(1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 février 1886. »

Paris, le 8 février 1886.

Chronique du mois

Récemment deux académiciens alternaient des doléances sur la mort de la vieille gaîté française. C’est que, décidément, le palais de l’Institut est loin de Paris, et il faut des années ou des siècles pour que les bruits du monde y puissent parvenir.

Car la vieille gaîté française n’est point morte. Elle habite toujours ses appartements somptueux, les cafés de nos boulevards et les tables d’hôte de nos sous-préfectures. Mais, depuis qu’elle est veuve de son mari, le vieil esprit français, elle est restée longtemps inactive, incapable de trouver elle-même une occasion de s’exercer. Enfin elle s’est rappelée qu’elle avait abandonné, il y a quelques six ans, en pleine fleur, un merveilleux sujet ; elle l’a repris, simplement : et elle a retrouvé de beaux jours, cotre vieille gaîté française.

Ainsi est née la Question-Lohengrin. Ses débuts furent humbles, presque ternes. Depuis six mois, le directeur de l’Opéra-Comique avait annoncé qu’il voulait faire jouer Lonengrin : et, sauf quelques feuilletonistes indigents, personne n’avait retenti. Tout à coup M. Carvalho fuit savoir qu’une opposition sourde l’oblige à ajourner son projet. Et la fête commence. On apprend que M. Diaz, auteur de la Coupe du Roi de Thulé, serait fâché de voir représenté à Paris, avant un drame de lui, l’œuvre d’un confrère étranger. Puis M. Boulanger, notre grand peintre national qui a exposé au dernier salon cette prodigieuse famille infirme de la Place Jussieu, M. Boulanger lui-même déclare qu’il conduira à la première de Lohengrin deux cents jeunes hommes de l’École des Beaux-Arts, élèves et modèles, vêtus de toges et armés de sifflets. La Jeunesse des Écoles organise, dans quelques sous-sols, des conciliabules mystérieux. Alors Madame Adam prononce des paroles graves : « Richard Wagner a été accueilli jadis dans un salon libéral ; et il a, traîtreusement, consenti à laisser intervenir pour autoriser Tannhaeuser à l’Opéra, la maîtresse d’un autre Salon ! » Cette révélation émeut les boulevards. Et pendant quinze jours, c’est en tous lieux un crescendo d’indignation. « Demandez la Question-Wagner, par la Revue Française, dix centimes ! Les plaisanteries galopent sur Lohengrin, un opéra sans mélodie, dirigé contre la France, peut-être ! Ne sait-on pas que les Allemands seuls admirent Wagner, que la Revue Wagnérienne,  voyez son style,  est rédigée par des Prussiens ? Et pendant que la vieille gaîté française s’épanouit déridée, les esthéticiens austères décident du sort de Lohengrin : ils reconnaissent l’œuvre admirable, les oppositions ridicules ; mais ils engagent M. Carvalho à céder devant ces oppositions. Faire connaître Wagner au public français sérieux, cela vaut-il les stalles brisées et les lustres avariés à l’Opéra-Comique, le jour de la première ?

 

En cet état de choses, quelle devait être, quelle a été l’attitude des Wagnéristes français ? Et quelle doit être désormais leur attitude, maintenant que le joyeux tumulte anti-wagnérien semble un peu apaisé ?

Quelques-uns, nos amis Fourcaud, Jullien, Grammont, ont dès l’abord demandé et approuvé la représentation de Lohengrin. D’autres Wagnéristes, à dire vrai, sont demeurés plus indifférents : Lohengrin leur paraissait une œuvre charmante mais encore trop pareille aux opéras connus. La représentation de Tristan et Isolde, des Maîtres Chanteurs, les eut émus davantage. Puis le choix de l’Opéra-Comique, pour cette première représentation française d’un drame de Wagner, ce choix aussi les séduisait peu. Jouer un drame du Maître, entre Roméo et Juliette et La Nuit de Cléopâtre, c’était nécessairement la déformer, l’asservir au cadre et aux traditions de ce vieux théâtre. On nous aurait donné un Lohengrin à roulades, une Elsa de Conservatoire ; et combien de coupures, d’atténuations ! Enfin quelques Wagnéristes fantasques insinuaient que toutes représentations des drames du Maître étaient bonheurs médiocres, au prix du bonheur que leur procurait la lecture de ces drames, dans une chambre bien chaude, avec, dans les oreilles et les yeux, la prestigieuse évocation des fêtes de Bayreuth !

 

L’orgie de gaité que nous avons traversée nous impose désormais une autre attitude, et des devoirs nouveaux.

Par une légion de petits journalistes et des grandes dames, Wagner a été vaincu, et avec lui l’Art tout entier. Cet avortement du projet de M. Carvalho a ravivé les sottes rancunes ; en plus d’une âme. Peut-être, il a ravivé le sentiment du patriotisme supérieur à l’Art. Si nous acceptons cet échec de Lohengrin, nous devrons renoncer pour longtemps, à l’espoir de voir de nos jours en France quelque drame du Maître. Et ce n’est point Wagner, seulement, c’est tout l’Art qui est enjeu. Si nous cédons, notre soumission exaspérera les préjugés et les rancunes : après s’être opposé à Lohengrin, la coterie des Patriotes s’opposera à ce que toute ouvre d’un Allemand soit donnée chez nous. Et comme la question patriotique est compliquée d’une question artistique, accepter l’échec de Lohengrin, c’est encore encourager chez nous la haine commune des formes nouvelles.

Aussi nous nous adressons à tous les Wagnéristes français, et à tous ceux qui ont souci de l’Art, et à ceux qui comprennent que la gloire de notre pays doit être, avant tout, une gloire artistique.

La non-représentation de Lohengrin a une signification générale, presque symbolique. Elle signifie la défaite de toute rénovation artistique. Si donc nous voulons avoir une école musicale française, il faut que nos jeunes compositeurs puissent entendre, pleinement, dans un théâtre, ces drames dont ils ne connaissent que les procédés techniques, et dont ils verront alors la profonde portée esthétique, Si nous voulons que nos peintres, nos poètes, aillent à la découverte de formes plus parfaites dans leurs arts, il faut que nous leur montrions la France toujours prête à accueillir les nouveautés fécondes. Il faut que nous ressentions l’injure qui a été faite à l’Art, et que nous l’effacions.

Par tous les moyens, travaillons à faire représenter, sur un théâtre français, les drames de Richard Wagner. Et puisque Lohengrin a eu l’honneur de fournir l’occasion à ces injures des envieux et des pédants, que Lohengrin soit notre premier désir. Que toutes les nuances de nos Wagnérismes se confondent et disparaissent dans l’effort commun. Employons-nous à la propagande Wagnérienne, étudions les moyens de faire bientôt jouer Lohengrin à Paris. Rendons aisée la tâche à l’éminent artiste qui, depuis trois années, semble par ses concerts préparer et qui pourrait réaliser dans un théâtre, mieux que tous, ce triomphe de l’Art.

Hâtons la représentation de Lohengrin à Paris, ne serait-ce que pour la joie de contempler la cohorte romaine de M. Boulanger.a

A.

Le bruit courant que M. Schurmann, l’imprésario connu, avait le projet de donner à Paris très prochainement des représentations wagnériennes, nous avons été voir M. Schurmann, qui nous a affirmé qu’il allait monter Lohengrin à l’Eden-Théâtre : chœurs et orchestre de Paris, interprètes autrichiens chantant en allemand, ou, peut-être bien interprètes français chantant en français ; douze représentations, du 15 mai au 15 juin ; en cas de succès, reprise en octobre de Lohengrin, avec le Vaisseau-Fantôme, les Maîtres Chanteurs, la Valkyrie ; mise en scène très soignée ; prix des places, de quarante à dix francs

Nous enregistrons aujourd’hui purement et simplement la nouvelle (La Réd.)

Une lettre inédite de Wagner

La lettre que nous publions et qui est restée jusqu’aujourd’hui absolument inédite, nous a été communiquée par M. Hellman, qui possède l’original entièrement écrit de la main de Wagner. Le texte allemand que nous donnons a été soigneusement vérifié sur le manuscrit : nous en garantissons l’exactitude. (La Réd.)

 

Mon cher Lindemann,

Ce n’est pas sans de grandes inquiétudes que je pense à la représentation de mon Lohengrin qui doit avoir lieu prochainement à Hambourg, et je m’adresse à vous, mon vieil ami, pour être rassuré autant que possible.

Jusqu’à présent je n’ai encore pu arriver à me faire une idée exacte de la représentation de Tannhaüser chez vous. D’après certaines informations, le chef d’orchestre Lachner aurait fortement maltraité l’œuvre et le ténor surtout n’aurait pas été à la hauteur de sa tâche.

Cependant le grand succès continuel de Tannhäuser me semble en contradiction avec ces renseignements, Tout dernièrement l’on vint me répéter que Tichatscheck avait grandement contribué au succès et que c’est grâce à ses débuts que l’opéra a été compris et apprécié à sa valeur ; d’un autre côté on m’assure aussi que Lachner est très dévoué à la cause.

Lohengrin présente des difficultés incomparablement plus grandes que Tannhaüser. Si l’artiste qui représente Lohengrin n’est pas entraînant et surtout s’il n’est pas absolument remarquable au troisième acte, si le rôle d’Elsa n’est pas rendu d’une façon intéressante, rien ne peut sauver l’œuvre.

En dehors de cela, le tout demande un dévouement extraordinaire : si l’on ne fait pas au moins deux fois plus de répétitions scéniques avec orchestre que pour les autres opéras, on n’arrivera qu’à un « à peu près ».

Veuillez donc me dire si je puis me tranquilliser là-dessus, et si vous, cher ami, le régisseur et le chef d’orchestre, reconnaissez la grande difficulté de la tâche et si vous êtes décidé à la mener à bonne fin.

Je suis vraiment heureux que vous chantiez le roi : nulle part on n’a bien rendu ce rôle, et partout j’ai eu à souffrir de la vieille et ennuyeuse routine des chanteurs. Vous savez qu’en composant ce rôle, j’ai pensé à votre voix et à votre diction si nette et si énergique.

Je vous prie donc de ne pas vous laisser entraîner à imiter la vilaine manière traînante que nos chanteurs ont adoptée dans le récitatif : tout doit être rendu et rigoureusement en mesure, surtout au troisième acte, quand vous arriverez aux paroles « Merci, amis de Brabant », gardez strictement le premier mouvement pour donner à cette phrase toute la vivacité nécessaire. Je me suis laissé dire que partout, une fois arrivé à ce passage, l’on faisait un grand ritardando pour produire un effet de « traînerie » de sorte qu’un ami qui l’avait entendu chanter de cette manière, a été très surpris de me l’entendre dire à la mienne.

Je me figure aisément que l’on me dénature bien des choses, surtout quand le chef d’orchestre ne reste pas rigoureusement dans les mouvements indiqués.

Donc si vous vous doutiez de quelque mauvais tour, si la mauvaise volonté se faisait trop sentir et qu’un succès vous semblât impossible, je vous autorise, comme mon fondé de pouvoir, à protester, et même, s’il était nécessaire, à faire interdire la représentation. Tout naturellement je serais prêt alors à rendre immédiatement l’avance que l’on m’a faite sur mes droits d’auteur.

Ainsi pensez à moi et faites-moi bientôt la joie de quelques bonnes nouvelles.

Salutations les meilleures de votre dévoué

Richard Wagner.

 

Zurich, 20 décembre 1854.

 

 

Lieber Lindemann !

Ich decke mit grosser Sorge an die bevorstehende Aufführung des Lohengrin in Hamburg, und wende mich daher an Sie als alten Bekannten, um moeglichen falles etwas Beruhigung zu erlangen.

Eine deutliche Vorstellung davon, wie der bei Ihnen gegeben worden ist, habe ich noch nicht gekommen koennen. Nach einer Privat-Mittheilung sollte Kapellmeister Lachner schlimm damit umgegangen sein, namentlich der Tenor aber gar nicht gennegt haben.

Dem widersprach nun ei ce Zeitlang der fortgesetzt gute Erfolg, bis mir dann wieder versichert wurde, dass erst mit Tichatscheck’s Gastspiel die Oper zum Verstaecdniss und zu wahrer Wirkung gelangt waere. Auch zagte mir jemand wieder, Lachner sei im gangen, gut für die Sache gestimmt.

Der Lonengrin ist nun bei weitem shwieriger als der Tannhaüser, wenn Lohengrin nicht anziehend, und namentlich im letzten Acte nicht sehr bedeutend ist, wenn ferner Elsa nicht durchweg sehr interessant dargestellt wird, so vermag nichts Oper zu halten.

Ausserdem erfordert das Ganze auch einen ungewöhnlichen Fleiss ; wenn nicht mindestem noch einmal so viel Theaterproben mit Orchester davon gemacht werden, wie von andern Opern, so hebst es über’s Knie gebrochen.

Theilen Sie mir doch nun mit, ob ich in den genannten Beziehungen etwas bernhigt sein darf ? Ob Sie, der Regisseur und Kapellmeister die Schwierigkeiten der Aufgabe erkannt, und ob Sie entschlossen sind durch Fleiss ihr zu entsprechen,

Ich freue mich darauf, dass Sie den Koenig singen.  Nirgends ist diese Partie noch gut gegeben worden, überall hoere ich von langweiligem gedehnten Vortrag der Saenger, Sie wissen, dass ich bei dieser Partie Ihre Stimme und Ihren frischen kraeftigen Vortrag im Auge hatte.

Lassen Sie Sich also jetzt nicht zu dem garstigen Schleppen verführen, das unsere Saenger sich beim recitativischen Gesange angewoehnt haben ; alles ist

straff im tempo, namentlich im dritten Acte « Habt Dank ihr Lieben von Brabaut », bleiben Sie fest im vorhergehenden Tempo, dass die Stelle recht frisch ausfaellt ; ich hoere, dass anderswo hier alles zurückgehalten und brav gedehnt wurde, so dass jemand, der es so gehoert hatte, ganz erschrack, als ich es ihm einmal vorsang.

So mag es mir wohl mit vielem gehen ; namentlich wenn der Kapellmeister die recitativischen Stellen nicht fest im Tempo nimmt.

Sobald Sie Unrath merken, schlechter Wille und gruendlicher Zweifel aus Erfolge sich einstellt, so autorisire ich Sie, als meinen Bevoltmacchligten, für mich Einsprache zu erheben, undl noethigenfalls die Aufführung zu untersagen, für welchen ich dann bereit bin, dem empfangenen Vorschuss auf die Tantième sogleich wieder zurück zu erstatten.

Also, gedenken Sie meiner, und erfreuen Sie mich bald mit einerrecht genauen Nachricht.

  Besten gross von Ihrem ergebenen

Richard Wagner

 

Zürich, 20 Dez. 54.

Le Vaisseau-Fantôme 1

Tout d’abord, l’orchestre éclate avec fureur. Le vent, l’éclair, la mer combattent dans la nuit noire. Les vagues se hérissent, des tourbillons se creusent. Mêlée par instants aux bruits de la tempête, s’exhale une clameur puissante et triste, une clameur qui est à la fois un sanglot et un appel. Oh ! de quelle douleur, de quelle espérance cent fois déçue, ce cri est-il la plainte ? Tout le prodigieux fracas de l’Océan ne peut couvrir la voix qui gémit et qui désire. Quelquefois l’orage s’apaise avec des rumeurs sourdes ; un chant s’élève, comme la courbe sereine d’un arc-en-ciel. Est-ce une réponse à l’appel désespéré qui monta de l’abîme ? Il est clément et pur, avec des langueurs féminines. Sans cesser de planer, il descend vers l’âme qui se désole dans les profondeurs. Alors la bourrasque se déchaîne ce nouveau ; le vent déchire les voiles, brise les mâts, saccage la coque du navire. L’appel retentit encore plus amer. Il ressemble maintenant à un défi ; on dirait que celui qui appelle provoque au combat toutes les puissances du gouffre. Mais qu’est-ce donc que cette chanson joyeuse qui nargue la triste clameur et rit de l’ouragan ? Sont-ce les matelots qui chantent dans le danger ? Leur voix est absorbée dans l’immense tumulte. On n’entendrait plus que le bruit furieux du ciel et de la mer, traversé par le douloureux appel, si léchant consolateur qui s’éleva naguère ne luttait, seul, contre toute la tempête. Et c’est comme la lutte d’un séraphin contre un enfer. L’ombre et la lumière s’entrechoquent. La victoire reste longtemps douteuse. Mais voici qu’enfin triomphe le chant angélique : il s’étale, il se prolonge sur le diabolique orage, et, comme sous le talon de Michel, les mille couleuvres de la mer se tordent dans la clarté définitive de la mélodie.

La toile se lève. C’est la nuit. On voit à peine un rivage bordé de rochers à pic, et, là-bas, l’océan et le ciel obscurs. Les matelots d’un navire qui vient de jeter l’ancre carguent les voiles, lancent des câbles, et rythment leur travail d’un chant bref. Il y a dans ce chœur une analogie évidente avec la chanson joyeuse qui a nargué un instant la tempête de l’ouverture. Sont-ce là les matelots qui chantaient dans le danger ? Le capitaine est debout sur le rivage. Il maudit le mauvais temps, qui l’a rejeté à sept milles du port, au moment même où il allait revoir son pays. C’est un marin norvégien, un brave et solide vivant. Il y a de la bonne humeur dans sa colère. « L’orage touche à sa fin, compagnons ! dit-il aux hommes d’équipage : reposez-vous, nous repartirons bientôt. » Le pilote veille seul. Il chante le lied du retour, un lied mélancolique et heureux à la fois ; c’est la convalescence de ce mal qu’on nomme le mal du pays. Quelquefois un coup de vent interrompt le chanteur, puis la rafale s’éloigne, et le pilote peu à peu s’endort en murmurant les derniers mots de sa chanson.

Alors retentit dans l’orchestre l’appel désespéré qui a traversé toute l’ouverture, et, au milieu de la tempête renouvelés, apparaît un navire, aux voiles couleur de sang, qui jette l’ancre avec un bruit formidable.

Un homme descend à terre. C’est le Hollandais. Il est grave, morose, très pâle. C’est lui dont la voix surmontait l’ouragan. C’est l’antique blasphémateur condamné à errer sur la mer tant qu’il n’aura pas trouvé une femme fidèle jusqu’à la mort. C’est l’Ahasvérus de l’Océan. Oh ! que de fois il a vu sur les flots toujours pareils se lever et se coucher le même soleil ! Toujours la triste mer sous le ciel implacable. Il est le forçat qui a pour bagne l’infini. Tous les sept ans il descend un jour à terre pour chercher la fiancée constante ; mais que de fois les femmes, plus perfides que les ondes, l’ont trompé ! Hélas ! il n’espère plus. Ses douleurs, amassées pendant des siècles, sont un poids qui l’écrase. « Oh ! qu’elle sonne enfin, la trompette de l’archange ! que les mondes s’abîment enfin, puisque je ne dois trouver le repos que dans la mort universelle ! » Et du fond du vaisseau spectral, aux voiles rouges, les matelots, damnés comme leur capitaine, répètent sa funèbre invocation.

Mais voici que, cordial et jovial, Daland, le marin de la Norvège, souhaite la bienvenue au Hollandais. Daland a une fille ; le désespéré se reprend à l’espoir. Toutes les jeunes filles ne sont pas infidèles ; celle-ci l’aimera peut-être. Il montre ses richesses au père ébloui, et bientôt les deux navires s’éloignent de concert vers le pays de Daland, pendant que le pilote et les matelots norvégiens reprennent en choeur le lied mélancolique et heureux du retour.

C’est maintenant dans une salle basse, aux murs de bois et dont le plafond montre des poutres sculptées. Des ilienses chantent en filant mille rouets ronronnent dans cette gracieuse mélodie. Mais Senta, la fille de Daland, n’aime pas la chanson qui plaît à ses compagnes. Extatique, elle ne détourne pas les yeux d’un portrait accroché à la muraille, et qui représente un homme grave et morose, vêtu de noir. La chanson qu’elle chante raconte la lamentable histoire du marin hollandais, condamné pour un blasphème à errer sur la mer tant qu’il n’aura pas trouvé une femme fidèle jusqu’à la mort. Cette ballade fait frissonner. On devine à l’émotion de Senta, pendant qu’elle chante, qu’un désir inouï la harcèle sans relâche. Ô exquise conception ! le soir, devant le foyer paisible, elle, la jeune âme ingénue, elle a songé toujours, pendant que le vent de mer aboyait au dehors, elle a songé à l’exilé de l’amour qui se lamente dans la tempête ; elle voudrait, fut-ce au prix de la vie, être la rédemptrice promise au damné, et, parce qu’elle est un ange, elle est dévorée de miséricorde pour le démon. « Oh ! qu’il paraisse : c’est moi qui l’aimerai fidèlement jusqu’à la mort ! » Ni les railleries de ses compagnes, ni les reproches alarmés du chasseur Erick, son fiancé, n’atténuent l’ardeur de son sublime désir ; et, tout à coup, elle a poussé un cri terrible, car le voici, en face d’elle, le sinistre marin dont elle a cent fois contemplé le portrait suspendu à la muraille.  Cette rencontre parmi le silence épouvanté de l’orchestre, silence interrompu par de sourds battements de cœurs oppressés, est si puissamment pathétique que l’on sent, immobile comme Senta elle-même, des larmes d’angoisse vous venir aux yeux. Eh bien, elle ne renoncera pas à son dessein. Elle accepte l’époux que son père lui offre, et, dans une admirable scène, elle bénit le Hollandais agenouillé qui voit se rouvrir le ciel dans les yeux angéliques de Senta.

Dans un port, les deux navires sont à l’ancre. Les matelots norvégiens dansent et font bombance avec leurs amoureuses, filles de mœurs peu farouches. Là se développe, joyeux et fortement rythmé, le chœur que l’on a déjà entendu dans les éclaircies de la tempête. Mais aucun chaut ne s’élève du vaisseau hollandais, et, comme il n’y a rien de plus importun au bruit et à la joie que la tristesse et le silence, tous, matelots et filles, harcèlent d’injures et de bons mots le repos des marins damnés. Alors, brusquement, ceux-ci se dressent, livides centenaires aux longues barbes blanches ! Oh ! comme leur cri sinistre domine tous les cris railleurs ! C’est en vain que les rires et les danses veulent recommencer ; la peur fait chevroter les voix et trembler les jambes, et toujours grossit le chœur lugubre, tant enfin que, jetant à terre leurs verres à demi vidés, les Norvégiens disparaissent avec des gestes d’épouvante.

Cependant Erik poursuit Senta. Est-il possible qu’elle l’abandonne pour épouser un inconnu ? Ne se souvient-elle pas des anciens serments, des premières amours ? Hélas ! Senta aimait le chasseur Erik ; à la voix de son fiancé, elle sent se réveiller la tendresse qu’elle croyait morte : elle n’a pas le courage de retirer à Erik la main qu’il a si souvent pressée ; c’est en vain que la noble ambition du sacrifice la dévore ; elle se sent émue, vaincue, et quand le Hollandais entre brusquement, elle va se laisser tomber dans les bras de celui qu’elle aimait.

C’en est donc fait. Pas de rédemption possible pour le marin condamné ! Comme par tant d’autres, il a été trahi par la fille de Daland.  « En mer ! en mer ! en mer ! et pour l’éternité ! » et les matelots du Vaisseau-Fantôme répondent par des cris funèbres au cri de leur capitaine. Les voiles rouges palpitent au vent, on lève l’ancre, il faut retourner, pour n’en plus sortir, dans la nuit, dans la tempête, dans l’enfer. Quels déchirements dans l’orchestre ! et comme l’orage, l’orage impitoyable, recommence avec fureur ! « Je suis damné ; sois sauvée ! » dit encore le noir capitaine, et laissant la foule épouvantée de son nom proclamé, il disparaît en blasphémant.

Mais Senta le suivra ! Vainement son père, ses compagnes, Erick, la retiennent ; elle se délivre des étreintes, monte sur un rocher et se précipite dans les flots, en jetant au Hollandais ce cri rédempteur : « Je t’aime et je te suis fidèle jusqu’à la mort ! »

Alors s’abîme au loin dans la mer le vaisseau du damné, et bientôt on voit apparaître dans les nues Senta et le Hollandais, couple transfiguré et glorieux, tandis que se déroule, plus éclatante, dans l’orchestre, la mélodie angélique du salut !

 

Tel est, dans sa simplicité poignante, ce drame musical, et nous n’avons pas même tenté connaissant l’insuffisance de notre parole d’exprimer les beautés poétiques et musicales dont il abonde, il est enveloppé tout entier de ténèbres et de tempêtes ; il est lui-même comme un grand vaisseau battu sans fin par l’orage ; tous les vents de l’abîme soufflent, toutes les voix des profondeurs mugissent dans ses sauvages harmonies, et l’âme du spectateur se sent entraînée, roulée, dispersée dans les noires vagues de la mer. Nous n’ignorons pas que, depuis l’époque à laquelle il écrivit le Vaisseau-Fantôme, Richard Wagner a produit des œuvres plus parfaites, plus conformes dans toutes leurs parties à l’idée qui gouverna sa vie artistique ; mais le Hollandais et Senta sont deux conceptions qui n’ont pas été surpassées, et tout le drame se résume dans ces deux types surnaturels, l’un à force d’ombre, l’autre à force de lumière, et cependant si humains. Nous croyons sincèrement que, pour rencontrer dans une tragédie une telle hauteur de pensée, une telle simplicité de moyens, une telle intensité d’épouvante, il faudrait remonter aux plus nobles chefs-d’œuvre des grands tragiques grecs.

Catulle Mendès

Le wagnérisme à l’étranger

I Lettre sur la musique russeb

Monsieur le Directeur,

 

Vous m’avez fait l’honneur de me demander quelques renseignements sur l’état du Wagnérisme en Russie : je suppose que vous entendiez seulement le Wagnérisme musical, car dans notre pays, hélas ! ce n’est pas comme chez vous : nous ne connaissons Wagner que comme un musicien compositeur d’opéras ; et de ses conceptions philosophiques ou esthétiques, en dehors de la musique, nous ne savons rien, sinon ce que votre Revue nous en a appris.

En revanche, nous connaissons assez bien en Russie l’œuvre musicale de Wagner. Nous avons vu ses premiers opéras joués sur nos théâtres impériaux ; ses partitions sont dans toutes les bibliothèques musicales ; et les Russes qui ont eu occasion de voyager en Allemagne se sont empressés d’aller entendre Tristan et Isolde, la Trilogie des Niebelungen, dans les théâtres de ce pays. Nous avons à Pétersbourg une association Wagnérienne qui nous donne périodiquement des concerts très suivis. Mais je pense qu’il vous paraîtra plus intéressant d’apprendre que plusieurs de nos compositeurs russes, encouragés par des critiques très autorisés, se sont ouvertement déclarés Wagnériens, et ont essayé de continuer avec l’originalité de leur tempérament et de leur race, l’œuvre admirable du maître de Bayreuth.

Je vous entretiendrai de leurs œuvres, et des résultats que leur Wagnérisme a déjà produits. Je ferai connaître, de mon mieux, à vos lecteurs notre école Wagnérienne russe ; encore que les exigences d’un commerce de fourrures et de thés me rendent bien incompétent pour traiter d’aussi hautes questions.

Mais d’abord je voudrais vous dire dans cette première lettre quelques mots sur l’école musicale dite Nationale, et qui a la prétention, chez nous, de réformer l’Opéra comme Wagner avait voulu le faire, mais avec des moyens tout à fait différents. Je crois bien que les noms des compositeurs de cette école, fort connus chez nous, ne sont plus étrangers au public français ; je pense même que dans les théâtres ou les concerts parisiens vous entendrez bientôt, au moins en partie, les œuvres principales de MM. Dorgomijsky, Balakirew, Mussorgsky, Napravnik, César Cui 2, qui furent les fondateurs et qui restent les chefs de cette école musicale. Mais ces artistes ont apporté dans leur réforme de la musique des principes et des théories que je voudrais exposer brièvement, dans leur comparaison avec les doctrines wagnériennes.

Notre pays possède, au point de vue musical, un avantage énorme sur toutes les autres nations européennes : il a d’avance une langue musicale nationale. C’est une chose généralement admise par les philosophes et les critiques que la musique doit exciter dans l’âme certaines émotions, et que chacun des signes musicaux se trouve lié à une émotion de l’âme qu’il excite en se produisant. Mais il est établi aussi, contrairement à une vieille croyance que si tel accord ou tel rythme est associé dans notre âme à telle émotion, ce n’est pas d’une manière universelle, naturelle et constante. On ne s’expliquerait pas qu’il y eût un rapport naturel et primitif entre un son et un état émotionnel de l’esprit. Et puis combien de faits pour contredire cette croyance ? La musique des peuplades sauvages a pour exprimer les mêmes sentiments des rythmes tout différents de ceux que nous employons. Évidemment, vous connaissez tous en France la musique de Palestrina, de Vittoria, de ces vieux contrapunticistes : n’y avez-vous pas remarqué combien les signes employés avaient une signification tout autre que leur signification dans la musique actuelle ? Ils se servaient dans leurs morceaux religieux, de rythmes, de cadences, d’harmonies dont aujourd’hui quelques-uns nous sont devenus incompréhensibles, tandis que d’autres ont complètement perdu le sens qu’ils avaient pour eux. C’est que ce rapport entre le son et l’émotion résulte simplement d’associations d’idées, souvent fortuites à l’origine, et que l’hérédité a rendues indissolubles. Il faut donc, pour que la musique réponde à son but en provoquant dans notre âme des émotions, que les auditeurs aient déjà une habitude, et la même chez tous, d’associer à certains signes musicaux certaines émotions intérieures. Or, je crois bien que les Français, les Anglais et toutes les nations occidentales n’ont pas une musique populaire assez bien conservée pour leur donner d’avance, très vivement, cette habitude musicale. C’est seulement dans les œuvres des grands compositeurs que ces nations apprennent la signification émotionnelle des divers rythmes et accords. Aussi votre langage musical naturel est-il très peu précis et très incomplet. N’est-ce pas même pour remédier à ce manque d’une langue déterminée, que Wagner a imaginé d’exposer au début de ses drames les principaux motifs dont il se servirait et le sens qu’il leur attribuait, afin de donner du moins à ses auditeurs le vocabulaire spécial nécessaire à l’intelligence de l’œuvre qu’il leur présentait ?

Or la Russie n’a pas besoin de ces artifices pour comprendre et pour sentir la musique. Elle possède, comme je vous le disais, une très-vieille langue musicale, familière à tous les Russes, et qui est devenue avec les âges pour ainsi dire naturelle : cette langue lui est fournie par nos chansons populaires slaves.

Connaissez-vous quelques-unes de ces chansons ? Chopin les prenait volontiers pour thèmes de ses variations improvisées. Beethoven, qui, avec un effrayant génie, avait compris ce besoin d’une langue musicale définie, employait fréquemment des airs russes ou polonais, par exemple dans ses dernières sonates et dans ses quatuors. Mais il faut être Russe, il faut avoir vécu dans nos provinces du Midi et du Centre pour bien sentir la richesse inappréciable de ce trésor populaire3. Dans un voyage que j’ai fait récemment, pour mon commerce, à travers les gouvernements de Cherson et d’Ekatérinoslaw, j’ai pu reprendre à leur source maintes de ces mélodies, chantées à une voix ou en chœur par de naïfs paysans peu lettrés. C’est une variété incroyable de rythmes, de modes et de tons, et une négligence complète de toutes les règles sur la mesure, la modulation. Mais ce qui frappe surtout dans ces chansons populaires, c’est la concordance extraordinaire entre les paroles et les airs ; dans dix, vingt chansons, sur des sujets pareils on retrouve la même tournure mélodique. Il en est résulté dans les esprits russes, tous imprégnés depuis des siècles par ces mélodies, une association rigoureuse entre les émotions et les signes qui les expriment. C’est ainsi que s’est formé pour nous un vocabulaire musical naturel, très varié et très étendu. Dès lors, la musique russe avait sa voie tracée : elle devait explorer ce vocabulaire des chansons populaires, le faire entrer dans les formes artistiques modernes et construire ainsi une musique artistique nationale. Pendant que Beethoven, puis Wagner, traduisaient les émotions de leur âme et de leur race dans la langue musicale que leur avaient faite les musiciens classiques du XVIIIe siècle, nos compositeurs russes devaient traduire les émotions des âmes et des races slaves dans la langue musicale séculaire que les naïves chansons des paysans leur avaient créée.

C’est ce qu’a tenté Glincka, notre premier grand compositeur. Son œuvre, encore un peu grossière, a été reprise, avec plus de perfection, par les représentants de cette école nationale russe dont je vous ai cité les noms principaux.

La langue était donnée, presque achevée d’avance. Restait la grammaire, c’est-à-dire le choix des émotions que l’on exprimerait, et la forme générale que l’on donnerait à leur expression. Comme Wagner, nos compositeurs ont préféré à la forme de la symphonie celle du drame. Plutôt que de traduire, comme Beethoven, leurs propres sentiments ou ceux de personnages indéterminés, ils ont voulu contribuer, par la musique, à faire vivre des personnages définis, dans un cadre réel. Dorgomijsky et Mussorgsky, nos deux grands musiciens, n’ont guère été que des compositeurs dramatiques. Mais, comme Wagner encore, ils ont vu que le drame musical, devant exprimer la vie de personnages réels, ne pouvait pas conserver les formes convenues des vieux opéras. Les airs, les cavatines, les duos, les ensembles, tels qu’on les a employés dans les opéras italiens et français, sont des boîtes faites d’avance où le musicien doit enfermer les émotions de ses personnages ; c’était gêner le libre développement de ces émotions, leur imposer des limites et des répétitions arbitraires ; aussi nos compositeurs ont-ils renoncé à toutes ces formules. Leur musique suit pas à pas le jeu des émotions : c’est la mélodie infinie, le récitatif continu.

Vous voyez qu’en somme, les œuvres de ces compositeurs, encore qu’ils se défendent d’être wagnériens, offrent plus d’une analogie avec les drames du maître allemand. Elles ont le même souci de l’action dramatique, le même mépris des virtuosités ; et chez quelques-uns de ces compositeurs on trouve une science de toute la musique, un génie original d’expression qui les rendent vraiment comparables à Wagner.

Cependant la différence des deux musiques n’est pas seulement dans la langue : nos compositeurs de l’école Nationale ont sur deux points principaux de la théorie une opinion absolument opposée à celle de Wagner.

D’abord, ils ne composent pas eux-mêmes les paroles et l’intrigue de leurs drames. L’intention qui les a guidés est des plus louables. Ils se sont dit que, la musique devant traduire des émotions définies, les œuvres dramatiques des grands poètes antérieurs pouvaient leur fournir les indications les plus nettes et les plus belles des émotions à traduire. Méprisant donc, comme l’avait fait Wagner, les ineptes livrets de fabricants sans génie, ils ont pris pour sujets de leurs drames les drames les plus remarquables de nos poètes. C’est ainsi que Mussorgsky a mis en musique, mot par mot, un drame en prose de Pouchkin (sic), Boris Godounoff. Sur ce point je pense bien que l’exemple de Wagner aurait dû être plus salutaire. Sans doute les grands poètes ont créé une vie plus haute et meilleure que d’autres ne pouvaient le faire : mais le musicien, pour exprimer pleinement par sa musique la vie émotionnelle d’un personnage, doit recréer entièrement ce personnage ; et il est à craindre que les inventions des grands poètes ne puissent pas être revécues aussi entièrement par lui que ses propres inventions. Ainsi nos compositeurs auraient-ils, je crois, tout intérêt à composer eux-mêmes tout leur drame ; alors seulement ils auraient la vision complète de leur personnage, dans toute l’expression de sa vie. Malheureusement cet idéal suppose une éducation littéraire au moins pareille à l’éducation musicale. C’est cette éducation littéraire qui a fait défaut à votre Berlioz, comme un peu d’ailleurs toutes les éducations, je pense que vos compositeurs français aujourd’hui doivent tous la posséder ; chez nous on peut dire que tous les compositeurs sont des lettrés, et la modestie littéraire qui les empêche de faire eux-mêmes tout leur drame doit paraître d’autant plus regrettable.

Il y a une autre chose qui établit une différence profonde entre les drames de nos musiciens et ceux de Wagner. Le drame doit être un récitatif, une mélodie continue. Mais cette mélodie doit-elle être seulement chantée par les personnages indépendamment de l’orchestre, ou doit-elle être fournie par l’orchestre tandis que les personnages, surla scène, parlent et agissent ?

Les compositeurs de l’école Nationale Russe ont cru que la première alternative était plus logique. Le récitatif de leurs drames est chanté par les personnages : leur chant a seul la signification émotionnelle : quant à l’orchestre, très savamment ordonné d’ailleurs, il doit seulement donner à ces chants vocaux l’accompagnement de ses harmonies : ou bien il est employé à des descriptions : il simule, par exemple, les bruits d’une bataille, tandis que le héros, en scène, exprime les émotions que ce bruit lui suggère.

Richard Wagner avait compris autrement le rôle de l’orchestre. Pourvu que les émotions des personnages nous soient données en même temps que leurs paroles et leurs actes, qu’importe la manière dont nous les percevons ? Les personnages, sur la scène, parlent et agissent ; l’orchestre, quelque part, nous exprime leurs émotions : ces émotions, en effet, veulent, aujourd’hui, être exprimées par des complications polyphoniques et contrapuntiques que l’orchestre seul peut fournir ; et l’on peut ajouter des voix à cet orchestre si l’on juge nécessaires les timbres de ces voix humaines. Quant aux personnages, pourquoi chanteraient-ils ? Chanter les empêche de parler, surtout d’agir. Il faut seulement qu’ils parlent avec des intonations plus accentuées, pour que l’orchestre n’empêche point leurs paroles d’être entendues : et il faut que ces intonations ne forment pas une dissonance fâcheuse avec la musique, provenant de l’orchestre.

C’est ainsi que Richard Wagner avait compris le rôle de l’orchestre et des voix dans le drame musical. Combien cela eût été heureux que nos compositeurs comprissent sa théorie au lieu de la railler. Car chez nous aussi, lorsque notre grand critique Seroff développa ces idées wagnériennes, il eut à soutenir une averse de moqueries et d’injures. Aujourd’hui les compositeurs de notre école Nationale ne raillent plus Wagner ; mais ils persistent à ne pas adopter réforme du chant. Il en résulte que malgré toute leur science leurs orchestrations sont le plus souvent inutiles : savamment disposées, elles montrent d’autant mieux leur inutilité.

En est-il de même chez vous ? Nos journaux nous ont appris que vous aviez une nombreuse et brillante école de compositeurs Wagnéristes : MM. Benjamin Godard, Saint-Saëns, Massenet, Delibes, Théodore Dubois, je pense qu’ils ont mieux compris la profondeur des théories wagnériennes sur le drame musical. Chez nous d’ailleurs, à côté de l’école musicale Nationale, il y a quelques artistes plus entièrement wagnériens, et auxquels semble assuré le plus bel avenir musical.

Mais voici assez de pages aujourd’hui, Monsieur le Directeur, et je m’aperçois que, avec une passion nationale pour les théories, je vous ai à peine donné Quelques renseignements sur les choses musicales de notre pays. Dans une prochaine lettre je vous enverrai des détails sur notre école Wagnérienne russe, et notamment sur Séroff c, critique de génie et compositeur remarquable, qui fut l’ami personnel de Wagner, et qui a le premier tenté chez nous d’introduire la musique wagnérienne.

Bibliographie4

L’œuvre dramatique de Richard Wagner, par Albert Soubies et Charles Malherbe (un vol. in-12, à 4 francs, chez Fischbacher).

Ce volume contient 305 pages : d’abord une préface où est expliquée l’intention des auteurs ; puis onze chapitres sur chacun des onze drames de Wagner ; trois chapitres spéciaux sur « le musicien,  le poète dramatique,  le metteur en scène » ; enfin, une conclusion sur l’avenir de l’art Wagnérien.

Ce n’est donc pas une étude sur Wagner : la biographie en est complètement écartée ; mais une étude sur « l’œuvre » de Wagner, puisque chacune des pièces est étudiée tour à tour et séparément.

Chacun des chapitres, après un court historique de la pièce, en donne l’analyse au double point de vue littéraire et musical ; le volume n’est ni une étude purement littéraire comme celui de M. Schuré, ni une étude purement musicale comme les Leitfaden de M. de Wolzogen.

Dans ces analyses, la pièce est suivie pas à pas, acte par acte, scène par scène ; c’est un compte rendu exact et détaillé, non une analyse d’ensemble.

Tous les chapitres sont écrits dans une langue facile, sans détails techniques, pour être lus et compris aisément et donner de l’œuvre Wagnérienne une idée claire, simple.

Enfin, le livre est conçu dans un esprit d’impartialité : les auteurs, qui sont de dévoués admirateurs de l’œuvre Wagnérienne, n’ont pourtant pas fait une apologie ; et leur ouvrage, qui contient des critiques, est finalement, très favorable.

 

  Le livre de MM. Soubies et Malherbe est surtout un livre de vulgarisation Wagnérienne. Dans leur préface, les auteurs déclarent avoir voulu faire « un travail d’ensemble, un résumé clair et complet, un guide, en un mot, pour ceux que la curiosité pousse à aborder ces œuvres complexes, mais nullement inintelligibles ». Plus loin ils disent encore : « nous n’ignorons pas combien est difficile et même périlleux le rôle des modérés ; c’est pourtant celui que nous avons osé choisir. Nous analysons simplement chaque partition, comme s’il s’agissait d’un ouvrage nouveau ; nous notons nos impressions ; puis, nous formulons notre jugement, en critiques impartiaux, épris de la vérité, et non en théoriciens, soucieux de faire prévaloir un système. Et ils terminent leur préface : « peut-être dirons-nous peu de choses qui n’aient été dites avant nous : nous tâcherons au moins de nous recommander par ces deux mérites : la clarté, que n’ont pas eue tous les apologistes, et la bonne foi, que n’ont pas eue tous les détracteurs. »

A qui s’adresse le livre de MM. Soubies et Malherbe ? à ce qu’on appelle le grand public, à tous les gens qui, ayant des choses artistiques une première connaissance, doivent sur l’œuvre Wagnérienne acquérir des idées nettes et justes,  à ceux qui ignorent et qui veulent savoir à peu près ce que sont Tristan, la Tétralogie, les Maîtres Chanteurs.

Comme les auteurs eux-mêmes l’ont déclaré, ce livre n’apporte donc point des choses très nouvelles ; le côté philosophique des drames Wagnériens y est même tout à fait négligé ; aux Wagnéristes érudits il n’offre que l’intérêt d’une très bonne exposition de choses connues. Mais, par là même, il est excellemment un livre utile et précieux. En effet, toutes les qualités d’exactitude, de simplicité, de clarté, que les auteurs ont voulu dans leur exposé, y sont pleinement. Ce livre est, en somme, comme un excellent feuilleton, en quinze numéros, sur l’œuvre de Wagner.

Ainsi il est appelé à rendre, dans le public, le plus grand service à la cause Wagnérienne

 

Beethoven sua vita e sue opere, par Léopoldo MasTrigli (un vol. à 3 fr. 50) doit paraître très prochainement à Rome ; sera un événement Wagnérien.

Un nouveau portrait de Wagnerd vient d’être gravé à l’eau-forte par M. Eug. Abot, d’après des documents très récents, et représente le Maître à l’époque de ses dernières années. Cette gravure, très soignée et très réussie, a été tirée à plusieurs états sur différents papiers (voir, plus loin, l’annonce) ; son format est celui des partitions Wagnériennes.

 

Revue Illustrée : un article de Maurice Barrès sur les Musiques (15 décembre 1885) distingue la musique Wagnérienne des musiques d’amusement : il y a là des vues esthétiques neuves.

 

Une paraphrase du finale de la Walküre, par Édouard Dujardin (quelques lignes seulement) est dans le volume de contes, les Hantises, que publie M. Édouard Dujardin,  un essai de « traduction en mots », une transcription de la musique.

Voici ce passage (page 112 du volume, chap. X, le Kahbaliste) :

« J’ai vu le fier sommet rocheux,  la forêt de sapins,  les pointes aiguës,  et la garde des précipicesgît le monde,  les grands cortèges, solennels, des nuages,  la désolatrice vastitude des Walküréens refuges : et, sous la lance du Terrible, la flamme crépitante jaillissait, courait, nageait, volait, le feu, aux tintinnabulants éclats, aux dansantes furies, universel Oh ! Brünnhilde ma forte, dors couchée en les ruissellement du rouge sonore, dors en la très haute paix des divins embrasements, sommeille, calme, sommeille, bonne : Brünnhilde, espère à Lui : Héros viendra, le réveilleur, Noble viendra, vainqueur des Dieux, superbe et roi sur le roc transfulguré, ô Brünnhilde, en l’indubitable attente, sommeille, dors, bien aimée, parmi la jubilante flamme : je te sens, et je te pense, et, dans les majestueux gais épanouissements du feu, avec toi je rêve aux Crépuscules futurs, ô dormeuse des divinités passées  »

Revue de Bayreuth

(Bayreuther Blaetter)

 

Analyse du numéro IX

Hans von Wolzogen : Notes sur les œuvres Posthumes de Wagner, avec le fragment complet « le féminin dans l’humain ».

Les œuvres d’art de Wagner sont les manifestations objectives de son génie, ses écrits théoriques en sont les manifestations subjectives. Spécialement, des notes comme celles qui forment les œuvres Posthumes nous font pénétrer dans l’intimité de l’homme.

Remarques sur la façon d’écrire, l’orthographe, etc.

Remarques sur l’index de concordance joint au volume : unité absolue de l’œuvre Wagnérienne ; les semblantes contradictions ne sont que les différentes manières d’envisager les choses, ou bien elles viennent des différences de phraséologie introduites pur l’influence de Schopenhauer.

Commentaire, page par page, des œuvres Posthumes.

 

Analyse du numéro X

 

Courte citation de Luther, par Wilhelm Tappert.

 

Hans von Wolzogen : L’Idéalisation du Théâtre (Conclusion).

On peut donc espérer que Bayreuth exerce une influence heureuse sur l’art théâtral en général.

Pour cela, il est indispensable que Bayreuth reste ce qu’il est et qu’on ne tombe pas dans l’erreur de vouloir imiter dans les théâtres soumis à la Mode, ce qui ne peut être réalisé, en vérité, que dans l’unique théâtre créé par le Maître. On voit tous les jours, par les œuvres de Wagner données dans les plus grandes villes de l’Allemagne, combien, dans un théâtre dont l’unique objet n’est point l’Art, mais qui est forcé de compter avec un Public, il est impossible de conserver le style idéal. L’isolement, l’éloignement d’un mondedominent les conventions et la mode, c’est la première condition pour l’idéalisation dans l’Art. Il y a encore beaucoup à faire, à créer, à Bayreuth ; et pour chaque Wagneriste, il y a à contribuer à la formation de ce public idéal, de ce « peuple d’idéalistes » que Wagner nous a décrit, non pas de gens « qui se font des idéals » dans le sens banal du mot, mais d’hommes vivant dans l’idée, voyant l’Art et y croyant.

 

Eugen Aragon : ce que nous entendons par « nature ».

 

von Santen Kolff : considérations historiques et esthétiques sur le « motif de réminiscence »

 

Communication par C. Fr. Glasenapp d’un article écrit par H. Franck sur la première représentation de Tannhaeuser, en 1845.

 

Analyse du numéro XI

 

Karl Alberti : En mémoire du comte Auguste de Platen (mort le 5 décembre 1836).

I. Ses travaux sur la métrique allemande.

L’éternel désaccord entre l’idéal et la vie, la recherche toujours inassouvie de visées vaguement pressenties mais jamais reconnues, ont précocement mis un terme à la vie de cet artiste qui par une force irrésistible fut poussé à communiquer son idéal à ses contemporains. De son temps il n’y avait pas d’art national allemand, pas de formes poétiques qui répondissent à ses idées hautement artistiques : il n’avait pas en lui-même la force d’en créer : de là cette lutte funeste. Quoique il ne fût jamais satisfait et cherchât toujours, tout le monde reconnaît pourtant que Platen a été comme aucun poète allemand, maître de la forme poétique, de la métrique et de la construction des vers.

Platen disait qu’il y avait trois manières de mesurer les vers : 1° celle où seulement les syllabes accentuées donnent la mesure du vers, et où les syllabes non accentuées ne comptent pas (arsis et thésis) ; 2° la forme originalement romane, qui exige l’alternance régulière d’une syllabe accentuée avec une non accentuée ; 3° l’imitation des vers et strophes grecques.

Ces trois formes avaient produit une grande confusion dans la métrique allemande ; les plus grands poètes faisaient des vers qui ne répondaient à aucune d’elles et, malgré cela (ou peut-être à cause de cela) sont les meilleurs vers allemands. La seconde forme était la plus appliquée durant les deux derniers siècles, surtout dans la poésie lyrique. Platen s’en servait dès le début, et il se montrait maître absolu dans ses Ghazels, ses Sonnets, ses Octaves et Tergines, ses Gloses et Triolets. Mais cette forme étrangère ne pouvait s’acclimater, puisque, pour les appliquer, il fallait forcer la langue outre mesure et se priver d’autres formes poétiques plus belles et plus variées. Platen s’en aperçut, et, délaissant dès lors de plus en plus ces formes romanes, il imite plutôt les formes des vers et strophes grecques ; il s’y montrait grand maître aussi, même dans les mesures les plus difficiles, celles des odes. Mais, lui et son contemporain Klopstock, ils étaient arrivés à la limite de ce que les paroles peuvent exprimer ; et, comme leurs formes poétiques ne s’adaptaient pas bien à la musique, ils sont tous deux restés impopulaires ; Platen avoue lui-même que « le poète lyrique qui n’est plus un avec le musicien, a besoin du compositeur pour devenir populaire. » Mais Platen ne connaissait guère la musique comme art, il n’en saisissait que le côté formel et extérieur, et, n’ayant pas en lui-même l’esprit de de la musique, il ne pouvait créer une lyrique qui, malgré les perfections de sa forme, devînt immédiatement compréhensible et vraiment populaire. Il ne pouvait parler une langue musicale, et c’est peut-être le vague sentiment de cette impuissance qui le faisait toujours et toujours chercher. Ses travaux ont-ils été pour cela inutiles ? Certainement la langue et la poésie allemandes lui doivent beaucoup ; par lui nous avons compris qu’au point de vue de la parole seulement, la lyrique allemande ne peut dériver d’une origine artistique et populaire en même temps, et surtout que la poésie allemande ne doit pas attendre son salut de l’acclimatation de formes étrangères. Puis Platen a démontré de quelle expression, de quelle grâce, de quelle eurythmie et de quelle sonorité est capable la langue allemande ; ayant toutes ces qualités avec une forme étrangère, que ne pourra-t-elle atteindre à l’avenir lorsqu’elle s’exprimera avec des formes à elle, moulées sur elle !

Bernhard Fœrster : Programme pour le parti conservateur de la Prusse proposé par Paul de Lagarde.

 H. von Kleist : Lettre sur le calendrier de Bayreuth de 1886.

 

Analyse du numéro XII

 

Annonce des Fêtes de Bayreuth de 1886.

Richard Wagner : Étude sur Bellini.

 

Cet article de Richard Wagner a paru dans le Zuschauer (spectateur) de Riga,  4621, de Mardi 7/19 déc. 1837, avec la signature « O » : nous en donnons la traduction complète.

 

« La musique de Bellini, c’est-à-dire le chant de Bellini, a eu ces temps-ci un si grand retentissement et a suscité un tel enthousiasme que ce fait seul serait digne d’être examiné. Que le chant de Bellini charme en Italie et en France, cela est simple et naturel, car en Italie et en France on écoute avec les oreilles, de là donc, nos phrases de « chatouillement des oreilles », etc. (probablement en contraste au « chatouillement des yeux », qui nous est causé par la lecture de mainte partition de nouveaux opéras allemands) ; mais que même l’amateur de musique allemand enlève les lunettes de ses yeux fatigués et pour une fois se donne sans réserve à la joie d’un beau chant, cela nous montre plus profondément son cœur et nous fait connaître un profond et ardent désir de respirer de nouveau pleinement et fortement pour se faire le cœur libre tout à coup, jeter loin de lui tout le bagage de préjugés et de méchantes pédanteries qui le força si longtemps à être un amateur de musique allemande, et, au lieu de cela, devenir enfin un homme heureux, libre et doué pleinement de cette admirable conception de tout ce qui est beau, sous quelle forme que cela se montre. Combien peu sommes-nous donc véritablement convaincus de tout ce fatras de préjugés et de présomptions ! que de fois nous est-il arrivé d’avoir été ravis par l’audition d’un opéra français ou italien ; et, lorsque nous quittions le théâtre, de chasser notre émotion par une moquerie et une plaisanterie impitoyable et, rentrés chez nous, d’avoir déclaré qu’on devait bien se garder d’un pareil ravissement. Pour une seule fois, laissons cette plaisanterie, ne complotons pas avec nous-mêmes, mais gardons bien ce qui venait de nous ravir ; et alors nous nous apercevrons que chez Bellini c’était la claire mélodie, ce chant si simplement noble et beau qui nous a charmé ; retenir et croire cela n’est vraiment pas un péché ; ce n’en est peut-être pas non plus un que de prier encore le ciel, avant de se coucher, pour que vienne aux compositeurs allemands l’idée de telles mélodies et une telle façon de traiter le chant.

« Le chant, le chant, et encore le chant, ô Allemands ! Le chant est le langage par lequel l’homme doit se communiquer musicalement, et on ne vous comprendra pas si ce langage n’est pas formé et gardé aussi indépendant que toute autre langue cultivée doit l’être. Le reste, ce qui est mauvais en Bellini, chacun de vos maîtres d’école de village peut le faire mieux ; cela est connu ; il est donc tout à fait hors de propos de se moquer de ces défauts ; si Bellini avait fait son apprentissage chez un maître d’école de village allemand, il aurait sans doute appris à le faire mieux ; mais il est bien à craindre qu’en même temps il n’eût désappris son chant. Laissons donc à ce bien heureux Bellini la forme de ses morceaux de musique, usuelle chez les Italiens, ses crescendi qui suivent régulièrement le thème, ses tutties, ses cadences, et ses autres formules constantes contre lesquelles nous nous fâchons si violemment ; ce sont des formes fixes que l’Italien ne conçoit pas autrement, et qui, sous bien des rapports, ne sont pas du tout aussi regrettables. Si nous considérons chez maints modernes compositeurs allemands, le désordre sans bornes, le gâchis des formes, par lesquelles si souvent ils nous gâtent la joie de beaucoup de beautés isolées, nous désirerions bien voir ces pelotes enchevêtrées mises en ordre par cette forme italienne fixe ; et en effet, si elle est, avec tous ses sentiments et sensations, entièrement coordonnée et saisie d’un ferme trait en une claire et convenante mélodie, l’instantanée et simple compréhension de toute une passion sera de beaucoup plus facile, que lorsque, par mille petits commentaires, par telle ou telle autre, nuance d’harmonie, par le timbre de tel instrument ou de tel autre elle aura été cachée et à la fin tout à fait subtilisée.

« Mais pourtant dans cette décadence certainement partielle et dans ce verbiage, surtout en certains sujets d’opéra, combien leur forme et leur manière viennent aux Italiens à propos, Bellini en donne la preuve dans la norma, sans contradiction une de ses compositions les plus réussies ; dans cette pièce où le poème même s’élève à la hauteur tragique des anciens grecs, cette forme que Bellini en même temps aussi relève et anoblit, rehausse le solennel et grandiose caractère du tout ; toutes les passions que son chant transfigure si singulièrement, reçoivent par cela même un fondement majestueux, sur lequel elles ne flottent pas vaguement, mais se forment en un grand et clair tableau qui, involontairement, rappelle les créations de Gluck et de Spontini.

« Accueillis avec cet esprit libre et tranquille, les opéras de Bellini ont été applaudis en Italie, en France, en Allemagne ; pourquoi ne le seraient-ils pas aussi en Livenie ? »

 

H. de Wolzogen : Commentaire.

Lorsque dans la lettre ci-dessus, Wagner si hautement demandait la « mélodie », il savait déjà bien que la mélodie est la seule forme de la musique, et que les deux sont inséparables ; il avait déjà la profonde conviction que la musique est l’expression, mais il ne savait pas encore ce que c’est que la mélodie qui donnerait l’expression idéale musicale, à l’esprit allemand, dans le drame. Qu’est-ce donc que la mélodie ? Le mot signifie ; parlé, chanté, chant-parlé ; c’est-à-dire que le chant est une façon plus parfaite du parler ; une langue qui peut chanter devient mélodique, et comme le créateur du Hollandais volant, de Tannhaüser et de Lohengrin le raconte dans sa Communication à mes amis (IV, 396), il apprenait cette mélodie-parlée, ce parlé-mélodique, en entrant toujours plus profondément dans la compréhension de la langue que lui parlaient les héros de son monde idéal. « Le parler était à rendre de façon à ce que, non l’expression mélodique en elle-même, mais le sentiment exprimé impressionnât l’auditeur », il ne restait donc plus au Maître de cette nouvelle mélodie qu’à trouver « l’animation rythmique de la mélodie par sa justification du vers, de la langue » ; et il avait donné la solution de ce dernier problème formel par la réintroduction de la vieille allitération germanique. Cette mélodie infinie est donc ce à quoi, en 1837 déjà, aspirait Wagner, lorsque, pour son début comme maître de chapelle à Riga, il faisait étudier la Norma. Et nous l’avons, cette mélodie, qui n’est pas celle de Bellini : musiciens ou non musiciens, apprenons ceci de Wagner, l’expression, et, là où elle manque, le silence. C’est à quoi doivent nous servir les paroles si jeunes et si chaudes qu’il a écrites sur Bellini, il y a cinquante ans.

 

Carl Alberti : En mémoire du comte Auguste de Platen.

II. Ses idées sur le drame allemand.

Pas plus que ses poésies ne furent chantées, ses drames ne furent représentés, Ses œuvres d’ailleurs ne peuvent nous donner une idée de ce à quoi il aspirait, sans jamais l’atteindre. Son petit traité, le théâtre comme institut national, nous l’explique mieux. Il y dit : « Chaque peuple a une quadruple intuition : religieuse, politique, scientifique et artistique. » Il voit dans le drame le point culminant de la poésie. Quant aux sujets dramatiques, il trouve que les poètes allemands ne puissent pas assez dans le trésor des sujets mythologiques. Mais quelle forme donner au drame allemand ? Il ne sait résoudre cette question ; il pêche dans ses essais dramatiques par les façons de faire qu’il a blâmées, et se consume dans de vains efforts sur cette question, autant que sur la question de la poésie lyrique. Il n’y avait pas de drame allemand ; mais le sauveur nous est trouvé ; la complète beauté des formes lyriques et du dialogue dramatique ne pouvait s’accomplir que par le mariage de la parole avec la musique ; et ce n’est qu’à cette condition que le monde mythologique allemand pouvait être réveillé à une nouvelle vie.

 

J. van Santen-Kolff : Considérations historiques et esthétiques sur le motif de Réminiscence.

H. S. C.