Chapitre XI. La littérature et la vie mondaine
Chacun sait que les rapports de la littérature et de la vie mondaine sont
et surtout ont été en France d’une importance capitale. Leur liaison intime et
permanente est même un des traits les plus saillants qui distinguent la civilisation
française. Mais quel bien et quel mal en ont résulté pour l’une et pour l’autre, c’est
ce qu’il est intéressant de rechercher dans une étude d’ensemble.
§ 1er. — La littérature a eu sa part, non petite, dans cette
efflorescence de sociabilité qui se remarque en tant d’époques de notre histoire. Elle a
été l’amusement favori des élites à qui la cour et les salons ont servi de centres. Elle
a eu la même vertu éducatrice que la musique en Allemagne. Elle a été prétexte à
réunions, discussions, divertissements, fêtes de toute espèce. Elle a affiné le goût
dans les milieux élégants où elle pénétrait et s’est ainsi préparé à elle-même un public
de connaisseurs. Elle a fourni aux gens du bel air des types à imiter, des maladies
littéraires et distinguées à colporter. Elle a transformé certaines maisons mondaines en
bureaux d’esprit, en antichambres ou en succursales de l’Académie, et, du nombre des
amateurs, qui l’appréciaient comme un jeu, elle a fait sortir parfois de grands
écrivains. Bref, elle a souvent animé, vivifié, relevé, rendu à la fois aimables et
utiles des assemblées d’oisifs qui, sans elle, risquaient de consumer leur temps en
commérages, intrigues et vaines frivolités. Elle est devenue un des principaux attraits
et parfois l’âme même de ces petits
cercles où hommes et femmes cherchent
avant tout leur plaisir.
Mais si la littérature a de la sorte agi sur la vie du monde, elle en a bien davantage
subi l’action ; elle doit même à cette influence un de ses caractères essentiels durant
toute notre période classique. La cour, les ruelles, les salons, par qui cette action
s’exerce, sont toujours le rendez-vous d’une société triée ; aristocratie de naissance,
aristocratie de fortune, aristocratie de talent s’y rencontrent et y fraternisent. C’est
tantôt l’une, tantôt l’autre, qui, suivant les temps, y occupe le premier rang ; mais
toujours y prédominent des goûts et un esprit aristocratiques. D’autre part, la femme en
est la reine naturelle. — « Une cour sans dames, c’est un printemps sans
roses »
, — disait galamment le roi François Ier ; et qui
dit salon évoque aussitôt l’idée d’une femme présidant à la réunion. Il s’ensuit qu’en
étudiant les effets littéraires de la vie mondaine, c’est une série d’influences à la
fois aristocratiques et féminines qu’il s’agit de
préciser.
Cela entraine des conséquences graves : d’abord un dédain profond des classes
subalternes, un parti pris d’écarter ce qui peut rappeler les vulgarités de la vie
domestique ou populaire ; puis, entre les privilégiés admis sur un terrain de choix, un
code très sévère de bienséances : peu parler de soi ; épargner l’amour-propre d’autrui ;
flatter ou ménager les travers des gens en leur présence, ce qui n’interdit pas — au
contraire — de les railler en leur absence ; beaucoup de tact et de circonspection ;
adoucir les angles de son caractère ; mettre une sourdine aux émotions trop vives, aux
convictions trop fortes ; laisser entendre ce qu’on ne peut pas dire tout haut ;
s’habituer ainsi à une fine analyse des sentiments, à une psychologie déliée qui permet
de reconnaître à un froncement de sourcils, à un regard, à une inflexion de voix les
plus subtils mouvements du cœur. Puis encore, comme on est là en parade et pour se
divertir, éviter ce qui attriste, ce qui ennuie ; se montrer par ses beaux côtés ;
soigner ses gestes comme ses paroles ; parer sa pensée comme sa personne ; rechercher ce
qui est joli, léger, élégant. Enfin, comme les femmes ont ici la haute main apporter,
pour leur plaire, l’ombre au moins de l’amour : la
galanterie ; afficher
pour toutes les dames une courtoisie chevaleresque ; être à leur égard toujours en fonds
de flatteries délicates. Tels sont quelques-uns des devoirs que prescrit la civilité
mondaine.
Le langage s’en ressent aussitôt. Il ne peut être, en pareil milieu, ni savant, ni
populaire. Il relègue les termes techniques et rébarbatifs dans les gros livres et dans
les dictionnaires plus gros encore où peuvent aller les chercher ceux qui en ont
besoin : il condamne également les mots qui ont cours aux halles et qui gardent l’odeur
du peuple. Il donne dans le purisme. Il proscrit les mots anciens, sous prétexte qu’ils
sont surannés ; il n’admet guère eu fait de néologismes que des mots étrangers ; car le
bon ton consiste, comme chacun sait, à jargonner en anglais ou en italien ce qu’on
pourrait tout aussi bien dire en français. Il aime, en revanche, toutes les expressions
qui sont capables d’enjoliver et d’adoucir la pensée. Tendances multiples et divergentes
en apparence, mais qui partent toutes du même principe : du désir de se distinguer de la
foule.
Suivons-les, si vous voulez, dans l’époque où la société polie se constitua en France,
c’est-à-dire dans la première moitié du xviie
siècle.
Entrons chez les précieuses, et remarquons, en passant, qu’on parle toujours des
précieuses et rarement des précieux, ce qui nous rappelle que les femmes ont dans le
monde la place d’honneur. Les voyez-vous faire la guerre aux mots grecs ou latins qui
hérissent les poèmes de Ronsard et la prose de Rabelais, chasser honteusement les
vocables habillés à l’ancienne mode ? En vain, Mlle de Gournay, une
vieille fille, qui est elle-même un honorable débris du siècle précédent, essaie-t-elle
de défendre ses contemporains, je veux dire les termes employés et consacrés par son
père d’adoption, Montaigne. On rit de ses efforts comme de son costume. On a tellement
peur des savants et des pédants — deux espèces voisines que l’on confond volontiers —
qu’on essaie de rendre les mystères de l’orthographe accessibles à tout le monde ; on
propose de supprimer les lettres parasites, inutiles, de rapprocher l’écriture de la
prononciation, « afin, dit un projet du temps, que les femmes puissent écrire aussi
correctement et assurément
les hommes ». N’allez pas croire pourtant qu’on
opère ces réformes dans l’intérêt du peuple ignorant ! Est-ce que le peuple existe ?
Loin que l’on songe à lui, il suffit que des mots se trouvent dans sa bouche pour être
suspects de grossièreté.
Le mauvais usage est celui du plus grand nombre. C’est le suffrage universel à rebours.
Parler comme tout le monde, comme les bourgeois, comme les boutiquiers, fi donc ! Et
c’est alors un abatis impitoyable ! Besogne est condamné à mort : il
sent le travail servile et la roture. Pourquoi est menacé comme
indiscret. Coterie est vulgaire ; il s’appliquerait sans doute
merveilleusement à certaines ruelles ; mais, en dépit ou à cause de cela, les précieuses
le traitent en ennemi personnel. On ne veut plus que des mots nobles, choisis, des mots
de « bel usage ». On mettra en honneur celui urbanité devenu
nécessaire pour exprimer le raffinement des mœurs. On dotera le verbe féliciter d’une acception nouvelle, qui faisait faute dans un milieu si fertile
en congratulations. On empruntera aux Italiens concetti, lazzi, opéra,
le mot et la chose du même coup. On dira avec les Espagnols : « je vous baise les
mains », et même : « je vous baise les pieds ». On terminera une lettre avec toute
l’exubérance de la politesse méridionale en se proclamant « le très passionné
serviteur » du destinataire. On imaginera surtout mille tours ingénieux pour rendre
toutes les nuances et toutes les délicatesses de sa pensée. On se plaira aux périphrases
et aux demi-mots. On fleurira son langage d’images chatoyantes. On le chamarrera de
métaphores qui brillent comme des paillettes d’or ou de clinquant. On se gardera de dire
de quelqu’un qu’il a les cheveux roux : on trouvera qu’ils sont d’un blond hardi. On
n’aura pas la cruauté de déclarer crûment qu’une femme devient laide : on insinuera que
« la neige de son visage se fond ».
La langue, soumise à cette épuration, gagne assurément en finesse et en décence. Elle
devient académique et noble. Elle mérite de devenir dans l’Europe entière la langue des
cours, des salons, de la diplomatie. Elle acquiert ainsi dans la haute société des pays
environnants une sorte d’universalité. Mais aussi, comme toujours, l’abus n’est pas
loin. Comme toujours la médaille a son revers. La langue s’épure, mais elle s’appauvrit.
Qu’on relise, dans La Bruyère, la longue liste des mots
réprouvés par les
précieuses. Chaleureux, courtois, jovial, coutumier, certes et bien
d’autres y figurent. Ne voulurent-elles pas proscrire le mot de poitrine, parce qu’on
disait la poitrine d’un veau ? Il ne convenait pas que l’homme eût
rien de commun avec ce vil animal. Le mot de face faillit périr aussi
pour une raison non moins sérieuse ; on disait : la face du Grand Turc. Ce qui
s’appliquait à cet Infidèle pouvait-il être seyant à des chrétiens ? Le père Bouhours,
un agréable jésuite qui a laissé un traité sur le Je ne sais quoi, fut
un des apôtres les plus fanatiques de ce purisme mondain. Il avait des scrupules et des
pruderies sans nombre. Intrépidité lui semblait d’une hardiesse à
faire frémir ; tracasser était bien peuple ; desservir était bien vieux. Un écrivain ayant osé donner je ne sais plus à qui
le nom de « roi des peintres », le jésuite protestait avec indignation ; n’était-ce pas
un délit de lèse-majesté que le nom de roi attribué à un simple
« artisan », comme on disait alors ?
Le grand tort de tous ces réformateurs de la langue, du père Bouhours et de Vaugelas
lui-même, fut de procéder sans méthode, avec une légèreté qui reflète les frivoles
jugements du monde. Tel mot était condamné, parce qu’il avait déplu à telle grande dame,
à tel écrivain en vogue. On sait quelle bataille acharnée décida du destin de la
conjonction car, qui s’était attiré la colère du romancier
Gomberville. Voiture dut intervenir pour sauver le pauvre car qui n’en pouvait mais. Il
dut intéresser à son sort les beaux yeux de Julie d’Angennes. Il dut prouver que sans
lui l’autorité des rois de France allait péricliter, puisque tous leurs édits se
terminaient ainsi : « car tel est notre bon plaisir ». Car fut sauvé, mais il put se vanter de l’avoir échappé belle.
Heureusement que le peuple et les écrivains, moins dégoûtés que les précieuses et moins
soucieux de leur approbation, réagissaient contre ces excès. Ils pouvaient dire :
Ils les employaient dans leur parler et dans leurs écrits. Ils empêchèrent ainsi que la
large saignée pratiquée sur la langue française ne fût irrémédiable. Ils conservèrent
pour des temps
moins épris d’élégance mondaine des richesses que poètes et
prosateurs ont été fort aises de retrouver.
En même temps que l’influence mondaine amaigrissait la langue en l’affinant, elle
gâtait le style en l’ennoblissant hors de propos. La crainte du mot propre, qui était le
mot ordinaire, menait à des périphrases singulières. Une menteuse s’appelait « une
diseuse de pas vrai ». Une ignorante avait « les lumières éloignées ». Une pendule
devenait « la mesure du temps » ; la terre, « ce bas élément », etc. Le langage des
précieuses, une fois engagé dans cette voie, pouvait être défini : l’art de ne pas
appeler les choses par leur nom. Au lieu de dire comme aurait pu le faire le premier
venu : Je rencontre souvent le prince — on dira : « Ce demi-dieu borne incessamment ma
vue ». C’est aussi le vulgaire qui va dîner purement et simplement ; les précieuses se
soumettent, se résignent avec quelque peine à ce qu’elles nomment « les nécessités
méridionales ». Quand on en arrive à ce style alambiqué, la réaction n’est pas loin.
Molière écoute ; il se prépare à faire rire « des commodités de la conversation » et du
« conseiller des grâces » ; et Boileau, son auxiliaire dans sa campagne en faveur du
naturel, va bientôt poursuivre aussi de sa rude critique ce qu’il nommera « le
galimatias double » : incompréhensible pour l’auteur et pour l’auditeur.
Et pourtant, malgré les railleurs, malgré l’exemple des grands écrivains, cette
influence mauvaise du milieu mondain s’est prolongée des années et des années sur notre
littérature. A la fin du siècle dernier et même au commencement de celui-ci, les poètes
se croyaient encore obligés de recourir aux périphrases les plus vagues ou les plus
bizarres pour exprimer les choses de la vie familière. On n’appelait plus un chat un
chat, mais :
Fontanes, dans la Maison rustique, voulant parler poétiquement de la
ménagère qui fait des confitures, tirait de l’Etna le vieux roi des Cyclopes pour
l’aider en cette besogne difficile et il écrivait :
Il n’a pas fallu moins qu’une révolution sociale, brisant la,
prépondérance du monde, pour qu’une révolution du goût fit enfin renoncer à cette
coutume de farder tout ce qui n’était pas réputé assez noble.
§ 2. — Mais c’est assez parler de la langue et du style. L’influence du monde s’est
fait sentir à bien d’autres choses dans la littérature française. Elle a donné un essor
inattendu à certains genres littéraires.
Que faire en un salon, à moins que l’on ne cause ? On cause, donc, et alors se
développe l’art si français de la conversation. Entre ces esprits brillants qui se
rencontrent, c’est une lutte à qui brillera le plus, un feu d’artifice où la pensée part
en fusées, un pétillement étincelant de saillies et de mots spirituels. On ne saurait
désirer plus de finesse ni d’agilité. Et qu’on ne s’y trompe pas, si la légèreté est
toujours à la surface, le sérieux est souvent au fond. Dans les ruelles du xviie
siècle, on s’occupe, il est vrai, avec prédilection, de
discussions frivoles sur un mot, sur un sonnet, sur un point de galanterie. Mais parfois
aussi l’on y parle d’importants sujets qui passionnent le public, des querelles sur la
grâce, de la philosophie de Descartes. Au xviiie
siècle,
ce qui était l’exception devient la règle. Les questions qui se débattent alors dans les
salons, le sourire aux lèvres, sont de celles qui engagent les plus graves intérêts de
l’humanité. La conversation, qui semble une fête, et un délassement que se donnent les
penseurs du temps, est pour eux une chasse aux idées. C’est là qu’ils hasardent ce
qu’ils n’osent encore écrire. C’est là que des théories destinées à troubler et à
renouveler la société essaient leurs ailes avant de prendre leur vol. Les salons ne sont
plus seulement une école du bien-dire ; ils sont aussi pour les écrivains un milieu
excitant, où ils pensent pour le plaisir de penser, où ils sont entraînés par le
mouvement de la causerie à tirer de leur cerveau les trésors qu’il contient à l’état
latent et à faire en eux-mêmes des découvertes.
Mais la conversation, dira-t-on, ressemble à ces feux d’artifice dont nous parlions
tout à l’heure ; que reste-t-il de leur courte féerie après la pluie de perles, de
rubis, de diamants qu’ils ont fait ruisseler dans le ciel ? Ce qui reste, le voici. Sans
parler des écrivains qui causent leurs livres avant de les
écrire, ainsi
que faisaient, par exemple, Mme de Staël et Alphonse Daudet,
n’est-ce pas là qu’on apprend à tourner vivement cette conversation écrite que l’on
appelle une lettre ? La perfection du style épistolaire correspond à l’apogée de la vie
mondaine, et ce sont souvent des femmes du monde qui excellent à laisser courir leur
plume la bride sur le cou, comme elles sont passées maîtresses dans l’art de diriger et
d’animer la causerie vagabonde d’un salon.
Puis c’est la comédie qui bénéficie à son tour de cette causerie alerte et brillante.
Non seulement les salons sont le berceau de la comédie de société, de ces petites pièces
légères et faites de rien, qui comptent en France plus d’un frêle chef-d’œuvre ; mais
la vraie comédie, celle qui est destinée au grand public, trouve là le secret du
dialogue vivant et aisé. Sans compter que les réunions du monde sont les endroits où le
ridicule est le mieux senti, le mieux saisi, le mieux raillé ! Il est naturel que le
meilleur poète comique de l’Europe moderne appartienne à la nation la plus mondaine de
cette Europe, et que le meilleur poète comique de la France appartienne à l’époque la
plus mondaine de son histoire.
Ce n’est pas tout. Les salons sont comme des jardins d’hiver où fleurissent certaines
plantés qui craignent le plein air. Ce ne sont pas les fleurs les plus parfumées, les
plus fraîches, les plus saines, les plus robustes. Non, ce sont des fleurettes,
délicates et fragiles, qui ont quelque chose de musqué et d’artificiel, mais qui, en
certaines heures, à la clarté des bougies, dans la douce atmosphère d’une fête, ont leur
grâce et leur charme. La poésie légère s’épanouit dans ce tiède milieu ; le madrigal y
foisonne ; le sonnet y brille de tout son éclat ; l’épigramme y pousse ses feuilles
épineuses ; la pastorale galante y apporte l’illusion de la campagne. L’esprit, sous les
mille formes qu’il peut prendre, y miroite et chatoie. A certains jours on s’amuse à
esquisser des « caractères », des « portraits », à condenser en maximes piquantes
l’expérience acquise dans mille escarmouches où la finesse est une qualité obligatoire ;
et qui pourra croire qu’un La Rochefoucauld, un La Bruyère, un Marivaux n’ont rien dû à
cette habitude d’observer et de disséquer les âmes ?
Si le monde est un excellent terrain de culture pour certains genres
littéraires, tous, sans en excepter les plus sévères, sont modifiés par son voisinage et
par l’empire qu’il exerce sur les esprits.
Notre tragédie classique était prédestinée à en subir l’empreinte ineffaçable. Inspirée
de l’antiquité, ressuscitant de parti pris des Grecs et des Romains, elle s’adressait
nécessairement à une élite de gens instruits, seuls capables de s’intéresser à
l’évocation d’un passé lointain ; elle était un spectacle élégant et noble ; et si elle
a brillé surtout au milieu du xviie
siècle, c’est qu’elle
a rencontré là des mœurs et un état d’esprit avec lesquels elle était, par son origine
même, en secrète harmonie. Cela est si vrai que transplantée dans des pays, en des temps
où l’idéal était moins raffiné, où la société était moins polie ou plus démocratique,
elle a dépéri comme une fleur délicate exposée aux intempéries d’un climat plus
rude.
Que de traits révèlent son caractère aristocratique et mondain ! D’abord la condition
des personnages : ce ne sont que princes et princesses, rois et empereurs, à moins que
ce ne soient des héros légendaires à qui leur mystérieux éloignement prête je ne sais
quelle vaporeuse grandeur. Puis le ton général : aucune familiarité ; point de scènes
comiques où la dignité des grands de la terre pourrait se trouver compromise ;
l’étiquette règne sur la scène comme à la cour. Il est admis, en ce temps-là, qu’un
prince ne marche pas, ne parle pas, ne meurt pas, comme un simple mortel. La solennité
est une nécessité de son état. Suivant une expression du temps, « il représente »
toujours. Même en fureur ou au désespoir, il est contenu, réservé ; sa douleur sera
bienséante, sa colère gardera une noblesse décente. En un mot, que la scène soit à Rome,
à Athènes, chez les Barbares ou chez les Turcs, elle est toujours un salon : la
politesse y est de rigueur. « La politesse, a dit Alfred de Vigny, est la Muse de la
tragédie française. » Gestes et paroles trahissent le perpétuel souci des convenances.
Un terme grossier choquerait comme une fausse note, et il y eut des puristes pour
reprocher à Racine d’avoir hasardé dans Athalie les mots bouc et pavé.
Certes, la tragédie obtient de la sorte une pureté de lignes, une harmonie
d’ensemble, une beauté calme et imposante pareille à celle qui nous frappe dans
certaines statues antiques. Elle n’ébranle pas l’âme de secousses trop vives ; elle ne
la force pas à sauter brusquement d’un ordre de sentiments à un autre. Si, pendant un
siècle, elle fit son tour d’Europe en séduisant les aristocraties de tout pays, elle le
dut en grande partie à ce qu’elle offrait des tableaux de mœurs et des façons de parler
qui pouvaient passer pour l’idéal de la société polie.
Le même idéal inspire alors la poésie épique. Il suffit de regarder la moins mauvaise
des épopées artificielles qui encombrent notre période classique, je veux dire la Henriade. Voltaire a soin d’amputer le caractère de son principal
personnage des qualités qui pouvaient nuire à sa dignité. Henri IV, le Béarnais
sceptique et narquois, l’adroit politique qui changeait de religion comme on change
d’habits, l’homme qui appelait cela « faire le saut périlleux » et calculait que « Paris
vaut bien une messe », a été par Voltaire transfiguré, je dirais presque défiguré, en
héros dont la gravité ne se dément pas une minute. Il ne se permet ni railleries ni
familiarités et dans tout ce poème, où devait revivre l’époque frénétique de la Ligue,
vous chercheriez en vain un mot cru ou brutal.
La poésie descriptive, à son tour, essaie ce tour de force : peindre les choses en
termes généraux, abstraits, incolores et nobles ; elle déguise ce qui est rustique sous
des périphrases semblables à des manteaux de cour ; la mythologie couvre d’oripeaux de
pourpre les vulgarités de la vie campagnarde, et voilà comme les blés se transforment en
trésors de Cérès, la vache en Io, la chèvre en Amalthée, la bergère en Amaryllis. La
nature n’est admise qu’en toilette, humanisée, civilisée, dénaturée.
Faut-il rappeler ces traductions qu’on appelait « les belles infidèles » ; la Bible
pomponnée, attifée, presque enrubannée ; les formules superbes prêtées aux orateurs des
républiques antiques : Messieurs les Athéniens, j’ai l’honneur de vous proposer telle
mesure. ; les hommes des siècles passés, qu’ils s’appelassent Achille ou Pharamond,
dotés de cette majesté dont Louis XIV ne se départait pas, « même en jouant au
billard » ; tel poète d’autrefois, à commencer par Homère, honni par les uns,
parce qu’il a manqué aux convenances, en mettant aux prises des héros qui se traitent
de cœur de cerf et d’œil de chien, défendu par les
autres, au nombre desquels est Boileau, sous prétexte que le mot âne,
trivial en français, est parfaitement noble en grec.
La science, elle-même, quand elle pénètre dans les salons, cache son austérité sous un
voile de dentelle ; elle sourit, s’adoucit, se défait de son parler rude et de sa
physionomie sévère ; elle a peur d’être ennuyeuse, ce qui en pareil endroit est le pire
des défauts ; elle s’efforce d’être piquante et même amusante autant que savante. C’est
là que pourrait bien avoir pris naissance un art encore très français, celui de
séculariser la philosophie et de populariser la science, j’entends le talent de mettre à
la portée des intelligences à demi cultivées les mystères réservés d’abord aux
initiés.
Les salons donnent ainsi le ton à toute la littérature. Ils imposent courtoisie,
élégance, amabilité. Au temps de Molière, ils font rentrer dans l’ombre le pédantisme et
les savants en us, qui depuis la Renaissance tenaient le haut du pavé.
Le débat de Clitandre et de Trissotin, dans les Femmes Savantes, nous
permet de prendre sur le fait la lutte de ce qui était alors l’esprit nouveau contre la
tradition mourante du xvie
siècle :
Trissotin et Vadius sont alors battus dans la réalité comme dans la comédie. L’homme de
cour triomphe et l’esprit régnant s’incarne, comme toujours, en un type significatif.
C’est « l’honnête homme », comme on dit en ce temps-là, cultivé sans
étalage de savoir, spirituel sans presque y tâcher, aisé dans son langage et ses
manières, à la fois galant et respectueux à l’égard
des femmes, gardant en
toute occasion une urbanité exquise et un impeccable sentiment des convenances. Sa règle
de conduite n’est pas le devoir, maïs quelque chose qui est à la fois plus et moins,
plus délicat et moins austère, mais pour lui tout aussi impératif. C’est l’honneur. Il
est jaloux de préserver de toute atteinte sa dignité personnelle ; il tient à l’estime
des autres presque autant qu’à la sienne propre, et il est toujours prêt à tirer l’épée
qu’il a au côté pour défendre sa considération menacée. Cherchez maintenant combien de
fois le roman et le théâtre ont reproduit ce type de l’honnête homme, transformé en
galant homme ou en gentleman ; examinez quel parti littéraire ils ont tiré de l’honneur
et du point d’honneur ; comptez, si vous pouvez, dans combien de pièces, depuis le Cid jusqu’à nos jours, le duel, cette survivance mondaine des usages
chevaleresques, intervient comme moyen dramatique ; et vous aurez une idée à peu près
suffisante, quoique incomplète, des innombrables répercussions que la vie du monde a
eues et a encore sur les œuvres de nos littérateurs.
Elles n’ont pas toujours été heureuses ; et la revue rapide que nous venons d’en faire
laisse déjà pressentir le mal qu’elles ont pu causer. Le désir de plaire au monde a
poussé maintes fois écrivains et orateurs à sacrifier les qualités fortes et solides aux
qualités douces et brillantes. Il risque d’efféminer et d’amollir ceux qui le prennent
pour guide. Il les mène à l’affectation, à la mièvrerie. Le monde n’apprécie l’art que
rapetissé à sa taille, qui est petite. Il adore le gracieux, le joli ; il a pour le beau
simple une admiration froide, ou plutôt encore une estime de commande ; il ne comprend
guère le sublime. Il peut avoir lin engouement de parade pour une œuvre large et grande
qui a réussi sans lui et peut-être malgré lui ; mais, en général, ce qui est hardi,
puissant, énergique ou violent, le choque, le déconcerte et même l’irrite. Polyeucte fut dédaigné par l’Hôtel de Rambouillet et devait l’être. L’âme du
cercle, le grand homme du petit groupe, ce n’était pas Corneille ; c’était Voiture, un
amuseur. Que d’esprits rétrécis par le goût étroit des salons ! Que de talents affadis
par l’air parfumé qu’on y respire !
A chacun de leurs bons effets nous pouvons opposer une contre-partie. Ils enseignent à
causer, mais ils accoutument à
dire des riens ; ils développent le travers
du commérage et là manie du bel esprit ; ils apprennent à préférer les bons mots au bon
sens, la crème fouettée qui amuse le palais au mets substantiel qui nourrit l’estomac ;
à force de redouter l’ennui, ils rendent les gens incapables de pénétrer tout ce qui
réclame peine et attention. Ils créent des dilettantes qui parlent de tout sans rien
connaître à fond.
Ils ont fait apprécier le mérite d’un billet joliment tourné. Mais Balzac et Voiture
sont là pour témoigner du vide de ces lettres, ampoulées ou badines, qui sont de purs
exercices de rhétorique.
Ils ont fait naître d’aimables pièces de vers. Mais appeler quelqu’un poète de salon,
c’est un éloge qui ressemble fort à une critique. Et que de rimailleurs ont gaspillé un
temps qui aurait pu être mieux employé, soit à célébrer un petit chien chéri de sa
maîtresse, soit à faire pleuvoir un déluge de versiculets musqués sur des Chloris, des
Philis ou telle autre victime qu’ils s’étaient choisie !
Ils ont aidé la comédie à remplir la tâche difficile de faire rire les honnêtes gens ;
mais, dans la comédie même, le jeune premier est parfois trop réduit au rôle d’éternel
soupirant. Il perd alors ses qualités sans gagner celles des femmes dont il se
rapproche ; car jamais Hercule n’a dû filer aussi bien qu’Omphale. Chez Marivaux, par
exemple, Dorante ou Lélio (peu importe le nom ; c’est toujours le même personnage sous
des noms différents) est un joli garçon à combler d’aise toutes les jeunes
pensionnaires. Son unique fonction semble être de plaire aux dames, et il s’en acquitte
en conscience. Il les charme par l’élégance d’un langage toujours aussi bien peigné que
lui-même. Il ne leur parle qu’en madrigaux ; il met à leur service un fonds inépuisable
de friandises galantes. Les compliments ne lui coûtent rien. Ce qui lui coûterait, ce
serait d’y renoncer, et je ne sais pas même s’il le pourrait. Feint-on de mépriser les
douceurs dont il est prodigue, il répond, la bouche en cœur101 :
« Il ne s’agit pas de compliments, Madame ; vous êtes bien au-dessus de cela,
et il serait difficile de vous en faire. »
N’essayez pas de l’empêcher de débiter ses sucreries ; vous n’y réussiriez
pas. — « Tu peux te passer de me parler d’amour, dit Silvia. — Tu pourrais bien te
passer de m’en faire sentir, répond Dorante. — Ahi ! Je me fâcherai, réplique Silvia. Tu
m’impatientes ! Encore une fois, laisse-là ton amour ! — Quitte donc ta figure, riposte
Dorante102. »
Que faire avec cet intarissable complimenteur ? Il ne reste qu’à le laisser dire et
c’est à quoi se résignent sans trop de peine celles qu’il accable de ses
déclarations.
C’est bien cet homme-là qu’on pourrait appeler « un confiseur déguisé ». Lubin, le
paysan, est tout émerveillé de son abondance en doux propos, et il s’écrie103 :
« C’est un plaisir que de l’entendre débiter sa petite marchandise ; il ne dit
pas un mot qu’il n’adore. »
Il arrive à Dorante d’être mécontent, maltraité,
joué par une coquette104. On l’abandonne ; on rit de ses soupirs ; on se moque de sa
langueur ; on le renvoie aux bergeries. Vous croyez qu’il va se fâcher et rendre coup
pour coup ? Non vraiment. Il ne sait que s’affliger, la bonne âme ; son plus grand
effort va jusqu’à nommer ingrate celle qui lui perce le cœur. Il
s’écrie un instant : « J’ai besoin de tout mon respect pour ne pas éclater de
colère. »
Mais ne craignez rien ; l’éruption reste à l’état de menace. Il a
beau, une fois seul, se plaindre qu’on l’assassine, qu’on lui plonge le poignard dans le
sein, il supporte avec trop de calme ces blessures mortelles pour inspirer beaucoup de
pitié. On pardonne aisément à l’auteur de l’assassinat.
Que ce paisible amoureux ressemble peu aux héros de notre théâtre contemporain, qui
ferraillent si volontiers avec les femmes à fleuret démoucheté ! Comme il les trouverait
grossiers et sacrilèges, ce paladin vêtu de soie, toujours prêt à baiser la petite main
qui le soufflette ! Est-il en guerre avec le beau sexe ; il ne connaît qu’une façon de
le combattre : c’est de le fuir. Lélio, trahi par sa maîtresse, s’est ainsi sauvé à la
campagne, et, à l’entendre, quand on lui vante une femme aimable, c’est comme si on lui
parlait d’une charmante vipère. Le voilà, semble-t-il, bien armé de haine et de
résolution ! Mais mettez-le en présence de l’ennemi et voyez comme il le ménage, comme
il a peur de l’égratigner. « Si je parlais (dit-il à une… vipère qu’il voit pour
la première fois), il pourrait m’échapper des traits d’une incivilité qui vous
déplairait et que mon respect vous épargne. »
Il aime mieux se taire que
blasphémer. On ne saurait être plus aimable en refusant de l’être, et c’est le cas de
dire des comédies de Marivaux ce qu’on peut appliquer à tant de pièces françaises :
Les méfaits de l’influence mondaine sont plus graves encore, si l’on regarde les genres
littéraires qui ont des visées plus sérieuses et plus hautes.
La tragédie, à son souci perpétuel d’élégance et de noblesse, a dû, il faut l’avouer,
une fâcheuse monotonie. Elle a péché par là. contre la vérité en même temps que contre
la variété. Elle a pu être accusée d’inventer à plaisir ces personnages implacablement
guindés qui ne se détendent jamais en un sourire.
Elle a fatigué par un décorum et une solennité qui font regretter souvent des beautés
plus simples. Puis, à force de plier ses héros aux règles d’une courtoisie raffinée,
elle les a maintes fois affadis et faussés. Boileau signalait aux poètes de son temps le
danger de :
Avis excellent et inutile ! Ils roulaient sur une pente irrésistible. Quand Pyrrhus
compare « sa flamme » pour Andromaque à l’incendie de Troie, quand il dit de
lui-même :
j’entends un écho de la société précieuse. Quand je vois encore Racine transformer un
Hippolyte ou un Bajazet en petit-maître ou en amoureux élégiaque, digne de figurer dans
les galeries de Versailles, je retrouve le monde là où j’aimerais mieux ne pas le
rencontrer. Et si le défaut est sensible chez un maître, que sera-ce chez les
imitateurs ? Le langage, lui aussi, s’ennoblit à l’excès. Un enfant parle comme un
maître des cérémonies.
Le jeune Eliacin s’exprime avec une aisance et une sûreté qu’on n’eût pas
attendues d’un âge si tendre. Voltaire s’emporte contre un critique anglais qui a osé
blâmer les paroles d’Arcas à Agamemnon, au début d’Iphigénie :
Et, comme le critique professe une préférence nationale pour la sentinelle qui répond
dans Hamlet : ― Je n’ai pas entendu trotter une souris.
« Oui, Monsieur, s’écrie Voltaire, un soldat peut répondre ainsi dans un corps de
garde, mais non pas sur le théâtre, devant les premières personnes d’une nation, qui
s’expriment noblement et devant qui il faut s’exprimer de même. »
En vertu de ce système, s’agit-il de rendre un détail familier, mais nécessaire ; vite
la périphrase académique accourt à la rescousse. Racine a besoin de faire savoir
qu’Atalide est cousine de Bajazet. Mais cousine ! Quel mot trivial !
Il dira :
et les spectateurs devront faire in petto un petit calcul
généalogique. Il veut parler de la robe verte du prophète qu’on arbore chez les Turcs en
cas de péril grave. Cela devient
Devinera l’énigme qui pourra ! Je pourrais citer mille travestissements du même genre ;
je n’en rappellerai qu’un Legouvé (le père), dans sa tragédie La mort de
Henri IV, rencontra sur sa route le mot si connu : « Je voudrais que
chaque paysan pût mettre la poule au pot le dimanche. »
Une poule ! Un pot !
Melpomène fait la moue. Voilà Legouvé fort embarrassé ! Le dimanche même, c’est,
paraît-il, une chose terrible à exprimer en style noble. Il n’est pas jusqu’aux paysans
qui sont bien difficiles à amener dans ce salon qu’est alors la scène tragique. Aussi
quel détour, quel miracle, d’adresse ! Il écrit :
Ayant élaboré ce logogriphe, Legouvé dut être aussi fier de son ouvrage que Boileau le
fut le jour où il eut déguisé sous les plis d’une ample circonlocution son âge et sa
perruque. Conséquence extrême, mais logique, de l’idéal aristocratique que poursuivit
toujours et réalisa parfois notre tragédie classique !
Si nous passons à l’épopée, Voltaire, dans la Henriade, s’épuise en
tours de force semblables, quoique un peu moins malheureux, pour faire entendre, sans
user des mots du langage courant, la messe et le mystère de l’Eucharistie. Au moment où
le roi abjure, le Christ descend sur l’autel
L’auteur triomphe d’avoir ainsi fait entrer les dogmes théologiques dans le moule de
l’alexandrin sans en compromettre la noblesse. Piètre victoire, qui n’empêche pas son
poème entier d’être, à cause de son effort persistant pour polir son style et ses
personnages, revêtu d’une teinte grisâtre qui efface et les caractères et les
événements !
Parlerai-je de l’éloquence religieuse énervée par la crainte de hasarder un mot vif ou
un reproche blessant ; du sentiment de la nature entravé dans son expansion et peu à peu
étouffé, parce qu’on daignait à peine entrevoir la campagne par les vitres d’un château
et qu’il était de mauvais ton de nommer par leur nom veaux, vaches, couvée et villageois
aussi ? Dirai-je la critique et l’histoire impuissantes à comprendre les âges barbares,
parce qu’elles se les figuraient à l’image des époques civilisées ; la poésie lyrique à
peu près tuée en son germe, parce que toute effusion personnelle est d’un homme « mal
élevé », ainsi que disait Buffon en parlant de Jean-Jacques ; enfin la vie du peuple et
celle de la famille proscrites de la littérature comme choses basses et indignes de son
attention ? Tout cela est connu, mais prouve avec quel soin il faut étudier, sous les
deux faces qu’ils présentent, les résultats de l’influence mondaine.
§ 3. — Je n’ai dit encore que les résultats généraux de la
vie du monde. Ce n’est pas assez. Il convient, dans chaque époque, de noter le plus ou
moins d’intensité, le plus ou moins d’importance qu’elle a eue. Il convient surtout
d’analyser la couleur particulière à chacun des divers centres de réunion qui se sont,
tour à tour ou simultanément, formés ou désagrégés.
Ainsi la préciosité est un des fruits ordinaires de la vie mondaine. Mais elle n’a pas
toujours le même caractère. Autre elle fut dans la chambre bleue de l’hôtel de
Rambouillet et aux Samedis de Mlle de Scudéry ; autre encore, au
temps de Fontenelle et de Marivaux, quand le fin, le pensé, comme on disait, sont devenus à la mode et trahissent une société
d’esprit plus subtil et plus quintessencié que celle du siècle précédent.
Il importe de savoir s’il y a une cour et quel est le ton donné par elle. La cour de
Louis XIV jeune est brillante et féconde en ballets, comédies, fêtes galantes ; celle de
Louis XIV vieilli est morose et vouée aux sermons, aux tragédies bibliques, aux
querelles de théologie ; celle du Régent provoque et encourage une littérature
décolletée et même débraillée. Un salon n’agit point de même sur les intelligences, s’il
est présidé par une grande dame ou par une bourgeoise, par une femme de vie régulière pu
par une célébrité du demi-monde ; ceux qui fréquentaient chez Ninon de l’Enclos étaient
certainement poussés en un autre sens que les hôtes habituels de la protestante Mme Necker. N’est-ce pas Sainte-Beuve qui a dit que l’Abbaye-au-Bois où
Mme Récamier trônait dans le demi-jour, comme une sainte dans sa
chapelle, était de nuance gris-perle ?’ On n’en pourrait certes pas dire autant du salon
de Mme de Staël en son château de Coppet ; il était de teinte plus
vive.
Il faut toujours chercher, pour chacun de ces petits milieux fermés, quel en a été le
grand homme, le favori, le Dieu mortel ; si la préoccupation dominante y fut politique,
littéraire, philosophique ; si la société qu’il admit fut triée sévèrement ou mêlée,
nationale ou cosmopolite, parisienne ou provinciale, etc.
Mais ce n’est pas encore assez de parcourir et de définir avec précision les salons
d’une époque. A côté d’eux existent, sans parler des assemblées qui ont, comme les
Académies et les cénacles, un but spécialement littéraire, d’autres lieux de réunions
sérieuses ou joyeuses qui méritent d’arrêter l’historien.
Preuve en soit, à la fin du règne du grand Roi, ce groupe mal famé de libres viveurs et
de libres penseurs, qui soupe, rime et s’ébaudit au Temple autour des princes de
Vendôme, entretient à huis clos un esprit de moquerie, d’impiété, de révolte et rattache
ainsi, comme un chainon vivant, la Fronde, qu’il rappelle, à la Régence, qu’il annonce.
Un peu plus tard, le Club de l’Entresol rassemble un certain nombre de réformateurs en
chambre qui donnent là carrière à leurs rêves et même à leurs utopies. Puis les cafés
deviennent des lieux de discussion, rendez-vous d’oisifs, de littérateurs, de critiques,
de nouvellistes. Michelet prétend quelque part que, si le xviiie
siècle fut par excellence le siècle de la causerie et de l’esprit, il
le doit en bonne partie à la noire liqueur, en ce temps-là nouvelle en France, qui vint
donner plus de lucidité aux cerveaux et je ne sais quoi de plus nerveux à la pensée.
Toujours est-il que les établissements où on la déguste voient s’essayer le journalisme
naissant et s’organiser maintes fois des cabales et des coteries littéraires. L’écho du
renom dont a joui alors le café Procope s’est prolongé jusqu’à nos jours.
En ces endroits-là où il n’y a point de femmes et où les conventions mondaines sont
réduites à leur plus simple expression, la conversation est plus hardie, plus débridée
que dans les salons. Elle ne craint pas de remuer des idées ; d’aborder les grosses
questions politiques et religieuses, si bien que la police croit utile de s’y glisser,
invisible et présente, et que pour la dépister on invente un argot incompréhensible aux
profanes. L’âme s’y appelle Margot ; la religion, Javotte ; la liberté, Jeannette ;
Dieu, M. de l’Être. Qui sait si ce n’est pas dans ces foyers d’agitation philosophique
que les écrivains du temps apprirent à se serrer les uns contre les autres, à former
malgré leurs querelles un parti compact, à concentrer leurs forces éparpillées dans
cette œuvre énorme et collective que fut l’Encyclopédie ?
En notre siècle aussi, comment faire l’histoire de la chanson sans aller la chercher
dans les nids où elle gazouillait avant de s’élancer à travers l’espace, dans le Caveau,
séjour de la gaudriole au temps de Désaugiers et de Béranger, et, naguère,
dans les cabarets de Montmartre où elle a donné tant de bons coups de bec et de
gosier ? Alphonse Daudet prétend quelque part105 que le « vrai salon littéraire, le salon où des
gens de lettres ou se croyant tels s’assemblent une fois par semaine pour dire de
petits vers, en trempant des petits gâteaux secs dans un petit thé, ce salon a bien
définitivement disparu. »
Je ne suis pas aussi sûr qu’il l’était de cette
disparition ; je croirais plutôt à une transformation ; mais il est bien certain que
telle brasserie, comme celle qu’il nous décrit dans le même livre106, ou comme celle qui fut, suivant
Champfleury107, le temple où officièrent les pontifes du réalisme naissant, a eu sa
part dans le développement de certaines écoles et de certains talents. Le fait seul que
des salles ouvertes à tous, ennuagées de fumée, retentissant du (cliquetis des chopes et
du bruit des disputes, peuplées de bohèmes en goguette et de vierges folles, ont
remplacé des appartements luxueux et douillets où les voix, les pas, les sentiments et
les idées étaient discrètement amortis, cela seul suffirait à révéler une orientation
nouvelle de la littérature et à l’expliquer en partie.
Qui saura suivre ainsi dans ses variations sans fin la vie mondaine comprendra pourquoi
la littérature française diffère si profondément de la littérature anglaise ou allemande
durant notre période classique, et pourquoi elle s’en rapproche à partir du
romantisme.
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