(1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 avril 1885. »

Paris, 8 avril 1885.

Chronique
Les Wagnéristes
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Les Maîtres Chanteurs continuent, à Bruxelles, d’être joués devant un public nombreux. Après les auditions de Tristan et isolde, M. Lamoureux a, glorieusement, terminé ses concerts, le Vendredi-Saint, par une soirée toute wagnérienne. Mais, en ce mois de mars, non à propos, seulement, des Maîtres, de Tristan, le nom de Wagner a été cité : à propos, encore, de choses où le wagnérisme n’a point sa part, ni la musique. Une vieille comédie a été jouée, très vieille, très plaisante : chaque fois qu’un musicien produit un opéra, les feuilletonnistes la reprennent, d’accord avec le public : le wagneriste malgré lui.

La bonne ignorance, naïve, de Boiëldieu et d’Adam, n’est plus guère possible, aujourd’hui, à nos compositeurs ; ils doivent être bruyants, paraître audacieux Pour le public, heureux, toujours, des classifications, ces nouveautés, le bruit, l’audace, furent, jadis, la caractéristique innovation de Richard Wagner, musicien : émerveillé de les voir bruyants et audacieux, le public nomma nos compositeurs des wagnéristes. Ils protestent : l’Institut n’admet point de wagnérisme ! et puis, si le nom de Wagner devenait trop célèbre, si l’œuvre de Wagner était représentée, connue, quelle mine auraient leurs opéras !… Et ils écrivent aux journaux, déclarent être français, nomment la Patrie : ils ne comprennent plus Wagner, passé Lohengrin Cependant, ils persévèrent, faisant des œuvres bruyantes et qui paraissent audacieuses, ainsi qu’ils ont appris ; et le public s’acharne à les juger wagnériennes ; les critiques, aussi, la plupart pour les en louer, M. Comettant pour les en blâmer : « Oui, des wagnéristes, M. Saint-Saëns, M. Joncières ils s’en défendent, et c’est d’un beau patriotisme mais les auditeurs sentent bien qu’ils ont pris au musicien de Bayreuth ce qu’il avait de possible et de bon. »

Ils ne sont point des wagnéristes : ils continuent, les accommodant au goût moderne, le mélodrame de Meyerbeer, ou l’opérette d’Adam, enseignés au Conservatoire. Or, ils ont trouvé les partitions de Wagner ; étant musiciens, ils ont été frappés par l’habileté des développements symphoniques, la puissance de l’instrumentation, la richesse harmonique, cet extraordinaire et génial talent de facture, le métier, qu’ils ont vu tout seul Donc ils ont pris à Wagner ses procédés de développement, d’instrumentation, ses harmonies, les imitant, à leur façon. Nous avons des musiciens tendres qui les atténuent, des farouches qui les exagèrent ; tous les gâtent, lis ont appris que Wagner employait des thèmes caractéristiques, et ils emploient des thèmes caractéristiques, le thème de la lettre, le thème de l’évêque. Ils ont appris que Wagner donnait à l’orchestre un rôle important : ils surchargent leurs partitions de sonorités bruyantes, accompagnent des romances sentimentales avec des dissonances très savantes. Ils parlent le langage wagnérien comme les lauréats du concours général parlent le langage latin, qui ont abouté, en leurs discours, les phrases copiées de leurs cahiers d’expressions.

Mais, qu’ils parviennent à avoir, parfaitement, ce langage musical ; qu’ils fassent une musique wagnérienne, comme le sait M. de Goldschmidt : ils seront loin, encore, d’être des wagnéristes. La musique pour Wagner, est un moyen, non une fin ; la fin est l’expression dramatique. À cette expression, les compositeurs, dits wagnéristes, ne tendent point : ils ne le peuvent, d’abord, parce qu’ils ne sentent point, étant occupés aux détails de leur métier ; ils ne le peuvent, ensuite, surtout, parce que le musicien, après Wagner, doit être artiste. D’abord, le compositeur doit vivre son œuvre, entière, avant qu’il ne l’exprime ; ensuite, il doit, avec le contre-point, savoir la grammaire française, et l’orthographe.

Non, ces fabricants de musique, et ces illettrés, ils ne vous trompent pas : ils ne sont point des wagnéristes ; leurs développements symphoniques ne sont point la mélodie infinie wagnérienne ; leurs vides sonorités ne sont point les clameurs vivantes de l’orchestre wagnérien ; leurs harmonies ne sont point les expressives polyphonies, troublantes, du drame wagnérien. Mais fussent-ils poètes, fussent-ils peintres, fussent-ils même lettrés, même fussent-ils artistes, ils ne sont point des wagnéristes ceux à qui le mythe n’apparaît point en sa signifiance symbolique, et le drame en sa philosophie Et qu’importe ?… fût-on, encore, philosophe, on ne sera pas un wagnériste : Wagner ne devant pas être copié, aucun maître ne devant être copié, le wagnériste est celui qui comprend Wagner, non celui qui l’imite.

Beckmesser est savant il connaît les règles des tablatures, et tous les contrepoints ; et, parmi ses collègues de l’Institut de Nuremberg, il préside les jurys d’examen. Pourquoi chanter devant lui, pauvre chevalier Walther, n’a-t-il pas contre toi les traditions, l’idéal, et le patriotisme ? ensuite, il te prendra ton poème, lui, ton rival, l’amoureux de l’Eve glorieuse ! c’est ton poème qu’il t’a volé, c’est les chants de Tristan, de Siegfried et de Parsifal, qu’il adapte, estropiés, à l’air de sa sérénade, en le Concours.

Hélas pour lui, Beckmesser ! le peuple le bafoue, le chasse ; le peuple entend la voix du poète, et l’acclame, triomphalement Beckmesser, pourtant, est satisfait ; dans un mémoire pour l’Institut, il a prouvé la folie de Walther ; et Pogner, par déférence, lui a laissé la dot d’Eva.

L’Ouverture de Tannhaeuserap

Dans un paysage comme la nature n’en saurait créer, dans un paysage où le soleil s’apâlit jusqu’à l’exquise et suprême dilution du jaune d’or, dans un paysage sublimé où sous un ciel maladivement lumineux, les montagnes opalisent au-dessus des bleuâtres vallons le blanc cristallisé de leurs cimes ; dans un paysage inaccessible aux peintres, car il se compose surtout de chimères visuelles, de silencieux frissons, et de moiteurs frémissantes d’air, un chant s’élève, un chant singulièrement majestueux, un auguste et pacifiant cantique élancé de l’âme des las pèlerins qui s’avancent en troupe.

Et ce chant, sans effusions féminines, sans câlines prières s’efforçant d’obtenir par les hasardeuses singeries de la grâce moderne le rendez-vous réservé d’un Dieu, se développe avec cette certitude de pardon et cette conviction de rachat qui s’imposèrent aux humbles et suggestives âmes du Moyen-âge.

Adorant et superbe, mâle et probe, il déduit l’épouvantable fatigue du Pêcheur descendu dans les caves de sa conscience, l’inaltérable dégoût du Voyant spirituel mis en face des iniquités et des fautes accumulées dans ces redoutes et il affirme aussi, après le cri de foi dans la rédemption, le bonheur surhumain d’une vie nouvelle, l’indicible allégresse d’un cœur neuf éclairé, tel qu’un Thabor, par les divins rayons de la mystique Supéressence.

Puis ce chant s’affaiblit et peu à peu s’efface ; les pèlerins s’éloignent, le firmament s’assombrit, la paille lumineuse du jour s’atténue et bientôt l’orchestre inonde de lueurs crépusculaires l’invraisemblable et authentique site. C’est une dégradation de teintes, une poussière de rais, un mica de sons, qui se meurent avec le dernier écho du cantique perdu au loin ; et la nuit tombe sur cette immatérielle nature, créée par le génie d’un homme, maintenant repliée sur elle-même dans une inquiète attente.

Alors un nuage irisé des morbides couleurs de la flore rare, des violets expirés, des roses agonisants, des blancs moribonds des anémones, se déroule puis éparpille ses moutonneux flocons dont les ascensionnelles nuances se foncent, exhalant d’inconnus parfums où se mêlent le relent biblique de la myrrhe et les senteurs voluptueusement compliquées des extraits modernes.

Soudain, dans ce site musical, dans ce fluide et fantastique site, l’orchestre éclate, peignant en quelques traits décisif, enlevant de pied en cap, avec le dessin d’une héraldique mélodie, Tannhaeuser qui s’avance ; et les ténèbres s’irradient de lueurs, les volutes des nuées prennent des formes tourmentées de hanches et palpitent avec d’élastiques gonflements de gorges ; les bleues avalanches du ciel se peuplent de nudités ; des cris de désirs incontenus, des appels de stridentes lubricités, des élans d’au-delà charnel, jaillissent de l’orchestre et, au-dessus de l’onduleux espalier des nymphes qui défaillent et se pâment, Vénus se lève, mais non plus la Vénus antique, la vieille Aphrodite, dont les impeccables contours firent hennir pendant les séculaires concupiscences du Paganisme, les dieux et les hommes, mais une Vénus plus profonde et plus terrible, une Vénus chrétienne, si le péché contre nature de cet accouplement de mots était possible !

Ce n’est plus, en effet, l’immarcescible Beauté seulement préposée aux joies terrestres, aux excitations artistiques et sensuelles telle que la salacité plastique de la Grèce la comprit ; c’est l’incarnation de l’Esprit du Mal, l’effigie de l’omnipotente Luxure, l’image de l’irrésistible et magnifique Satanesse qui braque, sans cesse aux aguets des âmes chrétiennes, ses délicieuses et maléfiques armes.

Telle que Wagner l’a créée, cette Vénus, emblème de la nature matérielle de l’être, allégorie du Mal en lutte avec le Bien, symbole de notre enfer intérieur opposé à notre ciel interne, nous ramène d’un bond en arrière à travers les siècles, à l’imperméable grandeur d’un poème symbolique de Prudence, ce vivant Tannhæuser qui, après des années dédiées au stupre, s’arracha des bras de la victorieuse Démone pour se réfugier dans la pénitente adoration de la Vierge.

Il semble que la Vénus du musicien soit la descendante de la Luxuria du poète, de la blanche Belluaire, macérée de parfums, qui écrase ses victimes sous le coup d’énervantes fleurs ; il semble que la Vénus wagnérienne attire et capte comme la plus dangereuse des déités de Prudence, celle dont cet écrivain religieux n’écrit qu’en tremblant le nom : Sodomita Libido.

Mais bien qu’elle rappelle par son concept les allégoriques entités du Moyen-âge, elle apporte en sus un piment moderne, insinue un courant intellectuel de raffinement dans cette masse de sauvages voluptés qui coulent ; elle ajoute, en quelque sorte, des sensations exaspérées au naïf canevas des anciens âges, assure plus certainement enfin, par cette exaltation d’une acuité nerveuse, la défaite du héros, subitement initié aux lascives complications de cervelle du temps épuisé où nous sommes.

Et l’âme de Tannhaeuser fléchit, et son corps succombe. Inondé d’ineffables promesses et d’ardents effluves, il tombe, délirant, dans les bras des polluantes Nuées qui l’enlacent ; sa personnalité mélodique s’efface sous l’hymne triomphant du Mal puis la démoniaque tempête de la chair qui rugit, les éclairs sulfureux et les jets phosphoriques qui grondent dans l’orchestre s’apaisent ; l’incomparable éclat de ces grands cuivres qui semblent une transposition des aveuglantes pourpres et des somptueux ors de Delacroix, s’affaissent et un susurrement d’une ténuité délicieuse, un frôlement presque deviné de sons adorablement bleus et aériennement roses, frissonne dans l’éther nocturne qui déjà s’éclaire. Puis l’aube apparaît, le ciel hésitant blanchit comme peint avec des sons blancs de harpe, se teint de couleurs encore tâtonnantes qui peu à peu se décident et resplendissent dans le magnifique alléluia, dans la fracassante splendeur des timbales et des cuivres. Le soleil surgit, s’évase en gerbe, crève l’horizon dont la barre s’élargit et monte ainsi que du fond d’un lac dont la moire fulmine sous les rayons qu’elle répercute. Au loin, plane le cantique intercédant, le cantique augural et fidèle des pèlerins, détergeant les dernières plaies de l’âme épuisée par la diabolique lutte ; et, dans une apothéose de clarté, dans une gloire de Rédemption, la Matière et l’Esprit s’enlacent, le Mal et le Bien se lient, la Luxure et la Pureté se nouent avec les deux motifs qui serpentent, mêlant les baisers épuisants et rapides des violons, les éblouissantes et douloureuses caresses des cordes énervées et tendues, au chœur auguste et calme qui s’épand, à la mélodie médiatrice, au cantique de l’âme maintenant agenouillée, célébrant la définitive submersion, l’inébranlable stabilité dans le sein d’un Dieu.

Et tremblant et ravi, l’on sort de la vulgaire salle où le miracle de cette essentielle musique s’est accompli, emportant avec soi, dans un nécessaire recueillement, l’indélébile souvenir de cette admirable ouverture de Tannhaeuser, de ce prodigieux et initial résumé de l’immense grandeur de ses trois babéliques actes.

Avant de commencer la série des analyses et traductions, la Revue wagnérienne publie, aujourd’hui, une étude générale sur les œuvres théoriques, si considérables, de Richard Wagner.

Les œuvres théoriques de Richard Wagneraq

Richard Wagner a conté, dans sa Lettre sur la Musique (préface aux quatre poèmes), pourquoi, et comment il écrivit ses traités théoriques. Nous rappellerons, seulement, brièvement la suite des faits.

Ayant composé le Hollandais, Tannhaeuser et Lohengrin qui sont des admirables opéras, mais des opéras, il eut, tout à coup sa carrière interrompue par la Révolution de 1849. Jusque là, quelques hardiesses qu’il eût osées, en ses opéras, il avait conservé la forme générale traditionnelle, content d’améliorations particulières, ne pensant point, sans doute, à une rénovation radicale. En 1849, Lohengrin était prêt pour être joué à l’Opéra de Dresde, quand la révolution bouleversa l’Allemagne ; Wagner était parmi les insurgés ; il fut proscrit, et s’enfuit en Suisse. Alors, renonçant à toute espérance de succès en les théâtres, oubliant toute préoccupation immédiate de représentation, libre enfin, il conçut son œuvre d’art. Les années d’exil furent la grande époque décisive de la vie de Richard Wagner : il écrivit, en ces années, ses œuvres de critique et d’esthétique, commentaires des drames qu’en même temps il méditait, Tristan, la Tétralogie, les Maîtres Chanteurs.

Jusqu’en 1849, les écrits théoriques de Richard Wagner ont peu d’importance. C’est les articles écrits à Paris de 1840 à 1841, et publiés alors par la Revue et Gazette musicale : une visite a Beethoven ; la fin d’un musicien allemand a Paris ; une heureuse soirée ; sur la musique allemande ; le virtuose et l’artiste ; l’artiste et la popularité ; le stabat mater de Rossini ; une étude sur l’ouverture ; des articles sur le Freischutz, la Reine de Chypre ; le Retour à Dresde des cendres de Weber, traduit récemment par M. Camille Benoit, les Souvenirs sur Spontini ; l’exécution de la neuvième symphonie de Beethoven en janvier 1846, avec un programme, etc. ; enfin, un projet pour l’organisation d’un théâtre national par le royaume de Saxe (1849). C’est en ce traité que commence, vraiment, l’exposition dogmatique du système de Richard Wagner9.

Les ouvrages théoriques de Richard Wagner, depuis le Projet pour l’organisation d’un théâtre national allemand dans le royaume de Saxe, écrit en 1849, jusque le traité sur la Religion et l’Art, publié dans le journal de Bayreuth, en 1880, peuvent être considérés, dans leur ordre chronologique, comme des réponses successives à trois questions :

1° Quelle doit être l’œuvre d’art idéale ;
2° Quelles doivent être les conditions idéales de sa représentation ;
3° A quel public se doit elle adresser10.

Ce n’est point que Richard Wagner ait eu, dès l’abord, la nette vue de ces trois questions ; mais il suffit de se rappeler le tempérament spécial du Maître, pour comprendre que toutes trois sont le développement logique de sa nature. Richard Wagner est, plus que tout, un allemand, et il éprouve, excellemment, le besoin qui est aux âmes allemandes de réfléchir, de raisonner sur tout, et, dans une pleine indépendance de l’esprit, d’aller jusqu’au bout, en toutes choses.

D’abord uniquement musicien, il s’aperçoit que la musique, sous la forme de l’opéra, est un genre illogique. Avec une extrême clairvoyance raisonnée, il note les défauts de la musique contemporaine ; et la musique logique, la musique de l’avenir, lui apparaît bientôt, par la critique même des œuvres actuelles. Il va, ensuite, élargissant son idéal de l’œuvre d’art : il comprend la nécessité d’une fusion entre ces trois formes solidaires : la plastique, la poésie et la musique. Puis il réalise cette œuvre rêvée : et, forcé ainsi aux détails pratiques, il songe de plus en plus que l’œuvre d’art idéale a besoin d’une représentation idéale ; le plan gigantesque d’un théâtre national de fête se présente à lui, toujours plus précis. Ce plan enfin est réalisé à son tour ; mais Wagner sent alors que ses contemporains, n’ayant pas comme lui réfléchi sur l’œuvre d’art, ne peuvent guère, même en son théâtre, comprendre pleinement son œuvre. Il a régénéré l’art, puis le théâtre ; il doit régénérer encore la nation. Et, comme l’étrange philosophie de Schopenhauer, si troublante, lui a révélé la distinction profonde de l’univers sensible et de l’univers idéal, la régénération du public lui paraît devoir se faire sous une forme double, politique et religieuse.

Ainsi demeure l’unité logique entre ces volumes ; et le même effort constant à renouveler cet art qu’il veut rendre enfin raisonnable, se manifeste, nécessairement, sous trois formes successives : artistique, technique et philosophique.

I. L’œuvre d’art

Déjà dans un Traite sur l’ouverture dramatique, et dans la série, citée plus haut, des articles écrits à Paris en 1840 et 1841, Wagner fait voir que la forme de l’opéra est contraire à l’idéal artistique. Mais c’est en 1849 seulement, que, dans un Projet pour l’organisation d’un theatre national allemand en saxe, il montre, à côté de ces critiques, l’essence qu’il conçoit à l’art musical. D’abord, il faut que la musique soit traitée sérieusement, que le nombre des jours de représentation, par exemple, soit réduit ; mais, surtout, il faut que ce théâtre soit vraiment national, résume toutes les forces de l’esprit commun et les fonde dans une complète unité artistique.

Dans le traité sur l’art et la Révolution (Leipzig, 1849), Wagner revient à la critique de l’art moderne ; mais déjà ses reproches reposent sur la claire voyance de l’art futur. Seuls les Grecs ont connu l’art véritable, interprète scrupuleux de la conscience publique ; aussi l’art grec était il conservateur. L’art en notre temps doit être révolutionnaire, parce qu’il ne peut plus exprimer la conscience publique et parce qu’il doit la réformer.

Cette réforme doit porter sur l’art lui même : c’est le sujet de L’œuvre d’art de l’avenir (Leipzig, 1850). Le drame seul est l’expression complète de tous nos besoins artistiques. Il doit avoir pour objet une communication immédiate, et publique des émotions, et pour moyen l’union entière et libre des trois arts aujourd’hui séparés. L’artiste qui la réalisera sera le dichter, le créateur parfait.

« Je me mis à chercher ce qui caractérise cette dissolution si regrettée du grand art grec, et cet examen me tint plus longtemps. Je fus frappé d’abord d’un fait singulier, c’est la séparation, l’isolement des différentes branches de l’art réunies autrefois dans le drame complet. Associés successivement, appelés à coopérer tous à un même résultat, les arts avaient fourni, par leur concours, le moyen de rendre intelligibles à un peuple assemblé les buts les plus élevés et les plus profonds de l’humanité ; puis les différentes parties constituantes de l’art s’étaient séparées, et désormais, au lieu d’être l’instituteur et l’inspirateur de la voix publique, l’art n’était, plus que l’agréable passe-temps de l’amateur, et, tandis que la multitude courait aux combats de gladiateurs ou de bêtes féroces dont on faisait l’amusement public, les plus délicats égayaient leur solitude en s’occupant des lettres ou de la peinture. Fait d’une importance capitale pour moi, je crus ne pouvoir m’empêcher de reconnaître que les divers arts isolés, séparés, cultivés à part, ne pouvaient, à quelque hauteur que de grands génies eussent porté en définitive leur puissance d’expression, essayer pourtant, sans retomber dans leur rudesse native et se corrompre fatalement, de remplacer d’une façon quelconque cet art d’une portée sans limite qui résultait précisément de leur réunion. Fort de l’autorité des plus éminents critiques, par exemple des recherches d’un Lessing sur les limites de la peinture et de la poésie, je me crus en possession d’un résultat solide : c’est que chaque art tend à une extension indéfinie de sa puissance, que cette tendance le conduit finalement à sa limite, et que cette limite il ne saurait la franchir sans courir le risque de se perdre dans l’incompréhensible, le bizarre et l’absurde. Arrivé, il me semble voir clairement que chaque art demande, dès qu’il est aux limites de sa puissance, à donner la main à l’art voisin ; et en vue de son idéal, je trouvai un vif intérêt à suivre cette tendance dans chaque art particulier ; il me parut que je pouvais la démontrer de la manière la plus frappante dans les rapports de la poésie à la musique, en présence surtout de l’importance extraordinaire qu’a prise la musique moderne. Je cherchais ainsi à me représenter l’œuvre d’art qui doit embrasser tous les arts particuliers et les faire coopérer à la réalisation supérieure de son objet. J’arrivai par cette voie à la conception réfléchie de l’idéal qui s’était obscurément formé en moi, vague image à laquelle l’artiste aspirait. La situation subordonnée du théâtre dans notre vie publique, situation dont j’avais si bien reconnu le vice, ne me permettait pas de croire que cet idéal pût arriver de nos jours à une réalisation complète, je le désignai donc sous le nom d’Œuvre d’art de l’avenir. » (Lettre sur la musique

Toutes les idées formulées isolément dans les premiers écrits se trouvent réunies logiquement dans le grand traité : Opéra et Drame (Leipzig, 1856). C’est l’œuvre la plus complète de cette première période, à la fois critique et théorique. D’abord un principe général, que l’on peut dire le caractéristique du wagnérisme : c’est une erreur, prendre pour fin, dans l’art, la musique, qui n’est qu’un moyen de l’expression artistique, tandis que, seule, l’action est la fin véritable. Puis, critique de l’opéra et de la musique modernes : tous ces genres reposent uniquement sur l’Air, qui est, à l’origine, la chanson populaire et devient la mélodie, puis le duo ou l’ensemble. Weber restitue à l’opéra sa forme populaire originelle ; avec Meyerbeer naît l’opéra à effet, historique et mélodramatique. Durant toute cette évolution, le rapport du poète au compositeur est toujours resté le même, nul. L’opéra n’est que musique, et la musique est dans l’art un élément féminin, qui doit être fécondé par le poète.

Le drame littéraire a une même origine et une même destinée. Il provient des mythes populaires et du vieux roman ; puis naît la tragédie classique française, traduction à contre-sens de théories grecques. Comme Weber, pour l’opéra, Goethe, pour la tragédie, revient aux vraies sources : les traditions populaires, dans Goetz, et l’art grec, dans Iphigénie ; et, de nouveau, avec Faust, comme avec le drame de Schiller, le romantisme historique envahit le théâtre.

Fidèle à son origine, le drame doit créer pleinement la vie, toujours présente, sous la forme symbolique du mythe populaire.

Ce principe général peut servir d’introduction à la troisième partie, toute théorique. La musique et la poésie ont eu même naissance, même sort, et doivent se réunir dans le drame complet. Pour exprimer pleinement la vie, l’art doit montrer l’action, et le dialogue vivant, fondé exactement sur la prose de la conversation commune ; de cette prose l’artiste prendra l’essence, l’accentuera, y joindra la rime, l’allitération, et, par des modulations, notera la suite des sentiments. Mais sous le chant du poète, l’orchestre dira le fond, intraduisible en paroles, des émotions, au moyen des motifs définis, constituant un langage spécial, et cet orchestre ne devra pas être entendu, pour ainsi dire, mais disposer seulement le spectateur à vivre le drame.

La Communication a mes amis (Leipzig, 1850), préface à une édition allemande des premiers poèmes dramatiques, donne plus sommairement la même doctrine dès lors pleinement conçue.

L’art doit produire l’impression complète de la vie. Cette impression peut être fournie par la musique et la peinture, mais seulement fécondées par le drame, qui, seul, a une prise directe sur la réalité de la vie.

Ainsi, dans ces premiers traités, la préoccupation de Wagner reste la même ; réformer l’art au moyen du drame musical, poétique et plastique.

Dix ans après opéra et drame, dans la lettre à Frédéric Villot, Richard Wagner résume tous ses écrits sur la nature du drame artistique. Cette lettre, préface à l’édition française des quatre poèmes d’opéra (Paris, 1861), peut être considérée comme l’œuvre excellente de la théorie wagnérienne.

Le Maître raconte ses hésitations devant l’opéra moderne : c’est un genre italien, français, mais impossible aux Allemands, De ce dégoût pour l’opéra, naît en lui l’intuition de l’œuvre future. Cette œuvre sera la musique, mais soutenue par le poème dramatique qui dira le « Pourquoi ? » des émotions traduites. Suit l’analyse des premiers opéras de Wagner, et comment ils reposent déjà sur des motifs psychologiques. Mais la partie la plus importante de cette lettre est les pages sur Tristan et Isolde.

« Lorsque je composai mon Tristan, je me plongeai avec une entière confiance dans les profondeurs de l’âme, de ses mystères ; et de ce centre intime du monde je vis s’épanouir sa forme extérieure. Un coup d’œil sur l’étendue de ce poème vous montre aussitôt que le détail infini auquel le poète, en traitant un sujet historique, est astreint pour expliquer l’enchaînement extérieur de l’action aux dépens du développement clair des motifs intérieurs, ce détail, dis-je, j’osai le réserver exclusivement aux derniers. La vie et la mort, l’importance et l’existence du monde extérieur, tout ici dépend uniquement des mouvements intérieurs de l’âme. L’action qui vient à s’accomplir dépend d’une seule cause, de l’âme qui la provoque, et cette action éclate au jour telle que l’âme s’en est formé l’image dans ses rêves. »

Au propos de ce drame, réalisation complète de l’idéal projeté, Wagner se défend de vouloir supprimer la mélodie, la mélodie étant l’unique forme de la musique.

« Posons d’abord que l’unique forme de la musique est la mélodie, que sans la mélodie la musique ne peut pas même être conçue, que musique et mélodie sont rigoureusement inséparables. Dire d’une musique qu’elle est sans mélodie, cela veut dire seulement, pris dans l’acception la plus élevée : le musicien n’est pas parvenu au parfait dégagement d’une forme saisissante, qui gouverne avec sûreté le sentiment. »

La véritable mélodie est dans Beethoven et la musique allemande, continue, variée et constante, expressive sans exagération. La symphonie et le drame sont deux formes successives de la mélodie véritable, comme le ballet et l’opéra en sont les deux parodies. La mélodie de la forêt, image de ce que doit produire l’orchestre, rendant clair et retentissant le silence du poète.

« Le symphoniste se rattachait encore timidement à la forme dansante primitive, il ne se hasardait jamais à perdre de vue, fût-ce dans l’intérêt de l’expression, les routes qui le tenaient en relation avec cette forme ; et voici que maintenant le poète lui crie : « Lance-toi sans crainte dans les flots sans limites, dans la pleine mer de la musique ! Ta main dans la mienne, et jamais tu ne t’éloigneras de ce qu’il y a de plus intelligible à chaque homme, car avec moi tu restes toujours sur le ferme terrain de l’action dramatique, et cette action, représentée sur la scène, est le plus clair, le plus facile à comprendre de tous les poèmes. Ouvre donc largement les issues à ta mélodie, qu’elle s’épanche comme un torrent continu à travers l’œuvre entière ; exprime en elle ce que je ne dis pas, parce que toi seul peut te dire, et mon silence dira tout, parce que je te conduis par la main. » Dans le fait, la grandeur du poète se mesure surtout par ce qu’il s’abstient de dire, afin de nous laisser dire à nous-mêmes, en silence, ce qui est inexprimable ; mais c’est le musicien qui fait entendre clairement ce qui n’est pas dit, et la forme infaillible de son silence retentissant est la mélodie infinie. »

Dans ses ouvrages postérieurs à 1853, sauf la lettre à M. Villot, écrite dans des conditions spéciales, Wagner ne revient plus guère sur cette définition théorique de l’œuvre d’art. L’œuvre d’art qu’il rêvait, il l’a maintenant réalisée en Tristan et Isolde, en sa Tétralogie du Nibelung ; il songe désormais aux détails techniques de ses créations, surtout aux conditions où elles pourront être exécutées.

II. Le Théâtre

En 1851, dans l’étude sur un théâtre à Zurich, Wagner, préoccupé déjà du théâtre idéal, pose le projet d’une institution nationale devant exprimer la vie artistique du peuple entier, et pour ce motif provenir de l’initiative commune. Cette idée d’un théâtre national et populaire domine encore les œuvres suivantes du Maître.

Dans l’étude sur les poemes symphonîques de Franz Liszt, (Leipzig, 1857), nous le voyons également occupé aux questions techniques : il a achevé l’étude de la matière artistique : c’est maintenant l’étude de la forme.

La brochure sur le théatre d’opéra royal de Vienne (1863) établit surtout les qualités que doivent avoir les acteurs chargés de représenter l’œuvre artistique. Leur but doit être le style, qui consiste dans l’expression parfaite et dans l’union libre des tendances musicale et dramatique.

Cependant le poème du Nibelung, dont la composition avait conduit Wagner à considérer ces détails techniques de l’art, fut enfin achevé. En même temps que ce poème, parut, sous la forme d’une préface, le résultat complet des réflexions théoriques du Maître sur le théâtre idéal. C’est le projet d’une institution de fête théâtrale : un tel projet devra sa réussite au concours des particuliers, et surtout à l’appui d’un prince qui veuille s’y dévouer. C’était déjà le plan du théâtre de Bayreuth.

Cependant deux ans plus tard, dans un rapport au roi Louis II de Bavière sur une ecole de musique allemande a Munich (Munich, 1863), Wagner aborde encore la question du théâtre idéal ; mais cette œuvre donne comme une vue d’ensemble sur tous ses travaux antérieurs, et les observations générales sur l’histoire et l’essence de l’art s’y trouvent, nombreuses.

L’école de musique n’aura une pleine valeur que si la musique y est enseignée comme une partie de l’art complet, non comme un tout séparé. Elle comprendra donc une école de drame et une école de musique instrumentale. L’enseignement ne devra pas être fondé sur l’autorité. Mais pour le profit des élèves, autant que pour la prospérité artistique de la Bavière, il faudra joindre à l’école de musique une institution nationale allemande de représentations dramatiques et musicales.

Souvent encore, dans la suite, Wagner insistera sur ces questions de détail.

Dans un traité sur l’art de diriger le drame (1869) il posera l’idéal du chef d’orchestre, menant l’œuvre entière et non la musique seule, si différent des chefs d’orchestre d’opéra.

Mais, depuis le moment où le roi de Bavière lui a accordé cet appui qu’il attendait, Wagner, pouvant enfin s’occuper pratiquement au théâtre rêvé, voit, de plus en plus, un autre aspect de la question artistique : la destination morale de l’art.

III. Le Public

La constante méditation sur les éléments d’un théâtre idéal et l’espoir grandissant de voir, enfin, possible la réalisation de ce théâtre, ont dû, nécessairement, attirer la pensée de Wagner à se demander quel public entendrait et comprendrait son œuvre exécutée pleinement. Mais déjà en ses premiers opéras, comme en ses premiers écrits théoriques, le Maître avait paru songer à la destination de l’art. Dans le drame il avait vu, d’abord, un moyen d’arracher les auditeurs à leur vie quotidienne, pour leur donner la jouissance d’une vie plus complète, créée. Ainsi est considérée l’œuvre d’art en la Lettre sur la Musique. On sent même, dans Tànnhaeuser, dans Lohengrin, dans Tristan et Isolde surtout, une tendance symbolique, philosophique, et, déjà, volontiers pessimiste. Aussi, naturelle paraît l’émotion que ressentit Wagner lorsque, vers 1857, il connut l’œuvre philosophique d’Arthur Schopenhauer. Artiste, exclusivement, et indifférent aux pures discussions spéculatives, le Maître adopta aussitôt, complètement, semble-t-il la métaphysique de la Volonté. Il admit la doctrine suivant laquelle la Volonté, substance intime de l’Univers, devenait, en l’homme, la volonté, funeste, de vivre, et supposait le monde sensible, le monde de la Représentation, formé d’individus isolés, avec la lutte pour loi. Cette distinction du Réel, qui est l’Unité, bonne, et du Sensible, qui est l’Apparence, mauvaise, Richard Wagner, dans tous les écrits théoriques de cette dernière période la reprendra, mais toujours comme un point de départ à des conclusions pratiques, sur la question qui l’occupe : à quoi doit servir l’œuvre d’art, et à qui ?

Deux réponses sont données à ces deux problèmes. L’œuvre d’art idéale fondée sur l’esprit allemand, s’adresse d’abord aux Allemands, puis au monde entier. Mais l’esprit allemand, en Allemagne même, semble mort aujourd’hui. L’œuvre d’art, qui, par essence, doit servir à une fonction religieuse, devra donc, aussi, être l’agent d’une civilisation allemande.

Le traité Etat et Religion (1864) pose nettement le rôle nouveau que Richard Wagner, avec son maître Schopenhauer, assigne à la civilisation. La politique et la religion sont l’expression de notre double existence, représentative et misérable, réelle et excellente. Les efforts sont vains ; il faut dans ce monde que les volontés particulières soient pliées à la volonté unique et despotique de l’Etat. Cependant la Religion nous conduit à l’univers véritable, non par la discussion, mais par la création et l’exemple. La politique et la religion deviennent, dès lors, les deux formes parallèles de la morale wagnérienne.

Dans Art Allemand et Politique allemande (Leipzig, 1868), le Maître établit la nécessité d’imposer au monde une civilisation nouvelle sur les ruines de la civilisation romaine mourante. Or la civilisation française ne peut être imposée au monde, parce qu’elle n’est point le développement de la conscience populaire. La civilisation allemande, au contraire, aura l’avenir, parce que, reposant sur la conscience du peuple, elle se fondera par l’art allemand, que le peuple comprendra.

Après cet ouvrage sur la politique, l’écrit sur Beethoven (Leipzig, 1870), est, plus particulièrement, religieux. Wagner, dans ses dernières œuvres théoriques, semble avoir renoncé à parler jamais de son œuvre musicale, et, sans cesse, il cite les noms de ses deux grands prédécesseurs, qui ont, d’après lui, fondé la religion allemande artistique, Bach et Beethoven. De même que dans le drame il voit, au-dessus de l’expression dramatique, le symbole religieux à interpréter, de même en Beethoven, il aperçoit, sans cesse plus clairement, l’interprète de l’intime vérité religieuse. Dans cet écrit déjà, Wagner formule la grande loi sacrée et morale qui sera l’objet de Parsifal : « Beethoven, dit-il, a vu la nouvelle religion, la religion de la Rédemption par l’Innocence. »

En même temps, sous l’influence de ces doctrines morales. Wagner semble vouloir montrer une indulgence croissante. Dans la Destination de l’Opéra (Leipzig, 1871), il explique que l’ancien opéra est voisin du drame religieux ; le drame est seulement la définition correcte de ce dont l’opéra est une mauvaise traduction. L’utilité morale de l’art, son utilité religieuse, son utilité politique, sont la pensée constante de Wagner. Cette utilité peut se résumer dans le principe : l’art doit arracher les Allemands et tous les hommes à l’apparence sensible, et les initier aux vérités religieuses. L’Allemagne est le seul pays où l’art puisse s’adresser à son véritable destinataire, le peuple. Wagner est ainsi amené à poser mieux encore les caractères de l’esprit allemand. Dans une série d’articles au journal de Bayreuth, il faut noter, d’abord, une étude sous ce titre : Qu’est-ce que l’Allemand ? (1878). L’œuvre de Bach nous en donne la notion complète. L’esprit allemand allait avec Luther s’imposer au monde, lorsque la guerre de Trente ans détruisit la nation allemande ; la légèreté latine envahit le monde ; mais dans le peuple l’esprit national persista, et il créa la musique allemande de Sébastien Bach, le Gœtz de Goethe, l’art allemand qui, à son tour, refera la nation allemande. Mais il semble qu’ici le Maître, surpris de l’injustice montrée envers lui par ses compatriotes, ait eu un doute sur la réalité de cette rénovation. « L’esprit allemand serait-il donc mort ? La foi seule nous empêche de le penser. »

En d’autres articles, le Public dans le temps et dans l’espace, le Public et la Popularité(1878), il considère, plus particulièrement, le public de l’œuvre dramatique. Il fait surtout la critique des divers publics actuels. Il distingue celui des lecteurs de journaux, celui des amateurs de théâtre, des académistes, des tragiques, et leur oppose le vrai public, supérieur au temps et au monde sensible.

Le doute cruel qui attristait déjà la fin de l’étude sur l’esprit allemand, se retrouve dans un magnifique article publié sous ce titre : Voulons-nous espérer ? (1878) Wagner a repris l’œuvre de réforme tentée par Luther. Réussira-t-il ?

Cependant la composition de Parsifal ramène le Maître aux questions pratiques de l’opéra et du drame. Mais déjà son idée de l’œuvre d’art s’est complétée par la considération du public idéal. En ses articles sur les Poètes et les Compositeurs, sur la Musique dans le Drame (1877), il proclame le rôle sacré de l’art, et condamne les finesses harmoniques et modulantes dans la musique instrumentale pure.

Après ce détour vers les questions temporelles, Wagner revient à son œuvre de moralisation artistique.

Dans une lettre publique à M. Ernest de Weber, il s’élève contre l’abus de la vivisection qui endurcit les âmes et les ferme à la religion.

Mais les considérations qu’il y présente et d’autres pareilles se trouvent surtout développées dans le dernier écrit théorique de Richard Wagner, une œuvre merveilleuse de netteté et de profondeur, et qui peut être considérée, avec Parsifal, comme son testament intellectuel. C’est l’étude publiée sous le titre : Art et Religion (Bayreuth, 1880).

Cette étude se divise en trois parties : le rôle de l’art dans la religion ; l’essence de la religion ; comment l’art lui pourra servir.

1° La Religion se compose de mythes ou symboles, nécessaires parce que, toute religion étant la constatation de la fragilité de ce monde et avant pour fin d’en délivrer l’homme, elle a besoin du symbole mystique, du symbole miraculeux pour déterminer le peuple, inintelligent de cette fragilité, à poursuivre la tâche de sa libération. Or, ces symboles recouvrent des vérités divines que la religion doit laisser cachées, mais qui doivent être interprétées à tous par le moyen de l’art. L’art est donc cette forme de religion qui élève le peuple, de la pratique inintelligente, à la pratique raisonnée et sachante.

Or, entre les religions, la meilleure est la religion chrétienne, dont le fondateur s’est adressé, spécialement, par des symboles, aux pauvres d’esprit. Il a pris pour symboles les miracles que l’art chrétien doit interpréter : Incarnation et Immaculée Conception ; Passion, Résurrection.

C’est d’abord la peinture qui a rendu possible la vision de ces miracles intraduisibles en paroles ; puis la poésie qui, dans le lyrisme, emporte l’âme déjà au-delà des symboles. Mais c’est à la musique seule qu’appartient, spécialement, le pouvoir de révéler le sens intime et philosophique des symboles religieux.

2° Or, quel est ce sens, et pourquoi la musique chrétienne n’est-elle pas parvenue encore à l’exprimer complètement ?

La religion signifie le renoncement à la volonté de vivre et la délivrance par la Compassion, qui, sous les apparences multiples du monde sensible, voit l’unité réelle de l’être. Aussi toute religion divine a-t-elle pour dogme l’amour universel, la défense d’attenter à la vie animale, tandis que la volonté mauvaise porte l’homme, fatalement, à la destruction. L’Eucharistie a ce seul sens : elle ordonne l’abstinence de nourriture animale ; la communion universelle dans le pain et le vin. C’est l’esprit juif, antichrétien, féroce, qui, remplaçant le christianisme de très bonne heure, a modifié la portée de ce mythe divin. De là, par notre alimentation animale continue et nos guerres, la décadence où nous sommes parvenus et l’impuissance de l’art à remplir pour nous sa tâche religieuse.

3° Le salut est dans la compréhension de cette vérité divine. Il peut venir au monde, si le monde s’en veut rendre digne, par la compassion à tout être vivant, par la tempérance, et par la charité, sur qui doit se fonder le socialisme, raisonnable et chrétien.

Alors la corruption cessera ; l’homme verra sa liberté possible, et il la verra sans terreur. Et la Religion renaîtra, telle qu’elle doit être. Le poète-artiste, renonçant aux peintures dites réalistes, fausses, transportera les hommes dans le monde idéal et réel de l’Unité. Alors la Musique sera l’art divin : les dernières symphonies de Beethoven, aujourd’hui mystérieuses aux cœurs endurcis, seront enfin comprises, manifestation suprême de la Pensée religieuse chrétienne.

Art et Religion est le dernier ouvrage théorique de Richard Wagner, comme Parsifal est son dernier drame ; achevés à peu près à la même époque, les deux contiennent la dernière expression de son idée : Art et Religion explique la foi nouvelle que symbolise Parsifal : par eux est, complète, définitive, la Révélation wagnérienne.

Telle en ses grandes lignes, l’œuvre théorique de Richard Wagner suit le mouvement continu, par qui son esprit créateur fut mené, d’abord, à renouveler toutes les formes de l’art, puis, à concevoir, au dessus du drame artistique, et l’anoblissant, une Religion, positive et mystique, d’idéale Bonté.

La Musique descriptivear

Dans une chronique publiée par La France, M. Saint-Saëns protège la musique descriptive. L’œuvre d’art musicale, dit-il, peut et doit être pittoresque ; ainsi l’ont faite les grands compositeurs, et Richard Wagner, après eux :

« Richard Wagner a mêlé la description au drame lyrique, en lui donnant un développement nouveau et prodigieux. Avec la tempête du Vaisseau Fantôme, qui dure tout un acte, tour de force inouï réussi avec un bonheur insolent, avec le pélerinage de Tannhaeuser, avec les torrents d’eau du Rheingold, les torrents de feu de la Walkyrie, les bruits de la forge et les murmures de la forêt dans Siegfried, c’est, dans toute son œuvre un véritable envahissement de musique descriptive ; ce qui n’empêche pas les wagnériens de combattre au premier rang des ennemis du genre pittoresque. Explique qui pourra cette anomalie ! »

Oui, wagnéristes, nous sommes ennemis au genre pittoresque, dans la musique ; et nous remercions à M. Saint-Saëns, qui nous donne occasion d’expliquer cette anomalie.

La musique, ainsi que toute forme de l’art, doit faire, seulement, ce qu’elle est seule à pouvoir. Elle doit traduire, par la mélodie symphonique, nos sentiments et nos émotions, parce que ni le roman, ni la poésie, mais la musique seule peut exprimer cet arrière fond émotionnel situé, parfois, sous nos idées. Elle ne doit pas reproduire les bruits naturels, ni les phénomènes de la matière, ni les actions, ce triple objet de la musique descriptive, parce que la machinerie théâtrale, et la peinture, et la littérature y peuvent parvenir aussi bien, et mieux qu’elle.

« La musique, dit M. Saint-Saëns, ne doit pas reproduire les choses, mais donner l’illusion. » J’avoue ne point comprendre, et que les exemples cités par M. Saint-Saëns m’éclairent peu. Est-ce à dire que la musique doive donner, seulement, l’impression des faits naturels ? Mais toute impression est une émotion, déjà ; c’est le plaisir ou la peine provoqués en nous. Ou bien s’agit-il d’une illusion purement acoustique et physiologique comme celle, dit M. Saint-Saëns, nous faisant paraître hauts et bas les sons, en réalité aigus et graves11 ? En ce cas l’illusion porte uniquement sur la cause du fait reproduit ; la restriction de M. Saint-Saëns revient à dire que la musique peut donner le tonnerre seulement avec des timbales, non avec des nuages électriques.

La musique descriptive demeure pour nous celle qui veut peindre les faits matériels, et nous la condamnons, parce que la musique a un autre objet. Savoir nous indiffère, ensuite, si cette peinture peut, ou non, être parfaite. Spontini, jadis, croyait avoir atteint l’Idéal de l’imitation, en produisant, par les instruments de cuivre, le son de l’orgue. Berlioz, Wagner, M. Saint-Saëns sont venus après lui, qui ont montré possibles bien d’autres merveilles. Peut-être entendrons-nous un jour des poèmes symphoniques où les bruits de la nature seront pleinement rendus, dépassés même en réalité. Mais nous assisterons à ces exécutions avec la même curiosité qu’aux récentes expositions d’électricité, ou aux imitations des chants d’oiseaux, par M. Fusier12. Et, les admirant, nous garderons aux œuvres expressives le nom de musique.

L’expression, une plaisanterie, dit M. Saint-Saëns ; une plaisanterie à la mode. Il cite les grands maîtres de l’art, Haydn, Beethoven, Weber, Mendelssohn, qui, tous, ont été occupés à la description. Il oublie que l’exemple des plus grands maîtres, en théorie, ne vaut pas contre la vérité ; il oublie encore que ces artistes ont usé de la description fort rarement ; qu’ils n’ont jamais fait la description pure, mais seulement comme une préface à des expressions ; que les Saisons resteraient un chef-d’œuvre sans les imitations, assez pauvres, qu’elles contiennent ; que Haydn, mourant, regrettait avoir suivi la mode en employant ces imitations ; que Beethoven, enfin, dans la Symphonie pastorale, son œuvre la plus faible, a voulu, clairement, peindre les émotions d’un amant devant la nature champêtre.

Reste l’exemple de Richard Wagner : certes, il a employé la description, et avec un bonheur insolent (une insolence que M. Saint-Saëns ne connaît point). Les peintures sont chez lui plus fréquentes que chez les maîtres classiques, et parfaites. Mais il suffit lire son œuvre pour comprendre que, chez lui, comme chez Beethoven, l’imitation est un moyen, non une fin en soi, une nécessité dramatique, non un résultat essentiel.

Oui, il y a des torrents d’eau dans le Rheingold, et des torrents de feu dans la la Walkure, et des bruits de forge, et des murmures de forêt dans Siegfried, et, dans tous les drames, des peintures prodigieuses, donnant, comme le veut M. Saint-Saëns, à la fois une illusion et une impression ; et, wagnéristes, ennemis à la description musicale, nous trouvons ces descriptions du Maître nécessaires, autant que belles. Mais Wagner n’est pas un musicien, il est un dramaturge, voulant produire la vie entière, non telle ou telle émotion. Les symphonies de Beethoven, purement expressives, créaient des sentiments, mais sans dire le pourquoi ; le drame complet, analytique et réaliste devait motiver les émotions par des faits, et, pour conserver à l’œuvre son unité, c’est par les instruments musicaux encore que Wagner produit l’illusion de ces faits, appelés à expliquer les sentiments.

La description wagnérienne est aussi un moyen à d’autres objets ; le Maître a vu que l’émotion n’était jamais en nous homogène, ni constante ; sans cesse, en nos douleurs les plus vives, des idées surviennent, tel souci étranger ; et, par des thèmes presque matériels, descriptifs, Wagner a coupé la musique lyrique, pour faire comprendre que l’idée reparaît, coupe l’émotion.

Richard Wagner a deviné le rôle, nécessaire au théâtre, mais nullement essentiel à la musique, de la description. Nous le comprenons comme lui. Le drame a besoin de montrer des faits ; et il doit les montrer par tous les moyens. Mais la musique descriptive est plutôt, dans ce drame, l’œuvre du poète que l’œuvre du musicien. M. Saint-Saëns n’est pas un poète, laissant cette besogne à MM. Gallet et Détroyat ; par l’aveu de son impuissance à sentir les émotions musicales, il renonce à devenir un musicien13. Nous espérons qu’il se livrera, pleinement, désormais, à l’invention de peintures et d’imitations instrumentales. Les dramaturges de l’avenir, qui déjà dans le Déluge, dans le Rouet d’Omphale, dans Étienne Marcel peuvent trouver tant de procédés précieux, sauront gré à M. Saint-Saëns de leur donner encore d’autres secrets. Au défaut de la gloire musicale, la gloire d’avoir enrichi la machinerie dramatique n’a-t-elle point ses charmes ?

Cependant, pour indispensable que soit aujourd’hui cette intervention de la machinerie dans l’art, nous ne pouvons nous empêcher, wagnéristes, de l’être complètement ; nous rêvons un moment où le triple objet de l’œuvre wagnérienne sera réalisé : l’œuvre idéale, qu’il a prodigieusement ébauchée et qui sera pure de toute machinerie décorative, une psychologie et un roman complets ; le théâtre idéal, non celui de Bayreuth (seul possible, aujourd’hui), mais le théâtre adorablement réaliste de notre imagination ; enfin, le public idéal, capable de recréer cette œuvre, sans nul besoin de trucs électriques ou musicaux, par seule lecture, par seule volonté.

Nous craignons bien que ce public là ne soit pas aussi reconnaissant que nous le sommes à M. Saint-Saëns, pour les progrès qu’il a donnés à la description.

Complément au mois wagnérien de février14

ROUEN

BERNE

BUDAPESTH

CARLSRUHE

CHEMNITZ

DORTMUND

GRATZ

KIEL

NEW-YORK

NUREMBERG

POSEN

PRENZLAU

REICHENBERG

ROTTERDAM

STUTTGART

VIENNE

WIESBADEN

Corrections au mois wagnérien de février

Autres corrections

Le mois wagnérien

PARIS

ANGERS

NANCY

ALTENBOURG

ANVERS

AUGSBOURG

BALE

BERLIN

BONN

BRÊME

BRESLAU

BRUXELLES

CASSEL

CHEMTITZ

CONSTANTINOPLE

DANTZIG

DARMSTADT

DRESDE

DÜSSELDORF

FRANKFORT

GLASGOW

GENÈVE

GRAZ

HAMBOURG

IÉNA

KŒNIGSBERG

LEIPZIG

LIVERPOOL

LONDRES

MAGDEBOURG

MANCHESTER

MANNHEIM

MAYENCE

MUNICH

POSEN

PRAGUE

ROME

ROTTERDAM

SAINT-PÉTERSBOURG

SCHWERIN

STETTIN

SONDERSHAUSEN

TURIN

VIENNE

WURZBOURG

ZURICH

Articles des journaux

De nombreux articles ont été écrits sur les Maîtres Chanteurs, peu sur les deux premiers actes de Tristan et Isolde. Sur le premier acte, notons un feuilleton de M. Dayrolles (France Libre du 10 février) ; sur le second, des articles de M. Victor Wilder (Gil Blas), Fourcaud (Gaulois), Gramont (Intransigeant), Jullien (Français), B. de Lomagne (Soubies) (Soir), Dujardin (Progrès Artistique), Darcourt (Figaro), tous très favorables, excepté le dernier, où sont des réserves, souvent étranges. Le Ménestrel, aussi, a parlé de Tristan et Isolde : textuellement, nous le citons (8 mars) :

Ce deuxième acte nous a paru, dans sa première partie, de nuance grise et lourde, souvent pauvre d’inspiration, malgré sa redondance dans la forme. Puis tout à coup, vers le milieu, Wagner semble jeter son système par-dessus bord ; c’est une lumière qui surgit dans l’obscurité, une clairière qui se révèle au milieu des broussailles. L’œuvre se dégage. Le petit nocturne à deux voix, traité dans la manière de Gounod : Ô nuit sereine, ô nuit profonde, a certainement de la grâce, de même que la cavatine du ténor qui suit : Si dans tes bras, exauçant mon désir. Les appels de Brangaine au haut de sa tour ont beaucoup de couleur, et la péroraison du grand duo : Mourons tous deux, a de la chaleur. Les voix s’y marient très heureusement, et toute cette partie n’a absolument rien de révolutionnaire. Elle est coulée dans le moule de tous les opéras consacrés.

À ce jugement un seul peut être rapproché, pris dans la même feuille (8 février) :

L’ouverture des Maîtres Chanteurs ne ressemble guère à une ouverture d’opéra-comique : c’est une grosse machine, lourdement orchestrée, brutale d’effets, d’une harmonie touffue, dépourvue de délicatesse et d’élégance

(Signé, H. Barbedette).

L’auteur trouve, à la ligne suivante, le prélude du 3e acte, « excellent de tous points. »

Enfin, il y aurait mauvaise grâce à omettre le nom de M. Comettant, qui ne néglige pas une occasion de porter quelque coup à Wagner et aux wagnéristes : lire, régulièrement, les feuilletons du Siècle15.

Sur Les Maitres Chanteurs

Presse Francaise

Le Gaulois(8 mars) : article de M. Fourcaud. Citons toute la première partie, judicieuse et excellente, qui complètera les articles publiés en cette Revue sur les Maîtres Chanteurs :

Chaque année, le théâtre royal de la Monnaie nous convie à quelque nouveauté d’importance, et, cette fois, deux hommes de grand goût et d’initiative qui s’apprêtent à se retirer après une période de direction vraiment brillante, ont résolu, pour leur dernier coup d’éclat, de nous faire entendre un des plus célèbres ouvrages de Wagner. Que MM Stoumon et Calabresi soient, tout d’abord, remerciés ! Donner sur une scène française ou, tout au moins, sur une scène de langue française une des œuvres les plus hardies et les plus originales du hardi novateur ; la monter avec un soin jaloux des moindres détails de la mise en scène et de l’interprétation vivante ; commencer à mettre les chanteurs français, enclins à parader dans le style italien, aux prises avec la musique d’action ; obliger les chœurs à prendre part à la comédie, à y jouer franchement un rôle : ce n’est pas seulement plaire aux connaisseurs désintéressés, c’est aussi hâter l’avènement d’un art de sincérité, de liberté, d’émotion et de logique.

Tout le monde sait aussi bien que moi qu’il n’est pas question d’engager nos compositeurs à imiter Richard Wagner. On leur demande simplement d’accepter la loi théâtrale dès là qu’ils travaillent en vue du théâtre, de renoncer aux coupes de morceaux artificielles et bonnes pour le concert, de suivre le drame pas à pas, sans faiblesse, et de se rapprocher de la vie autant qu’il sera en eux. Dans cette essentielle réforme, les poètes ont fort à faire. C’est de leur art que tout doit partir. Aussi, faut-il conseiller à tous les écrivains qui méditent des drames lyriques, aussi bien qu’à tous les musiciens, de ne pas hésiter à venir en ce moment à Bruxelles, Les Maîtres Chanteurs sont, assurément, une œuvre éblouissante et, par-dessus tout, de puissante suggestion. J’avoue que je n’étais pas sans appréhensions de diverse nature. Tour la première fois, une des créations de la seconde manière de Wagner était traduite en français et représentée par des chanteurs français : quelle physionomie prendrait la pièce ? et comment nos chanteurs s’accommoderaient-ils de cette musique où tout est mélodie expressive, où rien n’est romance, narration ou phrase à retour, et qui exige de l’interprète une simplicité absolue et l’oubli de notre virtuosité d’école ?

À l’endroit de la traduction, les résultats obtenus par M. Wilder m’ont émerveillé. Sa version française est claire, aisée, ingénieuse, exactement prosodiée. Le tour de force est prodigieux et chose surprenante ! on ne sent pas l’effort. C’est à M. Wilder, en somme, que l’on est redevable de la possibilité de cet essai d’acclimatation d’un parfait chef-d’œuvre.

En ce qui touche les artistes, je n’oserais affirmer qu’ils sont arrivés d’emblée à s’assimiler le principe de la déclamation wagnérienne ; mais, en tout cas, ils y ont tâché avec honneur. Pour une première tentative, je n’espérais pas autant de franchise et d’homogénéité. On reconnaît là tout ensemble le zèle, le talent et l’autorité du chef d’orchestre, qui a présidé aux répétitions de l’œuvre : j’ai nommé M. Joseph Dupont.

Vient ensuite l’analyse de la pièce, en un tableau vivant et mouvementé.

Dans le même journal : la « Soirée bruxelloise », par Frimousse (Edmond Stoullig), compte-rendu de la soirée.

Le Matin (8 mars) : article de reportage sur la soirée, exact, complet, et sympathique à l’œuvre.

Figaro(8 mars) : Perkéo. Article voulu éclectique, en somme favorable ; éloges et critiques dont quelques citations donneront une idée suffisante :

Dans ses compositions, Wagner n’établit pas de différence entre le chant et l’orchestration….. Il y a, dans les Maîtres Chanteurs, une douzaine de mélodies caractéristiques qui sont comme l’effigie musicale des personnages de la comédie, il en résulte que chaque fois qu’il est question, dans la pièce, du ténor, ou de la jeune fille, ou du baryton, etc., qu’ils soient en scène, qu’ils parlent ou que seulement on parle d’eux, l’orchestre joue la mélodie qui lui est propre L’action est simple, presque enfantine ; ce n’est en quelque sorte qu’un prétexte à mélodies Le quatrième tableau est d’une beauté exceptionnelle, tout à fait à l’emporte pièce

Le Figaro (même signature) constate dans les numéros suivants, avec des félicitations, le succès des Maîtres Chanteurs.

Le Voltaire (9 mars) : Maxime. Simple compte-rendu :

La musique est du beau Wagner, ne franchissant pas la limite de l’intelligible.

Suivent (signés Scapin) trente-deux petits vers : « Les Maîtres Chanteurs, variations sur une seule corde. »

Moniteur (9 mars) : Jacques Trézel. Article d’un ennemi de la musique wagnérienne, forcé à convenir que les Maîtres Chanteurs ont bien quelque valeur.

Le Soir (9 mars) : B. de Lomagne (Soubies). Analyse du drame, intéressante, et très élogieuse.

L’Intransigeant (9 et 10 mars) : Gramont. M. Gramont s’est placé au premier rang, parmi les journalistes parisiens, des défenseurs de la cause wagnérienne ; ses deux articles sur les Maîtres Chanteurs sont aussi précis, complets et enthousiastes qu’ils pouvaient l’être en leur cadre restreint.

Le National(10 mars) : Edmond Stoullig. Appréciation d’un journaliste parisien vivement touché des grandes beautés du drame wagnérien ; intéressant compte-rendu de la soirée.

Le Constitutionnel (10 mars) : Jacques Hermann. Analyse très admirative de la pièce.

Le Temps(11 mars) : Gustave Frédérix. Critique sérieuse de l’œuvre wagnérienne, par un admirateur de Wagner, non wagnériste.

Echo de Paris (12 mars) : Henry Bauer. L’ancien critique du Réveil est, aussi, parmi les plus remarquables défenseurs des idées wagnériennes : son admiration, très ardente, est éclairée, et vaillante.

La République Française (13 mars) : Alphonse Duvernoy. L’auteur est un compositeur de musique qui goûte très vivement, en le drame de Wagner, les qualités purement musicales.

Le Progrès Artistique(13 mars) : Edouard Dujardin. Compte-rendu de la représentation, suivi de considérations sur la place des Maîtres Chanteurs parmi les œuvres de Richard Wagner.

Le Ménestrel (15 mars) : Deux critiques :

J’affirme que Wagner, musicien admirable (« incomparable génie symphonique » « génie véritablement merveilleux ») n’avait le sens du théâtre ni comme musicien ni comme poète, que le livret des Maîtres Chanteurs qui m’occupent aujourd’hui est d’une niaiserie enfantine

[Le système wagnérien] Si c’est là de la logique, si c’est là de la vérité, c’est que j’ai perdu le sens de la valeur des mots

2°Camille Benoit :

Il s’agit d’un artiste extraordinaire, dont le nom est de ceux qui dominent un siècle, dont les œuvres sont exclusivement théâtrales, et qui déjà, entré dans le suprême repos, appartient à l’impartiale postérité

L’article de M. Camille Benoit est un compte-rendu de la répétition générale et une histoire du drame de Wagner.

Gil Blas (18 et 19 mars) : Victor Wilder. Premier article :

Le succès des Maîtres Chanteurs, il ne faut pas s’y tromper, vise beaucoup plus haut qu’on ne le pense, car il ne s’agit pas ici de la réussite plus ou moins brillante d’un opéra quelconque, mais de l’adoption, par un public de langue française, d’un art absolument nouveau, qu’on discutait sans le connaître et que désormais tout le monde pourra comprendre, avec un peu d’étude et de bonne foi.

Cet art créé, tout d’une pièce par le génie de Richard Wagner, le maître a tenté d’en exposer le principe, sous une forme didactique. Ce qu’il avait conçu librement, guidé par une inspiration spontanée, il s’est efforcé de le formuler en système, dans ses écrits théoriques. C’est là qu’on devait, jusqu’à présent, aller surprendre sa pensée ; on pourra dorénavant l’étudier dans ses créations mêmes et la voir se refléter dans son œuvre vivante

Ensuite M. Wilder définit, exactement et clairement, l’idée artistique wagnérienne ; c’est une explication juste, aisée et utile. Enfin, l’analyse du poème.

Deuxième article :

L’opéra ancien et le drame wagnérien ; ce qu’est précisément le drame wagnérien ; le rôle de l’orchestre et le rôle de l’acteur ; l’interprétation des Maîtres Chanteurs, à Bruxelles. Pour terminer, les lignes suivantes :

Il serait injuste d’oublier le public de la Monnaie, si respectueux, pour une œuvre qui devait le surprendre et si intelligent dans son appréciation d’une musique absolument nouvelle pour ses oreilles. Le souvenir de son excellente attitude est certainement l’un des meilleurs que j’aie emportés de Bruxelles ; il raffermit ma foi dans un art que j’aime avec passion, et me donne la certitude que les temps sont proches où l’œuvre de Wagner triomphera en France, comme elle vient de triompher en Belgique.

Le Monde (20 mars) : X…. Appréciation, souvent judicieuse, d’un amateur, qui a compris quelques-unes des beautés du drame.

Le Français (24 mars) : Adolphe Jullienas. Sérieuse étude sur les Maîtres Chanteurs et sur la théorie wagnérienne :

Il s’agit là d’un art absolument nouveau, créé de toutes pièces par Richard Wagner et qui n’a plus aucun rapport avec l’opéra proprement dit tel qu’on l’a connu jusqu’à nos jours. Comme je le disais à propos de Tristan avec tous les partisans de Richard Wagner, il faut subir ce nouveau genre et y goûter un plaisir extrême ou bien le repousser entièrement. Point de tergiversation possible. Et je reconnais aussi qu’une œuvre d’art aussi complètement originale et basée sur un travail musical on ne peut plus complexe, exige une initiation comme toute création de génie, et que cette initiation demande encore un effort qui disparaîtra graduellement à mesure que l’esprit s’habituera à cette nouvelle forme d’art, comme il s’est habitué à l’ancien opéra..,

M. de Thémines, qui « admire, tout autant que le fait le plus acharné et le plus convaincu wagnérien, la partie symphonique des œuvres du grand pontife », ne peut comprendre que Richard Wagner n’ait point voulu écrire des cavatines pour « des voix comme celles de la Patti ou de Faure, de Krauss ou de Richard, de Lassalle ou de Talazac. »

Si par malheur et par impossible, on donnait les Maîtres Chanteurs à Paris, j’en parlerais contraint et forcé.

La Revue Contemporaine (25 mars) : Camille Benoit. Histoire des Maîtres Chanteurs.

Revue politique et littéraire (28 mars) : Léon Pillaut. M. Léon Pillaut n’a pas été impressionné par les Maîtres Chanteurs d’une façon décisive comme par les autres drames wagnériens. Après une analyse de la pièce, il exprime plusieurs réserves sur la conception dramatique musicale de Wagner.

Presse belge

Le Guide musical(5, 12, 19, 26 mars, 2 avril, etc.) : M. Maurice Kufferath. Long travail substantiel, historique, critique et philosophique.

L’Étoile belge (7 et 8 mars) : M. G. Eeckhoudt. Article apologétique ; les Maîtres Chanteurs seraient l’œuvre la plus touffue, la plus formidable et, peut-être, la plus caractéristique du nouvel art allemand.

L’Indépendance belge (9 mars) : X (M. Ed. Fétis). M. Fétis est connu comme adversaire de l’idée wagnérienne ; néanmoins, son jugement, avec beaucoup de réserves, est favorable.

La Gazette (9 mars) : M. Lucien Salvay. Il proclame les Maîtres Chanteurs « une œuvre admirable, d’une puissance qui s’est imposée devant un public partagé et qui aura une irrésistible autorité. »

Cependant le même journal, publie, à quelques jours d’intervalle (22 mars), les lignes suivantes :

La musique de Wagner exerce décidément une fâcheuse influence sur la santé. Nous connaissons jusqu’à quatre personnes qui ont éprouvé de sérieuses indigestions pour être allées entendre les Maîtres Chanteurs : le dîner avalé à la hâte parce qu’on ne veut pas manquer l’ouverture qui commence à sept heures précises, l’attention soutenue donnée à une musique compliquée et énervante, tout cela avait arrêté net chez elles les fonctions digestives.

Ce n’est pas la première fois que nous enregistrons des faits du même genre. Lorsqu’une troupe allemande vint jouer la Tétralogie à Bruxelles, le jour où l’on donna Siegfried, un grand nombre d’auditeurs rentrèrent chez eux avec des maux de dents ou des maux de tête qui furent suivis, pendant la nuit, de saignements de nez prolongés.

Les Maîtres Chanteurs agissent plutôt sur l’estomac Il est vrai qu’il y a une saucisse qui joue un grand rôle au dernier acte. C’est sans doute le thème caractéristique de la saucisse, employé avec excès, qui ne réussit pas à certaines organisations et leur pèse sur l’estomac, comme si c’était la saucisse elle-même. Qu’on vienne encore nier, après cela, la puissance d’expression de cette musique.

Le Journal de Bruxelles (10 mars) : M. Ivan Gilkin. Le théâtre antique comparé aux Maîtres Chanteurs.

L’Écho du Parlement(10 mars) : M. Z. Jouret. Analyses intéressantes de l’œuvre ; grande admiration ; observations curieuses.

L’Art moderne (15 mars) : M. Octave Mans. Article hardi, très agressif aux ennemis ou demi-ennemis de Wagner ; l’Art moderne est à l’avant-garde du mouvement wagnérien.

Voici la conclusion de l’étude :

Désormais la démonstration est faite, nous n’avons plus qu’à marcher dans la voie progressive ; Bruxelles a reconnu la signature de Richard Wagner ; ses œuvres entrent dans notre répertoire ; elles marchent invinciblement à cette popularité que bien d’anciens opéras détenaient injustement.

Publications nouvelles16

Livret, (I vol. in-16, 2 fr.)

Il n’est plus à revenir sur les qualités de la version française de M. Victor Wilder, si extraordinairement réussie. L’arrangement de Kleinmichel est de longtemps connu et apprécié. Il faut noter seulement l’élégance, tout exceptionnelle, de la partition et du livret.

 

Le Public idéal, leçon faite à la Société Munichoise Wagnérienne, le 12 février 1885, par M. Hans de Wolzogen (brochure, en allemand).

Voici un court résumé de cette très importante leçon de l’illustre chef de l’école philosophique wagnérienne.

« Un objet triple, idéal, fut à Richard Wagner : l’œuvre d’art, réalisée (Tristan, la Tétralogie, Parsifal) ; le théâtre, réalisé, aussi (le théâtre de Bayreuth) ; le public, expliqué dans les œuvres théoriques, non encore achevé le 13 février 1883

Le public du théâtre idéal, écoutant l’œuvre d’art idéale, le public idéal sera, comme le Rédempteur, pur de cœur et d’esprit il sera idéal, intellectuellement, et pratiquement.

Intellectuellement, il comprendra, en l’œuvre d’art, l’œuvre religieuse symbolisée. Pratiquement, il agira conformément, selon la Compassion.

Faire le public idéal : que ce soit l’œuvre, aujourd’hui, de l’union wagnérienne ; qu’ainsi soit accomplie, toute, la pensée du Maître. Soyons contemplatifs, et, aussi, agissants ! »

Souvenirs de Richard Wagner, traduits de l’allemand pour la première fois par Camille Benoit (I vol. in-18, 3 fr. 50).

M. Camille Benoit s’est fait une place à part dans la littérature musicale par sa connaissance approfondie de l’œuvre de Wagner. Il vient, tout récemment encore, de traduire en français, pour la première fois, des fragments autobiographiques dus à la plume de l’illustre maître, et de les publier chez l’éditeur Charpentier, sous le titre de Souvenirs. Ces Souvenirs de Richard Wagner intéressent également les adversaires et les enthousiastes du compositeur. Aucun livre peut-être ne montre sous un jour plus vrai le poète-musicien des Nibelungen. Ici, la sincérité est complète : nulle violence, nulle injustice ; le récit des représentations du Tannhaeuser à Paris en donne une preuve concluante. Les Souvenirs forment un complément indispensable aux autres écrits du grand réformateur, et, bien qu’il ne contiennent nullement un exposé régulier de ses principes, ils fournissent de curieux renseignements sur ses idées et ses impressions personnelles.

Ce qui manque le plus à Wagner, ce n’est pas d’être compris, c’est d’être connu. Non seulement il n’y a pas au monde d’absurdité dont on ne l’ait rendu responsable, mais encore ceux-là même qui le prônent du meilleur cœur n’entrevoient souvent qu’un seul aspect de cet immense génie. Nous ne saurions trop féliciter M. Camille Benoit d’avoir insisté sur ce point, dans son éloquente préface, si courte à notre gré, et cependant si remplie. M. Benoit a de plus mis en lumière, avec une clarté parfaite, ce don merveilleux d’invention poétique qui fut une des facultés maîtresses de Wagner.

L’auteur de Lohengrin et de Tristan était un poète, et un poète dramatique avant tout. C’est pourquoi il a su réunir, dans une étroite et magnifique union, la parole et la note, le verbe et l’harmonie. Il nous faut prendre ici la forte expression de M. Camille Benoit : « Jamais de telles noces ne s’étaient encore accomplies entre l’antique Poésie et la jeune Musique. »

La préface des Souvenirs est aussi remarquable par la sobre vigueur du style que par la haute raison des doctrines. Le mérite de l’auteur n’est pas moindre dans la suite, au long de l’œuvre, et sa version française, d’une précision si animée et d’une si exacte élégance, devrait servir de modèle à tous ceux qui entreprennent de traduire les ouvrages des écrivains étrangers.

Nous serions vraiment en peine de signaler aux lecteurs de la Revue Wagnérienne un chapitre particulier du livre de M. Camille Benoit. Bien qu’à notre sens les Souvenirs sur Schnorr soient les plus instructifs et les plus riches en détails nouveaux, nous n’avons pas été moins charmés ou moins émus par le récit des Funérailles de Weber, par les Souvenirs sur Spontini, ou la Lettre à M. Monod Encore une fois, c’est le livre entier qu’il faut lire, et, nous en sommes persuadés, tout le monde le lira. Enoncer cette affirmation, c’est prophétiser à coup sûr, mais nous sommes heureux de pouvoir dire notre certitude au jeune et savant musicien qui, depuis plusieurs années déjà, n’a cessé de combattre le bon combat avec tant de zèle, de succès et de talent.

Camille Benoît : Les motifs typiques des Maîtres Chanteurs, étude pour servir de guide à travers la partition, précédée d’une notice sur l’œuvre poétique (brochure, in-16, 1 fr. 50).

Le drame des Maîtres Chanteurs est le seul de la dernière manière de Wagner que M. de Wolzogen n’ait pas analysé thématiquement : M. Camille Benoit l’a fait. Son étude, exacte, est intéressante et utile ; l’avant-propos, sur la place des Maîtres Chanteurs en l’œuvre wagnérienne, est remarquable.

Une observation : lorsqu’il dit le « motif de la bannière », le « motif de la profonde émotion ce Sachs », M. Camille Benoit, ne veut pas, assurément, que le premier motif représente une bannière, le second Sachs ; la musique étant, essentiellement, purement, sentimentale, ne peut représenter un objet, et elle ne peut représenter qu’une émotion innommée ; il y a seulement correspondance entre l’idée littéraire et l’impression musicale. Pourquoi M. Camille Benoit n’avertit-il pas ses lecteurs ? cet oubli est dangereux : quel étonnement aux non-initiés, quel triomphe des hostiles, ce motif de la bannière ! Voyez, déjà, le feuilleton de M. Joncières (23 mars) :

« Wagner applique son système de leitmotive aux objets eux-mêmes. Il y a la phrase de l’épée, par exemple, dans la tétralogie. Comment une succession de notes peut elle représenter une épée, si ce n’est par une pure convention ? Et vous dites que vous n’admettez aucune convention !… »

M. Joncières a, hautement, raison. Absurde est cette convention, que sept notes expriment une épée ; mais elle n’est pas. La divine, miraculeuse épée, vue ou nommée, produit en l’âme de Wofan ou de Siegfried une impression spéciale, grande ; à cette impression, toute psychique, répond le motif musical. -on peut dire « la phrase de l’épée », mais il faut s’entendre, au préalable.

De Bach a Wagner (Brochure, en allemand).

M. Glasenapp, l’éminent biographe de Richard Wagner, vient de faire paraître, le 21 mars dernier, une notice des plus intéressantes à l’occasion de la fête bi-centenaire de la naissance de J.-S. Bach (1685). De Bach à Wagner 17, tel est le titre de cette très remarquable étude, établie d’après des citations textuelles puisées dans les dix volumes d’écrits théoriques de Richard Wagner.

Après une préface explicative sur son sujet, l’auteur parle avec sa compétence habituelle des commencements de la musique à l’époque de Palestrina, et arrive à Bach, au grand Sébastien Bach, issu, lui, en quelque sorte du protestantisme et du choral, ces deux bases sur lesquelles se développera librement l’esprit allemand. Par suite, l’influence de l’auteur de la sublime Passion et de tant d’autres immortels chefs-d’œuvre sera toute puissante, car en eux se trouvera résumé l’esprit propre de la nation dans toute son essence.

C’est en vain que la guerre de Trente-Ans accomplira son œuvre de destruction, détruisant la nation elle-même ; c’est en vain que l’élément étranger le plus frivole, s’insinuera dans les cours des princes, allant jusqu’à trouver des complices dans de nobles et vastes génies comme Haydn et Mozart : l’esprit national subsistera ; il fera surgir l’immortel Beethoven, le pauvre et grand solitaire, le légitime et glorieux héritier de Sébastien Bach !

Tout s’est-il accompli ? Que reste-t-il donc à faire ?

Ne pourrait-il avoir entre le peuple même et l’artiste sincère, entre le réalisme et l’idéalisme, une entente plus parfaite que par le passé ? La musique de la Passion, par exemple, reflète les sentiments les plus profonds de l’âme ; n’évoque-t-elle pas en même temps des visions d’un ordre supérieur à tout ce que peut nous donner le théâtre contemporain, ce théâtre qui a pour but principal la distraction ?

D’autre part, l’ouverture de Léonore est une symphonie dans laquelle vit le drame qu’elle annonce bien plus que ce drame lui-même : Fidelio n’est qu’un livret d’opéra relevé par une musique magnifique.

Il est vrai qu’à l’époque où fut représenté Fidelio, on vit surgir au théâtre l’énergique Goetz de Goethe

Un demi-siècle après, la musique allemande, issue de Bach et de Beethoven, devait se manifester dans toute sa plénitude, et produire l’art nouveau : le drame musical.

Paul Lindau : Richard Wagner (avec le portrait de Richard Wagner), traduit en français par Johannnès Weber (1 vol. in-18, 3 fr. 50).

C’est un recueil d’articles de critique écrits par M. Paul Lindau, littérateur allemand, en 1861, sur Tannhaeuser à Paris ; en 1876, sur la Tétralogie à Bayreuth ; en 1881, à Berlin ; et, en 1882, sur Parsifal.

M. Lindau, voulu humoriste, a pour maître intellectuel son corréligionnaire Henri Heine : tout de son mieux, il imite sa manière. Pourquoi M. Weber, sérieux, juste et avisé critique, a-t-il traduit ces essais de plaisanteries, bons mots délaissés par le Tam-Tam ; pas une observation : louanges et blâmes de collégien ; nulle intelligence de l’œuvre, ni des sujets, ni de la musique, ni des vers, ni de la représentation L’auteur est, surtout en les derniers chapitres, favorable à Richard Wagner ; les articles sur Parsifal et la mort de Wagner laissent voir une admiration que l’auteur tâche à dissimuler par un ton badin ; il faut donc mettre son livre au rang des ouvrages pour Richard Wagner : cela importe peu.

Notice sur Edmond de Hagen (brochure, en allemand, 65 c.)

Récemment parue à Hanovre une « notice biographique sur le développement intellectuel du philosophe Edmond de Hagen. » Au milieu est une biographie des œuvres de Hagen, parmi lesquelles les nombreux commentaires sur l’œuvre wagnérienne si remarquables et curieux.

La Revue de Bayreuth (Bayreuther Blaetter)

Analyse du numéro de mars 1885

1° La Rédaction consacre quelques lignes à la mémoire du comte Alexander von Schleisitz, ministre de la maison de Prusse, décédé le 19 février, depuis vingt ans un des amis les plus dévoués de Wagner et de la cause wagnérienne.

Dr José de Letamendi : Une proposition négative du testament de Wagner.

Dans une lettre à M. Monodat, publiée dans la Revue politique et littéraire du 17 février 1883, Wagner écrivait : « Quant à une vive agitation en Allemagne, je n’y crois pas. » Le célèbre professeur d’anatomie de l’université de Barcelone tâche de s’expliquer cette phrase du Maître. Il trouve trois motifs qui ont pu amener cette conviction. En premier lieu, il constate que bien que l’opinion publique n’en ait pas conscience, l’influence de l’esprit français sur l’esprit allemand n’a jamais été plus grande qu’aujourd’hui. Comme exemple à l’appui de son opinion, il cite l’invasion des mots français dans la langue allemande. Il croit que Wagner attendait plus d’une France ennemie de l’Allemagne que d’une Allemagne dont le génie germanique est affaibli. Il découvre le second motif dans le trait essentiel du caractère allemand, lequel est le penchant prononcé pour la critiqué, tandis que l’amour de l’action est plus marqué dans les races latines. « En règle générale, c’est l’Allemagne qui pense, et la France qui réalise la pensée allemande. » Enfin, M. de Letamendiau a la conviction que chaque race humaine produit des grands hommes de deux catégories opposées : les uns sont la quintessence de leur race, les autres en sont la contradiction absolue.

3° Dans un long post-scriptum, M. de Wolzogen réfute quelques-unes des affirmations de M. de Letamendi. Il nie, notamment, que l’esprit allemand soit essentiellement critique.

Constantin Franck : Nationalité et civilisation chrétienne. L’auteur, très connu en Allemagne par ses écrits politiques, légèrement socialistes, démontre que, nonobstant la recrudescence de l’esprit national qui caractérise notre époque actuelle, l’influence que chaque pays reçoit de tous les autres, n’en continue pas moins. La conséquence est que les différences entre les nationalités tendent à disparaître. Il se demande ce qu’on mettra à la place du puissant sentiment de la nationalité, du patriotisme. Selon lui, c’est la Civilisation chrétienne.

Ludwig Nohl : Rénovation de la musique sacrée protestante. Dans un article fort intéressant, M. Nohl retrace l’histoire de l’orgue et du choral et y ajoute des réflexions sur ce qu’il faudrait faire pour que la musique de Bach revécût dans les églises.

Communications officielles de l’Association wagnérienne, nouvelles, etc.

Correspondances et Nouvelles

Bruxelles. Au théâtre de la Monnaie, les Maîtres Chanteurs de Nuremberg poursuivent glorieusement leur cours triomphal. Le chef-d’œuvre s’est imposé merveilleusement, en dépit d’une opposition qui, dès le début, cherchait à se faire jour parmi quelques abonnés récalcitrants. Dix représentations données en l’espace de trois semaines, témoignent à suffisance de l’intérêt qui s’attache à la courageuse initiative de MM. Stoumon et Calabresiav. C’est un honneur bien grand pour eux d’avoir, les premiers, donné l’essor à une traduction française des Maîtres Chanteurs, et cet honneur n’est pas moindre pour les interprètes qui, graduellement, en ont pénétré l’expression géniale. C’est aussi un fait digne de remarque, que l’exécution, loin de péricliter, comme il arrive d’ordinaire, n’a pas cessé de s’améliorer depuis le premier soir. M. Seguin, chargé du rôle écrasant de Hans Sachs, en est arrivé à représenter magistralement cette grande figure, héroïque dans sa simplicité d’artisan-poète. Et ce n’est pas à l’acteur seulement qu’il convient de rendre justice : M. Seguin se révèle en même temps chanteur de tempérament noble et puissant. Voilà donc, pour le triomphe prochain du répertoire de Richard Wagner, un interprète sur lequel on peut compter à l’avenir, et que la gloire attend peut-être dans le rôle de Wotan de la Walkure et de Kurwenal de Tristan et Yseult. M. Delaquerrière a fait du rôle de David une véritable création et M. Soulacroix n’a pas moins bien fixé le type de Beckmesser, qui comptera dans sa carrière d’artiste comme un succès vraiment sérieux. M. Jourdain fait un Walther trop immobile et Mme Caron n’a pu s’élever jusqu’à la conception du rôle d’Eva pour lequel la nature particulière de son talent n’a pas les affinités de race. Elle tient néanmoins une place honorable à côté de ses partenaires et supplée par le charme de sa personne aux qualités spéciales qui lui manquent pour, donner une représentation fidèle du personnage. Les rôles secondaires sont parfaitement tenus et les chœurs restent toujours l’étonnement de ceux qui connaissent la partition des Maîtres Chanteurs. Quant à l’orchestre, on ne peut qu’admirer ses progrès et louer la clarté avec laquelle se dégage à présent le chant sublime dont il est l’organe principal dans l’œuvre de Wagner. Les admirateurs qui suivent assidument les représentations des Maîtres Chanteurs, sont redevables à M. Joseph Dupont d’inoubliables jouissances.

M. Verdhurdt, le nouveau directeur de la Monnaie, se persuadera-t-il que le moment est venu où les opéras de Wagner s’imposent de force au public de Bruxelles et qu’il n’est plus guère de succès durable en dehors d’eux ? Wagner ne vient-il pas à son heure succéder à Meyerbeer dont l’étoile pâlit sur toutes les scènes du monde, y compris celle de l’Opéra de Paris ?

Edmond Evenepoelaw.

Suisse. Nous nous faisons un plaisir de signaler l’activité wagnérienne de MM. Winkelmann, capellmeister au théâtre de la ville de Bâle. Grâce à son zèle, les Bâlois ont entendu Lohengrin, le Hollandais volant et les Maîtres Chanteurs. La troisième représentation de ce dernier ouvrage, donnée au bénéfice de M. Winkelmann, et avec le concours de M. Oberlander, le renommé ténor de Carlsruhe, a été particulièrement brillante.

À Berne, M. Carl Munzinger s’est grandement distingué, en dirigeant un festival, composé du Ier acte de Lohéngrin et d’un fragment important de parsifal dont l’exécution était confiée à un orchestre de 60 musiciens et à un effectif de 180 chanteurs. Parmi les solistes, MlIe Julia Haering, de Genève, mérite une mention spéciale pour son excellente interprétation du rôle d’Elsa.

Angleterre. Le mois passé n’a offert que peu d’événements ; mais maintenant que la saison va bientôt commencer à Londres, nous pouvons attendre, certainement, plus d’activité parmi les musiciens. Hans Richterax donnera neuf concerts dans lesquels la musique du Maître tiendra la place d’honneur. Hermann Franke prépare une bien courte saison dramatique de dix jours, pendant laquelle Tristan seulement sera représenté.

Il y aura six représentations très soignées dont le succès est garanti. Ainsi six soirées wagnériennes et trois cent cinquante-neuf soirées d’oratorios et de cantates ! Louis N. Parker.

La séance aura lieu à Munich (Hôtel Roth) ; l’ordre du jour est ainsi fixé :
Rapport et décision sur les affaires de la fondation ;
Motions des membres (selon l’article 18 des statuts).
On sait que la précédente assemblée (la première) avait eu lieu à Bayreuth, le 22 juillet 1884.

Pour paraître le 22 mai prochain, Correspondance de Richard Wagner (1830-1883), éditée par notre savant collaborateur et correspondant viennois, M. Emerich Kastner, auteur du Catalogue-Wagner.