Chapitre XVI. La littérature et l’éducation publique. Les académies, les
cénacles.
Nous avons tourné tout autour de la littérature pour étudier ses rapports avec les
autres branches de la civilisation. Mais il existe aussi dans une société des
institutions permanentes ou des groupements éphémères qui ont un caractère spécialement
littéraire et qui, par conséquent, sont liés plus étroitement au développement de la
littérature et de la langue. Il ne s’agit plus des salons et autres réunions mondaines
dont nous avons déjà signalé l’influence : nous voulons parler des établissements
d’instruction, des Académies, des Cénacles.
Il n’y a pas lieu de montrer que ces trois espèces de choses suivent dans leur
évolution une marche analogue à celle du mouvement littéraire ; elles en font en effet
partie intégrante ; il suffit d’indiquer quelles impulsions elles donnent ou reçoivent
tour à tour ; comment elles modifient les œuvres d’une époque et comment elles en sont
modifiées.
§ 1. — Si l’on veut un exemple frappant de l’action que l’enseignement et les méthodes
qu’on y pratique peuvent exercer sur la littérature, on n’a qu’à regarder ce qui s’est
passé au moyen âge. Il est aisé d’y constater deux faits : le progrès très lent qu’y
firent la philosophie, la connaissance du passé, et d’autre part, dans les écrits du
temps, même les meilleurs, le style lâché, la composition flottante, la prolixité, bref
l’à peu près d’écrivains qui ne sont pas maîtres de leur métier.
Or ces
deux faits pourraient bien tenir en grande partie au caractère qu’avaient alors les
écoles.
La lenteur que les esprits mettent à faire des acquisitions nouvelles s’explique sans
peine. Dans l’Université de Paris, qui servait de modèle aux autres, la théologie avait
la première place : c’était un arbre touffu et immense qui couvrait tout de son ombre. A
entendre Erasme, les murs des collèges suaient la théologie. Et quelle théologie ! Elle
ne ressemblait en rien à celle qu’on peut trouver de nos jours dans les chaires des
Facultés protestantes ; elle ne recourait pas à l’étude des textes originaux ; elle ne
songeait point à les interpréter en suivant leur genèse et leur histoire à travers les
siècles. Elle se bornait à faire apprendre par cœur une quantité formidable de dogmes
qu’il fallait à perpétuité. Ils étaient renfermés dans des manuels d’une masse
aussi écrasante qu’imposante. La Somme de Saint-Thomas d’Aquin (je
crois utile de rappeler que Somme signifie ici Abrégé) ne comprenait
pas moins de dix-huit volumes in-folio ! On ne pouvait rien ajouter, rien retrancher aux
articles de foi dont étaient bourrés ces énormes volumes. On ne pouvait discuter que des
points de doctrine secondaires qui, non prévus ou n’ayant qu’une faible portée,
n’avaient pas été fixés pour l’éternité. Dans ces limites, on usait et abusait de la
discussion. Il semble que l’esprit d’examen se précipitât avec fureur dans la voie
étroite qui seule lui restait ouverte. On s’enfonçait alors dans un labyrinthe de
subtilités rebutantes. Dans un latin barbare, qui n’avait qu’une lointaine ressemblance
avec la langue de Cicéron, on argumentait à perte d’haleine sur telle question oiseuse
ou ridicule. Clément Marot dira des théologiens de son temps :
Erasme, parmi les questions débattues, cite celles-ci148 : « Cette proposition : Dieu le père déteste son
fils, est-elle possible ? Le Sauveur aurait-il pu prendre la figure d’une femme ou d’un
diable, d’un âne, d’une citrouille ou d’un caillou ? Et en admettant
qu’il eût pris la forme d’une citrouille, aurait-il pu prêcher, faire des miracles, être
crucifié ? Qu’est-ce que Pierre aurait consacré, s’il avait consacré pendant que le
Christ était sur la croix ? Au même moment pouvait-on donner le nom d’homme au Christ ?
Sera-t-il permis de boire et de manger après la Résurrection ?… »
Le pis, c’est que la méthode autoritaire, dogmatique, passait de la théologie aux
autres branches du savoir humain. On ne pensait plus par soi-même ; on cherchait ce
qu’un autre avait pensé. On se combattait à coup de citations, non de raisonnements
fondés sur des faits. On érigeait en dogme intangible l’opinion de quelque mort
illustre ; Aristote devint sacré, comme s’il eût été, lui aussi, inspiré de l’Esprit
saint. Ses livres, tels qu’on les possédait, avaient beau être mutilés, altérés ; en
vain sa pensée arrivait-elle trouble et incertaine à travers la traduction latine d’une
traduction arabe. On se gardait de changer, de corriger un mot aux manuscrits ; on
n’osait contredire des assertions infaillibles ; il semblait qu’il n’y eût plus rien à
découvrir après lui et qu’on fût réduit pour jamais à coudre des admiratifs
à cet Évangile philosophique. Au lieu d’ouvrir les yeux, d’observer l’homme et la
nature, de grossir le bagage scientifique transmis par les siècles, on jugeait de la
vérité par ouï-dire, sur la parole d’un ancien. La scolastique, en somme, se concentrait
en la logique.
C’est elle qui paraît avoir doté la langue française du mot d’ergoteur. Et, en effet,
ceux qui croyaient devenir savants demeuraient englués dans les minuties du raisonnement
déductif. On distinguait toutes les façons possibles de construire un syllogisme ; on en
étudiait à fond les formes et les règles ; on leur donnait des noms bizarres ; on
poussait des arguments en barbaro, en baroco ou en
baralipton. Bref, on apprenait aussi bien que possible à tirer une
conclusion juste de prémisses une fois posées ; on n’oubliait que la chose essentielle,
à savoir de vérifier les prémisses, de s’assurer que les bases de l’édifice étaient
solides. Il ne serait pas exact de dire que les intelligences étaient immobiles en ce
faisant ; mais le vice de la méthode suivie transformait leur activité en une
agitation stérile. Du moment que, pour être un docteur renommé, il suffisait
de raisonner sans faute sur des propositions acceptées sans contrôle, on pouvait se
borner à entasser sans choix dans sa tête des textes problématiques, des faits douteux,
des phrases vides. On arrivait ainsi à avoir, comme dit Montaigne, la souvenance pleine,
mais le jugement creux. Et c’est pourquoi, pendant de longs siècles, les esprits, tout
en se remuant beaucoup, n’avançaient guère ; ils tournaient en cercle ou piétinaient sur
place.
Autant que la pensée, le style et la composition littéraire souffrirent des habitudes
de l’École. L’Université enseignait à parler, fort peu à écrire. Toutes les épreuves de
la Faculté des Arts étaient orales et se faisaient d’ordinaire en latin. Les exercices
imposés aux élèves étaient sans exception des tournois oratoires : « On dispute ici
avant le dîner, écrivait Vives au xve
siècle ; on dispute
pendant le dîner ; on dispute après le dîner ; on dispute en public, en particulier, en
tout lieu, en tout temps149 ».
On formait ainsi de formidables disputeurs, des parleurs intarissables capables
d’argumenter des journées et des semaines entières, comme ceux que Rabelais a si
joliment raillés et parodiés. Mais ce n’était certes pas un système propre à former des
écrivains, à leur apprendre la sobriété, l’art de composer un ouvrage, de choisir leurs
mots, de surveiller l’expression de leurs idées. Se créer un style personnel et
improviser sur n’importe quel sujet sont deux talents de nature différente et presque
opposée.
Si l’on désire voir la littérature réagissant à son tour sur l’éducation, il suffit de
regarder ce qui se passa quand ce même moyen âge fut à l’agonie.
Collèges, écoles, universités même ont toujours eu la fonction de transmettre d’une
génération à l’autre une certaine provision de connaissances, des habitudes d’esprit,
des procédés de travail, bref des résultats acquis par l’expérience des siècles. Ce ne
sont donc pas, en général, des foyers d’idées neuves. Leur rôle ordinaire n’est point
d’inventer, mais de
maintenir la tradition. Un ouvrage littéraire n’est
admis au périlleux honneur de devenir classique que s’il est consacré par de longues
années d’admiration. Une méthode a besoin d’avoir fait ses preuves, d’avoir produit,
provisoirement du moins, des fruits estimables, pour forcer l’entrée des programmes
d’enseignement. Aussi le danger est-il que maîtres et élèves s’endorment en cheminant
doucement dans l’ornière commode de la routine ; que le passé, cristallisé dans
certaines règles et dans certaines théories, devienne un obstacle aux progrès de
l’avenir. C’est alors que la littérature, animée de l’esprit plus vif et plus libre du
dehors, réveille ceux qui se laissaient aller à une paisible somnolence et brise les
moules gênants où les intelligences risquaient d’être emprisonnées.
Lors du grand mouvement de la Renaissance, les écrivains travaillèrent ainsi à faire
avancer l’école qui demeurait attardée et embourbée. Clément Marot écrivait déjà de ses
maîtres :
Rabelais les attaque avec son arme favorite, la raillerie. Chacun sait comment le
pauvre Gargantua commença par être mis aux mains d’un « sophiste ès lettres
latines »
, lequel lui faisait apprendre par cœur, puis redire à l’envers une
grammaire et une logique, si bien que le jour où on voulut l’examiner, « il se
print à plorer comme une vache, et se cachoit le visage de son bonnet, et ne fut
possible de tirer de lui une parole. »
Son père, Grandgousier, qui voit
alerte, dispos, maître de sa langue et de ses idées, un garçonnet de douze ans élevé de
façon moins surannée, entre dans une colère terrible contre les pédants dont « le
sçavoir n’est que besterie abastardissant les bons et nobles esprits. »
On
décide alors de refaire l’éducation du géant, fils de prince, et son nouveau précepteur
lui apprend tant et de si belles choses que l’élève devient habile, non seulement à
sauter, lutter, nager, botteler du foin, mais encore à sculpter, peindre, jouer du luth,
faire des vers, et qu’il peut deviser avec les docteurs comme avec les artisans. Aussi,
lorsqu’il est enfin « hors de page »
, est-il le plus fort et
le plus savant des gentilshommes de son temps. Montaigne, comme Rabelais, critique le
système en usage. Tandis que dans la France féodale et ecclésiastique on élevait, comme
deux êtres de race distincte, le chevalier et le clerc, l’homme d’action et l’homme de
pensée, il ne veut pas de cette arbitraire division dans la nature humaine : « Ce
n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse ; c’est un homme. »
Et,
ne voulant pas non plus qu’on fasse de l’enfant « un âne chargé de
livres »
, il entend compléter ses études par le commerce avec le monde, par
les voyages à l’étranger. Sans doute beaucoup des réformes préconisées par lui et par
d’autres restent longtemps à l’état d’utopies. Rousseau, deux cents ans plus tard, put
lui emprunter des principes qui parurent tout neufs et qui l’étaient : car ils n’avaient
jamais servi. Mais le contrecoup des idées émises par les novateurs se fait sentir peu à
peu aux établissements d’instruction. Ramus ose médire d’Aristote et entreprend de
modifier l’enseignement supérieur. Les calvinistes, pour qui la lecture de la Bible
devient une obligation, créent l’enseignement primaire et rajeunissent la vieille
théologie en y faisant entrer la discussion des textes. C’est bientôt une émulation
féconde entre catholiques et réformés. Les Jésuites comprennent que, pour combattre
efficacement l’hérésie, il leur faut se faire aussi doctes que les hérétiques. François
de Sales, un peu plus tard, dit aux prêtres de son diocèse, en leur conseillant de
s’instruire : « C’est par là que cette misérable Genève nous a surpris. »
Et en 1600, sous les auspices de Henri IV, est décrétée une grande réforme de
l’Université qui porte essentiellement sur la « faculté des arts »
, comme
on disait alors. Le trait saillant en était la place d’honneur accordée aux classiques
latins et grecs ; la Renaissance pénétrait triomphalement dans les collèges.
Elle était grosse de conséquences, cette réforme. Désormais la pensée païenne s’offrait
aux jeunes intelligences à côté de la pensée chrétienne ; l’autorité se trouvait
partagée entre les auteurs profanes et les auteurs sacrés ; c’était une porte ouverte au
libre examen, un commencement d’émancipation. L’Église a plus d’une fois déploré,
dénoncé les conseils d’indépendance et de révolte qui s’échappaient d’un Lucrèce ou d’un
Lucien.
Mais ce n’est pas seulement le fond, c’est aussi et surtout la
forme des écrits qui, pendant deux siècles, portent l’empreinte du système alors
constitué. Peut-être est-ce la cause la plus puissante qui a maintenu dans notre
littérature, durant un si long espace de temps, l’imitation de l’antiquité, l’emploi de
la mythologie, le respect des règles formulées par Aristote et par Horace, la survivance
des genres cultivés à Rome et en Grèce. Aussi quelle est la controverse qui divise,
durant cette période, le monde littéraire ? C’est la querelle des anciens et des
modernes, qui n’était pas simplement une vaine dispute de préséance entre les illustres
du jour et les grands hommes d’autrefois, mais qui impliquait un choix sur le sens où il
convient de pousser la jeunesse, et, par elle, l’humanité. Querelle grave, qui renaît
autour de nous entre ceux qui veulent garder à l’enseignement des collèges la base qui
lui fut donnée au temps de Henri IV et ceux qui entendent la changer en faisant une part
plus large aux sciences et aux langues vivantes.
Il ne faut point s’en étonner. Les discussions passionnées sur l’éducation se
produisent chez un peuple à tous les moments de crise morale, quand la société, lasse de
ce qui existe, aspire à un ordre nouveau ; elles annoncent, elles marquent la fin d’un
régime. Elles pullulèrent dans la seconde moitié du siècle dernier avec Jean-Jacques,
Diderot, Condillac, Bernardin de Saint-Pierre, Condorcet, pour aboutir sous la
Révolution à des tentatives éphémères, mais aussi à des créations solides et durables.
Elles reparaissent, depuis une quinzaine d’années, avec une abondance qui semble
promettre, pour le début du xxe
siècle, une profonde
transformation sociale qui pourrait bien être l’organisation de la démocratie
française.
Puisque les rapports de la littérature et de l’instruction nationale ont une telle
importance, il faut que l’historien envisage celle-ci sous ses faces multiples. La
première chose à considérer, c’est le total approximatif de la population scolaire,
c’est la proportion des hommes et des femmes qui ont fréquenté, en une époque donnée,
les établissements primaires, secondaires ou supérieurs. Il est utile de distinguer les
degrés différents atteints par les différentes
classes qui forment le
public ; il est bon d’évaluer, autant que faire se peut, le nombre des privilégiés à qui
les jouissances du beau ont été largement accessibles et l’épaisseur souvent énorme des
masses ignorantes qui n’ont pu les connaître que sous leur forme la plus grossière.
L’élargissement graduel du groupe des gens instruits a son contrecoup immédiat dans la
situation des écrivains et aussi dans le caractère de leurs œuvres ; car un auteur, tout
en songeant à exprimer ce qu’il pense et ce qu’il sent, dédaigne rarement de plaire aux
lecteurs qu’il prévoit ou aux lectrices qu’il désire.
Il convient ensuite d’examiner de près chacune des corporations qui se chargent de
distribuer le savoir. Au xviie
siècle, par exemple, les
Universités, les Jésuites, l’Oratoire, Port-Royal, voilà quatre corps enseignants qui,
avec des traits de ressemblance, ont des physionomies distinctes. Au xixe
siècle, l’École normale supérieure et l’École des Chartes
n’ont certes pas imprimé à ceux qui ont traversé l’une ou l’autre la même direction
intellectuelle. Parfois aussi quelque maître brillant et pétrisseur d’âmes, comme un
Abélard ou un Michelet, mérite d’être étudié isolément, parce qu’il a été capable de
faire, non seulement des élèves, mais des disciples.
Mais, pour ne parler que des institutions vouées à répandre l’instruction, il faut
déterminer le but qu’elles se proposaient ou qui a pu leur être imposé du dehors. Les
congrégations religieuses regardent l’éducation comme un moyen ; leur but est
naturellement la propagande de la foi et quelquefois la conquête d’une influence
politique. Il s’ensuit qu’elles redoutent la philosophie qui invite à réfléchir et
incline à discuter les opinions traditionnelles ; c’est pourquoi sans doute les Jésuites
étouffèrent avec tant d’acharnement les théories de Descartes, bien qu’il fût sorti d’un
de leurs collèges ; c’est pourquoi ils aimaient mieux passer sous silence que réfuter
les doctrines non orthodoxes. L’histoire, surtout celle des temps modernes, leur inspira
des craintes du même genre ; elle risquait de réveiller des souvenirs fâcheux, de
remettre en lumière des faits qu’on eût été réduit à voiler ou à dénaturer et qu’il
valait mieux laisser dans une ombre discrète. N’est-ce pas un Jésuite qui a poussé ce
cri d’alarme : « L’histoire est la perte de celui
qui l’étudié. » Les
belles-lettres sont moins dangereuses : mais encore sied-il de les aborder avec
précaution. Elles doivent conduire « à mieux connaître et à mieux servir
Dieu. »
Elles deviennent dès lors « les bonnes lettres », comme on disait au
temps de la Restauration. Les auteurs sont expurgés, selon les décrets du Concile de
Trente, non seulement de tout ce qui pourrait choquer la pudeur, mais aussi de tout ce
qui pourrait troubler la piété. Et ce n’est pas assez. Comme malgré les plus cruelles
mutilations la pensée d’un ancien ne se laisse pas aisément ramener aux dogmes du
catéchisme, comme malgré les plus adroites interprétations il est difficile de répéter
le tour de force de cet oratorien150 qui
retrouvait la Bible dans Homère, on en arrive peu à peu à vider l’œuvre qu’on étudie de
son contenu d’idées, à concentrer l’attention des élèves sur les élégances de style, sur
les beautés du langage, sur les figures et sur les mots. On aboutit à « une culture de
pure forme », suivant l’expression du Père Beckx ; on fait des rhétoriciens brillants,
des virtuoses de la phrase et de l’éloquence académique. Est-ce pour cela que les
orateurs de la chaire, venant de la Compagnie de Jésus, ont été accusés, non sans
raison, par leurs ennemis les jansénistes d’énerver la parole de Dieu en l’enguirlandant
de fleurs inutiles ? Quand on voit, dans les collèges151 de la fameuse Société, cultiver « l’art de composer des
énigmes », multiplier les exercices qui doivent apprendre à dire les choses en style
agréable et raffiné, on se demande si notre littérature mondaine, aimable, frivole et
précieuse, n’a pas dû quelque chose à ces habiles dresseurs de la jeunesse riche et bien
pensante.
Au reste, s’il y a des caractères communs à tous les systèmes qui subordonnent
l’éducation au dessein de travailler avant tout pour la religion chrétienne, l’esprit
dans chacun d’eux varie suivant la façon dont ceux qui l’ont adopté comprennent le
christianisme. Chez les jésuites, qui ont voulu avoir prise sur la noblesse et la haute
bourgeoisie, cet esprit a été par cela même le plus accommodé aux goûts du monde. A
l’Oratoire, il
fut déjà plus sérieux, plus grave ; à Port-Royal, il devint
austère ; chez les calvinistes, l’habitude de chercher ou de mettre en tout écrit une
intention morale ou édifiante fut si forte et si persistante que la littérature de la
Suisse romande en a, de l’aveu même de ses représentants, gardé jusqu’à nos jours une
allure prédicante.
A côté de ces divers enseignements visant à faire des chrétiens, supposez-en un autre,
tout laïque, se donnant pour tâche de faire avant tout de bons citoyens et des esprits
libres, accoutumés à éprouver toute opinion par le contrôle de l’expérience et de la
raison. On devine l’écart immense qui séparera les hommes ayant subi l’action de deux
disciplines si opposées. C’est hélas ! l’histoire de la France contemporaine. Il s’est
formé en elle deux Frances qui se dressent menaçantes en face l’une de l’autre, deux
nations différant de principes, de convictions politiques, de préférences littéraires,
celle-ci tournée avec regret vers l’ancien régime, favorable aux prétentions de
l’Eglise, admiratrice forcenée de Bossuet, du xviie
siècle, de tout ce qui prêche la soumission aux puissances d’autrefois,
celle-là répudiant le vieil idéal catholique et monarchique, proclamant que le
xviiie
siècle est « le grand siècle » et la
Révolution le point de départ d’une ère nouvelle, appelant de tous ses vœux un état
social où achèvent de disparaître les privilèges et les entraves du passé.
Ce contraste criant est une preuve tragique de la force de pénétration qu’ont les
notions et les sentiments enfoncés dans la molle argile des âmes adolescentes. Il prouve
la nécessité de connaître, pour en juger les effets, le ressort essentiel de tout
système scolaire. Au temps de Napoléon Ier, par exemple, ce qu’on
veut faire dans les lycées et prytanées, ce sont des officiers. Tout dès lors devient
une préparation au régiment. Donc partout le tambour et la discipline militaire ; un
uniforme pour le corps et pour l’esprit, pour les élèves et pour les maîtres ; des
grades dans toutes les classes ; un enseignement où les lettres, ces superfluités, sont
sacrifiées aux connaissances dites positives ; car à quoi les lettres pourraient-elles
bien servir à un futur sous-lieutenant ? Aussi, au lendemain de l’Empire, y a-t-il une
telle disette d’hommes ayant fait des études supérieures
que ce sont des
jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, comme Villemain, Cousin, Guizot, qui sont
« bombardés » professeurs à la Sorbonne, élevés aux plus hautes chaires, appelés à
enseigner ce qu’ils savaient à peine.
Ce n’est pas trop d’une série de questions entrecroisées pour saisir à toute époque la
tendance maîtresse (sans compter les autres) qu’avait l’éducation dans les divers
organes qui ont eu mission de répondre à ce besoin social. L’esprit en était-il
idéaliste ou réaliste ? égalitaire ou aristocratique ? catholique ou protestant ?
religieux ou neutre ? monarchique ou républicain ? national ou cosmopolite ? civil ou
militaire ? A chacun de ces caractères correspondent des répercussions d’une importance
indéniable.
Mais il ne suffit pas de considérer ce qui a été voulu par ceux qui enseignent et par
le pouvoir auquel ils obéissent. La pratique n’est pas toujours d’accord avec la
théorie. Port-Royal fulminait contre les auteurs dramatiques qui, par la plume de
Nicole, furent qualifiés d’empoisonneurs d’âmes ; et en même temps il faisait lire aux
écoliers les tragédies de Sophocle et d’Euripide qui allaient éveiller le génie de
Racine et le pousser du côté du théâtre. Que de fois les conséquences d’une mesure se
dérobent de la sorte aux prévisions de ceux qui la prennent !
Il faut donc interroger les programmes. Quelle part y est faite aux sciences, aux
lettres, aux arts, aux exercices du corps ? Quelle est la proportion entre les
différentes branches se rattachant à la littérature ? Il n’est pas indifférent que les
problèmes de la philosophie soient ou non posés devant les jeunes esprits ; ce n’est pas
sans motif que les heures accordées à l’enseignement philosophique ont toujours été
réduites ou supprimées, chaque fois que la peur de l’Idée a régné en France,
c’est-à-dire après des révolutions qui en avaient démontré la force expansive, comme on
peut le vérifier sous le premier et le second Empire. Ce n’est pas sans raison non plus
que Michelet et Quinet furent chassés de leur chaire par la réaction triomphante, de
même que Guizot eut pendant plusieurs années la bouche fermée par le gouvernement de la
Restauration. L’histoire, elle aussi, a été bien des fois suspecte
et
proscrite, et l’on comprend qu’elle ait effarouché des autoritaires endurcis, si l’on se
rend compte des effets qu’elle peut produire.
Le xviiie
siècle en offre un exemple éclatant. En ce
temps-là, on peut constater une certaine décadence des études classiques. Le latin perd
du terrain. Fontenelle, quand il écrit ses Eloges des savants, ne
croit plus nécessaire de contraindre la langue de Cicéron à exprimer les mystères de
l’algèbre ou de la physique. Le latin est trahi par ses meilleurs amis. Rollin écrit en
langue vulgaire son Traité des études et on le félicite de savoir
parler le français comme si c’était sa langue naturelle. Quant au grec, on ne le sait
guère. « Dans trente ans, écrit en 1753 un Père Jésuite152, personne ne saura lire le grec. » Exagération évidente ! Mais
Rousseau, Marmontel, Diderot ne lisent Démosthènes ou Platon que dans une traduction.
Qu’est devenu le temps où Budée, pour écrire à ses amis, se servait de la langue
d’Athènes ? Un seul grand écrivain du xviiie
siècle
échappera à cette ignorance, et cela seul suffirait à colorer son talent d’une teinte
particulière. C’est André Chénier que je veux dire. Seulement il est fils d’une Grecque
et né à Constantinople ; il aime d’un amour quasi filial
Mais, tandis que les Grecs et les Romains perdent momentanément de leur influence
littéraire, ils conquièrent en revanche une énorme influence politique et sociale.
Rousseau propose Sparte et la Rome primitive à l’admiration de ses contemporains. Il
vante la vertu et la simplicité de Cincinnatus. Il a sans cesse à, la bouche et devant
les yeux les héros de Plutarque. Vers 1750 commencent à retentir en France des mots
qu’on n’y entendait plus depuis longtemps. On y parle de démocratie et de citoyens. Le
nom de tyran descend de la scène tragique dans la rue et est appliqué tout bas au roi
régnant ; Ce sont là des réminiscences de la Grèce et de Rome. Mably écrit153 : « L’histoire de ces deux
peuples est une grande école
de morale et de politique. » Rollin dit à son
tour154 : « Les Romains ont été regardés dans tous
les siècles, et le sont encore aujourd’hui, comme des hommes d’un mérite
et qui peuvent servir de modèles en tout genre dans la conduite et le
gouvernement des États. »
Marie-Joseph Chénier155 célèbre ces temps
Cela fait bien des héros ! Une ville tout entière peuplée de grands hommes ! On n’a pas
vu souvent pareille merveille ! Mais « comment exagérer, quand on parle de Rome ? »
C’est l’abbé Delille156
qui prononce ces paroles en pleine Académie et il est difficile de pousser plus loin
l’hyperbole.
Voilà une admiration bien enthousiaste, et c’est durant une quarantaine d’années le ton
général. D’où vient cet accord pour demander à l’antiquité classique des leçons de
civisme ? Si l’on veut se l’expliquer, il faut pénétrer dans les collèges où se sont
formées les générations d’alors. J’ai jadis étudié longuement les causes et les effets
de ce regain de popularité dont les anciens furent l’objet : on me pardonnera de
reproduire un court fragment de cette étude157 :
Qui croirait que Rollin, le bon Rollin, l’inoffensif Rollin dût être cité parmi ceux
qui ont préparé la Révolution française ? Il a pourtant, sans le vouloir, contribué au
grand changement qui devait bouleverser la France. N’est-ce pas lui qui s’avisa le
premier de composer pour les écoliers une histoire ancienne, de leur mettre sous les
yeux un tableau complet des guerres, des révolutions, des conquêtes de la Grèce et de
Rome ? Par lui les jeunes imaginations
furent nourries de ces exemples
d’héroïsme et de dévouement à la patrie si communs dans les républiques anciennes. Par
lui fut éveillé dans les âmes un fanatisme nouveau de l’antiquité, qui n’allait plus
chercher dans Plutarque ou Tacite des leçons de style, mais qui en rapportait l’amour
des institutions républicaines et l’enthousiasme de la liberté. L’histoire des autres
peuples et des autres époques aurait pu servir de contrepoids. Mais on la laissait de
côté, et Rollin déclarait même impossible de trouver quelques heures pour les
consacrer à l’histoire nationale. De la sorte, l’enfant sortira du collège ignorant
les institutions du pays où il doit vivre ; il ne saura pas ce que sont les Parlements
ou les États généraux ; mais en revanche il pourra expliquer ce qu’étaient les éphores
et les tribuns, raconter dans le plus grand détail ce qu’ont fait les Gracques ou
César. Il n’a pratiqué que l’histoire ancienne et n’est-ce pas le cas de répéter : Timeo homines unius libri. Ce ne sont pas des Français, ce sont des
Grecs et des Romains que les collèges rendent à la société…
Quelle ne sera pas l’influence de l’antiquité sur des enfants naïfs, inexpérimentés,
qui, pendant six ou sept ans, ont promené leur pensée du Capitole au Parthénon !
« Oh ! la délicieuse étude que celle de ces anciennes histoires, s’écrie André
Chénier158 ! Elles
entretiennent le cœur dans une noble haine de la tyrannie. « Et ce n’est pas assez que
les jeunes gens apprennent à vivre avec le vieux Caton, à mourir avec Socrate ou
Léonidas. Il semble qu’ils soient élevés pour les orageux débats du Forum, pour les
gloires retentissantes de la tribune. Ils apprennent à parler au peuple avec les
orateurs antiques, et Camille Desmoulins, sortant du collège, laisse voir l’impression
qu’ils ont faite sur son âme ardente :
On confie à la mémoire des écoliers ces harangues toutes brûlantes de passion, et ce
n’est pas assez encore. On les fait orateurs. Il faut qu’ils combattent contre
Philippe de toute l’énergie de leur parole ; il faut qu’ils s’emportent contre Antoine
en invectives virulentes, qu’ils défendent leur vie, leur honneur, leur patrie.
Comment ne pas s’exalter dans ces assauts d’éloquence ? Ils regrettent comme Rousseau,
de ne pas être nés Romains. « Si j’avais vécu dans ce temps-là, écrit André
Chénier160, je n’aurais point fait
des Arts d’aimer, des poésies molles, amoureuses…
Combien d’autres pensent ainsi dès le collège ! Tous ces héros futurs en sont-ils
sortis ; adieu tribune, éloquence, liberté ! La société dans laquelle ils se trouvent
lancés tout à coup n’offre rien de tout cela. Faudra-t-il donc renoncer à des idées
caressées dès l’enfance, à des talents qu’on a pris tant de peine à cultiver ?
N’aimeront-ils pas mieux essayer d’acclimater dans la société ce qu’ils y cherchent en
vain ? Marmontel raconte dans ses Mémoires qu’étant en rhétorique il
fut menacé du fouet par un maître injuste et sévère. Comme sa dignité s’oppose à ce
qu’il subisse le châtiment ignominieux, il se souvient des discours qu’il a appris et
composés, il rentre dans sa classe, adresse à ses camarades une véhémente exhortation,
il les soulève et leur fait jurer de ne pas l’abandonner. C’est une révolte qui éclate
à la voix du tribun improvisé. Vous avez là sous une forme plaisante l’image de ce qui
se passe dans ces jeunes esprits, quand, au sortir du collège, ils se trouvent aux
prises avec la réalité. Qu’on ne leur parle plus d’accepter docilement, l’autorité
d’un roi et le nom de sujets ! Ils sont capables de répondre : Nous sommes citoyens
romains.
Ces conséquences, tous ne les tirent pas, mais tous sont prêts à les tirer. Ecoutez
l’un d’entre eux161 : « On nous élevait, dit-il, dans les écoles de
Rome et d’Athènes et dans la fierté de la République, pour vivre dans l’abjection de
la monarchie et sous le règne de Claude et de Vitellius, gouvernement insensé qui
croyait que nous pourrions nous passionner pour les pères de la patrie, du Capitole,
sans prendre en horreur les mangeurs d’hommes de Versailles et admirer le passé sans
condamner le présent ! » Dans une lettre qu’il écrit à l’un de ses camarades, celui
qui parle ainsi lui rappelle le temps où, élèves du même collège, ils puisaient aux
mêmes sources la haine des institutions de leur pays et le saint amour de la liberté,
le temps où ils gémissaient sur la servitude de leur patrie et regrettaient de n’avoir
pas un professeur de conjuration qui leur apprit à l’affranchir. Ce dernier
enseignement peut sembler superflu, si l’on pense que cette lettre est écrite par
Camille Desmoulins et adressée à Robespierre. — « Il n’y avait pas grand effort, écrit
un autre162 (c’est Charles Nodier), à passer des études du
collège aux débats du Forum. Notre admiration était gagnée d’avance aux institutions
de Lycurgue et aux tyrannicides des Panathénées.
On ne nous avait parlé que de cela. Les plus anciens d’entre nous rapportaient qu’à
la veille des nouveaux événements le prix de composition de rhétorique s’était débattu
entre deux plaidoyers à la manière de Sénèque l’orateur en faveur de Brutus l’ancien
et de Brutus le jeune… Le lauréat fut encouragé par l’intendant, félicité par le
gouverneur, couronné par l’archevêque. » Des jeunes gens ainsi encouragés, félicités,
couronnés, pour s’être montrés bons avocats des actes les plus farouches qu’ait
inspirés aux Romains l’amour de la liberté, étaient tout disposés à transporter dans
la société moderne les idées antiques dont ils étaient remplis. Ils portaient en eux
la Révolution…
Est-ce à dire que Tite-Live, Tacite, Plutarque soient les seuls ou les principaux
auteurs de la Révolution française, que sans eux elle ne se fût pas accomplie ?
Assurément non. Mais autant il serait puéril d’amplifier jusque-là leur action, autant
il serait déraisonnable de la nier. Or, si un enseignement historique exclusif, aidé
d’une rhétorique assortie, a pu avoir pareilles conséquences, on peut imaginer combien
il importe de noter dans l’enseignement littéraire l’espace accordé aux différentes
branches.
Les effets ne sont pas les mêmes, selon que, dans l’étude des langues mortes, dominent
les auteurs profanes ou les auteurs sacrés, selon que le latin tire à lui presque toute
l’attention ou que le grec obtient une recrudescence de faveur. Par cela seul que
Ronsard et ses amis, au collège de Coqueret, se sont plongés dans Pindare, Anacréon, les
tragiques athéniens, aussitôt les sujets de leurs poèmes, leur style, les mots qu’ils
forgent attestent ce retour à l’hellénisme. Corneille, élève des Jésuites, qui sont.
surtout latinistes, fait une sorte de cours d’histoire romaine en sept ou huit
tragédies. Racine, élève de Port-Royal, où on lui apprend à remonter jusqu’aux originaux
imités par les Romains, s’inspire d’Euripide, de Sophocle, d’Aristophane et met
volontiers en scène les fables de la Grèce primitive.
On aura soin également de marquer les étapes par lesquelles le français, relégué
d’abord avec mépris hors de l’école, finit par y pénétrer en vainqueur. L’Oratoire
commence par l’admettre
dans les classes inférieures ; Port-Royal renonce à
l’étrange coutume de faire apprendre à lire en latin et introduit des compositions
françaises. Après l’épanouissement littéraire contemporain de Louis XIV, des auteurs
pris parmi les modernes se glissent au programme. Esther et Athalie trouvent déjà grâce auprès de Rollin, si Molière est encore
écarté. Puis le cercle s’élargit. Le xviie
siècle devient
peu à peu une seconde antiquité digne d’être étudiée comme l’autre et à son tour il est
sommé de partager avec des rivaux plus jeunes. Le temps n’est pas loin où Victor Hugo
est devenu « classique », au sens étroit du mot, et je me souviens d’avoir lu des
protestations163 contre un décret ministériel
mettant aux mains des futurs bacheliers la préface de Cromwell. Vaines protestations !
Le mouvement commencé ne s’arrête point. Notre génération a vu le prix d’honneur de
rhétorique, si longtemps réservé au discours latin, passer à la composition française,
et la langue nationale, illustrée par tant de chefs-d’œuvre, monter enfin au premier
rang.
Croit-on que cette lente invasion des modernes dans un domaine qui, leur fut si
longtemps interdit soit à négliger pour l’historien de la langue et de la littérature ?
Est-il exagéré de dire qu’elle a contribué à dégager nos écrivains du latinisme qui
pesait sur eux comme un joug pendant et après la Renaissance ; à rendre l’allure de leur
style plus légère et plus leste ; à façonner le goût public en donnant pour nourriture
aux enfants le suc et la mœlle du génie français ; à renforcer l’âme même de la nation
par une assimilation permanente d’éléments qui ont aidé à la former ?
Les langues étrangères, à leur tour, n’échapperont point à l’examen de l’historien. Il
notera quand telle ou telle apparaît au programme ou en disparaît. Que l’espagnol et
l’italien soient au nombre des objets étudiés à Port-Royal ; qu’en 1732 l’abbé Pluche
propose de remplacer l’espagnol par l’anglais ; que l’allemand et plus tard le russe
soient admis dans les lycées de notre siècle, ce sont là des faits dont il me paraît
superflu de faire saillir le sens et la portée.
Pourtant notre enquête est loin d’être terminée. Elle serait
singulièrement incomplète, si elle négligeait les méthodes usitées. J’ai déjà dit où
avait mené l’abus des exercices oraux ; l’excès des exercices écrits peut expliquer
pourquoi l’éloquence des orateurs de notre Révolution, Danton excepté, est souvent si
livresque, et comment il se fait que leurs discours soient si rarement des répliques
directes à ce qui vient d’être dit. Autre est le résultat produit par l’enseignement,
autres sont les qualités et les défauts qu’il développe, selon qu’il est actif ou
passif, concret ou abstrait, selon qu’il s’adresse à la mémoire ou au jugement, à
l’oreille ou aux yeux, etc. Qu’on se représente les changements profonds causés depuis
une cinquantaine d’années par l’introduction de la méthode historique dans la théologie,
la philosophie, la critique, la philologie ! Qu’on embrasse les vérités nouvelles, qui,
observées à l’aide d’un nouvel instrument, sont sorties de la nuit et entrées pour
toujours dans notre champ visuel comme les étoiles que l’astronome découvre en se
servant d’un télescope perfectionné ! Et l’on comprendra qu’il est nécessaire de
savoir, non seulement ce qu’on étudiait, mais comment on étudiait chaque chose à toute
époque. L’histoire romaine, froidement ramenée à un enchaînement serré de causes et
d’effets, n’excite plus les mêmes enthousiasmes irréfléchis que présentée comme un
traité de morale en action. La philosophie, si elle accepte une consigne, si elle
approuve ou réfute sur commande, ne mérite pas et n’obtient pas l’ascendant qu’elle a le
droit d’espérer, quand elle est un libre essai de réponse aux questions que nous posent
la vie et la mort.
Il y a aussi façon et façon d’enseigner les lettres. M. Compayré rappelle164 qu’au début du xviie
siècle les cahiers d’un rhéteur de la décadence nommé
Aphtonius jouirent dans les collèges d’une estime singulière ; or les exercices
littéraires imaginés par cet obscur praticien en l’art de bien dire étaient d’une
rigoureuse uniformité ; l’ordre des développements y était toujours le même ; la marche
de la pensée y était réglée comme
celle d’un automate. Et M. Compayré à ce
propos émet cette conjecture fort plausible : « C’est peut-être aux habitudes scolaires
contractées dans des collèges où Aphtonius régnait en maître avec sa réglementation
formaliste, avec son machinisme oratoire, qu’on doit attribuer en partie la régularité
qui distingue la littérature du xviie
siècle. » Il est
bien certain, en tout cas, que les traductions pomponnées qu’on appelait alors « les
belles infidèles » concordent avec cette rhétorique à l’ancienne mode ; et qu’au
contraire le souci de minutieuse exactitude, qui a primé et parfois remplacé celui du
beau langage chez les maîtres épris, après la guerre de 1870, des mérites de l’érudition
germanique, a maintes fois alourdi la prose française, encombré nos livres d’histoire
d’un fouillis de notes parasites, ennuagé la philosophie d’un jargon apocalyptique,
hérissé même des œuvres à prétentions littéraires d’une broussaille de termes
épineux.
On le voit, l’historien idéal, dont nous essayons de préparer la besogne, devra être
doublé d’un psychologue rompu aux problèmes si nombreux qui relèvent de la
pédagogie.
§2. — Parmi les institutions permanentes intimement liées à l’évolution littéraire,
nous rencontrons sur notre chemin les Compagnies de gens de lettres, dont l’Académie
française peut passer pour le type le plus accompli. Aussi est-ce son histoire qui va
nous servir à démêler leur rôle.
On peut faire tout d’abord une remarque générale. Toute institution permanente est
conservatrice de sa nature ; elle aime la stabilité, par cela seul qu’elle est stable. A
plus forte raison en est-il ainsi pour une Compagnie, où l’on entre déjà mûr et d’où
l’on ne sort que par la mort. L’Académie française, à sa naissance, représentait assez
exactement le goût moyen de la société environnante ; mais, dès qu’il fut décidé que le
nombre de ses membres ne dépasserait pas quarante et que les nominations seraient
viagères, il s’ensuivit un renouvellement si lent du corps académique que la majorité se
trouva bientôt en retard sur le mouvement du dehors. Ce retard, qu’on peut évaluer à un
espace de quinze à vingt ans, n’a depuis lors jamais cessé d’exister et il durera autant
que ce sénat littéraire ;
il est dû en effet aux conditions de son
existence ; il tient à la constitution de l’Académie elle-même ; il en explique les
caractères essentiels.
Une lutte nécessaire s’établit entre deux forces, l’une intérieure qui tend à la
maintenir dans ses opinions et ses habitudes, l’autre extérieure qui tend à la mettre en
harmonie avec les changements opérés autour d’elle. D’une part, elle est un centre
d’opposition aux idées neuves et aux mots nouveaux ; elle est un conservatoire de la
littérature et de la langue nationales ; elle a écarté sans pitié un certain nombre
d’hommes ou de termes qui effarouchaient par trop son attachement au passé. Mais,
d’autre part, elle subit la pression perpétuelle de la vie ambiante, et elle y cède bon
gré mal gré ; puis, il faut bien qu’elle puise dans le milieu qui l’enveloppe pour
combler les vides que la mort crée dans ses rangs ; aussi, à mesure que les nouveautés
triomphent et cessent d’être nouvelles, s’ouvre-t-elle aux hommes qu’elle a repoussés,
admet-elle un, à un les vocables qui l’ont choquée ; elle enregistre ainsi les
réputations consacrées et les faits acquis ; elle se rallie sur le tard aux révolutions
qui ont réussi. Seulement d’ordinaire, au moment où elle accepte ce qu’elle n’a pu
empêcher, elle est déjà distancée par la société qui a continué de marcher ; elle se
trouve derechef en arrière, défendant ce qu’elle condamnait vingt ans plus tôt,
combattant ce qu’elle accueillera vingt ans plus tard.
Quelques exemples permettront de saisir le jeu de ce mécanisme qui se résume en une
série de résistances volontaires et de concessions forcées.
L’Académie à son origine est formée des écrivains qui figuraient avec honneur à l’hôtel
de Rambouillet et dans les cercles du même genre. Elle est fortement teintée de
préciosité.
C’est pourquoi, une trentaine d’années après, quand la littérature de ruelle et
d’alcôve devient matière à raillerie, quand Molière et Boileau livrent à la risée
Chapelain, Cotin et les autres petits grands hommes de la même école, l’Académie garde
tant qu’elle peut son admiration et ses suffrages aux écrivains abandonnés par la faveur
publique. Elle ne daignera jamais admettre Molière, ce moqueur ; elle ne subira Boileau
que sur un ordre formel de Louis XIV ; elle recevra de mauvaise grâce La
Bruyère ; c’est presque à contre-cœur qu’elle se laissera envahir par les maîtres de la
génération nouvelle.
Mais aussi, le grand roi disparu, elle restera fidèle à l’esprit de l’époque révolue.
Elle formera, dans la première moitié du xviiie
siècle,
comme un petit xviie
siècle posthume. Elle exclura l’abbé
de Saint-Pierre pour avoir osé juger avec sévérité le souverain défunt. Elle sera
hostile aux novateurs. Montesquieu aura grand peine à se faire pardonner les hardiesses
de ses Lettres persanes et, le jour où l’on se sera résigné à le
recevoir, il sera tancé vertement sur l’insuffisance de ses titres à pareil honneur.
Voltaire, repoussé plusieurs fois, multipliera les tours d’adresse pour se faire
admettre et il n’entrera que grâce à un certificat de bon catholique arraché à la
complaisance d’un père jésuite.
Notre siècle nous montre les mêmes efforts passionnés contre les inventeurs de formes
ou de pensées nouvelles, les mêmes soumissions tardives à la force des choses. Le
romantisme, vainqueur sur la scène, dans le roman, dans la poésie, est, longtemps après
1830, férocement combattu par l’Académie. Elle ferme obstinément ses portes à Balzac, à
Dumas père, à Michelet. Quand Victor Hugo se présente, on lui préfère Dupaty, un de ces
immortels comme il y en a tant, morts de leur vivant. Et Thiers dit alors à Cousin :
« Je donnerai ma voix à M. Hugo, quand vous m’aurez montré quatre vers de lui qui soient
seulement médiocres165 » Chacun sait les impertinences qu’Alfred de Vigny
dut essuyer au cours de ses visites à ses futurs collègues. On attendit pour laisser
entrer Musset qu’il fût l’ombre de lui-même.
En vertu de la règle posée, que sera l’Académie sous le règne de Napoléon III ? Un
refuge des idées qui régnaient au temps de Louis-Philippe ; le temple des regrets
orléanistes ; un rendez-vous pour les débris du régime tombé. Guizot, le ministre
renversé avec le trône en 1848, y est le grand électeur et chaque séance solennelle est
un prétexte à épigrammes contre le gouvernement et la littérature du jour. Il est permis
de dire que
c’est un symptôme inquiétant pour une école littéraire, quand
ses représentants les plus saillants ont enfin leur fauteuil sous la coupole : l’hommage
qui lui est rendu est presque funéraire ; elle est bien près d’être morte, dès qu’elle
a sa place en ce musée des antiques.
L’Académie sert ainsi de frein pour ralentir le mouvement qui emporte la langue et la
littérature ; mais il ne faut pas s’en tenir à ce coup d’œil rapide sur la fonction
qu’elle remplit ; il est bon de la préciser par des faits.
Fille de l’époque précieuse, l’Académie naquit puriste. Sur la proposition de Faret,
elle se donnait pour tâche de « nettoyer la langue des ordures qu’elle a contractées
dans la bouche du peuple et les impuretés de la chicane. » Elle prétendit donner la
liste des mots de bel usage, exercer en matière de vocabulaire et de grammaire une sorte
de magistrature. D’autre part, conformément aux vues de Richelieu, elle devait avoir
dans la république des lettres une autorité officiellement reconnue ; et, conformément à
l’esprit du temps, elle crut qu’elle pouvait fixer cette chose vivante et par suite
incessamment changeante qui s’appelle une langue. C’est en vue de mettre dans le
français toute la dose possible d’élégance et d’immobilité qu’elle commença son fameux
dictionnaire.
Elle est restée fidèle à sa tendance primitive. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que
la langue se transformait dans le temps même où l’on proclamait l’éternité de certaines
formes passagères. Une épigramme courut bientôt Paris, épigramme qui n’était pas une
simple méchanceté, mais qui exprimait une vérité aujourd’hui incontestée :
Qui
, toujours très bien fait
, sera toujours à faire
.
Dès lors l’Académie dut renoncer à la chimère d’arrêter le mouvement ; elle se contenta
d’en diminuer la vitesse. Elle a opposé une barrière infranchissable à certains mots
créés par le peuple ou les écrivains, ou encore importés de l’étranger ; elle a forcé
les autres à faire un véritable stage avant d’obtenir leurs lettres de grande
naturalisation ; elle les a traités comme des candidats à la nationalité française, dont
bon nombre,
après trois ou quatre scrutins, ont fini par obtenir droit de
cité. En la plupart des cas, elle n’a, peut-on dire, que le veto
suspensif. La décision suprême appartient à l’usage, c’est-à-dire en somme à la nation
qui demeure la vraie souveraine, malgré tous les efforts qu’on a pu faire pour lui
imposer la volonté d’une élite qui est parfois une coterie. Cela est si vrai que
l’Académie finit toujours par céder, quand le public s’obstine à lui donner tort. Il
suffit de considérer, pour s’en convaincre, les éditions successives du dictionnaire et
surtout les dernières. En notre siècle, sous l’action des idées démocratiques, le
purisme a été vaincu ; les mots nouveaux ont fait en foule irruption. Mais, qu’il y ait
inondation ou infiltration, l’Académie est toujours une digue au flot envahisseur ; sa
force de résistance aboutit régulièrement à un compromis, où la combinaison des éléments
est variable entre la tradition et l’innovation.
Il en est de même, si l’on considère l’orthographe, la prononciation, la syntaxe.
L’Académie opère là encore une série de transactions. L’orthographe qu’elle consacre est
à mi chemin entre le système phonétique et le système étymologique ; la langue écrite
suit lentement, d’âge en âge, les changements qui se produisent dans la langue parlée ;
et les règles, multipliées par des grammairiens subtils, se simplifient aussi à mesure
qu’augmente le nombre des gens sachant lire et écrire. On peut affirmer, du reste, que
l’Académie, institution aristocratique, autoritaire et centralisatrice, qui a été un
grand instrument d’unification pour la langue française, voit son influence décroître
dans la France nouvelle. Elle n’a plus la même raison d’être qu’autrefois dans une
époque où le bon usage a cessé d’être « le bel usage », où le dédain du populaire est un
sentiment suranné, où la liberté en tout domaine a été revendiquée avec passion. Aux
Parisiens elle apparaît souvent comme attardée, comme venant à la remorque de l’opinion
publique, comme une chambre d’enregistrement pour des arrêts qui lui sont dictés ou
imposés par la société environnante. Elle est déjà plus respectée en province ; mais
c’est parmi les étrangers qu’elle a gardé le plus de prestige, et la chose est aisée à
comprendre ; sur bien des points elle les tire d’un chaos d’incertitudes où ils
risqueraient
de se perdre ; pour eux elle continue à faire loi, à
représenter officiellement l’usage établi.
Si son influence sur la langue demeure considérable, quoique amoindrie, que dire de son
influence sur la littérature ? Elle a toujours été moins forte ; cependant elle s’est
exercée et s’exerce encore sur les écrivains, surtout à trois moments de leur existence
; d’abord quand ils débutent ; puis quand ils sont candidats à l’Académie ; enfin quand
ils en sont devenus membres.
Aux débutants ou, du moins, à ceux dont la renommée n’est qu’à demi faite, elle offre
des encouragements sous forme de prix qu’elle leur décerne.
Il faudrait distinguer ici les prix qui sont donnés après concours à des œuvres
manuscrites dont le sujet est fixé par l’Académie elle-même et dont les auteurs doivent
rester inconnus à leurs juges, et ceux qui sont accordés à des ouvrages imprimés et
livrés au public.
Les premiers ne sont qu’au nombre de deux et alternent d’année en année (prix de
poésie, prix d’éloquence). Ceux qui les briguent sont réduits à enfermer leur pensée
dans un cercle tracé d’avance ; ils sont soumis à des conditions d’espace et de temps
rigoureuses ; ils ne peuvent ainsi se mouvoir en pleine liberté ; en revanche ils sont
protégés en grande partie contre les passe-droits par les enveloppes cachetées qui
dérobent leurs noms à la sympathie ou à l’antipathie de la compagnie ; ils ont chance
d’être impartialement appréciés. On a beaucoup médit de ces récompenses. Elles ne
délivrent certes pas un brevet de génie à qui les obtient. On rencontrerait toutefois
sur la liste des lauréats plus d’un nom devenu illustre : Victor Hugo, Sainte-Beuve,
Villemain et bien d’autres ont trouvé dans ces premiers succès, non pas une simple
satisfaction de vanité, mais une invitation à mieux faire et à s’engager plus avant dans
la carrière des lettres.
Quant aux autres prix, ils se sont multipliés de telle façon, par suite de legs et de
donations, que l’examen des volumes présentés aux suffrages des académiciens est devenu
pour eux une charge très sérieuse et que le total des sommes distribuées chaque année
s’élève aux environs de cent mille francs. Les écrivains qui appellent ainsi sur eux, à
visage découvert, l’attention
de l’Académie, ont été souvent accueillis ou
repoussés pour des raisons qui n’avaient qu’un rapport lointain avec la littérature ;
bien des fois leurs opinions politiques, religieuses, philosophiques, ou les
recommandations de quelque puissant protecteur ont beaucoup plus que leur talent,
déterminé les sentences du savant, mais partial aréopage. Le corps académique a de la
sorte encouragé, suivant les temps, telle ou telle tendance sociale. Il a aussi poussé
les esprits vers un certain genre de qualités et de défauts littéraires. Il n’aime pas
plus les étrangetés ou les nudités de formes que les audaces de pensée. Une longue
expérience a prouvé qu’il préfère la correction à la verve inventive et, s’il faut
choisir entre deux maux, l’excès de pondération à l’excès d’originalité. Il n’a jamais
été clément aux écarts d’imagination et il a toujours refusé ses couronnes aux novateurs
hardis et violents. En revanche, il a trop souvent honoré d’une complaisante indulgence
des œuvres douceâtres qui, remplaçant le bon style par les bonnes intentions, auraient
mérité des prix de découragement pour avoir porté près de la perfection l’art de rendre
la morale ennuyeuse. Pourtant, bien que ses largesses se soient à maintes reprises
égarées sur de piètres médiocrités, il est juste de ne pas oublier que de nos jours
Alphonse Daudet, MM. Anatole France, Loti, Bourget, Lemaître, pour ne citer que les plus
connus, y ont eu large part ; que beaucoup de travaux solides et utiles, mais peu
susceptibles d’être goûtés par le commun des lecteurs, ont dû les moyens de s’achever à
ces libéralités intelligentes ; qu’enfin, pour beaucoup d’écrivains novices, ces
distinctions, accompagnées d’une petite somme d’argent ont été la vie, l’indépendance,
le loisir de travailler assurés pour plusieurs mois, l’accès ouvert aux revues, aux
journaux, aux théâtres, bref une aide précieuse aux jours difficiles des premiers pas
vers la lumière.
Il convient d’ajouter que l’Académie, au cours de son existence déjà longue, s’est
affranchie de certaines conventions et timidités. A l’origine, par exemple, le prix
d’éloquence, fondé par Balzac, était en réalité destiné à récompenser un sermon
élégamment écrit ; il garda ce caractère jusqu’en 1758 où l’éloquence sacrée fit place à
l’éloge des grands citoyens et des grands écrivains ; et depuis lors, cet exercice
oratoire tend à se
transformer en une étude historique et critique ou sont
mis en balance mérites et démérites du grand homme désigné aux candidats. Une
transformation analogue s’est produite pour le prix de poésie, créé par Pellisson ;
pendant un siècle environ, le sujet imposé fut la mise en relief de l’une des vertus du
souverain ; mais il arriva que le nombre de ces vertus royales, si grand qu’il pût
être, finit par s’épuiser, et, à partir de l’an 1753, le choix des sujets à traiter prit
une variété qui n’est plus aujourd’hui emprisonnée dans aucune limite.
L’Académie, qui a ainsi quelque action sur les écrivains désireux d’obtenir en passant
ses faveurs, en a bien davantage, comme il est naturel, sur ceux qui aspirent à y
conquérir un fauteuil. Un candidat, quel qu’il soit, courtise et flatte volontiers les
gens dont dépend sa nomination. S’il est critique, il découvrira des beautés cachées
dans le livre ou la pièce de l’éminent confrère dont il espère la voix ; il ménagera
l’opinion de tel salon qui est une antichambre connue de la docte assemblée parmi
laquelle il désire siéger. S’il a été d’aventure un briseur d’idoles, s’il a porté dans
sa jeunesse le drapeau d’une révolution ou d’une émeute littéraire, il sera tout à coup
atteint d’un accès de modération ; il affichera une sagesse tout au moins provisoire.
Dans l’œuvre d’un Voltaire ou d’un Sainte-Beuve, il est aisé de signaler tel ouvrage ou
tel passage qui prouve que l’auteur était, au moment où il l’écrivit, en mal de
candidature académique. Dans cet assagissement quelques-uns sont allés au-delà de ce
qu’aurait exigé la prudence ; il en est qui ont atténué, adouci leur pensée jusqu’à la
trahir ; on pourrait en citer qui dans les visites officielles, prélude obligatoire de
toute élection, ont humilié plus qu’on ne voudrait leur indépendance. L’ambition
d’entrer à l’Académie, en inclinant les têtes les plus fières, n’a donc pas toujours
favorisé la franchise, et l’on comprend que des caractères peu flexibles se soient mal
accommodés des concessions qu’il aurait fallu consentir pour y être admis. C’est
pourquoi sans doute de grands écrivains ont dédaigné de se mettre sur les rangs,
contents de figurer avec éclat parmi les occupants du quarante et unième fauteuil, celui
qui n’existe pas et qui fut toujours le mieux rempli.
La nécessité d’émousser les pointes de son esprit ne cesse pas
d’ailleurs,
le jour où l’on a conquis le droit de s’asseoir sous la fameuse coupole. Elle dure et
s’accroît même pour tous les membres de l’Académie. Le respect de certaines convenances,
que d’aucuns appelleront conventions (mais le nom importe peu) leur est imposé par le
titre commun qui les lie. Il est difficile à des hommes qui se coudoient à chaque
instant et délibèrent ensemble sur des objets moins passionnants que les intérêts vitaux
d’un pays, de ne pas avoir entre eux des ménagements et presque [des coquetteries de
courtoisie. Le nouveau venu n’est-il pas astreint à prononcer l’éloge de son
prédécesseur, encore qu’il ait parfois peu d’estime ou une rancune invétérée à l’égard
du défunt ? La tradition ne veut-elle pas aussi qu’il soit couvert de fleurs par un aîné
qui peut être un rival jaloux ou un adversaire déclaré ? Il est vrai que les fleurs dont
on l’enguirlande ne sont pas toujours exemptes d’épines ; que l’épigramme relève
fréquemment, comme un grain de poivre, la douceur et la fadeur des discours de
réception ; que le suprême de l’art consiste même, en pareil cas, à savoir, comme disait
Régnier, « sucrer sa moutarde »
. Mais il n’est pas moins vrai qu’à
l’Académie, comme dans un salon, il est de règle de mettre une sourdine à ses opinions,
de procéder par demi-mots et sous-entendus. De là est né ce qu’on nomme « le
style académique »
. C’est un style fleuri, élégant, ingénieux. L’esprit y
entre comme un ingrédient à peu près indispensable. Allusions délicates, périodes
harmonieuses, phrases pompeuses ou finement ciselées en sont les ornements ordinaires.
Le malheur est que, comme toujours, le défaut tient à la qualité. Alphonse Daudet raille
quelque part166
« ce style académique avec des un peu »
, des « pour ainsi
dire »
, qui font à tout moment revenir la pensée sur ses pas, comme une dévote
qui a oublié des péchés à confesse, un style orné d’arabesques, de paraphes, de beaux
coups de plume de maître à écrire. » Et il faut avouer que la raillerie ne porte point à
faux. Un vers gamin167 de Musset rit
dans toutes les mémoires :
Il mérite explication. Le poète entend bafouer, j’imagine, dans ces
harangues d’apparat la pauvreté d’idées, l’absence de sentiments forts et sincères. Mais
cette nudité est parée de haillons multicolores ; ce vide est enveloppé et masqué de
circonlocutions [compliquées. Le style académique travaille trop souvent à dire des
riens en termes solennels ou alambiqués ; il se prête à mille petites perfidies
habilement déguisées ; il est ennemi de la vigueur, de la simplicité, et il gâterait
vite ceux qui le cultiveraient avec persistance.
On voit assez que les effets de l’Académie française sur la langue et la littérature
réclament l’attention de l’historien. Encore n’avons-nous parlé que d’une seule
compagnie littéraire ; et il en est d’autres qui ont joué leur rôle ou leur « rôlet ».
Au moyen âge, quantité de villes en possédaient une ; Toulouse avait déjà « ses jeux
floraux », dont Ronsard et Victor Hugo n’ont point dédaigné de cueillir les fleurs
symboliques ; Clermont, Rouen avaient leurs « puys » et le grand Corneille, avant de
tenter fortune à Paris, brigua les couronnes de sa cité natale. Après la Renaissance,
les Académies, venant d’Italie., pullulent en deçà des Alpes ; il y en a bientôt à
Annecy, à Dijon, à Nancy. Ce sont en général de bonnes petites Académies modestes et
discrètes, qui, comme les honnêtes filles, ne font pas parler d’elles ; mais il leur
arrive de sortir de l’ombre par un coup d’éclat. L’Académie florimontane, qui s’est
fondée à Annecy, donne Vaugelas à l’Académie française ; l’Académie de Dijon provoque
par deux fois l’éruption du génie de Jean-Jacques en proposant des questions d’une
singulière gravité. De nos jours chaque province a voulu avoir son association locale ;
en Normandie, l’on s’est mis sous l’invocation de la Pomme ; les
poètes du Midi se sont souvenus que les cigales étaient jadis chères aux muses ; ils se
sont appelés cigaliers et leurs fêtes n’ont pas été étrangères à la renaissance de la
langue d’oc en notre siècle. Quelques-unes de ces confréries littéraires se rattachent
au développement de notre théâtre. Les Enfants Sans-Souci, les Confrères de la Passion ne peuvent être passés sous silence par
quiconque étudie les mystères ou les moralités d’antan. Nombre de cercles, dans l’époque
contemporaine, ont repris la tradition et joué ou fait jouer de petites pièces qui,
pour une raison quelconque, n’auraient pas obtenu accès sur une grande scène.
Enfin la Comédie-Française, exploitée sous le contrôle de l’Etat par
une Société d’acteurs, a rempli une fonction analogue à celle de l’Académie ; elle a
été, elle est encore, suivant une expression de M. Larroumet, « un conservatoire
de chefs-d’œuvre et le régulateur de l’art dramatique »
.
Je ne crois pas devoir insister plus longuement sur l’importance littéraire de ces
institutions permanentes ; je passe à ces réunions éphémères qui sous des noms divers,
pléiade, cénacle, école, ne sont pas moins dignes d’être regardées de près.
§3. Les cénacles, les écoles littéraires pourraient être définis : le contraire des
Académies. Les Académies sont formées d’écrivains arrivés ou parvenus ; elles
représentent l’âge mûr et la vieillesse. Les cénacles sont composés d’écrivains qui
entrent dans la carrière, qui se mettent en marche vers la gloire ; ils représentent la
jeunesse. Les Académies ont par suite le respect de la tradition, le culte du passé,
elles incarnent la coutume ; les cénacles professent des idées neuves et
révolutionnaires, ils s’élancent de toutes leurs aspirations vers l’avenir ; ils sont
les agents de la mode. Les unes retardent sur l’opinion moyenne de quinze à vingt ans ;
les autres sont en avance à peu près du même espace de temps. On peut aisément calculer
l’écart qui les sépare.
Toutes les écoles littéraires qui se succèdent ont, malgré la diversité des théories
qu’elles soutiennent, des caractères communs. C’est d’abord un dédain profond du passé
le plus proche. La jeune génération, le jour où elle sent le besoin de quelque chose de
nouveau, traite de haut la génération qui l’a précédée, et elle brûle sans pitié ce que
celle-ci avait adoré. C’est l’usage en littérature qu’on hérite de ceux qu’on assassine,
et les derniers venus ont beau profiter des travaux et des efforts de leurs devanciers
immédiats, ils commencent le plus souvent par les condamner comme surannés, par les tuer
autant qu’ils peuvent dans l’estime publique. Ingratitude naïve et cruelle, mais qui
sera punie à son tour de la même façon par une autre génération montante !
L’histoire fournit à foison les preuves de ces sévérités régulières
et
implacables d’aujourd’hui pour hier et de demain pour aujourd’hui. Au temps de la Renaissance,
lorsque les poètes, dans un essai de groupement renouvelé des Grecs d’Alexandrie,
forment sous le nom de Pléiade une brillante constellation, il faut
entendre de quel ton ils parlent de leurs confrères du moyen âge et même des disciples
encore vivants de Marot : « Parmi les anciens poètes françoys, quasi seuls
Guillaume du Lauris et Jean de Meun sont dignes d’estre leus, non tant pour ce qu’il y
ait en eux beaucoup de choses qui se doivent immiter des modernes, que pour y voir
quasi comme une première imaige de la langue françoyse vénérable pour son antiquité.
Quant aux récents qui ont esté nommez par Clement Marot en un certain épigramme à
Salel, ils sont sujets à bien des reproches. La tourbe de ceux (hors mis cinq ou six)
qui suyvent les principaux, comme port’enseignes, est si mal instruite de toutes
choses, que par leur moyen nostre vulgaire n’a garde d’estendre guère loing les bornes
de son empire. »
Ainsi s’exprime Joachim du Bellay168 et il balaye à
l’égout « rondeaux, ballades, virelays, chants royaulx, chansons et autres telles
espisseries. »
Même mépris insultant pour le théâtre des siècles précédents.
Qu’on ne parle plus des mystères ! C’était bon pour les populations ignorantes de ces
temps barbares. Grévin écrit (Prologue de La Trésorière) :
Pour en faire après quelque
jeu.
Et Jehan de la Taille, en tête des Corrivaux, fait cette profession
de foi : « Vous y verrez non point une farce ni une moralité ; nous ne nous amusons
point en chose ni si basse ni si sotte, et qui ne montre qu’une pure ignorance de nos
vieux
Françoys… Aussi avons-nous grand désir de bannir de ce royaulme
telles badineries et sottises… »
C’était dur pour les pauvres auteurs du moyen Age. Sans doute les œuvres ne répondaient
pas toujours à ces superbes déclarations. Plus d’une pièce d’alors intitulée comédie
n’est qu’une farce affublée d’un nom antique et qui fait piètre figure à côté de la
farce immortelle de l’Avocat Pathelin. N’importe ! Les jeunes
conquérants de la Pléiade n’ont qu’un souci : pousser au tombeau toutes ces vieilleries
qui ne meurent pas assez vite. On l’a dit, pour une école littéraire « l’insurrection
est le plus saint des devoirs » ; et c’est un devoir que les jeunes accomplissent avec
enthousiasme contre le goût et les procédés de leurs anciens.
Mais aussi laissez passer une vingtaine d’années, parfois plus, parfois moins ; voici
qu’une nouvelle insurrection détrône à leur tour les vainqueurs insolents de la veille.
Quand Ronsard mourut en 1585, on lui éleva un tombeau de marbre surmonté de sa statue ;
Apollon, les Muses, la France versèrent sur lui des torrents de larmes ; une oraison
funèbre fut prononcée, où l’on évoquait les poètes de jadis pour immoler leur mémoire à
la sienne. Le Parlement en corps suivit son convoi ; une pluie d’élégies et d’épitaphes
célébrèrent Pindare et Homère mis au cercueil en sa personne. Moins de quinze ans après,
Malherbe, relisant les poésies de Ronsard, en rayait la moitié ; et, comme on lui
demandait s’il trouvait bonne la moitié épargnée, il répliquait que, réflexion faite, il
valait mieux effacer le tout. C’était l’avènement d’une nouvelle école. C’était le
déblayage obligatoire que les derniers venus pratiquent avec une brutalité presque
féroce aux dépens des devanciers gênants qui encombrent les avenues de la gloire.
Les hommes mêmes qui à distance nous paraissent en matière littéraire les plus
conservateurs du monde, les plus purs représentants-de la tradition et de l’autorité,
ont commencé par être violemment novateurs, par se frayer leur voie à grands coups rudes
et souvent injustes. C’est le cas pour Boileau. Nous le voyons de loin, pontife du
Parnasse, légiférant tranquillement sur les règles de l’art d’écrire. Nous sommes
enclins à nous figurer qu’il a d’emblée atteint cette sérénité, cette calme assurance
qui nous frappent dans une partie de son œuvre. Simple illusion
d’optique ! Il a dû avant tout écarter, terrasser les écrivains qui étaient, lors de ses
débuts, en possession de la faveur générale. Il a fait une guerre acharnée à l’école
précieuse ; il a criblé de railleries Chapelain, l’honnête Chapelain, dont le prestige
était si grand que Colbert le choisissait pour dresser la liste des auteurs dignes de
recevoir une pension. Ses satires, ses épigrammes ne sont pas seulement des amusements
littéraires ; ce sont les armes très aiguës dont il usait pour abattre les réputations
qui lui volaient son soleil. Aidé de Molière, qui avait donné le premier coup de balai,
de Racine, de Furetière, qui mordaient à belles dents, il chassait gaillardement hors de
son chemin les illustres de l’époque précédente. Il annonçait ainsi qu’une nouvelle
façon de concevoir la beauté réclamait son droit à la vie et à la lumière.
Le siècle qui finit fut témoin d’un spectacle tout à fait semblable. Peut-être ce
brutal : Ote-toi de là que je m’y mette s’y est-il étalé plus visiblement encore. Le
xix° siècle, qui fut savant au point d’être pédant, s’est plu à multiplier les théories
sur l’art. Chaque école a pris soin de condenser en corps de doctrines ses idées
esthétiques, et les systèmes en isme, romantisme, réalisme,
symbolisme, illusionisme, etc., ont pullulé avec surabondance. Or, chacune de ces écoles
aux drapeaux si divers a débuté par accabler celle qu’elle remplaçait du dédain
réglementaire. Les romantiques proclament Voltaire rococo, s’écrient après le succès
d’un des leurs : ― Enfoncé, Racine ! — vont même jusqu’à le traiter de polisson ; ils
flétrissent Boileau de son prénom de Nicolas ; fiers de leurs longs cheveux, ils jettent
aux têtes chauves des derniers classiques une injure juvénile ; ils les traitent de perruques ; ils définissent l’art du xviie
siècle : le perruquinisme
169.
Mais, par un juste retour des choses d’ici-bas, les réalistes et naturalistes,
successeurs et héritiers des romantiques, leur rendent la-pareille. Ils leur reprochent
leurs envolées dans les nuages, leurs débauches d’imagination, leurs orgies de lyrisme.
Victor Hugo, prophétisant du haut de son rocher de Guernesey,
est qualifié
de « Jocrisse à Pathmos »
. George Sand est foulée aux pieds par M. Zola.
Pour les adeptes de l’école du vrai à tout prix, dire d’un roman qu’il est romanesque ou
romantique est une condamnation en bonne et due forme. Bref, c’est le renversement des
dogmes et des demi-dieux devant qui la génération antérieure s’est prosternée.
Et l’éternelle Némésis continue son chemin et son œuvre. Les symbolistes, grands
prêtres de l’idéal ressuscité, ont dit bientôt de dures vérités à M. Zola. Ceux mêmes
qui avaient été de ses adorateurs se sont retournés contre lui. Et dès 1889, il a pu
entendre cet anathème à l’adresse des fidèles restés sous sa bannière : « Les jeunes
Naturalistes — ils sont déjà bien vieux — copient patiemment la nature à peu près telle
qu’un aveugle la verrait… Laboratoire et document ! Ces pauvres jeunes gens doivent bien
s’ennuyer. Ils n’écrivent, sans doute, que lorsqu’ils sont de mauvaise humeur… De leur
œuvre et de celle de leurs maîtres fuse l’ennui. Ce n’est plus le désespoir qu’ont
produit les classiques et dont les romantiques se sont follement enorgueillis ; c’est
tout simplement un ennui bête, animal, un écœurement, un dégoût170… » La
roue tourne, tourne ; et les symbolistes ont eu déjà leur apogée, leur déclin, et leurs
enterreurs. Tant il est vrai que les partisans de chaque formule nouvelle se font leur
place enrayant d’un trait de plume les fidèles attardés de la formule qui n’est plus à
la mode.
En même temps que ce dédain du passé le plus voisin d’eux, les cénacles ont une
confiance extrême en l’avenir, en leur avenir ; ce n’est au fond
qu’une autre face du même sentiment. Ils sont convaincus qu’ils ont enfin trouvé le beau
suprême, le beau absolu. L’art va être renouvelé, que dis-je, créé de toutes pièces.
Jamais on n’aura vu, jamais on ne reverra rien de pareil. On éclate en cris d’allégresse
et de triomphe. On annonce des écrits, qui feront l’émerveillement de la postérité. On
prédit une moisson de chefs-d’œuvre. On va inventer la vraie poésie ; le cerveau humain
est gros de prodiges. On répéterait volontiers le vers fameux :
Quand Pierre de Ronsard a construit laborieusement une ode, on déclare que
les anciens sont égalés (ce qui est l’éloge le plus hyperbolique pour les hommes de la
Renaissance), et un faiseur d’anagrammes découvre dans les lettres qui composent son nom
ces trois mots prophétiques : Rose de Pindare. Quand il ébauche la Franciade, on s’écrie qu’il va naître quelque chose de plus grand que l’Iliade et l’Enéide. Il arrive que ces ambitieuses
prédictions se réalisent : mais hélas ! que de fois la montagne accouche d’une souris !
Tel « qui cuide pindariser » et se hasarde en plein ciel sur des ailes fragiles tombe,
nouvel Icare, d’une chute d’autant plus lourde qu’il a voulu s’élever plus haut. Leçon
de choses qui n’empêche pas les générations suivantes de faire les mêmes rêves, de
tenter les mêmes aventures, d’éveiller au départ les mêmes espérances. Chapelain vécut
vingt ans sur la réputation de son poème encore à faire. Il escompta largement la gloire
de l’œuvre épique et symbolique qu’il couvait en lui. Mais le jour où il publia la
première partie de cette œuvre impatiemment attendue, cette gloire s’éclipsa comme par
enchantement et le public eut la cruauté de ne jamais réclamer la seconde moitié du
manuscrit. Ce fut un des plus beaux naufrages poétiques que l’histoire de la littérature
ait enregistrés.
Les apprentis écrivains n’en sont pas devenus plus prudents. On parle des enseignements
de l’histoire ; je vois bien ceux qui les donnent ; je cherche ceux qui en profitent.
Notre siècle a vu les romantiques partir à la conquête de la célébrité avec la même
ivresse d’enthousiasme que les poètes de la Pléiade. Et certes, bien des noms glorieux
se sont inscrits au livre d’or de la postérité ; mais aussi que d’avortements
douloureux ! que de destinées manquées ! Musset, qui fut l’enfant terrible du
romantisme, s’est amusé à railler ces théories nébuleuses et ces fièvres poétiques où
les illusions et les rêveries de la jeunesse x se mêlent toujours à une petite dose
d’idées sérieuses et fécondes171. Expérience et railleries ont-elles corrigé personne ? J’en
doute fort. M. Zola a pu écrire, sans qu’on se moquât trop de lui : « La
république sera naturaliste ou elle ne sera pas. »
Et
peut-être
plus près de nous rencontrerait-on des orgueils aussi grandioses, si j’en crois
certaines ironies de la critique172 » Ils
font de beaux rêves et nourrissent de vastes projets, dit un peintre peu flatteur des
jeunes. M. X. dans sa tête porte, un monde. Ce n’est rien de moins qu’un monde ce que
porte dans sa tête M. X. ― M. Y. à ses « madrigaux torrentiels » en voudra sans doute en
ajouter d’autres qui ne seront pas moins impétueux. M. Z. a trouvé la formule du théâtre
de demain qui est pour l’appeler par son nom : l’idéo-réalisme. Ils préparent qui une
idéologie, qui « un drame à valeur d’éthopée ». Quelques-uns sont, dès maintenant,
absorbés par des occupations dont nous ne pouvons même nous faire une idée, faute
d’avoir jamais rencontré rien d’analogue. Pour un qui, « très en puissance de
s’abnégatiser et capable de sortir victorieux de l’ascèse magique, a préféré œuvrer
d’art », nous en citerions dix autres qui, tout au rebours, s’abstraient en des travaux
mystérieux… »
Si les prétentions ontrecuidantes des cénacles, si leur « intrépidité de bonne
opinion » ont provoqué et souvent mérité des moqueries de ce genre, est-ce à dire qu’ils
n’aient pas leur fonction utile dans l’évolution littéraire ? A coup sûr, il ne faut pas
leur demander une critique impartiale et large. Ils sont coutumiers d’exagérations
énormes, de bévues formidables, d’injustices criantes. Et pourtant, malgré l’excès de
sévérité qui est leur péché mignon, malgré les paradoxes où la passion les entraîne, ils
ont le mérite de signaler, dans des œuvres trop complaisamment admirées, dans des règles
trop docilement acceptées, des défaillances et des côtés faibles. Mais c’est là le
moindre service qu’ils rendent. Leur principale utilité, c’est d’être un principe
d’action. C’est d’apporter dans la littérature le mouvement qui est la vie. C’est de
pousser en avant les esprits que les Académies tirent en arrière ou voudraient maintenir
au repos. Très vive est la lutte entre les deux forces opposées. Un jeune romantique
disait qu’il mangerait volontiers de l’académicien et un académicien s’écriait avec
indignation :
Si les inimitiés vont rarement jusqu’à ce point de férocité, elles sont
toujours d’une vivacité extrême. M. Zola a recueilli tout, un volume de polémiques
artistiques sous ce titre significatif : Mes haines. Or la lutte est
la condition même de tout progrès.
Le progrès littéraire est la résultante du combat qui se livre entre les forces
contraires. On commence à comprendre qu’il ne peut exister de beau immuable, de forme
éternellement la même pour les conceptions changeantes de l’intelligence humaine ; qu’en
ce domaine, comme en tous les autres, l’immobilisme est la pire des utopies. Mais le
mouvement s’arrêterait sans ces démolitions et reconstructions partielles que les
différentes générations opèrent à mesure de leur entrée dans le monde. Il est nécessaire
de porter l’effort, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, suivant que l’art a suivi
avec excès telle ou telle direction. C’est à ce travail incessant que les cénacles
consacrent leur énergie et c’est pour cela qu’ils ont tous leur moment de succès et
d’éclat, de vogue tout au moins, et leur influence heureuse sur la marche de la
littérature.
Outre cette action, qui se fait sentir à l’ensemble du mouvement littéraire, ils ont
encore d’autres effets particuliers, qui sont, comme il arrive d’ordinaire, mélangés de
bien et de mal. Ils offrent aux débutants un milieu tiède et douillet où leur talent
novice peut se développer comme une plante délicate en serre chaude ; ils leur
fournissent aussi un centre de ralliement qui les sauve des désespérances de l’isolement
et leur permet en pleine bataille de reprendre haleine et courage. Bien qu’en
littérature le vieux proverbe : L’union fait la force soit le plus
souvent menteur, les jeunes gens qui se groupent et se serrent autour d’un même drapeau
forment un bataillon carré qu’il est difficile d’entamer et augmentent leurs chances de
faire une trouée victorieuse. De plus, en échangeant leurs idées, en les discutant
ensemble, ils donnent à leurs conceptions plus de largeur et de solidité que n’en ont
souvent les opinions individuelles ; ils élaborent en commun un credo
artistique qui, sans être parfait, gagne en étendue et parfois en profondeur
philosophique.
En revanche, les cénacles dégénèrent volontiers en petites chapelles, où, loin des
regards du public, fleurissent dans une
atmosphère surchauffée et
quasi-artificielle les bizarreries et les excentricités. Les talents peuvent s’y
déformer aussi bien que s’y former. C’est entre eux une émulation de hardiesse et
d’innovation, qui aboutit à l’étrangeté. Le jour où des œuvres couvées dans ce nid ouaté
et fermé affrontent le grand air, elles obtiennent parfois un succès d’effarement ou
d’hilarité, qu’elles n’ont pas toujours cherché. Et ce n’est pas le seul danger que le
huis-clos fasse courir à ceux qui s’y emprisonnent. On risque d’y prendre une certaine
étroitesse de goût. C’est pour ces petites coteries littéraires qu’a été fait le vers de
Molière :
Les complaisances de la camaraderie, les admirations mutuelles, les louanges
intéressées faussent le caractère, habituent à déguiser la vérité, ôtent à la pensée son
allure franche et digne. Péril plus grave encore ! Une école littéraire, comme toute
école, contient beaucoup d’écoliers pour un maître, ou, si l’on préfère, beaucoup
d’imitateurs pour un esprit original. Parmi les disciples, il en est plus d’un que son
tempérament aurait entraîné sur une autre pente. Du temps où le réalisme était en
faveur, j’ai connu de soi-disant réalistes qui étaient profondément idéalistes de
nature. La mode et les engouements qu’elle suscite, la contagion de l’exemple, le désir
d’associer sa fortune à celle d’écrivains déjà connus déterminent beaucoup de débutants
à professer des théories contraires à leur propre talent et partant à composer des
œuvres forcément médiocres. Ces suiveurs se condamnent ainsi à n’être que des copies,
des reflets. Heureux ceux qui savent se détacher du troupeau, où ils se sont fourvoyés,
assez à temps pour redevenir eux-mêmes !
En dirai-je davantage ? A quoi bon ? Les écoles littéraires se recommandent à
l’historien par leurs polémiques bruyantes. Il n’a garde de les oublier ; mais il doit
suivre minutieusement leur vie plus ou moins courte ; car leur naissance et leur
disparition marquent des dates importantes, qu’il aurait peine à fixer autrement ; elles
lui indiquent d’une façon précise les moments où s’opèrent ces variations du goût dont
il s’efforce de dérouler l’enchaînement.
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