(1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 juin 1885. »

Paris, 8 juin 1885.

Chroniquebe
Richard Wagner et Victor Hugo

Le 22 mai, Victor Hugo est mort, le 22 mai, un jour que nous voulions célébrer joyeusement, le soixante-douzième anniversaire de la naissance de Richard Wagner Et cette coïncidence nous invite à une comparaison des deux Maîtres ; un sens nous apparaît en ce hasard ; l’association, mystérieuse, de cette mort et de cette naissance se révèle, hautement symbolique.

Le moderne Art, notre Art, a été institué au dix-septième siècle. L’Art antique, l’Art du moyen âge ne nous sont plus rien : pour les comprendre, il faut les voir en savant, en érudit : ils sont hors nous, pour une autre civilisation. L’Art moderne est au jour où, la société moderne étant constituée, les artistes, libres de traditions anciennes, ont pu l’exprimer, intégralement : le seizième siècle fut l’époque des essais, le dix-septième siècle l’époque, glorieuse, de l’accomplissement. Depuis, l’Art moderne, comme toutes choses vivantes, a passé par la triple évolution de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse.

La thèse fut, au dix-septième siècle, l’époque classique. L’Art classique dérive de la philosophie cartésienne : Descartes établissait que la Connaissance nous vient de deux sources, distinctes et opposées : la Raison, vraie et divine, et l’Imagination, c’est à dire les sens, maîtres d’erreur et de mensonge. Arrivant à des esprits préparés, cette doctrine fut, bientôt, l’universelle croyance ; elle habitua chacun à voir, seulement, dans les âmes, la pure Pensée, indépendante de toute influence sensible, et, dans les corps, la pure Ligne, abstraite.

Tel l’Univers parut aux artistes ; tel nous l’a montré le maître de cette époque, Racine, la noble essence du génie classique, l’insigne psychologue, réaliste, qui dit le monde vrai de l’âme, mais le monde qu’il voyait, rationnel, affranchi du temps et du lieu, un monde d’esprits sans corps. Ce fut, encore, Sébastien Bach, un psychologue aussi, curieux de l’expression, mais enfermant les émotions qu’il traduit sous les rigoureuses lignes d’un contre-point fixe, tout rationnel. Enfin, les peintres, Lebrun, Poussin, et, plus tard, David, non moins réalistes, voient et peignent, dans les corps, seule la pure ligne, les contours harmonieux.

Le romantisme fut l’antithèse. Trois hommes l’exprimèrent, Hugo, en littérature, Berlioz, en musique, et, en peinture, Eugène Delacroix. C’est la démocratie envahissant l’Art, après l’Etat ; la pure Raison perd son pouvoir, devant ce flot montant des images et des sensations ; à peine, par instants, de l’intime émotion, de la spéculation contemplative, un reflet : tout se traduit en figures, en couleurs, en sonorités.

Alors Hugo chante ses chants miraculeuxroulent, pèle mêle, les violentes oppositions, les métaphores énormes et précises, les rythmes nets et comme matériels ; Delacroix brise les amples lignes de David en des contorsions effrénées, et, par ses mouvements prodigieux, par une confusion de couleurs entrechoquées, dresse le très éblouissant poème de la sensation ; le moins ému, Berlioz, un affolé d’extraordinaire, fait éclater des orchestrations inentendues, dans une œuvre pétrie de contrastes, que ce désolant contraste domine, entre ce qu’il a rêvé et ce qu’il a produit.

Tous, exemplaires voyants, mais tous hallucinés de l’unique sensation, plongés en le monde Sensible, aussi complètement que l’était Racine en le monde de la Raison, tous, égaux romantiques ; et, cependant, un d’eux, Hugo, les efface dans notre mémoire. Pourquoi ? il ne fut pas plus grand que Delacroix ; même, entre les poètes qui l’ont suivi, précédé, tels apparaissent, qui eurent des visions plus cohérentes, une forme plus précise, plus impeccable C’est que Victor Hugo fut le combattant, et fut le théoricien ; c’est qu’il eut, éminemment, les procédés extérieurs de l’école ; c’est qu’il soumit à son génie tout, poésie, drame, roman, satire, épopée, histoire. C’est, enfin, que, seul, il a traversé, triomphant, le siècle, sans cesse agrandissant une précoce renommée, sans cesse s’approchant à l’apothéose, pour aller s’éteindre, saintement, dans un temps nouveau.

Car l’époque, nécessaire, de la synthèse est venue, l’heure où se devait instituer l’œuvre d’art complète, à la fois rationnelle et sensationnelle, fondant, sous une formule dernière, les réalismes de Racine et de Hugo, et c’est l’époque de Richard Wagner.

Richard Wagner, comme Racine, comme Hugo, ne fut ni le seul, ni le premier : avant lui, un musicien, Beethoven, avait employé les faibles moyens d’un art non encore achevé, à ébaucher, prodigieusement, la synthèse. Mais, Richard Wagner, d’abord, fut, non seulement, comme Hugo, un théoricien de ses créations, mais le théoricien, philosophe, qui, à jamais, indestructiblement, comprit, et proclama la loi intime de l’Art ; puis, il fut l’artiste, l’accomplisseur de la tâche nécessaire ; il fit l’œuvre complète d’art complet, la synthétique révélationRacine et Bach, Hugo et Berlioz, et, le précurseur, Beethoven, ont apporté leurs spéciaux efforts, leur vision, et leur voix, où se viendra instruire l’Art, toujours.

Donc, si nous vivions dans un temps moins soucieux des chronologies et plus amoureux du rêve, dans un temps tel que le temps où les historiens unissaient à la mort de Lucrèce la naissance de Virgile, cette vraie légende eût pu être dite, et les hommes, plus tard, sous la différence, apparente et fausse, des années, auraient vu la coïncidence, seule réelle, des jours : Richard Wagner naissant en l’heure même où mourait Victor Hugo, en cette date authentique, deux fois glorieuse, du vingt-deux mai.

Le jeune Prix de Rome et le vieux wagneristebf
Entretien Familier 26

Le Prix de Rome. Ainsi, c’est vrai ?
Le Wagneriste. C’est vrai.

Le Prix de Rome. Je vais à la bibliothèque du Conservatoire, étudier les partitions de Richard Wagner.

Le Wagnériste. Voilà qui est bien. Il faut étudier les ouvrages des maîtres. À mon sens, la connaissance intime des chefs-d’œuvre favorise, au lieu de la gêner, l’indépendance d’inspiration. Mais vous semblez bien pressé d’étudier. N’auriez-vous pas, parlons franchement, quelque but moins avouable ?

Le Prix de Rome. Vous ne devinez pas ? Quoi ! Tristan et Yseult, l’Anneau du Nibelung, Parsifal, manifestations suprêmes du génie Wagnérien, sont acclamés par l’élite intellectuelle d’une nation : quoi ! le drame musical existe en Allemagne, et nous laisserions tout entière à un pays que nous aimons peu une gloire où nous pouvons avoir part ? Il faut que le drame musical soit fondé en France !

Le Wagnériste. Certes, il le faut. Mais par quel moyen ?

Le Wagnérîste. Arrêtez ! Si vous ouvrez dans cette pensée une seule partition de Richard Wagner fût-ce Lohengrin, fût-ce le Vaisseau fantôme, vous êtes perdu pour la musique française. Dans le domaine de l’art, on n’égale qu’à la condition de différer, et, en outre, de tous les modèles que vous pourriez vous proposer, Richard Wagner est précisément le plus dangereux.

Le Prix de Rome. C’est vous qui dites cela ?

Le Wagnériste. Moi-même. Il est l’Allemand par excellence ! À la fois poète et musicien, il contient à lui seul autant d’Allemagne que le poète Goethe et le musicien Beethoven. Il a poussé à l’extrême car il est de l’espèce des génies excessifs toutes les qualités et tous les défauts d’une race qui, après avoir écrit le premier Faust, croit devoir écrire le second, et à qui il ne faut pas moins de trois tragédies pour mettre en scène l’histoire de Wallenstein. Son drame non pas toujours, mais quelquefois évite la vivacité de l’action, s’attarde à de longs récits, s’étale en de vastes développements de caractères ou de passions, s’idéalise par la recherche des symboles jusqu’à devenir irréel, et n’en est pas moins poignant au point de vue du peuple pour lequel il a été conçu, n’en doit pas paraître moins admirable au critique loyal qui fait la part des nationalités. Mais vous, créateur, n’empruntez rien à une personnalité qui n’est pas, qui ne peut pas être la vôtre. L’esprit français, c’est l’esprit clair, précis, rapide au but ; soyez puissant, hautain, sublime et net. Même quand il s’agit de musique pure, repoussez l’influence des maîtres allemands. Admirez, n’imitez pas ; musicien de chambre, écartez-vous de Raff et de Brahms ; symphoniste, défiez-vous de Schumann. Que se passe-t-il autour de nous ? Parmi les jeunes musiciens de France, il y a certainement des artistes considérables par le talent et par le savoir ; plusieurs sont considérés à l’étranger comme des maîtres ; mais ne sentez-vous pas dans leurs plus belles œuvres instrumentales l’infiltration de plus en plus pénétrante de l’inspiration germanique ? De là l’indifférence à leur égard d’une grande partie de notre public : on applaudit sincèrement l’opérette, qui satisfait du moins un des besoins de notre race le moins noble, il est vrai et l’on n’estime que par bon ton des œuvres vraiment élevées, dont l’essence nous est étrangère. Cela est fâcheux, mais jusqu’à un certain point légitime. Et je vous prie de le remarquer : lorsque les musiciens nouveaux, se manifestant dans le drame lyrique, voudront se mettre en communication plus directe avec l’âme de tous, cette absence de rationalité leur sera encore plus fatale.

Le Prix de Rome. Mais, monsieur, nous avons des Sociétés nationales de musique, et tous les compositeurs modernes affirment les tendances exclusivement françaises de leur art.

Le Wagneriste. Ajoutez qu’en les affirmant ils sont sincères ; mais je crains qu’ils ne se trompent. Que dit l’étiquette ? « Château-Laffitte » ou « Champagne Cliquot » ; dans le verre le Laffitte est du Rudesheimer, et le Cliquot du Johannisberg. Nous avons soif de vins français. Qu’est-ce donc enfin qui vous empêche d’être tout à fait de votre pays ? Si vous pensez, comme je le pense, que les sujets historiques conviennent mal au drame musical (il y a peu d’idées au monde plus saugrenues que celle de faire chanter Robespierre ou Napoléon Ier, et c’est à cela qu’on en viendrait fatalement), si vous croyez que la légende est le domaine d’élection de la musique théâtrale, ne trouverez-vous pas dans les vieilles épopées françaises de magnifiques sources d’inspiration ? Les chansons de geste, avec leurs héroïques aventures d’amour et de bataille, vous offrent par centaines d’admirables sujets. Lisez nos romans de chevalerie, qui vivent encore dans l’esprit populaire ; dépouillez-les des ornements médiocres dont ils furent enjolivés, et, une fois restitués dans leur simplicité première, transformez-les de nouveau, selon les inévitables lois du théâtre moderne. En agissant de la sorte, vous ferez œuvre véritablement nationale, et le public vous comprendra, car il retrouvera dans votre drame, issu du cœur même de la nation, la vie, l’enthousiasme, la gaîté, tout ce qui constitue la personnalité de la race française.

Le Prix de Rome. Il y a peut-être quelque vérité dans ce que vous venez de dire. Roland, opéra médiocre, n’a pas été mal accueilli, et l’on a applaudi la Fille de Roland, tragédie honorable. Mais vous ne parlez pas de la musique, qui a bien quelque importance cependant lorsqu’il s’agit du drame lyrique. L’inspiration musicale, où la trouverons-nous ?

Le Wagnériste. Elle naîtra du sujet, pareille à lui, profondément française, si le sujet est français. D’ailleurs, elle est en vous et autour de vous ! Ecoutez ; est-ce que la chanson populaire est morte ? Poursuivez-la, non pas dans les recueils où elle est trop souvent défigurée, mais sous le toit des chaumières, au foyer des aïeux. Là vous la surprendrez souriante ou pleurante, histoire de guerre ou légende d’amour, refrain d’atelier ou ronde que l’on chante en dansant dans la cour des fermes ; et toujours, ingénue, poignante parfois, elle vous révélera l’essence même de notre musique nationale.

Le Prix de Rome, Comment, monsieur, la musique en France ne doit pas être autre chose que : J’ai un grand voyage a faire ou bien : Eho ! eho ! les agneaux vont aux plaines ?

Le Wagnériste. On voit que vous aimez à rire. Qui vous parle de restreindre tout un art admirable à une chanson de petite fille ? Mais, dans ces thèmes naïfs, au rythme jamais banal, que chantèrent enfants les mères de nos ancêtres, recherchez patiemment et sachez découvrir la qualité primitive de notre mélodie, et, par votre inspiration, par votre labeur personnel, développez jusqu’à une parfaite manifestation artistique l’âme musicale, inconsciente, de la patrie.

Le Prix de Rome. il faudrait beaucoup réfléchir là-dessus.
Le Wagneriste. Et vous n’avez pas le temps ?

Le Prix de Rome. D’ailleurs, la nature du sujet et celle de la musique ne constituent pas tout le drame. Il y a la mise en œuvre de la matière poétique et musicale, et ce point de la question ne manque pas d’importance. Quelle forme affectera l’ouvrage ? Nous en tiendrons-nous à l’opéra des maîtres français, ce qui, selon vos idées, serait assez logique, ou, par des concessions à l’esprit étranger, adopterons-nous les modes italiennes ou les modes allemandes ?

Le Wagnériste. Si vous tenez compte de leur temps, les maîtres français, Rameau, Méhul, Hérold, étaient dans le vrai. Mais, maintenant, le désir d’œuvres plus vastes et plus puissantes s’est victorieusement imposé, et leur cadre théâtral serait brisé par le drame que nous rêvons.

Le Prix de Rome. Je l’admets ; mais, dans ce cas, que faire ?

Le Prix de Rome. Ah ! ah ! je pensais bien que vous en reviendriez. Après avoir affirmé qu’il ne fallait pas imiter le novateur allemand, voici que vous le proposez en exemple ? Vous êtes, ce me semble, un peu en contradiction avec vous-même.

Le Wagnériste. Pas le moins du monde ! Gardez-vous d’imiter, ai-je dit, tout ce qui, dans l’œuvre de Richard Wagner, constitue la spécialité de sa race et l’originalité de sa nature ; ne lui empruntez ni la couleur ni la qualité de sa mélodie, et gardez-vous de lui dérober, en ce qu’elles ont de créé par lui, ses harmonies et son instrumentation. En un mot, ne tentez jamais de vous assimiler son double génie poétique et musical ! Mais, en même temps que Richard Wagner, poète-musicien, qu’il faut laisser seul, il y a Richard Wagner, dogmatiste, dont les théories universellement applicables peuvent être acceptées par tous. L’auteur d’Opéra et Drame a découvert une Amérique dans l’art dramatique, et ce n’est pas imiter Christophe Colomb que de faire un voyage à New-York.

Le Prix de Rome. Je crois vous entendre. Le drame musical en France serait une œuvre où l’inspiration française, profondément française, se développerait selon des lois empruntées au système wagnérien ?

Le wagnériste. Vous l’avez dit, monsieur, et je ne prévois pas l’objection qui me ferait changer d’avis. Oui, j’en suis persuadé, une gloire aussi grande que légitime, une gloire d’une espèce nouvelle, est réservée en France au musicien de génie, car, du génie, il en faut toujours un peu, qui, le premier, s’étant profondément imprégné de la double atmosphère musicale et poétique éparse dans nos légendes et dans nos chansons, et, le premier aussi, ayant accepté de la théorie wagnérienne tout ce qu’elle a de compatible avec l’esprit de notre race, réussira enfin, seul ou aidé par un poète, à délivrer notre opéra des entraves anciennes, ridicules ou démodées. Qu’il unisse intimement la poésie et la musique, non pour les faire briller l’une par l’autre, mais en vue du drame seul ; qu’il repousse sans faiblesse, poète, tous les agréments littéraires, musicien, toutes les beautés vocales et symphoniques qui seraient de nature à interrompre l’émotion tragique ; qu’il renonce au récitatif, aux ariettes, aux strettes, aux ensembles même, à moins que le drame, à qui tout doit être sacrifié, n’exige l’union des voix diverses ; qu’il rompe le cadre de l’antique mélodie carrée ; que sa mélodie, sans se germaniser, se prolonge infiniment selon le rythme poétique ; que sa musique, en un mot, devienne la parole, mais une parole qui soit la musique pourtant ; et surtout, que l’orchestre mêlant, développant, par toutes les ressources de l’inspiration et de la science, les thèmes représentatifs des passions et des caractères, soit comme une grande cuve où l’on entendra bouillir tous les éléments du drame en fusion, pendant qu’enveloppée de l’atmosphère tragique qui en émane, l’action héroïque et hautaine, complexe, mais logiquement issue d’une seule idée, se hâtera parmi les passions violentes et les incidents inattendus, et les sourires, et les pleurs, vers quelque noble émotion finale ! Celui qui réalisera une telle œuvre sera grand et nous l’aimerons ; car, tout en empruntant à l’Allemagne un système qu’il aura d’ailleurs modifié, il sera demeuré Français par l’inspiration. Au grand nom de Richard Wagner, célébré par les Allemands nous opposerons glorieusement le sien, ce nom que nul ne connaît encore, mais que nous entendrons bientôt au milieu des applaudissements et des cris de bienvenue.

Catulle Mendês.

Bayreuth

C’est en composant ses grandes œuvres, Tristan, la Tétralogie. puis Parsipal, que Richard Wagner établit la théorie de l’œuvre d’art.

Il avait compris que l’œuvre d’art doit être complète et vraie, c’est à dire le drame, mais un drame d’art complet, non de musique seule, et un drame d’action vraie, non de virtuosité conventionnelle ;

il avait compris, encore, que cette œuvre d’art, complète et vraie, n’est point une frivole distraction, qu’elle est la création suprême de l’esprit, et que cette création, faite, d’abord, par l’auteur, et devant être, ensuite, refaite, entièrement, par les auditeurs, peut être connue par eux, seulement dans l’oubli des soucis temporels et dans la paix, non troublée, de la contemplation intérieure, aux jours, très rares, de la sérénité ;

enfin, il avait compris que l’art, demeurant complet et vrai, doit, aussi, donner à l’homme une révélation religieuse de la Réalité transcendante, être un culte, offert à l’intelligence du Peuple, mais de ce Peuple idéal, qui est la Communion universelle des Voyants. L’œuvre d’art devait être, plus que sérieuse, sacrée.

Cette œuvre d’art, dont Shakespeare et Beethoven avaient institué les éléments, Wagner comprit, encore, qu’il devait la faire.

 

1° 1871-1876 : En 1852, dans une Communication a mes amis, préface à une édition des premiers poèmes, Richard Wagner déclara qu’il n’écrivait plus de « pièces de répertoire », et qu’il ne voulait voir représenter ses œuvres « qu’à un endroit fixe, et en des conditions spéciales. » (IV, 372 et 417).

En 1862, dans la Préface a l’Anneau du Nibelung, il exposa son projet d’une institution de Fêtes théâtrales, et réclama, pour elle, le concours des particuliers, et, surtout, l’appui d’un prince qui s’y dévouât ; il disait, nettement, son intention de construire un théâtre nouveau (VI, 385 et sq.)

À cette époque, Tristan et Isolde, la Tétralogie de l’Anneau nu Nibelung, étaient achevés, au moins en esquisses, et, déjà, Parsîfal était commencé : tous ces drames et, aussi, les Maîtres Chanteurs, une comédie fantaisiste et de divertissement, étaient écrits pour un théâtre différent des théâtres actuels. Mais il fallait que Wagner conquît un public à son idée, et qu’il fît, d’abord, connaître quelque partie de ses œuvres nouvelles. Il donna des concerts, où furent exécutés divers fragments, et il songea à faire représenter, intégralement, Tristan. Les difficultés d’exécution l’arrêtaient, en tous lieux, lorsqu’il trouva le royal protecteur, par qui son rêve allait être réalisé.

En 1864, Louis II, alors âgé de dix-neuf ans, devint roi de Bavière, et, malgré de très violentes oppositions, Tristan fut monté, au théâtre de Munich : en 1865, Tristan fut représenté ; en 1868, les Maîtres Chanteurs ; en 1869, le Rheingold ; en 1870, la Walküre. C’est après ces représentations que fut décidé l’établissement d’un Théâtre de Fête.

Le roi de Bavière offrit de le faire élever près de Munich, en dépit de toutes les oppositions : Wagner ne voulut pas.

En avril 1871, il visita Bayreuth, pour la première fois ; et, le 9 novembre de la même année, s’étant concerté avec MM. Feustel et Gross, et quelques amis, il décida que le Théâtre de Fête serait à Bayreuth. Bayreuth est une ancienne petite ville de Bavière, sur le plateau de la Haute-Franconie, à peu près au centre de l’Allemagne ; elle est arrosée par une rivière, le Rothe-Mayn, dans un pays accidenté et pittoresque. Un chemin de fer la relie à Nuremberg et à Bamberg, et, par ces deux villes, mais indirectement, au reste de l’Allemagne. Elle a près de 20 000 habitants.

Richard Wagner obtint, d’abord, de la municipalité de Bayreuth, la concession d’un terrain pour y faire élever son théâtre, et d’un autre terrain pour sa maison particulière, la villa de Wahnfried ; puis, en avril 1872, il quitta, définitivement, sa résidence de Triebschen, et vint s’établir à Bayreuth. Alors, profitant de l’agitation qu’avait instituée en Allemagne ses concerts, les représentations de ses dernières œuvres, ses manifestes, et la fondation des premiers cercles Wagnériens (les Wagner-Vereine), il émit une souscription publique de mille actions, à trois cents thalers (1125 francs) chaque, pour la construction d’un Théâtre de Fête à Bayreuth, et la représentation, en ce Théâtre, de l’Anneau du Nibelung, pièce de fête scénique pour trois journées et une veille. Le dividende de chaque action consistait, uniquement, en le droit, exclusif, d’assister aux trois séries qui devaient être données des représentations du Nibelung, douze soirées. Des tiers d’actions donnaient le droit d’assister à une seule série. Le Conseil d’administration, qui existe encore, était composé de MM. Friedrich Feustel, Adolphe Gross, Theodor Muncker de Bayreuth, Emil Heckel de Mannheim, Friedrich Schoen de Worms.

Le 22 mai 1872, jour anniversaire de la naissance du Maître (1813), la première pierre était posée du nouveau Théâtre de Fête : en cette solennité, Richard Wagner dirigea un concert où fut exécutée la neuvième symphonie de Beethoven.

La souscription n’avait pas été, entièrement, couverte : et, au cours des travaux, l’argent manqua. L’activité de Richard Wagner et le dévouement du roi de Bavière sauvèrent l’œuvre : le Maître donna, dans les principales villes d’Allemagne, au profit du Théâtre de Bayreuth, des concerts, qui lui gagnèrent deux cent mille marks, et le « Royal Ami » intervint, chaque fois que ce fut nécessaire.

Le 2 août. 1875, l’édifice étant achevé, les répétitions d’orchestre commencèrent. En 1876, elles furent reprises, du 3 juin au 6 juillet : la répétition générale eut lieu les 6, 7, 8 et 9 août ; et, devant un public venu des extrémités de la terre, le 13 août, les représentations commencèrent de la Tétralogie.

Le Théâtre est à quelques distance de la ville, sur une petite colline, au milieu d’un parc : une large route, en pente douce, bordée d’arbres, y mène, traversant le parc ; et, des portes du Théâtre, on aperçoit, par tous côtés, l’horizon : en face, la vieille ville de Bayreuth, et, au loin, la campagne ; par derrière, les chaînes montagneuses du Sophienberg. Le Théâtre, sur une plate-forme, une large terrasse sablée, dresse sa façade de briques et de bois, très simple.

La salle est un vaste amphithéâtre, oblong ; trente rangs de stalles (1345 places) se succèdent, et aboutissent à une galerie de cent places, la galerie des Princes ; au dessus de cette galerie, une autre, très petite, la galerie Haute, a deux cents cinq places : ni l’une ni l’autre ne sont publiques. Point d’étages. Dans l’amphithéâtre, aucune distinction de places.

La scène,converge la salle par une succession de colonnes et d’arcades, qui l’isolent et la font paraître lointaine et très grande, est plus basse que le rang le plus bas de l’amphithéâtre ; point de rampe visible, ni de boîte à souffleur ; mais, entre l’amphithéâtre et la scène, caché, à demi, par une sorte de paravent, un large espace vide, et sombre, l’Espace Mystique, l’orchestre : ainsi, les regards des spectateurs descendent, sans être arrêtés par aucun obstacle, directement, par dessus cet espace vague, vers la scène.

L’orchestre est à la salle ; debout, adossé au mur, sous le paravent, se tient le chef d’orchestre, visible de toute la scène, qui est plus basse que la salle, et plus haute que l’orchestre : et, au dessous de lui, s’étageant, de plus en plus profondément, jusque sous le premier plan de la scène, est la masse des cent quinze instrumentistes.

Quand le rideau de la scène s’ouvre, la salle devient obscure27.

Les trois représentations de la Tétralogie furent achevées, le 30 août ; il arriva que les frais furent plus grands qu’ils n’avaient été prévus. Le déficit total était de 150 000 marks. Les conditions de la souscription ayant été, exactement, observées de part et d’autre, les souscripteurs-patrons n’avaient rien à savoir du déficit, qui tomba, tout entier, sur Wagner : il alla donner, à Londres, une série de concerts, au printemps de 1877 ; il laissa un impressario prendre les décors de Bayreuth et colporter la Tétralogie de ville en ville : la générosité du roi de Bavière et de quelques anciens patrons fit le reste, et Wagner se trouva libéré, ayant accompli, grâce à la souscription et grâce à l’appui du roi, la fondation du Théâtre de Fête, et la représentation de sa première pièce de Fête.

2° 1877-1883. Il fallait continuer cette œuvre, Richard Wagner avait, d’ailleurs, une autre idée : déjà, lors des premières représentations de Tristan, en 1865, il avait demandé la création d’une Ecole de Style, pour l’interprétation des œuvres dramatiques ; en 1877, il pensa que le moment était venu d’accomplir ce projet. L’Ecole de Style, établie à Bayreuth et dirigée par Wagner lui même, aurait, justement, donné, chaque année, les Représentations de Fête, dont les représentations de 1876 étaient l’introduction.

Richard Wagner fonda, à la fin de 1877, le Patronat de Bayreuth.-

Cette institution avait un caractère, absolument, différent à la première ; tandis que la Souscription ne visait que la construction du Théâtre et les trois représentations de la Tétralogie, le Patronat devait être une institution permanente, d’une durée illimitée, composée de « membres pour la vie », destinée à assurer, par ses cotisations, l’existence de l’Ecole de Style et les Représentations-modèles : chaque cotisation fut fixée à quinze marks par an, elle donnait le droit d’assister aux représentations du Théâtre de Fête, À la même époque, Richard Wagner fonda les « Bayreuther-Blaetter » pour être, sous la direction de M. Hans de Wolzogen, l’organe du Patronat.

Cependant, Richard Wagner achevait Parsîfal : le texte littéraire avait été publié, en décembre 1877, et la partition était terminée, au printemps de 1879 : les deux représentations de Parsîfal auxquelles les membres du Patronat avaient le droit d’assister, gratuitement, furent annoncées, pour l’été de 1882.

À cette nouvelle, le nombre, assez restreint, des Patrons fut un peu augmenté ; mais il ne dépassa pas le chiffre de 1700 ; et la somme totale, obtenue tant par les cotisations que par les dons volontaires, fut 180 000 marks,

Elle était insuffisante à l’exécution des plans de Richard Wagner. Aussi, le Maître déclara qu’il abandonnait, momentanément, l’idée d’une Ecole de Style, et qu’il emploierait toutes ses ressources aux représentations de Parsîfal. Puis, il prit la grande décision, si grave, de rendre les Représentations de Bayreuth publiques, et de les donner, lui même, en des époques fixes, contre simple contribution des assistants, à ses risques et périls. Il annonça qu’il y aurait, après les deux représentations, de droit réservées aux Patrons, une série de quatorze représentations publiques, au prix de trente marks par place et par représentation ; et, en 1882, le Patronat fut dissous. Le Patronat de 1878 avait accompli la moitié de sa tâche ; il avait fourni les moyens de monter Parsîfal. Le Patronat, auquel rêvait Richard Wagner, ne devait plus servir qu’à garantir l’œuvre de Bayreuth, en la continuant : les Représentations de Fête étaient, désormais, ouvertes à tout le monde.

Parsîfal fut joué, du 26 juillet au 29 août 1882. Le succès justifia, grandement, la décision du Maître de rendre les représentations publiques : les recettes des quatorze dernières représentations, jointes à la somme de 180 000 marks réunie par le Patronat, donnèrent, sur les frais totaux, un excédant de près de 145 000 marks : ce capital devait servir, dès lors, de fonds de garantie aux Représentations de Fête ; il fut le point de départ au « Festspielfonds. »

Le Fonds des Pièces de Fête (Festspielfonds) était une nouvelle institution patronale, établie par le capital d’excédant des 145 000 marks, et par des donations volontaires et gratuites ; son objet principal était la continuation des Fêtes de Bayreuth. À lui était adjoint un « Stipendienfonds » (fonds de bourses), institué par une lettre du Maître à M. Friedrich Schœn, de Worms ; il était destiné à fournir les moyens, à des artistes ou amateurs pauvres, de venir aux représentations de Bayreuth.

En 1883, vingt bourses furent données, et, en 1884, soixante-dix-neuf : elles consistèrent en le don de places au Théâtre et en des indemnités de voyage variant de dix à cent soixante-dix marks ; en outre, plus de mille places furent données, en 1884. Quant au « Festspielfonds » proprement dit, il a servi à assurer les représentations de Parsifal, en juillet 1883 et en août 1884 : et, comme, en ces deux années, les recettes des représentations et les frais se sont, à peu près, balancés, ce fonds, encore intact aujourd’hui, et géré par M. Gross, l’exécuteur testamentaire de Wagner, servira à garantir les représentations de Parsifal et celles, données pour la première fois à Bayreuth, de Tristan et Isolde, en 1886.

Ainsi, l’institution des Fêtes de Bayreuth était en pleine prospérité, après les représentations de 1882, lorsque, le 13 février 1883, le Maître mourut. Tout était remis en question : un instant, on douta de la possibilité de continuer les Représentations de Fête. C’est alors que plusieurs Wagnéristes prirent l’initiative, sous la direction du comte de Sporck, de convoquer, quelques semaines après la mort du Maître, au printemps de 1885, une grande assemblée Wagnérienne à Nuremberg.

Beethovenbg par Richard Wagner (suite)

R. Wagner poursuit l’étude des prodigieux instincts qui ont, dans la vie et dans l’art, préservé Beethoven de la corruption environnante. Ainsi le monde, sans cesse, lui apportait de nouveaux sujets à défiance et à misanthropie ; mais lui, éclairé par sa Vision religieuse intime, il opposait, sans cesse, à ce monde, sa croissante foi optimiste. Il entendait ce cri de son âme : « L’Amour est Dieu », ce cri qu’il traduisait, d’ailleurs, inexactement, par : « Dieu est l’Amour ». Et c’est, encore, son instinct natif qui le rendait, dans la vie extérieure, gauche, peu spirituel, d’une honnêteté bourgeoise, parfois mesquine : c’est que son existence était tout intérieure, et son âme ne se pouvait intéresser, pleinement, aux choses de l’Apparence, ayant contemplé sous cette Apparence, en lui, la Réalité immanente.

Il vivait à Vienne, n’a pas connu d’autre ville que Vienne ; n’est-ce point tout dire ?

Dans l’homme Autrichien, toute trace du Protestantisme Allemand avait été effacée ; instruit à l’école des Jésuites Romains, il avait, même, perdu le juste accent de son langage national, qu’il prononçait, maintenant, comme les noms classiques du Monde Ancien, avec une Italianisation fort peu allemande. L’esprit allemand, les manières et les mœurs allemandes, ces choses lui étaient expliquées en des Manuels de provenance espagnole et italienne. Et, sur le sol d’une histoire falsifiée, d’une science falsifiée, d’une religion falsifiée, le peuple autrichien, que la Nature avait fait d’âme sereine et joyeuse, fut conduit à ce scepticisme, si manifestement frivole, qui devait ruiner et ensevelir, avant tout, l’amour de la vérité, et de l’honneur, et de l’indépendance.

C’était le même Esprit corrupteur que nous avons considéré et jugé déjà plus haut, apportant à la Musique, à ce seul art exercé en Autriche, une conformation et une tendance vraiment abaissantes. Et, comme nous avons vu Beethoven préservé contre cette tendance, dans l’art, par la puissante impulsion de sa nature, ainsi nous lui reconnaissons encore la même force, également vaillante à le détourner, dans sa vie et son caractère, de toute tendance frivole. Il avait été baptisé et élevé dans le Catholicisme ; mais telle était la disposition de son âme, que l’Esprit entier de Protestantisme allemand vivait en lui. Et si nous revenons à l’Art, Beethoven nous paraît aussi amené, par cet Esprit, dans la voie où il se devait rencontrer au seul Initié de son Art, au seul devant lequel il pût se pencher, respectueusement, au seul qui lui donnât la révélation de sa plus secrète nature intime. Haydn avait été le maître de l’adolescent ; l’homme devait prendre pour guide, dans le puissant développement de sa vie artistique, le seul maître désormais possible, le très grand Sebastien Bach.

Et l’œuvre prodigieuse de Bach devint à Beethoven la Bible de sa foi. C’est en elle qu’il oublia et perdit, pleinement, le monde des sons, cet art extérieur qu’il ne devait plus comprendre, désormais. Ne voyait-il pas écrit devant lui, en l’œuvre de Bach, le mot expliquant l’énigme de son Rêve intérieur ; ce mot que, jadis, le pauvre Cantor de Leipzig avait tracé, comme le symbole éternel d’un Univers inconnu et nouveau ? C’était les mêmes lignes, aux entrelacements énigmatiques, aux signes merveilleusement emmêlés, sous lesquelles le grand Albrecht Dürer avait reproduit le secret du monde de la Lumière et de ses formes ; créé le livre enchanté du Nécromant, qui projette sur le Microcosme la lumière du Macrocosme. Ce que, seul, l’œil du génie Allemand avait pu voir, ce que, seule, son oreille pouvait comprendre ; ce qui a conduit notre race, par la défensive la plus intime, jusque la plus irrésistible protestation contre toute domination extérieure, Beethoven lut tout cela, clair et significatif, en ce Livre Allemand, le plus sacré de tous ; et, lui-même, il devint un Mage sacré.

L’optimisme de Beethoven, sous l’influence de ce Maître nouveau, s’accrut. Sans cesse, aux objections de l’expérience pratique, il opposait, plus fixement, sa foi ; il n’écartait point de sa vie les misères de l’Apparence, mais il les transfigurait, au contact de sa Vision intime, les délivrait du Péché, leur donnait l’Innocente vie artistique, et de cet enfer sensible, faisait un Paradis.

Si nous voulions nous représenter une journée dans la vie de notre Mage, nous en trouverions la meilleure peinture en l’une de ces merveilleuses œuvres musicales du Maître Ainsi, je choisirai, pour éclairer, dans la succession de ses émotions intérieures, une de ces journées de Beethoven, le grand Quatuor en Ut mineur. Faire servir cette œuvre à un tel usage, nous serait malaisé, durant que nous l’entendrions ; car cette audition nous forcerait, aussitôt, à oublier toute comparaison définie, et à percevoir, exclusivement, la Révélation immédiate d’un monde nouveau. Mais notre travail sera possible, en une certaine mesure, si au lieu d’entendre cette œuvre musicale, nous la revoyons, seulement, dans le souvenir. Et, même ainsi, je laisserai à la libre fantaisie du lecteur le soin de faire revivre l’Image en ses traits particuliers ; je l’y puis aider, uniquement, en traçant le schème très général de cette représentation.

L’Adagio initial, très lent, et, certes, le plus douloureux qu’aient « jamais » exprimé les sons, me paraît pouvoir indiquer le Réveil, au matin du jour, « de ce jour qui, dans sa longue course, ne doit pas réaliser un seul de nos désirs, pas un seul. » Et c’est, aussi, une prière de repentir, une conférence avec Dieu, dans la foi au bien éternel. L’œil intérieur du Maître aperçoit, alors, l’apparition consolante, à lui seul reconnaissable (Allegro 6/8), où le désir arrive à un jeu attendri et gracieux avec lui-même ; l’image du rêve intérieur se réveille, dans le plus aimable souvenir. Et c’est maintenant, comme si, (dans l’Allégro moderato qui suit), le Maître, conscient de son art, s’était mis, de suite, à son travail d’enchantement. La force revécue de ce charme, à lui propre, il l’exerce, à présent, (Andante 5/4) sous une forme adorablement douce ; il y retrouve, ravi, le signe divin de l’Innocence intérieure, et il poursuit, sans cesse, cette mélodie, avec des variations toujours nouvelles et inouïes, laissant tomber sur elle, sans arrêt, les rayons de l’Eternelle Lumière. Puis il nous semble que Beethoven, éperdu de cette profonde joie intime, jette au monde extérieur un regard pénétré d’une indicible sérénité. (Presto 2/2). Le voilà devant lui, à nouveau, ce monde, et tel qu’il était en la Symphonie Pastorale ; tout lui paraît illuminé par son bonheur intime ; c’est comme s’il écoutait les sons même de l’Apparence, qui gracieux ou rudes, se mènent, devant lui, dans une danse rythmée.

Il contemple, ainsi, la vie, et, dans une réflexion, se demande comment il prendra, lui-même, sa part de cette danse ; (court Adagio 3/4) ; réflexion brève, mais cruelle, rappelant le Maître au Rêve profond de son âme. Il a revu, par ce regard, l’essence intérieure du Monde ; et maintenant, il fait jouer aux Cordes une Danse nouvelle, mais telle que le Monde n’en a point entendu (Allegro final) ; car c’est la Danse du Monde lui-même ; joie sauvage, plaintes douloureuses, ravissements amoureux, suprêmes délices, gémissements, transports furieux, jouissances éperdues, et souffrances ; tout cela passe comme des éclairs, dans une tempête ; et, dominant tout cela, l’extraordinaire Ménétrier, qui retient et gouverne ces choses, reste, ferme et fier, tout entier, s’appuyant à l’abîme de la Réalité. Il sait que tout cet enchantement, pour lui, n’était qu’un jeu ; et il rit sur lui-même. Puis la Nuit s’approche, lui fait signe, La journée de Beethoven est achevée.

Il n’est point possible de considérer l’homme, en Beethoven, sous quelque rapport, sans appeler, de suite, à son aide, le merveilleux musicien.

Nous avons vu de quelle façon l’instinctive tendance de sa vie s’est accordée à la tendance de son art vers l’émancipation. Lui même ne pouvait être, aucunement, le serviteur du luxe ; et ainsi, sa musique devait être délivrée de toute marque de soumission à un goût frivole. Voulons nous voir, maintenant, comment sa foi religieuse optimiste est allée d’accord avec sa tendance instinctive à l’élargissement de son art ? Nous en trouvons un indice, de la plus sublime pureté, dans sa Symphonie Neuvième avec Chœurs, dont nous devons, ici, considérer, plus intimement, la Genèse, pour nous expliquer cette prodigieuse concordance, vers la même fin, de toutes les tendances naturelles, reconnues, par nous, en notre Mage.

Le même souci qui avait amené la raison de Beethoven à concevoir l’Homme Bon, le conduisit encore à fonder la Mélodie de cet Homme Bon. À la Mélodie qui, sous la direction des musiciens purement artistes, avait perdu son Innocence première, Beethoven voulut rendre cette pure Innocence. Que l’on se rappelle les mélodies d’Opéra italiennes, faites au siècle dernier, et que l’on reconnaisse la prodigieuse et vaine nullité de cette dépense de sons, uniquement asservie à la Mode et à ses exigences. Cette direction avait même abaissé la Musique à un tel point que le goût voluptueux lui demandait toujours quelque nouvelle chose, la Mélodie de la veille ne pouvant plus, le lendemain, être entendue. Et de cette Mélodie vivait, aussi, notre musique instrumentale, dont nous avons, plus haut, fait voir la destination exclusive pour une société brillante, mais nullement artistique.

Voici déjà, cependant, que Haydn prenait des motifs de danse populaires, vifs et pleins d’âme : souvent il les empruntait, aisément reconnaissables, aux danses des paysans hongrois, ses voisins. Pourtant, son œuvre demeurait encore, ainsi, dans une sphère inférieure, fortement marquée d’un étroit caractère local. Mais dans quelle sphère la pouvait-on emprunter, cette Mélodie de la Nature, qui devait porter un caractère noble, universel, éternel ? Certes les motifs populaires de Haydn contenaient plus qu’une piquante étrangeté ; mais nullement un type d’art, valant pour tous les âges, purement humain, non local seulement.

Et cette Mélodie naturelle ne pouvait être empruntée, aussi, aux sphères plus hautes de la Société ; car là régnait, souverainement, la Mélodie des chanteurs d’Opéra et danseurs de Ballet, endurcie, et enchaînée, et chargée de tout péché. Aussi Beethoven a-t-il suivi la route de Haydn ; il a pris des motifs de danse populaires ; mais au lieu de les faire servir pour la distraction d’une table princière, il les a joués dans un sens idéal au peuple lui-même. Tantôt c’est un motif écossais, tantôt russe, tantôt vieux français ; en ces mélodies naïves des paysans, il reconnaissait la noblesse endormie de l’Innocence, et humblement, il mettait à leurs pieds tout son art. C’est avec une danse de paysans hongrois qu’il s’est joué, dans le final de la Symphonie en La ; mais il a joué cette danse à la Nature entière ; et celui qui pourrait assister à cette Danse idéale, croirait voir, devant lui, une planète nouvelle, entraînée dans un extraordinaire tourbillon.

Mais il s’agissait de trouver le type premier de l’Innocence, l’Homme Bon idéal de sa foi, pour l’unir avec cette autre croyance de Beethoven : « Dieu est l’amour ». Déjà la Symphonie héroïque nous fait voir le Maître sur cette trace. Le thème, étrangement simple, du morceau final, utilisé ailleurs encore par Beethoven, lui paraissait pouvoir servir à ce but comme une forme fondamentale ; mais ce qu’il construit sur ce thème, dans la suite du développement mélodique, appartient encore trop à ce genre (si particulièrement élargi et développé par Beethoven) du cantabile sentimental de Mozart, pour que le morceau entier puisse déjà nous paraître comme un résultat acquis dans la voie que nous considérons. Cette trace cherchée se manifeste plus clairement dans le final joyeux et éclatant de la Symphonie en Ut mineur, où le motif de marche, très simple, établi presque uniquement sur la tonique et la dominante, dans l’échelle naturelle des cors et des trompettes, nous émeut d’autant plus, par sa grande naïveté, que toute la symphonie qui précède apparaît seulement comme une préparation et une tension à cette marche. Ainsi la nuée, secouée tantôt par l’orage, tantôt par le souffle dur des vents, et hors de laquelle maintenant le soleil apparaît, dans la splendeur de ses rayons puissants.

Dans le même temps, nous trouvons ici une contradiction apparente qu’il nous importe de considérer, pour éclaircir ce point de notre recherche. C’est que cette symphonie en Ut mineur nous retient comme l’une des rares conceptions du maître où une émotion, vive et cruelle, de souffrance, est le point de départ, et se développe, graduellement, à travers la consolation, l’élévation de l’âme, jusque le plein éclat de la joie dans la conscience du triomphe. Déjà, dans cette œuvre, le pathos lyrique cède la place à un développement dramatique idéal plus défini ; la conception musicale ne va-t-elle pas sur cette voie, être détournée de sa pureté première, devenant dépendante de représentations complètement étrangères, en soi, au génie de la musique ? On peut se le demander. Mais, d’autre part, il n’est pas contestable que le maître fut conduit dans cette voie, non par une spéculation esthétique erronée, mais, seulement, par un instinct pleinement idéal et issu en lui du service même de la musique. Cet instinct, comme nous l’avons montré au début de notre recherche, s’est trouvé d’accord avec l’effort de Beethoven à conserver, pour la conscience, la bonté première de la nature humaine, contre toutes les inspirations de la vie positive tournée vers la seule Apparence ; à la conserver, ou peut-être à la gagner de nouveau. Les conceptions du Maître presque entièrement pénétrées de la plus sublime sérénité, appartiennent, comme nous l’avons vu, spécialement, à cette période de son isolement bienheureux, où l’arrivée de la pleine surdité semble l’avoir entièrement dérobé au monde de la douleur. Or, cette émotion douloureuse qui reparaît, maintenant, en quelques-unes des plus importantes conceptions de Beethoven, doit-elle indiquer pour nous une disparition de la sérénité inférieure ? peut-être n’est-il point nécessaire que nous l’admettions, car, certes, nous ne pourrions admettre, jamais, sans nous tromper, que l’artiste puisse composer quelque œuvre, s’il n’a, en son âme, la plus profonde sérénité. Aussi cette émotion cruelle qui s’exprime dans ces œuvres doit-elle appartenir à l’idée même du monde que l’artiste perçoit et traduit dans elles. Nous avons vu, précisément, que la musique a pour objet cette révélation de l’Idée même du monde : or, il en résulte que le musicien créateur doit considérer tout ce que cette idée contient ; et c’est ainsi qu’il exprime, non sa propre opinion sur le monde, mais le monde lui-même, dans lequel alternent la douleur et la joie, le bien et le mal. Et dans ce monde, était contenu aussi le doute de l’homme Beethoven, et c’est pour cela qu’il nous l’exprime immédiatement, non comme l’objet d’une réflexion, lorsqu’il apporte devant nous l’expression du monde entier. Ainsi, par exemple, dans sa Neuvième Symphonie, dont la première partie nous montre l’idée du monde sous son jour le plus sombre. Mais précisément, dans cette œuvre, règne, incontestablement, cette Volonté de l’artiste créateur, qui est placée sous les choses et qui les ordonne ; et nous trouvons son expression immédiate lorsque Beethoven, s’adressant aux transports furieux, qui reparaissent constamment après chaque accalmie, les appelle, comme avec le cri d’angoisse de l’homme s’éveillant hors d’un rêve terrible, et leur crie le Mot réellement parlé dont le sens idéal n’est autre que : « Et, pourtant, l’homme est bon ! »

Ce fut, toujours, non seulement pour la critique, mais encore pour les sentiments les moins prévenus, une pierre d’achoppement, de voir ici le Maître, tout à coup, sortir en une certaine mesure, de la musique, s’élancer hors du cercle enchanté que lui-même s’était tracé, pour faire appel, ainsi, à des moyens de représentation pleinement différents de la conception musicale. En réalité, ce progrès musical extraordinaire ressemble au brusque réveil d’un rêve ; et nous éprouvons, aussitôt, le bienfaisant effet de ce réveil sur l’âme que le rêve avait, au dernier point, angoissée ; car jamais, auparavant, le musicien n’avait laissé vivre devant nous la torture du monde, si tristement infinie ; aussi fut-ce, en vérité, par un élan désespéré que le Maître, divinement pur et tout rempli de son enchantement, est entré dans ce nouveau monde de lumière, dont le sol lui a présenté aussitôt, superbement épanouie, cette mélodie longtemps cherchée, cette mélodie humaine, délicieusement douce, purement innocente.

Et nous voyons encore le Maître, avec la Volonté ordonnatrice déjà indiquée, trouver cette mélodie sans sortir de la musique, comme de l’Idée du monde ; car, en vérité, ce n’est point le sens des paroles qui nous émeut lorsqu’apparaissent les voix humaines, mais seulement le caractère même de ces voix humaines. Et ce n’est point les pensées exprimées en les vers de Schiller qui nous occupent surtout, mais ce son familier du chant choral dans lequel nous mêmes nous sentons invités à chanter notre partie, pour nous mêler à la communion du service divin idéal, comme le faisaient, réellement, les fidèles pour la grande musique de la Passion de Sébastien Bach, à l’entrée du Choral. Il est entièrement visible que, précisément, les paroles de Schiller ont été mises sous la mélodie principale, la première fois, avec peu d’enthousiasme, et par force ; car en elle-même, et supportée par les seuls instruments, cette mélodie s’est déjà développée une première fois devant nous avec sa pleine largeur, et nous a remplis, dès lors, de l’émotion innommée, étrangement joyeuse, à la vue de ce paradis regagné.

Jamais l’art le plus élevé n’a créé une chose plus simple que cette mélodie dont l’innocence enfantine nous pénètre comme d’un frisson sacré, lorsque nous entendons le thème, d’abord, joué à l’unisson, en des murmures uniformes, par les instruments de basse de l’orchestre de cordes. Cette mélodie est, maintenant, le Cantus firmus, le Choral de la nouvelle communion, autour duquel, comme autour du Choral religieux de Bach, les voix harmoniques ultérieures se groupent en contrepoint. Rien n’est comparable à la ferveur pieuse avec laquelle chaque voix nouvellement arrivante redit ce motif premier, de la plus pure innocence, jusque ce que toutes les nuances et toutes les splendeurs de l’expression se fondent en elle, comme le Monde des Vivants autour d’un dogme, enfin révélé de pur Amour.

Complément au mois wagnérien d’avril

AUGSBOURG

BERLIN

BRÈME

BRESLAU

CARLSRUHE

GŒRLITZ

GRAZ

HAMBOURG

LODZ

MAGDEBOURG

STUTTGART

WEIMAR

Mois wagnérien de mai

AARAU

AIX LA CHAPELLE

AMSTERDAM

BARTENSTEIN

BERLIN

BRESLAU

BRUNSWICK

BRUXELLES

CASSEL

DARMSTADT

DRESDE

GENÈVE

GŒRLITZ

HAMBOURG

HANOVRE

KŒNIGSBERG

LEIPZIG

LONDRES

MANNHEIM

MUNICH

NAPLES

RIGA

ROME

SHERBORNE

VIENNE

 

Les soirées Wagnériennes intimes, dont la Revue a parlé la dernière fois, ont été continuées, ce mois encore ; la dernière était donnée dans un des premiers et des plus élégants salons de Paris, le 31 mai. On a exécuté Siegfried-Idyll, l’introduction au troisième acte des Maîtres Chanteurs, arrangé par M. Camille Benoît, et de nombreux fragments de Parsifal. Aux noms des artistes que nous avons cités, ajoutons ceux des chanteurs, MM. Clodio et Saint-René Taillandier, et, comme troisième et quatrième altos, MM. Charles Lamoureux et Garcin. L’orchestre était, comme toujours, dirigé par l’organisateur de ces séances, auquel les Wagnéristes doivent toutes les reconnaissances.

La Revue Wagnerienne, devant signaler les articles développés écrits à propos de Richard Wagner, note un article de la Revue des Deux Mondes, relatif aux Maîtres Chanteurs, et signé par le nom de C. Bellaigue.

Peinture wagnériennebh

Le Salon de 1885

L’œuvre de Richard Wagner, sous l’incomparable valeur d’une Révélation philosophique, a, encore, pour nous, le sens, clair et précieux, d’une doctrine esthétique. Elle signifie l’alliance, naturelle, nécessaire, des trois formes de l’Art, plastique, littéraire, musicale, dans la communion d’une même fin, unique : créer la vie, inciter les âmes à créer la vie.

Aussi les Wagnéristes ne se doivent pas enfermer dans le domaine étroit de la pure musique ; ils doivent étudier à toutes les œuvres, en tous les arts ; et pour cette étude, encore, le Maître leur fournit un sûr critère, donnant à la Peinture Wagnérienne comme à la Poésie et à la Musique, cette fin : la création de la vie.

Mais quelle est, dans le champ étendu de la vie, la part spéciale que doit produire la Peinture ? Doit-elle nous donner, seulement, les sensations simples des corps matériels, par une figuration exacte de leurs formes ? Ou bien doit-elle nous donner des émotions plus fines, plus intimes, et, pour ainsi dire, peindre l’âme, après les corps ? Elle peut et doit, certainement, ces deux choses. Ainsi que le littérateur peut, par le même moyen des mots constants d’une langue, nous communiquer, immédiatement, la suite de ses pensées et c’est la Prose ou bien, aussi, dans la Poésie négligeant, presque, le sens habituel des mots, avec le seul agencement des rythmes et des sons, évoquer en nous, plus exacte, la vie intense de l’émotion ; ainsi peuvent les peintres, par le même moyen des procédés plastiques, traduire, immédiatement, leur vision du monde objectif, ou bien, aussi, négligeant, presque, le sens habituel des figures, avec le seul agencement des lignes et des teintes, évoquer en nous, réelles, précises, des émotions que nulle poésie, nulle musique, ne sauraient exprimer. Deux peintures sont ; l’une, immédiate, la peinture dite réaliste, donnant l’image exacte des choses, vues par la vision spéciale du peintre ; l’autre, médiate, comme une Poésie de la peinture, insoucieuse des formes réelles, combinant les contours et les nuances en pure fantaisie, produisant aux âmes, non la vision directe des choses, mais conséquence de séculaires associations entre les images et les sentiments, un monde d’émotion vivante et bienheureuse : deux peintures sont, toutes deux également légitimes et sacrées, formes diverses d’un Réalisme supérieur, et que le Wagnériste trouve, toutes deux, sur la voie tracée à l’Art par le Maître vénéré.

Un pastel nouveau de M. Degas, le dominateur prodigieux de la vie plastique ; un tableau de M. G. Moreau, le symphoniste des émotions affinées, ou quelque dessin, épouvantant, de M. Redon, ou cette exposition des vieux Maîtres, ouverte au Louvre, récemment, sont des faits Wagnériens ; mais non pas, hélas, ce Marché annuel des Tableaux, qui est un Salon de Peinture comme les boutiques des perruquiers ou des bottiers sont des Salons de Coiffure ou de Chaussure. C’est que le Wagnérisme est, surtout, l’exclusion des Beckmesseries, des exercices scolastiques, des œuvres d’art que n’a point faites, uniquement, la faim divine de la spéculative Création. Aussi nous avons cherché, en vain, cette année, entre les kilomètres de toile peinte, quelques travaux sérieux, nous pouvant être des exemples à l’explication de la théorie Wagnérienne. À peine nous avons pu, hors l’admirable maître Wagnérien, M. Fantin-Latour, contempler deux choses splendides, il est vrai  : une symphonie de couleurs sombres (le livret dit : un Portrait), par M. Whistler ; et une merveilleuse scène de la vie, une jouerie de jeunes filles, dans une cour, par M. Bartholomé. Puis, rien, que la périodique misère des compromis, des scolarités, des malhonnêtes visions.

M. Fantin-Latour nous a consolé de cette misère : celui-là, d’abord, est un Wagnériste conscient, connaît, admire, célèbre le Maître, mais il a, surtout, cette extrême gloire, que seul, aujourd’hui, il a, résolument compris la double tâche possible au peintre : il a, dans ses grands tableaux, dont chacun montre une victoire nouvelle, reproduit, plus exactement que tous et plus entièrement, la vie objective, réelle, totale des formes : et il a, en d’adorables dessins, écrit le poème de l’émotion plastique, communiquant aux âmes des émotions étrangement douces et tièdes, par une combinaison fantaisiste des lignes et des teintes.

Dans cette Exposition, encore, il nous a donné deux modèles, insignes, de ces deux arts. D’abord, c’est une lithographie : les Filles du Rhin, je crois. À Wagner, il a pris le sujet, les railleries émues des ondines, cependant que s’éloigne Siegfried, vers sa Mort. Mais qu’importe, ici, le sujet, l’exactitude des lieux, la ressemblance de ce tableau au tableau de Bayreuth ? M. Fantin-Latour a voulu nous donner, en langage plastique l’émotion de la scène, et il nous l’a donnée. Ces blanches filles aux lignes tournées, mollement, dans une lumière, et cet horizon assombri, où s’avance, sonnant du cor, le héros, cela dit une gaîté où est comme une peur ; M. Fantin a rendu le sens profond de la scène, et de ce drame entier, la Goetterdaemmerung, où le jeune Siegfried, avec la joie de sa force, nous donne aussi comme l’angoisse du fait cruel, si prochain.

Et, auprès de cette adorable fantaisie, quelle œuvre superbe de vie réelle et puissante : l’Hommage au Musicien ! Dans une chambre où l’air s’alanguit, autour d’un piano, six hommes se tiennent, pieusement. Réelle et vivante est la chambre, réels, vivants, ces hommes, sans qu’un trait de leurs visages ait été modifié ; et, cependant, telle est la psychologique vision du Maître, que tous ces hommes, diversement, avec d’inégales expressions, témoignent l’émotion intime que leur a donnée, à tous, l’extraordinaire musique entendue. À dessein, pour achever l’exacte peinture, M. Fantin a tourné vers lui ces visages ; comprenant, encore, combien stupide est ce réalisme prétendu, qui oblige le peintre à représenter les hommes dans leurs poses accoutumées, et l’oblige à percevoir, ainsi, inexactement, leurs traits, que la nécessité de feindre un faux travail déforme, inévitablement.

Un théoricien et un artiste, et profondément sincère, d’une incomparable honnêteté artistique : c’est le peintre que nous ont, étonnamment, révélé ces deux œuvres. Ce n’est pas qu’elles soient parfaites, déjà ; du moins, elles font voir aux peintres, la voie qui, seule, leur convient, la voie Wagnérienne de la franchise, de la fidélité aux théories, de l’effort continu à sentir la vie, et à l’exprimer. Elles sont, ainsi, pour tous, un enseignement, et pour les rares initiés de l’Art, une joie ; et, s’il les eût connues, Richard Wagner, notre divin Maître, les eut trouvées un hommage digne de sa grande âme.

Teodor de Wyzewa.

La Revue de Bayreuth (Bayreuther Blaetter.)
Analyse du numéro de mai 1885.

Heinrich von Stein : Scolies sur Schopenhauer. L’Idée. Schopenhauer, comme Platon, entend par Idées, des entités douées d’une réalité d’un ordre plus élevé que celle qui appartient aux phénomènes. Ce sont les études artistiques qui ont amené Schopenhauer à élaborer son système philosophique ; pour comprendre sa doctrine des Idées, il faut étudier son Esthétique. Par exemple, dans un tas de pierres, les deux forces, la Pesanteur et l’Impénétrabilité, existent, mais à l’état de germes seulement ; pour Schopenhauer, elles n’acquièrent l’absolue réalité que lorsque dans une œuvre d’art, un portique par exemple, elles se révèlent comme impression esthétique sur l’ame contemplative. Cette identité entre la réalité et l’impression esthétique caractérise sa philosophie. Schopenhauer dit : « Chaque œuvre d’art s’efforce à nous montrer les choses telles qu’elles sont en vérité et en réalité, mais telles qu’elles ne peuvent être reconnues par chacun, à cause du voile que jettent autour d’elles les impressions fortuites, de nature objective ou subjective. L’Art soulève ce voile ». Il faut bien saisir, cependant, que, pour Schopenhauer, les Idées ont autant de réalité objective, que subjectîve ; ces deux ne sont qu’un pour lui. Et c’est ainsi qu’après avoir établi que chaque œuvre d’art nous montre les choses telles qu’elles sont, il nous dit plus tard : « Chaque œuvre d’art est une réponse de plus à la question : qu’est-ce que la vie ? ».

En résumé : 1° Dans la philosophie de Schopenhauer l’Art acquiert une énorme importance, car c’est l’Art qui est la source de toute connaissance ; c’est l’œil de l’Artiste qui pénètre le plus profondément dans les mystères de toute vérité. 2  Pour Schopenhauer toute vérité se mesure à la réalité de l’Âme contemplative. La question fondamentale de tout son système est : une telle âme, dans la plénitude de sa conscience et de son impressionabilité, peut-elle jamais arriver à ce, à quoi elle a droit ? Sa réponse est : Non, les conditions du monde apparent sont toujours tragiques. Schopenhauer, qui était parti de l’Art, se rencontre de nouveau, dans cette conclusion, avec les poètes tragiques de tous les temps.

Nous recommandons vivement l’étude approfondie de cet article, dont nous n’avons pu donner qu’un résumé fort imparfait, à tous ceux qui pensent avec Wagner, que « la philosophie de Schopenhauer doit servir dorénavant de base à toute culture intellectuelle et morale. »

Hans von Wolzogen : L’Idéalisation du théâtre. (Continuation de l’étude dont les 8 premiers chapitres ont paru).

IX : Le Théâtre de Bayreuth. De divers côtés on constate des tendances à rompre avec les conventions théâtrales, mais ce mouvement ne s’est prononcé que depuis que la construction du théâtre de Bayreuth a donné l’exemple d’une rupture complète. Sur les scènes soumises à l’influence de la mode, le théâtre était devenu une affaire de pure spéculation. « L’héritage classique » était dissipé ; la musique seule semblait prospérer ; mais dans l’opéra moderne, Rossini triomphait sur Beethoven, et Meyerbeer sur Weber. Cependant, les poètes du siècle passé avaient pressenti le rôle de la Musique ; Schiller écrivait, en 1797, à Goethe : « j’ai toujours eu confiance que de l’opéra, comme autrefois des chœurs des antiques fêtes dionysiaques, surgirait une plus noble forme de tragédie. » C’est Beethoven qui rendit la musique capable de faire ce qu’on attendait d’elle, et Wagner est le grand disciple de Beethoven, l’héritier direct des poètes classiques. À Bayreuth, nous nous trouvons sur un terrain classique ; tout ce qui se tente actuellement en dehors, porte l’empreinte soit d’un essai, soit d’une spéculation. À Bayreuth, nous voyons « l’ideé même de l’Art, en sa réalisation idéale. »

: Le style de Bayreuth. Nous entendons par style « la conformité absolue entre le contenu et la forme, et, de plus, la concordance, également absolue, des divers éléments expressifs, par lesquels le contenu manifeste sa forme ». La Musique : la forme (dans le drame musical) est le Motif, simple, incomparablement suggestif, plastique ; le Motif agit comme la force vitale, intime, d’une forme idéale déterminée ; « ici, le contenu et la forme sont identiques ». Le Drame : la forme est la Parole chantée ; cette parole chantée est le trait d’union : « par elle, l’essence idéale de la Musique, qui avait pris forme dans le motif, devient un fait dramatique, tandis que le Drame pénètre, comme élément actif, dans le domaine de l’Idéal ». Le Mot est, pour l’exposition dramatique, ce qu’est le Motif pour la musique. L’Acteur : il trouve, dans la musique, la révélation de l’essence des caractères et des situations, et, en même temps, un commentaire perpétuel pour son jeu ; où le Motif s’intercale dans un discours, de façon à compléter la phrase, le chanteur doit s’identifier par le Geste avec la Parole musicale. « C’est dans de tels moments, que le Drame et la Musique révèlent, de la manière la plus saisissante, leur intime connexité ». Ce qui caractérise au plus haut degré le Drame Musical, dans chacun de ses éléments composants, c’est le calme majestueux, les proportions monumentales ; seules, les situations décisives nous sont présentées, en de grands traits, sans épisodes accessoires. Les acteurs ont donc à nous donner une succession de grands tableaux plastiques. Dans ceci, le Drame Musical se rapproche de la tragédie antique. Le Théâtre : le Public et la Scène sont unis dans un tout organique, pour la représentation et l’assimilation de la tragédie. Wagner, en 1882, a indiqué comment les acteurs devaient faire, pour être toujours parfaitement intelligibles à tout l’auditoire, tout en restant dans la stricte vérité dramatique. Les jeux de la physionomie disparaissent : mais ils sont inutiles, puisque la Musique, mieux encore que la physionomie, révèle l’âme.

Wolfgang Golther. Le Roi Marke. Au-dessus de tous les poèmes de Wagner, plane cette idée sublime, l’affranchissement des souffrances de cette vie, affranchissement souvent acheté au prix du renoncement, de la résignation. Il est à supposer que dans Tristan et Isolde on la retrouvera. Selon M. Golther, l’idée-mère, morale, de cette tragédie, se personnifie dans Marke. Marke est le Héros du Renoncement ; il est le vrai Sage, dans le sens du Buddhabi et du Christ, parce que, après avoir sondé la nullité de cette vie, il est, cependant, capable de continuer à vivre, supportant son sort avec calme, et faisant le bien. C’est le Saint, selon la définition de Shopenhauer. L’auteur fait observer, que représenter Marke comme un vieillard, ce qui a lieu sur plusieurs scènes, est une grave erreur ; c’est dénaturer le sens du poème. Wagner, lui-même, a expressément prescrit qu’on le représentât comme un homme âgé de quarante à cinquante ans. Suit une intéressante comparaison entre Marke et Hans Sachs, représenté comme une incarnation plus parfaite de Marke. Les doctrines de cet articles relèvent, on le voit, des doctrines buddhiques.

Communications officielles de l’Association Wagnérienne ; rapport sur l’assemblée extraordinaire du 18 avril ; statuts de la Fondation Richard Wagner ; nouvelles etc.

H. S. C.

Correspondances et Nouvelles

Bruxelles. La clôture de l’année théâtrale a eu son lendemain au théâtre de la Monnaie, où s’est donné, le 3 mai, le quatrième Concert populaire, consacré tout entier aux œuvres de Richard Wagner. La salle, bondée de monde, avait un air de fête, et M. Joseph Dupont, en arrivant au pupitre, a été l’objet d’une longue ovation. Hâtons-nous de dire que la confiance du public n’a pas été trompée et que l’excellent chef d’orchestre s’est surpassé. Les chanteurs aussi ont tous victorieusement rempli leur tâche, et le succès a été sans précédent.

N’oublions pas de citer les traducteurs français à qui l’on est redevable en partie de la réussite du dernier concert populaire. C’est M. V. Wilder, le traducteur des Maîtres Chanteurs, qui a mis en vers le poëme de la Valkyrie. M. M. Kufferath est l’auteur de la version française de Parsifal. Une seconde audition du même programme a eu lieu le jeudi 7 mai.

E.

 

Les représentations de Tristan à Londres, par M. Hermann Franke, ne seront pas données cette année.

Des fragments de la Valkyrie et des Maîtres Chanteurs avec paroles françaises de M. Victor Wilder, viennent d’être publiés, séparément, pour chant et piano, en deux tons.

C’est le chant d’amour de Siegmound, le lied du Ier acte et l’air de concours de Walther (Voir l’annonce, ci-après).

Catalogue des dessins de M. Odilon Redonbj

Albums lithographiques grands in-folio imprimés, sur papier de Chine, par E. Lemercier et Cie

a L’œil, comme un ballon bizarre se dirige vers L’Infini.

b Devant le noir Soleil de la Mélancolie, Lénore apparaît.

c À l’horizon, l’Ange des Certitudes, et, dans le ciel sombre, un regard interrogateur.

d Un masque sonne le Glas funebre.

e Le souffle qui conduit les êtres, est aussi dans les Spheres.

f La Folie, tirées à 50 exemplaires, restent 4 exemplaires portés à 25 fr.

4°Hommage à Goya, 6 planches.

1 Dans mon rêve, je vis au ciel un Visage de Mystère.

2 La Fleur du Marécage, une tête humaine et triste.

3 Un Fou, dans un morne paysage.

4 Il y eut aussi des êtres embryonnaires.

5 Un étrange jongleur.

6 Au réveil, j’aperçus la. Deesse de l’Intelligible, au profil sévère et dur, tirées à 50 exemplaires, à 20 fr.

 

En préparation :

Les Pensées de Pascal, 6 planches.

Pièces modernes, 6 planches.

Les Dieux d’autrefois, 6 planches.

 

En vente chez M. L. Dumont, quai des Grands-Augustin, 21.