L
a France étoit depuis longtemps ensevelie
dans les ténèbres de l’ignorance & de la barbarie, lorsque Charles V appela près de lui les hommes les plus éclairés de
l’Europe, & les encouragea autant par son exemple,
que par les honneurs & les récompenses dont il les combla. Son règne annonça
les beaux jours qui devoient éclairer, quelques siècles après, les Sciences
& les Arts. Mais leurs progrès furent insensibles sous les successeurs de ce
sage Monarque, soit par les malheureuses circonstances des temps ; soit
parce qu’ils ne sentirent pas comme lui, l’utilité de la culture des Lettres, ni
combien elles contribuent à rendre un Royaume florissant. Enfin François I les ranima, & mérita d’être surnommé leur Père
& leur restaurateur, titre peut-être moins flatteur pour l’orgueil du
maître, mais plus cher à sa nation & plus précieux à
l’humanité. C’est à cette époque mémorable, que la lumière succéda pour
toujours aux ténèbres, & que l’étude des Lettres produisit enfin des hommes.
On sentit le besoin qu’on avoit d’être instruit, & l’émulation devint
générale. Les livres se multiplièrent, & déjà leur nombre étoit assez
considérable au seizième siècle, pour faire naître l’idée de former, du nom seul
des Auteurs & du titre de leurs Ecrits, un ouvrage non moins utile
qu’intéressant.
Les Bibliothèques Françoises de la Croix du
Maine, & de Duverdier, Sieur de
Vauprivas, sont en ce genre le premier monument élevé à la gloire de la
Littérature Françoise. Ces deux Auteurs, sans se
connoître, & sans s’être communiqué leur dessein, conçurent le même projet,
l’exécutèrent, & se disputèrent à l’envi le mérite & l’honneur de
l’invention. Mais, sans examiner ici lequel des deux a eu le premier cette idée,
nous devons également leur savoir gré de leur travail, & nous avouerons que,
si les Auteurs dont ils nous ont conservé les noms & indiqué les ouvrages,
ne méritent pas tous l’espèce d’immortalité qu’ils leur ont procurée, ils en ont
du moins parlé avec une impartialité digne d’éloge.
Pour peu qu’on jette les yeux sur les ouvrages des anciens
Ecrivains François, on voit quels obstacles ils eurent à
vaincre, soit pour rendre leurs propres pensées, soit pour faire passer dans une
langue, encore au berceau, les beautés de deux langues, dont le sort étoit fixé,
& la supériorité reconnue depuis tant de siècles. Les modèles que
l’Antiquité Grecque & Latine présentoit à ces premiers Littérateurs,
devoient en même temps exciter en eux le sentiment de l’admiration, & celui
du désespoir de les imiter ; mais le goût naissoit à mesure qu’ils les
étudioient. La langue Françoise, timide, grossière, embarrassée, n’osoit encore
s’élever jusqu’aux Arts & aux Sciences ; elle étoit même obligée
d’emprunter
pour l’histoire, pour les Actes & les
Traités publics, le langage de l’ancienne Rome. Des Fables, des Romans, des
Récits de faits & gestes fabuleux furent long-temps son partage,
c’est-à-dire, ses seuls objets & tous ses fruits : elle étoit trop peu
féconde pour en produire d’autres, trop pauvre pour atteindre à la richesse
d’expression qu’exigent les grands sujets, trop barbare & trop rude, pour
peindre avec succès les nuances délicates des sujets d’agrément. Mais lorsqu’on
eût appris à penser dans les Ecrits d’Athènes & de Rome ; lorsque le
génie éclairé par ces guides immortels eût pris son essor, & que l’esprit
solidement nourri ne se laissa plus
entraîner au hasard,
ou emporter aux caprices de la fantaisie, avec quelle fierté la langue Françoise
ne brisa-t-elle pas ses entraves ? Enrichie des dépouilles de ses deux
rivales, elle est enfin parvenue aujourd’hui à les surpasser en clarté, & à
les égaler presque pour l’énergie, l’expression, la douceur & l’harmonie.
Elle seroit encore privée de tous ces avantages, sans l’étude que des hommes,
nés pour saisir le beau & le vrai, ont faite de l’Antiquité ; &, si
les Grecs & les Romains existoient aujourd’hui dans toute leur splendeur, ne
seroit-ce pas à bien plus juste titre, qu’ils se diroient encore les Maîtres du
Monde ? En effet, à quel haut degré de perfection
n’auroient-ils pas porté nos découvertes, utiles ou agréables, si elles
cussent été faites de leur temps ? Par conséquent, quelles richesses leurs
langues n’auroient-elles pas acquises ? Plus les connoissances augmentent,
plus les idées naissent en nombre, se développent, s’étendent, s’agrandissent,
& plus les images qui les expriment, varient, s’animent & se
multiplient. La variété, l’abondance & la richesse d’une langue dépendent
donc des connoissances plus ou moins étendues que nous possédons. La langue est
nécessairement pauvre chez un peuple sauvage, dont les idées ne sont, pour ainsi
dire, que des sensations, & dont les réflexions & les connoissances ne
s’étendent pas
au-delà de ce qui le touche ou
l’environne. Soumis & livré aux seuls besoins de la nature, sans eux à peine
s’appercevroit-il de son existence. Quoique plus à plaindre, il n’en est guère
plus malheureux : car ce malheur de l’état d’ignorance, quelque réel qu’il
soit, n’est ni apprécié ni senti que par ceux qui s’élèvent au-dessus. Le
Sauvage, & même le peuple des nations policées, a peu d’idée de son
ignorance, & n’en a point du tout du savoir qui lui manque.
Les Arts agréables sont les enfans de nos plaisirs ; les
Arts utiles sont le produit du hasard ou de la nécessité ; les sciences au
contraire sont le fruit de nos travaux & de
nos
veilles. Tous ont leur germe au sein de la nature, ils n’attendent que le
souffle du génie pour éclore. C’est le génie qui distingua particulièrement les
Grecs des autres peuples de la terre. Dès qu’ils furent sortis de la barbarie,
qu’ils cessèrent d’être errans & pauvres, & qu’ils purent jouir de leurs
conquêtes, ils cherchèrent les moyens de respirer en paix sous l’heureux climat
qu’ils avoient choisi. Avides de s’instruire, ils allèrent puiser chez les
Phéniciens & les Egyptiens les connoissances qui leur manquoient, les Arts
dont ils avoient besoin ; & ils ne tardèrent pas à surpasser leurs
maîtres. Ils adoptèrent une partie de leur Théogonie & de leurs cérémonies
religieuses. Leurs Poëtes, après un long séjour en
Egypte, où ils s’étoient fait initier dans les Mystères des Dieux du pays, de
retour dans leur patrie, chantèrent les premiers ces Divinités étrangères. Ils
furent écoutés avec transport par des hommes dont l’imagination brûlante
s’enflammoit aisément. La Grèce fut bientôt remplie de Dieux de toute
espèce : le Ciel, la Terre, les Elémens, tout dans la nature, jusques aux
passions mêmes, eut des Temples, des Prêtres & des Autels. Tant il est vrai
que l’esprit humain, abandonné à ses seules lumières, est facile à séduire,
& sujet à s’égarer.
Homère vivoit à-peu-près dans
le
temps que ce culte nouveau étoit encore dans toute sa splendeur. Quel vaste
champ, pour ce génie sublime & fécond, que ces fables où l’orgueil humain
trouvoit à s’exalter, où les passions jouoient un si grand rôle, où le
merveilleux éclipsoit la raison, où le mensonge & l’erreur, ingénieusement
travestis, & triomphans de la vérité, excitoient, augmentoient sans cesse
l’enthousiasme d’un peuple amoureux de son origine, en lui rappelant le souvenir
des Héros dont il croyoit descendre ! Quoi de plus susceptible d’images
agréables, qu’une Religion faite exprès, où tout invitoit les sens à jouir, où
la volupté présidoit aux mystères, où
l’imagination
enfin créoit à son gré des Déesses & des Dieux ! C’est avec ces
matériaux si légers, si brillans, si propres à la Poësie, qu’Homère jeta les
fondemens de sa gloire, & qu’il composa ces Ouvrages immortels, dans
lesquels il déploya toute la grandeur & toute la beauté de son génie. Depuis
ce Poëte divin, quelle foule de grands hommes la Grèce n’a-t-elle pas
produits ? Poëtes, Orateurs, Historiens, Philosophes, tous trouvoient dans
leur langue abondante, énergique, harmonieuse & sonore, l’expression propre
à chaque Art & à chaque Science : elle exprimoit, elle animoit, elle
représentoit tout ; en un mot, elle étoit en tout genre le pinceau du
génie.
Il s’en faut bien que la langue Latine ait eu le même
avantage. Les foibles commencemens de la République Romaine ne permirent pas à
cette langue d’atteindre d’abord à la perfection. Il importoit, avant tout, aux
Romains d’affermir un Empire, qu’ils avoient conquis par les armes. L’austérité
de leurs premières mœurs n’admettoit ni jeux, ni spectacles publics ; &
leur langue se ressentit long-temps de cette austérité. Les intervalles de repos
que laissoit la victoire à ce peuple belliqueux, étoient employés à la culture
des terres ; & cette vie champêtre, si favorable à l’innocence & si
conforme à la sagesse, en tempérant les mœurs, fit perdre insensiblement à
ce peuple, une certaine férocité, inséparable du
tumulte des armes & de la fureur des combats. Les dépouilles des vaincus,
partagées entre les familles de l’Etat & le Trésor public, n’eurent pas
plutôt formé un patrimoine aux particuliers, & assuré un fonds à la
République, qu’il fallut des Loix. Les Romains eurent recours aux Grecs, qui
virent bientôt leurs Dieux avoir un culte & des autels dans Rome, leurs
Sciences & leurs Arts y jeter de profondes racines, leurs loix servir de
base aux loix Romaines, & le Sénat se former à l’imitation de l’Aréopage.
Rome néanmoins, uniquement occupée de sa gloire, n’emprunta des Grecs que ce qui
pouvoit contribuer
à son élévation & à son
agrandissement. Un gouvernement sage, une politique habile & profonde, une
suite non interrompue de victoires, des mœurs que le luxe n’avoit point encore
amollies ni corrompues, rendoient sans doute les Romains un peuple illustre
& redoutable ; mais c’est aux Arts & aux Sciences de la Grèce, dont
ils firent une étude suivie, qu’ils doivent la portion la plus estimable de leur
gloire, & celle que le temps respectera toujours.
Ils firent donc entrer, dans le plan de l’éducation de la
jeunesse, l’étude de la langue Grecque, & cette étude étoit la première de
toutes.
Cependant la fierté Romaine, en faisant l’aveu
de la nécessité d’apprendre le Grec, ne souffroit pas qu’on le parlât
publiquement. Il étoit juste que la langue Latine eût la préférence, puisqu’elle
étoit la langue de la nation. Cette préférence, loin de lui nuire, lui servit
beaucoup, par l’application que l’on mit à étudier les principes de l’une &
de l’autre langue à la fois. Cette étude n’étoit pas seulement celle de la
jeunesse, elle l’étoit encore de l’âge avancé. Caton en faisoit les délices de
sa vieillesse ; & Cicéron lui-même, le plus éloquent des Romains, eût
été peut-être moins admiré, moins digne de l’être, sans les leçons qu’il prit
des Rhéteurs & des Philosophes Grecs.
C’est ainsi que les Romains, non moins ingénieux, non moins
spirituels que les Grecs, les reconnoissoient cependant pour leurs maîtres. Ils
l’étoient en effet, par la longue habitude qu’ils avoient des sciences & des
Arts ; source de l’abondance & de la richesse de leur langue, dont nous
ignorons l’origine & l’accroissement, puisqu’elle étoit dans toute sa
perfection & dans toute sa beauté du temps d’Homére, le modèle de tous ceux
qui ont écrit après lui : on ne voit pas du moins qu’elle ait varié
depuis ; au lieu qu’on ne peut fixer l’époque de la perfection de la langue
Latine, qu’au siècle d’Auguste. Avant cette époque, elle avoit sans doute de la
force & de la majesté,
parce que c’étoient des
Républicains qui la parloient ; mais elle n’avoit pas cette douceur, cette
élégance, cette urbanité, qu’une Cour polie & voluptueuse sut y
répandre ; car les mœurs influent sur la langue, autant que le génie,
témoin l’Atticisme & le Laconisme : l’un étoit le fruit de tous les
Arts & de toutes les Sciences dont Athènes étoit l’asile ; l’autre
répondoit à la sévérité des mœurs de Lacédémone, où l’on ne cultivoit que les
vertus du plus austère patriotisme.
La langue Latine n’a donc pu se perfectionner que lentement,
& à mesure que le luxe adoucissoit les mœurs, & les corrompoit. Ce fut
la suite de la conquête de la Grèce par les
Romains. Alors la Tragédie & la Comédie abandonnèrent Athènes, & se
réfugièrent dans Rome, où elles reprirent un nouvel éclat. Les Poëtes Tragiques
& Comiques trouvèrent dans les Grecs des modèles admirables, & en
profitèrent. Nous ne pouvons guères juger de la Tragédie Latine, que sur les
pièces qui nous restent sous le nom de Séneque, bien inférieures en tout aux
Tragédies Grecques. La Comédie, au contraire, eut un sort plus heureux, & ne
démentit point son origine. Elle eut à la vérité ses différens âges tirés de la rudesse ou de la politesse des plumes qui la traitèrent,
comme le remarque le P. Brumoy
dans son Discours sur la
Comédie Grecque. Livius Andronicus, Nevius, Ennius même, étoient à l’égard des
Romains du siècle d’Auguste, ce que sont aujourd’hui pour nous les Jodelles
& les Garniers. Pacuvius, Cecilius & Accius, remplissent l’intervalle du
second âge jusqu’à Plaute. Le bel âge de la scène Comique Latine ne commença
qu’à ce Poëte, qui mérita les suffrages de son temps, malgré les défauts &
les irrégularités de ses pièces, par l’enjouement & le sel de la satire
qu’il sut y répandre, par la fertilité de son génie, par la simplicité de ses
sujets, par ses saillies plaisantes & par ses bons mots, qu’Horace cependant
ne
paroît pas approuver(*). Mais Térence, dont le style simple,
noble, élégant & poli, joint à la connoissance parfaite des mœurs, & à
la vérité frappante des caractères, fit dire à l’envie que Scipion & Lælius
avoient plus de part que lui à ses Comédies ; Térence, dis-je, en copiant
Ménandre, fut le premier qui donna le modèle de la bonne Comédie, & la fit
goûter. Cependant, quoiqu’il possédât seul le talent de faire passer dans
l’idiome Latin, toute la douceur de l’idiome Grec, il ne put pas en rendre toute
la richesse & toutes les
beautés. Virgile lui-même,
le seul Poëte digne de traduire Homère, éprouva les mêmes difficultés. Ces
difficultés proviennent, suivant Quintilien(*), de ce que la langue
Latine, peu riche & peu féconde, est obligée de se servir de métaphores
& de circonlocutions, pour exprimer beaucoup de choses qui n’ont point de
nom propre ; & dans celles, ajoute cet excellent Rhéteur, qui ont une
dénomination, la disette de la langue est si grande,
qu’elle ramène souvent les mêmes termes ; au lieu que les Grecs étoient
riches, non-seulement en mots, mais en idiomes tous différens les uns des
autres. Tels sont les défauts qu’on reprochoit à la langue Latine ; aussi
les Ecrivains, pour les éviter, se servoient-ils de termes Grecs(*) toutes les fois qu’ils
vouloient donner, à leur prose ou à leurs vers, plus de douceur &
d’harmonie. Ce n’étoit pas le seul avantage qu’ils en tiroient : ils
trouvoient encore chez les Grecs des modèles en tout genre, de sorte qu’écrire
& parler
attiquement, c’étoit écrire & parler
de la manière la plus pure. Atticè dicere, esse optimè dicere.
Or, si les Maîtres de l’éloquence, les Cicéron, les Hortensius, les
Quintilien ; si les plus grands Poëtes & les plus beaux génies de Rome,
Virgile & Horace, embellissoient leurs ouvrages, en imitant les Grecs,
pourquoi négligeons-nous si fort aujourd’hui ces mêmes modèles, toujours
également admirables ? Tant de chef-d’œuvres parvenus jusqu’à nous d’âge en
âge, & qui font depuis tant de siècles les délices & l’admiration des
gens de Lettres, vraiment dignes de ce nom, prouvent bien la supériorité des
Grecs & des Romains ; & si leurs langues sont devenues celles du
monde
savant, c’est moins encore par leur beauté, leur
richesse & leur énergie, que par le génie, le goût, le naturel & le
sublime, qui brillent dans les ouvrages immortels que ces grands hommes nous ont
laissés. Disons plus, ces deux langues ont été conservées de préférence à celles
de tant d’autres peuples contemporains, parce que la Providence, en permettant
qu’elles servissent de barrière contre l’ignorance, les avoit destinées en même
temps à transmettre les oracles des divines Ecritures, & à devenir l’une
& l’autre par ce moyen, la langue universelle de toutes les Nations
éclairées par la lumière de l’Evangile(*).
Les Auteurs Grecs furent connus des Gaulois, presque en même
temps que des Latins. Marseille, fondée par une Colonie de Phocéens sortis de
l’Ionie, ressentit la première l’heureuse influence des sciences & des arts.
Son Académie, tout-à-coup
célèbre, devint bientôt la
rivale de celle d’Athènes, & même rivale préférée. L’alliance des Romains
avec la République de Marseille, leur facilita la conquête des Gaules, qu’ils
méditèrent long-temps avant que de l’entreprendre. Ainsi les Gaulois n’ont connu
les ouvrages de l’Antiquité Latine, que sous la domination des Romains,
accoutumés à imposer aux vaincus la nécessité d’apprendre, de parler &
d’écrire la langue des vainqueurs ; car leur politique étoit d’étendre
l’usage de leur langue aussi loin que leurs conquêtes : politique négligée
par les Grecs, & à laquelle la langue Latine est redevable de la gloire
d’être constamment demeurée la langue vulgaire
de tous
les gens de Lettres ; tandis que la langue Grecque n’est aujourd’hui bien
connue que d’un petit nombre de Savans.
Quoi qu’il en soit, les Gaulois, en subissant la loi du
vainqueur, y trouvèrent un très-grand avantage. Instruits déjà, ils joignirent
de nouvelles connoissances à celles qu’ils avoient acquises. La langue Latine,
dans laquelle ils se perfectionnèrent, jusqu’à la parler avec l’élégance &
la pureté la plus grande, remplaça peu-à-peu l’idiome vulgaire, & leur
ouvrit le chemin des honneurs & des dignités. On les vit bientôt occuper les
premières places de la République, qui ne se donnoient qu’au
mérite, & qu’on ne peut en effet remplir dignement, que
lorsqu’on fait penser & parler assez bien, pour faire penser les autres.
L’étude des Belles-Lettres, cultivée de tout temps dans les
Gaules, étoit négligée, ou pour mieux dire, tout-à-fait ignorée des Romains. Les
Gaulois leur en inspirèrent le goût. Toute la Littérature se bornoit alors à la
Rhétorique & à la Poëtique. Les Romains, toujours sous les armes, accoutumés
à des exercices violens, ne connoissoient point ceux du paisible Lycée. Ils
étoient plus Soldats que Poëtes & Orateurs ; mais ils le devinrent par
la suite. Ils établirent des Ecoles publiques, où
ils
se plaisoient à venir entendre les leçons des Gaulois. On peut juger de la
célébrité de ces Ecoles, du mérite & de l’habileté des maîtres qui y
présidoient, par leurs disciples, au nombre desquels on trouve les noms
illustres de Cesar & de Cicéron. Temps heureux, où pour entrer dans les
charges, pour parvenir aux premières dignités & commander aux autres, il
falloit un mérite réel & des talens reconnus ! Il étoit donc de
l’intérêt des Gaulois d’étudier avec soin la langue Latine, puisque, sans cette
étude, leur éloquence leur devenoit inutile : d’ailleurs la nécessité leur
en faisoit une loi. Comment auroient-ils pu défendre dans les Tribunaux, dont
les Juges étoient
Romains, leur innocence ou leurs
droits attaqués ? Indépendamment de ce motif de nécessité, ils en avoient
un autre d’émulation ; ils étoient assurés, en possédant bien cette langue,
de devenir membres de la République, & par conséquent de pouvoir prétendre
aux charges les plus éminentes du gouvernement. Si les Gaulois n’eussent été
qu’un peuple ignorant & guerrier, une fois vaincus, ils eussent honteusement
langui sous la domination Romaine ; mais l’amour des sciences élevoit trop
leur ame, pour ne pas leur inspirer une noble émulation, & c’est par-là
qu’ils se firent respecter de leurs vainqueurs. Rome, toute guerrière encore,
& ne connoissant d’autre
gloire que celle des
armes, apprit ainsi des Gaulois, qu’il étoit une autre gloire plus digne du sage
& plus utile, celle des Lettres. Telle est la force de l’exemple, le génie
le saisit en maître. Les Romains profitèrent des instructions des Gaulois :
les Gaulois à leur tour perfectionnèrent leurs connoissances dans le commerce
établi entre eux & les Romains : l’ardeur pour les Lettres étoit
générale, & Rome & les Gaules pouvoient à l’envi se disputer l’avantage
de produire & de posséder dans leur sein le plus grand nombre d’hommes
illustres.
Ces beaux jours s’éclipsèrent à la chûte de l’Empire Romain.
Les
Gaules devinrent la proie d’hommes sauvages &
féroces, sortis des antres du Nord & des bois de la Germanie. Elles se
trouvèrent infestées de ces Barbares, qui, tour-à-tour, leur imposoient des
fers ; & les Francs furent les derniers qui s’en emparèrent pour
toujours. Peu sensibles aux charmes des Lettres, ces nouveaux Maîtres, après
avoir exterminé les hommes de leur temps, mutilèrent encore les générations à
venir, en brûlant les livres & détruisant les monumens qui auroient pu faire
revivre le goût & le génie. Les Gaulois, accablés sous le joug, ne
s’occupèrent plus qu’à le rendre moins dur, & à se procurer la subsistance.
Ainsi commença la décadence des
Lettres : l’esprit
de la nation Gauloise s’abâtardit insensiblement, & des siècles ont à peine
suffi pour réparer une perte si fatale aux Arts & aux Sciences.
Malgré les ténèbres de l’ignorance qui paroissoient se
répandre de plus en plus, malgré cette fureur grossière & barbare qui
sembloit devoir tout détruire, la Providence veilloit à la conservation des
précieux ouvrages de l’Antiquité, en inspirant à de pieux Solitaires le soin
d’en copier les originaux. Les sublimes productions des plus grands génies
d’Athènes & de Rome, trouvèrent un asile assuré dans les retraites de la
Religion ; & c’est de-là qu’elles ont
passé de
siècle en siècle jusqu’à nous. L’Eglise qui avoit adopté les langues Grecque
& Latine, les parla toujours ; & sans elle, l’ignorance eût
prévalu. Mais il falloit des hommes retirés du monde, consacrés à la retraite
par choix, à l’étude par goût, au travail par devoir, animés du même esprit
& du même zèle, vivant en commun sous un même régime, qui voulussent
employer les loisirs de leur solitude à la fastidieuse occupation de transcrire
sans cesse. C’est pour le bonheur des sciences & des lettres, que ces Corps
ont subsisté : jamais des Particuliers, dissipés par les affaires
domestiques, détournés par celles du dehors, n’auroient pu se livrer à un
travail si long & si
pénible ; & c’est un
des grands avantages qu’on ait tiré de ces laborieux & savans Solitaires,
qui, du fond de leur retraite, éclairoient le monde qu’ils avoient quitté.
Les Moines possédoient & conservoient tous ces
chef-d’œuvres de l’esprit humain, & en jouissoient autant que leur état
pouvoit le permettre, tandis que les Grands & toute la Nation croupissoient
dans la plus honteuse ignorance. Un jargon barbare succéda à la langue divine
des Homère & des Virgile, des Démosthène & des Cicéron. Comme celle-ci
ne conduisoit plus aux dignités & aux récompenses, elle fut entièrement
oubliée. Alors plus
d’émulation, plus d’empressement,
plus d’attrait pour les sciences. Chaque jour hâtoit leur ruine ; &,
s’il se trouvoit encore des hommes qui voulussent se distinguer par leur savoir,
entraînés par le mauvais goût, incapables de consulter les originaux, ils
abandonnoient ces guides sûrs, pour ne suivre que des abréviateurs infidèles.
Cette négligence, ou plutôt ce mépris pour les bons modèles, porta la corruption
du goût à un tel excès, qu’il sembloit que les ouvrages de l’Antiquité n’eussent
jamais existé, ou qu’ils dussent être pour toujours ensevelis dans la poussière
des Cloîtres.
On n’eut pas seulement à
alors la
perte des Arts & des Lettres, on eut à gémir encore sur l’oubli des Loix
& sur la ruine entière des mœurs ; suites inévitables de l’ignorance,
dont les ravages sont d’autant plus funestes, que, par-tout où elle règne, il
n’existe point de vertu, & qu’au contraire le vice y domine dans toute sa
force, sans frein & sans remords.
Quels que soient les avantages de l’homme sur tous les autres
Êtres de la nature, il a besoin que l’instruction développe les facultés de son
ame, féconde son esprit, touche son cœur, fixe ses idées morales &
physiques, lui démontre la nécessité d’obéir à la raison, lui apprenne à
connoître la justice, à se la rendre à lui même &
aux autres, en domptant ses passions & en évitant les actions nuisibles à la
société : de-là naîtra l’amour de la sagesse, fondé sur le sentiment
lumineux du vrai, du juste ; sentiment qui seul peut lui servir de guide
pour marcher constamment dans le sentier de la vertu, & le détourner de la
voie du vice. S’il n’est pas éclairé, de combien d’illusions & d’erreurs son
esprit brut ne sera-t-il pas offusqué ? Quels devoirs remplira-t-il, s’il
les ignore ? Et il les ignorera, s’il n’est conduit que par un instinct
aveugle. Pour qui aura-t-il de l’amour & de la reconnoissance, de
l’obéissance & du respect, si son cœur vide de sentiment
n’en connoît pas la nécessité & n’en sait pas même
apprécier la valeur ? Borné par sa nature à ses seuls appétits, semblable
aux animaux par ses besoins, qu’aura-t-il au-dessus d’eux, s’il n’a pas même la
honte de leur ressembler ? C’est-là pourtant l’état auquel voudroit nous
réduire un de ces Philosophes nouveaux, qui emploie toute son éloquence à
soutenir les plus étonnans paradoxes. Quoi ! parce que quelques hommes, se
disant sages, & qui ne sont qu’orgueilleux & hardis, abusent de leur
talent pour corrompre les esprits, & déraciner ces principes si nécessaires
à notre bonheur : qu’il est des vertus à pratiquer & des vices à
fuir ! Quoi ! parce qu’ils osent combattre la vérité
par des argumens puisés dans les sources impures du mensonge,
& qu’ennemis nés de la société ils se plaisent à jeter le trouble dans les
ames foibles, pour les abandonner ensuite au tourment affreux du doute ou du
désespoir ! Enfin parce qu’eux-mêmes, punis d’avance par les reproches
secrets de leur propre conscience, cachent en faux braves l’inquiétude qui les
dévore, & fiers de leurs vaines lumières, ne cherchent à les répandre que
pour éblouir & pour égarer les victimes qu’ils surprennent ; semblables
à ces feux trompeurs, dont la funeste clarté ne sert pendant la nuit, qu’à
augmenter la terreur de celui qui voyage, & à redoubler l’horreur de
l’obscurité ; il faudra
bannir de l’univers toute
vertu & toute vraie science, rompre tous les liens de la société, vivre
esclaves de l’ignorance & de nos passions, abjurer en un mot pour toujours
les droits sacrés de l’humanité ! Non, si la science est une arme fatale,
ce n’est qu’entre leurs mains. Elle ne nous est donnée que pour nous conduire,
& ne leur a servi que pour les égarer. Le goût de la vérité, l’amour de la
sagesse, voilà la vraie science de l’homme ; c’est d’elle que dépend notre
bonheur, la paix du cœur la suit, & l’ame du sage qu’elle gouverne, libre
& calme au milieu de la prison qu’elle habite, jouit déjà de l’immortalité
qui l’attend.
C’est au sein de l’ignorance, que naquirent les désordres qui
désolèrent toutes les conditions. Elle enfanta les premières erreurs qui
affligèrent l’Eglise, & tout concourut au progrès du mal. L’éducation, si
celle qu’on donnoit alors mérite d’être honorée de ce nom, consistoit à
apprendre à lire, encore n’étoient-ce que ceux qu’on destinoit à l’Etat
Ecclésiastique, qui la recevoient. On avoit entièrement oublié l’usage de la
langue Latine, & l’on ne parloit, on n’écrivoit plus qu’en langue Romance,
ou rustique ; c’est-à-dire, dans un idiome barbare, mêlé d’un Latin
corrompu. Aussi quels écrits vit-on éclore ? Comme le goût tient
à la vérité, & qu’il étoit perdu depuis long-temps, le
faux prit la place du vrai. L’Histoire travestie perdit son exactitude & sa
sévérité ; les Romans, digne nourriture des esprits vides &
inappliqués, pleins d’un merveilleux absurde, firent les délices d’une imbécille
oisiveté. Le succès de ce nouveau genre d’écrits, dont la durée fut longue, n’a
rien qui doive étonner. Quoique l’homme soit né pour connoître & pour aimer
la vérité ; l’erreur, l’illusion & le mensonge assiégent son berceau.
Comment les en écarter, si ce n’est par l’instruction ? Quiconque est sans
principes, est nécessairement sans goût, sans sagesse & sans vertu. Séduit
par ses sens, il s’abandonne à la
pente la plus facile,
& c’est celle du vice. Envain portons-nous en nous-mêmes le germe des plus
belles qualités, il faut le féconder ; la raison veut être éclairée, &
si le nom sacré de la vérité n’a jamais frappé notre oreille & pénétré
jusqu’à notre ame, tout ce qui nous environne a droit de nous séduire & de
nous tromper. L’éducation est notre sauve-garde & peut seule nous garantir
de ce danger : or elle manquoit dans ces temps barbares ; il n’est
donc pas surprenant que les fables & les contes les plus absurdes aient été
préférés à la vérité, l’ignorance y conduisoit, le supposoit, l’exigeoit ;
au lieu que chez les Grecs & les Romains, les Fables, ou plutôt les
Apologues
moraux, étoient le fruit d’une imagination
brillante, de la politesse & de l’érudition, comme l’ont judicieusement
remarqué les Auteurs de l’Histoire Littéraire de la France(*).
Ce n’est pas néanmoins que quelques Princes n’aient tenté de
favoriser les Lettres ; mais les obstacles qu’ils avoient à vaincre, se
renouvelant sans cesse, rendirent leurs efforts inutiles. L’ignorance avoit jeté
de trop profondes racines, pour pouvoir facilement arrêter ses progrès.
La Poésie est peut-être le seul Art auquel nous soyons
redevables de la conservation des Lettres. On ne la
cultive pas sans un peu de goût & de génie. Quelque ignorant ou malheureux
que soit un peuple, il chante même ses malheurs ; & c’est à l’aide de
la Poësie qu’il charme ses ennuis, calme ses inquiétudes, oublie sa misère,
célèbre ses plaisirs, & rend hommage à la Divinité. Le Poëte alors choisit
un langage moins vulgaire pour s’exprimer, & ce langage imparfait &
grossier s’épure & s’adoucit insensiblement, sur-tout quand c’est un homme
de génie qui l’emploie. Si d’un côté les Romans nuisirent à l’Histoire, de
l’autre ils furent favorables à la Poësie, étant presque tous écrits en vers. Ce
goût pour la poësie est naturel aux François :
on
a même remarqué que le moindre évènement, sérieux ou comique, étoit toujours le
sujet d’une Chanson ; & c’est de-là qu’est né le Vaudeville.
Les Tournois
(*), cette espèce de jeux
militaires, presqu’aussi meurtriers que la guerre, qui tiroient leur origine de
l’ancienne Chevalerie, contribuèrent également à faire fleurir le règne de la
Poësie. Le sang qu’on y répandoit en éloigna d’abord les femmes : mais
lorsque ce sexe, sensible à la gloire autant qu’à la galanterie, fait pour
n’éprouver & n’inspirer que de douces émotions,
eût
surmonté sa répugnance, il accourut en foule à ces spectacles ; l’honneur
& l’amour devinrent l’ame de ces combats. Les Chevaliers, armés par les
Dames, parés de leurs dons, animés par leur présence, faisoient des prodiges de
valeur & d’adresse. On leur disoit avant la joûte :
Le Tournoi fini, ils se présentoient, couverts d’une glorieuse poussière, pour
recevoir de la Beauté, souveraine de ces jeux solennels, le prix de leur
victoire. Leurs hauts faits d’armes devenoient bientôt le sujet des
conversations publiques &
particulières, &
l’objet des poëmes & des chansons que chantoient les Dames & les
Demoiselles, accompagnées du son des instrumens. Ces jeux, devenus les
spectacles les plus intéressans de la nation, se célébroient avec autant
d’appareil, que de magnificence. Ils étoient annoncés par des Héraults :
les Chevaliers s’y préparoient long-temps d’avance, & il falloit être sans
reproche pour y être admis. Le concours de la noblesse de tous les pays du
monde, & de la plus belle jeunesse, composoit la plus nombreuse & la
plus brillante assemblée. La beauté des Dames, l’éclat & la richesse de
leurs atours & de leurs habillemens, (dont elles se dépouilloient
quelquefois pour en revêtir
les Chevaliers), la valeur
& le nom des Héros, tout devoit animer la Poësie, & l’inviter à joindre
ses chants aux acclamations publiques. Mais si la Poësie y trouva tant
d’avantages, les mœurs y gagnèrent aussi (du moins tant qu’on observa
rigoureusement les loix de la Chevalerie) par l’extrême attention qu’apporta la
jeune Noblesse, à ne rien faire qui pût ternir sa gloire, & lui fermer
l’entrée de la barrière.
Cet attrait pour la Poësie réveilla l’indolence des
Provençaux, plongés, comme tous les autres peuples de la Gaule, dans la plus
profonde ignorance. Les Trouvers ou Troubadours (les premiers Poëtes que
la
Provence ait produits) après avoir composé leurs Poëmes, alloient de ville en
ville, où ils étoient reçus chez les plus grands Seigneurs, les réciter ou les
chanter, accompagnés de leurs Ménestrels ou Jongleurs. Cette vie errante, qui ressembloit assez à celle des
anciens Poëtes Grecs, n’avoit rien de deshonorant ; mais elle prouve que de
tout temps, les favoris des Muses n’ont jamais été ceux de la fortune. Par-tout
où passoient les Troubadours, ils étoient défrayés, & on les payoit en armes, habits ou chevaux
(*), &
même en argent. Les personnes de la plus haute naissance, les Princes
mêmes, ne dédaignoient pas d’embrasser cette profession, qui,
ayant commencé vers le milieu du onzième siècle, prolongea sa
durée jusques vers le milieu du treizième. L’amour & la galanterie étoient
presque toujours la base de leurs Contes ou de leurs Chansons, & souvent les
faveurs des Dames étoient la récompense de leurs chants. Quelle imagination ne
se seroit pas enflammée à ce prix ? Mais aussi ce n’étoit qu’aux bons
Poëtes qu’il étoit permis d’y prétendre. Dans ces temps de loyauté, l’esprit
avoit autant d’empire sur le sexe, que les richesses, la bonne mine &
l’éclat d’un grand nom, en ont aujourd’hui. Il faut l’avouer, si l’envie de
plaire aux femmes, donne presque toujours atteinte à l’innocence des mœurs, elle
inspire
du moins la politesse & l’urbanité. La
différence de ces siècles au nôtre, c’est que la fidélité, la franchise & la
discrétion étoient le partage des amans, & que depuis, ces vertus ont
disparu, & même cédé la place aux vices opposés.
L’exemple des Troubadours s’étendit jusques dans les Provinces
les plus éloignées. Ils ont la gloire d’avoir inspiré les Muses d’Italie :
ils apprirent à Pétrarque à chanter la belle Laure, & nous leur sommes
redevables de la régularité de la rime inconnue avant eux. Mais quand on jette
les yeux sur leurs productions, on ne sauroit s’empêcher d’y remarquer
l’empreinte profonde de
l’ignorance. On est dévoré
d’ennui, avant que de trouver dans ces sortes de Poësies, quelques endroits
passables. On y rencontre pourtant quelquefois de ces heureux élans de l’ame, de
ces expressions naïves du sentiment, que l’esprit tenteroit en vain
d’imiter : comment ne leur seroit-il pas échappé de ces expressions
heureuses, ils avoient la nature & l’amour pour maîtres !
On se lasse à la fin de suivre les mêmes traces. Les
Troubadours, d’abord unis entre-eux, se partagèrent. Les uns continuèrent à
chanter leurs vers & à les accompagner de la harpe ou de la vielle ;
les autres se mirent à composer des espèces de
scènes
en Dialogues, qu’ils jouoient eux-mêmes. Ces Dialogues étoient, ou des satyres,
dans lesquelles ils reprenoient avec la plus grande liberté les vices du
temps ; (il est aisé de croire qu’alors la profession de Troubadour ne
servoit plus à enrichir ;) ou des récits de quelques hauts faits, & des
louanges adressées aux Dames & aux Seigneurs devant lesquels ils étoient
déclamés. De-là on les nomma Comiques ou Comédiens ; &, à proprement parler, telle est la naissance de
la Tragédie & de la Comédie parmi nous. Enfin le règne des Troubadours
passa. Ils s’avilirent de façon, & se livrèrent à une telle licence, que les
derniers qui portèrent ce nom,
craints & méprisés,
furent chassés honteusement.
Les siècles s’écouloient, & l’ignorance régnoit toujours.
Les Troubadours, les Jongleurs, les Mimes & Pantomimes, ainsi que les
Farceurs, ayant été proscrits, on leur substitua un nouveau genre de spectacle,
digne de la grossière simplicité de ces temps-là. Les traces de la savante
Antiquité étoient tellement effacées, qu’on n’en avoit pas même conservé la plus
légère idée. Quels sujets pouvoit-on choisir, pour amuser l’oisiveté des Grands,
& délasser le Peuple de ses travaux ? Au défaut des sources profanes,
la Religion servit les Poëtes. Leur choix étoit
d’autant plus naturel, que l’Eglise condamnoit les spectacles, & qu’elle
avoit, long-temps auparavant, blâmé, prohibé les Tournois, ainsi que les Farces,
tant à cause du sang humain qu’on répandoit dans les uns, que de la trop grande
licence qui régnoit dans les autres. On joua donc les Mystères, les Actes des
Martyrs & des Saints. La dévotion inspiroit les Auteurs, animoit les
Acteurs. Ces pièces étoient partagées en plusieurs journées, & les
Représentans qui y faisoient les personnages, étoient souvent des gens
distingués, & même des Ecclésiastiques(*).
Nous jugeons aujourd’hui, peut-être avec un peu trop de
sévérité & de dédain, ces sortes de spectacles : le mélange indécent
des plus grossières bouffonneries avec les choses les plus sacrées, a sans doute
de quoi révolter. Mais si les Auteurs n’avoient
d’autre
dessein que de toucher & d’attendrir, si les spectateurs étoient en effet
touchés, attendris jusqu’aux larmes, si quelques-uns même d’entr’eux revenoient
de ce spectacle avec la résolution de changer leurs mœurs, pouvons-nous, sans
injustice, les accuser les uns & les autres de profanation &
d’impiété ? En quoi sont-ils donc blâmables ? Abstraction faite des
sujets qu’ils choisissoient, & qui doivent être l’objet, plutôt de nos
méditations & de notre respect, que de notre amusement, ils saisissoient le
vrai but de la Tragédie, qui est de toucher, d’émouvoir & d’intéresser. Ce
seroit avec bien plus de raison qu’ils nous blâmeroient, s’ils pouvoient revenir
aujourd’hui & assister
à nos pièces de
théâtre : avec quel étonnement, quelle indignation même, entendroient-ils
les applaudissemens donnés aux tirades impies, scandaleuses & déplacées de
nos Tragédies ! Ils frémiroient à ces maximes hardies qui attaquent
également & le Trône & l’Autel. Quel jugement porteroient-ils des
Auteurs & des spectateurs ? Nos spectacles seroient donc, avec plus de
fondement pour eux, un sujet de scandale, que leurs jeux ne le doivent être pour
nous. Au reste, en ne considérant les choses que du côté de l’Art, la naissance
de la Tragédie chez nos Ayeux, fut la même que chez les Grecs. Les uns & les
autres ont puisé leurs premiers sujets de Tragédies dans les sources
sacrées de la Religion, avec cette différence, que les
Mystères respectables de la nôtre ne laissent à l’imagination aucune liberté,
tandis que les Grecs pouvoient à leur gré parler de leurs Divinités, embellir
leurs fables, & donner l’essor à leur génie. Tel a toujours été le caractère
distinctif du mensonge, il est susceptible de toutes les altérations possibles,
au lieu que la vérité est inaltérable. Aujourd’hui que l’art est perfectionné,
nous avons le même avantage que les Grecs. La Fable & l’Histoire nous
fournissent des sujets, & l’Art seroit encore dans l’enfance, sans les
ressources qu’elles nous ont procurées.
Tout informes, tout grossiers
qu’étoient les spectacles dans ces temps barbares, on sait avec quel
empressement les Grands & le Peuple s’y rendoient en foule. Doit-on en être
étonné ? C’étoit le seul délassement qu’ils eussent, ils ne pouvoient en
avoir d’autres. La simplicité des mœurs, une dévotion peu éclairée, les objets
de notre vénération mis en action sous les yeux, tout concouroit à porter dans
l’ame la plus vive impression & le plus grand intérêt. Aujourd’hui la
lecture de ces sortes de pièces n’est pas supportable, non pas tant à cause de
la rudesse de l’ancien langage ; mais parce qu’on n’y trouve ni sel, ni
génie, ni beautés, & que le mauvais goût & la grossiéreté des images,
sont, de tous les
défauts, ceux qui rebutent le
plus.
Quand on réfléchit sur la nature de l’esprit humain, qu’il est
aisé d’humilier son orgueil, & de le réduire à ses justes dimensions !
Privé de toute instruction, il est nul. L’éclair qui l’annonce, les idées qu’il
conçoit, les pensées qui l’agitent ou qu’il produit, le jugement qui le
conseille, le goût qui le guide, l’imagination qui l’embellit en agrandissant
tous les objets intellectuels ou sensibles, la mémoire, ce miroir utile &
officieux, qui les lui rappelle à son gré ; toutes ces admirables qualités
ne sont-elles pas relatives au plus ou moins d’instruction, & par conséquent
bornées au produit de
l’éducation ? Que sont-elles
donc par leur nature, & que deviennent-elles en effet, quand elles sont
enveloppées des voiles épais de l’ignorance ? Fiers de la vaine parure
d’une fausse Philosophie, nous regardons avec mépris ces siècles peu éclairés.
Mais n’avons-nous pas à craindre, malgré de si grandes lumières acquises depuis,
d’éprouver un jour le même sort ? Ces spectacles, qui nous paroissent avec
raison si ridicules & si contraires au goût, n’étoient pas tels aux yeux de
nos Ancêtres. Aussi les Mystères furent-ils représentés
pendant plus de cent cinquante ans de suite. Les Moralités
& les Farces ou Sotties eurent-leur
tour. La moralité n’étoit autre chose qu’un Dialogue, où les
Interlocuteurs représentoient, tantôt des personnages
illustres & vertueux, vrais ou feints, dont les actions ne pouvoient
qu’inspirer les bonnes mœurs ; tantôt c’étoit une simple Allégorie, servant
également à l’instruction des spectateurs. La Farce ou Sottie étoit livrée au contraire à la licence la plus
dissolue ; les actions & les paroles les plus obscènes y étoient
admises, exemple frappant du rapport qu’ont entr’eux les mauvaises mœurs &
le mauvais goût !
On ne peut retenir sa surprise, en parcourant cet intervalle
immense de plus de douze siècles, de ce qu’ils n’offrent pas, du moins de temps
en temps, quelque rayon de lumière. Si
par hasard on en
apperçoit, il est si foible, qu’il ne peut percer la profonde obscurité qui les
couvre. Le jour qui devoit la dissiper étoit loin encore, lorsque l’Art de
l’Imprimerie fut inventé.
Cet Art par excellence, qui peut seul, d’âge en âge,
transmettre tous les autres Arts à la postérité la plus reculée, & qui,
dépositaire des pensées, des opinions & des sentimens divers des hommes,
fixe invariablement l’esprit de tous les siècles, ressuscita les Lettres, en
tirant de l’oubli, & répandant de tous côtés les restes précieux de
l’Antiquité. C’est par lui qu’ils reçurent une nouvelle vie : ses progrès
réparèrent avec
rapidité les pertes des siècles
précédens, & les bons Auteurs, multipliés par l’impression, trouvèrent
bientôt une foule de lecteurs, en état de les entendre & de les lire avec
fruit. Chaque moment qui s’écouloit depuis la découverte de l’Imprimerie, hâtoit
celui qui devoit opérer la révolution favorable aux Arts & aux
Sciences ; mais il étoit réservé à François I de
les faire renaître. Il fut le Dieu tutélaire des Savans, qu’il aima, qu’il
encouragea, & qu’il protégea toujours. Après plus de douze cens ans écoulés
& perdus dans l’ignorance, on ouvrit enfin les yeux, & l’on sortit de la
plus honteuse léthargie. Cette aurore du bon goût, qui brilla d’abord sur les
heureuses
contrées de l’Italie, où régnoient les
Médicis, répandit bientôt sa lumière sur toute l’Europe ; &, pour
parler le langage du Président Hénault, ce fut deux fois le sort de la Grèce
d’instruire & d’embellir l’Occident.
On reprit donc l’étude des Anciens, l’amour des Sciences se
ralluma, tous les genres de Littérature furent également cultivés. Le génie
sentit ses forces & les essaya ; l’esprit, auparavant aride &
paresseux, tenta d’heureux efforts ; & l’imagination ; plus sage
& mieux réglée, n’en devint que plus brillante & plus solide. Un
changement si subit fut l’ouvrage de la protection du Prince ; mais la
promptitude inexprimable avec laquelle il
s’opéra, fut
la suite de l’ardeur que l’on mit à étudier les Anciens. On se les rendit
bientôt assez familiers, pour oser les faire passer, soit Grecs, soit Latins,
dans notre langue, toute barbare qu’elle étoit encore. Quelque imparfaites que
fussent ces Traductions, elles donnoient du moins une idée de l’Antiquité, &
inspiroient le desir de connoître les originaux & de les consulter. Les
Grands alors, loin de rougir d’ajouter à leurs titres celui de Savans, étoient
de tous les gens de Lettres les plus instruits ; ils le seroient encore
aujourd’hui, s’ils vouloient se persuader, que l’éclat d’un beau nom ne suffit
pas pour acquérir une véritable considération ; que destinés par leur
naissance à
former la Cour des Rois, ils sont faits
aussi pour entrer dans leurs Conseils ; que là, autant leurs talens &
leur mérite sont utiles au Prince, à l’Etat, aux Peuples, autant leur ignorance
est préjudiciable au bien public ; enfin, que plus ils sont élevés
au-dessus des autres hommes, plus ils doivent s’efforcer de mériter de l’être,
& faire cesser ce murmure jaloux, qui réclame sans cesse les droits de
l’égalité, & ceux du mérite négligé, contre les caprices d’une aveugle
fortune.
A mesure que la carrière des sciences s’étendoit, la nature se
hâtoit de former des hommes dignes de la parcourir : l’éloquence devenoit
plus
mâle & plus pure ; une critique plus
éclairée, discutant les faits, rétablissoit l’Histoire dans son ancienne
splendeur ; la Poësie s’embellissoit des larcins qu’elle faisoit aux Muses
Grecques & Latines ; & les Arts commençoient à briller sous une
forme plus élégante & plus belle.
Cependant la langue Françoise ne triomphoit point encore de sa
rudesse & de sa grossiéreté. Dénuée qu’elle étoit de graces, d’élégance
& de précision, les Ecrivains n’osoient s’en servir, sur-tout pour les
ouvrages dont les sujets nobles, utiles & intéressans, demandoient à être
présentés avec grandeur, & traités avec soin. Si elle se fût perfectionnée
tout-à-coup, peut-être alors auroit-elle nui à
l’étude des langues d’Athènes & de Rome. Ses défauts au contraire engagèrent
les Savans à s’appliquer avec encore plus d’ardeur à cette étude importante.
Aussi les ouvrages les plus estimés qui nous soient restés de ces temps-là
sont-ils écrits dans l’une de ces deux langues ; preuve évidente que les
Ecrivains ne pouvoient s’exprimer dans la leur. Une autre raison décisive pour
faire usage de ces langues anciennes, c’est qu’il falloit s’instruire, &
qu’il n’existoit aucun ouvrage en François, dont il fût possible de tirer la
moindre utilité. Il étoit donc nécessaire de recourir aux véritables sources du
goût & du génie. Notre langue devoit à la
fin
s’épurer, mais c’étoit l’affaire du temps ; il falloit commencer par
éclairer l’esprit, parce que l’art de s’exprimer n’a jamais précédé, mais a
toujours suivi l’art de penser. Ce n’est pas que quelques Auteurs ne
cherchassent les moyens d’enrichir la langue Françoise, & de lui donner une
certaine harmonie ; mais ce n’étoit encore qu’un mélange barbare de mots
Grecs ou Latins, qu’on tâchoit de naturaliser. Ces efforts ne furent pas
tout-à-fait inutiles ; ils accoutumèrent du moins à une sorte de cadence
& de mesure dans le style, dont il étoit auparavant entièrement dépourvu.
Ajoutons, que la simplicité des mœurs ne contribua pas peu à la lenteur des
progrès de la langue.
La lumière croissoit toujours, & répandoit un nouvel éclat
sur la République des Lettres, lorsque Jodelle(*), sentant tout
le ridicule de la représentation des Mystères, des Moralités, des Farces &
des Sotties, imagina de composer des Tragédies & des Comédies d’après celles
de l’Antiquité. Son exemple fut suivi par ses successeurs. On n’invoqua plus que
les noms des Eschyle, des Sophocle & des Euripide ; les pieuses &
ridicules Moralités & les indécentes Sotties furent bannies du
théâtre ; la Scène Tragique s’ennoblit ; la Scène Comique renversa ses
tréteaux, rompit ses masques, &
lança ses traits
avec plus de décence ; une foule de Poëtes de tout rang & de tous états
faisoient l’ornement du Parnasse François(*), & le Monarque même ne dédaignoit pas d’y
monter avec eux.
Tandis queles Muses faisoient retentir au loin leurs concerts,
les Loix fleurissoient, reprenoient une nouvelle vigueur, & trouvoient des
interprètes fidèles & savans. La sphère des idées s’agrandissoit de jour en
jour ; les connoissances se multiplioient ; les progrès de l’esprit
humain devenoient de plus en plus sensibles ; la Nature mieux connue, plus
exactement observée, offroit un vaste champ aux
méditations du Philosophe ; chaque art, & chaque science étoient mieux
employés, plus approfondis ; on jugeoit plus méthodiquement & sur des
principes ; le raisonnement acquéroit plus de force & de
solidité ; mais le goût manquoit encore.
Le goût, ce sentiment exquis de l’ame, ce tact si délicat
& si prompt, que la nature accorde quelquefois sans efforts, qu’elle refuse
également à son gré, & qu’on n’acquiert pas toujours, même par l’étude la
plus opiniâtre, pouvoit bien en effet être négligé par des hommes plus occupés à
jouir, qu’à penser aux moyens de joindre l’agréable à l’utile. Voisins
encore de la barbarie, & rougissant pour leurs
Ayeux, ils se hâtoient d’entasser richesses sur richesses, & de les
prodiguer. C’étoit même une affaire d’amour-propre & de vanité, qui tournoit
entièrement au profit des Sciences & des Lettres, par l’émulation qu’elle
inspiroit. On cherchoit moins en effet à briller par les finesses de l’Art, que
par un prodigieux étalage d’érudition. On citoit à tout propos les Auteurs Grecs
ou Latins. Cette affectation nuisoit sans doute à l’Eloquence, & nous
blâmons avec raison ce défaut de goût ; mais convenons qu’alors, la plus
grande partie des auditeurs ou des lecteurs, n’avoit pas besoin
d’interprète : à peine au contraire, trouveroit-on aujourd’hui
dans une assemblée nombreuse, quelques personnes assez
instruites, pour pouvoir s’en passer. Malheureusement nous avons réformé l’abus
par un abus plus grand, en perdant entièrement l’usage des langues savantes.
Quoi qu’il en soit, la langue Françoise surmontoit, lentement
à la vérité, les obstacles qui retardoient ses progrès. Elle acquéroit
insensiblement plus de nombre & plus d’harmonie ; on étoit plus sévère
sur le choix des mots ; l’éloquence étaloit des charmes inconnus
jusqu’alors ; mais c’étoit aux dépens de la noble simplicité. On employoit,
pour exprimer les choses les plus communes,
des termes
ampoulés, on prodiguoit les métaphores & les comparaisons les plus
outrées ; &, comme l’oreille étoit flattée, on ne s’appercevoit pas de
ces défauts ; on faisoit plus, on les admiroit. Tandis que la Prose se
chargeoit ainsi d’ornemens confus & déplacés, la Poësie se paroit de graces
naturelles & prenoit un vol sublime. Malherbe enfin
toucha sa lyre ; ses accords réguliers, ses chants, pleins d’une harmonie
nouvelle, triomphèrent de la dureté de la langue, & n’en firent sentir que
la douceur & les beautés.
Les tempsoù le goût devoit naître étoient arrivés. Tout
annonçoit l’époque la plus brillante de la
Littérature.
La génération qui l’avoit précédée étoit enfin parvenue à détruire l’ignorance
& la barbarie : elle avoit vaincu toutes les difficultés, surmonté tous
les obstacles, & contente de la gloire qu’elle avoit acquise au prix de tant
de travaux & de peines, elle laissoit à la génération suivante le plaisir
& le soin de recueillir le fruit de ses veilles. En effet, quelles
obligations n’avons-nous pas à tant d’illustres Savans, dont les recherches,
aussi laborieuses qu’utiles, ont fait revivre les ouvrages de l’Antiquité, en
ont éclairci ou rétabli les textes, & nous ont mis à portée d’en
profiter ? Sans les efforts de ces hommes courageux & vraiment doctes,
que nous estimons trop peu aujourd’hui,
parce que nous
croyons n’en avoir plus besoin, nous serions peut-être encore plongés dans
l’ignorance, ou du moins nos progrès auroient été beaucoup plus lents. L’amour
qu’ils avoient inspiré pour l’étude des Anciens, demeura dans toute sa
vigueur ; mais il étoit bien plus aisé de suivre & d’embellir la route
qu’ils avoient tracée, que de l’ouvrir & de la frayer.
Il ne s’agissoit plus que d’épurer le goût, & de réfléchir
sur les beautés qu’offrent en foule les modèles de l’Antiquité. Ce n’est pas
qu’ils n’eussent déjà servi de guides à plusieurs Ecrivains, mais c’étoit sans
discernement & sans choix. Ces
Ecrivains luttoient
contre le mauvais goût de leur siècle ; & si, malgré leurs efforts, la
victoire leur est échappée, ils ont du moins la gloire d’avoir combattu les
premiers, & nous devons leur savoir gré de l’exemple qu’ils nous ont donné.
Si Jodelle n’eût pas tenté de substituer aux ridicules spectacles de son temps
des spectacles plus réguliers, il est presque certain que les Mystères, les
Moralités & les Sotties auroient peut-être fait, pendant des siècles encore,
l’amusement d’un peuple toujours également ignorant. Il avoit cependant à
détruire, comme le remarque l’auteur des Recherches sur les Théâtres, une
prévention d’autant plus difficile à vaincre, qu’elle étoit fondée sur
l’ignorance & sur
une longue habitude. Jodelle ne
fut point effrayé de l’obstacle : son génie & ses talens le servirent
également bien. Sa hardiesse eut heureusement des imitateurs, qui, à leur tour,
en ont eu, d’âge en âge, jusqu’à nous.
Le Cardinal de Richelieu, Ministre dont les vastes desseins ne
tendoient qu’à élever sur les fondemens les plus solides la gloire de son Maître
& de la Monarchie, fut le premier qui sentit la nécessité de s’occuper
particulièrement du soin de polir la langue Françoise & de la
perfectionner ; passionnée pour tout ce qui pouvoit contribuer à l’utilité
de l’Etat, peut-être entra-t-il autant de politique, que d’amour pour les
Lettres, dans l’établissement qu’il forma en leur
faveur. Un Royaume, quelque riche & puissant qu’il soit, quelque supériorité
qu’il ait sur ses voisins par la politique & par les armes, est loin encore
de la véritable puissance, s’il n’est pas également supérieur par les lumières.
L’homme ne peut qu’autant qu’il sait : la Nation la plus instruite doit
bientôt être la plus puissante ; la France l’étoit dès lors, & n’avoit
plus qu’un pas à faire, pour être la rivale d’Athènes & de Rome.
Richelieu, en formant l’Académie Françoise, anima par son
exemple & par ses bienfaits les membres dont il la composa. Occupé des plus
vastes projets au milieu de l’administration la
plus orageuse, chargé seul de tout le poids des affaires, sans cesse en butte au
ressentiment des Grands qu’il avoit abaissés, impatiemment supporté par son
Maître, il trouvoit encore des momens à donner aux Muses. Mais quelque attention
qu’il eût, de n’admettre dans son établissement que des hommes d’un mérite rare,
ils ne pouvoient avoir que celui de leur siècle. On n’étoit encore que savant,
& l’on ne connoissoit ni l’art de l’Orateur, ni la manière d’écrire avec
goût, ni le goût même.
Cependant la langue Françoise acquit sous ces nouveaux
maîtres,
plus de douceur & d’harmonie. Les Auteurs
qui travailloient alors pour le Théâtre, étoient plus féconds, qu’élégans &
corrects. On commençoit, il est vrai, à observer les règles Dramatiques, à
dessiner mieux un plan, à soutenir davantage les caractères ; mais on
ignoroit l’art de joindre
(*)
à ces mêmes règles la majesté de la Tragédie, la noblesse des
caractères & la force de la versification.
Corneille parut : la langue Françoise étoit avant lui
dénuée de graces & de force, il la rendit sublime. Son essai(**), quoiqu’imparfait, étonna. On vit éclore un art
nouveau. Ce
grand homme, rempli d’Aristote &
d’Horace, tira de son génie créateur, & puisa dans l’élévation de son ame,
toutes les beautés mâles dont brillent ses ouvrages. Le Cid acheva d’éclipser
pour toujours la gloire de ses rivaux ; Richelieu même en fut jaloux, &
lui suscita des critiques qui ne servirent qu’à relever davantage l’excellence
de cette pièce. Pour juger des motifs de cette jalousie, il suffit de dire que
le Cardinal de Richelieu se glorifia d’être Auteur, & malheureusement il
n’en avoit que l’amour-propre, & non le talent. La nature l’avoit d’ailleurs
trop bien doté, pour qu’il eût à se plaindre de ne pouvoir joindre à sa couronne
le stérile & vain laurier d’Apollon. Il eut
pourtant la foiblesse de le desirer, & c’est de lui que nous vient cet
usage, si commun & si nécessaire aujourd’hui, de s’assurer du suffrage d’un
grand nombre de spectateurs complaisans pour applaudir(*). Usage perfide,
qui
suspend un moment la chûte d’un emauvaise pièce, pour la rendre ensuite plus
certaine & plus éclatante.
L’injustice du Ministre envers Corneille étoit trop peu fondée
pour durer toujours. Richelieu céda enfin à l’Auteur du Cid la palme qu’il avoit
osé lui disputer. Corneille continua de parcourir en maître la carrière qu’il
avoit ouverte, & de marcher
à pas de Géant au
temple de l’immortalité. Il emprunta peu des Grecs ; la simplicité de
Sophocle & d’Euripide ne cadroit point avec une ame aussi forte que la
sienne. Il imita quelquefois Sénèque, & toujours le surpassa. Les Discours
qu’il a joints à ses pièces de Théâtre renferment une Poëtique admirable, que
nos jeunes Auteurs devroient bien consulter, non-seulement pour y prendre des
instructions sur l’Art Dramatique, mais des leçons de modestie sur la véritable
estime qu’on doit avoir de soi-même. Il semble au contraire qu’ils veuillent
diminuer la gloire de Corneille ; & loin de le respecter comme leur
maître, & de l’imiter comme leur modèle ; loin d’étudier
leur art dans ses chef-d’œuvres & dans ses excellens
discours, ils osent lui trouver des défauts, que souvent il n’a pas, & lui
disputer même le génie de l’invention. Ne diroit-on pas qu’il est au milieu
d’eux, comme étoit autrefois Sully au milieu des jeunes Courtisans de la Cour de
Louis XIII ?
Ces premiers beaux jours de la Littérature furent suivis de
jours plus sereins & plus brillans encore. Les Lettres, sous le règne de Louis XIV, parvinrent au plus haut degré de splendeur,
& la nature parut prendre plaisir à s’épuiser, pour rendre le siècle de ce
Monarque un des plus célèbres de l’Histoire.
Aux troubles intestins de l’Etat, aux factions les plus
puissantes & les plus dangereuses, à la commotion universelle de la chose
publique, aux tentatives indiscrètes & criminelles de l’indépendance, en un
mot à la fermentation générale des esprits, succéda le calme le plus heureux. Le
Monarque jeta des regards bienfaisans sur les Arts & sur les Sciences ;
& comme ils devoient tous concourir à sa gloire, le génie commença d’abord
par perfectionner la langue destinée à transmettre à la postérité les merveilles
de son règne.
Des hommes que l’amour de la retraite avoit réunis,
cultivoient en paix les Lettres au sein de la solitude
& de la piété. Ils formoient entre eux une société de Savans, où régnoit
le goût de la bonne Littérature & de la saine Philosophie. Occupés également
de l’étude des Ecrivains Sacrés & Profanes, ils édifioient à la fois le
monde & l’éclairoient. Ce sont eux, qui par leurs Ecrits ont fixé les
premiers la langue Françoise, & l’ont soumise à des règles invariables.
Celui de leurs ouvrages, auquel on attribue sur-tout la fixation de la langue,
sont ces Lettres immortelles que le génie dicta, & qu’Athènes auroit
avouées. On voit par l’exemple de ces Solitaires, combien la retraite est
favorable pour pénétrer dans le sanctuaire des Muses, & que c’est en
méditant dans le silence les
oracles du goût, qu’on
parvient à les imiter, & à les égaler.
C’est ainsi que les hommes éloquens, que le siècle de Louis XIV a vu naître, ont acquis l’immortalité. Le
bel-esprit étoit encore ignoré, ou ; s’il osoit se montrer, ce n’étoit que
dans des Ecrits de pur amusement, sans prétendre aucun rang dans la République
des Lettres. Les Orateurs montoient à la Tribune doués de toutes les
connoissances & de tous les talens nécessaires à leur Art. Abondante sans
superfluité, riche sans faux brillans, naturelle sans bassesse, simple avec
majesté, élevée sans affectation, sublime sans efforts, leur éloquence mâle
& nerveuse,
tantôt préférant la force du
raisonnement aux tours ingénieux & fleuris, s’attachoit moins à plaire qu’à
instruire, qu’à convaincre & persuader ; tantôt s’élevant avec le vol
de l’aigle jusqu’au sein de la Divinité dont elle sembloit être l’organe, elle
étonnoit, ravissoit, arrachoit des larmes & des sanglots : dans les
uns, pleine de candeur, animée du seul coloris des graces, tendre, harmonieuse
& touchante, elle pénétroit l’ame de la plus douce émotion, & couvroit
de fleurs les vérités qu’elle vouloit annoncer aux Peuples comme aux Rois ;
dans les autres, brillante, énergique & pittoresque, elle traçoit les mœurs,
les vices & les erreurs du temps, & prenoit des mains de la
vérité les armes dont elle les combattoit. Faisoit-elle
l’Apothéose des Héros ? Alors déployant toutes les richesses de l’Art,
soutenue par une imagination vive & brillante, toujours guidée par le goût,
elle peignoit avec des traits de feu leurs vertus, leurs actions, leurs talens
& leur courage, en arrosant de ses larmes les fleurs qu’elle jetoit sur
leurs tombeaux. Telle étoit l’éloquence qu’on admiroit autrefois, bien
différente de cette fausse éloquence, qu’on nous fait entendre aujourd’hui,
toujours guindée, souvent enflée, séche ou puérile, dénuée de graces, de
sentiment, de noblesse & d’ingénuité.
Dans ces temps du bon goût, ce
n’étoient pas seulement les Orateurs que les filles de Mémoire
inspiroient ; elles se plaisoient encore à mêler leurs chants célestes aux
accords de la lyre des Quinault & des Lulli ; elles faisoient revivre
les pinceaux des Apelles & des Zeuxis, & ranimoient le ciseau des
Phydias & des Praxitelles ; elles portoient avec complaisance leurs
regards sur ces Monumens immortels, qui s’élevoient par la magnificence &
pour la gloire du Monarque & des Arts ; en un mot aucun genre ne
pouvoit demeurer imparfait. Mais, ce qu’il y a de plus admirable, c’est que la
nature, en prenant plaisir à multiplier le nombre des grands hommes, sembloit ne
leur dispenser que le génie propre à
chaque Art dans
lequel ils devoient exceller.
Corneille avoit ressuscité la Tragédie des Anciens ;
& quoiqu’il eût tenté de faire revivre aussi la Comédie, ses efforts furent
infructueux. Il n’appartenoit qu’à Molière seul d’avoir la
gloire de créer de nouveau l’art de la scène Comique, & de le porter fort
au-delà de celui des Anciens. Il avoit été, depuis Térence jusqu’à lui,
entièrement oublié. La Comédie de la Mère Coquette de
Quinault, pièce régulière, modèle même, si l’on veut, d’intrigue, existoit
vainement. Celui qui d’un œil attentif observe la nature, la suit pas à pas,
perce les replis du cœur
humain, en démêle avec
adresse les passions diverses, distingue habilement leurs nuances & leur
caractère, découvre le jeu de leurs ressorts les plus secrets, arrache le masque
au vice, saisit les ridicules, quelque imperceptibles qu’ils soient, & sait
tirer d’un fonds aussi riche de quoi nous faire rire à nos dépens sans nous en
appercevoir, est véritablement l’homme de génie, le créateur de l’Art, & Molière le fut. Il avoit le talent d’émouvoir le cœur &
d’intéresser l’ame : il donnoit à sentir à l’un, à penser & à comparer
à l’autre. Les Auteurs qui l’avoient précédé, ceux qui couroient avec lui la
même carrière, n’avoient-ils pas les mêmes vices, les mêmes passions, les mêmes
ridicules à peindre & à combattre ?
Pourquoi ne l’ont-ils pas tenté ? C’est que le génie leur manquoit.
Molière, pour réussir, eut plus d’obstacles à vaincre que Corneille. Il étoit en
effet plus aisé de rétablir la vraisemblance dans la Tragédie, que la vérité
dans la Comédie. On étoit accoutumé à un Théâtre licencieux ; c’est-à-dire,
que les Poëtes Comiques, ou du moins la plupart d’entre eux se
permettoient des licences, qui ne caractérisoient pas moins la malignité de
l’esprit, que la corruption du cœur ; & ce genre étoit reçu &
applaudi((*)). Le moyen d’en faire goûter un nouveau,
où l’Auteur ne sortant jamais
des bornes de la
décence & des mœurs, n’attaquoit que les vices & les ridicules sans
aucunes personnalités ? Molière en vint à bout, & n’a laissé son génie,
son talent à personne.
Tandis que la Scène Comique s’enrichissoit des chef-d’œuvres
de cet Auteur inimitable, Corneille terminoit sa carrière, & voyoit dans Racine, qui commençoit à paroître, un rival digne de lui
disputer, ou de partager sa gloire. Elevé à Port-Royal, c’est l’éducation qu’il
reçut dans cette savante retraite, qui développa ses talens ; c’est là
qu’il puisa dans l’étude de l’Antiquité ce goût, cette élégance, cette pureté,
cette
correction qu’on admire dans ses
ouvrages ; Euripide & Sophocle furent ses guides, & le formèrent.
Une récompense qu’il reçut de la part du Roi, pour une Ode qu’il avoit faite,
décida pour jamais son talent ; & peut-être Racine seroit-il ignoré
sans Chapelain, qui parla si avantageusement à Colbert &
de l’Ode & de l’Auteur, que peu de temps après le Ministre lui accorda une
pension. Quand on réfléchit sur l’honnêteté de ce procédé, & sur le bien
qu’il a produit, on voudroit oublier, que l’honnête Chapelain étoit un mauvais
Poëte.
Pour que les talens naissent, s’élèvent & se fortifient,
il faut les
protéger, les aider, les encourager. Colbert, ami des Arts & du bien public, qui répandoit sur
les Savans les bienfaits de son Maître, jusques dans les contrées les plus
éloignées, devint le protecteur de Racine. Les succès du jeune Poëte, furent en
peu de temps si brillans & si rapides, qu’ils excitèrent la jalousie de
Corneille. Mais Corneille étoit vieux, & ses productions étoient plus
foibles. Ce n’étoit plus le père du Cid, des Horaces & de Cinna, c’étoit
l’Auteur de Pertharite & d’Attila. Les Auteurs n’ont que trop imité depuis
sa foiblesse ; malheureusement ils n’ont pas les mêmes titres que ce grand
homme, pour se faire un nom, & pour leur servir d’excuse.
Nous ne pouvons trop remarquer, combien les mœurs ont d’empire
sur les ouvrages d’esprit. Un Roi jeune & victorieux, une Cour brillante,
qui ne respiroit que la gloire & la galanterie, où l’on ne songeoit qu’à
plaire, où du sein des plaisirs on voloit à la victoire, frappèrent les premiers
regards de Racine ; ainsi, lorsqu’il choisit l’amour
pour être l’ame de ses Tragédies, il suivoit à la fois le goût qui dominoit
alors, & le penchant de son cœur. Les hommes ne sont, que ce que les
circonstances veulent qu’ils soient. Corneille, au contraire, né dans un temps
où la guerre civile déchiroit l’Etat, où les factions entraînoient dans des
intrigues
sanglantes, où les passions les plus fortes
jetoient dans les esprits une sorte de courage & d’élévation, donnoient plus
de vigueur à l’ame, augmentoient son ressort, Corneille n’avoit vu que des
événemens propres à faire germer dans son ame ces sentimens dignes des premiers
Romains, & si bien exprimés dans toutes ses Tragédies. Les mœurs influèrent
donc sur le goût de ces deux grands hommes, & imprimèrent à leurs ouvrages
ce sentiment dans l’expression, ce caractère de vérité, qui les distinguent si
essentiellement, & dont jusqu’à présent aucun Auteur Tragique n’a pu se
flatter d’approcher.
Tant que les admirateurs de Corneille ne combattirent qu’en
faveur de sa gloire les succès de Racine ; tant qu’ils n’opposèrent que
chef-d’œuvre à chef-d’œuvre, on pouvoit leur pardonner leur enthousiasme pour un
grand homme, dont les triomphes n’étoient plus douteux, & dont la place
étoit marquée d’avance au Temple de Mémoire. Cette préférence, cet enthousiasme
même, n’avoient rien d’humiliant pour Racine. Mais, lorsque l’intrigue & le
mauvais goût se liguèrent contre lui, en s’efforçant de faire triompher Pradon,
on ne vit plus alors dans cette conduite qu’une basse jalousie, & la plus
aveugle prévention du Bel-esprit, ennemi né du génie. Ce qu’il
y a de plus étonnant ; c’est que des femmes aimables,
instruites, ayant un nom, de l’esprit, des talens même pour écrire, étoient à la
tête de la cabale. Les Athéniennes ne jugeoient ni les Sophocles, ni les
Euripides ; elles ne donnoient point le ton aux Auteurs de la Grèce.
Puisque nos mœurs plus douces & moins fières avoient laissé usurper au beau
sexe le souverain empire du goût, qu’étoit donc devenue la sensibilité qui lui
est si naturelle ? Comment avoit-il pu la perdre au point de se déclarer
contre l’Auteur le plus tendre, & le plus digne de lui plaire ?
En effet, que de charmes, que de magie, que de merveilles
intellectuelles dans le style de Racine ! Quelle
noblesse, quelle sublimité, quelle délicatesse de sentiment dans sa
Poësie ! Quelle justesse & quelle netteté d’expression ! Quelle
harmonie, quelle facilité dans ses vers, où l’on ne trouve pas une épithète
oisive, pas un mot de sur-charge ou d’enflure, pas une seule nuance de sentiment
imparfaite ou manquée ! C’est le Peintre du cœur, le Poëte de toutes les
ames sensibles, qui, dans ses ouvrages, a porté la langue Françoise au dernier
degré de perfection & de pureté. Il eut le bonheur d’être le contemporain
& l’ami de Boileau Boileau ! dont notre siècle
auroit besoin pour faire justice des Pradons & des Cotins modernes ! Il
semble
que la nature l’ait fait naître exprès dans le
siècle du goût, pour en enseigner le culte, le préserver de la corruption, le
perpétuer, & pour chasser de son temple tous ceux qui voudroient le
profaner. Elle lui accorda le don de la Satire ; il l’employa toujours
utilement contre les mauvais Auteurs, qu’il ne craignit jamais, parce qu’il
étoit aussi honnête homme qu’excellent Ecrivain.
On lui fait cependant un crime aujourd’hui de ses
Satires ; on ne le traite que de versificateur, quoiqu’il soit un Poëte de
génie & un très-grand Poëte. Ne diroit-on pas que ces Juges injustes, si
délicats à la fois & si rigoureux, craignent qu’il ne
renaisse de sa cendre ? Ne croiroit-on pas qu’ils lisent
déja leurs noms, à la place de ceux des mauvais Auteurs qui figurent si bien
dans ses Satires ?
Rendons graces néanmoins à notre heureuse destinée, du
courage, & du succès avec lesquels ce Législateur du Parnasse a combattu
& poursuivi le mauvais goût, qui peut-être eût triomphé, escorté comme il
l’étoit alors du bel-esprit. Combien peu s’en est-il fallu que Pradon ne l’ait emporté sur Racine ! N’a-t-on
pas vu le moment où les Anciens alloient être dégradés & bannis de la
République des Lettres ?
Au milieu des triomphes des
Corneille, des Racine & des Molière, le Bel-esprit, mécontent de ne jouer
depuis long-temps qu’un rôle subalterne, s’admirant dans ses productions
frivoles, jaloux d’étaler son clinquant & son faux-savoir, trouva le secret
enfin d’entrer en lice pour la première fois ; & pour qu’on doutât
moins de ses talens, il voulut se signaler, en disputant aux Anciens leur
supériorité sur les Modernes. Cette pensée ne pouvoit venir, que d’un fonds
d’orgueil & d’ignorance insupportable. Cependant Perrault
se chargea de l’attaque, & soutenu par quelques beaux-esprits auxiliaires,
il engagea le combat.
Perrault ne savoit point le
Grec
(*), par
conséquent n’avoit jamais lu ni Homère, ni Pindare, ni Sophocle. Il ignoroit, de
son aveu, quelle étoit l’Ode d’Horace à laquelle Jules Scaliger donnoit la
préférence ; il ne savoit pas même juger quelle étoit la plus belle Ode de
Malherbe, pour l’opposer aux Anciens. Comment ose-t-on décider des rangs,
apprécier le mérite, quand on est incapable de comparer par soi-même les talens
des uns & des autres ? Si Corneille, par la fécondité de son génie
sublime, a su égaler
les Anciens ; si nous
retrouvons Euripide & Sophocle dans Racine, Aristophane, Plaute &
Térence dans Molière ; Horace & Juvénal dans Boileau, Esope &
Phedre dans la Fontaine, Lucien dans Fontenelle, Pindare dans l’illustre &
malheureux Rousseau, qui sera toujours, malgré l’envie, le premier Poëte Lyrique
de la France ; si nous croyons encore entendre les Démosthène, les Isocrate
& les Cicéron dans tant d’Orateurs qui les ont fait revivre ; en un
mot, si le siècle de Louis XIV a produit lui seul, ce
que des siècles entiers n’ont pu produire que lentement sous les heureux climats
de la Grèce & de l’Italie ; en doit-on conclure que les
Modernes l’emportent sur les Anciens ? Tandis au
contraire que, sans les Anciens, ces Modernes si célèbres aujourd’hui, si dignes
de l’être, seroient peut-être demeurés dans l’oubli ; car le génie est
languissant, s’il n’est pas fortement ébranlé par la beauté, la grandeur,
l’excellence & la vérité des objets qui le frappent & le
saisissent ; ce n’est qu’alors qu’il s’anime, qu’il s’enflamme & qu’il
crée. Est-il Poëte ? Ce n’est plus Homère, Pindare, Virgile, Horace qu’il
vient de lire, c’est l’esprit de tous qui l’inspire à la fois ; c’est une
Divinité qui s’empare de lui : il chante, les vents se taisent, & la
terre est attentive à ses accens. Est-il Orateur ? Les Harangues de
Démosthène & de Cicéron pénétrent son ame,
développent ses talens ; il vole à la tribune, & son éloquence, sans
faux ornemens, sans éclat emprunté, coule délicieusement de ses lèvres,
enchante, touche & persuade. Est-il Historien ? Hérodote, Xénophon,
Thucydide, César, Tite-Live & Tacite forment tour-à-tour son style, lui
montrent la route difficile & dangereuse de la vérité, dont il ne doit
jamais s’écarter, lui apprennent à tenir le fil nécessaire pour ne pas s’égarer
dans le labyrinthe de l’Histoire, & lui découvrent en même temps le secret
d’attacher, d’instruire & de plaire.
Il faut donc nécessairement au
génie une première impulsion, qui provoque son feu, lui donne de l’action,
& l’enflamme. Cette impulsion une fois donnée, l’imagination s’allume à son
tour, & produit sans peine & sans efforts les images les plus grandes
& les plus frappantes. Ceux que nous appelons Anciens par rapport à nous,
ont été précédés par des Peuples qui les ont instruits ; & en remontant
jusqu’à l’enfance du Monde, les premiers Hommes avoient pour maître les
merveilles de la nature. Ce spectacle aussi intéressant que sublime, qui
frappoit sans cesse leurs sens, élevoit leur esprit jusqu’à leur divin Auteur,
& leurs premiers ouvrages n’ont été que des Cantiques de reconnoissance à sa
gloire. Mais à mesure que la nature s’est
corrompue, que l’innocence a cessé d’habiter la terre, que le séjour des Villes
est devenu nécessaire à une société plus nombreuse, que le fer n’a plus été
travaillé pour ouvrir seulement le sein de la terre & le rendre fertile,
qu’on en a forgé des armes cruelles, & que des ruisseaux de sang ont coulé
dans les campagnes ; les besoins alors ont fait naître l’industrie, les
Arts ont dû leur découverte au hasard, le luxe les a multipliés, l’expérience
d’âge en âge a perfectionné les connoissances, les sciences se sont formées
& ont été le produit des méditations constantes de l’esprit humain, les
peuples de proche en proche se les sont
communiquées,
& ceux chez lesquels elles ont jeté les plus profondes racines, ont été les
plus favorisés de la nature. Or, quelque étendue de génie que nous ayons reçue
d’elle, cette faveur est un partage, & par conséquent elle est toujours
bornée ; elle nous devient même inutile, si nous ne la cultivons pas. Nous
devons donc consulter ceux, qui peuvent nous donner le plus de lumières
analogues à ce sens intellectuel qui agit en nous. C’est par-là que les grands
hommes du siècle dernier, se sont assuré les éloges & l’admiration de la
postérité la plus reculée ; & loin d’avoir eu le sot orgueil de se
croire supérieurs à leurs maîtres, ils ont avoué qu’ils leur étoient redevables
des beautés qu’on trouvoit répandues dans leurs
ouvrages. En effet, parcourez leurs Ecrits, tout y respire le goût, tout y porte
l’empreinte du génie, tout y rappelle la savante Antiquité. Tel est encore
aujourd’hui, le caractère distinctif des ouvrages du Pline de la France(*), ce Savant illustre, ce génie vraiment
créateur, l’honneur & la gloire de son siècle, ce Philosophe profond, cet
Historien éloquent & sublime de la Nature, auquel elle semble avoir pris
plaisir à révéler ses secrets les plus cachés.
Les Anciens seront toujours les maîtres & les modèles de
tout
Auteur, qui, jaloux de sa gloire, voudra que ses
Ecrits passent à la postérité. C’est moins la mal-adresse & l’ignorance de
Perrault qui l’ont fait succomber, que l’impossibilité de soutenir & de
défendre une cause aussi ridicule & aussi mauvaise que celle qu’il avoit
entreprise. Les Boileau, les Racine eux-mêmes y auroient échoué. Qui pouvoit
mieux cependant y réussir que ces grands hommes, dont les veilles avoient été
constamment employées à l’étude de l’Antiquité ? Qui devoit par conséquent
juger avec plus d’autorité, de connoissance & d’intérêt les beautés &
les défauts des ouvrages des Anciens ? A quoi songeoit donc le bel-esprit,
de s’exposer, par son
ignorance, à la honte d’une
défaite certaine, en n’employant même contre lui que les armes du sens
commun ? Envain appela-t-il à son secours & la Motte
& Fontenelle. Ces deux Ecrivains étoient eux-mêmes un
exemple, qui n’établissoit pas la supériorité des Modernes. Si l’on estime dans
l’un le prosateur ingénieux, le versificateur de la raison, on est forcé
d’avouer que les trois quarts de ses Odes & de ses Fables glacent d’ennui le
lecteur le plus bénévole. Si l’on aime dans l’autre l’art d’orner &
d’embellir le compas d’Uranie ; si l’on applaudit à la touche ingénieuse
& savante de ses Oracles, à la finesse de ses Dialogues, à l’agréable Philosophie de ses Mondes,
au tour
inimitable de ses Eloges,
on est, malgré soi, dégoûté du jargon fade & précieux de ses Idylles & de ses Eglogues, si éloignées du
naturel & de l’élégante simplicité de Théocrite & de Virgile.
On doit être étonné, qu’une pareille dispute se soit élevée
dans un siècle, où les Sciences étoient si manifestement redevables aux Anciens
de l’éclat qu’elles répandoient sur toute la France. Mais le bel-esprit alors
imitoit Séneque, qui ne cessa, pour soutenir sa réputation, de déprimer les
Anciens, sentant bien que, si l’on s’attachoit une fois à la lecture de leurs
ouvrages, on ne pourroit jamais lire ni goûter les
siens(*). C’est ainsi que la décadence du goût suivit le beau siècle
d’Auguste ; c’est ainsi que le nôtre touche peut-être de près à l’époque
humiliante de l’ignorance des premiers siècles.
La Nature a paru se reposer ; après avoir enfanté tant de
merveilles pendant le siècle dernier. Mais dire qu’elle se soit épuisée, c’est
l’outrager ; c’est autoriser la paresse, qui, bercée de la fausse idée
qu’il n’est
plus rien de neuf à inventer, ferme les
livres, laisse-là l’étude & s’endort ; c’est étouffer le génie
naissant, l’empêcher d’éclore, & le détourner de tenter des efforts
heureux ; c’est rendre enfin à l’ignorance tout son empire, & au
bel-esprit la gloire de se soutenir par ses frivoles & inutiles productions.
Envain on objecte sans cesse que les sources sont taries, & que les sentiers
sont trop battus : à force de le répéter, on le croit, & le goût se
perd. Quoi ! les ouvrages de ces génies immortels de l’Antiquité, n’ont
plus de beautés pour nous ! Ils n’ont plus le pouvoir de nous enflammer,
parce qu’ils ont enflammé ceux qui nous ont précédés ! Pourquoi donc Horace
recommandoit-il avec tant de force aux Ecrivains
de son temps & aux Ecrivains à venir, de les lire & relire jour &
nuit ?
N’accusons de ce préjugé, malheureusement trop établi, que
notre méthode d’éducation. Les langues Grecque & Latine y tiennent si peu de
place, que l’Elève les oublie pour toujours, dès qu’il est une fois sorti des
mains de son maître. Cependant elles sont la clef de toutes les Sciences &
de tous les Arts : elles sont utiles, dans tous les temps de la vie, à
quiconque en a su profiter : elles aident & favorisent les dispositions
naturelles des ames heureusement nées, elles écartent le soupçon
honteux d’ignorance & d’éducation négligée, elles ornent
l’esprit, étendent les connoissances, conduisent directement aux sources
premières du goût, ajoutent enfin un plus haut prix au mérite personnel de
l’homme en place. Que l’on jugeoit mieux autrefois des avantages réels & de
l’utilité de ces deux langues ! Il est vrai qu’alors l’institution de la
jeunesse étoit mâle & vigoureuse : aussi formoit-on des hommes. La
science précédoit la connoissance du monde ; & loin de regarder comme
perdues ces premières années consacrées à l’étude, & si nécessaires à bien
employer pour fonder quelque espérance sur l’avenir, les heures n’étoient pas
encore assez longues
pour remplir un objet si
essentiel & si intéressant. Rapportons-nous-en au compte qu’en rendoit, pour
l’instruction de sa famille, un des Ancêtres(*) du premier Président
de Mêmes. La jeunesse éveillée dès l’aube du jour, voloit à l’étude. Elle se
faisoit un jeu de la lecture des meilleurs Auteurs de l’Antiquité Grecque &
Latine ; elle s’en nourrissoit, & l’on voyoit avec plaisir l’esprit se
développer, le jugement se former, le goût devenir pur & solide. Le cours
des études fini, on entroit dans le monde, non avec ces graces qui doivent tout
à l’art, cette confiance hautaine, dont la présomption est la mère, ce ton libre
& décidé qu’on applaudit, & qu’il seroit plus sage de réprimer ou de
contenir ; mais avec ces graces
ingénues, cette
candeur aimable, cet embarras modeste, qui annoncent l’innocence des mœurs,
cette juste méfiance de soi-même, compagne des vrais talens que l’expérience
achève de perfectionner, & qui conduisent aux places destinées à la
naissance, briguées par la fortune, accordées à la faveur, & que le mérite
attend.
Si cette méthode d’élever la jeunesse se fût conservée, nous
aurions encore des hommes. Mais nos mœurs sont trop énervées, pour que
l’éducation ne soit pas amollie. De-là naissent la plupart des vices du cœur
& des travers de l’esprit. Au moyen de la foible nourriture qu’on lui donne,
il ne prend qu’une consistance
factice. Il ressemble
à ces fruits sauvages, qui plaisent d’abord à la vue, & dont la saveur
détruit le charme. Comme il est vide, ses idées toujours vagues, quelquefois
brillantes, ne sont jamais solides : présomptueux, il croit saisir tous les
objets qu’il n’est pas capable d’atteindre ; superficiel, il les effleure
tous & n’en embrasse aucun : fier, autant de ce qui lui manque, que de
ce qu’il posséde, il s’arroge la supériorité, prend le ton, prononce &
décide en maître ; son goût est toujours ou faux, ou bizarre, ou
frivole : esclave de l’imagination, il en est tyrannisé & séduit
tour-à-tour ; sans jugement & sans principes, il se laisse emporter au
premier vent des opinions,
l’erreur l’entraîne, &
c’est envain que la raison & la vérité tentent de le ramener : il est
trop aveuglé pour les reconnoître ; il n’est pas assez fort pour
rétrograder sur lui-même.
Malgré l’évidence de ces défauts, qui deviennent de jour en
jour plus communs, il semble qu’on se ligue aujourd’hui, pour ôter à la jeunesse
le goût de la seule étude qui lui convienne, en ne l’occupant qu’à des
exercices, sans doute utiles, mais qui pourroient si facilement s’allier avec
ceux qui donnent à l’ame de la force & de l’élévation, au génie du ressort
& de l’étendue, à l’esprit de la justesse & de la solidité. Cette
indifférence est le fruit du luxe & de l’abus des
richesses. En effet, à quoi peuvent servir la science & le mérite, quand
la fortune & la protection disposent de tout, conduisent à tout ? On ne
réfléchit pas néanmoins assez sur le malheur d’une mauvaise éducation : ce
malheur ne se répare jamais, parce qu’il n’est senti que lorsqu’il n’est plus
temps d’y remédier. L’ignorance, qui en est ordinairement la suite, nous expose,
quelque profession que nous embrassions, à commettre les fautes les plus
graves ; & les gens en place, quelquefois dépourvus de talens,
incapables de les apprécier dans autrui, assez injustes pour les rabaisser, pour
en être jaloux & les craindre, sont souvent la victime de leurs subalternes,
parce que ceux-ci, mieux
élevés qu’eux & plus
instruits, secrètement offensés du joug humiliant auquel ils sont asservis, se
vengent ordinairement de l’espèce d’hommage qu’ils sont contraints de rendre à
l’ignorance, en méprisant l’homme autant qu’ils respectent sa place.
Notre siècle cependant se glorifie d’être le siècle de
l’esprit ; c’est-à-dire, que nous faisons revivre le temps de Sénèque &
de Lucain. Nous nous flattons encore d’avoir étendu les progrès de la
Philosophie. Mais quel triste retour sur nous-mêmes, quand nous sommes forcés
d’avouer que c’est aux dépens du génie, du goût & de l’imagination !
Etrange Philosophie ! dont l’art est
de détruire
en nous toute sensibilité ! Funeste Morale ! dont le but est
d’attaquer des vérités consacrées à jamais, & d’ôter à l’humanité ses
sentimens, à l’ame ses vertus, son espérance & ses consolations, à l’esprit
son calme & sa gaïeté, aux mœurs leur pureté, leur candeur & leur
frein !
La Postérité sera bien étonnée, quand elle cherchera vainement
dans nos Ecrits prétendus Philosophiques (s’il est vrai qu’ils parviennent
jusqu’à elle) cette abondance de lumières merveilleuses, que nous vantons avec
tant d’emphase & de complaisance ! Elle demandera quelles vérités
nouvelles nous avons enseignées,
quelles erreurs nous
avons détruites, quelles ténèbres nous avons dissipées ? Notre égoïsme
révoltant ne lui imposera point : elle verra que nous nous sommes fait
illusion à nous-mêmes ; que notre imagination exaltée n’a enfanté que des
rêves ridicules ou dangereux ; que nous nous sommes crus riches de quelques
lambeaux ramassés dans l’école d’un scepticisme effronté : elle nous
comparera aux enfans, qui, par une indiscrète curiosité, déchirent & brisent
tout ce qu’ils touchent ; enfin elle décidera, que nos lumières & notre
esprit n’ont servi qu’à corrompre notre cœur, & à nous égarer.
La Postérité sera bien plus
étonnée
encore, quand elle apprendra par nos propres ouvrages, que, loin de soutenir
l’art admirable des Corneille, des Racine & des Molière, nous l’avons
ridiculement travesti en Pantomimes & en Drames froids, insipides &
dégoûtans (genre cependant dont nous nous faisons honneur d’être les
inventeurs). Quelle gloire ! ou plutôt quelle erreur, quel abus de
l’esprit ! Mais comment pourroit-on faire aujourd’hui des Tragédies, nos mœurs, disons-nous, ne sont point Poëtiques ? L’étoient-elles davantage du temps de Corneille &
de Racine ? Est-il besoin que le poignard & le laurier de Melpomène
soient toujours teints & arrosés de sang ?
Qu’ tendons-nous par mœurs Poëtiques ? Faut-il que des
révolutions soudaines, des guerres cruelles, des orages imprévus, des événemens
& sinistres, des coups de foudre redoublés, jettent le
trouble dans notre ame & nous agitent comme le Démon de la Pithonisse ?
Faut-il que le sang coule sur les Autels, que la terre en soit abreuvée, que
l’ennemi vainqueur boive celui du vaincu ? Si cela est, les Caraïbes ont
des mœurs bien Poëtiques, & leurs Poëtes
doivent être horriblement Tragiques ! N’allons point chercher des modèles
de l’Art dans des mœurs aussi atroces ; rendons graces à la Providence de
ce que les nôtres sont douces & civilisées ; & périsse plutôt l’Art
à jamais,
que de devoir sa perfection & son
excellence aux malheurs publics !
La tragédie chez tous les Peuples du monde, où elle est connue
& cultivée, a toujours eu pour fondement la Terreur &
la Pitié, & jamais l’Horreur. Voilà
ses deux seuls ressorts, c’est au génie à les employer. O Athéniens !
Peuple avide de gloire, dont les Arts annonçoient le goût, les Sciences le
génie, & la gaïeté le caractère ! Vous qui suiviez avec le même attrait
& l’austère sagesse & l’aimable folie ! Peuple charmant &
frivole, humain & brave, ingénieux & savant, philosophe &
voluptueux, avec lequel nous avons tant de ressemblance, n’aviez-vous pas
des Sophocle & des Euripide, des Aristophane
& des Menandre, des Socrate & des Platon, dans les temps même où vos
prospérités rendoient vos mœurs encore plus douces & plus
voluptueuses ?
La stérilité que nous éprouvons dans presque tous les genres,
peut bien autoriser nos plaintes ; mais elle démontre en même temps, que le
siècle de la fausse Philosophie, ne peut être celui du génie. Nous sentons nos
pertes, & plus encore l’impuissance de les réparer. Les commencemens de ce
siècle, sembloient s’annoncer par de plus heureux présages.
Melpomène pleuroit encore
Racine,
lorsque Crébillon parut. Ce grand homme, par lequel la nature
vouloit terminer les prodiges du règne de Louis XIV,
s’ouvrit une nouvelle route pour marcher à l’immortalité. Un Athlète qui
descendoit dans l’arène où Corneille & Racine avoient triomphé tant de fois,
devoit trembler. Crébillon ne se le dissimula point : mais, avec une ame
forte & un génie mâle, il s’empara d’un genre qu’aucun autre avant lui
n’avoit osé tenter, & vint, la coupe d’Atrée à la main,
s’asseoir entre l’Auteur du Cid & celui d’Athalie. L’envie voudroit envain
lui disputer le laurier dont il est couronné, Crébillon sera toujours regardé
comme le Poëte le plus Tragique
que la France ait eu.
La terreur est l’ame de toutes ses Tragédies ; elles respirent la noble
simplicité de l’Antique. Il se forma particulièrement sur les Grecs qu’il
aimoit, qu’il avoit étudiés & approfondis ; il semble sur-tout qu’il
ait pris Eschyle & Sophocle pour modèles & pour maîtres. Son coloris est
vigoureux & sombre, son style pathétique & serré, sa versification noble
& majestueuse, & dont les taches sont effacées par les plus grandes
beautés(*). C’est par le genre dont Crébillon s’est saisi, que la Postérité le
distinguera de tous ceux qui l’ont précédé. Quoiqu’il ait
assez travaillé pour sa gloire, il auroit enrichi davantage
le Théâtre François, sans de malheureuses circonstances qui l’en éloignèrent
trop longtemps pour les progrès de l’Art. Une Protectrice(*) bienfaisante l’y
rappela, lorsqu’il étoit plus qu’octogénaire. Il termina sa glorieuse carrière
par le Triumvirat, dans lequel on retrouve encore avec
surprise cette touche fière & hardie, qui le caractérisera toujours.
Indépendamment de son talent supérieur, qui le rendoit indulgent pour les talens
des autres, Crébillon eut un mérite qu’on ne sauroit trop admirer. Pendant le
cours de la vie la plus longue, son
cœur fut
constamment fermé à l’envie & à la basse jalousie. Heureux les Auteurs qui
peuvent dire comme lui :
C’est une justice qu’il se rendit publiquement le jour de sa réception à
l’Académie Françoise, & que le Public confirma par les plus grands
applaudissemens.
Ainsi les hommes de génie ont senti dans tous les temps le
prix de l’étude de l’Antiquité. Tant que sa lumière riche, féconde & pure
s’est répandue sur les Arts & sur les Sciences, elle les a non-seulement
embellis, mais perfectionnés. Pourrions-nous oublier que c’est elle, qui nous a
tirés
de cette honteuse & profonde ignorance où
nous avons langui pendant tant de siècles ? Serions-nous assez ingrats pour
méconnoître ce que nous lui devons, & pour croire que les prétendues
richesses de l’esprit ne s’épuisent jamais ? Une terre, quelque fertile
qu’elle soit, a besoin de culture : elle ne produit d’elle-même que des
herbes sauvages. Le prix, l’excellence & la bonté de ses productions,
dépendent toujours de la semence qu’on a déposée dans son sein, & des soins
qu’on lui donne. Or, si nous avons négligé de nous nourrir jusqu’à présent des
excellens écrits de l’Antiquité, devons-nous être étonnés de la disette des bons
ouvrages, de la décadence du goût,
& de la
frivolité des productions de notre siècle ?
Le systême de Law qui changea, il y a quelques années, la
fortune de presque tous les Citoyens, changea aussi les mœurs publiques &
particulières. La révolution devint générale, dans le Moral comme dans le
Physique. Des hommes nouveaux, éblouis de leur fortune, & n’ayant
d’existence que par leurs richesses, crurent qu’elles étoient le seul & le
souverain bien : ils le dirent, & agirent en conséquence ; &
leur exemple persuada la multitude. Ils étalèrent un luxe qui fit gémir le
pauvre, & rougir l’honnête médiocrité. Personne ne fut plus à sa place,
chacun sortit de son rang, la corruption gagna tous
les états, & l’esprit se ressentit de ce désordre extrême. On songea moins
alors à rendre l’éducation utile que somptueuse, & la mollesse prit la place
de l’austérité des mœurs antiques. Ce n’est point au sein des richesses & de
l’abondance que se forment les Héros & les grands hommes. La gloire exige de
ceux qui la recherchent, des peines, des veilles, des sacrifices & de longs
travaux : l’homme riche, énervé dès sa naissance, est incapable de les
soutenir. D’ailleurs quel genre de gloire pourroit l’intéresser, quand il est
sans cesse entouré de vils flatteurs, qui encensent ses vices, & font
l’éloge de ses sottises ? Tandis que
l’homme de
mérite, souvent abandonné de la fortune, souffre, gémit ; veille,
travaille, & n’entend autour de lui que les sifflemens de l’envie irritée,
& quelquefois les hurlemens affreux de la calomnie !
Le goût de la Littérature & des Arts éprouva la même
révolution que les mœurs. Les conditions confondues ensemble se corrompirent
mutuellement. De-là naquirent l’intérêt sordide, les faux airs & les
ridicules de toute espèce. Les richesses balancèrent l’avantage des dignités
& des rangs ; les plus élevés s’abaissèrent devant l’idole de la
fortune, & ne desirèrent plus que ses faveurs. La stupide opulence paya les
Arts,
gagea l’Artiste, & commanda au génie des
Grotesques, pour remplacer les chef-d’œuvres des Le Brun, des Le Sueur & des
Mignard. La noble & majestueuse simplicité de nos Ancêtres disparut, &
nos yeux, accoutumés autrefois à ce beau simple, furent tout-à-coup éblouis par
un luxe porté à l’excès.
Telle est, dans ce siècle, l’époque où les Lettres
commencèrent à languir parmi nous. Cependant l’Auteur de Rhadamiste règnoit encore sur la scène, & Melpomène annonçoit, par
le succès brillant d’Œdipe, un nouvel Elève comblé de ses
faveurs. Mais Zaïre, Brutus, Mahomet, Mérope, & tant
d’autres
pièces qui cimentent la gloire & forment
la couronne de ce célèbre & fécond Auteur, n’ont point empêché le mauvais
goût de prévaloir. M. De voltaire eut à combattre, en
s’élançant dans la carrière, les paradoxes du bel-esprit, qui ne tendoient à
rien moins qu’à proscrire à la fois du Théâtre, les règles les plus sages &
les charmes de la Poësie. Dans ce combat inégal, La Motte fut terrassé par de
bonnes raisons & par d’excellens vers.
Le bel-esprit est en Littérature, ce que sont en Morale les
Casuistes relâchés. L’austérité des préceptes l’effraye ; & comme il
n’a ni le courage, ni la force de les pratiquer, il
lui est plus commode de s’y soustraire. En cela, il a pour partisans le plus
grand nombre. La nouvelle tentative qu’il venoit de faire n’étoit pas plus
raisonnable que la guerre qu’il avoit déclarée aux Anciens ; mais il étoit
de son intérêt d’attaquer toujours ; ses défaites ne le décourageoient
point. Il savoit bien qu’il révolteroit quelques rigoristes ; il s’en
mettoit peu en peine, pourvu qu’il gagnât du terrein. En effet il répandit le
mauvais goût avec une rapidité surprenante. Adroit Protée, il se métamorphosa
dans tous les genres d’Eloquence. On le vit dans la Chaire, sur le Théâtre, au
Barreau ; il écrivit l’Histoire, composa des Romans, disserta, versifia,
& se fit
tour-à-tour Métaphysicien, Géomètre
& Philosophe. La Critique le poursuivit sous tous ses déguisemens, & le
força toujours de reparoître sous sa forme naturelle. Elle fut la terreur du
Néologisme, qu’il s’efforçoit d’établir ; & défendit la pureté,
l’élégance & la clarté de la langue des Fénélon, des Racine & des
Boileau. Jamais enfin la saine critique n’eut plus d’occasions d’exercer sa
sévérité contre tant d’ouvrages « que le mauvais goût fait admirer, malgré
l’obscurité, la bassesse, l’enflure, l’affectation & les puérilités dont ils
sont remplis ; ouvrages cependant qui ont non-seulement une approbation
presque générale, mais qui ne l’ont que parce qu’ils
sont mauvais ; car un Discours sensé, qui n’a rien que de naturel, n’est
d’aucun mérite ; on n’y trouve point d’esprit. Mais ce qui est recherché,
détourné, hors de la droite raison, voilà ce qu’on admire aujourd’hui »(*)
.
Rien n’annonçoit plus le mauvais état des lettres & la
décadence du bon goût, que cette foule de
Romans de
toute espèce, qui se succédoient les uns aux autres si rapidement, que les
femmes même ne pouvoient suffire à les lire tous. Ce genre d’ouvrages, accrédité
par la plume féconde, agréable, intéressante & facile d’un Ecrivain(*), exercé d’ailleurs plus
utilement, devint presque l’occupation générale de tous nos Ecrivains
beaux-esprits. Le Public fut inondé de brochures, de Contes & d’Anecdotes.
Encore, s’il n’y eût eu à la lecture de tant d’Ecrits frivoles d’autre perte à
craindre que celle du temps ! Malheureusement l’innocence & la pureté
des mœurs y étoient intéressées. Dans les uns, la licence la plus cynique
sembloit
conduire les crayons obscènes &
grossiers du libertinage : dans les autres, non moins dangereuse, mais plus
délicate & plus réservée, affectant même une certaine retenue, elle ne
laissoit tomber qu’à moitié le voile sur la nudité. Ceux qui n’étoient point
infectés de ces vices, avoient d’autres défauts. Le plus apparent étoit le style
maniéré, métaphysique & souvent même inintelligible. Ce torrent de Romans
s’écoula. Telle est l’inconstance de l’esprit à la mode ; tout frivole
qu’il est, il se lasse bientôt de la frivolité même, & cherche à renouveler
sans cesse les objets de son amusement. Le croira-t-on ? La Géométrie eut
son cours comme les Romans : l’engoument pour cette
science fut universel ; tout, jusqu’aux femmes, s’en
mêla : on alla même, pour leur plaire, jusqu’à traiter la galanterie
géométriquement. N’est-ce pas là l’emploi le plus faux, & l’abus le plus
froid que l’on pût faire du bel-esprit ?
Il avoit déjà depuis quelque temps, introduit au Théâtre son
jargon Métaphysique & ses Epigrammes, tandis que l’Auteur du Glorieux, échappant aux vices à la mode, soutenoit encore la Scène
Comique sur son penchant, & y recevoit des applaudissemens justement
mérités. Mais moins Comique que Regnard, il a le premier altéré le masque de
Thalie, & il peut être regardé
comme le
précurseur d’un genre, où il falloit tout le talent de La
chaussée pour réussir. Ce genre hermaphrodite, absolument inconnu aux
Anciens, auquel on a donné le nom de Comique larmoyant, n’a
pas triomphé sans peine des contradictions qu’il a essuyées dans sa
naissance ; & les Auteurs médiocres ont bien abusé depuis de
l’indulgence qui l’a fait admettre. La Chaussée, Ecrivain correct & bon
versificateur, n’avoit aucun modèle à se proposer : sa sensibilité
naturelle fut son seul guide. Sa manière de voir, différente en tout de celle de
Molière, ne lui présentoit jamais les objets du côté comique ou plaisant. Il ne
chercha point à exciter le rire de la malignité
en
faisant la satire du vice ou du ridicule ; il voulut seulement intéresser
le cœur, en nous peignant ses foiblesses. Il n’envisagea dans son Art, que la
gloire de plaire au sexe le plus sensible, & le plaisir de faire couler ses
pleurs au récit tendre & passionné des sentimens qu’il inspire. Si cette
manière de peindre les passions n’a rien de révoltant, elle n’a rien non plus
qui serve à nous en corriger ; & ce n’étoit pas sans doute le but de de
l’Auteur de Mélanide. Cette pièce, une des meilleures
productions de la Chaussée, doit servir de modèle à tous ceux, qui, comme lui,
ne peuvent pas atteindre au véritable but de la Comédie. Le pathétique y est
heureusement soutenu, sans
aucun mélange de comique
trivial. Mais, malgré le mérite de ce nouveau genre, quand même on le porteroit
au plus haut degré de perfection, il sera toujours infiniment au-dessous de
celui de la bonne Comédie. Quelques Censeurs trop sévères auroient même voulu le
proscrire du Théâtre : peut-être avoient-ils raison. Les partisans de la
mode & de la nouveauté ont beau dire, que nous nous sommes enrichis d’un
genre ignoré de Molière, & qu’il ne faut pas borner nos plaisirs, dont le
cercle est déja trop étroit : d’accord ; mais qu’il naisse donc des la
Chaussées, & que ses tristes & impitoyables imitateurs cessent de
multiplier nos ennuis (dont le cercle est
beaucoup
trop grand) par leurs Drames éternels, échafaudés sur des fables triviales, mal
conçues, sans génie, sans goût, sans vraisemblance, sans chaleur & sans
style.
Quels sont, en effet, la plupart de ces Drames, tant vantés
par la médiocrité, & presque tous calqués les uns sur les autres, sinon des
Romans aussi froidement écrits que mal dialogués, dont les aventures platement
bourgeoises, irreligieuses ou révoltantes, n’excitent en nous d’autre sentiment
que le dégoût, en laissant l’ame douloureusement triste, dans l’impuissance de
se rendre raison de sa tristesse, & de s’y plaire ? Romans, dont
souvent le seul but
est de fronder les usages reçus,
d’établir des opinions nouvelles, & de faire l’Apologie des écarts & des
erreurs dans lesquels les passions jettent une jeunesse indocile &
fougueuse, en lui faisant contracter des alliances également condamnées par la
raison, par l’honneur & par les loix.
Mais, supposons nos Drames aussi parfaits qu’ils pourroient
l’être, quels avantages les mœurs en retireront-elles ? Quels vices
corrigeront-ils ? De quels ridicules arrêteront-ils le cours ? Quels
sentimens nouveaux feront-ils naître dans notre ame ? Quelles vertus nous
inspireront-ils ? Cet attendrissement, ces pleurs qu’ils
prétendent arracher, & sur lesquels ils fondent tout leur
mérite, peuvent-ils jamais nous dédommager de la perte de la bonne
Comédie ? Osera-t-on soutenir qu’ils sont capables de la remplacer ?
Ils ont chassé les Ris du Théâtre & même de la société, en changeant
journellement nos mœurs. Ils ont pris un si grand empire, qu’ils l’étendent même
jusques sur le spectacle le moins susceptible de tristesse (l’Opéra Comique)
d’où ils ont si mal-adroitement banni le Vaudeville, cet enfant malin de la
gaieté Françoise. Avouons-le : les Dramatistes & les Chimistes de nos
jours se ressemblent assez(*) par le
secret qu’ils ont trouvé de détruire sans retour,
les uns, les plus belles & les plus précieuses productions du génie ;
les autres, celles de la nature, sans qu’on puisse retirer la moindre utilité de
leurs découvertes.
N’est-ce donc pas porter un coup mortel au bon goût, que de
s’efforcer d’introduire sur la scène ce nouveau genre de Drame, où les moyens de
réussir coûtent si peu, par la dangereuse facilité dont il est
susceptible ?
où il suffit seulement d’avoir
l’imagination fantasque & l’esprit Romanesque, où il ne faut qu’étudier
quelques effets singuliers, & les dessiner, compasser le jeu des
Interlocuteurs, pour en composer une pantomime, & se guindant sur les
échasses d’une morale commune, étaler d’un ton emphatique des tirades, des
maximes, & des sentimens préparés de loin & cousus après coup au
Roman : genre où le style est ce qu’on soigne le moins, dont la lecture,
dénuée de l’illusion & de l’appareil du Théâtre, n’est pas
supportable ; monstre, en un mot, qu’Horace, dans son Art Poëtique, auroit
eu peine à décrire, pour en donner l’idée.
Comment reconnoître, à cette sombre tristesse, à ces pleurs, à
ces longs & ennuyeux gémissemens, à ces sanglots ridicules, la riante
Thalie ? La reconnoîtra-t-on davantage, quand, nouvelle Euménide, elle
s’arme du fouet des Furies, pour en frapper publiquement des Citoyens honnêtes
& vertueux, & que dans ses jeux cruels elle se plaît à ranimer les
cendres du cynique Aristophane ?
Ce n’est pas sous ces déguisemens difformes, mais accompagnée,
comme elle devroit l’être toujours, des Jeux & des Ris folâtres, que M. Piron nous la présente dans l’heureux sujet de la Métromanie. Cette Comédie admirable, digne du génie
de Molière, est la seule Comédie, qui existe dans le
vrai genre, depuis le Misantrope. Quelle simplicité dans le
plan ! Quelle vérité dans les caractères ! Quelle chaleur dans
l’action ! Que de beautés & de traits piquans dans les détails !
Quel fonds inépuisable de vrai comique ! Quelle pièce enfin peut-on lui
comparer, où le vis Comica brille davantage & à moins de
frais ? « Si, comme le dit M. Piron(*), ce fut pour Molière une bonne
journée de Philosophe, lorsqu’après avoir fait le plan du Misantrope, il entra
dans ce champ vaste, où tous les ridicules se venoient
présenter en foule, & comme d’eux-mêmes, aux traits qu’il savoit si bien
lancer : »
quelle excellente journée aussi pour M. Piron, quand, après
avoir conçu le plan de la Métromanie, il entra dans un champ non moins vaste, où
de nouveaux ridicules venoient également en foule s’offrir pour être immolés sur
la scène par l’imagination la plus riante ? Nous ne craignons point de le
dire, Molière n’eût pas fait mieux ; & s’il est quelque chef-d’œuvre
dont notre Théâtre Comique puisse se glorifier, la Métromanie
est celui qui fait le plus d’honneur à notre siècle, & suffit pour
immortaliser son Auteur.
Le Peintre charmant de
Ververt & de la Chartreuse n’a pas moins mérité
les suffrages du goût, lorsqu’il a mis sur le Théâtre sa Comédie du Méchant. Style, coloris, situations, traits Comiques, tout dans cette
pièce annonce un Maître élevé dans les bonnes lettres & dans l’Ecole de
Thalie. Un favori des Muses, tel que M. Gresset, dont le
pinceau agréable & facile est fait pour traiter tous les sujets, pouvoit-il
s’écarter des règles de son Art ?
Rien n’étoit plus capable d’arrêter, dès sa source, le torrent
du mauvais goût, que le succès bien mérité de la Métròmanie.
Mais que peuvent le bon sens & la raison contre l’enthousiasme, la folie, la
mode & la nouveauté ? Notre siècle est
fait pour offrir les contrastes les plus frappans. N’avons-nous pas vu la
majesté de la Scène Lyrique souillée par de pitoyables Bouffons, dignes à peine
des tréteaux d’Italie, tandis que l’Orphée de nos jours faisoit retentir le
temple de l’harmonie de ses divins concerts. Avec quel respect, cet homme
sublime dans son art, traita-t-il toujours Lulli ? Il le regardoit
non-seulement comme son maître, mais il avouoit qu’il lui devoit tout ;
& loin de déprimer la musique de ce Père du Théâtre Lyrique, il n’en parloit
que pour en faire admirer les beautés. C’est ainsi que l’homme de génie montre
sa supériorité, & associe sa gloire à celle
des
grands hommes qui l’ont précédé. Que Rameau dut être flatté,
lorsque, sans le prévoir, ni l’avoir recherché, malgré le goût des Fredons
d’Italie qui commençoit à dominer, il reçut l’éclatant témoignage de l’estime
que la Nation faisoit de son talent ! Tel fut l’hommage qu’on rendit à
Virgile(*), présent
& spectateur par hasard au moment où l’on récitoit ses vers sur le Théâtre,
le peuple l’ayant apperçu dans la foule, se leva de concert &
s’inclina devant lui, comme il eût fait devant Auguste.
Quoique nous n’ayons point de Virgile parmi nous, nous imitons
les Romains, lorsque nous demandons à grands cris l’Auteur (souvent d’une
mauvaise pièce) & que nous l’applaudissons. Ce suffrage public, dont
l’époque est encore récente, seroit d’un prix inestimable, s’il n’étoit accordé
qu’au grand mérite. Malheureusement on le prodigue aujourd’hui, & malgré
cette condescendance, la modestie est si peu de mode dans ce siècle, que nous ne
rougissons point de nous donner à nous-mêmes les plus grands éloges, quand
d’ailleurs on nous les refuse
avec justice. Ne
s’imagineroit-on pas, en lisant les Préfaces de certains Drames ou Tragédies
Bourgeoises, que leurs Auteurs excellent dans l’art de peindre les passions
& de les émouvoir ? N’est-il pas aussi plaisant que ridicule, de les
entendre, on ne dit pas se comparer modestement à Corneille, à Racine, à
Molière, mais se mettre hardiment au-dessus d’eux ? Paroît-il en effet un
seul Drame, qui ne soit accompagné d’une Poëtique nouvelle, où l’Auteur, eût-il
été sifflé, ne fasse le plus grand éloge de sa pièce, ne justifie sa manière sur
les principes qu’il s’est formés, & ne cherche à persuader qu’il en sait
plus qu’Aristote & Horace ? C’est bien pis, quand,
par indulgence & pour l’encourager, on a cru devoir
l’applaudir. Rien ne peut alors égaler son orgueil, quoique souvent sa première
production soit aussi la dernière.
Telle est, en général, la destinée de la plupart de nos
modernes Athlètes. Devroit-on être étonné de leur foiblesse & de leur
stérilité, si l’on faisoit attention au peu de nourriture qu’ils ont prise en
tout genre ? A les voir néanmoins s’élancer dans l’Arène, ne croiroit-on
pas leur victoire assurée. Mais comme ils n’ont point consulté leurs forces, à
peine ont-ils franchi la barrière, qu’ils sont terrassés, & leur chûte ne
les rend que plus vains. Eh ! comment
ne le
seroient-ils pas ? Prônés par la cabale & soutenus par l’intrigue, ils
intéressent à leur sort l’amour-propre de leurs Protecteurs : or, peut-on
accuser des Protecteurs d’ignorance & de mauvais goût ? Protéger,
n’est-ce pas jouer un personnage, s’ériger en arbitre du goût, en dispensateur
de la gloire, en juge des talens ? Personne, en fait d’esprit, ne se
récuse ; chacun se croit en droit de tenir le Tribunal où l’Auteur vient
présenter sa pièce : elle y est infailliblement applaudie : on immole
de concert à ce chef-d’œuvre nouveau tous les chef-d’œuvres des Corneille, des
Racine & des Molière ; & l’Auteur, enivré de l’encens le plus
grossier, par un trait qui peint bien à la fois
&
son orgueil & la sottise de ses admirateurs, les félicite à son tour, de
pouvoir apporter comme une preuve certaine d’esprit, de discernement & de
goût, les éloges qu’ils ont prodigués aux beautés de son ouvrage.
Ce manège d’aller de maison en maison déclamer ses ouvrages,
pour se faire des partisans, n’a jamais été employé par les hommes à talens
supérieurs. Ils n’ont pas besoin de ces suffrages obscurs, mendiés par la
médiocrité, presque toujours accordés par l’ignorance, & souvent surpris à
la distraction. Une lecture rapidement faite, avec toute la chaleur de
l’amour-propre, à des oreilles
peu exercées, à des
amis complaisans, à de prétendus connoisseurs, à des esprits prévenus, à des
sots même aussi vains que Midas, laisse-t-elle la liberté de remarquer les
défauts d’un ouvrage ? N’est-on jamais la dupe de l’art du déclamateur,
dont l’intérêt est de glisser légèrement sur les endroits foibles ou défectueux,
& d’appuyer sur quelques beautés de détail ?
Ce n’est donc point dans ces cotteries Littéraires, auxquelles
l’envie, la malignité & la jalousie président tour-à-tour ; moins
encore dans ces cercles brillans, que la curiosité, le désœuvrement &
l’ennui rassemblent, dont le bel-esprit & la frivolité sont les Divinités
tutélaires,
où l’on parle beaucoup sans rien dire,
& où l’on juge de tout sans rien savoir, où la fatuité daigne à peine
écouter, où la prétention élève la voix, où la sottise s’extasie, & la
minauderie décide en faisant des nœuds ; c’est dans le silence du cabinet,
qu’un Auteur, jaloux de sa renommée, doit chercher un Aristarque. Là, dépouillé
de tout sentiment d’amour-propre, le crayon à la main, toujours prêt à effacer,
il peut ; sans blesser la modestie, profiter des avis, ou recevoir les
suffrages légitimes de la raison, du goût & de la vérité. Ainsi se
conduisoit Racine : c’étoit à la Critique elle-même
qu’il lisoit ses ouvrages, en les lisant à Boileau.
Les temps sont bien changés depuis Racine ! On ne
consulte pas pour mieux faire, on ne cherche qu’à s’étaler ; on n’est avide
que de louanges éphemères. A peine la critique ose-t-elle élever la voix,
qu’elle irrite la bile des Auteurs, arme la calomnie, produit les haines &
les inimitiés les plus cruelles. La licence à cet égard est portée à l’excès.
Jamais siècle n’a mêlé à son escrime, pour me servir des
expressions de Montagne(*), tant d’injures
& tant d’indiscrétions. D’où naît cette extrême sensibilité, si ce
n’est d’une vanité mal-entendue, d’un fonds d’orgueil désordonné ? Depuis
quand n’est-il plus permis à la Critique de
s’exercer, & même de lancer ses traits contre la Théséide de
l’enroué Codrus
(*) ? Quel est son crime, quand elle s’oppose au torrent du mauvais
goût, & qu’elle dénonce à la Postérité les Cotins, les Pradons & les
Chapelains de notre siècle ? Si elle est juste, honnête & modérée, en
quoi nous offense-t-elle ? Si elle ne l’est pas, faisons-la rougir de ses
torts, & contraignons-la, par une conduite opposée à la sienne, à nous
respecter & à nous rendre justice. Rien ne deshonore & n’avilit plus les
Lettres que ces haines sanglantes, dont le trépas même de l’ennemi ne peut
éteindre la fureur & la violence. Nos ouvrages
sont-ils donc une partie si essentielle de nous-mêmes, qu’on ne puisse les
attaquer sans nous blesser mortellement ? Hé-bien ! mettons-les à
l’abri de toute censure, & rendons-les dignes de voir le jour, sans le
craindre. Que tout y respire les bonnes mœurs, la raison & le goût ;
anoblissons nos travaux & nos veilles, en les consacrant à l’instruction de
nos semblables ; si nous sommes plus éclairés qu’eux, n’abusons point de
nos lumières, ni de leur foiblesse, pour les corrompre, les tromper ou les
égarer ; servons-nous, de notre Philosophie pour faire respecter la
Religion, les Loix & les Usages reçus ; que la vérité, la sagesse
& la vertu brillent dans tous nos ouvrages ;
qu’ils les inspirent & les fassent aimer ; qu’ils ne soient point
souillés par cette licence effrenée qui ose tout ; bannissons-en cet
égoïsme superbe, qui n’a jamais été & ne sera jamais le ton de la modestie
& de l’honnêteté ; qu’on y découvre les sentimens de notre ame, non par
un vain & pompeux étalage de mots, mais par une simplicité noble, modeste,
intéressante, & par des principes solidement établis ; en un mot, en
cherchant à instruire ou à plaire, rappelons-nous toujours que rien
n’est beau que le vrai. Mais puisque la critique est si redoutable pour
nos Auteurs, la Postérité le sera-t-elle moins ? Que de couronnes arrachées
par le Temps & par la force de la
Vérité ! Que d’idoles brisées, de lauriers flétris, de faux éloges
désavoués, de réputations anéanties ! Quelle foule d’Auteurs plongés dans
un éternel oubli ! Combien d’autres, dont la mémoire ne subsistera que pour
être en horreur & honteuse à jamais !
Les lettres sont la gloire d’un Empire, lorsqu’elles y sont
florissantes ; & les Citoyens qui les cultivent avec succès, par amour
pour elles, & pour l’utilité publique, ont droit à notre reconnoissance
autant qu’à notre estime. Il ne suffit pas alors qu’ils soient plus éclairés,
plus instruits ; il faut qu’ils soient encore les
plus honnêtes, les plus vertueux des hommes. La science, sans la sagesse,
n’est qu’un vain nom, une erreur bruiante, une folie même, dont l’éclat est
toujours dangereux & les écarts souvent funestes ! Nous n’en avons que
trop d’exemples dans cette multitude d’Ecrits ténébreux, enfans de la nuit, du
mensonge & de l’orgueil, désavoués en naissant par leurs propres Auteurs à
cause de leur honteuse origine. Si de pareils ouvrages démontrent assez la
dépravation des mœurs & la démence des esprits, ils n’annoncent que trop la
décadence des Lettres & la corruption du goût.
Depuis que, mécontens de
nous-mêmes, nous nous sommes pris d’enthousiasme & d’admiration pour tout
ce qui est étranger ; depuis que l’Anglomanie s’est emparée de nous, il
semble qu’on veuille, à quelque prix que ce soit, renverser toutes les idées
reçues. Les vapeurs des marais d’Albion ont engendré cette épidémie
philosophique, qui tue le génie, fait fermenter les esprits, & produit ce
goût anti-national, dont les ravages ne sont que trop sensibles. Plus
d’Eloquence, plus de Poësie, plus de Musique. Celle de toutes les Langues qui
approche le plus de la langue Grecque, la langue Françoise, adoptée par toutes
les Nations, claire, précise, énergique, sublime, pleine de douceur
& d’harmonie, susceptible des plus grands effets, n’est
plus qu’une langue sourde & monotone, peu propre aux chants de Polymnie.
Ainsi Lulli, Rameau & tant d’autres célèbres Musiciens ont travaillé
envain ; leurs chef-d’œuvres sont anéantis pour toujours. Ce sont des
Etrangers, incapables d’apprécier, de juger notre langue, qui ont semé les
premiers parmi nous ces singuliers Paradoxes ; & ce sont des François,
incapables de la bien écrire, qui les ont accueillis, soutenus &
autorisés !
Oui, sans doute, à juger notre langue d’après quelques
ouvrages & quelques Drames modernes, elle est en effet dure, barbare &
monotone :
mais qu’on la juge d’après les Poëmes
d’Armide, de Roland, d’Amadis, &c. qui osera, sans injustice, lui reprocher
ces défauts ? La Musique de Lulli, de Destouches, de Rameau étoit faite
pour elle ; & elle gémit aujourd’hui de se voir défigurée, déchirée
impitoyablement & mise à la torture sous des sons peu analogues à son génie
& à sa prosodie. Enfin ce siècle raisonneur a tout dégradé, tout altéré,
tout détruit. Nous abandonnons les véritables sources du goût, pour en chercher
de nouvelles ; & devenus stériles par notre faute, nous nous abaissons
jusqu’à devenir les imitateurs & les copistes serviles de tout ce qui porte
le caractère étranger.
Malgré cet égarement presque général, le Dieu du Goût veille
cependant encore sur nous, dans ces Sanctuaires des Lettres, où les Homère, les
Démosthène, les Cicéron, les Virgile & les Horace reçoivent le plus pur
encens. Il est encore des hommes fidèles à la bonne & saine Littérature, qui
cherchent à nous ramener aux Anciens, & à réveiller notre goût pour eux.
Homère, Eschyle, Aristote, Virgile, Térence, Horace, Juvénal revivent depuis peu
parmi nous(*).
Heureux, si
nous savons en profiter & rougir du
mauvais goût qui nous entraîne loin de ces excellens modèles ! « Nous
avouerons pourtant qu’il y a eu de nos jours, & que nous avons encore de
très-bons Ecrivains : non-seulement nous en convenons avec plaisir, nous le
soutenons même : mais de savoir juger quels ils sont, c’est ce qui
n’appartient pas à tout le monde. Il est plus sûr d’imiter les Anciens, dont le
mérite n’est plus douteux. C’est pourquoi nous conseillons de ne pas s’attacher
de si bonne heure aux Modernes, de crainte
qu’on ne
les imite, avant que de bien connoître ce qu’ils valent »(*)
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