Paris, 8 février 1885.
Drame musical ou opéray ;
l’opéra réformé ; nouvelles dramatiques. — Les concerts ; les œuvres de Wagner aux
concerts. — Le mouvement wagnérien ; Bayreuth ; les anti-wagnéristes.
Richard Wagner a dit : « Je ne prétends pas réformer l’opéra ; je le laisse tel qu’il
est, et je fais autre chose. » Prenons cette devise ; rien n’est commun entre l’opéra et
le drame musical ; l’un est un spectacle de concert, l’autre est l’œuvre dramatique
pressentie par Rameau, Gluck, Weber, Beethoven, Lesueur, et comprise par Richard
Wagner : il faut choisir, se décider. Il existe un compromis, l’innovation à la mode,
l’opéra réformé, mélange d’opéra et de drame, ni drame ni opéra. La
Walküre est un drame ; Haendel a composé des opéras qui sont des chefs d’œuvre ;
mais quelle place dans l’art tiendra ce mélodrame à cavatines : Étienne
Marcel ?
Les directeurs de l’Opéra paraissent avoir compris la nécessité de choisir ; s’exposant
à un petit procès et à de grandes rancunes, ils ont refusé à MM. Wolf, Salvayre et
Millaud leur Egmont, encore un simili-drame sans doute ; ils ont
abandonné Françoise de Rimini, où sont des récitatifs ; la reprise de
Françoise de Rimini avait été, apparemment, une concession au
wagnérisme. MM. Ritt et Gailhard sont résolus à repousser toutes nouveautés
dangereuses : ils ont donné Tabarin, une pantomime agréable,
accompagnée, je crois, de chants et de musique ; ils nous ont rendu Faust, avec une foule de chanteurs et d’airs renouvelés ; enfin ils nous
promettent Rigoletto, pour attendre un grand opéra de Clapisson.
Ils ont raison : mieux vaut mille fois l’Elisire d’Amore que
l’insipide niaiserie de Françoise de Rimini, doublée même d’Hamlet.
Les toilettes élégantes, les décors somptueux et les ballets sont à l’Opéra : l’art est
au concert. M. Lamoureux reprend les grandes exécutions de Tristan et
Isolde. Absolument, il faudrait blâmer les exécutions des drames wagnériens dans
un concert : le drame est pour le théâtre. Aux concerts appartient la symphonie, le
poème lyrique ; telles, ces œuvres entendues récemment : Saugefleurie,
si charmante, de d’Indy, Espana, de Chabrier, les grandes Rhapsodies, de Lalo, les Argonautes, d’Augusta Holmès,
exécutés au Conservatoire ; aussi, les poèmes symphoniques de notre maître César Franck
que nul, pourtant, ne joue. Mais, puisqu’il n’y a pas un théâtre musical, c’est le
concert qui doit préparer les auditeurs à l’œuvre dramatique de Wagner. Cette œuvre
n’est point facile ; et le concert est une bonne école. M. Lamoureux a bien présenté ces
exécutions de Tristan comme des répétitions générales sans mise en
scène. En somme donc applaudissons.
Chez M. Colonne les fragments de la Walküre ont un succès : la Chevauchée avec les solistes est bissée chaque fois. Le style de ces
exécutions est celui qui convient à Berlioz, non à Wagner : il est romantique.
Néanmoins, par les concerts du Châtelet, le public apprend toujours à apprécier les
œuvres du maître.
M. Benjamin Godard qui feignait, il y a six mois, ignorer l’existence du nommé Wagner,
a osé la marche de Tannhæuser, et même la Chevauchée
avec, toutefois, moitié moins qu’il ne faut d’instruments et moitié plus de temps.
La Revue Wagnérienne tâchera à donner par des statistiques une idée
du mouvement wagnérien dans le monde artistique : il est considérable ; l’œuvre de
Wagner accapare toute l’attention ; ainsi, à Paris, chacun s’occupe de ses drames que
nul théâtre ne peut jouer. Il est même des Parisiens qui vont chercher à Bayreuth le
sens véritable de l’œuvre wagnérienne : car c’est à Bayreuth seulement, dans le théâtre
modèle créé par Richard Wagner, que sont, solennellement, les vraies représentations de
ses drames.
Cependant le mouvement wagnérien pourra-t-il résister aux terribles objections des
anti-wagnéristes ? — Il y a eu la lettre de M. Saint-Saëns à M. Ernst : l’auteur de la
Danse macabre déclare ennuyeux le second acte de Tristan, et défend aux dames françaises d’admirer Wagner. Il y a eu les fines
critiques du Charivari, un entrefilet de M. Véron : M. Véron fit
savoir au monde qu’il était à ce point ennemi du révolver qu’il ne tuerait même pas
quelqu’un lui jouant du Wagner. Il y a enfin, toujours là et toujours lui, M. Oscar
Comettant du Siècle, qui composa un quatrain contre les Wagnéristes, le 22 décembre
1884.
L’avenir, — cela peut être espéré, — fera triompher Wagner de ces oppositions :
aujourd’hui les abonnés du Siècle et du Charivari
apprécient encore M. Ambroise Thomas ; mais pour nous l’œuvre de Richard Wagner domine
excellemment ; elle apparaît vivante, grande, forte, née pour régner : c’est bien
l’œuvre d’art complète, qui n’est ni poésie, ni musique, ni plastique, mais qui, étant
tout cela ensemble, est le drame.
La publication d’une Revue wagnérienne, à Paris, est chose assurément
utile et qui vient à son temps. Nous n’en sommes plus, grâce à Dieu, aux basses
plaisanteries d’autrefois et voici que, peu à peu, les préjugés se dissipent ; il est
bon qu’un recueil spécial, rédigé par des écrivains de bonne foi et de compétence,
achève d’éclairer la question. Qu’a été Richard Wagner ? Qu’a-t-il voulu faire !
Qu’a-t-il fait ? Quelle est son influence sur la musique dramatique ? Comment le public
de chaque pays est-il progressivement impressionné par ses drames lyriques si
majestueux, si intimes et si puissants ? Telle est la riche et inépuisable matière qui
s’impose aux réflexions de tous et que nous nous proposons d’étudier ici sous ces faces
diverses. Montrons, autant qu’il sera en nous, par des documents d’ordre privé, des
souvenirs, des notes familières, ce qui fut l’homme en ce créateur prodigieux qui a tiré
de soi-même un art complet, à jamais vivant ; racontons s’il se peut, la genèse de ses
ouvrages, de la conception première au plein épanouissement de l’exécution et, tout au
moins, efforçons-nous d’en traduire le frisson particulier ; descendons à l’examen des
procédés techniques — surtout des moyens expressifs ; répandons, enfin, notre admiration
profonde et raisonnée pour ce génie hors de pair qui a ramené le Théâtre musical à
l’humanité, à la vérité, à la musique. Cette tâche nous plaît ; nous nous y consacrons
volontiers, avec le ferme espoir de jeter au vent la poussière des derniers malentendus.
Depuis que le maître est couché pour les siècles sous sa pierre de Wahnfried, la place
immense qu’il tenait parmi nous apparaît davantage ; sa gloire monte comme un soleil,
éblouissante et féconde, et l’oiseau mystérieux dont Siegfried entendit la voix dans la
forêt chante incessamment au-dessus des lauriers de sa tombe.
J’ai connu Richard Wagner et j’ai reçu de lui des témoignages de bienveillance dont je
me fais honneur. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour le revoir, en ma mémoire, ainsi que
je l’ai vu, le béret de velours noir sur ses cheveux d’argent lisse, en veston de satin
noir, sa tête de géant, énorme et fine, dominant sa taille ramassée qu’elle grandissait.
Je retrouve en moi son regard vif, ardent, varié comme un foyer d’étincelles. Il y avait
dans tout son corps, où régnaient les nerfs, une électricité que chaque sensation
renouvelait et qui se communiquait à ses auditeurs. Je le revois s’agiter sur son siège,
se lever, marcher en parlant ; je l’entends encore s’épancher, se retenir,
s’impatienter, éclater de rire, entremêler les locutions plaisantes et les idées graves,
rebondir d’une anecdote piquante en de grands aperçus. Jamais il ne s’étendait sur un
objet, quel qu’il fût : il réservait la forte contention de son esprit pour les heures
du travail et la causerie ne lui était, visiblement, qu’une manière de se délasser.
C’est pourquoi il n’avait garde de se tourmenter d’aucun développement ; il effleurait
tout, jetait çà et là un trait de caractère, passait outre aux éclaircissements,
s’égayait de mille boutades. Comme toutes les natures spontanées et vigoureuses, il
avait le fond joyeux. Je suis assuré qu’il ne faisait rien que par passion et volupté,
si bien que tout sincère idéaliste qu’il se décelait, ses cinq sens étaient les plus
grands amis de sa tête. Par là s’explique le réalisme constant de ses effets, aussi
voisins des effets réels que la musique le permet. Toutes les fois que j’ai cherché à
m’analyser à moi-même l’ intensité de plénitude qui me venait des drames
de Wagner, en dépit de leurs visées métaphysiques, je suis arrivé à cette conclusion :
c’est que, chez Wagner, l’amour de la vie et le sentiment de la réalité sont antérieurs
et restent supérieurs à toute spéculation cérébrale.
Maintenant qu’est-ce au juste que le wagnérisme ? On a le tort d’accepter, pour cette
doctrine, des définitions compliquées alors qu’il n’est rien de si simple.
Dramatiquement, c’est le triomphe de la vérité humaine sur les artifices convenus.
Musicalement, c’est l’étroite union du drame actif qui se meut sur la scène et de la
symphonie expressive qui se déroule dans l’orchestre.
À coup sûr, il n’est point d’art sans une convention préalable. Comment faire chanter
des personnages tragiques, si ce n’est en vertu de cette convention. Mais, la concession
une fois faite à l’artiste, son devoir est de se tenir dans les limites, assez larges,
d’ailleurs, de la vraisemblance poétique. Il faut donc, comme Wagner le demande, que le
poème, la musique et le décor se complètent l’un l’autre, que l’un soit conçu pour
l’autre et qu’ils constituent, en leur trinité, une œuvre une et
parfaite. La légende seule rend une action hautement musicale en la réduisant au
caractère humain le plus essentiel. Chacun des acteurs parlera comme il doit parler ;
les scènes se suivront franchement et se déduiront logiquement ; l’orchestre enveloppera
la tragédie d’une atmosphère de sons appropriés, les péripéties, fera
comprendre les âmes et, par des mélodies typiques qui circuleront à travers toute
l’œuvre, rappellera à la pensée de l’auditeur tel personnage, telle situation, telle
émotion. Ainsi l’orchestration devient une source de vie scénique et l’agent, par
excellence, de la psychologie du drame. Le drame est au-dessus de l’orchestre, mais,
sans lui, il ne serait pas clair. L’unité est saisissante : tout porte coup et nous
subjugue irrésistiblement.
Peu à peu les nations se rallient à cette forme moderne et populaire de l’époque créée
par Richard Wagner. Vainement, on s’acharne à prolonger d’inutiles transitions, le
mouvement gagne de proche en proche et déjà l’art français aspire à se renouveler. Nous
avons vu, ces dernières années, d’honorables opéras, tout d’à peu près et de prudence où
le vieux était masqué et le neuf dissimulé, tomber les uns après les autres. Aucune
partition nouvelle ne s’est emparée du public, en dehors des chefs-d’œuvre du maître de
Bayreuth. Le passé s’en va, l’arbre ancien est mort et l’on aura beau l’empanacher des
branches du jeune arbre qui pousse, on ne lui redonnera plus la sève tarie. Qu’on en
prenne son parti : lorsque tout se renouvelle dans la société, tout se transforme dans
les arts.
Plusieurs insinuent, cependant, que nous prêchons l’imitation de l’auteur de Tristan et de Parsifal et le choix de sujets analogues
à ceux qu’il traite. Sous ce rapport, nous nous sommes bien souvent expliqué, mais il
sied, à ce qu’il paraît, de s’expliquer encore. Richard Wagner est essentiellement et
supérieurement de sa terre et de sa race. Allemand, il produit des œuvres allemandes
d’invention, de style et de goût. Ses poèmes sont d’une gravité naturelle et d’une
étonnante concentration symbolique. Le génie germain est vraiment en lui. Français, nous
sommes d’une autre humeur ; nous voulons, avant tout, des faits et du mouvement et nous
n’agréons le symbole qu’inhérent à la réalité. Faisons donc, comme il convient, des
œuvres françaises, vives et nettes, jaillies de nous seuls, mais rappelons que le
théâtre n’est pas un lieu de concert et, si nous l’abordons, soumettons-nous résolument
à la logique théâtrale. Mais je vous prie de considérer, à présent que Richard Wagner
n’a pas seulement doté sa patrie de chefs-d’œuvre nationaux : il a donné le branle à
l’universelle logique de la scène en ce qui touche la musique, Or, je ne vois,
malheureusement, pas qu’on s’y soit abandonné jusqu’ici franchement.
Les ouvrages que l’on nous façonne ne sont que des recueils de pièces détachées,
reliées entre elles avec plus ou moins d’adresse. Où s’impose d’urgence un dialogue
haletant, on place un duo amplifié par périodes, des mélodies coupées, des ensembles,
des reprises, tout un appareil de symétrie incompatible avec la poussée d’une action
vraie et la mise en jeu des passions. Ainsi de tout et partout. Ce n’est plus la
peinture des caractères qui préoccupe le musicien ; c’est la satisfaction des chanteurs.
Ce baryton exige un arioso ; cette cantatrice réclame impérieusement
des vocalises. L’arioso n’a pas de sens ; les vocalises sont hors de
saison… la belle affaire ! Il importe que les virtuoses soient applaudis et le reste est
superflu. Le poète et le musicien comptent presque pour rien. Tranchons le mot, ils sont
les sacrifiés de leur propre drame.
Que penserait-on, si quelque dramaturge excentrique, au lieu de dérouler rigoureusement
sa fiction en attribuant à ses héros le langage qui leur sied, rompait à tout instant sa
trame en mettant des sonnets et des stances dans la bouche de ses personnages supposés
agissants ? Il ne lui servirait de rien que ces épisodes parasites fussent d’exactes
paraphrases de sentiments humains. Le public crierait à l’abus, se révolterait contre
une si grossière invraisemblance. À l’Opéra, néanmoins, les auteurs se croient forcés de
suivre ces monstrueux errements. Ils entremêlent leurs poèmes d’intermèdes oiseux ; ils
enguirlandent leur drame de tant de cavatines, de romances et de chœurs sans raison
qu’ils finissent par l’étouffer. Pour un-fragment de scène virilement conduit, on
rencontre dix scènes sans cohésion, sans vérité. Nous ne sommes guère plus avancés, au
total, qu’au temps où les marquis poudrés obstruaient le théâtre et où l’on jouait les
Alceste et les Orphée en habits à rubans et en
chapeaux à plumes.
Les choses allaient, de l’autre côté du Rhin, non moins mal que de celui-ci, quand
Richard Wagner, héritier de Bach et de Beethoven, de Gluck et de Weber, entra
vaillamment en lice armé de sa personnalité et de sa persévérance. Appuyé par le roi de
Bavière, il a fait prévaloir, à la fin, sa dramaturgie lyrique, théoriquement, au moyen
de la polémique, et, pratiquement, au moyen de ses œuvres dramatiques. Il y a en lui un
poète très fier et un musicien très grand ; mais il y a, par dessus tout, un logicien de
théâtre d’une surprenante fermeté. Avec lui, point d’équivoques ! ses héros obéissent à
leur tempérament, à leur situation et le drame, par la symphonie, suit
implacablement son cours de l’exposition au dénoûment. L’absolue conformité de la
musique aux paroles et la liberté de l’orchestration, chargée de fournir à l’action une
atmosphère, de dégager le fluide lyrique et d’éclairer le dessous des caractères, voilà
les deux principes de la méthode wagnériste. Principes généraux, applicables à l’art de
tous les peuples et dont nous poursuivons, assidûment, chez nous, le salutaire
triomphe ! Nous admirons au plus haut degré Wagner, mais il n’est pas vrai que nous
engagions personne à le pasticher. Le point est de s’assimiler sa doctrine et de
constituer le drame lyrique français avec autant de force et d’indépendance qu’il a
constitué le drame musical de l’Allemagne. Ceux qui nous prêtent d’autres intentions et
d’autres idées mentent ou se trompent. Encore un coup, le wagnérisme, tel que nous le
concevons, c’est le retour à la logique et à l’humaine vérité.
Fourcaudz.
Il y a trente-cinq ans environ, l’empereur du Brésil, voulant offrir à son théâtre de
Rio-Janeiro la primeur d’un grand opéra nouveau, s’adressa à Richard Wagner. Richard
Wagner pensait alors à Tristan : il promit Tristan à
l’empereur du Brésil.
Ainsi le raconta Wagner lui-même à M. Catulle Mendès.
Tristan fut achevé en 1859, à Venise ; Wagner ne l’emporta pas à
Rio-Janeiro, mais à Paris. Au mois de février 1860, il donna ses concerts du théâtre
italien ; le prélude de son Tristan y fut exécuté. Après la chute de
Tannhæuser, en mars 1861, Wagner retourna en Allemagne. La première
des représentations de Tristan fut donnée, à Munich, en juin 1865.
L’histoire en est trouvée dans le chapitre « Souvenirs sur Schnorr » du livre de
M. Camille Benoit (Souvenirs de Richard Wagner).
Aux concerts de 1860, à Paris, il paraît que l’impression générale fut bonne ; mais
Wagner, dont Tannhæuser allait être joué à l’Opéra avait de nombreux
acharnés ennemis : en tête Berlioz ; dans son feuilleton du journal des Débats (février), il s’ingénia à trouver des critiques au moins étranges :
« Il est singulier, dit-il, parlant du prélude de Tristan, que
l’auteur l’ait fait exécuter au même concert que l’introduction de Lohengrin, car il a suivi le même plan dans l’une et dans l’autre. Il s’agit
de nouveau d’un morceau lent, commencé pianissimo, s’élevant peu à peu jusqu’au
fortissime, et retombant à la nuance de son point de départ, sans autre thème qu’une
sorte de gémissement chromatique, mais rempli d’accords dissonnants dont de longues
appogiatures remplaçant la note réelle de l’harmonie augmentant encore la cruauté
! »
Comparer le prélude mystique de Lohengrin au prélude passionnel de
Tristan !
« J’ai lu et relu, continue-t-il, cette page étrange ; je l’ai écoutée avec
l’attention la plus profonde et un vif désir d’en découvrir le sens ; eh bien, il faut
l’avouer, je n’ai pas encore la moindre idée de ce que l’auteur a voulu faire… »
Berlioz ne pouvait cependant méconnaître absolument la valeur de ce prélude :
« Ce compte-rendu sincère, dit-il, met assez en évidence les grandes qualités
musicales de Wagner. On doit en conclure, ce me semble, qu’il possède, cette rare
intensité du sentiment, cette ardeur intérieure, cette puissance de volonté, cette foi
qui subjuguent, émeuvent et entraînent. »
Et il termine son article par le fameux serment :
« Si telle est cette religion (« le beau est horrible, l’horrible est beau ») je suis
fort loin de la professer ; je n’en ai jamais été, je n’en suis pas, je n’en serai
jamais… Je lève la main, et je le jure : Non credo ! »
Mais Wagner eut un vengeur, un ennemi, ennemi aussi de Berlioz, Seudo, qui pour la plus
grande colère de Berlioz, écrivait (année musicale de 1861) :
« Berlioz et Wagner, deux frères ennemis, deux enfants terribles de la vieillesse de
Beethoven qui serait bien étonné s’il pouvait voir ces deux merles blancs sortis de sa
dernière couvée ! M. Berlioz a un peu plus d’imagination et, en sa qualité de
Français, plus de clarté que le compositeur allemand ; mais M. Wagner, qui a pris à
M. Berlioz, beaucoup de détails d’instrumentation, est un bien autre musicien que
l’auteur de la Symphonie fantastique. »
Quant au prélude de Tristan, Seudo, en ayant cité le scénario avec de plaisantes
remarques, s’exprimait ainsi :
« Sur ce texte, le compositeur a certainement dépassé tout ce qu’on peut imaginer en
fait de confusion, de désordre et d’impuissance. On dirait d’une gageure contre le
sens commun et les plus simples exigences de l’oreille. Si je n’avais pas entendu
trois fois ce monstrueux entassement de sons discordants, je ne le croirais pas
possible. On assure que l’auteur fait le plus grand cas de cette composition, qui
contiendrait la révélation de sa seconde manière ; je ne pense pas que M. Wagner,
malgré son audace, puisse jamais arriver à une troisième transformation de ce beau
style. »
En somme, pas de critiques approfondies : le Ménestrel jugeait Tristan de cette façon expéditive : « l’histoire de Tristan et Isolde
est d’un lamentable sans précédent. »
Dans leurs brochures apologétiques de Wagner, Baudelaire et Champfleury ne parlaient
guère de Tristan. La palme restait, déjà, à Albert Wolf, qui, déjà, le
plus spirituel, plaisantait la musique de l’avenir, en un Dialogue « Richard Wagner au
Marais », le 12 février du Charivari.
Deux Français vinrent à la première représentation de Tristan à
Munich : Gasperini, l’illustre critique mort en 1868, et notre collaborateur M. Léon
Leroy ; il y avait encore, par hasard, un étudiant en chimie et un peintre qui,
paraît-il, étonna la salle par l’exubérance de son enthousiasme. Enfin là se trouva
également un jeune homme qui devait ensuite devenir l’ami et le et
propagateur illustre du Maître, Edouard Schuré :
« C’est l’ineffaçable impression que j’en reçus, dit-il dans son livre du Drame musical, qui m’amena plus tard à une étude approfondie de
Richard Wagner. »
M. Léon Leroy envoya au Nain jaune, journal bi-hebdomadaire
d’Aurélien Scholl, une correspondance (24 juin 1865) où il raconte les vicissitudes de
la 1re représentation, et expose avec enthousiasme le sujet du
drame.
« Il ne fallait rien moins que le génie de Wagner pour faire accepter au public un
drame aussi complètement subversif de toutes les lois théâtrales… »
M. Gasperini envoya à la France un long article ; voir encore la Saison
musicale de 1866 ; Gasperini reconnût tout d’abord la puissance du drame
nouveau.
« Wagner est un de ces hommes qu’on peut exécrer, condamner, ridiculiser ; on se
révolte contre lui, on le prendrait volontiers à la gorge ; il faut l’écouter
pourtant, il faut s’arrêter pourtant devant cette figure singulière. Et quand la
colère est passée, quand les terribles harmonies ne sont plus là, quand l’âme
bouleversée est rentrée en possession d’elle-même, elle sent qu’elle a été mordue
d’une incurable morsure, et que la plaie qui a saigné ne se cicatrisera plus. C’est
qu’elle a été vraiment aux mains d’un homme, et que la griffe du maître a porté. »
Témoin encore ces lignes qu’il écrivit dans une correspondance au Ménestrel :
« Dès les premières notes de l’introduction, vous sentez qu’un
monde harmonique nouveau vient de s’ouvrir ; vous êtes surpris, quelque chose se
révolte en vous, et ce n’est pas sans effroi que vous consentez à suivre le
compositeur. Puis ces harmonies s’éclaircissent, le jour se fait dans ce chaos, vos
oreilles s’accoutument à ces intervalles inusités. Peu à peu vous trouvez dans ces
accords un charme inconnu qui vous attire ; vous vous livrez sans résistance, vous
appartenez tout entier à la pensée du maître qui vous pénètre et vous envahit. »
Il ne semble pas cependant que Gasperini eut la pleine intelligence de Tristan : il arrivait, voyant Wagner tout dans Tannhæuser et
Lohengrin, ayant voulu trouver dans Tannhæuser et
Lohengrin les « motifs intérieurs » et la « mélodie de la forêt » :
il fut étonné, déconcerté, et il avoua une déception. Il pressentit plutôt qu’il ne
comprit la portée de l’œuvre nouvelle.
La fin de ses études sur la Nouvelle Allemagne musicale (Ménestrel)
est belle pourtant :
« Un mot rayonne au frontispice de tous les ouvrages de Richard Wagner ; ce mot est
le verbe indéfectible, celui qui ramène les égarés, retrempe les faibles, recrée les
sociétés, refait les civilisations, révolutionne l’art de fond en comble ; ce mot
est : vérité. »
Où fut l’admiration sans réserves, spontanée, enthousiaste ? — Il y eut un homme dont
le fanatisme apologétique dépassa toute mesure, celui qui devait être l’auteur du Voyage au Pays des Milliards Victor Tissot, qui plus tard voulut livrer
le nom de Wagner au mépris public.
Victor Tissot qui vint à Munich pour la troisième ou la quatrième représentation de Tristan, fut le seul qui, dans un article français, il y a vingt ans,
célébra le drame nouveau de Richard Wagner.
C’est dans la Revue Populaire de Paris de 1867 qu’on peut lire les
deux articles où Tissot épancha son admiration :
« Le second acte, dit-il, dans l’article du 1er juin, est un
sublime hosannah d’amour : on retient son souffle ; immobile comme une statue, on
écoute dans une magnifique extase ces voix qui ne sont pas de la terre et qui parlent
une langue inconnue… »
Il y a pourtant dans cet article autre chose que des mots :
« L’opéra, dit-il, resplendit de toutes les beautés du drame… Le but que Wagner a
toujours poursuivi, c’est de faire monter l’opéra au drame. Il veut que la musique, la
poésie, la mimique et les costumes de l’acteur, les décors, tout, jusqu’aux moindres
détails, s’harmonise avec un accord parfait, s’unisse fraternellement et ne forme
qu’un. »
Rien n’est à reprendre dans ces lignes.
Déjà deux mois plus tôt la même Revue (1er avril 1867) avait publié
de Tissot des notes de voyage dont une partie était consacrée à la glorification de
Wagner. C’est en citant la fin de ce premier article que nous terminerons l’analyse des
enthousiasmes wagnériens du grand wagnérophobe.
Il s’est agi du navire de Tristan.
« Grondez, voix terribles de la mer ; vagues, secouez aux lueurs des éclairs vos
crinières d’écume blafardes. Vous, vents révoltés, sifflez et mugissez…, piaffez comme
des chevaux sauvages dans les flots, et faites les rejaillir en colonnes. — C’est le
vaisseau de Tristan qui passe, et ce vaisseau surnagera et arrivera au port de
l’avenir, fier de ses avaries et de son précieux chargement : l’harmonie immortelle. —
Victor Tissot, 1867. »
Ces trop belles paroles se perdaient dans le flot des invectives et des injures. La Revue et Gazette musicale, qui n’avait donné du concert de 1860 qu’un
compte-rendu insignifiant, reçut, en 1865, une correspondance non signée où il était
surtout parlé de l’excentricité de M. Wagner. Quelle outrecuidance que celle de cet
homme qui « croit à sa mission » à « son art ! ». La
Revue et Gazette reproduisit encore un article de la Revue des Deux
Mondes, par Blaye de Bury (sous le pseudonyme de Lagenevais) :
« Puisque nous sommes en Allemagne, (on vient de parler de Mendelssohn), restons-y pour
nous donner un amusant spectacle… » Ensuite un développement de ce thème : « Heureuse
Bavière, Bavaria félix… qui possède M. Wagner et son art ! » Pour
finir, cette prophétie si bien accomplie :
« De toute cette fantasmagorie que restera-t-il après trois jours ? Ce qui reste
d’une fusée d’artifice après qu’on l’a tirée. »
On ne peut mieux terminer qu’avec le jugement, modèle en l’espèce porté sur Tristan d’un philosophe esthéticien, M. Léon Dumont ; il entendit Tristan pendant un voyage en Allemagne, et ses notes ont été publiées
récemment par Alexandre Büchner, professeur de littérature étrangère, à la Faculté de
Caen :
« Tristan et Isolde : — Ce n’est pas du tout de la musique, ce
n’est que du bruit et des cris. Rien de plus absurde… Pour faire cet opéra, Wagner a
très certainement mis des notes de musique dans un sac et les a tirées au hasard. En
fait d’émotion dramatique, cela ne donne que mal à la tête, en fait d’intérêt, cela
fait désirer que le spectacle soit fini le plus tôt possible. Je suis plus que jamais
persuadé que Wagner est un charlatan des plus effrontés. Me voilà converti pour
toujours à la musique italienne. »
PARIS
AMSTERDAM
BADE
BROMBERG
BRÊME
BRUNSWICK
BRUXELLES
BUDAPEST
CARLSBAD
CARLSRUHE
CASSEL
CHEMNITZ
COLOGNE
HAMBOURG
- 1 Janvier. Théâtre : Tannhæuser.
- 7 Janvier. Concert Laube : Fragments de Rienzi, le Hollandais,
Tannhæuser, Lohengrin et Tristan,
- 12 Janvier. Théâtre : Les Maîtres Chanteurs.
- 15 Janvier. Théâtre : Les Maîtres Chanteurs.
- 15 Janvier. Concert Parlow : Fragments de Tannhæuser, Lohengrin, la
Walküre, les Maîtres, Goetterdaemmerung, Parsifal, Marche impériale.
- 26 Janvier. Théâtre : Siegfried.
- 31 Janvier. Théâtre : Lohengrin.
KIEL
KŒNIGSBERG
LEIPZIG
MADRID
MANNHEIM
MUNICH
NEW-YORK
PRAGUE
ROME
ROTTERDAM
SAINT-PÉTERSBOURG
TRIESTE
VÉRONE
VIENNE
WARNSDORF (Bohême)
WEIMAR
Richard Wagner : Souvenirs, traduits de l’Allemand pour la première
fois par Camille Benoîtac (Charpentier,
éditeur, Paris (1884)). Dans ce volume se trouvent rassemblés divers Souvenirs personnels épars dans les dix volumes d’écrits du maître (Fritzsch,
éditeur, Leipzig) : 1. Esquisse autobiographique (1813-1842) ; 2.
Défense d’aimer, compte-rendu d’une première représentation
d’opéra ; 3. Le retour à Dresde des cendres de Weber (1844). 4. Souvenirs sur Spontini ; 5. Lettre au sujet de
l’exécution de Tannhæuser à Paris (1861) ; 6. Souvenirs sur
Schnorr (le créateur de Tristan, mort en 1865) ; 7. Un souvenir de
Rossini ; 8. Histoire d’une symphonie (lettre à l’éditeur
Fritzsch, 1882) ; 9. Lettres à M. G. Monod (1876), au
duc de Bagnera (1882) ; 10. La mort de Richard Wagner (13
février 1883).
Durant le mois de janvier il y eut, en somme, peu de faits wagnériens ; donc peu
d’articles de journaux consacrés à Wagner. Mais le public a été consolé par la qualité
grande de la quantité petite : le feuilleton du 5 janvier du Siècle,
a été précieux. M. Oscar Comettant réclame une représentation d’un drame de Wagner,
une représentation complète, parfaite, décisive, et loyale… sous peine que les
wagnéristes ne massacrent leurs adversaires ; et M. Comettant prouve ensuite ceci, que
Wagner a méprisé Beethoven.
La Revue de Bayreuth a été fondée par Richard Wagner en 1878, pour
être l’organe du Patronat de Bayreuth ; notre collaborateur Hans de Wolzogen en est le
rédacteur en chef, depuis l’origine. En 1884, la revue est devenue l’organe de
l’Association Wagnérienne Universelle qui a succédé au Patronat. Elle a publié des
articles de Richard Wagner, et des articles des principaux critiques d’art : elle
traite surtout d’esthétique, de linguistique et de philosophie.
Le numéro de janvier 1885 contient les articles suivants :
1° Richard Wagner : motifs de ses écrits. — Cet article composé de passages
pris aux livres de Wagner, expose comme quoi il faut juger toute œuvre en tenant
compte du milieu où elle a été produite ;
2° Sur Jacob Grimm, en mémoire du 4 janvier 1785 — Jacob Grimm est le philosophe
allemand qui s’est le premier attaché à l’étude de l’esprit germanique ;
3° Etudes sur l’éternité, par Philipp van Hertefeld ;
4° Sur l’architecture théâtrale, par Friedrich Hofmann. — Cette étude montre que
Wagner a repris l’idée du théâtre grec ; elle compare le théâtre de Bayreuth aux
théâtres anciens et modernes ;
5° Observations sur Parsifal : explication de passages douteux ;
6° Un dialogue de fin d’année, au sujet du nouveau calendrier wagnérien ; enfin les
communications nouvelles, etc.
La légende de Tristan, suivant laquelle Richard Wagner a composé son drame de Tristan et Isolde, fut une « les plus populaires du moyen-âge.
Il semble aujourd’hui bien prouvé, dit M. de la Villemarqué dans sa célèbre étude sur
les Romans de la Table ronde2, que les troubadours provençaux chantaient ses aventures dès
l’année 1150 ; malheureusement leurs poèmes sont perdus ; quelques parties de ceux des
trouvères ont survécu : l’un des trois plus anciens doit avoir été rédigé par un certain
Bérox dans les dernières années du règne de Henri II, roi d’Angleterre ; le second est
l’œuvre d’un poète nommé Thomas, postérieur au moins d’un quart de siècle au premier ;
le troisième est généralement attribué à Chrestien de Troyes, déjà mort au commencement
du treizième siècle. Quant au roman en prose de Luc du Guast, quoiqu’il ait bien son
importance, il ne semble pas en avoir autant que les poèmes.
Chacune de ces versions est incomplète ; mais elles s’éclairent l’une par l’autre, et
l’on peut aisément reproduire un tout en les rapprochant.
Tristan fait ses premières armes en Cornouailles, à la cour du roi Marc’h, son oncle,
quand un chevalier irlandais, appelé Morhoult, n’y présente, réclamant un tribut des
Bretons. Tristan le combat et le tue ; mais, ayant reçu dans la cuisse un dard
empoisonné et ne trouvant pas en Cornouailles de médecin assez habile pour guérir sa
blessure, il se déguise en joueur de harpe et se rend en Irlande. C’est là qu’il voit la
belle Iseult, aux blonds cheveux, qui le guérit, et il fait d’elle à son retour un
portrait si flatteur à son oncle, que le roi veut l’épouser. Tristan, chargé de l’aller
demander, part déguisé en marchand, et revient avec elle en Cornouailles. Dans la
traversée, accablé de chaleur et mourant de soif, il porte à ses lèvres et présente à la
jeune Irlandaise une coupe contenant un philtre magique destiné à Marc’h et confié a
Brangien, servante d’Iseult : fatale méprise ! tous deux aussitôt sentent couler dans
leurs veines un amour que rien ne pourra vaincre pendant trois ans. Peu de jours après
les noces, le sénéchal, puis le nain de la cour, s’aperçoivent de la liaison coupable de
Tristan et d’Iseult ; ils en informent le roi et lui ménagent l’occasion de les
surprendre ; mais Tristan déjoue leurs ruses.
Wagner a suivi la première partie de la légende ; mais il devait omettre l’originale
façon dont Iseult se déroba au roi, et les nombreuses mésaventures du vieux Marc’h.
Quelques-unes ont été racontées dans un livre récemment publié de Mme Judith
Gautierae
Iseult
3. Nous
en citerons quelques :
« Dans la forêt de Morais, il y avait une belle fontaine bordée de mousse épaisse et
ombragée par un vieux chêne. C’était au bord de cette fontaine que Tristan et Iseult
se donnaient rendez-vous. Car ils craignaient d’être surpris au palais par un nain
difforme et trois méchants larrons qui haïssaient Tristan et le voulaient perdre.
Mais les traîtres découvrirent le lieu du rendez-vous. Ils se cachèrent derrière les
mitres et virent les deux amants se parler tendrement et se faire mille caresses. Ils
allèrent trouver le roi Marc’h et lui racontèrent ce qu’ils avaient vu ; le roi ne
voulut pas les croire.
— Venez donc demain, dirent ils. Cachez-vous dans l’arbre qui est près de la
fontaine, et vous verrez si nous disons vrai.
Le roi se laissa conduire et se cacha dans le vieux chêne qui ombrageait la
fontaine.
Bientôt, il vit venir Iseult toute émue et empressée. Tout à coup, comme elle
regardait l’eau claire de la fontaine, elle vit le roi Marc’h se reflétant en un
miroir au milieu du chêne.
— Oh ! fit-elle à demi-voix.
— Messire, dit-elle, vous m’avez requis en cet endroit pour vous plaindre à moi de la
haine que vous portent le nain du roi et certains larrons qui ne cessent de vous
nuire. Vous m’en voyez toute chagrine et je ne sais vraiment que faire, car ils ont
toute la confiance du roi.
— Hélas ! dit Tristan, qui devina qu’on les observait, je songe à quitter le
royaume ; c’est le seul moyen d’échapper aux méchants propos qu’ils ne cessent de
tenir sur moi.
— Ce serait grand dommage de vouloir partir, dit Iseult ; le roi perdrait son plus
brave champion et moi un ami fidèle.
Le roi fut tout joyeux, il combla Tristan d’honneurs et tança vivement le nain et les
trois larrons.
… Mais le nain ne se tint pas pour battu… Les soupçons du roi furent éveillés de
nouveau ; il fit enfermer Iseult dans une tour et défendit qu’aucun homme approchât de
cette tour.
— Vous perdez votre meilleur chevalier, dit Tristan, car je m’en vais mourir.
Le roi tâcha de le réconforter, mais n’y put réussir ; de son côté, Iseult se
lamentait de tout son cœur et elle envoya Brangien, sa suivante, vers Tristan.
— Sire chevalier, lui dit-elle, puisque les hommes n’entrent pas dans la tour, où
gémit la reine pour l’amour de vous, faites-vous damoiselle et vous entrerez.
— Quelle est celle-ci ?
— C’est une damoiselle amie qui arrive d’Irlande.
— Mon vaillant chevalier, dit-elle, je croyais ne plus vous revoir. — Je m’en allais
mourir, madame, dit Tristan ; sans votre amour je ne puis vivre.
Le temps qu’ils passèrent dans cette tour fut un temps de joie parfaite ; mais la
femme du nain était parmi les suivantes de la reine, et, au bout de quelque temps,
elle découvrit que la damoiselle d’Irlande n’était autre que le chevalier Tristan.
— Hélas ! hélas ! dit le roi en voyant cela, que croire désormais, puisque Tristan,
la loyauté même, est déloyal ? Audret, plutôt que de me montrer cette chose, tu aurais
dû me cacher qu’elle fût possible. »
Nous voici revenus au drame wagnérien ; mais dans le roman l’histoire ne finit pas si
promptement.
Les deux amants étant pris, on les mène au supplice, quand le chevalier trouve moyen
de s’échapper, et revient délivrer la reine avec laquelle il s’enfuit dans les bois.
Au bout de quelque temps d’une vie sauvage adoucie seulement par l’amour et la harpe
de Tristan, qui est poète et musicien, Iseult est rappelée par son mari qui s’ennuie
d’être veuf : la bonté de Marc’h ne va cependant pas jusqu’à rappeler son coupable
neveu, et il reçoit ordre de ne plus se montrer à la cour. Il y reparaît plus tard ;
il trouve moyen, sous l’habit d’un fou, de tromper tous les yeux et de renouer ses
liaisons avec Iseult. Des barons s’en doutent et suggèrent au roi leurs soupçons. La
reine, pour les confondre, se met sous la protection du roi Arthur et des chevaliers
de la Table Ronde, et propose à son mari de prouver son innocence par un serment sur
de saintes reliques, en grande pompe et publiquement.
Voici comment Mme Judith Gautier raconte cet épisode :
« Pour se rendre à la chapelle qui renfermait les saintes reliques, il fallait
traverser un ruisseau bourbeux qu’on pouvait passer à gué en certains endroits. Yseult
fit dire à Tristan de se travestir en lépreux et de se tenir au bord de ce
ruisseau.
Bientôt des fanfares joyeuses se firent entendre. Tristan vit s’avancer la cour du
roi de Cornouailles.
Yseult marchait en tête sur un superbe palefroi, vêtue d’une longue robe couleur
d’azur sur laquelle s’étalaient ses beaux cheveux blonds, un voile fin brodé d’or
flottait autour d’elle et était retenu sur sa tête par sa couronne de reine, toute
rayonnante de pierreries.
Le roi Marc s’avançait non loin d’YseuIt ; il était couvert, du manteau royal, avait
sa haute couronne sur la tête et tenait son sceptre dans la main droite.
Quand la cour fut près du ruisseau, Tristan se mit à jouer du flageolet de tout son
souffle. Les chevaliers se dispersèrent pour chercher le meilleur endroit du gué. Ils
poussaient leurs chevaux qui entraient jusqu’au poitrail dans la boue, ce qui était
pitoyable à voir.
La reine n’osait s’avancer, craignant pour sa fraîche parure ; elle descendit de
cheval et, tirant sa monture par la bride, elle se dirigea vers une petite planche
qu’on avait jetée comme un pont au-dessus du ruisseau ; mais elle était sale et si
glissante qu’Yseult n’osa pas y poser le pied.
— Mon pauvre homme ! cria-t-elle à Tristan, viens là. Tristan courut à elle.
— Porte-moi de l’autre côté, dit-elle.
Alors Yseult s’avança vers la chapelle et l’évêque lui présenta le reliquaire d’or où
étaient des morceaux de la vraie croix.
— En présence de Dieu et des saintes reliques, que je vois ici, s’écria Yseult, je
jure que nul homme autre que le roi ne m’a tenu dans ses bras, si ce n’est le pauvre
ladre qui vient de me porter pour passer le ruisseau ! »
La reine ainsi justifiée, tout le monde se livre à la joie : des joutes ont lieu ;
Tristan y vient prendre part sous un déguisement nouveau, et bat, l’un après l’autre,
tous les chevaliers de la Table Ronde. Arthur, émerveillé de sa bravoure, propose une
grande récompense à quiconque le lui ramènera, mais le vainqueur évite prudemment une
nouvelle rencontre et s’éloigne. Quoique l’innocence d’Iseult soit reconnue, son amant
n’est point rappelé à la cour. Cédant aux conseils d’un saint ermite, et d’ailleurs,
l’effet du philtre étant épuisé, après avoir duré pendant les trois années fatales,
Tristan se retire dans la Petite-Bretagne et prend le sage parti de se marier à la
fille d’Hoël, roi du pays, qui porte aussi le nom d’Iseult. Toutefois c’est en vain
qu’il essaye d’oublier son premier amour, c’est en vain qu’il court, pour s’étourdir,
les aventures périlleuses ; au lieu d’une distraction, il y trouve une blessure
mortelle. Celle qui l’a guéri autrefois en Irlande pourrait seule le guérir encore ;
il l’envoie chercher. Mais la fille du roi de la Petite-Bretagne, qui a surpris le
secret des amours de son mari, veut se venger ; elle lui fait accroire que la reine de
Cornouailles refusa de se rendre à ses vœux et Tristan meurt de chagrin ; Iseult,
arrivée trop tard, meurt à son tour auprès de son amant.
La dernière partie de la légende diffère donc du drame de R. Wagner ; cette seconde
Iseult, avec cette histoire de jalousie complique singulièrement l’action : Scribe et
Meyerbeer en auraient fait leur régal. La mort de Tristan et d’Iseult a été reprise
par R. Wagner ; voici comment elle est racontée dans une ballade armoricaine
antérieure au XIIe siècle :
« En sortant de la nef, elle entend de grandes plaintes dans la rue, et les cloches
sonner aux monastères et aux chapelles ; elle demande aux gens ce qu’il y a de
nouveau, pourquoi on sonne ainsi les cloches, et pourquoi l’on verse tant de pleurs.
Alors un vieillard lui dit : — Belle, dame, nous avons ici une douleur comme personne
n’en eut jamais : Tristan, le preux, le franc, est mort ; c’est une désolation pour
tous ceux du royaume : il était généreux envers les pauvre gens et secourable envers
les affligés ; il vient de mourir dans son lit d’une blessure qu’il a reçue. Jamais si
grand malheur n’advint dans ce pays.
En entendant la nouvelle, Iseult perd la voix de douleur ; elle est si désolée de la
mort de Tristan ! Elle va par la rue, les vêtements en désordre ; elle court au
palais. Les Bretons ne virent jamais femme d’une telle beauté ; ils s’émerveillent
dans la cité, et se demandent d’où elle vient et qui elle est. Iseult court où elle
voit le corps ; elle se tourne vers l’orient, elle prie pour lui, en sanglotant : —
Ami Tristan, quand je vous vois mort, je ne puis vivre plus longtemps : vous êtes mort
d’amour pour moi ; je meurs aussi d’amour, ami, quand je n’ai pu venir à temps.
Elle va donc se coucher près de lui, elle le serre dans ses bras, puis se roidit et
rend l’esprit. »
On sait que le théâtre de Bayreuth restera fermé cette aimée ; il sera réouvert,
pendant l’été de 1886, pour les représentations de fête de Parsifal et
de Tristan et Isolde : Parsifal n’est joué nulle part ailleurs qu’à
Bayreuth, Tristan y sera monté pour la première fois.
C’est au commencement du mois de mars qu’aura lieu, à Bruxelles, la première
représentation des Maîtres chanteurs de Nuremberg, avec la traduction
française de Victor Wilderaf ; la partition française doit paraître prochainement chez Schott.
Correspondance de Genève :
Nous aurons prochainement la première représentation de Lohengrin,
grâce à la générosité d’un amateur de notre ville qui vient de mettre, à cet effet, une
somme de 25 000 francs à la disposition de la Direction.
M. Gravière, notre directeur, vient de partir pour Dresde et Munich où ont lieu
actuellement des représentations de cette œuvre et, dès son retour, les études en seront
poussées activement. — L. M.
Nous apprenons encore que Lohengrin va être monté à Turin et la Walküre à New-York.
La plupart des villes d’Allemagne vont célébrer, le 18 février prochain, le second
anniversaire de la mort de Richard Wagner, par des concerts et des représentations
spéciales de ses œuvres.
L’audition des Sept péchés capitaux, de Goldschmidt, au Cirque d’Été,
sous la direction de M. Lamoureux, est fixée au 26 février ; la partition piano et chant
a paru chez l’éditeur Durdilly.
Dans nos concerts on parle, chez M. Colonne, d’une reprise du deuxième tableau du
premier acte de Parsifal, et chez M. Lamoureux, après Tristan, du premier acte de la Walküre.
En mémoire du second centenaire de la naissance de Bach, il y aura un grand festival à
Vienne et, sans doute, aussi — le projet est étudié, — à Paris.
Mlle Augusta Holmèsag, l’auteur de Lutèce et des Argonautes, va ouvrir un cours de diction lyrique. Ce ne sera pas un cours de chant ; il y a assez d’excellents
professeurs de chant, et ce ne sont pas les bons chanteurs qui manquent ; ce qu’il faut
enseigner c’est l’art de dire, c’est la prononciation, l’accentuation. Nos meilleurs
chanteurs sont ridiculement mauvais quand ils essayent la Walküre et
Parsifal ; il faut qu’il y ait une école de diseurs lyriques : le
drame musical ne peut pas être joué par les artistes éduqués pour chanter Bellini.
Puisse donc la tentative de Mlle Holmès, réussir comme nous l’espérons !
Les cours seront à la salle Flaxland, 40, rue des Mathurins, le mardi de 1 heure à 3
heures et le samedi de 3 heures et demie à 5 heures et demie.
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