OCTAVIE. VENTIDIUS.Certes, voilà des sentiments très louables ! Dans une autre scène, Octavie vante le mérite d’un médecin et elle ajoute :Je leur dirai combien…OCTAVIE. Non
Ici la vraie scène, avec un peu de bonne volonté, pourrait se recomposer tout entière : — Un salon de la rue Ville-l’Évêque ; la Marquise et la Comtesse sont ensemble, au coin du feu la marquise a un chapeau de chez Barennes… etc., etc. (Suit une description minutieuse de la toilette de ces deux dames) : « la marquise. Ah ma chère, c’est une horreur qui l’eût jamais pu croire ? Ernest, mon mari… il me trahit pour une péronnelle que vous avez peut-être vue à la première représentation de Sophie Cruvelli, éblouissante de diamants… « la comtesse. Oh ! ma pauvre petite ! quelle indignité ! quel exemple pour ses enfants ! « la marquise. Je suis bien malheureuse, mais c’est égal ! je saurai souffrir… pas un reproche ! pas une plainte ! Je cacherai ma blessure à tous les yeux ; je ne veux pas que mes enfants apprennent de moi à moins respecter leur père… « la comtesse. Vous êtes un ange !… Et puis, voyez-vous, chacun a ses peines… Dans ce moment-ci, je suis très inquiète de mon neveu Georges… je crains que cet enfant n’ait une fièvre typhoïde… « la marquise. Eh bien ! ma chère, envoyez vite chercher Blache ; il n’y a que lui pour soigner ces chères petites créatures… Et vous pouvez me croire, je n’ai jamais voulu avoir d’autre médecin pour mes enfants ! » Nous voilà, n’est-ce pas ? bien loin de Cléopâtre ; nous n’en sommes que plus près de Marguerite. Marguerite, madame de Meuilles, est une veuve charmante, non inconsolable, mais à peine remise d’une maladie grave, et, par conséquent, plus accessible à toutes les impressions nerveuses, sentimentales, bizarres, et même contradictoires : son deuil vient de finir, et elle est sur le point d’épouser Étienne d’Arzac, son cousin, qu’elle aime beaucoup, et qui l’aime passionnément. Cet Étienne, bien que l’auteur n’ait pas voulu en faire le héros de son livre, en est le personnage le plus intéressant : cœur tendre, dévoué, chevaleresque sans fadeur, une de ces âmes généreuses, prédestinées à donner en amour plus qu’elles ne reçoivent, qui le savent d’avance, et qui s’y résignent. Madame de Meuilles a eu un fils de son premier mariage. Ce fils, qui s’appelle Gaston et qui sera l’enfant terrible du roman, a pris naturellement Étienne en grippe, par cela seul que sa mère va l’épouser. Étienne a beau dévaliser tous les matins Boissier et Génesseaux, dans l’espoir d’adoucir ce redoutable ennemi de sept ans, il ne peut réussir à s’en faire aimer. Les choses en sont là lorsque Gaston court un danger horrible. En jouant avec un enfant du voisinage, il est assailli par une louve enragée ; son compagnon est mordu, et lui-même deviendrait à son tour la proie de la hideuse bête, si un coup de fusil, tiré par une main invisible, n’étendait la louve roide morte. Étienne arrive pour assister à l’épilogue de ce drame : on lui raconte ce qui s’est passe ; on lui montre la louve agitée des dernières convulsions de l’agonie, l’enfant mordu, et qui succombera plus tard ; Gaston, que l’on a hissé sur un arbre, et qui, Dieu merci ! est parfaitement intact. Mais, lorsque Étienne demande le nom du chasseur mystérieux qui a tiré le coup de fusil, personne ne peut le lui dire, et il est obligé de ramener Gaston à sa mère sans savoir qui l’a sauvé. Madame de Girardin a tracé avec beaucoup d’art les angoisses rétrospectives de Marguerite, et le travail intérieur qui s’accomplit dans son imagination ou dans son cœur, pendant qu’elle cherche à découvrir quel est le sauveur de Gaston. Cette idée fixe, que M. de Stendhal eût appelée cristallisation, fait nécessairement perdre un peu de terrain au pauvre Étienne, d’autant plus que Gaston, qui a très bien vu l’homme au coup de fusil, et qui s’est pris pour lui d’une belle passion, promet à sa mère de le lui montrer tôt ou tard, et lui en fait, en attendant, un portrait si magnifique, que l’émotion de la femme commence à devenir complice de la reconnaissance de la mère. Hélas ! ce sauveur, cet inconnu, ne se découvre que trop tôt ; c’est tout simplement le comte Robert de la Fresnaye, Robert de la Fresnaye en personne, entendez-vous bien ? c’est-à-dire le séducteur, l’irrésistible, le dernier rejeton mâle de cette race éteinte qu’on nomme les hommes à bonnes fortunes ; mélange de dépravation diabolique et de vertu patriarcale ; démon à velléités séraphiques ; ange aux allures infernales ; très corrompu et pourtant très prude ; Lovelace greffé sur Grandisson ; employant à sauver les femmes qu’il a perdues toutes les séductions qui lui ont servi à les perdre : bref, pour revenir à mon texte, le mauvais sujet troubadour, tel qu’on le retrouvera encore dans les romans de femmes cent ans après que l’espèce en aura disparu dans le monde. Pour le moment, Robert de la Fresnaye, converti, comme l’eût été don Juan, par les chastes attraits de madame de Meuilles, n’aspire qu’à échanger sa couronne méphistophélique contre un classique bonnet de coton, et à épouser Marguerite au onzième arrondissement ; seulement il porte dans le bien la même audace que dans le mal ; et il s’est dit : « Marguerite aime son cousin Étienne d’Arzac, et elle va l’épouser ; donc elle m’aimera, et je l’épouserai, moi, Robert de la Fresnaye… Quia nominor leo ! » Vous voyez d’ici la situation, et la lutte qui s’engage : d’un côté, le cousin Étienne, l’amour honnête et modéré dont on n’a pas peur, ayant pour auxiliaire madame d’Arzac, tante d’Étienne et mère de Marguerite, laquelle dame a voué à Robert une de ces haines solides que les mauvais sujets inspirent souvent aux douairières ; de l’autre, Robert de la Fresnaye, l’amour orageux, inavoué, presque coupable, contre lequel on se débat, et qui n’en entre que plus profondément dans le cœur ; Robert sans cesse rappelé à Marguerite par cet enfant qu’il a sauvé, ce Gaston qui l’adore et qui ne peut pas souffrir Étienne. Je glisse sur des détails d’ameublement beaucoup trop prolongés, et où madame de Girardin a encore sacrifié à ses faux dieux ; je glisse sur une visite chez la duchesse de G…, de qui M. de la Fresnaye est quelque peu l’amant, et qui possède un salon merveilleux, à la fois dortoir, boudoir, musée, cabinet de lecture, parloir, oratoire et bibliothèque. Une fois entré dans le vif du sujet, le récit devient très attachant, presque pathétique, et l’auteur tire un excellent parti de cette donnée paradoxale, possible pourtant : une femme vertueuse, sincère, point coquette, aimant deux hommes à la fois ! Il y a entre autres une scène charmante, et où la distinction s’élève jusqu’à l’originalité : c’est celle où Étienne d’Arzac et Robert de la Fresnaye, au plus fort de leur rivalité, se rencontrent auprès de la chaise longue de Marguerite, qui, à force d’agitations, de perplexités, de combats intérieurs, a fini par retomber malade. Sans se dire un mot, sans échanger un seul regard, ces deux hommes comprennent tout ce qu’il y aurait de vulgaire et de cruel à aggraver par leur attitude les angoisses et les souffrances de madame de Meuilles ; et les voilà, oubliant leur inimitié, ne songeant qu’à distraire et amuser un moment celle qu’ils aiment, en faisant assaut de bons mots, de reparties fines, d’anecdotes piquantes, de toute cette jolie monnaie courante que les Parisiens spirituels empochent d’une main et dépensent de l’autre ! Pourquoi faut-il que, dans cette scène exquise, madame de Girardin ait manqué de confiance en elle-même, et qu’au lieu de se charger d’approvisionner d’esprit ses deux héros, ce dont elle était certes bien capable, elle soit allée en demander à MM. Gautier et Méry ? Je respecte infiniment le talent de ces messieurs ; mais faire citer leurs bons mots dans une conversation du faubourg Saint-Germain ! Quelle fausse note ! Mieux valait encore Cléopâtre causant hiéroglyphes avec M. de Saulcy, ou Octavie recommandant le docteur Blache pour la coqueluche et la rougeole ! Le dénoûment est triste, et peut-être un peu trop lugubre. Étienne d’Arzac, comprenant que son bonheur est à jamais perdu et que madame de Meuilles lui préfère tout bas M. de la Fresnaye, s’arrange un suicide discret et de bonne compagnie, dont Marguerite pourra toujours douter, et qui ne la condamnera ni à des remords trop vifs, ni à un veuvage trop long : il est tué ou il se tue dans une partie de chasse. Mais Marguerite a tout deviné : sa santé, déjà fort altérée, ne peut résister à ce dernier coup ; elle meurt, pas assez vite cependant pour que Robert de la Fresnaye n’ait le temps de l’épouser in extremis. Ce mariage et cette mort sont très touchants, bien qu’un peu trop noyés dans la dentelle et la mousseline blanche ; c’est du pathétique mondain, très supérieur à l’agonie de madame Doche dans la Dame aux camélias. Robert de la Fresnaye est au désespoir ; en mourra-t-il ? se consolera-t-il ? reprendra-t-il son existence de Lovelace, ou entrera-t-il à la Trappe ? Madame de Girardin nous laisse le choix des conjectures. D’où il suit qu’une très honnête femme, qui a le malheur d’aimer deux hommes à la fois, n’a qu’un moyen de se tirer d’affaire avec honneur : c’est de mourir. Je le répète, c’est là un fort joli roman, distingué, spirituel, élégant, attendrissant ; une délicieuse lecture de trois heures pour tous ceux qui auraient avalé, dans ces derniers temps, un peu trop de prose négrophile, d’Oncle Tom et de mistress Beecher Stowe. Marguerite, à nos yeux, a le grand mérite de ne pas venir du Kentucky, d’être un livre très français, et de ne vouloir prouver qu’une thèse romanesque ; je sais bien que ces trois avantages lui feront perdre quelque cent mille lecteurs, et que la société ne peut, en conscience, se passionner pour un ouvrage où elle n’est ni attaquée, ni démolie, ni outragée. Aussi est-ce à titre de dédommagement isolé, bien chétif, hélas ! et bien humble, que j’offre ces sincères louanges à Marguerite. En outre, ce livre n’est pas trop faux ; et puis le faux, dans le roman, doit-il nous trouver bien inexorables ? Êtes-vous bien sûrs que Paul et Virginie soit vrai ? Qu’Atala ne soit pas très fausse ? Et la Geneviève de George Sand ! et sa Mare au Diable ! et sa Fadette ! Seulement, Chateaubriand, Bernardin de Saint-Pierre, George Sand, sont faux avec génie ; madame de Girardin ne l’est qu’avec énormément d’esprit et de talent ; c’est quelque chose encore, c’est-beaucoup. D’ailleurs, suis-je certain moi-même de la juger avec une impartialité parfaite ? J’ai bien envie de finir cette causerie par où je l’ai commencée, et de renvoyer madame de Girardin à un charmant proverbe qu’elle a fait jouer, il y a trois ans, à la Comédie-Française : si elle me trouvait trop immodéré dans mes critiques ou trop réservé dans mes éloges, je la prierais de relire et de s’appliquer à elle-même le titre de son proverbe : « C’est la faute du mari. »
« madeleine. — J’irai jusqu’à ce que je sache le nom du mal étrange qui me ronge au milieu de ma gloire et de ma beauté. « le curé. — Ce mal est le suprême bien, ma fille ; et son nom, c’est l’âme. »L’âme, telle est, je le répète, la muse de M. Feuillet. L’imagination avec ses chimères, l’esprit avec ses périls, la raison avec son orgueil, la fantaisie avec ses caprices, tout cela, ce n’est pas l’âme, cette portion divine de notre être, qui plane sur le tumulte de nos passions et de nos sens comme la blanche hirondelle des mers sur les flots noirs et agités. L’honneur de M. Octave Feuillet est d’avoir compris que, dans presque toutes les fictions de la littérature moderne, même les moins répréhensibles en apparence, l’âme était constamment sacrifiée à quelque chose qui n’est pas elle. Son mérite est d’avoir su écarter d’une main fine et inflexible toutes ces plantes parasites, baptisées de noms sonores par notre complaisance ou notre orgueil, d’être arrivé droit à cette fleur délicate, austère et voilée, et de nous en avoir révélé la fraîcheur et le parfum. Ainsi, dans cette rédemption d’une courtisane, qui n’a été trop souvent que la glorification de la passion, ou, pour parler plus juste, de la matière déifiée par elle-même, c’est l’âme seule qui triomphe : c’est elle qui rachète les fautes qui l’ont souillée, et contre lesquelles elle n’a cessé de protester et de se débattre : la différence est assez notable pour mériter qu’on la proclame. Depuis Marion Delorme jusqu’à la Dame aux camélias, pas une des courtisanes réhabilitées de notre littérature ne ressemble à la Madeleine de M. Octave Feuillet. Dans la Crise, il a représenté ce moment dangereux où une honnête femme, voyant s’enfuir les belles années de sa jeunesse, éprouve un sentiment d’irritation sourde, de vague regret, de désir inquiet et douloureux, en songeant à ces ardentes joies de l’amour coupable, qu’elle a entrevues dans le monde et dans les livres, mais qu’elle ne connaît pas et qu’elle ne connaîtra jamais. Le mari de cette femme emploie, pour la préserver, un moyen homœopathique, qu’il est permis de trouver hardi. Il autorise un de ses amis (justement c’est un médecin) à faire la cour à sa femme, à condition qu’il s’arrêtera assez tôt pour que l’honneur soit sauf, assez tard pour que la pauvre imprudente ait le temps de mesurer l’abîme où elle risquait de tomber. Cette périlleuse intrigue d’intérieur est menée avec un art infini. Au dénoûment, l’on n’est pas bien sûr qu’il n’y ait pas çà et là quelques égratignures, que le médecin homœopathe n’ait pas laissé sur le champ de bataille un peu de sa science médicale, madame de Marsan un peu de sa dignité et de son repos ; mais enfin, quand elle se jette dans les bras de son mari, pure encore, et pourtant aussi bien corrigée que si l’expérience avait été complète, le but du poëte est atteint : la révolte est pour jamais apaisée ; la crise est passée et ne reviendra plus ; il ne reste qu’une honnête mère de famille, entourée de son mari et de ses enfants. Il était impossible de se tirer de ce mauvais pas avec moins de frais et plus de grâce. La Clef d’or nous montre une jeune fille enthousiaste et confiante, au moment où elle vient de s’unir à un homme qu’elle aime et de qui elle se croit aimée. Le hasard lui fait entendre une causerie confidentielle de Raoul, son mari, avec un de ses amis intimes, et ces confidences lui prouvent, hélas ! que Raoul ne l’a épousée, comme on dit vulgairement, que pour faire une fin. Alors, voilà Suzanne, dans une noble et pudique colère, refusant à Raoul la petite clef d’or qui devait lui ouvrir à la fois la porte de sa chambre et les plus précieux trésors de son âme virginale. Patience ! il se trouve que cet affreux mari n’est pas aussi noir, aussi blasé, aussi sceptique qu’il en a l’air, et qu’après avoir pensé, parlé et agi comme un roué du dix-neuvième siècle (les plus pitoyables de tous), il vient un instant où il pense, parle et agit comme M. Octave Feuillet lui-même, et c’est assurément ce qu’il a de mieux à faire. Comment il travaille à reconquérir sa femme, comment il se purifie dans ce travail salutaire, comment il devient amoureux fou de Suzanne, et finit par se faire rendre la clef d’or, c’est là, vous le savez, un de ces petits drames psychologiques où M. Feuillet excelle, et celui-là, un peu plus développé que les autres, est aussi un des plus attrayants et des plus complets. Cependant, si j’étais forcé de choisir entre toutes les pièces du recueil, je crois que je me déciderais pour la Partie de Dames ; car, outre le mérite du tour de force, toujours secondaire en littérature, c’est là, ce me semble, que l’originalité véritable de M. Feuillet et de son procédé poétique éclate dans tout son jour. Il n’y a, dans la Partie de Dames, que deux personnages, le docteur Jacobus et la baronne d’Ermel, un vieillard de soixante-dix ans et une femme de soixante. Le docteur vient, suivant son habitude de tous les soirs, jouer une partie de dames avec la baronne : il perd et s’impatiente ; on demande la baronne de la part du curé ; elle sort et laisse le docteur seul, nouveau sujet de mauvaise humeur ; il s’avise d’être jaloux de ce curé, qui est lui-même septuagénaire. Nous ne connaissons rien de mieux analysé et de mieux décrit que ce crescendo de colère chez ce malheureux Jacobus, qui en arrive à faire à sa bonne et spirituelle partenaire une scène épouvantable, dans laquelle il nie Dieu, la vertu, la dignité de la vieillesse, insulte la baronne, et se maudit lui-même. La douleur de madame d’Ermel, ses alternatives d’attendrissement et de rigueur à l’égard de ce pauvre fou, qui compromet en quelques minutes une amitié de quarante ans, la pénitence qu’elle impose au docteur, les hésitations de celui-ci, son repentir et son pardon, forment un ensemble exquis, délicieux, adorable, digne de rivaliser de ténuité et d’élégance avec la dentelle de Malines ou d’Alençon. De ce petit cadre ciselé dans l’or, ôtez l’âme ; que restera-t-il ? Une vieille ratatinée et un vieux radoteur. L’âme éclaire, illumine, colore, ennoblit tout cela. Elle répand sur ces deux visages ridés et flétris une beauté mystérieuse, une ineffable jeunesse ; vous voyez que je ne me trompais pas, et que c’est bien là la muse de M. Octave Feuillet. N’y a-t-il donc pas de défauts dans ce livre ? Il y en a, ou du moins il y a çà et là l’envers de ses qualités. La subtilité touche de si près à la finesse ! l’afféterie à l’élégance ! la recherche à la distinction ! Les poëtes dramatiques, on le sait, se passent difficilement du Deus ex machina, de cette puissance, visible ou cachée, personnifiée ou abstraite, qui intervient au moment décisif, coupe ou dénoue à sa guise le fil de l’intrigue, et donne satisfaction au spectateur, ou au lecteur. Le Deus ex machina de M. Octave Feuillet, c’est lui-même. On rencontre parfois, dans ses charmantes pièces, des moments critiques, où pour être plus sûr de mener à bien le triomphe de la vertu ou de l’esprit, il apparaît un peu trop, et prend la parole à la place de ses personnages. Je choisirai pour exemple les jolies scènes du Village. Un notaire et sa femme, M. et madame Denis, vivent heureux et paisibles dans un petit bourg du Cotentin. Survient un ancien camarade de M. Denis, nommé Tom Rouvière, célibataire incorrigible et touriste infatigable ; il raconte ses voyages, il se moque un peu de madame Denis, provinciale renforcée ; il fait rougir M. Denis de son existence plate, ennuyeuse et monotone ; bref, le notaire, exaspéré par les récits et les railleries de Tom Rouvière, se révolte contre son bonheur, et signifie à sa femme qu’il va voyager pendant deux ans avec son ami. La situation est très bien posée ; les caractères se dessinent à merveille ; chaque acteur parle le langage qui lui est propre : maintenant, il s’agit de tirer M. Denis des griffes du tentateur, et de convertir ce diable de Tom Rouvière. Qui se chargera de l’entreprise ? madame Denis ; et elle s’en acquitte si bien, qu’elle triomphe sur toute la ligne. Seulement, il faut se prêter à la circonstance, et admettre que cette femme, qui tout à l’heure nous agaçait par ses plats commérages, soit devenue subitement, et pour le besoin de la cause, passionnée comme Héloïse, pathétique comme le pigeon de La Fontaine, et spirituelle comme M. Octave Feuillet : est-ce vraisemblable ? Encore un léger reproche ! — Mais celui-là est d’une nature si délicate, que je ne sais trop comment le formuler : essayons pourtant. Les poëtes et les conteurs, quels que soient leurs honorables efforts pour se faire les champions de la plus stricte orthodoxie morale, ne doivent pas se dissimuler que leurs lecteurs les plus attentifs et les plus empressés se recruteront toujours parmi les imaginations romanesques : or, n’y a-t-il pas quelque inconvénient à leur laisser croire que la vertu a son roman comme la faiblesse, le pot-au-feu sa poésie comme les passions ? Que peut-il en arriver ? Les imaginations dont je parle, déjà portées à demander à la vie réelle autre chose que ce qu’elle peut donner, à n’aborder ses devoirs que du côté sentimental et factice, prendront au pied de la lettre les conclusions du poëte, et se précipiteront, à sa suite, vers un idéal de bonheur régulier et domestique, non pas parce qu’elles le sauront honnête, salutaire, conforme aux lois divines et humaines, mais parce qu’elles le croiront poétique. Puis, si elles éprouvent des mécomptes (et il y en a partout), elles seront exposées à un péril plus grand peut-être que celui qu’elles auraient rencontré dans les désenchantements de l’amour coupable ; car, au lieu d’être désabusées du mal, elles seront désabusées du bien ; au lieu de faire tourner au profit de la morale les déceptions recueillies dans les voies mauvaises, elles la rendront responsable des désappointements subis dans la bonne voie. — Mais alors, comment faire ? me dira M. Feuillet. — Hélas ! je n’en sais rien. — Aussi n’est-ce pas un blâme que je lui adresse ; c’est un doute, une nuance que je lui soumets. Cette nuance, s’il l’admettait, lui expliquerait peut-être, ainsi qu’à bien d’autres qui s’en irritent ou s’en attristent, pourquoi les œuvres d’imagination très orthodoxes et très morales sont d’ordinaire accueillies avec une certaine froideur ; c’est qu’elles ne peuvent exciter dans le public auquel elles s’adressent autant d’enthousiasme et de sympathie qu’en éveillent les ouvrages dangereux chez les gens pour qui on les écrit. Il se mêle constamment un peu d’inquiétude et de méfiance à la satisfaction que cause aux lecteurs rigides ou timorés un récit ou une scène d’une moralité irréprochable ; et il y aura toujours, à leurs yeux, quelque chose de supérieur au mérite d’écrire un bon roman ou un bon drame : c’est le mérite de n’en point écrire. Voilà pourquoi les esprits chagrins et frondeurs ont eu l’impertinence de comparer la société, vis-à-vis des bons et des mauvais livres, à une femme qui pardonne tout à son amant et ne sait gré de rien à son mari. J’accepte pour un moment cette comparaison malhonnête : dans quelques-unes de ces délicieuses pièces de M. Octave Feuillet, l’héroïne, ennuyée de vertu, poussée par de vagues désirs, par une curiosité périlleuse, est sur le point de succomber ; elle échappe pourtant, et se jette avec un retour de tendresse dans les bras de son mari, parce qu’elle reconnaît qu’il est en définitive plus distingué, plus spirituel et plus aimable que l’homme qui allait la séduire. Eh bien ! si la société ressemble à cette femme, qu’elle l’imite jusqu’au bout ! — Un mari, je veux dire un auteur comme M. Octave Feuillet, a mille fois plus d’esprit, de charme, de distinction et d’élégance que tous ceux qui cherchent à la dépraver, à la corrompre et à la perdre.
« Les secondes éditions, les copies de héros ou même d’aventuriers, ne réussissent jamais »; les trois imposteurs de bas étage qui essayèrent d’obtenir de la Russie un regain de crédulité parvinrent seulement à prouver qu’il y a, chez certains peuples et à certaines époques, des moments où tout semble possible, excepté le vraisemblable et que les tzars ou Césars de contrebande tombent très aisément dans la caricature. Quoi qu’il en soit, Ivan IV, dit le Terrible, — terrible homme, en effet, il avait eu sept femmes ! — mort en 1584, laissa un fils, appelé Démétrius, et né de son septième mariage. Malgré ce surnom formidable, Ivan était très aimé de son peuple, comme le sont en général tous les princes qui ont la main ferme et rude. Le petit Démétrius, fort et bien portant, annonçait, dès l’âge le plus tendre, les mêmes qualités de violence et de cruauté qui avaient popularisé son père, tandis que Fédor Ier, son frère aîné, fils du troisième ou du quatrième mariage, était d’une santé débile et d’un caractère doux, c’est-à-dire indigne de régner. Ce fut Boris Godounof, son beau-frère, qui régna à sa place, en vrai maire du palais, après la mort d’Ivan IV. Boris était un homme d’une haute intelligence, mais soupçonneux, méfiant, tracassier, entretenant à grands frais un vaste système de police et d’espionnage, ce que ne lui pardonnaient pas les boyards et le peuple ; ils aimaient mieux être tout simplement égorgés par Ivan que soupçonnés par Boris ; tous les goûts sont dans la nature. On comprend que Boris dût écarter le plus possible du trône et même de la capitale le jeune Démétrius et la tzarine sa mère ; il les avait relégués à Ouglitch, avec tous les Nagoï, frères ou cousins de la tzarine. Or, un jour, le 15 mai 1591, Démétrius fut trouvé mort dans la cour de son palais avec une large plaie à la gorge et un grand couteau à ses côtés. S’était-il frappé lui-même par maladresse, comme cherchèrent à le faire croire les partisans de Boris ? Il est plus probable que ce furent les agents de celui-ci qui eurent ordre de s’en défaire. Telle fut du moins, à Ouglitch, l’opinion générale, et elle éclata avec tant de violence, que, peu d’instants après la mort du jeune prince, les habitants d’Ouglitch, ayant à leur tête la tzarine, folle de douleur et de colère, massacrèrent tous ceux qui, de près ou de loin, passaient pour appartenir à Boris. Les représailles ne se firent pas attendre ; tous les assassins furent assassinés à leur tour, et la tzarine mère enfermée dans un couvent. Rien ne gênait plus les projets de Boris. Le faible et imbécile Fédor vint à mourir sur ces entrefaites, et l’on ne manqua pas de dire que c’était Boris qui l’avait empoisonné. Le peuple, on le sait, n’admet rien de naturel dans les événements qui secondent l’ambition des hommes qu’il n’aime pas. Débarrassé de Fédor, Boris joua la petite comédie d’usage chez les parvenus qui se croient nécessaires. Il se fit prier à genoux et avec larmes d’accepter la couronne ; il eut grand soin de refuser, et même se réfugia dans un monastère. On l’y poursuivit. Femmes, enfants, mouchicks, boyards, popes, prélats, se jetèrent à ses pieds, et lui prouvèrent, non sans peine, que la Russie était perdue s’il n’acceptait l’empire. À la fin, Boris accepta. Ainsi qu’on devait s’y attendre, il fut un peu plus détesté lorsqu’à la réalité du souverain pouvoir il en joignit le titre. Tous ses égaux d’autrefois, devenus ses sujets, virent dans son avènement même un motif et une chance de le renverser. Comme il était, par son intelligence, très en avant de son siècle et de son pays, on l’accusa de vouloir détruire les vieilles coutumes nationales. Comme il rêvait l’alliance de toute la grande famille slave unie dans une commune défense contre la Turquie, on l’accusa de s’appuyer sur l’étranger ; mais, ce qu’on lui pardonna le moins, ce fut d’avoir augmenté la taxe des liqueurs fortes, et concentré entre les mains du gouvernement le monopole de l’eau-de-vie. Les Russes en buvaient beaucoup, du moins à cette époque, et cette rigueur les atteignait dans leur goût le plus vif, leur superflu le plus nécessaire. Ces mesures de fisc, d’impôt et de monopole, lorsqu’elles blessent le sentiment populaire, sont funestes ; elles donnent prétexte, chez ceux qui les exécutent, à mille vexations mesquines, qui irritent les masses sans épargner les riches ; chez ceux qui les subissent, à mille fraudes misérables, qui apprennent à mépriser et sa haïr la loi que l’on élude et le pouvoir que l’on triche. De tous ces griefs que la Russie eut ou crut avoir contre Boris, celui-là fut le plus fatal : ce sont les grandes causes qui ébranlent les gouvernements, et les petites qui les renversent. Boris régnait depuis sept ans, lorsqu’une nouvelle inouïe, impossible, incroyable, et par cela même très facile à croire, commença à se répandre sur toute la surface de son empire. Le jeune Démétrius vivait ; la catastrophe d’Ouglitch avait trompé l’attente criminelle de Boris : la nourrice du jeune prince, avertie à temps, avait substitué, dans la matinée du meurtre, un enfant du peuple au tzarévitch, lequel, dérobé par ses soins à toutes les recherches, s’était réfugié en Pologne, et se trouvait en ce moment chez des princes polonais, qui s’empressaient de le reconnaître. On ne faisait grâce d’aucun détail. Le jeune homme était en possession d’un cachet russe et d’une croix de diamants qui avaient notoirement appartenu à Démétrius ; il avait, comme lui, un bras plus long que l’autre, et d’autres traits complétaient la ressemblance. Déjà les Polonais le traitaient presque en souverain. Sigismond, à qui il promettait la restitution du duché de Smolensk, ne se proclamait pas encore son allié, mais permettait aux grands seigneurs de sa cour et aux officiers de son armée de s’attacher à cette étrange fortune. Le prince Mniszeck faisait mieux encore ; il donnait sa fille Marine au prétendu ou prétendant Démétrius ; il est vrai que les fiançailles étaient soumises à des clauses assez bizarres : le mariage ne devait être célébré qu’après un an révolu, et dans le cas seulement où Démétrius entrerait à Moscou et deviendrait tzar de toutes les Russies. En outre, Mniszeck était criblé de dettes ; son gendre futur s’engageait à les payer, toujours lorsqu’il serait tzar ; montrer aux gens endettés une fortune à refaire, n’est-ce pas, depuis Catilina et César, la première tactique des aventuriers ? M. Mérimée a l’esprit trop curieux, trop chercheur, pour ne pas s’être demandé ce que c’était réellement, ou du moins ce que ce pouvait être que cet imposteur, parti de si bas, arrivé si haut et tombé si vite. La lecture du Faux Démétrius serait incomplète si on ne lisait en même temps un travail que l’éminent conteur a publié dans la Revue des Deux-Mondes, et où, par un prodige d’induction historique ou romanesque, il a découvert ou inventé le prologue de toute cette aventure. Dans ces scènes dialoguées et dramatiques, le faux Démétrius est un jeune Cosaque ou Zaporogue égaré dans les steppes avec un vieil hetman (chef de cosaques), qui est blessé et qui va mourir. Le vieillard, dans ce moment suprême, révèle à son compagnon un secret terrible : c’est lui qui, séduit par les promesses de Boris, a tué, à Ouglitch, le jeune tzarévitch. Puis il s’est enfui, frissonnant d’horreur et de remords, et emportant, comme souvenir de son crime, le cachet impérial et là croix de diamants que Démétrius avait sur lui. En même temps, soit réalité, soit effet d’une conscience troublée, soit commencement de délire aux approches de la mort, l’hetman croit reconnaître sa victime dans la personne du jeune Cosaque. Il énumère tous les traits d’une merveilleuse ressemblance, qui n’existe probablement que dans son imagination. Pas une de ses paroles n’est perdue pour celui qui l’écoute. Il est intelligent, hardi, ambitieux ; il a l’âge qu’aurait le vrai Démétrius ; il a recueilli avidement, dans les aveux du moribond, les détails qu’il lui importait de savoir. Dès que le vieil hetman a rendu le dernier soupir, l’audacieux Zaporogue s’empare de la croix et du cachet ; il bégaye les premiers mots de son rôle en face de ces muettes solitudes. Plus tard, nous le retrouvons dans le palais du prince Adam Wiszniewiecki et aux pieds de la belle Marine. La conjecture finit, l’histoire commence, et nous devons dire, à l’honneur de M. Mérimée, que son roman dialogué n’est pas plus invraisemblable que l’histoire, et que son histoire est aussi intéressante que le roman. Doit-on le croire ? Vaut-il mieux, supposer que le faux Démétrius était un jeune homme élevé par les jésuites tout exprès pour ce rôle dont il s’est si bien acquitté, et dans l’espoir qu’une fois maître de la Russie il y installerait la religion catholique sur les ruines du schisme grec ? Le calcul était habile, et les jésuites — qui l’ignore ? — sont capables de tout. Certes, s’il était prouvé qu’ils ont pris dans une sietche, village de l’Ukraine ou des bords du Don, un petit Cosaque bien sauvage, bien barbare, et qu’en dix ans ils en ont fait un aventurier de génie, digne de supporter le poids d’un grand nom, excellant dans tous les exercices du corps, bon soldat, hardi cavalier, doux, humain, chevaleresque et sachant le latin par-dessus le marché, cet élève-là leur ferait encore plus d’honneur que Voltaire n’en a fait au père Porée. Pourtant, je l’avoue, entre ces deux hypothèses, celle de M. Mérimée me paraît à la fois la plus poétique et la plus probable. À cet écolier dressé par des moines spirituels pour être aventurier, imposteur, conquérant et tzar, je préfère ce jeune Zaporogue, plein de feu, d’ambition et d’intelligence, surprenant les secrets de la vie et de la mort du vrai Démétrius sur les lèvres de son assassin, et trouvant dans ces aveux une idée subite qui répond à ses rêves de grandeur, une lueur soudaine qui le guide vers Moscou et vers le trône à travers l’immensité du désert. Car tout lui réussit, à cet audacieux menteur, et l’on eût pu dire de lui, à plus juste titre, ce que l’on a dit de Lauzun : « On ne rêve pas comme il a vécu. » — Parti du fond de la Pologne sans argent, sans armée, laissant derrière lui une femme qu’il ne pouvait épouser qu’à la condition d’être tzar, et un beau-père qui ne le reconnaîtrait pour son gendre que le jour où il payerait ses dettes, Démétrius (donnons-lui décidément ce nom qu’il a bien gagné !) arrive, d’étape en étape, jusqu’aux portes de Moscou. Il a pour amis, pour alliés, pour soldats, pour sujets, tous ceux qui détestent Boris Godounof, et Boris est détesté de tout le monde. Il sent que l’Empire lui échappe ; à chaque bulletin qui lui apporte une défection des siens ou une victoire de l’imposteur, il lui semble que le sol manque sous ses pas, que l’heure suprême a sonné ; et peut-être la victime d’Ouglitch lui apparaît-elle sous les traits de cet aventurier qui la fait revivre et qui la venge. Malade déjà, affaibli par la souffrance, assailli de pressentiments sinistres, Boris meurt, tué par une ombre : — « Il a régné comme un renard, il meurt comme un chien », disait le peuple, et le mot est resté proverbial dans l’histoire de Russie. Pourtant Boris était un homme très remarquable, qui avait fait beaucoup de bien à son pays : mais telle est la justice populaire chez les nations barbares ; il va sans dire qu’elle est toute différente chez les nations civilisées. Boris mort, son parti abattu ou anéanti, Démétrius acclamé par le clergé, par les boyards, par l’armée, par la foule, il semble qu’il ait surmonté toutes les difficultés de son rôle. Hélas ! elles commencent. Il n’était pas si difficile, à tout prendre, de persuader des gens qui voulaient croire, de vaincre des soldats qui voulaient être vaincus, de conquérir des provinces qui voulaient être conquises. Ce qui, pour les hommes tels que Démétrius, et dans les situations telles que la sienne, est la vraie difficulté et le vrai péril, c’est de continuer, de durer, de résister, après la victoire ou l’heureux coup de main, à ce je ne sais quoi de dissolvant que portent en elles ces destinées extraordinaires, ces puissances anomales : voilà l’écueil contre lequel se brisa et devait se briser Démétrius. D’abord il eut à récompenser et à satisfaire tous ceux qui l’avaient servi : la tâche était rude ! Il paraît qu’à cette époque de barbarie les gens qui s’attachaient à la fortune d’un ambitieux avaient de grands besoins d’argent, et s’en faisaient donner beaucoup quand leur chef avait touché le but. Démétrius, pour se conformer l’usage, fut obligé de puiser largement dans les coffres de l’État et même dans le trésor du Kremlin, qui passait pour sacré. Dès lors on l’accusa d’attenter à la religion, à la sainte orthodoxie moscovite. Pour épouser Marine, il s’était fait catholique. Bien que son abjuration eût été tenue secrète et modifiée par des concessions à l’intolérance russe, il n’en fallait pas davantage pour que Démétrius fût traité d’hérétique, c’est-à-dire de papiste, s’apprêtant à imposer sa croyance toutes les Russies. En vain chercha-t-il à s’appuyer sur l’esprit religieux, et fit-il des avances au clergé. Le clergé accepta les avances, y répondit par des phrases, et se tint sur la défensive. Il y eut ensuite des difficultés diplomatiques ; Démétrius voulait que les souverains et leurs ambassadeurs lui donnassent le titre de César ; on ne voulait l’appeler que grand-duc, et on lui opposait force petites chicanes de cérémonial qui, en définitive, l’amoindrissaient également vis-à-vis de ses sujets et des étrangers. Il faut lire, dans l’ouvrage de M. Mérimée, l’excellent chapitre où l’historien de Démétrius parle de ses tentatives d’améliorations et de réformes, qui tournaient toutes contre lui et ne réussissaient qu’à le rendre impopulaire. Pour résumer en quelques lignes cette phase du récit, je crois que Démétrius périt faute de parti pris, faute d’avoir su faire un choix décisif entre les deux rôles qui se présentaient à lui : le rôle de prince légitime, reconnu pour tel par une nation tout entière, convaincu lui-même de son identité, et s’appuyant, au-dedans et au-dehors, sur la force de son principe, sur la certitude de son droit, et celui de vaillant usurpateur, croyant à son étoile, s’entourant d’un mystérieux prestige, mélange d’éblouissement et de terreur, et retrempant sans cesse son droit problématique ou passager dans l’idée surhumaine qu’il sait donner à tous de sa destinée et de son génie. Puissance de la tradition ou puissance du personnalisme : Démétrius aurait dû choisir. Il hésita, il voulut participer aux avantages des deux situations, et il les affaiblit l’une par l’autre. Il y eut pourtant un moment où son identité reçut une consécration qu’il est triste de voir profaner, la consécration maternelle. La tzarine, mère de Démétrius, vivait encore dans le couvent où Boris l’avait enfermée. Si le successeur de Boris était vraiment Démétrius, son premier mouvement ne devait-il pas être de courir chez sa mère, et, si sa mère le reconnaissait, qui désormais pourrait douter ? Il le comprit, et il alla en grande pompe voir la tzarine dans son couvent. L’entrevue fut pathétique ; les historiens russes nous racontent que la tzarine était baignée de larmes, et que le jeune tzar pleurait comme un castor. La comédie, si c’en est une, est justifiée par la haine que Boris avait inspirée à cette malheureuse mère, et par la reconnaissance qu’elle devait éprouver pour son vengeur ; mais n’est-il pas pénible de voir le sentiment le plus beau, le plus pur qui ait jamais fait battre le cœur et ennobli la nature humaine, figurer dans le cortège d’un aventurier, et concourir au succès d’une imposture ? Ce qui acheva de perdre Démétrius, ce fut son mariage. Arrivé au pouvoir, il eut, ce que ses pareils n’ont pas toujours, de la conscience et de la mémoire. Il se souvint de Marine, de Mniszeck et de ses dettes. Ce pauvre Mniszeck était tellement obéré, que, beau-père en expectative d’un tzar en activité de service, sa signature n’avait plus cours sur le territoire de la Pologne. Ses créanciers allaient le saisir lorsque arriva le message de Démétrius qui lui rappelait sa promesse et lui redemandait la main de la belle Marine. Mniszeck n’eut garde de refuser, d’autant plus que l’ambassadeur apportait une certaine quantité de roubles. Marine partit, mais ce voyage, qui eut dû être poétique et charmant comme celui de Lalla Rook, de Thomas Moore, fut désagréable et de sinistre augure. À toutes les couchées, il y avait d’interminables querelles entre les Polonais et les Russes. La jeune princesse, malgré sa beauté, déplaisait aux Moscovites parce qu’elle était étrangère, catholique, parce qu’elle n’apportait au tzar aucune alliance, parce qu’ils lui reprochaient d’avance de songer à bouleverser leurs usages et à importer la Pologne en Russie. Ce fut bien pis lorsque, arrivée à Moscou, elle refusa formellement d’endosser le kakochnik. Qu’était-ce que le kakochnik ? C’était une coiffure russe, qui cachait entièrement les cheveux, et qui, combinée avec une robe serrée au-dessus de la gorge et avec de grosses bottes à talons ferrés, devait, j’en conviens, composter une toilette très indigène, mais un peu bizarre. À dater de ce refus de kakochnik, les embarras de Démétrius se multiplièrent. Les Polonais établis à Moscou à la suite de Marine ou faisant partie de la garde du tzar portaient ombrage aux boyards et au peuple. En cherchant à maintenir l’équilibre entre les mécontents des deux pays, Démétrius ne parvenait qu’à les aigrir davantage. Quelques persécutions exercées contre le clergé et les couvents mirent le comble aux rancunes nationales. Des conspirations s’ourdirent, et Démétrius les favorisa, d’abord par une confiance excessive, ensuite par une clémence tout à fait en désaccord avec les mœurs du temps. Qu’arriva-t-il ? Basile Chouiski, chef du premier complot, fut amnistié ; il profita de son impunité pour en organiser un second, et celui-là réussit. Décidément M. Mérimée a raison, il y avait du César — du César Tartare ou Cosaque — dans ce jeune aventurier, brave, instruit, tolérant, sûr de sa fortune, passant le Dniéper ou la Vistule en guise de Rubicon, s’enivrant un moment du plaisir de régner, aimant une belle jeune fille, jouant avec les périls et les haines, pardonnant à ses ennemis, disant des conspirateurs : « Ils n’oseraient ! » et livrant sa poitrine au poignard des assassins. À coup sûr, si l’on voulait poursuivre la comparaison, on trouverait, toute proportion gardée, les Brutus et les Cassius bien inférieurs au César. Ce Basile Chouiski joua, dans tout cela, le rôle d’un lâche et d’un traitre. Il ne fut bon qu’à faire assassiner le faux Démétrius, et ensuite à le faire regretter. La facilité avec laquelle le peuple russe avait cru à l’identité du jeune tzarévitch en suscita deux ou trois autres, détestables copies d’un bon original, et qui achevèrent de diviser les forces de ce malheureux pays, jusqu’au moment où il tomba, d’épuisement et de lassitude, entre les bras de Wladislas de Pologne, fils de Sigismond, —
« Il y a, dit judicieusement M. Mérimée, des moments, dans l’histoire d’un peuple, où les maux de l’anarchie sont devenus si intolérables, qu’il est prêt à acheter l’ordre et la paix au prix de tous les sacrifices. »Un dernier trait, le plus curieux, hélas ! et le plus triste, c’est que le second de ces faux Démétrius épousa aussi Marine. La pauvre femme tomba des bras d’un aventurier chevaleresque dans ceux d’un aventurier stupide : à chacune de ces transformations successives du type primitif, le César disparaissait de plus en plus sous le Tartare. Redisons-le en terminant, c’est là un récit très intéressant, fait de main de maître, et même fort instructif, non seulement parce qu’il jette une vive lumière sur un point obscur d’une histoire peu connue, mais encore parce qu’il apprend à réfléchir sur les différences qui séparent les époques barbares des époques civilisées, et sur les analogies qui les rapprochent. Après tout, l’homme est toujours le même. Jetez-le à travers les steppes de l’Ukraine ou conduisez-le à la Bourse, faites payer ses dettes en roubles ou en billets de banque, éveillez son ambition, ses convoitises, ses haines, froissez ses vanités nationales on personnelles, et vous verrez les mêmes passions mettre en jeu les mêmes rouages ; vous verrez les mêmes caractères amener les mêmes événements et dessiner les mêmes personnages, sous la pelisse de l’hetman comme sous l’habit noir de l’homme de finance ou de l’homme politique. Seulement, de nos jours, on ne se coiffe plus du kakochnik, et l’on s’égorge moins ; ce qui, malgré l’amour de M. Mérimée pour les petits couteaux, a encore son avantage. J’ai mieux aimé, on le voit, suivre l’historien de Démétrius que le critiquer ou même le louer ; le talent de M. Mérimée, par ses qualités de perfection sobre, un peu froide, et même un peu hautaine, rend le blâme impossible et la louange inutile. Pour tout dire, d’ailleurs, je ne conçois pas la critique sans une sorte d’échange, de mystérieux fluide entre ma pensée et celle de l’écrivain dont je parle. Il est doux, il est encourageant, lorsqu’on s’occupe d’un bon livre, de songer que ce que l’on en dit a accès auprès de l’auteur, qu’il s’attristerait du blâme, qu’il se réjouira de l’éloge, qu’il peut tenir compte de l’objection ou de la remarque. Or, avec M. Mérimée, cet échange, ce fluide n’existe pas. On le lit avec charme, on le loue avec conscience : mais, après comme avant ce légitime hommage, on se dit qu’il restera toujours le même : contenu, composé, légèrement affecté dans sa simplicité magistrale, inaccessible (du moins en apparence) aux petites émotions de la vie littéraire ; dédaigneux, sceptique, très spirituel, tel enfin que doit être un homme d’un talent supérieur pour réussir presque toujours et ne passionner presque jamais.
« Tout est dit, et l’on vient trop tard », — écrivait, il y a cent soixante-sept ans, un penseur illustre, à la première page de son livre ; à plus forte raison, aujourd’hui que l’imagination humaine se sent tarir comme une nourrice épuisée, pouvons-nous dire : L’on vient trop tard, tout est chanté !
« Oui, tout est dit », écrivait La Bruyère, ce qui ne l’empêchait pas de prouver, par un éclatant exemple, qu’il y avait moyen de trouver encore des choses neuves, ou, ce qui vaut mieux, de leur donner un tour qui les rendait immortelles ; ce qui n’a pas empêché, après lui, Fontenelle et Voltaire, Montesquieu et Buffon, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, Bonald et de Maistre, Chateaubriand et Lamennais, d’arriver à leur tour et d’ajouter leur marbre à ce monument qui semblait fini. Au commencement de ce siècle, lorsque la littérature de l’Empire achevait d’exténuer la poésie française, d’en ôter le sang, la chair et la vie pour en faire un mannequin académique, empaqueté de périphrases et d’alexandrins, qui eût pu prévoir que la noble Muse était si près de son glorieux réveil, et qu’il suffirait d’une larme de René tombant dans le lac du Bourget ou dans le golfe de Baïa, sous le regard enivré d’un amant et d’un poëte, pour que la source divine jaillit de nouveau, plus abondante et plus belle ? Comme l’activité, l’intelligence la liberté, comme tous les ressorts de l’homme, la poésie a ses moments de langueur et de lassitude ; elle a ses haltes forcées, où les écoles qui finissent, essayent en vain de rassembler leurs groupes dispersés et leurs forces défaillantes, où les écoles qui commencent consultent d’un œil timide les étoiles et les vents ; elle a aussi, elle a surtout ces heures d’expiation et de souffrance que lui impose la souveraine justice pour avoir gaspillé ou profané les dons célestes, ces heures d’épuisement et d’atonie qui suivent les orgies de l’imagination comme les orgies du corps. Mais elle ne meurt pas, elle ne peut pas mourir ; ou, si elle mourait, c’est que le cœur de l’homme cesserait de battre, qu’une fibre se briserait dans les entrailles mêmes de l’humanité, que le dialogue immortel entre l’âme et la nature s’interromprait tout à coup, ou plutôt que l’univers s’écroulerait pour faire place à je ne sais quel chaos immobile et taciturne. Qu’est-ce donc que le poëte ? — On a dit de Voltaire qu’il avait mieux que tout le monde l’esprit que tout le monde a. — Eh bien ! le poëte, c’est l’homme qui a, mieux que nous tous, la rêverie et l’image, le sentiment et l’émotion, la faculté de vibration intime, dont nous possédons tous le germe ; c’est l’homme qui sait faire de son impression individuelle une partie de la nôtre, et qui, placé en face des spectacles extérieurs ou des phénomènes de l’âme, interprète ce que nous voyons par ce qu’il voit, ce que nous ressentons par ce qu’il ressent. Avouez donc que la poésie ne peut pas périr ; car elle n’est que l’interprétation permanente de ce qui ne périt pas. Plante frêle et vivace, sa fleur ne s’épanouit que sous de trop rares soleils ; mais sa racine est partout, et, pour que la fleur pût disparaître, il faudrait que la racine disparût !
« Dix ans après avoir livré à la publicité ces premières ébauches de ma jeunesse, j’eus, dans un jour de désœuvrement, la fantaisie de les revoir. Je jugeai ma création, et, avec une triste variante de la Genèse, je la trouvai mauvaise. Nous étions en hiver ; je jetai au feu mes trois volumes, avec le sentiment de satisfaction profonde que l’on ressent à consommer un acte de justice. Toutefois, comme il y avait, çà et là, dans ces recueils, certains fragments dont la pensée ou la forme me semblait moins condamnable que le reste, je crus pouvoir, sans excès de faiblesse, les sauver du désastre. L’illustre auteur des Confidences nous raconte qu’il aperçut, le soir d’un jour de tempête, un pauvre pêcheur d’Ischia sur la plage de son île, lequel retirait des flots quelques rares débris de sa barque submergée, la poulaine, une vergue, deux ou trois minces planches, pour les faire entrer dans la construction d’un nouvel esquif. Je fis comme le malheureux Napolitain. Rien ne rend industrieux comme la pauvreté. » (Préface des Poëmes de la Mer, page 39.)M. Autran ayant ainsi condamné à mort les œuvres de sa première jeunesse, la critique n’a pas à s’en occuper. Qu’il nous suffise de constater que dans ces vers où la personnalité du poëte se voilait encore sous l’imitation naïve des maîtres d’alors, on sentait se révéler déjà les deux principaux caractères de son talent, la richesse du ton et la netteté de la ligne. C’est dans le poëme de Milianah, publié cinq ans plus tard, que M. Autran commença à prendre possession de son originalité et à devenir tout à fait lui-même. Bien des gens, même parmi les dilettantes et les lettrés, demanderont peut-être aujourd’hui ce que c’est que le poëme de Milianah. Eh ! que ne demandez-vous aussi ce que c’étaient que ces soldats, ces héros de courage, de patience et de discipline qui se battaient et mouraient en Afrique, pendant que vous alliez à l’Opéra ou que vous lisiez un roman-feuilleton ? On cherche parfois en vertu de quelle loi providentielle ou politique la société s’est vue tout à coup transportée des sphères les plus riantes de la civilisation, de l’intelligence et du goût, au penchant des plus sombres abîmes. Pour nous, nous n’hésitons pas à signaler, comme une des causes de cette péripétie soudaine et terrible, ce déplacement complet de toute notion morale, de tout vrai patriotisme, qui donnait aux indignes les enivrements de la gloire, du succès et du bruit, et laissait dans l’ombre ceux qui méritaient l’admiration de tous et la palme véritable. Rendre hommage aux héros de Mostaganem, de Milianah ou de Constantine ! Nous n’avions pas le temps, nous avions mieux faire : il fallait encenser cet orateur bouffi, ce publiciste vaniteux, ce pamphlétaire aigrelet, visant un ministère et atteignant un trône ; il fallait applaudir ce ténor possédant deux notes de plus que ses émules, cette danseuse sautant un demi-mètre plus haut, cette tragédienne ressuscitant Hermione en attendant qu’elle réhabilitât Messaline. Voilà les vrais héros, les vrais lions, comme disent nos voisins. Et cette iniquité sociale et mondaine, on la commettait aussi en littérature : s’occuper du poëme et du poëte de Milianah, était-ce possible ? Il s’agissait bien de cela, vraiment ! Il s’agissait de savoir, chaque matin, comment finirait la lutte entre Lugarto et Mathilde, ou bien si le Chourineur et la Goualeuse, c’est-à-dire l’assassin et la fille publique, mèneraient à bonne fin, à travers mille catastrophes émouvantes, l’œuvre édifiante et vraisemblable de leur transformation morale ! N’importe ! dans le poëme de Milianah, M. Joseph Autran avait mieux fait que révéler un progrès très réel dans sa manière. Il avait trouvé ce que nous appellerons la poésie militaire du dix-neuvième siècle. En effet, à quelque école littéraire que l’on appartienne, que l’on jure par Aristote ou par Schlegel, il est impossible d’imaginer que les exploits de nos voltigeurs et de nos spahis, si héroïques, si poétiques qu’ils soient, doivent être chantés sur le même ton que les héros de l’Iliade ou de l’Énéide, on même que les croisés du Tasse et les chevaliers de l’Arioste. — « Mon pauvre Horace, tu fais des épaulettes parce que tu ne sais pas faire des épaules », disait le vieux David à M. Horace Vernet. Nous n’avons jamais été très enthousiaste du talent de M. Vernet ; convenons pourtant qu’il eût été passablement ridicule s’il eût essayé de peindre les combattants de Montmirail ou de Wagram dans le même costume que Romulus et Tatius, du tableau des Sabines ; avouons aussi qu’il y a, dans une salle du Musée de Versailles consacrée à nos gloires d’Afrique, quelques tableaux de M. Vernet, qui concilient très bien cet idéal pittoresque dont l’art ne saurait se passer, avec la réalité toute moderne des gibernes, des guêtres et des képis. Ce que M. Vernet a fait en peinture, M. Joseph Autran l’a fait en poésie : il a assoupli l’alexandrin, ce grande seigneur, toujours un peu cérémonieux, un peu formaliste, un peu enclin à ses privilèges d’ancien régime, et il en a fait le franc et hardi compagnon de nos Africains de 1840. Il l’a fait asseoir au bivouac, monter à l’assaut, vivre familièrement avec les Kabyles, les razzias et les douars, avec cette poésie nouvelle, à demi française, à demi arabe, colorée d’un rayon de l’Orient, et fort différente des
dix mille vaillants Alcidesde Boileau. Quand même il n’y aurait pas dans le poëme de Milianah des morceaux d’une mâle beauté, une élévation constante de sentiments et de pensées, et cette chaleur d’âme qui vivifie tout, le mérite que nous signalons suffirait le préserver de l’oubli ; c’est pourquoi, si M. Autran est amené, comme nous l’espérons, par ses derniers succès, à publier une édition de ses œuvres, nous lui demandons d’y faire figurer Milianah. Nous voici arrivés à la Fille d’Eschyle. Onze années s’étaient écoulées depuis le voyage de M. de Lamartine et les premiers vers de M. Autran. Bien des aspects étaient changés dans la littérature moderne. Le groupe romantique n’existait plus, et son triomphe ressemblait un peu à ces victoires douteuses, Eylau ou Malplaquet par exemple, où les vainqueurs laissent sur le champ de bataille autant de morts que les vaincus. On commençait à être las des drames de M. Hugo, qui étaient fous quand ils s’appelaient Ruy-Blas, et ennuyeux quand ils s’appelaient Les Burgraves. Le moment était bien choisi pour se donner le plaisir d’une réaction, et l’on sait que, dans tous les genres, les plus sérieux comme les plus frivoles, la France se refuse rarement ce plaisir-là. La réaction eut lieu ; M. Ponsard en fut le héros, et Lucrèce le signal. Des académiciens, des pairs de France, des hommes d’État, tous ceux qui avaient gémi de nos équipées littéraires, battirent des mains et poussèrent des cris d’allégresse. J’eus, vers cette époque, l’honneur de rencontrer M. Autran. Préoccupé comme moi du succès de M. Ponsard, de la vogue de mademoiselle Rachel, de cette vieille route longtemps abandonnée, qui semblait tout à coup se rouvrir, et dont le poteau indicateur était glorieusement relevé par un poëte de talent et une actrice de génie, il m’avoua qu’il venait d’écrire, sous cette impression nouvelle, une tragédie, moins que cela, une étude empruntée à un autre temps et à un autre ordre d’idées que Lucrèce,, mais également inspirée par ce retour aux sources antiques, un moment taries ou troublées sous le souffle du romantisme. Cette confidence de M. Autran me causa, j’en conviens, quelque appréhension. Je ne croyais pas à cette réaction néo-classique qui ne répondait à aucun instinct, à aucun besoin de notre siècle, et qui me paraissait tout simplement un caprice de lettrés. Je voyais avec peine un jeune poëte, dont je pressentais le magnifique avenir, entrer dans cette voie où la première place était prise, et je me disais tout bas qu’il serait dur de ne s’appeler que Thomas Ponsard. La Fille d’Eschyle parut, et jamais doutes ne furent dissipés d’une façon plus victorieuse ; jamais plus éclatant démenti ne fut donné aux appréhensions de l’amitié. On sait dans quelles circonstances fut jouée la Fille d’Eschyle. Ce fut le 9 mars 1848, quinze jours après la révolution de Février, huit jours avant cette manifestation des blouses qui livra Paris aux barbares. Hélas ! qu’il y avait loin de là aux spirituels loisirs, à l’à-propos littéraire, qui avaient aidé si puissamment au succès de Lucrèce ! Eût-on joué, ce jour-là, Hamlet ou Polyeucte, qui de nous, si passionné qu’il fût pour ces récréations exquises de l’intelligence et de l’art, eût pu oublier, en face de l’œuvre nouvelle, ces préoccupations terribles, ces poignantes angoisses, brusquement soulevées dans nos cœurs comme la tourmente populaire dans nos rues ? Ajoutons qu’excepté l’actrice chargée du rôle de Méganyre, tous les autres personnages étaient représentés par des artistes médiocres, dont quelques-uns même, grâce à des habitudes de mélodrame, réunissaient tous les défauts les plus contraires à l’interprétation de cette pure et noble poésie. Quel mérite, quelle vitalité n’a-t-il pas fallu pour qu’à travers tant d’obstacles la Fille d’Eschyle arrivât jusqu’à l’Académie et au public. J’ai parlé ailleurs de ce bel ouvrage ; mais je ne me lasserai pas de le redire : en tardant à jouer la Fille d’Eschyle, le Théâtre-Français manque à sa mission ; en négligeant de s’emparer du rôle de Méganyre, mademoiselle Rachel manque aux intérêts de sa gloire et aux obligations que lui impose son talent. Ce qu’il y a d’admirable dans cette pièce, c’est qu’elle est à la fois très antique et très humaine ; que la donnée en est prise dans les entrailles mêmes de l’art grec, et qu’en même temps elle repose sur ces faiblesses du cœur de l’homme, qui sont de tous les pays et de tous les siècles. Eschyle, vieux, brisé par l’âge, sentant son génie près de s’éteindre comme une lampe qui tremble et meurt après une longue veillée, Eschyle n’a plus pour consolation et pour appui que sa fille Méganyre, la plus belle et la plus chaste des jeunes Athéniennes. Le vieux poëte a été couronné douze fois dans les jeux Olympiques ; mais Athènes est inconstante et la mythologie païenne, malgré ses fables riantes et ses mensonges complaisants, a ses jours d’intolérance et de rigueur. Eschyle, accusé d’avoir trahi les mystères d’Éleusis, est traîné devant l’aréopage par Théoclès, grand prêtre, dont le fils Oromédon, jeune homme lâche et débauché, a vu son amour méprisé et repoussé par Méganyre. Quel est son défenseur ? Sophocle ; Sophocle, inconnu encore, n’ayant révélé à personne le secret de son génie, et amoureux de Méganyre, dont il est aimé. Le plaidoyer de Sophocle sauve l’illustre accusé. Eschyle est absous par ses juges ; en même temps, on annonce que Cimon revient à Athènes avec les cendres de Thésée, et tous les poëtes athéniens sont invités à se disputer la palme tragique dans la fête qui se prépare. À cet irrésistible appel, Eschyle oublie son âge ; il ne croit plus à cette décadence de son génie dont il s’est plaint avec une si éloquente amertume. Il s’élance de nouveau dans cette carrière où il a recueilli tant de couronnes ; mais, hélas ! la victoire n’est pas pour lui ; elle est pour un jeune rival qui a concouru pour la première fois, et que saluent les acclamations enthousiastes de cent mille spectateurs. Ce rival, c’est Sophocle. Il a bien compris, l’heureux poëte ! qu’en disputant le prix à Eschyle, en l’exposant à l’humiliation d’une défaite, il risque de s’en faire un ennemi, et de perdre à jamais Méganyre. Mais dites à un poëte, si amoureux qu’il soit, de sacrifier son génie à son amour, et de consentir à rester obscur pour être heureux ! Dites-lui d’immoler aux pieds de la femme aimée sa vanité, son orgueil, la voix intérieure qui lui promet la gloire, et les transports de la foule enivrée ! Qu’il soit d’Athènes ou de Paris, qu’il date son œuvre de la quinzième olympiade ou du dix-neuvième siècle, ce sera toujours le poëte, l’homme épris, avant tout, de son talent, de ses succès et de lui-même, et ramenant à soi les destinées qui se mêlent à la sienne au lieu de s’absorber en elles par l’abnégation et le dévouement. Cette dernière partie de la Fille d’Eschyle est donc aussi vraie que poétique ; l’auteur de Prométhée, profondément irrité de sa disgrâce, repousse les hommages de son jeune vainqueur, qui croit tout réparer en lui exprimant une admiration inutile et tardive. Il s’exile de cette ville ingrate qui oublie déjà sa gloire, et où sa noble vieillesse est en butte aux railleries et aux insultes des oisifs et des débauchés. Cependant il permet à Méganyre de ne pas le suivre et de devenir l’épouse de Sophocle : que fera-t-elle ? son devoir est tracé. Elle dit adieu à son amant sans lui adresser un seul reproche. Elle s’attache aux pas du proscrit volontaire, certaine de trouver la mort dans ce lointain exil. Sophocle, accablé, reste immobile sur le devant de la scène, et exhale en vers magnifiques ses regrets et ses remords, pendant qu’Eschyle et sa fille gravissent la colline, et que se retournant encore une fois, adresse à son amant et à Athènes un suprême et funèbre adieu. Ce dénoûment, si douloureux et si simple, joué par mademoiselle Rachel et deux partenaires dignes d’elle, produirait un immense effet. Citons quelques vers ; ne choisissons pas, prenons-les à la première page, sûr de rencontrer assez de beautés pour justifier nos éloges. Voici les plaintes d’Eschyle, révélant à sa fille le déclin de son génie :
Nous en appelons à tous ceux qui aiment la littérature, et qui s’en occupent : y a-t-il beaucoup de pareils vers dans le théâtre moderne, à commencer par Agamemnon et à finir par Ulysse, en passant par les Templiers et par les Vêpres siciliennes ? Et remarquez que ces vers ne sont pas choisis, qu’ils sont pris à la première page, et que le monologue de Méganyre, le plaidoyer de Sophocle, la scène où il se demande s’il concourra pour le prix ou s’il immolera son orgueil à son amour, l’adieu de la fille d’Eschyle au poëte qu’elle aime, sont des morceaux comparables, sinon supérieurs, à celui que nous venons de citer ! N’y a-t-il donc pas de défauts dans la Fille d’Eschyle ? Il y en a sans doute ; les rôles du grand prêtre Théoclès et de son fils Oromédon sont un peu médailles, comme on dit au théâtre. Ils tiennent par une parenté trop évidente à la vieille tragédie. Oromédon parle à Méganyre de ses appas, de ses feux, ce qui force celle-ci à lui parler de ses faibles attraits. On rencontre en outre çà et là quelques mots trop modernes, qui rompent l’harmonie du ton, et font songer à notre siècle plutôt qu’à celui d’Eschyle. Ainsi, dans la magnifique tirade que j’ai transcrite, le mot penseur me semble d’une date un peu trop récente pour être employé par le poëte, j’allais dire le contemporain des Océanides. Une matinée suffirait pour effacer ces légères taches, qui n’ôtent rien, du reste, à la beauté des trois principaux rôles, à l’éclat de la poésie, au pathétique et à l’intérêt de l’ensemble. Tout ce que promettaient Milianah et la Fille d’Eschyle, les Poëmes de la Mer le réalisent ou plutôt le dépassent. Par ces Poëmes, M. Joseph Autran marque la maturité suprême de son talent, et met le sceau à sa renommée. Bien qu’il soit fort difficile de faire des classifications dans une œuvre lyrique, on peut signaler, dans le volume de M. Autran, trois sources d’inspiration principales : les souvenirs, le paysage et le drame ; les images du passé qui se mêlent à l’histoire de la mer ; les aspects toujours nouveaux, toujours infinis, qu’elle présente à qui sait la regarder ; et enfin cette portion des joies, des douleurs, des émotions humaines, qu’elle voit passer sur ses bords ou qu’elle engloutit sous ses flots. C’est à la première de ces trois inspirations qu’appartiennent les trois pièces qui ouvrent le recueil, les Océanides, les Premiers Jours et Usque huc ; elles sont précédées d’un chœur qui sert de prologue aux poëmes, et suffirait presque à leur succès ; rien n’égale l’effet grandiose et mélancolique de ces strophes récitées par les vagues :
On dirait un chœur antique s’élevant tout à coup dans la nuit pour préparer par ses plaintes une émouvante tragédie. Les Océanides sont dignes du chantre d’Eschyle ; il y a dans les Premiers Jours une grandeur qui prouve à quel point le poëte s’est pénétré des beautés de la Bible ; cette preuve éclate avec encore plus de magnificence dans Usque huc, morceau admirable qui vaut à lui seul un poëme, et que nous citerions en entier si ses proportions ne dépassaient celles de cet article. Dans Usque huc, M. Autran a paraphrasé le non amplius ibis, de la Genèse. Il peint à grands traits les scènes gigantesques du déluge, les souvenirs de ce jour terrible où les flots de la mer se dressèrent du fond de l’abîme, atteignirent les plus hauts sommets, surmontèrent les tours et les montagnes. C’en est fait, le monstre est déchaîné, la mer ne connaît plus ses limites, Dieu a cessé de lui mesurer le niveau et l’espace ; elle triomphe, le monde entier lui appartient… Non ! L’heure de la clémence sonne au cadran céleste, un air frais et pur glisse sur cette nappe immense, en ride la surface, et peu à peu la ploie et la rejette vers ces grèves et ces plages, perdues depuis quarante jours au fond de cet océan universel. L’arche réparatrice apparaît au flanc desséché du mont Ararat, et l’arc-en-ciel teint de ses couleurs la nuée encore menaçante la mer est vaincue : Usque huc ! Telle est en quelques lignes d’aride et froide prose l’analyse de cette pièce, qui égale en mouvement lyrique les meilleures inspirations de la poésie moderne. Le paysage, on le comprend, tient une large place dans ce volume. Outre que c’est là la tendance, le secret penchant de l’art contemporain, comment ne pas peindre en détail ce que l’on a si bien vu, ce que l’on sent si bien ! M. Autran ne décrit pas la mer en touriste, en homme qui est allé passer une saison de bains à Dieppe ou à Marseille, qui s’est promené sur les falaises ou sur la plage, et s’est proposé comme thème poétique le majestueux spectacle effleuré par ses regards. Il a grandi, il a vécu, il a senti frissonner en son âme ses premiers accès de poésie, dans l’intimité familière de ces scènes maritimes dont il a saisi sur le fait le sens, la vérité et la vie. Il s’est assis à la table des matelots, il a partagé le repas du soir des Catalans, il a été tour à tour bercé par ces ondes paisibles, secoué par ces vagues courroucées. Qu’on lise les pièces intitulées : Circumnavigation, Promenade, les Pêcheurs, les Alcyons, Mer calme, la Côte d’Italie, l’Idylle au rivage, les Nuits de Naples, on reconnaîtra ce sentiment sincère, cette intimité constante, cet amour profond du poëte pour ce qu’il voit et ce qu’il chante. Et pourtant ce que nous préférons dans ce livre, c’est ce que nous avons appelé le drame ; l’élément humain se mêlant aux images, aux incidents et aux catastrophes dont la mer est le théâtre. L’éternel combat de la mer et de l’homme, cet atome intelligent luttant contre cette immensité, ce problème de grandeur dans la faiblesse et d’infirmité dans la grandeur, ces voix plaintives et funèbres s’élevant de chacun de ces flots comme l’hymne de deuil de l’humanité vaincue, tout ce que ces récifs et ces orages ont soulevé de douleurs et de sanglots, tout ce que ces flots cachent, dans leurs profondeurs, de trésors, de cadavres et de débris, tout cela a été fouillé et saisi par M. Autran avec une puissance incomparable. Il faut bien citer quelques strophes, de peur qu’on ne nous accuse d’exagération ou de complaisance. Nous avons longtemps hésité : le Chœur des vagues, les Alcyons, le Cabin Boy, le Fond de l’Océan, le Mousse, et dix autres pièces, nous semblaient également dignes de passer sous les yeux de nos lecteurs et de les dédommager de notre prose. À la fin, nous nous sommes décidés pour les Naufragés, hymne sombre et solennel qui émeut comme le Requiem de Mozart.
LES NAUFRAGÉS.Répétons-le en finissant : la France, la France civilisée (et les lettres ne sont-elles pas la civilisation même dans son expression la plus délicate ?), ne peut rester insensible à cette œuvre qui vient de combler une lacune et de rompre la prescription poétique. S’il en était autrement, si ces beaux vers devaient ne rencontrer qu’indifférence, il faudrait désespérer d’une littérature arrivée à ce point de découragement et de lassitude qu’elle ne voudrait pas même être consolée. Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, ont laissé dans notre mémoire un idéal qui nous rend dédaigneux et difficiles quand nous lui comparons de nouveaux vers. Pourtant, on ne saurait se le dissimuler, tous trois sont perdus pour la poésie. M. Hugo écrit des pamphlets ; M. de Lamartine vous raconte en prose l’histoire de Christophe Colomb et de Bernard de Palissy ; M. de Musset justifie de plus en plus le mot cruel de Henri Heine. Faut-il donc dire que tout s’en va parce qu’ils s’en vont, et mettre le signet à la page qu’ils viennent de remplir, en fermant le livre pour jamais ? Non, ce ne serait pas honorer le passé, ce serait méconnaître l’avenir. Pourquoi n’en serait-il pas en poésie comme dans le vieux palais de nos souverains, où une voix solennelle criait autrefois après chaque agonie royale : Le roi est mort : Vive le roi ! — Nos rois poétiques sont morts, ou, ce qui est pire, ils se survivent. Nul, mieux que M. Autran, ne saurait nous dédommager de leurs défaillances, et réhabiliter par son caractère et son talent ce rôle de poëte dans un temps troublé, qu’ils ont trop souvent défiguré et compromis.De profundis clamavi…
semper ad eventum festina, et à prolonger démesurément une situation, toujours la même à dater du troisième acte. Il arrive un moment, dans sa pièce, où elle semble frappée de la même immobilité que ce malheureux royaume de France, excommunié par le pape ; les événements, les caractères, les sentiments, le dialogue, tout tourne dans un cercle au lieu d’avancer vers un but. Quelle différence, si l’auteur, profitant des libertés shakspeariennes et s’affranchissant de l’inflexible unité de lieu, avait substitué à cette distribution monotone une certaine quantité de scènes où se seraient déroulés tour à tour, dans toute leur vérité historique et locale, le gracieux tableau des amours de Philippe et d’Agnès, l’arrivée du légat, les redoutables conséquences de l’interdit, l’agitation des grands vassaux, les souffrances du peuple, la lutte des deux pouvoirs, la fuite et le retour d’Agnès, et enfin son agonie et sa mort ! Mais M. Ponsard, à qui l’imitation de Corneille et de Tite-Live avait si bien réussi, s’était laissé tenter cette fois par une gloire plus délicate et peut-être plus difficile. Il avait songé à Racine, et cherché son principal moyen de succès dans la peinture des combats intérieurs, des contradictions incessantes d’un cœur partagé entre l’amour et le devoir, entre le doux égoïsme de la passion et la froide raison d’État ; toute cette poésie amoureuse et charmante que Racine a répandue à flots limpides dans Andromaque, dans Esther, et surtout dans Bérénice, M. Ponsard avait voulu la retrouver, et il y avait presque réussi. Seulement il oubliait qu’il ne serait pas jugé par des contemporains de mademoiselle de La Vallière et de madame de Sévigné ! Quoi qu’il en soit, le personnage d’Agnès, de cette Bérénice chrétienne, qui est plus femme que reine, plus amante qu’épouse, qui aime chastement, et dont on condamne l’amour, qui ne se croit pas coupable et qui pourtant sent peser sur elle une puissance supérieure et réprobatrice ; qui se résigne bien à s’enfuir, mais qui espère être poursuivie, ce personnage fait le plus grand honneur à M. Ponsard, et vaut à lui seul toute la tragédie de Lucrèce. Quant au style, il n’y a pas de comparaison possible ; Agnès a toutes les qualités dont Lucrèce était dépourvue : correction, fermeté, sobriété, souplesse, netteté, élégance. Citons au hasard deux morceaux pour justifier notre préférence. Voici des vers de Lucrèce, qui ont été très célèbres, et que le béotisme de 1843 ne manqua pas d’appliquer à nos pairs de France, comme celui de 1853 les appliquerait sans doute à nos sénateurs :
Assurément, un professeur de rhétorique punirait l’écolier qui lui apporterait de pareils vers. — « Démolissons Aristote, mais respectons Vaugelas ! » avait dit M. Victor Hugo. Ici ni Vaugelas ni du Marsais n’étaient respectés ; les métaphores étaient lancées au hasard, sans le moindre souci des analogies, et il y avait quelque chose de singulier à voir ce jeune poëte, arrivé pour réagir contre une école ennemie de toute règle et de tout frein, préluder à son rôle de correcteur par de choquantes incorrections. Comparez à ces vers informes ceux où Agnès de Méranie exhale ses tendres et poétiques regrets :
Nous le demandons, est-ce la même langue ! Ce ne fut, on le voit, qu’à dater d’Agnès de Méranie que M. Ponsard entra en pleine possession de son style, style plus composite qu’homogène, où il est facile de reconnaître la trace de diverses inspirations et de diverses écoles, ou la nouveauté et l’archaïsme se coudoient sans se combiner toujours, mais qui, après tout, est d’une trame assez ferme, d’un tissu assez solide pour qu’il ne soit plus permis d’en parler avec dédain. Ajoutons ici, pour n’avoir plus à y revenir, une autre singularité dont M. Ponsard a été victime : jamais poëte ne débuta avec plus d’éclat, n’excita des sympathies plus vives, n’éveilla de plus sérieuses espérances, et pourtant jamais poëte ne rencontra moins d’interprètes dignes de lui. Bien que je n’aie pas assisté à la première représentation de Lucrèce, je devine aisément ce qu’avaient pu être M. Bocage et madame Dorval dans deux rôles si complètement étrangers à leur talent ; mais j’étais à la première représentation d’Agnès de Méranie, et je me souviens encore de l’effet lugubre, lamentable, que produisirent ce roi enroué, cette reine enrhumée, ce légat récitant son rôle comme le confident d’une tragédie de Raynouard ou de Luce de Lancival. Quel désastre pour une pièce qui, manquant de mouvement, de péripéties et de coups de théâtre, attendait surtout son succès de ces délicatesses de détail, de ces nuances de sentiment que les bons acteurs mettent en relief, que les mauvais laissent dans l’ombre ! Ce malheur immérité a presque constamment poursuivi M. Ponsard, et, l’autre soir encore, il compromettait l’Honneur et l’Argent, si le sort de cet ouvrage excellent pouvait être compromis. C’est pourquoi l’on peut dire, en parodiant un mot célèbre de Michaud à propos d’un personnage beaucoup moins inoffensif, qu’Agnès de Méranie n’a pas été jugée, mais exécutée ; en revanche, nul n’a le droit de s’étonner du mécontentement et de la froideur qui accueillirent Charlotte Corday. M. Ponsard, salué comme chef d’école, avait mérité qu’on lui demandât quel était son plan, son but, sa filiation littéraires ; à quelles idées générales il rattachait ses travaux ; à quelle famille d’esprits et de talents il se rattachait lui-même. Évidemment il avait voulu rendre à notre théâtre, encore chaud de l’orgie romantique, la simplicité des maîtres ; cette simplicité avait porté bonheur à son début, et il lui était resté fidèle, à ses dépens, dans sa seconde pièce. Mais que penser de lui lorsqu’on le vit entrer de plain-pied dans un épisode presque contemporain, gros de tumulte et de clameurs, où la simplicité devenait impossible, où Melpomène et Clio étaient forcées d’emprunter le porte-voix révolutionnaire ? Que penser surtout lorsqu’on vit ce disciple de Tite-Live, de Corneille et de Racine, de la ligne sobre et pure, prendre pour guide, en ce périlleux sujet, un poëte dont je ne conteste assurément pas la gloire et le génie, mais qui recherche peu, ce me semble, la pureté des lignes et la sobriété des couleurs ! Il fallut bien avouer que M. Ponsard manquait essentiellement d’initiative et de parti pris, qu’il marchait à l’aventure, et qu’il n’avait pas l’air très sûr que ses premiers dieux n’eussent pas été des idoles. Soyons justes pourtant ; en abordant ce sujet tout frémissant de nos souvenirs, de nos douleurs et de nos angoisses, l’auteur de Lucrèce et d’Agnès de Méranie désertait moins son drapeau qu’on ne pourrait le croire ; il s’efforçait de retrouver sur ce terrain nouveau, encore sillonné des orages de la veille et des tempêtes du lendemain, cette vérité des caractères, cette modération des idées et cette autorité de langage dont il a fait jusqu’ici les traits distinctifs de sa muse. Peut-être même, — car les poëtes les plus sensés sont sujets à l’illusion, — espérait-il rasséréner, à force d’équité et de sagesse, ce qu’un pareil spectacle avait d’irritant et de passionné, et ramener un peu de calme dans nos âmes troublées par ces sinistres images ; mais cette fois l’entreprise était au-dessus de ses forces, et ne pouvait pas réussir. En vain M. Ponsard, pour déconcerter les passions et désarmer les colères, avait-il essayé de se faire aussi impersonnel que possible, de laisser à Vergniaud, à Barbaroux, à Danton, à Sieyès, il Robespierre, à Marat, la responsabilité de leurs opinions, de leurs paroles et de leurs actes ; on lui répondit que cette impersonnalité du poëte n’était bonne qu’à glacer le public, qui veut que l’auteur se passionne pour se passionner lui-même. En vain, par un procédé contradictoire, s’étudia-t-il à ne pas perdre un moment de vue l’effet qu’allaient produire sur ses spectateurs les sentiments et les idées de ses héros, et eut-il soin de se tenir sans cesse derrière eux, calculant la portée de chaque vers, le péril de chaque hémistiche, donnant à tous les partis des satisfactions successives, et cherchant consciencieusement à contenter tout le monde ; on lui objecta que c’était là, au point de vue politique, le moyen de ne contenter personne, et, au point de vue dramatique, le procédé contraire à celui des maîtres, qui disparaissent et s’absorbent dans leurs acteurs, pour leur donner plus de vérité et de vie. En vain déploya-t-il, dans le tableau des travaux rustiques de Charlotte, une grâce qu’on ne lui connaissait pas, et, dans la grande scène du quatrième acte, entre les triumvirs de la Montagne, une ampleur et une vigueur cornéliennes ; on fit observer que ces beautés éparses, tenant moins du drame que de l’idylle ou du discours en vers, ne suffisaient pas à une tragédie, et un homme d’esprit termina la discussion en affirmant que Charlotte Corday lui faisait l’effet de l’Histoire des Girondins racontée par Théramène. Il y eut là, nous le croyons, un moment fâcheux et dangereux dans la carrière poétique de M. Ponsard ; d’une part, il s’abandonnait à l’influence d’un homme illustre, qui nous a tous plus ou moins enivrés des charmes divins de ses premiers vers ou des capiteuses séductions de ses derniers livres, mais qui possède trop mal l’art de se conduire lui-même pour qu’on puisse le supposer habile à conduire les autres ; il se laissait entraîner après lui dans ce tourbillon révolutionnaire où devait nécessairement s’estomper et disparaître les chastes et sérieux contours de sa pensée ; d’autre part (ceci est plus délicat à indiquer), il devenait décidément trop païen, non pas dans le sens classique et autorisé, mais par ce côté un peu profane, un peu libertin, que toute la grâce et tout l’atticisme d’Horace ne parviennent pas à déguiser. Il accréditait de son nom, de son talent et de son exemple, cette petite réaction néo-païenne, qui n’a rien de commun, Dieu merci, avec l’étude intelligente des anciens, et qui invoque Vénus en buvant le cécube et en se couronnant de roses, sous prétexte que la petite école néo-gothique a fait son temps. M. Ponsard, en écrivant Horace et Lydie, prouva, une fois de plus, que certains chefs-d’œuvre de la poésie antique ont un charme insaisissable, un léger parfum qui s’évapore en passant du texte primitif dans la traduction d’un homme de talent. Mademoiselle Rachel, en prêtant à cette futile esquisse d’un classique en goguettes l’appui qu’elle avait refusé à Lucrèce, Agnès et à Charlotte, prouva, elle aussi, ce que l’on savait déjà, qu’un succès d’ajustement, de coquetterie et de fascination sensuelle lui paraît préférable un succès sérieux obtenu au service d’un vrai poëte. Ce fut probablement pour échapper à ce côté malsain de la poésie païenne que M. Ponsard alla se plonger aux sources pures et vives d’Homère : d’autres l’en ont blâmé ; nous l’en félicitons ; c’est là qu’il a retrouvé cette vigueur d’inspiration, cette santé intellectuelle, qui se révèlent si bien dans sa dernière comédie. La tragédie d’Ulysse, le poëme d’Homère, sont des œuvres très estimables, qui compteront un jour parmi les meilleurs titres littéraires de leur auteur. Si le succès n’en a pas été plus décisif, c’est que notre prétendu retour vers l’antiquité grecque et homérique n’est, hélas ! que superficiel ; c’est qu’il s’en tient à l’extérieur, et que le public, même lettré ou dilettante, n’est pas plus avancé aujourd’hui dans l’étude ou l’intelligence d’Homère qu’il ne l’était dans celle du moyen âge, à l’époque où le moyen âge était à la mode. M. Ponsard, en voyant sourire ou ricaner, à certains passages de son Ulysse, ces Aspasies sans beauté et sans orthographe qui enjolivent et déshonorent de leur présence les premières représentations, a dû faire là-dessus assez de réflexions graves et tristes pour qu’il soit inutile d’insister. On le voit, après cette série d’œuvres contestées ou contestables, rien n’était encore perdu pour M. Ponsard, mais rien n’était résolu. Il se trouvait, en définitive, un peu moins avancé qu’au lendemain de Lucrèce. Pourvu qu’on y mît un peu de malveillance ou de malice, on pouvait se demander si le succès de Lucrèce n’avait pas été une surprise, un accident, un hasard : on pouvait croire surtout que ce poëte aux allures embarrassées, poursuivant dans des imitations successives son originalité absente, puisant à des sources diverses ses inspirations laborieuses et lentes, finirait par perdre, dans la littérature moderne, toute personnalité et toute physionomie distinctes. Il fallait donc, il fallait absolument un grand succès à M. Ponsard, afin que personne ne pût douter de lui, à commencer par lui-même. Ce succès, il vient de l’obtenir. Cette jettatura bizarre, qui datait d’un trop éclatant triomphe, et qui durait depuis dix ans, a été enfin conjurée par les remarquables beautés de sa comédie. Désormais l’auteur de Lucrèce s’appellera l’auteur de l’Honneur et l’Argent, et c’est pour lui une double bonne fortune ; car ce titre rappellera son meilleur ouvrage et le délivrera d’un souvenir écrasant. Et pourtant, au premier abord, il semble que rien n’est original dans cette pièce, ni les caractères, ni l’intrigue, ni le style ; ce n’est qu’en approchant de plus près et en y réfléchissant davantage qu’on y découvre une véritable originalité. Georges est intéressant et vrai, mais ce n’est pas un caractère, ou du moins c’est un caractère de drame plutôt que de comédie. Riche et fêté au premier acte, volontairement ruiné au troisième, il voit se détourner de lui ce monde qui lui prodiguait ses empressements et ses sourires. L’honnête négociant qui allait lui donner sa fille la lui refuse, et Laure, pauvre créature obéissante et passive, a l’inexcusable faiblesse de se soumettre aux volontés de son père et de renoncer à son amant. Georges se répand en plaintes douloureuses, en récriminations éloquentes contre ce père dénaturé, contre cette fille résignée, contre cette société surtout qui humilie et repousse sa noble et fière indigence ; il a des mots, des cris d’une poignante amertume :
Il doute du bien et du mal, il calomnie le monde et lui-même, il est sur le point de capituler avec sa conscience et son cœur ; heureusement son ami est là pour combattre ces tentations coupables et lui rendre un peu de courage ; la sœur de Laure le console ; la fortune lui revient : un rayon de bonheur lui sourit, et, au dénoûment, Georges a retrouvé, avec l’espérance et l’amour, la pleine possession de sa loyauté et de sa vertu. Nous le répétons, cet ensemble ne manque ni d’intérêt, ni d’émotion, ni de vérité ; mais il n’y a pas là de comédie. Rodolphe, l’ami de Georges, s’en rapproche davantage : il tient à la fois de Philinte et d’Alceste ; d’Alceste par son extrême honnêteté, par sa haine contre l’hypocrisie et le mensonge, et, au fond, par son dédain pour notre pauvre humanité ; de Philinte, par sa résignation raisonnée et raisonnable au mal qu’il voit faire et qu’il ne peut empêcher. Les iniquités, les inconséquences sociales, l’attristent sans l’irriter. Il éclaire l’imprévoyance de Georges, non pas pour lui conseiller le doute, le désespoir et la haine, mais pour le préparer à la lutte. Il a souffert, il est pauvre, il a vécu ; il sait ce que Georges ignore, et il lui dit : « Garde bien ton argent si tu veux pouvoir toujours croire aux autres et à toi. » — Plus tard, lorsque Georges est malheureux, lorsqu’il chancelle et résiste encore, Rodolphe a le droit de venir à lui, de lui tendre la main et de lui dire : — « N’est-ce donc rien, cela ? je n’en fais pas autant pour tout le monde. » — Cette physionomie est sympathique, d’une morale irréprochable, d’un effet excellent ; mais elle ne répond pas à l’idée complète qu’on se forme d’une comédie, c’est-à-dire d’une action comique mise en jeu par le contact et le choc des caractères : Rodolphe moralise, il n’agit pas. Les deux jeunes filles, Laure et Lucile, sont ce qu’elles doivent être, l’une personnifiant l’obéissance filiale et passive, l’autre empruntant le tablier de Dorine ou de Martine pour dire son fait à cette soumission exagérée. Peut-être serait-il permis de remarquer que Lucile est bien avancée, bien indisciplinée pour son âge, et que ces idées de résistance et de révolte, fort bien placées dans la bouche des servantes de Molière, en face de gens qui veulent marier leurs filles à Tartufe, à Trissotin ou à Thomas Diafoirus, sont un peu moins à leur place sur les lèvres d’une jeune personne bien élevée, dont le père n’a d’autre ridicule et d’autre tort que de ne plus vouloir d’un gendre ruiné ; mais le contraste et l’effet du dénoûment l’exigeaient ainsi, et nous nous bornerons à dire que cette figure de Lucile, bien qu’elle ait de la mutinerie et de la grâce, n’est ni originale ni comique. Il y a, dans l’Honneur et l’Argent, deux rôles qui ne sont malheureusement qu’indiqués, et d’où la comédie pouvait jaillir ; c’est celui de M. Mercier, le père de Laure et de Lucile, et celui de la vieille fille dont on offre la main à Georges, et qu’il a un moment l’envie d’épouser. Cette vieille fille n’est pas ridicule, et M. Ponsard a fait preuve de tact en se refusant le plaisir facile et le facile succès d’une caricature. Jeune et belle, elle était pauvre ; elle a hérité de cent mille écus, mais trop tard ; la jeunesse et la beauté s’étaient enfuies. Dans ce cœur attristé et non desséché par le célibat, il y avait peut-être des trésors de dévouement et de tendresse, tout le bonheur, toute la joie, tout l’orgueil d’un honnête homme : hélas ! il n’est plus temps ; fermé d’abord par la pauvreté, ce cœur doit t’être désormais par la richesse, par l’inflexible pensée que l’on ne l’épouserait que pour son argent : je trouve cette idée touchante et charmante, et j’en veux presque à M. Ponsard de ne pas l’avoir développée ; sa vieille fille ne fait que passer dans le drame ; elle dit quelques mots et disparaît. M. Mercier est admirable de suffisance-et de sottise, de rigorisme factice et tardif, de probité bourgeoise et bavarde. Il a chanté autrefois, dans ses joyeuses nuits de corps de garde, Voltaire, Parny et Béranger ; mais à présent il se range, et il ne veut pas qu’on lui rappelle ses peccadilles passées. Rien ne lui paraît au-dessus de la délicatesse et de l’honneur. Il dit bien haut qu’entre un homme pauvre, mais honnête, et un millionnaire taré, son choix ne balancerait pas un moment. Patience ! Après le noble sacrifice par lequel Georges renonce à l’héritage maternel pour payer intégralement les créanciers de son père, M. Mercier trouve que Georges est allé trop loin, qu’il aurait dû le consulter en sa qualité de futur beau-père ; qu’il y avait moyen de ménager à la fois sa conscience et sa bourse. Il lui refuse sa fille et la donne à un riche agent de change dont le père a fait trois faillites. Plus tard, lorsque ce gendre, ruiné à son tour, prend la fuite et laisse la pauvre Laure dans l’abandon et les larmes, M. Mercier est aussi comique dans ses doléances qu’il l’a été dans ses contradictions /
M. Mercier est si drôle en cet endroit, cette boutade répond si bien à l’ensemble du personnage, qu’on rit aux éclats et que l’on accepte cette petite vengeance de poëte. Mais au fond, M. Mercier a raison les poëtes, ou, si l’on veut, les hommes d’imagination, seront toujours, je le crains, de fort médiocres maris. N’importe ! ce rôle est excellent, mais ce n’est qu’une esquisse. Donnez-lui plus de saillie, et faites-le jouer par M. Samson ou M. Provost, vous aurez la vraie comédie. Quant à la donnée et à la marche de l’intrigue, il y a quelques réserves à faire. J’admire le sacrifice de Georges, pouvant, sans manquer à la loi, garder la fortune de sa mère, et n’écoutant que la voix de l’honneur, qui lui ordonne de payer à tout prix les dettes paternelles. Je suis de l’avis de Rodolphe, annonçant d’avance tout ce que cette épreuve aura de douloureux, de dangereux et de terrible. Mais la société est-elle aussi mauvaise, aussi ingrate envers le bien qu’on nous la représente, surtout dans une de ces circonstances solennelles, éclatantes, où l’homme qui pousse la loyauté jusqu’à l’héroïsme appelle nécessairement l’attention publique ? Il y a dans l’Honneur et l’Argent un passage très vrai et très beau, où Rodolphe dit à Georges que ce qui est noble et méritoire, ce n’est pas le courage du premier moment, mais la persévérance. Nous dirons, nous, à M. Ponsard, que pour donner au sacrifice de Georges toute sa grandeur, et aux conséquences de ce sacrifice toute leur vraisemblance, il fallait inventer une de ces situations où l’honnête homme est forcé de lutter entre son intérêt et sa conscience, isolément, obscurément, sans que ses efforts et sa victoire puissent lui attirer un suffrage ni un regard. L’action courageuse de Georges, au contraire, est de celles qui réussissent toujours, que l’on admire au grand soleil, au milieu des applaudissements de la foule, et que se hâtent d’exalter ceux-là mêmes qui n’en seraient pas capables. Ce qui en résulterait, dans la vie et dans la société réelles, je vais vous le dire. Il est possible qu’un père refusât sa fille à Georges ; et, pour lui donner tort, il faudrait ignorer tout ce que la richesse ou la pauvreté peuvent mêler de charme ou d’angoisse au bonheur intérieur. Il est possible encore (sachons tout dire !) que ses amis se détournent de lui et évitent sa rencontre, dans la crainte de sollicitations et d’emprunts ; cela est vil et méprisable ; mais qu’y faire ? Nous en avons tant vu, depuis vingt ans, de ces héros qui commençaient par une action d’éclat, un sacrifice chevaleresque, un courageux martyre, et qui venaient ensuite monnayer en détail leur belle action dans la poche de leurs amis ! Puisqu’on prétend que nous sommes à court de types de comédie, en voilà un que je me permets d’indiquer à M. Ponsard, et qui ne manquerait ni d’actualité ni de vérité. Je n’excuse pas les amis de Georges, mais je les comprends. Quant à la société officielle, je crois que M. Ponsard la calomnie. Soyez bien sûr qu’après la noble détermination de Georges toutes les portes des chancelleries et des ministères s’ouvriraient à ce volontaire de la pauvreté ; que son beau trait serait raconté tout haut dans les salons ; que cinq ou six belles dames, femmes de ministres ou de hauts fonctionnaires, le prendraient sous leur protection, et ne laisseraient pas de repos à leurs maris jusqu’à ce qu’elles eussent obtenu pour lui une bonne place ; sans compter le prix Monthyon, qu’il aurait en perspective ! sans compter quelque miss langoureuse, ou quelque veuve romanesque, qui pourrait bien se passionner pour pour son infortune, et lui offrir sa main et ses millions ! Cet anonyme homme d’État qui, dans la pièce de M. Ponsard, propose à Georges riche un poste d’ambassadeur, et à Georges pauvre une place d’expéditionnaire, est évidemment un fantaisiste, et devrait, par conséquent, être fort suspect au chef de l’école du bon sens. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans le monde vrai. Ah ! poëte ! poëte ! il eût été digne de vous de ménager un peu plus cette pauvre société qui se défend si mal, qui a tant d’indulgence pour ses détracteurs… et tant d’indifférence pour ses avocats ! Il y a encore dans l’Honneur et l’Argent un point que je tiens à éclaircir, afin de pouvoir rendre justice à l’œuvre et à l’auteur en toute sécurité d’esprit et de conscience. Serait-il vrai, comme on l’assure, que M. Ponsard ait voulu donner à sa pièce des allures voltairiennes, et réagir (toujours des réactions !) contre le mouvement religieux de ces dernières années, contre le publiciste éminent qui en représente le mieux le côté incisif et militant ? Pour ma part, je l’avoue, je n’y entends pas tant de malice, et je m’en réjouis : car ce serait bien triste, n’est-ce pas ? de voir ce beau rôle de Rodolphe, tant d’honnêteté et de droiture, un si austère et si profond sentiment de l’honneur, un langage à la fois si sévère et si sage, aboutir à quoi ? à un hommage au courtisan de Frédéric de Prusse et de madame de Pompadour, au contempteur de toutes les choses grandes et sacrées, l’homme qui a dégradé la poésie, profané l’histoire, sali nos plus chastes gloires, jeté sur un siècle entier sa bave étincelante, et dont nous retrouvons encore l’amer et victorieux éclat de rire au fond de tous nos malheurs et de toutes nos souffrances ! Non, c’est impossible, ce n’est pas là la pensée de M. Ponsard. Rodolphe, son véritable héros, rappelle à M. Mercier, plus ou moins converti, le temps où il citait Voltaire et fredonnait Béranger ; il termine la pièce en murmurant à l’oreille de M. Mercier scandalisé :
mais c’est de bonne prise pour la comédie ; l’épigramme ne tombe que sur ce bourgeois vaniteux et borné, dont la conversion n’est qu’à la surface, dont la conduite et les paroles révèlent les contradictions les plus plaisantes, dont les circonstances ont fait un défenseur de la société, de la religion et de la morale, et qui, à huis clos, si on l’en priait bien, chanterait encore Babet et le Dieu des Bonnes Gens. Chose singulière ! l’homme qu’on a nommé dans tout ceci et qu’il eût été de meilleur goût d’épargner, est un de ceux qui ont le mieux saisi ce type de bourgeois dévot par intérêt ou par peur, sceptique par sottise ou par habitude, ayant un Eucologe sous le bras et un Voltaire dans sa poche. Relisez les Libres Penseurs, l’Esclave Vindex, le Lendemain de la victoire ; vous verrez avec quelle verve l’auteur de ces ouvrages raille ces accommodements grotesques du mal et du bien, de la religion extérieure et de l’incrédulité intime ; du rigorisme officiel et du libertinage clandestin, de ces divers éléments dont se composent tous les Merciers — passés, présents et futurs. — Vous voyez donc bien que M. Ponsard n’a pas attaqué M. Veuillot ; je dirais plutôt qu’il l’a copié ! Le style de l’Honneur et l’Argent relève de Molière, comme celui de Lucrèce et du quatrième acte de Charlotte Corday relevait de Corneille. Mais, cette fois, l’imitation est si heureuse et si habile, le modèle si admirable, le maître si sûr, que je ne me sens pas le courage de blâmer l’imitateur et le disciple. En dehors des caractères, des situations et du style, il y a dans l’Honneur et l’Argent une originalité réelle : cette originalité, quelle est-elle ? Je vais essayer de l’indiquer en finissant. Le soir de la première représentation, j’entendais murmurer autour de moi par des gens de beaucoup d’esprit, et au milieu d’un concert d’éloges, que les vérités trop vraies abondaient dans cette pièce, et, pour tout dire (il faut bien que chaque événement ait son bon mot), que la comédie de M. Ponsard leur faisait l’effet d’une nouvelle édition de Molière, commentée par M. de la Palisse. C’est possible ; mais lorsqu’on a été, pendant quelque temps, au régime de notre littérature subtile, dissolvante, poussant le goût de la fantaisie, de l’antithèse et du paradoxe jusqu’à ces régions crépusculaires où le jour et la nuit se confondent, on n’est pas fâché de trouver sous sa main un peu de vérité, fût-elle trop vraie, et l’on est tenté de croire que M. de la Palisse a du bon. Êtes-vous bien certain que la sublime tirade de Cléante, dans Tartufe, n’encourrait pas le même reproche auprès de nos hardis fantaisistes, et n’avons-nous pas lu, l’an dernier, un aimable petit livre où Molière était traité de radoteur, ne sachant faire parler que des Béraldes et des Aristes d’un fastidieux bon sens ? Voilà ce qui arrive aux littératures lorsqu’elles perdent tout sentiment de discipline intellectuelle et morale, lorsqu’elles s’abandonnent au caprice de chaque individu, au mirage de chaque imagination, et substituent à ces lois immortelles où s’abritent l’art et la raison, je ne sais quel personnalisme prestigieux et menteur, cherchant dans un perpétuel crescendo de raffinements et de sophismes le succès qu’il ne peut plus obtenir par des œuvres simples et belles. Plus tard, lorsqu’on se retrouve, par extraordinaire, en présence d’une de ces œuvres, on est dépaysé, étonné, inquiet, presque mécontent ; il semble que la vérité soit fade, la simplicité niaise, le bon sens ennuyeux ; nos gosiers, brûlés d’alcool, ne reconnaissent plus la saveur de ce vin vivifiant et généreux ; et, dans ces moments-là, Molière et M. de la Palisse paraissent se toucher de très près. Honneur à tous deux ! honneur aussi à M. Ponsard ! L’originalité et la gloire de son œuvre est justement d’avoir ramené vers les vérités fortes et salubres nos esprits égarés dans l’invraisemblable, le paradoxal et l’impossible, d’avoir exprimé ces vérités immortelles dans un style ferme, net, franc, de bonne école et de bonne race, d’avoir fait circuler dans les veines de la comédie moderne, après tant de fièvres et de langueurs, un reste de ce sang vigoureux et pur qui semblait tari depuis les maîtres, et de n’avoir pas craint de nous paraître banal pour être plus sûr d’être vrai. Un honnête homme, un homme de cœur, luttant pendant dix années, ne se laissant pas décourager par des difficultés exceptionnelles, se refusant à toute transaction avec la littérature mercantile, tombant sans murmure, se relevant sans bruit, et terminant la lutte par une bonne comédie, cet homme offre, en définitive, un spectacle assez noble et assez rare pour qu’il soit permis de jeter bas les armes et d’honorer en lui la sincérité du talent et la dignité des lettres.
« Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. En fait d’art original, le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates ; le cycle chrétien tout entier est barbare. Dante, Shakspeare et Milton n’ont prouvé que la force et la hauteur de leur génie individuel : leur langue et leurs conceptions sont barbares. La sculpture s’est arrêtée à Phidias et à Lysippe. Michel-Ange n’a rien fécondé ; son œuvre, admirable en elle-même, a ouvert une voie désastreuse, etc., etc… »Quant au dix-septième siècle, M. Leconte de Lisle ne lui fait pas même l’honneur d’en dire un mot ; et, quant à la poésie moderne, voici ce qu’il ajoute :
« Reflet confus de la personnalité fougueuse de lord Byron, de la religiosité factice et sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique d’outre-Rhin et du réalisme des lakistes, la poésie moderne se trouble et se dissipe. Rien de moins vivant et de moins original en soi, sous l’appareil le plus spécieux. Un art de seconde main, hybride et incohérent, archaïsme de la veille, rien de plus. La patience publique s’est lassée de cette comédie bruyante jouée au profit d’une autolâtrie d’emprunt », etc., etc. Qu’en dites-vous ? Trouvez-vous qu’il y ait là une révolution, ou, si vous aimez mieux, une réaction assez radicale ? M. Leconte de Lisle a du moins le mérite de ne pas déguiser sa pensée sous des périphrases diplomatiques. À ses yeux, rien n’existe en poésie depuis Homère, Eschyle et Sophocle ; Euripide lui-même est un corrompu et un sceptique ; Virgile, Horace, Ovide, n’ont de tolérable que ce qu’ils ont emprunté à la Grèce en leur qualité de Romains, ils n’ont qu’à répéter ce qu’écrivait le poëte des Tristes :
Dans le monde moderne, c’est bien pire ; il n’y a que quelques individualités puissantes, se débattant contre la barbarie, et ne réussissant qu’à révéler le douloureux contraste de la beauté de ce quelles pourraient faire avec la difformité de ce qu’elles font. On le comprend, il faudrait des volumes pour répondre à ce colossal paradoxe, et tout ce que je puis vous promettre, c’est de ne pas les écrire : voici, pour ma part, l’humble objection que je me contenterai de soumettre à M. Leconte de Lisle. De votre propre aveu, Euripide, à peine postérieur de quelques olympiades à Eschyle et à Sophocle, était déjà un sceptique, un poëte de décadence, défigurant la grande tradition homérique. C’est probablement qu’il y a eu dans la poésie grecque, comme dans toute poésie, deux âges, l’âge primitif, celui où la religion et l’art, le dogme et le mythe, sont si étroitement unis, qu’ils se confondent dans l’esprit des peuples ; que le pontife et le poëte ne font qu’un, et que chaque poëme tombant des lèvres sacrées n’est que la vibration harmonieuse des sentiments et des croyances nationales ; — et l’âge secondaire, celui où ces deux éléments commencent à se détacher l’un de l’autre, où l’art et l’orthodoxie se gênent et s’inquiètent mutuellement, où le prêtre et l’artiste s’observent d’un air de méfiance, où les cimes du Pinde et de l’Olympe s’abaissent en s’éloignant. Or, si ce second âge existait déjà pour la Grèce, du temps d’Euripide, c’est-à-dire en pleine civilisation athénienne, en face du temple de Minerve, au milieu des statues de Phidias, croyez-vous qu’après trois mille ans, après la transformation du vieux monde par le christianisme, nous pourrons, nous, disciples de Gœthe, de Chateaubriand et de Byron, descendance maladive et inquiète de Faust et de René, être ramenés, en l’an de grâce impérial 1854, à un sentiment assez naïf, assez profond, assez primitif de la poésie païenne, pour que cette poésie soit autre chose qu’une lettre morte, éclairée d’un rayon lointain ? Savez-vous quelle sera la première condition, j’allais dire le premier châtiment, de votre tentative ? L’isolement ; — et c’est en effet, malgré une remarquable beauté de forme, le caractère dominant de vos Poëmes antiques ; ne vous y trompez pas, la poésie n’a que deux moyens de pénétrer dans les âmes, de se mêler par d’intimes affinités à l’esprit même d’une génération ou d’un siècle, d’un peuple ou d’un monde, de cesser d’être l’amusement puéril d’imaginations oisives, pour parler, par les lèvres d’un seul, la langue de tous : il faut ou qu’elle traduise le sentiment public, religieux, guerrier, national, légendaire qu’elle soit le poëme des civilisations au berceau, des nationalités naissantes, des théogonies encore baignées dans les brumes de leur radieuse aurore, des grandes voix de la conscience humaine traversant le temps et l’espace, — ou bien, aux époques inférieures, lorsque l’esprit poétique se retire des masses et de la vie publique, pour s’isoler, par débris, dans quelques cerveaux privilégiés, il faut au moins que nous reconnaissions chez le poëte quelque chose de nous-mêmes, et que cette poésie individuelle devienne à son tour collective, grâce à ces mystérieux courants qui s’établissent dans un même moment entre les imaginations de même trempe. C’est ce qui a eu lieu lorsque ont paru les Méditations, et, plus tard, lorsque M. de Musset, dans Rolla et dans ses Nuits, a encore effleuré de plus près certaines souffrances particulières à notre siècle. Mais essayez de repeupler les montagnes mythologiques, de ressusciter dans leurs tombes glacées les divinités païennes, de rebâtir un temple avec ces froids décombres tour à tour dispersés par la philosophie antique et la religion chrétienne ; même, pour rentrer plus avant dans le sanctuaire du polythéisme, pour donner votre restauration helléniste et païenne un caractère plus magistral, renouvelez le procédé dont se sont servis MM. Augustin et Amédée Thierry pour nos rois de race mérovingienne et carlovingienne. Dites, comme M. Leconte de Lisle, l’Hellade au lieu de la Grèce, Ilos au lieu de Troie, Kronos au lieu de Saturne, Zeus au lieu de Jupiter, Éros pour Cupidon, Artémis pour Diane : vains efforts ! vous ne rendrez pas la vie à ce qui est mort ; vous ne rallumerez pas la flamme sacrée là où se refroidissent, depuis trente siècles, des cendres éteintes. Je pourrai parcourir en curieux cette nécropole ; mais rien en moi ne s’éveillera au contact de ces squelettes tombés du mensonge dans le néant ; pas un sentiment qui réponde à ce que j’éprouve, pas une image qui réponde à ce que je vois. Vous ne réussirez pas mieux à faire de ces fouilles archaïques une création nouvelle et vivante que lord Elgin n’eût réussi à créer, sous le ciel britannique, un monument grec a l’aide des fragments de statues et de bas-reliefs que lui livraient l’Attique et l’Ionie. Et voyez comme les systèmes excessifs sont toujours portés à s’exagérer encore, et comme dans toute révolution, même littéraire et inoffensive, il y a toujours un Danton derrière Mirabeau, un Robespierre derrière Danton, un Marat derrière Robespierre, et quelque chose encore derrière Marat. On sent que le panthéisme païen ne suffit plus à M. Leconte de Lisle ; il penche vers les théogonies indiennes. J’ai lu avec attention son poëme de Bhagavat, que ses amis m’avaient vanté. C’est très beau comme exécution, comme couleur, comme encadrement pittoresque ; mais, en vérité, il faudrait que notre pauvre poésie moderne eût commis de bien impardonnables énormités pour mériter d’être condamnée à une aussi terrible déportation. Voici un court échantillon de ce poëme :
Je le déclare, si ce devait être là le dernier mot de la poésie française, je demanderais qu’on me ramenât à M. de Florian et au chevalier de Boufflers. M. Sainte-Beuve, le maître infaillible en tout ce qui n’est qu’affaire de goût, après avoir cité avec éloges de belles strophes de M. Leconte de Lisle, intitulées Midi, qui se terminent par ces vers
ajoutait comme par pressentiment :
« Dans cette dernière partie, le poëte, en traduisant, dans son expression suprême, le désabusement humain, et en l’associant, en le confondant ainsi avec celui qu’il prête à la nature, a quitté le paysage du midi de l’Europe et a fait un pas vers l’Inde. Qu’il ne s’y absorbe pas ! »Eh bien, nous craignons qu’il ne s’y soit absorbé : nous craignons que le paganisme antique, ce mensonge brodé de lumière, ce nuage frangé de rayons, qui, par Platon et Virgile, touche presque à l’immortelle aurore des vérités chrétiennes, n’ait été pour M. Leconte de Lisle qu’une transition vers ces dogmes farouches des théogonies indiennes, que je définirais volontiers le mysticisme de la matière. S’est-il quelquefois demandé pourquoi Virgile, écrivant dans une langue fort inférieure au pur dialecte de Sophocle et d’Homère, n’ayant, pour ainsi dire, qu’une originalité de seconde main, et forcé de composer son miel avec des fleurs demi séchées au lieu de le cueillir en pleine floraison de l’Hymette, a cependant bien plus de prise que les Grecs sur nos imaginations et nos âmes, et restera éternellement le poëte préféré de tous ceux qui veulent retrouver quelque chose d’eux-mêmes sous les voiles divins de la poésie ? C’est que Virgile, retenu encore par les liens visibles du polythéisme, s’en échappe pourtant par maint endroit ; c’est qu’il se rapproche de nous par le mystérieux pressentiment d’un Dieu inconnu, d’une foi nouvelle, dont il anime, comme d’un souffle vivifiant et pur, ces dogmes envahis déjà par le froid de la mort et de la nuit. M. Leconte de Lisle, au contraire, ne paraît occupé qu’à les reculer encore, à les placer hors de notre portée, à les enfermer, dans toute leur immobilité sacrée, au fond de quelque antre de Thrace ou de Thessalie. On dirait un prêtre d’Apollon ou de Cybèle, une sorte de Démodocus antidaté, gardien ombrageux de l’orthodoxie mythologique, et croyant, comme dit Sganarelle, que tout soit perdu, s’il laissait altérer la pureté sacerdotale des traditions et des textes au contact de nos profanes regardes et de nos idées modernes. Aussi ses Poëmes antiques, malgré des détails d’une beauté remarquable, forment-ils, dans leur ensemble, une lecture très pénible pour quiconque n’est pas parfaitement initié à la généalogie officielle-ou apocryphe de ces dieux et de ces déesses, à cet Almanach de Gotha de l’Hélicon et de l’Olympe. Hélène, Niobé, Kîron, sont trois monuments dont je ne méconnais ni l’harmonie, ni l’élévation, ni la grandeur ; mais je passe vite devant leurs portiques déserts pour chercher plus bas, à mi-côte, en quelque repli de la colline, un peu de fraîcheur et d’ombre, un bouquet d’arbres, un humble toit d’où s’exhale un chant, un murmure, une fumée, quelque chose qui m’annonce la présence de l’homme et le mouvement de la vie. Les pièces détachées qui complètent ce volume, la Source, Midi, Juin, etc., me paraissent préférables aux poëmes ; non pas que le système de l’auteur ne s’y continue, et n’y mêle sans cesse la tradition païenne aux impressions du paysage ; mais enfin, il y a là une ampleur, un caractère, une puissance de souffle qui rachètent bien des peccadilles, et le hiérophante y fait moins de tort au poëte. Ceux qui ont le triste courage de juger les œuvres d’art en dehors de toute préoccupation religieuse et chrétienne admireront, j’en suis sûr, la pièce qui termine le recueil, et qui est intitulée : Dies iræ ; un Dies iræ païen ou plutôt athée, où toutes les croyances et tous les dieux sont confondus dans une agonie suprême, et précipités vers les abîmes sans fond par une Muse ivre de néant. Si M. Leconte de Lisle a le malheur de n’être pas chrétien, il aurait pu du moins s’abstenir d’un titre qui rappelle à toutes les mémoires la plus sublime, la plus terrible de nos prières funèbres ; il aurait pu se souvenir que la poésie a mieux à faire qu’à enlever à la vie la croyance et l’espérance à la mort : ceci soit dit sans rien ôter au mérite de cette pièce, où se traduit d’une façon vraiment saisissante, non plus le désabusement humain dont parlait M. Sainte-Beuve, mais la désolation suprême qui en est la conséquence inévitable, et où M. Leconte de Lisle, destructeur impitoyable de ses propres idoles, semble avoir voulu écrire l’apocalypse du paganisme, aboutissant au vide, aux ténèbres, au chaos, a un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue, comme dit Bossuet, un pauvre radoteur indigne de desservir les autels de Zeus, de Kronos, d’Artémis et de Bhagavat ! Malgré mes réserves, c’est là un début poétique dont on ne saurait contester l’importance ; mais, pour que les espérances qu’il donne se réalisent, il faut que M. Leconte de Lisle se résigne à ne regarder ses Poëmes que comme d’excellentes études faites sur l’antique, sur la poésie grecque, sur l’écorché mythologique ; quelque chose de pareil à ce que font les paysagistes lorsqu’ils copient littéralement, pour s’en servir plus tard, un coin de forêt et un groupe de rochers, ou les architectes, lorsqu’ils reconstruisent en idée, d’après un fragment de chapiteau ou de colonnade, un imposant édifice : il faut surtout qu’il se pénètre d’une vérité bien indépendante de toute croyance et de tout système : c’est que, s’il réussissait, par malheur, à persuader à ses contemporains que rien n’existe en littérature depuis les Grecs, que Zeus et Kronos sont les seuls distributeurs de la source sacrée, et que la poésie moderne n’a désormais plus rien à nous apprendre, ils se le tiendraient pour dit et en profiteraient pour courir un peu plus vite à la Bourse ou aux chemins de fer, mais que pas un d’eux ne le suivrait dans son temple ni dans sa pagode.
C’est ainsi que M. Charles Reynaud nous associe aux impressions de la vie rustique, et nous y ramène sans cesse par ce côté délicat et tendre des sentiments humains qu’effarouche le tumulte des villes et qui ne se développe librement qu’à la campagne. La Fleur du blé, les Cerises, la Haie, Mars, À une Source, la Ferme à midi, sont des modèles de ce genre aimable, tempéré, qui est la vraie poésie champêtre, c’est-à-dire la nature prise sur le fait, sans enluminure ni périphrase, et communiquant avec l’homme par cet échange immortel où notre âme rend en idées ce qu’elle reçoit en images. À propos des deux dernières pièces que je viens de citer, la Source et la Ferme à midi, il y aurait lieu à une étude, à une comparaison piquante entre le procédé poétique de M. Charles Reynaud et celui de M. Leconte de Lisle ; car je retrouve, ou à peu près, ces deux sujets et ces deux titres dans les Poëmes antiques. Chez M. Leconte de Lisle, le sentiment pittoresque et descriptif, très réel et même très puissant, ne tarde pas à s’agrandir et à s’absorber dans cet idéal olympien qui altère le paysage en le divinisant : la Source touche de près à la Nymphe ; Midi est une sorte de flamme implacable qui ne laisse plus à l’homme qu’un immense anéantissement, une extase immobile et muette à côté des bœufs qui ruminent et des épis qui boivent le soleil : l’âme n’a que le choix ou de s’enfuir ou de se perdre dans cet ensemble de créatures passives, domptées par l’invisible Dieu. Chez M. Charles Reynaud, la source n’a point d’urne ni de naïade ; elle est à nous, nous pouvons nous pencher sur son onde limpide, puis suivre son cours à travers les prairies en fleurs, puis nous attrister avec elle en voyant son frais ruisseau se changer en rivière, traverser une ville qui le souille de ses immondices, et enfin arriver à la mer, goutte d’eau perdue dans un océan, et subissant ses tempêtes et ses naufrages. La ferme à midi, c’est l’heure du repos pour les laboureurs ; c’est une scène agreste et paisible, animée par le travail qui vient de finir et par celui qui va recommencer ; l’homme est là avec les animaux dont il a fait ses auxiliaires et ses amis, le chien, le cheval, le bœuf, groupe familier qu’il conduit et qu’il domine un peu plus loin,Que soupirent autour de nous
On dirait que toutes ces voix
Et c’est toujours le même son
Mais je vois passer près de moi
Tout ce monde-là a chaud sans doute, mais une chaleur honnête et modérée qui ne force pas d’avoir recours à Bhagavat. Je n’insiste pas davantage ; on voit assez la différence des deux manières. À quoi bon redire celle que je préfère ? J’aime bien mieux répéter que M. Leconte de Lisle n’en a pas moins un très grand talent. Il y a autre chose qu’un charmant reflet de la vie rustique dans le volume de M. Charles Reynaud ; il y a de poétiques souvenirs d’un voyage en Orient, — il y a trois petits poëmes, trois gracieux caprices d’antiquaire et d’artiste : Une Fantaisie d’Alcibiade, le Festin de Circé et la Mort de Juliette. Il y a enfin une série de pièces unies entre elles par une même pensée ou plutôt par un même amour, qui forment une sorte de roman en vers, dont l’héroïne, nommée Julie, a été l’Elvire du jeune poëte ; chacune de ces inspirations différentes mériterait une mention à part ; mais il m’a semblé plus opportun de faire ressortir ce qui est l’attrait particulier et l’originalité distinctive du recueil de M. Charles Reynaud, ce que j’appellerais, si j’osais, la campagne humanisée. Tel qu’il est, ce recueil m’a charmé, et j’en recommande de nouveau la lecture à tous ceux qui, après les fatigues d’un hiver laborieux ou mondain, ont besoin d’un air plus frais, d’horizons plus purs, de sensations plus douces. Je tromperais M. Charles Reynaud,-et lui-même ne me croirait pas, si je lui disais que son livre est une de ces œuvres qui font dans la littérature de leur temps une large trouée, bientôt assaillie par la foule enthousiaste des imitateurs et des disciples. Non ; mais, après les grandes dates poétiques, il en est d’autres qui occupent heureusement les intervalles, rompent la prescription, et sont comme des anneaux plus modestes rattachant entre eux les anneaux d’or. Les Épîtres, Contes et Pastorales méritent un des premiers rangs parmi ces aimables intermédiaires. Des recueils comme celui-là et comme deux ou trois autres qui ont paru récemment sont en poésie, entre la glorieuse époque de la Restauration et le poëte inconnu qui entraînera sur ses pas la génération nouvelle, ce que sont en musique les doux accents de Lucia, les mélancoliques soupirs de Bellini, les délicieux refrains d’Auber, entre Guillaume Tell et le musicien à venir qui nous consolera du silence de Rossini.
« presque outragée par cette rivale, mal défendue par un mari qui ne sait pas même être jaloux », madame de Longueville se défend encore ; elle trouve dans sa piété sincère et aussi dans sa fierté naturelle un recours contre les périls qui l’entourent ; elle se réfugie dans le bel esprit, cette consolation anticipée ou tardive des cœurs qui n’aiment pas ou qui n’aiment plus ; elle dicte des lois à l’hôtel de Rambouillet ; elle protège Ménage et Voiture ; elle prend parti dans la grande querelle des deux sonnets de Job et d’Uranie ; on dirait qu’elle veut se préserver des grandes passions par de petits vers : vains efforts ! En 1648, un peu après la magnifique ambassade, ou, si l’on veut, le magnifique exil de Munster, le duc de Larochefoucauld entre en scène. L’heure de madame de Longueville a sonné, et M. Cousin se voile la face. Cette troisième période, la plus sombre, la plus orageuse, va de 1648 à 1654. Nous sommes en pleine Fronde, et nous avons devant nos yeux une grande dame jouant au jeu dangereux des émeutes et des révolutions, se laissant entraîner par son amant dans ces misérables luttes où le grand Condé compromit sa gloire et perdit sept années de son héroïque jeunesse, sept années qui auraient pu consolider et agrandir l’œuvre de Rocroy et de Lens. —
« L’amour tel qu’on l’entendait à l’hôtel de Rambouillet, l’amour à la Corneille et à la Scudéry, avec ses enchantements, ses douleurs et ses dangers, traversé de mille aventures, vainqueur des plus rudes épreuves, et succombant à sa propre infirmité, s’épuisant bientôt lui-même », ainsi commence, ainsi finit cette phase rapide et troublée, qui se termine, en 1654, comme se terminaient alors les passions coupables ou brisées ; dans la pénitence, la prière, entre les austères mortifications du Carmel et les mâles leçons de Port-Royal : quatrième et dernière période, qui ne finit qu’en 1679, avec la vie de madame de Longueville, et qui expie, par vingt-cinq ans de réparation et de repentir, six ans d’un amour sans gloire, sans bonheur et sans repos. Ce premier volume de M. Cousin nous laisse au seuil de la Fronde, en 1649 ou 50 ; dans un second volume, il nous racontera la fin de la guerre civile et la longue pénitence de sa belle héroïne. Je ne crois pas que la littérature française compte beaucoup de pages plus limpides et plus fraîches que celles ou M. Cousin retrace l’adolescence de cette jeune fille appelée à une si brillante et si mélancolique destinée, Anne-Geneviève de Bourbon ; il nous la montre tantôt dans sa famille, tantôt aux Carmélites, partagée entre sa vocation religieuse et ces premières images d’héroïsme et de grandeur que personnifiait sous ses yeux le jeune duc d’Enghien, et qui se mêlaient, comme une légende de famille, aux traditions de ces deux illustres races, les Condé et les Montmorency. Aucune recherche n’a coûté à M. Cousin pour repeupler le couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, tel qu’il était à l’époque où mademoiselle de Bourbon et la princesse de Condé, sa mère, allaient y faire de fréquentes retraites et l’enrichissaient de leurs pieuses munificences. L’éminent écrivain a fouillé les cendres des générations disparues ; il a interrogé de pauvres religieuses, ruines logées dans un débris, derniers restes de cette communauté célèbre, qui, dans les siècles de foi, enlevait au monde les âmes qu’il effrayait, ou lui reprenait celles qu’il avait meurtries. Ces bonnes religieuses ont ouvert à M. Cousin leurs archives et leurs biographies manuscrites, sans se douter qu’elles se trouvaient en présence d’un philosophe cartésien et éclectique, à peu près excommunié par des casuistes de premier-Paris. N’y a-t-il pas quelque chose de touchant et de charmant dans cet échange d’affectueuses démarches et de bienveillant accueil entre ces existences parties de deux points extrêmes, mais réunies par un même amour pour des souvenirs sacrés ? M. Cousin n’a pas été ingrat ; ce qu’il a reçu en documents et en communications authentiques, il l’a rendu en esquisses ineffaçables. Il a fait sortir du demi-jour mystique et légendaire qui les voilait à nos regards les saintes et gracieuses figures de la mère Madeleine de Saint-Joseph, de la sœur Marie de Jésus, de Marie-Madeleine, de la mère Agnès de Jésus-Maria, c’est-à-dire de mademoiselle de Fontaines, de la marquise de Bréauté, de mademoiselle Lancri de Bains, et de mademoiselle de Bellefonds : âmes d’élite, femmes supérieures, qui furent les premières compagnes de mademoiselle de Bourbon ! C’est le 18 février 1635 (elle avait alors seize ans) que les plaisirs du monde, le bonheur de plaire, l’enivrement du succès et des hommages, se révélèrent à mademoiselle de Bourbon dans un bal où elle se laissa traîner en victime, et d’où elle sortit en conquérante et en souveraine. À dater de cet instant décisif, sa vie devient un peu plus profane, et son historien se fait profane avec elle. Du couvent de la rue Saint-Jacques, nous passons à l’hôtel de Rambouillet ; des sœurs ou des mères Marie-Madeleine ou Agnès de Jésus-Maria, nous arrivons à madame de Sablé, à Ménage et à Voiture. Il y a là un délicieux chapitre d’histoire littéraire, où l’hôtel de Rambouillet est apprécié d’une façon magistrale, et comme il doit l’être par les hommes sérieux. Depuis quelque temps, on le sait, une réaction s’est accomplie en faveur de cet hôtel célèbre : la rage de dénigrement et de pessimisme qui s’attache, chez certains censeurs moroses, à toute la littérature moderne, a naturellement reporté les esprits vers ce qui en diffère le plus, vers le fameux salon bleu de Julie d’Angennes, et ce genre précieux dont il fut le modèle le plus accompli. Des gens qui ne daigneraient pas s’arrêter un instant à la prose et aux vers de nos plus fins romanciers et de nos meilleurs poëtes, qui traitent de frivolités malsaines ou maladives tout ce qui s’écrit aujourd’hui, s’extasient devant un sonnet de Benserade ou de Voiture, un quatrain de Sarrasin ou de Bois-Robert, un madrigal de Godeau ou de Ménage ; et même, tant est grande cette idolâtrie du passé ! ils laissent entendre, à demi-voix, que La Calprenède et Scudéry ne sont pas à mépriser. Le dirai-je ? Je trouve M. Cousin lui-même trop indulgent pour cet affreux côté de la littérature d’avant Molière et Boileau. Il était digne de l’homme qui nous a peint en traits admirables Condé et Corneille, Descartes et Pascal, l’héroïsme militaire et l’héroïsme intellectuel, de faire justice de ces ridicules fadeurs, et de nous montrer que c’est en échappant à leur influence que les grands hommes de cette époque ont conservé intacts leur génie et leur gloire. Toutefois cette indulgence de M. Cousin a un motif et une excuse ; ce qui domine tout pour lui, c’est madame de Longueville ; or elle a régné à l’hôtel de Rambouillet : tout en ayant le bon goût de trouver Chapelain ennuyeux et Scudéry insupportable, elle agréait leurs hommages : Godeau, l’évêque de Grasse, lui adressait des lettres spirituellement entortillées, à demi dévotes, à demi galantes. Tous les beaux esprits de céans étaient ses adorateurs ; adorateurs commodes dont la passion s’exhalait en vers détestables, et qui n’effarouchent la jalousie de personne, pas même celle de M. Cousin : plus tard, il se montrera moins accommodant et moins traitable ; c’est qu’il s’agira du véritable amant et du véritable homme de génie. Mais, si je me permets de trouver M. Cousin trop indulgent pour ces poésies galantes où des Trissotins antidatés célébraient les attraits, les appas de madame de Longueville et de ses belles amies, si j’en veux surtout à ces citations qui dérobent à son livre des pages que sa prose remplirait bien mieux, il y a dans ce livre deux sentiments, j’allais dire deux cordes qui vibrent d’une façon merveilleuse et que je ne me lasse pas d’admirer : c’est le sentiment de la beauté, représenté par madame de Longueville, et celui du génie guerrier, des grands intérêts de la France, représentés par Richelieu, et surtout par Condé. M. Cousin nous dit, dans une préface émouvante et attristée : —
« L’âge arrive, le ciel s’assombrit ; nous nous devons à de plus sérieuses pensées. »— On ne le croirait pas, à voir tout ce qu’il a de jeunesse, de tons chauds et riches, d’ardeur intime et contenue, chaque fois qu’il aborde le portrait de son héroïne et des belles personnes qui l’entouraient. Si l’on ne savait que M. Cousin a écrit sur le Beau des pages qui ont immédiatement acquis parmi les artistes une autorité souveraine, on s’étonnerait de rencontrer un philosophe si bien renseigné sur ce chapitre délicat, et sachant si bien ce que doit être une femme pour être tout à fait belle. D’abord, il ne peut pas souffrir les femmes maigres,
« ces frêles poupées qui déguisaient sous de gigantesques paniers des formes absentes, coquettes dépravées ou étiolées, bonnes tout au plus à tenir tête aux héros de Rosbach et aux colonels brodant au tambour ». Ce qu’il lui faut, c’est la femme alliant la force à la grâce, telle qu’on la devinerait chez la Vénus de Milo, la Psyché de Naples, et, en général, chez les statues antiques, si ces types de beauté féminine laissaient quelque chose à deviner. Aussi quel courroux lorsque des hérétiques ont osé prétendre que madame de Longueville manquait d’embonpoint ! Encore une fois, ne nous plaignons pas : c’est cette vivacité passionnée qui répand un tel charme sur l’œuvre de M. Cousin. Il est philosophe, c’est vrai ; mais, comme Platon, son maître, il est aussi artiste et poëte. Les muses se sont inclinées sur son berceau ; les abeilles de l’Hymette ont susurré près de ses lèvres ; il a été touché d’un de ces rayons du ciel d’Athènes qui éclairent et colorent tout, horizons, monuments et rivages ; poésie vivante, commentaire immortel d’une poésie immortelle. Quelle grâce enchanteresse dans le groupe de ces jeunes compagnes de madame de Longueville : mademoiselle de Rambouillet, mademoiselle de Brienne, mademoiselle de Montmorency-Bouteville, mesdemoiselles du Vigean ! Quel ravissant chapitre de roman que l’épisode des pures et fraîches amours de mademoiselle Marthe du Vigean, la plus jeune des deux sœurs, avec le héros de Rocroy ! Et plus tard, lorsque cette délicieuse aurore a fait place à un beau jour où se glissent déjà quelques nuages, lorsque madame de Longueville, dans tout l’éclat de ses triomphes, un peu coquette, vertueuse encore, commence à soulever contre elle les envieux, les médisants et les rivales, quel art, quel talent de mise en scène, quelle émotion pathétique et croissante dans le récit de ce tragique duel de Coligny et de Guise, qui inaugura la phase orageuse et coupable de cette belle vie ! « Qui donc a appris à M. Corneille la politique et la guerre ? » disaient les hommes d’État et les généraux de son temps. Je dirais volontiers : « Qui donc a appris à M. Cousin à raconter un duel mieux que M. Mérimée, à comprendre le beau mieux que Pradier, à pénétrer le cœur des femmes mieux que M. de Balzac ? » Il est vrai qu’il me faudrait demander en même temps qui lui a appris à écrire aussi bien que Pascal et La Rochefoucauld, et ces questions-là me mèneraient trop loin. La Rochefoucauld ! Je viens de nommer le rival, l’ennemi intime du biographe de madame de Longueville. Son ressentiment contre lui est si vif, qu’il lui fait oublier, non seulement l’impartialité historique, mais même cette perfection et cette harmonie de composition, si remarquable dans les autres parties de son ouvrage. Lisez la page 54 de sa belle introduction, et passez de là à la page 545 ; vous verrez que M. Cousin n’a pas craint de se répéter et de reproduire les mêmes citations pour faire mieux ressortir les torts du grand coupable ; il cite deux fois un fragment des Mémoires de la duchesse de Nemours, deux fois un passage de madame de Motteville, deux fois un morceau de La Rochefoucauld lui-même, et, de cette négligence, peut-être volontaire, il résulte que le lecteur le plus superficiel, le moins attentif, est forcé de savoir tout ce que l’auteur des Maximes a mis d’égoïsme, d’ambition personnelle et de froid calcul dans sa liaison avec madame de Longueville. Ce que M. Cousin s’attache surtout à prouver — et il y réussit — c’est que ce ne fut pas le désir de plaire à madame de Longueville qui jeta La Rochefoucauld dans la Fronde, mais le dévouement absolu de madame de Longueville à son amant, qui l’y précipita elle-même, et fit d’elle l’héroïne de ces rébellions funestes. Sans entrer tout à fait dans ces exagérations passionnées, et en admettant qu’il y ait des moments où l’esprit de révolte passe dans l’air et emporte les imaginations et les âmes, il faut reconnaître que le sentiment national et la grande politique, celle qui cherche avant tout l’intérêt et la gloire du pays, n’ont jamais parlé un plus magnifique langage que dans les pages où M. Cousin énumère avec un frémissement de douleur et de regret les résultats de cette désastreuse guerre : le plus pur et le plus noble sang de la France inutilement répandu ; l’accroissement de notre territoire, rêve de Richelieu et de Mazarin, brusquement arrêté ; le grand Condé, âgé de trente ans à peine, tournant contre le trône cette victorieuse épée qui aurait pu ajouter tant de sœurs aux journées de Lens et de Rocroy. Condé surtout, chaque fois qu’il revient au premier plan de cette histoire, inspire à M. Cousin de mâles et austères accents ; il gémit des éclipses de sa fidélité et de son génie, comme il gémit des taches qui ternissent la beauté et la vertu de madame de Longueville ; il s’est si bien identifié avec ses deux héros, que la réputation de l’une et la gloire de l’autre finissent par lui appartenir, et que l’on ne saurait y porter atteinte sans le frapper lui-même dans ses plus chères tendresses, dans le plus vif et le plus profond de son cœur. C’est pour cela que la Rochefoucauld lui est odieux ; il a contribué à égarer ces deux nobles âmes ; il a pris part à cette Fronde qui a amoindri la France et préparé peut-être les révolutions lointaines ; il a été cause que le grand Condé a perdu l’occasion de dix victoires, et que madame de Longueville a été infidèle à la royauté, à son mari… et à M. Cousin. Voilà la principale inspiration de ce livre ; il en est peu de plus belles. Si je fais bon marché de cette petite rancune d’amoureux qui anime l’éminent biographe contre son illustre prédécesseur, il reste ce qui est la vie même et l’inattaquable honneur de cet ouvrage ; il reste un sentiment historique d’une élévation admirable, un culte fervent pour la gloire et la grandeur de la France, soit qu’elles se personnifient dans la politique de Henri IV, de Richelieu et de Mazarin, soit qu’elles éclatent dans les victoires de Condé et de Turenne, soit qu’elles se révèlent dans les œuvres de Descartes, de Corneille et de Bossuet ; il reste enfin une haine ardente contre l’anarchie, contre ces passions destructives qui exploitent la misère et le mécontentement du peuple, contre ces désordres qui corrompent l’esprit national et préparent le despotisme en déshonorant la liberté. Que de réflexions mélancoliques a dû faire M. Cousin lorsqu’il a écrit ces pages si vraies et encore si actuelles, lorsqu’il a précisé cette première date, j’allais dire ce chiffre cabalistique, des souffrances et des agitations populaires exploitées par des ambitieux et des anarchistes : Février 1648 ! M. Cousin, malgré les chagrins que lui causent la Fronde et ses héros, s’est passionné pour l’époque qui précède cette date fatale, et qui comprend Rocroy, Lens, Nordlingen, le Discours sur la Méthode, les Provinciales, le Cid, Horace, Cinna. Selon lui, c’est le moment où le génie de la France atteignit à son apogée ; c’est le vrai dix-septième siècle, et le reste n’a été que le siècle de Louis XIV. Peut-être ses préférences l’ont-elles rendu un peu injuste ; peut-être eût-il été d’une meilleure critique littéraire de ne pas établir une séparation aussi marquée entre cette première période et celle où s’épanouirent, dans toute leur maturité et toute leur perfection, Molière, La Fontaine, madame de Sévigné, Racine, Bossuet, Bourdaloue, Fénelon, et un peu plus tard La Bruyère. La décadence (ce mot devrait-il jamais se mêler à ces noms ?) ne commence qu’à Fontenelle, c’est-à-dire au moment où la langue s’aiguisa davantage, où le trait d’esprit prévalut, où le style, au lieu d’être l’expression simple, la vibration sincère d’une grande pensée dans un grand cœur, songea un peu trop à lui-même, et essaya de se préférer à ce qu’il avait à exprimer. Depuis, nous en avons vu bien d’autres qui doivent nous rendre très indulgents, même pour Fontenelle ; mais enfin, quand on est soi-même un maître, quand on écrit un livre destiné, à son tour, à devenir classique, il n’est peut-être pas bien sage de créer ainsi deux siècles dans le grand siècle, et de nous dire que le second, celui de Louis XIV,
« a substitué, en tout genre, la simplicité à la naïveté, la noblesse à la grandeur, la dignité à la force, l’élégance à la grâce ». — Ne vaudrait-il pas mieux voir dans ces transformations et cet assouplissement successifs l’effet naturel de la marche du temps, le progrès de la civilisation littéraire, de la recherche du beau, de la perfection du langage, s’exerçant sur des génies de même race et de même trempe ? Oui, c’était un beau temps que celui-là ; c’était une noble époque que celle où l’on recevait un bulletin de victoire, et où cette victoire s’appelait Lens ou Rocroy ; celle où l’on allait le soir au théâtre, et où l’on en rapportait Cinna ou Polyeucte ; celle où Descartes inaugurait une philosophie nouvelle, alliance (toujours un peu troublée) de la raison et de la foi ; celle où Pascal prenait la plume, d’abord comme le plus éloquent des pamphlétaires, ensuite comme le plus sublime des penseurs ; celle où le réveil de l’esprit français longtemps entravé par les guerres civiles et les déchirements de la monarchie, avait pour personnifications et pour interprètes les généraux les plus braves, les femmes les plus belles, les grands seigneurs les plus brillants, les plus hardis cavaliers, les plus généreux poëtes, les plus magnifiques écrivains ; la première impression, lorsqu’on se reporte vers ce temps sur les traces de M. Cousin, et que l’on revient ensuite au nôtre, est de se sentir humilié et attristé. « Qu’ils étaient grands, et que nous sommes petits ! » murmurons-nous tristement, en songeant à ce qu’on était alors, et à ce que nous sommes. Eh bien, là encore il y a un peu d’injustice, et je n’en voudrais pour preuve que ce livre même. Permettez-moi, avant de finir, ce court plaidoyer pro domo mea ; l’humilité est une vertu, l’humiliation est un malheur : gardons l’une, et tâchons d’amoindrir l’autre. D’abord, et pour commencer par le commencement, je n’admets pas, dût-on me taxer d’un ridicule chauvinisme, je n’admets pas que nous ayons dégénéré sous le rapport de l’héroïsme et de la bravoure militaires. Les Changarnier, les Bedeau, les Lamoricière, les Canrobert, valent à mes yeux ces intrépides lieutenants de Condé, Gassion, La Moussaye, Châtillon, Sirot, qui l’aidaient à gagner des batailles. L’épée de la France peut se reposer, mais elle ne se brise ni ne s’émousse jamais ; et, s’il y avait doute, j’en appellerais au besoin à ce passage si honorable et si touchant que le souvenir de Chantilly et de son dernier propriétaire a inspiré à M. Cousin. Et les femmes ! Pourrait-il y avoir aujourd’hui des existences comme celles de cette duchesse de Montbazon, de toutes ces coquettes célèbres qui déshonoraient l’amour, dégradaient la galanterie, avilissaient leurs amants en s’avilissant elles-mêmes, trafiquaient de leurs charmes malgré leur blason, ne reculaient devant aucune perfidie et rivalisaient de vénalité et d’astuce avec les fameuses courtisanes ? De telles créatures aujourd’hui seraient-elles possibles ? Il n’y en a plus, il ne peut plus y en avoir, ni à la cour, ni à la ville, ni chez le duc, ni chez le prince ; si, par extraordinaire, on y rencontrait une femme qui offrît quelques traits lointains de ressemblance avec celles dont je parle, un cri général, le cri de la morale publique outragée et vengeresse, protesterait contre cet anachronisme en jupons et en falbalas ! Et les évêques ! Sans manquer de respect à ceux d’il y a deux cents ans, croyez-vous que monseigneur Dupanloup, par exemple, à qui il serait si facile de faire ses preuves de bel esprit, n’est pas mieux dans son état, dans la vraie pensée de l’Église, dans les saints et sérieux devoirs de l’épiscopat, que cet évêque de Grasse, coquetant avec toutes les Philamintes, désertant son diocèse pour l’hôtel de Rambouillet, et se croyant quitte envers sa sinécure épiscopale moyennant quelques banalités mystiques mêlées à des préciosités galantes ? Et les gens de lettres ! Ceci nous touche de plus près ; M. Cousin cite une phrase cruelle de son héros, qui me servira à expliquer ma pensée.
« Voiture, disait le grand Condé, serait insupportable s’il était de notre condition. »Quel mot ! Rapprochez-le des dédicaces de Corneille, et dites-moi si l’écrivain de nos jours, universellement respecté pourvu qu’il se respecte lui-même, traité d’égal par les hommes les plus distingués pourvu qu’il ne se croie pas leur supérieur, ne devant qu’à lui-même son aisance pourvu qu’il ne veuille pas être millionnaire, n’a pas une situation mille fois préférable à ces pauvres auteurs, beaux esprits ou vrais génies, qui faisaient partie de la maison d’un grand seigneur, qui figuraient tantôt parmi les curiosités de son salon, tantôt parmi les décorations de son antichambre ; qui étaient forcés de répondre à des pensions médiocres par de basses flatteries ou des louanges hyperboliques, et que l’on ne tolérait qu’à la condition de leur rappeler sans cesse qu’on gardait toujours le droit de les mettre à la porte ? Je sais bien qu’il y a, de nos jours aussi, quelques écrivains que la société a fini par traiter un peu en bouffons et en grotesques ; mais à qui la faute ? Aux mœurs du temps ou au ridicule particulier de l’individu ? Il y a encore dans ma comparaison une nuance qui me semble plus délicate et plus intime ; que n’a-t-on pas dit, que n’avons-nous pas dit nous-même, pendant ces dernières années, de ces écrivains illustres qui se sont faits les historiographes des amours de leur jeunesse, qui ont trahi, dans leurs Mémoires, dans leurs Confidences, des secrets de cœur, des noms, des souvenirs, des images, destinés à rester éternellement ensevelis dans le coin le plus fermé et le plus sacré de leurs âmes ? Je ne les justifie pas, à Dieu ne plaise ! Mais que direz-vous de ce grand seigneur, de cet écrivain duc et pair, de ce modèle de galanterie chevaleresque, de ce La Rochefoucauld enfin, immortalisé par un chef-d’œuvre, devenu dans sa vieillesse l’idole de deux adorables femmes, resté, après tout, une des gloires de la France, et qui nous raconte tout au long ses amours avec la plus grande dame de son temps, ne déguisant aucun nom propre, et nous faisant part, non pas de ces entraînements passionnés qui ennoblissent tout, mais de ces froids calculs qui aggravent la faute et souillent l’aveu ? De quel côté vous semble-t-il qu’il y ait le plus de convenance, de délicatesse et de loyauté ? Vous le voyez, les hommes se ressemblent plus qu’on ne le croit, les siècles diffèrent moins qu’on ne le dit. Il n’y a, je l’avoue, dans mon parallèle, dans mon essai de réhabilitation du présent aux dépens du passé, qu’un point qui m’embarrasse : c’est le rapprochement des livres de ce temps-là avec les livres de ce temps-ci. Mais que M. Cousin me pardonne d’avoir omis cette différence ! En le lisant, je l’avais oubliée.
« À la gloire de madame de Longueville, nous dit-il en terminant son introduction, il n’a manqué que la voix de Bossuet. Si l’incomparable orateur qui avait consacré à Dieu Louise de la Miséricorde, et qui plus tard égala la parole humaine à la grandeur des actions de Condé, s’était aussi fait entendre aux funérailles d’Anne de Bourbon, les lettres chrétiennes compteraient un chef-d’œuvre de plus, dont l’Oraison funèbre de la princesse Palatine peut nous donner quelque idée, et le nom de madame de Longueville serait environné d’une auréole immortelle. »Cette auréole ne manque plus à madame de Longueville ; au lieu d’un orateur sacré, dont le langage eût été peut-être trop solennel pour notre siècle d’égalité, elle a rencontré un historien de génie qui a parlé d’elle en amant, en artiste, en poëte, et qui élève a sa gloire un monument impérissable.
« Nous le déclarons, nous dit-il, l’éclectisme nous est bien cher sans doute, car il est la lumière de l’histoire de la philosophie ; mais le foyer de cette lumière est ailleurs. L’éclectisme est une des applications les plus importantes de la philosophie que nous professons, mais il n’en est pas le principe. Notre vrai principe, notre vrai drapeau, est le spiritualisme. »Oui, spiritualisme ! M. Cousin a le droit d’inscrire ce noble mot en tête de son nouveau volume, et d’en couvrir, comme d’une égide, ce qui a pu paraître autrefois hasardé ou dangereux dans quelques-unes de ses conclusions. Le spiritualisme circule à pleines bouffées dans toutes ces pages, dissipant de son souffle pur et salubre les nuages et les brouillards. C’est assez pour qu’on accepte ce livre comme un terrain neutre où l’orthodoxie peut tendre la main au philosophe et signer avec lui un traité de paix. C’est assez pour qu’elle se contente de rappeler rapidement, comme dans une de ces transactions qui terminent un long procès, ces deux points litigieux qui la séparaient de lui : l’erreur légitimée dans l’histoire de la philosophie, participant à ses progrès, à sa grandeur, à sa vie, et composant une vérité d’une collection de mensonges, et, ce qui est plus grave encore, la philosophie ayant une origine et une existence indépendantes de la religion, dispensée de s’appuyer, pourvu qu’elle la respecte, traitant avec elle de puissance à puissance, et marquant, pour ainsi dire, le second âge, l’âge viril de l’humanité, après l’âge de minorité et de tutelle. M. Cousin, averti par l’expérience, éclairé par ce flambeau du spiritualisme dont la flamme tend sans cesse à monter vers le ciel, a sincèrement modifié, nous le savons, ce qu’il y avait de blessant pour la Foi catholique dans ces deux aspects de sa doctrine, et, si nous les indiquons une fois encore, c’est pour pouvoir nous livrer, en toute sécurité de conscience, au plaisir de l’admirer et de le louer. Ainsi dégagé de tout souvenir importun et de toute fâcheuse équivoque, ce livre du Vrai, du Beau, du Bien, nous apparaît comme un magnifique fragment de philosophie platonicienne et cartésienne ; mais d’un Platon illuminé par les clartés de l’Évangile, d’un Descartes ayant traversé deux siècles de contrôle et de lutte, et ajoutant aux perspectives naturelles de son génie les conquêtes de la critique moderne. C’est par Platon et Descartes, ses deux maîtres, que M. Cousin se lie si étroitement aux deux époques où l’idée du beau a le plus vivement saisi les intelligences humaines, et s’est le plus énergiquement révélée dans les œuvres d’art. Qu’on lise ses leçons sur le Beau dans l’esprit de l’homme ; le Beau dans les objets ; l’Art ; les différents Arts, et surtout l’Art français au dix-septième siècle 10 : il y a là tout un corps de doctrines qui échappe, Dieu merci ! aux obscurités, aux contradictions, aux écueils de la philosophie proprement dite, qui n’est que la glorification de l’esprit aux dépens de la matière, et que tous les écrivains, tous les artistes contemporains devraient prendre pour catéchisme et pour code. À trente ans de distance, ces pages auront eu deux actualités bien diverses et également frappantes. Lorsqu’elles parurent pour la première fois, elles concoururent à la réaction de l’art nouveau contre la littérature du dix-huitième siècle et celle de l’Empire, en même temps que les leçons purement philosophiques de M. Cousin réagissaient (ne l’oublions jamais !) contre le sensualisme expirant de Condillac, de Cabanis et de Destutt de Tracy : elles s’associèrent aux brillantes leçons de M. Villemain pour agrandir et assouplir le cadre un peu étroit de l’art français, et surtout pour faire du spiritualisme le mot d’ordre de cette jeune littérature qui fleurissait tout à coup sur les ruines de la glaciale ou sensuelle poésie de Thomas et d’Esménard, de Delille et de Parny. Quelles n’eussent pas été les magnificences et les grandeurs de cette littérature, si elle se fût tenue à ce point si élevé et si sage que lui indiquaient ces deux maîtres, et si elle eût considéré sa tâche, non pas comme une révolution à faire, mais comme une province nouvelle à conquérir et à féconder ! À quels hommages n’aurait-elle pas droit aujourd’hui, si elle était restée fidèle à la pensée de ses précurseurs, à ces sources vives où ils l’avaient trempée, le premier jour, pour la rendre forte et saine, originale et hardie ! Hélas ! vous savez ce qui est advenu, et à quels excès de fantaisie matérialiste et grossière est arrivée cette école dès la seconde génération. Ce qui, dans les leçons de M. Cousin, ressemblait à l’initiation, au préambule éloquent de cet art tout frémissant de promesses et d’espérances, ressemble maintenant à une protestation douloureuse contre ses apostasies et ses déchéances, et puise un second à-propos dans ce triste contraste entre de splendides débuts et une honteuse fin. Cette doctrine si haute, cette prose si limpide et si belle, se levant brusquement au milieu des lecteurs de M. Eugène Sue, nous font l’effet d’un Condé ou d’un Turenne sortant de leurs tombes et apparaissant tout à coup aux combattants dégénérés d’Oudenarde et de Ramillies. Condé ! Turenne ! Le beau moment du dix-septième siècle dans la guerre et les lettres ! Je viens de nommer l’objet des prédilections constantes de M. Cousin. Qui n’a encore présente à l’esprit sa monographie passionnée de madame de Longueville ? Son beau chapitre sur l’Art français au dix-septième siècle est le complément anticipé de cette magnifique étude historique ; l’auteur y passe en revue, avec une complaisance mêlée de regret, ce groupe immortel de prosateurs, de poëtes et d’artistes, qui s’épanouirent comme une gerbe d’or pendant ces radieuses années ; il écrit, en se jouant, au sujet de leurs chefs-d’œuvre, un chef-d’œuvre de critique, et cela à propos des peintres et des architectes comme des gens de lettres ; à propos de Lesueur, de Poussin, de Claude Lorrain, de Philippe de Champagne, de Puget et de Le Nôtre, comme de Corneille, de Molière, de La Fontaine et de Racine ; tant il est vrai que l’intelligence, une fois à de certaines hauteurs, domine tout, et embrasse de ses serres puissantes tout ce qui plane à sa portée ! Chez ces hommes si différents, dans ces œuvres si diverses, M. Cousin nous signale un même principe de vitalité et de vigueur, l’âme régnant en souveraine, le fond maîtrisant la forme, la conception primitive et originale se préférant, sans pourtant lui nuire, à l’exécution matérielle. C’est à cette échelle de proportion entre les ouvrages de l’esprit que M. Cousin mesure ses admirations et ses sympathies. Là où il trouve la préoccupation littéraire trop visible, le sentiment de la perfection extérieure empiétant sur le foyer intérieur de l’inspiration et de la pensée, l’homme commençant à s’absorber dans le littérateur, il admire encore, mais avec moins de plénitude et d’abandon ; c’est pour cela que, dans cette glorieuse époque dont il est si noblement épris, il sacrifie un peu trop peut-être la seconde phase à la première, la phase de maturité à celle de création. Qu’il prenne garde ! La destinée des maîtres est souvent d’être exagérés et compromis par leurs disciples. Le paradoxe ingénieux, délicat, spécieux, qui, sous la plume des uns, n’est que le côté subtil ou mobile d’une vérité, devient sous la plume des autres un gros sophisme que les gens de bon sens sont tentés de prendre pour une gageure. Au temps de ses imprudences philosophique, M. Cousin eut des disciples qui renchérirent sur cette émancipation de la philosophie, succédant à la religion sans être tenue de s’y rattacher ou de s’y soumettre, et exposèrent l’ensemble de la doctrine à de justes anathèmes en écrivant le fameux article : « Comment les dogrnes finissent. » Aujourd’hui M. Cousin déclare préférer l’époque de Descartes, de Pascal et de Corneille à celle de Racine, de Boileau et de Fénelon ; et voici M. Eugène Despois qui, dans un article fort spirituel d’ailleurs11, et sur lequel j’aurai occasion de revenir, nous prouve qu’il n’y a pas eu, sous le règne de Louis XIV, un seul écrivain de génie, et ne laisse pas à ce grand roi une pierre de son piédestal, un rayon de son auréole. En opposant la philosophie spiritualiste au sensualisme, la littérature des idées à celle des sens, la morale du devoir à celle de l’intérêt, en plaçant sous cette invocation à la fois une et triple sa théorie du Vrai, du Beau et du Bien, en conviant la génération nouvelle à des études fortes, à de nobles ambitions, à une vie austère, à tout ce qui élève l’âme, M. Cousin voudrait évidemment que cette génération, encore incertaine de son avenir et de ses voies, fît un pas décisif en arrière, et renouât la grande tradition cartésienne qu’ont tour à tour brisée les frivolités du dernier siècle et les orages du nôtre. Infuser dans nos veines appauvries un peu de ce sang généreux qui coulait à Rocroy, montait au visage du vieil Horace et de la veuve de Pompée, échauffait de ses ardeurs héroïques le génie politique ou guerrier, philosophique ou littéraire de ce moment unique dans notre histoire, nous arracher à l’égoïsme et aux mollesses de la vie commode, aux énervantes langueurs de ce bien-être matériel auquel notre siècle sacrifie trop et dont on retrouverait au besoin les suggestions perfides au fond de nos crises sociales, tel est le but auquel aspire M. Cousin, tel est l’enseignement suprême qu’il place au frontispice de ses leçons, et qu’il résume dans ces paroles sacrées : Sursum corda ! — Oui, élevons nos cœurs ; mais, dans cet élan salutaire, ne faisons pas la part trop large aux forces purement humaines ; n’oublions pas qu’un effort du même genre, tenté, il y a trente ans, avec toute l’énergie de l’inexpérience et de la jeunesse, n’a amené qu’avortement, chute et défaillance. Dans ce dix-septième siècle que M. Cousin regrette et dont il nous rend les souvenirs et la langue, Descartes, ce premier émancipateur de la philosophie moderne, dominait les intelligences et les âmes. Mais à côté de lui, comme complément nécessaire de sa métaphysique et de sa morale, il y avait la religion catholique dans toute sa puissance et sa certitude, il y avait la chaire chrétienne avec ses voix éloquentes et ses avertissements inflexibles ; il y avait le couvent, refuge toujours ouvert aux consciences inquiètes, aux cœurs blessés, aux existences que le monde fatiguait de ses agitations ou effrayait de ses misères. Dès lors la philosophie de Descartes, dans ce qu’elle a peut-être de trop excitant pour l’esprit humain, était tempérée et contenue ; il n’en restait que la grandeur et les nobles aspirations ; le péril en disparaissait. La situation est-elle la même aujourd’hui ? Si tant de gens appelés primitivement à des destinées meilleures se sont rejetés sur cette vie commode, sur ces intérêts matériels qui énervent et amoindrissent tout, et dont M. Cousin se plaint avec raison comme l’une des plaies de notre époque, c’est, je le crois, pour avoir visé trop haut d’abord, pour s’être trop confiés à leurs forces et à eux-mêmes, pour avoir trop dit à leur manière : Sursum corda ! mais un Sursum corda terrestre, personnel, dégagé de tout lien avec cette foi qui seule a le privilège de faire des déceptions et des mécomptes un moyen de relever et de fortifier les âmes au lieu de les décourager. C’est ainsi que le spiritualisme, quand il n’est pas réglé, quand il ne confond pas son souffle avec l’esprit chrétien, peut aboutir, à la longue, à des résultats qui semblent le démentir et le détruire ; c’est ainsi qu’à une génération trop éprise des choses de l’esprit, trop passionnée pour l’idéal, trop portée vers les régions élevées, mais vagues et décevantes, peut succéder une génération positive, égoïste, amoureuse du comfort et des aises de la vie. Voilà la difficulté ; je la soumets humblement à M. Cousin, et il a d’ailleurs observé avec une attention trop pénétrante la marche et les tendances de son époque, pour n’avoir pas remarqué cette transformation fâcheuse, achevant dans les palais de l’industrie et de l’agiotage les rêves commencés dans le palais des chimères. Pour que cette difficulté soit résolue, pour que ces lassitudes et ces déchéances ne soient plus possibles, il faut que le spiritualisme revienne au christianisme comme un oiseau blessé retourne à son nid. Ce retour définitif, cette alliance réparatrice, M. Cousin, quoi qu’on en ait dit, ne les a jamais combattus ; la préface de son livre en proclame la nécessité, et, s’il restait quelque léger nuage, si quelque fugitive nuance nous séparait encore, soit en philosophie, soit en politique, je n’aurais plus le courage de les rappeler après avoir eu le bonheur de le dire.
« L’esprit et la science d’Abailard nous dit son éminent historien, auraient fait vivre son nom dans les livres ; l’amour d’Héloïse a valu son amant comme à elle l’immortalité dans les cœurs. »— Oui, c’est vrai, et il y aurait injustice à leur contester ce double titre aux affectueux respects de la postérité ; mais peut-être n’est-ce pas tout ; peut-être ne se sont-ils si puissamment emparés des intelligences et des cœurs que parce qu’ils répondent par d’intimes analogies à tout ce que l’esprit et le sentiment modernes ont de secrètes préférences et d’irrésistibles penchants. Ôtez à Abailard ce costume de théologien ou de clerc qui est la livrée du temps ; arrachez-le aux arcanes de cette scolastique où ne s’est porté son génie que parce qu’ils résument toute la science, tout le succès, toute la gloire, toute la fortune de son siècle : que vous restera-t-il ? Un héros, et, qui pis est, un poëte contemporain. Il en a les ardeurs et les défaillances, les transports et les langueurs. Résolu et téméraire quand sa passion et sa vanité sont en jeu, la force et l’énergie lui manquent dès qu’il s’agit de soutenir la lutte et de supporter les conséquences de ses audaces. Chez lui, le penseur est hardi, l’amant irrésolu, l’homme pusillanime. Son courage n’est que métaphysique ; les épreuves de la vie l’effrayent et le déconcertent. Rêveur subtil et passionné, inégal et vain, si je n’apercevais pas sa figure en tête d’un in-folio du moyen âge, je la chercherais au frontispice d’un poëme de l’école de Gœthe ou de Byron. Notre époque ne s’y est pas trompée ; et si, comme nous l’assure M. Guizot, de fraîches couronnes déposées par des mains inconnues sur le tombeau des deux amants attestent, à six cent soixante-quinze ans de distance, la sympathie sans cesse renaissante des générations qui se succèdent, d’autres couronnes plus solides et plus durables leur ont été tressées par des mains illustres. La gloire d’Abailard s’est retrempée et rajeunie dans de beaux livres où il semble respirer plus à l’aise que dans les sens, et où d’éminents écrivains lui font les honneurs d’un siècle qui reconnaît en lui ses deux prédilections les plus chères : dans la vie de l’esprit, le contrôle ; dans la vie du cœur, le roman. Parlerai-je d’Héloïse ? Peut-être a-t-elle mérité plus encore que la Muse moderne — je la fais remonter à Jean-Jacques — l’accueillît et l’adoptât comme sienne. Héloïse n’a eu des femmes de son temps qu’une seule qualité qu’elle aurait bien dû léguer aux femmes du nôtre : la soumission, l’obéissance. Supérieure au fond à Abailard, elle se prosterne devant lui comme devant son maître, et, jusqu’au dernier moment, tout en elle, conscience, volonté, honneur, doutes, irrésolutions, faiblesses, regrets, muettes révoltes contre les rigueurs du cloître et les tourments d’une vocation forcée, tout abdique au profit de ce maître exigeant qui veut que, ne pouvant plus être à lui, elle ne soit à personne. Par ce côté, le plus beau de tous, Héloïse appartient au moyen âge, cette époque où la femme, récemment émancipée par l’Évangile, était encore maintenue dans une sorte de dépendance, précieux débris de la civilisation païenne ou hébraïque. Pour tout le reste, Héloïse est notre contemporaine. Elle se livre avec cet abandon superbe qui n’admet ni résistances, ni lenteurs, ni scrupules. Raisonneuse et savante, elle ne se donne même pas la peine de raisonner sa défaite, de mettre sa science au service de sa passion. Abailard la veut, elle l’aime, il n’en faut pas davantage ; ce serait déshonorer son amour que de marchander avec lui ; c’est en se couronnant de sa faute et de sa faiblesse qu’elle fait de sa faiblesse une force et de sa faute une gloire. Abailard a tant de génie, il est si supérieur aux autres hommes, que la femme qu’il élève jusqu’à lui par son amour échappe aux lois communes, s’illustre de sa chute et grandit en tombant ! Plus tard, lorsque leur liaison est divulguée, lorsqu’Abailard, par peur plutôt que par vertu, lui propose de l’épouser, vous croyez peut-être qu’Héloïse, heureuse de pouvoir réconcilier son honneur et son amour, sa conscience et son bonheur, va tressaillir de reconnaissance et de joie : erreur ! Elle aime mieux être la maîtresse d’Abailard que sa femme, et les raisonnements qu’elle emploie pour renverser ce projet de mariage ne sont pas le chapitre le moins piquant de ce romanesque épisode. Abailard se marier, lui, le grand penseur, le grand théologien, le grand dialecticien du siècle ! Mais alors que deviendrait la science au milieu des soucis du ménage, des criailleries des marmots, de tous ces détails domestiques dont l’asphyxie quotidienne est mortelle, à la longue, pour l’art et le talent ? Et quelle honte pour elle, Héloïse, la docte élève du plus docte des précepteurs, si l’on pouvait un jour l’accuser d’avoir éteint dans les petites misères de la vie conjugale ce flambeau du dilemme et du syllogisme ! Quel regret si Abailard, en devenant époux et père, cessait d’être philosophe ! Non, ce qu’il lui faut, c’est une amante passionnée qui lui laisse son indépendance tout entière, qui ne lui impose d’autres chaînes que celles d’une libre inclination et d’un amour partagé, qui ravive en lui, par de rares et furtives entrevues, le feu du génie et l’ardeur de la science, et non pas une ménagère qui l’emprisonne et l’enlace dans le froid réseau des bourgeoises réalités. Dites, n’est-ce pas là une héroïne telle que nous en voyons chaque matin dans nos livres, chaque soir sur nos théâtres ? De Rousseau à madame Sand, de Julie à Diane de Lys, la dernière venue de cette orageuse famille, ne reconnaissez-vous pas ce paradoxe de l’orgueil se préférant aux vraies notions du bien et du mal, et inventant à son usage, au-delà des vertus et des devoirs véritables, un devoir imaginaire, une vertu chimérique, faite de superflu, et veuve du nécessaire ? Qu’importe maintenant qu’Héloïse cite du grec et du latin, invoque à l’appui de son opinion les philosophes païens et les Pères de l’Église, appelle son fils Astrolabe, et mêle sans cesse ses souvenirs de savante à ses sentiments d’héroïne ? Ce n’est là qu’une question secondaire, accidentelle, un vernis de couleur locale jeté sur une passion et un caractère, mais qui n’est à vrai dire ni le caractère ni la passion. Une Héloïse moderne donnerait à sa métaphysique une allure plus actuelle ; elle citerait Hegel et Jean-Paul au lieu de Sénèque, de Jovinien, d’Origène ou d’Ézéchiel. Elle appellerait son fils André ou Jacques au lieu d’Astrolabe. Bagatelles que tout cela ! Frivolités de costume et d’extérieur qui sont aux phénomènes de l’âme ce que l’habit est au corps ! — Femme de son temps, je le répète, par la soumission de la science, Héloïse est du nôtre par cette révolte contre les lois de la vie commune, qui, même dans le cloître, s’exhalait encore en vagues soupirs et en plaintes inconsolées. Un des grands mérites — et ce n’est pas le seul — du bel essai historique de M. et madame Guizot, c’est d’avoir ramené à des proportions vraies ces événements et ces personnages, que le fanatisme des cœurs romanesques grandissait outre mesure, et nous montrait, à travers l’espace, embellis de toutes les teintes brillantes de l’idéal et du lointain. La poésie ingénieuse de Pope, l’emphase sentimentale de Colardeau n’ont rien à voir dans cette prose austère, large et sobre, où le noble et pur talent d’une femme s’est si bien identifié avec l’inspiration qu’elle trouvait à ses côtés, que les deux plumes semblent s’être unies dans une même pensée, dans un même style, et que, sans un avertissement de l’éditeur, on serait fort embarrassé de faire la part de chacun. Sans doute, au point de vue où étaient placés M. et madame Guizot, ils ne pouvaient être défavorables à la cause dont Abailard fut le champion prématuré, au mouvement d’émancipation intellectuelle et de libre examen, par lequel le brillant dialecticien du douzième siècle préluda aux meurtrières attaques de Luther et aux redoutables explosions de la Réforme : et pourtant quelle modération ! quelle sagesse !
« Entre Abailard et les théologiens de son temps, nous disent-ils, se débattaient la cause de la liberté et celle de la règle. L’union de ces deux puissances n’appartient qu’à ces temps éclairés qui sont comme l’âge viril des nations. Il est pour les peuples, comme pour les individus, un état d’enfance où la raison des hommes, loin d’être capable de les conduire, peut à peine suffire à les soumettre. La liberté ne se produit alors que par des désordres qui contribuent sans doute aux progrès du développement social, mais que peuvent à bon droit redouter les générations aux dépens de qui se fait le travail dont elles ne sont pas destinées à recueillir les fruits. Les chefs ecclésiastiques, seul pouvoir moral que reconnût au douzième siècle la société, durent voir avec effroi des doctrines d’indépendance ébranler les seules autorités auxquelles eux-mêmes reconnussent la force comme le droit de maintenir la morale sociale, et même par l’injustice et la persécution ils défendirent de bonne foi leur temps d’un danger réel, et la vérité d’un triomphe prématuré. »Ajoutons, hélas ! que, même dans ces temps éclairés, dans cet âge viril dont parle l’éloquent historien d’Abailard, la cause de la liberté et celle de la règle ont assez de peine à se confondre, que leur alliance est marquée par assez d’orages et de rechutes, que l’état de maturité des nations paraît souvent assez près de retomber à l’état d’enfance pour justifier surabondamment les méfiances de l’esprit d’autorité contre l’esprit de contrôle. Ajoutons aussi que, chez Abailard, malgré son talent oratoire ses facultés poétiques et ce don de persuasion qui passionnait son auditoire, l’examen philosophique, l’essai de discussion et de controverse, le libre effort pour initier la raison aux mystères de la foi et pour comprendre ce qu’il faut se borner à croire, se manifestaient par des subtilités, des arguties que de mâles esprits comme saint Bernard avaient le droit de trouver à la fois inquiétantes et puériles. Saint Bernard fut le vrai grand homme du douzième siècle, et, bien que M. et madame Guizot n’aient pu faire pleine mesure au génie et à la gloire de cet immortel champion de l’orthodoxie, ils m’en disent assez pour que je puisse reconstruire en idée l’opposition et le parallèle entre les deux hommes, les deux caractères les deux rôles. Arrivés à une de ces phases critiques que la religion chrétienne a eu à traverser de temps à autre, et qui, en l’agitant sans réussir à la perdre, deviennent une des preuves les plus éclatantes de sa divine immortalité, Abailard et saint Bernard sont frappés tous deux, à leur manière, des périls de la situation. Ils voient l’influence civilisatrice du christianisme s’effacer peu à peu et s’affaiblir dans l’ignorance universelle ; les pouvoirs spirituels lutter de violence et de rudesse avec les puissances temporelles ; le clergé se compromettre et s’avilir en partageant les excès de ceux qu’il devait avertir et moraliser ; les dignités ecclésiastiques devenir l’objet d’ambitions vénales, de honteux trafics, de brutales convoitises, et la religion de paix, d’esprit et de charité, descendre au niveau des corruptions d’une société barbare au lieu de les assainir et de les élever jusqu’à elle. Cet affligeant spectacle émeut également Abailard et Bernard ; mais chacun d’eux, y appliquant le caractère propre de son génie, en tire des conséquences bien différentes et déjà, à ce commencement du douzième siècle, à cette aurore des civilisations nouvelles, vous pouvez reconnaître ces deux familles d’esprits, que vous retrouverez, presque à chaque génération, représentant ici tous les éléments réparateurs, là tous les éléments dissolvants. À cette société que la religion ne suffit plus à contenir, et qui semble presque l’envelopper et l’absorber dans ses grossiers entraînements, Abailard apporte le plus dangereux des remèdes, l’analyse, la discussion, l’examen l’appareil philosophique ; armes que ces mains juvéniles et incultes ne sauront ni tenir ni diriger. À cette religion que menacent les vices des grands, l’abrutissement des petits, la dépravation des mœurs, le relâchement des disciplines, l’abaissement intellectuel et moral des prêtres et des évêques, il apporte une condition nouvelle de dissolution et de mort, un travail d’émancipation que son siècle ne peut ni comprendre, ni restreindre, ni modérer. Voilà ce que fait Abailard : et Bernard, que fait-il ? Ce secours dont la religion a besoin pour échapper aux miasmes terrestres, c’est en elle-même qu’il le cherche, et non pas en dehors d’elle, dans cette puissance rivale qui n’aura que trop le temps de lui porter ombrage et d’empiéter sur son domaine : il retrempe le christianisme dans ses propres sources, bien sûr qu’elles sont encore assez vives et assez pures pour le purifier et le raviver. Partout, dans les villes et les solitudes, à la cour et au camp, à l’ombre des grands beffrois et dans la silencieuse obscurité des monastères, il réveille, il ranime, il ressuscite cet esprit chrétien qui est l’âme du monde entier. Il repeuple les cloîtres abandonnés, il en fonde de nouveaux, il en chasse les plaisirs et les joies profanes pour y faire rentrer leurs hôtes naturels, le sacrifice et la prière ; il enrôle pour le ciel de nouvelles milices, et trouve pour les armer ce fonds de réserve qui ne manque jamais aux siècles de foi pour se sauver d’eux-mêmes, des violentes suggestions des sens et de la matière. Il triomphe des vices et des abus d’une époque chrétienne par le christianisme, tandis qu’Abailard les combat et les envenime par la philosophie. Suivez leur marche à travers ces pays qu’inquiète le génie de l’un et que rassure le génie de l’autre. De quelque côté que Bernard dirige ses pas, les consciences troublées s’affermissent, les autorités méconnues reprennent leur force et leur base, les majestés humaines s’inclinent devant la majesté céleste. Règles, liens, obéissance, gouvernement des âmes, sainte régularité des pratiques et des habitudes, tout ce qui répare et tout ce qui fonde, tout cela se fortifie et se resserre sous ses mains puissantes à sa voix, le vrai mot d’ordre de la foi circule de bouche en bouche, et multiplie sur ses traces les soldats de l’orthodoxie. Partout où se dirige Abailard, on dirait que l’analyse et la controverse montent en croupe et marchent avec lui. Habile à soulever des mondes d’idées, il est incapable de régenter un couvent de moines ; il jette des germes de doute et de négation dans ces intelligences mal préparées, auxquelles il inspire ou une admiration irréfléchie ou une aversion instinctive. Les réclamations, les haines, les querelles, tout l’attirail des guerres théologiques, tout le bruit stérile de ces combats sans honneur et de ces victoires sans profit, lui servent d’accompagnement et de cortège ; la scolastique s’ébranle, la théologie s’effraye, le monde théocratique se sent remué sur ses bases, et là où Abailard a passé on est sûr de trouver trouble, mécontentement, dissensions et discorde. C’est que Bernard a abordé la situation en réformateur et Abailard en révolutionnaire ; ces deux mots renferment toute l’histoire de ces deux hommes, et aussi de bien des hommes célèbres qui sont venus après eux et ont tour à tour agité, calmé, inquiété, réglé, entraîné, contenu, aigri, pacifié les imaginations et les consciences. Ce contraste ne se trouve pas au complet (et il ne pouvait pas s’y trouver) dans l’Essai historique de M. et madame Guizot. Mais, grâce à l’élévation de leurs aperçus et à la bonne foi de leurs jugements, un lecteur catholique peut en rapporter cette impression, et ne se croire, en la constatant, ni leur contradicteur, ni leur adversaire. Sans doute, Abailard, tel qu’ils nous le donnent dans leur belle esquisse, nous intéresse comme une victime d’autorités ombrageuses et de persécutions jalouses ; mais on sent qu’il n’a été dans son siècle qu’une superfétation brillante, un éloquent anachronisme, condamné d’avance dans son influence directe sur ses contemporains, et destiné à expier l’inexcusable tort de raisonner trop tôt. On sent que ce personnage, après tout, n’eût pas obtenu à ce point les complaisances de la postérité si son roman n’avait comblé les lacunes de sa théologie, Peut-être M. Oddoul, écrivain sérieux et classique, auteur d’une excellente traduction des Lettres d’Héloïse et d’Abailard, qui ne sont pas la partie la moins remarquable de ce volume, eût-il bien fait de s’attacher de préférence à ce qu’offrait d’instructif et de grave cette page du moyen âge chrétien, plutôt que d’écrire des phrases comme celle-ci : —
« Sitôt que l’étoile d’Abailard a brillé dans le ciel vide de sa jeunesse, pareille aux rois mages qui allaient visiter le Christ, Héloïse rassemble ses plus riches présents, et vient répandre à ses pieds sa beauté, son amour, sa réputation, — l’or, l’encens et la myrrhe… Loin des vallées ténébreuses où rampe l’égoïsme, où ne germent que des fruits de cendre, son pied, dont les anges adorent la trace, foule des cimes baignées de clartés, et qui se parent de fleurs éternelles ; une bénédiction céleste est répandue sur tous ces sacrifices… Un regard de l’amour a déployé sur sa tête un firmament dont l’inaltérable azur ne saurait être obscurci par la fumée de leurs mépris… Abailard se montre, il l’appelle : Me voici, répond Héloïse ; et, de sa sphère virginale, elle descend vers lui comme sur un plan incliné. »— Abailard ne veut pas être en reste dans cette prodigalité de métaphores, et
« il dresse à son épouse en Jérusalem un lit nuptial de bois de cèdre, aux piliers d’argent, à l’intérieur d’or, surmonté d’écarlate, parfumé du troëne cueilli dans la vigne céleste, et doté par le Christ de ravissements qu’elle n’a point connus aux jours des plus grandes joies de son cœur… Notre âme, en effet, ne s’empare-t-elle point de tous les temps, ne touche-t-elle pas aux deux pôles de l’abîme par les affections de mère ou d’épouse, de père ou d’ami, lorsque, enrichie par l’abondance de ces sources sacrées, notre vie impatiente bouillonne comme un fleuve gonflé des crues de l’hiver, et déborde les rêves de nos jours trop étroits ?… »— Et ainsi de suite : toute la préface est écrite de ce style, qui fait un singulier effet à côté du simple et ferme langage de M. Guizot. Je l’avoue, la prose de M. Oddoul m’a inquiété et troublé dans mon orthodoxie littéraire, comme Abailard inquiétait et troublait ses contemporains. Par bonheur, la prose de M. Guizot, d’un de mes plus illustres maîtres, m’affermit et me rassure, comme saint Bernard affermissait et rassurait ses pénitents.
Et encore les besoins de mon hémistiche me font commettre une grave injustice ! M. de Narbonne était un serviteur fidèle, un conseiller courageux, un courtisan spirituel : il n’était pas un flatteur, et ceci me ramène à son histoire, si délicieusement racontée par M. Villemain. Le nom et la vie du comte Louis de Narbonne commençaient à se perdre, pour la génération actuelle, dans l’éloignement et l’oubli. Nous savions seulement qu’il avait été, avec M. de Talleyrand, M. de Ségur, M. de Grave et quelques autres, un des types les plus brillants de l’esprit français, unissant à toutes les grâces de l’ancienne société toutes les idées de la nouvelle. Pour le reste, nous ne le connaissions que par quelques-uns de ces mots qui souvent, en France, sont les seuls survivants de l’histoire. On nous avait raconté que M. de Narbonne ayant besoin d’argent, ce qui lui arrivait quelquefois, et madame de Staël ayant demandé pour lui trente mille francs à son mari, le digne homme lui répondit : « Ah ! madame, vous me comblez de joie ; je le croyais votre amant. » — Plus tard, M. de Narbonne étant alors aide de camp, et l’Empereur lui ayant dit avec un de ses airs de badinage de lion rentrant ses griffes : « Ah çà ! mon cher Narbonne, il n’est pas bon pour mon service que vous voyiez trop souvent votre mère ; on m’assure qu’elle ne m’aime pas. — Il est vrai, sire, répliqua le sincère courtisan ; elle en est restée à l’admiration. » — Enfin, lorsque la fortune de l’Empire avait chancelé comme chancellent les colosses, et que Napoléon, sachant tout ce que M. de Narbonne cachait d’observation pénétrante sous ses dehors frivoles, le nomma à l’ambassade de Vienne, on assurait que le nouvel ambassadeur, pour s’excuser auprès de son prédécesseur, M. Otto, lui avait dit en prenant sa place : « Que voulez-vous, monsieur ? quand le médecin n’a pas réussi, on appelle l’empirique. » M. Villemain nie ce dernier propos comme indigne à la fois de l’homme et de la triste gravité des circonstances. Je crois qu’il se trompe, et l’idée même qu’il nous donne de M. de Narbonne s’accorde assez bien avec cette saillie. Le charmant défaut des hommes très spirituels est de ne jamais avoir l’air de se prendre tout à fait au sérieux, même lorsqu’ils font des choses très sérieuses, comme le mérite ennuyeux des hommes graves est de ne se départir jamais du sentiment de leur importance, même quand ils font des choses légères. Quoi qu’il en soit, M. de Narbonne revit tout entier dans le livre de M. Villemain, et jamais on ne groupa avec plus d’art, autour d’une seule figure, les événements qui lui servent de cadre et de commentaire historique. Sa destinée eut cela de remarquable qu’à quinze années de distance il aima et servit, avec une égaie franchise, la liberté naissante et le glorieux héritier de cette liberté noyée dans le sang ; qu’il essaya tour à tour de les préserver contre leurs propres excès, fut leur conseiller prévoyant et inutile, leur déplut presque également en s’efforçant de les avertir, et finit par être victime ici de l’anarchie succédant à la liberté, là du vertige des conquêtes succédant au génie de l’organisation et de la victoire. M. de Narbonne est donc un de ces hommes comme il y en a trop — et des meilleurs — dans les temps de révolutions extrêmes et de gouvernements démesurés, que l’on apprécie mieux par ce qu’ils auraient pu faire que par ce qu’ils ont fait, et dont la valeur, un peu idéale, réside surtout dans le contraste de leurs opinions sensées, de leurs sages prévoyances, de leur modération spirituelle avec l’impérieuse âpreté des événements et des catastrophes. Un libéral grand seigneur, servant jusqu’en 92 la liberté constitutionnelle, ministre de Louis XVI avant le 10 août, mais après Varennes, arrêtant de ses mains blanches et musquées les bêtes fauves qui rugissent déjà en attendant qu’elles dévorent, puis mettant son dévouement chevaleresque aux pieds des martyrs du Temple ; proscrit, ruiné, portant gaiement la misère, mais non pas l’exil ; toujours Français de cœur et surtout d’esprit ; bientôt ébloui par les splendeurs incomparables du Consulat et les premiers feux de l’Empire ; se passionnant pour le héros qui lui rend sa patrie et comble des abîmes de sang avec des amas de gloire ; devenant son admirateur sans fétichisme, son serviteur sans complaisance, son courtisan sans bassesse ; associé un moment à cette prodigieuse fortune, mais pour en présager les défaillances, en combattre les enivrements et en partager les revers ; se faisant poudrer, chaque matin, au bivac, pendant la retraite de Moscou, et n’en étant ni moins stoïque, ni moins brave ; mourant enfin dans une place forte, dont la défense impossible terminait son inutile ambassade ; mourant avec le souvenir de la France dans le cœur, et un sourire de résignation sur les lèvres : voilà le type, voilà l’homme, et il en est peu de plus exquis, de plus attachants et de plus aimables. Oui, mais pendant ce temps les Couthon et les Robespierre triomphent des Mounier et des Narbonne ; Louis XVI et Marie-Antoinette périssent sur l’échafaud ; d’innombrables milliers de victimes font un pâle et désolé cortège à la voiture du 21 janvier, à la charrette du 16 octobre ; les cris de la Terreur répondent aux gémissements du Temple ; puis d’autres excès succèdent à ces excès, amenant avec eux d’autres malheurs ; la prospérité et l’omnipotence d’un grand homme lui portent au cerveau et substituent les rêves de l’impossible aux combinaisons du génie ; le plus pur sang de la France va rougir les neiges lointaines, les steppes à demi perdues dans les limites du vieux monde ; le crime héroïque de Rostopschine, le pont funèbre de Leipsick, commencent l’agonie sinistre et terrible de cette apoplexie de gloire ; toujours et sous des formes différentes, la victoire, le haut du pavé historique, l’ultima ratio de ces grandes mêlées de bras et d’intelligences, appartiennent aux violents, aux excessifs, aux despotiques, au côté extrême de chaque idée, de chaque événement, de chaque parti ; et la modération spirituelle et délicate, généreuse et dévouée, telle que la personnifie M. de Narbonne, se heurte à toutes ces violences, souffre de tous ces contre-coups, et finalement se perd dans tous ces désastres, sans autre succès que celui qui consiste à désirer le bien, à prévoir le mal, et à ne pouvoir ni faire l’un ni empêcher l’autre. Je me trompe, un dernier succès, un dédommagement posthume est parfois réservé à ces existences spirituellement et noblement inutiles. Long-temps après qu’elles se sont éteintes, et au moment où elles risqueraient d’être oubliées, un esprit de la même trempe, ramené à leur souvenir par des liens de reconnaissance et par une étroite parenté intellectuelle, les dispute et les reprend à l’oubli qui allait les atteindre ; il en ravive, avec un soin filial, les linéaments effacés ; il les replace sous un jour favorable, éclairées à la fois de leur propre lumière et des mille traits qu’il fait briller autour d’elles ; et, si cet esprit dont je parle est servi par une de ces plumes qui honorent la littérature d’un pays et d’un siècle, ce tribut tardif payé à une mémoire aimée cesse d’être le gage d’une amitié personnelle pour atteindre les proportions d’un monument et la durée de l’histoire. Je voudrais donner une idée du style enchanteur de M. Villemain, et je n’ai pas de meilleur moyen que de le citer ; mais comment me borner dans ce travail à la fois si attrayant et si difficile ? Comment choisir au milieu de toutes ces pages fines et profondes, où, comme chez M. de Narbonne, le bon sens le plus vrai, le goût le plus pur, l’aperçu le plus juste, l’enseignement le plus frappant, se cachent sous des allures légères et d’élégantes surfaces ? Comment arrêter au vol toutes ces ailes d’abeille, étincelant sous un ciel d’Athènes parmi les douces senteurs de l’Hymette ? Essayons pourtant ; voici une page sur le Consulat pour laquelle je me décide, non pas qu’elle l’emporte sur ses voisines, mais parce qu’elle répond au reproche de dénigrement systématique que l’on adresse à ces Souvenirs :
« …… C’est à de tels périls, à de telles ignominies (les crises de Fructidor et les désordres du Directoire), que succédaient, comme par enchantement, la jeunesse, la gloire, l’espérance, le plus brillant général qu’ait vu la France depuis les grandes années de Louis XIV, un vainqueur de Rocroy plébéien, un officier de fortune qui, à vingt-six ans, avait chassé d’Italie cinq armées étrangères, conquis la paix sur la route de Vienne, négocié habilement comme il avait vaincu, humilié les rois, honoré le pape, fondé une république au-delà des monts et illustré celle de France, libre ou non, mais comblée de victoires. « Ce n’est pas tout : parti de nouveau, comme ces grands capitaines que les Césars de Rome exilaient dans une lointaine conquête, il avait, en quinze mois, soumis l’Égypte, repris Alexandrie comme sa ville natale, défait une grande armée turque, occupé l’isthme de Suez, menaçant de loin les Anglais dans le plus court passage qui conduise aux Indes ; puis, maître du Delta, il avait envahi le Désert et la Syrie, conquis comme un croisé les villes de Gaza et de Jaffa, et gagné des batailles au pied du Thabor, comme devant les Pyramides : et maintenant, à travers ces bruits de renommée qu’un lointain mystérieux rend plus éclatants, avec cet attrait pour les imaginations qui est nécessaire à la gloire, il arrivait inattendu, au jour le plus favorable, à l’heure de l’impatience et de la crise. « Il arrivait de cet Orient judaïque d’où, vers l’époque de Vespasien, on avait prophétiquement annoncé et espéré dans le monde les maîtres de l’Empire ; et, malgré l’incrédule insouciance du temps, cette particularité même de sa prodigieuse fortune frappait les esprits : il arrivait presque seul, à travers les croisières anglaises surprises par sa promptitude et, du rivage de Fréjus, dont il avait franchi dédaigneusement la quarantaine, les acclamations populaires et la foule accourue sur son passage lui avaient fait cortège jusqu’à Paris. Et là, quel accueil l’attendait ! Quelle curiosité enthousiaste le suivait partout ! Il faut avoir entendu des contemporains, jeunes alors et d’une imagination sensible à la gloire, pour se faire quelque idée de cette apothéose !… » etc.Le voilà, retracé d’une main magistrale et tel que le reconnaîtra l’impartialité de l’histoire, le Napoléon Bonaparte du 18 Brumaire et du Consulat ; et ceux qui, d’après ce passage même et à propos de ce magnifique souvenir du grand Condé, ont accusé M. Villemain d’avoir réduit le Titan de la Révolution couronnée au niveau d’un général de Louis XIV, de l’avoir présenté comme balançant Villars et dépassant Soubise (Soubise, général de Louis XIV !), ceux-là ont bien gauchement interverti les rôles : si cette rayonnante gloire du premier Consul avait besoin d’une consécration de plus, elle la trouverait dans cette admirable page ; et, si une meurtrissure pouvait l’atteindre, elle lui viendrait de ce malencontreux encensoir qui ne sait pas même son métier. Sans doute, les jugements de M. Villemain, ou plutôt ceux de son héros (car remarquez que l’éminent écrivain n’est que l’interprète de M. de Narbonne !), ne sont pas toujours empreints d’une admiration aussi vive. Quand nous arrivons aux fautes notoires et cruellement expiées, le conseiller s’attriste et l’historien s’assombrit. Pour me borner, et pour faire concevoir quel trouble dut, à deux époques différentes, ressentir l’esprit délicat et modéré de M. de Narbonne en face des exagérations passionnées de la liberté qu’il servit et du despote qu’il aima, et quelles leçons en rejaillirent pour lui et pour nous, je rappellerai deux scènes, l’une très courte, l’autre développée et dramatique, que je rencontre dans ces Souvenirs. Dans la première, M. de Narbonne, alors ministre de Louis XVI, et parlant à la tribune de la Législative, en ayant appelé au témoignage des esprits les plus distingués de l’Assemblée, on se souleva d’indignation contre cette hypothèse, apparemment aristocratique, d’une distinction même intellectuelle, et on se récria avec violence, de plusieurs bancs, M. Couthon en tête :
« Pas de ces expressions-là ! nous sommes tous distingués. »Cette guerre aux supériorités de l’esprit, que nous avons vue se renouveler sous nos yeux, est le dernier mot des démagogies triomphantes, et le châtiment des intelligences supérieures qui ont préparé leur triomphe. Plus tard, dans les premiers jours de mars 1812, M. Villemain, oublié, nous dit-il, dans la voiture de M. de Narbonne, lisait l’Itinéraire de M. de Chateaubriand pendant que son noble ami avait un entretien avec l’Empereur. Tout à coup (mais ici j’ai honte d’être forcé d’abréger ce prestigieux récit) M. de Narbonne se jette brusquement dans la voiture la main appuyée sur son front large et chauve, et comme repassant d’une seule vue intérieure tout ce qu’il venait d’entendre :
« Quel homme ! disait-il à demi-voix ; quelles grandes idées ! quels rêves ! où est le garde-fou de ce génie ? C’est à ne pas y croire ! On est entre Bedlam et le Panthéon. »C’est qu’en effet la conversation qui venait de se terminer, et que le narrateur nous rapporte d’après d’indélébiles souvenirs, avait ressemblé à ces cimes alpestres d’où la vue, fascinée, éperdue, est tour à tour attirée vers le ciel et vers les abîmes, et où l’on ne sait pas si l’on va s’élever jusqu’aux astres ou se précipiter dans un gouffre. Cette fois, le noble aide de camp et son spirituel confident durent faire des réflexions douloureuses sur tout ce que le génie du despotisme peut souffler de mauvais conseils au despotisme du génie. Il faudrait poursuivre ; il faudrait recueillir çà et là les souvenirs littéraires dont ce livre est rempli, et qui sont comme autant de fleurs délicates sur un fond sérieux et assombri ; il faudrait rappeler et la Visite à l’école normale, et le général Foy assistant à une leçon de la Sorbonne, et l’aimable figure de l’abbé Féletz encadrée dans quelques salons de son temps. Ce sont là autant de chapitres ravissants, et que je ne me pardonnerais pas de passer sous silence, si je ne savais que le lecteur aimera mieux aller les trouver dans le livre même que venir les chercher dans mon article, L’espace me manque d’ailleurs, et, au lieu de multiplier mes louanges, qui, lorsqu’il s’agit de M. Villemain, sont presque du ressort de M. de la Palisse, je termine par une remarque. Lorsque les écrivains de premier ordre, qui avaient passé de la littérature dans les affaires, ont été éloignés du gouvernement par nos dernières crises politiques, ceux qui applaudissaient à ce changement leur ont dit d’un air de sympathie et de déférence : « C’est un grand bonheur ! vous rentrez dans votre sphère ; vous revenez à ce qui fait nos délices et votre gloire : au lieu d’être des ministres contestés, des hommes d’État contestables, vous redevenez d’admirables écrivains : tout le monde y gagne, le public, l’État, et vous-mêmes. » — C’est très bien dit ; mais chaque fois que ces exilés de la politique, se consolant avec les Lettres de leurs regrets et de leurs mécomptes, publient un ouvrage, cet ouvrage est attaqué comme un manque de respect, comme une récidive, comme la secrète revanche d’esprits malades transportant dans la littérature les illusions et les rancunes de leur vie publique. Qu’aviez-vous donc espéré ? que ces hommes, résignés à leur retraite, mais fidèles à leurs affections, feraient de ces œuvres où se retrempe leur gloire et où s’abrite leur loisir, le démenti de tout ce qu’ils avaient aimé, pensé, cru, essayé, regretté ? Ils font de la littérature, de la pure et belle littérature, qui n’est ni séditieuse, ni servile, et vous les attaquez : que vouliez-vous donc ? Oui, c’est là une inconséquence et une injustice ; mais, pour qu’elle paraisse plus révoltante, ou plutôt pour qu’elle devienne impossible, il faut que ces grands écrivains qui sont notre joie et notre gloire exercent sur eux-mêmes un contrôle encore plus sévère, et achèvent d’extirper de leurs ouvrages tout ce qui pourrait rappeler, même de loin, ces traditions que leurs ennemis s’efforcent de rattacher à Voltaire, c’est-à-dire à l’orgueil de l’esprit, se préférant à l’autorité et à la foi. Il faut qu’ils marquent d’une façon chaque jour plus évidente leur rupture avec toutes ces chimères, qui commencent dans les méditations inoffensives de quelques cerveaux d’élite, et finissent au milieu des agitations de la rue, préludant au règne de la force par l’abus de l’idée. Le jour où les dernières traces de ces illusions généreuses mais funestes, honorables mais décevantes, auront disparu de leurs livres, je ne leur dirai pas qu’ils n’auront plus à redouter d’attaques, car les Zoïles et les Séides sont incorrigibles ; mais les honnêtes geins auront plus de plaisir encore à les venger par leurs mépris, à les indemniser par leurs hommages.
« La grande cause du progrès intellectuel, nous dit-il, peut bien être exposée à des revers passagers, mais son triomphe est certain, car il est l’inévitable loi de la civilisation du monde. »Et il reprend sans trouble le fil de ses discours : sérénité précieuse, qui ressemble presque à de l’impénitence ! De là le principal défaut de son livre. Il y a, dans ce livre, plusieurs parties bien distinctes ; il y a la partie biographique, à laquelle M. Mignet n’a peut-être pas donné assez de place, et qui aurait pu tempérer ce que l’ensemble de son ouvrage a de dogmatique et de froid ; il y a la partie académique, proprement dite, où l’auteur excelle ; il y a la partie scientifique, où il me paraît avoir admirablement réussi à mettre à la portée des lecteurs superficiels les questions les plus ardues et les plus abstraites ; il y a enfin, et c’est le plus essentiel, tout un côté qui, se rattachant à notre histoire philosophique et politique depuis soixante-cinq ans, est de nature à soulever des réflexions douloureuses et de graves objections. Je n’étonnerai personne en affirmant que les discours purement académiques de M. Mignet, son discours de réception et ses réponses à MM. Flourens et Pasquier, remplaçant MM. Michaud et Frayssinous, sont des modèles de ce genre, aujourd’hui si perfectionné, où des esprits de premier ordre parviennent à introduire un vrai sentiment littéraire, de l’agrément, du naturel et de la vie, à travers les formes traditionnelles. M. Villemain a été le maître de de cette école de l’Académie humanisée, et M. Mignet la continue, avec moins de souplesse, d’abandon et de grâce familière, mais avec une irréprochable pureté de lignes et de contours. Par un rapprochement fortuit qui ne déplaît pas à la docte compagnie, et qui fait ressortir la flexibilité des talents et l’urbanité des caractères, M. Mignet a eu, dans deux de ces circonstances solennelles, à rendre un funèbre hommage à deux représentants de la tradition religieuse, chevaleresque et monarchique, à deux hommes éminents dont l’un avait prêté à ses opinions tout le charme de son esprit, dont l’autre avait mis au service de sa foi toute l’autorité de ses vertus. MM. Michaud et Frayssinous, le publiciste de la Quotidienne et l’instituteur d’une royale enfance, l’historien des Croisades et le prédicateur des Conférences, ont été très convenablement loués par M. Mignet. Ici j’en appellerai, chez lui, à cette bonne foi qui est, pour ainsi dire, la seconde conscience des hommes à systèmes : n’était-il pas plus à l’aise, en racontant la vie de ces deux royalistes, qu’il ne l’a été ; devant un autre auditoire, en louant les métaphysiciens, les savants et les héros de l’école philosophique et révolutionnaire ? Situation singulière et instructive, où l’on est plus sûr de sa pensée et de sa parole, plus certain d’être de son propre avis en rendant justice à ses adversaires qu’en rendant hommage à ses amis ! M. Mignet, on le comprend, n’a pu nous parler d’hommes tels que M. Flourens, tels que Broussais, Cabanis, Destutt de Tracy, sans aborder des sujets qui risquaient de désorienter un peu le public habituel des solennités académiques ; il s’est acquitté de cette tâche ingrate avec une mesure et une lucidité parfaites. Il n’était pas très facile, par exemple, d’expliquer, à propos de M. Flourens, la nature et les fonctions de l’appareil nerveux,
« de cette substance merveilleuse qui, de son tronc principal, se rend par des rameaux symétriques aux divers membres du corps, où elle porte les ordres de la volonté, commande les opérations du mouvement, dirige les actes de la vie, etc., etc… »— Les femmes qui assistaient à la séance, et il y en a toujours, auraient eu quelque peine à reconnaître, dans cet appareil scientifique, l’explication de leurs attaques de nerfs ; Broussais et sa doctrine de l’irritation, Cabanis et sa sensibilité progressive, n’offraient pas de moindres difficultés : M. Mignet les a vaincues à tous moments ; en le lisant, on croit qu’on va cesser de comprendre et s’écrier avec M. Jourdain qu’il y a là trop de brouillamini, trop de tintamarre. Eh bien, par un prodige d’exposition nette et transparente, l’auteur de ces Notices trouve moyen de rendre accessible aux intelligences ordinaires, aux dilettantes de science et d’académie, ce qui semblait devoir rester interdit aux profanes, et enveloppé, comme dit Fontenelle, des voiles d’une certaine langue sacrée, entendue des seuls prêtres et de quelques initiés. Fontenelle ! il est impossible de rappeler ce nom et ce souvenir sans songer à un inévitable parallèle. Lui aussi, comme M. Mignet, sut rendre la science accommodante et familière. Il sut la faire sortir de cette ombre mystérieuse où la retenaient quelques initiés, pour l’exposer au grand jour, lui apprendre à parler la langue commune, et à faire servir ses découvertes au progrès de la vie publique. Il y a, entre les Éloges de Fontenelle et les Notices de M. Mignet, une parenté visible ; tous deux mériteront de compter parmi les plus ingénieux conciliateurs des idiomes savants et du langage littéraire, parmi ces initiateurs faciles qui font une monnaie courante d’une valeur morte. Seulement Fontenelle a plus de grâce et d’élégance ; M. Mignet, plus de sérieux et de profondeur : on sent que l’un écrit pour une société plus polie, l’autre pour un public plus mûr. C’est qu’entre les deux hommes et les deux livres une révolution a passé, et il n’en faut pas davantage pour expliquer, d’une part, toutes les grâces, de l’autre, toutes les tristesses. En effet, l’on aurait beau faire, l’on aurait beau chercher à s’abuser sur le principal élément d’intérêt de ces Notices historiques : c’est la Révolution, et la Philosophie, sa mère, que l’on y rencontre à chaque page ; c’est elle qui attriste et assombrit cette attachante lecture. Comme secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques, M. Mignet a eu à parler d’hommes diversement célèbres qui, après avoir laissé leur empreinte dans le grand sillon révolutionnaire, après avoir été tour à tour élevés, renversés, proscrits, rappelés par nos innombrables vicissitudes, étaient venus enfin abriter leur vieillesse dans cette section de l’Institut, qu’on pourrait, sans trop d’épigramme, appeler l’Hôtel des Invalides de la politique et de la morale. Si peu intolérant et fanatique que l’on soit, il y avait, ce me semble, quelque chose de profondément triste à voir des régicides, des athées, des prêtres et des moines défroqués, ayant fait de leur vie tout entière le démenti et la profanation publique de leur caractère indélébile, figurer au premier rang de cette assemblée, dépositaire officielle des vérités qui servent à se gouverner soi-même ou à gouverner les hommes. Je comprends très bien l’Académie française, celle des Sciences, celle des Beaux-Arts ; nul, que je sache, ne peut songer à faire du style mieux que MM. Villemain ou Mignet, de l’astronomie mieux que M. Arago, de la peinture mieux que M. Ingres ; mais il n’est pas sage de montrer tout haut à un pays intelligent ses modèles de morale et de politique, et de lui donner le droit de dire tout bas que, pour être sûr de ne se tromper ni en politique ni en morale, il faut croire le contraire de ce qu’ils ont cru, et faire le contraire de ce qu’ils ont fait. L’espace me manque pour suivre M. Mignet dans toutes ses Notices ; je me contenterai d’aborder un moment avec lui quatre de ses principaux personnages : Sieyès, Daunou, Talleyrand et Destutt de Tracy ; le métaphysicien, l’érudit, le diplomate et le philosophe de la Révolution française. Entre ces hommes si différents par le caractère, le génie et la destinée, je saisis pourtant une ressemblance générale. Homme du monde ou oratorien, gentilhomme ou prêtre, ils passent dix ans, quinze ans, vingt ans de leur vie à se raconter à eux-mêmes le plan d’une révolution future, à faire de leur cerveau le théâtre d’un gouvernement. Ce gouvernement et cette révolution, ils les arrangent à leur guise, ils les façonnent à leur gré, donnant à leurs théories toutes les perfections désirables, en écartant soigneusement l’imprévu, les passions humaines, créant à leur usage un nouveau monde, pur de toutes les souillures de l’ancien, vertueux, perfectible, équitable, tel, en un mot, qu’il le faut à des penseurs pour y introduire à leur suite la liberté, le bonheur et la paix. Ils se composent avec cela un petit modèle de société portative et mécanique, qu’ils mettent provisoirement dans leur poche, en attendant qu’ils puissent en faire jouir leurs semblables ; comme ces généraux qui gagnent des batailles sur le papier en attendant qu’ils les perdent sur le terrain. L’épreuve arrive ; les événements se pressent ; on dirait que la Providence veut donner à nos théoriciens l’occasion d’appliquer leur programme et leur plan : ils se mettent à l’œuvre, et ils y apportent cette sécurité superbe d’intelligences qui n’ont jamais été aux prises qu’avec leurs propres idées. Les premiers moments leur donnent raison ; il ne s’agit que d’abus à détruire, et cela est si doux, si beau, si facile ! Tout le monde s’y prête, même les abus, même ceux qui les personnifient et en profitent. Mais, hélas ! le temps marche ; la Révolution fait un pas ; les hommes d’action la saisissent, jeune et pure encore, entre les mains inquiètes des hommes de théorie, pour l’emporter avec eux vers les aventures et les précipices. C’en est fait, l’on ne s’entend plus ; le plan est déchiré, le programme roule dans la fange ; le fait donne un soufflet à l’idée. Que devient alors le penseur révolutionnaire ? Ce moment qui le met en présence des réalités brutales le corrige-t-il des utopies décevantes ? se repent-il ? demande-t-il pardon à ses victimes ? Non ; il se drape dans un silence plus orgueilleux peut-être que son système : il se complaît, il se console dans l’égoïste pensée que lui seul avait raison, et que ce peuple qui n’a pas voulu qu’on l’éclairât n’est pas digne qu’on le sauve. Ne lui demandez ni des aveux, ni des dévouements, ni des sacrifices ; il n’est pas fait pour cela ; c’est une intelligence, ce n’est pas un cœur : les douleurs de l’humanité ne l’atteignent que comme des déviations de ces vérités dont il se croit le gardien. Cette société qui se débat et se meurt entre les bras de ses bourreaux, ces ruisseaux de sang qui débordent, ces cris désolés qui s’élèvent du fond des cachots et des geôles, ce ne sont que des errata de cette Histoire de la Révolution qu’il s’est racontée d’avance à lui-même ; il ne tressaille pas, il ne saigne pas, il ne pleure pas ; il pense, il se tait et il attend. Plus tard, après la tempête apaisée, on le retrouvera seul, immobile, taciturne ; à qui lui demandera ce qu’il a fait, il répondra : J’ai vécu. Il sera prêt à saluer le despotisme, à coopérer à ses œuvres, à abdiquer sous ses pieds ses rêves de liberté. Telle est la métaphysique de la Révolution ; vous savez ce qu’est sa logique : l’une est condamnée à l’impuissance, l’autre au crime : l’une s’appelle Sieyès, l’autre s’appelle Robespierre. Je cherche en vain dans le livre de M. Mignet une mention, même délicate et voilée, de ce moment où les esprits hautains dont il nous parle virent tourner contre eux leurs doctrines et leurs maximes, où le sophisme révolutionnaire, démuselé par eux, cessa de leur lécher les mains, et se mit à déchirer et à mordre. J’y cherche en vain une protestation, même discrète et mesurée, contre des crimes que ne réhabilitera jamais la conscience humaine, et dont l’apologie, une des hontes de notre temps, a mérité une punition nouvelle. L’éminent académicien se croit-il quitte envers l’humanité et la justice outragées lorsqu’il dit brièvement de Sieyès et de son vote célèbre :
« Dans une tragique circonstance, il n’ajouta point à son vote les paroles qu’on lui a reprochées »(la mort sans phrases) ; — lorsqu’il dit, en parlant de Merlin :
« Après s’être associé à la condamnation du royal et infortuné vaincu du 10 août, il essaya de se soustraire à la violence des luttes intérieures. »— Se croit-il quitte envers d’autres lois sociales non moins imprescriptibles et non moins sacrées, lorsqu’il termine une longue notice ou plutôt un long panégyrique du prince de Talleyrand par cette satisfaction incomplète et tardive donnée à la morale de l’histoire :
« Toutefois, quels que soient les services qu’on puisse rendre à son pays en conformant toujours sa conduite aux circonstances, il vaut mieux n’avoir qu’une seule cause dans une longue révolution, et un seul rôle noblement rempli dans l’histoire. »— Se croit-il quitte envers les devoirs les plus évidents de la philosophie en amnistiant le système de M. Destutt de Tracy, qui, renchérissant encore sur Condillac comme Condillac avait renchéri sur Locke, réduisit tout aux sensations, transporta dans le domaine philosophique l’analyse des chimistes et les déductions des mathématiciens, dépouilla l’homme de tout principe actif, de l’active intelligence et de la libre volonté, et
« ne désirant connaître que ce qu’il pouvait pleinement savoir, aima mieux demeurer dans l’indifférence lorsqu’il était réduit aux hypothèses »? Ainsi, pas une lueur chrétienne ou même spiritualiste, pas une de de ces notions vivifiantes où se baigne et se retrempe notre âme, foi, espérance, prière, amour, activité, liberté morale : telle a été la philosophie, la législation et la politique de ces hommes qui se sont crus appelés à régénérer le monde, et qui, après avoir fait les malheurs de leur temps, ont préparé les angoisses du nôtre ; car tout se tient dans ces misères intellectuelles qui se succèdent depuis près d’un siècle. Donnez un but aux générations que l’on destitue de toute loi morale sur la terre, de toute espérance dans le ciel, vous en faites des révolutionnaires ; ôtez-leur ce but, vous en faites des rêveurs. Ici le sang, là les larmes ; ici le couteau de Saint-Just, là les lamentations de René. Et la Religion ? Peut-elle rester muette devant ces sombres tableaux ? Sieyès était prêtre, Talleyrand était évêque, Daunou était moine : Ne sentez-vous pas en vous quelque chose d’inexorable et d’inflexible qui se révolte à l’idée que ces hommes-là ont pu déserter leur temple, profaner leur sanctuaire, déchirer leur robe, renier leur Dieu, et que la société spirituelle et polie a eu encore des honneurs et des hommages pour ces existences déclassées, sacrilèges, commencées dans l’apostasie et terminées dans la foi au néant ? M. Mignet nous montre avec un accent presque respectueux, presque solennel,
« M. de Talleyrand montant sur l’autel élevé dans le champ de Mars pour inaugurer en quelque sorte les destinées futures de la France ». — Hélas ! quel autel ! quel pontife ! quelles prières ! quel encens ! Derrière ce simulacre de christianisme et d’orthodoxie, j’aperçois la déesse Raison. L’indication rapide et sommaire de ces vérités immortelles, c’est là ce qui manque aux Notices historiques de M. Mignet. Pour que l’on pût approuver ce livre sans restriction, et admirer avec l’auteur les personnages qu’il vante ; il faudrait deux choses, comme pour son Histoire de la Révolution : il faudrait que Dieu n’existât pas, et que l’homme fût parfait, c’est-à-dire n’existât pas davantage ; à ces deux conditions, Dieu absent et l’homme-mécanique, fabriqué par un Vaucanson de Sciences morales, la société pourrait accepter Sieyès pour dictateur, Merlin pour jurisconsulte, Daunou pour précepteur, Talleyrand pour grand-prêtre, Cabanis pour médecin, de Tracy pour philosophe. Jusque-là, l’épreuve serait dangereuse ; la première n’a pas réussi ; la seconde ne réussirait pas davantage. Heureusement, à côté de ces figures ridées et froides, ensevelies dans le linceul révolutionnaire par ces trois mains de glace, le néant, le doute et la mort, M. Mignet nous a donné la biographie de Franklin. Cette biographie est un chef-d’œuvre ; et le héros, cette fois, est digne de l’historien. Quelle belle vie ! quel aimable grand homme ! et comme on est fier, en lisant ces pages, de cette noble et vaillante marine française qui contribua si puissamment à faire entrer un grand peuple dans son indépendance et ses destinées ! Pourtant, qu’on me permette encore une restriction chagrine : ce génie de Franklin, cette morale utilitaire, cet art de faire de la vertu par équation algébrique, cette volonté raisonnée d’être bon pour être heureux, cette préoccupation constante de la récompense immédiate et terrestre, tout cela peut être un idéal et un modèle pour l’esprit égal, positif et patient de la démocratie américaine ; mais nous, essayez de nous traiter d’après les mêmes procédés, de nous instruire d’après les mêmes leçons, de nous proposer les mêmes exemples : savez-vous ce que vous obtiendrez ? Des républicains de 1848. — J’aurais voulu que M. Mignet, au lieu de s’en tenir à une admiration légitime, mais stérile, indiquât cette nuance. Quoi qu’il en soit, ces Notices historiques sont un beau livre, un majestueux édifice auquel il ne manque que quelques fenêtres s’ouvrant sur le ciel. Il y a six ans, cette lecture eût pu être dangereuse ; aujourd’hui elle ne l’est plus. En lisant le récit des travaux de ces personnages, l’explication de leurs desseins et le panégyrique de leurs actes, on se dit que, si Dieu avait prolongé au-delà des limites ordinaires leurs existences déjà si longues, ils auraient vu s’écrouler une dernière fois ce qu’ils regardaient comme l’héritage définitif de leurs labeurs, de leurs luttes et de leurs pensées. Lorsque M. Mignet, en parlant de M. Daunou, laisse subsister cette phrase :
« Il offrit le secours de son expérience et de ses talents à la génération nouvelle, qui devait entrer en possession définitive de ses droits, parce qu’elle était devenue capable d’en user avec mesure et d’y tenir avec constance », on sourit de ce passage, et de plusieurs autres qui semblent antidatés, tant ils sont démentis par de récentes épreuves. Lisons donc avec respect, avec profit, cette œuvre sérieuse et belle et, pour toute malice, écrivons au crayon, en marge de ces biographies d’illustres révolutionnaires : « Pour faire suite à l’histoire générale des Naufrages. »
Dieu merci le mot testa n’a pas cette fois le sens irrévérencieux que lui donnerait une traduction littérale : il ne s’agit pas ici d’une cruche, mais d’un beau vase d’or, patiemment ciselé par une main habile, et rempli des plus purs, des plus salutaires parfums ! Une fois cette réserve faite, il n’y a plus qu’à louer ou plutôt à admirer dans ces Études morales et littéraires. Quelle raison ferme et lumineuse dans l’examen de la Constitution de 1848, de cette œuvre informe dont le moindre défaut était de renfermer en germe tout ce qui devait servir à la détruire ! Que d’aperçus ingénieux à propos des Questions constitutionnelles de M. de Barante, brochure qui, paraissant en mars 1849, ressemblait à un mémoire archéologique recomposé avec des ruines ! Notons, en passant, dans cet article, une belle page que devraient méditer tous les historiens de la Révolution, et où l’auteur établit victorieusement que tout ce que la France militaire accomplit de glorieux et de grand en 92 et 93, se fit en dehors de la Convention, malgré elle, en dépit de son ombrageux contrôle, et par le seul effort du pays réagissant à la fois contre l’ennemi du dehors et contre l’exécrable assemblée qui l’ensanglantait et le déshonorait. Le livre de M. Thiers, sur la Propriété, a été pour M. Albert de Broglie l’objet d’un travail supérieur, selon nous, l’ouvrage même et où
« les sources de l’hérédité de biens dans la race humaine »sont prises de plus haut et à une plus grande profondeur. M. Thiers, dans toute cette discussion, s’était trop borné au droit naturel, et ses judicieux arguments, prêchés des convertis et opposés à des passions enflammées, à de dévorantes convoitises, faisaient un peu l’effet de soldats de plomb et de fer-blanc armés en guerre contre des bandits ou des cannibales. M. Albert de Broglie rend à cette question vitale toute sa grandeur ; il embrasse d’une plus large envergure les intérêts de l’humanité ; il est aussi plus spontanément, plus primitivement chrétien : on sent que, dans cette crise, qui déjouait tous les raisonnements et tous les calculs, M. Thiers a fini par la religion, et que M. Albert de Broglie a commencé par elle. Il faudrait citer encore, comme des modèles de critique historique ou littéraire, la notice funèbre sur M. Rossi, et les pages si attentives, si attendries, consacrées à la mémoire d’Alexis de Saint-Priest, cet esprit charmant, à jamais regrettable, qui allait, lui aussi, s’améliorant sans cesse, et personnifiant d’une façon exquise l’heureuse alliance d’une sincère vocation d’écrivain avec ces distinctions sociales qui ne donnent pas le talent, mais en augmentent l’autorité et l’influence. N’oublions, non plus, ni l’article sur l’Antonio Pérez de M. Mignet, ni le magnifique morceau intitulé le Moyen Âge et l’Église catholique, et inspiré par les diverses publications de l’abbé Gaume, du père Ventura, et de cet illustre Donoso Cortès, aujourd’hui pleuré par ceux-là mêmes qui, tout en admirant son génie, avaient cru trouver dans quelques-unes de ses doctrines, un sujet de controverse. C’est en vain que, dans cette revue rapide, et où il n’y a de place que pour l’éloge, j’essayerais d’éviter celle de toutes ces Études qui a fait le plus de bruit, qui devait en faire le plus, et qui a remué toute la littérature contemporaine, en touchant à son aïeul : je veux parler de l’étude sur Chateaubriand et ses Mémoires d’Outre-tombe. Il y a trois ans, quand cet article parut, je pris parti pour l’auteur de René contre le petit-fils de Corinne. J’étais surtout frappé, à cette époque, de ce qu’il y avait d’injuste ou au moins de cruel dans cette réaction subite, excessive, passionnée, s’exerçant sur une tombe à peine fermée, contre un homme que la jeune littérature entourait depuis vingt-cinq ans d’adulations et d’hommages. Voltaire, auquel il faut parfois revenir ; pourvu qu’il ne s’agisse ni de religion ni de tragédie, disait aux détracteurs de Racine et de Boileau : « Croyez-moi, ne touchez pas Jean et à Nicolas ; cela vous porterait malheur ! » — Notre Jean et notre Nicolas, à nous, enfants du dix-neuvième siècle, c’est, en attendant mieux, M. de Chateaubriand ; je n’aurais pas voulu que M. Albert de Broglie y touchât. Son article est rempli de vérités excellentes sur les incontestables défauts de l’homme et de l’œuvre, sur la vanité littéraire, sur cette malfaisante intervention du moi dans les écrits de nos illustres, sur ce funeste abus de personnalisme et de mémoire qui les amené à gâter, après coup, les plus attrayantes créations de leur génie et de leur jeunesse, en les détachant du cadre idéal où ils les avaient placées, pour les faire rentrer avec eux dans la vie réelle. Déclarant la guerre à toutes les maladies morales qui avaient conduit la société au bord de l’abîme, M. Albert de Broglie ne pouvait omettre et, plus ces mauvais exemples venaient de haut, plus il était utile de les dénoncer. J’en conviens, je m’y résigne : seulement, puisque la même époque voyait paraître d’autres œuvres où se trahissaient avec encore moins de retenue ces fâcheux symptômes, le jeune moraliste ne pouvait-il pas attacher sa pensée à un autre clou, dire les mêmes vérités sous un autre passe-port, faire au moins comme Chrysale, trouver quelque part un auteur de Mémoires ou de Confidences qui ne s’appelât pas Chateaubriand, et s’interrompre de temps en temps pour lui dire : « C’est à vous que je parle, ma sœur ! » — Les bienséances eussent été sauvées, et la morale n’y eût rien perdu. À part cette légère tache, cette dissonance formée par un nom propre, l’impression générale que l’on garde de ces Études morales et littéraires est une sympathie profonde, un acquiescement qui touche au respect. On a raconté, vous le savez, qu’un homme politique, pressé d’accepter je ne sais quel poste officiel, s’en était défendu en disant : « Je veux conserver le droit de saluer le duc de Broglie. » C’est là, si le mot est vrai, un légitime hommage rendu à un noble caractère. Nous aussi, dans notre modeste domaine et notre milieu tout littéraire, nous aurions une ambition analogue : nous voudrions avoir le droit de saluer M. Albert de Broglie, non pas de ce banal coup de chapeau qui n’est que la politesse de l’indifférence, mais de ce geste amical et sympathique qui signifie l’estime parfaite, affermie plutôt que troublée par le désir de le voir faire encore un pas de plus sur ce chemin où nous sommes fier de nous rencontrer avec lui.
MM. Caro16, Henri Delaage17, Gérard de Nerval18
« J’ai désiré faire du bien, nous dit Saint-Martin ; mais je n’ai pas désiré faire du bruit, parce que j’ai senti que le bruit ne faisait pas de bien, et que le bien ne faisait pas de bruit. »— Et plus loin :
« Les faiblesses retardent, les passions égarent, les vices exterminent. »—
« L’orgueil est comme le ver : on a beau le couper en morceaux, chacun de ces morceaux reprend la vie et devient un nouveau ver. »—
« La pièce d’or que les anciens mettaient dans la bouche des morts, pour passer la barque, c’est l’âme purifiée. »—
« Rien n’éclaircit l’esprit comme les larmes du cœur. »— Saint-Martin, convenons-en, aurait gagné à beaucoup pleurer. Il avait un tendre penchant pour les femmes, ce qui est très naturel ; mais en même temps, il se croyait revêtu d’un sacerdoce qui lui interdisait l’amour et le mariage ; il en résultait sous sa plume des contradictions piquantes à propos des femmes : il en disait un peu de mal, de peur d’être amené à en penser trop de bien, et cette lutte du penchant vrai et du sacerdoce factice lui inspirait des confidences telles que celles-ci : —
« Je sens au fond de mon être que je suis d’un pays où il n’y a pas de femmes. »—
« La matière de la femme ne vaut pas celle de l’homme. »—
« L’homme est l’esprit de la femme et la femme est l’âme de l’homme. »—
« La femme est meilleure, l’homme est plus vrai. »—
« L’homme a en propre le don des opérations et la femme celui de la prière. »—
« Une des raisons qui s’opposèrent a mon mariage a été de sentir que l’homme qui reste libre n’a à résoudre que le problème de sa propre personne, mais que celui qui se marie a un double problème à résoudre. »Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que ce n’est pas trop mal pour un théosophe. Tout cela, vous le comprenez, n’est que la superficie de Saint-Martin, et, s’il revenait au monde, il se fâcherait de nous voir chercher sa gloire dans quelques traits épars qui n’ont rien de commun avec le fond de sa doctrine ; mais ce fond est-il bien facile à trouver, et appartient-il à un frivole causeur de se poser en docteur de Sorbonne ? Ces sujets philosophiques, illuminisme, mysticisme, germanisme, kantisme, panthéisme, me font l’effet de ces souterrains, de ces grottes, telles qu’on en rencontre dans les pays de montagnes. Elles sont remplies de choses magnifiques, cristallisations, stalactites, arabesques, simulacres de jaspe et de porphyre, formes splendides imitant, à s’y méprendre, des palais et des statues, des arbres et des figures humaines. Mais, pour voir tout cela et pour en jouir sans risquer de s’égarer et de se perdre, il faut ou la clarté du jour, qui est celle de tout le monde, et qui ne pénètre guère plus loin que l’entrée, ou la lueur des flambeaux que l’on fait porter devant soi, et qui vacillent souvent dans ces ténébreux méandres, si ferme que soit la main qui les porte. Moi qui, en face des grottes du mysticisme, n’ai à mon service que cette clarté du jour, c’est-à-dire du simple bon sens qui ne me mène pas beaucoup plus loin que le péristyle, j’emprunte le flambeau de M. Caro, et je ne pourrais assurément mieux choisir. Pénétré de la lecture de son livre, un des plus substantiels que je connaisse, voici, en résumé, non pas mon jugement, mais mon impression. Il n’est pas de sentiment plus pur, plus naturel, plus irréprochable, que celui sur lequel repose le mysticisme que j’appellerai naïf pour le distinguer du mysticisme systématique. Tous, ou presque tous, quelles que soient d’ailleurs les préoccupations ou les attaches qui nous ramènent à la terre, nous connaissons de ces moments pleins de trouble, de frisson et de délices, où notre âme, se dégageant des liens matériels qui la retiennent captive, se sent tout à coup des ailes, s’élève d’un vol vers les régions célestes, et va s’y retremper, s’y plonger, s’y absorber dans l’idée de l’infini et de Dieu. Pour les âmes pieuses et ferventes, ces moments s’appellent des extases ; pour celles qu’assujettit et que souille la vie du monde, ce ne sont que des intermittences rapides, des éclairs de nostalgie divine qui nous font revoir, à travers l’espace et la nuit, les lointaines images de la patrie perdue. Ce mysticisme-là n’est pas, à Dieu ne plaise ! une hérésie, un paradoxe ou un mensonge, mais une légitime revanche de l’esprit contre la matière, une protestation soudaine de la plus noble portion de notre être contre la plus vile, un précieux débris de l’héritage détruit par la faute originelle, un gage de réhabilitation future, une lettre d’audience accordée par le Créateur à la créature pour la rapprocher de lui, la relever de sa misère, et lui rappeler que leur séparation ne doit pas être éternelle. Ce mysticisme, les saints l’ont consacré de leurs prédications et de leurs exemples ; la poésie chrétienne en a fait sa Muse, et partout où se rencontreront des âmes tendres, des imaginations vives, des ciels étoilés, de grands horizons noyés dans l’azur et la brume, des soirs rustiques mêlant dans une vague harmonie les mille murmures de la campagne, une suave odeur d’encens s’exhalant du sanctuaire à travers l’ombre des piliers gothiques, partout il y aura des mystiques, ne fût-ce que pour une heure, une minute, une seconde : le temps que met la flèche à atteindre le but, et l’âme à monter vers Dieu. Loin de nous l’envie de condamner ou de proscrire ces élans, ces frissons sublimes, ces aspirations précieuses, ces brusques victoires de l’être immatériel, ces ardents démentis donnés par l’âme aux sens et à la chair ! Malheureusement le mysticisme tel que le pratiquait Saint-Martin ne s’arrête pas là ; de ce qui n’était qu’un sentiment il fait un système ; de ce qui n’était qu’un élan, il fait une doctrine ; de ce qui n’était qu’une aspiration, il fait une science. Il prend l’âme à ce moment rapide où elle s’absorbe en ce Dieu dont elle émane, et il fixe ce moment pour en faire l’état normal permanent, officiel, dogmatique, de cette âme. Ce n’est pas tout encore : au lieu de voir dans cet acte volontaire, spontané, de l’âme qui s’élève vers Dieu, une preuve qu’il y a là deux termes distincts, l’âme et Dieu, l’être créé et le Créateur, il les confond en un seul être ; et de cette prise de possession de la divinité par l’âme, il déduit sa doctrine, qui fait de l’âme une portion intégrante de la Divinité. C’est tout simplement du panthéisme sous une nouvelle forme, du panthéisme immatériel, spiritualisé, mais proche voisin de l’autre ; car, dès l’instant que l’âme est Dieu, l’homme qui, d’après Saint-Martin, n’est qu’une âme, est aussi Dieu ; les objets extérieurs qui, toujours d’après le théosophe, n’existent que par leurs rapports avec l’âme, sont Dieu : le monde est Dieu ; le vieux Pan reparaît, tenant d’une main les mythes sensuels de la Grèce, de l’autre l’immobile cosmogonie de l’Orient ; et cet excès, ce raffinement, cette débauche de spiritualisme, tourne, en définitive, au profit de la matière. Le pauvre Saint-Martin, j’en suis sûr, ne s’en doutait pas, et s’en serait défendu comme d’un crime, lui, nature si aérienne, si ailée, si pure, si impalpable. Mais une organisation exceptionnelle ne peut suffire à décider de la portée véritable d’un système. Si, par son caractère et les conditions mêmes de sa doctrine, Saint-Martin avait vécu plus en dehors, s’il se fût infiltré dans les masses, parmi les intelligences vulgaires, asservies aux appétits matériels, cette doctrine, à sa grande surprise, eût été pour ses néophytes la réhabilitation de la chair autant que de l’âme. Tout en disant comme le bon Chrysale, ou plutôt, hélas ! comme nous disons tous,
ma guenille m’est chère !quelle joie et quel orgueil de pouvoir ajouter : ma guenille est Dieu ! Tant il est vrai que tout se tient dans la longue chaine des erreurs humaines ! C’est le propre de l’excès en toutes choses, d’être également funeste, et par lui-même, et par l’excès contraire qu’il amène ou qu’il confine en quelque point ; et c’est probablement pour les hérésies et les erreurs théurgiques, mystiques, théosophiques et philosophiques, qu’a été fait le vieil adage « les extrêmes se touchent ». Je serais encore plus ridicule qu’il n’est permis à un critique, si je m’imaginais vous avoir donné une idée, même sommaire et incomplète, de la doctrine de Saint-Martin. Ma prétention est à la fois moindre et meilleure : je prétends simplement vous faire lire le livre de M. Caro. Dans notre siècle, où la philosophie n’a rien inventé (qu’invente-t-elle ?) mais où elle a admirablement raconté les philosophies antérieures, je connais peu de pages plus solides, plus nettes, plus transparentes, que celles où M. Caro analyse le mysticisme, faisant la part des qualités de l’homme et des défauts du système, des faiblesses du penseur et des grâces de l’écrivain. Son ouvrage, je le répète, est un vrai service rendu à la science, et ceux que M. Caro appelle modestement ses maîtres pourraient déjà le traiter comme leur égal. Rajeunissiez Saint-Martin de quatre-vingts ans, faites-lui lire en passant Hoffmann et Charles Nodier, égarez-le sur les trottoirs de notre jeune littérature, et vous aurez M. Henri Delaage, une physionomie charmante, un Novalis inachevé, que je suis fâché de voir écrire de petits livres sur les Tables tournantes, le Monde prophétique et la Chiromancie, au lieu de consacrer son imagination si jeune et si fraîche à de vrais travaux littéraires. N’importe ! roman pour roman, il en est peu de plus intéressants que le volume de M. Henri Delaage, sur les moyens de connaître l’avenir, ou, pour mieux dire, sur le Magnétisme. S’il suffisait des séductions de l’apôtre pour accréditer l’apostolat, je serais tout converti en lisant ou en écoutant M. Henri Delaage. Il est si sincère, si convaincu, qu’une partie de sa conviction passe, bon gré, mal gré, dans l’esprit de son auditeur, et que l’on finit par croire avec lui. Le moment serait d’ailleurs mal choisi pour renier la grâce magnétique, et j’aurais contre moi toutes les tables, tous les chapeaux, toutes les clefs et tous les saladiers de Paris. J’aime donc mieux recommander comme une attrayante lecture les récits merveilleux de M. Delaage, et surtout signaler en lui ce qui me paraît le distinguer des autres thaumaturges. Il ne voit dans les sciences occultes que des moyens de mortifier la chair, et il en conclut qu’elles sont compatibles avec le christianisme, et animées de l’esprit chrétien, de même que Saint-Martin ne voyait dans le mysticisme que la délivrance de l’âme, et en concluait qu’il était l’expression suprême, divinisée, de la foi catholique. Ces accommodements-là sont possibles, ou du moins spécieux avec des natures exquises comme l’était celle de Saint-Martin, comme l’est celle de Henri Delaage ; mais ne serait-il pas dangereux de vouloir trop généraliser ? Pour un spiritualiste de bonne foi, que de charlatans ! Que M. Delaage relise avec nous le livre, si spirituel et si curieux, où M. Gérard de Nerval nous raconte l’histoire des Illuminés, précurseurs du socialisme, et qu’il nous dise s’il n’y a pas eu, dans les sciences occultes, tout un côté dangereux, chimérique, véreux, taré, mêlé d’impudence, d’escroquerie et de mensonge, le côté des libertins comme Restif, des fous comme Raoul Spifame, des fripons comme Cagliostro, renfermant en germe le saint-simonisme, le fouriérisme, le communisme, c’est-à-dire, encore et toujours, la révolte, le dogme et l’apothéose de la matière. C’est pourquoi, si vous m’en croyez, nous ne mépriserons pas le mysticisme, surtout quand il a M. Caro pour historien et pour interprète : nous ne repousserons pas le magnétisme, surtout quand il a M. Henri Delaage pour prédicateur et pour biographe ; nous ferons même, si cela nous amuse, tourner quelques tables et quelques chapeaux. Mais après, nous reviendrons au bon sens, à ce pauvre vieil ami que nous négligeons souvent, que nous oublions quelquefois, et que nous sommes pourtant heureux de retrouver à notre foyer, moins surpris qu’attristé de notre absence, moins courroucé qu’inquiet de notre abandon, bornant sa vengeance à nous offrir quelque volume de Bossuet ou de La Bruyère, de Molière ou de Lesage, et à nous redire tout bas que ce sont là les vrais patrons de l’esprit français, les vrais titres de noblesse de notre littérature.
MM. Jules Janin19, Edmond Texier20
pouvait-on dire de ces spirituels mécontents qui jouaient avec l’opposition comme les enfants avec le feu. M. Janin n’en disconvient pas, bien au contraire ! Il se demande naïvement ce qu’il allait faire dans cette galère politique. Aussi, comme il se hâta d’en sortir ! comme il profita de la première occasion pour revenir et se fixer à cette littérature qu’il aimait, à ce théâtre qu’il devait choisir pour centre de ses vives et ingénieuses échappées ! Par suite de l’abaissement du cens électoral, M. Duviquet, le chef d’emploi, devint électeur ; il alla voter, et, pendant ce temps, Jules Janin rendit compte d’un drame, intitulé le Nègre, dont l’auteur, M. Ozaneaux, grave inspecteur de l’Université, avait copié vingt ans d’avance, et sans se douter du plagiat, l’Oncle Tom et mistriss Harriet Beecher Stowe. M. Ozaneaux tomba ; la question nègre n’était probablement pas mûre ; on ne pensait pas alors, tant les novateurs littéraires avaient corrompu le goût ! que « bonne maîtresse à moi ! pauvre nègre à vous ! bonne petite blanche à nous ! » fût le dernier mot, le plus bel effort, la suprême merveille de l’esprit humain. Mais, si la chute du drame noir fut lourde, le succès du feuilleton blanc fut immense ; c’était, après celui de Manon Lescaut, qui avait fait moins de bruit, l’installation définitive d’un nouveau genre qui pouvait avoir ses inconvénients, ses exagérations et ses périls, mais qui rendait les genres anciens tout bonnement impossibles ; ils le comprirent si bien, qu’ils se le tinrent pour dit, et que M. Duviquet, au retour de son excursion électorale, se fit électeur une seconde fois, et vota pour que son successeur demeurât député de Paris et des quatre-vingt-six départements, pour la session hebdomadaire du feuilleton. Ce fut donc à cette époque, en septembre 1830, que commença cette royauté dramatique et littéraire qui dure encore. Depuis ce moment, il n’y a pas eu une pièce, un livre, une œuvre d’art, un comédien, un grand homme, un événement, un succès, un malheur, une mode, un ridicule, un travers, une mort illustre, qui ne se soient reflétés dans ces pages rapides, sténographiées par une main que rien ne lasse, sous la dictée de chaque jour. Voyez plutôt ! Les trois journées de 1830, la trombe des solliciteurs, les lendemains de la victoire, les premiers excès du drame et du vaudeville affranchis de leurs salutaires entraves, le procès des ministres, les émeutes de décembre, le sac de l’archevêché et de Saint-Germain-l’Auxerrois, le choléra, Paganini, l’abbé Chatel, les jeunes France, les saints-simoniens, les duels, les suicides, les poëtes adolescents s’asphyxiant pour avoir été sifflés par un parterre de boulevard, toutes les émotions, tous les étonnements, toutes les fêtes, toutes les hontes, toutes les terreurs de cette année sinistre et troublée, tout cela a son chapitre dans le premier volume de M. Janin. Et ne croyez pas qu’il se soit borné à nous donner son texte primitif ! Non, il sait trop bien tout ce que les années peuvent enlever de fraîcheur aux créations les plus fraîches, de finesse aux fantaisies les plus fines, de coloris aux plus vifs pastels ! Pour unir le passé au présent et les ranimer l’un par l’autre, M. Janin s’est fait le commentateur de son commentaire, guindant lui-même le lecteur à travers ces capricieux méandres, le replaçant au vrai point de vue, ravivant d’un trait les linéaments effacés, et recomposant un livre nouveau avec les débris d’un vieux livre. Grâce à ce second travail, son ouvrage a tous les avantages des Mémoires sans en avoir les inconvénients. Il est vivant, comme tout ce qui s’écrit sous l’inspiration directe de ce qu’on ‘raconte, et avec mille affinités personnelles entre le narrateur et le récit ; il est équitable, comme tout ce que modifient et corrigent, dans un bon esprit, la réflexion et l’expérience. Comparez à cette première partie de l’Histoire de la littérature dramatique les Mémoires de M. Alexandre Dumas, qui touchent aux mêmes souvenirs et aux mêmes personnages. Quelle différence ! Ici, un homme tellement plein de lui, que rien ne semble arriver que par sa permission, qu’il a tout fait, tout inventé, tout découvert, et que son histoire s’absorbe dans son individualité fanfaronne et bruyante ; là, une intervention discrète, délicate, où l’historien ne tient que tout juste assez de place pour donner aux choses qu’il retrace la chaleur et la vie de ses propres impressions. Ici, une telle persistance dans de vieux préjugés et de vieilles haines, que le livre publié aujourd’hui paraît dater d’il y a vingt ans ; là, un retour si loyal à la vérité, à l’équité, à l’indulgence, que le livre écrit il y a vingt ans paraît dater d’aujourd’hui. Pour répéter une centième fois un des mots dont on a le plus abusé, je dirais volontiers que M. Dumas n’a rien appris et a tout oublié, et que M. Janin n’a rien oublié et a tout appris. C’est à ce signe infaillible qu’on peut discerner les esprits justes et les esprits faux en temps de révolution. Dans son second volume, M. Jules Janin aborde plus décidément la littérature dramatique. C’est par Molière qu’il commence, et il ne pouvait mieux choisir. Cette œuvre, écrite dans le vestibule de la maison de Molière, devait être inaugurée sous le patronage du maître de la maison. Mais vous connaissez trop bien la manière de M. Janin pour croire qu’il se soit borné, dans ces ravissants chapitres, à l’appréciation didactique des chefs-d’œuvre de l’auteur du Misanthrope. Il ne se contente pas de commenter, d’analyser, d’admirer Molière ; il le ressuscite ; il fait circuler à travers ses comédies le souffle même de son temps : il touche de sa baguette magique les originaux qui figurent dans la galerie immortelle : marquis enrubannés, poëtes râpés, savantes et précieuses, fines coquettes, bourgeois ridicules, sages raisonneurs, courtisans spirituels, tout ce monde qui posa devant Molière, et qui disparut avec lui. Et les chagrins domestiques de ce pauvre grand homme ! Et les galanteries de sa femme ! Et les héros de cette troupe comique dont il fut la fortune et la gloire ! Et cette vie du théâtre, telle que l’entendaient les contemporains de Scarron ! Et ces familiarités charmantes de la royauté du génie avec le génie de la royauté ! Et les dîners d’Auteuil ! Et cette funèbre représentation du Malade imaginaire, où le comédien tua le poëte, par dévouement pour ses camarades ! Comme tout cela revit et respire dans les pages de Jules Janin ! Il y a, entre autres, un chapitre que je vous recommande, et où Bossuet, — oui, Bossuet en personne, — est mis en présence de Molière. On pouvait craindre, n’est-ce pas ? que le feuilleton, un peu trop passionné pour son patron naturel et légitime, ne sacrifiât le grand évêque au grand comique ; oh ! que non pas ! ce chapitre de l’histoire de Molière est tout à l’honneur de Bossuet. Il faut vous dire qu’un très savant et très vénérable théatin, le père Caffaro, avait publié dans son temps une dissertation métaphysique et latine sur la Comédie, et que cette dissertation avait été, au grand étonnement du bon père, traduite en français et mise en tête d’une comédie de Boursault. Là-dessus Bossuet, qui n’avait pu voir sans inquiétude le succès de Tartufe, et qui cherchait une occasion de publier sa pensée, prit à partie ce père Caffaro, et lui adressa tout ce qu’il ne lui convenait pas d’adresser à Molière lui-même. Quelle lettre ! quelle sublime colère ! quels magnifiques anathèmes ! Et, au milieu de ces foudres et de ces éclairs dignes d’un père de l’Église, quelle intelligence profonde, quelle appréciation magistrale de cet art qu’il réprouve, de cet amusement du théâtre, qui
« n’est bon qu’à s’étourdir et à s’oublier soi-même, pour calmer la persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine »! Quel génie que celui qui, deux siècles d’avance, perçait à jour, d’un seul trait, tout ce que la Muse moderne a mis de raffinements mélancoliques et de savantes tristesses sur les lèvres des Obermann et des René ! Et quel temps que celui où, dans cette lutte entre l’orthodoxie et le théâtre, le théâtre s’appelait Molière et l’orthodoxie Bossuet ! Après Molière, les types s’effacent, se morcellent ou s’éparpillent. M. Janin nous introduit, à la suite de Renard, de Dancourt, de Destouches et de Boissy, dans ce monde musqué, décoloré, amoindri, où les physionomies n’ont plus de relief, où les ridicules perdent leur carrure et les travers leur saillie, où la comédie, au lieu d’être creusée dans le vif et dans le vrai, n’est qu’un fugitif pastel, moitié peinture, moitié poussière, prêt à disparaître au premier souffle qui le touche, au premier doigt qui l’effleure. À côté de ces poëtes secondaires, de leurs pâles héros et de leurs héroïnes fardées, notre auteur fait revivre ces générations de comédiens et de comédiennes dont les noms brillent encore, à travers les âges, comme les étoiles d’un ciel plongé dans une éternelle nuit. Toutes ces figures élégantes ou joyeuses, tragiques ou mignardes, sérieuses ou bouffonnes, aboutissent à la plus parfaite, à la moins oubliée de celles qui n’existent plus, à mademoiselle Mars. Les pages de M. Jules Janin sur mademoiselle Mars sont d’une grâce et d’une mélancolie charmantes. Jamais on ne peignit mieux ce qu’il y a d’enivrant et de douloureux dans ces existences de reine et d’esclave, condamnées à ne point vieillir, trouvant dans la fuite des années le démenti de leur gloire et le châtiment de leurs joies, et venant, un dernier soir, dire un dernier adieu à un public attristé, sans que rien survive à tant d’éclat, d’enchantement et de bruit. M. Janin a été, dans ce chapitre, l’historiographe sincère et attendri de la comédie, de ses splendeurs et de ses misères. Nous l’avons dit, un des charmes de cet ouvrage est de nous reporter vers le temps où nous étions tous jeunes, de nous replacer, après vingt-quatre ans d’expériences, de déchirements et de mécomptes, en face des illusions et des espérances qui n’eurent pas de lendemain. Il représente, il retrace tout ce que la société spirituelle et polie mêla de sécurités trompeuses, d’entraînements dangereux, de coupables tolérances aux événements qui précédèrent et suivirent 1830. Remarquons en effet qu’à cette époque la révolution ne se fit dans la rue qu’après s’être préparée dans les salons, au théâtre, dans les livres, dans les journaux, partout où l’on avait de l’esprit. La rue ne fit peur qu’un moment, après quoi la bourgeoisie intelligente, riche d’écus et d’idées, se croyant maîtresse du terrain et sûre de recueillir les bénéfices de la victoire, laissa faire, dire et écrire ce qu’elle n’eût certainement pas souffert si elle avait été plus effrayée. C’est alors que nous vîmes jouer ces pièces incroyables où n’étaient respectées ni la religion, ni la royauté, ni la grammaire, ni la morale, ni le bon goût, ni le bon sens ; œuvres monstrueuses que M. Janin racontait alors avec l’exactitude de l’historien, et qu’il flétrit aujourd’hui avec la sévérité du juge. C’est alors que le roman se faisait complice des passions les plus paradoxales et traduisait en récriminations éloquentes la souffrance ou l’orgueil des imaginations révoltées. C’est alors que la capitale du monde civilisé, éveillée brusquement après une nuit de plaisir et de fête, voyait de sang-froid et sans colère une foule, ivre de vin et de rage, se ruer sur les murs sacrés d’une église, sur la sainte demeure d’un archevêque, et jeter au courant du fleuve des trésors d’art et de science. On ne savait pas, on ne prévoyait pas alors jusqu’où pouvaient conduire ces emportements de la pensée humaine, de la liberté moderne, débarrassées de tout frein ; on s’amusait de ces folies criminelles comme de ces courtes bourrasques qui éclatent tout à coup entre deux rayons de soleil. Dix-huit ans plus tard, il n’en fut pas de même : ce n’était plus la société spirituelle, instruite, riche et polie qui avait vaincu ; c’était une autre classe en qui l’ivresse du triomphe devait nécessairement développer d’autres excitations, d’autres convoitises. Il fallait à celle-là non pas d’élégants paradoxes ennoblissant la révolte de l’imagination et des sens, de la raison et de l’esprit, mais des prédications plus positives conviant la multitude aux jouissances matérielles. Les sophismes et les mensonges, inévitable cortège de ces crises funestes, descendirent d’un degré l’échelle sociale ; ils ne s’adressèrent plus aux habits noirs, mais aux blouses ; et, par une réaction naturelle, les habits noirs s’avisèrent, un peu tard, du côté dangereux de ces idées qui rendaient les blouses si inquiétantes. De là le caractère si différent de ces deux Révolutions qui se sont suivies, et ne se sont pas ressemblé. C’est à cette dernière phase que répondent les Critiques et Récits littéraires de M. Edmond Texier. M. Texier est tout à fait de ce temps-ci, non seulement par les sujets qu’il traite, mais par le tour tout actuel de ses idées et de son style ; car, ainsi qu’il le dit lui-même,
« s’il y a au monde quelque chose d’insaisissable, de variable et de fugitif, c’est l’esprit. L’esprit est comme les modes ; il se transforme à chaque renouvellement de saison. La littérature a son Longchamp aussi bien que les élégants et les tailleurs… ». Ce que nous pouvons du moins affirmer à l’auteur des Critiques et Récits littéraires, c’est qu’il y aura bien des Longchamp, et que les tailleurs et les élégants renouvelleront bien souvent la coupe de leurs habits ou de leurs gilets avant que son esprit ait vieilli d’un printemps. M. Texier, si nous ne nous trompons (il faut bien avoir un défaut !), est légèrement démocrate ; il appartient à la nuance, si honorable d’ailleurs, du général Cavaignac. Comme tel, il attaque parfois les idées qui nous sont chères ; mais, comme tel aussi, il flagelle, et avec quelle verve ! quel humour ! ces utopies extravagantes qui ont été, dès le premier jour, l’embarras, le péril et le ridicule de la République. Le chapitre intitulé Olibrius, le plus remarquable peut-être et le plus spirituel de ce livre où tout est spirituel et remarquable, nous fait passer en revue, à vol d’oiseau, tous ces systèmes de Pierre Leroux, de Proudhon, de Fourier, de Considérant, de Louis Blanc, de Cabet, de Jean Journet, du Mapah, de l’inventeur des calottes organiques et de l’évadaïsme ; rêves d’un peuple malade, ægri somnia, qui n’auraient jamais dû compter que dans la clientèle du docteur Esquirol ou de Charenton, et dont la vogue passagère sera l’éternel procès des événements et des doctrines dont ils parurent un moment les résultats suprêmes et logiques. L’ironie de M. Edmond Texier a quelque chose de froid et d’acéré comme la lame ; il ne redouble pas, mais il frappe si juste, que la pointe pénètre jusqu’au vif. Cette manière sobre dans le sarcasme, laissant les faits et les personnages se ridiculiser par eux-mêmes sans que l’auteur ait l’air de s’en mêler, n’a rien de la raillerie opulente et expansive de M. Jules Janin. L’esprit de l’un éclate, jaillit, pétille et mousse sans cesse, comme un vin de Champagne qui se verserait toujours sans s’épuiser jamais ; l’esprit de l’autre brûle à froid comme le vin du Rhin, qu’on boit à petits coups, et dont on ne sent que par degrés la saveur vigoureuse et contenue. Quelles jolies pages sur madame de Girardin, et sur M. Sainte-Beuve, et sur M. Granier de Cassagnac, et sur M. Mürger, et sur M. de Musset, et sur la Bohème, et sur la vie littéraire, et sur le banquier des auteurs dramatiques, et sur les coulisses du théâtre, et sur l’Annuaire ! Quelle observation fine et vraie ! Quel talent pour mettre en éveil et en relief, d’un seul mot, tout un groupe d’idées, pour rajeunir un sujet où il semblait que tout était dit, pour en féconder un autre où il semblait qu’il n’y eût rien à dire ! — Il y a pourtant, dans ces Critiques et Récits littéraires, un chapitre sur lequel je veux faire l’auteur une grosse chicane. Il s’agit des Lettres de Beauséant, qui parurent, il y a quatre ans, au plus fort de nos agitations et de nos angoisses. Tous les hommes sérieux accueillirent ces Lettres avec une vive sympathie, et M. Saint-Marc Girardin, qui ne passe pas, que je sache, pour un ultramontain ou un absolutiste, leur rendit un éclatant hommage dans la chronique de la Revue des Deux-Mondes. M. Edmond Texier paraît croire qu’elles sont d’un Génevois morose, d’un protestant enragé, que les souvenirs de Louis XVIII et de la Charte, les noms de Voltaire et de Béranger, jettent dans des accès de colère noire. Je puis lui donner là-dessus les renseignements les plus précis ; l’auteur des Lettres de Beauséant n’est ni un Génevois, ni un protestant, ni un fanatique, ni un sacristain d’église orthodoxe ou réformée ; c’est un gentilhomme français et catholique, d’un esprit supérieur, d’une conversation ravissante, ayant acheté, au prix de beaucoup de mécomptes et de souffrances, le droit d’avoir raison contre bien des gens, même contre Béranger et contre M. Edmond Texier. Je ne me crois pas le droit de le nommer ici ; mais, si jamais M. Texier retourne en Provence, où il aura, cette fois, autre chose à faire qu’à raconter le voyage du Président, je lui imposerai comme pénitence une heure de causerie avec ce farouche Beauséant ; il en sortira émerveillé… et peut-être converti. Il n’y a qu’un mot juste dans cet injuste chapitre. M. Texier se demande si ces Lettres ne seraient pas d’un libéral désabusé. Eh bien ! oui, et pourquoi pas ? Des libéraux désabusés ! c’est ce que nous sommes tous, et je ne connais pas, pour ma part, de meilleur titre à porter que celui qui exprime, en deux mots, toutes les illusions du passé, toutes les tristesses du présent ! Ceci, bien entendu, n’ôte rien au mérite du livre de M. Texier, ni de celui de M. Janin. Placez-les bien vite au rayon choisi de votre bibliothèque moderne, à côté de ces Causeries du Lundi, de ces Mélanges littéraires, de toute cette charmante monnaie de l’esprit contemporain, qui nous donne en pièces d’or ou en pièces blanches ce que nos pères nous donnaient en lingots. On a accusé, de nos jours, plusieurs de nos historiens les plus superbes de ne pas savoir l’histoire qu’ils nous racontaient. Jules Janin et Edmond Texier ne méritent pas ce reproche. Historiens de l’esprit, non seulement ils savent très bien ce qu’ils racontent, mais ils sont pleins de leur sujet.
MM. Edmond Texier21, Mercier22
« L’amour du merveilleux, nous dit Mercier avec un bon sens inaccoutumé, nous séduit toujours, parce que, sentant confusément combien nous ignorons les forces de la nature, tout ce qui nous conduit à quelque découverte en ce genre est reçu avec transport. »— Et il nous raconte comme quoi les Parisiens ont cru très passionnément un homme qui avait annoncé qu’il s’enfermerait dans une bouteille, puis un enfant qui voyait sous terre, puis un chanoine qui avait déclaré que, tel jour, et à telle heure, il voyagerait dans l’air : il nous parle du mystérieux baquet de Mesmer, et des convulsionnaires dont les tours de force et les secrets jetaient dans les esprits une telle épouvante, qu’un poëte tragique, nommé Guymond de la Touche, en devint fou comme l’Oreste de son Iphigénie en Tauride, et en mourut de frayeur. Mercier ajoute, toujours dans sa veine de bon sens : —
« Une secte nouvelle, composée surtout de jeunes gens, paraît avoir adopté les visions répandues dans un livre intitulé les Erreurs et la Vérité, ouvrage d’un mystique à tête échauffée (Saint-Martin), où brillent néanmoins quelques éclairs de génie…… Cette secte est travaillée d’affections vaporeuses/ maladie singulièrement commune en France depuis un demi-siècle (déjà ! en 1788 !), maladie qui favorise tous les écarts de l’imagination, et lui donne une tendance vers ce qui tient du prodige et du surnaturel…… L’activité de l’esprit humain qui s’indigne de son ignorance cette ardeur de connaître et de pénétrer les objets par les propres forces de l’entendement ; ce sentiment confus que l’homme porte en lui-même, et qui le détermine à croire qu’il a le germe des plus hautes connaissances, voilà ce qui précipite les imaginations vers cette investigation des choses invisibles ; plus elles sont voilées, plus l’homme faible et curieux appelle les prodiges et se confie aux mystères : le monde imaginaire est pour lui le monde réel. »— Tout cela, pour être écrit par un amateur de paradoxes, n’en est pas moins sage et, pour dater de soixante-cinq ans, n’en est pas moins actuel. En résumé, pour revenir à notre texte et rendre justice à notre temps, redisons bien haut que s’il fallait choisir entre le Paris d’alors et celui d’aujourd’hui, entre le Paris de Mercier et celui d’Edmond Texier, notre choix ne saurait être douteux. Ce n’est pas seulement la matière et la forme qui s’est embellie ; ce ne sont pas seulement les rues qui sont devenues plus larges, les édifices plus splendides, les boulevards plus grandioses, les quais plus spacieux, la ville plus grande, la vie matérielle plus commode et plus facile ; c’est la vie morale et publique qui s’est purifiée et assainie, au moins à l’extérieur, et qui répond mieux, après tout, à l’idéal qu’on se forme de la capitale de l’intelligence, de la civilisation et du goût. Si l’agiotage, les tripots et la loterie se sont continués dans les jeux de Bourse, si les courtisanes et les impures peuvent se reconnaître dans les lorettes et les femmes entretenues, si les journaux mentent quelquefois comme mentaient les gazettes, si rien n’est changé dans tout ce qui tient aux ridicules et aux travers, aux crédulités et aux faiblesses de cette pauvre nature humaine, il y a, en revanche, bien des choses immondes qui ont disparu, bien des choses sacrées qui ont retrouvé leur pure et sainte auréole. Existe-t-il aujourd’hui, dans les nombreux rendez-vous du plaisir parisien, rien de comparable à ce bazar de toutes les basses voluptés, qui, sous le nom de Palais-Royal, sollicitait sans cesse les imaginations juvéniles, et que Mercier a peint avec des couleurs d’une crudité si vraie ? Et, en même temps, tout ce qu’il nous dit des abbés de cour, des évêques infidèles à leurs résidences, de l’indécence dans les églises, de la frivolité solennelle de ces pompes religieuses d’où l’esprit de Dieu semblait s’être retiré, n’est-il pas pour nous l’occasion d’un heureux retour vers notre clergé, vers nos évêques, vers l’admirable dignité de nos cérémonies, vers l’austère beauté de notre culte, retrempé dans ses souffrances, et trompant la haine de ses ennemis en se régénérant sous leurs coups ? Quoi qu’il en soit, M. Desnoiresterres a très bien fait de ressusciter Mercier, de l’abréger, d’émonder d’une main habile tout ce que ce talent problématique avait de végétation exubérante et parasite, et de nous donner, en condensant son Tableau de Paris, un charmant volume, coquet, portatif, de physionomie nouvelle, où l’esprit de Mercier se retrouve avec celui de son biographe, c’est-à-dire en très bonne compagnie, ce qui ne lui était pas, je crois, très habituel. Le beau livre d’Edmond Texier, venant après celui-là, le continue, le complète, lui donne du prix, et en acquiert davantage, en permettant de mesurer de l’œil ce prodigieux intervalle, et de comparer, pour le Paris moderne, le point de départ au point d’arrivée. Un des chapitres les plus curieux du livre de Mercier est intitulé : Que deviendra Paris ? L’auteur y accumule les prédictions les plus sinistres, et nous annonce que Paris périra comme Thèbes, Tyr, Persépolis, Carthage et Palmyre. J’espère bien que sa prédication ne se réalisera pas de sitôt ; mais si jamais Paris tombait en ruines, et si le touriste, venu pour visiter ce colosse écroulé, trouvait sous un chapiteau de la Madeleine, sous un pan de mur du Louvre, sous un pilier de Notre-Dame quelques pages de ces Tableaux, ensevelis avec leur modèle, il dirait : « Ce Paris était bien beau ! » Et il ajouterait : « Ces Parisiens avaient bien de l’esprit ! »
« Il avait alors, nous dit son historien, un peu plus de quatre ans ; sa taille était fine, svelte, cambrée, et sa démarche pleine de grâce ; son front large et découvert, ses sourcils arqués. Je peindrais difficilement l’angélique beauté de ses grands yeux bleus, frangés de longs cils châtains ; son teint, d’une éblouissante pureté, se nuançait du plus frais incarnat ; ses cheveux, d’un blond cendré, bouclaient naturellement et descendaient en épais anneaux sur ses épaules ; il avait la bouche vermeille de sa mère, et, comme elle, une petite fossette au menton. On retrouvait dans sa physionomie, à la fois noble et douce, quelque chose de la dignité de Marie-Antoinette et de la bonté de Louis XVI. Tous ses mouvements étaient pleins de grâce et de vivacité ; il y avait dans ses manières, dans son maintien, une distinction exquise, et je ne sais quelle loyauté enfantine qui séduisait tous ceux qui l’approchaient. Sa bouche ne s’ouvrait que pour faire entendre les naïvetés les plus aimables. On l’admirait en le voyant, on l’aimait après l’avoir entendu25. »Tel était, un mois avant la prise de la Bastille, Louis-Charles de France et de Bourbon, né à Versailles le 27 mars 1785, devenu Dauphin de France le 4 juin 1789, et destiné à avoir, quatre ans plus tard, le savetier Simon pour instituteur et la tour du Temple pour palais. En retraçant avec complaisance cette charmante figure d’enfant, M. de Beauchesne ne s’est pas proposé seulement de faire un gracieux portrait. Il a voulu que notre attention s’arrêtât, dès le début, sur ces traits si suaves et si purs, afin de pouvoir mesurer le chemin parcouru et les ravages exercés, lorsque nous retrouverions dans sa cellule la victime de Simon. Il a voulu que chacune de ces grâces naïves et fraîches devînt la condamnation de ceux qui, plus cruels envers le fils qu’envers le père, s’attachèrent à flétrir la fraîcheur de ce visage, la pureté de cette âme, la candeur de ce regard : crime sans nom, qu’eût envié l’imagination inventive des Domitien et des Néron ! hideux raffinements du mal, dignes d’être pratiqués par les grands hommes de la première République, et amnistiés par les petits hommes de la seconde ! M. de Beauchesne nous fait assister aux premières scènes de la Révolution ; la prise de la Bastille, les alternatives de popularité mensongère et d’hostilités naissantes ; le départ de la famille royale pour les Tuileries, au milieu des massacres et des attentais du 6 octobre ; la mort des deux jeunes gardes du corps Deshuttes et Varicourt ; le célèbre et impardonnable sommeil de M. de Lafayette, Il nous montre l’enfant royal, travers toutes ces scènes dont il ne peut comprendre l’horreur ni la portée, tendant ses petites mains au peuple, et parfois, soulevé entre les bras de sa mère, désarmant pour quelques heures ces colères et ces haines, ou faisant ressortir, par le touchant contraste de sa beauté et de son innocence, tout ce qu’ont de menaçant et de farouche ces premiers groupes révolutionnaires. Il y a là une nuance délicate, qui tient au sujet même, et que M. de Beauchesne a merveilleusement sentie. Sans doute, un enfant de cinq ans ne peut jouer qu’un rôle bien secondaire dans ces luttes de l’insurrection et de la révolte contre la royauté mourante ; et cependant son historien l’y rattache sans cesse, soit en nous présentant les dangers qui l’environnent comme un surcroît d’inquiétude et de douleur pour sa mère, soit en faisant trouver à Marie-Antoinette quelques instants de consolation et de répit auprès de cette douce et souriante créature, soit enfin en groupant autour d’elle ses deux beaux enfants pour que les forcenés qui outragent la dignité royale, hésitent et reculent devant la dignité maternelle. C’est ainsi que le Dauphin est toujours présent dans ce récit, et que les événements qui se précipitent autour de lui, au lieu de nous dérober sa figure, lui servent d’accompagnement et de cadre. Avant d’aller plus loin, et au seuil même de cette journée du 6 octobre, citons quelques lignes de M. de Beauchesne, qui jettent sur l’ensemble de ce qui va suivre une lumière préventive, et expliquent, en noms propres, comment les pouvoirs tombent, et comment les pouvoirs s’élèvent.
« Au moment où l’étrange procession de cette multitude avinée et sanglante, ramenant la famille royale comme le butin de sa journée, passait sur le quai qui longe le jardin des Tuileries, un jeune homme, au profil antique et à l’œil d’aigle, s’écriait avec un geste d’indignation — « Comment ! le roi n’a pas de canon pour balayer cette canaille ? « Ce jeune homme, prédestiné lui-même à balayer un jour la Révolution, s’appelait Napoléon Bonaparte26. »Le temps marche, les catastrophes s’accumulent avec une rapidité formidable. Le funeste voyage de Varennes ouvre entre le roi et le pays un nouvel abîme : abîme infranchissable que les concessions et les faiblesses élargiront au lieu de le combler, où la Révolution victorieuse s’apprête à faire couler un fleuve de sang, et où elle jette, comme prélude, le cadavre du marquis de Dampierre. La journée du 20 juin annonce et prépare celle du 10 août ; chacune de ces dates resserre la captivité du roi, exalte les fureurs de la multitude, amplifie les exigences des meneurs, et finalement rapproche l’inévitable dénoûment. Le retour de Varennes avait livré Louis XVI à l’Assemblée ; le 20 juin le livra à l’émeute ; le 10 août le livra au bourreau. Il fut ramené par Drouet du Pont-de-l’Aire à la place de la Révolution, en passant par les Tuileries, le Manège et le Temple. C’est au Temple (15 août 1792) que M. de Beauchesne entre, avec la famille royale, dans le cœur même de son sujet. Jusque-là, Louis XVII, même au milieu des sanglants épisodes qui l’environnent et l’enlacent, conserve encore quelques traits qui lui sont communs avec les autres fils de rois. Les angoisses de ses parents l’effleurent, le dépaysent et l’étonnent, sans qu’il puisse les partager, ni même tout fait les comprendre. Quelques mots heureux, quelques traits de présence d’esprit ou de courage, quelques réveils nocturnes, à peine explicables pour sa jeune intelligence, quelques images confuses de haine, de colère, de sédition, de foule ameutée, quelques cris insolites pour ses oreilles, quelques emblèmes nouveaux pour ses regards, tel a été le tribut qu’il a payé à la Révolution pendant cette première phase. Il a vu pleurer sa mère ; il a compris qu’il y avait là des douleurs cruelles, de vagues périls : mais ces douleurs et ces périls ne l’ont pas encore étreint d’assez près pour qu’il en ait pris sa part, pour qu’il soit devenu un des personnages du drame. C’est au Temple que cette personnalité commence pour ne plus finir qu’avec son dernier souffle. C’est là qu’il va être marqué de ce caractère distinctif, indélébile, unique, qui lui assure une place et une couronne à part dans le sombre royaume des afflictions humaines.
« Nous rencontrons ici le Temple. Le souvenir du Temple est si étroitement lié à celui du Dauphin, fils de Louis XVI, et sa mémoire se rattache si inévitablement à l’édifice où s’écoulèrent les dernières années de sa vie, qu’on ne peut songer au Temple sans songer au jeune prisonnier, et que réciproquement l’image du prisonnier évoque devant l’esprit attristé l’image de la prison. Ce fut là qu’il vécut, qu’il souffrit, qu’il régna, si l’on peut donner sans ironie le nom de règne à cette douloureuse agonie qui se prolongea de la mort du père jusqu’à la mort du fils. Louis XVII n’est point appelé dans l’histoire l’enfant de Versailles, l’enfant des Tuileries, mais l’enfant du Temple27. »Quelques jours à peine après son entrée au Temple, la famille royale est déjà privée du petit groupe d’amis et de serviteurs qui avaient demandé à ne pas se séparer d’elle. Dès le 20 août, la Commune de Paris décide que madame de Lamballe, madame et mademoiselle de Tourzel, Chamilly et les femmes de chambre, ne rentreront pas au Temple. M. Hue revient seul ; bientôt on lui adjoint Tison et sa femme ; deux espions de la Commune, deux apprentis persécuteurs, que finiront pourtant par gagner à la cause de la vertu et du malheur les souffrances et les bontés de leurs victimes. Dans ce cadre qui se rétrécit sans cesse et d’où disparaissent successivement les personnages accessoires, on saisit mieux les principales figures dont la sainte et douloureuse auréole devient chaque jour plus lumineuse au milieu de ces ombres sanglantes. À cette première station dans la petite tour du Temple, le Dauphin, alors âgé de sept ans et demi, n’a plus pour instituteurs que le roi, la reine, la princesse Élisabeth et l’infortune. Malheur à celui qui pourrait lire d’un œil sec et analyser d’une main froide ces pages où M. de Beauchesne nous raconte l’éducation du jeune prince, la distribution de ses journées, partagées entre le travail, la prière et le pardon ! Si l’on a pu reprocher à Louis XVI quelques irrésolutions et quelques faiblesses ; si, pendant les premières vicissitudes où il était temps encore de dompter la Révolution, l’on s’attriste ou l’on se dépite de le voir se méprendre sur les vraies vertus royales et compromettre par la bonté ce qu’il aurait pu sauver par la force, comme il se transfigure et s’agrandit dans cette sphère nouvelle où le roi s’efface derrière l’homme et le père, en attendant que ceux-ci cèdent à leur tour la place au martyr et au saint ! Arrêtons-nous un moment, et voyons ce qu’était, à cette époque si rapide et si fugitive, cet enfant que le malheur avait mûri sans le dégrader encore !
« Dans cet enfant de sept ans et demi, il y avait un mélange de force et de grâce, bien rare chez les natures les plus heureuses. Parfois, le sérieux de sa pensée donnait à sa parole un caractère plein de noblesse ; parfois, le naïf enjouement de son âge rayonnait, au contraire, sans désirs et sans regrets. Il ne songeait déjà plus aux grandeurs passées ; il était heureux de vivre, et il n’était rappelé aux soucis que par les larmes qu’il apercevait quelquefois dans les yeux de sa mère. Jamais plus il ne parla de ses jeux et de ses promenades d’autrefois ; jamais il ne prononça le nom de Versailles ou celui des Tuileries. Il ne parut rien regretter. Il oublia, en apparence, ses hochets et ses goûts d’enfant. Sa précoce intelligence répondait parfaitement aux tendres soins du roi28. »On le voit, les ombres grandissantes se sont déjà étendues sur ce jeune front. La physionomie n’a pas changé, mais elle est plus grave ; c’est la même pureté de lignes, la même suavité de contours, la même fraîcheur de teint ; le regard a conservé sa limpidité et sa transparence ; mais, sur tout cela, il n’y a plus le rayon d’insouciance et de gaîté. Cette âme d’enfant devine tout ce qu’on souffre autour d’elle et pressent ce qu’elle-même va souffrir. M. de Beauchesne a très bien marqué cette transition. Enfermé avec son héros dans le Temple, il nous fait entendre de loin le bruit des massacres de septembre ; il fait passer devant ces fenêtres, à portée des regards de la Reine, la tête de madame de Lamballe. La République est proclamée : encore un pas sur cette voie funèbre, et nous voici au procès du roi. Nous croyons que les phases de ce procès, l’arrêt de mort et l’exécution, n’ont été racontés par personne d’une façon plus pathétique et plus saisissante que par M. de Beauchesne. Remercions-le d’avoir rendu au crime du 21 janvier son vrai nom, le Régicide, et d’avoir inscrit ce nom en tête d’un de ses principaux chapitres. Il est bon de montrer que les sophismes, les folies et les enluminures de notre temps n’ont, en définitive, rien changé au dictionnaire de l’Histoire, et que les mots et les choses y gardent leur signification véritable. Il est bon que la conscience des peuples soit constamment tenue en éveil au sujet de ces événements, qui seraient deux fois funestes, si, après avoir été accomplis dans le passé, ils étaient absous dans l’avenir. Des attentats comme le meurtre de Louis XVI ne peuvent pas plus s’isoler de ce qui les suit que de ce qui les précède ; ils pèsent d’un poids invisible sur les destinées de la nation qui les a commis ou laissé commettre. Shakspeare l’a dit, le maître immortel dans tout ce qui touche aux grandes lois de la conscience humaine29 :
« La vie de qui dépendent tant de vies, celle du souverain, est précieuse pour tous. La royauté ne tombe pas seule. Un crime fait-il disparaître la majesté royale ? À la place qu’elle occupait s’ouvre un gouffre, et tout ce qui l’environne y est entraîné30. »Du 21 janvier au 5 juillet 1793, les tortures de la royale famille, privée de son chef, vont toujours croissant ; mais, du moins, la plus cruelle de toutes, est épargnée à Marie-Antoinette ; on lui laisse son fils. Occupés à se disputer, à s’arracher les lambeaux du pouvoir qu’ils venaient de renverser, sûrs d’être immolés s’ils n’immolaient pas, et glissant, par une irrésistible pente, de la tribune à l’échafaud, les directeurs de l’anarchie s’inquiétaient moins de ce qui se passait au Temple,
« des gémissements qui pouvaient sortir de ces tours, ou du rayon d’espérance qui pouvait s’y glisser. Ils savaient la garde sûre, les verrous inflexibles, et cela leur suffisait31 ». Ce fut à la faveur de cette passagère confiance que quelques consolations du dehors purent arriver jusqu’aux prisonniers, que quelques tentatives de délivrance purent se combiner et s’ourdir dans l’ombre : dernières lueurs, étouffées bien vite par la fatalité révolutionnaire. Ne laissons pas tomber dans l’oubli les noms qui s’associèrent un moment l’espoir et au soulagement des martyrs du Temple. Ce furent d’abord Lepître et Toulan, municipaux, chargés comme les autres de surveiller et de persécuter les royales victimes, et qui, vaincus par tant d’innocence et de douleur, se dévouèrent à leur cause et travaillèrent à leur salut ; ce fut madame Cléry, la femme du valet de chambre qui a mérité que son nom s’unît, dans toutes les mémoires, à celui de la sublime agonie et des suprêmes volontés de son maître ; ce fut ensuite le chevalier de Jarjayes, homme habile, déterminé, qui se mit à la tête du pieux complot, et possédait toutes les qualités nécessaires pour le faire réussir. On sait ce qui le fit échouer : les premières victoires des Vendéens, la défection de Dumouriez, les insurrections du Midi, les émeutes presque journalières, excitées à Paris par la cherté des grains et par les nouvelles extérieures, tout se réunit pour accroître les précautions et les rigueurs de la Convention. Pour son malheur et celui de sa famille, Louis XVII commençait, hélas ! à devenir un personnage important : le 21 janvier l’avait fait roi ; l’Ouest et le Midi le proclamaient ; quelques-uns de ses persécuteurs étaient soupçonnés de rêver une transaction entre la République, déjà vieille de crimes, et cette jeune royauté. Enfin, pour ajouter à ces sujets de méfiance les prestiges du merveilleux, si puissants dans les temps mauvais sur les imaginations troublées, on évoquait une prophétie, attribuée, soit à saint Césaire, évêque d’Arles, soit à Jacques de Nostre-Dame, père du célèbre Nostradamus, et dont voici le texte bizarre :
« Juvenis captivatus, qui recuperabit coronam lilii…… fundatus…… destruct filios Bruti. »Cette prophétie, extraite d’un livre imprimé en lettres gothiques, et intitulé : Mirabilis Liber, qui prophetias revolutionesque, necnon resmirandas præteritas, présentes ac futuras, apertè demonstrat, suffit à attirer à la Bibliothèque Nationale une foule de curieux, et à faire arrêter ou destituer la plupart des bibliothécaires, entre autres le célèbre Van-Praët, accusé d’être trop savant, et de trop s’intéresser aux choses passées, présentes et futures. Ce mélange de grotesque et de terrible dans la persécution, de perversité et de bêtise chez les persécuteurs, est encore, rappelons-le en passant, un des traits distinctifs de cette exécrable époque. Quoi qu’il en soit, grâce à ce redoublement de surveillance, la généreuse entreprise de Jarjayes avorta, et ne servit qu’à faire ressortir le courage de la Reine, qui aurait pu être sauvée seule, et qui refusa énergiquement de se séparer de ses enfants. Deux mois s’écoulent ; la chute des Girondins signale la victoire définitive des Conventionnels Montagnards, coalisés avec la Commune de Paris. Les derniers rêves, les dernières illusions de modération républicaine tombent avec Vergniaud et ses complices, justement frappés par l’inflexible loi du talion. Le 31 mai venge le 21 janvier : Danton lui-même, soupçonné de tendances constitutionnelles, est débord : Robespierre règne, Marat triomphe, la Terreur commence : La France est livrée aux monstres, et les gladiateurs chrétiens n’ont plus qu’à dire à ce César aviné et sanglant qu’on ose appeler le peuple : — « Cæsar, morituri te salutant ! » Les amis de la Reine prévoient le sort qui l’attend si elle reste au Temple, et un nouveau complot s’organise pour assurer son évasion. L’intrépide baron de Batz, celui-là même qui, le 21 janvier, avait essayé de sauver Louis XVI, s’associe Cortey, Michonis et vingt-huit autres braves, chargés de former une patrouille, toute composée d’hommes dévoués, et qui pourra cacher entre ses rangs la sortie nocturne des prisonniers. Tout est prêt, la délivrance est proche, les cœurs palpitent, l’heure va sonner. Au moment où cette patrouille va prendre son tour de garde, Simon, le savetier Simon, l’instituteur futur de Louis XVII, averti par un billet, ou peut-être par les pressentiments de la haine, se précipite dans le poste, en criant à la trahison. Batz comprend que tout est perdu ; inscrit au contrôle des hommes de service sous le nom de Forget, il échappe aux regards de Simon et parvient à se sauver. Michonis se disculpe ; le complot n’est pas découvert ; mais les postes sont doublés ; toute tentative d’évasion devient impossible, et, de l’alarme jetée par Simon, et combinée avec la surexcitation continue des violences révolutionnaires, résulte le décret suivant du Comité de Salut public (1er juillet 1793)
« Le Comité de Salut public arrête que le fils de Capet sera séparé de sa mère, et remis dans les mains d’un instituteur, au choix du conseil général de la Commune. »Cet instituteur du fils de Capet, c’est le cordonnier Simon. Il faut lire, dans M. de Beauchesne, les pages navrantes où il retrace cette scène de séparation entre le fils et la mère ; cette arrivée des six municipaux, à dix heures du soir, au moment où la reine et la princesse Élisabeth prolongent leur triste veillée en réparant les vêtements de la famille, et où Marie-Thérèse, assise entre elles deux, fait une lecture de la Semaine Sainte ; le saisissement de la reine, son premier cri :
« M’enlever mon enfant ! non, ce n’est pas possible ! »D’une part, ce groupe féroce et hideux, répondant par de grossiers refus aux supplications les plus ardentes qui aient jamais retenti à des oreilles humaines ; de l’autre, ce groupe douloureux et charmant, cette jeune princesse entre ses deux mères : Élisabeth et Marie-Antoinette ; cet enfant violemment réveillé, et s’écriant de sa voix d’ange :
« Maman, maman, ne me quittez pas ! »— Puis, après les cris de désespoir et les transports de prière, la résignation chrétienne descendant peu à peu sur cette scène sinistre pour l’éclairer d’une lueur divine ; la Reine, ramassant toutes ses forces, prenant une dernière fois son fils sur ses genoux, et lui disant d’un ton grave et solennel :
« Mon enfant, nous allons nous quitter. Souvenez-vous de vos devoirs quand je ne serai plus auprès de vous pour vous les rappeler. N’oubliez jamais le bon Dieu, qui vous éprouve, ni votre mère, qui vous aime. Soyez sage, patient et honnête, et votre père vous bénira du haut du ciel ! »— Elle dit, baise son fils au front, et le remet à ses geôliers. Révolutionnaires et démagogues ! voilà nos saints, nos héros, nos souvenirs et nos dates. Où sont les vôtres ? Ici, faisons encore une halte : c’est le moment où Louis XVII se détache de cette prison collective, dont les douleurs, mêlées aux siennes, détournaient une partie de l’attendrissement et de l’intérêt. C’est aussi le moment où le livre de M. de Beauchesne se détache des autres histoires, dont la vie de Louis XVII n’était qu’un épisode. Après la séparation de Marie-Antoinette et de son fils, ces histoires revenaient auprès de la reine, ou, sortant de la tour du Temple, ressaisissaient le panorama révolutionnaire, tel qu’il était au 3 juillet 1793. L’enfant de huit ans disparaissait dans cet immense tableau, et c’est à peine si, au bruit d’un monde croulant, au milieu du choc de la France et de l’Europe, à travers les gémissements des bourreaux et des victimes, on entendait encore, de temps à autre, un vague et mystérieux soupir s’exhalant de la cellule du Temple entre deux blasphèmes de Simon. L’importance historique et l’originalité véritable du livre de M. de Beauchesne commencent donc cette date du 3 juillet 1793, qui fait de Louis XVII un personnage à part, et inaugure pour lui cette période suprême sur laquelle planaient jusqu’ici le mystère et l’incertitude. Louis XVII, à cette date, avait huit ans trois mois et six jours. L’enfant-roi, baptisé à Versailles par un prince de l’Église, sous le nom de Louis-Charles de France et de Bourbon, filleul de Louis-Stanislas-Xavier, comte de Provence, et de Marie-Charlotte-Louise de Lorraine, archiduchesse d’Autriche, avait reçu des mains de la Révolution un second baptême : il ne s’appelait plus que Capet. Le Montausier, le Bossuet, le Fénelon de ce Dauphin de France, de ce descendant de Louis XIV, c’était le cordonnier Simon. Simon avait alors cinquante-sept ans, et sa femme, Marie-Jeanne Madame, était à peu près du même âge ; ils étaient pourtant de nouveaux mariés quand la révolution éclata, et la femme Simon regrettait si vivement de s’être mariée trop tard pour avoir des enfants, que ce regret se changea bientôt en une haine instinctive contre la charmante créature qui allait tomber en son pouvoir. Pour tout ce qui se rattache à ce hideux couple, M. de Beauchesne a été particulièrement renseigné par trois personnes, dont la trace, à peine indiquée et longtemps perdue, a été retrouvée par ses investigations patientes : ce sont la veuve Crévassin, mademoiselle Ménager, et mademoiselle Sémélé32. La première était une amie de jeunesse de la femme Simon, de qui elle avait recueilli toutes les confidences, et à laquelle elle survécut pendant de longues années. Accablée de vieillesse et de misère, elle disait à M. de Beauchesne : « La Simon est plus heureuse que moi, elle est morte à l’hôpital. » Mademoiselle Ménager, servante comme la femme Simon, conserva avec elle des relations très suivies pendant et après son séjour au Temple ; enfin, mademoiselle Sémélé, ouvrière-apprentie chez madame Dablemont, couturière logée dans la même maison que Simon, avait soin d’y revenir chaque fois que la geôlière de Louis XVII allait y passer quelques heures pour se délasser de ses fatigues ; beaucoup plus intelligente qu’elle, mademoiselle Sémélé réussissait à la faire causer sur l’état physique et moral de ce pauvre enfant, dont les mystérieuses souffrances commençaient à préoccuper l’imagination des Parisiens.
« Douées toutes trois d’une mémoire prodigieuse, ajoute de Beauchesne, ces trois femmes m’ont puissamment aidé à éclaircir, sur plusieurs points, cette phase ténébreuse de la vie du Dauphin, à distinguer le vrai du faux dans les rumeurs recueillies par les contemporains, et à compléter les documents authentiques déposés dans les registres de la commune et dans les archives nationales33. »Simon instituteur, tel est le titre du livre XII de l’histoire de M. de Beauchesne : pages terribles que l’on ne peut lire sans frémissement, et où l’œil épouvanté voit reculer les bornes de la perversité humaine. Simon (et M. de Beauchesne a soin de nous le rappeler) n’est que l’agent brutal, l’instrument aveugle, le fanatique metteur en œuvre de la pensée intime de la Révolution. Son intelligence, « candidement révolutionnaire », n’avait pas pénétré le plan impitoyable du Comité ; il n’avait aperçu que ce but stupide de transformer le fils de Tarquin en enfants de Brutus. Humilier en cet enfant la majesté royale, venger en le maltraitant ce peuple dont il attribuait toutes les misères à la monarchie, le punir de cette supériorité morale qu’il sentait vaguement et contre laquelle il se débattait, cet homme ne voyait rien au-delà. Plus tard, d’après les instructions qu’il reçut, il finit par concevoir je ne sais quel doute sur l’avenir que l’on destinait à son élève : avec cette allure des gens de sa sorte, il interrogea sans détour les intentions de ses chefs qui le visitaient, et leur adressa ces brusques questions
« Citoyens, que décidez-vous du louveteau ? il était appris pour être insolent : je saurai le mater, tant pis s’il en crève ! je n’en réponds pas. Après tout, que veut-on ? le déporter ? — Réponse : Non. — Le tuer ? — Non. — L’empoisonner ? — Non. — Mais quoi donc ? — Réponse : S’en défaire. »Après avoir lu ce passage, on comprend que M. de Beauchesne se soit écarté de la vague tradition qui laissait à Simon tout l’odieux des traitements exercés sur Louis XVII. Simon est un grossier scélérat, mais il nous semble un prodige d’honnêteté et de droiture, si nous le comparons aux Chaumette, aux Hébert, aux Barrère, aux vrais meneurs qui lui dictèrent son rôle. On sait jusqu’où alla leur infamie ; non contents de torturer séparément la mère et le fils, ils voulurent faire du fils l’accusateur de la mère… N’en disons pas davantage ! Cette idée infernale, éclose dans des cerveaux enfiévrés de crime et de haine, porte avec elle une sorte d’étrange droit à l’impunité ; pour oser la flétrir, il faudrait oser la redire ; pour oser la redire, il faudrait oser y penser. Les persécutions de Simon ont commencé et ne s’arrêtent plus : dans les premiers temps l’enfant avait encore toute son énergie physique ; il résistait :
« Montrez-moi, disait-il, la loi qui ordonne que je sois séparé de ma mère. »— Et Simon répondait :
« Le louveteau est dur à museler ; il voudrait connaître la loi. Allons, Capet, silence ! ou je vas montrer aux citoyens comment je te travaille quand tu le mérites ! »Et, parmi les municipaux présents à ces scènes, il n’y en avait pas un qui prît parti pour cet enfant de neuf ans qu’un misérable accablait de coups ! D’autres fois, l’enfant, révolté de ces traitements atroces, refusait de parler ou de manger ; alors c’étaient de nouveaux coups, jusqu’à ce que cette frêle nature, énervée, abattue, brisée par cette lutte inégale, donnât gain de cause à Simon. La nouvelle de la mort de Marat, celle de la défaite de l’armée républicaine près de Saumur, ajoutèrent à l’exaspération du féroce instituteur et amenèrent de nouvelles violences. Déjà le visage de Louis XVII avait perdu toute sa fraîcheur ; ses yeux, ternis et cernés par les larmes, se baissaient habituellement vers la terre pour ne pas rencontrer les yeux de son horrible maître : une pâleur mate, des chairs flasques et amollies, dénonçaient les premiers symptômes du mal qui allait le miner lentement et le conduire au tombeau après deux ans d’agonie. Plus de sourire sur ces lèvres décolorées ! plus de livres, plus de jouets, plus rien de ce qui concourait à cette éducation si douce et si pure, continuée sous les verrous par Louis XVI, Marie-Antoinette et la princesse Élisabeth ! Allumer la pipe du savetier, porter l’infecte chaufferette de la femme Simon, prendre le deuil de Marat, se vêtir de la carmagnole, se coiffer du bonnet rouge, entendre les jurons et les blasphèmes de son instituteur, se voir forcé de les répéter sous peine d’être battu, telle est la vie, telle est l’éducation nouvelle du Dauphin de France. L’austère et morale République fait chanter devant lui des chansons obscènes, et il faut que sa voix enfantine chante à son tour ces refrains qui souillent son imagination et son cœur ! Il semble que la dépravation et la cruauté ne puissent aller plus loin : eh bien ! ceci n’est que le prélude. Pour extorquer à cet enfant l’infâme accusation contre sa mère, on le confronte avec sa sœur, avec sa tante, Marie-Thérèse et Élisabeth, les deux anges sans tache ; on fait monter la rougeur ces fronts ; on bouleverse ces âmes qui ne s’étaient jamais arrêtées qu’à des images nobles et chastes comme elles : mais silence encore une fois ! De tout cela il ne doit rester que le sublime appel de Marie-Antoinette à toutes les mères, et le martyre du 16 octobre, commencé dans cette fange, va s’achever dans le ciel. Les fonctions de Simon auprès de son élève durèrent jusqu’au 19 janvier 1794, six mois et demi ! On peut suivre, jour par jour, dans le récit de M. de Beauchesne, l’épouvantable crescendo de ces tortures, de ces misères, de ces destructions du corps par l’âme et de l’âme par le corps ; on assiste aux altérations graduelles de cette figure que nous avons vue si fraîche et si belle au commencement du récit, et qui, dans cette atmosphère à la fois meurtrière et corruptrice, s’étiole, s’alanguit, s’hébète, n’obéissant plus qu’à une sorte d’instinct maladif et fébrile, ne retrouvant plus que par éclairs le sentiment ou le souvenir de sa dignité primitive. Cette décomposition d’une créature de Dieu, née pour vivre, pour être heureuse et pour régner ; ce poison intellectuel, matériel et moral, distillé goutte à goutte ; cette œuvre de dissolution et de mort accomplie sans relâche sur un enfant de neuf ans, c’est là un spectacle fait pour glacer les plus intrépides, attendrir les plus indifférents, et qui n’a l’équivalent ni dans la tragédie, ni dans l’histoire. Quand on songe à Hébert et à Louis XVII, on aime Richard III et l’on envie les enfants d’Édouard. Jusqu’à présent, dans le souvenir légendaire que nous gardions de Louis XVII, nous n’allions pas au-delà de Simon. Ces deux noms semblaient si intimement liés l’un à l’autre, que la mémoire ne les séparait pas, et que, une fois Simon disparu, les souffrances de sa victime disparaissaient aussi, ou, du moins, se perdaient dans cette vague demi-teinte que M. de Beauchesne a entrepris de dissiper. Nous savons maintenant (et ici les dates sont plus éloquentes que tout le reste) que Simon est sorti du Temple le 19 janvier 1794, et que, jusqu’au 27 juillet de la même année, l’enfant martyr est resté seul, absolument seul, subissant, dans toute sa rigueur, ce système cellulaire qui brise ou épouvante les organisations le plus fortement trempées. Lorsque le savetier instituteur, lassé, malade, dégoûté de son rôle de tortionnaire, fut enfin relevé de cette faction de sept mois par ses dignes chefs, Chaumette et Hébert, ils décidèrent qu’il ne serait pas remplacé, et que
« l’on demanderait à la force des choses, à des moyens matériels, la sûreté qu’on avait trouvée jusque-là dans la vigilance du gardien permanent ».
« Dès le lendemain, nous dit M. de Beauchesne, ils firent restreindre à une pièce le logement du prisonnier : il fut relégué dans la chambre du fond ; la porte de communication entre l’antichambre et cette pièce fut coupée à hauteur d’appui, scellée à clous et à vis, et grillée du haut en bas avec des barreaux de fer. À la hauteur d’appui fut posée une tablette sur laquelle les barreaux, en s’écartant, formaient un guichet fermé lui-même avec d’autres barreaux mobiles que fixait un énorme cadenas. C’est par ce guichet qu’on faisait parvenir au petit Capet ses mets grossiers, et c’est sur ce rebord qu’il devait remettre ce qu’il avait à renvoyer. Bien que restreint, son appartement était encore vaste pour une tombe. On ne lui donnait ni feu ni lumière ; sa chambre n’était chauffée que par le tuyau d’un poêle placé dans la première pièce ; elle n’était éclairée que par la lueur d’un réverbère suspendu vis-à-vis des barreaux ; c’est entre ces barreaux aussi que passait le tuyau du poêle. Soit calcul atroce, soit fatale coïncidence, le royal Orphelin inaugura sa nouvelle prison le 21 janvier 1794 ! « Mais il n’y avait plus pour lui ni date ni anniversaire ; l’année, les mois, les semaines, tout était confondu dans sa pensée ; le temps, semblable à un lac aux eaux troubles et dormantes, avait cessé de couler. Les jours ne se marquaient pour lui que par les souffrances ; ils ne se distinguaient plus les uns des autres, puisqu’il souffrait tous les jours34. »Ici, il faudrait tout citer. Ce treizième livre, Solitude de Louis XVII, nous fait descendre encore un degré dans cette sombre spirale. Tout à l’heure, il nous semblait que rien ne pouvait dépasser les tortures renfermées dans ces deux mots : Simon instituteur ; nous nous trompions : ceci est plus cruel, plus poignait encore. Qu’on lise, dans M. de Beauchesne, les pages 219 et suivantes, à dater de l’exécution de la princesse Élisabeth. Jamais historien convaincu et sincère ne réalisa plus complètement le
sunt lacrymæ rerumdu poëte. Les yeux se voilent de larmes, le livre tremble entre les mains, lorsqu’on voit, d’une part, Marie-Thérèse seule, frissonnante encore des célestes adieux de sa tante, sachant que son frère est malade, et demandant en vain d’être rapprochée de lui pour le soigner et le consoler ; de l’autre, Louis XVII, seul aussi, plus seul encore,
« retranché de tout contact avec l’humanité, comme le lépreux du moyen âge, ne connaissant pas même la figure des bourreaux qui le réveillent la nuit, ou qui, le jouer, lui apportent des aliments pour lui donner la force de souffrir encore ». Au dehors, la Terreur est à son apogée ; les héros de 95 continuent à s’entre-tuer, et, sur toute la surface de la France, vainqueurs et vaincus, républicains et suspects, maîtres de la veille et proscrits du lendemain, tombent et meurent ensemble, parfois sur le même échafaud. Cet enfant, qui n’a plus qu’un grabat, une cruche d’eau et un pain noir, effraye et irrite encore ses persécuteurs, car il personnifie l’idée de royauté, et ces monstres comprennent que, malgré tous leurs crimes, ils n’ont pu déraciner cette idées ni dans le pays ni dans les âmes. Aussi redoublent-ils d’atrocités et de fureurs. Le louveteau, comme ils l’appellent, en arrive à cet excès de souffrance où tout devient indifférent ; il n’a plus la force de balayer sa chambre, qui se remplit d’immondices ; il n’a plus la force de se traîner jusqu’au morceau de pain et à la cruche qu’une main inconnue renouvelle chaque soir. Son grabat n’est plus que pourriture ; des rats, des insectes malfaisants ou immondes s’emparent de sa cellule, lui disputent ses provisions, courent sur sa couverture et sur son corps. Il prête l’oreille ; il n’entend que les énormes clefs grinçant dans les serrures ou remuées par les guichetiers. Parfois, au milieu de ce bruit ou de ce silence, une voix rauque s’élève :
« Capet, Capet ! où es-tu ? dors-tu ? Race de vipère, lève-toi »L’enfant, réveillé en sursaut, descend du lit et arrive tremblant au guichet, les pieds plus froids que le plancher humide sur lequel il se traîne :
« Me voilà, citoyen, répond-il d’une voix douce. — Viens ici, que je te voie. — Me voici, que me voulez-vous ? — Te voir ! c’est bon, va te coucher, housse ! décanille ! »Bientôt la veille et le sommeil se ressemblent pour cet enfant : d’étranges fantômes traversent son intelligence. Il ne sait plus ni s’il vit ni s’il meurt ; sa vie a toute l’immobilité glacée de la mort ; sa mort a toutes les fiévreuses angoisses de la vie. Il n’ôte plus, ni jour ni nuit, son pantalon déchiré et sa carmagnole en toques ; une sueur froide ruisselle sur ses tempes ; ses yeux restent fixes et béants, comme devant une apparition funèbre. Joie et larmes, prière et désespoir, tout est fini ; il n’y a plus là qu’un corps qui se décompose et un esprit qui s’éteint. Des débris de sa nourriture sont répandus par terre ou s’amoncellent sur son lit… Horreur ! horreur ! n’allons pas plus loin : vous souvenez-vous du gracieux pastel qu’a tracé de Louis XVII M. de Beauchesne, de cet enfant rose et frais, entouré de respect et d’amour, joie et orgueil de sa mère, grandissant sous le doux abri de suaves et délicates tendresses ? Qui le reconnaîtrait maintenant ?
« Ce n’est plus une forme humaine ; c’est quelque chose qui végète, des os et de la peau qui bougent ; frappé d’atonie, rongé de vermine, s’il se soulève un moment de sa couche infecte, c’est pour montrer un visage hâve et blême, aux joues pendantes, aux yeux morts, à la bouche livide, surmontant un dos voûté, un torse gonflé, que terminent des jambes démesurément longues, sillonnées de plaies, gorgées d’enflures, bosselées de tumeurs… »« Et tout ce que je vous dis là est vrai ! s’écrie M. de Beauchesne en s’interrompant ; ces outrages, ces tortures ont été accumulés sur la tête d’un enfant. Je vous les dépeints tels qu’ils étaient, au-dessous de ce qu’ils étaient ; car, pour les représenter dans toute leur réalité terrible, il faudrait le pinceau de Tacite, la verve satirique de Pétrone ou la voix gémissante de Job35. »Enfin, le 9 thermidor amène, non pas un retour au bien, comme on se l’imagine parfois à distance, mais une sorte de relâche et d’amoindrissement dans le mal. Le lendemain, (28 juillet 1794), Barras confia la garde de la tour du Temple et des enfants de Louis XVI au citoyen Laurent, membre du comité révolutionnaire, républicain ardent, mais accessible à la pitié. Un peu d’adoucissement est apporté à la situation de Louis XVII : hélas ! il est trop tard. Pendant les premiers jours, l’enfant, accoutumé à ne voir que des persécuteurs et à n’entendre que des injures, ne répond même pas aux bienveillantes paroles qu’on lui adresse ; ces paroles n’ont plus de sens pour lui, il ne connaît plus de la langue française que ce que lui en ont appris Simon et les geôliers. On est obligé d’entrer de force dans sa chambre, et c’est alors qu’apparaît aux regards épouvantés cet affreux spectacle que l’historien nous a décrit d’une façon si navrante, quoique si inférieure à la réalité. Les bourreaux mitigés du 9 thermidor rougissent de l’œuvre de leurs prédécesseurs, et Laurent, bien qu’entravé encore par les frayeurs de la Convention, commence auprès de Louis XVII une tâche de réparation, tâche incomplète et tardive qui ne peut plus rien réparer ! Et cependant, l’orphelin a encore onze mois à vivre : onze mois, pendant lesquels le sentiment de ses souffrances se réveillera dans son intelligence assoupie ; onze mois pendant lesquels la maladie achèvera ce qu’ont préparé les tortures. Effrayé, comme l’avait été Simon, de la responsabilité et de la contrainte que lui imposent ses fonctions de gardien, Laurent demande qu’on lui donne un collègue. On fait droit à sa demande ; on lui adjoint Gomin. L’apparition de Gomin dans le livre de M. de Beauchesne en augmente encore l’intérêt ; car Gomin n’est mort qu’à quatre-vingts ans passés, M. de Beauchesne l’a connu ; il a eu avec lui de longues conversations : cette âme craintive, mais compatissante, cette mémoire octogénaire, mais fidèle, s’est ouverte sans réserve à l’historien de Louis XVII, et lorsque, plus tard, M. de Beauchesne a fait passer sous les yeux de Gomin ce qu’il avait écrit presque sous sa dictée, voici ce que le vieillard lui a répondu :
« Monsieur de Beauchesne, « Il n’y a rien de plus vrai que ce que vous venez d’écrire sur les derniers moments du Dauphin, sur ses conversations et sur sa mort. Vous vous êtes bien rendu compte aussi de tous mes sentiments, et je vous en remercie de tout mon cœur. « Gomin 36. « Paris, ce 23 avril 1840. »Ce document en chair et en os, M. de Beauchesne l’a trouvé une seconde fois, dans la personne de Lasne, qui fut adjoint à Gomin, le 29 mars 1795, lorsque Laurent quitta le Temple. Comme Gomin, Lasne a atteint un âge très avancé. M. de Beauchesne l’a recherché, comme il avait recherché Gomin, comme il avait voulu voir et entendre les trois pauvres femmes dont les souvenirs l’aidaient à pénétrer dans l’intérieur du ménage Simon et dans le douloureux mystère de cette longue agonie.
« Ce fut, nous dit M. de Beauchesne, le jeudi 16 février 1837, que je vis Lasne pour la première fois, et la pensée que j’allais me trouver en présence du celui qui avait donné les derniers soins au fils de Louis XVI et l’avait tenu agonisant entre ses bras, me remplissait de mélancoliques émotions. Ce fut Lasne lui-même qui vint m’ouvrir. Je le reconnus à son âge, à sa tenue, à tout son extérieur, grave et sévère comme celui d’un homme jadis mêlé à de grands et tristes événements qui lui ont laissé d’ineffaçables souvenirs. Les portraits de la famille royale, plusieurs portraits de Louis XVII, décoraient la pièce où il me reçut. Il était, à cette époque, dans sa quatre-vingtième année, et très vert pour ce grand âge. Ce ne fut que peu à peu que j’obtins la confiance de ce dernier et solennel témoin des souffrances du Temple. Je le trouvai sobre de paroles dans nos premières entrevues, et je fus moi-même sobre de questions. Lorsque après des relations plus longues, il vit que ce n’était pas une froide curiosité qui m’avait amené chez lui, mais un intérêt de cœur et un culte pieux pour le noble enfant qu’il avait aimé et vu mourir, son cœur s’ouvrit tout entier37. »Reproduisons ici un document bien essentiel l’attestation de la mort de Louis XVII, écrite tout entière de la main de Lasne, et délivrée par lui à M. de Beauchesne :
« Monsieur de Beauchesne, « Ainsi que je l’ai toujours dit et que je le dirai toujours, je déclare, sur l’honneur et devant Dieu, que le fils de Louis XVI est mort entre mes bras, dans la tour du Temple. Il n’y a que des imposteurs qui peuvent prétendre le contraire. J’avais vu souvent le malheureux Dauphin aux Tuileries, et je l’ai bien reconnu dans sa prison. Vous vous êtes parfaitement souvenu des détails que je vous ai donnés. La rédaction que vous en avez faite et que vous m’avez lue est de la plus scrupuleuse exactitude. « Toute ma vie, j’ai dit la vérité ; ce n’est pas quand j’arrive au terme que je la trahirai. « Lasne. « Dernier gardien des EnfantsEt plus bas :
de France, et le seul qui ait soigné
Louis XVII pendant les deux
derniers mois de sa vie.
L. « Paris, ce 21 octobre 1836.
« Écrit à quatre-vingts ans et un mois. »On le voit, il est impossible de recueillir des renseignements plus positifs, plus irrécusables que ne l’a fait M. de Beauchesne. À l’âge où l’on ne ment plus et où la mémoire acquiert une lucidité singulière, comme si l’approche de la mort et de ses ombres reportait vers le passé tout ce que l’intelligence garde de lumière et de clarté, deux vieillards, vivant depuis près d’un demi-siècle enfermés dans leurs souvenirs, deux hommes de bien à qui il avait été donné d’adoucir les derniers moments de la jeune victime, sont devenus les amis du futur historien de leur prince bien-aimé, et se sont penchés sur son épaule, pour dicter, contrôler, redresser et certifier ce qu’il écrivait. Il y là une authenticité vivante, animée, attendrie, mille fois préférable, selon nous, à celle qu’on puise dans la froide poussière des archives ou le muet témoignage des monuments. Gomin et Lasne, voilà les deux infirmiers du pauvre malade, auquel leurs soins et leur dévouement arrachent encore un pâle sourire ; voilà les humbles courtisans qui servent de cortège à son agonie, et au bras desquels il fait ses derniers pas sur la terre, jusqu’au moment où il se couche dans le cimetière Sainte-Marguerite, dernière étape d’une vie de dix ans, bien longue par les douleurs. Les pages de M. de Beauchesne, qui nous donnent, d’après Gomin et Lasne, les détails des six mois qui précédèrent la mort de Louis XVII, ont un intérêt mélancolique et tendre, où l’âme se repose de ces deux horribles visions : Simon instituteur et la Solitude. On sent que l’enfant va mourir, qu’il n’est plus au pouvoir des hommes de ramener la santé et la vie dans ces organes minés par d’indicibles tortures. Pourtant, lorsque l’on voit ses deux fidèles gardiens, aidés du brave tabletier Debierne, chercher à l’amuser, à le distraire, charmer son oreille de quelque doux refrain de Sedaine, profiter d’un rayon de soleil pour le promener sur la plate-forme, ou lui apporter quelques-unes de ces fleurs qu’il aimait tant pendant les jours si rapides de son heureuse enfance, on éprouve une sensation de soulagement et de bien-être, comme si, après avoir traversé un affreux désert, hanté seulement par des bêtes féroces et des monstres, on se retrouvait enfin au milieu de figures humaines. Bientôt, hélas ! le mal qui consumait Louis XVII, et dont les progrès avaient d’abord été lents, quoique continus, prend des allures plus rapides. La crise suprême approche : le 4 mai 1795, Gomin et Lasne écrivent sur le registre :
Le petit Capet est indisposé.On ne tient aucun compte de cet avertissement (et remarquez cependant que dix mois s’étaient écoulés depuis le 9 thermidor !). Le lendemain, ils écrivent :
Le petit Capet est dangereusement malade.— Même silence. — Enfin, le lendemain, 6 mai, ils ajoutent :
Il y a crainte pour ses jours.Alors, le gouvernement, à peu près sûr que le médecin arrivera trop tard, se décide à envoyer M. Desault, avec mission
de donner au malade les soins de son art. Un premier examen suffit à M. Desault pour constater que l’état du jeune prince est presque désespéré ; il ne voit d’autre remède que le changement d’air, la campagne, le mouvement, l’exercice, un traitement assidu. Non seulement on ne lui accorde pas ces demandes, mais on ne paraît pas même les avoir entendues. C’est que cet enfant est encore et toujours pour les dictateurs un sujet d’inquiétude et de gêne. Les Vendéens, à demi vaincus déjà, s’engagent à mettre bas les armes si on leur remet le fils de leur roi. Le gouvernement ne veut pas accepter cette clause ; il sait qu’en attendant quelques semaines, la mort se chargera de la biffer. En effet, le mal augmente ; le vieux et illustre médecin ne peut employer que des palliatifs dont il reconnaît lui-même l’impuissance. Madame Royale, apprenant que l’état de son frère s’aggrave, demande, une fois encore, à le voir, à le soigner : on la repousse ; M. Hue n’est pas plus heureux. Le comité de sûreté générale persiste dans le système adopté dès l’origine par la Convention, et proclamé par le régicide Mathieu :
« Rester étrangers à toute idée d’améliorer la captivité des enfants de Capet 38. »Pourtant M. Desault parvient à amener, chez son malade, sinon une amélioration physique, au moins une amélioration morale. L’intelligence de l’enfant sort de ces limbes douloureux où l’avait plongé la souffrance ; il sourit à son médecin, une sympathie secrète s’établit entre eux. Chaque jour, M. Desault s’attache davantage à cette frêle plante qu’il ne peut pas faire revivre. Le 30 mai, redescendant l’escalier après la visite, il entend dire autour de lui : —
« C’est un enfant perdu, n’est-ce pas ? » — « Je le crains, répond-il, les larmes aux yeux ; mais il y a peut-être dans le monde des gens qui l’espèrent. »Ce furent ses dernières paroles. Le lendemain, M. Desault ne revint pas ; et, dans la journée, on apprit qu’il était mort. Les imaginations, disposées au merveilleux, surtout à cette époque et pour tout ce qui se rattachait aux prisonniers du Temple, trouvèrent naturellement dans cette mort presque subite une occasion de s’exercer. Quoi qu’il en soit, telle était l’insouciance systématique du gouvernement, tel était l’abandon dans lequel il laissait Louis XVII, qu’après la mort de M. Desault, il y eut six jours pendant lesquels l’agonisant ne reçut d’autres soins que ceux que lui prodiguait la pitié stérile de ses pauvres gardiens. Enfin, le 5 juin 1795, le Comité de sûreté générale envoya au Temple, pour continuer le traitement du fils de Capet, M. Pelletan, chirurgien en chef du grand hospice de l’Humanité. Ce titre fastueux et bizarre ressemblait à une ironie : Le grand hospice de l’Humanité ! Il y avait longtemps que la Révolution en avait exclu cet enfant royal, qui n’avait plus que trois jours à vivre ! M. Pelletan le trouva si mal qu’il demanda immédiatement qu’on lui associât un autre médecin. En attendant, avec cette décision rapide que donnent le dévouement et la science, il prit sur lui de supprimer les verrous et les abat-jour, puis de faire transporter le moribond dans une autre chambre :
« chambre aérée, avec une grande fenêtre sans barreaux, ornée de grands rideaux blancs qui laissaient voir le ciel et le soleil ». Il fallait que cette agonie fût arrivée à son dernier terme, pour qu’un médecin courageux pût impunément lui donner ce rayon de soleil et cette bouffée d’air. La mort de Louis XVIl est racontée par M. de Beauchesne avec une émotion profonde, contenue, communicative, qui dépasse de bien loin toutes les combinaisons de l’art. Ce récit simple et pathétique, sans déclamation et sans invective, complète l’effet général du livre, qui n’est pas une œuvre de vengeance, de récrimination ou de parti, mais de tendre et fidèle piété. Un enfant, un enfant né pour être roi, et qui meurt, à dix ans, dans une prison, sous les yeux d’un médecin appelé trop tard, entre les bras de deux gardiens, destinés à servir de témoins à l’histoire : voilà tout le sujet. Qu’il y ait à l’entour des passions politiques qui grondent ou s’apaisent, des horizons nouveaux qui s’ouvrent à la société retrempée dans le sang et dans les larmes, de grandes victoires illuminant de leurs splendeurs ce chaos et cette nuit funèbre, M. de Beauchesne n’en sait rien à ne veut pas le savoir. Incliné au chevet de cet enfant, entre Lasne et Gomin, il le voit mourir et il nous le dit : il pleure, et il fait pleurer. Citons une de ces pages, en dépit de ceux qui seraient tentés d’en sourire ou de nous accuser de faire de la légende sentimentale. Ceux-là, nous l’espérons bien, ne liront ni M. de Beauchesne ni notre article :
« …… Vous nous demanderez sans doute quelles ont été les dernières paroles du mourant ; car vous avez connu celles de son père, qui, du haut de l’échafaud, dont sa vertu avait fait un trône, envoyait le pardon à ses assassins. Vous avez connu celles de sa mère, qui, impatiente de quitter la terre où elle avait tant souffert, priait le bourreau de se dépêcher. Vous avez connu celles de sa tante, de cette vierge chrétienne qui, d’un œil suppliant, lorsqu’on lui enlevait son vêtement pour mieux la frapper, demandait au nom de la pudeur qu’on lui couvrît le sein. Et maintenant oserai-je vous répéter les paroles suprêmes de l’orphelin ? Ceux qui recueillirent son dernier souffle me les ont rapportées, et je viens fidèlement les inscrire dans le Martyrologe royal. « Gomin, voyant l’enfant calme, immobile, muet, lui dit : “J’espère que vous ne souffrez pas dans ce moment ? — Oh ! si, je souffre encore, mais beaucoup moins ; la musique est si belle” « Or, on ne faisait aucune musique ni dans la Tour, ni dans les environs ; aucun bruit du dehors n’arrivait en ce moment à cette chambre où le jeune martyr s’éteignait. Gomin étonné lui dit : “De quel côté entendez-vous cette musique ? — De là-haut. — Y a-t-il longtemps ? — Depuis que vous êtes à genoux : est-ce que vous n’avez pas entendu ? Écoutez ! écoutez !” Et l’enfant souleva par un mouvement nerveux sa main défaillante, en ouvrant ses grands yeux illuminés par l’extase. Son pauvre gardien, ne voulant pas détruire cette douce et suprême illusion, se prit à écouter aussi avec le pieux désir d’entendre ce qui ne pouvait être entendu. « Après quelques instants d’attention, l’enfant tressaillit de nouveau, ses yeux étincelèrent, et il s’écria dans un transport indicible : “Au milieu de toutes les voix, j’ai reconnu celle de ma mère !” « Ce nom tombé des lèvres de l’orphelin semblait lui enlever toute douleur. Ses sourcils froncés se détendirent, et son regard s’alluma de ce rayonnement serein que donne la certitude de la délivrance. L’œil attaché sur un spectacle invisible, l’oreille ouverte au bruit lointain d’un mystérieux concert, il sentait éclater dans sa jeune âme une existence nouvelle39. »Ce fut quelques heures après, le lundi 8 juin 1795, que Louis XVII rendit le dernier soupir. La tâche de l’historien n’est pas terminée avec la vie de l’enfant-martyr. Il enregistre tous les rapports officiels, toutes les pièces authentiques qui ont prouvé son décès, et qu’ont signées plus de vingt personnes. Ensuite il nous conduit à ses funérailles, dont il nous donne avec un soin scrupuleux tous les tristes détails. Louis XVII fut inhumé, le 10 juin 1795, dans le cimetière Sainte-Marguerite, contigu à la rue Saint-Bernard. Son convoi, formé de ses deux gardiens, de quelques commissaires civils et d’un peloton de soldats, eut lieu en plein jour, et fut escorté par une foule considérable, qui le suivit jusqu’au cimetière avec des marques d’attendrissement et de regret. Pour quelques-uns, l’enfant que l’on portait ainsi dans la fosse commune s’appelait le fils de Capet ; pour plusieurs, il s’appelait le Dauphin. Toujours véridique et n’affirmant que ce qu’il sait, M. de Beauchesne n’a pu nous fournir sur la place où repose Louis XVII des renseignements aussi positifs que sur sa mort. Ce n’est pas faute d’avoir bien souvent visité le cimetière Sainte-Marguerite, fouillé les pierres qui le couvrent, questionné avec une infatigable persistance tous ceux qui pouvaient lui apporter quelque lumière, gardiens, commissaires, desservants, bedeaux, fossoyeurs. Malheureusement les témoignages ne s’accordent pas, et les efforts de M. de Beauchesne n’ont pu aboutir qu’à des probabilités. Ce qui est incontestable, et ce qui, après tout, suffit à l’histoire, c’est que la dépouille mortelle de Louis XVIl est restée sur un point quelconque de ce cimetière Sainte-Marguerite, presque inconnu à Paris, à peu près oublié de tous, que M. de Beauchesne, dans ses pieux pèlerinages, a eu beaucoup de peine à trouver, et que personne n’a pu nous indiquer, l’autre jour, lorsque nous avons voulu, sur les traces de l’historien, visiter le théâtre de ce drame lugubre, et suivre les rues traversées par le convoi funèbre. Privilège bizarre de cette destinée, que tout ce qui s’y rattache par quelque endroit prenne un air de mystère, et cherche à se perdre dans le silence et l’ombre, comme ces âmes plaintives de la vision du Dante, qui ne pouvaient supporter la lumière, et s’enfuyaient, avec un vague gémissement, vers les sphères ténébreuses ! M. de Beauchesne a été bien inspiré en ajoutant à son histoire, comme une sorte de mélancolique épilogue, le récit de la sortie et du voyage de Madame Royale, et la monographie de cette tour du Temple, dont les illustrations passées se sont effacées et anéanties dans la douloureuse grandeur de ses derniers souvenirs. Nous parler de Madame Royale, c’était encore nous parler de ce frère qu’elle avait tant aimé, et dont elle n’apprit la mort que le jour où elle dit adieu à sa prison : c’était nous rappeler un autre martyre, aussi saint et plus long celui-là, car il n’a fini qu’en 1851, et Marie-Thérèse a eu plus d’un demi-siècle pour prier, pleurer, souffrir, pardonner, souffrir de nouveau et pardonner encore ! La tour du Temple n’existe plus ; le Temple même n’offre plus à l’insouciante population parisienne que l’image d’une grande friperie dont les magasins en plein vent étalent des habits, des haillons, des broderies, des uniformes, des oripeaux de tous les temps et de tous les régimes : témoignages bouffons ou sinistres des vicissitudes humaines, des dérisions de la fortune et de la fuite des années. À l’église et au cimetière Sainte-Marguerite, vous ne trouvez personne qui vous réponde quand vous parlez de Louis XVII, du 8 juin 1795, de l’inhumation de cet enfant-roi, descendant de tant de rois. Ces échos abandonnés ne savent ni cette date, ni ce nom ; ces ruines, ces pierres, se sont faites les complices de l’indifférence et de l’oubli des hommes. Mais à la place de ces témoins anéantis ou taciturnes, M. de Beauchesne vient d’élever un monument qui ne périra pas, et qui fixe à jamais une sainte et triste mémoire. Achevé, après vingt années de silencieux travail, par une main fidèle, ce monument restera parmi nous, au milieu de nos collisions passagères, à l’abri des bouleversements et des orages qui viennent tour à tour nous effrayer et nous instruire : car il a demandé ses conditions de vie et de durée, non pas à ces éléments mobiles qu’on appelle la passion, la haine, l’esprit de parti, mais à ce qui ne saurait changer, la pitié, le respect, le culte de l’infortune, et cet attendrissement immense qui s’attache à d’incomparables souffrances, saintement souffertes et saintement pardonnées. À force de vivre dans la familiarité des événements qu’il retrace, des tortures qu’il rappelle et de la victime qu’il pleure, M. de Beauchesne a fini par donner à son histoire quelque chose du caractère même de ceux dont il nous a peint l’agonie. Louis XVI, Marie-Antoinette, Élisabeth, Marie-Thérèse, Louis XVII surtout, revivent et respirent dans son livre, avec toute la majesté sereine de leur couronne immortelle. On entre dans ce livre admirable comme les martyrs du Temple entrèrent sous le guichet de leur prison, le front courbé, l’esprit troublé du bruit de ces passions et de ces fureurs qui grondent et mugissent aux portes. Peu à peu l’on se sent pénétré de cette atmosphère de résignation et de clémence que M. de Beauchesne a fait circuler comme une première auréole autour de ces figures sacrées ; et l’on en sort l’âme tendrement émue, les yeux voilés de larmes, pardonnant, comme les victimes, à ce pauvre peuple qui a payé tant d’égarements par tant d’expiations, et conservant au fond du cœur, dépôt précieux et inaliénable, le souvenir des plus grandes douleurs qui aient épouvanté le monde, et des plus grandes vertus qui aient mérité le ciel.
« … Je n’ai plus que quelques mots à dire. Les événements de cette année (1789), ceux qu’on prévoit dans l’avenir, m’arrachent la plume des mains. Le 14 juillet, jour de la prise de la Bastille, a vu tomber l’ancienne monarchie. La nouvelle, que l’on veut fonder, n’a pas de racines et ne prendra jamais en France. À la suite de cet événement déplorable, des désordres ont eu lieu partout… L’effroi se répand dans le pays ; chacun se renferme chez soi, chacun tremble. Nous en verrons bien d’autres ! « … Maintenant, ma tâche est finie. Je n’en veux, je n’en puis dire davantage. J’ai la douleur dans l’âme et la mort dans le cœur. Tout ce que je vénère succombe ; ce que j’aime est menacé ; il ne me reste plus de force que pour souffrir, et, pour rien dans le monde, je ne voudrais éterniser le souvenir de ces affreux jours. Adieu donc à ce passe-temps si doux ! Adieu donc à ces heures écoulées à faire revivre le passé ! Il faut songer au présent. Quant à l’avenir, que Dieu le garde ! qu’il éloigne le mal et qu’il nous sauve ! Qu’il ait pitié de l’humanité et qu’il lui pardonne, c’est mon vœu le plus cher. Nos enfants sont venus au monde dans un triste moment ! »Telle est la dernière page de ces Mémoires, commencés au milieu des élégances et des joies de la cour la plus brillante de l’univers, et terminés, ou plutôt, hélas ! interrompus au moment où tout cet ensemble de majesté et de grâce, de bonté et de grandeur, s’écroule et tombe dans le plus sanglant des abîmes. À part ces lignes mélancoliques et attristées, servant d’épilogue à ce livre charmant comme une frange de deuil au bas d’une robe de fête, les Mémoires de la baronne d’Oberkirch ne renferment pas un mot qui se rapporte directement aux causes et aux préludes de la Révolution française : c’est à peine si, de temps à autre, une réflexion, une remarque, un trait rapide, s’entremêlant au récit, avertissent le lecteur qu’au-dessous de cette surface polie où se reflètent les rayons de la Royauté mourante se prépare et s’amasse, à d’effrayantes profondeurs, l’orage précurseur des catastrophes et des crimes. Une femme du monde, d’un esprit supérieur, placée par deux illustres amitiés au cœur même de cette société qu’elle observe d’un coup d’œil si juste et décrit d’un crayon si fin, n’affichant aucune prétention politique ou historique, mais relevant çà et là ses jugements et ses esquisses de ce grain de pruderie protestante qui, chez les personnes très spirituelles, ne manque ni de piquant ni de grâce, voilà ce qui nous frappe tout d’abord dans ces deux élégants volumes, et peut-être est-ce là un des charmes et une des originalités de cet ouvrage. Assez d’autres nous ont raconté et nous raconteront encore, ab ovo, les prolégomènes de la Révolution : — l’irritation des parlements, le désordre des finances, la turbulence du tiers-état, les irrésolutions de la cour, le ministère Maurepas, les fautes de la noblesse et du clergé, les abus, les privilèges, la dîme, la corvée, tout, jusqu’à ces malheureuses grenouilles que les paysans étaient forcés de faire taire en battant les fossés grands coups de verges, pour les empêcher de troubler par leurs coassements le sommeil de leurs seigneurs et maîtres41. En présence de ces éternelles redites, les lecteurs superficiels finissaient par croire que rien n’avait existé, pendant ces quinze dernières années, excepté une espèce de chaos monarchique, préface du chaos révolutionnaire ; que tout s’était passé en luttes maladroites ou inégales entre les pouvoirs chancelants et les courants de l’opinion victorieuse, et que les Tuileries, Versailles, Trianon, la Cour, les salons où se réunissait l’élite de la société d’alors, n’avaient eu d’autre occupation, d’autre agrément ni d’autre pensée qu’une conspiration permanente contre la nation, ou une frayeur croissante devant les menaces de la liberté. Les Mémoires de la baronne d’Oberkirch leur apprendront que cette société calomniée avec tant d’amertume, cette royauté attaquée avec tant de fureur, n’eurent jamais peut-être un éclat plus vif, plus pur et plus doux que pendant cette période fugitive où tout conspirait contre elles ; grâce aux vertus du couple royal, aux mœurs irréprochables du roi, aux exquises qualités de la jeune reine, elles retrouvèrent quelque chose de la majesté de Louis XIV, avec moins de galanterie coupable que pendant la jeunesse du grand monarque, avec moins de rigorisme officiel que pendant sa sombre vieillesse. Elles gardèrent quelque chose de l’abandon spirituel et charmant de Louis XV, en purifiant ce que ses impardonnables exemples avaient amené de licence et de désordre. Joignez à cela assez d’étiquette pour prévenir les familiarités banales et maintenir la distinction des rangs ; pas assez pour refroidir l’agrément des relations et des caractères, et vous comprendrez qu’il y ait eu là, de 1772 à 1787, une phase rapide, pareille au dernier éclair d’une lampe qui s’éteint, au dernier sourire d’une bouche qui se meurt, au dernier scintillement d’une étoile qui s’en va ! — Cet enchantement passager, attristé dans notre souvenir par le voisinage de tant d’angoisses et de douleurs, la lecture de ces Mémoires nous l’a rendu, et c’est assez pour que nous devions de sincères remercîments à M. le comte de Montbrison, qui a recueilli avec la piété d’un fils et le discernement d’un homme d’esprit ces précieux récits de sa noble aïeule. Ce n’est pas là le seul titre des Mémoires de la baronne d’Oberkirch à nos empressements et à nos sympathies : non seulement ils rétablissent sous son vrai jour cette dernière médaille de la royauté française, dont les Histoires de la Révolution ne nous montraient que le revers ; non seulement ils remettent en lumière ce côté de la société monarchique, que le dogmatisme révolutionnaire avait laissé dans l’ombre ; mais ils rendent à ses conditions véritables et réhabilitent en un aimable exemple ce genre de littérature si attrayant, si français, qui nous a donné des chefs-d’œuvre, et dont la physionomie originale a été si cruellement altérée par la vanité des écrivains modernes. Les Mémoires, ces commentaires familiers et animés de l’histoire, ces notes écrites en marge de chaque événement par des mains encore chaudes des émotions qu’il a causées ou de la part qu’elles y ont prise, ces sources intarissables d’anecdotes, de portraits, de satires, de croquis, d’impressions, d’épigrammes, d’où la vie jaillissait et s’épanchait à flots dans les pages arides de l’historien didactique, comme l’eau dans les champs desséchés par la canicule, — étaient devenus, sous la plume de nos illustres chroniqueurs, des prétextes à des apothéoses personnelles décernées par le narrateur à lui-même, des encensoirs intimes dont il gardait soigneusement pour lui la fumée et le parfum, des cadres complaisants où sa figure tenait tant de place qu’il n’en restait plus pour ses contemporains, et que les événements dont il nous parlait semblaient ne s’être accomplis que pour sa gloire et par sa permission. Ainsi disparaissait tout le côté instructif, vivant et piquant des Mémoires, sacrifié à un long et superbe monologue, trop surchargé de détails pour avoir le charme d’un roman, trop personnel pour offrir l’intérêt de l’histoire, et bon tout au plus à nous apprendre combien l’orgueil humain peut trouver en soi de ressources et de subterfuges pour se donner en spectacle, en exemple ou en modèle. Dieu merci, le livre de madame d’Oberkirch nous délivre de ces monographies fatigantes, pour nous ramener au vrai genre, à madame de Motteville, entre autres, dont elle a l’observation pénétrante et délicate, le ton véridique et sincère, le trait vif et spirituel sans méchanceté, la bienveillance de bon goût sans enivrement et sans complaisance : double mérite, on le voit, de cet intéressant ouvrage, de rectifier et de démentir, en une juste mesure, les Histoires de la Révolution dans ce qu’elles omettent de nécessaire et d’équitable, et les Mémoires d’école moderne dans ce qu’ils racontent de fastidieux et d’inutile ! Maintenant, un mot sur l’héroïne et l’auteur de ce livre. Il ne faut pas, en l’ouvrant, s’effrayer des noms à tournure germanique qui en hérissent les premières pages. Il y a là, au début, et forcément, quelque peu de Schweigausen, de Waldner-Freustein, de Wurmser-Vendenheim-Sondhausen, de Rathsamhausen, d’Ehenweyer, de Glaubitz, de Shoppenwir, et autres désinences tudesques qui rappellent le nom de ce compositeur de ballets, mort récemment, dont on ne pouvait ni compter, ni prononcer toutes les consonnes. Patience ! Si le frontispice a l’air allemand, le livre est français et très bon français : l’important est de savoir que la baronne d’Oberkirch, née de Waldner, de vieille noblesse alsacienne, fut admise, dès sa plus tendre enfance, dans l’intimité de la petite cour des ducs de Wurtemberg-Montbelliard ; qu’elle y devint la compagne et l’amie de la princesse Dorothée de Wurtemberg, qui fut plus tard, sous le nom de Marie Fœdorowna, grande-duchesse, puis impératrice de Russie, femme de l’infortuné Paul Ier, et mère des empereurs Alexandre et Nicolas ; et que cette vive amitié, à laquelle s’ajouta plus tard celle de la duchesse de Bourbon, mère du duc d’Enghien, le martyr de Vincennes, amena la baronne à Paris, à Versailles, à Trianon, lui donna ses grandes et ses petites entrées auprès de notre famille royale, et la plaça dans une situation merveilleusement favorable à ce rôle d’observatrice à la fois respectueuse et clairvoyante, impartiale et attentive, que nous retrouvons à chaque page de ses Mémoires. Remarquez en effet qu’admise à cette Cour, elle n’en était pas, qu’aucun intérêt personnel ne pouvait lui en cacher les imperfections et les travers, que, malgré sa qualité de Française et de sujette dévouée, elle tenait pourtant aux pays étrangers par son origine, ses parentés, par sa religion surtout, qui, sous la monarchie de Louis XIV, supposait toujours une nuance d’opposition ou du moins de réserve, et qui, dans un passage de son livre, l’a rendue sévère jusqu’à l’injustice pour le grand roi et pour madame de Maintenon. De là le caractère particulier des appréciations de madame d’Oberkirch : on sent que dans ce monde brillant et frivole, rempli de corruptions élégantes, et où parfois éclatent de déplorables scandales, bien des choses l’affligent et la blessent. —
« J’ai eu, nous dit-elle elle-même, à raconter des faits que mon éducation et mes principes condamnent. »Ces faits, elle les retrace et les juge, sinon en censeur hostile, au moins en moraliste austère. Mais en même temps son regard, s’élevant au-dessus de ces images de galanterie futile ou coupable, s’arrête avec un tendre et pieux respect sur les marches du trône, et ne trouve plus là qu’à admirer, à louer et à aimer. Les suaves et mélancoliques figures du roi, de la reine, de madame Élisabeth la sainte, de ces beaux enfants prédestinés à tant de douleurs, du duc de Penthièvre, de la princesse de Lamballe, revivent dans ses récits avec un charme incomparable, et nul n’est tenté de se méfier de cet irrésistible attrait, puisque celle-là même qui les peint sous des couleurs si pures et si belles, ne se laisse ni fasciner ni séduire par cette société qui leur sert de cortège et de cadre. Tout au plus, lorsque l’amitié de ses deux chères princesses, ou plutôt la supériorité de son esprit, lui vaut une de ces bonnes fortunes de Cour auxquelles personne alors n’était insensible, notre spirituelle protestante trahit-elle un mouvement de joie intime et contenue, dans le genre de celui qui faisait dire à madame de Sévigné, accueillie et fêtée à Saint-Cyr :
« Racine a bien de l’esprit, mais ces jeunes filles n’en ont pas moins ! »Et d’ailleurs, quel lecteur, fût-il de la race
pourrait, en s’abandonnant aux impressions gracieuses et délicates qui se succèdent dans ces Mémoires, oublier ce que sont devenues ces existences si brillamment commencées, et perdre de vue ce dénoûment terrible qui s’approche d’un pas rapide et va tout engloutir dans un pli de son large suaire, bons et méchants, innocents et coupables, sérieux et frivoles, maîtres et serviteurs, défenseurs et ennemis, victimes et bourreaux ? Quelle pensée, si insouciante qu’elle soit, peut se détourner de cette tragédie immense, mer sanglante vers laquelle se précipite, à travers ces derniers sentiers encore tapissés de gazons et de fleurs, toute une génération, tout un siècle, tout un monde ? Je sais bien qu’il suffit de remettre un pied dans le passé pour se heurter à des tombeaux, et que l’histoire n’est qu’une vaste nécropole ; mais ici la nécropole est peuplée de figures belles et jeunes qui ne semblent pas faites pour elle ; les tombeaux s’ouvrent avant le temps, et dévorent leur proie toute frémissante encore des étreintes de la vie ; les têtes sont séparées des corps ; les poitrines laissent échapper de leurs plaies béantes un flot de sang intarissable : ici la mort rapproche les âges, confond les sexes, nivelle les rangs, associe les crimes et les innocences, et fait succéder aux hiérarchies de la société qu’elle brise le pêle-mêle de sa formidable et sinistre égalité. Qu’on juge de l’effet de ces Mémoires, lus à l’ombre de pareils souvenirs ! On dirait un Décaméron honnête et de bonne compagnie, il quelques pas de cette peste des temps modernes qu’on appelle la Révolution. Il y a, dans ce livre, des pages où se rencontrent, sans nulle préméditation de l’auteur, Louis XVI, la Reine, la princesse Élisabeth, le Dauphin, la princesse de Lamballe, le grand-duc Paul, le duc d’Enghien, le comte de Haga, c’est-à-dire Gustave III, roi de Suède : Qu’en dites-vous ? Du Temple à la Conciergerie, de la Conciergerie à l’échafaud, des piques des septembriseurs aux lanières du savetier Simon, des fossés de Vincennes au pistolet d’Ancastroëm ou aux poignards des Soubow, ne trouvez-vous pas qu’il y a là toute l’histoire des douleurs royales en quelques ligues, en quelques heures, en quelques noms ? Mais ces funèbres réflexions, ces sombres images, ne sont suggérées au lecteur que par ses propres souvenirs ; un des mérites du livre de la baronne d’Oberkirch est d’y préparer sans en parler, de les faire pressentir sans les imposer, et d’emprunter à ce voisinage un intérêt de plus, une sorte d’attendrissement involontaire qui se mêle, après coup, à chaque sourire. Pris en lui-même, et abstraction faite de cet accompagnement sinistre qui ressemble à l’orchestre de Don Juan contredisant par des notes plaintives l’amoureuse mélodie de la romance, ce livre est une série de délicieux récits où passent tour à tour tous les héros du moment : princes et généraux, sorciers et comédiens, grandes dames et danseuses, académiciens et modistes, musiciens et poëtes ; l’histoire et le roman, le drame et le vaudeville, l’élégie et la chanson, le dithyrambe et le pamphlet ; les officiers de Fontenoy et les amiraux de la guerre d’Amérique, Biron et Suffren, de Stainville et d’Harcourt, le prince de Ligne et M. de Ségur, Cagliostro et le cardinal de Rohan, Beaumarchais et La Harpe, le Mariage de Figaro et les Barmécides, madame Bertin et mademoiselle Clairon, la Duthé et la Guimard, Clairval et Préville, Contat et Dazincourt, la maréchale de Luxembourg et la duchesse de Bouillon ; toute la gloire, tout l’esprit, toute la malice, tout le luxe, toute la folie, toute la grâce, toute l’élégance, tout l’atticisme, toutes les mouches, tout le fard, toute la gaze, tout le clinquant et tout l’or d’un temps où Paris et la France donnaient le ton l’Europe entière, et lui enseignaient comment on s’habille, comment on salue et comment on cause, avant de lui apprendre comment on meurt ; leçon suprême qui devait clore cette phase étrange, et où les plus frivoles ne furent pas les moins héroïques ! Je ne citerai rien, il faudrait trop citer. J’aime mieux renvoyer mes lecteurs à ces Mémoires : une fois qu’ils les auront ouverts, ils ne pourront plus les quitter, et la baronne d’Oberkirch les réconciliera, au moins pour quelques heures, avec cet ancien régime dont on ne s’obstine à dire tant de mal que de peur d’être obligé d’en penser un peu de bien. —
« Cette ville-ci est charmante, écrivait d’une de ses garnisons le chevalier de Boufflers a sa mère ; la bonne compagnie y est comme partout, et la mauvaise y est excellente. »— Chez madame d’Oberkirch, il n’y a pas de mauvaise compagnie, et la bonne y est parfaite ; au risque de passer pour arriéré, j’avoue que je préfère cette variante. Et au milieu de ces vives silhouettes, de ces mots fins, de ces piquantes reparties, de ces croquis ingénieux, de ces appréciations pénétrantes, de ces sveltes épigrammes, dominent çà et là quelques grandes et solennelles images : Chantilly, par exemple, et la magnifique hospitalité des Condé ; noble race dont le dernier rejeton promettait un héros, et dont le sang a tant de fois coulé pour la France…… Et à ces souvenirs qui rappellent des personnages historiques, s’entremêlent des anecdotes émouvantes, mystérieuses, romanesques, terribles, qui, sous une main un peu exercée, deviendraient d’excellentes trouvailles pour les feuilletons et les Revues : je recommande à nos dramaturges et à nos conteurs le Bourreau de Colmar, un Roman à faire, la Duchesse de Kingston, les Baronnes de l’Espérance, les Amours de Joseph II, et les Scènes magnétiques chez M. de Puységur. Si, comme je le crois, ces Mémoires ont plusieurs éditions, il faudra faire disparaître quelques légères taches qui ne sont visibles, Dieu merci ! qu’à l’inexorable loupe du critique. J’ai déjà parlé du passage relatif à Madame de Maintenon : bien qu’il soit atténué par une note de l’éditeur, il conviendrait de l’effacer. Madame d’Oberkirch appelant madame de Maintenon
une femme honteusement célèbre, c’est quelque chose de choquant comme un gros mot dans la bouche d’une duchesse. Je comprends très bien qu’une protestante s’en prenne, de la révocation de l’édit de Nantes, à l’Égérie catholique du grand roi ; mais je ne veux pas qu’une grande dame en parle comme un commis voyageur. Elle cite aussi un peu trop de vers et des vers horriblement plats ; quelle que fût l’indigence de la poésie française, dans cette période qui va de Voltaire à l’abbé Delille, il est impossible que l’esprit français n’ait pas trouvé mieux que ces sottises mal rimées : j’ai même remarqué une de ces pièces où le mot muses, mis à la place de sœurs, rend le vers tout à fait faux, ce qui n’était pas nécessaire pour le rendre ridicule : enfin, je signale une note trop naïve pour une femme aussi spirituelle. En parlant de deux personnes dont l’une était de cinq ans plus âgée que l’autre, elle dit : —
« Elle avait dès lors cinq ans de plus. »— Il me semble que ce dès lors est au moins inutile ; mais, encore une fois, qu’on juge du mérite de ce livre par l’imperceptible ténuité de ces chicanes ! Un des hommes les plus distingués de cette intelligente bourgeoisie parisienne, qui serait la reine du monde si elle avait su défendre son sceptre, me disait après avoir lu le manuscrit de ces Mémoires : « Quelle société charmante ! quelle cour adorable ! quels êtres angéliques que cette reine, ces princesses ces enfants ! Comme tout cela a été indignement défiguré ! C’est du miel et du sucre ! » — Oui, c’est du miel et du sucre, et on y trouve plus de douceur, à mesure qu’on le compare au fiel et au brouet révolutionnaires. Cette surprise, qui s’exprimait en termes si sincères et si honorables, elle sera partagée par tous ceux qui, sur la foi d’historiens passionnés ou systématiques, ne voyaient dans les quinze ans qui précédèrent la Révolution qu’une longue et orageuse humiliation du passé devant l’avenir, du pouvoir devant la liberté, de la défaite devant la victoire, de tout ce qui allait tomber devant tout ce qui allait prévaloir. Associons-nous à ce sentiment réparateur mais, pour le rendre plus complet et plus efficace, rivalisons de franchise avec nos adversaires d’autrefois, nos amis d’aujourd’hui. Oui, cette société et cette Cour étaient charmantes ; ce régime, tant calomnié, avait toutes les majestés et toutes les grâces. Et pourtant, lorsqu’on y revient à travers cet immense abîme creusé par nos révolutions, on conçoit que, lorsque les représentants de cette société, de ce régime et de cette cour, débris échappés au naufrage, se sont retrouvés en présence de la France nouvelle, d’énormes malentendus aient été possibles, de grandes méfiances inévitables, et que ces deux mondes, une dernière fois placés en face l’un de l’autre, n’aient pu ni se comprendre, ni s’aimer : —
« Que voulez-vous ? disait Charles X à M. de Chateaubriand, un an ou deux avant les journées de juillet : le mari est vieux, la femme est jeune, et vous savez ce qui arrive en pareil cas. »— Aujourd’hui, hélas ! la femme n’est plus jeune ; elle a assez souffert pour avoir appris la sagesse à ses dépens ; ces immenses séparations entre le passé et le présent se sont amoindries et effacées d’elles-mêmes ; il n’y aurait plus lieu ni matière ces incompatibilités d’âge, de tempérament et d’humeur, et, pour me résumer ou me répéter en quelques mots, l’agrément de ces Mémoires de la baronne d’Oberkirch est à la fois de nous faire connaître tout ce qu’il y avait de suave et d’enchanteur dans ce monde diffamé par tant de sophismes après avoir été brisé par tant de violences, de nous faire comprendre comment il a pu être en butte à des haines, à des injustices, et de nous faire remarquer que les prétextes de ces injustices et de ces haines n’existent plus.
« Vouloir le bien, et recueillir la haine ! La haine de ceux-là même pour lesquels je lutte ! »Alors aussi on s’abandonne, avec l’éloquent narrateur, aux émotions de cette agonie digne d’un prince et d’un chrétien, où des souffrances courageusement subies effacent et réparent tout, où Joseph, étendu sur son lit de mort, adresse de touchants adieux à tout ce qu’il a aimé, demande pardon au ciel et au monde du mal qu’il a fait sans le vouloir, et, écoutant les échos de haine et d’outrage que lui envoie la France de 1790, murmure d’une voix affaiblie : —
« Je n’ignore point que les ennemis de ma bien-aimée sœur, Marie-Antoinette, ont osé l’accuser de m’avoir fait passer des sommes considérables ; près de paraître devant Dieu, je déclare que cette inculpation est une horrible calomnie ! »Ces dernières pages du livre de M. Camille Paganel sont d’une beauté mélancolique et solennelle, qui mérite mieux qu’un éloge littéraire, et qui va au cœur parce qu’elle en vient. Elles suffiraient faire amnistier Joseph II, quand même on se sentirait moins disposé que son historien à lui pardonner les actes de sa vie publique en faveur des mérites de sa vie privée. Son principal tort, après tout, fut d’avoir voulu faire des essais de liberté avec des abus d’autorité, et de n’avoir pas compris qu’un souverain révolutionnaire est un contre-sens et un sophisme vivant, c’est-à-dire quelque chose d’essentiellement stérile et funeste. Son erreur fut de regarder les hommes comme préparés d’avance à apprécier, à seconder, à compléter par leur bon vouloir le bien qu’on essaye de leur faire, et à entrer avec convenance et mesure dans l’esprit des innovations et des réformes que l’on entreprend pour les rendre plus libres et plus heureux. Cette erreur et ce tort, il les paya de son repos, de sa santé et de sa gloire ; n’ajoutons pas, par un jugement trop sévère, aux rigueurs de sa fortune. Quant à sa faute la plus grave, celle d’avoir touché à l’arche sainte et d’avoir eu un moment envie de devenir l’autocrate d’une religion qui ne doit compter que des fidèles, Pie VI la lui pardonna ; ne nous montrons pas plus intolérants que le pape ; ce ne serait ni humain ni orthodoxe. J’aurais peut-être une dernière chicane à adresser à Joseph II ; celle-là m’est inspirée par le tendre et douloureux respect qui s’attache aux saintes mémoires de Louis XVI est de Marie-Antoinette. Joseph, on le sait, fit, pendant leur règne, deux voyages en France sous le nom de comte de Falkenstein : incognito transparent et commode qui permet aux princes d’être simples, d’être populaires, de se rapprocher de la foule, d’en recueillir directement les suffrages, et d’échapper à tous les ennuis de leur rang sans abdiquer une seule jouissance de leur vanité. Beau, spirituel, bienveillant, affable, il obtint un de ces succès d’engouement que notre humeur vive et mobile refuse rarement aux choses et aux figures nouvelles. J’ai sous les yeux des brochures du temps, remplies de prose fort plate et de vers plus plats encore, qui constatent ce triomphe, et où il est facile de voir que l’étiquette de Versailles, la physionomie austère du Roi avaient servi de texte à un fâcheux parallèle avec la bonhomie et le sans-façon du comte de Falkenstein. Songez que la Révolution approchait, et que déjà les calomnies et les haines s’emparaient avec empressement de tout ce qui pouvait discréditer la monarchie et détacher la France de son roi. Ce n’était rien de trouver Joseph aimable : il fallut, et on y réussit, faire de cette amabilité une satire contre les manières froides et un peu gauches de son beau-frère. Le peuple français, en cette occasion, préféra le clinquant à l’or ; ce ne fut ni la première fois, ni la dernière. Je suis fâché que Joseph II ait joué un rôle, même accessoire et involontaire, parmi ces innombrables prétextes de dénigrement et d’attaque contre ce couple royal qui lui tenait de si près, et auquel il rendit plus tard une si éclatante justice. Et puis, je l’avoue, j’ai une répulsion invincible pour les princes qui jouent à la popularité. On assure que, pendant ce voyage, l’empereur d’Autriche répondit a une femme qui lui demandait son avis sur la guerre de l’Angleterre avec les colonies américaines : « Madame, mon métier est d’être royaliste. » Oui, c’était son métier, mais il ne le fit pas toujours, et c’est pour cela qu’en définitive sa place restera contestable entre ceux qui ont fait trop de mal pour qu’on en dise du bien, et ceux qui ont voulu trop de bien pour qu’on en dise du mal.
MM. le comte de Locmaria43, Pierre Clément44, Ernest Moret45, Eugène Despois46
« Homo, sed magnus. »— Peut-être eût-il mieux fait d’écrire : « Homo, sed rex » ; — car ce fut là la vraie grandeur, la véritable originalité de Louis XIV. D’autres lui sont supérieurs par le génie, par l’héroïsme, par les hauts faits militaires, par la bonté, par le mérite des difficultés vaincues. Saint Louis eut plus de vertu, Henri IV eut plus d’esprit. Il n’est de la taille ni d’Alexandre, ni de César, ni de Charlemagne, ni de Bonaparte ; mais nul ne fut plus roi que lui, et ne le fut plus longtemps, Remarquez, en effet, que ces hommes fastiques, comme Chateaubriand les appelle, ces conquérants magnifiques qui apparaissent de loin en loin pour éblouir le monde et parfois pour le désoler, ont l’éclat du météore et en ont aussi la brièveté. Ils parcourent la terre en quelques pas ; mais, au bout de leur marche rapide et triomphale, ils tombent et s’éteignent sans laisser d’autres traces de leur passage que des gouttes de sang sur leur chemin et un grand nom sur leur tombeau. On dirait que la mesure des facultés et des destinées de l’homme est violée en leur personne, et qu’elle a hâte de se rétablir en abrégeant leur vie et en détruisant leur œuvre. Louis XIV, lui, est grand avec lenteur, avec la solennité tranquille du principe qu’il représente, et qu’il conduit à son apogée. Roi à cinq ans, mort à soixante-dix-sept, il règne près de trois quarts de siècle, et s’il a des éclipses fâcheuses, il n’a pas de chute irréparable. Ses défauts mêmes, ses faiblesses, ses fautes, ne sont que le côté excessif de la royauté dont il est le type, et qui finit, à la longue, par s’adorer elle-même, à force de se voir entourée de l’adoration universelle. S’il ordonne que ses bâtards soient des princes et que sa cour s’incline devant eux, c’est qu’il sent en lui comme une sève de légitimité monarchique, assez exubérante pour légitimer tout ce qu’il touche et ennoblir tout ce qui vient de lui. S’il ne résiste pas à la joie souveraine de poser la couronne d’Espagne sur la tête de son petit-fils, c’est qu’il lui semble tout naturel de couper un second manteau royal dans l’ampleur du sien. S’il révoque l’édit de Nantes, c’est que, comme tous les hommes doués de l’instinct du pouvoir, il aspire à l’unité, et que, trop orthodoxe pour chercher cette unité dans un schisme religieux dont il eût été le chef, il veut au moins que tous ses sujets professent le même culte et prient aux mêmes autels ; — c’est aussi, M. Clément nous le prouve, et nous le répétons d’après lui, — parce que le protestantisme d’alors était tout simplement la démocratie renaissante et préludant à ses modernes élans de patriotisme par des velléités ou des tentatives d’alliance avec les ennemis du royaume. Enfin, si, par une faiblesse plus mesquine dans ses motifs et plus funeste encore dans ses conséquences, Louis XIV confia le commandement de ses armées à des généraux courtisans et inhabiles, c’est encore parce que, dans cet accroissement continu de la royauté aux dépens de tout le reste, il ne pouvait manquer d’arriver un moment où toute grandeur voisine devait l’effaroucher comme un larcin fait à sa propre grandeur, et où le nivellement général, non seulement des positions et des fortunes, mais des talents et des caractères, devait lui paraître une condition importante de son élévation sans fin et sans bornes. Aussi l’Europe ne s’y trompa point. Malgré la sagesse et le génie de Guillaume III, malgré la chevaleresque renommée de Charles XII, malgré les romanesques et courageuses épreuves par lesquelles Pierre le Grand préludait au développement de son empire et de sa gloire, Louis XIV, vieilli, vaincu, attristé, frappé au dedans et au dehors, n’en resta pas moins, aux yeux de ses contemporains, en tête de ce groupe royal qui s’acheminait à ses côtés ou derrière lui vers la postérité et l’histoire, et, le 1er septembre 1715, lorsqu’on apprit qu’il venait d’expirer, l’Europe entière dit : — Le roi est mort ! comme s’il n’y en avait qu’un seul, et comme si personne ne pouvait se méprendre à ce mot qui disait tout ! Et, cent quarante ans plus tard, après bien des luttes et des controverses, après que cette glorieuse mémoire a été tour à tour calomniée, exaltée, amoindrie, après que l’idée résumée dans cette vie et dans ce nom a laissé de ses lambeaux sanglants aux ronces révolutionnaires, quiconque garde encore intact le sentiment monarchique, doit regarder comme sien l’honneur de Louis XIV, et ne pas laisser entamer une pierre de son piédestal ou de sa statue. C’est ce sentiment qui respire dans le livre de M. de Locmaria, et que nous y louerons sans réserve. Mais, chose remarquable ! dans les ouvrages de MM. Clément et Moret, écrits à un point de vue moins panégyriste et consacrés aux années de déclin, Louis XIV ne nous paraît pas moins grand. Ses ministres commettent des fautes, ses maréchaux perdent des batailles Colbert ne s’appelle plus que Le Peletier, Turenne et Condé se nomment Villeroi et Lafeuillade ; le vent de l’adversité passe sur sa tête inclinée sous le double poids des ans et de la couronne, et balaye, ici ses armées, là les princes et les princesses qui faisaient l’ornement de sa cour et l’espoir de sa vieillesse. N’importe ! il s’assombrit, mais il ne se rapetisse pas. Il ne dit point comme Auguste, d’une voix lugubre ou furieuse :
« Varus, rends-moi mes légions ! »Il tend noblement la main au général vaincu, et lui dit ces paroles touchantes : —
« À notre âge, monsieur le maréchal, on n’a plus de bonheur ! »— Il désire ardemment la paix pour son peuple épuisé ; et pourtant, chaque fois qu’on la lui propose à des conditions humiliantes, il se relève de toute sa hauteur, et répond par une de ces fières paroles où vibrent le génie même de la France et le cri de la patrie indignée. En définitive, Oudenarde, Malplaquet, Ramillies, toutes ces fatales journées qui semblent l’envers de Rocroy, de Nordlingen et de Lens, déchirent son cœur sans l’abattre, ébranlent son courtage sans le renverser. Il ne laisse pas tomber le sceptre de l’Espagne et des Indes des mains juvéniles de Philippe V ; peut-être, si la reine Anne avait vécu six mois de plus, aurait-il eu l’honneur et la joie de voir la race des Stuarts remonter sur le trône d’Angleterre. Il profite du moins des tendances françaises et pacifiques de Harley et de Bolingbroke pour signer ce traité d’Utrecht, le plus avantageux et le plus honorable qu’ait jamais obtenu un pays éprouvé par la défaite. Il meurt laissant la France agrandie, ses frontières reculées ; et si le prince Eugène et Marlborough, enivrés de leurs victoires, ont conçu un moment l’espoir insolent d’arriver jusqu’à Paris et d’y dicter leurs volontés souveraines, un de nos plus éminents écrivains49 a pu dire
« que la Providence réservait cette humiliation à un autre orgueil que celui de Louis XIV ». Après cette grande question de politique et de guerre extérieure, parlerai-je de cet acte tant reproché à Louis XIV, de cette révocation de l’édit de Nantes, qui eut en effet de funestes résultats, mais dont il est permis de discuter l’inspiration primitive ? Ici je prendrai M. Clément pour guide. Sans doute, au point où nous sommes aujourd’hui, après tant de leçons de tolérance et d’amnistie réciproque, lorsque les diverses communions religieuses, retirées peu à peu dans les consciences, ont perdu ce caractère officiel, militant, qui les mêlait à la vie publique, aux passions de parti, aux luttes de peuple à peuple, lorsqu’on ne pourrait sans absurdité supposer que les différences ou les similitudes de culte dominent dans les âmes les similitudes ou les différences de nationalité, sans doute on est porté à juger sévèrement cette mesure, qui répond si peu à nos idées et à nos mœurs actuelles. Cependant, qu’on y prenne garde ! La révocation de l’édit de Nantes ne fut pas, comme on l’a trop dit, l’œuvre d’un roi devenu dévot, soufflé par un jésuite et une prude, et travaillant à se faire pardonner ses péchés de jeunesse. Non, ce fut surtout un acte politique. Il n’était pas difficile à Louis XIV de pressentir qu’il allait avoir sur les bras une guerre avec les puissances protestantes, l’Angleterre et la Hollande. Le protestantisme venait de changer la dynastie et de transformer la Constitution anglaises. Ami et allié des Stuarts, possédant trop bien son métier de monarque absolu pour aimer ou comprendre le gouvernement constitutionnel et tempéré, le roi de France devait s’en prendre à la Réforme d’un changement qui froissait ses affections, menaçait ses alliances, importunait son génie. Si le protestantisme lui était odieux et suspect au dehors, il ne s’offrait pas au dedans sous des formes plus rassurantes. Écoutons un homme qu’on n’accusera certainement pas de fanatisme, M. Prosper Mérimée :
« La Réforme, nous dit-il à son apparition en France, ressemblait un peu à une révolte de la haute noblesse contre l’autorité royale. « Bientôt les grands seigneurs huguenots, mauvais théologiens, avaient appelé des ministres dans leurs conseils pour leur fournir des arguments, rédiger leurs manifestes et leur recruter des soldats. De là un élément démocratique tout nouveau et quelque peu embarrassant. Les ministres devinrent des espèces de tribuns du peuple, sortis de ses rangs, interprètes de ses plaintes et de ses passions. Les synodes provinciaux, où les ministres dominaient par leur éloquence et leur caractère sacerdotal, étaient plus dangereux et plus irritants pour les rois que les grandes compagnies telles que les parlements50. »Ainsi, de l’aveu même des esprits les plus impartiaux, la Réforme réunissait les deux éléments qui devaient le plus particulièrement déplaire à un roi tel que Louis XIV ; en haut, les souvenirs de rébellion chez les grands ; en bas, les germes d’insurrection chez les petits. Ajoutez à ces griefs la certitude qu’en cas de guerre ils recommenceraient, comme ils l’avaient déjà fait, à s’appuyer sur l’étranger, à entretenir avec lui des intelligences, et peut-être à fomenter des complots intérieurs, et vous comprendrez que Louis XIV n’ait eu besoin ni des conseils du P. Le Tellier, ni de l’influence de madame de Maintenon, ni du secret désir de racheter ses galanteries passées, pour user de rigueur envers les protestants. Maintenant, que ces rigueurs aient porté un coup mortel à notre commerce en amenant l’émigration ou l’exil d’un grand nombre d’hommes actifs et de familles industrieuses ; qu’elles aient, par la faute des intendants de province, dégénéré en persécutions cruelles ou en conversions dérisoires ; que l’application en ait été excessive, violente, quelquefois atroce, et qu’il en ait résulté cette guerre des Cévennes qui divisa les forces militaires de la France, fit perdre à Villars un temps mieux employé à Denain, et eut l’inconvénient de créer des martyrs là où il n’y avait d’abord que des factieux, ce n’est que trop vrai. Aussi n’ai-je pas la prétention d’absoudre ce grand acte, mais de l’expliquer ; et surtout je répète avec M. Pierre Clément que le roi fut trompé par ses ministres, qu’il ne connut ni le mensonge des conversions, ni les excès des persécuteurs, et que partout où il put soupçonner la vérité, il tempéra ou défendit les violences51. Mais je ne dois pas oublier qu’un causeur littéraire n’est pas un casuiste ; j’ai hâte de rentrer dans ma spécialité, d’arriver à M. Eugène Despois et de relever, si je le puis, Louis XIV de cette déchéance littéraire prononcée contre lui par le spirituel écrivain. M. Despois ressemble un peu à ce tailleur de Gulliver, qui lui prit mesure d’un habit d’après les règles de mathématiques, et manqua l’habit malgré toute sa géométrie. Il procède par dates et par chiffres. —
« Louis XIV, nous dit-il, est né le 5 septembre 1638 ; donc un bon tiers du dix-septième siècle était déjà passé : il n’a commencé à régner réellement qu’après la mort de Mazarin, c’est-à-dire en 1661, autre tiers. À cette date, Molière, Bossuet, La Fontaine, avaient de trente-cinq à quarante ans. Racine et Boileau n’avaient plus rien à apprendre. Madame de Sévigné n’est allée que fort peu à la cour ; le cardinal de Retz et la Rochefoucauld ont été presque des ennemis personnels du grand roi. Fénelon, venu un peu plus tard, a fait de chacun de ses ouvrages une protestation permanente contre le gouvernement de Louis XIV, qui l’appelait le plus bel esprit et le plus chimérique de son royaume : La Bruyère vivait isolé et n’avait aucun rapport avec le monarque. Quant à Pascal, Descartes et Corneille, les vrais grands hommes du dix-septième siècle, les deux premiers étaient morts, le troisième en était à la phrase d’Agésilas et d’Attila. Par conséquent, l’influence de Louis XIV sur les grands écrivains de son siècle est nulle ; car les uns furent ses aînés, les autres échappèrent à l’ascendant qu’il exerçait sur son entourage ; il n’enseigna à aucun à avoir du génie et à écrire des chefs-d’œuvre. »Ici, on le voit, il y a deux choses à discuter, la date et l’influence. La date, M. Despois nous permettra de le lui dire, est chose quelque peu puérile. Commençons par mettre à part Descartes, Pascal et Corneille, et, pour être justes, ajoutons-y Balzac et Voiture. Ceux-là évidemment sont d’un groupe très antérieur, très étranger à Louis XIV. Qu’il soit de mode aujourd’hui de les préférer à ceux qui suivirent, j’y consens ; que, pour déprécier Louis XIV, on se prenne d’une tendresse subite et bizarre pour Richelieu et même pour Mazarin, je m’y résigne. Pourtant il n’y a là que le glorieux berceau d’une littérature ; la littérature elle-même n’y est pas encore. Ces hommes illustres ont créé la langue française ; ils lui ont imprimé le cachet de leurs robustes génies ; ils ont eu en partage l’originalité, la force et la grandeur. Jamais aurore ne fut plus magnifique, mais le jour viendra plus tard : le jour, quoi qu’on en puisse dire, c’est Bossuet, c’est Racine, c’est Molière, c’est La Fontaine, c’est Sévigné, c’est Boileau, c’est Fénelon, c’est Bourdaloue, c’est Massillon, c’est La Bruyère, c’est ce groupe incomparable qui, aux premiers dons de création et d’initiative, ajoute le goût, la correction, l’élégance, la régularité, la mesure, le sentiment de la perfection, le culte réfléchi de la beauté, l’art, en un mot, substitué à l’élan et le dirigeant sans l’amoindrir. Vous aurez beau faire, vous aurez beau compulser les actes de naissance, celui-là restera le contemporain de Louis XIV, et chaque rayon de ces diverses gloires se confondra avec la sienne. Vous me dites que Bossuet et Molière avaient quelques années de plus que Louis XIV, que l’éducation de leur génie était faite lorsque Mazarin est mort. Et que m’importe ? Les Oraisons funèbres, l’Histoire universelle, les Variations, le Misanthrope, Tartufe, les admirables farces, les délicieux divertissements de Molière, ne sont-ils pas liés au grand règne par des nœuds indissolubles ? Vous figurez-vous Bossuet et Molière sans Louis XIV pour s’incliner devant l’un et applaudir l’autre ? Et Racine ! Le regard de son roi est une partie de son génie, et le jour où ce regard se détourne, il languit et meurt. Ses tragédies les plus touchantes sont pleines de ce monarque, qu’il aime et qui l’encourage, depuis Bérénice jusqu’à Esther, cette œuvre exquise que de bons juges ont préférée même à Athalie. Et Boileau ! S’il a mérité un reproche, c’est d’être un peu trop le Louis XIV de l’art des vers, d’avoir voulu mettre dans la poésie la régularité et l’étiquette que Louis XIV imposait à sa cour. Cet esprit correct et sévère a-t-il jamais été plus simple Et plus charmant que lorsqu’il a de ce roi parlé comme l’histoire ? D’autres génies ont été plus indépendants, plus originaux ; ils se sont isolés davantage de l’esprit du règne, et il est facile de trouver çà et là dans leurs ouvrages une satire à demi voilée des tendances du gouvernement. Ceci nous amène à la seconde question, la question d’influence. De grâce, comment l’entendez-vous ? Voudriez-vous par hasard que Louis XIV se fût fait le précepteur des écrivains de son temps, qu’il leur eût enseigné la prose et les vers, qu’il eût dicté à La Fontaine les Animaux malades de la peste, à Racine le récit de Théramène, à Boileau les Embarras de Paris, à Molière les Femmes savantes ? C’est alors que vous tonneriez, — et vous auriez raison ! — contre l’abus de cette discipline royale introduite dans l’art comme dans l’armée, contre cette littérature uniforme, officielle, tirée au cordeau, entravant le libre essor et effaçant l’originalité de tous ces divers talents ! L’honneur, l’honneur immortel de Louis XIV est d’avoir permis à tous ces hommes si différents qui gravitaient autour de lui de rester eux-mêmes, de garder leur physionomie et leur allure, et de ne se faire reconnaître comme siens que par ces qualités de noblesse, de simplicité et de grandeur, qui leur donnent à tous, à travers d’extrêmes différences, un air de famille et de parenté. Croyez-moi, le bon sens public ne s’abuse pas lorsqu’il dit : le siècle de Louis XIV. C’est qu’en effet Louis XIV a mérité d’être regardé comme le centre de tout ce qui s’est fait, dit, écrit pour lui, par lui, autour de lui. À ne consulter que le chiffre exact des dates, Louis XV, né en 1710, roi en 1715, mort en 1774, remplit bien mieux le dix-huitième siècle que son splendide aïeul n’a rempli le dix-septième ; et pourtant qui songe à dire : le siècle de Louis XV ? C’est que, dans cette nouvelle phase, on sent que tout est changé. La littérature et la royauté se sont détachées l’une de l’autre ; il n’y a plus entre elles cette solidarité, cette alliance dont elles profitent toutes deux, et qui marquent dans la vie des sociétés ces moments uniques, radieux, objets de l’éternel regret de ceux qui aiment à la fois la monarchie et les lettres : deux affections qui, par bonheur, ne s’excluent pas ! Respectons ce que nous lègue le passé dans ce qu’il a de plus majestueux et de plus illustre. Qu’un incorrigible goût de paradoxe ne nous ramène pas aux injustices et aux folies que nous commettions il y a trente ans. À cette époque, c’était au nom de Shakspeare et de Schlegel que nous démolissions Louis XIV : cette tentative, après tout, ne nous a fait ni honneur ni profit. Aujourd’hui, si on la recommençait, ce serait au nom de je ne sais quel nivellement démocratique, qui n’a pas porté non plus des fruits bien savoureux ni bien sains. Tant qu’un fils de famille se borne à gaspiller son patrimoine, à se compromettre par des profusions imprudentes, à vivre dans le désordre et le décousu, à se dégoûter le lendemain de ce qu’il a aimé la veille, on peut encore n’en pas désespérer : mais le jour où, pour échapper à des reproches muets, à des comparaisons humiliantes, à des souvenirs importuns, il jette ou déchire les portraits de ses ancêtres, ce jour-là l’on peut conclure à la dégradation complète, à l’impénitence finale.
à propos de MM. Clément de Ris et Armand Baschet52
Réveil de la poésie provençale. — Le dernier congrès des troubadours. — M. Roumanille53
pourrait-on ajouter pour rassurer tout à fait ces farouches ennemis de la dîme et de la corvée, sournoisement déguisées en élégies, en idylles et en virelais. Et même remarquez ceci, car tout se tient et s’enchaîne à travers les contradictions apparentes : le rôle de la poésie est d’adoucir les mœurs, de rasséréner les âmes, de maintenir les imaginations dans ces sphères élevées, paisibles, délicates, idéales, où tout s’ennoblit et s’épure. Cette mission civilisatrice, les troubadours des douzième et treizième siècles la remplissaient, lorsque leurs chansons amoureuses et charmantes, s’élevant tout à coup au milieu des ténèbres de la barbarie et du moyen âge, créaient une sorte de chevalerie mélodieuse et sentimentale, sœur cadette de la chevalerie active et militante. Les troubadours actuels peuvent, sans trop d’outrecuidance, se proposer un but analogue ; ils peuvent lutter contre l’extrême civilisation comme leurs devanciers luttaient contre l’extrême barbarie. Dans ce triomphe universel des intérêts positifs, des découvertes matérielles, des Genséric et des Attila de la spéculation et de l’agiotage, triomphe qui a aussi ses duretés, ses fureurs brutales, ses ivresses sauvages, ses massacres et ses victimes, nos modernes Raimbaud, nos Bertrand de Born, nos Bernard de Ventadour, ont le droit d’intervenir, de demander à leur époque quelques minutes d’audience, de mêler un peu d’harmonie, de sentiment et d’élégance au bruit des forges ou des sacs d’écus, et d’adoucir, non plus les rudes âpretés d’une société qui commence, mais les cruautés polies d’une société qui finit. Cette tâche, on le voit, a sa dignité et son charme, et ils la rendent plus efficace et plus populaire en persistant dans l’idiome local. S’ils écrivaient en français, leurs vers perdraient immédiatement leurs grâces originales et naturelles pour y substituer ce je ne sais quoi d’académique, de guindé et de vide, qui est le caractère de la poésie française quand elle n’est pas excellente ; ils ressembleraient à de fraîches et jolies Arlésiennes affublées de chapeaux à plumes et de robes à volants. Ceux d’entre eux qui feraient des choses médiocres seraient insupportables ; ceux qui réussiraient, entraînés bientôt par l’irrésistible aimant, iraient à Paris, s’y absorberaient, et deviendraient, hélas ! comme nous tous, membres de la Société des gens de lettres. Par malheur, toute médaille a son revers, et nous rencontrons ici l’objection collective qu’on peut adresser à ce rassemblement de troubadours. Tant qu’il s’est agi de Jasmin tout seul, on a dit : Jasmin a du génie, ce qui est rare, mais ce qui peut arriver à un Gascon et à un coiffeur, tout comme à un enfant de Mâcon ou de Paris. On a donc accepté sans restriction le génie de Jasmin, et, l’engouement de quelques salons se mettant de la partie, peu s’en est fallu qu’on ne le proclamât supérieur à Lamartine et à Victor Hugo. Mais, maintenant, voici qui se complique. En trois ans, trois départements du Midi ont vu éclore des centaines de poëtes, et, si l’on en croit le bulletin de leur Roumavagi ou congrès annuel, ils ont fait assaut de verve, de talent, de fraîcheur, en un mot, de belle et bonne poésie. Celui-ci a lu une élégie délicieuse ; celui-là, une fable digne de La Fontaine ; cet autre, une ode magnifique, et, ainsi de suite : partout le
fortemque Gyan, fortemque Cloanthum, de Virgile. Or, recrutez dans les quatre-vingt-trois autres départements, la Corse et l’Algérie non comprises, tout le contingent de poëtes qu’ils peuvent fournir ; demandez-leur à tous de vous lire une pièce, et si, dans le nombre, il y en a huit ou dix de belles, nous aurons lieu de nous tenir pour très heureux et très riches. D’où vient cette différence ? Évidemment cette brillante pléiade, groupée avec amour autour de la Muse méridionale, qu’elle fait sortir de sa tombe où la scellaient six siècles d’oubli, recueille les avantages et subit les inconvénients des langues mortes. Il en est de ses vers comme des vers latins du père Rapin ou du père Vanière. Pourvu que les dilettantes, les érudits du patois y retrouvent le tour, le sentiment, l’image appropriés au génie de cette langue, pourvu que des traits de couleur locale y viennent réveiller l’attention, que la vie rustique de nos provinces s’y reflète avec exactitude, il n’en faut, pas davantage. L’intérêt et le piquant de la plupart de ces pièces résident dans le perpétuel effort du poëte pour rester à la fois poétique et populaire, agreste et lettré, pour élever son œuvre à des conditions d’élégance et de culture littéraire sans lui faire perdre le goût du terroir et la saveur originale. Qu’il réussisse à combiner, à dose convenable, ces deux éléments divers, qu’on aperçoive sans cesse la collerette et le pourpoint du troubadour sous la blouse du métayer ou la veste de l’artisan, et on le tiendra quitte du reste. Dès lors, ce n’est plus qu’un jeu d’esprit, fort attrayant pour les initiés, mais dispensé d’obéir aux lois suprêmes de la poésie véritable : la nouveauté et la vie ! C’est l’honneur et l’écueil, la gloire et l’infirmité de la poésie française, que, parlant la langue universelle, se mesurant au grand jour avec des sentiments et des idées qui ont fait le tour du monde et produit d’admirables chefs-d’œuvre, elle soit forcée, pour se faire écouter, de dire ce que personne n’a dit, ou de dire, mieux que personne, ce que nous bégayons tous. Bien peu de gens y parviennent ; mais aussi, lorsqu’on y parvient, on s’appelle André Chénier ou Lamartine, Victor Hugo ou Alfred de Musset. Pourtant, plus je suis disposé à croire qu’on peut cultiver avec succès la poésie provençale sans être précisément un poëte, plus je dois rendre hommage à ceux en qui se révèle assez d’inspiration et d’originalité pour prouver qu’ils pourraient écrire d’excellents vers français, s’ils n’avaient aspiré à descendre. C’est ainsi que, dans ce Roumavagi, on a signalé la Mort du Capoulier (chef des moissonneurs), par M. Mistral, et la Mort du Mineur, par Mathieu Lacroix, simple maçon de la Grande-Combe, que je louerais davantage si son talent et son triomphe ne me faisaient invinciblement songer à cette quantité d’ouvriers, de potiers, de cordonniers, de corroyeurs, de tisserands et de menuisiers qui devaient, d’après Sand et l’école socialiste, nous écraser de leurs merveilles poétiques, et en remontrer à tous les pauvres rimailleurs, atteints et convaincus d’avoir fait leurs classes et de porter un habit. Mais celui qui, au milieu de ses nombreux émules, se détache de la façon la plus vive, et à qui l’on peut le mieux appliquer le primus inter pares, celui dont la physionomie et le talent unissent, dans le plus gracieux ensemble, ce double trait de simplicité rustique et de culture littéraire, c’est M. Roumanille. Selon moi, il ne manque à M. Roumanille, pour être tout à fait le Jasmin de notre Midi provençal, fort différent du Midi languedocien et gascon, que le patronage de trois ou quatre académiciens ; j’ajouterais : et un peu de charlatanisme, si je ne craignais d’être traité de sacrilège par l’illustre coiffeur agenais et ses fervents admirateurs. Je connais peu d’existences plus pures et plus nobles que celle de Roumanille. Pendant les années d’agitation et d’angoisses qui suivirent la révolution de Février, et où la fièvre démocratique, chauffée au feu des imaginations méridionales, propageait dans nos campagnes, sous leurs formes les plus brutales, toutes les théories communistes, Roumanille, fils d’un jardinier et modeste employé dans une imprimerie d’Avignon, renonçant aux douces familiarités de sa Muse bien-aimée, se mit à écrire en provençal, de petits livres populaires qui firent plus, dans nos départements, pour la cause de l’ordre et du bon sens, que toutes les publications de la rue de Poitiers. Rien n’égalait la verve, la sève, l’entrain tour à tour sérieux et goguenard de ces écrits de Roumanille : Li Club (les Clubs), Li Partéjaire (les Partageux), Quan dévé, fau paga (Quand vous devez, il faut payer), Un Rouge et un Blanc ; La Férigoulo (le Thym) : ce dernier titre mérite explication. Comme le thym est une fleur de montagne, nos montagnardes avaient trouvé ingénieux d’en faire leur emblème, et ce calembour démagogique avait momentanément compromis cette jolie plante que Janot Lapin aimait tant, et qui sent si bon. Roumanille s’emparait de leurs emblèmes, de leurs devises, de leurs chansons, de leurs facéties ridicules ou sinistres ; il leur ripostait dans leur langue, leur jetait à la figure des poignées de sel provençal et mettait les rieurs de son côté. Depuis que le calme s’est rétabli, au moins à la surface, et que les espérances de nos communistes sont supprimées ou ajournées, Roumanille est revenu à la poésie. C’est lui qui a pris l’initiative de ce grand mouvement dont je parlais tout à l’heure, et qui, après avoir fait un appel tous ses confrères du Comtat et de la Provence, a réuni leurs œuvres et les siennes dans un charmant recueil intitulé Li Prouvençalo. Ce volume a fait son chemin parmi les érudits et les lettrés, et M. Saint-René Taillandier, un des collaborateurs les plus distingués de la Revue des Deux-Mondes, n’a pas dédaigné d’y mettre une préface, remarquable morceau de critique, excellent mémoire à consulter sur les titres de noblesse de ce pauvre patois qui est devenu gardeur de moutons après avoir régenté les cours d’amour, interprété la gaie science, manié le luth et la mandoline, pendant que le français, ce parvenu d’hier, se débattait encore dans ses langes. Aujourd’hui Roumanille nous offre deux nouveaux poëmes : li Sounjarello (les Rêveuses), et la Part dau bon Diéu (la Part du bon Dieu). Rien de plus frais et de plus touchant que li Sounjarello. C’est fête au village, une fête méridionale, qui a pour orchestre le tambourin, et pour lustre le soleil. Le ciel est bleu, et là-bas, derrière un rideau de pins et de tamaris, on aperçoit, comme une ligne d’azur, la mer, dont le vague murmure se mêle aux cris de joie, et dont la brise attiédie cueille les gouttes de sueur sur le front des danseuses. Au milieu de la joie générale, deux jeunes filles, deux belles rêveuses, se tiennent à l’écart, Marguerite et Lélète : c’est que le bonheur cherche la solitude comme le chagrin ; et Marguerite est si triste ! et Lélète est si heureuse ! Le fiancé de l’une, brave maçon épuisé de travail, a fini par tomber malade, et la cloche sonne ses heures d’agonie. Le fiancé de l’autre, intrépide marin, doit revenir dans trois jours, et l’on a déjà signalé le vaisseau qui le ramène. La joie de Lélète, la douleur de Marguerite, s’exhalent dans un dialogue amoureux et rustique, chaste et passionné, qui vaut bien le berrichon de madame Sand. Le poëte a parfaitement saisi, dans le personnage de Lélète, ce qu’il y a à la fois de tendre et d’égoïste dans le bonheur, qui voudrait voir tout le monde heureux, mais qui s’épanche malgré lui et rayonne à travers l’affliction des autres. Hélas ! qu’arrive-t-il ? Celle qui consolait a besoin d’être consolée, et Marguerite, à son tour, est forcée de faire taire sa joie devant le désespoir de sa compagne. Son amant guérit miraculeusement, et l’épouse quelques mois après ; tandis que Paul, le marin, l’amant de Lélète, est mort dans la traversée. —
« Longtemps, nous dit l’auteur en finissant, la pauvre fille vint pleurer le long de la mer, et, jusqu’à sa mort, elle aima à voir, de loin, arriver les navires. Rien ne put jamais la distraire de ses douloureuses pensées, si profonde en son cœur était entrée l’épine ! »— Que ne puis-je, au lieu de cette prose littérale, vous faire savourer la douceur, la mélodie, le suave et mélancolique parfum de la poésie originale ! La Part dau bon Diéu touche de plus près encore à cette morale domestique et familière où excelle Roumanille, et qui donne à l’ensemble de ses ouvrages le caractère d’un enseignement populaire. Deux jeunes mariés, Tounin et Goutoun (Antoine et Marguerite), entrent en ménage avec leurs bras pour toute richesse, la santé, l’économie et l’amour du travail. L’auteur peint d’une manière ravissante et avec une fidélité photographique les détails de cette pauvreté laborieuse, gaie, honnête, bénie de Dieu. Mais un beau matin, Tounin, en creusant un trou pour y planter un mûrier, trouva une cassette remplie de louis d’or. Cette cassette, il peut se l’approprier sans scrupule ; car elle renferme, outre les louis, le testament du propriétaire, qui, au milieu des horribles massacres de Bédoin54 (30 mai 1794), s’attendant à être égorgé comme ses parents et ses amis, n’a pas voulu que son or tombât entre les mains de ses bourreaux, et l’a enfoui au pied d’un arbre,
per aquéu que l’atrouvara, au profit de qui le trouvera. Vous voyez d’ici la joie du pauvre ménage ! Seulement Goutoun, beaucoup plus spirituelle et plus raisonnable que son mari, voudrait ne rien changer à leurs habitudes, et faire de cette somme un capital dont l’intérêt leur servirait dans les grandes occasions ; mais bah ! Tounin a perdu la tête ; à son compte, il y a là neuf mille francs, et il s’imagine qu’il n’en verra jamais la fin. L’enivrement de ce nouveau riche est d’un comique achevé. Il part pour la ville et se livre à des emplettes fabuleuses ; deux chapeaux gris, un noir, des souliers vernis, une montre Bréguet, une chaîne d’or, une cravate de satin, une redingote, un habit, une canne à pommeau, une lorgnette, six foulards, une épingle, des lunettes vertes, dix pots de pommade, une pipe turque avec son long tuyau, une douzaine de faux cols puis il entre chez un restaurateur. Ici la scène est à la fois d’une bouffonnerie charmante et d’une frappante vérité. Qui de nous, pendant ces années néfastes, n’a entendu quelqu’un de ces pauvres égarés s’écrier qu’il allait enfin connaître le goût des bonnes choses, et faire de cette grossière convoitise le commentaire des chimériques utopies du socialisme et du phalanstère ? Roumanille n’a eu garde d’omettre ce trait de mœurs ; Tounin se fait servir un festin de Gargantua démocratique un lièvre, des truffes, du beefsteak, des perdrix, des cailles, des bécasses, du poisson, trois bouteilles de vin ; il paye la carte sans regarder l’addition, et salue le garçon d’un :
« Bonsoir, monsieur ! mille compliments au traiteur ! »Ce qui en advient, vous le devinez sans peine : Tounin est ivre, Tounin bat sa femme ; les cris et les gros mots retentissent dans cette petite maison naguère si calme et si riante. Il ne se lasse pas de puiser à son trésor et de faire bombance, et, pendant ce temps, il perd l’habitude du travail, il devient fainéant, glouton, ivrogne, quinteux, tapageur ; sa femme pleure, ses enfants sanglotent, ses voisins s’indignent. Le trésor est bientôt épuisé ; voici la misère, compagne de la paresse ; voici la faim, compagne de la misère. Cependant Tounin, à tout prendre, est plus bête que méchant, et ses mauvaises habitudes n’ont pas encore dégénéré en impénitence finale. Honteux, désespéré de ne pouvoir plus donner de pain à ses marmots, il prend résolûment ses outils et se remet au travail. Goutoun attend qu’il soit bien converti, et alors elle lui avoue qu’il avait mal compté le premier jour ; que la cassette ne renfermait pas neuf mille francs, mais bien seize mille ; qu’elle a profité de cette faute d’arithmétique pour mettre sous clef ces derniers sept mille francs, bien sûre qu’il aurait vite dévoré le reste. Ce retour de fortune n’ébranle pas les bonnes résolutions de Tounin ; il persiste dans sa vie de travail et d’économie, et les sept mille francs servent plus tard à faire entrer au séminaire Jacques, son second fils ; c’est ainsi qu’ils deviennent la
part dau bon Diéu. Jacques, bon et pieux curé de village, désigne souvent, sans la nommer, son excellente mère Goutoun, et c’est avec des larmes dans la voix qu’il dit à ses paroissiens :
« Mes frères, « O ! qu’una bravo femo es un riche tresor ! « Oh ! qu’une brave femme est un riche trésor ! »Cette froide analyse ne peut donner qu’une bien imparfaite idée de tout ce qu’il y a de grâce, de vérité, de gaieté naïve, d’attendrissement irrésistible dans ce charmant petit poëme. Comprise ainsi, la poésie provençale n’est plus cette récréation littéraire dont j’ai timidement indiqué le côté artificiel et futile ; elle est la Muse de nos campagnes ; Muse chrétienne, qui seconde de ses douces influences les graves leçons du catéchisme et du curé. Elle s’empare de ces thèmes champêtres où Pierre Dupont et ses émules ont eu le tort de chercher des inspirations démocratiques, et elle y met tout ce qu’elle a de résignation, de foi, de bon sens, de sympathie affectueuse pour les joies, les travaux et les souffrances du pauvre. Ces plaies que d’autres ont envenimées, elle les cicatrise et les guérit. Ces coupables espérances que d’autres ont surexcitées, elle les ramène à Dieu, au foyer domestique, aux légitimes récompenses de la bonne conduite et du travail. Elle s’acquitte ainsi de ces austères devoirs qu’a trop souvent méconnus la littérature moderne, dans ses personnifications les plus hautes : plusieurs de nos illustres, édités par les libraires à la mode et célébrés à son de trompe par nos plus bruyants journaux, auraient à profiter de son exemple. C’est parce que cet exemple est particulièrement salutaire eu un temps de désarroi et de lassitude comme le nôtre, que j’ai cru pouvoir donner à Roumanille une place dans ma modeste galerie, et montrer en lui, non pas le troubadour de légende, d’opéra-comique et de vignette, mais l’homme de bien, le poëte de talent, se résignant à parler la langue de ceux qu’il veut convertir, et à renfermer sa popularité dans un étroit espace pour la rendre plus utile et plus solide.
« Napoléon gagna la bataille d’Austrrlitz, mais il perdit celle de Waterloo ; j’ai été en position de connaître quelques mots de lui, que je crois être le premier à publier. Lors de la campagne d’Égypte, il dit à ses soldats en leur montrant les Pyramides : “Du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent !” Plus tard, à Sainte-Hélène, il lui arriva de dire : “Dans cinquante ans, la France sera républicaine ou cosaque.” « Mes liaisons avec la plupart de nos hommes politiques m’ont appris, sur M. de Talleyrand, des détails totalement inconnus jusqu’à présent. Il avait été évêque d’Autun ; il était plein d’esprit, mais il boitait un peu. Un jour qu’il était harcelé par un de ses créanciers qui lui demandait avec instance quand il se déciderait enfin à le payer, il lui répondit froidement : — “Vous êtes bien curieux !” Une autre fois, madame de Staël (auteur de Corinne) lui ayant demandé s’il lui trouvait plus d’esprit qu’à l’Empereur, il lui répliqua sans se déconcerter : — “Madame, l’Empereur a autant d’esprit que vous, mais vous êtes plus intrépide.” « … On a beaucoup écrit sur la Restauration et les Cent-Jours ; mais ce que l’on ne sait pas, et ce que j’ai surpris dans l’intimité de nos hommes d’État, c’est que Napoléon passa l’île d’Elbe le temps qui s’écoula entre la première Restauration et les Cent-Jours, et que ce ne fut qu’après 1815 qu’il fut envoyé à Sainte-Hélène. » « … Talma jouait la tragédie avec beaucoup de talent ; il obtint son premier succès dans Charles IX, et son dernier dans Charles VI. Cette particularité si remarquable et si généralement ignorée m’a été révélée, sous le sceau du secret, par le sous-moucheur de chandelles de la Comédie-Française, dont j’avais fait plus tard mon garçon de caisse à l’Opéra ; comme il est mort depuis plus de dix ans, j’ai cru pouvoir me permettre cette indiscrétion. Mais je serai plus sobre à l’égard de mademoiselle Mars, car on ne saurait avoir trop de réserve en parlant des femmes. Pourtant, au risque de manquer aux convenances, et pour montrer tout ce que mes souvenirs ont de piquant et d’inédit, je vous apprends, d’après les renseignements les plus intimes, qu’elle excellait dans les comédies de Molière et surtout dans celles de Marivaux. » « … Jules Janin est un écrivain très spirituel, et Prosper Mérimée un conteur incomparable ; c’est moi qui les ai découverts, et je profite de l’occasion pour consigner ici un fait dont j’ai dû la connaissance à des circonstances exceptionnelles : c’est que Mérimée a écrit le Vase étrusque, et que Jules Janin a été, vers 1830, chargé du feuilleton des théâtres dans le Journal des Débats. » « … Les haines politiques rendent souvent injuste ; les ennemis de M. Guizot ont cherché à le déprécier ; quant moi, je me plais à reconnaître sa haute valeur intellectuelle. » « … J’ai été très lié avec MM. Auber et Halévy, et ils n’ont eu aucun secret pour moi ; ces relations amicales m’ont servi à découvrir ce que vous ignorez sans doute, c’est que l’un est l’auteur de la Muette de Portici, et l’autre de la Juive, etc., etc… »Voilà, ou peu s’en faut, les nouveautés, les hardiesses, les paradoxes, les indiscrétions, les confidences, les scandales, les émotions imprévues et scabreuses, les tressaillements de curiosité surexcitée et satisfaite, que nous avons rencontrés dans ces Mémoires. Quel mécompte ! Ouvrir un livre avec l’espoir de se fâcher, de s’indigner, de s’étonner, de se récrier, et le fermer avec le regret de ne s’être ni récrié, ni étonné, ni fâché, ni indigné ! S’armer de courage pour vaincre ses scrupules, et ne trouver l’emploi ni de ses scrupules ni de son courage ! Se résigner d’avance à rougir, et ne réussir qu’à bâiller ! Espérer de l’alcool, et n’avaler que de la tisane ! Il est vrai que par là l’auteur rentrait dans sa spécialité primitive, et revenait à son dessein original : de quoi se plaignait-on jadis à l’endroit des mémoires d’apothicaire ? D’y trouver plus qu’on ne s’y attendait. Cette fois, c’est le contraire ; l’amélioration est évidente. Le grand malheur de M. Véron, c’est que des gens trop pressés se soient, depuis quarante ans, concertés pour déflorer son sujet avec une hâte que je ne m’expliquais pas, mais que j’attribue maintenant à la crainte de se rencontrer avec un si rude concurrent. Je vous assure que si M. Thiers n’avait pas écrit son Histoire du Consulat et de l’Empire, M. Alfred Nettement son Histoire de la Littérature sous la branche aînée des Bourbons, M. Jules Janin son Histoire de la Littérature dramatique, M. de Chateaubriand ses Mémoires, M. de Bourrienne et madame d’Abrantès leurs Mémoires, M. Marco Saint-Hilaire ses Souvenirs du temps de l’Empire, M. Audibert ses anecdotes sur Talma, M. de Lamartine son Histoire de la Restauration ; si, par un impardonnable abus de confiance, les hommes que M. Véron a tour à tour honorés de son amitié ne l’avaient gagné de vitesse en publiant avant lui, sous une forme quelconque, ce qu’il nous raconte aujourd’hui ; si nous ne possédions pas à peu près cinq ou six cents ouvrages, plus ou moins longs, détaillés, intimes, indiscrets, sérieux, instructifs, amusants, sur les événements et les personnages dont nous entretient M. Véron, ses Mémoires seraient très intéressants : ce n’est donc pas une question de talent, mais de date, et il lui reste la ressource de copier ce héros de vaudeville, à qui l’on reproche de donner comme sien un bon mot de Louis XIV : « Reste à savoir qui l’a dit le premier. » Et puis, comme un malheur n’arrive jamais seul, comme la fortune, une fois en train de faire niche à ses favoris, ne s’arrête pas en si beau chemin, voilà que, à l’autre bout de l’horizon, deux hommes d’esprit, deux de ces ingénieux satirists qui ont la parole vive, la repartie prompte, la lame vive et acérée, deux athlètes rompus à cette dangereuse escrime où il est plus facile de blesser que de parer, s’avisent de déterrer quelque part, dans le répertoire et sous la défroque d’un petit théâtre qui n’est que le serviteur très humble du grand Opéra, un type dont personne n’avait entendu parler, un certain Bilboquet, héros de parade et de tréteaux ; ils font défiler devant nous un groupe bizarre, fantasque, dont les modèles n’ont jamais existé, Cabochard, Gringalet, Sosthènes, le père Ducantal, Zéphirine, Atala ; et ils placent aussi leurs aventures sous l’élastique patronage d’un bourgeois de Paris si bien que les oisifs, les badauds, les cokneys de la Nouvelle à la main et de la littérature courante disent à qui veut l’entendre : « Mais il y a donc deux bourgeois de Paris ? » — De là à dire : « Mais il y a donc deux Bilboquet ? » voyez comme la distance est mince, la pente rapide, le sentier glissant. Tant il est vrai que tout conspire en ce moment contre cet heureux qui n’est plus heureux ; ce qui s’est écrit avant lui, ce qu’on écrit après lui, et surtout ce qu’il écrit lui-même ! Et nous, qui voyons avec peine flagellé par la moquerie, le dédain ou la satire, un bonhomme dont les travers et les ridicules sont notre œuvre plutôt que la sienne, faisons des vœux, non pas pour qu’il n’y ait plus de parvenu bouffi, présomptueux et ennuyeux comme le premier bourgeois de Paris, ni de banquiste, de fripon et de charlatan comme le second, mais pour que la société, complice des fatuités de l’un et des légèretés de l’autre, profitant enfin des petites leçons comme des grandes, revienne à des conditions d’honnêteté, de moralité et de dignité qui ôtent à M. Véron le droit de s’exagérer son importance, et à Bilboquet l’envie de se vanter de ses fredaines.
« — Ce serait peut-être ici le lieu de placer un morceau brillant sur Napoléon ; mais j’aime mieux éviter ce lieu commun facile. »N’est-ce rien que de dater de 1854 un livre sur Constantinople, de nous conduire à Péra, de nous faire passer les Dardanelles, de nous donner de vivantes descriptions du sérail et de Sainte-Sophie, de la mer Noire et du Bosphore, et de ne pas souffler mot de la question d’Orient : si bien que nous avons l’Orient sans être mis à la question ! Je l’avoue, ce dernier trait me va au cœur, et je commence à croire que l’école pittoresque a du bon. Il y a aussi, dans l’œuvre de M. Gautier, un genre de mérite un peu en dehors de ses habitudes et qu’il est juste de signaler : l’érudition classique y est admise, à petites doses, il est vrai ; mais cette sobriété même a son charme, et marque, pour ainsi dire, sa date. On sent qu’une nouvelle génération littéraire est née et a grandi depuis l’Itinéraire, depuis le temps où la description des sites immortalisés par la poésie antique était un texte à souvenirs, à digressions, à paraphrases, fort éloquentes assurément, quand elles étaient signées Chateaubriand, mais tombant aisément dans le commun et le convenu. J’aime mieux, pour ma part, cette brièveté sans irrévérence et sans emphase, qui, à propos du Taygète, me rappelle Virgile et passe outre ; qui, me montrant un ruisseau, me dit :
« C’est le Mélès, d’où Homère à pris le nom de Mélésigène ; le divin aveugle a lavé ses pieds poudreux dans cette eau que trois mille ans n’ont pas tarie. »— Soyez tranquille ; pourvu que l’on ait dans l’imagination ou dans la mémoire quelques-uns de ces échos mystérieux, toujours prêts à tressaillir aux souffles lointains de l’antiquité poétique, ces noms magiques de Virgile et d’Homère, ces magiques souvenirs de l’Ionie et de la Grèce sauront bien se contenter de cette indication rapide, sans l’aide de ces commentaires dithyrambiques, qui n’apprennent rien aux délicats, et peuvent devenir redoutables entre les mains des Philistins. D’ailleurs, ce n’est pas là l’affaire de M. Gautier ; ce n’est pas pour cela qu’il a cédé à la nostalgie pittoresque qui domine son talent et sa vie. Ce qu’il entend, ce qu’il chercher, ce qu’il veut, ce qu’il sait, c’est voir et peindre ; voir et peindre quoi ? Tout, depuis le célèbre panorama de Constantinople, dont il nous a donné un crayon vraiment admirable ; depuis cette nuit dans le Bosphore, dont les étoiles et les vagues, les splendeurs et les phosphorescences semblent s’être fixées dans son style, jusqu’aux murailles
« empâtées, égratignées, lépreuses, chancies, moisies, effritées »; jusqu’aux vieilles mendiantes
« reployées comme des articulations de sauterelles, et dont les yeux de chouette tachaient de deux trous bruns la loque de mousseline, bossuée par l’arqûre de leur bec d’oiseau de proie, et jetée comme un suaire sur leur visage hideux ». On rencontre à chaque pas dans le livre de M. Gautier de ces morceaux qu’il appelle truculents, et dont le réalisme effrayant arrive à des effets que lui envieraient les peintres les plus crûs de l’école espagnole. Ces détails sont laids, affreux, repoussants ; ils donnent envie de se laver les mains après les avoir lus, d’accord ; mais M. Gautier ne les en estime que davantage ; il aime passionnément le laid, pourvu qu’il soit fidèle à la couleur locale. Ce qui le désole et l’irrite, ce sont les accrocs que le progrès de la civilisation moderne fait subir au costume et aux mœurs indigènes : quelques années encore, et les Turcs, les Grecs, les Arnautes, les Palicares, les Croates, seront tous vêtus comme des bourgeois de la rue Saint-Denis. Déjà, et sans une horreur profonde il ne peut le redire, M. Théophile Gautier a vu poindre
« ces exécrables cotonnades de Rouen, de Roubaix et de Mulhouse », qui commencent à inonder l’Orient, et que les Orientaux ont le mauvais goût de préférer à leurs belles étoffes. Rien ne saurait rendre l’indignation de notre voyageur en face de ces attentats de l’Occident sur le pays du soleil. S’il pouvait, il se ferait Turc lui-même, comme dans le Bourgeois gentilhomme ; il endosserait le caftan, le turban ou la fustanelle ; il chausserait les babouches et invoquerait Allah ! afin qu’il fût dit qu’il reste encore en ce monde un Turc convaincu et costumé. Quant aux menus détails de physionomie, à manger avec ses doigts, à refuser la fourchette qu’on lui offre par politesse, à se croiser les jambes, à se coiffer du fez, à fumer le narghilé et à prendre des sorbets dans un cimetière, M. Gautier s’y entend mieux qu’un enfant du Bosphore ou des Cyclades, et, grâce à la couche de hâte que son teint finit par contracter dans ces voyages annuels, il espère n’avoir pas l’air trop scandaleusement parisien. N’est-il pas piquant de voir un homme qui personnifie la dernière expression de l’école moderne se faire ainsi le champion du passé ? Il est vrai que c’est le passé turc : n’importe ! il y aurait lieu, en cet endroit, non pas à un morceau brillant sur Napoléon, mais à quelques réflexions un peu plus sérieuses que ne semblent le comporter ces détails de chiboucks et de narghilés. Chacun ici-bas a sa chimère, sa manie, son dada, et il y a plaisir à ramener aux conditions générales une originalité aussi tranchée, aussi fougueuse que celle-là. L’homme qui regrette du passé une croyance, une vertu, un héroïsme, une tradition, une autorité, un point d’appui pour la conscience et pour le cœur, vous paraît-il beaucoup plus puéril que celui qui regrette une veste d’une certaine couleur ou une coiffure d’une certaine forme ? Parcourons d’un bond les deux extrêmes de l’échelle intellectuelle, les deux pôles de la pensée écrite et imprimée : Théophile Gautier est le Joseph de Maistre de la couleur locale. Au moment où les grands principes sur lesquels la société repose s’écroulaient au contact des idées nouvelles, l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg protestait contre ces dissolvants qui allaient détruire la royauté, le pouvoir, l’ordre, l’autorité, la famille. Au moment où les physionomies nationales et les traits de mœurs indigènes s’altèrent et s’émoussent sous le niveau du cosmopolitisme contemporain, l’auteur de Constantinople proteste contre les courants qui vont emporter la fustanelle, le tarbouch, le sayon, le mach’la, la dalmatique et le caftan. Se passionner pour une étoffe au lieu de se passionner pour une idée ! Lequel des deux vous semble le plus noble, le plus légitime, le plus conforme à la dignité humaine ? Mais voilà que je pérore au lieu de causer, et que je perds de vue cet agréable livre qui, en dépit des loques effritées et des murailles lépreuses, nous fait voyager d’une façon si charmante dans les plus beaux pays du monde. Aussi bien, il ne faut pas croire que tout soit de ce ton truculent, dans le Constantinople de M. Gautier. Il abonde en aimables pages, d’où je ne voudrais effacer que quelques mots d’un ragoût inquiétant, pour plaire aux lecteurs les plus scrupuleux. On y rencontre même, je le répète, des passages où une sensibilité vraie, un enjouement attendri, une note prise dans les meilleurs registres du cœur, nous reposent de ces excès de brosse, de ces férocités de pinceau : je choisis deux exemples qui donneront une idée de la manière de M. Gautier dans les moments où elle a autant de qualités et aussi peu de défauts que possible :
— « Un détail charmant et tout oriental poétise ce café aux yeux d’un Européen. « Des hirondelles ont maçonné leur nid à la voûte, et, comme la devanture est toujours ouverte, elles entrent et sortent d’un rapide coup d’aile, en poussant de petits cris joyeux et en apportant des moucherons à leurs petits, sans s’effrayer autrement de la fumée et de la présence des consommateurs, dont leurs pennes brunes effleurent quelquefois le fez ou le turban. Les oisillons, la tête passée hors de l’ouverture du nid, regardent tranquillement, de leurs yeux semblables à de petits clous noirs, les pratiques qui vont et viennent, et s’endorment aux ronflements de l’eau dans les carafes des narghilés. « C’est un spectacle touchant que cette confiance de l’oiseau dans l’homme et que ce nid dans ce café : les Orientaux, souvent cruels pour les hommes, sont très doux pour les animaux et savent s’en faire aimer ; aussi les bêtes viennent-elles volontiers à eux. Ils ne les inquiètent pas, comme les Européens, par leur turbulence, leurs éclats de voix et leurs rires perpétuels. — Les peuples réglés par la loi du fatalisme ont quelque chose de la passivité sereine de l’animal. »Et plus loin :
« Je pris place parmi les rangs du cortège, et nous accompagnâmes M. de la Valette jusqu’au palais de l’ambassade, situé dans la grande rue de Péra : cette cérémonie a quelque chose de touchant ; cette poignée d’hommes perdus dans cette ville immense, où règne une religion différente, où se parle une langue dont les racines nous sont inconnues, où tout est différent de nos usages, lois, mœurs, costumes, se rassemblant et formant une petite patrie autour de l’ambassadeur, en qui se personnifie la France, avait une poésie sentie des moins susceptibles de ce genre d’impression. — Il y avait là des gens qui marchaient tête nue sous un soleil brûlant, et qui, certes, professaient des opinions opposées à celles du gouvernement représenté par M. de la Valette, des républicains, des exilés même ; mais à cette distance, toute hostilité particulière disparaît : on ne se souvient plus que de l’alma mater, de la mère commune. »Ah ! monsieur Gautier, je vous y prends ! Vous voilà écrivant avec votre cœur au lieu d’écrire avec vos yeux ! Voyons ! en conscience et toute prévention à part, cela ne vaut-il pas mieux que les vieilles reployées en articulations de sauterelles et tachant de deux trous bruns la loque de leur mousseline ? Je finirai par une troisième citation que l’on pourrait, si l’on y mettait un peu de malice, appliquer au talent même de M. Théophile Gautier :
« Acceptez, nous dit-il, tous ces petits détails caractéristiques, habituellement négligés par les voyageurs, comme des verroteries de couleurs diverses, réunies sans symétrie par le même fil, et qui, si elles sont sans valeur, ont au moins le mérite d’une certaine baroquerie sauvage. »Baroquerie sauvage, verroteries de couleurs diverses, il serait injuste de ne voir que cela dans l’écrin de l’auteur de Tra-los-Montes et de Constantinople : il mériterait mieux, n’eût-il écrit que ces deux livres, qui sont, au reste, les meilleurs de tout son bagage littéraire, et qui, marquant dans la littérature actuelle un nec plus ultra de leur façon, doivent, à ce titre, trouver place dans le répertoire des lettrés, sinon tout à fait comme chefs-d’œuvre, au moins comme tours de force. Je dirais plutôt que l’art, tel que l’entend et le pratique M. Gautier, est un joyau dont la savante monture déguise en partie l’alliage, un objet de luxe, taillé, ciselé, chatoyant, fantasque, relevé de fines arabesques, amusant à regarder, mais, au demeurant, sans autre valeur que celle que lui donne la curiosité ou le caprice ; fragile, inutile, n’ayant pas cours, tel, en un mot, que son propriétaire, s’il est sage, doit songer à s’en débarrasser dès qu’arrivent les jours d’épreuve, de lutte et de pauvreté.
« Je croyais avoir choisi un homme assez supérieur pour me comprendre »; quand une de ses amies, inclinée sur son lit de mort, murmure à son oreille la phrase sacramentelle : Il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé ! ces niaiseries, au lieu de nuire au succès des scènes vraies et senties dont la pièce n’est pas dépourvue, ne faisaient que le rendre plus électrique et plus éclatant ; car elles répondaient à la pensée secrète, au vague désir, au dada de presque toutes les femmes qui se trouvaient là. Plus tard, après qu’elles eurent inauguré de leurs bravos la vogue de ce drame, on y vit arriver, dans une sorte de demi-incognito, des femmes d’un tout autre monde, attirées par la proverbiale curiosité des filles d’Ève, et aussi par ce sentiment confus et bizarre qui pousse parfois les existences régulières à s’approcher de ces horizons inconnus, à en respirer un moment les exhalaisons chaudes et malsaines, à mesurer du regard ces fées malfaisantes dont on leur vante les séductions et les grâces. Ne fallait-il pas d’ailleurs pouvoir donner la réplique à leurs frères, à leurs maris, tous ceux qui leur parlaient sans cesse de cette merveilleuse dame, et leur en racontaient la véritable histoire, si fidèlement transportée sur le théâtre ? Elles y vinrent donc, et le succès de la pièce s’en accrut. Cependant, au milieu des protestations qui s’élevèrent contre cette glorification du désordre et du vice, parmi les incrédules que rencontrait forcément le spectacle invraisemblable de cet amour si pur, si dévoué, fleurissant tout coup dans une âme flétrie, une idée devait naturellement surgir parmi les gens qui, par état, sont à la piste de sujets propres à piquer au vif et à remuer un public blasé : l’idée d’écrire la contre-partie de la Dame aux Camélias, de réhabiliter à leur tour les honnêtes femmes, et de nous montrer un jeune homme, un artiste, avili, déchiré et perdu pour avoir voulu chercher une perle dans ce fumier, et n’avoir rencontré que le fumier sans la perle. Les Filles de Marbre, en dépit de leur titre prétentieux et de leurs déclamations sonores, n’ont été que l’exploitation plus ou moins ingénieuse de l’envers d’un grand succès, et, travers les invectives libéralement prodiguées aux courtisanes, elles prouvaient la singulière puissance de ce personnage qui deux fois en un an avait, tous ses deux aspects différents, le privilège de passionner la foule ; ce n’était pas une réaction, c’était un pendant. Les Filles de Marbre sont, comme mérite d’exécution, très inférieures à la Dame aux Camélias, et, si l’on doit savoir gré aux auteurs de leurs intentions, on a le droit de leur en vouloir d’avoir gâté un beau sujet, ou plutôt de s’être contentés de l’entrevoir sans y entrer. N’importe ! l’idée seule a suffi pour faire réussir la pièce ; il a suffi qu’elle répondît aux préoccupations et aux habitudes de ce même public qui avait applaudi la Dame aux Camélias, et qui n’était pas fâché peut-être de voir humilier le lendemain ce qu’on avait exalté la veille. Glorifiée ou rabaissée, couronnée de son amour ou replongée dans son ignominie, c’était toujours la courtisane ; c’était toujours cette pâle et orageuse figure aux mystérieuses amorces, redevenue une puissance, grâce aux mœurs païennes de ce monde où elle règne. Néanmoins ce monde compte encore d’autres éléments, d’autres influences. Les passions, nous l’avons dit, les secrètes révoltes de l’imagination et des sens ont constamment leur part à se faire, quelles que soient d’ailleurs les variations extérieures et l’attitude officielle de la société. Plus contenues, plus gênées qu’autrefois dans la bonne compagnie, y cherchant en vain les accommodements polis, les empressements mondains qui réussissaient souvent à les sauver d’elles-mêmes, ces passions éclatent de temps à ante, et avec d’autant plus de force qu’elles ont été plus comprimées. On assiste alors à une de ces explosions fatales qui détachent violemment une femme des cimes sociales pour lesquelles elle était née, et qui, commentées de proche en proche par la malice et la curiosité publiques, servent plus tard de texte à des plumes hostiles ou envenimées pour refaire aux dépens des femmes du monde ce qu’elles ont fait en l’honneur des courtisanes, c’est-à-dire pour confondre l’exception avec la règle. Ces patriciennes déchues ou émancipées, comme on les appelle, séparées par un abîme de l’ordre régulier et paisible où elles avaient vécu, entrent alors dans ces sphères troublées qu’elles pressentaient de loin et où les appelaient leur vocation et leurs instincts. Elles y entrent en cachant sous un sourire hautain la plaie de leur orgueil et le regret de leur passé. Enrôlées volontaires de l’abaissement et du désordre, on dirait qu’elles se plaisent à déchirer de leurs mains frémissantes les derniers lambeaux de leur noblesse reniée, de leur dignité déchue. Grâce à cette verve d’immolation, à cette fièvre de sacrifice, elles aussi deviennent des puissances dans cette société équivoque qui s’enrichit des épaves de la bonne compagnie comme des conquêtes de la mauvaise. Ajoutez-y, dans un brillant pêle-mêle, des artistes incompris, des grands hommes méconnus, des diplomates chamarrés de rubans problématiques, des étranger venus à Paris pour s’amuser à tout prix, et cherchant leur bien où ils le trouvent, — et vous aurez ce monde bigarré, frelaté, paradoxal, vrai pourtant, où doivent naître et s’épanouir des héroïnes telles que Diane de Lys. Diane de Lys, la dernière de ces légendes murmurée par les échos des salons aux échos de la bohème, n’est pas, à beaucoup près, une œuvre méprisable ; elle possède la qualité la plus essentielle de tout ouvrage dramatique, la vie. Que cette vie soit fébrile et comme traversée de miasmes ; qu’il se mêle à cette curiosité un peu de ce malaise qu’éprouve tout honnête homme en face de mœurs douteuses et de personnages suspects ; qu’à dater du troisième acte la pièce trahisse sa parenté avec la lamentable famille des Antonys, cela ne fait pas doute ; ce que nous voulons constater, c’est qu’il y a çà et là, dans cette œuvre violente, des choses vraies, prises sur le fait, hardiment fouillées dans ce monde mi-partie de boudoir et d’atelier par une main qui paraît en connaître les ressorts et les secrets. N’aurions-nous à relever dans Diane de Lys que la figure épisodique du vieux rapin, — la scène où Diane, ayant, par étourderie ou par ennui, accordé un rendez-vous au jeune diplomate, dissipe une à une toutes les illusions de sa fatuité, — et le dialogue monosyllabique et glacé où les deux époux se disent adieu en se séparant pour quelques jours, ce serait assez pour donner à ce drame une physionomie originale. Il ne s’agit pas, — avons-nous besoin de le dire ? — de discuter la vraisemblance des moyens, la logique des caractères, la moralité de l’œuvre, mais seulement de signaler les affinités profondes qui unissent la pièce de M. Dumas fils aux passions qu’il a voulu peindre, aux types qu’il a observés, au milieu où il a vécu. À quoi bon multiplier les exemples ? Il est clair que le mouvement et la vie se sont déplacés dans la société et dans la littérature dramatique comme ils se déplacent parfois dans les grandes villes. L’esprit, le bon mot, l’arbitrage littéraire, l’entrain d’imagination et d’intelligence, l’idée de la pièce de demain, le jugement de la pièce d’hier, tout ce qui se trouvait autrefois chez les gens du monde se trouve maintenant, à quelques étages plus bas, dans une zone torride qui a ses peintres et ses poëtes. L’observation vraie, l’étude piquante, le reflet exact, la personnification animée des physionomies sociales, ne se rencontrent plus au Théâtre-Français, mais sur les scènes secondaires, où se produisent et s’étalent plus librement les mœurs que nous venons d’indiquer. Tout ce qui se perd dans le trajet, en fait d’élégance et de distinction, d’atticisme et de convenance, il est facile de le concevoir : c’est là le premier châtiment des sociétés et des littératures qui ne se respectent plus. Ce châtiment n’est pas le seul dans ces pièces si fêtées, il est bien rare que les personnages, hommes ou femmes, empruntés à la vie aristocratique et régulière, ne soient pas défigurés et travestis, souvent même outragés. Comment en serait-il autrement ? On ne connaît pas, on voit à peine ceux qui pourraient servir de modèles ; on ne les juge que par ces exceptions désastreuses ou risibles, par ces déserteurs de la bonne compagnie qui portent dans le camp ennemi leurs révoltes, leurs humiliations et leurs colères. Ce sont ceux-là que l’on peint, et, en présence de leurs portraits à la fois fidèles et menteurs, nul ne se dit que c’est justement le contraste de leurs goûts et de leurs instincts avec ceux de leurs égaux qui les en a séparés : nul ne se dit que le spectacle même de leur déchéance est un hommage involontaire à l’honnêteté et à la sagesse de ce qu’ils ont quitté. En revanche, les artistes, les grandes dames compromises par d’apocryphes héritiers de Byron ou de Beethoven, les coryphées de cette gentilhommerie factice qui s’est formée sur les ruines de la véritable, les femmes galantes ou perdues, les existences déclassées, les héros de ces fausses élégances qui mêlent aux senteurs de musc et d’ambre un vague parfum de cour d’assises, ceux-là sont placés en pleine lumière, sous le jour le plus favorable ; ils ont le premier rang et le premier rôle ; ils posent complaisamment devant l’homme qui se fait le complice de leurs vanités, et s’apprête à les traduire sur la scène avec toutes leurs splendeurs et toutes leurs grâces : ils sourient d’avance à leur statue, et, si la statue n’est pas assez haute, ils se chargent eux-mêmes du piédestal. On les flatte, on les encense, on les divinise, et, le jour où cette apothéose se déploie au feu de la rampe, rien ne manque à leur triomphe, pas même un public juge et partie, empressé de saluer en autrui ses propres perfections et sa propre gloire, Le mal est-il sans remède ? Peut-être se trouvera-t-il dans son excès même. Ce déplacement des forces vitales et intellectuelles de la société, cette déification de l’artiste fanfaron et vantard qui n’a rien de commun avec l’art véritable, celui des Delacroix et des Meyerbeer, mais qui presque toujours allie la rage de l’impuissance au délire de la vanité, cette surexcitation du cerveau aux dépens de la conscience et du cœur, cette complicité de la littérature et du théâtre avec des désordres qui abaissent en définitive le niveau moral d’un peuple, ce mélange de coupables complaisances et de coupables folies produit, sous nos yeux et en ce moment même, de telles conséquences, qu’il en sera, nous l’espérons, de ces orgies littéraires comme il en a été de ces orgies démagogiques, dont l’extravagance a abrégé la durée. Les honnêtes gens se détournent avec dégoût de ce scandaleux spectacle, de ce tréteau échafaudé sur un bourbier. Ce n’est pas assez s’ils veulent en finir avec cette littérature de trottoir, laver jusqu’au marbre où ses pas ont touché, et ramener le théâtre dans ses voies véritables, il faut qu’ils reprennent leur rang dans la vie sociale de leur temps, qu’ils relèvent du même coup ce monde dont ils devraient être les premiers arbitres, et cette scène dont ils devraient être les premiers juges. Au lieu de laisser à d’autres le soin de représenter la civilisation moderne dans ses rapports avec les Lettres et avec l’art, il faut qu’ils ressaisissent leur initiative, qu’ils rétablissent entre le théâtre et le salon ces communications, ces alliances de bon goût, également profitables à tous deux. Le jour où ils seront rentrés en possession de tous leurs privilèges, l’art dramatique, réintégré avec eux, ira chercher à leurs côtés ses études et ses fêtes. Peut-être, ce jour-là, n’aurons-nous pas encore d’Alceste, ni de Figaro, car le bon vouloir ne suffit pas à enfanter des chefs-d’œuvre ; mais du moins l’observation vraie, vivante, ne s’exilera plus de notre première scène pour s’éparpiller sur nos petits théâtres en d’incomplètes ébauches sans distinction et sans style, et, si elle réussit à inspirer quelques bons ouvrages, il y aura des auteurs capables de les écrire et un public digne de les juger.