Chapitre XV. La littérature et les arts
Les Muses étaient sœurs dans la mythologie antique et les peintres se plaisaient à les
représenter fraternellement unies ; ils plaçaient côte à côte et la main dans la main
celle qui présidait à la science et celle dont relevait l’histoire, celle qu’invoquaient
les poètes lyriques et celle qui était la divine patronne de la dansé. Mais on pourrait
dire que parmi ces sœurs immortelles quelques-unes sont plus étroitement liées ensemble
que les autres, ou, pour parler en style plus moderne, que, s’il y a, par exemple,
cousinage entre les lettres et les sciences, il existe une parenté plus rapprochée entre
les lettres et les arts.
Les lettres et les arts ont ceci de commun que les unes et les autres visent
essentiellement à plaire, poursuivent également et avant tout la beauté. Il est donc
naturel que l’union soit plus intime entre ces deux branches de la culture humaine ; et
en effet parfois elles exercent l’une sur l’autre une action directe, toujours elles
présentent dans leur développement des analogies frappantes.
§ 1. ― Commençons par un coup d’œil sur l’histoire des relations que la littérature et
la musique ont eues ou ont encore.
Comment méconnaître qu’elles passent en même temps par des phases semblables ? Les
gavottes et les de Rameau, légers, gracieux et grêles évoquent l’idée de la
prose ailée, pimpante et sèche qui s’écrivait dans la première moitié du xviiie
siècle. Quelques années plus tard, quand la France se
reprend d’amour pour l’azur du ciel, pour la verdure des prés, pour la
mystérieuse obscurité des forêts ; quand la rêverie, ce breuvage grisant et
assoupissant, enivre et endort les cœurs ; quand une mélancolie douce se complaît au
murmure des sapins agités par la brise ou au clapotis des vagues expirant sur la grève ;
alors aussi, par une coïncidence logique, la société française s’éprend de la fumée du
tabac, des chimères de l’illuminisme et des voluptés d’une musique plus large et plus
profonde. Alors aussi commence à refleurir la poésie lyrique, liée jadis, comme son nom
l’indique, au son de la lyre et qui de nos jours, où les poètes ne touchent plus la lyre
que par métaphore sauf dans certaines gravures de l’époque lamartinienne, a prospéré de
compagnie avec les sonates et les vastes symphonies des grands compositeurs
modernes.
La musique, qui, étant le plus subjectif des beaux-arts, bénéficie comme la poésie de
l’exaltation du sentiment, change de caractère avec la littérature. Chez Berlioz, elle
est romantique, c’est-à-dire fougueuse, éclatante, colorée, passionnément descriptive,
comme une ode de Victor Hugo ; elle s’inspire, comme plus d’un écrit du temps, de
Shakespeare ou des légendes allemandes. Sous le second Empire, la musiquette
d’Offenbach, leste, moqueuse, spirituelle et canaille, mène gaillardement la ronde d’une
société affolée de plaisir et fait danser le cancan aux dieux, aux héros, aux grands de
la terre. Elle est contemporaine d’une renaissance du burlesque ; elle est en plein
accord avec les poèmes funambulesques de Banville, avec la parodie, qui, sous le nom de
blague, raille les grands gestes et les grands sentiments, avec les acrobaties d’un
style qui grimace et se disloque dans les pieuses invectives d’un Veuillot ou dans les
drôleries virulentes d’un Rochefort. Trente ans après, grave et triste, bruyante et
savante, avant tout théâtrale, c’est-à-dire aussi objective qu’elle peut l’être, la
musique, avec Wagner et son école qui veulent réformer le drame lyrique et en bannir la
convention, se rapproche, par cette recherche de la vérité, du roman naturaliste, qui
est, lui aussi, violent, sensuel, pessimiste et scientifique.
Mais laissons ces coïncidences qu’on peut relever à toute
époque ; il sied
de se demander s’il y a entre la littérature et : la musique, non seulement une
ressemblance générale dans leur courbe de développement, mais de mutuelles
dépendances.
La littérature, dans toutes ses œuvres, a souci de plaire à l’oreille ; par conséquent,
elle désire avoir et a souvent des qualités musicales. Les orateurs savent combien
importe le choix des mots sonores, l’arrangement des périodes qui tombent avec grâce et
solennité. Les prosateurs, qui, tel Jean-Jacques, suivent la dictée d’une voix
intérieure et retournent vingt fois dans leur tête les phrases qu’ils construisent ;
ceux qui, tel Flaubert, les font passer par leur « gueuloir » pour en éprouver
l’euphonie, attachent une légitime importance aux délicates combinaisons de syllabes qui
forment ce qu’on appelle « le nombre ». Mais la poésie, plus encore que la prose, se
pique d’être agréable à entendre. On a pu dire qu’elle est elle-même une musique, ce qui
est vrai en un sens, faux en un autre.
En réalité, la musique et la poésie sont deux arts complets, profondément différents,
mais ayant quelques caractères communs. Nés tous deux du langage instinctif, ils se sont
attachés chacun à l’un des deux ^éléments qui le composaient ; le premier a travaillé
sur les cris et les inflexions qui expriment les différents sentiments ; le second sur
les sons qui sont devenus des mots exprimant des idées. L’un s’adresse surtout à la
sensibilité, l’autre à l’intelligence. Ils se sont ainsi écartés de plus en plus ;
pourtant ils gardent des traces de leur lointaine communauté d’origine. A tous deux la
voix humaine sert d’instrument ; à tous deux les mouvements de l’âme sont une matière
inépuisable. Delà des rapprochements inévitables. La poésie, avec le soin qu’elle prend
d’éviter certaines dissonances, avec son rythme qui mesure le nombre, sinon la durée des
syllabes, avec l’écho régulier que fait la rime et parfois le refrain, s’efforce de
charmer l’ouïe à sa manière et obtient une harmonie particulière qui n’est point à
dédaigner. D’autre part, chaque fois qu’elle veut dire les agitations d’un cœur troublé
ou un conflit de passions entre plusieurs êtres, elle marche sur un terrain où elle peut
rencontrer la musique.
Ces rencontres ont amené entre les deux sœurs tantôt restant
séparées,
tantôt collaborant à la même œuvre, des rapports de voisinage et des tentatives d’union
qu’il faut considérer tour à tour.
La musique a parfois agi à distance sur la littérature. Elle a pu être une inspiratrice
pour l’écrivain. Elle lui a fourni des effets à traduire et à transposer, à rendre
intelligibles par des formes verbales.
Victor Hugo125, qui
est un voyant du monde visible et invisible, se représente le carillon des cités
flamandes sous les traits d’une danseuse espagnole qui descend à petits pas du haut d’un
beffroi et qui égrène sur la route les notes cristallines dont est plein son tablier
d’argent. Il essaie une autre fois de lutter de richesse avec une symphonie en la
décrivant.
Musset semble définir sa propre poésie — railleuse, séduisante et voluptueuse — quand
il parle de la sérénade du Don Juan de Mozart où l’accompagnement qui
rit se moque des paroles et de la mélodie qui supplient et caressent. George Sand, à
Genève, entendant Liszt jouer un rondo intitulé le Contrebandier,
tâche de rendre les impressions qu’elle a éprouvées et compose un conte
lyrico-fantastique qui porte le même titre126. Les critiques du temps saluent comme une piquante nouveauté cette
traduction littéraire d’une œuvre musicale. C’est du reste la mise en action d’une idée
chère à la romancière. Elle croit que toutes les compositions des grands maîtres sont
traduisibles, que telle combinaison de sons correspond naturellement à telle image ou à
telle idée, et, chose curieuse, en application de cette théorie, Liszt dans ses concerts
inaugure l’usage de distribuer aux auditeurs des programmes où les différentes parties
d’une symphonie ou d’un concerto sont, comme il disait, « expliquées en langue
vulgaire »
. La même George Sand a consacré deux romans entiers à la musique :
l’un, Consuelo, faillit par un singulier retour devenir un opéra entre
les mains de Liszt ; l’autre, Les Maîtres sonneurs, est un pieux
hommage à la musique populaire de son Berry. Depuis lors, Taine127 a brillamment interprété des sonates de
Beethoven, non sans faire remarquer avec justesse que la musique, évoquant, non des
formes distinctes ni des idées précises, mais des états d’âme et des nuances de
sentiment, laisse à l’interprétation une liberté des plus larges. Bien hardi, certes,
qui oserait garantir la fidélité d’une traduction de ce genre ! Mais qu’importe, en
somme, si les pensées ou les rêveries suggérées à l’écrivain ne sont pas celles qui
hantaient la cervelle du musicien, pourvu qu’elles soient intéressantes et qu’elles ne
trahissent pas le sens général du morceau ? L’exactitude en pareille matière, à moins
que l’auteur n’ait pris la peine de ses intentions, est chimère pure.
Outre ces prétextes à « transpositions d’art », la musique a encore fourni à la
littérature des procédés et des modèles. Les poètes, sans parler de leurs efforts
rarement heureux pour reproduire par l’harmonie imitative les voix de la nature, se sont
livrés à des recherches de sonorité ou d’euphonie qui les ont menés fort loin. Ils se
sont laissé entraîner hors des limites de leur art, sur les terres de la musique, et la
poésie s’est trouvée alors transformée et même absorbée par sa voisine.
On le vit bien dans les curieux essais de l’école dite décadente. Ce fut au lendemain
d’une époque où la musique avait suscité des admirations et des querelles ardentes ; ce
fut aussi dans un temps où les âmes, troublées et désorientées, se plongeaient à s’y
perdre dans la pénombre des sciences occultes et dans la grisante atmosphère du
mysticisme ; ce fut enfin à un moment où le culte de l’art pour l’art rendait les
écrivains plus sensibles au vêtement de l’idée qu’à l’idée même, plus attentifs à
l’extérieur de la phrase qu’à son contenu.
Théophile Gautier, ce grand « visuel », n’était certes pas un fanatique de la musique,
témoin la fameuse boutade où il la définissait « le bruit le plus cher qui
existe »
. Il devait cependant contribuer à son triomphe. N’avait-il pas écrit
que les mots ont par eux-mêmes leur valeur et leur beauté propres,
indépendamment du sens qu’ils peuvent avoir ? Flaubert, qui s’épuisait à ôter les
assonances d’une ligne, n’avait-il pas dit qu’un beau vers qui ne signifie rien est
supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose ?
Survint tout un bataillon de jeunes poètes pour pousser jusqu’au bout le mouvement qui
emportait les esprits vers une poésie jalouse de rivaliser avec la musique. Le fond et
la forme des vers furent également bouleversés.
D’abord il fut convenu que le vague était le fin du fin. « Ta pensée, garde-toi de la
jamais nettement dire128 », ordonnait un des pontifes de l’art nouveau.
Elle était invitée, cette belle mystérieuse, à demeurer jusqu’à la fin enveloppée
« du nimbe subtil d’une équivoque féconde »
. Par quoi les idées nettes
allaient-elles être remplacées ? Par des sentiments indécis et flottants comme les
brouillards du matin, par des rêves insaisissables comme des fantômes, par des symboles
volontairement obscurs comme les oracles des Sibylles. Par des sensations aussi, par des
« notations musicales » ; telle désinence avait, paraît-il, un éclat voilé qui éveillait
dans l’âme mille retentissements prolongés ; telle voyelle équivalait à tel instrument ;
A donnait le son de l’orgue, E de la harpe, U de la flûte ; il s’ensuivait qu’on pouvait
orchestrer un poème comme le compositeur marie dans une symphonie les cors, les fifres
et les hautbois.
D’autre part, le vers disloqué, désarticulé, désossé, devenait onduleux, fluide,
vaporeux. Il perdait son rythme pour se mouler sur celui de la phrase musicale, et,
comme la rime le gênait encore dans ce travail d’assimilation, il finissait par
s’anéantir dans une prose chantante qui n’était plus qu’une mélodie continue.
Je fais ici de l’histoire, non de la polémique. J’explique le plus que je peux et je
juge le moins possible. Je ne rechercherai donc pas si la poésie lyrique, ainsi
comprise, mérite l’impertinente qualification que Montesquieu appliquait à celle de son
temps : une harmonieuse . Il se peut qu’un Verlaine, un Mallarmé aient
obtenu de la sorte quelques effets
inattendus de délicatesse caressante ;
il se peut qu’ils aient réussi à charmer quelques initiés par de petits morceaux
raffinés où il n’est pas très nécessaire de savoir ce qu’on veut dire. Il resterait à se
demander combien de temps une littérature peut se passer de clarté et vivre dans des
régions crépusculaires. Question qui prête à discussion, bien que les faits semblent y
avoir déjà répondu ! Ce qui est du moins indiscutable, c’est qu’en certaines
circonstances la pénétration de la poésie par la musique peut se produire et qu’en
pareil cas les œuvres poétiques d’une dizaine d’années en gardent l’ineffaçable
empreinte.
Il faut dire qu’à d’autres moments la littérature prend sa revanche. C’est elle qui à
son tour agit sur sa rivale. Elle a été maintes fois l’inspiratrice des musiciens ; elle
a éveillé leur imagination par contre-coup. Telle légende, tel roman, tel drame (je
parle d’œuvres dont les auteurs ne songeaient pas du tout à cet honneur et le
redoutaient peut-être) ont été des sources fraîches d’où ont coulé sur le monde des
flots d’harmonie. Sur telle pièce de vers qui s’épanouissait au soleil, drue, vivace,
parfaite en son genre, sans désirer un inutile surcroît de grâce, le chant est venu se
poser comme un oiseau sur un rameau fleuri. Rien de plus ordinaire que ces miracles de
transsubstantiation artistique. Il est plus aisé de traduire la poésie en musique que de
faire l’inverse, et c’est par centaines que l’on compterait les compositeurs qui ont
laissé courir leur verve inventive à la suite des écrivains.
De plus, est-ce que parfois la musique ne s’est pas aventurée, elle aussi, dans des
domaines où elle n’avait pas le pied solide ? N’est-il jamais arrivé qu’à l’imitation de
la littérature elle se soit crue capable d’exprimer des idées abstraites et
compliquées ? Il me semble avoir rencontré, sur des programmes destinés à des
symphonies, des considérations philosophiques ou historiques que l’auteur prétendait
traduire par des sons. Mais je laisse aux historiens de l’évolution musicale, plus
compétents que moi en la matière, le soin de décider si la musique ne s’est pas trompée
parfois sur la portée de ses forces, et je passe à l’étude des œuvres où les deux
rivales, appelées à travailler ensemble et de concert, ont
dû contracter
une union d’autant plus fertile en conflits qu’elle était plus intime.
Leur union n’a pas eu le don de plaire à tout le monde. Lamartine ne pardonna jamais
aux musiciens, sauf à Niedermeyer, d’avoir osé surajouter une mélodie aux vers si
mélodieux du Lac. Suivant lui, la poésie et la musique se nuisent en
s’associant, perdent chacune quelque chose de leur puissance et de leur beauté. Malgré
cette protestation renouvelée plus tard par Laprade, leur alliance, aussi perpétuelle
que celle des cantons suisses, s’est maintenue depuis l’origine des temps.
Pour ne parler que de la France, elle se retrouve toujours dans le drame et dans la
chanson. Au moyen âge, dans les miracles et les mystères, on entend parfois un trio composé d’une basse, d’un baryton et d’un
ténor : c’est la Sainte Trinité qui est censée parler. La foule prend de temps en temps
une part active à la représentation, en entonnant un cantique avec les acteurs ; et dans
les profondeurs de l’église, à laquelle est souvent adossé le théâtre, l’orgue mêle au
chœur sa clameur puissante qui tour à tour gronde ou s’apaise au gré du Créateur. En des
époques plus anciennes encore, les troubadours accompagnent sur la viole d’amour les
chansons, aubades et sérénades qu’ils composent en l’honneur de la dame de leurs
pensées. Des cantilènes populaires sont l’origine et le noyau de nos chansons de geste,
et, plus tard, les jongleurs qui les débitent en font une sorte de récitatif ou de
mélopée, comme ce Taillefer « qui moult bien cantait »
et qui, en tête de
l’armée de Guillaume le Conquérant, lançait à pleine voix la Chanson de
Roland, vraie Marseillaise de ce temps-là. Plus près de nous,
l’alliance reparaît au théâtre, depuis le grand opéra et la comédie-ballet jusqu’au
vaudeville, à l’opéra-comique, au mélodrame, à l’opérette ! Elle se montre dans les
cantates, les oratorios, les chansons, soit qu’elles ressemblent à une sonnerie de
clairon, comme le Chant du départ, soit qu’elles s’élèvent jusqu’à
l’ode, soit qu’elles s’attendrissent en romances, soit qu’elles dégénèrent en
chansonnettes de café-concert ou se transforment en lamentations, comme celles que le
poète
Rollinat exhalait dans les salons en s’accompagnant d’un violon
plaintif.
On peut suivre dans deux de ces genres mixtes, la chanson et l’opéra, les effets de
cette coopération. On ne sera pas étonné de rencontrer des tiraillements et des
compromis entre les deux alliées.
Dans la chanson, la musique paraît avoir servi plus que gêné la littérature. Sur les
ailes de la mélodie, des paroles parfois médiocres ont volé plus haut et plus loin
qu’elles n’auraient pu aller par leurs propres forces. Grâce à quelque vieil air, resté
dans les mémoires, telle piécette de vers a gardé une popularité qu’elle n’avait pas le
droit d’espérer. Et puis le refrain, le rythme imposé, qui étaient souvent gracieux et
légers, ont donné à l’allure du poète plus de vivacité. Le cadre étroit, où il devait
s’enfermer, l’a forcé à une sobriété salutaire, à une concision énergique : son talent y
a gagné une vigueur qu’il n’aurait peut-être pas eue sans cela. L’œuvre de Béranger
fournirait, au besoin, mille preuves du profit qu’il a tiré de cette contrainte
heureuse. Elle prouverait aussi qu’il en a quelquefois souffert, que sa pensée est
devenue ça et là pénible et même obscure à force d’être condensée. Il semble pourtant
que, somme toute, en ce domaine leur action combinée ait été bienfaisante aux deux
collaboratrices et on ne voit pas qu’il se soit élevé entre elles de graves
différends.
Il n’en est pas de même dans l’opéra. L’une ou l’autre s’est, tour à tour, montrée
despotique.
La musique, à maintes reprises, n’a pas hésité à réclamer impérieusement la suprématie.
Mozart disait : « Dans l’opéra, la poésie doit être la fille absolument
obéissante de la musique. »
Et l’on pense si la pauvre fille, ainsi réduite à
l’humble place de Cendrillon, a été mal traitée. Auber, en France, le prenait de haut
avec le collaborateur de rencontre qu’il pouvait avoir pour les paroles. Il lui faisait
entendre une ariette, un motif quelconque, puis il disait : « Adaptez-moi à cela des
mots qui soient dans le sentiment de la phrase musicale, du rythme, et, autant que
possible, de la situation dramatique129. »
Soumise à des conditions pareilles, obligée de se plier aux caprices du
compositeur, la poésie a pu se plaindre souvent d’être sacrifiée, et il n’est pas
surprenant qu’elle ait alors rempli sa tâche avec quelque négligence. Beaumarchais déjà
lançait l’aphorisme fameux : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le
chante. »
Scribe, le librettiste ordinaire de Meyerbeer, a commis des vers qui
sont des péchés impardonnables contre la poésie et même contre la langue française. On
connaît ce passage des Huguenots : « Ses jours sont menacés !
Ah ! Je veux t’y soustraire. »
Il ne faudrait pourtant pas oublier que des
libretti ont été signés des plus grands noms de notre littérature. Corneille ne dédaigna
pas de travailler avec et pour un musicien. Quinault, par la molle harmonie dont il fit
preuve dans ses drames lyriques, ne fut peut-être pas inutile à Racine, le futur auteur
des chœurs d’Esther et d’Athalie. Mais aussi que de
fois les vers d’un poète n’ont-ils pas été brisés, tordus, défigurés, massacrés sous
prétexte de devenir un canevas à grands airs ou à chœurs plus ou moins ridicules !
Par une revanche facile à comprendre, les poètes ou leurs amis ont parfois prétendu
réduire la musique au rôle accessoire. Un directeur de l’Opéra de Paris avait coutume de
dire qu’il fallait avant tout s’occuper de la pièce, en choisir une qui eût réussi et
possédât par avance la faveur du public, puis la confier à un arrangeur habile chargé de
la découper en scènes à effet ; après quoi l’on pouvait jeter dessus n’importe quelle
musique ; le succès était sûr. — Recette douteuse où le musicien est ravalé au rang du
cuisinier qui se charge de faire passer, à l’aide d’une sauce affriolante, la fraîcheur
douteuse d’un poisson !
Il est permis de rêver une entente plus fraternelle et plus heureuse entre les deux
puissances. C’est celle qui repose sur une mutuelle reconnaissance de leurs droits et de
leurs limites, sur une espèce de contrat où, considérées comme équivalentes, elles
s’accordent l’une à l’autre un égal respect en se répartissant des fonctions
différentes.
Chacune d’elles a par nature, comme l’homme et la femme dans un ménage, des aptitudes
et des attributions spéciales. La poésie possède une faculté de précision qui manque à
la pensée musicale ; elle est donc appelée à formuler l’idée mère
du drame,
à combiner les événements et les passions dont la rencontre et le conflit amèneront des
situations terribles ou plaisantes ; elle détermine ainsi la voie où doit s’engager
après elle l’inspiration du compositeur. La musique, de son côté, triomphe, dès qu’il
s’agit d’imiter les bruits de la nature ; elle peut atteindre en cela une perfection
refusée à sa sœur. Quel écrivain pourra jamais, par exemple, faire parler les voix
mystérieuses de la brise et des oiseaux dans les branches, de façon à égaler les
frémissements aériens et les frissons harmonieux par lesquels Wagner évoque (dans Siegfried) les murmures de la forêt ? La musique, en outre, complète et
renforce l’expression dont la poésie a revêtu les sentiments ; elle donne aux paroles et
aux cris partis du cœur une puissance de pénétration plus grande ; elle leur donne en
même temps une signification plus large, plus générale, en les traduisant dans une
langue universelle. Elle n’accompagne pas seulement la poésie ; elle la dépasse ; elle
va jusqu’où les mots n’arrivent plus ; elle peut exprimer certains paroxysmes qui
défient toute notation ver baie. Et, parfois, le défaut qu’elle a d’être vague devient
une qualité précieuse ; elle excelle à rendre sensibles certains états d’âme imprécis et
crépusculaires ; elle est le langage de la rêverie, de l’indéterminé, de
l’indéfinissable130.
De la sorte, si l’on veut que chacune reste à la place qui lui appartient, c’est la
poésie qui commande d’abord, tandis que la musique est obligée de se plier docilement
aux inventions du poète, aux rythmes qu’il a choisis, à l’accent tonique des mots qu’il
a entrelacés. Mais la servante devient bientôt maîtresse : la musique, en se développant
dans le cadre qui lui est tracé, passe au premier plan ; elle efface par son éclat, en
suivant les lignes qui règlent sa marche, la poésie même qui les a dessinées. On dirait
un ministre, qui a reçu des ordres d’un souverain, mais qui l’éclipsé ensuite par la
façon brillante dont il les interprète et les exécute.
La conception de ce partage équitable des rôles peut
s’appuyer sur des
autorités considérables. Gluck écrivait déjà : « La musique doit ajouter à la
poésie ce que l’heureux accord de la lumière et des ombres, la vivacité des couleurs
ajoutent à la correction et à la bonne tenue du dessin, en animant les figures sans en
altérer les contours. »
Seulement pour que l’accord et l’équilibre, difficiles
à établir et faciles à déranger, se maintiennent, peut-être faut-il qu’il y ait fusion
du poète et du musicien en une seule et même personne, et qu’en sus l’artiste doublement
doué ait une égale maîtrise dans l’un et l’autre art. En Allemagne, Wagner ; en France,
Mme Augusta Holmes, M. Vincent d’Indy jet quelques autres ont
poursuivi cet idéal et s’en sont approchés.
Mais ces relations d’une idéale intimité entre la musique et la littérature n’ont pas
encore eu le temps de se développer, et, comme je n’ai voulu être ici qu’un historien,
je m’arrête au seuil de l’avenir qui les rendra peut-être aussi ordinaires qu’elles
paraissent l’avoir été aux beaux jours de la Grèce antique.
§ 2. — L’architecture et la littérature, pour peu qu’on compare leur histoire,
apparaissent liées dans leur développement par des rapports étroits et constants.
Au moyen âge, églises, châteaux, hôtels de ville représentent les trois faces
principales de la société française ; ce sont les monuments d’une France chrétienne,
féodale et municipale. Or les chansons de geste, les poésies guerrières et galantes des
troubadours et trouvères, les mystères, qui étaient souvent joués par toute la
population d’une ville, ont dans leur ensemble les mêmes caractères. Si l’on voulait
pousser dans le détail la comparaison, on pourrait observer que les cathédrales mettent
plusieurs siècles à s’achever ; que, commencées dans un style, elles sont fréquemment
finies dans un autre ; qu’elles sont de grandes œuvres collectives où ont collaboré
beaucoup d’architectes inconnus ; que dans leurs statues, leurs bas-reliefs, leurs
vitraux, elles sont la vivante image des croyances du temps ; mais que d’ailleurs elles
laissent libre carrière à la fantaisie des artistes et admettent la satire et la
parodie, fût-ce celle du clergé. Or, n’en est-il pas ainsi des grands poèmes de la même
époque ? Tel d’entre eux se continue pendant plus de cent ans et change
de nature sur la route ; il commence par la gaieté, par la joie de vivre, et finit par
l’amertume et la raillerie mordante. Les poètes qui ont travaillé à ces vastes
constructions sont souvent inconnus. On y va de la piété sincère à la moquerie et l’une
fraternise avec l’autre dans plus d’un drame sacré. Le Roman de la
Rose est comme un animal chimérique, ayant une tête d’agneau et un corps de
loup ; il passe de l’allégorie quintessenciée à l’attaque violente de l’Église et des
autres puissances. Le Roman de Renart, qui débute par une malice
innocente, se termine par des appels à la révolte.
Si l’on doutait de la marche parallèle des deux arts, ce qui se passe lors de la
Renaissance suffirait à la mettre hors de contestation. Au moment où Ronsard et son
école ressuscitent les dieux du vieil Olympe, calquent les procédés et les mots mêmes
des poètes de l’antiquité classique, l’architecture se refait grecque et latine comme la
littérature. Adieu l’ogive ! Vivent le plein cintre et la coupole ! Et de même que les
œuvres du moyen âge paraissent aux contemporains de Louis XIV barbares, grossières,
surannées et sont flétries par eux du nom de gothiques, de même les plus belles
cathédrales de l’ancienne France sont victimes de leur goût dédaigneux. Elles ne
retrouveront faveur qu’à l’époque où la France, se retournant avec sympathie vers ce
passé lointain, se reprendra d’amour pour la poésie des trouvères, c’est-à-dire au
commencement de notre siècle. Monuments écrits, monuments bâtis ont souffert du même
mépris, bénéficié du même regain d’admiration !
Qui croirait aujourd’hui, en parcourant les châteaux dont la Renaissance a semé les
bords de la Loire, en voyant ces merveilles d’élégance et de délicatesse, à la fois si
sobres et si riches dans leur ornementation, qu’à certaines époques ils ont déplu au
point d’être regardés comme indignes d’être conservés ? Ce fut pourtant le cas. Au
château de Blois, Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, fit démolir toute une aile pour
la rebâtir à sa guise, et la mort seule l’empêcha de détruire le reste. A Paris, sous le
règne de Louis XV, on fit le plan d’un nouvel Hôtel de Ville, parce que l’autre, un
chef-d’œuvre datant de François Ier, paraissait d’une structure trop
peu
classique. Ces dédains rigoureux correspondent au temps où Malherbe et
Boileau dénigraient Ronsard, où Voltaire exhalait son aversion à l’égard d’un siècle
durant lequel l’on s’était égorgé pour des controverses religieuses.
L’architecture subit ainsi les mêmes modes que les œuvres littéraires. Dans la seconde
moitié du xviiie
siècle, il y eut comme, une seconde
Renaissance. L’adoration pour l’antiquité se réveilla. Il fut convenu qu’il fallait tout
faire à la grecque. C’est alors que dans un souper, où les convives couronnés de roses
avaient bu du vin de Chypre et mangé couchés suivant l’usage des anciens, l’enthousiasme
des convives dota le poète Lebrun du surnom qui lui est resté de Lebrun-Pindare. C’est
alors aussi que colonnades, portiques, temples grecs se bâtissent de toutes parts,
jusque dans les îles en miniature, dont les grands seigneurs ne manquent pas d’orner les
bassins de leurs parcs.
Notre siècle enfin, qui a fouillé l’histoire avec tant de zèle et de patience, qui a
pris tant de plaisir à ressusciter les âges disparus, a eu les plus habiles
restaurateurs de monuments anciens, si bien qu’à force de reproduire tous les styles il
a presque oublié d’avoir le sien propre. Il a bâti bien des maisons Renaissance, des
églises romanes ou ogivales. Il n’a guère montré son originalité, vrai siècle de
commerce et d’industrie, que dans des ponts, des gares, des viaducs, des palais
d’Exposition, constructions souvent énormes où le fer et le verre remplacent en partie
les antiques matériaux et inaugurent peut-être un art nouveau, capable d’une hardiesse
et d’une puissance plus grandes. Evolution semblable à celle de la littérature actuelle,
qui, dégagée peu à peu des formes et des traditions du passé, essaie en tâtonnant de
créer des moules nouveaux pour la pensée.
Si nous cherchons cependant une action directe de l’architecture sur la littérature, il
faut avouer que nous trouvons peu de chose. Nous la voyons tout au plus lui fournir des
sujets de y description. Une cathédrale est l’héroïne d’un roman fameux de Victor Hugo.
C’est le temps où les mots ogive et pyramide
expriment le superlatif de l’admiration à l’égard d’un poème et l’on dirait parfois que
les écrivains romantiques se piquent
d’une belle émulation à l’égard des
architectes. Qu’on relise la curieuse préface des Orientales. Le poète
y souhaite « pour la France une littérature qu’on puisse comparer à une ville du
moyen âge »
, et si on lui demande ce qu’il a voulu faire lui-même dans son
livre, il répond : une mosquée, « la mosquée orientale, au dôme de cuivre et
d’étain, aux portes peintes, aux parois vernissées, avec son jour d’en haut, ses
grêles arcades, ses cassolettes qui fument jour et nuit, ses versets du Koran sur
chaque porte, ses sanctuaires éblouissants, et la mosaïque de son pavé et la mosaïque
de ses murailles ; épanouie au soleil comme une large fleur pleine de
parfums »
.
L’architecture ainsi a peut-être aidé parfois les littérateurs à concevoir leur œuvre
comme un ensemble touffu, complexe et ordonné quand même, dont les différentes parties
s’agencent en vue d’un effet harmonieux. Parfois aussi, elle a prêté un symbole de
pierre à l’idée d’un poète ou d’un romancier. Théophile Gautier, un soir qu’il rêve à
son existence passée, se représente visitant « le Château du Souvenir131 », un vieux manoir perdu dans les
broussailles, rongé par le temps et les orages, meublé de vieilles tapisseries et de
portraits effacés, peuplé d’ombres grises et roses qui disparaissent avec le soleil
levant. M. Zola, lui, s’est plu à donner pour centre à ses romans, quelque vaste
édifice132 : une halle, un cabaret, un grand magasin, une usine, une église même ; il
l’anime alors d’une vie fiévreuse, fantastique, inquiétante ; il en fait un être
redoutable mêlé à l’action, agissant sur les personnages qui s’y meuvent, devenant plus
d’une fois le plus important d’entre eux tous.
Plus profonde serait l’influence de la littérature sur l’architecture, s’il fallait en
croire une prophétie sibylline que Victor Hugo, rapprochant la cathédrale de Paris du
premier livre imprimé, a condensée dans une formule de style lapidaire : Ceci tuera cela.
Cet oracle a deux sens au moins, ce qui est peu pour un oracle. Il peut signifier que
l’imprimerie doit tuer la foi catholique ; que Gutenberg est le précurseur de Luther et
de Voltaire ;
que l’hérésie jusque-là étouffée va devenir, grâce à la
presse, la Réformation victorieuse et l’incrédulité triomphante. Mais il veut dire aussi
que les Eglises sont des livres de pierre où les générations d’autrefois écrivaient leur
pensée pour l’éternité ; qu’elles ont été des symboles compliqués, où le plan, les
sculptures, les plus minces détails exprimaient des idées ; que, parlant ainsi aux
initiés un langage mystérieux, elles parlaient en même temps aux yeux de la foule par
leurs vitraux, leurs fresques, leur peuple de statues ; qu’elles ont matérialisé durant
des siècles le génie poétique et les aspirations populaires ; que les cathédrales
gothiques en particulier, par leur élan vers le ciel, par la hardiesse de leurs lignes
verticales, ont rendu à merveille les espérances et les envolées mystiques d’un âge de
foi tourné presque tout entier vers l’au-delà ; seulement que, l’imprimerie étant
inventée, la pensée, au lieu de se pétrifier, devient oiseau, vole d’un bout du monde à
l’autre, se rit du temps et de l’espace, sûre qu’elle est de pouvoir se multiplier à
l’infini ; que désormais la Bible de marbre et de granit est vaincue et destinée à être
remplacée par la Bible de papier, plus claire, plus mobile et, malgré l’apparence, plus
durable.
L’auteur a développé cette prédiction dans un chapitre magistral. On peut cependant se
demander s’il n’a pas tordu les faits pour les besoins de sa thèse. Il s’en faut que
tous les monuments construits depuis le moyen âge soient des monuments de décadence. Et
à supposer même que l’architecture sacrée ait été frappée au cœur par une découverte qui
contenait en germe l’émancipation des intelligences, ce n’est pas une raison suffisante
pour conclure à une hostilité fondamentale entre l’art d’écrire et l’art de bâtir.
L’architecture est en mue ; elle n’est pas morte et ne semble pas en voie de mourir.
Il est vraisemblable que la pensée humaine de l’avenir trouvera de nouvelles occasions
et de nouveaux moyens de s’incarner dans des édifices qui auront aussi leur
signification et qui symboliseront, à leur manière, les tendances des moments où ils
seront élevés. Le chapitre du poète est curieux à lire : on ne saurait le prendre au
pied de la lettre.
Cela est si vrai que V. Hugo lui-même, en faisant une guerre acharnée à ceux qu’il
appelait les gâcheurs de plâtre, a contribué,
non seulement à sauver de la
destruction beaucoup d’édifices du passé, mais à changer le goût des architectes de son
temps ; il leur a enseigné à opérer des restaurations intelligentes et même à créer un
style d’architecture analogue au style du romantisme littéraire.
L’influence des deux arts l’un sur l’autre n’a donc pas été nulle, mais il sont trop
différents pour qu’elle ait été considérable.
§ 3. ― Plus nombreux et plus intimes sont les rapports de la littérature avec la
peinture, la sculpture, l’orfèvrerie, la gravure. Son union étroite avec elles est
prouvée déjà par ce fait que beaucoup d’expressions leur sont communes : la chose est
facile à remarquer dans le langage de la critique. Artiste est devenu
souvent synonyme d’écrivain. On parle couramment du coloris, de la
palette, du pinceau d’un auteur qui sait décrire. On dit volontiers, en argot d’atelier,
que les personnages d’un romancier sont « faits de chic », s’ils trahissent plus de
fantaisie que d’observation ; ou bien qu’ils sont solidement campés, peints en pleine
pâte, bien dessinés ou gravés en relief s’ils présentent des traits nettement marqués.
Oh définit un conte en l’appelant un tableau de genre. On donne titre à une série de
petits morceaux en prose ou en croquis, pastels, profils, etc.
Aussi est-il naturel que dans le développement de ces arts voisins qui font échange de
vocabulaire se remarquent à chaque instant des coïncidences. Aux environs de 1830, c’est
à qui jettera sur la toile ou le papier des idées empruntées à Byron, à Gœthe, à
Shakespeare. Peintres et écrivains ont mêmes modèles, même idéal. Les sujets traités,
les caractères généraux, le style offrent chez les uns et les autres de frappantes
ressemblances. Delacroix est un romantique en peinture comme Victor Hugo l’est en
littérature. Cette liaison existe plus ou moins à toute époque. Pour peu qu’on parcoure
un musée ou qu’on feuillette une collection d’estampes, on voit se dresser en pied
devant soi des êtres qu’on retrouve dans les pièces ou les romans contemporains. Les
amoureux et les amoureuses de Marivaux, si fins, si délicats, si gracieux, revivent dans
ceux
que Watteau embarque pour Cythère : le peintre explique le poète et
réciproquement. Les figurines modelées par Clodion sont par leur gentillesse polissonne
en complète harmonie avec les vers musqués de Dorat et les récits égrillards de
Crébillon fils. Un peu plus tard, quand le goût de la campagne mêlé à une sensiblerie
larmoyante s’est réveillé dans le cœur des citadins blasés, Greuze représente l’Accordée de village et d’autres scènes villageoises bien propres à
toucher les âmes sensibles. De vraies vaches et de vraies prairies reparaissent dans
l’œuvre des peintres en même temps que dans celle de Rousseau. Lorsque André Chénier
essaie de reproduire la simplicité des idylles anciennes, David et son école se vantent
de faire « de l’antique tout cru ». A la fin du second Empire, Carpeaux, sur la façade
de l’Opéra de Paris, figure la danse par un groupe de bacchantes échevelées, et il n’en
faut pas davantage pour évoquer l’image de la haute vie parisienne durant les années qui
précédèrent la débâcle de 1870. Ces danseuses nues qui tourbillonnent emportées par un
mouvement vertigineux, qui semblent ivres de plaisir et prêtes à se pâmer, cette ronde
effrénée où le marbre palpite d’une vie si intense et si voluptueuse que, lors de sa
mise en place, la pudeur effarouchée de quelque pieux vandale l’inonda une nuit d’une
épaisse couche d’encre, comment les regarder sans entendre aussitôt dans sa mémoire les
flons-flons endiablés d’Offenbach, sans revoir par les yeux de l’esprit cette folle
orgie dont la cour impériale et les rois en exil ou en vacances menaient le branle et
dont témoignent encore les opérettes d’Halévy et Cie ?
Les théories dominantes d’une époque se reflètent dans ses arts plastiques comme dans
sa littérature. Chacun sait que l’exaltation de la sensibilité est un des traits
saillants du xviiie
siècle en sa seconde moitié. Ce
triomphe de la passion atteint la sculpture elle-même, bien qu’elle soit le plus calme
et le plus rigide des beaux-arts, bien qu’elle recherche d’ordinaire la pureté des
lignes et redoute les gestes trop violents. Le sculpteur Falconet reproche alors à la
statuaire antique de n’avoir pas été assez expressive et il revendique pour les modernes
le droit d’animer la pierre. Il prétend enrichir l’art français d’un talent qui a
manqué, suivant lui, à l’art grec. Il
écrit : « Ce talent, si
essentiel et si rare, quoiqu’il paraisse à la portée de tous les artistes, c’est le
sentiment. Il doit être inséparable de toutes leurs productions. C’est lui qui les
vivifie ; si les études en sont la base, le sentiment en est l’âme. »
Et les
contemporains le félicitent de faire sentir et penser le marbre, de le rendre capable
d’exprimer les affections douces et tendres aussi bien que les émotions vives et fortes.
Ses œuvres ont, en effet, quelque chose de fougueux et de dramatique. Or, Voltaire, au
même moment, se flattait de faire des tragédies plus tragiques, plus pathétiques que
celles de ses devanciers, ou, comme il disait, d’armer Melpomène d’un poignard plus
acéré.
En voilà, je pense, plus qu’il n’en faut pour prouver que les arts dont nous parlons
suivent la même marche que la littérature et se transforment avec elle sous l’action des
mêmes causes générales.
Mais agissent-ils sur elle ? Et comment ?
Il est aisé d’en montrer maint exemple. Je ne fais que mentionner les critiques d’art
qui, par métier, rendent compte des Salons et s’efforcent de traduire par des
combinaisons de mots des combinaisons de couleurs et de lignes. On peut signaler des cas
plus rares et plus inattendus, des œuvres littéraires inspirées par un tableau ou une
statue. Casimir Delavigne eut l’idée de mettre au théâtre l’histoire de Marino Faliero
en voyant à Venise, dans la salle où sont tous les portraits des doges, un cadre voilé
d’un crêpe noir et portant cette inscription : Hic est locus Marini Faletro
decapitati pro criminibus. Au salon de 1827, Mlle de Fauveau
exposa un bas-relief qui représentait Christine, reine de Suède, faisant assassiner son
favori Monaldeschi ; aussitôt trois jeunes écrivains, Brault, Soulié et Alexandre Dumas,
furent séduits par le sujet et composèrent chacun un drame qui roulait sur cette
vengeance royale. Victor Hugo133 rencontre, prisonnier dans sa gaine de pierre et oublié dans un
parc désert, un vieux faune qui rit éternellement et il interroge ce témoin des
splendeurs mythologiques et princières d’autrefois, ou bien, au sortir de l’atelier du
statuaire David d’Angers, il dit les rêves rayonnants de ceux qui
s’efforcent de « sculpter l’idéal ». Parfois même, il semble reproduire quelque vision
sculpturale restée au fond de ses yeux ; on a cité134 ces
vers :
Ne dirait-on pas des figures détachées de l’Arc de triompher Cette influence des arts
qui s’adressent à la vue s’est fait sentir non seulement à l’imagination des auteurs,
mais à la langue littéraire elle-même. A la fin du siècle dernier, elle était abstraite
et décolorée ; n’était-il pas recommandé de n’employer que les termes les plus nobles,
c’est-à-dire les plus généraux et partant les plus ternes ? Aussi qu’ils étaient à
plaindre les descriptifs d’alors, Delille tout le premier, qui « faisait » à volonté un
colibri, un chameau, une forge, qui se vantait d’avoir fabriqué une dizaine de soleils
couchants et tant d’aurores qu’il ne pouvait plus les compter ! Ils étaient condamnés à
représenter les pourpres du soir, les nuances délicates du matin, la verdure naissante
des bois, la moire changeante des lacs avec une palette sur laquelle il n’y avait guère
que du gris. C’est peu à peu que le coloris est rentré dans la langue. Bernardin de
Saint-Pierre, Chateaubriand ont d’abord restitué à la prose la faculté de parler aux
yeux, et les poètes, après eux, ont si bien su opérer un rafraîchissement analogue du
vocabulaire poétique que les faiseurs de paysages ou de portraits à la plume ont abondé
en notre siècle.
On peut dire qu’avec les romantiques la littérature est devenue pittoresque et plastique.
Théophile Gautier est à la fois un exemple et un artisan de cette transformation. Il
serait un de nos plus grands écrivains, si écrire consistait uniquement à décrire.
Peintre de vocation, il le resta la plume à la main. Admirateur du monde visible, il se
plut à en retracer le spectacle. L’ex-rapin, qui à la première représentation d’Hernani, arborait et mariait hardiment un pourpoint de satin cerise et
un pantalon vert d’eau, devint un
habile et puissant coloriste, sachant
placer au bon endroit l’épithète voyante, faire flamber sous un coup de lumière une
colonne de marbre ou le dôme d’une mosquée, iriser ses écrits de toutes les nuances de
l’arc-en-ciel. Comme un Italien de la Renaissance, comme un Francia, il est orfèvre
autant que peintre. Un de ses recueils de vers est intitulé : Emaux et
camées. Titre significatif ; mais plus significative encore l’explication qu’il
en donne135 : « Ce titre exprime le dessein de traiter sous forme
restreinte de petits sujets, tantôt sur plaque d’or ou de cuivre avec les vives
couleurs de l’émail, tantôt avec la roue du graveur de pierres fines, sur l’agate, la
cornaline ou l’onyx. Chaque pièce devait être un médaillon à enchâsser sur le
couvercle d’un coffret, un cachet à porter au doigt, serti dans une bague, quelque
chose qui rappelât les empreintes de médailles antiques qu’on voit chez les peintres
et les sculpteurs. Mais l’auteur ne s’interdisait nullement de découper dans les
tranches laiteuses ou fauves de la pierre un pur profil moderne et de coiffer à la
mode des médailles syracusaines des Grecques de Paris entrevues au dernier
bal. »
Est-ce un joailler qui parle ? On pourrait le croire. Son œuvre
apparaît comme un cabinet de gemmes, quand ce n’est pas comme une galerie de tableaux.
Il a toujours la mémoire tellement pleine d’œuvres d’art anciennes ou modernes qu’il
voit la nature même à travers. Il dit à chaque instant devant un paysage : c’est un
Claude Lorrain, un Ruysdaël. Il prodigue, pour exprimer ses sensations, les termes de
métier empruntés à l’architecture, à l’archéologie. C’est un artiste qui offre à ses
yeux une fêté perpétuelle et relègue au second plan idées et sentiments, absorbé qu’il
est par le plaisir de créer des images et de ciseler de belles phrases où les mots
brillent comme des rubis ou des émeraudes.
Les frères de Goncourt ont été en cela les continuateurs de Th. Gautier. Inventeurs et
propagateurs de « l’écriture artiste », ils ont, eux aussi, commencé par des études de
peinture ; ce sont des dessinateurs et des aquarellistes convertis et relaps.
S’ils ne reviennent que rarement au pinceau après l’avoir quitté, ils
retournent avec prédilection aux tableaux des autres ; ils ont contribué autant que
personne à mettre ou à remettre en vogue l’art du xviiie
siècle français et celui du Japon. Ce sont, comme on l’a dit, des hommes
de musée ; mais de plus ils sont novateurs ; ils sont les chefs d’une école qu’on peut
appeler impressionniste. Plus nerveux que Gautier, ils ajoutent à la vision nette des
choses et des gens la sensation aiguë que donne tel aspect fugitif d’une personne ou
d’un site. Regardez ce paysage croqué au vol136 : « 1861 ― 9 juin —. Sur l’eau, à l’ombre, un jardin
formé par une haie de roseaux à la Fragonard, levant leurs lances, d’où retombent si
élégamment des tiges brisées, et tout au bord les larges feuilles des nénuphars, offrant
et présentant, ainsi que des tasses sur des soucoupes, leurs fleurs étincelantes de
blanc frais à cœur jaune, reflétées dans la rivière lucide. J’adore ces fleurs
aquatiques. L’eau me semble rouler la flore de l’Orient et l’Orient même. Le roseau, le
nénuphar me font penser au décor de la porcelaine de Chine, et il y a de l’Asie pour moi
au bord de toute rivière… » Voyez-vous la précision des détails ? C’est ainsi que
l’endroit frappait le regard, le 9 juin, à l’ombre. Voyez-vous les réminiscences de
collectionneur qui surgissent et se pressent ? Ceci fait penser à un tableau de
Fragonard, cela évoque ces fleurs éclatantes qui s’épanouissent sur la porcelaine de
Chine. Les épithètes mêmes sont choisies, calculées pour rendre le ton exact d’une
nuance. Le blanc du nénuphar est frais. La rivière n’est pas seulement limpide ; elle
est lucide ; elle roule de la lumière. Et la description reprend : « Ce soir, au
bord de l’eau, la crécelle lointaine des rainettes ; par instants, le cri guttural du
tire-arache dans les roseaux ; un poisson qui saute ; des arbres
qui font dans le ciel une ombre mouillée comme dans l’eau, et dans toute cette nature
la paix de la nuit, de la mort. Je reste là jusqu’à onze heures… »
Cette fois,
c’est l’heure qui est notée, c’est la qualité spéciale d’une ombre. Car on sait que tout
ce qui nous entoure change de minute en minute et l’on envie à la photographie la
faculté de saisir des instantanés.
Il faudrait citer ici Flaubert. N’a-t-il pas déclaré que, en écrivant Madame Bovary, il avait voulu faire quelque chose nuance cloporte ou
punaise et, en composant Salammbô, une œuvre couleur pourpre. On
pourrait nommer beaucoup d’autres écrivains de nos jours137. Pour toucher à l’extrême limite où puisse, semble-t-il, atteindre
l’invasion des procédés des peintres dans la littérature, il ne restait plus qu’à
proclamer que les syllabes des mots ont leur couleur propre. Un sonnet fameux ―
peut-être ironique — essaya de préciser celle des voyelles. A, si je ne me trompe, était
noir ; E, blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu et, dès qu’il devenait long, violet. Le
jaune manquait. Pourquoi ? Mystère ! On n’en concluait pas moins qu’en amalgamant des
mots diversement colorés on pouvait en faire un bouquet agréable aux yeux. Il y avait là
fusion ou plutôt confusion de deux arts plus éloignés encore que la poésie et la
musique. On tombait dans l’incompréhensible et le chaotique. On arrivait au moment où,
suivant la coutume, un nouveau style dégénère entre les mains des imitateurs et des
outranciers en un pitoyable jargon.
Le désir de rapprocher la littérature de la sculpture n’a pas abouti à un pareil
mélange. On pourrait cependant signaler chez les Parnassiens un effort vers les formes
impassibles et pures, une versification rigide, un style ayant parfois le poli et le
froid du marbre. Mais, sans insister davantage, il est permis de dire que l’historien ne
saurait négliger les effets de cette pénétration des arts plastiques dans les domaines
propres à la littérature. Balzac distinguait deux classes d’écrivains : les écrivains
d’idées, ceux qui s’adressent surtout à l’intelligence, recherchent
le raisonnement serré, la langue vive, sèche et abstraite ; ils ont dominé chez nous au
xviie
et au xviiie
siècle ; les écrivains d’images, ceux qui tiennent à
parler aux sens et veulent les frapper par l’évocation directe des choses visibles. Ces
derniers ont abondé au xvie
siècle ; ils ont retrouvé un
éclat éphémère sous la minorité de Louis XIV ; puis ils ont reparu avec le romantisme et
plus encore avec les écoles qui l’ont
suivi. Ces particularités de
l’évolution littéraire ne peuvent sans doute s’expliquer que par une étude attentive de
l’évolution artistique.
Ceux qui s’occupent de cette étude feront bien d’examiner aussi quels effets la
littérature à son tour peut avoir sur les arts de la forme, de la couleur et du dessin.
Le volume imprimé évoque des figures, des scènes entières devant les regards de
l’illustrateur et c’est par centaines qu’on nommerait ceux qui de nos jours ont excellé
à traduire par des lignes ou des couleurs la pensée ou les rêves d’autrui. Ils
deviennent alors les et, à vrai dire, les collaborateurs des écrivains ;
ils forment, avec ceux qu’ils interprètent, une association étroite ; ainsi Tony
Johannot, Eugène et Achille Deveria sont inséparables des membres du cénacle romantique.
Lequel rend alors le plus de services à l’autre, de l’interprète ou de l’auteur du
texte ? Question qui, suivant les cas, peut être tranchée dans les deux sens. Gœthe, à
propos de son Faust, illustré par Delacroix138,
disait à Eckermann, qui remarquait combien de tels dessins aident à l’intelligence
complète d’un poème : « C’est certain : car l’imagination plus parfaite d’un
artiste nous force à nous représenter les situations comme il se les est représentées
à lui-même. Et s’il me faut avouer que M. Delacroix a surpassé les tableaux que je
m’étais faits de scènes écrites par moi-même, à plus forte raison les lecteurs
trouveront-ils toutes ces compositions pleines de vie et allant bien au-delà des
images qu’ils se sont créées. »
Mais à qui remonte en pareille occurrence
l’inspiration première ? Théophile Gautier dit de Delacroix : « Le fond de son
talent est fait de littérature. »
Et ce n’est pas alors une exception. Comme
le dit encore le même témoin irrécusable : « En ce temps-là, la peinture et la
poésie fraternisaient. Les artistes lisaient les poètes et les poètes visitaient les
artistes. On trouvait Shakespeare, Dante, Gœthe, lord Byron et Walter Scott dans
l’atelier comme dans le cabinet d’étude. Il y avait autant de taches de couleur que de
taches d’encre sur les marges de ces beaux livres sans cesse feuilletés. »
En fournissant ainsi des sujets, des motifs, des types à la peinture, il
se peut que la littérature l’ait parfois poussée hors de son vrai chemin ; qu’elle ait
incité les artistes à chercher l’intérêt ailleurs que dans la combinaison des tons et
des jeux de lumière, je veux dire dans la représentation de scènes pathétiques,
émouvantes. Diderot faisait de Greuze cet éloge inquiétant : « Le choix de ses
sujets marque de la sensibilité et de bonnes mœurs »
; le Mauvais
Fils puni lui semble un excellent tableau-leçon ; dans l’Accordée du
village, il relève un détail qui lui plaît, et il s’écrie : « Voilà un
petit trait de poésie tout à fait ingénieux ! »
Décrivant un paysage du
Poussin, il s’extasie sur l’idée que le peintre a eue de mettre au premier plan une
femme enveloppée par un serpent, et il conclut avec assurance : « Voilà les
scènes qu’il faut savoir imaginer, quand on se mêle d’être un paysagiste !… Il s’agit
bien de montrer ici un homme qui passe ; là un pâtre qui conduit ses bestiaux ;
ailleurs un voyageur qui se repose ; en un autre endroit, un pêcheur, la ligne à la
main et les yeux attachés sur les eaux ? Qu’est-ce que cela signifie ?… Quel esprit,
quelle poésie y a-t-il là-dedans ? »
Diderot paraît ainsi avoir encouragé une
peinture théâtrale, philosophique, morale, littéraire. Les critiques d’art, en étudiant
ces revanches assez fréquentes de la littérature, apporteront à son histoire, telle que
nous la rêvons, une importante contribution.
§ 4. — Nous en aurions fini avec la liaison des phénomènes littéraires et des
phénomènes artistiques, s’il n’existait des arts dits inférieurs, qui ne méritent
pourtant pas d’être dédaignés, parce qu’ils contribuent, eux aussi, au charme de la
vie ; j’entends ceux qui prennent à tâche de meubler et de décorer les habitations, de
dessiner les jardins et les parcs, de parer la personne humaine, et à cela il convient
d’ajouter les jeux, fêtes et divertissements qui aident l’homme à jouir de ses
loisirs.
On s’est avisé en notre siècle que l’homme, n’étant pas un pur esprit, est sensible aux
choses qui l’environnent, non seulement aux divers aspects de la nature, mais aux objets
avec lesquels il vit tous les jours et qui par leur seule présence exercent une action
profonde sur sa manière d’être et de penser.
On a, par suite, au théâtre,
replongé les personnages dans le milieu artificiel où s’est écoulée leur existence ; on
leur a rendu leur entourage de meubles familiers et leur costume habituel ; les poètes
n’ont pas craint de se faire archéologues et tapissiers pour reproduire avec une
exactitude rigoureuse le décor intime dans lequel se déroulent leurs drames. On commence
à comprendre aussi qu’un musée digne de ce nom, au lieu de ranger côte à côte dans des
galeries quelconques des œuvres séparées souvent par une large distance dans l’espace et
le temps, œuvres disparates qui hurlent de ce rapprochement forcé, devrait replacer
chaque groupe de tableaux et de statues dans un intérieur aménagé, meublé, orné à la
mode de l’époque et du pays où ils naquirent. Il n’y aurait presque point d’exagération
à dire qu’un sens nouveau semble ainsi s’être éveillé dans les âmes : le sens de
l’harmonie entre l’homme et la coquille, qui, façonnée d’abord par lui à son usage, le
façonne ensuite en l’enveloppant de toutes parts.
L’histoire littéraire doit bénéficier à son tour de la faculté précieuse acquise par
l’intelligence humaine ; et, pour commencer, elle ne peut pas oublier les liens qui
rattachent la littérature à l’ameublement. Le mot de style n’a-t-il point passé de l’une
à l’autre ? Ne dit-on pas d’une pendule, d’un fauteuil qu’ils sont de style Louis XVI ou
de style Empire ?
Cette liaison est si réelle que la vue seule d’un édifice, d’une chambre appelle l’idée
de certaines œuvres et exclut celle de certaines autres. Est-on en présence d’un manoir
du moyen âge, perché sur une montagne comme un nid d’aigle, emprisonné dans une triple
enceinte, formé de murs si épais qu’un réduit de plusieurs mètres carrés est parfois
taillé dans leur épaisseur ; pénètre-t-on dans les hautes salles, froides et nues, où la
lumière et les meubles étaient également rares ; on reconnait dès l’abord une demeure
calculée en vue de la sécurité, adaptée aux besoins d’une société où la guerre sévissait
partout et toujours ; on se représente aisément en ce château-fort une vie large,
puissante, batailleuse, mais aussi triste, d’horizon court, peu élégante, où les
plaisirs de l’esprit et les goûts délicats trouvent une place des plus restreintes. On
se figure très bien sous ces voûtes sonores une chanson guerrière déclamée d’une
voix tonnante, quelque conte gras et gaillard faisant éclater un gros rire
sur de larges faces ; on entend à la rigueur un chant d’amour charmant l’ennui des
longues soirées d’hiver où la châtelaine rêve et soupire. Mais peut-on imaginer dans un
pareil endroit une conversation fine et spirituelle, une éclosion de madrigaux et de
sonnets galants, des discussions sur la noblesse d’un mot ou sur une règle de
grammaire ? Evidemment la cage ne convient pas à des oiseaux de cette espèce.
Et en effet le jour où la société polie naît en France, le jour où la vie mondaine
s’organise, il faut un nouveau genre d’habitation qui réponde aux besoins nouveaux.
L’hôtel de Rambouillet, avant d’être le rendez-vous de l’aristocratie contemporaine, fut
une nouveauté par son ordonnance. La marquise, combinant des souvenirs d’Italie et
d’Espagne, en traça le plan elle-même. Il lui fallait, pour recevoir, plusieurs chambres
se faisant suite de plain-pied et communiquant par des portes à deux battants. Elle
relégua dans un coin du bâtiment l’escalier qui aboutissait à ce vaste appartement. Elle
laissa le jour entrer par des fenêtres hautes et larges s’ouvrant sur des jardins. Elle
fit peindre les murs de couleurs gaies. Elle amassa dans la fameuse chambre bleue où
elle se tenait assise ou couchée quantité de choses rares, des fleurs et des meubles
toujours à la dernière mode. C’est là que put s’épanouir à l’aise la littérature
précieuse. On comprend que dans l’enfilade de ces salles élégamment aménagées, embaumées
du parfum des fleurs, revêtues de tapis mœlleux, illuminées de l’éclat des bougies,
grands seigneurs et grandes dames aient pu prendre plaisir à mille jeux d’esprit
impossibles ailleurs, s’amuser à des bouts-rimés et à des énigmes, se divertir à tracer
des caractères ou à chercher des formules brillantes à leurs pensées ; on comprend que
les jeunes filles s’y soient parfois déguisées en nymphes et en bergères ; que la
galanterie et la poésie légère y aient germé comme sur leur terrain naturel139.
Toujours un changement de la décoration intérieure et du mobilier accompagne et trahit
un changement dans les goûts
littéraires. Cela est bien visible dans le
passage du xviie
siècle au xviiie
. Les meubles, au temps de Louis XIV, ont quelque chose de majestueux,
de solennel et en même temps de raide et de sévère. Les canapés sont pompeux et
incommodes. Les lits sont des monuments compliqués ; ils trônent sur une estrade élevée
de deux marches ; ils sont entourés d’une balustrade dorée qui forme ruelle ; aux quatre
coins se dressent des colonnes torses surmontées d’un entablement, d’une frise, d’une
corniche. Au-dessus du lit s’étale un baldaquin doré, sculpté, agrémenté d’animaux
fantastiques ou de figurines ; du haut de ce dôme pendent des rideaux étoffés, bordés de
franges d’or ou d’argent, et assez larges pour former en se rejoignant une espèce de
pavillon fermé. Ces lits d’apparat révèlent une société (il ne s’agit, cela va de soi,
que de la haute société) où l’on représente perpétuellement ; ils s’harmonisent, chez
les princes, avec le cérémonial du petit et du grand lever ; ils sont les sanctuaires
d’où les belles dames, enfouies dans des dentelles, tendent leur main à baiser aux
visiteurs.
Si l’on passe au temps de Louis XV, tout s’allège, devient leste, pimpant, coquet. Le
goût du confort et du luxe amène d’aimables métamorphoses. Le salon devient distinct de
la chambre à coucher, où le lit rétréci, frileux, blotti dans une niche cesse d’être un
meuble de parade. En revanche, ce salon, d’où est exilé ce qui a un caractère intime,
s’égaie de plafonds et de panneaux peints de couleurs claires, de lambris où des fleurs,
des fruits, des oiseaux se suspendent en guirlandes légères ; il s’encombre aussi de
bagatelles précieuses, de bibelots parisiens ou exotiques. Voici les figurines de. Saxe
et les vases de Sèvres, les porcelaines de la Chine et du Japon, les étagères chargées
de bronzes ciselés, les miroirs prodigués, les cheminées ornées de pendules et de
candélabres, les consoles sculptées, les parquets en marqueterie, les petits meubles en
bois odoriférant. Tout porte la marque d’un siècle voluptueux, de mœurs douces et
sensuelles. Plus de formes raides ! Les fauteuils prennent des contours onduleux. Les
bureaux sont remplacés par des « commodes », dont le nom seul est significatif. Les
canapés se changent en sophas, en ottomanes, en sultanes, en duchesses, et tous ces
sièges à noms variés ont ce caractère
commun d’être souples, mœlleux,
capitonnés, de cacher le bois sous l’étoffe. Changement de couleurs aussi dans les
tentures : on n’aime plus que les nuances tendres : le mauve, le vert d’eau, le jaune
soufre, le rose passé plaisent aux regards raffinés par la délicatesse de leurs
teintes.
Comment croire que la contemplation quotidienne de ces jolies choses ne donne pas des
habitudes à l’esprit comme aux yeux ? Est-ce qu’un éclat de voix et de passion ne
détonnerait pas au milieu de ces agréables brimborions ? Est-ce que des œuvres outrées,
amères, violentes ne seraient pas en plein désaccord avec ces appartements si bien
calculés pour réunir toutes les douceurs de l’existence ? Et, en effet, ce qui fleurit
dans cette première moitié du xviiie
siècle, c’est une
littérature souriante, gracieuse, sachant donner un air de frivolité aux choses les plus
graves, témoin les Lettres Persanes de Montesquieu. Ne cherchez plus
le sérieux d’un Boileau, l’austérité d’un Bossuet : C’est en souriant que Fontenelle
prépare le renouvellement de la philosophie. C’est en riant que Voltaire sape les
fondements de l’Eglise. C’est le temps où Marivaux est, sinon le père, du moins le
parrain du marivaudage. C’est le règne du joli et de l’esprit.
Les révolutions du mobilier continuent jusqu’à nos jours à s’associer à celles du goût
littéraire. A la fin du xviiie
siècle, l’antiquité est
partout, dans les maisons comme dans la littérature. Des chaises presque curules, des
lampes imitées des Grecs, des sujets romains sur les pendules, voilà ce qu’on rencontre
à chaque pas. Survient l’Empire et le moyen âge commence à ressusciter chez les poètes
et les historiens ; on chante le beau Dunois partant pour la Syrie, et aussitôt les
dieux et les héros antiques qui composaient les garnitures des cheminées se transforment
en troubadours langoureux et en châtelaines plaintives.
Il est inutile de prolonger cette revue des changements que les œuvres littéraires et
la décoration des intérieurs subissent de compagnie. Mais il est bon de dire un mot des
parcs et des jardins.
Qui veut avoir une bonne leçon de littérature comparée,
saisir sur le fait
la différence du goût entre le xviie
siècle et la fin du
xviiie
n’a qu’à traverser la courte distance qui
sépare le château de Versailles du Petit Trianon. D’abord un parc dont : les avenues se
coupent avec une régularité géométrique ; des pièces d’eau rondes, carrées, ovales,
peuplées de statues mythologiques ; des gazons ras instruits à flatter, devenus, eux
aussi, courtisans, et dessinant sur le sol des fleurs de lys ou l’initiale du Roi ; des
arbres prenant toutes les figures qu’il plaît au jardinier de leur donner ; des
charmilles prolongeant à perte de vue leurs murs de verdure où pas une feuille n’oserait
dépasser l’autre ; au milieu de tout cela des terrasses sablées, des escaliers
solennels ; bref quelque chose qui ressemble à un salon en plein air, une véritable ce
livre d’architecture. Mais, si l’on continue sa route, voici des allées sinueuses, des
accidents de terrain, des eaux courantes, un joli petit lac dont les rivages capricieux
sont ombragés de grands arbres, de jolis petits rochers tapissés de mousse, des
montagnes de trente pieds de haut, une Suisse en miniature. Là, enfouis dans la verdure,
des chalets coquets et mignons, où la reine de France venait battre le beurre de ses
blanches mains et jouer à la bergère avec les dames et les seigneurs de sa cour.
J’imagine que les Suisses de la garde royale devaient rire un peu dans leurs moustaches
de ces chalets d’opéra-comique et de ces bergères en souliers de satin et en robe de
mousseline. Mais qu’importe ? De même que les jardins anglais, les déserts, les
ermitages, les élysées, qui se multiplient à la même époque, Trianon prouve qu’à la
ville, à la cour même, on veut avoir l’illusion de la campagne et il permet d’évaluer
combien en cent ans a changé l’idéal de beauté. La littérature majestueuse et correcte a
été remplacée par une littérature coquette et sentimentale, éprise déjà de la nature :
tel est le sens qui se dégage du rapprochement des deux caprices royaux.
§ 5. — De même qu’il est utile à l’historien de chercher le goût d’une époque dans les
objets dont l’homme aime à s’entourer, de même il lui importe de connaître les types de
femmes qui ont été tour à tour à la mode. Il y a toujours un rapport entre le genre de
beauté féminine qui attire des adorateurs
et le genre de beauté littéraire
qui attire des admirateurs.
On peut s’en rendre compte en regardant la Restauration. Trois types principaux de
femmes sont en vue.
Le premier date de l’Empire : il est une survivance de la génération précédente ; il a
quelque chose de viril, de cavalier, de hardi, je dirais presque de soldatesque. Et,
comme les révolutions du costume marquent souvent des révolutions dans les mœurs, il
n’est pas superflu de consulter les journaux de modes. Jusqu’en 1824, nous voyons durer
le costume qui a été celui des contemporaines de Napoléon : des robes à taille remontée,
à jupe courte ; des chaussures en forme de cothurnes, se rattachant à la jambe par des
lacets ; une coiffure très haute se terminant par un chignon touffu, que soutiennent des
fils de fer, et, par-dessus cet édifice compliqué, un turban (le turban des mamelucks),
une espèce de baril de soie, comme on disait, ou bien un immense
chapeau chargé de fleurs, ou encore une toque sur laquelle flotte un menaçant panache de
plumes d’autruche. En somme, une toilette voyante, tapageuse, rappelant à la fois la
manie de l’antiquité qui avait sévi si fort au temps de la Révolution et l’allure
militaire qui fut de règle sous l’Empire.
Les manières ont gardé aussi une certaine désinvolture martiale. Mme de Staël, dans sa façon de marcher, de parler, de discuter, a une vivacité,
une fougue, une exubérance qui suffit à prouver qu’elle a brillé au temps du régime
impérial. Ses intimes la comparent à un bel orage. Mme Sophie Gay,
auteur de romans applaudis, mais dont l’œuvre la plus célèbre sera sa fille Delphine,
est également, pour prendre une expression qui a le tort d’être vulgaire, mais
l’avantage d’être très claire, toute en dehors. On a dit d’elle140 : « Tout en elle était sonore : ses
amours, ses amitiés, ses haines, ses défauts, ses vertus. »
Elle avait le
verbe haut, la parole vive, animée. Elle était infatigable à causer, à veiller, à
s’amuser. Elle avait cette surabondance de vie que les hommes de sa génération
dépensaient sur les champs de bataille. Elle et celles qui lui ressemblent répondent à
la littérature pseudo-classique qui fleurit chez les écrivains libéraux et
bonapartistes, aux vers à cocarde et à panache
des Messéniennes de Casimir Delavigne ou des chansons de Béranger.
Pour avoir une idée du type de femme qui va succéder à celui-ci, je n’ai point à sortir
de la famille de Mme Sophie Gay. Il suffit de considérer sa fille,
la belle Delphine. Impossible de rêver contraste plus frappant. Pendant que la mère
s’étale avec éclat et fracas, la fille, malgré des succès qui la désignent aux regards,
apparaît modeste, vêtue de blanc, le front grave, l’air inspiré, tenant le milieu entre
l’ange et la muse. Mme Récamier, quoique son ingénuité soit un peu
défraîchie, conserve la grâce et la blancheur virginales d’un lys qui se fane dans la
tiédeur close d’une petite chapelle. Elle a, suivant le mot d’une jeune femme d’alors,
des mines de pensionnaire vieillie. « C’est la madone de la
conversation »
, ont dit plus tard les Goncourt. C’est qu’en effet l’idéal a
changé. La femme qui par son âge ou par sa volonté de rester jeune représente la
nouvelle génération est éprise de poésie, de rêve. Elle est mystique et nerveuse. Ce
n’est plus une beauté robuste, opulente, sanguine. Le règne est venu de la beauté frêle,
langoureuse, éthérée qui vit les yeux levés vers les étoiles et toujours prête,
semble-t-il, à s’envoler de terre. Si elle est brune, elle fera songer à Mignon aspirant
au ciel ; si elle est blonde, elle sera mélancolique et pâle comme Ophélie, ou
semblable
(Il était convenu en ce temps-là qu’on était toujours candide en Allemagne). Elle aura
une admiration sans bornes, extatique, pour quelque grand écrivain. Si elle n’est pas
chateaubrianisée, c’est-à-dire lasse de la vie avant d’avoir vécu,
désenchantée, pénétrée du néant des choses, elle adorera Lamartine, elle rêvera d’être
une Elvire et de mourir poitrinaire. Il lui arrivera de défaillir en se trouvant
subitement en présence de son grand homme. Les modes, comme toujours, reflètent ce
nouvel état d’esprit. On se coiffe à la vierge, ou bien on laisse pendre ses cheveux en
longues boucles qu’on appelle des anglaises et qui font penser au feuillage éploré d’un
saule élégiaque. Les robes, agrémentées de bouillonnés, de larges manches pagodes, ont
je ne sais quoi de vaporeux, d’aérien, et l’écharpe dont les
bouts flottent
au vent achève de donner à celle qui la porte l’air d’un oiseau aux grandes ailes. Elle
répond au romantisme commençant, teinté d’exotisme, imprégné d’une vague religiosité et
annonçant un puissant réveil de la poésie lyrique.
Reste un troisième type intéressant. C’est la femme politique, suivant avec passion les
débats du Parlement, buvant les discours des orateurs, écrivant au besoin un article sur
les affaires publiques. Ce sera, si vous voulez, la duchesse de Broglie, qui passe des
journées à la Chambre des députés et chaque soir jette sur le papier des notes sur les
hommes et les choses qu’elle a vus, en citant bravement du latin au risque de
l’écorcher. Ce sera Mme de Duras, encore une duchesse, qui fait et
défait des ministres, et des ambassadeurs. Ce sera Mme Guizot qu’on
trouve un jour toute en larmes, parce que le gouvernement prorogeait les élections de
certains départements et que cela compromettait la nomination des députés de son parti.
Les femmes de ce genre sont ambitieuses, ardentes, désireuses de jouer un rôle par
l’entremise de l’homme de leur choix. On trouverait quelqu’une de ces Égéries à côté de
presque tous les hommes d’État du moment. Elles sont d’ailleurs austères, un peu
guindées, d’une vertu inattaquable ; elles ont quelque chose de protestant, de puritain.
Elles répondent aux théories doctrinaires, à toute cette littérature politique et
historique qui s’épanouit en gros livres, en discours, brochures et innombrablables
articles de journaux.
En toute époque, il y a une enquête semblable à faire ; et, bien menée, elle peut jeter
quelque lumière sur les plus délicates variations du goût littéraire. Car toujours les
variations de l’idéal en matière de beauté humaine les provoquent, les reproduisent ou
les accompagnent.
Cette étude implique, on vient de le voir, celle des variations que subit le costume.
Quoi ! dira-t-on, la mode, ce papillon insaisissable et toujours en mouvement, ne
va-t-elle point au hasard ? Sa marche folle et désordonnée ne se dérobe-t-elle pas à
toute espèce de règle et de formule ? Eh bien ! non ! La mode, comme toute chose au
monde, obéit à des lois ; et elle est, à n’en pas douter, pour qui sait l’interpréter,
une grande révélatrice
de l’esprit d’un peuple à un moment donné. Les
frères de Goncourt ont écrit : « Un temps dont on n’a pas un échantillon de robe,
l’histoire ne le voit pas vivre »
, et Renan a quelque part défini la
coquetterie « le plus charmant de tous les arts »
.
La mode tout d’abord enrichit la langue de termes nombreux dont la destinée est
diverse. Ou ils disparaissent après un succès éphémère ; ou ils demeurent comme des
témoins indestructibles de choses ou d’idées qui ont eu un instant de vogue. Ce sont,
par exemple, des noms de vêtements qui rappellent que telle influence étrangère
s’exerçait au moment où ils ont reçu droit de cité : le haubert, le
heaume nous reportent à l’époque guerrière où les Francs imposaient
leur domination et quelques-uns de leurs mots à la Gaule vaincue, tout comme, de nos
jours, redingote, raglan, mac-farlane, etc., montrent l’action de
l’Angleterre sur nos mœurs nationales. D’autres fois ce sont des sobriquets satiriques
donnés à ceux qui se piquent d’être les rois de la mode et qui en suivent ou même en
devancent les prescriptions. Le xviie
siècle a connu les
petits-maîtres et la Régence les roués ; et la France a vu tour à tour
défiler depuis la Révolution les muscadins, les mirliflors, les gandins, les dandies, les
lions et les tigres, les cocodès, les petits crevés, les gommeux, les
grelotteux, les poisseux, les pschutteux, les smarteux, etc. On me pardonnera si j’oublie
dans la liste quelques-uns de ces élégants bipèdes. Ces raffinés ont laissé des traces
de leur passage dans certaines particularités de langage ; ils ont parfois modifié la
prononciation usuelle ; ainsi les courtisans du xvie
siècle se plaisaient à mettre une s là où le commun des
mortels mettait une r ; ils disaient un pazoquet
pour un perroquet ; une chaise pour une chaire, et, comme le montre ce dernier exemple, nous parlons encore à leur
manière sans nous en douter.
Mais l’historien ne doit pas seulement noter au passage ces enrichissements ou ces
altérations de la langue ; il faut qu’il tâche de démêler le caractère dominant de la
mode à chaque époque ; car celui qui domine dans la littérature est analogue. On peut
faire l’épreuve sur un siècle.
Au début du xive
siècle, la littérature, représentée
surtout par la seconde partie du Roman de la Rose, est hardie,
sensuelle,
en pleine révolte contre l’Eglise, contre la morale chrétienne,
contre la chasteté. L’œuvre de Jean de Meung sera plus tard attaquée et censurée comme
contraire aux bonnes mœurs, et il est de fait que le langage de dame Raison, de Vénus et
d’autres personnages encore se distingue par une verdeur et une crudité singulières. Or
quel est le costume du temps ? Parmi les jeunes gens, surtout ceux de la cour,
coutumiers d’exagération et d’, c’est un luxe de joyaux, de plumes, qui
scandalise les gens simples ; c’est une débauche de formes bizarres et indécentes
auxquels les bons chroniqueurs de l’époque attribuent les malheurs de la France. Les
moines, qui rédigent la grande Chronique de Saint-Denis, écrivent au lendemain de la
funeste bataille de Crécy :
« Nous devons croire que Dieu a souffert ceste chose pour les desertes141 de nos peches, jaçoit142 a nous n’aparteigne pas de ce juger. Mais ce que nous voyons, nous
tesmoignons ; car l’orgueil estoit moult grand en France, et meismement es nobles et
en aucuns autres, c’est a savoir en orgueil de seigneurie et en convoitise de
richesses, et en deshonnestete de vesture et de divers habits, qui couroit communément
par le royaume de France. Car les uns avoient robes si courtes et si estroites qu’il
leur falloit aide au vestir et au despouiller, et sembloit que l’on les escorchoit,
quand l’on les despouilloit. Et les autres avoient robes froncees sur les reins comme
femmes et si avoient leurs chaperons destranches143
tout autour, et si avoient une chausse d’un drap et l’autre d’autre ; et si
leur venoient leurs cornettes et leurs manches près de terre et sembloient mieux
jongleurs que autres gens. Et pour ce ne fut pas merveille si Dieu voulut corriger les
exces des François par son fléau, le roi d’Angleterre… »
Mais au milieu de la guerre de Cent ans il y a un intervalle de repos : c’est le règne
de Charles V, dit le Sage. Aussitôt le costume s’assagit comme la littérature. Les robes
longues et amples, vêtements cossus et bourgeois, reparaissent dans l’entourage du roi ;
et en même temps la raison, le bon sens
pratique et terre à terre dominent,
même dans les poèmes ; on écrit des chroniques rimées ou bien une allégorie ingénieuse
qui est un traité de politique à l’usage des paysans et qui présente le gouvernement
royal comme l’administration d’un bon père de famille144.
Cette trêve dans les calamités de la France est malheureusement courte. Charles VI
tombe en démence et avec ce fou couronné reparaissent les désastres de la guerre
étrangère et les horreurs de la guerre civile. L’esprit de vertige, de folie, qui semble
frapper l’époque entière, se traduit alors en costumes de la fantaisie la plus outrée,
de l’étrangeté la plus forcenée. On dirait une mascarade perpétuelle. Les hommes
semblent déguisés en femmes. Ils s’affublent de robes qui ont douze aunes de long ; ou
bien, sautant à l’extrême opposé, ils portent des chausses collantes avec des manches
qui traînent jusqu’à terre et des mahoitres, destinés à faire les
épaules plus larges que nature. Ceux-ci ont des habits brodés d’animaux du haut en bas ;
ceux-là se transforment en cahiers de musique ambulants ; ils étalent sur leur poitrine
ou leur dos des notes que l’on peut chanter ; ou bien encore ils sont tout bariolés
d’inscriptions comme un monument égyptien. Leurs souliers sont, comme on dit, à poulaines, c’est-à-dire qu’ils se terminent par des pointes qui ont
deux fois la longueur du pied et qui se recourbent en corne, en queue de scorpion, en
griffes diaboliques. On croirait parfois que les gorgones, les guivres, tous les
monstres inventés et prodigués dans les cathédrales par l’imagination des artistes se
sont détachés de l’édifice et sont venus folâtrer parmi les humains. L’Église foudroie
de ses anathèmes ces bizarreries, ces difformités, ces indécences. Monstrelet, le
chroniqueur, écrit :
« En ce temps aussi, les hommes se prindrent à vestir plus court qu’ils n’eussent
oncques fait, tellement que l’on voyoit les formes de leur corps, aussi comme l’on
souloit145 vestir singes, qui146 estoit chose très malhonneste et impudique ; et si
faisoient fendre les manches de leurs robes et de leurs pourpoints, pour
montrer leurs chemises deliees147, larges et
blanches ; portoient aussi leurs cheveux si longs qu’ils leur empeschoient le visage,
mesmement leurs yeux ; et sur leurs testes portoient bonnets de drap, hauts et longs,
d’un quartier ou plus. Portoient aussi, tout indifféremment, chaisnes d’or moult
somptueuses chevaliers et escuyérs, les varlets mesme, pourpoints de soye et de veloux ;
et presque tous, especialement es cours des princes, portoient poulaines a leurs
souliers, d’un quartier de long, voire plus. Portoient aussi a leurs pourpoints gros
mahoitres, pour monstrer qu’ils estoient larges par les espaules. »
Les femmes ne le cèdent point aux hommes. Leurs robes ont des queues d’une toise de
long ; leur coiffure est un énorme bonnet conique, c’est le fameux hennin, qui les grandit de deux pieds, les force à se baisser aux portes, à
entrer de côté, parce qu’il est garni de deux larges oreillettes, et qui de plus
s’agrémente d’un voile de dentelle tombant jusqu’aux pieds. Elles vont ainsi fières,
décolletées, parées comme des châsses, et elles fournissent bientôt aux moralistes et
aux prédicateurs le prétexte de véhémentes tirades. L’un, Nicolas de Clémengis, rappelle
que d’ordinaire le diable est peint sous la figure d’une femme cornue. Un autre, dans un
sermon, dénonce le hennin comme un danger public, et invitant tous les bons chrétiens à
courir sus à cette coiffure démoniaque, il crie : Au hennin ! Au hennin ! comme il
crierait : Au feu ! ou : Au loup !
Ici, comme on voit, les modes, ainsi qu’il est arrivé souvent au cours de notre
histoire, provoquent et alimentent directement la verve des orateurs sacrés et des
prêcheurs de morale. Mais, en outre, la littérature du temps a le même caractère de
sensualité, de bizarrerie ; elle est aussi fort préoccupée du diable ; la sorcellerie y
tient une grande place ; dans les mystères, que les confrères de la Passion, amuseurs
brevetés du roi et de la foule, jouent à Paris et ailleurs, non seulement Satan,
Belzébuth et leurs pareils deviennent les favoris du public par leurs lazzi, leur
accoutrement grotesque et leurs
cabrioles, mais déjà, par une alliance
monstrueuse, les auteurs greffent des fables païennes sur les histoires de l’Ecriture
sainte.
On peut suivre dans des temps plus rapprochés de nous cette marche parallèle du costume
et de la littérature. Pendant les dernières années de Louis XIV, sous la domination
dévote de Mme de Maintenon, il existe encore des lois somptuaires
destinées à réduire les dépenses de toilette. La dernière, je crois, qui ait été édictée
en France, date de 1704. Et les modes du temps sont à peu près conformes à cet édit
royal. Les femmes de la cour portent alors des habits de couleur brune, uniforme ; les
cheveux se dissimulent sous une ample coiffe noire ; l’ensemble a quelque chose de
triste et de monacal. Survient la Régence et c’est comme une délivrance. La France
respire et s’égaie, et, comme il arrive après une longue oppression, c’est d’abord un
débordement de joie et de vie animale, une fureur de plaisir. La littérature et le
costume de la Régence seront donc également débraillés. Cette première éruption se calme
bientôt ; mais la gaîté subsiste et l’impudeur ; la littérature sera pendant tout le
siècle décolletée comme les femmes le sont alors, même en plein jour. Elle sera
coquette, sémillante, et les femmes à la même époque apparaissent vêtues de couleurs
vives, d’étoffes légères et brillantes, toutes pimpantes dans les dentelles, les
broderies, les guipures, le frou-frou de la soie ; elles ont de petits souliers à hauts
talons ; elles se piquent au visage et sur la gorge des mouches qui font valoir la
blancheur de leur teint. Les hommes, eux aussi, se sont faits papillons ; ils ont
raccourci la perruque, ils marchent dans un nuage de poudre de riz, ils se parfument à
l’ambre ou au musc ; ils pirouettent avec désinvolture sur leurs talons rouges ; ils
donnent le ton à toute l’Europe aristocratique. Et (voyez toujours la coïncidence) modes
et pièces de théâtre, romans et livres de philosophie légère, maîtres à danser et
perruquiers sont en ce temps-là pour la France de grands articles d’exportation.
Plus près de nous encore, la perruque, la poudre, l’habitude de se raser disparaissent
avec le style noble et les œuvres littéraires presque exclusivement consacrées à la vie
mondaine.
Le jour Olt les romantiques attaquèrent les classiques, ils se
distinguèrent de leurs adversaires par une barbe croissant en liberté et par une
chevelure mérovingienne. « A la guillotine, les genoux ! »
fut un des
cris qui retentirent à la première d’Hernani. Il était lancé par les
sectateurs de Victor Hugo qui avaient grand’peine à pardonner au maître son col rabattu
et son menton imberbe.
Il arrive, à certains moments, que la littérature donne à la mode une impulsion
passagère. Cela est sensible à l’époque du Directoire. Poètes, historiens, orateurs,
philosophes avaient si bien vanté les anciens qu’on crut bon de se vêtir comme eux. Les
merveilleuses imaginent des robes à la Minerve ou à la Cérès, des
coiffures à la Vénus ou à l’Aspasie ; elles inventent aussi des syncopes à la Didon, des
caprices à la Médée, des vapeurs à l’Iphigénie. Mme Tallien, la
reine des salons, paraît portant sur le front un croissant ; ce jour-là elle est Diane ;
un autre jour elle sera Calypso. On aime tant la Grèce, qu’on s’habille ou plutôt se
déshabille à la grecque. Le cothurne remplace le vulgaire soulier et laisse voir les
anneaux d’or dont la cheville est ornée ; la chlamyde flottante découvre la jambe ; la
poche, cet accessoire inconnu des anciens, a été supprimée et les femmes doivent se
faire suivre d’un cavalier servant qui porte leur mouchoir et leur éventail. La toilette
des hommes a subi des changements analogues. En voyant l’Assemblée des Anciens, on eût
pu croire qu’elle devait son nom à son costume. David et ses élèves ne se contentent pas
d’être les conseillers ordinaires des femmes du monde qui veulent être drapées en
statues ; ils ont adopté pour eux-mêmes une espèce de tunique dont la coupe se
retrouverait sur les bas-reliefs de la colonne Trajane. Quelques-uns d’entre eux, plus
hardis, osèrent déjà, en dépit d’un usage vieux d’un siècle et demi, hérisser leur
menton d’une large barbe, à l’imitation des figures qu’ils avaient vues sur des vases
étrusques ; les deux chefs de cette secte barbue, que l’on appelait la secte des
penseurs ou des primitifs, se promenèrent même dans Paris travestis en héros de la
guerre de Troie.
La même époque nous offre un autre exemple d’une admiration littéraire aboutissant à
l’adoption d’un costume spécial.
Un soir, les gens qui habitaient dans le voisinage du Bois de Boulogne
furent effrayés de voir au milieu des massifs briller une grande flamme. On accourut.
Des hommes accoutrés à la scandinave essayaient de mettre le feu à un sapin et
chantaient d’un air inspiré en s’accompagnant d’une guitare. C’étaient des enthousiastes
d’Ossian qui voulaient, comme ses héros, dormir en plein air et allumer des arbres pour
se chauffer. Ils apprirent à leurs dépens que le Bois de Boulogne n’était pas une forêt
de l’antique Calédonie et qu’il y avait une police à Paris, ce qui n’a pas empêché
d’autres époques de connaître depuis lors d’innocentes mascarades du même genre. On vit
à l’époque romantique quelques zélés hasarder le pourpoint moyen âge et récemment, après
le triomphe de l’Assommoir de M. Zola, il y eut des bals du grand
monde où les invités trouvèrent charmant de se présenter en blouse et en casquette.
§ 6. — Mais c’est assez nous promener dans le domaine du tapissier, du tailleur pour
hommes et du couturier pour dames. Il sied encore de ne pas oublier les divertissements
de toute espèce qui se lient d’une façon étroite à l’histoire de la langue et de la
littérature.
Que de locutions françaises seraient inexplicables, si l’on ne remontait aux jeux qui
ont tour à tour amusé nos ancêtres ! Ces jeux peuvent avoir disparu depuis longtemps ;
mais quelque dicton, quelque métaphore entrée dans le langage courant en conservent le
souvenir. Ainsi les tournois, plaisirs évanouis d’une société guerrière, revivent dans
ces expressions : descendre dans l’arène, entrer en lice, combattre à armes courtoises,
se faire le champion de quelqu’un, etc. La chasse au vol, la chasse où l’on employait le
faucon, nous a légué, en descendant peu à peu au rang des choses mortes, un bon nombre
de termes. Si leurrer quelqu’un signifie le tromper par l’appât d’une fausse espérance,
c’est que le leurre était primitivement un morceau de cuir rouge, en forme d’oiseau, qui
servait à rappeler le faucon, quand il ne revenait pas droit sur le poing de son maître.
De là aussi le mot déluré, désignant d’abord un faucon qui ne se laisse plus tromper par
le leurre et plus tard, par extension, quelqu’un de déniaisé,
de dégourdi.
Nous disons tous les jours dessiller les yeux, sans songer que nous
faisons ainsi allusion à l’usage où l’on était de coudre les cils ou les paupières de
l’oiseau de proie, afin de le dresser plus facilement. Nous répétons souvent ce
proverbe : Il faut saisir la balle au bond, sans penser qu’il nous vient du jeu de paume
si cher à nos arrière-grands-pères. Nous félicitons un habile homme de savoir tirer son
épingle du jeu, et beaucoup de personnes ignorent qu’elles font là un emprunt à un jeu
de petites filles. Les fillettes mettent des épingles dans un rond, et avec une balle
qui, lancée contre le mur, revient sur le rond, elles essaient d’en faire sortir les
épingles ; celle qui réussit à regagner ainsi sa mise a « retiré son épingle du
jeu »
. Les écoliers, du reste, en fait de mots prêtés à la langue courante,
n’ont rien à envier aux écolières. Ne disons-nous pas d’un homme qu’il a « barres » sur
un autre, et des gamins maniant la fronde dans les fossés de Paris, à la barbe de la
police, n’ont-ils pas eu l’honneur inattendu de voir le nom de leur amusement passer à
un parti d’opposition politique ?
Ces curiosités du langage abondent. Le mot silhouette rappelle à la
fois le plaisir que les gens du xviiie
siècle trouvèrent
quelque temps à jouer aux « ombres chinoises » et le financier Étienne de Silhouette,
qui avait tapissé son château de profils noirs ainsi obtenus. Mater,
signifiant dompter, abattre, est une réminiscence du jeu d’échecs. Les jeux de cartes
ont fourni aussi beaucoup d’expressions et nous permettent de constater un lien de plus
avec la littérature. Les valets (le mot a gardé le sens qu’il avait au
moyen âge) portent des noms empruntés à l’histoire et à nos plus célèbres romans de
chevalerie. Lahire fut un compagnon de Charles VII, un contemporain de Jeanne d’Arc.
Ogier, Lancelot, Hector représentent nos trois grands cycles épiques, celui de France,
celui de Bretagne et le cycle antique.
Si l’historien peut glaner de la sorte quelques renseignements utiles, plus riche est
la moisson qu’il a droit d’espérer des fêtes religieuses ou patriotiques, populaires ou
princières, auxquelles l’esprit a été si souvent intéressé. La poésie dramatique et la
poésie lyrique en ont surtout tiré profit. Au moyen âge, les cérémonies du culte
catholique ont engendré les miracles
et les mystères. La
farce est née, dans les fêtes de la Basoche, de ces causes grasses qu’avocats et
étudiants en droit plaidaient et jouaient à certains jours dans la grande salle du
Palais de justice. Le jeu de Robin et Marion, qu’on a nommé notre
premier opéra-comique, se lie à des réjouissances annuelles qui avaient lieu dans la
ville d’Arras. Dans les temps modernes, les parades de la foire et celles de Tabarin sur
le Pont-Neuf, les Guignols et autres théâtres de marionnettes, les cortèges de carnaval
et les ballets de cour n’ont pas été inutiles au développement de la comédie. Les
mariages des grands de la terre, les naissances d’enfants royaux, la célébration d’une
victoire ou d’un traité de paix, l’érection d’une statue, commémorative d’un grand homme
ou d’un grand événement, ont fait éclore par centaines les poésies et les pièces de
circonstance.
Sans doute toutes les œuvres ainsi provoquées n’ont pas été de premier ordre. Nombre de
cantates officielles sont froides, ternes et vides. M. de Talleyrand disait un jour à
des personnes que Napoléon Ier avait invitées à une représentation
théâtrale : « Messieurs, l’Empereur entend qu’on s’amuse. »
— L’Empereur
entendait aussi qu’on fût inspiré pour chanter ses exploits ; mais le génie, assez
indocile de sa nature, ne répondait pas toujours à l’appel. Cependant ces pompes
solennelles ont été parfois l’occasion qui a éveillé un talent encore endormi. Racine, à
ses débuts, fut peut-être jeté dans la voie où il devait trouver la gloire par le succès
de son ode sur le mariage du roi et le traité des Pyrénées ; Casimir Delavigne, Pierre
Lebrun (poetæ minores) réussirent, presque au sortir de l’enfance ;
dans des poèmes ayant une origine semblable, qui leur valurent des encouragements
précieux à cet âge. Songe-t-on que les odes de Pindare et les tragédies d’Eschyle
naquirent ainsi presque sur commande et osera-t-on affirmer que ce miracle ne pourra
jamais se répéter ?
A mesure que la démocratie s’affermit et s’organise en un pays, il semble que la
littérature s’associe de plus en plus aux fêtes dans lesquelles tout un peuple communie
et prend pour quelques heures une seule et même âme. On le vit bien, sous la Révolution,
dans ces immenses concours de multitude sur
lesquels planait, comme une
étoile avant-courrière d’une nouvelle ère, une grande Idée nationale ou humaine, par
exemple celle de liberté ou de fraternité, que peintres, sculpteurs, musiciens, poètes
essayaient tous d’exprimer ou d’incarner à leur façon. On peut le voir encore dans ces
spectacles grandioses qu’en Suisse une ville ou un canton déroule sous la voûte du ciel,
tantôt en l’honneur de l’agriculture, tantôt en souvenir de l’indépendance conquise et
assurée. Qui sait s’il ne se prépare pas ainsi, par le peuple et pour le peuple, un
renouvellement de ces solennités légendaires de la Grèce où la poésie eut toujours sa
place marquée parmi tous les arts qui font la joie et l’orgueil de l’humanité ?
Donc, que l’historien d’une littérature ouvré les yeux et ne dédaigne pas de regarder
de près cette face du passé !
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