d’une façon victorieuse ; mais si l’art dogmatique ne peut être accepté par la réflexion,
si la confusion des rôles départis à chacune de nos facultés est une des erreurs les plus
considérables du temps où nous vivons, je ne pense pas pourtant qu’on doive proscrire,
d’une manière absolue, la mise en scène d’une vérité démontrée par la philosophie. Si les
personnages raisonnent et discutent au lieu d’agir, c’est une œuvre condamnée au dédain et
à l’oubli ; un plaidoyer dialogué ne sera jamais une action dramatique. Si le poète,
comprenant nettement la nature et les limites de sa mission, évite avec prudence tout ce
qui pourrait ressembler aux déclamations des rhéteurs, à l’argumentation des philosophes,
si, par la toute-puissance de sa fantaisie, il réussit à douer de vie les sentiments
égoïstes et les sentiments généreux qui se disputent le gouvernement de la société
humaine, alors la thèse disparaît, les prétentions dogmatiques s’évanouissent, ou se
laissent à peine deviner, et la fantaisie ne peut être accusée d’empiéter sur les droits
et la mission de la raison.
L’auteur de Claudie me semble avoir parfaitement compris la distinction
que j’établis, entre l’art dogmatique et l’art purement poétique. Autant le premier est
faux et
languissant, autant le second est libre dans son
allure, rapide et imprévu dans ses mouvements. La faute, le repentir, le pardon, la
charité, ne fourniraient qu’une déclamation vulgaire au poète qui se prendrait pour un
philosophe. Entre les mains de George Sand le pardon évangélique est devenu un poème
simple et touchant. Plus d’une fois, en lisant ses livres, nous avons regretté la
confusion de la philosophie et de la poésie ; trop souvent l’auteur parlait en son nom, au
lieu de laisser parler ses personnages, ou mettait dans leur bouche ce qu’il ne voulait
pas dire lui-même. Dans Claudie, il s’est modestement effacé, et je lui en
sais bon gré. C’est à peine si le spectateur devine, de loin en loin, le poète caché
derrière le personnage. Cette modestie est à mes yeux la preuve d’un rare bon sens. S’il
est facile, en effet, de pressentir dès les premières scènes l’intention de l’auteur, le
but qu’il veut atteindre, si les esprits mêmes qui ne sont pas habitués à réfléchir
prévoient sans effort la pensée qui va dominer le poème tout entier, il faut reconnaître
pourtant que la clairvoyance du spectateur n’attiédit pas sa sympathie, et c’est à sa
prudence, à sa modestie que le poète doit ce bonheur. S’il n’eût pas pris soin de
personnifier ses pensées sous une forme vivante, si, entraîné par un fol orgueil, il eût
essayé de nous parler sans relâche sous des noms différents, l’ennui se serait bientôt
emparé de nous. Tout en rendant justice au maniement ingénieux de la parole, tout en
admirant la splendeur et la variété des images, l’auditoire n’aurait pu écouter avec une
attention soutenue une thèse dialoguée. Si, pendant la représentation de Claudie, la foule
n’a pas eu un seul moment d’impatience ou de distraction, c’est qu’il n’y a pas dans le
drame nouveau une scène qui ressemble à une argumentation : l’enseignement
se cache sous la passion. L’histoire qui se déroule sous nos yeux nous
offre une suite de leçons, sans jamais prendre la forme didactique.
L’auteur eût-il agi plus sagement, en cherchant dans les récits du passé un fait réel qui
lui permît de développer sa pensée dans un cadre plus important, d’ajouter au charme de la
fantaisie le prestige des personnages consacrés par l’éloignement ? Je ne le crois pas. Il
est plus à son aise dans son Berrym que dans nos bibliothèques ; il l’a plus souvent étudié, il le connaît
mieux que les livres qui nous offrent le tableau du passé ; il a donc très bien fait, à
mon avis, de mettre en scène les personnages qui lui sont familiers : il n’est jamais
prudent de se fier au savoir acquis la veille.
Les personnages inventés par l’auteur de Claudie, pour le développement de
la thèse que je viens d’indiquer, sont très simples, et tirés de la vie réelle. Je ne dis
pas que tous ces types soient conçus avec la largeur qu’on pourrait souhaiter ; plusieurs
de ces personnages pourraient, en effet, donner lieu à des objections assez sérieuses ;
mais il est certain du moins qu’ils n’ont rien d’imprévu, rien d’inattendu, rien
d’invraisemblable. C’est pourquoi, tout en reconnaissant que l’auteur de
Claudie n’a peut-être pas fait tout ce qu’il pouvait faire, et ses
précédents ouvrages me donnent le droit d’exprimer cette réserve, je suis forcé d’avouer
que les figures mises en œuvre dans son drame nouveau sont revêtues de tous les caractères
qui excitent l’intérêt et la sympathie. L’héroïne même du drame, Claudie,
est une conception pleine à la fois de grâce et de grandeur. Elle a aimé, elle s’est
confiée, elle a été trompée, elle est devenue mère, et son amant, qui avait promis de
l’épouser, s’est retiré dès qu’il
a vu s’évanouir les
espérances de richesses qui avaient dicté sa promesse. Claudie porte sa faute avec
vaillance ; flétrie dans l’opinion, condamnée par les matrones du village, elle se réfugie
dans sa conscience, et se dit : Pour me sauver de l’abîme où je suis tombée, il m’aurait
suffi d’envelopper dans un commun mépris, dans une commune défiance tous les hommes qui se
disent amoureux de la jeunesse et de la beauté. J’ai pris au sérieux, j’ai accepté comme
vraies les promesses que j’entendais, et ma confiance m’a porté malheur ; que mon
infortune retombe tout entière sur celui qui m’a trompée ! Ma faute n’est pas l’œuvre d’un
cœur dépravé : corrompue, j’aurais été plus prudente, j’aurais demandé des gages avant de
me livrer. Pure et sans tache, je me suis livrée sans condition et sans arrhes ; l’abandon
que je subis, et qui pour le monde s’appelle un châtiment, n’alarme pas ma conscience ;
moins pure, moins candide, j’aurais été plus prévoyante, et la ruse n’aurait pas pu
triompher de mon ignorance ; j’ai succombé, parce que j’ai cru ; j’ai livré ma jeunesse et
ma beauté ; ma faute, que Dieu me pardonne sans doute, est d’avoir douté du mensonge.
L’homme qui m’a rendue mère ne sera jamais mon mari, et je ne me plains pas ; mais je suis
loyale et fière, je ne veux tromper personne : jamais aucun homme n’aura le droit de me
reprocher mon passé ; je n’aurai jamais besoin de confesser ma faute. J’accepte mon
malheur sans confusion et sans colère ; je ne réclame la protection ni l’indulgence de
personne ; la conscience de ma loyauté suffit à calmer mes remords. Que les jeunes filles
se détournent en me voyant passer, je ne les maudirai pas, car elles ne savent ce qu’elles
font. Dieu a sondé mon cœur, et sait pourquoi j’ai failli ; Dieu m’a jugée, et sa justice
me console de l’injustice des hommes.
Assurément il y a dans la conception et la composition de ce
caractère une grandeur, une simplicité, une austérité que personne ne saurait méconnaître.
Quoi qu’on pense de la hardiesse, de la témérité de cette donnée, on ne peut s’empêcher
d’admirer la franchise avec laquelle l’auteur l’a posée ; il n’essaie pas, en effet, de
présenter cette donnée sous une forme douteuse ; il l’offre au spectateur telle qu’il l’a
conçue, sans déguisement, sans restriction. Quelques âmes timorées pourront s’en alarmer ;
il ne prend nul souci de leurs scrupules ou de leur étonnement ; ce qu’il a voulu, ce
qu’il a rêvé, il le dit avec une simplicité qui sans doute, pour les esprits enclins à la
pruderie, s’appellera crudité. Pour moi, je ne saurais le blâmer ; en poésie pas plus
qu’en histoire, je ne conçois guère les compromis ; du moment qu’on veut rompre en visière
à l’opinion commune, du moment qu’on veut battre en brèche les idées acceptées par la
foule comme des articles de foi, il ne faut pas laisser la moindre équivoque sur sa
pensée, il faut exposer son dessein avec une clarté qui ne laisse aucune prise à la
controverse ; c’est à mes yeux la seule manière d’accepter tout entière la responsabilité
de sa pensée. Quand on a résolu d’ébranler les principes reçus comme souverainement vrais,
il ne faut pas les ébranler sourdement, il faut les heurter en plein jour, à la face du
soleil. L’auteur de Claudie n’a pas reculé devant cet impérieux devoir ; il
est impossible de se méprendre sur son intention.
Remy est un personnage héroïque : il sait la faute de Claudie, et ne songe pas même à se
plaindre ; il connaît le séducteur de sa fille, et ne conçoit pas la pensée de la
vengeance. Vieux soldat, s’il n’obéissait qu’aux instincts de sa nature, il jouerait sans
regret, sans hésiter, sa vie contre la vie du séducteur ; mais il croit que Claudie aime
encore
l’homme qui l’a trompée, et, dans la crainte de
l’affliger, il accepte l’humiliation qu’il voudrait laver dans le sang de l’offenseur : ce
personnage fait le plus grand honneur à l’imagination de l’auteur ; c’est une nature
pleine de dévouement et d’abnégation, un cœur ardent, prompt à la colère, qui refoule en
lui-même les mouvements tumultueux de la passion, pour ne pas faillir à la mission qu’il
s’est donnée. Remy se vengerait sur l’heure ou plutôt se serait vengé depuis longtemps,
s’il n’eût consulté que son courage, mais il croit que Claudie n’a pas renoncé à toutes
ses illusions, qu’elle n’a pas encore jeté au vent, comme une vaine poussière, les
promesses et les serments qu’elle a reçus ; il croit qu’elle espère encore une réparation,
la seule que le monde accepte et ratifie, un mariage qui effacerait sa faute en donnant un
père à son enfant. Il n’ignore pas que le séducteur de Claudie, d’abord plein
d’empressement et d’ardeur quand il croyait, en épousant la jeune fille qu’il a trompée,
payer ses dettes et arrondir son patrimoine de quelques morceaux de terre, s’est refroidi
tout à coup dès qu’il a vu Claudie réduite à la pauvreté. Cependant, généreux et crédule
jusqu’au bout, il ne veut pas désespérer du repentir du coupable ; il ne veut pas renoncer
à la pensée de voir un jour sa fille réhabilitée, et, confiant dans la justice divine, il
abandonne la réparation sanglante que son bras pourrait lui donner. Remy, tel que l’a
conçu l’auteur de Claudie, est, à mes yeux, une des créations les plus
vraies, les plus grandes et les plus simples que puisse rêver l’imagination des poètes. Il
n’y a, en effet, dans son dévouement, dans son abnégation, ni déclamation, ni emphase : il
souffre et se résigne sans murmurer contre la Providence ; il accepte, avec une soumission
absolue, les épreuves que Dieu lui envoie, et ne devine pas
même la grandeur et l’héroïsme de sa docilité. Personnage vraiment évangélique, il
pratique le pardon le plus sublime, sans se douter de l’admiration qu’il mérite ; il
comprime, il apaise, avec une persévérance obstinée, les bouillonnements de son sang qui
appellent la vengeance. Remy est, mon avis, le personnage le mieux conçu, le plus complet
de l’ouvrage.
Denis Ronciat, le séducteur de Claudie, pourra sembler, à quelques esprits scrupuleux,
empreint d’un cynisme grossier ; pour ma part, je comprends très bien que l’auteur n’ait
pas hésité à lui donner cette physionomie repoussante ; c’est, en effet, le paysan riche
et sensuel, tel que nous le voyons dans nos campagnes, qui ne s’accorde guère avec les
paysans de Florian. Denis Ronciat déplaira sans doute à tous ceux qui ont rêvé la vie
rustique comme une idylle calme et sereine, faite de bonne foi, de loyauté, de promesses
sincères, d’espérances accomplies ; quant à ceux qui préfèrent la vérité au mensonge, je
ne doute pas qu’ils ne reconnaissent dans Denis Ronciat le type cru, mais le type complet
du paysan perverti par l’oisiveté. Le temps des bergeries est passé ; les paysans de
Florian ne sont plus maintenant qu’une vieille guenille, bonne tout au plus à distraire
les enfants et les nourrices ; ils sont enveloppés, avec les paysans de Berquin, dans un
légitime oubli. Denis Ronciat est dessiné d’après nature, et la vérité, si cruelle qu’elle
soit, vaut mieux pour les hommes sensés que Berquin et Florian.
Sylvain, amoureux de Claudie, a toute la naïveté, toute la candeur, toute l’ignorance que
l’on peut souhaiter ; il se laisse prendre à la beauté, à la fierté de la femme qui l’a
charmé, et ne comprend pas qu’une telle fierté puisse se concilier avec le souvenir d’une
faute. Quand il apprend
qu’il s’est trompé, que la femme qu’il
aime n’est pas pure aux yeux du monde, il se désole et se désespère, sans renoncer à son
amour ; c’est bien là, quoi qu’on puisse dire, le type de l’homme vraiment épris.
L’orgueil n’a joué aucun rôle dans les premiers développements de sa passion, l’orgueil
humilié ne suffit pas à tuer la passion déjà vive et ardente ; Sylvain ne demande, pour
persévérer dans son amour, qu’un mot d’explication, une parole de repentir, ou plutôt une
parole de franchise. Que Claudie lui avoue sa faute, qu’elle ne lui cache rien, et il
l’aimera résolument, il la soutiendra comme si elle était pure et sans tache.
Le père Fauveau, qui ne voit rien au-delà des idées vulgaires, condamne la passion de son
fils au nom des principes déclarés inviolables par le monde. L’auteur a bien fait de
mettre en scène le père Fauveau, car il était nécessaire que l’opinion acceptée comme
règle universelle de conduite fût représentée par un esprit tout à la fois honnête et
obstiné. À Dieu ne plaise que je proscrive l’entêtement du père Fauveau ! ses scrupules ne
sont pas dépourvus de bon sens. S’il se rencontre, en effet, des filles séduites qui ont
succombé en raison même de leur candeur et de leur pureté, je ne saurais pourtant blâmer
les chefs de famille qui n’acceptent pas la faiblesse comme une garantie de fidélité. En
pareil cas, à mon avis, la défiance et la résistance sont des preuves de sagacité. Avant
de prendre pour bru une fille mère, il n’est pas mal d’y regarder à deux fois.
La Grand’Rose, qui, dans la pensée de l’auteur, signifie l’indulgence, n’est pas pour moi
tout ce qu’elle devrait être ; pour obéir à l’esprit de l’Évangile, il fallait faire de la
Grand’Rose une femme pure et sans reproche. Quand le Christ pardonne à Madeleine, à la
femme adultère, et
dit aux assistants : « Qui de vous
osera lui jeter la première pierre ? »
pourquoi la parole du Christ
impose-t-elle silence aux juges les plus sévères ? C’est que le Christ a le droit de
pardonner, parce qu’il n’a de pardon à demander pout aucune faute. Eh bien ! la Grand’Rose
a-t-elle ce droit ? Qui oserait le dire ? Riche, belle encore malgré son âge, courtisée,
tendre à la fleurette, comment son indulgence ferme-t-elle la bouche aux médisants ? Elle
est trop directement intéressée dans la question pour que son pardon ait une grande
valeur : c’est pourquoi la Grand’Rose est, à mes yeux, le personnage le plus défectueux,
le moins complet, le moins vrai, le moins utile de la pièce. Jetons les yeux autour de
nous : quand une femme a succombé, quand elle n’a pas su résister à l’entraînement de la
passion, ne voyons-nous pas les femmes les plus pures douter d’abord de sa faute, et,
lorsqu’elles n’en peuvent plus douter, lorsque l’évidence a dessillé leurs yeux, suspendre
encore leur jugement, et, malgré la pureté constante de leur conduite, ne la condamner
qu’en tremblant ? Elles n’ignorent pas la fragilité humaine, et, bien qu’elles aient
résisté courageusement, elles n’osent lancer l’anathème à celle qui a failli : c’est à ces
femmes sévères pour elles-mêmes, indulgentes pour autrui, qu’il fallait demander le type
de la Grand’Rose.
La pièce débute heureusement. Nous sommes en pleine moisson, près de Jeux-les-Bois. Vers
la fin du jour, les moissonneurs se réunissent sous le toit de la Grand’Rose, qui, selon
l’usage du Berry, partage avec le père Fauveau les fruits de son bien. La plus belle gerbe
appartient au doyen des ouvriers, au père Remy : c’est une coutume universellement
respectée dans le pays, une manière touchante de bénir la moisson accomplie et d’obtenir
pour
l’an prochain une moisson plus abondante. Chacun doit
déposer son offrande sous la plus belle gerbe. Quand vient le tour de Denis Ronciat, le
père Remy refuse fièrement son offrande, sans dire les motifs de son dédain ; puis, comme
saisi de l’esprit prophétique, il exprime en paroles sévères, que Denis seul peut
comprendre, son mépris pour les mauvais riches, qui abusent de la jeunesse et de la
pauvreté pour satisfaire leurs brutales passions, qui se font un jeu de l’humiliation et
du désespoir de leurs victimes. Son langage s’élève au-dessus de sa condition, la colère
amène sur ses lèvres des paroles enflammées qui frappent son auditoire d’étonnement et
d’épouvante. Au moment où les moissonneurs s’interrogent du regard et cherchent à deviner
le sens de ces paroles étranges, inattendues, Remy s’évanouit. Ce premier acte serait
excellent, si l’auteur n’en eût troublé l’effet comme à plaisir, en atténuant la
malédiction de Remy par le dialogue de Claudie et de Ronciat, qui nous révèle la faute du
personnage principal. Le plus simple bon sens voulait que cette faute fût tout au plus
pressentie : je n’ai pas besoin de dire pourquoi.
Au second acte, le père Remy veut partir et emmener sa fille ; la Grand’Rose, bonne et
compatissante, s’obstine à le garder, car il n’est pas encore en état de faire une longue
route. Sylvain n’a pu voir Claudie sans l’aimer : témoin de sa fierté, qui éloigne jusqu’à
la pensée même d’un outrage, il a résolu de lui donner son nom, de la prendre pour femme ;
mais, aux premières paroles qu’il lui adresse, elle le repousse bien loin, et lui répond
qu’elle ne veut pas se marier. Vainement il la presse de questions, vainement il cherche à
deviner son secret ; et quand, à bout de patience, il lui fait part de ses soupçons,
soupçons injurieux qui ne sont pas nés dans son cœur, qu’il a
recueillis parmi les chuchotements de la veillée, d’un mot Claudie lui ferme la bouche :
« De quel droit m’interrogez-vous ? de quel droit voulez-vous savoir ma vie
passée ? Est-ce moi qui demande à porter votre nom ? C’est à Dieu seul que je dois
compte de ma vie, car je ne mendie la pitié ni le pardon de personne. »
Sylvain
se désespère, s’emporte, et maudit Claudie ; les métayers, les moissonneurs arrivent et
confirment les soupçons de Sylvain ; c’est à qui jettera le premier le mépris et l’outrage
à la face de la pauvre fille. Remy exaspéré retrouve la force qu’il avait perdue et emmène
son enfant. Tout ce second acte est très bien conduit, sauf quelques scènes, qui n’ont
peut-être pas toute la rapidité qu’on pourrait souhaiter. Malheureusement, il n’émeut pas
autant qu’il devrait le faire, parce qu’en plusieurs parties il forme double emploi avec
le premier ; le lecteur me comprend à demi-mot : si Ronciat n’eût pas parlé au premier
acte, les soupçons de Sylvain nous étonneraient avant de nous effrayer.
Au troisième acte, la Grand’Rose, qui a vu le fils de son métayer étendu dans la grange
comme un corps sans vie, et deviné l’unique moyen de le sauver, ramène Remy et Claudie.
Elle est partie sans consulter personne, et, sûre que la pauvre fille mérite plus de pitié
que de colère, elle fait bravement tête à l’orage ; elle essaie de prouver au père Fauveau
qu’en refusant de l’accepter pour bru il tue son fils, que Claudie peut seule sauver
Sylvain d’une mort certaine. Le père Fauveau résiste, avec le bon sens obstiné d’un
paysan, habitué à voir dans un passé sans tache la garantie d’un avenir sans reproche.
Enfin arrive Ronciat, qui fait la cour aux écus de la Grand’Rose. Alors commence une scène
très habilement conçue, et conduite d’un bout à l’autre avec une rare finesse. La
Grand’Rose, qui
connaît le crime de Ronciat, lui déclare sans
détours qu’elle ne sera jamais sa femme, et qu’il doit une réparation à Claudie, s’il ne
veut pas demeurer le dernier des misérables ; Denis Ronciat, qui a ses dettes à payer, ne
se laisse pas décourager par ce refus dédaigneux. Comme la richesse est pour lui le
premier de tous les biens, et que l’honneur d’une pauvre fille n’est, dans sa pensée,
qu’une chose imaginaire qu’on peut remplacer à prix d’argent, il offre une dot à Claudie.
Remy, témoin de cette offre injurieuse, l’écoute en frémissant et lui explique enfin
pourquoi il ne l’a pas châtié, pourquoi il n’a pas vengé le déshonneur de sa fille.
Ronciat, accablé sous le mépris de tous ceux qui l’entourent, qui l’ont entendu et le
maudissent, offre son nom à Claudie, qui lui répond avec une simplicité toute chrétienne :
« Que Dieu vous pardonne, comme je vous ai pardonné depuis longtemps ! Je ne
serai jamais votre femme ; pour échanger son nom contre le nom d’un homme, ce n’est pas
assez de l’aimer, il faut l’estimer, et je vous méprise. »
Le père Fauveau
attendri supplie en vain Claudie d’accepter la main de Sylvain, il se jette en vain à ses
genoux et la conjure de céder aux larmes de toute une famille ; la Grand’Rose joint aux
prières du père Fauveau ses prières encore plus ardentes ; Claudie a résolu de porter
seule tout le poids de sa faute. C’est alors que Remy, au nom du Dieu clément dont il
représente l’autorité sur la terre, délie sa fille du serment orgueilleux qu’elle a
prononcé dans son cœur, et met sa main dans la main de Sylvain. Chacun comprend, sans que
je le dise, toute la grandeur, toute la simplicité de ce dénouement.
Le style de Claudie est pareil au style du Champi ; c’est
la même naïveté et parfois aussi, je dois le dire, le
même
enfantillage. Les locutions berrichonnes que le public parisien admirait, dans le
Champi, se retrouvent à chaque scène de Claudie. Quel que soit
l’engouement de la foule pour ces locutions, je n’hésite pas à les condamner, car elles
impriment au langage un singulier cachet de monotonie. Ces locutions, d’ailleurs, n’ont
rien qui appartienne en propre au Berry ; à quelques lieues de Paris, en parcourant les
fermes et les villages, on peut retrouver, ou peu s’en faut, toutes les formes de langage
que l’auteur de Claudie nous donne comme berrichonnes. Cette fantaisie, qui
a excité l’ébahissement de la foule, n’est pour moi qu’une fantaisie puérile. Je comprends
très bien que Molière, ayant à mettre en scène des paysans, leur prête le langage de leur
condition, et pourtant, malgré toute son habileté, il lui arrive parfois de lasser
l’attention du spectateur ; je n’en citerai qu’un exemple, que chacun a déjà nommé
d’avance, le dialogue de Mathurine et de Pierrot dans Dom Juan. Ce que
Molière avait fait pendant quelques minutes avec un succès très douteux, l’auteur de
Claudie a voulu le faire pendant trois heures, et, malgré ma vive
sympathie pour le talent qu’il a montré dans le développement des caractères, dans
l’expression des sentiments, je suis bien obligé d’avouer que les personnages mis en scène
auraient à mes yeux une tout autre valeur, si, au lieu de parler la langue de
Jeux-les-Bois, ils parlaient la langue de tous. À quoi servent en effet ces locutions, que
le public applaudit comme naïves ? Donnent-elles vraiment à la pensée plus de relief et
d’évidence ? Serait-il impossible d’exprimer, dans la langue qui se parle autour de nous,
les idées et les passions dont se compose le drame nouveau ? Une pareille thèse me semble
difficile à soutenir ; c’est pourquoi je regrette que l’auteur de
Claudie, habitué à traiter la poésie d’une manière simple et sévère, ait
en recours à ce prestige enfantin ; il faut laisser aux imaginations de second ordre
l’emploi de ce moyen vulgaire. Les admirateurs enthousiastes, qui ne veulent prêter
l’oreille à aucune objection, me répondront sans doute que le langage villageois était une
nécessité dans Claudie aussi bien que dans le Champi,
puisque tous les personnages sont de condition rustique. Cette réponse, à mon avis, ne
détruit pas ta valeur de mes reproches. Est-ce en effet au nom de la mérité absolue qu’on
prétend louer comme souverainement belle, comme souverainement utile, cette langue que les
badauds prennent pour le patois berrichon ? le principe une fois posé, qu’on prenne la
peine d’en déduire les conséquences : au nom de la vérité absolue, nous pouvons demain
voir inaugurer sur la scène le patois de l’Auvergne, le patois de la Picardie, et bientôt,
pour comprendre les œuvres écrites dans ce nouveau système, il faudra consulter des
glossaires spéciaux. Vainement prétendrait-on que ces locutions provinciales ajoutent à la
naïveté de la pensée ? c’est une pure illusion, qui ne résiste pas à cinq minutes
d’examen ; il n’y a pas une idée, pas un sentiment dans Claudie, qui ne
trouve dans la langue écrite une expression docile et fidèle ; il est donc parfaitement
inutile de recourir, pour les traduire, au patois berrichon.
Je sais bon gré à l’auteur d’avoir renoncé à remanier pour le théâtre des œuvres écrites
sous forme de narration. Il ne s’est pas laissé aveugler par le succès très populaire et
très légitime du Champi ; il a compris que le roman le plus heureusement
conçu ne contient pas toujours les éléments d’une composition dramatique, et qu’il faut
trop souvent, pour satisfaire aux conditions de la scène,
sacrifier les parties les plus intéressantes du récit. Le Champi en
effet, sous la forme dramatique, commence à la seconde moitié du roman, et la première
moitié, que l’auteur a dû omettre, est précisément la plus neuve, la plus vraie, la plus
émouvante. Il a donc très bien fait de créer Claudie de toutes pièces, au
lieu de l’emprunter à quelqu’un de ses livres. Malgré la fécondité de son imagination,
malgré son habileté à reproduire, sous des formes nouvelles, des idées déjà offertes au
public, il a senti qu’il valait mieux, pour émouvoir et pour charmer, prendre sa pensée à
l’état naissant que de remanier la forme déjà trouvée. Il se passe, en effet, dans
l’expression de la pensée, quelque chose d’analogue au phénomène observé dans la
composition des corps. Tels éléments qui se combinent entre eux lorsqu’ils se dégagent
d’une combinaison précédente, refusent de se combiner lorsqu’ils sont libres depuis
longtemps : eh bien ! telle pensée qui, au moment où elle est conçue, appelle une
expression rapide et fidèle, cherche vainement une forme nouvelle, ou ne la rencontre qu’à
grand-peine, lorsqu’elle est éclose depuis longtemps.
L’analyse de Claudie montre clairement que l’auteur ne possède pas encore,
à fond, toutes les ressources de l’art nouveau où il s’aventure. Ce n’est pas que je
veuille exagérer l’importance du métier, qui enseigne à tirer bon parti du plus mince
filon. Je sais tout ce qu’il y a de vulgaire et de vide dans cette industrie qui peuple
aujourd’hui de redites éternelles tous les théâtres de boulevard, et parfois aussi le
théâtre qu’on appelle la maison de Molière. Je ne crois pas qu’il existe, pour la
composition d’un poème dramatique, des procédés aussi nettement, aussi rigoureusement
définis que pour la fabrication des indiennes ou des soieries. Il y a sans doute parmi
nous plus d’un dramaturge
qui compare son génie au génie de
Jacquardn ; mais
cette vanterie, très acceptable au point de vue industriel, n’est, au point de vue
littéraire, qu’une billevesée parfaitement ridicule, et dont je n’ai pas à m’occuper.
Toutefois, si le métier proprement dit, qui consiste à combiner les entrées et les
sorties, à préparer les changements à vue, ne mérite pas une attention sérieuse, il faut
bien reconnaître qu’il existe, pour la poésie dramatique, des conditions particulières,
des lois impérieuses qui ne sont jamais impunément méconnues.
Dans la poésie dramatique, la fantaisie ne trouve pas à se déployer aussi librement que
dans le roman. Il y a une question de prévoyance qui domine toutes les autres questions.
Comme l’action se passe sous les yeux du spectateur, il faut que chaque scène s’enchaîne
rigoureusement à la scène qui précède, à la scène qui suit. Si l’auteur se laisse emporter
par sa fantaisie, et dispose les diverses parties de l’action comme les chapitres d’un
roman, il est à peu près certain que l’action languira, que le spectateur écoutera parfois
d’une oreille distraite, et ne tiendra pas compte au poète de toutes ses pensées. La
condition dont je parle n’est pas toujours respectée dans le Champi ;
Claudie mérite le même reproche. Sans doute, l’action se déroule
simplement, mais elle n’a pas toute la rapidité qu’on pourrait souhaiter ; plus d’une
scène, quoique très vraie, aurait besoin d’être abrégée, et le dialogue, dégagé de détails
inutiles, soutiendrait plus sûrement l’attention. Je suis loin d’envisager la prévoyance
comme une condition secondaire dans la composition d’un récit : depuis Manon
Lescaut jusqu’à Ivanhoé, il n’y a pas de récit bien fait qui ne
porte l’empreinte de la prévoyance ; mais dans la poésie dramatique, cette condition est
encore plus impérieuse :
quel que soit le talent du poète, le
spectateur ne sera jamais aussi patient, aussi complaisant que le lecteur, L’auteur de
Claudie ne l’ignore pas sans doute, pourtant il lui est arrivé plus d’une
fois de se conduire comme s’il l’ignorait ; il mène à bout sa pensée, sans s’inquiéter de
l’heure qui fuit, de la foule qui écoute et qui attend ; il redit ce qu’il a déjà dit
plusieurs fois, comme si sa parole, au lieu de passer par la bouche des personnages,
devait former les pages d’un livre. Ces fautes, faciles à découvrir, utiles à signaler,
n’altèrent ni la vérité ni la grandeur des sentiments exprimés dans
Claudie, il est certain cependant que ces sentiments traduits dans une
langue plus rapide, placés dans un cadre moins étendu, ou pour parler plus exactement,
développés d’une façon plus harmonieuse, c’est-à-dire chacun selon son importance,
exerceraient sur la foule une action plus puissante et plus profonde. Tous les
hors-d’œuvre que le goût voudrait effacer, qui font longueur pour les hommes du métier,
attiédissent la sympathie de l’auditoire. Si l’auteur de Claudie, au lieu
d’aborder le théâtre après une série de triomphes éclatants, dans un autre genre de
composition, eût débuté par la poésie dramatique, si son nom eût été un nom nouveau, il
est probable que le public se fût montré plus sévère et eût écouté avec distraction,
peut-être même avec impatience, les scènes inutiles ou développées outre mesure ; plein de
respect pour un talent déjà tant de fois éprouvé, il a tout écouté en silence. Toutefois,
bien qu’il semble avoir tout accepté, la réflexion ne perd pas ses droits, et je ne crois
pas qu’il soit permis de louer Claudie sans restriction. Je rends pleine
justice à la sérénité de la conception, à l’élévation des pensées, à la vérité des
sentiments, et pourtant je vois dans Claudie une admirable ébauche plutôt
qu’une œuvre achevée.
Faut-il voir dans le drame nouveau une protestation réfléchie
contre le système dramatique inauguré en France il y a vingt ans ? Ce serait, à mes yeux,
se méprendre étrangement sur le sens de Claudie. Grâce à Dieu, l’auteur si
justement applaudi de tant de récits, tour à tour ingénieux et pathétiques, n’a donné à
personne le droit de croire qu’il veuille renverser une école, élever une école nouvelle.
Il se complaît dans la peinture de la vie rustique ; après nous avoir présenté cette
peinture dans le roman, il a voulu nous l’offrir au théâtre. A-t-il pleinement réussi ? Si
l’on ne consultait que les applaudissements, il ne serait pas permis de conserver le
moindre doute à cet égard. Cependant, je ne crois pas que les esprits délicats mettent
Claudie sur la même ligne que la Mare au diable ; car, si
l’on retranche de ce dernier ouvrage le prologue quelque peu nébuleux qui le précède, il
reste un poème tour à tour frais comme une idylle et grand comme une épopée.
Claudie ne mérite pas le même éloge. Je ne dis pas que le public ait eu
tort d’applaudir ; la foule émue, attendrie, a battu des mains : son enthousiasme était de
la reconnaissance, Elle remerciait l’auteur d’avoir préféré le développement des
caractères à l’entassement des événements ; c’est de la part de la foule, une preuve de
bon sens et de bon goût. Sauf les réserves que je viens d’exprimer, je m’associe de grand
cœur aux applaudissements recueillis par Claudie, mais je suis loin de
voir, dans ce drame, l’avènement d’une nouvelle doctrine poétique. S’il fallait, en effet,
chercher les aïeux de Claudie, je n’aurais pas besoin, pour les trouver, de
feuilleter longtemps le passé ; s’il fallait dire de qui procède George Sand dans le
domaine dramatique, je nommerais Sedaine. Le Philosophe sans le savoir,
représenté il y a quatre-vingt-cinq ans,
exprime en effet très
fidèlement la doctrine suivie par l’auteur de Claudie. Dans la comédie de
Sedaine comme dans le drame nouveau, nous trouvons des scènes attendrissantes conduites
très simplement, l’émotion obtenue par des moyens qui semblent n’avoir coûté aucun effort
de pensée. C’est pourquoi, bien qu’à mes yeux les généalogies littéraires n’offrent pas un
bien vif intérêt, si j’avais à me prononcer sur cette question de pure érudition, je
n’hésiterais pas à ranger Sedaine et George Sand dans la même famille ; mais Sedaine ne
s’est pas contenté de combiner toutes les parties du Philosophe sans le
savoir avec une rare prévoyance : il a développé chaque scène dans de justes
proportions, si bien que l’attention ne languit pas un seul instant. Aussi cet ouvrage
est-il demeuré un modèle de finesse et de simplicité. L’auteur de Claudie,
qui a choisi les mêmes moyens pour émouvoir la foule, n’a montré ni la même prévoyance, ni
la même sobriété.
Si les disciples de Sedaine veulent lutter avec avantage contre l’école qui continue à se
dire nouvelle, bien que la plupart de ses œuvres aient déjà singulièrement vieilli ; s’ils
veulent sincèrement substituer l’émotion à la curiosité, il faut qu’ils se résignent à
étudier le chef-d’œuvre de leur maître, avec une attention persévérante, pour apprendre où
finit la naïveté, où commence la manière. Dans Claudie même, si simplement
conçue, si vraiment naïve dans presque toutes ses parties, il serait facile de noter plus
d’un passage où la naïveté n’est pas exempte d’une sorte d’affectation. Ce défaut
n’appartient pas tant à la pensée qu’aux formes du langage. Si l’auteur ne se fût pas
obstiné dans l’emploi des locutions berrichonnes, ses personnages n’auraient jamais eu
l’air de poser devant nous.
Pour démontrer toute la frivolité de l’école qui depuis
vingt
ans prétend se modeler sur Shakespeare, sur Calderon, sur Schiller, sur Goethe, et dont
les œuvres révèlent, sinon le dédain, du moins une connaissance très incomplète de ces
beaux génies, il ne suffit pas de choisir Sedaine pour patron, c’est-à-dire de revenir à
la nature ; il faut préparer des œuvres naïves avec un soin réfléchi, et ne pas livrer sa
pensée à toutes les chances de l’improvisation. Pour ma part, je ne crains pas le reproche
de flatterie, en affirmant que l’auteur de Claudie peut faire beaucoup
mieux. Doué d’une imagination féconde, en possession d’une langue harmonieuse et colorée,
il saura, quand il le voudra, pourvu qu’il ne plaigne pas son temps, nous donner une œuvre
plus fortement conçue, je veux dire conçue avec plus de prévoyance. Alors, mais alors
seulement, il pourra lutter avec l’école qui, sous prétexte de peindre tous les temps et
tous les pays, oublie trop souvent de peindre les sentiments humains, qui demande au
machiniste, au décorateur, au costumier, la meilleure partie de ses succès. Oui, sans
doute, cette école applaudie avec tant de fracas, qui promettait de tout renouveler, a
bien mal tenu ses promesses, les œuvres qu’elle a produites ne peuvent pas espérer une
longue durée ; toutefois il faut reconnaître que, malgré sa puérilité, malgré son goût
exclusif pour la splendeur du spectacle, pour la brusque succession des événements, elle a
donné à notre théâtre une franchise, une liberté qu’il n’avait pas au siècle dernier. Elle
a méconnu l’homme en se vantant de ressusciter l’histoire, de l’interpréter : que les
disciples de Sedaine, moins ambitieux dans leurs promesses, étudient l’homme, et nous le
montrent tel qu’il est. C’est à ce prix seulement que l’école naïve obtiendra une
attention sérieuse.
Si Claudie n’est pas le signal d’une réaction préméditée
contre l’école qui a mis en honneur le placage historique, le succès de
Claudie peut du moins servir d’encouragement, à tous ceux qui voudront
abandonner la parodie de Shakespeare et de Calderon pour l’analyse et la peinture des
passions. L’œuvre nouvelle de George Sand, bien que défectueuse en plusieurs parties, a
pourtant produit une émotion profonde ; la justesse, je pourrais dire la hardiesse de la
donnée, ont suffi pour exciter la sympathie. Bien que l’auteur, emporté par un dédain très
légitime pour les ruses du métier, ait négligé d’enchaîner, d’ordonner les divers moments
de l’action selon les conditions de la poésie dramatique, cependant la foule, heureuse de
se trouver en présence d’un monde nouveau, étonnée de voir et d’entendre des personnages
qui marchaient librement, qui découvraient avec franchise le fond de leur pensée, qui
obéissaient à leurs instincts, sans se soucier de rappeler Hamlet ou le roi Lear,
Richard III ou Mercutio, a suivi d’un œil attentif, d’une oreille inquiète le
développement d’un poème, rustique. Que l’art vienne s’ajouter à la vérité de la donnée,
qu’une méditation laborieuse féconde le germe offert par la fantaisie, que la prévoyance
vienne au secours de la puissance, et les forces du talent ou du génie seront doublées. Il
y a dans le succès de Claudie une leçon qui n’a pas besoin d’être
expliquée. Puisqu’une foule avide a recueilli les paroles du père Remy et du père Fauveau,
de Sylvain et de la Grand’Rose, puisque ces personnages, choisis presque tous dans la plus
humble position, ont excité dans l’auditoire des frissons de douleur, des frémissements de
joie, il est évident pour les plus incrédules que le goût public n’est pas perverti sans
retour, comme on se plaît à le répéter. La vérité, la vérité pure compte encore de
nombreux, de fervents adorateurs. Il y a encore parmi nous
bien
des cœurs animés de sentiments généreux qui préfèrent l’émotion à la curiosité. Que les
disciples de Sedaine se proposent donc l’émotion et la cherchent par des moyens dignes de
leur maître, qu’ils composent après avoir conçu, qu’ils achèvent lentement au lieu
d’improviser, et je ne doute pas qu’une popularité légitime ne récompense bientôt leurs
travaux. Claudie n’est pas le dernier mot de l’auteur ; je nourris la ferme
confiance que son œuvre prochaine réfutera victorieusement les reproches que j’ai cru
devoir lui adresser. Il se décidera, je l’espère, à employer pour ses compositions
dramatiques la langue de ses romans ; sans marcher dans la route vulgaire qui s’appelle le
métier, sans renoncer à l’originalité de sa pensée, sans abandonner les droits souverains
de la fantaisie, il comprendra pourtant la nécessité de soumettre ses conceptions aux
conditions que j’ai définies. Il acceptera les lois de l’art nouveau où il débute si
heureusement. Il trouvera moyen de concilier la prévoyance et la naïveté, de contenter les
esprits sévères en charmant la foule : avec les facultés qu’il possède, vouloir c’est
pouvoir.
S’il y a au monde un genre de travail qui exige impérieusement la maturité de
l’intelligence et du cœur, c’est à coup sûr le travail du poète comique. M. Augier a trop
peu vécu pour connaître à fond les hommes qu’il veut peindre. La tâche que se propose le
poète comique n’est pas de celles qui peuvent se concilier avec les espérances et les
illusions de la jeunesse ; pour comprendre pleinement, pour accomplir sans distraction la
mission de la comédie, il faut avoir vu l’envers de toute chose, et le poète qui ne compte
pas encore trente ans ne peut guère espérer qu’il lui soit donné, dès à présent,
d’atteindre ce but difficile. Si j’essaie aujourd’hui d’estimer la valeur littéraire de
M. Augier, ce n’est donc pas avec la prétention d’exprimer une opinion définitive. Ce qui
me préoccupe surtout, c’est la comparaison des œuvres avec le succès qu’elles ont obtenu,
c’est l’étude du public aussi bien que l’étude de l’auteur. La Ciguë,
un Homme de bien, l’Aventurière, Gabrielle,
le Joueur de flûte, très différents par le choix des sujets et des
personnages, sont unis entre eux par la parenté des pensées et du langage. Je retrouve
dans toutes ces comédies les mêmes idées, les mêmes sentiments, sous des
costumes, sous des noms divers. Il n’est donc pas impossible de former
avec ces idées, avec ces sentiments, une sorte de doctrine tout à la fois philosophique et
poétique, dont le sens général, nettement formulé, nous servira de guide et de conseil
dans le jugement que nous voulons prononcer.
La Ciguë est un heureux début. Bien que l’auteur ait choisi Athènes pour
lieu de l’action, rien dans le dialogue ne rappelle le placage archéologique. Clinias,
Cléon, Pâris, Hippolyte, ne songent pas un seul instant à nous montrer qu’ils savent le
nom du vêtement qu’ils portent, des meubles qui les entourent, de la coupe qu’ils tiennent
à la main. C’est à mes yeux un mérite très réel, dont je sais bon gré à M. Augier. Je suis
tellement las des prétendus poèmes où l’érudition tient la place de la poésie, que j’ai
accueilli avec une joyeuse reconnaissance une comédie athénienne qui peut se passer de
scolies. L’auteur n’a choisi Athènes que pour donner à sa fantaisie un plus libre cours.
S’il a recueilli sur les bancs de l’école une ample moisson de souvenirs historiques, il a
eu le bon goût d’user modestement de son savoir. Il lui eut été bien facile en relisant le
Voyage d’Anacharsis, ou les biographies de Plutarque, de se composer en
quinze jours un bagage très satisfaisant, et d’étaler aux yeux de la foule ébahie des
richesses si facilement acquises. Il a eu le bon sens de nous parler comme un homme qui
aurait vécu familièrement avec les bourgeois d’Athènes, et sa modestie lui a porté
bonheur ; elle a donné à l’action, au dialogue, une allure vive et spontanée, bien
difficile à concilier avec l’érudition qui tient à se montrer. La résolution prise par
Clinias deviendrait un lieu commun de collège, s’il appelait au secours de sa volonté
défaillante quelques maximes de la philosophie antique, ramassées
dans les écoles d’Athènes. Grâce à Dieu, Clinias parle de son ennui et de
sa mort prochaine avec une simplicité parfaite : il a usé, il a abusé de toutes les joies,
il le croit du moins, et se réfugie dans le suicide comme dans le seul asile qui lui soit
ouvert. Pour lui la volupté n’a plus d’ivresse, le jeu plus d’émotions, le vin plus de
saveur. Las de tous les plaisirs que la richesse peut donner, il croit avoir épuisé la
vie. Avant de boire la ciguë qui doit le délivrer de la vie, il réunit à sa table Cléon et
Paris, compagnons assidus de ses plaisirs, témoins et complices de toutes ses folies. Il
leur explique son projet et réfute sans amertume et sans colère toutes les objections que
leur suggère leur amitié faite d’égoïsme et de sensualité, Clinias mort, adieu les
splendides festins, adieu les belles courtisanes ; il leur faudra vivre sagement, sinon
pour s’amender, au moins par économie, car la bourse de Clinias est toujours ouverte, et
ses amis peuvent y puiser à pleines mains. Clinias, en les écoutant, conçoit la pensée
d’égayer sa dernière heure ; son intendant doit lui amener aujourd’hui même une jeune
esclave. Que Pâris et Cléon se disputent le cœur de la belle Hippolyte, et le vainqueur
sera l’héritier de Clinias. Cette pensée renferme déjà le germe d’une comédie ; toutefois,
il est probable que, réduite à ces termes, elle n’eût pas inspiré à l’auteur une grande
variété de développements. Clinias n’aurait eu pour se distraire que le spectacle d’une
lutte inutile, d’une double défaite, trop facile à prévoir. Dès qu’Hippolyte paraît, dès
qu’elle ouvre la bouche, le spectateur comprend qu’elle n’a pas de choix à faire entre
Cléon et Pâris, qu’elle les repoussera tous deux avec le même dédain. Clinias devine, aux
premières paroles de la jeune esclave, le sort réservé à ses deux amis. Pour prolonger la
lutte, pour la renouveler, pour lui donner un
caractère
divertissant, après une première épreuve où les deux rivaux sont traités avec la même
froideur, la même fierté, il imagine d’abandonner son bien à celui qu’Hippolyte aura
dédaigné, comme une consolation dans sa défaite. La donnée primitive ainsi élargie
convient parfaitement à la scène, et M. Augier l’a bien prouvé par l’excellent parti qu’il
en a su tirer.
Il est vrai que le spectateur prévoit la transformation qui va s’opérer dans les deux
personnages de Cléon et de Pâris. Il n’est pas nécessaire en effet de posséder un esprit
bien exercé pour deviner que les amis de Clinias, plus épris de sa richesse que de la
beauté d’Hippolyte, vont employer à se déprécier toute l’habileté qu’ils employaient tout
à l’heure à se faire valoir. Pourtant j’aurais mauvaise grâce à insister sur ce point ;
car M. Augier a mis dans la lutte nouvelle engagée entre Cléon et Paris tant de verve et
de gaîté, tant de mouvement et de franche raillerie, que l’auditoire oublie volontiers sa
clairvoyance, pour ne songer qu’au plaisir d’écouter les deux rivaux se calomniant chacun
à son tour. L’un s’accuse de poltronnerie et d’avarice, l’autre de gourmandise et de
caducité. C’est à qui fera de soi meilleur marché, pour obtenir l’aversion d’Hippolyte et
se consoler de sa défaite par l’héritage de Clinias. Toute la scène dont je parle est
traitée de main de maître, et bien que cette scène tout entière ne soit, à proprement
parler, que la contrepartie de celle où Cléon et Pâris s’efforcent de plaire à Hippolyte,
l’auteur a su par la variété, par la finesse des détails, lui donner tout le charme de
l’imprévu.
Certes il y avait dans cette donnée de quoi défrayer deux actes : Clinias égayant sa
dernière heure au spectacle de cet abaissement volontaire, et ramené à l’amour de la vie
par la beauté, par la candeur ingénue d’Hippolyte,
suffisait à
nous contenter. L’auteur a cherché dans le développement du caractère d’Hippolyte une
source nouvelle d’intérêt ; il a voulu que cette jeune esclave ne fût pas seulement pure
et candide, mais capable de reconnaissance, capable d’amour, et c’est là précisément ce
qui donne à la Ciguë un accent de jeunesse. La lutte de Cléon et de Pâris
aurait laissé dans notre âme une impression de désenchantement : après nous être amusés
des railleries de ces deux rivaux aussi empressés de s’avilir qu’ils se montraient tout à
l’heure habiles à se vanter, nous aurions eu peine à nous défendre du dégoût. Le cœur naïf
et passionné d’Hippolyte nous ramène sans effort en pleine poésie. La générosité de
Clinias qui vient de l’affranchir et de payer son passage sur un vaisseau, qui la renvoie
libre et pure à Chypre, sa patrie, éveille en elle une vive reconnaissance. Au moment où
elle essaie d’une voix confuse de remercier son bienfaiteur, le vieil homme, que Clinias
croyait avoir terrassé sans retour, relève la tête et afflige la jeune esclave de son
espérance injurieuse. Hippolyte, pour toute réponse, reproche à Clinias de gâter son
bienfait, de méconnaître la dignité d’une femme libre, de manquer aux devoirs de
l’hospitalité. Clinias rougit, reconnaît sa faute et demande pardon. Il va mourir et fait
des vœux pour le bonheur d’Hippolyte ; mais la jeune esclave a surpris son secret au
milieu des railleries et des mensonges de Cléon et de Pâris. Si Clinias, qui se croit mort
à l’amour et qui n’a jamais aimé, si Clinias, qui n’a connu que le plaisir, pouvait aimer
d’un amour sincère une femme aussi pure que belle, sans doute il ne mourrait pas. Comment
lui rendre la confiance en lui-même ? Comment lui prouver qu’il peut aimer, qu’il ignore
la puissance de son propre cœur, que sa vie, s’il le veut, loin de s’éteindre dans
l’épuisement,
commence à peine et lui promet de longues années
de bonheur ? Pour le ramener à la vie, il faut lui dire qu’il est aimé. Hippolyte
peut-elle hésiter ? Lors même qu’elle n’aurait pas encore d’amour pour Clinias, la
reconnaissance ne lui fait-elle pas un devoir de le sauver ? Au moment où Clinias prend la
ciguë d’une main sûre et la porte à ses lèvres, Hippolyte s’élance et le force à déposer
la coupe empoisonnée. « Vous mourez, lui dit-elle d’une voix attendrie, parce que
vous n’aimez pas. Eh bien ! je vous aime, voulez-vous encore mourir ? »
Clinias
renonce à son projet, épouse Hippolyte et garde sa richesse : Cléon et Pâris sont tous
deux battus, dédaignés tous deux ; il n’y a ni vainqueur ni vaincu, Clinias n’a personne à
consoler en abandonnant son héritage.
Je me plais à reconnaître tout ce qu’il y a de fraîcheur et de grâce dans cette comédie ;
cependant j’avouerai franchement que le succès m’a semblé dépasser le mérite de l’œuvre.
Je rends pleine justice à toutes les qualités qui recommandent la Ciguë ;
seulement je prends ces qualités pour ce qu’elles valent. Le public en applaudissant
la Ciguë, s’est montré moins clairvoyant et surtout moins prévoyant ; il
ne s’est pas contenté de louer ce qui était digne d’éloges, il a tout approuvé sans
réserve, non comme une promesse que l’avenir pouvait réaliser, mais comme un fait
accompli. S’il eût pris la peine de séparer, dans cette comédie, les pensées neuves des
pensées usées, tout en demeurant juste pour ce premier ouvrage, il aurait mesuré ses
applaudissements au mérite de l’œuvre, et plus tard, appelé à juger la seconde comédie de
M. Augier, l’impartialité eût été pour lui un devoir facile ; comme il avait exagéré la
valeur littéraire de la Ciguë, il devait nécessairement traiter Un
Homme de bien avec une sévérité que la raison ne saurait
approuver. Cette seconde comédie n’a pas été estimée d’après sa valeur
intrinsèque, mais d’après le succès de la Ciguë. La foule croyait que
l’auteur n’avait plus rien à apprendre, que les applaudissements n’ont jamais tort, et,
lorsqu’elle a vu, dans Un Homme de bien, des scènes obscures ou
incomplètes, étonnée de ne pas retrouver la gaîté de la Ciguë, plutôt que
de reconnaître sa méprise, elle a traité l’auteur avec une extrême sévérité, comme pour le
punir d’avoir déçu son attente.
En écrivant sa seconde comédie, M. Augier s’est trouvé aux prises avec une difficulté
qu’il n’avait pas prévue : il a senti trop tard, le soir de la première représentation, la
nécessité de connaître le monde où nous vivons pour le peindre et le montrer aux
spectateurs, qui peuvent contrôler le tableau en le comparant à leurs souvenirs. Dans un
drame, dans une tragédie, l’histoire peut venir en aide à l’imagination de l’auteur ; dans
la comédie, il faut absolument tirer de ses propres souvenirs la substance du poème ; il
faut avoir vécu de la vie commune, avoir étudié les passions et les ridicules, pour nous
présenter des personnages naturels, vraisemblables, intéressants. Rien ne peut remplacer
les épreuves personnelles. Aussi ne m’étonné-je pas de l’indécision que M. Augier a
montrée dans Un homme de bien. Je concevrais difficilement qu’il s’en fût
affranchi. La vivacité de son esprit, le commerce familier qu’il a entretenu avec les
poètes de l’antiquité, lui avaient fourni tous les éléments de la Ciguë ;
pour nous peindre Clinias sauvé par l’amour, il n’était pas nécessaire d’avoir étudié le
monde : pour emprunter à la vie moderne des personnages comiques, une action qui permît à
ces personnages de développer librement leur caractère, les livres n’étaient d’aucun
secours. M. Augier a fait tout ce qu’il
pouvait faire, étant
donnée la tâche qu’il se proposait. Je ne lui reproche pas d’avoir manqué à ses
promesses ; je lui reproche de s’être mis en route avant d’avoir déterminé nettement le
but qu’il voulait atteindre. Il me répondra qu’il voulait peindre les capitulations de la
conscience placée entre le devoir et l’intérêt : cette réponse ne saurait me contenter ;
car s’il eût vraiment résolu de traiter le sujet que j’indique, s’il ne fût resté aucun
doute, aucune incertitude dans sa pensée, il aurait abordé plus franchement, plus
hardiment l’idée que je viens d’énoncer. Il semble qu’il se soit mis à l’œuvre, sans avoir
marqué avec fermeté la ligne qu’il devait suivre : il a trop compté sur la gaîté de son
esprit, et son espérance a été déçue ; il a négligé d’interroger sévèrement chaque
personnage avant de le mettre en scène, et cette négligence a donné à la marche entière de
l’action quelque chose de vague, d’indéterminé. Félime, Octave, Rose, ne ressemblent guère
au monde qui nous entoure. Félime n’est précisément ni honnête, ni malhonnête. Il
condamne, dans sa propre conduite, de véritables peccadilles et se montre indulgent pour
des fautes graves ; le sentiment moral manque chez lui de rectitude ; sa conscience
s’alarme sans raison et ferme les yeux au moment du danger. Tel qu’il est, Félime
n’appartient pas à la comédie. Rose ne peut nous intéresser, car si elle est assez
clairvoyante pour discerner l’égoïsme de son mari, elle n’a pas une nature assez mobile,
assez passionnée, pour prendre au sérieux l’amour d’Octave ; elle se conduit comme une
femme qui va se livrer et raisonne avec le sang-froid d’un juge. Octave n’est qu’à moitié
vrai. Il se rencontre certainement, dans la génération qui vient de quitter les bancs du
collège, des roués imberbes qui se vantent d’avoir épuisé toutes les illusions et font
gloire de leur
indifférence ; mais un roué, n’eût-il que
vingt-cinq ans, ne se laisserait pas jouer comme Octave par une femme qui lui donnerait un
rendez-vous. Aux prises avec un homme qui rirait de la passion, Rose ne s’en tirerait pas
à si bon marché. ! Un amant sincère peut être battu ; un homme chez qui la raillerie a
pris la place de la passion, permet bien rarement à une femme de revenir sur ses pas ;
comme il garde, tout en jouant les passions, toute la liberté de son esprit, il n’a pas de
peine à lui couper la retraite. Juliette ne manque pas d’ingénuité ; mais son caractère
est à peine esquissé. L’oncle Bridaine est, à mon avis, le seul personnage qui relève de
la comédie ; malheureusement ce personnage n’est qu’épisodique, et, bien qu’il soit vrai,
il ne peut donner à l’action la vie qui lui manque.
Toutefois, malgré la sévérité avec laquelle je suis obligé de juger Un Homme de
bien, je ne saurais partager le dépit du public. Je reconnais volontiers que
cette seconde comédie est moins gaie, moins divertissante que la Ciguë ; il
y a pourtant, dans Un homme de bien, plusieurs passages traités avec un
vrai talent. Pour se tromper ainsi, il faut être capable de mieux faire.
En abordant la réalité, M. Augier avait senti le terrain se dérober sous ses pieds ;
averti par cette épreuve, il est rentré dans le domaine de la fantaisie. Dans quel lieu,
dans quel temps se passe l’action de l’Aventurière ? Nul ne saurait le
dire. L’auteur nomme la ville de Padoue, mais sans ajouter un mot pour caractériser le
lieu de la scène. Quant à la date, il ne s’est pas donné la peine de l’indiquer, et je
suis loin de blâmer cette omission, car, pour développer l’action qu’il avait conçue, il
était parfaitement inutile de marquer le temps et le pays où les personnages allaient se
mouvoir. L’Aventurière n’est autre chose que la
courtisane amoureuse ; l’auteur a su rajeunir ce sujet, plusieurs fois traité par les
conteurs italiens. Il règne dans les trois premiers actes une gaîté franche ; quoique les
personnages relèvent de la seule fantaisie, quoiqu’il soit impossible de dire où se
trouvent les types qu’ils représentent, leurs sentiments et leurs pensées s’expriment avec
abondance, avec spontanéité ; rien ne languit, tout marche rapidement, et nous croyons
volontiers à l’existence de ce monde imaginaire. Comment M. Augier n’a-t-il pas compris la
nécessité de dénouer avec gaîté ce qu’il avait commencé si gaîment ? La comédie s’arrête à
la fin du troisième acte ; avec le quatrième commence une pièce nouvelle, où l’auteur n’a
pas montré moins d’habileté que dans la première ; mais enfin, quoi qu’on puisse dire pour
sa défense, la seconde pièce ne continue pas la première : c’est un drame cousu à une
comédie. Dans les trois premiers actes, nous voyons un barbon dupé par une aventurière ;
dans les deux derniers, l’aventurière se transforme comme par enchantement ; la femme sans
cœur devient une femme passionnée, oublie ses rêves de grandeur pour ne songer qu’à
mériter l’affection de l’homme qu’elle aime, et renonce à la richesse pour se réhabiliter.
La juxtaposition de ces deux pièces ne pouvait produire une œuvre harmonieuse, et en effet
l’Aventurière est loin de satisfaire l’esprit du spectateur ; mais
plusieurs parties de cette œuvre sont traitées avec un talent remarquable, et laissent peu
de chose à désirer. L’amour d’Horace et de Célie est plein de grâce et de fraîcheur ; il y
a dans le langage des deux amants un parfum de jeunesse qui charme l’auditoire ; la scène
d’ivresse entre Fabrice et don Annibal est écrite avec une verve entraînante, il est bien
difficile de l’écouter sans rire. Je sais que don Annibal n’a rien de nouveau, que
M. Augier s’est contenté de prendre le matamore de la vieille
comédie ; tout cela est très vrai, très évident : pour le découvrir, pour l’affirmer, il
ne faut pas un grand fonds d’érudition ; mais l’âge du personnage n’enlève rien au talent
avec lequel l’auteur l’a mis en scène. Les divagations de don Annibal, quand il achève sa
troisième bouteille, sont des traits pris dans la nature, étudiés avec soin et rendus avec
fidélité. La mélancolie qui envahit son esprit, ses pensées sur l’immortalité de l’âme,
les questions qu’il adresse à son nouvel ami sur la durée des regrets que lui causerait sa
mort, tout, dans cette scène, porte le cachet de la vérité. La manière dont Clorinde
gouverne sa dupe n’est pas rendue avec moins d’adresse : donner à croire à Mucarade qu’il
n’est pas aimé pour sa richesse, mais pour l’éclat de ses yeux, pour le charme de sa voix,
c’est une tentative hardie que Clorinde mènerait à bonne fin, si elle n’avait pas pour
adversaire un homme qui connaît de longue main toutes les ruses des aventurières. Sans
l’intervention de Fabrice, elle trouverait moyen d’épouser Mucarade. Je n’aime pas, je
l’avoue, la scène entre Clorinde et Célie. Il y a sans doute dans cette scène des vers
très bien faits, de nobles sentiments traduits dans un langage élevé ; mais j’ai peine à
concevoir que Mucarade charge sa maîtresse, dont il connaît les antécédents, de persuader
à Célie qu’elle ne mérite pas son mépris. Quelque talent que la courtisane apporte dans
son plaidoyer, quelque fierté que la jeune fille mette dans sa réplique, je ne puis
accepter cette lutte de la candeur contre le vice las de lui-même. Il me semble que
l’amour paternel doit reculer devant une pareille épreuve. Mucarade, malgré sa passion
pour Clorinde, ne peut songer à profaner la pureté morale de sa fille. Or, n’est-ce pas la
profaner que de la
soumettre à une pareille épreuve ? Je ne
trouve pas d’ailleurs un intérêt bien vif dans cette dissertation dialoguée sur la dignité
de la vertu, sur la difficulté de rentrer dans le droit chemin après avoir failli une
première fois, sur la jeunesse et la beauté aux prises avec la faim.
Il y a dans la seconde partie de l’Aventurière, dans la partie dramatique,
une scène très bien faite, celle où Clorinde, humiliée par le mépris de Fabrice, effrayée
par ses menaces, s’avoue vaincue, et sent pour la première fois son cœur brûler d’un amour
sincère. Dans sa vie de courtisane, elle a toujours vu les hommes à ses pieds ; elle avait
besoin, pour aimer, de trouver un maître impérieux ; à peine l’a-t-elle rencontré, qu’elle
s’agenouille et demande merci. C’est un sentiment très vrai que M. Augier a traduit en
vers très francs.
Ainsi le juge le plus sévère trouve beaucoup à louer dans cet ouvrage. La conception
générale de l’Aventurière est certainement défectueuse : la seconde moitié
ne répond pas à la première, le caractère du principal personnage n’est pas fidèlement
conservé pendant toute la durée de l’action ; pour sentir, pour démontrer le vice de cette
conception, il n’est pas nécessaire de recourir aux poétiques, le bon sens suffit ; mais
la gaîté qui anime les trois premiers actes révèle chez M. Augier une véritable vocation
pour la comédie. Si les personnages appartiennent à la fantaisie, l’auteur leur a prêté
des sentiments que la raison peut avouer, des passions, des ridicules que nous retrouvons
dans la grande famille humaine. C’en est assez pour faire de l’Aventurière,
sinon une comédie complète, du moins un ouvrage très digne d’encouragement.
Le sujet de Gabrielle est d’une nature fort délicate. Pour bien comprendre
toutes les difficultés que présente
un pareil sujet, il faut le
réduire aux termes les plus simples, et l’exprimer d’une façon assez claire pour ne
laisser aucun doute dans l’esprit du lecteur. M. Augier a voulu prouver qu’une femme est
toujours mieux aimée par son mari que par son amant. Je ne crois pas qu’il soit possible
d’apercevoir, au fond de cette comédie, une thèse différente de celle que j’énonce. Or,
cette thèse, qui, dans le domaine de la morale, substitue l’intérêt bien entendu à
l’accomplissement du devoir, ne peut avoir, dans le domaine de la poésie, une véritable
valeur qu’à la condition d’être présentée sous la forme d’une lutte sérieuse entre l’amant
et le mari ; car si la passion, qui dédaigne et viole parfois sans remords la loi morale,
ne s’offre pas au spectateur avec toute la jeunesse, toute l’ardeur, toute l’éloquence qui
peuvent la rendre contagieuse, la thèse que je viens d’énoncer n’est plus qu’une phrase
banale. Prouver qu’une femme, en préférant son mari et ses enfants à toutes les séductions
du monde, en fermant l’oreille à la voix de la passion, règle sa vie d’après le plus
habile des calculs, c’est en vérité une chose trop facile, et ce n’est pas la peine
d’écrire deux mille vers pour imposer à l’auditoire une pareille conviction : il n’y a pas
une loge dans la salle où cette pensée ne soit déjà pleinement acceptée au lever du
rideau. Dire que le mari disputant sa femme à l’homme qui veut la détourner de son devoir,
effacer de son cœur le serment qu’elle a prononcé, a sur l’amant, quel qu’il soit,
l’incontestable avantage de pouvoir assurer par son travail s’il est pauvre, par son
dévouement assidu s’il est riche, le bien-être et le bonheur de celle qui porte son nom,
c’est ne rien dire qui mérite les honneurs de la forme poétique. Cette proposition est
tellement évidente, qu’il suffit de l’énoncer pour voir tous les esprits s’y
rallier sur-le-champ. La thèse choisie par M. Augier impose au poète
l’obligation absolue d’engager entre le mari et l’amant une lutte animée, une lutte
sincère, qui ne ressemble pas à un badinage. Il faut que la femme soit amenée par l’ennui,
par l’oisiveté, par l’orgueil, à perdre le sentiment du juste et de l’injuste ; qu’elle se
trouve humiliée du peu de temps que son mari passe près d’elle, qu’elle s’indigne et
rougisse de tenir si peu de place dans sa vie ; que sa chute, en un mot, soit préparée par
le trouble de son intelligence et de son cœur. Il est nécessaire que le mari, livré tout
entier à l’accomplissement de ses devoirs, ne conçoive pas même la pensée lointaine du
danger qui le menace, qu’il ne songe pas à détourner sa femme de l’oisiveté, à chasser
l’ennui, le plus perfide de tous les conseillers. La démonstration ne peut être complète,
si l’amant n’est pas résolu à tous les sacrifices pour obtenir la possession de la femme
qu’il aime. Gratifiez-le d’une forte dose de bon sens ; mettez dans son cœur une affection
tiède, dans son esprit une notion très nette de l’avenir qu’il se prépare en oubliant,
pour une femme qu’il ne pourra jamais posséder paisiblement, le travail, source unique de
bien-être et de sécurité ; mettez dans sa conscience l’idée de l’utile au-dessus des joies
orageuses d’un amour que le monde condamne, et vous rendrez la lutte puérile,
insignifiante. Si l’amant n’aime pas sincèrement, s’il ne met pas son bonheur tout entier
dans la femme qu’il espère posséder, s’il n’est pas dans l’attaque aussi ardent que le
mari dans la défense, il est impossible qu’il éveille en nous la moindre sympathie. C’est
un personnage de carton placé en face d’un homme ; le mari, pour le vaincre, n’a qu’à le
pousser du doigt.
Ces prémisses une fois posées, et je crois qu’il serait
difficile d’en contester la vérité, voyons ce que valent les personnages mis en scène
par M. Augier. Gabrielle s’ennuie et se lamente comme toutes les femmes oisives qui ne
savent pas trouver dans l’emploi de leur intelligence, dans le gouvernement de leur
maison, dans l’affection de leur famille, un intérêt assez puissant pour éloigner d’elles
toutes les tentations ; mais, dans ses plaintes, le bonheur d’être aimée joue un rôle par
trop modeste. Il y a, dans la douleur qu’elle ressent, plus de vanité humiliée que de
tendresse refoulée : c’est plutôt un enfant qui demande qu’on l’amuse qu’une femme qui
appelle l’amour. Une femme ainsi faite ne mérite guère d’inspirer une affection profonde.
La passion, n’ayant pour auxiliaire que l’oisiveté, n’excitera jamais dans son cœur de
bien terribles orages.
Julien représente assez fidèlement le type du mari confiant ; il fait pour Gabrielle tout
ce qu’il peut faire, ou du moins tout ce qu’il croit utile à son bonheur, et le sentiment
du devoir accompli éloigne de sa pensée toute crainte. Gabrielle n’a-t-elle pas tout le
bien-être qu’elle peut souhaiter ? n’est-elle pas vêtue selon son goût ? ne change-t-elle
pas de parure aussi souvent qu’il lui plaît ? l’avenir de sa fille n’est-il pas assuré ?
que lui manque-t-il ? Julien n’a-t-il pas pris pour lui tous les soucis du ménage ? la
tâche de Gabrielle ne se réduit-elle pas à jouir paisiblement du bien-être qu’il lui
donne ? Julien croit fermement que la sécurité, la certitude de retrouver le lendemain ce
qu’elle a quitté la veille, suffisent à remplir le cœur d’une femme. Il ne comprend pas la
nécessité d’occuper, tour à tour, chez Gabrielle toutes les facultés qu’elle possède, de
parler tantôt à son imagination, tantôt à sa raison, d’accepter tous ses instincts pour la
dérober à tous les dangers.
Sûr de n’avoir rien à se reprocher,
ne doutant pas de lui-même, n’apercevant dans sa conscience qu’un dévouement à toute
épreuve, comment douterait-il de Gabrielle ? comment songerait-il à distraire, comme un
esprit frivole, la mère de son enfant ?
Stéphane ne peut être accepté comme un amant sérieux. Avec la meilleure volonté du monde,
il est bien difficile d’ajouter foi aux serments qu’il prononce. Les baisers qu’il
prodigue à une rose cueillie par Gabrielle et tombée des mains de son amie, ses plaintes
sur la ruine de la chevalerie, qui ramassait un gant parfumé au milieu d’une arène
sanglante, sur nos mœurs prosaïques, sur notre vie sans émotions et sans dangers, ne
suffisent pas pour faire de lui un personnage poétique. Après les promesses qu’il a
recueillies de la bouche de Gabrielle, comment comprendre qu’il renonce à elle dès qu’elle
lui parle de mariage ? Gabrielle s’épouvante en mesurant le chemin qu’elle a parcouru, et
recule avant de franchir le dernier pas qui doit la livrer aux bras de son amant : l’homme
qui se sent aimé peut-il se laisser abuser par le mensonge que Gabrielle appelle à son
secours ? Quand elle parle d’oubli, Stéphane doit-il perdre toute espérance, et renoncer
au bonheur qu’il a rêvé sans essayer de réveiller, de ranimer dans le cœur de la femme
qu’il aime la passion qui se dit morte sans retour ? La résignation lui coûte si peu, il
prend si promptement son parti, que le spectateur ne consent pas à voir en lui un homme
sincèrement épris. Lorsqu’un mot change sa résolution, quand sa maîtresse, qui ne s’est
pas donnée, mais qui s’est promise, le ramène à ses pieds et lui demande grâce,
l’auditoire accueille avec incrédulité cette subite métamorphose. Il y a en effet dans la
conduite de Stéphane une contradiction, une inconséquence que sa
jeunesse ne justifie pas. Si l’ignorance de toutes les ruses qu’une femme met en usage
pour se défendre a pu le décider au mariage, s’il a pris au sérieux les conseils de
Gabrielle, comment, si jeune qu’il soit, peut-il, une heure plus tard, se laisser désarmer
par un mot ? Je veux bien que le cœur de l’homme soit chose mobile ; encore faut-il que
les mouvements du cœur s’expliquent par la passion. Dès que la passion disparaît,
l’inconséquence devient inintelligible. Or, c’est là précisément ce qui arrive à Stéphane.
Quand Gabrielle lui dit qu’il doit renoncer à elle, quand elle oppose au roman de leurs
amours la réalité de ses devoirs, il se rend sans coup férir, et n’essaie pas de ressaisir
la femme qui lui échappe et se rit de ses regrets ; et une larme de Gabrielle efface
toutes ses railleries ! Le spectateur ne consent pas à le croire. Quand Stéphane conçoit
le projet d’enlever sa maîtresse et d’aller vivre seul avec elle, au bord de la mer, dans
un village de Bretagne, l’auditoire se demande de quelle pâte est pétri cet étrange
personnage, qui tout à l’heure n’aimait pas assez pour plaider sa cause, et qui maintenant
renonce au monde entier pour la femme qui l’a traité avec une ironie si hautaine. Avec un
pareil adversaire, le triomphe de Julien n’est pas difficile. Gabrielle, qui a vu la
subite résignation de son amant, ne peut pas embrasser avec une confiance bien vive ses
projets de solitude. Une affection, si prompte à se décourager, est pour le mari un
puissant auxiliaire qui ôte à la lutte engagée toute valeur, toute signification.
Adrienne, placée par l’auteur près de Gabrielle pour représenter le cœur désabusé, la
raison éclairée par l’expérience, est dessinée avec vérité. Son langage est bien celui
d’une femme égarée par l’ennui, ramenée à l’indifférence par le besoin de repos. Quelle
que soit pourtant la
vérité d’un tel personnage, il ne pourra
jamais jouer dans une comédie un rôle bien actif. Adrienne a beau ajouter à l’autorité de
ses conseils l’autorité de son exemple, elle a beau dire à Gabrielle : Tu vois ce que j’ai
souffert pour avoir préféré la passion au devoir ; ses paroles ne respirent pas une
affection assez ardente, une sympathie assez profonde pour que sa nièce, en l’écoutant,
renonce à toutes ses espérances, à toutes ses illusions. Ce qui domine dans le langage
d’Adrienne, c’est le sentiment de la fatigue, c’est la soif de l’immobilité. Un tel
langage, à coup sûr, n’est pas fait pour convertir un cœur de vingt ans. Adrienne
n’intéresse le spectateur que dans sa réponse aux reproches de son mari. Une fois résolue
à la défense, elle rétorque avec une habileté victorieuse les arguments de
M. Tamponnet.
Le mari d’Adrienne est-il bien un personnage de comédie ? Il est au moins permis d’en
douter. Bien qu’une première épreuve lui donne le droit de traiter sa femme avec défiance,
il est bien difficile d’admettre son empressement à s’alarmer. Je ne parle pas du repentir
d’Adrienne, qui mériterait peut-être un pardon plus sincère, une conduite plus généreuse :
je conçois très bien qu’une faute d’une nature aussi délicate s’efface difficilement de la
mémoire ; mais, tout en admettant que le mari d’Adrienne se souvienne à toute heure
d’avoir été trompé, j’ai peine à concevoir qu’il prenne à son compte le danger qui menace
Julien. S’il existe quelque part un pareil type de défiance conjugale, il sort tellement
des limites de la vraisemblance, qu’il n’a pas droit de bourgeoisie au théâtre. Le poète
comique ne doit jamais choisir ses personnages parmi les types d’une nature
exceptionnelle. Lorsqu’il commet une telle imprudence, il s’expose à n’être pas compris.
L’auditoire peut sourire en voyant la frayeur obstinée de
Tamponnet, mais il ne l’accepte pas comme un personnage dessiné d’après nature.
L’exagération, très utile au théâtre pour donner du relief à la passion, du relief au
ridicule, doit pourtant respecter la vraisemblance, et le personnage de Tamponnet ne
satisfait pas à cette condition.
Au premier acte, nous voyons Stéphane accueilli froidement par Gabrielle en présence
d’Adrienne, qui devine le danger dans la froideur même de cet accueil, et ne se laisse pas
abuser par les réponses évasives de sa nièce. Bien qu’Adrienne n’ait entendu ni la
conversation de Julien et de Gabrielle, ni le monologue désespéré où sa nièce épanche
toute sa colère, toute son humiliation, elle devine ce qui se passe au fond de ce jeune
cœur. Si elle eût assisté à l’entretien des deux époux, elle n’eût pas manqué sans doute
d’éclairer Julien sur la route qu’il doit suivre, et de lui dire qu’une femme, pour
demeurer fidèle à son mari, n’est pas obligée de recoudre les boutons de ses chemises.
Pour ma part, je plains de grand cœur les maris qui ne peuvent pas invoquer d’autres
garanties. Quand le chef de la famille gagne, bon an mal an, une vingtaine de mille
francs, sa femme peut sans remords négliger l’emploi de son aiguille. Adrienne, éclairée
par l’expérience, verrait dans le reproche de Julien une raillerie injurieuse, et
ramènerait le mari dans la voie du bon sens et de la vérité. La partie de piquet entre
Stéphane et Tamponnet n’est pas conduite moins gaîment que la scène d’ivresse entre
Fabrice et don Annibal de l’Aventurière. Le mari, sottement jaloux,
essayant de déprécier sa femme, Stéphane affichant l’incrédulité la plus obstinée, sont
assurément une donnée comique. Toutefois il me semble que l’auteur n’a pas su s’arrêter à
temps. Quand Stéphane dit au mari : Je sais à quoi m’en tenir, la plaisanterie franchit
les limites
de la vraisemblance. Que Julien ramène Stéphane,
qui veut partir, rien de plus naturel : c’est le destin commun des maris de s’estimer trop
haut, de s’endormir dans une sécurité superbe, de prendre pour une injure les
avertissements les plus bienveillants, les plus désintéressés. Quant au duel mystérieux
confié à Julien sous le sceau du secret, et que Julien raconte devant sa femme et sa
tante, c’est un ressort utile sans doute, mais tant de fois employé, qu’il passerait
presque inaperçu sans la remarque d’Adrienne. Que Julien, pour retenir Stéphane, s’obstine
à le protéger et veuille faire de lui le secrétaire intime du ministre, qu’il persiste à
le servir malgré lui, rien de mieux : tout cela est vrai, dessiné d’après nature ; mais
qu’après avoir entendu l’entretien de Stéphane et d’Adrienne, quand il connaît le secret
de Gabrielle, il charge Stéphane de ramener sa femme dans le chemin du devoir, c’est, à
mon avis, exagérer trop généreusement la confiance du mari. Julien a beau estimer Stéphane
et le croire incapable d’une action dont il aurait à rougir, c’est soumettre sa vertu à
une trop rude épreuve. Où est le mari qui prie l’homme qu’il sait aimé de sa femme de la
sermonner, de lui prêcher l’oubli et le mépris de la passion ? Je ne crois pas qu’on le
rencontre dans le monde où nous vivons.
Je concevrais très bien que Julien, répudiant les conseils de la colère, avant de jouer
sa vie contre la vie de Stéphane, fît appel à son amitié et cherchât dans la
reconnaissance qu’il a méritée un auxiliaire pour détourner le danger ; je ne conçois pas
qu’il remette entre ses mains le soin de ramener Gabrielle, et surtout sans lui dire qu’il
connaît son amour pour elle. Si la reconnaissance parlait chez lui plus haut que l’amour,
Stéphane n’aurait qu’un
seul parti à prendre : s’éloigner ;
mais Stéphane, qui n’est pas capable d’une passion exaltée, ne se rend pas volontiers aux
sentiments généreux sur lesquels Julien a compté. Sans aimer Gabrielle d’une affection
bien vive, nous devons du moins le croire d’après la conduite qu’il a tenue jusqu’ici, il
ne veut pas avoir perdu ses pas et ses paroles. Il a rêvé la possession de Gabrielle, il a
reçu sa promesse ; il ne renoncera pas à son rêve, à son espérance. Il accueille avec
empressement le projet d’une fuite commune, et ne songe pas un seul instant au malheur de
Julien ; la voix de l’orgueil couvre la voix de la reconnaissance : comment Julien ne
l’a-t-il pas prévu ?
J’arrive à la scène que le public a couverte d’applaudissements, à la scène où Julien,
apprenant de la bouche même de Stéphane qu’il se prépare à partir, et qu’il ne partira pas
seul, entame avec lui une discussion en règle sur le bonheur que nous assure
l’accomplissement du devoir, sur le malheur, la honte et le désespoir que la passion nous
promet. La vérité des sentiments, la franchise de l’expression, ne rachètent pas ce qu’il
y a d’étrange dans cette scène. Toutes les paroles que prononce Julien, très bien placées
dans la bouche d’un père qui voudrait éclairer son fils sur les dangers qu’il se prépare
en méconnaissant la voix du devoir, adressées par un mari à l’homme que sa femme a promis
de suivre, n’excitent plus qu’un sentiment d’étonnement. Et comme s’il craignait de
n’avoir pas violé assez hardiment les lois de la vraisemblance, l’auteur, qui tout à
l’heure confiait à Stéphane le soin de ramener Gabrielle, confie maintenant à Gabrielle le
soin de ramener Stéphane. Il faut en vérité que Julien ait une bien haute idée des deux
amants pour les charger tour à tour de leur mutuelle conversion ; c’est traiter la réalité
avec un
dédain trop évident. Si Gabrielle et Stéphane étaient
sincèrement épris l’un de l’autre, pour toute réponse au sermon de Julien, ils
partiraient, le laissant méditer à loisir sur l’impuissance des plus éloquentes maximes.
Heureusement pour le mari, Gabrielle et Stéphane ne sont pas tellement aveuglés par la
passion qu’ils osent braver la réprobation du monde. Ils se séparent sans effort, sans
regret, comme deux cœurs fourvoyés par hasard dans les régions ardentes de l’amour, et qui
ne demandent qu’à rentrer dans les régions tièdes et paisibles de la vie commune.
Les applaudissements que le public a donnés à cette scène réduisent-ils à néant les
objections que je viens d’exposer ? Je crois pouvoir dire non, sans mériter le reproche de
présomption ; pour persister dans l’opinion que j’ai soutenue, je n’ai pas besoin de dire
que le public s’est trompé. Les devoirs et le bonheur de la vie de famille, noblement
compris, noblement exprimés, sont toujours assurés d’exciter dans l’auditoire une vive
sympathie : le public a donc eu raison d’applaudir les sentiments placés dans la bouche de
Julien ; mais personne, je crois, n’a le droit de voir dans ces applaudissements
l’approbation de la conduite que l’auteur prête à Julien. Je pense, pour ma part, que les
maris exposés au même danger ne suivraient pas son exemple, et s’efforceraient de regagner
le cœur d’une femme égarée, au lieu de mettre leur bonheur à la merci de leur éloquence.
Du moment, en effet, que le triomphe du devoir ou de la passion dépend d’une lutte
oratoire, l’espérance du mari paraît présomptueuse ; il peut rencontrer dans l’homme qui
aime sa femme une langue plus habile, une imagination plus éclatante. Ne faut-il pas alors
que le devoir s’humilie ? Que devient la thèse choisie par M. Augier ? Il faut, pour
affirmer qu’une femme doit en toute
occasion préférer son mari
à son amant, affirmer en même temps que l’amant ne parlera jamais aussi bien que le mari ;
car je ne puis donner un autre sens aux paroles de Gabrielle : « Ô père de
famille ! ô poète ! je t’aime. »
Si Julien n’eût pas trouvé dans sa mémoire une
douzaine d’images bien assorties, il était donc condamné à perdre Gabrielle ?
Je regrette que M. Augier, au lieu de voir dans le succès de Gabrielle un
encouragement à poursuivre la peinture des mœurs contemporaines, ou plutôt, pour parler
plus franchement, une raison d’entreprendre avec sincérité, avec résolution, ce qu’il
avait à peine ébauché, soit revenu, en écrivant le Joueur de flûte, à son
point de départ. L’auditoire, il faut bien le dire, avait applaudi dans
Gabrielle l’intention plutôt que l’exécution. En produisant ma pensée
sous cette forme qui pourra sembler paradoxale, je ne crains pas de rencontrer des
contradicteurs sérieux. L’auteur, au lieu de mettre à profit la bienveillance de
l’auditoire, est retourné à ses premières études, à ses premières fantaisies. Je retrouve
dans le Joueur de flûte toutes les qualités de détail qui recommandent
la Ciguë ; mais le talent de M. Augier m’inspire une trop vive sympathie,
pour qu’il me soit possible de lui déguiser ma pensée, en ce qui touche la conception de
son nouvel ouvrage. Les données que nous fournit l’antiquité sur la vie et la mort de Laïs
se réduisent à bien peu de chose ; ces données pourtant ont un caractère vraiment
poétique, et M. Augier semble avoir pris plaisir à les dépouiller de ce caractère.
Plutarque, dans la Vie de Nicias, nous apprend en quelques lignes, que Laïs
fut réduite en captivité et vendue dans l’expédition dirigée contre la Sicile par Nicias
et Alcibiade. Il n’en dit pas davantage, et nous en serions
réduits aux conjectures sur la vie de cette courtisane fameuse sans les révélations
d’Athénée. Le cinquante-quatrième et le cinquante-cinquième chapitre du treizième livres
des Deipnosophistes nous offrent en effet des renseignements curieux.
Enlevée dès l’âge le plus tendre à la ville d’Hyccara, sa patrie, Laïs, vendue comme
esclave, s’établit à Corinthe, qui était alors la ville la plus corrompue de la Grèce. Sa
beauté lui donna bientôt des richesses considérables. Athénée raconte qu’Apelleo, l’ayant rencontrée au
bord d’un ruisseau puisant de l’eau, la conduisit à un banquet où il avait réuni de
nombreux amis ; et comme ils se plaignaient de voir arriver une vierge au lieu d’une
courtisane qu’ils attendaient, il leur répondit : « Avant trois ans, je vous la
rendrai telle que vous la souhaitez. »
Ce n’est pas ce début que je veux louer
comme poétique, je n’ai pas besoin de le dire ; mais vers l’âge de quarante ans, après
avoir épuisé toutes les jouissances du luxe et de la richesse, Laïs devint amoureuse d’un
jeune Thessalien, et quitta Corinthe pour le suivre. Les femmes de Thessalie, jalouses de
sa beauté, et peut-être aussi, quoique Athénée ne le dise pas, éprises de l’homme qu’elle
aimait, la mirent à mort dans le temple même de Vénus, où elle s’était réfugiée ; et pour
perpétuer le souvenir de cette violation du droit d’asile, le temple prit le nom de Vénus
impie. L’épitaphe de Laïs nous a été conservée, et mérite d’être rapportée, car c’est en
Grèce seulement qu’on pouvait ainsi célébrer la beauté d’une courtisane : « La
Grèce, fière de son invincible courage, a été réduite en servitude par la beauté de
Laïs, comparable aux déesses ; l’amour a engendré Laïs, Corinthe l’a nourrie, elle est
maintenant ensevelie dans les nobles champs de la Thessalie. »
Il y a certainement dans la destinée de cette courtisane
quelque chose d’émouvant. Cette femme qui, après avoir trouvé dans sa beauté tous les
enivrements de la richesse et de l’orgueil, meurt victime de sa beauté même, vendue à
l’âge de sept ans, vouée dès sa puberté au culte de Vénus, amoureuse pour la première fois
à l’âge où la beauté s’enfuit, et pourtant belle encore, belle au point d’armer contre
elle-même les femmes thessaliennes, n’offre-t-elle pas au poète un sujet nettement
caractérisé, et qui échappe au reproche de vulgarité par son dénouement tragique ? Pour se
ranger à mon avis, il n’est pas nécessaire d’avoir lu Athénée, il suffit de parcourir les
lignes que je viens de tracer. M. Augier, en prenant pour héroïne la plus célèbre
courtisane de Corinthe, ne paraît pas avoir songé un seul instant à tenir compte de
l’histoire ; je ne lui reprocherais pas l’ignorance ou l’oubli de la réalité, s’il eût
trouvé dans son imagination quelque chose de mieux ; malheureusement le Joueur de
flûte, quels que soient d’ailleurs les mérites de détail qui le recommandent,
est bien loin d’offrir le même intérêt que les deux chapitres d’Athénée.
Chalcidias, qui, dans le treizième livre des Deipnosophistes, s’appelle
Pausanias, a vendu sa liberté à Psaumis pour jouir pendant huit jours de la beauté de
Laïs. Avec les deux talents qu’il a reçus en échange de sa liberté, il a pris possession
de la courtisane sicilienne, que se disputaient à l’envi les rois, les généraux, les
orateurs, les philosophes, car Laïs triomphe des scrupules les plus rebelles. Pour
savourer sans contrainte le bonheur qui doit sitôt lui échapper, il ne doit livrer sa
personne, qu’il a vendue, qu’à l’expiration de son bail avec Laïs, et il entre dans son
lit sous le nom d’Ariobarzane ; satrape du grand roi, satrape de Perse. Le huitième jour
s’achève. Psaumis qui convoite lui-même la beauté de Laïs, se croit maître du terrain par
le départ d’Ariobarzane ; mais, comme il veut concilier le
soin de ses plaisirs et le soin de sa caisse, il songe à se défaire de son emplette avec
un bénéfice raisonnable. Il avait acheté Chalcidias pour plaire à sa femme ; sa femme ne
se soucie plus du joueur de flûte, et il veut acheter la courtisane sans bourse délier,
c’est-à-dire en consacrant à ses plaisirs le bénéfice qu’il réalisera. Bomilcar le
Carthaginois, à qui Psaumis propose le marché, et qui sait que Chalcidias a résolu de se
tuer pour échapper à l’esclavage, l’achète pour trois talents, mais avec l’espérance de
réaliser à son tour un bénéfice bien autrement séduisant, car il a deviné l’amour de Laïs
pour Chalcidias ; en révélant à Lais ce qu’a fait Chalcidias pour la posséder, sa
résolution désespérée pour ne pas survivre à son bonheur, il obtient d’elle cent talents
pour prix de l’esclave qu’il lui cède. Laïs, amoureuse de Chalcidias, sûre d’être aimée de
lui en apprenant le sacrifice terrible qu’il n’a pas craint de lui faire, n’hésite pas à
se dépouiller de ses richesses pour posséder librement sa nouvelle conquête. Elle n’estime
pas Chalcidias au-dessous de cent talents, c’est-à-dire au-dessous de cinq cent quarante
mille francs. Chalcidias, pour posséder Laïs pendant huit jours, n’avait donné que dix
mille huit cents francs. Il est vrai qu’il avait vendu sa liberté pour deux talents, et
que Laïs, même après cette emplette qui étonnera sans doute plus d’un lecteur, n’est pas
encore réduite à vendre sa liberté.
Comparez la comédie de M. Augier au récit d’Athénée : de quel côté se trouve la poésie ?
de quel côté l’intérêt ? La courtisane de Corinthe, amoureuse pour la première fois,
suivant son nouvel amant jusqu’en Thessalie dans l’espérance de lui dérober les souillures
de sa vie passée, mourant au pied de l’autel de Vénus, n’est-elle pas plus vraie,
plus inattendue, plus émouvante que la courtisane vendue hier à
l’homme qu’elle veut acheter aujourd’hui ? La réponse ne saurait être douteuse.
Parlerai-je de Psaumis, qui raconte comment il est devenu père sans le vouloir et presque
sans le savoir, et qui achète Chalcidias pour apaiser les caprices de sa femme ? Un tel
personnage ne sert, ni directement ni indirectement, au développement de la pensée
principale. L’avarice de Psaumis, doublée de libertinage, n’offre pas à Laïs une tentation
assez forte pour relever le prix du sacrifice qu’elle accomplit. À quoi renonce-t-elle
pour suivre Chalcidias ? Aux caresses d’un vieillard qui ne consent pas même à payer
généreusement les plaisirs que son âge lui défend. Je ne dis rien du Carthaginois, qui,
dans la pensée de l’auteur, n’est évidemment destiné qu’à nous révéler tour à tour
l’avarice de Psaumis et l’ardeur de Laïs pour le premier homme qu’elle aime. Quant à
Chalcidias, c’est, à mes yeux, un personnage manqué. Je concevrais très bien que Laïs le
rachetât pour le soustraire à l’esclavage, qu’au don de la liberté elle ajoutât le don de
sa personne, qu’elle ne crût pas payer trop cher le sacrifice accompli par Chalcidias en
le payant de sa beauté ; mais, pour que le rachat de Chalcidias fût revêtu d’un caractère
vraiment poétique, il faudrait qu’il n’eût pas été précédé de l’achat de Laïs. Comment
Chalcidias peut-il aimer la courtisane dont le lit s’est ouvert devant ses largesses, et
qu’il a tenue dans ses bras immobile et froide comme une statue ? Comment Laïs, qui s’est
vendue à Chalcidias, peut-elle espérer conquérir son amour même au prix de cent talents ?
N’est-elle pas flétrie sans retour aux yeux de l’homme qu’elle aime, à qui elle a vendu
ses caresses ? Chalcidias pourra-t-il jamais oublier le marché conclu avec
Ariobarzane ?
Il y a cependant beaucoup de talent dans le Joueur de
flûte comme dans les précédents ouvrages de M. Augier ; je peux même dire, sans
flatter l’auteur, que plusieurs parties de sa nouvelle comédie se recommandent par un
style plus ferme, plus précis que la Ciguë. Malheureusement, à côté d’un
passage écrit avec une rare élégance, on trouve des vers empreints d’une grossièreté
préméditée, qui blessent inévitablement toutes les oreilles délicates ; l’esprit le plus
tolérant, le plus indulgent, le moins enclin à la pruderie ne peut se défendre d’un
mouvement de dépit en voyant les images les plus gracieuses encadrées dans les
plaisanteries du goût le plus douteux. Plusieurs des passages que je signale ont disparu
entre la première et la deuxième représentation ; toutefois, bien que l’auteur, docile au
conseil de ses amis, se soit fait justice et n’ait pas hésité à sacrifier quelques
douzaines de vers, il reste encore dans sa dernière comédie bien des taches qu’une main
sévère devrait effacer. Le parti pris d’opposer la réalité grossière à l’image élégante et
poétique est un procédé qu’il faut renvoyer aux esprits vulgaires ; tout homme qui prend
au sérieux l’art littéraire doit s’en abstenir comme d’une habitude vicieuse. Qualifier
les femmes de guenons, traiter les hommes de canailles, de coquins, de gredins, sans
nécessité, sans que la situation appelle impérieusement l’emploi du langage trivial, ne
sera jamais qu’un puéril caprice. Quoique M. Augier ait biffé prudemment les paroles que
je souligne, il n’est pas inutile d’en tenir compte, car les taches effacées dans
le Joueur de flûte ont des sœurs trop nombreuses dans les précédentes
comédies de M. Augier. Molière ne s’est jamais mépris sur le rôle des termes vulgaires.
Quand il lui arrive de recourir à la langue triviale, ce n’est jamais à l’étourdie, c’est
toujours à
bon escient ; c’est qu’il a besoin de ramener sur la
terre l’extase d’un amant, c’est qu’il cherche la comédie dans le contraste permanent de
l’illusion et de la réalité. Ai-je besoin d’invoquer des exemples à l’appui de ma pensée ?
Depuis l’École des Femmes jusqu’aux Femmes savantes, depuis
George Dandin jusqu’au Médecin malgré lui, est-il possible
de prendre Molière en flagrant délit de grossièreté préméditée ? M. Augier, qui a fait de
Molière une étude assidue, saura bien me comprendre à demi-mot.
La langue, envisagée dans ses conditions fondamentales, abstraction faite de toute
question d’élégance et de goût, n’est pas toujours respectée par l’auteur de la
Ciguë et du Joueur de flûte avec un soin assez scrupuleux :
tantôt, parlant de l’argent et du bonheur, il dit que, si l’argent ne donne pas le
bonheur, il l’aide ; or, tous les écoliers savent très bien qu’on aide
une personne et qu’on aide à une chose. Ailleurs, il fait dire à une femme parlant de son
amant : Tu vois que je le reçois d’une froideur extrême. Où et quand
s’est-on jamais servi d’une pareille locution ? Dans le Joueur de flûte,
nous entendons Chalcidias dire qu’il a exercé le luxe et l’insolence :
n’est-ce pas, aux yeux mêmes des humanistes les plus complaisants, un néologisme par trop
excentrique ? Dans une autre scène du même ouvrage, nous entendons parler d’un temple d’asile. Jusqu’à présent, nous connaissions l’asile des temples, le
caractère inviolable des lieux consacrés au culte de la divinité ; le renversement
inattendu de la locution usitée n’offre pas à l’esprit un sens facile à saisir. Je ne
crois pas inutile de relever ces fautes purement grammaticales ; car si la connaissance
complète et la pratique assidue des lois de la langue ne sont pas les seuls fondements
d’un style élégant et pur, il est certain du
moins qu’il n’a a
pas de style châtié, de style vraiment élégant, sans la connaissance et la pratique des
lois de la langue. Quelque dédain qu’on éprouve pour la forme et l’arrangement des mots,
il ne faut jamais oublier la réponse d’un père de l’église consulté sur l’opportunité des
études grammaticales. On lui demandait si la foi permettait ces études profanes ; il
répondit avec sagacité : « La foi ne proscrit pas de pareilles études, car elles
sont souverainement utiles, ne fût-ce que pour s’entendre sur les matières de la
foi. »
Eh bien ! ce qui est vrai dans l’ordre théologique n’est pas moins vrai
dans l’ordre littéraire. Si la langue, envisagée dans ses lois fondamentales n’est pas le
style tout entier, le style a pourtant pour condition première le respect des lois de la
langue. M. Augier écrit en vers d’une façon abondante et spontanée ; le rythme et la rime
lui obéissent sans se faire prier : il ne faut pas qu’il se laisse abuser par l’abondance
et la spontanéité du langage au point de ne pas revoir, de ne pas modifier, de ne pas
corriger les paroles inexactes, les images obscures, les locutions vicieuses que cinquante
auditeurs tout au plus peuvent remarquer, parce qu’ils ont l’oreille exercée, mais qui
cependant, à l’insu même de ceux qui ne sont pas capables d’en tenir compte, jettent dans
la trame du dialogue une fâcheuse obscurité. S’il n’y a pas de petites économies lorsqu’il
s’agit de s’enrichir, il n’y a jamais non plus de scrupules puérils lorsqu’il s’agit
d’écrire ; la valeur et l’arrangement des mots jouent un rôle si important dans la
révélation de la pensée, qu’on ne saurait les peser trop attentivement, les trier avec
trop de soin, avant de les mettre en œuvre.
M. Augier ne paraît pas comprendre l’importance de l’unité dans le style ; il semble se
complaire dans la
perpétuelle opposition de l’élégance et de la
vulgarité. Séduit par la lecture assidue des Femmes savantes et
d’Amphitryon, il oublie ou il néglige complètement le
Misanthrope et l’École des Femmes. Ce n’est pas, à Dieu ne
plaise, que je prétende mettre Amphitryon et les Femmes
savantes au-dessous du Misanthrope et de l’École des
Femmes, car les Femmes savantes sont, à mon avis, le plus parfait
des ouvrages de Molière ; mais pour un esprit attentif le style de ces divers ouvrages ne
sera jamais un style unique. Il y a dans l’Amphitryon et dans les
Femmes savantes un souvenir, une saveur de Régnier qui ne se retrouve ni dans
l’École des Femmes ni dans le Misanthrope. M. Augier, qui
connaît la langue de Molière et qui en mainte occasion a fait de ses lectures un usage si
heureux, n’a pas encore senti la nécessité d’étudier les transformations du style de ce
maître illustre. À quarante ans, Molière écrivait l’École des Femmes,
modèle d’élégance, d’ingénuité, de franchise. Quatre ans plus tard, il écrivait le
Misanthrope, où l’élégance, sans rien prendre d’affecté, se distingue par un
caractère plus soutenu. L’année suivante, il écrivait Tartuffe
p, dont
la langue pour les yeux clairvoyants est plus savante et plus précise que la langue du
Misanthrope. Enfin, à cinquante ans, il écrivait les Femmes
savantes, effort suprême de son génie, que sans doute il n’eût jamais surpassé,
lors même que la mort l’eût épargné pendant dix ans. Le style des Femmes
savantes me semble réunir toutes les conditions du dialogue comique. Je ne crois
pas qu’il soit possible de porter plus loin la clarté, l’évidence, le mouvement, l’ironie
familière, la raillerie incisive et mordante, l’expression vive et colorée de tous les
détails de la vie ordinaire : une telle vérité n’a pas besoin d’être démontrée ; mais un
poète comique, un poète qui prend
Molière pour conseil et pour
guide, ne peut se dispenser de graver dans sa mémoire la différence qui sépare
l’École des Femmes des Femmes savantes. S’il ne tient pas
compte de cette différence, s’il confond, je ne dirai pas dans une commune admiration, car
l’admiration n’est que justice, mais dans une imitation commune et simultanée,
l’École des Femmes et les Femmes savantes, il doit
nécessairement rencontrer sur sa route un écueil que la prudence la plus avisée ne saurait
éviter. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente, malgré toutes les ressources de son esprit,
son style manquera toujours d’unité, et c’est en effet ce qui arrive à M. Augier : il y a
dans ses meilleures pages d’étranges dissonances ; l’imagination transportée dans les
régions de la poésie la plus sereine par l’élégance et l’éclat des images, se réveille en
sursaut dès qu’elle entend une comparaison tirée de la vie la plus vulgaire. Elle s’étonne
et s’inquiète, et le goût le plus indulgent est obligé de condamner ces dissonances, qu’on
est convenu, non sans raison, d’appeler criardes.
Il est évident que M. Augier ne possède qu’une notion incomplète des conditions du style
comique. Il réduit ces conditions au contraste permanent de l’idéal et de la réalité, et
ne s’aperçoit pas que ce contraste, renfermât-il, ce qui est loin d’être vrai, toutes les
conditions de la comédie, ne dispenserait pas le poète de l’unité de style. Que chaque
personnage parle selon son rang, selon son rôle ; qu’Agnès et Horace, Alain et Arnolphe
expriment leur pensée chacun à sa manière, rien de mieux, j’y consens, et, pour le trouver
mauvais, il faudrait fermer l’oreille aux conseils de la raison ; mais greffer la langue
d’Alain ou d’Arnolphe sur la langue d’Agnès ou d’Horace, mettre dans la bouche de
Clitandre les paroles de Chrysale
ou de Martine, c’est un
caprice que le bon sens ne saurait avouer ; lors même que les applaudissements du parterre
viendraient protester contre la sentence prononcée par le bon sens, je n’hésiterais pas à
suivre l’exemple de Caton : j’épouserais la cause vaincue. Le procédé adopté par
M. Augier, suivi avec persévérance depuis sept ans, n’est pas un hommage rendu à Molière,
mais une violation constante des lois posées par l’auteur des Femmes
savantes. Vouloir, en toute occasion, mêler la langue d’Aristophane avec la
langue de Ménandre, la langue de Plaute avec la langue de Térence, ce n’est pas se montrer
fécond et varié, c’est afficher un dédain superbe pour les conditions fondamentales du
style comique. Si le style de la comédie exige plus de souplesse et de familiarité que le
style de l’épopée ou de la tragédie, la souplesse et la familiarité ne doivent pas être
confondues avec les dissonances, et M. Augier gâte, comme à plaisir, ses meilleures
inspirations par l’abus des dissonances. Des amis aveugles pourront lui dire qu’il y a
dans la réalité triviale opposée à l’idéal poétique un élément de succès, et lui présenter
comme des scrupules puérils les conseils que je lui donne ; l’avenir prononcera. Je ne
crois pas que l’unité de style entrave en aucune occasion l’allure de la comédie ; car je
ne confonds pas, je n’ai jamais confondu l’unité de style avec l’uniformité des
personnages ; ce que j’ai dit tout à l’heure ne laisse aucun doute à cet égard. Que chaque
personnage demeure fidèle à son caractère, qu’il parle selon ses passions, ses intérêts ;
qu’il garde en même temps la langue de sa condition, de ses habitudes, qu’il n’essaie pas
d’étonner l’auditoire en prononçant des paroles qui n’ont jamais dû passer par ses lèvres.
C’est là un caprice qui peut abuser quelques esprits blasés, et qui tôt ou tard ne
manquera
pas d’être sévèrement blâmé ; c’est un grain de poivre
qui chatouille le palais dont la sensibilité s’est émoussée, ce n’est pas un mets vraiment
savoureux, une chair succulente et saine, et de telles aberrations, protégées d’abord par
l’ignorance et l’aveuglement, seront bientôt jugées comme elles méritent de l’être. Le
contraste permanent de l’idéal et de la réalité descendra au rang des lieux communs.
Dans les cinq comédies que M. Augier a écrites depuis sept ans, il n’a jamais abordé
franchement les devoirs du poète comique. La première, la troisième et la cinquième
relèvent directement de la fantaisie, et malgré le talent qui les recommande, ne peuvent
être acceptées comme de véritables comédies, car le poète comique doit accepter les vices
et les ridicules de son temps. Ce n’est pas en nous transportant dans le siècle de
Périclès, dans le palais de Clinias ou de Laïs, qu’il peut espérer d’agir puissamment sur
l’auditoire. Mucarade, Clorinde et don Annibal sont tout simplement des personnages
traditionnels rajeunis par une fantaisie ingénieuse ; il m’est impossible de voir en eux
l’image d’un temps déterminé. J’ai dit pourquoi le Joueur de flûte, malgré
les qualités que je me plais à reconnaître dans plusieurs passages, est au-dessous de
la Ciguë et de l’Aventurière. Il y a dans la
Ciguë, dans l’Aventurière, un plan, une composition, une pensée
nette et facile à saisir, qui s’annonce, qui se développe, qui sert à nouer, à dénouer une
action. La pensée du Joueur de flûte demeure confuse. Si l’auteur a voulu
nous peindre la courtisane amoureuse, et je crois qu’il serait difficile de lui prêter une
autre intention, il n’a pas accompli sa volonté assez franchement, assez simplement pour
que nous puissions la juger avec une entière sécurité. Bien que Lais, en effet, soit le
personnage principal, Bomilcar et Psaumis tiennent
tant de
place dans cette comédie, le caractère de Chalcidias est dessiné avec tant d’indécision,
qu’il est permis de se demander si l’auteur n’a voulu nous peindre que les souffrances de
la courtisane amoureuse.
Quant aux deux comédies que M. Augier a tirées de la vie réelle, je les mets fort
au-dessous de la Ciguë et de l’Aventurière. Les
applaudissements obtenus par Gabrielle ne sont pas, à mes yeux, un argument
victorieux. Le public a eu raison d’applaudir le talent que l’auteur a montré dans
Gabrielle, mais il a eu tort de préférer Gabrielle à
l’Aventurière, c’est-à-dire la peinture incomplète de la réalité, à la
peinture ingénieuse et animée d’un monde consacré par une longue tradition et rajeuni par
la fantaisie.
Quel rang faut-il assigner à M. Augier ? Si la comédie, comme je le pense, doit se
proposer la peinture de la vie réelle, est-il permis de classer parmi les poètes comiques
l’écrivain qui, depuis sept ans, a toujours été plus heureusement inspiré par la fantaisie
que par le souvenir des vices et des ridicules que nous coudoyons ? Si l’auteur était
moins jeune, nous devrions le juger avec sévérité ; mais il a tant d’années devant lui,
que notre sentence doit se présenter sous la forme de conseil. Oui, sans doute, la
fantaisie la plus ingénieuse, le style le plus coloré ne sauraient, chez un poète comique,
remplacer l’étude et la peinture de la réalité, car la comédie vit de réalité ; mais
lorsqu’il s’agit d’un poète de trente ans, qui a déjà donné des gages si heureux, il faut
se rappeler la pensée si bien exprimée par un écrivain de l’antiquité : justice absolue,
souveraine injustice. M. Augier ne connaît pas les hommes et les choses de notre temps
comme devrait les connaître un poète comique. Il paraît avoir étudié les traditions de la
comédie beaucoup plus assidûment que la comédie même,
c’est-à-dire que la vie réelle. C’est là, sans doute, une méprise très grave, mais ce
n’est pas une méprise irréparable. Si M. Augier ne connaît pas, ou ne connaît que très
incomplètement la société qu’il se propose de peindre, il est impossible de lui contester
la faculté d’exprimer sa pensée quelle qu’elle soit, dans une langue vive et pénétrante.
Qu’il nous transporte dans les régions de la fantaisie, ou qu’il nous promène au milieu
des détails de la vie familière, l’image ne lui manque jamais. Il dit très bien et très
nettement tout ce qu’il veut dire ; sa parole ne bronche pas et traduit fidèlement sa
rêverie ou sa raillerie. Il faut lui tenir compte de ce don précieux. Assurément, ce don,
si éclatant qu’il soit, ne suffit pas pour former l’étoffe entière d’un poète comique.
Trouver pour sa pensée une expression toujours docile et ne pas connaître dans toute sa
profondeur, dans toute sa variété, le sujet qu’on veut traiter, c’est se présenter au
combat avec une moitié d’armure. La parole la plus abondante ne remplacera jamais la
justesse et la précision de la pensée. Or, pour atteindre à la justesse, à la précision,
il faut partager sa vie entre le commerce des livres et le commerce des hommes, soumettre
constamment les livres au contrôle de la réalité et comparer la réalité au témoignage des
livres, et ne pas mettre en scène les personnages qui, depuis plusieurs siècles, ont
disparu du monde des vivants. Quiconque n’est pas résigné à ce double travail doit
renoncer au titre de poète comique. M. Augier ne connaît que trop bien les personnages
traditionnels de la comédie ; qu’il étudie avec le même soin, la même ardeur, les
personnages réels dont se compose la société moderne ; qu’il abandonne le puéril plaisir
de rajeunir par l’expression les types autrefois
justement
applaudis, mais qui ont fait leur temps, pour le plaisir plus sérieux de créer des types
nouveaux, c’est-à-dire des types qui nous offrent l’image du monde où nous vivons. Sans
doute, c’est une tâche plus difficile, mais c’est la seule qui soit vraiment digne d’un
poète comique, la seule dont l’accomplissement puisse fonder une solide renommée. Dès à
présent, quoi que veuille dire l’auteur de la Ciguë, la parole lui obéit ;
le rythme et la rime se plient à tous ses caprices : qu’il demande ses pensées à la
réalité au lieu de les demander à la fantaisie, et il pourra prétendre au nom de poète
comique.
Le sujet choisi par M. Ponsard présente certainement de graves difficultés ; cependant
je ne crois pas que la figure de Charlotte Corday doive être bannie du théâtre. Il y a
dans le courage viril de cette jeune fille une donnée tragique dont la poésie peut
s’emparer. Sans doute cette donnée présente plus d’un écueil ; le dénouement prévu
d’avance, gravé dans toutes les mémoires, semble condamner l’action à l’immobilité ; les
préparatifs du meurtre sont tellement connus, il serait tellement insensé de vouloir les
changer, que le poète, au premier aspect, paraît condamné à transcrire l’histoire.
Toutefois l’étude approfondie de cette question délicate nous conduit à une conclusion
bien différente. S’il n’est pas permis au poète, en effet, d’altérer le témoignage de
l’histoire, si le meurtre de Marat est trop près de nous pour que l’imagination la plus
hardie ne soit pas obligée d’en respecter, d’en reproduire les circonstances
principales, le poète a le droit d’interpréter à sa manière le récit de l’historien.
Derrière les faits accomplis, il a le droit de chercher, l’espérance de trouver les
idées qui ont servi de germe au projet de Charlotte Corday, les passions qui ont ébranlé
son courage, les réflexions qui l’ont
raffermi. Et si dans la
poursuite et la découverte de ces mobiles mystérieux, indiqués plutôt qu’expliqués par
l’historien, il prend pour guide l’austère philosophie, il peut tirer de la vie et de la
mort de Charlotte Corday une tragédie émouvante et vraiment pathétique. Non pas que je
conseille à l’imagination, en présence de cette grande figure, d’oublier, de méconnaître
ses devoirs jusqu’à greffer le roman sur l’histoire : à Dieu ne plaise qu’une pareille
folie entre jamais dans ma pensée ! mais, sans recourir au roman, il est permis d’ouvrir
devant nous l’âme toute romaine qui a conduit le bras de Charlotte Corday. C’est là la
vraie tâche du poète dramatique. Certes, il ne faut pas négliger de nous montrer, de
nous peindre à grands traits l’état de la France six mois après la mort de Louis XVI ;
toutefois ce serait s’abuser étrangement que de subordonner la conduite de Charlotte
Corday au tumulte des factions ; le drame ainsi compris descendrait fatalement à des
proportions mesquines, la jeune fille héroïque ne serait plus qu’un instrument aveugle
entre les mains du hasard. Pour que Charlotte nous intéresse, nous émeuve, nous frappe
d’admiration et d’épouvante, il faut qu’elle domine l’action générale du poème ; il faut
que tous les événements trouvent dans son âme généreuse, non pas seulement un écho plus
ou moins retentissant, mais un juge sévère ; à cette condition, le drame s’agrandit, et
l’héroïne, bien que placée près de nous dans l’ordre des temps, que nos pères ont vue
marcher au supplice, se transfigure, et, d’un battement d’ailes, s’élève jusqu’aux
régions les plus sereines de la poésie.
Charlotte avait vingt-cinq ans lorsqu’elle conçut le projet de délivrer la France en
poignardant Marat. Privée de sa mère par la mort, séparée de son père et de ses sœurs
par
la pauvreté, éloignée de ses frères qui servaient dans
l’armée des princes, confiée aux soins d’une vieille tante, c’est-à-dire livrée à
elle-même, Charlotte avait grandi dans la solitude et l’indépendance. Ne consultant pour
le choix de ses lectures que sa seule volonté, quittant, reprenant ses études sans
recevoir jamais ni conseil ni réprimande, elle se nourrissait de Corneille, dont la sœur
était son aïeule, de Plutarque, dont les mâles récits la charmaient, de Raynal, dont les
principes généreux enflammaient son cœur. Ainsi, quand la Montagne commença contre la
Gironde cette bataille furieuse qui devait coûter tant de sang à la France, Charlotte
s’était déjà préparée depuis longtemps au sacrifice de sa vie ; sans savoir encore de
quel côté se tournerait son dévouement, elle éprouvait le besoin impérieux de se
dévouer. Et comme les passions qui agitent le cœur des jeunes filles se taisaient en
elle, comme sa vie solitaire n’avait pas été troublée par les rêves enivrants de
l’adolescence, son ardeur de sacrifice devait naturellement s’adresser à la patrie.
MM. de Belzunce et de Pontécoulant ne paraissent pas avoir inspiré à Charlotte un
sentiment plus tendre que l’amitié. Son âme appartenait tout entière à la France quand
les Girondins fugitifs vinrent à Caen chercher un asile et des vengeurs. Le cœur de
Charlotte s’est-il attendri pour le plus beau, le plus courageux des Girondins, pour
Barbaroux ? En lisant la lettre qu’elle lui écrivait la veille de sa mort, il n’est
guère permis de le penser, car cette lettre, charmante au début, grave et solennelle
dans les dernières lignes, ne trahit aucun regret, aucun regret du moins qui porte
l’empreinte de la passion. Il règne, dans toute cette lettre, une sérénité et parfois un
enjouement railleur que la passion ne permettrait pas. Quant à la lettre de Charlotte à
son père,
c’est d’un bout à l’autre le langage d’une
Romaine ; il est difficile d’imaginer plus de simplicité dans la grandeur. Si l’âme de
la jeune fille se sent un instant ébranlée, en songeant aux larmes que son père va
répandre, elle reprend bien vite son courage et sa vigueur au spectacle de la France
délivrée. Elle parle à son père, comme une fille qui sent couler dans ses veines le sang
de Corneille, le sang d’Émilie.
Une âme ainsi faite, ainsi douée, préparée aux actions héroïques par le commerce
familier des âmes les plus mâles de l’antiquité, n’est pas, à coup sûr, un champ stérile
pour la poésie dramatique ; mais si Charlotte n’a jamais aimé, d’où viendra le combat ?
d’où naîtra la péripétie ? Si elle a pu dire à Barbaroux, dire à son père : « Ne pleurez
pas ma mort ; pourquoi me pleurer ? qu’ai-je à regretter ? ma nature, je le sens, ne
m’appelait pas au bonheur » ; si, pour armer son bras du poignard, pour se résoudre au
sacrifice de sa vie, elle n’a pas à consommer dans son cœur un premier sacrifice ; si
elle n’a pas de lutte à soutenir, pas de bonheur à immoler, comment se nouera l’action ?
Cette question, je l’avoue, a quelque chose de décourageant, et pourtant je crois qu’il
n’est pas impossible de la résoudre victorieusement. Si Charlotte, en effet, n’a jamais
aimé, si elle a ignoré la seule passion qu’elle ait jamais inspirée, l’amour
enthousiaste, la mystique adoration qu’Adam Lux devait sceller de son sang ; si elle a
rencontré sans émotion les regards ardents qui l’ont suivie jusqu’au pied de l’échafaud,
ne croyons pas qu’elle ait quitté la vie sans déchirement. Elle avait pour son père,
pour ses sœurs, pour sa vieille tante, une tendre affection ; chaque fois qu’elle
prenait un enfant sur ses genoux, qu’elle passait la main dans sa blonde chevelure, ses
yeux se
mouillaient de larmes involontaires ; son cœur, que
la passion n’avait pas troublé, songeait, à son insu, aux joies de la maternité. Belle
et n’ayant pour dot que la pauvreté, quoique jamais aucune plainte ne soit sortie de sa
bouche, sans doute elle ne voyait pas, sans une secrète amertume, ses amies de couvent
échanger leur nom contre le nom d’un homme préféré. Malgré les consolations stoïques
adressées à son père, tous les témoignages s’accordent à nous montrer Charlotte Corday
comme une femme faite pour comprendre, pour aimer la vie de famille, pour jouir
pleinement du bonheur que donne le foyer domestique. Si l’héroïsme a triomphé dans son
cœur, le triomphe n’a pas été obtenu sans combat, sans blessure ; plus d’une fois les
affections humaines ont élevé la voix avant de consentir à s’immoler. Eh bien ! c’est
dans cette lutte intérieure que le poète doit chercher les principaux développements de
l’action dramatique, et cette lutte est assez vive, assez cruelle pour offrir tous les
éléments d’une véritable péripétie.
Cependant je ne voudrais pas réduire à cette donnée purement psychologique l’intérêt du
drame tout entier. Les trois hommes qui se partageaient alors le gouvernement de la
Montagne, qui disposaient à leur gré du sort de la France, Robespierre, Danton et Marat,
doivent tenir une place importante dans un poème baptisé du nom de Charlotte Corday.
Pour amener le spectateur à bien comprendre le dévouement de l’héroïne, il est
nécessaire de lui montrer la guerre intestine qui déchirait alors la Convention. Si
Robespierre, Danton et Marat ne viennent pas expliquer devant lui les passions qui les
dévorent, les principes dont la mise en œuvre a coûté tant de sang et de larmes, les
rêves insensés qu’on ne peut écouter sans épouvante, la
résolution de Charlotte n’est plus que le caprice d’une imagination en délire. Ici se
présente un nouvel écueil. La guerre qui déchirait la Convention était si terrible,
semée d’épisodes si étranges, si imprévus, la France haletante contemplait avec une si
cruelle anxiété cette assemblée où l’injure et la menace prenaient trop souvent la place
des arguments, qu’il semble bien difficile de mettre aux prises la Gironde et la
Montagne sans absorber l’attention tout entière. Oui, sans doute, c’est là un écueil
dangereux, mais que le poète peut éviter. Pour peu en effet qu’il possède le sentiment
des proportions, il comprend bien vite que la Convention, malgré sa terrible grandeur,
ne doit servir qu’à expliquer la résolution de Charlotte. La Montagne et la Gironde se
résument en quelques hommes, et sans nous ouvrir les portes de la Convention, sans nous
montrer les tribunes furieuses dont les clameurs ajoutaient encore à la colère des
combattants, il suffit d’amener devant nous les chefs de la Montagne et de la Gironde.
Quand je parle de les amener devant nous, ce n’est pas sans dessein que j’emploie cette
expression. Il faut en effet qu’on les voie, qu’on les entende, il faut qu’ils nous
révèlent, dans un entretien familier ou dans une querelle acharnée, le secret de leurs
pensées, de leurs espérances. Laisser à d’autres le soin de nous les peindre, de nous
initier aux mystères de leur conscience, serait méconnaître le but naturel, les devoirs
évidents de la poésie dramatique. Dans un tel sujet, il faut se défier des portraits,
car les portraits les plus habiles, tracés de la main la plus sûre, ne sauraient jamais
remplacer l’homme même que le poète a voulu peindre. Quelques vers bien frappés, écrits
d’un style précis et sévère, ne produiront jamais sur l’âme du spectateur une impression
aussi profonde que la vue même du
personnage. Cette pensée,
bien qu’elle se trouve dans l’épître aux Pisons, est encore aussi vraie aujourd’hui que
le jour où elle fut exprimée pour la première fois, et je ne crains pas en la
reproduisant le reproche de plagiat.
Comment nous montrer Robespierre, Danton et Marat, Barbaroux, Buzot et Louvet, sans
nous ouvrir les portes de la Convention ? Pour les trois derniers, la réponse est toute
simple. Les Girondins sont proscrits ; nous les trouverons à Caen. Quant aux trois chefs
de la Montagne, il faudra trouver moyen de les réunir dans une délibération sur leurs
communs intérêts. La diversité de leurs caractères, l’opposition, la contradiction des
systèmes dont ils poursuivent l’accomplissement à travers les ruines amoncelées à leurs
pieds, ne tarderont pas à éclater. Une fois en présence, ils ne s’entretiendront pas
longtemps avant d’en venir à l’ironie, à la menace. Cette manière de nous les révéler
par eux-mêmes n’a rien que la raison ne puisse avouer. Reste la difficulté de mettre
dans leur bouche des paroles que l’histoire ne désavoue pas.
Le triumvirat de la Montagne offre au poète trois caractères profondément distincts.
Robespierre, dont le nom reste attaché au régime de la terreur ; Danton, dont le nom
rappelle à toutes les mémoires les journées de septembre ; Marat, qui se disait l’ami du
peuple et qui a demandé, qui a obtenu tant de têtes, réunis pour le triomphe de la
Révolution, étaient fatalement condamnés à s’entre-détruire, car chacune de ces trois
natures devait se défier des deux autres. Robespierre, dévoré de la soif du pouvoir,
poursuivait froidement, mais avec une persévérance infatigable, avec une obstination que
rien ne pouvait décourager, le but marqué d’avance dans ses desseins. Calme et prudent,
profitant habilement des fautes
commises par ses adversaires,
il n’allait pas volontiers au-devant du ranger ; affrontant, méritant parfois le
reproche de lâcheté, il daignait de répondre aux accusations qui ne compromettaient pas
l’accomplissement de sa volonté. C’est peut-être la figure la plus terrible de cette
époque orageuse, et cependant Robespierre a connu la plus douce des passions humaines,
La richesse n’attirait pas cette âme singulière ; s’il abat les vieilles institutions,
s’il proscrit les grands, ce n’est pas pour se loger dans les palais déserts. Non, il
veut régner, il veut tenir la France dans sa main. La douceur même de ses mœurs ajoute à
l’effroi qu’il inspire. Il y a dans toute sa conduite un si parfait désintéressement,
ses ennemis eux-mêmes sont tellement convaincus qu’il ne garde rien pour lui de la
dépouille des victimes, tous ses discours sont dictés par une logique tellement
inflexible, que la sérénité de son intelligence au milieu de l’orage lui donne une
sinistre grandeur.
Danton, malgré les journées de septembre dont il n’a pas répudié la responsabilité,
effraie moins que Robespierre, car l’ambition n’est pas le mobile unique de toute sa
conduite. En poursuivant la conquête du pouvoir souverain, ce n’est pas le pouvoir seul
qu’il veut conquérir ; il veut satisfaire, il veut assouvir toutes ses passions, tous
ses appétits, depuis sa gourmandise jusqu’à sa luxure. Arrivé à Paris pauvre et obscur,
il veut la popularité, il veut la richesse pour épuiser toutes les jouissances. Ardent,
audacieux jusqu’à la témérité, il joue avec le danger et se complaît à le braver, Il
n’est jamais mieux inspiré, plus éloquent, plus abondant en images, plus railleur, plus
puissant qu’en face du danger. Il ne choisit par ses paroles, il ne passe pas son temps
à les trier, il ne relit pas, comme Robespierre, les plus belles pages de Rousseau pour
préparer ses discours ;
pour lui, la tribune est un champ de
bataille. Il lance ses arguments à la tête de ses ennemis comme un frondeur la pierre
qu’il vient de ramasser. Danton semble né pour les révolutions, Il ne cache pas ses
vices, il s’en glorifie. Si quelqu’un lui dit qu’il s’est vendu à la cour, il répond
hardiment que c’est un marché nul, que la cour ne l’a pas estimé assez haut. Et
pourtant, malgré cette misérable jactance, il n’a pas dit un éternel adieu à tous les
bons sentiments ; il ne verse pas le sang par cruauté, pour le plaisir de le voir
couler. Pour lui, la hache n’est qu’un moyen de supprimer les obstacles ; il accepte la
hache comme une nécessité ; mais une fois les obstacles supprimés, rendu à sa nature, il
combat avec énergie toutes les mesures violentes qui n’ont pas la nécessité pour
excuse.
Marat semble frappé de vertige. Il y a dans sa cruauté quelque chose que la haine la
plus ardente ne peut expliquer. Quelque aversion qu’on lui suppose pour l’aristocratie,
de quelque jalousie qu’il soit animé contre la société tout entière, qui n’a pas voulu
reconnaître en lui le rival, le successeur de Newton, il est impossible de trouver dans
l’aversion la plus violente, dans la plus implacable jalousie, la clé de cette étrange
et sauvage nature. La folie seule, la plus terrible de toutes les folies, peut résoudre
le problème. Aussi comprend-on sans peine que le choix de Charlotte Corday se soit
arrêté sur Marat.
Il y a dans le drame de M. Ponsard plusieurs scènes faites avec un remarquable bonheur,
une incontestable habileté ; mais dans le drame tout entier il n’y a pas trace de
composition. On peut louer, sans flatterie, telle ou telle partie qui se recommande par
l’élégance ou l’énergie ; avec la meilleure volonté du monde, il est impossible de
découvrir dans cette œuvre une idée génératrice qui en domine,
qui en relie tous les éléments. On dirait que le hasard seul a présidé à la distribution
des scènes. Le banquet chez madame Roland me semble parfaitement inutile, car rien dans
la conversation des convives n’annonce la vengeance qui se prépare. L’accueil dédaigneux
fait à Danton par les Girondins ne suffit pas pour transporter le spectateur dans le
domaine tragique, et puis, n’y a-t-il pas quelque chose de singulièrement mesquin à
mettre en scène des hommes tels que Sieyès et Vergniaud, pour leur confier des rôles de
comparses ? Le tableau suivant, qu’on peut appeler le tableau des faneuses, n’est à mes
yeux, comme le précédent, qu’un véritable hors-d’œuvre. La conversation politique à
laquelle nous venons d’assister, chez madame Roland, ne nous a pas appris grand-chose
sur le sujet que le poète se propose de traiter ; cette idylle, qui, partout ailleurs,
pourrait séduire par son élégance, dépayse le spectateur. À quoi bon nous montrer
Charlotte Corday occupée de travaux champêtres ? À quoi bon la placer sur la route
suivie par les Girondins fugitifs ? Une rencontre ainsi amenée ne manque-t-elle pas, à
la fois, de vraisemblance et de grandeur ? Après les terribles journées de mai et de
juin, il est probable que Charlotte pensait moins à vendre les foins et les pommes de sa
tante qu’à sauver la France en frappant un grand coup. Je veux bien qu’elle fût
excellente ménagère, mais je trouve dans cette idylle un caractère puéril. Les Girondins
proscrits ne devaient pas demander le chemin de Caen ; ils savaient très bien se
diriger, seuls et sans conseil, vers l’asile qu’ils avaient choisi. Le poète nous
introduit dans la famille de Charlotte. Ici, ici seulement, commence l’intérêt
dramatique. Les plaintes, les lamentations du vieillard qui se
dispose à émigrer, les soins touchants dont Charlotte entoure sa vieille tante, le
bruit des clairons qui annonce la réunion et le prochain départ des volontaires,
l’exclamation généreuse qui échappe à la jeune fille, son indignation, son mépris pour
les jeux frivoles qui occupent ses hôtes, composent une scène pleine d’attendrissement
et de grandeur. Malheureusement la scène suivante, qui se passe à l’hôtel de ville de
Caen, est loin d’offrir le même mérite. La conversation de Barbaroux et de Charlotte
Corday, moitié politique, moitié amoureuse, a le tort très grave d’être beaucoup trop
longue. Barbaroux, au lieu de répondre simplement, rapidement, aux questions de
Charlotte, se met à réciter sur les chefs de la Montagne un morceau très habilement
écrit, j’en conviens ; mais enfin c’est un morceau, et j’avoue que la patience de
Charlotte me semble difficile à comprendre. Alarmée par les dernières nouvelles venues
de Paris, tremblant pour le sort de la patrie, comment peut-elle écouter ces portraits
tracés d’une main savante ? Ne doit-elle pas interrompre Barbaroux, dès qu’elle le voit
parler pour le plaisir de s’entendre bien plus que pour l’instruire ? Ne doit-elle pas
tressaillir de dépit, et traiter cette vaine éloquence, comme elle traitait tout à
l’heure les hôtes réunis chez madame de Bretteville autour des tables de jeu ? L’énergie
de son patriotisme peut-elle s’accommoder de ces périodes combinées avec tant de
coquetterie ? J’ai grand-peine à le croire. La déclaration adressée à Charlotte me
semble une invention malheureuse. Que Barbaroux, saisi d’admiration pour la beauté, pour
l’âme généreuse de la jeune fille, ne puisse se défendre de l’aimer, je le conçois
volontiers ; mais qu’il choisisse pour lui exprimer son amour le moment où elle
l’interroge d’une voix frémissante sur les malheurs et les
dangers de la France, je le conçois difficilement. C’est le plus sûr moyen de
s’amoindrir aux yeux de la femme qu’il aime, Les railleries de Louvet, sur l’entrevue de
Barbaroux et de Charlotte, ne sont pas dictées par un goût très délicat. Le souvenir de
Faublas intervient assez mal à propos, Le pardon de Charlotte se
comprendrait plus facilement sans ce malencontreux souvenir, car sans doute Charlotte,
qui n’a pas lu les Amours de Faublas, en a plus d’une fois entendu
parler, et le nom seul de ce livre, rapproché de son nom, doit offenser sa pudeur et sa
fierté.
Je n’aime pas la scène qui se passe au Palais-Royal, quoiqu’elle soit applaudie, Ce
club en plein vent, cette harangue débraillée, interrompue par de plats quolibets,
s’accordent mal avec la gravité du sujet, Il ne sied guère de tourner en ridicule cette
foule ignorante que Marat gouverne à son gré, qui obéit aveuglément à tous les caprices
de son maître, dont la colère une fois déchaînée ne recule devant aucun crime. Chercher
dans les passions, dans les espérances, dans les illusions de la foule, un sujet de
rire, est, à mes yeux, une étrange aberration que la morale réprouve aussi bien que le
goût. L’achat du couteau en présence du spectateur n’est qu’un détail inutile. Les
caresses prodiguées par Charlotte, à l’enfant qui vient jouer près d’elle, amènent sur
les lèvres de l’héroïne des paroles attendrissantes ; mais je renoncerais de grand cœur
aux petites filles qui dansent en rond, aux petits garçons qui sautent à la corde, et je
verrais même disparaître, sans regret, la jeune mère qui demande à Charlotte son état,
ses ressources et qui, la voyant pour la première fois, lui offre une place dans
l’atelier et à la table de son mari. L’amour du simple et du naturel entraîne ici
M. Ponsard beaucoup trop loin.
Enfin, nous sommes chez Marat. Danton et Robespierre
délibèrent avec lui sur le parti qu’ils doivent prendre, La république leur appartient ;
que vont-ils en faire ? La scène est bien posée, bien conduite. Les trois personnages se
dessinent tour à tour, j’allais dire se confessent, avec une franchise qui ne laisse
rien à désirer. C’est, à mon avis, la plus belle scène de l’ouvrage. Le langage de
Robespierre contraste heureusement avec le langage de Danton et de Marat. Le rhéteur,
l’homme d’action et le fou sanguinaire se justifient tour à tour avec adresse, avec
audace, avec effronterie, échangent les conseils et les railleries, les reproches et les
menaces. Cette délibération suffirait seule pour assigner à M. Ponsard un rang élevé
dans la poésie contemporaine. Le monologue de Marat nous révèle pleinement tous les
secrets de l’ami du peuple. Quand Marat s’écrie : Ô mort ! attends un peu ;
quelques têtes encore, et puis tu me prendras
, le frisson vous saisit, et l’on
ressent pour le poète une admiration mêlée d’épouvante. Je n’ai rien à dire du meurtre
de Marat ; l’attitude et les paroles de Charlotte, après l’accomplissement de sa
résolution héroïque, sont ce qu’elles doivent être. Quant à la scène qui termine
l’ouvrage, quoiqu’elle soit remplie de grandes pensées noblement exprimées, elle n’a
qu’un seul défaut, c’est d’être absolument impossible. Danton et Charlotte se jugeant
mutuellement, et se jugeant eux-mêmes comme la postérité les jugera, se condamnant, se
résignant sans colère aux reproches qu’ils ont mérités, ajoutant une page à la
Science nouvelle de Vico, aux Idées de Herder sur la
philosophie de l’histoire, sont une fantaisie par trop hardie et que je ne puis
pardonner à M. Ponsard, Danton essayant de sauver Charlotte Corday, lui proposant de
haranguer le peuple pour dérober sa tête
à l’échafaud, n’est
pas une invention moins singulière. Sans doute, il ne fallait pas baisser le rideau sur
le meurtre de Marat ; mais la conclusion morale ne devait être énoncée ni par Danton ni
par Charlotte. Et puis cette conclusion, pour être acceptée, devait tenir compte des
personnages qui l’entendent, bien plus encore que des spectateurs assis dans la salle.
Sieyès lui-même, malgré toute sa pénétration, malgré la sagacité prodigieuse de son
esprit, ne pouvait pas juger la Convention comme nous la jugeons aujourd’hui,
cinquante-sept ans après la mort de Marat. La vérité placée par M. Ponsard dans la
bouche de Danton et de Charlotte Corday est une vérité trop vraie, puisque le poète ne
tient pas compte du temps.
Il y a malheureusement, dans le drame nouveau, comme dans Lucrèce, comme
dans Agnès de Méranie, plusieurs sortes de style qui s’accordent assez
mal. La conversation chez madame Roland est écrite avec une simplicité qui parfois
devient prosaïque. La scène des faneuses rappelle André Chénier ; le langage de
Barbaroux dans son entrevue avec Charlotte manque de franchise, et, par ses nombreuses
périphrases, reporte la pensée vers les tirades de la tragédie impériale. La
délibération des triumvirs est écrite, d’un bout à l’autre, avec une vigueur toute
cornélienne. L’élévation, la noblesse, la familiarité, sont les caractères distinctifs
de cette belle et grande scène.
Quant à l’impartialité que M. Ponsard nous annonce dans le prologue par la bouche de
Clio, je ne saurais l’approuver, puisqu’elle aboutit dans Charlotte
Corday à l’impersonnalité. S’il s’agissait du meurtre de Pisistrate, si, à la
place de Charlotte Corday, nous avions devant nous Harmodius et Aristogiton,
j’accepterais à peine l’impartialité du poète, car le poète doit toujours prendre parti
pour
les vainqueurs ou les vaincus ; mais lorsqu’il s’agit
d’un meurtre accompli à la fin du siècle dernier, d’un meurtre béni par nos pères, et
qui pourtant devait hâter la mort des Girondins que Charlotte espérait sauver,
l’impartialité est-elle permise ? Je sais bien que, malgré les promesses du prologue,
M. Ponsard n’a pas réussi à déguiser complètement ses sympathies, je sais bien qu’il
trahit malgré lui ses affections girondines ; mais il ne demeure pas moins vrai que dans
Charlotte Corday l’impersonnalité domine. Or l’impersonnalité, à peine
acceptable chez l’historien, puisqu’elle le transforme en chroniqueur, puisqu’elle
supprimerait le génie de Thucydide et de Tacite, ne peut se concilier avec les devoirs
du poète. Il n’y a pas de poésie lyrique, épique ou dramatique, sans passion, et je
m’étonne que M. Ponsard ait pu se méprendre aussi étrangement sur les lois de son art.
Toutefois, si Charlotte Corday n’est pas une composition dramatique, la
scène des triumvirs, pour le fond et pour le style, vaut mieux, à mon avis, que les
précédents ouvrages de l’auteur.
Si M. Ponsard n’ajoutait pas foi à la justesse de nos remarques, s’il voyait dans notre
langage une sévérité excessive, l’attitude du public, pendant la représentation de
Charlotte Corday, pourrait servir à lui démontrer que notre opinion
n’est pas une opinion solitaire. Si nous réservons nos louanges pour la scène des
triumvirs, si nous blâmons sans hésitation, sans ambages, la succession substituée à la
génération, nous ne sommes pas seul à blâmer ; le public, sans prendre la peine
d’analyser l’impression qu’il a reçue, s’est rangé à notre avis. Il a écouté avec
bienveillance, avec attention, toutes les parties de cette œuvre que ses deux sœurs
aînées, Lucrèce et Agnès de Méranie, recommandaient
hautement ; mais il est demeuré
froid pendant toute la
première moitié de la soirée, et sa froideur est, à nos yeux, une preuve de
clairvoyance. Il a compris sans peine qu’une galerie de tableaux, quelle que soit
d’ailleurs l’habileté du peintre, n’est pas, ne sera jamais une œuvre dramatique. Il a
très vivement applaudi les sentiments élevés que M. Ponsard rencontre sans effort et
traduit dans une langue harmonieuse, il a témoigné, à plusieurs reprises, qu’il
s’associait aux grandes pensées présentées sous une forme concise ; mais il n’a pas
renoncé à ses droits, et son silence, pendant les scènes inutiles ou placées au hasard,
renferme une leçon dont M. Ponsard doit profiter. Si le public pris en masse se
préoccupe rarement des questions de style, et l’on concevrait difficilement qu’il en fût
autrement, car les questions de style exigent des études spéciales, il juge très
sainement tout ce qui se rattache à l’intérêt dramatique. Or l’intérêt dramatique
commence trop tard dans l’œuvre de M. Ponsard, et non seulement il commence trop tard,
mais il est permis d’affirmer que l’auteur n’en a pas tiré tout le parti qu’on pouvait
espérer. Charlotte une fois armée du poignard, la tragédie ne pouvait plus attendre ;
mais, avant d’armer la main de l’héroïne, le poète devait nous montrer les combats
intérieurs de cette âme généreuse, et c’est ce qu’il n’a pas fait. Il s’est contenté de
quelques vagues indications, comme si le temps lui manquait pour dessiner complètement
sa pensée ; et cependant quel temps n’avait-il pas perdu avant d’aborder le véritable
sujet de sa composition ! Éclairé par la réflexion, M. Ponsard ne tardera pas à
comprendre, s’il ne comprend déjà, que ses études, poursuivies d’ailleurs avec une
louable persévérance, ne peuvent être acceptées comme une œuvre poétique. Qu’il s’agisse
en effet d’une ode, d’un roman ou d’un drame, il
ne suffit
pas de réunir les éléments de sa pensée et de les offrir au lecteur ou au spectateur
comme un échantillon de son savoir ; il faut les combiner, les relier ensemble par une
étroite alliance. C’est à cette condition seulement que le poète mérite vraiment le nom
qu’il porte ; c’est à cette condition seulement qu’il invente, qu’il crée. Je sais que
l’invention semble se mouvoir moins librement dans l’histoire moderne que dans le champ
de l’antiquité, je sais que les événements, dont les témoins vivent encore, se prêtent
plus difficilement que les souvenirs des siècles lointains aux combinaisons poétiques ;
toutefois des exemples éclatants, dont l’autorité ne peut être récusée, sont là pour
démontrer, que les hommes peuvent être idéalisés par l’imagination fermement résolue à
user de tous ses droits. Voyez Shakespeare en effet : il écrit sous le règne
d’Élisabeth, et il met en scène Henri VIII aussi librement, aussi poétiquement que Jules
César ou Coriolan. Une fois qu’il a pris possession de son sujet, il ne s’inquiète pas
de savoir si les témoins de l’action qu’il a choisie vivent encore, s’il est exposé à
les coudoyer en sortant du théâtre. Il manie l’histoire d’hier comme l’histoire
d’autrefois ; sans se permettre jamais d’en altérer les données fondamentales, il
agrandit pourtant ce qui lui paraît trop mesquin, il efface, ou relègue sur les derniers
plans, ce qui n’a pour l’expression de sa pensée qu’une importance secondaire. Or, ce
que Shakespeare a fait, toute proportion gardée entre le génie et le talent, pourquoi
M. Ponsard ne le ferait-il pas aujourd’hui ? Pourquoi, en traduisant sur la scène les
souvenirs de la révolution française, se montre-t-il plus timide qu’en développant
quelques pages de Tite-Live ? Que le poète ne s’y trompe pas : le public, loin de voir
dans sa réserve une preuve de sagesse, n’y voit qu’un
doute,
une hésitation contraire à toute poésie. On peut respecter l’histoire sans la transcrire
littéralement, et l’auteur de Charlotte Corday paraît l’avoir oublié.
Ainsi, ma pensée sur l’œuvre nouvelle de M. Ponsard se réduit à des termes très simples
et très clairs. Je lui adresse trois reproches : absence de composition, impersonnalité,
absence d’unité dans le style. Quant au premier reproche, je crois en avoir établi
nettement la légitimité. Il est impossible, en effet, de se rappeler la galerie de
tableaux que M. Ponsard nous a présentée sans se rappeler en même temps tout ce qu’il y
a de capricieux, de fortuit dans la succession des scènes offertes à nos regards.
Était-il facile de supprimer le caprice, d’effacer le hasard et de soumettre tous les
incidents, tous les ressorts du drame à l’empire d’une volonté unique et constante ?
Non, sans doute ; mais le problème d’unité de conception n’est pas plus insoluble pour
Charlotte Corday que pour Lucrèce ou Agnès de
Méranie. Qu’il s’agisse de la Convention ou de l’Aréopage, du Sénat de Rome ou
du Parlement anglais, partout et toujours il faut, dans une œuvre poétique, une idée
dominante, une volonté souveraine qui serve de centre et de pivot à toutes les
évolutions de la fantaisie. Or, dans Charlotte Corday, cette loi est
évidemment méconnue. Il fallait entrer dès le début au cœur du sujet, et ne pas essayer
de nous y mener à travers une série d’épisodes. Une fois engagé dans cette voie
épisodique, M. Ponsard devait se complaire dans l’achèvement de chaque tableau, et
perdre de vue le but véritable, le but unique de son œuvre. Quel que soit le talent
empreint dans chacun de ces tableaux, rien ne saurait masquer l’absence de composition
générale. L’admiration la plus complaisante ne saurait aller jusqu’à prendre cette suite
de scènes pour une œuvre dramatique.
La seconde vient après
la première, mais non à cause de la première. Or, malgré la différence profonde qui
sépare la méthode scientifique de la méthode poétique, il faut, dans la poésie aussi
bien que dans la science, dans l’invention aussi bien que dans la démonstration, dans la
série des scènes aussi bien que dans la série des arguments, établir et maintenir la
relation de la cause à l’effet. Que cette relation, évidente dans la science, soit plus
difficile à saisir dans la poésie, je le veux bien ; cependant, pour être moins
frappante dans le domaine de l’invention, elle n’en est pas moins réelle, moins
nécessaire. À cet égard, Sophocle procède comme Euclide ; les plus beaux théorèmes de
géométrie ne s’enchaînent pas mieux, ne sont pas déduits avec une logique plus
rigoureuse que l’Œdipe-Roi.
Le reproche d’impersonnalité est-il moins clairement justifié ? Y a-t-il, dans
l’ouvrage entier, une scène qui révèle sans ambiguïté les sympathies politiques de
l’auteur ? On me répondra qu’il est girondin comme Charlotte Corday. Je consens à le
croire ; toutefois, à parler franchement, cette opinion, qui se laisse deviner, n’est
nulle part affirmée en termes précis. Tous les partis sont traités dans le drame de
M. Ponsard avec une indulgence qui équivaut à l’indifférence. Si le cœur du poète
préfère la Gironde à la Montagne, pourquoi n’avoue-t-il pas hautement sa prédilection ?
Pourquoi enveloppe-t-il sa pensée d’un nuage ? Craint-il qu’on ne l’accuse d’injustice
envers la Montagne ? S’il croit avoir contenté les admirateurs de Robespierre et de
Danton, il s’abuse étrangement. Les paroles hardies placées dans la bouche des
Montagnards ne rachètent pas, aux yeux de leurs disciples fervents, les tirades récitées
par Barbaroux, et ces tirades mêmes n’expient pas, aux yeux des Girondins de notre
temps, les paroles prononcées par
Danton et Robespierre. Je
laisse Marat hors de cause, parce qu’il excitait l’horreur et le dégoût parmi les
Montagnards comme parmi les Girondins.
Il faut pourtant, me dira-t-on, que chaque parti parle son langage. Sans cette faculté
accordée à tous d’exprimer librement les sentiments qui les animent, il n’y a pas de
vérité. Oui, sans doute, chaque parti doit parler son langage ; mais il faut, cependant,
que le poète manifeste sa prédilection pour tel ou tel personnage. Tout en laissant à
chacun la libre expression de sa pensée, il peut désigner clairement le personnage qu’il
préfère. En poésie, il n’y a pas de préférence sans sacrifice. M. Ponsard n’a-t-il pas
méconnu cette vérité tellement évidente qu’elle n’a pas besoin d’être démontrée ? A-t-il
sacrifié les Montagnards aux Girondins, ou les Girondins aux Montagnards ? Malgré le
meurtre de Marat, poétiquement parlant, la Montagne n’est pas sacrifiée, car
Robespierre, Danton et Marat confessent leur foi comme des apôtres en possession de la
vérité. La Gironde n’est pas sacrifiée, car Barbaroux adresse à la Montagne les
invectives les plus sanglantes, il la flétrit avec l’indignation la plus énergique. Si
bien que M. Ponsard, pour avoir voulu contenter tout le monde, n’a contenté
personne.
Le style, ai-je dit, manque d’unité. Faut-il essayer de prouver cette dernière
affirmation ? Dans la conversation politique engagée chez madame Roland, le langage des
interlocuteurs n’est guère que de la prose rimée. Pas une image, pas une comparaison qui
élève la pensée au-dessus de la réalité. Supprimez la rime, et vous aurez le langage de
la tribune ou des journaux. Dans la scène des faneuses, le style s’élève, mais à quelle
condition ? C’est le style de l’élégie ou de l’idylle plutôt que le style dramatique.
Dans
l’entrevue de Barbaroux et de Charlotte Corday,
troisième forme de style, que j’ai déjà caractérisée. Enfin, dans la scène des
triumvirs, nous avons le style cornélien. J’admire sincèrement l’énergie, la franchise,
la familiarité empreintes dans cette scène. Pourtant, comme en poésie l’originalité est
la première, la plus précieuse de toutes les qualités, tout en reconnaissant que
M. Ponsard n’a jamais rien écrit qui surpasse ou même qui égale cette scène, je regrette
que cette dernière forme de style n’appartienne pas en propre à l’auteur de
Charlotte Corday. Si le style de Pierre Corneille convient mieux au
théâtre que le style d’André Chénier, la critique ne doit pas cependant mettre
l’imitation la plus heureuse, la plus habile, la plus savante, au même rang que
l’originalité. Le style, pour mériter une approbation sans réserve, doit puiser sa
raison d’être dans la pensée même de l’auteur ; et quoique le public ne soit pas juge
compétent dans les questions de style, il en tient grand compte à son insu, Il ne devine
pas, il ne cherche pas à savoir de quels éléments se compose la trame du langage ; mais
la diversité des styles employés dans un même ouvrage distrait son attention sans qu’il
s’en aperçoive, et l’auteur porte la peine de cette distraction. C’est pourquoi
M. Ponsard fera bien d’employer pour son prochain ouvrage un style qui lui appartienne,
qui n’appartienne qu’à lui seul ; c’est l’unique moyen de conquérir une solide
renommée.
Nous avons quatre odes d’Horace adressées à Lydie, la huitième, la treizième, la
vingt-cinquième du premier livre, et la neuvième de troisième livre. C’est la dernière
qui a servi de thème à M. Ponsard pour l’ouvrage nouveau qu’il lui a plu d’appeler
comédie, quoique rien assurément, dans ce nouvel ouvrage, ne soit de nature à exciter la
gaîté. Pour bien comprendre la valeur de la donnée choisie par M. Ponsard, il me semble
nécessaire de ne pas détacher la neuvième ode du troisième livre, des trois odes
précédentes adressées à la même femme. Qu’était-ce que Lydie ? Quel âge avait Horace
quand il lui adressait les quatre odes qui nous restent ? Ces deux questions, nettement
résolues, peuvent nous servir à juger l’œuvre nouvelle de M. Ponsard. Lydie était une
courtisane ; mais chacun sait que, dans la Grèce et l’Italie antiques, les courtisanes
avaient une autre importance que dans la vie moderne. Quant à l’âge d’Horace, nous le
connaissons aussi clairement qu’il est permis de le souhaiter. Les documents abondent,
et les , qui ont suivi la vie et les travaux d’Horace année par année,
établissent très bien que l’amant de Lydie écrivit la huitième ode du premier livre à
trente-huit ans, la treizième à trente-neuf ans, la vingt-cinquième à quarante-quatre
ans, et enfin la neuvième du troisième livre à quarante et un ans. Ces dates, qu’on y
prenne garde, ne sont pas inutiles pour estimer l’œuvre de M. Ponsard, car un amant de
quarante ans ne ressemble pas à un amant de
vingt ans ; et
quoique les questions d’archéologie n’aient rien à démêler avec les questions purement
littéraires, cependant il n’est jamais hors de propos de comparer la réalité historique
avec la fable poétique. Le lecteur désire, sans doute, savoir pourquoi la
vingt-cinquième ode du premier livre ne se trouve pas dans le troisième, puisqu’elle est
postérieure de trois ans à l’ode que M. Ponsard a choisie comme thème de son œuvre
nouvelle. L’analyse des quatre odes qui nous occupent répond à cette question. La
huitième du premier livre est une invective amère adressée à Lydie sur le jeune homme
enchaîné à sa beauté. Pour caractériser d’un mot l’amant de Lydie, Horace le nomme
Sybaris, et reproche à Lydie la mollesse et l’enivrement de l’homme qu’elle préfère.
Pourquoi Sybaris ne lance-t-il pas le javelot dans le champ de Mars ? Pourquoi
n’étreint-il pas d’un genou puissant les chevaux gaulois ? Pourquoi ne traverse-t-il pas
le Tibre à la nage ? Horace espère que Lydie rougira de la mollesse de son amant, et ne
se souvient pas de sa conduite à la bataille de Philippes, où il jeta son bouclier et
prit la fuite. Cette honteuse aventure était tellement connue à Rome par l’aveu même
d’Horace, que Lydie ne pouvait l’ignorer. Et s’il est vrai, comme les historiens nous
l’attestent, qu’Horace ne parût jamais en public sans les insignes du grade que Brutus
lui avait conféré, il faut avouer que c’était de sa part une étrange fantaisie, car
c’était rappeler sa honte à tous les yeux. Un tribun militaire, qui a jeté sur le champ
de bataille ses armes et son bouclier, se montrer en public avec les insignes de son
grade, et reprocher à la femme qu’il convoite la mollesse de son amant, c’est assurément
un trait qui mérite d’être noté. La treizième ode du premier livre est consacrée tout
entière à l’expression de la jalousie. Quoique
Horace n’ait
jamais connu l’amour, dans le sens poétique du mot, et que cette conclusion se déduise,
à la fois, de la nature des femmes qu’il aimait et du nombre des femmes qu’il a aimées,
on ne peut nier que cette ode ne soit un chef-d’œuvre empreint d’une éclatante vérité.
Tous les esprits familiarisés avec la littérature antique y reconnaissent l’imitation
d’une ode de Sapho citée par Longin dans son Traité du sublime, traduite
par Boileau d’une façon assez infidèle, et, à Rome même, par Catulle dans une ode à
Lesbie ; mais il faut tenir compte à Horace des traits dont il a su embellir son modèle,
L’empreinte des dents amoureuses de Telephus sur les lèvres de Lydie parfumées du nectar
de Vénus, les taches laissées sur ses épaules par la coupe renversée dans la lutte,
complètent heureusement le tableau de l’amour sensuel, Le reste de l’ode est une
traduction à peu près littérale de Sapho. Cependant la dernière strophe appartient tout
entière à Horace, et le bonheur des affections que la mort seule dénoue ne se trouve pas
dans la pièce grecque. La vingt-cinquième ode du premier livre est une imprécation
contre Lydie, belle encore, mais déjà sur le retour. Horace la raille impitoyablement
sur son sommeil, que les amants ne viennent plus troubler de leurs prières, de leurs
chants suppliants. Cette pièce est évidemment postérieure à la neuvième ode du troisième
livre, où M. Ponsard a cru trouver le germe d’une comédie. Cette dernière ode est
dialoguée et se compose de six strophes. C’est un chant de réconciliation très
habilement conduit, et qui, malgré sa brièveté, exprime une série de sentiments qu’on
trouve rarement aussi bien traduits dans une œuvre de plus longue haleine.
Horace dit à sa maîtresse : Quand je te plaisais, quand nul jeune homme plus aimé que
moi n’entourait de ses
bras ton cou blanc, je vivais plus
heureux que le roi des Perses. Lydie répond : Tant que tu n’as brûlé pour aucune autre
femme d’un feu plus ardent que pour moi, tant que Lydie n’a pas été au-dessous de Chloé,
renommée entre toutes les femmes, j’ai vécu plus fière qu’Ilia, la mère de Romulus.
Horace reprend : Chloéq la Thessalienne me gouverne maintenant ; Chloé, savante dans le doux art
du chant et de la lyre ; Chloé, pour qui je ne craindrais pas de mourir, si les destins
veulent épargner sa vie, Calaïs, reprend Lydie, fils d’Ornithus de Thurium, me brûle
d’un feu qu’il partage ; Calaïs, pour qui je mourrai deux fois, si les destins veulent
épargner la vie de ce bel enfant. Eh bien ! répond Horace, si notre ancien amour nous
réunit sous son joug d’airain, si je renvoie la blonde Chloé, si j’ouvre ma porte à
Lydie que j’ai chassée ? Lydie reprend : Quoiqu’il soit plus beau qu’un astre, et toi
plus léger que l’écorce, plus irritable que la méchante Adriatique, je veux vivre avec
toi, avec toi je veux mourir. Certes on ne peut méconnaître la grâce empreinte dans les
strophes de cette ode dialoguée. Toutefois j’ai peine à comprendre que M. Ponsard ait
espéré tirer de cette ode une comédie. J’y trouve, il est vrai, une scène de dépit
amoureux très nettement tracée ; mais après Molière, après la scène si gaie de Marinette
et de Gros-René, après la scène si tendre d’Éraste et de Lucile, et surtout après la
scène adorable de Valère et de Marianne, est-il prudent de traiter un pareil sujet ?
Comment n’a-t-il pas craint le reproche de présomption ? Je sais que la différence des
temps et des personnages permettait de présenter le sujet sous un aspect nouveau, que le
poète et la courtisane ne ressemblent pas aux caractères que Molière a mis sur le
théâtre, et pourtant je ne crois pas qu’il soit donné à personne de rajeunir
un tel sujet, même en fouillant l’antiquité. Et d’abord, est-il sage de
produire sur la scène un poète, quel qu’il soit ? N’est-ce pas assumer une
responsabilité périlleuse ? Un homme dont le génie est proclamé par l’Europe entière,
Goethe, a pris Torquato Tasso pour le sujet d’une tragédie, et ses plus fervents
admirateurs sont obligés de placer cette tragédie bien au-dessous de
Faust et d’Egmont. Pourquoi ? C’est qu’un homme qui vit
de rêverie frappe de langueur et de monotonie toute action dramatique. Cependant Goethe,
en se chargeant de mettre en scène l’amant d’Éléonore, semblait pouvoir défier le péril
d’une pareille tâche. Le héros qu’il avait choisi n’était pas d’une race aussi généreuse
que la sienne. Comment se fût-il défié de lui-même ? Comment eût-il douté du succès de
son entreprise ? Restait pourtant une question délicate, que Goethe n’a pas résolue, il
s’agissait d’intéresser le spectateur aux rêveries du poète en même temps qu’aux
douleurs de l’amant, et Goethe, malgré la souplesse de son génie, n’a pas réussi à
bannir de son œuvre la monotonie. L’exemple de Goethe aurait dû éclairer M. Ponsard et
lui montrer combien il est difficile de mettre un poète en scène. À vrai dire, si la
neuvième ode du troisième livre contient le germe d’une comédie, et pour ma part je ne
le crois pas, je ne conçois qu’un seul moyen de le féconder : c’est d’accepter la donnée
en changeant au moins le nom du premier personnage, en substituant à Horace un chevalier
romain ; en un mot, de développer le thème poétique esquissé dans la neuvième ode en
supprimant le poète.
On me répondra qu’une pareille métamorphose réduit à néant le sujet choisi par
M. Ponsard. Je ne partage pas cet avis. Si le nom d’Horace, en effet, prête un puissant
prestige à l’amant de Lydie, ce prestige même est un
danger.
C’est pourquoi je voudrais réduire la donnée de la neuvième ode à la peinture d’une
réconciliation amoureuse entre la maîtresse et l’amant, en effaçant le nom d’Horace.
Quelles paroles mettre dans la bouche du poète romain ? Inventer, c’est risquer une
terrible comparaison ; traduire, c’est abdiquer, et le public a bien prouvé qu’il se
range à mon avis, par la froideur avec laquelle il a écouté les deux morceaux traduits
par M. Ponsard, la neuvième ode du troisième livre, qui est le sujet tout entier, et la
quatrième du premier livre, qui n’est unie au sujet par aucun rapport direct ou
indirect. Oui, malgré le Dépit amoureux de Molière, malgré le
raccommodement de Marianne et de Valère si finement amené par Dorine, malgré l’immense
péril de la comparaison, s’il n’est pas absolument impossible de renouveler, de rajeunir
le sujet, ce n’est qu’en se soumettant à la condition que j’indique. J’admettrai
volontiers qu’il serait bon de changer l’âge de l’amant de Lydie ; car, si les
affections qui naissent dans l’âge mûr ont souvent plus, de durée, plus de persistance,
il est certain qu’elles n’offrent pas, poétiquement parlant, le même intérêt que les
affections nées dans la jeunesse. Arnolphe n’éveille pas dans l’âme du spectateur une
aussi vive sympathie que Valère ou Clitandre.
Quoique la comédie, telle que nous la trouvons dans Plaute et dans Térence, ne soit pas
vraiment latine, et relève de la Grèce bien plus que de l’Italie, c’est pourtant à
Plaute et à Térence qu’il faudrait s’adresser, c’est leurs ouvrages qu’il faudrait
interroger pour nous peindre une réconciliation amoureuse au siècle d’Auguste ; car,
tout en traduisant Ménandre, ils ont tenu compte des habitudes romaines, et leur génie,
bien que greffé sur le génie grec, a subi l’influence du milieu où il s’est développé.
C’est, à
mon avis, la seule manière d’échapper aux souvenirs
de la vie moderne. Sans le secours de Plaute et de Térence, qui ont vécu, il est vrai,
longtemps avant le siècle d’Auguste, il est bien difficile de ne pas prêter à Lydie, à
son amant, les sentiments et les pensées qui bourdonnent autour de nous. En se
nourrissant pendant quelques semaines de la lecture de l’Andrienne et de
l’Eunuque, des Bacchides et de la
Marmite, on se transporte sans effort au milieu de la vie antique, et l’on
trouve naturellement les sentiments et les pensées qui doivent animer les personnages
d’une comédie romaine. M. Ponsard ne paraît pas s’être préoccupé, un seul instant, des
périls qu’offrait l’ode dialoguée dans laquelle Horace célèbre sa réconciliation avec
Lydie. Voyons ce qu’il a fait.
L’auteur de la comédie nouvelle a bien compris que la neuvième ode du troisième livre,
réduite à elle-même, ne fournissait pas les éléments d’une action dramatique. Pour
l’enrichir, pour la féconder, il a eu recours à un procédé tout simple que le goût peut
désavouer, mais qui n’est pas dépourvu d’adresse, quoique le succès ne l’ait pas
justifié. Il a placé, avant la scène racontée par Horace, une scène dont Horace ne parle
pas, et qui, à proprement parler, n’est qu’une sorte de prologue ; car cette comédie,
qui n’a rien à démêler avec l’art dramatique, se compose de deux scènes. Lydie
s’entretient avec Béroér, sa suivante, de l’infidélité de son amant, et compte les minutes qui la
séparent de l’heure du rendez-vous. Elle délibère avec elle sur la meilleure manière
d’arranger ses cheveux, sur le choix du peplum qui convient le mieux à
son teint, à la forme de son visage. Elle s’attendrit et s’afflige en songeant à
l’empressement de son amant dans les premiers mois de leur mutuelle affection, à
l’indifférence qu’il témoigne aujourd’hui. Nous
voyons l’âme
de Lydie traverser en quelques minutes toutes les phases de l’orgueil blessé, du dépit,
et se résoudre enfin à la vengeance. Puisque Horace a oublié l’heure du rendez-vous,
elle ne l’attendra pas plus longtemps. Elle se vengera de l’infidèle en prenant un
nouvel amant. Calaïs l’aime et la supplie de l’aimer ; elle se rendra aux vœux de
Calaïs. Avant de se décider à cette cruelle extrémité, qui ne sera pour elle qu’une
consolation incomplète, elle explique à Béroé la nature de sa passion pour Horace, la
gloire qu’elle espère, son ivresse et son extase en écoutant ses vers ; et comme Béroé,
en suivante expérimentée, lui vante la richesse et la puissance des hommes qu’elle a
éconduits, des amants qu’elle dédaigne, qui mettraient à ses pieds tous les trésors de
l’Asie, et lui demande comment elle peut aimer un homme qui n’est rien dans l’État, un
homme si pauvre, un homme qui passe son temps à compter le nombre et la valeur musicale
des syllabes. Lydie lui répond comme Marion de Lorme dans son salon de Blois : Je
l’aime. Le sentiment est vrai et l’expression simple. Malheureusement le sentiment n’a
rien de nouveau, et l’expression ne l’a pas renouvelé. C’est une réminiscence trop
évidente pour que l’auditoire ne la salue pas comme une vieille connaissance. Je ne
conteste pas à M. Ponsard le droit de mettre dans la bouche de Lydie un sentiment
exprimé par Marion ; seulement j’aurais voulu qu’il prît la peine de le rajeunir par une
forme empreinte d’un caractère particulier.
Enfin Horace arrive, et toute la colère de Lydie tombe devant lui. Calaïs est oublié.
Alors commence la mise en scène de la neuvième ode du troisième livre. Cette mise en
scène, je l’avoue, n’est pas mal conçue, au début du moins ; mais je ne puis admettre
que Lydie, justement
irritée contre Horace, qui lui préfère
Chloé, pousse la complaisance jusqu’à se laisser embrasser par l’amant que tout à
l’heure elle voulait bannir ; car, si elle est de bonne foi, Horace doit s’en apercevoir
et ne pas s’alarmer plus longtemps du dépit de sa maîtresse ; si elle joue la comédie et
feint de prendre Horace pour Calaïs, Horace qui n’est pas d’âge à manquer de bon sens et
de sagacité, a barre sur elle, et doit se railler de sa supercherie. De toute manière,
le moment où Lydie prend Horace pour Calaïs donne lieu aux plus justes remontrances.
Toutefois ce n’est pas le reproche le plus sévère que mérite l’œuvre nouvelle de
M. Ponsard. L’auteur, en effet, au lieu de limiter sa tâche, comme nous devions le
penser, à la réconciliation d’Horace et de Lydie, ajoute au dénouement réel, au
dénouement prévu, un dénouement supplémentaire et d’un goût très contestable, auquel
Horace n’a jamais songé. Lydie demande à Horace ce qu’elle doit faire de Calaïs, Horace
demande à Lydie ce qu’il doit faire de Chloé, et les deux amants réconciliés ordonnent à
Béroé de congédier Calaïs et de l’envoyer chez Chloé, afin que le souper préparé pour
Horace ne soit pas perdu. Cette conclusion, chacun le reconnaîtra sans peine, non
seulement n’ajoute rien à l’intérêt du raccommodement, mais altère d’une façon fâcheuse
le caractère poétique de la scène. Les courtisanes, dans l’antiquité grecque et latine,
occupaient un rang plus élevé que dans la vie moderne. N’est-ce pas violer le génie de
l’antiquité que de mettre une telle conclusion dans la bouche d’Horace et de Lydie ?
Conçoit-on que Lydie dispose de Calaïs en faveur de Chloé, qu’Horace dispose de Chloé en
faveur de Calaïs ? Les personnages, même absents, soumis à cette condition, deviennent
de purs mannequins, et ne méritent pas même d’être discutés. Si Calaïs aime Lydie,
il ne se prêtera pas au change ; si Chloé aime Horace, elle ne
s’y prêtera pas davantage. Et puis, quel rôle jouent Horace et Lydie dans cette
singulière conclusion ! Ils jouent le rôle d’entremetteurs, et ce rôle, que la comédie
ne répudie pas, puisqu’il fait partie de la vie réelle, ne doit pas être confié aux
personnages sur lesquels le poète veut appeler la sympathie de l’auditoire. Cet épilogue
inventé par M. Ponsard dégrade, du même coup, les personnages présents et les
personnages absents. Tout le plaisir qu’auraient pu nous donner le dépit et la
réconciliation des deux amants s’efface devant cette misérable conclusion. Deux amants
qui prennent le rôle d’entremetteurs ne sauraient être acceptés pour des amants
sérieux.
Ainsi, tout en reconnaissant l’élégance générale de la versification, je ne peux pas
même accepter cette prétendue comédie comme un mauvais ouvrage. La méprise est si
complète, l’amplification tellement inutile, la conclusion tellement contraire au bon
sens, que le poème de M. Ponsard se réduit à rien. J’ai peine, je l’avoue, à comprendre
comment l’auteur de Lucrèce et de Charlotte Corday a pu se
tromper si étrangement. Je lui pardonnerais volontiers d’avoir rajeuni Horace de vingt
ans, car cette violation de la vérité historique échappe nécessairement aux trois
quarts, je pourrais dire aux neuf dixièmes de l’auditoire ; mais je ne lui pardonne pas
d’avoir fait d’une ode d’Horace une scène de trumeau que les derniers élèves de Boucher
ou de Watteau refuseraient de signer. C’est bien la peine vraiment d’étudier les œuvres
de la poésie antique pour les défigurer si maladroitement !
Mademoiselle Rachel, qui avait si follement refusé le rôle de Charlotte Corday,
a-t-elle demandé à M. Ponsard le rôle de Lydie pour expier son refus insensé ? On le
dit,
et les amis du poète et de la comédienne se plaisent à
le répéter. Si le bruit est vrai, je ne puis que plaindre la comédienne et le poète, car
l’un et l’autre s’abusent sur la nature de leurs facultés et sur les dispositions du
public. M. Ponsard, dont le talent mérite l’estime de tous les hommes sérieux, ne me
semble pas appelé à la comédie. En nous montrant Horace coiffé de
roses, quand le goût voulait nous le montrer couronné, en traitant
Calaïs d’imbécile, en mêlant le style trivial au style soutenu, il ne
change pas sa nature, qui le destine à l’expression des sentiments sérieux. Quoi qu’il
fasse et qu’il tente, le rire ne lui convient pas. Il ne rit pas d’un rire assez franc
pour provoquer le rire. Et lors même que mademoiselle Rachel aurait demandé le rôle de
Lydie pour racheter la faute qu’elle avait commise en refusant le rôle de Charlotte
Corday, cette prière ne pouvait être acceptée comme une réparation ; car mademoiselle
Rachel eût donné à Charlotte Corday la physionomie virile que l’histoire a consacrée,
que le poète a clairement exprimée, et le rôle de Lydie, qui n’est rien, devait demeurer
ce qu’il est, même entre les mains de mademoiselle Rachel.
Cette double méprise, du poète et de la comédienne, nous amène à parler d’une méprise
qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre. Si M. Ponsard s’est trompé, si mademoiselle
Rachel s’est trompée, il faut dire que le public ne se trompe pas moins singulièrement.
Le public, en applaudissant mademoiselle Rachel dans le Moineau de
Lesbie, paraphrase incolore d’une pièce de Catulle, lui a persuadé qu’elle
animerait tous les débris de l’antiquité auxquels il lui plairait de toucher.
Mademoiselle Rachel s’est crue appelée à traduire la tendresse, la coquetterie, qui ne
trouveront jamais dans sa voix stridente, dans son masque
tragique, un docile interprète. Le public avait battu des mains, et les panégyristes
avaient même poussé l’engouement jusqu’à proclamer mademoiselle Rachel plus belle et
plus admirable, dans le rôle de Lesbie, que dans le rôle d’Hermione ou de Roxane, de
Camille ou d’Émilie. Comment se fût-elle défiée de ses forces ? Comment eût-elle refusé
de croire à l’universalité de son talent ? Il serait temps vraiment que l’engouement
publie s’attiédît un peu et se rendit aux conseils de la raison. Sans doute mademoiselle
Rachel est douée d’un talent très réel ; mais ce talent, qu’on y prenne garde, n’est pas
un talent complet, même dans l’ordre tragique. Tous ceux qui ont vu Talma ne peuvent
écouter sans sourire les éloges prodigués à mademoiselle Rachel ; car, si elle dit
généralement bien, et dans sa diction même il y a beaucoup à reprendre, depuis la valeur
des syllabes jusqu’aux inflexions qui traduisent la nature intime des sentiments, elle
est bien rarement émue, et n’émeut pas moins rarement. Elle contente l’intelligence par
l’accent presque toujours juste qu’elle donne aux paroles de son rôle ; mais elle vise
trop au détail, et laisse voir trop clairement le mécanisme de sa méthode. Ralentir le
débit du premier hémistiche pour lancer plus sûrement et d’une voix plus vigoureuse le
second hémistiche, laisser mourir le son pour l’enfler tout à coup, ce n’est pas même
réciter d’une façon pure et soutenue, et, dans tous les cas, réciter n’est pas jouer.
Talma nous donnait le frisson ; en écoutant mademoiselle Rachel, nous avons tout loisir
pour nous demander si elle ne manque pas aux lois de la prosodie, si elle ne double pas
les consonnes, si elle ne dénature pas les accents ; notre émotion est si calme, que
nous avons le temps de remarquer hélas transformé en hélas, Mécène transformé en Messène. J’en passe, et des
meilleurs. Lors
même que mademoiselle Rachel connaîtrait
parfaitement la prosodie qu’elle ignore, il lui resterait encore bien du chemin à faire
pour égaler Talma. Elle croit avoir franchi les dernières limites de son art, et, aux
yeux de tous les hommes de bon sens, elle ne les a pas même aperçues. En réformant sa
prononciation, vicieuse au point d’offenser toutes les oreilles délicates, elle
n’arriverait qu’à bien dire ; mais, de bien dire à bien jouer, quel immense intervalle !
Quant à l’expression de la coquetterie et de la tendresse, il faut que mademoiselle
Rachel y renonce définitivement. Ni son visage ni sa voix ne consentiront jamais à
traduire ces deux sentiments. Qu’elle s’appelle Lesbie ou Lydie, Cinthie ou
Leuconoés,
qu’elle prenne tour à tour tous les noms consacrés par la colère ou la reconnaissance de
Properce, de Tibulle ou d’Horace, elle ne réussira jamais à exprimer la tendresse. Elle
comprend et rend à merveille l’ironie et la colère ; tous les rôles qui se rapprochent
du type d’Hermione trouvent dans sa voix et dans son masque de fidèles interprètes : il
faut qu’elle s’en tienne à ces rôles.
•.< ?
Je ne suis pas de ceux qui reprochent à M. Ponsard d’avoir choisi Ulysse pour le héros
d’une tragédie, encore moins de ceux qui considèrent la forme tragique comme un non-sens
dans notre temps. Je crois la tragédie tout
aussi logique,
tout aussi acceptable que la comédie, n’en déplaise aux esprits exclusifs qui veulent
absolument fondre la comédie et la tragédie dans le drame. Bien qu’il soit de mode
aujourd’hui de traiter les sujets antiques comme de vieilles guenilles, je persiste à
penser que la poésie peut au xixe
siècle, aussi bien
qu’au xviie
, choisir ses héros dans la vieille Grèce et
dans la vieille Italie, sous la tente des patriarches, parmi les pâtres de Chaldée, ou
dans la terre des Pharaons. Schiller et Goethe, que personne, sans doute, n’accusera
d’avoir dédaigné ou méconnu les leçons de Shakespeare et de Calderon, n’ont pas cru que
la forme tragique fût incompatible avec l’esprit de notre temps. Goethe n’a pas craint
de mettre Iphigénie sur la scène après Euripide, et Schiller a écrit
la Fiancée de Messine avec autant d’ardeur et de conviction que
Don Carlos, Wallenstein et Guillaume Tell. Il ne faut
pas s’inquiéter des esprits frivoles qui ne demandent au théâtre qu’un amusement
stérile, et pour qui la tragédie est synonyme d’ennui. Que répondre, en effet, à ces
âmes indolentes et blasées qui préfèrent la Tour de Nesle à
Cinna ? Il est vrai que Cinna est moins amusant ; mais
de tels arguments ne comptent pas dans la discussion. À mes yeux, la tragédie, la
comédie et le drame sont trois formes également légitimes. Ce qui importe aujourd’hui,
c’est de remonter jusqu’aux sources, de consulter les documents originaux, d’aborder
l’antiquité directement, d’interroger Eschyle et Sophocle, et de leur demander le secret
de la grandeur et de la simplicité. C’est à cette condition, seulement, que la forme
tragique pourra se rajeunir et se renouveler.
Le xviie
siècle ne comprenait pas l’antiquité comme nous
la comprenons aujourd’hui. Il rêvait une Grèce, une Italie à l’image de la France, et
préférait les tirades
sentencieuses d’Euripide aux mâles
accents d’Eschyle, au dialogue pathétique de Sophocle. Aussi, malgré les mérites très
réels qui le recommandent, Racine ne saurait être accepté comme peintre fidèle de la vie
antique. Qu’il nous transporte en Aulide ou dans le palais des Césars, il songe trop
souvent à la cour de Versailles. L’hommage éclatant qu’il rend au gendre d’Agricola ne
saurait fermer nos yeux à la couleur toute moderne de plusieurs scènes de
Britannicus. Néron et Agrippine, étudiés avec une grande finesse, et
très vrais, humainement parlant, ne sont pas précisément des personnages romains.
Athalie même, si vantée : pour le caractère biblique, ne s’accorde
guère avec le Livre des Rois. Pour les spectateurs, pour les lecteurs du xviie
siècle, Athalie était un poème plein de
hardiesse et de nouveauté ; pour nous, je veux dire pour tous ceux qui connaissent le
Livre des Rois, c’est une imitation timide et infidèle de la chronique hébraïque ; ce
n’est pas même le profil de la vérité. Le poète n’a tenu compte ni des temps ni des
lieux, et s’est contenté de fouiller dans l’âme d’Athalie et de Joad pour nous montrer
toutes les souillures de l’usurpatrice, toute la grandeur du prêtre fervent et dévoué.
Corneille, dont Voltaire a tant célébré l’âme romaine, ne traitait pas l’antiquité avec
plus de scrupule que Racine. Il suffit de lire, dans Tite-Live, le récit du combat des
Horaces et des Curiaces pour comprendre que, s’il était Romain par le sentiment, il
n’attachait pas grande importance aux détails de la vie romaine. Il y a, dans les pages
de l’historien, tout un côté religieux que le poète normand ne laisse pas même
entrevoir.
Ainsi le xviie
siècle, si justement préoccupé de
l’analyse de l’âme humaine et qui doit à cette analyse même la meilleure partie de sa
gloire, a légué aux poètes de notre
temps le soin d’ajouter,
à l’éternelle vérité, la vérité locale et historique. M. Ponsard ne paraît pas avoir
compris la question poétique telle que je viens de l’exposer. Au lieu d’ajouter la
vérité de temps et de lieu à la vérité purement humaine, il a substitué la seconde à la
première ; il a renoncé à l’analyse de l’âme humaine et s’est contenté de nous montrer
les détails de la vie antique : il a sacrifié le nécessaire au contingent. C’est, à mes
yeux, une façon très mesquine de concevoir le renouvellement de la forme tragique. Il
s’est trompé comme les peintres qui croient dépasser Raphaël et Nicolas Poussin, parce
qu’ils connaissent, ou pensent connaître, le costume de Jacob et l’architecture du
temple de Salomon. Comme eux, il n’a saisi que le côté accidentel de la vérité ; comme
eux, il a oublié l’âme des personnages et l’analyse des sentiments qui les agitent pour
étudier la forme des manteaux, des armes et des meubles. Or, l’archéologie ne pourra
jamais remplacer la philosophie. Si Raphaël et Poussin, si Corneille et Racine occupent
une si grande place dans l’histoire de l’esprit humain, c’est pour avoir sondé toutes
les passions, c’est pour les avoir exprimées dans une langue éloquente. Il n’est pas
difficile d’en savoir plus qu’eux sur les détails de la vie antique ; mais, pour faire
un heureux emploi de l’érudition, il faut, avant tout, s’efforcer de sentir et de penser
comme eux.
Le procédé suivi par M. Ponsard équivaut à l’abdication complète de toute personnalité.
Il n’y a pas, dans la tragédie nouvelle, une scène qui relève de l’invention. Une paire
de ciseaux a suffi pour découper, dans l’Odyssée, tous les passages qui
se rapportent à la reconnaissance d’Ulysse par Eumée, par Télémaque, par Euryclée, et
enfin par Pénélope ; une aiguille a suffi pour les assembler. La volonté et
la réflexion ne sont pas intervenues une seule fois dans la composition
de cette œuvre singulière, ou plutôt, à parler franchement, il n’y a là ni œuvre ni
composition. La conversation d’Ulysse et d’Eumée, l’épreuve de l’arc, le massacre des
prétendants, racontés par Homère dans une langue tantôt naïve, tantôt énergique, perdent
sous la plume de M. Ponsard leur physionomie primitive : la naïveté devient trivialité,
l’énergie grossièreté. En un mot, c’est une méprise complète. L’auteur intervertit
l’ordre des incidents et ne s’aperçoit pas que le poète grec les a disposés avec un art
profond, de façon à tenir en haleine la curiosité du lecteur, et le récit qui nous a
charmés perd à ce jeu toute sa vivacité, tout son attrait.
Je ne veux pas rappeler à M. Ponsard de quelle manière Eschyle, Sophocle et Euripide
ont mis en scène le héros d’Homère : ce serait abuser du passé. Je me contenterai de lui
dire que les lois de l’épopée n’ont rien de commun avec les lois du poème dramatique.
Les détails les plus naïfs et les plus vrais, qui nous enchantent sous la forme
narrative, nous semblent trop souvent puérils sous la forme dramatique. Il est difficile
de saisir la limite où finit la naïveté. M. Ponsard a cru pouvoir mettre en scène,
indistinctement, tous les détails de la vie familière qu’il rencontrait dans
l’Odyssée : la froideur de l’auditoire a dû lui montrer qu’il s’était
trompé. Le poème dramatique ne peut se passer de l’analyse des caractères, du combat des
passions ; à mesure que la civilisation se développe, à mesure que l’instruction devient
plus générale, le spectateur demande plus impérieusement que la philosophie prenne
possession du théâtre. Or, M. Ponsard n’a tenu compte ni de son temps, ni de son pays.
Il a détaché quelques pages de l’Odyssée, et n’a pas compris la nécessité
d’analyser ce
qu’Homère s’était contenté d’énoncer. Aussi les
spectateurs sont demeurés indifférents, et la chose n’était pas difficile à prévoir.
Ulysse, Pénélope, Télémaque, Eumée, sont à peine esquissés. Je vois en eux plutôt des
comparses que des personnages. Quant aux passions qui les animent, l’auteur se borne à
les indiquer. Dans la crainte de se fourvoyer, il se contente de traduire les passages
qu’il a choisis ; mais comment les traduit-il ? Tantôt d’une manière littérale, plate et
prosaïque, tantôt d’une manière très infidèle.
M. Ponsard ne paraît pas se douter de l’importance de l’unité dans le style. Tantôt il
emploie la périphrase, comme s’il voulait se séparer de la foule ; tantôt il descend aux
expressions les plus vulgaires, comme s’il voulait effacer de notre mémoire l’origine et
le rang de ses héros. Ainsi non seulement les personnages n’existent pas en tant que
personnages dramatiques, mais la langue qu’ils parlent est une langue bariolée ; non
seulement dans la composition de cette tragédie il n’y a pas trace de philosophie, mais
le style ne vaut pas mieux que l’invention. Télémaque, s’adressant à sa mère, lui dit :
« Je ne m’oppose pas à cette idée. »
Je conçois qu’on s’oppose à la
volonté, mais s’opposer à l’idée, n’est-ce pas là tout simplement du jargon ? Eumée,
s’adressant à Télémaque, lui dit, en lui montrant Ulysse déguisé en mendiant et couvert
de haillons : « Pour cet étranger, nous avons devancé les heures du
manger. »
Est-ce là de la naïveté ? Je laisse au lecteur le soin de
répondre.
Nul sous le rapport philosophique, nul sous le rapport littéraire, car cinquante vers
bien tournés ne suffisent pas pour obtenir l’approbation des hommes de goût, le poème de
M. Ponsard peut-il contenter les antiquaires ? Pour
résoudre
cette question, il me suffira de rappeler la manière dont il parle des bacchantes. Les
suivantes infidèles, pour excuser leur conduite, ne craignent pas de se comparer aux
bacchantes. Or, je le demande à tous ceux qui connaissent les mystères du paganisme,
est-il permis de voir dans les bacchantes le type de la vie lascive ? Pour se rendre
coupable d’une pareille bévue, il faut n’avoir jamais lu ni Théocrite ni Virgile ; il
faut avoir oublié la mort de Penthée : les bacchantes étaient si amoureuses du plaisir,
si passionnées pour le libertinage, qu’elles lapidaient les hommes assez hardis pour
vouloir assister à leurs mystères ! Elles étaient donc inhumaines dans
le sens le plus rigoureux du mot. Pourtant M. Ponsard n’est pas étranger à l’antiquité ;
comment donc est-il arrivé à calomnier les bacchantes ? A-t-il cru pouvoir compter sur
l’ignorance de l’auditoire ? Ce serait une excuse par trop singulière. Quoique l’étude
de l’antiquité ne soit pas à la mode, il se rencontre toujours dans une salle quelques
hommes amoureux du passé, qui connaissent les bacchantes autrement que par les chansons
de Panard et de Collé, et qui ne vont pas chercher dans les couplets du Caveau le secret
des fêtes païennes. En vérité, plus j’y pense et plus j’ai peine à m’expliquer une telle
étourderie, car je ne veux pas croire que M. Ponsard ignore la mort de Penthée. Pourquoi
cette étourderie n’est-elle pas la seule que j’aie à relever ? Ulysse, rappelant à
Pénélope la forme du lit nuptial, parle d’un olivier qu’il a taillé avec l’équerre.
Ulysse était sans doute un habile homme, un rusé compagnon ; mais, s’il n’avait eu que
l’équerre pour tailler l’olivier, il aurait eu grand-peine à construire le lit nuptial.
Est-ce que par hasard l’auteur aurait cru que l’équerre sert à équarrir ? Je n’ose
l’affirmer, et pourtant c’est la seule manière
d’expliquer le
langage d’Ulysse ; je dis expliquer et non pas justifier. Minerve, à son tour, ne parle
pas toujours comme la déesse de la sagesse et se permet parfois d’étranges expressions.
Quand elle se prépare à changer les traits d’Ulysse, elle lui annonce qu’elle va
détacher ses cheveux de son front chauve. Il serait difficile de pousser plus loin la
naïveté : dépouiller un front chauve, la belle merveille ! Pour opérer un tel prodige,
l’intervention de Minerve n’est pas nécessaire : c’est une œuvre aussi difficile que
d’enfoncer une porte ouverte, ou de brûler une maison réduite en cendres.
Je regrette d’avoir à parler si sévèrement d’un homme qui a plus d’une fois montré un
véritable talent ; mais il y a si loin de Lucrèce et de Charlotte
Corday à la tragédie d’Ulysse, qu’il m’est impossible de tenir
un autre langage. Si Lucrèce n’avait pas la grandeur et l’austérité que
nous trouvons dans le récit de Tite-Live, elle nous intéressait du moins par
l’expression de ses sentiments ; si les personnages groupés autour de Charlotte Corday
composaient plutôt une suite de tableaux qu’une action dramatique, du moins ils étaient
étudiés et rendus avec soin. L’auteur avait sondé l’âme de Marat, de Danton et de
Robespierre, et la scène du triumvirat nous reportait aux meilleurs temps de notre
poésie. Dans la tragédie d’Ulysse, je ne trouve rien de pareil. L’auteur
nous offre quelques miettes d’Homère, et croit qu’à l’ombre de ce grand nom il peut
défier la raillerie et l’indifférence. Qui oserait blâmer cette tragédie ? Qui oserait
la déclarer ennuyeuse, inanimée ? Ne serait-ce pas s’exposer au reproche d’ignorance ?
Si telle a été la pensée de M. Ponsard, je dois lui dire qu’il s’est lourdement trompé.
Ceux qui ne connaissent pas l’antiquité n’ont vu dans sa tragédie qu’une série de
conversations sans intérêt et sans but, un assemblage de scènes
cousues au hasard. Quant à ceux qui connaissent l’antiquité, leur ennui s’est bientôt
changé en dépit, car il n’est pas permis de toucher à Homère pour le traiter avec un tel
sans-façon. Il n’est pas permis de mettre en scène Pénélope, c’est-à-dire le type de la
fidélité, de la chasteté, pour la réduire aux proportions d’un personnage vulgaire, en
mêlant aux pensées les plus hautes des lieux communs qui depuis longtemps ont lassé
toutes les oreilles. Si Homère est le plus divin des poètes, la prétendue tragédie de
M. Ponsard est tout simplement une impiété.
Adrienne Lecouvreur est assurément une des figures les plus poétiques de l’histoire du
théâtre ; et je comprends très bien que MM. Scribe et Legouvé, voulant nous montrer sous
un aspect nouveau le talent de mademoiselle Rachel, aient choisi cette gracieuse
comédienne. La vie d’Adrienne Lecouvreur, réduite à ses éléments positifs, telle que
nous l’ont transmise les biographes, offre, en effet, tout ce qui peut séduire
l’imagination. À quinze ans, Adrienne s’ignorait elle-même, et n’entrevoyait pas même
d’une façon confuse la destinée glorieuse qui lui était réservée ; le hasard seul décida
de sa vocation. Son père, pauvre chapelier, était logé près du Théâtre-Français, dans la
rue qui s’appelle aujourd’hui rue de l’Ancienne Comédie. Adrienne, en écoutant le récit
des succès obtenus par les comédiennes du jour, conçut le projet d’aborder elle-même la
carrière dramatique. À l’âge de quinze ans, elle était applaudie sur les théâtres de
société. Née dans les dernières années du xviie
siècle,
en 1690, pendant douze ans, c’est-à-dire de 1705 à 1717, elle éprouva son talent dans
tous les rôles, ou du moins dans les rôles les plus difficiles de Corneille, de Racine
et de Molière. Parvenue à l’âge de
vingt-sept ans, elle
venait de signer un engagement avec le théâtre de Strasbourg, quand elle reçut pour la
Comédie-Française un ordre de début. Sa première soirée fut une soirée de triomphe. Elle
était, nous disent les contemporains, d’une taille peu élevée ; mais il y avait dans sa
marche tant de noblesse et de majesté ; son regard, ses attitudes exprimaient si bien la
grandeur, la passion ou la sérénité du personnage qu’elle s’était chargée de
représenter ; sa voix, dont le timbre était un peu voilé, trouvait pour toutes les
nuances de l’émotion ou de la pensée des inflexions si variées ; il y avait dans toute
sa personne tant de jeunesse et de mobilité, tant de grâce imprévue et de hardiesse
souveraine, que les spectateurs, fascinés par le charme de la diction, par l’expression
de son visage, oubliaient complètement la comédienne et ne voyaient plus que l’héroïne.
À cet égard, les témoignages les plus imposants se présentent en foule : il nous suffira
d’en citer un seul, celui de Voltaire.
Adrienne Lecouvreur fit au théâtre une véritable révolution. À l’époque de ses débuts,
la déclamation tragique et parfois même la déclamation comique n’étaient guère qu’une
sorte de cantilène ; cette cantilène, pour n’être pas notée, n’en était pas moins
soumise à des lois inexorables ; il n’était permis à personne, sous peine d’encourir le
dédain ou la colère de l’auditoire, de violer les traditions musicales d’un rôle établi
par le chef d’emploi. Mademoiselle Duclos, née en 1664, c’est-à-dire vingt-six ans avant
Adrienne Lecouvreur, était alors en possession de la faveur publique ; déclamer
autrement qu’elle, parler au lieu de chanter, substituer la familiarité à l’emphase, le
ton simple et naturel aux grands effets de voix, régler ses inflexions d’après le
mouvement même de la passion, semblait une
témérité. C’était
rompre en visière à tous les préjugés de la foule, c’était lui déclarer nettement
qu’elle était, depuis longues années, engagée dans une ornière ridicule. Pourtant
Adrienne n’hésita pas un instant. Comme elle avait eu le bonheur de ne pas recevoir les
leçons d’un maître applaudi, comme elle s’était nourrie surtout de lecture et de
réflexion, comme elle avait comparé librement l’idéal de Monime, de Roxane, de Pauline,
de Cornélie, aux étranges personnifications que la foule admirait, comme elle avait
consulté sa conscience, interrogé son cœur, sans tenir compte des maximes consacrées, la
vérité même, la vérité simple et austère, était pour elle une plaine unie ; pour se
montrer naturelle, pour traduire fidèlement la pensée du poète, Adrienne n’avait qu’à
s’écouter, et son cœur se peupla bientôt de souvenirs. Voltaire, si nous en croyons une
lettre adressée par lui à Thiriot un an après la mort d’Adrienne, fut son admirateur,
son ami et son amant. D’Argental fut moins heureux ; nous avons deux lettres charmantes
d’Adrienne, où se montre à nu toute la loyauté de son âme : la première est adressée à
madame de Ferriol, mère du comte d’Argental ; la seconde à M. d’Argental lui-même.
Madame de Ferriol voulait exiler son fils pour le guérir de sa passion pour Adrienne ;
mademoiselle Lecouvreur supplie madame de Ferriol de garder son fils près d’elle et lui
demande conseil sur la conduite qu’elle doit tenir envers lui. Elle offre, elle promet
de lui écrire dans les termes qui paraîtront à madame de Ferriol les plus sages, les
plus décisifs. Adrienne avait dix ans de plus que M. d’Argental, et pour le guérir, elle
prend avec lui un accent maternel. Il est impossible de lire ces deux lettres sans un
véritable attendrissement, tant il y a d’éloquence et de persuasion dans la vérité qui
éclate à chaque ligne.
L’art ne joue aucun rôle dans ces
naïfs épanchements ; c’est un cœur droit qui dit simplement ce qu’il sent, et l’absence
même de l’art donne à ces deux lettres une valeur, un attrait que l’art nous offre bien
rarement.
Adrienne se piquait-elle de fidélité ? D’après le témoignage de ses contemporains, elle
prenait toutes ses affections au sérieux ; elle ne cherchait pas dans l’inconstance un
sujet de triomphe. Pour qu’elle se décidât à reprendre son cœur, à disposer d’elle-même
comme d’un bien libre de tout engagement, il fallait qu’elle fût pleinement convaincue
de l’infidélité de son amant. Aussi ceux mêmes qui l’avaient quittée se rattachaient à
elle par un tendre souvenir. Au milieu même des plaisirs nouveaux qu’ils poursuivaient,
ils gardaient au fond du cœur la touchante image d’Adrienne. Parmi les hommes qu’elle
aima, Maurice de Saxe est peut-être celui auquel elle dut ses plus grandes joies et ses
plus grandes douleurs. Son attachement pour Maurice présente tous les caractères de la
passion la plus exaltée. Tendresse, dévouement, abnégation, tout se réunit dans l’amour
d’Adrienne pour le jeune guerrier qui devait, quinze ans après la mort de sa maîtresse,
gagner la bataille de Fontenoy. On sait qu’Adrienne mit en gage ses bijoux et sa
vaisselle plate pour envoyer 40 000 livres à son amant élu duc de Courlande. Chose
triste à dire, et qui, malheureusement se vérifie chaque jour sous nos yeux, la passion
d’Adrienne pour Maurice était d’autant plus vive, d’autant plus profonde, qu’elle
s’adressait à un homme incapable de la récompenser dignement, pour qui l’amour n’était
qu’un plaisir, un passe-temps de quelques heures. Plus d’une fois Adrienne vit Maurice
la quitter pour des femmes qui n’avaient ni l’éclat de sa beauté, ni la noblesse de son
cœur ; mais comme il est dans notre destinée de nous attacher aux
créatures que nous aimons, bien plus encore par les bienfaits qu’elles
nous doivent que par les bienfaits que nous en avons reçus, elle dévorait sa douleur et
lui pardonnait généreusement. On a dit que les nombreuses infidélités de Maurice avaient
abrégé la vie d’Adrienne, et qu’elle était morte de chagrin. Cette assertion ne repose
sur aucun témoignage de quelque valeur. On a dit aussi qu’elle avait été empoisonnée par
une de ses rivales ; or, il est avéré que son corps, ouvert après sa mort, ne présentait
aucune trace de poison. Adrienne est morte après douze ans de triomphes éclatants ; si
elle a souffert pour avoir trop aimé, si plus d’une fois elle a gémi sur l’inconstance
de l’homme qu’elle chérissait de toutes les forces de son âme, la gloire l’a consolée
plus d’une fois ; l’énergie même, la sincérité qu’elle apportait dans tous ses rôles,
suffisaient pour abréger sa vie. Elle avait senti trop vivement toutes les grandes
passions pour atteindre à la vieillesse. Quand elle mourut, elle n’avait pas quarante
ans.
Quoique Adrienne remplît à la fois les premiers rôles tragiques et les premiers rôles
comiques, et qu’elle n’ait jamais échoué dans aucune de ses tentatives, il paraît
cependant qu’elle excellait surtout dans les rôles tragiques ; Pauline, Roxane et
Cornélie lui allaient mieux que Célimène. Il est permis de croire que le commerce
familier de Molière n’a pas été inutile au talent d’Adrienne. Le souvenir de Célimène
devait donner à Pauline, à Cornélie, à Roxane un accent plus naturel, plus pénétrant.
Talma, comme Adrienne, étudiait Molière assidûment. Quoiqu’il n’ait jamais osé aborder
publiquement les rôles d’Alceste et d’Arnolphe, on sait qu’il s’était occupé de la
composition de ces deux personnages.
Faut-il s’étonner qu’une femme habituée à vivre parmi
les
grands hommes de l’antiquité se soit sentie entraînée, par une passion toute-puissante,
vers l’émule de Charles XII, vers le jeune capitaine qui renouvelait à Mittau, comme en
se jouant, l’héroïque défense de Bender ? Ces deux âmes familiarisées avec les grandes
choses, l’une par la pensée, l’autre par l’action, ne devaient-elles pas se rencontrer
dans une mutuelle admiration ? Rien, à coup sûr, n’est plus naturel, plus facile à
comprendre que les amours de Maurice et d’Adrienne. Toutefois, si le comte de Saxe, par
le nombre et la variété de ses exploits, par la précocité de sa valeur, semble
appartenir au roman plus qu’à la vie réelle, la manière dont il entendait, dont il
gouvernait l’amour n’a rien de poétique. Il n’a jamais eu la peine de résister à ses
passions, ou plutôt il n’en a jamais connu, écouté qu’une seule, la passion de la
gloire. La guerre avec ses dangers, ses enivrements, a rempli toute sa vie. Les femmes
les plus belles, les plus jeunes, les plus dignes d’amour, ne l’ont pas distrait un seul
jour de sa passion pour les batailles. Depuis Adrienne Lecouvreur jusqu’à la duchesse de
Courlande, qui plus tard fut impératrice, depuis les filles d’honneur de la duchesse
jusqu’aux plus grandes dames de Versailles, il n’a jamais vu dans la beauté, dans la
jeunesse, dans la pleine possession de ces dons précieux, qu’une distraction de quelques
instants. Aussi ne s’est-il jamais montré bien scrupuleux dans le choix de ses plaisirs.
Non seulement il s’abandonnait à l’inconstance, sans jamais se reprocher la douleur
qu’il laissait derrière lui ; mais il ne rougissait pas de feindre pour une femme qui
pouvait le servir un amour qu’il ne ressentait pas, et d’offrir à celle qu’il chérissait
pour quelques jours les caresses qu’il avait flétries par le mensonge. Pour caractériser
nettement toute la souplesse de ses
principes à cet égard, il
suffit de rappeler l’aventure ridicule qui le brouilla sans retour avec la duchesse de
Courlande. Arrêté au milieu de la nuit par une duègne armée d’une lanterne, au moment où
il portait sur ses épaules une des filles d’honneur de la duchesse, il voulut, sans
quitter son fardeau, renverser du pied la lumière accusatrice, perdit l’équilibre et
tomba sur la duègne avec sa maîtresse. Or, la veille même de cette ridicule aventure, il
avait joué près de la duchesse de Courlande le rôle d’amant passionné. La duchesse,
justement irritée, le congédia sans vouloir l’entendre, et fit bien. Un homme capable de
se partager ainsi entre deux femmes est-il vraiment capable d’aimer ? Que les cœurs
sincères se chargent d’écrire la réponse. Dans ce partage de sa personne, Maurice ne
pouvait invoquer l’entraînement des sens, car la jeune et belle fille qu’il prenait
chaque nuit à la fenêtre et qu’il rapportait avant l’aube s’était donnée à lui. Pourquoi
donc prodiguait-il à une femme qu’il n’aimait pas les serments et les caresses que la
jeune fille avait seule le droit de revendiquer ? Pourquoi ? C’est qu’il n’aimait pas
d’un amour sincère celle qu’il croyait aimer, c’est qu’il n’y avait pas dans son cœur
place pour une passion exclusive, pour une passion souveraine. L’infidélité était pour
lui sans remords, parce qu’il se trompait lui-même, parce qu’il s’abusait sur la nature
de ses sentiments ; il trahissait sa maîtresse sans trouble, sans honte, parce qu’il ne
la préférait pas au monde entier. Si le plaisir était plus vif dans les bras de la jeune
fille, la duchesse abusée servait l’ambition de Maurice, et cette seule pensée imposait
silence au repentir.
Adrienne Lecouvreur a tenu dans la vie du comte de Saxe moins de place peut-être que la
fille d’honneur de la duchesse de Courlande ; peut-être ne l’a-t-il pas aimée d’un
amour plus vrai, plus sincère ; mais comme elle était entourée
d’hommages, comme les seigneurs de la cour s’empressaient autour d’elle, comme les plus
grands esprits louaient à l’envi sa grâce, sa beauté, la finesse de ses reparties, la
sagacité de ses jugements, la vanité le ramenait près d’elle, et sa crédule maîtresse
inventait, pour lui pardonner, un repentir qu’il ne connaissait pas. Il ne paraît pas
d’ailleurs que la mort d’Adrienne ait été pour Maurice une douleur bien profonde. Les
femmes de la cour, à cette époque, n’étaient pas d’une vertu farouche, et le comte de
Saxe trouva sans peine, à Versailles, des consolations.
Le mariage et le divorce de Maurice figurent comme un épisode insignifiant parmi ses
aventures galantes. Avait-il à se plaindre de sa femme ? Aucun témoignage n’autorise à
le croire. Elle l’aimait et ne pouvait cacher sa jalousie ; car Maurice, malgré la
beauté et la jeunesse de sa femme, n’avait pas tardé à la tromper. Après avoir vécu loin
d’elle pendant plusieurs années, il profita d’un voyage entrepris pour recueillir la
succession de sa mère et se dégagea d’un lien qu’il n’avait jamais pris au sérieux.
Un tel personnage convient-il au théâtre ? Un cœur ainsi fait, pour qui l’amour n’est
qu’une distraction, peut-il prendre part à une action dramatique ? Il est permis d’en
douter, car le poète se trouve placé entre deux écueils. S’il respecte fidèlement les
données de l’histoire, il ne peut engager Maurice de Saxe que dans une action politique,
et l’homme court le danger de s’amoindrir dans la grandeur des événements ; s’il veut au
contraire l’engager dans une action passionnée, il est forcé de le dénaturer, de lui
prêter des sentiments qu’il n’a jamais connus, et nous avons le droit de lui demander
pourquoi il baptise d’un tel nom un homme que l’histoire désavoue. Entre ces deux
écueils, quelle route choisira le poète ? Il me semble
difficile de répondre à cette question de manière à lever tous les scrupules, car si
Maurice de Saxe a gagné des batailles, si Fontenoy et Raucoux ont placé son nom au
premier rang dans l’histoire militaire de notre pays, ce n’est pas une raison pour voir
en lui un personnage politique. Par son courage héroïque, et plus encore par l’habileté
consommée de ses combinaisons stratégiques, il a décidé du sort de l’Europe, humilié
l’orgueil de l’Angleterre, mais les grands événements accomplis par son bras n’ont été
ni prévus, ni préparés dans sa pensée. Acteur sur le champ de bataille, il n’était, dans
l’ordre politique, aux yeux du penseur, qu’un pur agent. Il conduisait à merveille ses
bataillons comme les pièces d’un échiquier, mais, la bataille une fois gagnée, ce
n’était pas lui qui remaniait la carte de l’Europe. Derrière le grand capitaine, on ne
trouve pas l’homme d’État. C’est pourquoi Maurice de Saxe, tel que nous le montre
l’histoire, ne me semble pas offrir l’étoffe d’un personnage dramatique. Le poète
veut-il laisser dans l’ombre le tacticien éprouvé qui excitait l’admiration du chevalier
Folard avant de gagner la bataille de Fontenoy, qui rendait compte au grand Frédéric de
ses opérations militaires, qui soumettait à son jugement les plans qu’il venait de
réaliser ? S’il supprime le guerrier pour nous montrer l’homme aux prises avec la
passion, que devient l’histoire, que devient la vérité ? Pour trancher cette difficulté,
pour imposer silence à toutes les objections, il faut plus que de l’adresse, plus que de
l’habileté, plus que du savoir-faire, il faut un rare bonheur. Pour inventer la passion
dont l’histoire ne parle pas, pour trouver dans le grand capitaine l’étoffe d’un Hamlet
ou d’un Roméo, pour toucher à l’histoire, pour l’assouplir
sans la dénaturer, il ne suffit pas d’avoir l’œil pénétrant, la main légère. Arrivons
à l’œuvre de MM. Scribe et Legouvé.
Au premier acte, nous sommes chez la duchesse de Bouillon. Nous assistons à la toilette
de la duchesse qui s’entretient familièrement avec un abbé de cour. L’abbé, cela va sans
dire, est amoureux de la duchesse et soupire discrètement. Dans l’espérance de réussir
auprès de la femme qu’il aime et qui n’a pas encore reçu l’aveu de sa passion, il
imagine de lui révéler l’infidélité de son mari. Aux premiers mots qu’il prononce,
croyant l’étonner par son récit, la duchesse l’arrête bravement et achève sans embarras
ce qu’il racontait en hésitant, partagé entre la crainte de l’affliger et le désir
d’exciter sa colère. « N’est-ce que cela, vraiment ? Le duc aime la Duclos. Je le
savais. La Duclos m’a prise pour confidente et ne fait rien sans me consulter. Vraiment,
l’abbé, vous êtes d’une pauvreté désolante. Vous ne savez rien ; votre unique occupation
est de recueillir les nouvelles, et vous arrivez toujours chez moi les mains vides. Mais
à quoi donc pensez-vous ? » L’abbé s’excuse de son mieux et parle de son amour. La
duchesse l’écoute sans dépit, sans étonnement, et veut bien lui promettre une
récompense, s’il réussit à découvrir le nom de la nouvelle maîtresse du comte de Saxe.
Malgré la vivacité de son langage, malgré la curiosité jalouse qui éclate dans ses yeux,
l’abbé ne devine pas que le comte est son rival, son rival heureux. Plein d’espoir et de
joie, il promet de se mettre en campagne et de revenir bientôt avec le secret qui
inquiète si fort la duchesse. Le duc arrive, tenant à la main une cassette qui lui a été
confiée par l’Académie des sciences. Lié d’amitié avec les hommes les plus illustres de
son temps, il s’est appliqué à l’étude de la chimie et doit
analyser la poudre contenue dans cette cassette, poudre terrible qui a déjà servi à
consommer bien des crimes, et nommée dans le monde poudre de
succession. Après quelques propos insignifiants où il trouve moyen de placer les
compliments à double sens que Voltaire lui a plus d’une fois adressés, le duc se retire
avec l’abbé, auditeur résigné de toutes les œuvres de monseigneur. Enfin le comte de
Saxe arrive chez la duchesse, qui lui demande avidement l’emploi de son temps depuis
l’heure de son retour. Maurice se tire d’affaire assez adroitement. Mais la duchesse
aperçoit à sa boutonnière un bouquet noué d’un ruban. De qui tient-il ce bouquet ? D’une
jeune fille qu’il a rencontrée à la porte de l’hôtel ? En vérité : L’étrange bouquetière
qui noue ses fleurs avec un ruban vert et or ! La jalousie de la duchesse, déjà éveillée
par des rumeurs confuses, s’attache à ce bouquet comme s’il devait lui révéler le nom de
sa rivale. Il lui faut à tout prix une explication franche et complète. La duchesse
donne rendez-vous à Maurice, le soir même, dans la petite maison que le duc a louée pour
la Duclos. J’oubliais de dire qu’Adrienne Lecouvreur doit venir, le lendemain, réciter
des vers dans le salon de madame de Bouillon, car la duchesse a pris Adrienne sous son
patronage. Ainsi, dès le premier acte, nous avons sous les yeux les principaux
personnages de la pièce. Si Adrienne ne paraît pas, la duchesse lit à madame d’Aumont
une lettre signée d’Adrienne, qu’Adrienne n’a jamais écrite, mais empreinte d’une
vivacité ingénieuse, d’une touchante modestie. Tous les éléments du drame qui va se
dérouler devant nous sont contenus dans les scènes que nous venons de raconter. Il n’y a
pas un mot, pas un incident qui ne doive, dans quelques instants, servir au
développement de l’action.
Au second acte, nous sommes dans le foyer de la
Comédie-Française ; les comédiens arrivent et s’entretiennent des querelles de
coulisses. On joue Bajazet. Adrienne Lecouvreur doit remplir le rôle de
Roxane, au grand déplaisir de la Duclos. Acomat fait une partie d’échecs avec son
confident. Michonnet, régisseur du théâtre, chante sur tous les tons l’éloge d’Adrienne,
qui arrive enfin, son rôle à la main. L’entrevue qu’elle a eue le matin avec Maurice
trouble singulièrement la sérénité habituelle de sa pensée. Michonnet s’aperçoit
qu’Adrienne n’est pas livrée tout entière au soin de sa gloire dramatique et la supplie
d’être belle. « Sois tranquille, mon ami, répond Adrienne, je serai belle, j’en suis
sûre, car il m’aime, car je l’ai vu ce matin, et ce soir il sera là, il me l’a promis,
je le verrai, je serai belle, je serai sublime » ; et Adrienne se remet à étudier son
rôle. Maurice, en entrant au foyer de la Comédie-Française, invoque les ombres
glorieuses dont le souvenir remplit sa pensée, sans qu’il soit possible de deviner s’il
veut parler des grands poètes qui ont fondé le théâtre, ou des comédiens habiles qui ont
interprété leurs ouvrages. Il aperçoit Adrienne et la serre dans ses bras. Quelle joie,
quel bonheur de se revoir après une si longue absence ! Ici commence un dialogue où la
passion n’est pas toujours exempte d’emphase et de puérilité. Si Adrienne aime vraiment
Maurice, elle n’a pas besoin, pour lui inspirer de nobles sentiments, d’héroïques
projets, de demander conseil aux tragédies de Corneille ; Pauline, Émilie, Camille,
n’ont rien à lui apprendre. Son cœur, comme tous les cœurs vraiment épris, nourrit en
lui-même une flamme généreuse, et le souvenir de Pauline et de Camille, loin de prêter
aux paroles d’Adrienne un accent plus poétique, leur donne volontiers quelque chose de
factice. Quant à la
fable des Deux Pigeons, je
ne vois pas trop ce qu’elle vient faire dans cet entretien passionné. J’admire
profondément la fable des Deux Pigeons, mais je ne comprends pas comment
ce récit, d’une simplicité si touchante, se trouve mêlé aux amours d’Adrienne et de
Maurice. Maurice avait emporté, en quittant Paris, Corneille, Racine et La Fontaine. Le
lendemain d’une bataille, il relisait avec délices les beaux vers qu’il avait entendus
de la bouche d’Adrienne. En écoutant Pauline et Camille, il croyait l’écouter elle-même.
À la bonne heure ! Mais La Fontaine, il n’a guère songé à l’ouvrir, quoiqu’il l’eût reçu
des mains d’Adrienne. Il ne connaît pas même la fable des Deux Pigeons,
et, pour ma part, je ne m’en étonne pas. Je serais bien surpris, au contraire, si
Maurice parlait de La Fontaine comme de sa lecture familière. Le duc de Bouillon, qui se
croit trompé par la Duclos et qui se réjouit de sa trahison, invite à souper toute la
Comédie-Française. Adrienne consent à se montrer dans cette fête, et reçoit du duc
lui-même la clef de sa petite maison.
Au troisième acte, comme chacun l’a déjà deviné, Adrienne, Maurice et la duchesse de
Bouillon se trouvent réunis. Cependant Maurice n’est pas un seul instant placé entre ces
deux femmes. La duchesse arrive la première au rendez-vous, et ne cache pas son dépit.
Au moment où l’impatience va devenir de la haine, Maurice paraît et se justifie. S’il a
tardé si longtemps, c’est qu’il a été suivi. La duchesse l’écoute en souriant, et
accepte comme vraies toutes ses excuses. Alors, mais alors seulement, Maurice comprend
toute la misère de son double rôle. Il ne veut pas mentir plus longtemps, et avoue à la
duchesse qu’il ne l’aime plus, qu’il aime une autre femme. Son nom ? Il ne
consent pas à le dire. Je me vengerai, dit la duchesse. Je saurai son
nom, aucune puissance humaine ne pourra la dérober à ma colère. Au bruit des voix
joyeuses qui éclatent dans la chambre voisine, la duchesse se croit surprise par son
mari, et s’écrie : Si le duc me voit, je suis perdue. Cette crainte paraîtra sans doute
exagérée à tous ceux qui se souviendront de l’entretien de la duchesse avec l’abbé, au
premier acte. Une femme qui sait toute la vie de son mari, qui connaît jour par jour ses
moindres aventures, qui met de moitié dans ses amours la maîtresse de son mari, qui
emprunte sa main et sa petite maison pour donner rendez-vous à son amant, ne doit pas
trembler à si bon marché. Ne peut-elle pas d’un mot imposer silence à la colère ? Vous
me demandez comment je me trouve ici ? J’y suis venue pour vous épier, pour vous
confondre. Pourtant la duchesse s’enfuit et se cache. Le duc croit que Maurice a donné
rendez-vous à la Duclos, et doute encore, malgré les dénégations réitérées de Maurice.
Adrienne, à son tour, en voyant Maurice, en écoutant les railleries et les compliments
que le duc et l’abbé adressent au comte, s’étonne et s’alarme ; mais un mot de Maurice
suffit pour la rassurer : Je t’aime, je n’aime que toi ; la femme cachée ici n’est rien
pour moi ; mais il faut la sauver, et tu la sauveras, j’ai compté sur toi. Adrienne,
heureuse et confiante, promet de la sauver. Les deux femmes échangent dans l’ombre
quelques paroles inquiètes ; sans se deviner mutuellement, elles pressentent d’une façon
confuse qu’il y a entre elles un secret terrible. Cependant Adrienne, fidèle à sa
promesse, livre à la duchesse la clef que le duc lui a remise, et la duchesse peut enfin
s’échapper par le jardin ; mais, en quittant Adrienne, elle prononce quelques mots
menaçants auxquels Adrienne répond
avec un accent de
bienveillance écrasant : Vous me haïssez, je vous protège.
Au quatrième acte, nous retournons chez la duchesse. Tous ses amis sont réunis pour
entendre Adrienne. Cette fête est, pour madame de Bouillon, une double joie. Non
seulement elle reçoit chez elle une comédienne adorée de la foule, adorée de la cour ;
mais ce soir même madame de Noailles donne une fête où elle voulait inviter Adrienne ;
madame de Bouillon a été assez heureuse pour deviner, pour prévenir le projet de madame
de Noailles. Les soupçons de la duchesse, qui d’abord s’étaient portés sur madame
d’Aumont, prennent une direction nouvelle dès qu’Adrienne a parlé. À l’embarras de
Maurice placé près de la duchesse, Adrienne devine sa rivale, sa rivale qu’elle a sauvée
le veille. Au timbre voilé de cette voix qu’elle n’a entendue qu’un instant, la duchesse
reconnaît la rivale qui a ravi le cœur de Maurice et jure de se venger. Adrienne, qui
pressent le danger et ne veut pas succomber sans défense, récite en se tournant vers la
duchesse les vers adressés par Phèdre à Œnone. Elle accable sa rivale, en lui lançant,
comme autant de traits empoisonnés, chacune des paroles de cet admirable morceau. Elle
n’est pas une de ces femmes hardies
La duchesse, comme pour justifier l’application, sourit gracieusement et joint ses
compliments à ceux de l’assemblée : Adrienne est perdue.
Au cinquième acte, nous sommes chez Adrienne. Michonnet, témoin de l’humiliation de la
duchesse, comprend que la vie d’Adrienne est menacée. Un valet
apporte une cassette de la part de Maurice. Adrienne l’ouvre d’une main tremblante et
reconnaît le bouquet qu’elle a donné à Maurice, elle voit dans ces fleurs ainsi
renvoyées un signe d’abandon, et les couvre de baisers et de larmes. Avant de les jeter
au feu, elle leur adresse quelques paroles empreintes d’un sentiment vrai, mais dont la
forme gagnerait beaucoup à devenir plus simple, et les respire une dernière fois. Ce
dernier baiser est son arrêt de mort. Ce bouquet empoisonné a vengé la duchesse. Maurice
arrive pour recevoir le dernier soupir d’Adrienne. Vainement il essaie de la sauver, de
ranimer ses forces en lui rendant le bonheur qu’elle croyait perdu sans retour. Toutes
ces paroles de tendresse sont impuissantes ; le poison circule dans les veines
d’Adrienne, qui meurt en récitant d’une voix égarée quelques lambeaux du rôle
d’Hermione.
Il y a certainement une grande habileté dans la construction de ce drame ; mais cette
habileté est de telle nature qu’elle se passe de la poésie, et même réussit à la rendre
parfaitement inutile. Les ressorts employés par MM. Scribe et Legouvé suffiraient au
développement d’une douzaine d’actions ; et ces ressorts sont mis en œuvre avec tant
d’adresse, les incidents s’engendrent si rapidement, que la foule, livrée tout entière à
la curiosité, ne songe pas à se demander la valeur réelle des personnages. Plusieurs
scènes sont écrites avec un soin que nous ne sommes pas habitué à rencontrer dans les
ouvrages de M. Scribe. Mais le caractère dominant de toute cette composition, c’est
l’habileté extérieure poussée à ses dernières limites. Dans ce drame, où la poésie joue
un si petit rôle, où les grandes pensées, les sentiments passionnés ne se montrent guère
que sous la forme de souvenirs, et se placent sous le patronage de Corneille et de
Racine, il n’y a pas une phrase,
pas un mot inutile. Le
dénouement est préparé dès le premier acte, et si bien préparé, que les esprits exercés
n’ont plus rien à deviner quand le rideau tombe sur la cassette mystérieuse. La clef
donnée au second acte par le duc est, à proprement parler, tout le troisième acte ; car,
sans cette clef, le troisième acte serait impossible. Les paroles échangées dans l’ombre
entre Adrienne et la duchesse contiennent le germe du quatrième acte ; car, si la
duchesse ne reconnaissait pas dans la voix d’Adrienne la voix de celle qui l’a sauvée la
veille, elle ne l’insulterait pas du regard, et Adrienne ne l’accablerait pas de son
mépris. Enfin, le bouquet donné à Maurice par Adrienne n’est pas moins utile au
dénouement que la cassette mystérieuse. Dans ce drame si habilement construit, personne
ne parle, personne ne marche au hasard : tout est compté, tout est prévu, tout est
préparé. Mais à qui s’intéresser ? Quel rôle joue Maurice placé entre ces deux femmes ?
Il n’aime pas Adrienne assez résolument pour braver la haine de la duchesse ; il hésite
entre la femme qui peut servir son ambition et le cœur passionné qui s’est donné à lui
tout entier. Il n’est ni assez ambitieux pour renoncer à l’amour, ni assez amoureux pour
renoncer à l’ambition. Il ne trouve d’accents vrais qu’en face de la mort. Quand les
lèvres d’Adrienne pâlissent, quand son regard s’éteint, quand ses veines se glacent,
alors, alors seulement, il commence à comprendre tout le prix de la femme qui l’aimait
et qu’il va perdre sans retour. Adrienne, plus vraie, plus tendre que Maurice, n’a
cependant pas toute la vérité, toute la tendresse qu’elle devrait avoir. Il semble que,
pour aimer Maurice d’un amour infini, elle ait besoin de sentir les élans de son cœur
sanctionnés par le génie de Corneille. Au lieu de s’abandonner librement aux
inspirations de son
amour, elle demande conseil à ses
souvenirs. Si parfois son cœur trouve des paroles ardentes, plus souvent encore sa
mémoire évoque des images consacrées par l’admiration de la foule. Quant à la duchesse
de Bouillon, il est impossible de s’intéresser à son amour pour Maurice. Tout son amour
n’est que vanité. Si Maurice n’était pas le héros du jour, fût-il cent fois plus beau,
plus jeune, plus aimant, elle ne l’aimerait pas. Sa jalousie même n’est que vanité. Si
Maurice, au lieu de lui préférer une comédienne, lui préférait madame de Noailles ou
madame d’Aumont, elle souffrirait moins et ne souhaiterait pas si avidement la
vengeance. Le duc n’est qu’un personnage ridicule et parfaitement insignifiant.
Michonnet, malgré sa tendresse contenue pour Adrienne, rappelle trop clairement le père
de la débutante. L’abbé n’offre rien de nouveau. Si bien que toute cette pièce, conçue
avec une infaillible prévoyance, conduite avec une vigilance assidue, achevée avec un
soin scrupuleux, n’ajoute pas une page à l’histoire de l’art dramatique.
Toute la pièce a été faite pour mademoiselle Rachel. En nous plaçant à ce point de vue
qui n’a rien de littéraire, nous est-il permis de nous montrer satisfait ? Si toute la
pièce est dans un rôle, ce rôle est-il complet ? L’actrice chargée de ce rôle ne
laisse-t-elle rien à souhaiter ? La première question est déjà résolue. Quant à la
seconde, la réponse n’est pas difficile. Si le drame qui s’appelle Adrienne
Lecouvreur n’ajoute pas une page à l’histoire de l’art dramatique, le rôle
d’Adrienne Lecouvreur n’ajoute pas une ligne à l’histoire du talent de mademoiselle
Rachel. Parlerai-je de la manière dont elle récite la fable des Deux
Pigeons ? Malgré le charme qu’elle a su mettre dans quelques vers de cette
fable, La Fontaine, je crois, s’étonnerait
fort, en
l’écoutant, de l’accent pathétique prêté au plus tendre des deux pigeons. Mademoiselle
Rachel, sous les traits d’Adrienne, s’est-elle montrée plus tendre, plus naïve, que sous
les traits de Monime ou d’Esther ? Il y a dix ans, à l’époque de ses débuts, l’accent de
la tendresse semblait refusé à ses lèvres ; a-t-elle trouvé aujourd’hui l’accent qu’elle
ignorait il y a dix ans ? Au troisième acte elle n’a qu’un mot à dire, elle le dit très
bien ; mais ce mot si bien dit serait-il d’aventure tout un monde nouveau ? Le triomphe
de mademoiselle Rachel n’est-il pas tout entier dans le quatrième acte ? Et ce quatrième
acte si vanté, si applaudi, que nous apprend-il d’imprévu, d’inattendu ? Le sens prêté
aux paroles de Phèdre par Adrienne Lecouvreur peut-il d’ailleurs être avoué par le
goût ? Est-il permis de détourner ainsi, au profit d’une application personnelle, le
sens légitime d’un morceau gravé dans toutes les mémoires ? Est-ce le cinquième acte
qu’on voudrait nous donner pour une révélation ? Peut-être mademoiselle Rachel eût-elle
trouvé pour l’expression du désespoir des accents d’une puissance, d’une vérité toute
nouvelle, si les paroles placées dans sa bouche eussent été elles-mêmes empreintes de
puissance et de nouveauté ; mais la confusion d’Oreste et de Maurice, d’Adrienne et
d’Hermione, ne permettait pas à mademoiselle Rachel de se renouveler. Elle s’est
souvenue d’elle-même et ne pouvait faire autre chose.
Mademoiselle Rachel dit-elle la prose aussi bien que les vers ? Sa voix a-t-elle toute
la souplesse, toute la simplicité, toute la naïveté dont les vers se passent quelquefois
et dont la prose ne peut jamais se passer ? Il nous faudrait, pour résoudre ces
questions, une pièce autrement faite, autrement écrite qu’Adrienne Lecouvreur. Dans la
prose
que nous avons entendue il y a quinze jours, comme dans
les vers que nous entendons depuis dix ans, nous avons trouvé toutes les fautes de
prosodie auxquelles mademoiselle Rachel se laisse aller habituellement, et que personne
ne songe à relever, comme si la vérité ne pouvait arriver jusqu’à elle. Mon d’sir, mon cœûr, mon honneûr, hêlas ! n’en
déplaise à mademoiselle Rachel, sont des mots qui n’ont jamais fait partie de notre
langue. Les petites bourgeoises se résignent à dire : mon désir, mon cœur, mon honneur,
hélas ! et la langue ne s’en trouve pas plus mal. Après Adrienne
Lecouvreur, mademoiselle Rachel reste pour moi ce qu’elle était. Elle dit très
habilement toutes les paroles qui expriment les passions violentes, la colère, la
jalousie, la haine. Jusqu’ici, la tendresse ne semble pas faite pour ses lèvres, et je
persisterai dans ma conviction jusqu’à preuve du contraire. Quant aux fautes de prosodie
que j’ai signalées et qui blessent toutes les oreilles délicates, j’espère qu’elle
voudra bien y renoncer.
Pour bien connaître Marguerite de Navarre, il faut l’étudier dans sa correspondance.
C’est là, en effet, qu’elle se montre à nous tout entière, sans arrière-pensée, sans
déguisement, car ses lettres n’étaient pas destinées à la publicité Les
Poésies et les Contes de Marguerite, utiles à
consulter sans doute, sont loin de nous éclairer d’une lumière
aussi sûre. Cependant pour tout esprit bien fait, qui prend la peine de comparer les
Contes et les Poésies, il y a dans le caractère spécial
de ces deux recueils un digne sujet de méditation, et de cette comparaison jaillit une
pensée bien voisine de la vérité. Je ne veux pas dire, des Contes de la reine de
Navarre, ce que Montesquieu disait de la loi salique. Il est pourtant vrai que
la plupart de ceux qui en parlent ne les ont pas lus. Il s’en faut de beaucoup que tous
ces contes soient égrillards. À côté d’un récit qui semble emprunté à Boccace, on trouve
le récit d’un amour malheureux, exalté jusqu’à l’héroïsme, jusqu’à l’abnégation la plus
sublime aux yeux des âmes tendres, la plus folle aux yeux des esprits qu’on appelle
sensés. Il y a dans les Contes mêmes de Marguerite un côté mystique,
moins frappant sans doute que dans ses Poésies, mais qui pourtant
n’échappe pas aux regards d’un lecteur attentif. Chaque récit, sérieux ou grivois, est
suivi d’une discussion en règle sur le mérite et les vertus des personnages mis en
scène, et dans cette discussion, le sentiment chrétien se produit presque toujours sous
la forme la plus sévère. Quant aux Poésies de Marguerite, qui sont loin
de posséder le même charme, la même valeur littéraire que ses Contes,
depuis le Miroir de l’âme pécheresse jusqu’aux Mystères
qui terminent le recueil, il est bien difficile d’y trouver le plus petit mot pour rire.
On s’étonne, à bon droit, que les docteurs de la Sorbonne aient condamné comme hérétique
le Miroir de l’âme pécheresse. Le raisonnement des docteurs n’était pas,
en effet, conforme aux lois d’une saine logique. Marguerite n’avait parlé ni des saints,
ni du purgatoire, donc elle ne croyait ni au purgatoire, ni aux saints. Ce n’est pas là
certainement ce qu’on peut appeler
un enthymème victorieux.
Cependant, sans la protection toute-puissante de son frère, Marguerite serait peut-être
montée sur le bûcher. Bien que le texte des Contes, publié par Claude
Gruget dix ans après la mort de l’auteur, ne puisse être accepté comme un texte
original, il ne faut pourtant pas exagérer l’importance des altérations qu’il a subies,
et, si nous n’avions pas les lettres de Marguerite, nous pourrions, par la lecture de
ses Contes, deviner à peu près toutes les pensées qui ont rempli sa vie.
Sa correspondance, dont les autographes sont conservés à la Bibliothèque, nous dispense
de toute conjecture. Il est inutile désormais de chercher à deviner, sous le voile plus
ou moins transparent de la fiction, ce que Marguerite nous révèle dans ses lettres.
Or, si cette correspondance réfute victorieusement les reproches de légèreté, et même
de libertinage, qui ont été adressés à Marguerite par l’ignorance et la superstition,
elle nous explique, en même temps, ce qu’il y avait de douloureux dans sa tendresse pour
son frère. Il n’est pas vrai que la reine de Navarre ait choisi plus d’un amant parmi
les poètes réunis à sa cour ; il n’est pas vrai qu’elle se soit donnée à Marot ; car
Marot n’était rien moins que discret ; s’il eût possédé Marguerite un jour, une heure
seulement, il n’aurait pas manqué de s’en vanter, et l’on ne trouve le souvenir d’un tel
bonheur ni dans ses élégies, ni dans ses épigrammes. Il n’est pas vrai que Marguerite se
soit livrée à son frère : l’accusation d’inceste portée contre elle ne repose sur aucun
fondement ; mais il est vrai qu’elle a ressenti pour son frère une tendresse qui allait
au-delà de l’amitié. Nous pouvons nous prononcer sur cette question sans redouter le
reproche de légèreté. Les pièces sont entre nos mains, et, loin de condamner Marguerite,
elles
commandent la pitié à toutes les âmes généreuses. Oui,
Marguerite a aimé François Ier autrement qu’un frère, mais elle a
refoulé au fond de son cœur cette coupable passion, et n’a rien fait pour la rendre
contagieuse. Elle en rougissait comme d’un crime, et la lettre qui nous la révèle montre
assez clairement que son frère ne la partageait pas. Cette lettre, écrite par la
duchesse d’Alençon à l’âge de vingt-neuf ans, ressemblait à une énigme, tant le langage
en est embarrassé, si nous n’avions pas pour l’expliquer, pour la , la
correspondance de Marguerite avec Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux. Dans la lettre
mystérieuse adressée à son frère, elle lui dit que sans doute il ne voudra pas faire un
long détour pour éviter de rencontrer celle qui met en lui tout son bonheur, qui estime
sa vue plus chère que tous les biens de ce monde ; elle mêle à ses accents de tendresse
un sentiment de remords qui, certes, ne s’accorde pas avec une amitié fraternelle ; elle
ajoute que, si son frère consent à ne pas l’éviter, elle saura trouver un prétexte pour
s’échapper et le voir, et comme si elle craignait de n’avoir pas encore exprimé assez
clairement sa confusion et sa honte, elle signe : « Pis que morte. »
Cette signature étrange se retrouve dans sa correspondance avec Guillaume Briçonnet, et
comme, dans cette correspondance, Marguerite parle toujours d’une faute à expier sans
jamais la nommer, comme elle demande conseil à Briçonnet, sur le moyen le plus sûr de
rentrer dans le droit chemin, sans jamais lui dire en quoi elle a failli, il est bien
difficile de ne pas rapprocher, des lettres de Marguerite à l’évêque de Meaux, la lettre
énigmatique dont j’ai tout à l’heure donné la substance. Les réponses de l’évêque,
écrites dans un style mystique, ne laissent pas assez nettement deviner sa pensée pour
que Marguerite puisse y trouver
une consolation. Les
sentiments de Guillaume Briçonnet, très chrétiens, je veux bien le croire, sont noyés
dans un tel déluge de métaphores, et ces métaphores elles-mêmes sont si étrangement
choisies, qu’il est impossible de garder son sérieux en l’écoutant ; mais le style
burlesque du confesseur n’efface pas la tristesse de la pénitente.
Il faut donc reconnaître, pour peu qu’on ait le goût de la justice, que Marguerite a
été cruellement calomniée. Comment expliquer les reproches qui pèsent sur sa mémoire ?
Comment cette femme, dont toute la vie n’a été qu’un long dévouement, se trouve-t-elle
accusée d’impudicité ? La protection généreuse qu’elle accorda toujours aux protestants
persécutés suffit, à mon avis, pour rendre raison de cette contradiction. Les docteurs
impitoyables qui ont allumé le bûcher de Berquin, au moment où ils se vantaient
d’envoyer son âme criminelle aux pieds de son juge, n’oubliaient pas que Marguerite
avait tout fait pour le sauver. Si Berquin, docile aux conseils de Marguerite, eût
continué paisiblement ses études philosophiques et n’eût pas bravé l’autorité de
l’Église, il fût mort tranquille dans son lit. Les bourreaux de Berquin ne pouvaient
pardonner, à la sœur du roi, l’asile qu’elle offrait dans sa cour de Béarn à tous les
libres penseurs ; la Sorbonne était jalouse de cette princesse ingénieuse et savante,
qui mettait sa puissance au service de la liberté. La rancune de la Sorbonne s’est
traduite en accusation d’hérésie. Quoi de plus simple ? quoi de plus naturel ? Était-il
possible qu’il en fût autrement ? Quand le connétable de Montmorency, après avoir obtenu
par le crédit de Marguerite, toutes les grandeurs, toutes les dignités, toutes les
richesses qu’il pouvait souhaiter, la payait d’ingratitude, conseillait au roi d’assurer
le salut spirituel de son royaume en commençant par sa propre
famille l’application de la justice, et n’obtenait de lui qu’une réponse dédaigneuse
où l’orgueil et l’égoïsme parlent plus haut que l’orthodoxie, n’était-il pas inévitable
que la Sorbonne, dont la rancune se révélait par la bouche de Montmorency, essayât de
prendre sa revanche ? Le roi avait dit : « Ma sœur m’aime trop pour jamais croire
ce qui sera contraire au bien de mon État ; elle ne croira jamais que ce que je
voudrai. »
Déconcertés par ces paroles hautaines, les ennemis de la
philosophie, que Marguerite protégeait avec ardeur, ont ajouté au reproche d’hérésie le
reproche d’impudicité, et cette double accusation a été acceptée par la foule ignorante
comme un article de foi.
Certes, je ne voudrais pas recommander les Contes de Marguerite comme un
traité de morale à l’usage des jeunes filles. Cependant, parmi ces contes mêmes, il y en
a plus d’un où la morale la plus sévère ne trouverait pas grand-chose à condamner, où la
passion, loin d’être exaltée comme une loi suprême, nous est présentée avec un cortège
de dangers, un appareil de souffrances, qui ne sont pas faits pour encourager le mépris
du devoir. Et puis, d’ailleurs, est-il permis de juger l’auteur de ce livre avec une
sévérité absolue, sans tenir compte du temps où elle a vécu, du milieu où s’est
développée son intelligence, de l’éducation qu’elle a reçue, des exemples qu’elle a eus
devant les yeux ? Le philosophe peut juger le livre en lui-même, l’historien ne doit
jamais oublier l’état moral de la France pendant la première moitié du xvie
siècle. Or, sous le règne de Louis XII, sous le règne de
François Ier, l’opinion se montrait fort indulgente pour la
galanterie : faut-il s’étonner que Marguerite ait souvent partagé l’indulgence de
l’opinion ? Louise de Savoie, dont les principes n’étaient rien moins que rigoureux,
n’a-t-elle pas dû déposer dans l’âme
de sa fille le germe
d’une tolérance à toute épreuve ? J’en ai dit assez, je crois, pour démontrer qu’il ne
faut pas attribuer à Marguerite seule ce que la morale doit condamner dans ses
Contes.
Marguerite a été mariée deux fois, une première fois au duc d’Alençon, lorsqu’elle
avait à peine dix-sept ans. La retraite précipitée de son premier mari à la bataille de
Pavie, que l’histoire a flétrie du nom de lâcheté, n’expliquerait pas l’aversion qu’elle
avait pour lui ; car si la lâcheté justifie le mépris, elle a besoin, pour se trahir, de
se trouver en face du danger, et depuis le jour de son mariage jusqu’à la bataille de
Pavie, c’est-à-dire dans l’espace de seize ans, le duc d’Alençon n’avait jamais eu à
donner la mesure de son courage. Il faut donc chercher ailleurs la cause de cette
aversion. La lettre mystérieuse dont j’ai parlé nous dispense de toute conjecture.
Marguerite avait été mariée, contre son gré, à un homme qui n’avait en lui-même rien de
séduisant, d’un visage et d’un esprit vulgaires, qu’elle n’aurait pu aimer, lors même
que son cœur n’eût pas été dominé par une passion dont elle rougissait. Deux ans après
la mort du duc d’Alençon, Marguerite épousa Henri d’Albret, âgé de vingt-quatre ans,
c’est-à-dire plus jeune qu’elle de onze ans. Cette seconde union n’aurait sans doute
jamais été troublée sans les calomnies du connétable de Montmorency, qui semblait
prendre à tâche de poursuivre sa bienfaitrice. Grâce aux avis officieux du connétable,
Henri d’Albret se crut trompé par Marguerite, et se laissa emporter par la colère
jusqu’à la frapper. Il fallut l’intervention du roi pour ramener la paix dans le ménage.
Heureusement la jalousie du mari ne tint pas contre l’évidence, et Marguerite pardonna
généreusement. Elle savait, par la grâce de son esprit, par le charme de ses manières,
faire oublier son âge, et la violence même de la jalousie
qu’elle inspirait prouve assez clairement à quel point elle avait réussi. Marguerite
aimait sincèrement Henri d’Albret. Cependant, quoiqu’elle eût réussi à dompter ses
coupables pensées, son frère tenait toujours la première place dans son cœur. Les
lettres écrites pendant son voyage en Espagne nous révèlent toute la vivacité de sa
tendresse : elle accuse avec impatience la longueur de la route, la lenteur des chevaux
qui l’emportent vers le prisonnier, l’inclémence de la saison. Toutes ses pensées vont à
son frère. Pourvu qu’elle le délivre, qu’elle le ramène en France sain et sauf, elle
sera trop payée de ses fatigues. Qu’un messager couvert de fange vienne lui apporter des
nouvelles de son frère bien-aimé, elle ira l’embrasser, et s’il n’a pas de lit pour se
reposer, elle lui donnera son lit et dormira sur la dure. Ainsi toute la vie de
Marguerite se résume dans sa tendresse pour son frère.
François Ier, bien qu’il appelât Marguerite sa mignonne, l’a plus
d’une fois traitée avec un égoïsme cruel. Il lui a pris sa fille, à peine âgée de trois
ans, pour l’élever à sa guise à Plessis-lez-Tours. Ni prières, ni larmes n’ont pu le
fléchir : il voyait dans sa sœur un bien dont il voulait disposer dans l’intérêt de sa
politique, et sa conviction à cet égard était si complète, si profondément enracinée,
que sans doute Marguerite l’eût étonné, si, au lieu d’invoquer leur mutuelle affection
pour garder sa fille, elle eût invoqué ses droits de mère. Si le fils de Louise de
Savoie n’a pas dit, comme plus tard Louis XIV : « L’État, c’est moi »
,
toute sa conduite s’explique par cette orgueilleuse pensée. Ce roi, si vanté comme la
fleur de la chevalerie, n’avait d’un chevalier que la bravoure, et c’est à sa bravoure
qu’il doit l’indulgence de la postérité. L’histoire pourtant,
lorsqu’elle prend ses devoirs au sérieux, est obligée de se montrer sévère pour
François Ier ; car, si la bravoure tient un rang élevé parmi les
vertus militaires, elle ne suffit pas à l’homme de guerre. Tous ceux qui ont pris la
peine de lire avec attention le récit de la bataille de Pavie, écrit par des hommes du
métier, savent très bien que le roi de France a perdu la partie par présomption, par
ignorance. Il a livré bataille contre l’avis de tous les vieux généraux qui
l’entouraient, contre l’avis de la Trémouille ; il a cédé au conseil imprudent de
Bonnivet ; il s’est laissé abuser comme un enfant par Antonio de Leyva. En engageant le
combat, tandis que les troupes espagnoles s’éparpillaient pour rendre moins meurtrier le
feu de son artillerie, il a forcé au silence les canons qui balayaient les rangs
ennemis. Il a payé de sa personne, il a bravement combattu, il a joué sa vie pour
racheter sa faute ; mais sa bravoure, si justement admirée, n’excuse pas sa conduite :
il n’est pas permis à un général, roi ou roturier, de sacrifier le sang de ses soldats à
son ignorance, à sa vanité. Or, la bataille de Pavie, livrée contre l’opinion unanime
des hommes de guerre, conduite au mépris de toutes les lois du métier, n’est aux yeux de
l’histoire qu’un acte d’orgueil et de folie. La lettre de François Ier à sa mère, inspirée sans doute par un noble sentiment, est loin d’avoir
l’éloquence qu’on lui attribue ; cette ligne si célèbre :
Tout est
perdu fors l’honneur
, n’est pas, comme on le répète, toute la lettre du
roi. Avant de trouver cette noble pensée, François Ier adresse à
Louise de Savoie une série de lieux communs, de phrases banales qui ne préparent pas
l’esprit du lecteur à l’admiration. Prisonnier dans la forteresse de Pizzighittone, dès
qu’il a écouté les conditions de Charles-Quint, apportées par le sire de Rœux, il
n’hésite pas à disposer de Marguerite, et
à qui veut-il la
donner ? au connétable de Bourbon ? Ce roi chevalier offre la main de sa sœur bien-aimée
au traître qu’il méprise. Il n’a pas voulu rendre son épée au connétable, et il ne
craint pas de lui offrir sa sœur. Touchante preuve de tendresse ! Dans l’espérance de
racheter le duché de Bourgogne, il donne sa mignonne à un traître.
Puisqu’il avait étudié la guerre et la politique dans les romans de la Table Ronde, il
devait au moins se conduire en chevalier, après la défaite comme pendant la bataille, et
ne pas disposer de sa sœur comme d’un appoint pour sa rançon. La plus éclatante bravoure
ne rachètera jamais une telle action.
Personne n’ignore les conditions du traité de Madrid. Le signer avec l’intention de
l’exécuter, c’était l’œuvre d’un insensé ; le signer, avec la ferme résolution de le
violer, n’est certes pas l’œuvre d’un homme loyal. Rapprochée du traité de Madrid, que
devient la lettre de François Ier à Louise de Savoie ? que devient
l’honneur du roi chevalier ? Le prisonnier de Madrid avait conçu un noble dessein, un
dessein généreux ; il voulait abdiquer, afin de réduire à néant toutes les prétentions
politiques de son geôlier. Une fois dépouillé de la couronne par sa propre volonté, le
roi n’était plus qu’un prisonnier rachetable à prix d’argent ; il ne restait plus qu’à
débattre le chiffre de la rançon ; mais il ne paraît pas que cette résolution, si peu
d’accord avec le caractère habituel de François Ier, ait été autre
chose qu’une pensée passagère. Charles-Quint, lorsqu’il l’apprit par une indiscrétion
peut-être calculée, ne s’en effraya pas, et la traita de comédie ; l’événement a prouvé
qu’il avait raison. Abdiquer, en effet, c’était se sacrifier à la France, et
François Ier s’estimait trop haut pour renoncer au pouvoir suprême
dans l’intérêt de son pays. Charles-Quint a donc bien fait de ne pas s’alarmer.
On aura beau dire que le traité de Madrid était inexécutable :
la protestation, signée par François Ier avant le traité même, en
présence des ambassadeurs de Louise de Savoie, ne justifie pas la déloyauté du
prisonnier. Promettre au vainqueur une des plus riches provinces de France, et donner en
otage ses deux fils aînés, est et sera toujours, aux yeux de tous les esprits droits,
une triste manière de recouvrer sa liberté.
Parlerai-je de la générosité de François Ier ? Qui sans doute, il
avait le goût, la passion de la magnificence ; mais sa générosité n’était pas sans
bornes, comme on se plaît à le dire. À son retour en France, après le traité de Madrid,
quand il choisit une nouvelle maîtresse parmi les filles d’honneur de Louise de Savoie,
quand il jeta les yeux sur Anne de Pisseleu, il voulut la combler de présents sans
bourse délier, et ne trouva rien de mieux que d’envoyer redemander à la comtesse de
Châteaubriantt les bijoux qu’il lui avait donnés. Françoise de Foix fit
semblant de se faire prier, et au bout de quelques jours lui renvoya en lingots tout ce
qu’elle avait reçu de lui. C’était se montrer tout à la fois fière et désintéressée.
Elle ne voulait pas abandonner à une autre femme ces gages d’une tendresse si vite
oubliée, et donnait à son amant une leçon de délicatesse. Il est douteux pourtant que
François Ier l’ait comprise. Un roi, capable d’adresser une
pareille demande à la maîtresse qu’il quitte, n’est guère fait pour s’incliner devant
cette dédaigneuse réponse. Une telle générosité devait inquiéter la future duchesse
d’Étampes.
Charles-Quint semblait né pour gouverner. Élevé par deux hommes habiles, M. de Chièvres
et Adrien d’Utrecht, il connut de bonne heure l’art de mettre à profit les défauts de
ses adversaires et de les vaincre sans courir
au-devant du
danger. Roi d’Espagne à seize ans, empereur d’Allemagne à dix-neuf ans, il eut sans
effort la gravité qui convenait à son rôle. Les admirateurs de François Ier ont reproché à Charles-Quint d’avoir paru trop rarement sur les champs de
bataille, un tel reproche n’a pas besoin d’être réfuté. Il n’est permis qu’aux esprits
étourdis de confondre les devoirs d’un roi avec les devoirs d’un soldat. Toutes les fois
que Charles-Quint a jugé utile de payer de sa personne, il l’a fait sans ostentation
comme sans couardise. Quant aux batailles qu’il a gagnées par ses généraux sans quitter
son palais, si elles ne lui assurent pas un rang élevé parmi les hommes de guerre de son
temps, elles le classent à coup sûr parmi les plus habiles politiques. Habituellement
dissimulé, Charles-Quint n’est pas sans quelque ressemblance avec Louis XI. Cependant il
y aurait de la puérilité à vouloir établir entre eux une comparaison, car il y avait
parfois dans la gravité de Charles-Quint quelque chose de théâtral : il n’oubliait
jamais sa puissance, et voulait, à toute heure, frapper l’imagination de ceux qui
l’écoutaient et le regardaient. Il ne négligeait rien pour donner, à son silence même,
une majesté qui le mît au-dessus des autres hommes. Il n’aimait pas la guerre pour la
guerre, et ne demandait à l’épée de ses généraux que les triomphes qu’il ne pouvait
obtenir par l’habileté de ses négociateurs. Il n’avait qu’une seule passion, la passion
de la puissance. On ne trouve pas dans toute sa vie la trace d’une passion rivale. Ses
maîtresses n’ont jamais été pour lui qu’une pure distraction, encore mesurait-il le
temps qu’il leur abandonnait. Il aimait la magnificence, mais il l’aimait surtout pour
éblouir, pour étonner, pour marquer sa supériorité, et personne ne l’a jamais vu ébloui
lui-même de la splendeur de ses fêtes.
Ainsi tout faisait de Charles-Quint l’adversaire le plus
redoutable de François Ier. N’ayant aucun des vices de Henri VIII,
il suivait patiemment les projets qu’il avait conçus, et ne s’en laissait détourner ni
par les plaisirs qui s’offraient à lui, ni par les obstacles qu’il rencontrait sur sa
route.
C’est avec les trois personnages que je viens d’esquisser que M. Scribe et M. Legouvé
ont voulu construire une comédie. Ils ont cru qu’en mettant aux prises la duchesse
d’Alençon et Charles-Quint, ils trouveraient moyen de nous égayer. Le titre même qu’ils
ont donné à leur ouvrage indique assez clairement qu’ils n’ont pas entendu respecter
l’histoire, et sans doute ils attachent peu d’importance aux événements accomplis sous
le règne de François Ier.
Cependant, tout en reconnaissant le mérite de leur franchise, je crois devoir protester
contre l’usage qu’ils ont fait des noms historiques. Demander au traité de Madrid le
sujet d’une comédie pouvait, à bon droit, passer pour une tentative singulière. Il n’y a
certes pas dans ce déplorable traité le plus petit mot pour rire. Ce projet paradoxal
n’a pourtant pas suffi à l’imagination de MM. Scribe et Legouvé. Pour ne laisser aucun
doute dans l’esprit de l’auditoire, pour montrer nettement toute la hardiesse de leur
pensée, ils ont appelé le traité de Madrid la revanche de Pavie. Je ne crois pas qu’il
soit possible de porter plus loin le mépris de l’histoire. Je cherche dans le règne
entier de François Ier la revanche de Pavie, et je trouve à
grand-peine une bataille qui mérite ce nom pompeux. Si la victoire de Cérizolles est la
revanche de Pavie, la revanche s’est fait longtemps attendre, car elle n’a été prise par
la France que dix-neuf ans après la défaite. Serait-ce d’aventure le traité de Cambrai
qui mériterait le nom de
revanche ? Ce traité, signé par
Louise de Savoie, Marguerite de Navarre-et Marguerite d’Autriche, est une tache dans la
vie de François Ier, car il abandonnait, pour obtenir la paix, tous
les alliés qui s’étaient compromis pour lui. Les auteurs de la comédie nouvelle ne
s’arrêtent pas devant ces misérables objections. Ils ne s’inquiètent ni de la victoire
de Cérizolles, ni de la paix de Cambrai. C’est dans le traité de Madrid qu’ils voient,
qu’ils veulent voir la revanche de Pavie ; et, pour justifier le titre qu’ils ont
choisi, ils mettent sur le compte de Marguerite de Navarre la délivrance de
François Ier, qu’elle n’a pourtant pas obtenue. Ils suppriment
d’un trait de plume les trois négociateurs que Louise de Savoie avait envoyés en Espagne
avant sa fille, qui avaient commencé la tâche poursuivie plus tard par Marguerite, et
qui s’est achevée après son départ. Ils ont espéré, par cette omission, accroître
l’importance politique de la duchesse d’Alençon, et je serais très disposé à leur
pardonner le parti qu’ils ont adopté, s’ils l’avaient suivi plus franchement. Je ne
tiens pas à voir en scène l’archevêque d’Embrun ou le président du parlement de Paris ;
mais, si l’on raye de la liste des personnages les négociateurs qui ont assisté
Marguerite dans ses démarches auprès de Charles-Quint, il faut, au moins, donner à
Marguerite quelques-unes des facultés qui caractérisent l’homme d’état, et les auteurs
de la comédie nouvelle ne paraissent pas y avoir songé.
À Dieu ne plaise que je demande aux poètes dramatiques de suivre pas à pas l’histoire !
Qu’il s’agisse d’une action sérieuse ou comique, il faut laisser à la fantaisie la
liberté d’interpréter les événements et les personnages. Seulement l’interprétation,
pour être avouée par le goût, par le bon sens, doit respecter la réalité ; il n’y a pas
de
possible sur un texte effacé. Or je crois
pouvoir démontrer facilement que les auteurs de la comédie nouvelle ont fait une part
beaucoup trop large à la fantaisie ; ils n’ont pas interprété le traité de Madrid, ils
l’ont dénaturé,
Les personnages de la comédie nouvelle n’ont absolument rien à démêler avec l’histoire.
Si jamais la faculté d’inventer s’est librement exercée, c’est à coup sûr dans cette
œuvre. Malheureusement, ce que l’histoire a perdu, la poésie ne l’a pas gagné. Si la
réalité a été méconnue, foulée aux pieds, traitée avec un mépris superbe, la fantaisie,
en déployant ses ailes dans un espace indéfini, n’a pas effacé de la mémoire des
auditeurs cette chose prosaïque et vulgaire qui s’appelle l’histoire. Charles-Quint, à
parler franchement, est une espèce de moyenne proportionnelle entre le don Quexada de
Don Juan d’Autriche et le comte de Rantzau de Bertrand et
Raton. Les historiens français, italiens, espagnols, n’ont pas fourni un trait
pour la composition de ce personnage. Feuilletez Ulloa, Sandoval, Du Bellay ; vous ne
trouverez pas dans leurs livres, si justement estimés, une seule page qui puisse servir
à expliquer le Charles-Quint de la comédie nouvelle. L’empereur d’Allemagne, le monarque
privilégié qui réunissait sous sa domination l’Espagne, les Pays-Bas, les Indes, est
voltairien comme don Quexada, élève de Candide et de Zadig comme le comte de Rantzau. Ne
lui demandez pas une parole, une pensée, un sentiment qui appartienne au pays qu’il
habite, au temps où il vit : les auteurs, doués d’un esprit cosmopolite, ne tiennent
compte ni des lieux, ‘ni des temps. Leur Charles-Quint ne relève que de leur seule
fantaisie. Il est railleur comme un roman écrit par un encyclopédiste, et crédule comme
un oncle du boulevard Bonne-Nouvelle. C’est un mélange
d’ironie et de niaiserie dont l’histoire n’a jamais offert le modèle, mais que
chérissent à bon droit tous les musiciens qui se prennent pour les héritiers de Grétry
et de Dalayrac : un tel personnage, en effet, convient merveilleusement à
l’Opéra-Comique. Chacune de ses railleries ou de ses bévues offre le thème d’une ariette
ou d’un morceau d’ensemble ; les ténors et les prime donne doivent
voter des actions de grâces aux auteurs de la comédie nouvelle pour le rajeunissement
inattendu de ce type, déjà soumis à de si nombreuses épreuves. Si la comédie n’a pas à
se féliciter de l’invention de ce personnage, en revanche l’Opéra-Comique doit s’en
réjouir, et c’est une gloire assez belle pour contenter l’orgueil le plus exigeant.
François Ier, dans les Contes de la reine de
Navarre, m’a rappelé les plus candides émotions de ma jeunesse. Je me suis cru,
pendant quelques instants, ramené sous les voûtes du théâtre Feydeau, qui a disparu
depuis longtemps. Il me semblait entendre le morceau si fameux de Françoise de
Foix :
L’orchestre, je ne sais pourquoi, était absent, et nous avons été privés de la musique
de Berton ; mais toutes les mémoires fidèles au culte de la musique nationale, qui n’ont
pas sacrifié l’école française aux écoles allemande et italienne, se rappelaient avec
délices le morceau que je viens de citer. À quoi bon chercher dans le François Ier de MM. Scribe et Legouvé le François Ier de
l’histoire ? Depuis quand, s’il vous plaît, la fantaisie est-elle devenue la très humble
servante de la réalité transmise aux esprits
curieux par le
témoignage des contemporains ? Il faut laisser aux érudits, aux rats de bibliothèque,
comme se plaisent gracieusement à les nommer les beaux esprits que la mode a pris sous
sa protection, le soin puéril de mettre sous un nom réel des faits réels, la ridicule
ambition de reconstruire par la pensée un François Ier qui ne soit
fait ni de bois ni de carton, mais de chair et d’os, de sang et de passion, comme les
hommes qui ont vécu, comme les hommes que nous coudoyons chaque jour. Est-il vraiment
possible qu’il se rencontre aujourd’hui des esprits assez timides, assez pusillanimes,
pour chercher dans la réalité historique le point de départ de la fantaisie ?
Plaignons-les sincèrement, car ils ne savent ce qu’ils font. Le François Ier de la comédie s’est affranchi, grâce à Dieu, du joug humiliant de l’histoire.
Louise de Savoie, Marguerite de Navarre, ne le reconnaîtraient pas ; mais qu’importe ?
c’est un personnage librement imaginé, et bien qu’il parle sans accompagnement, bien que
sa pensée ne soit soutenue ni par le cor ni par les violons, il y a dans tous ses
mouvements, dans toute sa démarche, je ne sais quoi de galant et de hardi qui sent son
paladin, et qui est fait pour provoquer les applaudissements.
Marguerite, dans la comédie nouvelle, voudrait bien ressembler au Figaro de
Beaumarchais ; faute de mieux, après d’inutiles efforts, elle se contente de reproduire,
aussi fidèlement qu’elle le peut, le Bolingbroke du Verre d’eau. Elle
devine tout, elle conduit tout ; tous les personnages qui s’agitent autour d’elle
relèvent de sa seule volonté. Elle gouverne son frère, elle gouverne Charles-Quint, elle
gouverne le conseil de Castille : roi et ministres sont des marionnettes dont elle tient
les fils dans sa main. Il est vrai que ce Bolingbroke en jupons n’inspire
pas un intérêt bien vif, que la tendresse fraternelle tient bien peu de
place dans les discours de cette femme qui veut, avant tout, montrer son esprit. Tout
cela est trop évident pour avoir besoin d’être démontré ; mais au moins la Marguerite de
la comédie nouvelle possède le mérite de la nouveauté. Tous ceux qui ont lu l’excellent
travail de M. Génin sur Marguerite de Navarre reconnaîtront, sans se faire prier, que
MM. Scribe et Legouvé, pour conserver toute leur liberté, ont négligé prudemment de le
consulter. L’intelligence complète de tous les faits dont se compose la biographie de
Marguerite aurait pu les gêner ; pour marcher plus hardiment à la conquête de l’idéal,
ils ont fermé les yeux à la lumière, et ont créé, par la toute-puissance de leur
fantaisie, une Marguerite dont le type ne se révèle ni dans les ouvrages, ni dans les
lettres qu’elle a signées de son nom.
L’infante Isabelle, qui doit épouser Charles-Quint, est un modèle de niaiserie souvent
applaudi au boulevard, et que le parterre du Théâtre-Français n’a pas revu sans plaisir.
Éléonore, sœur de l’empereur, reine douairière de Portugal, a toute l’ampleur
intellectuelle nécessaire pour briller dans la stretta d’un duo. Elle
n’est pas tout à fait assez passionnée pour briller dans le récitatif ou dans le largo ;
mais elle a tout ce qu’il faut pour éclater victorieusement dans la stretta. Tous les professeurs de composition doivent la recommander à leurs
élèves comme un personnage qui se plie docilement à tous les caprices du hautbois et de
la clarinette. En présence d’une création si hardie, si nouvelle, si parfaitement
inattendue, est-il permis de parler de l’histoire ? Opposer la réalité au souffle
poétique, n’est-ce pas se rendre coupable de sacrilège ?
Comment célébrer dignement Gattinara et Babieça ? Je
ne
demande pas à MM. Scribe et Legouvé pourquoi ils ont transformé Gattinara en Guatinara ;
ils ne descendraient pas à me répondre. Cette curiosité philologique n’amènerait sur
leurs lèvres qu’un dédaigneux sourire. J’aime mieux appeler l’attention sur la crédulité
vraiment exemplaire de Guatinara, sur la jalousie prodigieusement amusante de Babieça.
Pourquoi MM. Henri et Féréolu n’étaient-ils pas chargés de remplir ces deux rôles importants ? Ils
les ont joués si souvent à la satisfaction générale du parterre, que M. Scribe s’est
rendu coupable envers eux d’une véritable ingratitude en négligeant de leur confier la
centième répétition de ces deux types, éternellement jeunes, éternellement nouveaux.
C’était bien la peine vraiment de conquérir à ces deux types si, gracieux et si gais
l’enthousiasme et les applaudissements, pour obtenir une telle récompense ! On n’a donc
pas calomnié les poètes en les accusant d’être aussi ingrats que les rois.
Le lecteur devine sans peine que l’action nouée entre ces personnages de pure fantaisie
n’a rien de commun avec cette réalité mesquine qui s’appelle l’histoire. Nous voyons, en
effet, Charles-Quint bouder Marguerite, parce qu’elle n’a pas eu l’esprit de lui offrir
avec empressement une aumônière qu’elle brode pour le plus vaillant des chevaliers.
Ombres de Bouilly et de Creuzé de Lesser, humiliez-vous ! Jamais votre imagination si
féconde n’a rien trouvé d’aussi ingénieux. François Ier veut se
laisser mourir de faim, et Marguerite, pour le ramener à la vie, demande à souper, et
porte tour à tour la santé de Louise de Savoie, du Dauphin, de Françoise de Foix, de
toutes les dames de la cour de France. S’il faut en croire les galants poètes qui ont
cherché dans le traité de Madrid le sujet d’une joyeuse comédie, toutes les dames de la
cour de France ont remis
à Marguerite des nœuds de rubans,
des écharpes brodées de leurs mains, des boucles de cheveux. Pauvre comtesse de
Châteaubriant, que de rivales se disputent le cœur de son royal amant ! Le François Ier de MM. Scribe et Legouvé est un terrible séducteur. Il n’y a pas
une femme dans son royaume qui ose lui résister, et Marguerite, sa sœur, joue auprès de
lui, au profit de ces cœurs ardents, le rôle d’entremetteuse. Comment le roi prisonnier
résisterait-il à l’éloquence d’un tel message ? Il boit gaîment à toutes les femmes de
la cour de France. Je regrette pourtant qu’il ne demande pas à Marguerite les nœuds de
rubans, les écharpes et les boucles de cheveux dont elle s’est chargée pour lui. On me
répondra qu’il doit être blasé depuis longtemps, que des succès si nombreux et si
faciles doivent avoir perdu toute saveur : cette réponse ne me contente pas.
Quand il s’agit d’emporter en France l’acte d’abdication, Marguerite imagine un
stratagème qui me ravit par sa nouveauté. Charles-Quint achève ses dépêches, et Babieça,
l’époux malheureux de Sanchette, attend que sa majesté impériale et royale les ait
scellées du sceau de ses armes. Toutes les lettres sont arrêtées par Guatinara, toutes,
hormis, bien entendu, les lettres de sa majesté. Que fait alors Marguerite ? Elle montre
à Charles-Quint un conte qu’elle n’a jamais écrit, un conte de Voltaire, Ce qui
plaît aux dames, et prie l’empereur de le mettre sous enveloppe avec ses
dépêches pour Louise de Savoie ; puis, sous prétexte de corriger une phrase défectueuse,
elle substitue adroitement au conte l’acte d’abdication. Il est impossible d’opérer avec
plus de prestesse : Robert Houdin serait jaloux de Marguerite.
L’entrevue de Charles-Quint et de François Ier exciterait j’en suis
sûr, une vive admiration sur le boulevard du
Temple.
Pourquoi faut-il que cette mémorable entrevue ait été offerte aux spectateurs de la rue
de Richelieu ? Elle n’a pas été estimée ce qu’elle vaut. J’espère bien que M. Scribe ne
se tiendra pas pour battu, et reproduira cette entrevue sous une forme nouvelle.
François Ier, prisonnier de Charles-Quint, battu à Pavie pour son
étourderie, pour son ignorance de l’art militaire, battu par les généraux de
Charles-Quint, accuse le vainqueur de lâcheté et le défie en combat singulier. Cette
fanfaronnade est parfaitement ridicule, mais elle fait de François Ier un héros accompli, et sans doute cette gloire suffit à M. Scribe. L’histoire,
il est vrai, parle d’un défi adressé à Charles-Quint par François Ier ; mais les deux adversaires étaient séparés l’un de l’autre par tout l’espace
compris entre Madrid et Chambord ; si le ridicule n’était pas amoindri par
l’éloignement, la provocation du moins n’offrait pas les mêmes dangers.
Quant au dénouement imaginé par M. Scribe, il laisse bien loin derrière lui les
inventions les plus hardies qui se sont produites au théâtre depuis cinquante ans.
François Ier a refusé de s’échapper sous la robe d’un moine : un
roi de France peut être vaincu, ridicule jamais. Les historiens espagnols nous
apprennent pourtant qu’il a voulu fuir en prenant les habits d’un nègre qui apportait du
bois dans sa chambre, et nous donnent même le nom du valet qui a révélé le projet
d’évasion. Si Clément Campion n’eût pas été souffleté par Guillaume de La Rochepot,
peut-être le roi de France se fût-il échappé sous le costume d’un nègre. Entre le
capuchon d’un moine et la nécessité de se barbouiller de suie, l’esprit d’un prisonnier
peut hésiter ; mais supposez la ruse découverte : dans tous les cas, le ridicule est le
même. Pour délivrer son frère,
Marguerite veut le marier avec
Éléonore de Castille. Peu importe que l’histoire parle de ce mariage comme d’un fait
accompli avec le consentement de Charles-Quint ; peu importe que François Ier ait demandé la main d’Éléonore : M. Scribe ne s’embarrasse pas de
pareilles bagatelles ; Marguerite obtient de Guatinara, dont elle connaît l’amour pour
Isabelle de Portugal, la clé qui ouvre l’oratoire d’Éléonore. La porte masquée de
l’oratoire se trouve derrière la statue de saint Pacôme. Grâce à cette clé bienheureuse,
Éléonore épouse secrètement le roi de France. Pour retenir Charles-Quint, qui pourrait
troubler la cérémonie, Marguerite lui raconte une nouvelle encore inachevée dont elle
cherche le dénouement, et l’empereur l’écoute avec une complaisance qui ne laisse rien à
désirer. La comédie se termine par un triple mariage : Charles-Quint épouse Isabelle,
François Ier Éléonore de Castille, et Marguerite Henri d’Albret,
dont je n’ai pas parlé, parce que son rôle se réduit aux proportions d’un ténor léger.
Les espérances que Marguerite a données à Charles-Quint, amoureux d’elle de par la
volonté des auteurs, s’appellent les Contes de la Reine de Navarre.
Il y a loin, comme on voit, du Verre d’eau à cette comédie, car, si
le Verre d’eau se moque de l’histoire, il s’en moque gaîment, et
les Contes de la Reine de Navarre n’ont pas plus de gaîté que de
vérité. Le style est à la hauteur de l’invention. Je passe sur quelques phrases
où Charles-Quint parle d’éteindre les occasions et les prétextes, je laisse de côté les
tirades ingénieuses où les situations se relèvent ; mais je dois appeler l’attention de
tous les hommes studieux, de tous les écoliers qui veulent se fortifier dans la
connaissance de la grammaire, sur une phrase prononcée par Charles-Quint, et que je ne
me lasse
pas d’admirer, l’empereur s’adresse à la cour
d’Espagne : « Je vous annonce mon mariage avec l’infante Isabelle, et j’ai à vous
faire part d’un autre événement dont j’attends vos félicitations, le
mariage de ma sœur avec le roi de France. »
Ne faut-il pas s’incliner
respectueusement devant cette locution condamnée par Beauzée, par Dumarsais, par
Condillac, qui traite la grammaire avec un souverain mépris, mais qui, en revanche,
donne tant de grâce à la pensée ? L’événement dont j’attends vos
félicitations est, à mon gré, une des inventions les plus ingénieuses que puisse se
permettre un poète comique, Pour moi, je n’hésite pas à placer cette belle parole de
Charles-Quint sur la même ligne que le fameux
quoi qu’on
die
. Qu’on ne vienne pas me dire que la correction est une des premières
lois du style, que les qualités les plus éclatantes ne dispensent pas de la correction,
que la correction est la première des qualités littéraires, comme la santé est le
premier des biens : je ne prête pas l’oreille à de pareilles billevesées. La correction
ne plaît qu’aux petits esprits. L’étude attentive de la langue est la preuve manifeste
d’une intelligence étroite. Pour descendre à ces pauvres détails, il faut n’avoir jamais
senti le souffle de la Muse. Quiconque est doué d’une imagination ardente, quiconque
dispose de l’espace et du tempe, au nom de sa fantaisie, prend en pitié l’étude de la
grammaire. Il faut laisser aux instituteurs primaires le soin puéril d’approfondir les
lois de la syntaxe. Quand on se mêle d’écrire des comédies, et surtout des comédies
historiques, on ne doit pas se montrer plus timide envers la grammaire qu’envers
l’histoire. Comment ! l’auteur aura le droit de faire dire à Charles-Quint : Henri
d’Albret, je vous donne en mariage la princesse d’Alençon, que j’aime, et pour dot la
Navarre, quoique le traité de
Madrid stipula expressément, au
nom du roi de France, l’abandon des droits d’Henri d’Albret sur la Navarre, quoique
François Ier n’ait jamais dit un mot, jamais fait un pas, jamais
étendu la main pour rendre la Navarre à son beau-frère, et le poète qui traite
l’histoire si lestement sera forcé de respecter la grammaire ! C’est se moquer vraiment
que de vouloir lui imposer une telle condition. Aux yeux du poète souverain, l’histoire
et la grammaire sont comme si elles n’étaient pas ; s’il lui plaît de les consulter, de
suivre leurs avis, elles doivent le remercier, mais ne jamais prendre pour un tribut
légitime de déférence ce qui n’est de sa part qu’un acte de pure générosité. Ainsi,
quand j’appelle l’attention sur le langage de Charles-Quint, quand je signale la syntaxe
toute nouvelle qu’il veut mettre en honneur à la cour de Madrid, mon dessein n’est pas
de tancer M. Scribe sur son ignorance. Je ne crois pas qu’il ait péché par oubli. Il a
voulu nous montrer qu’il se moque de la grammaire aussi résolument que de l’histoire,
qu’il ne bronche pas plus devant les lois de notre langue que devant les faits accomplis
dans notre pays, et je trahirais les droits sacrés de la vérité, si je ne reconnaissais
pas qu’il a pleinement réussi dans sa démonstration. Il est bien entendu maintenant que
le style de fantaisie convient seul à l’histoire de fantaisie. Il n’y a que les esprits
mal faits qui puissent demander compte au poète de l’emploi qu’il fait des mots. Les
mots lui appartiennent aussi bien que les faits, et, puisqu’il foule aux pieds les
faits, je ne vois pas pourquoi il s’inclinerait servilement devant les lois
grammaticales enseignées dans les écoles, lisières des petits esprits dont
s’affranchissent les esprits hardis. Ce qui s’appelle incorrection pour les pédants de
collège s’appelle, pour les poètes pénétrés de leur dignité, indépendance,
souveraineté ; et puis n’est-il pas prouvé depuis longtemps que le
style entrave la vivacité du dialogue ?
Mademoiselle Madeleine Brohan, qui débutait dans le rôle de Marguerite, a fait preuve
d’une intelligence précoce ; personne, en l’écoutant, ne croirait avoir devant les yeux
une jeune fille de dix-sept ans. Il y a pourtant un danger dans l’assurance même qu’elle
a montrée : il est à craindre qu’elle ne sache aujourd’hui tout ce qu’elle saura. Je ne
m’arrête pas à réfuter les éloges exagérés qui lui ont été prodigués, comme si l’on eût
pris à tâche de l’étourdir et de l’aveugler. Dire que mademoiselle Madeleine Brohan
n’efface pas mademoiselle Mars, ne rappelle pas la Contat, ce serait gaspiller le temps
et les paroles. J’aime mieux dire franchement à la débutante ce que je pense de son
talent, et lui signaler les défauts que l’étude et le travail peuvent corriger. Sa voix
manque de souplesse ; bonne pour l’ironie, elle ne se prête pas à l’expression de la
tendresse. Les phrases, commencées presque toujours avec un accent viril, se terminent
trop souvent en fausset. Quant à la prononciation, c’est la partie la plus défectueuse.
Mademoiselle Madeleine Brohan ne paraît pas se douter qu’il existe dans notre langue,
comme dans toutes les langues du monde, une prosodie que toutes les personnes bien
élevées pratiquent habituellement, lors même qu’elles n’ont pas pris la peine de s’en
rendre compte. Ainsi elle dit : majestée au lieu de majesté, tendrêce au lieu de tendresse, persône au lieu de
personne ; elle dénature comme à plaisir la valeur musicale de toutes les syllabes, et
confond les désinences masculines avec les désinences féminines. En un mot, la langue
qu’elle parle n’est pas la langue de la bonne compagnie. Mademoiselle Mars, dont on a si
imprudemment rappelé le nom, sauf de très rares exceptions,
parlait notre langue avec une irréprochable pureté ; si mademoiselle Madeleine Brohan
veut justifier les éloges prématurés dont elle est comblée, il faut qu’elle se résigne à
prendre les conseils de quelques personnes éclairées, il faut qu’elle étudie la prosodie
de notre langue et ne dise plus : Mon cœûr, mon bonheûr, que je suis malhureuse ! Les panégyristes de la
débutante me reprocheront sans doute de chercher des taches dans le soleil, ils
m’accuseront peut-être de me complaire dans le blâme ; c’est une épigramme vulgaire qui
ne mérite pas de réponse. Je sais très bien que mademoiselle Madeleine Brohan peut
invoquer pour excuse de nombreux exemples, je sais très bien qu’elle n’est pas seule à
commettre les fautes que je signale : le nombre des complices n’est jamais pour un
coupable un moyen de justification. Si je signale les défauts de la débutante, c’est
précisément parce qu’elle a fait preuve d’intelligence. Pour devenir une grande
comédienne, il lui reste encore beaucoup à apprendre, depuis le maintien jusqu’à la
prononciation. Quand elle ne portera plus le corps en avant, quand elle ne tournera plus
la tête avant de lancer le mot, quand elle parlera purement, elle ne possédera pas
encore son art tout entier ; mais elle sera du moins dans le droit chemin. Qu’elle se
défie des louanges et qu’elle étudie : elle a, dès à présent, tout ce qu’il faut pour
parvenir.
La foule est revenue au Théâtre-Français ; mademoiselle Rachel est applaudie comme
l’était Talma. Faut-il conclure de ce double fait que la tragédie française est le dernier
mot de la poésie dramatique, et que le talent de mademoiselle Rachel ne laisse rien à
désirer ? Nous n’hésitons pas à nous prononcer pour la négative. Nous admirons sincèrement
Cinna, Andromaque et Zaïre ; nous croyons comprendre tout
ce qu’il y a d’excellent dans les œuvres de Pierre Corneille, de Jean Racine et de
Voltaire ; mais notre admiration, si profonde qu’elle soit, ne va pas jusqu’à croire que
ces maîtres illustres aient exploré le terrain entier de la poésie dramatique. Nous
applaudissons de grand cœur aux qualités déployées par mademoiselle Rachel ; mais nous
croyons qu’il lui reste encore beaucoup à faire pour mériter les louanges qui lui sont
décernées. Comparer cette jeune fille à Talma est un acte singulier d’ignorance ou de
folie ; car Talma représente, pour tous ceux qui l’ont sérieusement étudié, l’expression
la plus savante et la plus complète de l’art dramatique, l’alliance la plus heureuse de la
réflexion et de l’inspiration ; et mademoiselle Rachel paraît, tout au plus, entrevoir
quelques-unes des conditions
de la tâche qu’elle se propose.
Quel que soit l’avenir réservé à cette jeune fille, que son talent se développe ou demeure
tel qu’il est aujourd’hui, sérieux, incomplet, mais digne à coup sûr d’étude et
d’encouragement, il ne lui sera pas donné de combler la lacune évidente qui existe dans la
tragédie française, et de prêter aux chefs-d’œuvre dramatiques du xviie
et du xviiie
siècle une vie qui leur a
toujours manqué.
Lors même que mademoiselle Rachel réussirait, par un travail persévérant, à deviner, à
conquérir les qualités dont elle ne paraît pas même entrevoir la valeur, Corneille, Racine
et Voltaire demeureraient ce qu’ils ont toujours été. Or, les œuvres qu’ils ont signées et
que nous admirons à juste titre, malgré leur excellence littéraire, sont loin de
satisfaire aux conditions de l’art dramatique, telles que les conçoit la France du
xixe
siècle. Nous avons jugé assez sévèrement les
tentatives de l’art contemporain pour ne pas craindre qu’on nous accuse de dénigrer le
passé au profit du présent. En proclamant l’insuffisance de la tragédie française du
xviie
et du xviiie
siècle, nous n’avons en vue que le seul intérêt de la vérité, et nous
espérons que personne ne contestera la loyauté absolue de nos affirmations. Si l’art
contemporain nous semble infidèle aux promesses qu’il nous avait faites, ce n’est pas une
raison pour mépriser ces promesses. S’il n’y a pas parmi les poètes de notre temps un seul
homme de la taille de Shakespeare et de Calderon, de Schiller et de Goethe, ce n’est pas
une raison pour nier la vie qui anime les œuvres de la scène anglaise, espagnole et
allemande. Un jour viendra peut-être où ces maîtres éminents trouveront des disciples plus
fervents et plus habiles. En attendant ce jour si souvent annoncé, nous ne devons pas nous
lasser de répéter que la tragédie française, loin
d’être le
dernier mot de l’art dramatique, n’est qu’une conversation énergique, élégante ou
satirique, aussi éloignée de la simplicité de Sophocle que de l’ardeur de Shakespeare.
Car, tant que cette vérité, qui pour nous est depuis longtemps acquise à l’évidence, ne
sera pas tombée dans le domaine public, tant qu’il ne sera pas avéré pour les
intelligences les moins lettrées que Corneille, Racine et Voltaire ont cherché dans la
poésie dramatique quelque chose qui n’a rien de commun que le nom avec le drame proprement
dit, la tragédie française sera l’objet d’une admiration entêtée, ignorante, et les
tentatives de l’art contemporain ne seront pas encouragées comme elles devraient l’être,
fussent-elles d’ailleurs très supérieures à celles qui se sont produites sur la scène
depuis dix ans.
Oui, sans doute, Pierre Corneille est un poète d’une remarquable éloquence ; mais son
éloquence appartient à l’orateur plutôt qu’au poète tragique. Il manie notre langue avec
une énergie, une vigueur au-dessus de tout éloge ; mais les personnages qu’il a créés
semblent plutôt occupés de se comprendre et de s’expliquer que de vivre et d’accomplir
leur volonté. Nous ne croyons pas qu’il soit possible de pousser plus loin l’analyse de la
pensée ; mais nous sommes certain en même temps que la pensée, si savante, si déliée
qu’elle soit, ne comprend pas tout le champ de la poésie dramatique. Le premier devoir
d’un personnage est de vivre ; or, les personnages de Corneille ne vivent pas. Ils
expriment leurs pensées dans un admirable langage ; ils étudient et ils démontrent les
secrets de leur conscience avec une rare sagacité ; mais leur nature ne touche à la nôtre
par aucun point. Ils excitent en nous plus d’étonnement que de sympathie. Il faut donc
conseiller la lecture attentive de Corneille à tous ceux qui veulent connaître les
ressources de notre langue ; car notre langue ne s’est montrée
nulle part plus familière que dans Nicomède, plus mâle que dans
Cinna, plus fière que dans le Cid. Mais il manque à
Nicomède, à Cinna et au Cid, un mérite dont
ne peuvent se passer les personnages dramatiques : c’est d’avoir vécu, c’est de pouvoir
vivre ; et voilà précisément pourquoi Corneille, malgré sa rare éloquence, est loin de
réaliser l’idéal du poète tragique.
Phèdre et Andromaque semblent plus voisines de la vraie
tragédie que Cinna et Nicomède ; car Racine a substitué à
l’analyse de la pensée l’analyse de la passion ; or, la passion est plus près de la vie
active que la pensée. Pourtant, je crois que Racine est aussi loin que Corneille de la
vraie tragédie, je veux dire de la tragédie telle que nous la demandons aujourd’hui. Car
Phèdre et Andromaque, qui nous semblent inanimées à force
de simplicité, eussent paru sans doute au peuple d’Athènes pécher précisément par le
défaut contraire. L’analyse de la passion qui intéresse notre intelligence, mais qui
laisse notre cœur indifférent, eût singulièrement étonné les contemporains de Sophocle ;
et les admirateurs d’Œdipe et d’Électre eussent reproché à
Phèdre, à Andromaque, de manquer de simplicité. La vérité
de la tragédie, loin d’être une vérité absolue, varie nécessairement selon les temps et
les lieux, et je crois que si Racine revenait parmi nous, il comprendrait Sophocle et
Euripide autrement qu’il ne les a compris. Animé du désir d’agir sur ses contemporains, il
verrait dans la tragédie grecque autre chose qu’un sujet d’imitation. Au lieu d’analyser
la passion, il nous la montrerait, il savait tous les secrets du cœur, il nous les
montrerait avec une entière franchise. Il faut l’admirer, l’étudier ; mais, à moins de
fermer les yeux à l’évidence, il faut reconnaître qu’il ne s’est jamais proposé
que l’analyse de la passion. Or, l’analyse de la passion, réduite
à elle-même, ne comprend certainement pas toutes les conditions de la poésie
dramatique.
Quant à Voltaire, dont le style ne peut être comparé que par les ignorants au style de
Corneille et de Racine ; il ne s’est proposé ni l’analyse de la pensée, ni l’analyse de la
passion ; il n’a eu toute sa vie qu’un seul désir, un seul but, la puissance et la
popularité de la philosophie. Le théâtre n’a été pour lui qu’un moyen. Or, la condition
expresse de toutes les formes de l’art est de chercher, dans l’accomplissement d’une
œuvre, un but définitif. Quiconque, en écrivant une tragédie, songe à populariser la
vérité catholique ou protestante, se place nécessairement hors des conditions de la poésie
dramatique. C’est ce qu’a fait Voltaire. Toutes ses œuvres tragiques ne sont qu’une
prédication philosophique. Il a déployé dans cette tâche une merveilleuse fécondité, une
rare souplesse de talent ; mais il n’a jamais produit une œuvre dramatique, dans la
véritable acception du mot. La forme tragique n’était pour lui qu’un cadre où il plaçait
les maximes, morales ou politiques, qu’il voulait populariser. Quant à l’action, quant aux
personnages, il ne s’en inquiétait guère ; et s’il lui est arrivé d’appeler à son aide la
pompe et la variété du spectacle, ce n’est pas qu’il eût pour le spectacle, pris en
lui-même, une haute estime ; mais il trouvait dans le plaisir des yeux un élément de
succès, et il s’est servi du spectacle comme il se servait du dialogue, pour la
vulgarisation de la philosophie.
Mérope et Zaïre, quoique très inférieures à
Cinna et à Phèdre, méritent d’être étudiées ; mais si la
tragédie que nous demandons, la seule qui puisse nous satisfaire, ne se réduit ni à
l’analyse de la pensée, ni à l’analyse de la passion, à plus forte raison ne saurait-elle
se réduire à
l’expression claire et rapide de la tolérance
philosophique. Voltaire n’est donc pas, plus que Corneille ou que Racine, le dernier mot
de l’art tragique.
La foule qui se porte au Théâtre-Français depuis quelques jours, et qui applaudit
mademoiselle Rachel, ne doit pas décourager les poètes convaincus de l’insuffisance de la
tragédie française. Les éloges prodigués chaque jour à cette jeune fille n’ont pas changé
les termes de la question. La tragédie de Corneille, de Racine et de Voltaire n’est pas ce
que veut la France du xixe
siècle ; étant donné cette
tragédie, dont le mérite est évident pour tous les juges éclairés, il reste à savoir si
mademoiselle Rachel conçoit et représente les héroïnes de cette tragédie, de manière à
justifier les applaudissements qu’elle recueille chaque soir.
Or, à notre avis, le mérite de mademoiselle Rachel se réduit à deux qualités, fort
précieuses sans doute, et malheureusement très rares au Théâtre-Français, mais dont la
réunion est loin de constituer un talent consommé. Ces deux qualités sont l’intelligence
et le naturel. Cette part est assez belle pour exciter l’envie ; mais il n’est pas permis
de croire que l’intelligence et le naturel contiennent l’art dramatique tout entier.
Mademoiselle Rachel comprend très bien les rôles de Camille, d’Émilie, d’Hermione, de
Monime et d’Aménaïde. Bien des actrices qui sont au théâtre depuis dix ans lisent et
récitent ces rôles sans les comprendre, et sans se soucier d’en pénétrer le sens.
Mademoiselle Rachel a donc, sur la plupart des actrices du Théâtre-Français, un
incontestable avantage. Elle comprend ce qu’elle dit, et le public lui en sait bon gré. Sa
voix est naturelle, son geste simple ; quoiqu’elle ait subi les leçons du Conservatoire,
il n’y a rien de traditionnel dans ses
intonations ni dans sa
démarche. C’est là sans doute un autre avantage non moins précieux que l’intelligence :
mais il s’en faut de beaucoup que l’intelligence et le naturel de mademoiselle Rachel
suffisent à soutenir l’attention, à exciter l’intérêt. Le spectateur a beau être convaincu
que cette jeune fille comprend ce qu’elle dit, il a beau approuver le ton de sa diction,
il n’est jamais, ou presque jamais, ému. Mademoiselle Rachel ne réussit à exprimer que
deux sentiments, le mépris et l’ironie. Aussi rend-elle d’une façon excellente plusieurs
parties des rôles d’Émilie et d’Hermione ; mais on ne peut nier que son jeu et sa diction
ne soient généralement monotones. Elle semble prendre à cœur de montrer qu’elle comprend
jusqu’aux moindres syllabes de son rôle ; et pour arriver à cette démonstration, elle
désarticule chaque couplet, elle épluche chaque phrase, elle émiette chaque mot.
L’auditoire s’étonne qu’une jeune fille pénètre si bien toutes les pensées de Corneille et
de Racine ; il applaudit ces preuves d’intelligence comme des gages de talent ; il va même
jusqu’à prononcer le mot de génie, et mademoiselle Rachel s’engage de plus en plus dans la
fausse voie, où la retient l’orgueil d’avoir compris. C’est une chose excellente sans
doute d’avoir compris jusqu’aux moindres nuances de la pensée du poète ; mais dans l’art
dramatique, comme dans une conversation entre gens bien élevés, il est sage, il est
souvent nécessaire de ne pas montrer ce qu’on sait. Que mademoiselle Rachel, interrogée
sur le sens d’un couplet de Corneille ou de Racine, réponde en récitant les vingt vers du
couplet, de façon à montrer que rien ne lui échappe ; qu’elle épelle au lieu de parler, je
ne saurais blâmer cet enfantillage ; mais ce qui serait fort bien placé, dans une classe
du Conservatoire, est au moins inopportun au Théâtre-Français. En
écoutant mademoiselle Rachel, on se demande involontairement si elle
doute de l’intelligence de son auditoire, ou si elle veut avoir plus de profondeur que
Corneille et Racine, Ou elle croit que l’auditoire ne comprend pas les rôles d’Émilie et
d’Hermione ; et dans, ce cas elle enseigne et ne joue pas ; ou elle craint que les vers de
Corneille ne nous paraissent indigents, et dans ce cas son aumône est mal placée.
C’est précisément parce que nous estimons fort l’intelligence et le naturel que nous
regrettons de voir mademoiselle Rachel employer si maladroitement ces dons si précieux.
Qu’elle étudie lorsqu’elle est seule ; qu’elle se demande à chaque vers qu’elle récite, ce
que Corneille a voulu dire, rien de mieux ; c’est un travail utile, une inquiétude qui
portera ses fruits. Mais une fois entrée en scène, une fois en présence du public, il faut
qu’elle oublie l’étude et ne se souvienne que des résultats auxquels l’étude l’a conduite.
Si elle ne consent pas à faire deux parts de son intelligence, l’une pour l’étude
solitaire, l’autre pour l’expression publique des pensées que l’étude lui a suggérées,
elle ne réussira jamais intéresser son auditoire pendant une soirée entière. Elle aura
beau prouver surabondamment qu’elle comprend à merveille toutes les parties de son rôle,
l’auditoire se lassera bien vite de cette intelligence toujours empressée de se montrer.
Pour exciter, pour soutenir l’attention, il est indispensable de ne pas donner à toutes
les parties d’un rôle une égale importance. Rendues avec la même vigueur, traduites avec
le même relief, les diverses pensées d’un rôle s’obscurcissent mutuellement, et finissent
par irriter l’intelligence de l’auditoire. Le sacrifice est aussi nécessaire dans la
représentation de la tragédie que dans le paysage. Traités avec une
égale importance, les divers plans d’un paysage s’abolissent
inévitablement, et le paysage disparaît. Exprimées avec le même accent, les diverses
pensées d’un rôle s’entre-détruisent, et fatiguent l’esprit du spectateur au lieu de
l’éclairer.
En suivant le conseil que nous lui donnons, en laissant dans l’ombre les pensées
secondaires de son rôle, en appelant l’attention sur les pensées principales, sans soucier
de montrer à tout propos les limites de son intelligence, mademoiselle Rachel perdra sans
doute quelques applaudissements ; mais elle obtiendra l’approbation d’une minorité dont
les suffrages finissent par prévaloir tôt ou tard. Elle ne sera plus saluée par des
battements de mains à la fin de chaque couplet ; mais elle aura fait un grand pas dans la
pratique de son art. Comprendre, vers par vers, syllabe par syllabe, toutes les pensées de
Corneille, est un point important, sans doute ; mais attribuer à toutes ces pensées une
valeur uniforme, c’est comprendre le poète lui-même d’une manière incomplète. Si
mademoiselle Rachel tient à prouver l’étendue de son intelligence, si elle désire nous
convaincre de la sagacité de son esprit, il faut qu’elle consente au sacrifice que nous
lui demandons. Alors, mais alors seulement, nous croirons qu’elle a pénétré la véritable
intention du poète. Tant qu’elle continuera d’épeler les vers de Corneille, au lieu de les
dire, nous serons forcé de ne voir en elle qu’une écolière intelligente, et fière de sa
pénétration ; nous aurons le droit de nous demander si elle a deviné la pensée générale
qui régit toutes ces pensées particulières, si elle connaît le cœur aussi bien que les
artères. Pour atteindre le but que nous lui désignons, elle n’a qu’à vouloir, nous
l’espérons du moins. Qu’elle veuille donc, qu’elle se résigne à l’étude de
l’ensemble, comme elle s’est résignée à l’étude des détails.
Mais lors même que mademoiselle Rachel réussirait à pénétrer, par une étude persévérante,
l’esprit général de ses rôles, il lui manquerait encore une faculté précieuse que l’étude
est malheureusement impuissante à développer, et surtout à susciter. Mademoiselle Rachel
est absolument dépourvue de tendresse. C’est ce qui explique l’éclatant succès obtenu par
cette jeune fille dans le rôle d’Émilie et dans la partie ironique du rôle d’Hermione.
Émilie, en effet, comme la plupart des héroïnes de Pierre Corneille, ne voit dans l’amour
qu’elle inspire qu’un moyen de pousser à la gloire celui à qui elle promet le don de sa
beauté ; mais le nom de son amant une fois compromis, elle passe brusquement de l’amour à
l’indignation, de l’indignation au mépris. Sa tête seule est prise, son cœur est inoccupé,
son amour n’est qu’une exaltation d’intelligence parfaitement étrangère à la tendresse ;
aussi mademoiselle Rachel réussit-elle à exprimer l’amour d’Émilie. Quant au rôle
d’Hermione, elle n’en comprend, elle n’en sait rendre que la partie ironique. Or, il y a
dans ce rôle, tel que l’a conçu Racine, tel qu’il se révèle au lecteur attentif, un fonds
de tendresse qui explique la colère d’Hermione, qui dirige toute sa conduite. Supprimez la
tendresse d’Hermione, sa colère devient une énigme impénétrable, un effet sans cause.
Mademoiselle Rachel ne paraît pas soupçonner qu’il y ait dans le rôle d’Hermione autre
chose que de la colère ; et l’auditoire, nous devons l’avouer, semble malheureusement
partager son erreur. Cependant nous sommes sûr que notre opinion, sur le rôle d’Hermione,
est celle de tous les hommes qui ont pris la peine de lire attentivement la tragédie
d’Andromaque. Le cœur, dont Racine savait si
bien tous les secrets, le cœur n’est pas oublié dans le rôle d’Hermione ; c’est le cœur
qui dicte à l’amante dédaignée des paroles furieuses.
Je n’ai rien à dire de la manière dont mademoiselle Rachel a rendu le rôle de Monime ;
car ses admirateurs les plus fervents s’accordent à reconnaître qu’elle ne produit aucun
effet dans ce rôle. Monime, j’en conviens, présente de nombreuses difficultés, et ce ne
serait pas trop d’un talent du premier ordre, d’une habileté consommée, pour traduire
heureusement ce rôle, presque toujours passif. Mais s’il y avait quelque tendresse dans le
cœur de mademoiselle Rachel, elle trouverait moyen d’intéresser, d’émouvoir même, en
jouant le rôle de Monime. La tendresse lui donnerait de la grâce, sa douleur et son
anxiété exciteraient en nous des mouvements sympathiques ; nous prendrions parti pour
Xipharès ou pour Mithridate. Au lieu de tendresse, au lieu de grâce, mademoiselle Rachel
ne montre dans le rôle de Monime que le mérite très insuffisant d’une diction sage,
intelligente, naturelle. C’est son esprit qui nous parle ; son cœur ne nous dit rien.
Arrivée sur le terrain où nous nous sommes engagé, la critique la plus hardie, la plus
franche, n’a plus de conseils à donner. L’étude pourra développer chez mademoiselle Rachel
les rares facultés dont elle est douée. La jeune fille devenue femme, formée par le
spectacle des statues grecques et romaines, par les scènes religieuses et familières
représentées sur les vases étrusques, comprendra la nécessité de dissimuler par un
ajustement plus savant, par une ordonnance de draperie plus abondante et plus majestueuse,
ce qui lui manque du côté de la beauté. Elle dira, mieux encore qu’elle ne les dit
aujourd’hui, les vers de Corneille et de Racine, qu’elle comprend si bien. Mais
comment arrivera-t-elle à sentir pu à deviner la tendresse ?
Comment réussira-t-elle à traduire des sentiments qui semblent si étrangers à sa nature ?
C’est à l’avenir, et non à la critique, qu’il appartient de résoudre ces questions.
Si, ce qu’à Dieu ne plaise, mademoiselle Rachel continuait à ne saisir que la partie
intellectuelle, et à négliger, ou, ce qui est pis encore, à ne pouvoir pénétrer la partie
pathétique de ses rôles, il ne lui serait jamais donné d’imprimer à son jeu l’unité sans
laquelle il n’y a pas de talent dramatique. Forcée de composer ses rôles avec le seul
secours de son intelligence, résolue à exprimer ce qu’elle n’aurait pas senti, elle
n’atteindrait jamais cette beauté idéale qui charme souvent d’une façon plus sûre que la
beauté visible.
Ainsi nous pouvons résumer en quelques lignes notre pensée sur la tragédie française et
sur mademoiselle Rachel. La réaction récente opérée en faveur de la tragédie n’a rien de
menaçant pour les hommes sérieusement résolus à renouveler les formes de la poésie
dramatique. Les plus belles œuvres de Corneille et de Racine, malgré leur mérite éminent,
ne répondent pas aux besoins de notre temps, et ces besoins demandent à être satisfaits.
Quant au secours que mademoiselle Rachel pourra prêter à cette réaction, il sera, il est à
présent du moins, fort incomplet ; car si l’intelligence suffit à rendre les rôles de
Corneille, il faut pour rendre les rôles de Racine une tendresse que mademoiselle Rachel
ne possède pas.
Prométhée s’ouvre par un dialogue animé entre le Pouvoir et Vulcain. Le
condamné écoute en silence la description du supplice qui va s’accomplir. Vulcain, malgré
l’ordre de Jupiter, hésite à exécuter la cruelle tâche qui lui a été confiée ; chargé
d’enchaîner sur un rocher le Dieu téméraire qui a dérobé le feu de l’Olympe et tenté la
création d’une nouvelle race humaine, il s’apitoie sur le sort de la victime. Le Pouvoir,
assisté de la Force, personnage muet, est là pour surveiller l’exécution de la sentence
prononcée par Jupiter, et gourmande Vulcain sur sa faiblesse. Il lui rappelle que son
premier devoir est d’obéir au maître souverain des Dieux ; que le plus sûr moyen de plaire
au roi de l’Olympe, est une fidélité absolue, empressée au dévouement, et qu’il n’y aura
ni gloire, ni récompense pour la fidélité paresseuse. Vulcain qui ne peut se défendre
d’une généreuse sympathie pour Prométhée, reçoit, sans murmurer, les reproches et le
remontrances du Pouvoir. Il sait bien que la désobéissance ne lui est
pas permise, et qu’il essaierait vainement d’adoucir le sort de
Prométhée ; mais chacune des souffrances qu’il lui inflige éveille en son cœur un nouveau
remords et une nouvelle honte. Pour la première fois il se sent humilié de son rôle
subalterne. Jusque-là il s’était résigné à la divine servitude, il lisait dans les yeux de
Jupiter ce qu’il devait vouloir, ce qu’il devait faire. En présence de Prométhée, il
mesure douloureusement l’espace qui le sépare de la souveraine puissance. Il rougit du
rang où il est placé ; il comprend tout ce qu’il y a d’ignoble et de flétrissant dans les
fonctions qui lui sont imposées. Bourreau de Prométhée, il sent l’injustice du châtiment.
Il s’humilie devant la grandeur qu’il va soumettre aux tortures. Si les larmes n’étaient
pas indignes d’un dieu, Vulcain descendrait jusqu’aux larmes. Il demanderait grâce pour
Prométhée, il s’agenouillerait devant le trône de l’Olympe, et n’épargnerait ni prières,
ni offrandes, pour fléchir la céleste colère. Le Pouvoir s’irrite de plus en plus de la
lenteur de Vulcain ; il aiguillonne son courage, comme ferait un laboureur d’un attelage
paresseux ; Vulcain se décide enfin à l’accomplissement de sa tâche. Il enchaîne Prométhée
sur le rocher, il enfonce dans les mains et dans les pieds du condamné des clous aigus et
solides ; il s’assure par les coups multipliés de son marteau que la victime ne pourra
s’échapper ; et lorsque l’immobilité de la victime rend témoignage à l’habileté du
bourreau, il se retire silencieusement comme s’il devinait qu’il n’a pas le droit de
consoler ceux qu’il punit.
C’est là l’exposition de Prométhée. Ce prologue, assurément, ne manque ni d’énergie, ni
de majesté. Je ne crois pas qu’il soit possible de pousser plus loin la terreur tragique,
ni surtout d’effrayer plus simplement. Le Pouvoir
et Vulcain
parlent du supplice qui s’exécute avec une brièveté qui ajoute encore à l’effet de la
scène.
Arrivent les nymphes Océanides, attirées par le retentissement du marteau. Elles
sommeillaient dans leurs grottes humides ; réveillées en sursaut par ce bruit inaccoutumé,
elles accourent toutes tremblantes et ne peuvent comprendre l’horrible spectacle qui
s’offre à leurs yeux. Élevées dans la paix et la sérénité, comment devineraient-elles le
motif d’un pareil châtiment ? elles pleurent sur la souffrance, mais ne soupçonnent pas la
justice dans la douleur. Elles savent qu’il y a au-dessus d’elles, au-dessus de leur père,
des divinités plus puissantes, soumises elles-mêmes à la volonté souveraine de Jupiter ;
elles savent que le maître de l’Olympe gouverne le monde en fronçant le sourcil ; mais
dans leur candeur, elles ne vont pas jusqu’à redouter la cruauté dans la puissance. Pour
elles, gouverner, c’est protéger. Elles s’accuseraient d’impiété, si elles croyaient que
le sang qui ruisselle sur les membres de Prométhée, ruisselle par l’ordre d’un Dieu. Elles
s’approchent timidement du supplicié, et, quand elles ne peuvent plus douter du témoignage
de leurs yeux, quand elles ont compté les clous d’airain qui traversent les chairs du
héros, leur curiosité discrète hésite encore à interroger la victime de Jupiter. Peu à
peu, cependant, elles s’enhardissent et se familiarisent avec la douleur. Elles demandent
à Prométhée ce qu’il a fait pour mériter ces cruelles tortures. Sans se plaindre, sans
pousser un gémissement, il raconte aux nymphes Océanides comment il a trouvé mauvais le
sort de la race humaine, comment il s’est ému de pitié pour la misère des familles. Il
avait aidé Jupiter à vaincre les Titans, il lui avait fait de son corps un marchepied pour
monter sur le trône de l’Olympe, il avait bien le droit de le conseiller au
début de son règne ; il a pensé que l’homme, dans ce nouvel arrangement
du monde, pouvait prétendre sans injustice à de plus hautes destinées. Il a réclamé pour
ce client de son adoption, une part légitime de puissance et de bonheur. Le roi, qui
devait à Prométhée les plus riches perles de sa couronne, a refusé, dans son avarice
jalouse, d’entendre la prière de son allié. Loin d’élargir la sphère des facultés
humaines, il a tenté d’abaisser encore la condition des peuples. Révolté de cette
injustice, Prométhée a dérobé le feu céleste, il s’est enfui avec son précieux larcin et
il a partagé aux avides ignorances les divines étincelles. Depuis ce temps tout est changé
sur la terre. Les ténèbres se dissipent de jour en jour ; la science, l’industrie et
l’espoir ont été révélés à l’homme avec la lumière ; les saisons se métamorphosent au gré
de la volonté ingénieuse ; l’hiver et l’été n’ont plus le pouvoir d’engourdir ou
d’accabler ; les maladies, indociles jusque-là, sont domptées ; les mystères de la
création, dont la grandeur impénétrable affligeait la faiblesse humaine, se rapprochent
d’heure en heure de la vue impuissante à les atteindre. L’intelligence, excitée à l’étude
par ses triomphes multipliés, mesure l’espace et le temps, interroge le cours des astres,
la vertu des plantes, l’instinct des animaux, réduit en esclavage ses plus terribles
ennemis et marche à grands pas vers le bonheur. Or, ce bonheur est l’œuvre de Prométhée,
et c’est sur lui que Jupiter punit l’agrandissement de la puissance humaine. Divinité
bienfaisante et dévouée, le vainqueur des Titans est châtié parce qu’il a secouru. Il a
demandé justice, et ne pouvant l’obtenir, il a réalisé son vœu par ses mains ; il a livré
à l’homme le secret de l’industrie et de l’espérance, et il expie dans les tortures
sanglantes son indiscrète générosité. Voilà ce qu’il a fait pour mériter les chaînes et
les clous
qui le retiennent. Il ne se plaint pas, car il sent
que son supplice finira ; il ne souhaite pas la mort, car il est immortel ; il se résigne
et il attend ; il se propose en exemple aux bienfaiteurs à venir. Les nymphes Océanides
gémissent et se lamentent, et Prométhée ne répond à leurs larmes que par des paroles
d’espérance et de courage.
L’Océan sort de son lit, et accourt sur les traces de ses filles. Il ne s’étonne pas du
supplice de Prométhée ; il connaît le crime du condamné et il se garde bien de l’indiquer.
Dans la pensée d’Eschyle, l’Océan représente la lâcheté bienheureuse ; il n’approuve et ne
glorifie que la puissance bien assise. Pour lui le droit n’est pas. Le succès légitime
toutes les volontés. Si Jupiter eût été vaincu, l’Océan eût obéi aux vainqueurs de
Jupiter ; il aurait plié le genou devant le trône, sans se demander à qui ce trône
appartenait ; il est né pour l’obéissance et il obéit ; il ne s’inquiète pas de la
légitimité du maître. Jupiter est le roi des Dieux, gloire à Jupiter ; si Jupiter est
renversé, honte à Jupiter. Par un retour involontaire sur lui-même, l’Océan est
naturellement amené à souhaiter l’universel établissement de l’obéissance ; il ne peut
voir la révolte sans frémir et sans trembler. Pourquoi Prométhée a-t-il essayé de lutter
contre la volonté souveraine ? À quoi lui a servi cette folie audacieuse ? S’il est
condamné, c’est justement ; pourquoi troubler l’ordre du monde ? Jupiter n’est-il pas la
suprême sagesse, puisqu’il est la suprême puissance ? mais toutes les colères s’apaisent
dans le châtiment ; tous les orgueils s’apprivoisent devant la soumission. Que Prométhée
se soumette et se repente, et Jupiter se laissera fléchir. Que le dieu rebelle confesse sa
faute, et le dieu vengeur ne se refusera pas à la clémence. Que Jupiter ait usé ou abusé
de son droit, peu importe, il est le maître et dispose à son
gré de tous les éléments ; l’esclave révolté qui discute les œuvres du maître avant de
les accomplir, homme ou dieu, attire sur sa tête un châtiment exemplaire. L’Océan, dans sa
prudence, ne commettrait pas une faute si dangereuse ; il connaît trop bien le bonheur de
la docilité ; mais si, par étourderie, il avait omis quelqu’un des devoirs qui lui sont
prescrits, il rachèterait par une prompte soumission l’injure faite à la discipline. C’est
pourquoi il conseille à Prométhée de rentrer en lui-même et de s’humilier. Le roi des
Dieux n’est pas inexorable ; offensé dans sa majesté, il ne pouvait pas s’interdire la
vengeance ; mais il mesure le supplice à la faute, il pèse dans une équitable balance le
repentir et la douleur du coupable ; il sera désarmé par la prière et il pardonnera.
Prométhée écoute les conseils de l’Océan avec une longanimité remarquable. Il feint de
croire que l’avocat de Jupiter parle au nom de la justice et de la vérité ; il prête une
oreille attentive à cette harangue tremblante, et il ne se permet pas le malin plaisir de
répliquer : vous avez raison, car vous êtes lâche. D’un seul mot, il fermerait la bouche
de ce conseiller maladroit, mais il aime mieux l’entendre sans le confondre ; et quand
l’Océan lui offre son intervention auprès du maître des Dieux, quand il se propose comme
ambassadeur, et promet de négocier la grâce du condamné, Prométhée se contente de le
remercier et de lui dire que sa bienveillance est inutile, et que Jupiter lui-même sera
forcé de céder.
L’Océan se retire et les nymphes Océanides n’osent plus interroger Prométhée. À ce
moment, un nouveau personnage paraît sur la scène, Io, fille d’Inachus, demi-femme
demi-génisse. Poursuivie par Jupiter, elle a résisté ; mais la jalousie de Junon ne s’est
pas fiée à la pudeur chancelante d’une mortelle. Pour mieux défendre la fille
d’Inachus contre les assauts amoureux du maître des Dieux, elle l’a
métamorphosée ; et depuis ce temps, cette rivale, désormais impuissante, est condamnée à
parcourir le monde. Dans ses bonds impétueux, elle franchit les fleuves et les montagnes,
et lorsqu’elle rencontre Prométhée, elle ne prévoit pas encore le terme de ses courses
vagabondes.
Elle veut savoir pourquoi il est enchaîné ; mais lui, au lieu de répondre à celle
curiosité empressée, la nomme par son nom et lui parle de ses fatales amours. Comment ce
secret est-il venu jusqu’à lui ? l’a-t-il appris de Jupiter lui-même ? Il n’est jamais
venu chez Inachus, et ce n’est qu’à son père qu’elle a révélé les songes menaçants de ses
nuits virginales. C’est au seul Inachus qu’elle a dit les images libidineuses qui
assiégeaient sa couche. C’est lui qui, après avoir consulté l’oracle, s’est décidé à
chasser sa fille pour éviter la colère de Junon. Frappée de stupeur, Io oublie le supplice
de Prométhée pour ne plus songer qu’à elle-même. Cette bouche divine, car quel autre qu’un
dieu connaît les malheurs de la fille d’Inachus, ne pourra-t-elle lui prédire ce que Junon
lui réserve encore ? Les nymphes Océanides se joignent à elle pour implorer la
clairvoyance de Prométhée. La destinée d’Io, si terrible dans le passé, sera-t-elle moins
terrible dans l’avenir ? Expiera-t-elle par des tourments sans fin une faute qui n’est pas
la sienne ? Lui sera-t-il permis de retrouver sa beauté ? Sera-t-elle punie éternellement
pour les désirs d’un dieu dont elle a repoussé les caresses ? Que deviendra la vertu si
elle est châtiée comme l’impudeur ? Prométhée se rend à leurs prières et prophétise à la
fille d’Inachus toutes les épreuves qui lui sont réservées. Après avoir traversé des
plaines sans nombre et la mer qui portera son nom, elle abordera sur les rives du Nil. Là,
fécondée par le seul toucher de
Jupiter, elle reprendra sa
première forme et donnera le jour à Épaphus. D’Épaphus naîtront plusieurs générations et
enfin Ægyptus et Danaüs ; les cinquante fils d’Ægyptus brûleront pour les cinquante filles
de Danaüs d’une flamme incestueuse. Les filles de Danaüs s’enfuiront sur des vaisseaux
fidèles et iront demander asile à Pélasgus, roi d’Argos ; mais ce roi ne pourra les
défendre contre les fils d’Ægyptusv ; elles seront forcées d’accepter pour époux ceux qu’elles avaient
d’abord repoussés. Par le conseil de leur père, elles égorgeront dans leur premier sommeil
les compagnons de leur couche ; la seule Hypermnestre sauvera la vie de son époux. Telle
est la destinée qui attend la fille d’Inachus et les générations qui lui devront le jour.
Chacun de ces malheurs est inscrit sur le livre du Destin ; Jupiter lui-même ne pourrait
le prévenir ; car s’il est le plus puissant des Dieux, il n’est pas dispensé d’obéir au
Destin. Qu’Io se résigne et suive la route tracée par la main jalouse de Junon ; qu’elle
n’essaie pas de se dérober au laborieux pèlerinage dont elle sait le terme et la durée. La
résistance est inutile et ne servirait qu’à irriter la reine de l’Olympe.
Rassurées sur le sort de la fille d’Inachus, les nymphes Océanides interrogent, de
nouveau, Prométhée sur la destinée qui se prépare pour lui-même. Puisqu’il prédit avec
tant de précision l’avenir des peuples, sans doute il n’ignore pas son avenir personnel. À
cette question il refuse de répondre. Il ne lui est pas permis de révéler ce qu’il prévoit
pour lui-même. Il sera délivré, il est sûr de rentrer dans sa liberté ; son supplice, quoi
que fasse Jupiter, n’aura qu’une durée limitée ; mais il sera sauvé par des moyens ignorés
de l’Olympe entier. Nul d’entre eux, pas même le Dieu souverain, ne connaît comment
s’accomplira la
délivrance de Prométhée. Ses chaînes seront
brisées par un hymen mystérieux ; quel est cet hymen ? quelle sera la fiancée ? Prométhée
lit clairement dans la nuit de cette énigme impénétrable. Mais le courage et la fierté qui
ne l’abandonneront jamais ne lui conseillent pas de profaner, par une révélation
imprudente, un événement qui n’appartient qu’au seul Destin.
Io part pour obéir à la colère de Junon. Prométhée reste seul ; les nymphes Océanides
s’éloignent sans quitter la scène, pour ne pas troubler sa douleur. Jupiter a tout
entendu ; il envoie Mercure pour savoir ce que signifient les espérances de Prométhée. Il
est assis solidement sur son trône : tout est paisible et soumis dans le ciel et sur la
terre. Les Titans sont enfouis profondément et ne peuvent se relever. La race humaine,
agenouillée dans les temples, adore les images divines. Les Dieux, disciplinés comme un
troupeau imbécile, ne songent pas à fuir le berger qui les conduit ; ils vont où il lui
plaît qu’ils aillent. Mais comme tous les rois qui entendent au fond de leur conscience le
reproche d’ingratitude, Jupiter ne pardonne pas les menaces. Il tremble de voir se lever
contre lui les bras qui l’ont secouru et qui ont élevé le trône où il est monté. Il a beau
jeter les yeux autour de lui et contempler la respectueuse hiérarchie de l’Olympe, ce
spectacle imposant ne suffit pas à le rassurer. Prométhée, tout enchaîné qu’il est, n’est
pas un ennemi à dédaigner ; il sait de terribles secrets, il connaît la retraite des Dieux
dépossédés. Voudrait-il les rappeler ? Mercure, à la bouche persuasive, obtiendra du Dieu
rebelle la révélation de ses espérances ; que si, contre l’attente du maître qui l’envoie,
il échouait dans sa négociation ; eh bien ! qu’il menace, qu’il effraie, qu’il épouvante,
qu’il déroule à la pensée tremblante du
supplicié des tortures
plus terribles cent fois que celles qu’il supporte avec un inflexible courage. Si
Prométhée résiste même à la menace, plus de grâce pour lui, il sera broyé par la colère de
Jupiter.
Mercure essaie en effet de surprendre le secret de Prométhée. Il ne promet pas, comme
l’Océan, d’intercéder pour le coupable. Il connaît trop bien son interlocuteur pour
hasarder auprès de lui une pensée aussi maladroite. Il se renferme dans la lettre de sa
mission et ne prend rien sur lui-même. Il vient de la part de Jupiter, il parle au nom du
maître de l’Olympe et ne cherche pas à dissimuler la sévérité du roi qu’il représente. Son
rôle n’est pas de tenter une conciliation menteuse, c’est d’annoncer à un ennemi enchaîné
des supplices nouveaux, pour lui arracher un secret précieux ; ce rôle, il le remplit
dignement, avec un laconisme impérieux ; il allègue sans cesse la volonté de Jupiter comme
un argument sans réplique. Serviteur dévoué du trône au pied duquel il s’assoit, il ne
conseille pas l’obéissance par faiblesse ou par bonté ; non, il ignore ces puérilités
misérables ; il commande le respect et la soumission, parce qu’il est le messager de son
maître. Il ne s’épuise pas en conjectures pour deviner la raison des ordres qu’il
signifie.
Prométhée écoute la voix de Mercure, comme il écoutait tout à l’heure la voix de l’Océan.
Il dédaignait les conseils, il dédaigne les menaces avec la même fierté. Il rappelle à
Mercure ce qu’il a fait pour Jupiter. Il n’essaie pas d’infliger la honte à ce valet
insultant ; car ce serait une tentative inutile. Sûr de lui-même et de son courage, il
entend sans frémir les paroles furieuses qu’il avait prévues, et qui ne peuvent l’étonner.
Quand il a tenté pour la race
humaine le larcin qu’il expie
dans les tortures, il n’ignorait pas le châtiment qui l’attendait. Il ne s’est pas
aventuré à l’étourdie. Ce qu’il avait résolu, il l’a fait ; mais il savait à quelles
conditions s’accomplirait sa volonté. Depuis que Vulcain a cloué ses membres sur un rocher
immobile, il a médité sur le châtiment qu’il subit et sur sa future délivrance. Quoiqu’il
arrive, il ne sera jamais pris au dépourvu. Quand il a engagé avec Jupiter la lutte
terrible où il a succombé, il n’espérait pas débuter par la victoire. Il s’était résigné
d’avance à la défaite, car il savait que sa défaite serait féconde, et que son sang, comme
une rosée toute-puissante, épanouirait le germe déposé dans le sein des générations.
Prométhée ne s’appartient pas ; il ne peut disposer de lui-même. Il appartient à la tâche
qu’il a comprise et qu’il a commencée. S’il fléchissait sous la menace de Jupiter, non
seulement il serait déshonoré, mais son déshonneur même lui serait inutile. S’il
descendait jusqu’à la prière, s’il dépouillait sa fierté, son humiliation ne désarmerait
pas la colère de son ennemi. Instrument inévitable et dévoué d’une pensée qu’il accomplit,
il ne lui est pas donné de se dérober à son œuvre. Il faut qu’il marche dans la voie qu’il
a ouverte et il ne s’arrêtera qu’après avoir touché le but. Le but, quel est-il ? Est-ce
le renversement des nouveaux Dieux, ou l’émancipation intellectuelle de la race humaine ?
Est-ce la vertu des peuples fondée sur la justice des Dieux ? Prométhée sait où il va ;
mais il lui est ordonné de ne pas révéler sa route, il se sacrifie sans nommer la cause
pour laquelle son sang coule à flots.
Il était donc facile de prévoir que les menaces de Mercure seraient inutiles, et ne
fléchiraient pas Prométhée. La terre tremble, les nymphes Océanides s’enfuient effrayées,
la foudre éclate et Prométhée disparaît sous les ruines du
rocher où il était enchaîné.
J’ai tâché de mettre en relief les différents moments de cette imposante tragédie, et je
crois n’avoir rien omis d’important. Bien qu’Eschyle ne connût pas les divisions
artificielles de nos théâtres, et que ses ouvrages ne soient coupés ni par actes, ni par
scènes, il est facile de saisir dans Prométhée l’exposition, le nœud et le
dénouement. On pourrait, sans injustice, ne voir dans cette tragédie qu’une ode immense,
ou une gigantesque élégie ; car les personnages qui se succèdent ne concourent pas à
l’achèvement d’une action bien vive. Pour moi, tout en reconnaissant le caractère
éminemment lyrique de cet ouvrage, je ne balance pas à proclamer, en même temps, la valeur
dramatique de Prométhée. Rien, je le sais, dans cette tragédie ne ressemble
à nos habitudes littéraires. Le héros semble se complaire sans relâche dans son majestueux
monologue. Les interlocuteurs ne sont là que pour ranimer sa verve, si elle venait à
sommeiller. Mais, qu’on y prenne garde, la pensée qui domine cet ouvrage satisfait aux
conditions suprêmes de la poésie dramatique.
Voici comme je conçois et comme j’explique la marche de la tragédie. D’abord le
châtiment, et, comme caractère distinctif, le dialogue de Vulcain et du Pouvoir ; les
nymphes Océanides qui expriment, par leurs chants lugubres, la sympathie inspirée par
Prométhée ; les conseils efféminés de l’Océan qui dessinent plus nettement la grandeur et
le dévouement du héros ; la prophétie adressée à la fille d’Inachus, et qui, en dévoilant
les coupables amours de Jupiter, prépare l’auditoire à ce que Prométhée va dire de
lui-même ; et enfin, comme dernier épisode de ce
mystérieux
sacrifice, les menaces impuissantes de Mercure et la résignation du héros foudroyé.
Certes dans l’ordre des idées pures, il ne manque rien à cette tragédie. La douleur, le
plaisir, le conseil, la prophétie et la résignation se déduisent et s’engendrent avec un
ordre logique et irréprochable.
Je veux essayer de caractériser en quelques pages la physionomie générale de notre
littérature. Je ne me dissimule pas les difficultés d’une pareille tâche. Aussi
m’efforcerai-je de la circonscrire dans des limites bien précises. Bien que la
littérature, envisagée dans sa formule la plus vraie, comprenne la philosophie et
l’histoire aussi bien que la poésie, je réduirai ma tâche à cette troisième et dernière
partie de la littérature. Je sais que la réalité ou l’histoire sert de point de départ à
la vérité, c’est-à-dire à la philosophie, je sais que l’histoire et la philosophie sont
les deux fondements de toute poésie vraiment digne de ce nom ; mais il faudrait, pour
éprouver par une critique sévère les trois formes de la pensée humaine, trop de temps et
d’espace, et pourvu que j’arrive à dire, sur le tiers seulement de cette matière, quelque
chose d’évident et de salutaire, je n’aurai pas perdu ma peine.
Nous sommes maintenant entrés dans la seconde moitié du siècle ; nous pouvons comparer
les œuvres aux promesses. La postérité sera sans doute plus sévère que nous, car elle aura
devant elle des points de comparaison plus nombreux. Dans dix ans, la vérité d’aujourd’hui
ne sera plus qu’une vérité incomplète. Cependant il nous est donné, dès aujourd’hui,
d’estimer l’esprit littéraire de notre temps. La
première
moitié du siècle auquel nous appartenons se divise en effet en trois parties bien
distinctes, dont chacune a produit ses théories et ses œuvres. L’époque consulaire et
impériale a cru de bonne foi ressusciter et continuer le siècle de Louis XIV, qu’elle ne
comprenait pas. Elle a cru, dans l’ode, dans la tragédie, se rattacher à l’antiquité,
qu’elle n’étudiait pas, en préconisant, comme le dernier mot de la pensée humaine, le
xviie
siècle de la France, qu’elle n’avait pas étudié
davantage. C’était de sa part une méprise singulière, qui, à distance, se comprend
difficilement, mais qui s’explique d’elle-même dès que l’on consent à pénétrer dans les
événements d’un intérêt public, au lieu de s’en tenir aux œuvres d’un intérêt purement
littéraire ; c’est la seule manière d’interpréter l’opinion de l’époque impériale sur
elle-même. Témoins des grandes choses accomplies chaque jour, les poètes de cette époque
croyaient naïvement continuer Corneille, parce qu’ils lui empruntaient de temps en temps
quelques hémistiches : ils semaient d’allusions sans nombre leurs œuvres lyriques et
dramatiques, et se persuadaient qu’en faussant l’histoire, ils accomplissaient un devoir
patriotique. Le présent leur paraissait si grand, qu’ils ne croyaient pas faire injure au
passé, en y cherchant un miroir pour hier et pour aujourd’hui. Quel que soit donc le
jugement que nous portions sur la littérature impériale, nous sommes forcé de reconnaître
que le bruit des événements a troublé à cette époque l’intelligence littéraire de la
France.
La restauration, revenue avec la prétention de ressusciter le passé, a produit en
littérature des théories bien différentes des théories impériales. Tandis que la monarchie
parlait chaque jour des traditions de saint Louis, d’Henri IV, et de Louis XIV, la poésie
cherchait en
Angleterre, en Allemagne, les modèles qu’elle
voulait s’efforcer de reproduire. La grande tâche était la déification du moyen âge, et,
pour l’accomplissement de cette tâche, elle s’adressait à tous les coins de l’Europe. Les
noms de Calderon et d’Alighieri étaient prononcés, moins haut pourtant que ceux de
Shakespeare et de Goethe. Quant au Romancero, on en parlait à voix basse,
comme du livre des livres, et ceux qui prétendent y avoir puisé ont prouvé surabondamment
qu’ils ne le connaissaient guère. Les œuvres poétiques de la restauration laisseront sans
doute une trace profonde dans l’histoire littéraire de notre pays. Toutefois l’importance
de ces œuvres, envisagée d’une manière générale, tient plutôt au maniement du langage, à
l’assouplissement du mètre, qu’à la nature même des pensées exprimées. Il demeure bien
entendu que cette formule n’enserre ni Lamartine, ni Béranger, les deux pôles de notre
poésie lyrique sous la restauration.
Durant les dix-huit années qui suivirent la restauration, l’apothéose du moyen âge avait
beaucoup perdu de son importance, et pourtant la poésie s’obstinait dans les mêmes
errements. Il ne s’agissait plus de restaurer saint Louis ou Charlemagne, mais le
mouvement était donné, et la doctrine vivait, bien que le but de la doctrine eût été
emporté dans la tempête. Plus tard, l’apothéose du moyen âge tomba en désuétude ; aussi le
règne de Louis-Philippe doit-il être envisagé, littérairement parlant, comme l’application
indéfinie de toutes les doctrines. Je ne vois pas, dans le passé, une théorie acceptée
comme souverainement salutaire et puissante, qui n’ait trouvé sa place et son rôle dans le
mouvement intellectuel de ce temps-là. À côté des drames qui prétendaient ressusciter et
glorifier le moyen âge, nous avons vu les romans qui annonçaient la société future.
Un talent du premier ordre s’est chargé de cette prophétie, et
j’ai trop souvent parlé de ces romans pour avoir à m’en occuper aujourd’hui.
J’aborderai successivement toutes les formes de l’imagination dans l’ordre littéraire, je
les interrogerai pour savoir ce qu’elles signifient aujourd’hui, et, après avoir épuisé
cette série de questions, je comparerai les œuvres aux besoins de l’esprit public. Chemin
faisant, si je me trompe, rien ne sera plus facile que de signaler mes bévues, car la
méthode que je me propose de suivre permet de me prendre, à chaque pas, en flagrant délit
d’ignorance ou de présomption.
Qu’est-ce aujourd’hui que le roman ? Je ne parle pas, bien entendu, des esprits qui
poursuivent leur route solitaire sans tenir compte des doctrines qui se et
s’appliquent autour d’eux ; je parle du roman pris dans son ensemble, c’est-à-dire d’une
industrie qui peut lutter d’importance avec Sheffield, Birmingham ou Manchester. Elbeuf et
Louviers, si vantés pour leurs habitudes laborieuses, sont des villes indolentes, si l’on
compare leur industrie à l’industrie du roman, usine formidable dont les hauts-fourneaux
sont établis à Paris. Autrefois le roman se proposait naïvement l’analyse des passions et
des caractères. Il saisissait dans le mouvement de la vie ordinaire une action très
simple, souvent même d’apparence insignifiante, et comptait sur l’étude du cœur pour
intéresser les esprits délicats. C’était là, je puis le dire, l’âge d’or du roman. Depuis
madame de Lafayette jusqu’à madame de Souza, nous possédons une suite de récits dont le
sujet pris en lui-même ne promet certes pas merveilles, et qui cependant intéressaient
notre jeunesse et charment encore notre maturité. À quelle cause faut-il rapporter la
puissance de ces
récits ? Est-ce à la nouveauté des incidents,
à l’éclat inattendu des images, à la grandeur terrible des passions ? Mon Dieu, non. Il
semble qu’on ne puisse rien rêver de plus vulgaire. Charles et Marie, Adèle de
Sénange, Eugène de Rothelin, ressemblent tellement à la vie de chaque jour, que
chacun de nous pourrait se croire capable de les écrire. C’est, toute proportion gardée,
l’histoire des Fables de La Fontaine. Que de lecteurs s’étonnent
sérieusement de l’admiration prodiguée au bonhomme et croient pouvoir en faire autant !
Assurément je ne prétends pas donner madame de Souza comme la limite suprême du roman. Si
je rappelle son nom, c’est parce qu’il me sert à baptiser un genre de narration vif,
spontané, puisé dans les entrailles mêmes de la nature humaine. Dans les trois petits
livres que je viens de citer, il n’y a pas une page qui révèle un effort, si faible qu’il
soit. On sent à chaque ligne une âme richement douée qui raconte dans une langue élégante,
mais sans travail, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a senti. L’auteur respire à l’aise, et le
lecteur le suit sans fatigue et sans inquiétude. C’est là sans doute un heureux
privilège ; comptez les écrivains de notre temps qui méritent un pareil éloge.
Le mérite capital de ces petites compositions, que j’appelle petites pour me conformer à
l’usage reçu, c’est la sobriété. L’auteur ne se croit jamais obligé de parler lorsqu’il
n’a plus rien à dire. Dès qu’il a montré toutes les faces de sa pensée, dès qu’il a épuisé
l’analyse des passions qu’il avait choisies, il s’arrête, certain d’avoir accompli sa
tâche, et ne s’épuise pas à rassembler des paroles sonores pour des idées absentes. Ce
mérite si banal, qui amène le sourire sur les lèvres des écrivains industrieux, est
pourtant la clé de bien des renommées. Pour durer, pour signifier
quelque chose, il ne s’agit pas seulement d’offrir au public, sous une
forme précise, des pensées de quelque valeur ; il faut encore s’abstenir de parler quand
on n’a rien à dire. Il est impossible de calculer les bénéfices du silence. Le public ne
vous tient pas compte seulement des paroles sensées que vous avez signées, mais des
paroles vides que vous n’avez pas dites. Aujourd’hui tout est changé, sinon dans
l’opinion, du moins dans la pratique du métier, car je ne saurais donner le nom d’art à la
fabrication des romans dont les journaux sont inondés depuis vingt ans. Les paroles vides
et inutiles ne sont plus considérées comme une sottise ; la sobriété seule passe pour une
niaiserie. Parler quand on a quelque chose à dire, le beau mérite vraiment ! Mais parler
sans avoir rien à dire, à la bonne heure, voilà qui décèle un vrai génie. Le triomphe du
métier, c’est de bâtir vingt volumes, et même trente s’il le faut, sur un sujet que nos
aïeux plus modestes auraient essayé de traiter en quelques centaines de pages. L’industrie
littéraire, une fois en possession d’une idée quelconque, vieille ou nouvelle, indigente
ou opulente, ne l’abandonne qu’après l’avoir fait passer entre tous les cylindres de
l’usine. Dès qu’elle a résolu de trouver dans un morceau de gueuse cinquante mètres de
tôle, il est inévitable que sa volonté s’accomplisse, et sa volonté s’accomplit.
Pour substituer à l’art le métier, il était nécessaire de changer les conditions
fondamentales, les conditions élémentaires du roman. Et en effet ceux qui aiment, ou
prétendent aimer aujourd’hui cette forme littéraire, n’ont pas hésité à déplacer le but en
quittant la route battue. Il ne s’agit plus maintenant de l’analyse des passions, tâche
vulgaire, digne tout au plus des esprits mesquins qui nous ont précédés : il s’agit
d’émouvoir, d’amuser à tout prix.
Pourvu que le lecteur tourne
la page avec curiosité, avec épouvante, l’esprit le plus exigeant ne peut demander rien de
plus. La vraisemblance, la simplicité, l’intérêt fondé sur l’étude du cœur, sont mis au
rang des banalités, et confondus avec les vieilles modes. Rappeler ces préceptes
vulgaires, autant vaudrait prêcher l’usage des paniers, des mouches et des talons rouges.
Aussi me garderai-je bien de m’exposer au persiflage des beaux esprits industrieux. Je
n’attaque pas le nombre et la hardiesse de leurs entreprises, je me borne à définir leur
méthode. Si je réussis, comme je l’espère, à démonter pièce à pièce tous les rouages de
leur machine, je laisserai au public le soin de tirer la conclusion.
L’industrie du roman, pour développer sur une plus vaste échelle toute la variété de ses
ressources, se garde bien de choisir dans la vie d’un homme un épisode pathétique et
d’interroger les mouvements de son âme pendant cette épreuve. Fi donc ! ce serait procéder
comme Jean-Jacques Rousseau, comme madame de Staël ; ce serait recommencer la
Nouvelle Héloïse et Delphine, ce serait nous ramener à
l’enfance du roman. Prendre dans la vie d’un homme un épisode unique et tirer de ce thème
une série de pensées, tour à tour attendrissantes ou sombres, est une tâche qui peut
séduire encore quelques esprits mesquins, quelques esprits attardés, mais que les esprits
vraiment actifs dédaignent à bon droit. Pourquoi Fulton et Watt, qui ont opéré une
révolution dans la navigation et dans la filature, ne trouveraient-ils pas des imitateurs
et des émules dans l’industrie littéraire ? Encore un peu de patience, et nous assisterons
à ces prodiges. Le moment n’est pas loin où l’on trouvera une machine pour inventer le
dialogue et le récit, aussi précise, aussi fidèle que la
machine à calculer. En attendant que cette prophétie s’accomplisse, il faut nous
contenter des produits qu’envoie au marché l’industrie du roman privée du secours de la
mécanique. Si ce n’est pas une étude bien intéressante, c’est du moins une étude utile,
car elle nous montre jusqu’où l’industrie peut ravaler la pensée. On s’est beaucoup moqué
des romans de La Calprenède et de mademoiselle de Scudéry, et l’on a eu raison, car ces
interminables récits sont parfaitement ennuyeux. Cependant la pensée qui les a dictés,
bien que fausse, est beaucoup plus élevée que la pensée qui enfante chaque jour sous nos
yeux des récits moins fastidieux pour la foule, mais tout aussi nauséabonds pour les
esprits délicats. La Calprenède et mademoiselle de Scudéry travestissaient l’antiquité,
bévue que je ne songe pas à justifier ; mais du moins, dans ce cadre d’antiquité
travestie, ils plaçaient l’étude du cœur. Que cette étude manquât de simplicité, de
franchise, qu’elle fût pleine d’afféterie et parfois d’obscurité, je n’essaierai pas de le
nier ; ce que je tiens à établir, ce qui demeure évident pour tous les hommes attentifs,
c’est que les romans sans fin, les romans justement condamnés du xviie
siècle, étaient animés de sentiments plus généreux que les romans
fabriqués par l’industrie moderne. Je ne veux pas défendre Caton galant et Brutus dameret,
mais je trouve que Caton, même galant, mérite autant de sympathie que tous les sacripants
et toutes les filles perdues dont se composent la plupart des romans publiés hier, et qui
sans doute seront oubliés demain. C’est un arrêt équitable contre lequel je ne réclamerai
pas. Les illustres faiseurs d’aujourd’hui iront bientôt rejoindre dans la poussière et
l’oubli le Cyrus et la Clélie.
Pour apprécier dignement le plan de ces œuvres
informes, il
faut commencer par se bien pénétrer d’une vérité qui a l’air d’un paradoxe, et qui
cependant peut être victorieusement contrôlée : ceux qui dirigent les grandes usines de
cette industrie nouvelle n’ont jamais conçu, jamais cherché de plan ; c’est une routine
vulgaire qu’ils abandonnent aux petits esprits. Marquer d’avance le but qu’on veut
toucher, prévoir et tracer la route qu’on suivra, n’est-ce pas tout simplement se défier
de son génie ? la prévoyance est une lisière ; il n’y a qu’un dieu pour les imaginations
vraiment fécondes, et ce dieu s’appelle le hasard. À quoi bon savoir ce qu’on dira ? Les
hommes voués au métier d’écrivain, animés d’une légitime confiance dans leurs forces,
d’une confiance non moins légitime dans la sympathie et surtout dans le désœuvrement du
lecteur, ne doivent-ils pas marcher sans inquiétude vers un but inconnu ? Ce but, quel
qu’il soit, ils sont sûrs de l’atteindre. Ils ne vont nulle part, et pourtant leur allure
délibérée semble indiquer un projet bien arrêté : c’en est assez pour que le lecteur les
suive ; que faut-il de plus ? Pour ceux qui trouvent dans le désœuvrement leurs plus
chères délices, de tels récits sont tout bonnement une manière de tromper l’ennui, sinon
de le chasser, et ce n’est pas à cette classe d’esprits que je m’adresse, car les plus
solides arguments viennent s’émousser contre l’indolence et l’oisiveté ; mais, pour ceux
qui connaissent le charme de l’étude et de la méditation, c’est une nourriture insipide,
un fruit sans saveur qu’ils rejettent avec dégoût : autant vaudrait mordre dans la
cendre.
Les sceptiques répondent : Pourquoi blâmer ce qui amuse ? pourquoi juger au nom d’une
théorie littéraire des ouvrages conçus dans le mépris de toute théorie ? à quoi bon semer
vos paroles au vent ? Cette objection ne
me réduit pas au
silence. Cette rage d’amusement qui s’est emparée des lecteurs mène tout droit à
l’énervement de l’intelligence. En substituant la curiosité à l’attendrissement, en
demandant chaque jour des incidents, vrais ou faux, mais nouveaux à tout prix, la foule
perd à son insu ses plus précieuses facultés : elle arrive à ne plus distinguer la
noblesse de la trivialité, l’ardeur du sang de la générosité des sentiments, peu à peu
elle devient incapable d’émotion poétique ; son âme s’engourdit et se déprave, comme le
palais d’un homme qui abuserait des épices et des spiritueux. La nourriture la plus saine,
le fruit le plus excellent lui paraît sans saveur. Qu’on me dise sur tous les tons que je
prêche dans le désert, je persiste à croire qu’il est bon de toucher du doigt, de sonder
la plaie littéraire de notre temps, et de prédire ici les ravages prochains de cette
plaie. L’industrie du roman, après avoir énervé l’intelligence de la foule, finira par
détruire les derniers vestiges du sens esthétique. Rassasiée de cette nourriture
grossière, la multitude perdrait bientôt la notion du beau et du laid, comme elle perd
dans l’ivresse la notion du juste et de l’injuste, si une voix ne s’élevait pas pour lui
signaler le bourbier où elle va tomber.
Du roman passons au théâtre ; reportons-nous à la préface de Cromwell,
écrite en 1827. Quelles magnifiques promesses ! quel splendide programme ! Jamais réforme
ne s’annonça plus hardiment, jamais novateur ne témoigna plus de confiance en lui-même.
Estimons, d’après cette préface, les œuvres accomplies depuis vingt-cinq ans ; quel
désappointement, quelle déception ! On nous promettait la vérité historique et la vérité
humaine, ni plus ni moins. Après avoir condamné, en quelques lignes, la poésie dramatique
de la France au xviie
siècle comme fondée sur
la convention, on se faisait fort de recommencer Shakespeare sans le
rappeler. N’eût-il tenu que la moitié de sa promesse, l’auteur était sûr de conquérir
notre sympathie et nos applaudissements ; mais il a pleinement sacrifié la vérité humaine
sans essayer d’aborder la vérité historique. Il avait reproché au xviie
siècle de la France d’avoir travesti l’antiquité, et sans doute il y a
dans ce reproche quelque chose de vrai. Il oubliait que le xviie
siècle, tout en négligeant la vérité locale et historique, avait toujours
respecté la vérité humaine ; que, s’il avait fait bon marché des temps et des lieux, il
n’avait jamais traité avec dédain l’analyse des passions. Or, c’est, par leur respect
profond pour la partie philosophique de la poésie, que les écrivains de cette époque
laborieuse ont mérité une place si importante dans notre histoire littéraire. Aujourd’hui
que toutes les luttes sont apaisées depuis longtemps, nous pouvons discuter cette question
avec une entière impartialité : la justice ne coûte rien à personne, car les partis qui
divisaient la littérature en deux camps ne sont plus maintenant que de purs souvenirs. Eh
bien ! je le demande à tous les hommes de bonne foi, à tous ceux, bien entendu, qui ont
étudié l’histoire : y a-t-il, dans la série dramatique qui commence à
Cromwell et finit aux Burgraves, une seule composition où
l’histoire soit respectée ? Je n’ai pas besoin d’écrire la réponse. Le poète s’est adressé
tour à tour à la France, à l’Allemagne, à l’Italie, à l’Angleterre ; il a feuilleté les
annales de l’Europe pour y chercher un thème capable d’échauffer son imagination.
Charles-Quint et François Ier, tels qu’il nous les montre,
appartiennent-ils à l’histoire ? Est-ce que Marie Tudor et Lucrèce
Borgia, telles qu’il les a mises en scène, ressemblent aux types consacrés par
la tradition ? Est-ce que Louis XIII et Richelieu se
reconnaîtraient dans les portraits qu’il a baptisés de leurs noms ? Est-ce que les
seigneurs féodaux de la vieille Allemagne comprendraient la langue des
Burgraves ? Pour ma part, je ne le crois pas. L’auteur se vante en mainte
occasion d’avoir étudié l’histoire, d’avoir sondé le passé dans toute sa profondeur, de le
connaître couche par couche, comme les géologues connaissent, dans certaines limites, la
terre que nous habitons. Une pareille prétention ne soutient pas l’examen ; il est évident
que ses études n’ont pas dépassé la partie anecdotique de l’histoire, et, quand je dis la
partie anecdotique, je vais trop loin, car l’anecdote, réveillant la curiosité, mènerait
directement à l’intelligence des faits généraux, et l’auteur se contente volontiers de la
forme des manteaux et des bahuts. L’homme paraît l’intéresser médiocrement ; ce qu’il lui
importe de connaître, ce qu’il lui importe de montrer, c’est la coupe d’un pourpoint ou le
chapiteau d’une colonne. Il se croirait coupable s’il confondait un chapiteau gothique
avec un chapiteau roman, et ne songe pourtant pas à étudier le siècle où se meuvent ses
personnages. C’est comprendre étrangement, on en conviendra, les devoirs du poète
dramatique.
Ainsi la réforme si pompeusement annoncée en 1827 n’a pas ouvert le théâtre à l’histoire,
comme elle l’avait promis. En proscrivant la tragédie et la comédie comme deux moules trop
étroits où la pensée ne pouvait se mouvoir, en réunissant dans le drame le rire et les
larmes, elle n’a pas mis la philosophie sur la scène : que nous a-t-elle donc donné ? Rien
de plus que le règne de la fantaisie. Le xviie
siècle nous
avait donné la philosophie sans l’histoire, la réforme dramatique a rayé l’histoire et la
philosophie, sinon dans son programme, du moins dans ses œuvres. Est-ce-là un progrès ? Si
je condamne cette réforme si
vantée, ce n’est pas avec une
arrière-pensée de réaction, car je ne crois pas au retour du passé. C’est au nom de la
raison et du goût. La fantaisie ne peut remplacer ni l’histoire ni la philosophie, et
cependant la fantaisie règne seule dans les œuvres conçues selon la poétique de 1827. Nous
devions revoir Shakespeare agrandi, transfiguré, et nous n’avons pas même les miettes du
splendide banquet où il conviait la cour d’Élisabeth et les matelots de la Tamise. Il me
semble que nous avons quelque droit de nous plaindre. Qu’est-ce en effet que la poésie
dramatique sans la réalité des faits accomplis, sans l’analyse des passions qui hâtent ou
ralentissent l’accomplissement de ces faits ? Un pur jeu d’enfant.
Je sais que la poésie dramatique ne s’adresse pas seulement aux hommes d’étude, qu’elle
veut surtout parler à la foule, que c’est en un mot la forme la plus populaire que
l’imagination puisse saisir. Toutefois, je suis loin de croire que les opinions
littéraires adoptées par les esprits illettrés naissent au sein même de ces esprits. Tous
ceux qui ont suivi avec soin les premières représentations connaissent la timidité
intellectuelle des spectateurs. Il y a dans la vie moderne si peu de spontanéité, que
chacun tâte volontiers l’esprit de son voisin avant d’exprimer son avis. À peine
trouverait-on un spectateur sur cinquante osant penser par lui-même. Il faut donc tenir
compte des esprits studieux, car ces esprits, quoiqu’en minorité, imposent à la foule le
sentiment qu’ils ont éprouvé. La poésie dramatique a beau s’adresser à la multitude :
lorsqu’il s’agit de formuler un avis, la multitude se défie d’elle-même et consulte les
esprits éprouvés par l’étude. Ainsi nous pouvons juger la réforme dramatique annoncée en
1827, d’après les sentiments de la minorité. Et il faut bien le dire, de
toutes les promesses du programme, une seule a été fidèlement tenue :
celle qui concernait l’assouplissement de l’alexandrin. Oui, je le reconnais volontiers,
l’école nouvelle a rendu l’alexandrin plus docile et plus ductile ; c’est un service dont
nous devons lui tenir compte. Elle est remontée jusqu’à Régnier et a tiré bon parti de ses
enseignements. Quant aux passions qu’elle a voulu peindre, je suis forcé de reconnaître
qu’elles se recommandent par une incontestable nouveauté, car on en chercherait vainement
le type dans la nature. Les sentiments de convention, tant reprochés au xviie
siècle, sont des prodiges de naïveté, comparés aux sentiments
exprimés par l’école nouvelle. Il y a dans le dialogue des personnages une ardeur
fiévreuse et frénétique, une emphase, un amour des grands mots, qui fatiguent l’attention
au bout de quelques minutes et rendent impossible toute sympathie intellectuelle et
morale. Pour estimer la vérité de mes paroles, je prie le lecteur d’interroger sa mémoire,
et de se rappeler l’attitude de l’auditoire à la reprise des œuvres de l’école nouvelle.
Les scènes applaudies le premier jour comme neuves, comme hardies, comme inattendues,
étaient accueillies dix ans plus tard avec étonnement, et souvent l’étonnement se
changeait en éclats de rire. C’est que la passion de l’école nouvelle pour l’exactitude
littérale du costume et de l’ameublement avait relégué, au second plan, la pensée même des
personnages. Il ne faut pas chercher ailleurs le secret de cette vieillesse anticipée. Les
costumes et les meubles n’excitaient plus l’attention, et la pensée, réduite au second
rôle, ne pouvait obtenir que l’indifférence ou l’hilarité des spectateurs.
L’hilarité ! le mot est dur, j’en conviens, et pourtant je n’en saurais trouver un qui
rende plus fidèlement ma
pensée. Allons au fond des choses. Non
seulement l’école nouvelle mettait le costume et l’ameublement au-dessus des caractères
étudiés philosophiquement, au-dessus de l’histoire proprement dite ; mais elle préférait
la justesse de la rime à la justesse de la pensée. Qu’on me permette une comparaison : la
pensée des grands écrivains se développe comme le chêne, du centre à la circonférence ;
c’est en s’épanouissant qu’elle rencontre sa forme logique. La pensée des écrivains
secondaires se développe à la manière du palmier, de la circonférence au centre ; elle
naît de l’assemblage des mots, comme la tige du palmier s’accroît par les bourgeons qui
bordent sa circonférence. Les tirades applaudies, il y a vingt ans, comme des modèles de
grandeur et de naïveté sont aujourd’hui rangées parmi les bouts-rimés, et la foule, un
instant égarée, dédaigne avec raison ces paroles sonores dont le bruit ne saurait
dissimuler l’absence de la pensée. J’estime très haut le côté musical de la poésie ; je
veux que l’oreille soit satisfaite. Cependant je ne puis consentir à mettre la parole sur
la même ligne que le violon et la flûte. Parlez mélodieusement, à la bonne heure ; mais,
avant de parler, commencez par trouver quelque chose à dire. Si vous comptez sur le choc
des mots pour découvrir une pensée, vous exposez votre imagination à de singuliers
mécomptes. Et pourtant n’est-ce pas là le procédé suivi par l’école nouvelle en mainte
occasion ? Combien de fois n’a-t-elle pas demandé à la rime ce qu’elle devait demander à
l’étude, à la réflexion ! La rime, rendons-lui justice, ne s’est pas fait longtemps prier.
Elle a livré généreusement tout ce qu’elle possédait, un simulacre de pensée. L’on
s’étonne aujourd’hui que l’indifférence ait pris la place de l’admiration : la chose est
pourtant toute simple. L’école nouvelle promettait de mettre sur la scène
la vérité historique et la vérité philosophique. En attendant
l’accomplissement de cette double promesse, la foule a bien voulu accepter comme des
prodiges d’habileté le déplacement de la césure, l’enjambement, la rime telle que la
concevait Ronsard ; mais sa patience ne pouvait durer éternellement : elle a demandé
l’avènement de l’histoire et de la philosophie dans le domaine poétique, et pour toute
réponse l’école nouvelle lui a donné des bouts-rimés. Comment les accueillir ? Par la
colère ou par l’hilarité ? Le dernier parti était le seul bon, et la foule avait trop de
bon sens pour choisir le premier. Au lieu de crier à l’ignorance, au scandale, il faut
donc voir dans le dédain de l’auditoire pour ces mots assemblés musicalement, mais qui
cachent à peine dans leurs rangs pressés quelques ombres de pensées, un présage, une
ébauche du jugement que portera l’histoire. L’école nouvelle, qui promettait en 1827 de
régénérer le théâtre, ne laissera dans notre littérature qu’une seule trace de son action,
l’assouplissement de l’alexandrin : l’histoire et la philosophie ne lui doivent aucune
reconnaissance.
Et cependant nous aurions tort de regretter l’agitation littéraire qui s’est produite
sous le nom de réforme dramatique ; ce serait nous montrer ingrats envers le passé, car
cette agitation, qui peut sembler stérile, si l’on ne considère que les œuvres accomplies
selon le programme tracé par les novateurs, n’est pourtant pas demeurée sans fruit. La
France en a tiré un double profit. Son attention s’est portée avec empressement sur la
littérature dramatique de l’Europe ; l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sont
devenues familières à tous les esprits cultivés de notre pays, et ce premier profit n’est
pas à dédaigner. Shakespeare, Calderon, Goethe et Schiller, que nous connaissions à peine,
ont fourni le sujet de comparaisons fécondes ; il n’a
plus été
permis de croire que le goût fût le patrimoine exclusif de la France. Toutes les
intelligences assouplies par la réflexion ont compris que l’imagination humaine n’est pas
condamnée à ne jamais franchir les limites marquées par le précepteur d’Alexandre et par
l’ami de Mécène. La réforme dramatique, bien qu’avortée, n’eût-elle rendu à notre pays que
cet unique service, nous lui devrions de la reconnaissance ; car les principes littéraires
de Le Batteux, acceptés comme articles de foi par un trop grand nombre d’esprits,
engourdissaient toutes les imaginations actives ; il était temps que cette doctrine
étroite et mesquine fût battue en brèche et ruinée sans retour. L’étude de la poésie
dramatique, chez les peuples qui nous entourent, pouvait seule détacher jusqu’à la
dernière pierre de ce triste édifice, et comme, sans la prédication de la réforme
dramatique, nous aurions peut-être tardé longtemps encore à interroger le goût européen,
il est évident que cette réforme nous a rendu, sans le vouloir et presque à son insu, un
service immense. Le second profit que j’ai à signaler n’est pas moins important. La
réforme dramatique, en appelant le dédain et la raillerie sur les œuvres poétiques du
xviie
siècle, a ramené l’attention sur ces œuvres si
vivement attaquées. Tous les esprits sensés ont voulu connaître à fond ces conceptions
dont les novateurs parlaient avec un dédain si superbe, et, en fin de compte, il s’est
trouvé que ces poètes, honnis et conspués comme inhabiles à comprendre le but de la
poésie, ne méritent pas précisément ce terrible reproche. À mon avis, ce second service
n’est pas moins digne de reconnaissance que le premier. Il est bon sans doute de connaître
l’Europe, mais il n’est pas inutile non plus de connaître les œuvres littéraires de notre
pays ; or la réforme dramatique a ravivé
chez nous l’étude de
la France comme elle avait éveillé notre curiosité à l’égard de l’Europe.
L’opinion des esprits éclairés, sur notre poésie au xviie
siècle, se réduit aujourd’hui à des termes bien différents de l’anathème
lancé par les novateurs. Nous savons très bien et très certainement que le xviie
siècle n’a pas tenu compte de la vérité historique : c’est un
fait démontré avec la dernière évidence et qu’il n’est plus permis désormais de mettre en
discussion ; mais nous savons, en même temps, que le xviie
siècle s’est préoccupé sans relâche de la vérité humaine, c’est-à-dire de la
vérité qui domine tous tes temps et tous les lieux. Sans vouloir amoindrir l’importance de
la vérité historique dans le domaine de la poésie, nous pouvons cependant affirmer que la
vérité humaine, telle que l’a comprise le xviie
siècle,
nous offre un ample dédommagement. Les poètes de cet âge, si légèrement proscrits par les
novateurs, altéraient volontiers les traditions grecques et romaines, ils démentaient sans
remords, dans leurs conceptions, les témoignages les plus authentiques, les témoignages
consacrés par la croyance de nombreuses générations ; mais ils ne perdaient jamais de vue
l’étude de l’homme, l’analyse et la peinture des passions : ils ne comprenaient pas la
poésie sans la philosophie. Ce mérite peut entrer en comparaison avec la vérité
historique, avec la couleur locale, dont les novateurs ont parlé avec tant de fracas.
Soyons justes envers l’Europe, proclamons avec admiration le génie de ses poètes ; mais ne
soyons pas injustes envers notre pays. Si l’on voulait d’ailleurs aller au fond des
choses, on verrait à quoi se réduit chez les plus grands poètes dramatiques de l’Europe
cette vérité historique si pompeusement vantée. Shakespeare a donné plus d’une entorse à
l’histoire, et
Plutarque s’est plus d’une fois transformé sous
sa main d’une façon inattendue. Tite-Live aussi a subi quelques métamorphoses. Calderon ne
s’est guère inquiété de la vérité historique ; pour s’en convaincre, il suffit de lire son
Schisme d’Angleterre. Quant à Schiller, s’il a scrupuleusement étudié le
passé pour écrire son Wallenstein, il s’est conduit plus librement à
l’égard de Jeanne d’Arc et de Marie Stuart. Il ne faut donc pas faire tant de bruit de la
vérité historique. Les plus beaux génies invoqués par les novateurs, comme des aïeux
illustres dont ils voulaient suivre les leçons, n’ont pas montré pour le passé un respect
assidu. Je suis loin pour ma part de leur en faire un reproche. Jules César
et Coriolan, bien qu’anglais parfois plutôt que romains, sont et demeurent
des tragédies très dignes d’étude. Jeanne d’Arc et Marie
Stuart ne méritent pas moins une attention sérieuse, bien qu’elles ne soient pas
rendues avec une complète fidélité. Dans Schiller, dans Shakespeare comme dans les poètes
français du xviie
siècle, et j’ai plaisir à l’affirmer, la
philosophie, tient une place considérable, et c’est par la philosophie bien plus encore
que par la vérité locale, qu’ils méritent notre admiration.
Nous avions du moins le droit d’espérer que la poésie lyrique échapperait, par la nature
même de sa mission, à la puérilité qui s’était emparée du théâtre : notre espérance a été
déçue. Bien que la poésie lyrique, ramenée à ses conditions fondamentales, se propose
l’expression des sentiments personnels du poète, nous avons vu ces conditions méconnues,
et le néant de la pensée a tenté de se dérober sous les flots d’une parole intarissable.
Je ne crois pas sans intérêt d’étudier les causes de cette déchéance. Dans le temps
présent, trois hommes personnifient chez nous la
poésie
lyrique : Lamartine, Béranger, Victor Hugo. Je ne veux pas dire que la France ne puisse
nommer après eux des hommes d’un talent élevé ; je me borne à considérer Lamartine,
Béranger, Victor Hugo, comme représentant trois faces bien diverses de la forme lyrique.
Or en quoi consiste la diversité de ces trois faces ? C’est là que se trouve le nœud de la
question.
La forme lyrique, telle que la conçoit Lamartine, est purement spontanée et ne relève ni
de la réflexion, ni de la volonté. Le spectacle de la nature, l’éternelle comparaison de
la grandeur divine et de la misère humaine, sont les deux thèmes qu’il développe. Il les
interroge à toute heure, et toujours avec profit. Il découvre, dans ces données qui
paraissent si faciles à épuiser, des trésors d’émotion, des modulations sans nombre, et,
quand il s’arrête, quand il cesse de chanter, ce n’est pas que le sujet ne lui suggère
plus rien, c’est qu’il fléchit sous le poids de son émotion et qu’il a besoin de repos. La
forme lyrique ainsi conçue ne se prête guère à l’analyse. Abondante, mélodieuse, il lui
arrive trop souvent d’offenser le goût par des caprices imprévus ; mais ce n’est pas là ce
qu’il importe de relever dans cette face de la poésie lyrique. Le point capital, c’est que
la spontanéité, par sa nature même, défie toute imitation. On me citera peut-être, comme
disciples de Lamartine, quelques versificateurs habiles qui ont trouvé moyen de reproduire
la coupe de ses strophes. Une telle allégation ne vaut pas la peine d’être réfutée. Pour
se proclamer disciple de Lamartine, il ne suffit pas en effet de croiser les rimes à sa
manière, d’employer les mêmes images. Pour se dire justement l’élève d’un tel maître, il
faudrait lui avoir dérobé le procédé même de sa pensée : or on se trouve ici en face de
l’impossible, car le poète
dont j’essaie de caractériser la
nature ignore les procédés qu’il s’agirait de lui dérober. Comment livrerait-il, comment
laisserait-il surprendre un secret qui n’est pas moins impénétrable pour lui que pour
nous ? L’étude la plus assidue des Méditations ne révélera jamais, à
personne, l’art d’écrire les stances simples et passionnées qui s’appellent le
Lac. On aura beau décomposer ce petit chef-d’œuvre, le démonter pièce à pièce,
comme les rouages d’une montre ; on n’arrivera jamais à comprendre comment ces pièces se
sont assemblées d’elles-mêmes, sans que la volonté de l’auteur eût besoin d’intervenir.
Ainsi nous ne devons pas nous étonner que Lamartine ne compte pas un seul disciple
vraiment digne de ce nom. Tous ceux qui ont cru l’imiter, depuis M. Reboul jusqu’à
M. Autran, se sont mépris sur la nature de leur modèle. Ils ont reproduit, avec un talent
que je ne méconnais pas, la partie matérielle de Lamartine ; mais la partie psychologique,
la partie spontanée devait se dérober et s’est dérobée à leurs efforts. Pour pratiquer la
poésie lyrique telle que la conçoit Lamartine, l’étude et le talent sont des instruments
incomplets ; il faut deux choses, qui ne relèvent pas de notre volonté : le génie qui nous
vient de Dieu, le loisir qui nous vient du hasard de la naissance, car le génie aux prises
avec la pauvreté se trouverait bientôt étouffé ou du moins paralysé. Comment interroger
son âme à toute heure, quand le travail de chaque jour doit assurer la vie du lendemain ?
Le génie et le loisir, une intelligence vive et féconde et la faculté d’attendre
librement, sans inquiétude, sans souci l’éclosion de sa pensée, tels sont les deux
éléments dont se compose la poésie lyrique de Lamartine. Avec ces deux éléments,
construisez, si vous l’osez, un système, une doctrine, et tâchez de l’enseigner : tous vos
efforts
viendront échouer contre la nature même des choses. Les
Méditations et les Harmonies, très dignes d’étude
assurément, légitime sujet d’admiration et de sympathie pour tous ceux qui sont doués du
sentiment poétique, ne pourront jamais servir à fonder une école. Ces deux recueils, sans
précédents dans notre histoire littéraire, n’auront pas de frères puînés. Le poète qui les
a conçus, fourvoyé maintenant au milieu de travaux qu’il n’aurait jamais dû aborder, n’a
livré son secret à personne, et les esprits les plus ingénieux seront toujours inhabiles à
le deviner.
Est-ce à dire que Lamartine n’ait pas exercé sur notre génération une action profonde ?
Telle n’est pas ma pensée. Il est permis de blâmer la nature même de cette action, plutôt
énervante que salutaire en mainte occasion ; mais il faut l’accepter comme réelle, comme
générale, surtout parmi les femmes : pour elles, les Méditations et les
Harmonies sont le dernier mot de la poésie. La partie éclairée de notre
génération s’est initiée par la lecture des Méditations et des
Harmonies à l’intelligence de Byron et de Goethe. Et qu’on ne s’étonne
pas du rapprochement de ces noms, qui expriment des pensées si diverses. Sous le désespoir
et parfois sous l’impiété de Byron, sous la pensée cosmopolite et païenne de Goethe, il
n’est pas difficile de retrouver la mélancolie qui respire dans chaque page des
Méditations et des Harmonies. Ce qui sépare Lamartine du
poète anglais et du poète allemand, c’est le sentiment religieux. Toutefois, malgré ses
pieuses effusions, malgré ses élans de tendresse vers la Divinité, qui rappellent parfois
les extases de sainte Thérèse, il est hors de doute qu’il nous a rendu plus facile
l’intelligence de Faust et de Manfred.
Béranger ne se prête guère à l’imitation plus facilement
que
Lamartine. Ici la forme est d’une précision, d’une pureté qui défie presque toujours le
reproche ; mais pour atteindre à cette précision, à cette pureté, il faut une persévérance
dont bien peu d’esprits sont capables. Pas une strophe qui porte les traces de
l’improvisation. L’auteur sait très bien ce qu’il veut dire et dit très bien ce qu’il
veut. C’est, par le travail, qu’il arrive à cette limpidité de style qui doit compter
parmi les causes les plus puissantes de sa popularité. Pour imiter Béranger, un esprit
doué aussi richement que lui devrait se résigner à toutes les études qui ont préparé son
triomphe. Or une telle épreuve n’est pas de nature à séduire. Plus d’un a tenté de marcher
sur les pas de Béranger sans avoir mesuré les difficultés de l’entreprise, et c’est à
peine si le public a gardé le souvenir de ces aventuriers, car ils s’étaient mis en voyage
sans connaître la route où ils s’engageaient. Pour se faire disciple de Béranger, la
première condition est une prévoyance presque absolue, qui embrasse d’un seul regard
toutes les pensées dont la pièce se composera. La seconde est une connaissance parfaite de
la langue. Et je n’entends pas parler seulement des lois grammaticales qui président à
l’arrangement des mots, mais bien aussi du sens des mots qui forment notre langue. Du
moment en effet que rien n’est livré au hasard dans la composition d’une pièce lyrique, du
moment qu’il s’agit d’enfermer le développement d’une pensée dans le cercle étroit d’une
quarantaine de vers, chaque mot porte coup, et, pour peu que l’expression ne soit pas
précise, pour peu qu’un mot soit détourné de son sens naturel, de son sens légitime,
l’esprit hésite et l’attention languit. Parmi les écrivains de notre temps, combien y en
a-t-il qui puissent défier un tel écueil ? Il serait trop facile de les compter. Et ceux
qui
savent d’avance ce qu’ils veulent dire, tout ce qu’ils
veulent dire, qui connaissent à fond tous les secrets de notre langue, n’ont aucune raison
pour choisir un maître, car l’expression de leur pensée personnelle suffit à leur
intelligence. Aussi je comprends sans peine que Béranger n’ait pas d’école. Pour l’imiter
avec succès, il faut se préparer par des épreuves trop laborieuses, et, ces épreuves une
fois accomplies, l’esprit se trouve en mesure de n’imiter personne. Il y a dans ce modèle,
dont nous attendrons longtemps la copie, une alliance si étroite entre l’expression et la
pensée, les paroles sont comptées d’une main si avare, qu’après avoir surpris le secret de
cette manière savante, tout bon esprit éprouvera le besoin de se frayer une route
personnelle. L’imitation ainsi conçue mène droit à l’originalité ; aussi ne saurions-nous
la recommander trop vivement comme une épreuve féconde.
Reste la troisième face de la poésie lyrique, représentée par Victor Hugo. Ici nous ne
trouvons ni la spontanéité imprévoyante de Lamartine, ni la prévoyance laborieuse de
Béranger. Le talent lyrique de Victor Hugo, envisagé dans son ensemble, ne relève ni de la
méditation, ni de l’émotion, mais de la pure fantaisie, et encore la fantaisie des
Orientales ne s’applique volontiers qu’au monde des sons et des
couleurs ; les idées et les sentiments ne viennent qu’en seconde ligne. Or, pour
l’application de la fantaisie au monde des sons et des couleurs, il y a des procédés
connus, très nettement définis, et ces procédés, Victor Hugo les a mis en usage avec une
habileté que je proclame volontiers. L’auteur des Orientales devait trouver
de nombreux imitateurs, et il compte, en effet, des disciples nombreux. La poésie lyrique,
dégagée ainsi de la pensée, dégagée de l’émotion, a donné naissance à bien des volumes
applaudis pendant quelques semaines et aujourd’hui très justement
oubliés. Il y a dans les strophes des Orientales quelque chose de matériel
qui frappe tous les yeux ; pour s’emparer du procédé choisi par le poète, il ne faut pas
une attention bien laborieuse. La couleur et le son considérés comme loi suprême, ou
plutôt comme la substance même de la poésie, sont de nature à tenter tous ceux pour qui
l’émotion et la réflexion sont une fatigue, une douleur. L’imitation du procédé peut aller
jusqu’au fac simile. Nous avons vu, et nous verrons sans doute encore,
de nombreuses contrefaçons des Orientales. Or la poésie lyrique ne
retrouvera toute sa splendeur et toute son autorité, que le jour où le public comprendra
tout le néant de ces contrefaçons.
Le tableau peut sembler sévère, mais je le crois vrai. Le roman, le théâtre et la poésie
lyrique sont très loin, on le voit, d’avoir tenu toutes leurs promesses. Je n’ai pas
besoin d’ajouter que les formules par lesquelles j’ai tenté d’exprimer l’état présent de
notre littérature s’appliquent à l’ensemble des inventeurs, et ne comprennent pas les
exceptions. Chacun nommera sans peine les hommes distingués qui n’ont pas cédé à
l’entraînement industriel. Je n’ai voulu parler que de la physionomie générale de notre
littérature, comptant sur l’intelligence du lecteur pour compléter ma pensée. Ce qui me
semble important maintenant, c’est de marquer le rôle de la critique en présence des
plaies que j’ai signalées.
La critique a-t-elle fait son devoir ? Je ne le crois pas. Je sais très bien qu’il ne lui
est pas donné de susciter des poètes, je sais très bien que l’argumentation la plus
précise ne hâtera pas d’un jour la création d’un roman, d’une comédie ou d’une ode ; mais
la critique pouvait du moins
éclairer le goût public et agir
indirectement sur la masse des inventeurs. Elle le pouvait, et ne l’a pas voulu. Je parle,
bien entendu, de la critique prise dans son ensemble. Soit indifférence, soit faiblesse,
elle a trop souvent négligé d’aller au fond des questions, et, pour prix de sa paresse,
elle a recueilli le discrédit. Je ne veux pas exagérer la grandeur de son rôle ; je
l’accepte dans sa réalité, et je le trouve encore assez beau. Il ne lui est pas défendu de
prévoir et d’appuyer ses conseils sur ses prévisions ; mais ce n’est pas vers ce but que
doit se porter son activité. Sans prétendre à l’initiative, ce qui pourrait lui attirer le
reproche de présomption, il lui reste assez à faire. Pourvu qu’elle n’abuse pas du passé
et ne l’oppose pas éternellement au présent, elle peut compter sur l’attention de tous les
hommes nourris dans l’étude ou doués de bon sens. Elle ne doit pas s’inquiéter du dédain
que les inventeurs professent pour elle en mainte occasion ; il est si doux de donner à
ses juges le nom de Zoïle pour se mettre soi-même à côté d’Homère ! Le dédain des poètes
pour la critique n’est qu’une manière ingénieuse d’allumer l’encens dont ils veulent
respirer le parfum. Malheureusement, parmi ceux qui analysent et apprécient les œuvres
d’imagination, il y en a bien peu qui prennent leur tâche au sérieux. Si, depuis vingt
ans, la poésie est trop souvent confondue avec l’industrie, la critique a plus d’une fois
commis la même faute, elle a pris la discussion pour une marchandise, et s’est appliquée à
mériter le dédain des inventeurs. Je n’ai pas à m’occuper de cette classe de juges : ils
ont pour eux-mêmes trop peu de respect pour que je perde mon temps à discuter leur mérite.
Les inventeurs qui achètent leurs suffrages se riraient de moi, si je prenais la peine de
caractériser de tels panégyristes. Je me
contente de mentionner
pour mémoire la critique industrielle.
Une partie du public encourage de ses applaudissements la critique spirituelle ; elle
veut avant tout qu’on l’amuse, et ne tient compte ni de la vérité philosophique, ni de la
vérité historique. Or, si je ne crois pas qu’il soit défendu à la critique de se montrer
spirituelle, je crois, en même temps, que la critique purement spirituelle est
parfaitement inutile. Il est permis sans doute d’appeler parfois l’ironie à son aide, pour
donner aux meilleurs arguments plus de force et de vivacité. Après avoir parlé à la
raison, il n’est pas hors de propos de s’adresser à l’imagination et de la frapper par des
comparaisons inattendues, de l’égayer même en lui montrant le côté ridicule d’une scène ou
d’une doctrine ; mais l’esprit proprement dit ne doit jamais jouer dans la discussion
qu’un rôle secondaire. Il s’agit avant tout de convaincre, et l’esprit ne suffit pas pour
porter la conviction dans l’intelligence du lecteur. La critique spirituelle, qui, sous le
rapport moral, ne mérite pas le dédain des inventeurs, envisagée littérairement, ne mérite
pas un instant d’attention. Elle n’enseigne rien, ou si d’aventure elle enseigne quelque
chose, c’est la frivolité. La littérature, pour bien des gens, n’est qu’un pur
délassement ; il n’entre pas dans leur esprit qu’elle puisse devenir un sujet d’étude : à
qui devons-nous cette opinion aujourd’hui trop accréditée, si ce n’est à la critique
spirituelle ? Faut-il s’étonner que le public ne prenne plus la littérature au sérieux,
quand il voit des écrivains habiles traiter le maniement de la parole comme un
divertissement, et rien de plus ? Si quelque chose m’étonne, c’est qu’on puisse compter
encore un si grand nombre
d’intelligences pour qui les œuvres
d’imagination ont autant d’intérêt que les œuvres d’histoire ou de philosophie.
Je ne parle pas de la critique complaisante, dont personne ne s’occupe, qui n’a guère
plus d’importance que la formule de politesse placée au bas d’une lettre, qui réussit bien
rarement à servir ceux qu’elle essaie de louer. J’arrive à la critique sincère, la seule
qui mérite d’être écoutée, et j’ajouterai la seule qui sache se faire écouter. Le nombre
des écrivains qui se vouent à la critique sincère est aujourd’hui singulièrement
restreint. Ceux mêmes qui, par tempérament, par un instinct de loyauté, seraient disposés
à dire toute leur pensée, se résignent trop souvent et trop facilement à battre en
retraite devant les clameurs des parties intéressées. L’accusation banale de méchanceté,
que la plupart des poètes lancent contre eux, ébranle trop souvent leur courage. Franchise
et méchanceté sont synonymes dans la pensée des poètes et de leurs amis. Parfois
l’accusation d’ignorance vient se joindre à l’accusation de méchanceté ; mais en général
cette seconde accusation n’est pas prodiguée : les parties intéressées en usent avec
prudence, car il peut arriver que l’argument soit retourné contre elles d’une manière
victorieuse, et les rieurs ne seraient pas de leur côté. Il faut donc se résigner à passer
pour méchant, si l’on veut se montrer sincère en toute occasion. Il demeure bien entendu
que cette terrible épithète de méchant n’a de valeur qu’aux yeux des badauds, car les
hommes sensés, dont la race, Dieu merci, n’est pas encore éteinte, ne prendront jamais
pour un signe de méchanceté l’expression franche d’une pensée qui appelle à son aide
l’histoire et la philosophie, et qui révèle au moins le goût de l’étude. La critique
sincère compte parmi ses patrons l’ami de Philinte, et certes un homme doué de
quelque bon sens ne songera jamais à ranger Alceste parmi les méchants.
C’est un maladroit, à la bonne heure, qui ne fera jamais son chemin, je le veux bien ;
mais que voulez-vous ? Il y a des esprits d’une trempe malheureuse qui aiment mieux rester
fidèles à la vérité, et n’arriver à rien que d’arriver en sacrifiant la vérité.
Plaignez-les, si tel est votre caprice ; accablez-les de votre compassion, mais trouvez
bon pourtant qu’ils persévèrent, et se consolent de leur néant par le témoignage de leur
conscience. Ils recueillent d’ailleurs d’amples dédommagements ; l’approbation de quelques
hommes pour qui la parole n’est pas un instrument de déception, qui respectent la
franchise à l’égal du talent, n’est pas à dédaigner, et cette preuve de sympathie ne peut
s’adresser qu’à la critique sincère. Il me semble donc que, pour dire toute sa pensée,
rien que sa pensée, il ne faut pas tant de courage. Ceux qui trafiquent du mensonge se
donnent pour habiles, ceux qui déguisent leur pensée par faiblesse se disent bien élevés :
qu’il soit permis à ceux qui parlent avec franchise de se dire seuls dignes d’être
écoutés. L’espérance de voir une telle prétention ratifiée par les hommes sensés rend la
tâche de la critique sincère beaucoup plus facile qu’on ne croit : il n’y a pas d’héroïsme
à ne pas mentir.
Mais à quoi servira la critique sincère ? Question niaise, et qu’il faut pourtant
discuter. Si les poètes confondent volontairement la franchise avec la méchanceté, si la
foule ignorante les croit sur parole, à quoi bon prêcher la vérité ? Il y a deux manières
de répondre : le raisonnement et les faits. Si les poètes récusent la critique sincère,
ils ne peuvent empêcher l’opinion de se modifier, de se transformer sous l’action
permanente de la discussion, et, quand la sympathie publique les abandonne, bon gré mal
gré il
faut bien qu’à leur tour ils se transforment, sous peine
de voir la solitude s’agrandir autour d’eux. Voilà ce que dit le raisonnement, ce que le
plus simple bon sens suffit d’ailleurs pour comprendre ; car les poètes, malgré la joie
qu’ils trouvent à s’écouter, n’inventent pas cependant pour le seul plaisir d’inventer :
ils ont besoin d’être applaudis, d’entendre leur nom répété chaque jour par des amis
inconnus. Or, pour obtenir les applaudissements, il faut tenir compte de l’opinion, et, si
la critique sincère pétrit l’opinion comme une cire obéissante, les inventeurs auront beau
faire, ils subiront l’ascendant de cette critique tant dédaignée. Si cette argumentation
laissait debout l’ombre d’un doute dans l’esprit du lecteur, je me contenterais de
rappeler ce qui s’est accompli depuis vingt ans dans le domaine littéraire. Les idées
aujourd’hui généralement acceptées, les jugements qui sont devenus des lieux communs, ont
d’abord passé pour des paradoxes ; mais la critique a tenu bon et n’a pas reculé d’une
semelle. Qu’est-il arrivé ? À force d’entendre chaque jour répéter les mêmes réprimandes,
démontrer les mêmes principes, la foule a fini par croire à la justice de ces réprimandes,
à la vérité de ces principes, et la critique peut à bon droit s’applaudir de sa
persévérance. Ce que j’ai dit du roman, du théâtre et de la poésie lyrique, est
aujourd’hui si évident, si généralement accepté, qu’il semble inutile de le dire ; ce
n’est à proprement parler qu’une récapitulation. Il y a vingt ans que la démonstration est
entamée, vingt ans que les arguments se multiplient et se produisent sous des formes
variées, tantôt graves comme un théorème d’Euclide, tantôt armées de l’ironie comme une
philippique. Aujourd’hui la bataille est gagnée ; la foule est édifiée sur la valeur des
idoles qui se donnaient pour la vérité, pour la
beauté suprême.
La bataille est gagnée par les arguments mis en ligne depuis vingt ans, mais la bataille
recommence, car la foule se plaît dans l’adoration des idoles. Ainsi la tâche de la
critique sincère ne s’épuise jamais. Espérons que des soldats plus nombreux viendront
bientôt se rallier sous son drapeau.
Si notre espérance était déçue, ce serait pour les écrivains qui pratiquent la franchise
une raison de redoubler leurs efforts. L’histoire de ces vingt dernières années est un
encouragement qu’ils ne méconnaîtront pas. Produire, sous le feu croisé des malédictions
et des calomnies, les idées qui deviennent plus tard la monnaie courante de la
conversation, n’est pas un travail ingrat. Si la lutte est vive, la récompense n’est pas
indigne de la lutte.
Cependant la mission de la critique ne finit pas là : il ne suffit pas de combattre les
fausses doctrines et les œuvres boiteuses qu’elles ont inspirées, il faut encourager les
talents naissants, qui puisent à la source féconde de la nature et de la vérité. C’est la
seule manière de répondre aux reproches que la foule répète à l’envi. Elle accuse la
critique de couper les ailes du génie. Plaisante accusation, vraiment ! Si le poète qui se
croit doué de génie possède vraiment le don qu’il s’attribue, il peut délier toutes les
attaques, et se rire de toutes les censures ; les ailes mutilées repoussent d’elles-mêmes.
À quoi bon insister sur une pareille niaiserie ? Le talent sincère, le talent vigoureux
résiste à la discussion ; les talents factices, les talents exagérés par les coteries sont
les seuls qui succombent, et qui oserait s’en plaindre ? Oui, sans doute la critique a
reçu du bon sens une double mission : réfuter, combattre à outrance les doctrines
mensongères ; encourager de ses vœux, de ses applaudissements, tous les jeunes esprits qui
entrent dans la carrière animés de sentiments généreux, avec
la ferme résolution de demander au travail, à la méditation, les éléments d’une solide
renommée. Telle a toujours été ma conviction, et depuis vingt ans je crois que la critique
sincère a fidèlement accompli cette double mission. Les clameurs qu’elle a soulevées ne
changent rien à la nature des choses : j’ai la ferme conscience qu’elle a encouragé,
exalté bien des talents que la foule dédaignait. Elle a combattu avec ardeur, elle a
démonétisé avec persévérance de prétendus inventeurs dont la valeur lui semblait exagérée
par l’ignorance, et voilà pourquoi tant de gens se plaisent à la traiter d’iconoclaste. Je
ne perdrai pas le temps à la justifier, car le bon sens public a depuis longtemps fait
justice de ces ridicules accusations ; mais je crois utile de définir nettement ce que
j’entends par encouragement.
Tout esprit qui essaie de se frayer une voie nouvelle, qui relève de lui-même, et de
lui-même seulement, qui ne jure sur la parole d’aucun maître, mérite que la discussion
vienne à son secours et donne à la foule le signal des applaudissements ; mais il faut
pourtant que la critique sache contenir sa bienveillance dans de justes limites. Depuis
trente ans, on a trop souvent abusé d’une parole prononcée par Châteaubriand, et dont
peut-être il n’avait pas lui-même mesuré toute la portée. L’illustre auteur de
René avait dit : Il est temps de substituer la critique des
beautés à la critique des défauts.
Il y a sans doute une part de vérité dans
cette affirmation. Cependant il s’en faut de beaucoup qu’elle puisse être acceptée comme
un guide sûr et fidèle. Quoi que puissent dire les apôtres de la bienveillance
universelle, la critique des beautés n’est pas la seule féconde, la critique des défauts
n’est pas la seule stérile. Si je voulais renverser la proposition, les exemples, Dieu
merci, ne me manqueraient pas. Ce que je tiens à établir, c’est
que l’encouragement ne signifie rien sans le conseil. Battre des mains, prodiguer
l’hyperbole, jeter la louange à pleines mains est chose trop facile ; l’esprit le plus
frivole peut sans peine s’acquitter d’une telle tâche. L’encouragement, sous cette forme,
ne signifie pas plus que le bonjour d’un homme bien élevé. Pour que
l’encouragement profite vraiment à celui qui le reçoit, pour qu’il honore celui qui le
donne, il faut, de toute nécessité, qu’il soit expliqué, justifié, et consacré par le
conseil. Il ne suffit pas de dire au poète nouveau : Vos premiers pas dans la carrière
sont des pas glorieux, vos premiers efforts sont des preuves de puissance. Si l’on ne veut
pas le traiter comme un enfant, il n’est pas permis de taire les motifs de son admiration.
Or, en déduisant les motifs de contentement intellectuel, comment se défendre de comparer
la route parcourue à la route qui s’ouvre devant le poète nouveau ? La critique se trouve
entraînée par une pente irrésistible, et ne peut tenir le conseil en réserve, lorsqu’elle
a prononcé d’une voix sincère les formules de la louange.
Oui, le conseil, telle est, selon moi, la consécration légitime de toute louange. Les
génies prédestinés qui méritent la louange absolue, la louange sans restriction, sans
remontrances pour le passé, sans avertissement pour l’avenir, forment une famille trop peu
nombreuse pour que la critique leur demande une règle de conduite. Depuis Homère jusqu’à
Milton, depuis Dante jusqu’à Shakespeare, depuis Rousseau jusqu’à Byron, il est trop
facile de compter ces génies prédestinés, et d’ailleurs ces hommes privilégiés se passent
volontiers d’encouragements aussi bien que de conseils ; ils dominent de trop haut leur
temps et leur pays pour avoir besoin d’applaudissements ou de
sanction. Ils marchent fièrement et sûrement dans la voie qu’ils ont ouverte, et la
postérité se charge de les venger, si leurs contemporains ont été pour eux aveugles ou
injustes. Je n’entends parler ici que des esprits moyens qui relèvent directement de la
discussion, qui ont besoin d’être présentés au public, d’être expliqués par une voix
bienveillante. Eh bien ! je n’hésite pas à l’affirmer, la bienveillance la plus complète,
la sympathie la plus loyale sera toujours impuissante, si elle ne joint pas le conseil à
la louange. La louange, sans le conseil, est et sera toujours une louange stérile.
J’entends d’ici les poètes me crier que les poètes seuls sont capables de juger les
poètes. Je ne prendrai pas la peine de leur rappeler ce que disait un des esprits les plus
fins de l’antiquité : « Nous ne sommes pas tous capables d’accomplir toutes les
tâches. »
Cette citation serait superflue, car des faits nombreux, des faits qui
datent d’hier et que personne n’a eu le temps d’oublier, prouvent surabondamment que l’ami
des Pisons n’avait pas parlé à la légère, et ce serait puérilité de notre part d’appuyer
sur ce point. S’il est vrai que les esprits habitués à la discussion sont souvent
inhabiles à inventer, il n’est pas moins vrai que les esprits habitués à l’invention sont
souvent inhabiles à discuter. Ainsi tout juge impartial se voit forcé de renvoyer les
parties dos à dos. Les poètes d’ailleurs se méprennent étrangement en insistant pour
n’être jugés que par leurs pairs, car c’est le nom qu’ils donnent à leurs confrères. Quant
à ceux qui n’ont jamais aligné de rimes, ils les considèrent comme des hommes d’une race
inférieure. Les poètes, mieux éclairés sur leurs vrais intérêts, comprendraient la
nécessité d’avoir, entre eux et la foule, des interprètes familiarisés tour à tour avec
l’invention par la lecture, avec la discussion par l’analyse de la pensée. Ce que
la foule ne devine pas, ces interprètes se chargent de
l’expliquer ; ce qu’elle méconnaît, ils s’efforcent de le mettre en lumière ; ce qu’elle
nie, ils ne craignent pas de l’affirmer, et ce n’est pas là, quoi qu’on dise, un médiocre
service. Jamais, ou presque jamais, les poètes ne seront capables d’accomplir une pareille
tâche.
Je reviens à mon affirmation. Louer sans conseiller n’est, pour les inventeurs, qu’une
forme stérile de la bienveillance. Mais sur quoi s’appuiera le conseil ? où prendra-t-il
son autorité ? où prendra-t-il sa puissance ? La réponse n’est pas difficile. La critique,
pour être écoutée lorsqu’elle conseille, doit chercher dans le passé, dans le présent
même, des exemples, des arguments. Or, tout homme qui se voue à la discussion, qui veut la
pratiquer loyalement, se prépare à cette tâche délicate par l’étude comparée de plusieurs
littératures. Des Alpes aux Pyrénées, du Rhin à la Manche, il a compté toutes les
évolutions du génie européen, et chacun conviendra qu’il y a dans cette laborieuse étude
une source féconde de réflexions. Il n’ignore pas, il n’a pas le droit d’ignorer les
monuments de l’art antique. Appuyé sur de telles autorités, il ne redoute pas le reproche
de partialité. Portant sa vue tour à tour sur les siècles de Périclès et d’Auguste, de
Léon X, d’Élisabeth et de Louis XIV, il peut défier hardiment tous ceux qui l’accuseraient
de cécité ou de myopie. Le conseil, dans sa bouche, ne ressemble jamais à la rancune des
vieillards qui se vengent de leur faiblesse en raillant l’énergie. Il parle d’une voix
grave et convaincue. Bacon disait : « Un peu de philosophie éloigne de la
religion ; une philosophie profonde ramène à la religion. »
Nous pourrions
dire : Une science incomplète éloigne de l’indulgence ; une science plus étendue ramène à
l’indulgence. À défaut d’autre autorité, je
puis du moins
invoquer l’autorité de l’étude, et c’est en m’appuyant sur cette autorité que je vais
essayer de caractériser la nouvelle génération littéraire qui grandit sous nos yeux.
Je ne veux pas appliquer à la génération nouvelle la même rigueur qu’à la génération déjà
mûre, et dont les doctrines peuvent être dès à présent pleinement appréciées. Il y a,
parmi les talents qui se sont produits depuis dix ans, des intentions excellentes ; mais
ce qui manque à ces talents, dont plusieurs d’ailleurs sont très vrais et très fins, c’est
la ferme résolution de vivre par eux-mêmes et de ne relever de personne. L’école de la
restauration a dit aujourd’hui son dernier mot ; elle a fait tout ce qu’elle pouvait
faire, et nos espérances ne sauraient s’élever au-dessus de nos souvenirs. La génération
nouvelle en est encore aux tâtonnements ; il n’est donc pas permis de prononcer sur elle
un jugement définitif. Toutefois je regrette qu’elle n’apporte pas, dans ses tentatives,
plus de franchise et d’indépendance. Je ne voudrais pas condamner le présent au nom du
passé ; c’est un rôle que j’espère ne jamais jouer : cependant il m’est impossible de ne
pas reconnaître, dans les essais qui se multiplient depuis dix ans, un ensemble de
doctrines tout à la fois moins ardentes et moins élevées que les doctrines de la
restauration, et même, à parler franchement, les tentatives de la génération nouvelle ne
relèvent d’aucune doctrine. Il y a dans les intentions, dans les œuvres qui se produisent
chaque jour, un éparpillement, une diversité qui échappent à toute classification. Cette
absence de système n’est pourtant pas un mauvais symptôme aux yeux de tous les hommes
éclairés ; c’est tout simplement le signal d’une ère nouvelle qui n’a pas encore trouvé sa
voie. L’imitation n’a pas perdu tous
ses droits. Ainsi
M. Octave Feuillet rappelle trop souvent M. Alfred de Musset, et pourtant il y a dans le
talent de M. Octave Feuillet des parties vraiment originales. Mais les récits de M. Gérard
de Nerval ne sont calqués sur aucun précédent. Les scènes de la vie orientale qu’il nous a
retracées sont empreintes d’un caractère individuel. S’il est permis aux esprits studieux
d’y retrouver le souvenir lointain de Swift et de Sterne, cette parenté n’est pas de telle
nature qu’elle puisse affaiblir le mérite personnel de M. Gérard. M. Henri Murger, dans le
Pays Latin, dans la Vie de Bohême, a fait preuve d’une
grande finesse d’observation. Je regrette seulement qu’il ait, plus d’une fois, confondu
les données de l’abbé Prévost avec les données de Restif de La Bretonnew. M. Murger n’a pas
toujours observé nettement l’intervalle qui sépare Manon Lescaut du
Paysan perverti. Quant au style du Pays Latin et de la
Vie de Bohême, il n’a pas toute la limpidité qu’on pourrait souhaiter.
L’analogie des images n’est pas toujours respectée. C’est un style qui n’est ni homogène,
ni arrivé à maturité, et pourtant M. Henri Murger occupe, dès à présent, dans les rangs de
la génération nouvelle, une place honorable qu’il gardera sans doute. Je l’attends à son
œuvre prochaine pour juger définitivement la portée de son talent. Ai-je besoin de
rappeler tout ce qu’il y a d’élégant dans les romans de M. Jules Sandeau, Marianna,
Mademoiselle de La Seiglière et d’autres œuvres présentes à toutes les
mémoires ? Le public s’est chargé de les apprécier, sans que la critique ait eu à
intervenir. Dans la partie lyrique, M. Autran a montré une connaissance consommée de la
partie musicale de son art. Malheureusement les strophes les plus heureuses n’ont pas un
caractère personnel. C’est trop souvent un écho de Lamartine.
Dans la littérature dramatique, j’ai regret de le dire, aux
doctrines mensongères de la restauration on n’a pas substitué une doctrine plus sincère et
plus féconde. Les comédies, les tragédies et les drames que nous avons vus depuis dix ans,
spirituels ou pathétiques dans plusieurs détails, ne peuvent soulever une discussion
sérieuse. Dans la comédie, Molière est oublié ; Beaumarchais n’est pas même effleuré ;
Picard seul peut être invoqué comme le parrain des hommes nouveaux, car l’étude et
l’analyse des caractères sont négligées pour l’étude des mœurs, c’est-à-dire que la partie
éternelle de l’art demeure complètement subordonnée à la partie locale et passagère.
Insister sur ce point serait tout à fait hors de propos. Dans la tragédie, les plus
habiles ne s’élèvent pas au-dessus de Casimir Delavigne ; dans le drame, les causes
célèbres tiennent trop souvent la place de l’histoire. Et d’ailleurs, s’il faut dire toute
ma pensée, la poésie dramatique, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, s’est placée en
dehors de la littérature. Sur dix œuvres destinées au théâtre, il y en a neuf au moins qui
relèvent de l’industrie ; à peine s’en trouve-t-il une que l’art puisse revendiquer. Et en
parlant ainsi, j’ai la ferme confiance de n’être pas démenti par les hommes compétents.
Tous ceux qui ont étudié le théâtre depuis dix ans savent à quoi s’en tenir sur cette
question.
Est-ce à dire que la génération nouvelle soit condamnée à la médiocrité ? Telle n’est pas
ma pensée. Si je suis sévère pour les œuvres qu’elle a produites, si je ne crains pas
d’exprimer mon opinion avec une entière franchise, c’est que je la crois digne d’entendre
la vérité. Si le roman, le théâtre et la poésie lyrique ne sont pas aujourd’hui ce qu’ils
devraient être, ce que nous avions le droit d’espérer après trois siècles d’une vie
littéraire active et
féconde, ce n’est pas une raison
suffisante pour lancer à la face de la génération nouvelle l’anathème familier aux
vieillards ignorants ou impuissants. La génération nouvelle a fait ses preuves de bon
vouloir et d’intelligence ; il n’est pas étonnant qu’elle tâtonne encore. Les méprises
éclatantes de l’école qui avait promis de ressusciter Shakespeare expliquent,
surabondamment, son hésitation et sa défiance. Les jugements que nous pouvons prononcer
sur elle ne sont que des jugements provisoires.
D’ailleurs, sans remonter bien loin dans le passé et en ne consultant même que les années
comprises entre l’avènement et la chute de la restauration, la génération nouvelle a de
quoi s’inspirer. Le Théâtre de Clara Gazul et la Chronique de
Charles IX nous montrent la réalité sous sa forme la plus saisissante. Il serait
difficile de rêver pour la passion une expression plus vive et plus éloquente.
Éloa et Cinq-Mars, dans un ordre d’idées bien différent,
n’offrent pas une leçon moins féconde. Alfred de Musset, Brizeux et Barbier ne sont pas
non plus des modèles à dédaigner. Namouna, Marie et la Curée
ne seront jamais étudiées sans fruit. Pour les récits de courte haleine,
Frédéric et Bernerette peuvent être cités comme une perle.
Quant aux Bretons et au Pianto, je n’ai pas besoin de les
recommander, car chacun sait ce qu’ils valent. Il y a dans les Bretons des
parties homériques ; il me suffit de citer le chant des lutteurs, et dans le
Pianto des parties virgiliennes : le dialogue du Pêcheur et de Salvator.
Avec de tels modèles la génération nouvelle ne peut manquer de trouver sa voie. Un talent
ingénieux qui s’est malheureusement égaré, qui renie depuis quatre ans tout ce qu’il avait
affirmé, qui affirme tout ce qu’il avait nié, l’auteur de Joseph Delorme,
des Consolations et de Volupté, l’historien
érudit, mais incomplet de Port-Royal, M. Sainte-Beuve,
mérite une mention à part. Par la délicatesse de ses analyses, par la finesse de ses
aperçus, par la peinture poétique de la vie familière, il a conquis un rang élevé que
personne ne songe à lui disputer, et la génération nouvelle ne consultera pas en vain ses
ouvrages. Si la lecture de Volupté offre plus d’un danger, si elle rappelle
trop souvent les pages énervantes d’Oberman
x, si Joseph
Delorme n’est pas toujours exempt de puérilité, si les Pensées
d’Août demeurent parfois impénétrables aux yeux les plus clairvoyants, en
revanche les Consolations se recommandent par une élévation constante, et
les premiers portraits littéraires tracés par la plume savante de l’auteur
sont des modèles de franchise et de vérité. Il y a dans ces portraits telle page qui
rappelle, tour à tour, la grâce de Greuze et la fidélité de La Toury. C’en est assez pour marquer la place
de M. Sainte-Beuve parmi les esprits les plus ingénieux, parmi les voix les plus disertes,
parmi les imaginations les plus heureuses de notre temps. Ses œuvres, si nombreuses et si
variées, offrent à la génération nouvelle une double leçon. Tant qu’il s’est tenu dans le
domaine des vérités générales, il a trouvé pour rendre ses pensées des paroles abondantes
et fidèles ; dès qu’il a déserté le champ des vérités générales pour entrer dans le champ
des vérités individuelles, anecdotiques, l’expression lui a manqué. Limpide et lumineux
dans les Consolations, il est devenu obscur, énigmatique dans les
Pensées d’Août. N’y a-t-il pas dans les applaudissements qu’il a
recueillis, dans l’indifférence qu’il a subie, un enseignement significatif, un
avertissement salutaire pour la génération nouvelle ?
Quel sera l’avenir prochain de notre littérature ? À quelles sources faut-il lui
conseiller, sinon de se régénérer, du
moins de se renouveler ?
Question délicate, et que personne ne peut se flatter de résoudre d’une façon positive. Il
est permis cependant de présenter à cet égard des conjectures très probables. Le bon sens
indique en effet trois sources diverses dont chacune est pourvue d’une valeur spéciale :
l’Antiquité, l’Europe moderne, et la France elle-même. Il serait loisible d’ajouter
l’Orient, mais l’Orient est encore trop peu connu pour qu’il soit nécessaire d’en tenir
compte dans les discussions purement littéraires. L’Orient jusqu’à présent n’est pas sorti
du domaine de l’érudition pure. L’Inde et la Perse ne sont encore que des objets de pure
curiosité pour les hommes qui se livrent à la culture de l’imagination. Il s’écoulera
peut-être un demi-siècle, avant que les poètes de notre pays rangent l’Inde et la Perse
parmi leurs études habituelles. Ainsi la première source dont nous ayons à discuter
l’utilité n’est autre que l’antiquité classique. Or, je ne crains pas de l’affirmer, cette
source, quelque salutaire, quelque féconde qu’elle soit, ne suffirait pas à renouveler
notre littérature. La Grèce est assurément une mère généreuse, une conseillère pleine de
sagesse et d’autorité que les meilleurs esprits ne consulteront jamais sans fruit.
Pourtant ce serait folie de demander à la Grèce le renouvellement de l’imagination
française. Les plus beaux ouvrages enfantés sous le ciel d’Athènes contrarient, sur trop
de points, nos idées religieuses et morales pour qu’il soit prudent de vouloir les imiter.
Vainement invoquerait-on l’exemple glorieux d’André Chénier : il ne faut pas oublier que
le chantre de la Jeune Captive, en se nourrissant du lait de la poésie
grecque, ne portait pas son ambition au-delà du style. Ramenée à ces termes, l’étude de
l’antiquité mérite en effet les plus vives sympathies. Depuis la simplicité homérique
jusqu’à
la grâce alexandrine de Théocrite, depuis l’énergie
virile d’Eschyle jusqu’au génie un peu efféminé d’Euripide, depuis les strophes
impérieuses de Pindare jusqu’aux pensées délicates de Bion et de Moschus, la Grèce est
pleine d’enseignements ; mais, pour tirer parti des leçons qu’elle nous offre, il faut
surtout porter son attention sur la sobriété du style. Nulle part mieux qu’à l’école
d’Athènes, nous ne pouvons apprendre l’art d’enfermer en peu de mots des pensées
abondantes. Rome ne vient qu’en seconde ligne, car elle confond trop souvent la concision
avec la précision. Athènes est et demeure la maîtresse souveraine, dans toutes les
questions qui se rattachent à l’expression de la pensée ; Rome, souvent plus mâle dans la
conception, n’a jamais rencontré dans le maniement de la parole la même grâce, la même
spontanéité, la même harmonie. Le style d’Athènes est un chant mélodieux ; le style de
Rome, plus viril, j’en conviens, est loin d’avoir le même charme. Toutefois, je crois
fermement que la littérature française, en se modelant sur la littérature grecque, se
condamnerait à la stérilité. En dehors des questions de style, la Grèce ne peut nous
donner que des conseils, car, en reprenant les sentiments et les pensées qu’elle a si
éloquemment exprimés, nous n’avons devant nous qu’une seule route ouverte, la route de la
servilité.
L’Europe moderne, alliée à la France par la religion, par la philosophie, par le
développement politique, n’est pourtant pas sans danger dans l’ordre littéraire, dès qu’on
veut chercher en elle un sujet d’imitation. Je m’explique. Leibnizz a pu rêver la création d’une langue
universelle, et son rêve n’avait rien d’insensé, puisque l’illustre auteur de la
Théodicée ne songeait qu’aux intérêts de la philosophie ; mais, dans
l’ordre poétique, ce rêve, s’il venait à se
réaliser, ne
porterait aucun profit à l’imagination. La vérité proclamée pour la première fois par
l’illustre médecin de Cos, reprise par Montesquieu et plus tard par Herder, n’a pas encore
perdu aujourd’hui une parcelle de sa valeur : les langues et les races dépendent de la
configuration des lieux. Vouloir ramener la poésie de tous les peuples à l’unité ne va pas
à moins qu’à tenter l’impossible. Il ne faut jamais oublier que chaque peuple a son génie
et ne peut s’en dépouiller. La fierté castillane, la mollesse italienne, la rêverie
allemande, la mélancolie anglaise, ne sont pas de purs caprices, des accidents passagers,
et ce qui le prouve, c’est que nous pouvons compter sans peine les génies qui ont dérogé
au caractère de leur pays. Contre Dante, aussi mâle qu’Eschyle, nous avons Pétrarque,
l’Arioste et le Tasse. Byron ne pouvait naître en Allemagne. Goethe ne pouvait naître en
Angleterre ; sur les bords du Rhin ou de la Tamise, Cervantes n’eût pas été compris. Si
l’Europe moderne peut offrir à la France d’utiles enseignements, elle ne peut jamais
devenir pour elle un sujet d’imitation. Consultons-la, étudions-la, nourrissons-nous de sa
pensée, mais n’essayons pas de transplanter chez nous les procédés familiers à son
intelligence, car l’imitation la plus fidèle, la plus ingénieuse, n’aboutirait jamais qu’à
la stérilité, n’obtiendrait que l’indifférence. À cet égard, nous pouvons parler avec une
entière sécurité, nous n’avons pas à redouter le reproche de présomption. L’expérience a
été faite sous la restauration, et chacun sait les fruits qu’elle a portés. Pendant quinze
ans, la France s’est évertuée à imiter l’Europe moderne, et n’a réussi qu’à produire des
œuvres impersonnelles. Les hommes qui ont laissé de leur passage une trace durable et
glorieuse n’ont gravé leurs noms dans toutes les mémoires qu’en renonçant à
l’imitation. Quant à ceux qui se sont donnés pour les filleuls de
Shakespeare ou de Calderon, de Goethe ou d’Alighieri, les mémoires les plus complaisantes
n’ont pas retenu leurs noms. Cette leçon vaut la peine d’être méditée.
Pour se renouveler, pour se rajeunir, l’imagination française, tout en tenant compte de
l’antiquité classique et de l’Europe moderne, doit surtout consulter l’histoire même de la
France dans l’ordre littéraire. C’est là, si je ne m’abuse, qu’elle puisera les
enseignements les plus salutaires. Original chez les trouvères et les troubadours, libre
encore dans ses allures après la mort politique de la langue romane, rajeuni d’abord, puis
bientôt détourné de sa voie par la renaissance, qui l’aurait mené à l’impersonnalité si
elle n’eût été contrariée dans son action, plus puissant et plus fécond au xviie
siècle dès qu’il interprète l’antiquité au lieu de la copier,
fidèle au passé, mais fidèle à sa vocation quand il transforme le génie d’Athènes, moins
pur sans doute, moins harmonieux dans ses œuvres, plus expansif, plus contagieux lorsqu’il
s’abandonne tout entier à ses inspirations, le génie français dit assez à la génération
nouvelle le chemin où elle doit s’engager. L’étude exclusive de l’antiquité classique la
glacerait et paralyserait ses mouvements ; l’étude de l’Europe moderne, tout en lui
suggérant des idées nombreuses et variées, tuerait en elle toute originalité. Il faut donc
absolument qu’elle rentre en elle-même et s’interroge, si elle veut devenir vraiment
forte. Le passé, conseil utile pour tous, ne peut séduire, comme sujet d’imitation, que
les intelligences boiteuses.
Si la génération nouvelle se décide à s’interroger, si elle renonce à décrier
l’antiquité, qu’elle connaît assez mal, à copier au hasard l’Europe moderne, qu’elle
accepte follement comme un symbole de protestation contre
l’antiquité, alors, mais alors seulement, elle entrera dans une voie féconde, et nous
verrons s’accomplir sous nos yeux de prodigieuses métamorphoses. Le roman s’occupera de
l’homme, de ses passions et de ses pensées, et négligera l’ameublement et le costume. Les
bahuts et les tentures disparaîtront devant l’analyse de la souffrance. La décoration une
fois simplifiée, les personnages s’agrandiront. Au théâtre, le changement sera peut-être
plus frappant encore, car de toutes les formes littéraires la forme dramatique est
aujourd’hui la plus malade. Nous verrons l’émotion prendre la place de la curiosité. Les
spectateurs n’auront plus devant eux des panoplies que le poète baptise des noms les plus
fameux ; les armures vides et sonores ne se promèneront plus sur la scène pour éblouir le
regard sans occuper la pensée, et ce jour-là le bout-rimé sera détrôné. Enfin la poésie
lyrique, la plus personnelle de toutes les formes littéraires, si l’on se reporte à son
origine, à sa mission, et qui cependant, depuis tant d’années, a réussi à devenir
impersonnelle, retrouvera sa vraie nature en renonçant à la description ; elle n’essaiera
plus de jouter avec l’école vénitienne, avec l’école flamande ; elle n’engagera plus une
lutte impuissante avec Rubens, avec Paul Véronèse, et se contentera d’exprimer des pensées
élevées, des sentiments généreux.
Et qu’on ne m’accuse pas de rêver des prodiges imaginaires, des métamorphoses qui ne se
réaliseront jamais : j’ai la ferme conviction que toutes ces prophéties pourront
s’accomplir. Ma conviction est d’autant plus profonde, que l’histoire entière me donne
raison, et que les trente dernières années, c’est-à-dire le passé d’hier, démontrent jour
par jour la vérité de ma pensée. Pourquoi la littérature impériale occupe-t-elle si peu de
place dans la mémoire des
hommes éclairés ? N’est-ce pas parce
qu’elle s’est entêtée à copier servilement l’antiquité classique ? On me répondra qu’elle
l’a parodiée, cela est vrai ; mais l’eût-elle comprise assez bien pour ne pas la
défigurer, elle n’eût pas échappé à l’oubli. Pourquoi tant d’essais applaudis avec fracas
sous la restauration ont-ils laissé si peu de traces ? N’est-ce pas parce qu’ils
relevaient de l’Europe moderne, au lieu de relever du génie national ? La question n’est
pas difficile à résoudre. Enfin, pourquoi Mérimée, Lamartine, Béranger, George Sand,
ont-ils conquis une popularité durable ? N’est-ce pas parce qu’ils ont exprimé, dans une
langue harmonieuse et limpide, des pensées personnelles qui ne relevaient ni de
l’antiquité ni de l’Europe moderne ?
L’étude peut féconder le génie, mais ne réussira jamais à le suppléer. Laissons à chacune
de nos facultés son rôle et sa mission. La génération nouvelle, moins puissante et moins
glorieuse à cette heure que la génération arrivée à maturité, qui se repose et déserte le
combat avant d’avoir usé ses forces, ne manquera pas de conquérir dans l’histoire une
place importante, si elle veut comprendre la vraie nature des devoirs imposés à
l’imagination aussi bien qu’à la volonté. Qu’elle étudie le monde intérieur, qu’elle sonde
la conscience, au lieu de compter les couleurs d’une toge ou d’un surcot, d’un tabard ou
d’une tunique ; qu’elle écoute les battements du cœur, au lieu de promener la main sur les
clous d’une armure, et l’avenir ne lui manquera pas.
Que si nous essayons d’exprimer par une formule philosophique le sens intime de toutes
les pensées, de tous les arguments qui viennent de se produire, cette formule ne sera pas
difficile à trouver ; il s’agit tout simplement d’opposer l’esprit à la matière. Le
matérialisme a corrompu notre littérature, le spiritualisme peut seul lui rendre son
éclat et sa jeunesse. À mesure que la poésie attribuait au monde
extérieur une plus grande importance, l’homme allait s’amoindrissant. Que la matière
redescende au rang qui lui appartient, que l’esprit remonte au rang qu’il n’aurait jamais
dû quitter, et l’art renouvelé retrouvera l’autorité qu’il a perdue. C’est mon vœu, c’est
mon espérance ; c’est le vœu, c’est l’espérance de tous les hommes sensés.
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