(1772) Discours sur le progrès des lettres en France pp. 2-190

Discours sur le progrès des Lettres en France.(*)

L a France étoit depuis longtemps ensevelie dans les ténèbres de l’ignorance & de la barbarie, lorsque Charles V appela près de lui les hommes les plus éclairés de l’Europe, & les encouragea autant par son exemple, que par les honneurs & les récompenses dont il les combla. Son règne annonça les beaux jours qui devoient éclairer, quelques siècles après, les Sciences & les Arts. Mais leurs progrès furent insensibles sous les successeurs de ce sage Monarque, soit par les malheureuses circonstances des temps ; soit parce qu’ils ne sentirent pas comme lui, l’utilité de la culture des Lettres, ni combien elles contribuent à rendre un Royaume florissant. Enfin François I les ranima, & mérita d’être surnommé leur Père & leur restaurateur, titre peut-être moins flatteur pour l’orgueil du maître, mais plus cher à sa nation & plus précieux à l’humanité. C’est à cette époque mémorable, que la lumière succéda pour toujours aux ténèbres, & que l’étude des Lettres produisit enfin des hommes. On sentit le besoin qu’on avoit d’être instruit, & l’émulation devint générale. Les livres se multiplièrent, & déjà leur nombre étoit assez considérable au seizième siècle, pour faire naître l’idée de former, du nom seul des Auteurs & du titre de leurs Ecrits, un ouvrage non moins utile qu’intéressant.

 

Les Bibliothèques Françoises de la Croix du Maine, & de Duverdier, Sieur de Vauprivas, sont en ce genre le premier monument élevé à la gloire de la Littérature Françoise. Ces deux Auteurs, sans se connoître, & sans s’être communiqué leur dessein, conçurent le même projet, l’exécutèrent, & se disputèrent à l’envi le mérite & l’honneur de l’invention. Mais, sans examiner ici lequel des deux a eu le premier cette idée, nous devons également leur savoir gré de leur travail, & nous avouerons que, si les Auteurs dont ils nous ont conservé les noms & indiqué les ouvrages, ne méritent pas tous l’espèce d’immortalité qu’ils leur ont procurée, ils en ont du moins parlé avec une impartialité digne d’éloge.

 

Pour peu qu’on jette les yeux sur les ouvrages des anciens Ecrivains François, on voit quels obstacles ils eurent à vaincre, soit pour rendre leurs propres pensées, soit pour faire passer dans une langue, encore au berceau, les beautés de deux langues, dont le sort étoit fixé, & la supériorité reconnue depuis tant de siècles. Les modèles que l’Antiquité Grecque & Latine présentoit à ces premiers Littérateurs, devoient en même temps exciter en eux le sentiment de l’admiration, & celui du désespoir de les imiter ; mais le goût naissoit à mesure qu’ils les étudioient. La langue Françoise, timide, grossière, embarrassée, n’osoit encore s’élever jusqu’aux Arts & aux Sciences ; elle étoit même obligée d’emprunter pour l’histoire, pour les Actes & les Traités publics, le langage de l’ancienne Rome. Des Fables, des Romans, des Récits de faits & gestes fabuleux furent long-temps son partage, c’est-à-dire, ses seuls objets & tous ses fruits : elle étoit trop peu féconde pour en produire d’autres, trop pauvre pour atteindre à la richesse d’expression qu’exigent les grands sujets, trop barbare & trop rude, pour peindre avec succès les nuances délicates des sujets d’agrément. Mais lorsqu’on eût appris à penser dans les Ecrits d’Athènes & de Rome ; lorsque le génie éclairé par ces guides immortels eût pris son essor, & que l’esprit solidement nourri ne se laissa plus entraîner au hasard, ou emporter aux caprices de la fantaisie, avec quelle fierté la langue Françoise ne brisa-t-elle pas ses entraves ? Enrichie des dépouilles de ses deux rivales, elle est enfin parvenue aujourd’hui à les surpasser en clarté, & à les égaler presque pour l’énergie, l’expression, la douceur & l’harmonie. Elle seroit encore privée de tous ces avantages, sans l’étude que des hommes, nés pour saisir le beau & le vrai, ont faite de l’Antiquité ; &, si les Grecs & les Romains existoient aujourd’hui dans toute leur splendeur, ne seroit-ce pas à bien plus juste titre, qu’ils se diroient encore les Maîtres du Monde ? En effet, à quel haut degré de perfection n’auroient-ils pas porté nos découvertes, utiles ou agréables, si elles cussent été faites de leur temps ? Par conséquent, quelles richesses leurs langues n’auroient-elles pas acquises ? Plus les connoissances augmentent, plus les idées naissent en nombre, se développent, s’étendent, s’agrandissent, & plus les images qui les expriment, varient, s’animent & se multiplient. La variété, l’abondance & la richesse d’une langue dépendent donc des connoissances plus ou moins étendues que nous possédons. La langue est nécessairement pauvre chez un peuple sauvage, dont les idées ne sont, pour ainsi dire, que des sensations, & dont les réflexions & les connoissances ne s’étendent pas au-delà de ce qui le touche ou l’environne. Soumis & livré aux seuls besoins de la nature, sans eux à peine s’appercevroit-il de son existence. Quoique plus à plaindre, il n’en est guère plus malheureux : car ce malheur de l’état d’ignorance, quelque réel qu’il soit, n’est ni apprécié ni senti que par ceux qui s’élèvent au-dessus. Le Sauvage, & même le peuple des nations policées, a peu d’idée de son ignorance, & n’en a point du tout du savoir qui lui manque.

 

Les Arts agréables sont les enfans de nos plaisirs ; les Arts utiles sont le produit du hasard ou de la nécessité ; les sciences au contraire sont le fruit de nos travaux & de nos veilles. Tous ont leur germe au sein de la nature, ils n’attendent que le souffle du génie pour éclore. C’est le génie qui distingua particulièrement les Grecs des autres peuples de la terre. Dès qu’ils furent sortis de la barbarie, qu’ils cessèrent d’être errans & pauvres, & qu’ils purent jouir de leurs conquêtes, ils cherchèrent les moyens de respirer en paix sous l’heureux climat qu’ils avoient choisi. Avides de s’instruire, ils allèrent puiser chez les Phéniciens & les Egyptiens les connoissances qui leur manquoient, les Arts dont ils avoient besoin ; & ils ne tardèrent pas à surpasser leurs maîtres. Ils adoptèrent une partie de leur Théogonie & de leurs cérémonies religieuses. Leurs Poëtes, après un long séjour en Egypte, où ils s’étoient fait initier dans les Mystères des Dieux du pays, de retour dans leur patrie, chantèrent les premiers ces Divinités étrangères. Ils furent écoutés avec transport par des hommes dont l’imagination brûlante s’enflammoit aisément. La Grèce fut bientôt remplie de Dieux de toute espèce : le Ciel, la Terre, les Elémens, tout dans la nature, jusques aux passions mêmes, eut des Temples, des Prêtres & des Autels. Tant il est vrai que l’esprit humain, abandonné à ses seules lumières, est facile à séduire, & sujet à s’égarer.

 

Homère vivoit à-peu-près dans le temps que ce culte nouveau étoit encore dans toute sa splendeur. Quel vaste champ, pour ce génie sublime & fécond, que ces fables où l’orgueil humain trouvoit à s’exalter, où les passions jouoient un si grand rôle, où le merveilleux éclipsoit la raison, où le mensonge & l’erreur, ingénieusement travestis, & triomphans de la vérité, excitoient, augmentoient sans cesse l’enthousiasme d’un peuple amoureux de son origine, en lui rappelant le souvenir des Héros dont il croyoit descendre ! Quoi de plus susceptible d’images agréables, qu’une Religion faite exprès, où tout invitoit les sens à jouir, où la volupté présidoit aux mystères, où l’imagination enfin créoit à son gré des Déesses & des Dieux ! C’est avec ces matériaux si légers, si brillans, si propres à la Poësie, qu’Homère jeta les fondemens de sa gloire, & qu’il composa ces Ouvrages immortels, dans lesquels il déploya toute la grandeur & toute la beauté de son génie. Depuis ce Poëte divin, quelle foule de grands hommes la Grèce n’a-t-elle pas produits ? Poëtes, Orateurs, Historiens, Philosophes, tous trouvoient dans leur langue abondante, énergique, harmonieuse & sonore, l’expression propre à chaque Art & à chaque Science : elle exprimoit, elle animoit, elle représentoit tout ; en un mot, elle étoit en tout genre le pinceau du génie.

Il s’en faut bien que la langue Latine ait eu le même avantage. Les foibles commencemens de la République Romaine ne permirent pas à cette langue d’atteindre d’abord à la perfection. Il importoit, avant tout, aux Romains d’affermir un Empire, qu’ils avoient conquis par les armes. L’austérité de leurs premières mœurs n’admettoit ni jeux, ni spectacles publics ; & leur langue se ressentit long-temps de cette austérité. Les intervalles de repos que laissoit la victoire à ce peuple belliqueux, étoient employés à la culture des terres ; & cette vie champêtre, si favorable à l’innocence & si conforme à la sagesse, en tempérant les mœurs, fit perdre insensiblement à ce peuple, une certaine férocité, inséparable du tumulte des armes & de la fureur des combats. Les dépouilles des vaincus, partagées entre les familles de l’Etat & le Trésor public, n’eurent pas plutôt formé un patrimoine aux particuliers, & assuré un fonds à la République, qu’il fallut des Loix. Les Romains eurent recours aux Grecs, qui virent bientôt leurs Dieux avoir un culte & des autels dans Rome, leurs Sciences & leurs Arts y jeter de profondes racines, leurs loix servir de base aux loix Romaines, & le Sénat se former à l’imitation de l’Aréopage. Rome néanmoins, uniquement occupée de sa gloire, n’emprunta des Grecs que ce qui pouvoit contribuer à son élévation & à son agrandissement. Un gouvernement sage, une politique habile & profonde, une suite non interrompue de victoires, des mœurs que le luxe n’avoit point encore amollies ni corrompues, rendoient sans doute les Romains un peuple illustre & redoutable ; mais c’est aux Arts & aux Sciences de la Grèce, dont ils firent une étude suivie, qu’ils doivent la portion la plus estimable de leur gloire, & celle que le temps respectera toujours.

 

Ils firent donc entrer, dans le plan de l’éducation de la jeunesse, l’étude de la langue Grecque, & cette étude étoit la première de toutes. Cependant la fierté Romaine, en faisant l’aveu de la nécessité d’apprendre le Grec, ne souffroit pas qu’on le parlât publiquement. Il étoit juste que la langue Latine eût la préférence, puisqu’elle étoit la langue de la nation. Cette préférence, loin de lui nuire, lui servit beaucoup, par l’application que l’on mit à étudier les principes de l’une & de l’autre langue à la fois. Cette étude n’étoit pas seulement celle de la jeunesse, elle l’étoit encore de l’âge avancé. Caton en faisoit les délices de sa vieillesse ; & Cicéron lui-même, le plus éloquent des Romains, eût été peut-être moins admiré, moins digne de l’être, sans les leçons qu’il prit des Rhéteurs & des Philosophes Grecs.

C’est ainsi que les Romains, non moins ingénieux, non moins spirituels que les Grecs, les reconnoissoient cependant pour leurs maîtres. Ils l’étoient en effet, par la longue habitude qu’ils avoient des sciences & des Arts ; source de l’abondance & de la richesse de leur langue, dont nous ignorons l’origine & l’accroissement, puisqu’elle étoit dans toute sa perfection & dans toute sa beauté du temps d’Homére, le modèle de tous ceux qui ont écrit après lui : on ne voit pas du moins qu’elle ait varié depuis ; au lieu qu’on ne peut fixer l’époque de la perfection de la langue Latine, qu’au siècle d’Auguste. Avant cette époque, elle avoit sans doute de la force & de la majesté, parce que c’étoient des Républicains qui la parloient ; mais elle n’avoit pas cette douceur, cette élégance, cette urbanité, qu’une Cour polie & voluptueuse sut y répandre ; car les mœurs influent sur la langue, autant que le génie, témoin l’Atticisme & le Laconisme : l’un étoit le fruit de tous les Arts & de toutes les Sciences dont Athènes étoit l’asile ; l’autre répondoit à la sévérité des mœurs de Lacédémone, où l’on ne cultivoit que les vertus du plus austère patriotisme.

 

La langue Latine n’a donc pu se perfectionner que lentement, & à mesure que le luxe adoucissoit les mœurs, & les corrompoit. Ce fut la suite de la conquête de la Grèce par les Romains. Alors la Tragédie & la Comédie abandonnèrent Athènes, & se réfugièrent dans Rome, où elles reprirent un nouvel éclat. Les Poëtes Tragiques & Comiques trouvèrent dans les Grecs des modèles admirables, & en profitèrent. Nous ne pouvons guères juger de la Tragédie Latine, que sur les pièces qui nous restent sous le nom de Séneque, bien inférieures en tout aux Tragédies Grecques. La Comédie, au contraire, eut un sort plus heureux, & ne démentit point son origine. Elle eut à la vérité ses différens âges tirés de la rudesse ou de la politesse des plumes qui la traitèrent, comme le remarque le P. Brumoy dans son Discours sur la Comédie Grecque. Livius Andronicus, Nevius, Ennius même, étoient à l’égard des Romains du siècle d’Auguste, ce que sont aujourd’hui pour nous les Jodelles & les Garniers. Pacuvius, Cecilius & Accius, remplissent l’intervalle du second âge jusqu’à Plaute. Le bel âge de la scène Comique Latine ne commença qu’à ce Poëte, qui mérita les suffrages de son temps, malgré les défauts & les irrégularités de ses pièces, par l’enjouement & le sel de la satire qu’il sut y répandre, par la fertilité de son génie, par la simplicité de ses sujets, par ses saillies plaisantes & par ses bons mots, qu’Horace cependant ne paroît pas approuver(*). Mais Térence, dont le style simple, noble, élégant & poli, joint à la connoissance parfaite des mœurs, & à la vérité frappante des caractères, fit dire à l’envie que Scipion & Lælius avoient plus de part que lui à ses Comédies ; Térence, dis-je, en copiant Ménandre, fut le premier qui donna le modèle de la bonne Comédie, & la fit goûter. Cependant, quoiqu’il possédât seul le talent de faire passer dans l’idiome Latin, toute la douceur de l’idiome Grec, il ne put pas en rendre toute la richesse & toutes les beautés. Virgile lui-même, le seul Poëte digne de traduire Homère, éprouva les mêmes difficultés. Ces difficultés proviennent, suivant Quintilien(*), de ce que la langue Latine, peu riche & peu féconde, est obligée de se servir de métaphores & de circonlocutions, pour exprimer beaucoup de choses qui n’ont point de nom propre ; & dans celles, ajoute cet excellent Rhéteur, qui ont une dénomination, la disette de la langue est si grande, qu’elle ramène souvent les mêmes termes ; au lieu que les Grecs étoient riches, non-seulement en mots, mais en idiomes tous différens les uns des autres. Tels sont les défauts qu’on reprochoit à la langue Latine ; aussi les Ecrivains, pour les éviter, se servoient-ils de termes Grecs(*) toutes les fois qu’ils vouloient donner, à leur prose ou à leurs vers, plus de douceur & d’harmonie. Ce n’étoit pas le seul avantage qu’ils en tiroient : ils trouvoient encore chez les Grecs des modèles en tout genre, de sorte qu’écrire & parler attiquement, c’étoit écrire & parler de la manière la plus pure. Atticè dicere, esse optimè dicere. Or, si les Maîtres de l’éloquence, les Cicéron, les Hortensius, les Quintilien ; si les plus grands Poëtes & les plus beaux génies de Rome, Virgile & Horace, embellissoient leurs ouvrages, en imitant les Grecs, pourquoi négligeons-nous si fort aujourd’hui ces mêmes modèles, toujours également admirables ? Tant de chef-d’œuvres parvenus jusqu’à nous d’âge en âge, & qui font depuis tant de siècles les délices & l’admiration des gens de Lettres, vraiment dignes de ce nom, prouvent bien la supériorité des Grecs & des Romains ; & si leurs langues sont devenues celles du monde savant, c’est moins encore par leur beauté, leur richesse & leur énergie, que par le génie, le goût, le naturel & le sublime, qui brillent dans les ouvrages immortels que ces grands hommes nous ont laissés. Disons plus, ces deux langues ont été conservées de préférence à celles de tant d’autres peuples contemporains, parce que la Providence, en permettant qu’elles servissent de barrière contre l’ignorance, les avoit destinées en même temps à transmettre les oracles des divines Ecritures, & à devenir l’une & l’autre par ce moyen, la langue universelle de toutes les Nations éclairées par la lumière de l’Evangile(*).

Les Auteurs Grecs furent connus des Gaulois, presque en même temps que des Latins. Marseille, fondée par une Colonie de Phocéens sortis de l’Ionie, ressentit la première l’heureuse influence des sciences & des arts. Son Académie, tout-à-coup célèbre, devint bientôt la rivale de celle d’Athènes, & même rivale préférée. L’alliance des Romains avec la République de Marseille, leur facilita la conquête des Gaules, qu’ils méditèrent long-temps avant que de l’entreprendre. Ainsi les Gaulois n’ont connu les ouvrages de l’Antiquité Latine, que sous la domination des Romains, accoutumés à imposer aux vaincus la nécessité d’apprendre, de parler & d’écrire la langue des vainqueurs ; car leur politique étoit d’étendre l’usage de leur langue aussi loin que leurs conquêtes : politique négligée par les Grecs, & à laquelle la langue Latine est redevable de la gloire d’être constamment demeurée la langue vulgaire de tous les gens de Lettres ; tandis que la langue Grecque n’est aujourd’hui bien connue que d’un petit nombre de Savans.

 

Quoi qu’il en soit, les Gaulois, en subissant la loi du vainqueur, y trouvèrent un très-grand avantage. Instruits déjà, ils joignirent de nouvelles connoissances à celles qu’ils avoient acquises. La langue Latine, dans laquelle ils se perfectionnèrent, jusqu’à la parler avec l’élégance & la pureté la plus grande, remplaça peu-à-peu l’idiome vulgaire, & leur ouvrit le chemin des honneurs & des dignités. On les vit bientôt occuper les premières places de la République, qui ne se donnoient qu’au mérite, & qu’on ne peut en effet remplir dignement, que lorsqu’on fait penser & parler assez bien, pour faire penser les autres.

 

L’étude des Belles-Lettres, cultivée de tout temps dans les Gaules, étoit négligée, ou pour mieux dire, tout-à-fait ignorée des Romains. Les Gaulois leur en inspirèrent le goût. Toute la Littérature se bornoit alors à la Rhétorique & à la Poëtique. Les Romains, toujours sous les armes, accoutumés à des exercices violens, ne connoissoient point ceux du paisible Lycée. Ils étoient plus Soldats que Poëtes & Orateurs ; mais ils le devinrent par la suite. Ils établirent des Ecoles publiques, où ils se plaisoient à venir entendre les leçons des Gaulois. On peut juger de la célébrité de ces Ecoles, du mérite & de l’habileté des maîtres qui y présidoient, par leurs disciples, au nombre desquels on trouve les noms illustres de Cesar & de Cicéron. Temps heureux, où pour entrer dans les charges, pour parvenir aux premières dignités & commander aux autres, il falloit un mérite réel & des talens reconnus ! Il étoit donc de l’intérêt des Gaulois d’étudier avec soin la langue Latine, puisque, sans cette étude, leur éloquence leur devenoit inutile : d’ailleurs la nécessité leur en faisoit une loi. Comment auroient-ils pu défendre dans les Tribunaux, dont les Juges étoient Romains, leur innocence ou leurs droits attaqués ? Indépendamment de ce motif de nécessité, ils en avoient un autre d’émulation ; ils étoient assurés, en possédant bien cette langue, de devenir membres de la République, & par conséquent de pouvoir prétendre aux charges les plus éminentes du gouvernement. Si les Gaulois n’eussent été qu’un peuple ignorant & guerrier, une fois vaincus, ils eussent honteusement langui sous la domination Romaine ; mais l’amour des sciences élevoit trop leur ame, pour ne pas leur inspirer une noble émulation, & c’est par-là qu’ils se firent respecter de leurs vainqueurs. Rome, toute guerrière encore, & ne connoissant d’autre gloire que celle des armes, apprit ainsi des Gaulois, qu’il étoit une autre gloire plus digne du sage & plus utile, celle des Lettres. Telle est la force de l’exemple, le génie le saisit en maître. Les Romains profitèrent des instructions des Gaulois : les Gaulois à leur tour perfectionnèrent leurs connoissances dans le commerce établi entre eux & les Romains : l’ardeur pour les Lettres étoit générale, & Rome & les Gaules pouvoient à l’envi se disputer l’avantage de produire & de posséder dans leur sein le plus grand nombre d’hommes illustres.

 

Ces beaux jours s’éclipsèrent à la chûte de l’Empire Romain. Les Gaules devinrent la proie d’hommes sauvages & féroces, sortis des antres du Nord & des bois de la Germanie. Elles se trouvèrent infestées de ces Barbares, qui, tour-à-tour, leur imposoient des fers ; & les Francs furent les derniers qui s’en emparèrent pour toujours. Peu sensibles aux charmes des Lettres, ces nouveaux Maîtres, après avoir exterminé les hommes de leur temps, mutilèrent encore les générations à venir, en brûlant les livres & détruisant les monumens qui auroient pu faire revivre le goût & le génie. Les Gaulois, accablés sous le joug, ne s’occupèrent plus qu’à le rendre moins dur, & à se procurer la subsistance. Ainsi commença la décadence des Lettres : l’esprit de la nation Gauloise s’abâtardit insensiblement, & des siècles ont à peine suffi pour réparer une perte si fatale aux Arts & aux Sciences.

 

Malgré les ténèbres de l’ignorance qui paroissoient se répandre de plus en plus, malgré cette fureur grossière & barbare qui sembloit devoir tout détruire, la Providence veilloit à la conservation des précieux ouvrages de l’Antiquité, en inspirant à de pieux Solitaires le soin d’en copier les originaux. Les sublimes productions des plus grands génies d’Athènes & de Rome, trouvèrent un asile assuré dans les retraites de la Religion ; & c’est de-là qu’elles ont passé de siècle en siècle jusqu’à nous. L’Eglise qui avoit adopté les langues Grecque & Latine, les parla toujours ; & sans elle, l’ignorance eût prévalu. Mais il falloit des hommes retirés du monde, consacrés à la retraite par choix, à l’étude par goût, au travail par devoir, animés du même esprit & du même zèle, vivant en commun sous un même régime, qui voulussent employer les loisirs de leur solitude à la fastidieuse occupation de transcrire sans cesse. C’est pour le bonheur des sciences & des lettres, que ces Corps ont subsisté : jamais des Particuliers, dissipés par les affaires domestiques, détournés par celles du dehors, n’auroient pu se livrer à un travail si long & si pénible ; & c’est un des grands avantages qu’on ait tiré de ces laborieux & savans Solitaires, qui, du fond de leur retraite, éclairoient le monde qu’ils avoient quitté.

 

Les Moines possédoient & conservoient tous ces chef-d’œuvres de l’esprit humain, & en jouissoient autant que leur état pouvoit le permettre, tandis que les Grands & toute la Nation croupissoient dans la plus honteuse ignorance. Un jargon barbare succéda à la langue divine des Homère & des Virgile, des Démosthène & des Cicéron. Comme celle-ci ne conduisoit plus aux dignités & aux récompenses, elle fut entièrement oubliée. Alors plus d’émulation, plus d’empressement, plus d’attrait pour les sciences. Chaque jour hâtoit leur ruine ; &, s’il se trouvoit encore des hommes qui voulussent se distinguer par leur savoir, entraînés par le mauvais goût, incapables de consulter les originaux, ils abandonnoient ces guides sûrs, pour ne suivre que des abréviateurs infidèles. Cette négligence, ou plutôt ce mépris pour les bons modèles, porta la corruption du goût à un tel excès, qu’il sembloit que les ouvrages de l’Antiquité n’eussent jamais existé, ou qu’ils dussent être pour toujours ensevelis dans la poussière des Cloîtres.

 

On n’eut pas seulement à alors la perte des Arts & des Lettres, on eut à gémir encore sur l’oubli des Loix & sur la ruine entière des mœurs ; suites inévitables de l’ignorance, dont les ravages sont d’autant plus funestes, que, par-tout où elle règne, il n’existe point de vertu, & qu’au contraire le vice y domine dans toute sa force, sans frein & sans remords.

 

Quels que soient les avantages de l’homme sur tous les autres Êtres de la nature, il a besoin que l’instruction développe les facultés de son ame, féconde son esprit, touche son cœur, fixe ses idées morales & physiques, lui démontre la nécessité d’obéir à la raison, lui apprenne à connoître la justice, à se la rendre à lui même & aux autres, en domptant ses passions & en évitant les actions nuisibles à la société : de-là naîtra l’amour de la sagesse, fondé sur le sentiment lumineux du vrai, du juste ; sentiment qui seul peut lui servir de guide pour marcher constamment dans le sentier de la vertu, & le détourner de la voie du vice. S’il n’est pas éclairé, de combien d’illusions & d’erreurs son esprit brut ne sera-t-il pas offusqué ? Quels devoirs remplira-t-il, s’il les ignore ? Et il les ignorera, s’il n’est conduit que par un instinct aveugle. Pour qui aura-t-il de l’amour & de la reconnoissance, de l’obéissance & du respect, si son cœur vide de sentiment n’en connoît pas la nécessité & n’en sait pas même apprécier la valeur ? Borné par sa nature à ses seuls appétits, semblable aux animaux par ses besoins, qu’aura-t-il au-dessus d’eux, s’il n’a pas même la honte de leur ressembler ? C’est-là pourtant l’état auquel voudroit nous réduire un de ces Philosophes nouveaux, qui emploie toute son éloquence à soutenir les plus étonnans paradoxes. Quoi ! parce que quelques hommes, se disant sages, & qui ne sont qu’orgueilleux & hardis, abusent de leur talent pour corrompre les esprits, & déraciner ces principes si nécessaires à notre bonheur : qu’il est des vertus à pratiquer & des vices à fuir ! Quoi ! parce qu’ils osent combattre la vérité par des argumens puisés dans les sources impures du mensonge, & qu’ennemis nés de la société ils se plaisent à jeter le trouble dans les ames foibles, pour les abandonner ensuite au tourment affreux du doute ou du désespoir ! Enfin parce qu’eux-mêmes, punis d’avance par les reproches secrets de leur propre conscience, cachent en faux braves l’inquiétude qui les dévore, & fiers de leurs vaines lumières, ne cherchent à les répandre que pour éblouir & pour égarer les victimes qu’ils surprennent ; semblables à ces feux trompeurs, dont la funeste clarté ne sert pendant la nuit, qu’à augmenter la terreur de celui qui voyage, & à redoubler l’horreur de l’obscurité ; il faudra bannir de l’univers toute vertu & toute vraie science, rompre tous les liens de la société, vivre esclaves de l’ignorance & de nos passions, abjurer en un mot pour toujours les droits sacrés de l’humanité ! Non, si la science est une arme fatale, ce n’est qu’entre leurs mains. Elle ne nous est donnée que pour nous conduire, & ne leur a servi que pour les égarer. Le goût de la vérité, l’amour de la sagesse, voilà la vraie science de l’homme ; c’est d’elle que dépend notre bonheur, la paix du cœur la suit, & l’ame du sage qu’elle gouverne, libre & calme au milieu de la prison qu’elle habite, jouit déjà de l’immortalité qui l’attend.

C’est au sein de l’ignorance, que naquirent les désordres qui désolèrent toutes les conditions. Elle enfanta les premières erreurs qui affligèrent l’Eglise, & tout concourut au progrès du mal. L’éducation, si celle qu’on donnoit alors mérite d’être honorée de ce nom, consistoit à apprendre à lire, encore n’étoient-ce que ceux qu’on destinoit à l’Etat Ecclésiastique, qui la recevoient. On avoit entièrement oublié l’usage de la langue Latine, & l’on ne parloit, on n’écrivoit plus qu’en langue Romance, ou rustique ; c’est-à-dire, dans un idiome barbare, mêlé d’un Latin corrompu. Aussi quels écrits vit-on éclore ? Comme le goût tient à la vérité, & qu’il étoit perdu depuis long-temps, le faux prit la place du vrai. L’Histoire travestie perdit son exactitude & sa sévérité ; les Romans, digne nourriture des esprits vides & inappliqués, pleins d’un merveilleux absurde, firent les délices d’une imbécille oisiveté. Le succès de ce nouveau genre d’écrits, dont la durée fut longue, n’a rien qui doive étonner. Quoique l’homme soit pour connoître & pour aimer la vérité ; l’erreur, l’illusion & le mensonge assiégent son berceau. Comment les en écarter, si ce n’est par l’instruction ? Quiconque est sans principes, est nécessairement sans goût, sans sagesse & sans vertu. Séduit par ses sens, il s’abandonne à la pente la plus facile, & c’est celle du vice. Envain portons-nous en nous-mêmes le germe des plus belles qualités, il faut le féconder ; la raison veut être éclairée, & si le nom sacré de la vérité n’a jamais frappé notre oreille & pénétré jusqu’à notre ame, tout ce qui nous environne a droit de nous séduire & de nous tromper. L’éducation est notre sauve-garde & peut seule nous garantir de ce danger : or elle manquoit dans ces temps barbares ; il n’est donc pas surprenant que les fables & les contes les plus absurdes aient été préférés à la vérité, l’ignorance y conduisoit, le supposoit, l’exigeoit ; au lieu que chez les Grecs & les Romains, les Fables, ou plutôt les Apologues moraux, étoient le fruit d’une imagination brillante, de la politesse & de l’érudition, comme l’ont judicieusement remarqué les Auteurs de l’Histoire Littéraire de la France(*).

 

Ce n’est pas néanmoins que quelques Princes n’aient tenté de favoriser les Lettres ; mais les obstacles qu’ils avoient à vaincre, se renouvelant sans cesse, rendirent leurs efforts inutiles. L’ignorance avoit jeté de trop profondes racines, pour pouvoir facilement arrêter ses progrès.

 

La Poésie est peut-être le seul Art auquel nous soyons redevables de la conservation des Lettres. On ne la cultive pas sans un peu de goût & de génie. Quelque ignorant ou malheureux que soit un peuple, il chante même ses malheurs ; & c’est à l’aide de la Poësie qu’il charme ses ennuis, calme ses inquiétudes, oublie sa misère, célèbre ses plaisirs, & rend hommage à la Divinité. Le Poëte alors choisit un langage moins vulgaire pour s’exprimer, & ce langage imparfait & grossier s’épure & s’adoucit insensiblement, sur-tout quand c’est un homme de génie qui l’emploie. Si d’un côté les Romans nuisirent à l’Histoire, de l’autre ils furent favorables à la Poësie, étant presque tous écrits en vers. Ce goût pour la poësie est naturel aux François : on a même remarqué que le moindre évènement, sérieux ou comique, étoit toujours le sujet d’une Chanson ; & c’est de-là qu’est le Vaudeville.

 

Les Tournois (*), cette espèce de jeux militaires, presqu’aussi meurtriers que la guerre, qui tiroient leur origine de l’ancienne Chevalerie, contribuèrent également à faire fleurir le règne de la Poësie. Le sang qu’on y répandoit en éloigna d’abord les femmes : mais lorsque ce sexe, sensible à la gloire autant qu’à la galanterie, fait pour n’éprouver & n’inspirer que de douces émotions, eût surmonté sa répugnance, il accourut en foule à ces spectacles ; l’honneur & l’amour devinrent l’ame de ces combats. Les Chevaliers, armés par les Dames, parés de leurs dons, animés par leur présence, faisoient des prodiges de valeur & d’adresse. On leur disoit avant la joûte :

Et vous serez honorés & chéris.

Le Tournoi fini, ils se présentoient, couverts d’une glorieuse poussière, pour recevoir de la Beauté, souveraine de ces jeux solennels, le prix de leur victoire. Leurs hauts faits d’armes devenoient bientôt le sujet des conversations publiques & particulières, & l’objet des poëmes & des chansons que chantoient les Dames & les Demoiselles, accompagnées du son des instrumens. Ces jeux, devenus les spectacles les plus intéressans de la nation, se célébroient avec autant d’appareil, que de magnificence. Ils étoient annoncés par des Héraults : les Chevaliers s’y préparoient long-temps d’avance, & il falloit être sans reproche pour y être admis. Le concours de la noblesse de tous les pays du monde, & de la plus belle jeunesse, composoit la plus nombreuse & la plus brillante assemblée. La beauté des Dames, l’éclat & la richesse de leurs atours & de leurs habillemens, (dont elles se dépouilloient quelquefois pour en revêtir les Chevaliers), la valeur & le nom des Héros, tout devoit animer la Poësie, & l’inviter à joindre ses chants aux acclamations publiques. Mais si la Poësie y trouva tant d’avantages, les mœurs y gagnèrent aussi (du moins tant qu’on observa rigoureusement les loix de la Chevalerie) par l’extrême attention qu’apporta la jeune Noblesse, à ne rien faire qui pût ternir sa gloire, & lui fermer l’entrée de la barrière.

 

Cet attrait pour la Poësie réveilla l’indolence des Provençaux, plongés, comme tous les autres peuples de la Gaule, dans la plus profonde ignorance. Les Trouvers ou Troubadours (les premiers Poëtes que la Provence ait produits) après avoir composé leurs Poëmes, alloient de ville en ville, où ils étoient reçus chez les plus grands Seigneurs, les réciter ou les chanter, accompagnés de leurs Ménestrels ou Jongleurs. Cette vie errante, qui ressembloit assez à celle des anciens Poëtes Grecs, n’avoit rien de deshonorant ; mais elle prouve que de tout temps, les favoris des Muses n’ont jamais été ceux de la fortune. Par-toutpassoient les Troubadours, ils étoient défrayés, & on les payoit en armes, habits ou chevaux (*), & même en argent. Les personnes de la plus haute naissance, les Princes mêmes, ne dédaignoient pas d’embrasser cette profession, qui, ayant commencé vers le milieu du onzième siècle, prolongea sa durée jusques vers le milieu du treizième. L’amour & la galanterie étoient presque toujours la base de leurs Contes ou de leurs Chansons, & souvent les faveurs des Dames étoient la récompense de leurs chants. Quelle imagination ne se seroit pas enflammée à ce prix ? Mais aussi ce n’étoit qu’aux bons Poëtes qu’il étoit permis d’y prétendre. Dans ces temps de loyauté, l’esprit avoit autant d’empire sur le sexe, que les richesses, la bonne mine & l’éclat d’un grand nom, en ont aujourd’hui. Il faut l’avouer, si l’envie de plaire aux femmes, donne presque toujours atteinte à l’innocence des mœurs, elle inspire du moins la politesse & l’urbanité. La différence de ces siècles au nôtre, c’est que la fidélité, la franchise & la discrétion étoient le partage des amans, & que depuis, ces vertus ont disparu, & même cédé la place aux vices opposés.

 

L’exemple des Troubadours s’étendit jusques dans les Provinces les plus éloignées. Ils ont la gloire d’avoir inspiré les Muses d’Italie : ils apprirent à Pétrarque à chanter la belle Laure, & nous leur sommes redevables de la régularité de la rime inconnue avant eux. Mais quand on jette les yeux sur leurs productions, on ne sauroit s’empêcher d’y remarquer l’empreinte profonde de l’ignorance. On est dévoré d’ennui, avant que de trouver dans ces sortes de Poësies, quelques endroits passables. On y rencontre pourtant quelquefois de ces heureux élans de l’ame, de ces expressions naïves du sentiment, que l’esprit tenteroit en vain d’imiter : comment ne leur seroit-il pas échappé de ces expressions heureuses, ils avoient la nature & l’amour pour maîtres !

 

On se lasse à la fin de suivre les mêmes traces. Les Troubadours, d’abord unis entre-eux, se partagèrent. Les uns continuèrent à chanter leurs vers & à les accompagner de la harpe ou de la vielle ; les autres se mirent à composer des espèces de scènes en Dialogues, qu’ils jouoient eux-mêmes. Ces Dialogues étoient, ou des satyres, dans lesquelles ils reprenoient avec la plus grande liberté les vices du temps ; (il est aisé de croire qu’alors la profession de Troubadour ne servoit plus à enrichir ;) ou des récits de quelques hauts faits, & des louanges adressées aux Dames & aux Seigneurs devant lesquels ils étoient déclamés. De-là on les nomma Comiques ou Comédiens ; &, à proprement parler, telle est la naissance de la Tragédie & de la Comédie parmi nous. Enfin le règne des Troubadours passa. Ils s’avilirent de façon, & se livrèrent à une telle licence, que les derniers qui portèrent ce nom, craints & méprisés, furent chassés honteusement.

 

Les siècles s’écouloient, & l’ignorance régnoit toujours. Les Troubadours, les Jongleurs, les Mimes & Pantomimes, ainsi que les Farceurs, ayant été proscrits, on leur substitua un nouveau genre de spectacle, digne de la grossière simplicité de ces temps-là. Les traces de la savante Antiquité étoient tellement effacées, qu’on n’en avoit pas même conservé la plus légère idée. Quels sujets pouvoit-on choisir, pour amuser l’oisiveté des Grands, & délasser le Peuple de ses travaux ? Au défaut des sources profanes, la Religion servit les Poëtes. Leur choix étoit d’autant plus naturel, que l’Eglise condamnoit les spectacles, & qu’elle avoit, long-temps auparavant, blâmé, prohibé les Tournois, ainsi que les Farces, tant à cause du sang humain qu’on répandoit dans les uns, que de la trop grande licence qui régnoit dans les autres. On joua donc les Mystères, les Actes des Martyrs & des Saints. La dévotion inspiroit les Auteurs, animoit les Acteurs. Ces pièces étoient partagées en plusieurs journées, & les Représentans qui y faisoient les personnages, étoient souvent des gens distingués, & même des Ecclésiastiques(*).

Nous jugeons aujourd’hui, peut-être avec un peu trop de sévérité & de dédain, ces sortes de spectacles : le mélange indécent des plus grossières bouffonneries avec les choses les plus sacrées, a sans doute de quoi révolter. Mais si les Auteurs n’avoient d’autre dessein que de toucher & d’attendrir, si les spectateurs étoient en effet touchés, attendris jusqu’aux larmes, si quelques-uns même d’entr’eux revenoient de ce spectacle avec la résolution de changer leurs mœurs, pouvons-nous, sans injustice, les accuser les uns & les autres de profanation & d’impiété ? En quoi sont-ils donc blâmables ? Abstraction faite des sujets qu’ils choisissoient, & qui doivent être l’objet, plutôt de nos méditations & de notre respect, que de notre amusement, ils saisissoient le vrai but de la Tragédie, qui est de toucher, d’émouvoir & d’intéresser. Ce seroit avec bien plus de raison qu’ils nous blâmeroient, s’ils pouvoient revenir aujourd’hui & assister à nos pièces de théâtre : avec quel étonnement, quelle indignation même, entendroient-ils les applaudissemens donnés aux tirades impies, scandaleuses & déplacées de nos Tragédies ! Ils frémiroient à ces maximes hardies qui attaquent également & le Trône & l’Autel. Quel jugement porteroient-ils des Auteurs & des spectateurs ? Nos spectacles seroient donc, avec plus de fondement pour eux, un sujet de scandale, que leurs jeux ne le doivent être pour nous. Au reste, en ne considérant les choses que du côté de l’Art, la naissance de la Tragédie chez nos Ayeux, fut la même que chez les Grecs. Les uns & les autres ont puisé leurs premiers sujets de Tragédies dans les sources sacrées de la Religion, avec cette différence, que les Mystères respectables de la nôtre ne laissent à l’imagination aucune liberté, tandis que les Grecs pouvoient à leur gré parler de leurs Divinités, embellir leurs fables, & donner l’essor à leur génie. Tel a toujours été le caractère distinctif du mensonge, il est susceptible de toutes les altérations possibles, au lieu que la vérité est inaltérable. Aujourd’hui que l’art est perfectionné, nous avons le même avantage que les Grecs. La Fable & l’Histoire nous fournissent des sujets, & l’Art seroit encore dans l’enfance, sans les ressources qu’elles nous ont procurées.

 

Tout informes, tout grossiers qu’étoient les spectacles dans ces temps barbares, on sait avec quel empressement les Grands & le Peuple s’y rendoient en foule. Doit-on en être étonné ? C’étoit le seul délassement qu’ils eussent, ils ne pouvoient en avoir d’autres. La simplicité des mœurs, une dévotion peu éclairée, les objets de notre vénération mis en action sous les yeux, tout concouroit à porter dans l’ame la plus vive impression & le plus grand intérêt. Aujourd’hui la lecture de ces sortes de pièces n’est pas supportable, non pas tant à cause de la rudesse de l’ancien langage ; mais parce qu’on n’y trouve ni sel, ni génie, ni beautés, & que le mauvais goût & la grossiéreté des images, sont, de tous les défauts, ceux qui rebutent le plus.

 

Quand on réfléchit sur la nature de l’esprit humain, qu’il est aisé d’humilier son orgueil, & de le réduire à ses justes dimensions ! Privé de toute instruction, il est nul. L’éclair qui l’annonce, les idées qu’il conçoit, les pensées qui l’agitent ou qu’il produit, le jugement qui le conseille, le goût qui le guide, l’imagination qui l’embellit en agrandissant tous les objets intellectuels ou sensibles, la mémoire, ce miroir utile & officieux, qui les lui rappelle à son gré ; toutes ces admirables qualités ne sont-elles pas relatives au plus ou moins d’instruction, & par conséquent bornées au produit de l’éducation ? Que sont-elles donc par leur nature, & que deviennent-elles en effet, quand elles sont enveloppées des voiles épais de l’ignorance ? Fiers de la vaine parure d’une fausse Philosophie, nous regardons avec mépris ces siècles peu éclairés. Mais n’avons-nous pas à craindre, malgré de si grandes lumières acquises depuis, d’éprouver un jour le même sort ? Ces spectacles, qui nous paroissent avec raison si ridicules & si contraires au goût, n’étoient pas tels aux yeux de nos Ancêtres. Aussi les Mystères furent-ils représentés pendant plus de cent cinquante ans de suite. Les Moralités & les Farces ou Sotties eurent-leur tour. La moralité n’étoit autre chose qu’un Dialogue, où les Interlocuteurs représentoient, tantôt des personnages illustres & vertueux, vrais ou feints, dont les actions ne pouvoient qu’inspirer les bonnes mœurs ; tantôt c’étoit une simple Allégorie, servant également à l’instruction des spectateurs. La Farce ou Sottie étoit livrée au contraire à la licence la plus dissolue ; les actions & les paroles les plus obscènes y étoient admises, exemple frappant du rapport qu’ont entr’eux les mauvaises mœurs & le mauvais goût !

 

On ne peut retenir sa surprise, en parcourant cet intervalle immense de plus de douze siècles, de ce qu’ils n’offrent pas, du moins de temps en temps, quelque rayon de lumière. Si par hasard on en apperçoit, il est si foible, qu’il ne peut percer la profonde obscurité qui les couvre. Le jour qui devoit la dissiper étoit loin encore, lorsque l’Art de l’Imprimerie fut inventé.

 

Cet Art par excellence, qui peut seul, d’âge en âge, transmettre tous les autres Arts à la postérité la plus reculée, & qui, dépositaire des pensées, des opinions & des sentimens divers des hommes, fixe invariablement l’esprit de tous les siècles, ressuscita les Lettres, en tirant de l’oubli, & répandant de tous côtés les restes précieux de l’Antiquité. C’est par lui qu’ils reçurent une nouvelle vie : ses progrès réparèrent avec rapidité les pertes des siècles précédens, & les bons Auteurs, multipliés par l’impression, trouvèrent bientôt une foule de lecteurs, en état de les entendre & de les lire avec fruit. Chaque moment qui s’écouloit depuis la découverte de l’Imprimerie, hâtoit celui qui devoit opérer la révolution favorable aux Arts & aux Sciences ; mais il étoit réservé à François I de les faire renaître. Il fut le Dieu tutélaire des Savans, qu’il aima, qu’il encouragea, & qu’il protégea toujours. Après plus de douze cens ans écoulés & perdus dans l’ignorance, on ouvrit enfin les yeux, & l’on sortit de la plus honteuse léthargie. Cette aurore du bon goût, qui brilla d’abord sur les heureuses contrées de l’Italie,régnoient les Médicis, répandit bientôt sa lumière sur toute l’Europe ; &, pour parler le langage du Président Hénault, ce fut deux fois le sort de la Grèce d’instruire & d’embellir l’Occident.

 

On reprit donc l’étude des Anciens, l’amour des Sciences se ralluma, tous les genres de Littérature furent également cultivés. Le génie sentit ses forces & les essaya ; l’esprit, auparavant aride & paresseux, tenta d’heureux efforts ; & l’imagination ; plus sage & mieux réglée, n’en devint que plus brillante & plus solide. Un changement si subit fut l’ouvrage de la protection du Prince ; mais la promptitude inexprimable avec laquelle il s’opéra, fut la suite de l’ardeur que l’on mit à étudier les Anciens. On se les rendit bientôt assez familiers, pour oser les faire passer, soit Grecs, soit Latins, dans notre langue, toute barbare qu’elle étoit encore. Quelque imparfaites que fussent ces Traductions, elles donnoient du moins une idée de l’Antiquité, & inspiroient le desir de connoître les originaux & de les consulter. Les Grands alors, loin de rougir d’ajouter à leurs titres celui de Savans, étoient de tous les gens de Lettres les plus instruits ; ils le seroient encore aujourd’hui, s’ils vouloient se persuader, que l’éclat d’un beau nom ne suffit pas pour acquérir une véritable considération ; que destinés par leur naissance à former la Cour des Rois, ils sont faits aussi pour entrer dans leurs Conseils ; que là, autant leurs talens & leur mérite sont utiles au Prince, à l’Etat, aux Peuples, autant leur ignorance est préjudiciable au bien public ; enfin, que plus ils sont élevés au-dessus des autres hommes, plus ils doivent s’efforcer de mériter de l’être, & faire cesser ce murmure jaloux, qui réclame sans cesse les droits de l’égalité, & ceux du mérite négligé, contre les caprices d’une aveugle fortune.

 

A mesure que la carrière des sciences s’étendoit, la nature se hâtoit de former des hommes dignes de la parcourir : l’éloquence devenoit plus mâle & plus pure ; une critique plus éclairée, discutant les faits, rétablissoit l’Histoire dans son ancienne splendeur ; la Poësie s’embellissoit des larcins qu’elle faisoit aux Muses Grecques & Latines ; & les Arts commençoient à briller sous une forme plus élégante & plus belle.

 

Cependant la langue Françoise ne triomphoit point encore de sa rudesse & de sa grossiéreté. Dénuée qu’elle étoit de graces, d’élégance & de précision, les Ecrivains n’osoient s’en servir, sur-tout pour les ouvrages dont les sujets nobles, utiles & intéressans, demandoient à être présentés avec grandeur, & traités avec soin. Si elle se fût perfectionnée tout-à-coup, peut-être alors auroit-elle nui à l’étude des langues d’Athènes & de Rome. Ses défauts au contraire engagèrent les Savans à s’appliquer avec encore plus d’ardeur à cette étude importante. Aussi les ouvrages les plus estimés qui nous soient restés de ces temps-là sont-ils écrits dans l’une de ces deux langues ; preuve évidente que les Ecrivains ne pouvoient s’exprimer dans la leur. Une autre raison décisive pour faire usage de ces langues anciennes, c’est qu’il falloit s’instruire, & qu’il n’existoit aucun ouvrage en François, dont il fût possible de tirer la moindre utilité. Il étoit donc nécessaire de recourir aux véritables sources du goût & du génie. Notre langue devoit à la fin s’épurer, mais c’étoit l’affaire du temps ; il falloit commencer par éclairer l’esprit, parce que l’art de s’exprimer n’a jamais précédé, mais a toujours suivi l’art de penser. Ce n’est pas que quelques Auteurs ne cherchassent les moyens d’enrichir la langue Françoise, & de lui donner une certaine harmonie ; mais ce n’étoit encore qu’un mélange barbare de mots Grecs ou Latins, qu’on tâchoit de naturaliser. Ces efforts ne furent pas tout-à-fait inutiles ; ils accoutumèrent du moins à une sorte de cadence & de mesure dans le style, dont il étoit auparavant entièrement dépourvu. Ajoutons, que la simplicité des mœurs ne contribua pas peu à la lenteur des progrès de la langue.

La lumière croissoit toujours, & répandoit un nouvel éclat sur la République des Lettres, lorsque Jodelle(*), sentant tout le ridicule de la représentation des Mystères, des Moralités, des Farces & des Sotties, imagina de composer des Tragédies & des Comédies d’après celles de l’Antiquité. Son exemple fut suivi par ses successeurs. On n’invoqua plus que les noms des Eschyle, des Sophocle & des Euripide ; les pieuses & ridicules Moralités & les indécentes Sotties furent bannies du théâtre ; la Scène Tragique s’ennoblit ; la Scène Comique renversa ses tréteaux, rompit ses masques, & lança ses traits avec plus de décence ; une foule de Poëtes de tout rang & de tous états faisoient l’ornement du Parnasse François(*), & le Monarque même ne dédaignoit pas d’y monter avec eux.

 

Tandis queles Muses faisoient retentir au loin leurs concerts, les Loix fleurissoient, reprenoient une nouvelle vigueur, & trouvoient des interprètes fidèles & savans. La sphère des idées s’agrandissoit de jour en jour ; les connoissances se multiplioient ; les progrès de l’esprit humain devenoient de plus en plus sensibles ; la Nature mieux connue, plus exactement observée, offroit un vaste champ aux méditations du Philosophe ; chaque art, & chaque science étoient mieux employés, plus approfondis ; on jugeoit plus méthodiquement & sur des principes ; le raisonnement acquéroit plus de force & de solidité ; mais le goût manquoit encore.

 

Le goût, ce sentiment exquis de l’ame, ce tact si délicat & si prompt, que la nature accorde quelquefois sans efforts, qu’elle refuse également à son gré, & qu’on n’acquiert pas toujours, même par l’étude la plus opiniâtre, pouvoit bien en effet être négligé par des hommes plus occupés à jouir, qu’à penser aux moyens de joindre l’agréable à l’utile. Voisins encore de la barbarie, & rougissant pour leurs Ayeux, ils se hâtoient d’entasser richesses sur richesses, & de les prodiguer. C’étoit même une affaire d’amour-propre & de vanité, qui tournoit entièrement au profit des Sciences & des Lettres, par l’émulation qu’elle inspiroit. On cherchoit moins en effet à briller par les finesses de l’Art, que par un prodigieux étalage d’érudition. On citoit à tout propos les Auteurs Grecs ou Latins. Cette affectation nuisoit sans doute à l’Eloquence, & nous blâmons avec raison ce défaut de goût ; mais convenons qu’alors, la plus grande partie des auditeurs ou des lecteurs, n’avoit pas besoin d’interprète : à peine au contraire, trouveroit-on aujourd’hui dans une assemblée nombreuse, quelques personnes assez instruites, pour pouvoir s’en passer. Malheureusement nous avons réformé l’abus par un abus plus grand, en perdant entièrement l’usage des langues savantes.

 

Quoi qu’il en soit, la langue Françoise surmontoit, lentement à la vérité, les obstacles qui retardoient ses progrès. Elle acquéroit insensiblement plus de nombre & plus d’harmonie ; on étoit plus sévère sur le choix des mots ; l’éloquence étaloit des charmes inconnus jusqu’alors ; mais c’étoit aux dépens de la noble simplicité. On employoit, pour exprimer les choses les plus communes, des termes ampoulés, on prodiguoit les métaphores & les comparaisons les plus outrées ; &, comme l’oreille étoit flattée, on ne s’appercevoit pas de ces défauts ; on faisoit plus, on les admiroit. Tandis que la Prose se chargeoit ainsi d’ornemens confus & déplacés, la Poësie se paroit de graces naturelles & prenoit un vol sublime. Malherbe enfin toucha sa lyre ; ses accords réguliers, ses chants, pleins d’une harmonie nouvelle, triomphèrent de la dureté de la langue, & n’en firent sentir que la douceur & les beautés.

 

Les temps le goût devoit naître étoient arrivés. Tout annonçoit l’époque la plus brillante de la Littérature. La génération qui l’avoit précédée étoit enfin parvenue à détruire l’ignorance & la barbarie : elle avoit vaincu toutes les difficultés, surmonté tous les obstacles, & contente de la gloire qu’elle avoit acquise au prix de tant de travaux & de peines, elle laissoit à la génération suivante le plaisir & le soin de recueillir le fruit de ses veilles. En effet, quelles obligations n’avons-nous pas à tant d’illustres Savans, dont les recherches, aussi laborieuses qu’utiles, ont fait revivre les ouvrages de l’Antiquité, en ont éclairci ou rétabli les textes, & nous ont mis à portée d’en profiter ? Sans les efforts de ces hommes courageux & vraiment doctes, que nous estimons trop peu aujourd’hui, parce que nous croyons n’en avoir plus besoin, nous serions peut-être encore plongés dans l’ignorance, ou du moins nos progrès auroient été beaucoup plus lents. L’amour qu’ils avoient inspiré pour l’étude des Anciens, demeura dans toute sa vigueur ; mais il étoit bien plus aisé de suivre & d’embellir la route qu’ils avoient tracée, que de l’ouvrir & de la frayer.

 

Il ne s’agissoit plus que d’épurer le goût, & de réfléchir sur les beautés qu’offrent en foule les modèles de l’Antiquité. Ce n’est pas qu’ils n’eussent déjà servi de guides à plusieurs Ecrivains, mais c’étoit sans discernement & sans choix. Ces Ecrivains luttoient contre le mauvais goût de leur siècle ; & si, malgré leurs efforts, la victoire leur est échappée, ils ont du moins la gloire d’avoir combattu les premiers, & nous devons leur savoir gré de l’exemple qu’ils nous ont donné. Si Jodelle n’eût pas tenté de substituer aux ridicules spectacles de son temps des spectacles plus réguliers, il est presque certain que les Mystères, les Moralités & les Sotties auroient peut-être fait, pendant des siècles encore, l’amusement d’un peuple toujours également ignorant. Il avoit cependant à détruire, comme le remarque l’auteur des Recherches sur les Théâtres, une prévention d’autant plus difficile à vaincre, qu’elle étoit fondée sur l’ignorance & sur une longue habitude. Jodelle ne fut point effrayé de l’obstacle : son génie & ses talens le servirent également bien. Sa hardiesse eut heureusement des imitateurs, qui, à leur tour, en ont eu, d’âge en âge, jusqu’à nous.

 

Le Cardinal de Richelieu, Ministre dont les vastes desseins ne tendoient qu’à élever sur les fondemens les plus solides la gloire de son Maître & de la Monarchie, fut le premier qui sentit la nécessité de s’occuper particulièrement du soin de polir la langue Françoise & de la perfectionner ; passionnée pour tout ce qui pouvoit contribuer à l’utilité de l’Etat, peut-être entra-t-il autant de politique, que d’amour pour les Lettres, dans l’établissement qu’il forma en leur faveur. Un Royaume, quelque riche & puissant qu’il soit, quelque supériorité qu’il ait sur ses voisins par la politique & par les armes, est loin encore de la véritable puissance, s’il n’est pas également supérieur par les lumières. L’homme ne peut qu’autant qu’il sait : la Nation la plus instruite doit bientôt être la plus puissante ; la France l’étoit dès lors, & n’avoit plus qu’un pas à faire, pour être la rivale d’Athènes & de Rome.

 

Richelieu, en formant l’Académie Françoise, anima par son exemple & par ses bienfaits les membres dont il la composa. Occupé des plus vastes projets au milieu de l’administration la plus orageuse, chargé seul de tout le poids des affaires, sans cesse en butte au ressentiment des Grands qu’il avoit abaissés, impatiemment supporté par son Maître, il trouvoit encore des momens à donner aux Muses. Mais quelque attention qu’il eût, de n’admettre dans son établissement que des hommes d’un mérite rare, ils ne pouvoient avoir que celui de leur siècle. On n’étoit encore que savant, & l’on ne connoissoit ni l’art de l’Orateur, ni la manière d’écrire avec goût, ni le goût même.

 

Cependant la langue Françoise acquit sous ces nouveaux maîtres, plus de douceur & d’harmonie. Les Auteurs qui travailloient alors pour le Théâtre, étoient plus féconds, qu’élégans & corrects. On commençoit, il est vrai, à observer les règles Dramatiques, à dessiner mieux un plan, à soutenir davantage les caractères ; mais on ignoroit l’art de joindre (*) à ces mêmes règles la majesté de la Tragédie, la noblesse des caractères & la force de la versification. Corneille parut : la langue Françoise étoit avant lui dénuée de graces & de force, il la rendit sublime. Son essai(**), quoiqu’imparfait, étonna. On vit éclore un art nouveau. Ce grand homme, rempli d’Aristote & d’Horace, tira de son génie créateur, & puisa dans l’élévation de son ame, toutes les beautés mâles dont brillent ses ouvrages. Le Cid acheva d’éclipser pour toujours la gloire de ses rivaux ; Richelieu même en fut jaloux, & lui suscita des critiques qui ne servirent qu’à relever davantage l’excellence de cette pièce. Pour juger des motifs de cette jalousie, il suffit de dire que le Cardinal de Richelieu se glorifia d’être Auteur, & malheureusement il n’en avoit que l’amour-propre, & non le talent. La nature l’avoit d’ailleurs trop bien doté, pour qu’il eût à se plaindre de ne pouvoir joindre à sa couronne le stérile & vain laurier d’Apollon. Il eut pourtant la foiblesse de le desirer, & c’est de lui que nous vient cet usage, si commun & si nécessaire aujourd’hui, de s’assurer du suffrage d’un grand nombre de spectateurs complaisans pour applaudir(*). Usage perfide, qui suspend un moment la chûte d’un emauvaise pièce, pour la rendre ensuite plus certaine & plus éclatante.

 

L’injustice du Ministre envers Corneille étoit trop peu fondée pour durer toujours. Richelieu céda enfin à l’Auteur du Cid la palme qu’il avoit osé lui disputer. Corneille continua de parcourir en maître la carrière qu’il avoit ouverte, & de marcher à pas de Géant au temple de l’immortalité. Il emprunta peu des Grecs ; la simplicité de Sophocle & d’Euripide ne cadroit point avec une ame aussi forte que la sienne. Il imita quelquefois Sénèque, & toujours le surpassa. Les Discours qu’il a joints à ses pièces de Théâtre renferment une Poëtique admirable, que nos jeunes Auteurs devroient bien consulter, non-seulement pour y prendre des instructions sur l’Art Dramatique, mais des leçons de modestie sur la véritable estime qu’on doit avoir de soi-même. Il semble au contraire qu’ils veuillent diminuer la gloire de Corneille ; & loin de le respecter comme leur maître, & de l’imiter comme leur modèle ; loin d’étudier leur art dans ses chef-d’œuvres & dans ses excellens discours, ils osent lui trouver des défauts, que souvent il n’a pas, & lui disputer même le génie de l’invention. Ne diroit-on pas qu’il est au milieu d’eux, comme étoit autrefois Sully au milieu des jeunes Courtisans de la Cour de Louis XIII ?

 

Ces premiers beaux jours de la Littérature furent suivis de jours plus sereins & plus brillans encore. Les Lettres, sous le règne de Louis XIV, parvinrent au plus haut degré de splendeur, & la nature parut prendre plaisir à s’épuiser, pour rendre le siècle de ce Monarque un des plus célèbres de l’Histoire.

Aux troubles intestins de l’Etat, aux factions les plus puissantes & les plus dangereuses, à la commotion universelle de la chose publique, aux tentatives indiscrètes & criminelles de l’indépendance, en un mot à la fermentation générale des esprits, succéda le calme le plus heureux. Le Monarque jeta des regards bienfaisans sur les Arts & sur les Sciences ; & comme ils devoient tous concourir à sa gloire, le génie commença d’abord par perfectionner la langue destinée à transmettre à la postérité les merveilles de son règne.

 

Des hommes que l’amour de la retraite avoit réunis, cultivoient en paix les Lettres au sein de la solitude & de la piété. Ils formoient entre eux une société de Savans,régnoit le goût de la bonne Littérature & de la saine Philosophie. Occupés également de l’étude des Ecrivains Sacrés & Profanes, ils édifioient à la fois le monde & l’éclairoient. Ce sont eux, qui par leurs Ecrits ont fixé les premiers la langue Françoise, & l’ont soumise à des règles invariables. Celui de leurs ouvrages, auquel on attribue sur-tout la fixation de la langue, sont ces Lettres immortelles que le génie dicta, & qu’Athènes auroit avouées. On voit par l’exemple de ces Solitaires, combien la retraite est favorable pour pénétrer dans le sanctuaire des Muses, & que c’est en méditant dans le silence les oracles du goût, qu’on parvient à les imiter, & à les égaler.

 

C’est ainsi que les hommes éloquens, que le siècle de Louis XIV a vu naître, ont acquis l’immortalité. Le bel-esprit étoit encore ignoré, ou ; s’il osoit se montrer, ce n’étoit que dans des Ecrits de pur amusement, sans prétendre aucun rang dans la République des Lettres. Les Orateurs montoient à la Tribune doués de toutes les connoissances & de tous les talens nécessaires à leur Art. Abondante sans superfluité, riche sans faux brillans, naturelle sans bassesse, simple avec majesté, élevée sans affectation, sublime sans efforts, leur éloquence mâle & nerveuse, tantôt préférant la force du raisonnement aux tours ingénieux & fleuris, s’attachoit moins à plaire qu’à instruire, qu’à convaincre & persuader ; tantôt s’élevant avec le vol de l’aigle jusqu’au sein de la Divinité dont elle sembloit être l’organe, elle étonnoit, ravissoit, arrachoit des larmes & des sanglots : dans les uns, pleine de candeur, animée du seul coloris des graces, tendre, harmonieuse & touchante, elle pénétroit l’ame de la plus douce émotion, & couvroit de fleurs les vérités qu’elle vouloit annoncer aux Peuples comme aux Rois ; dans les autres, brillante, énergique & pittoresque, elle traçoit les mœurs, les vices & les erreurs du temps, & prenoit des mains de la vérité les armes dont elle les combattoit. Faisoit-elle l’Apothéose des Héros ? Alors déployant toutes les richesses de l’Art, soutenue par une imagination vive & brillante, toujours guidée par le goût, elle peignoit avec des traits de feu leurs vertus, leurs actions, leurs talens & leur courage, en arrosant de ses larmes les fleurs qu’elle jetoit sur leurs tombeaux. Telle étoit l’éloquence qu’on admiroit autrefois, bien différente de cette fausse éloquence, qu’on nous fait entendre aujourd’hui, toujours guindée, souvent enflée, séche ou puérile, dénuée de graces, de sentiment, de noblesse & d’ingénuité.

 

Dans ces temps du bon goût, ce n’étoient pas seulement les Orateurs que les filles de Mémoire inspiroient ; elles se plaisoient encore à mêler leurs chants célestes aux accords de la lyre des Quinault & des Lulli ; elles faisoient revivre les pinceaux des Apelles & des Zeuxis, & ranimoient le ciseau des Phydias & des Praxitelles ; elles portoient avec complaisance leurs regards sur ces Monumens immortels, qui s’élevoient par la magnificence & pour la gloire du Monarque & des Arts ; en un mot aucun genre ne pouvoit demeurer imparfait. Mais, ce qu’il y a de plus admirable, c’est que la nature, en prenant plaisir à multiplier le nombre des grands hommes, sembloit ne leur dispenser que le génie propre à chaque Art dans lequel ils devoient exceller.

 

Corneille avoit ressuscité la Tragédie des Anciens ; & quoiqu’il eût tenté de faire revivre aussi la Comédie, ses efforts furent infructueux. Il n’appartenoit qu’à Molière seul d’avoir la gloire de créer de nouveau l’art de la scène Comique, & de le porter fort au-delà de celui des Anciens. Il avoit été, depuis Térence jusqu’à lui, entièrement oublié. La Comédie de la Mère Coquette de Quinault, pièce régulière, modèle même, si l’on veut, d’intrigue, existoit vainement. Celui qui d’un œil attentif observe la nature, la suit pas à pas, perce les replis du cœur humain, en démêle avec adresse les passions diverses, distingue habilement leurs nuances & leur caractère, découvre le jeu de leurs ressorts les plus secrets, arrache le masque au vice, saisit les ridicules, quelque imperceptibles qu’ils soient, & sait tirer d’un fonds aussi riche de quoi nous faire rire à nos dépens sans nous en appercevoir, est véritablement l’homme de génie, le créateur de l’Art, & Molière le fut. Il avoit le talent d’émouvoir le cœur & d’intéresser l’ame : il donnoit à sentir à l’un, à penser & à comparer à l’autre. Les Auteurs qui l’avoient précédé, ceux qui couroient avec lui la même carrière, n’avoient-ils pas les mêmes vices, les mêmes passions, les mêmes ridicules à peindre & à combattre ? Pourquoi ne l’ont-ils pas tenté ? C’est que le génie leur manquoit. Molière, pour réussir, eut plus d’obstacles à vaincre que Corneille. Il étoit en effet plus aisé de rétablir la vraisemblance dans la Tragédie, que la vérité dans la Comédie. On étoit accoutumé à un Théâtre licencieux ; c’est-à-dire, que les Poëtes Comiques, ou du moins la plupart d’entre eux se permettoient des licences, qui ne caractérisoient pas moins la malignité de l’esprit, que la corruption du cœur ; & ce genre étoit reçu & applaudi((*)). Le moyen d’en faire goûter un nouveau, où l’Auteur ne sortant jamais des bornes de la décence & des mœurs, n’attaquoit que les vices & les ridicules sans aucunes personnalités ? Molière en vint à bout, & n’a laissé son génie, son talent à personne.

 

Tandis que la Scène Comique s’enrichissoit des chef-d’œuvres de cet Auteur inimitable, Corneille terminoit sa carrière, & voyoit dans Racine, qui commençoit à paroître, un rival digne de lui disputer, ou de partager sa gloire. Elevé à Port-Royal, c’est l’éducation qu’il reçut dans cette savante retraite, qui développa ses talens ; c’est là qu’il puisa dans l’étude de l’Antiquité ce goût, cette élégance, cette pureté, cette correction qu’on admire dans ses ouvrages ; Euripide & Sophocle furent ses guides, & le formèrent. Une récompense qu’il reçut de la part du Roi, pour une Ode qu’il avoit faite, décida pour jamais son talent ; & peut-être Racine seroit-il ignoré sans Chapelain, qui parla si avantageusement à Colbert & de l’Ode & de l’Auteur, que peu de temps après le Ministre lui accorda une pension. Quand on réfléchit sur l’honnêteté de ce procédé, & sur le bien qu’il a produit, on voudroit oublier, que l’honnête Chapelain étoit un mauvais Poëte.

 

Pour que les talens naissent, s’élèvent & se fortifient, il faut les protéger, les aider, les encourager. Colbert, ami des Arts & du bien public, qui répandoit sur les Savans les bienfaits de son Maître, jusques dans les contrées les plus éloignées, devint le protecteur de Racine. Les succès du jeune Poëte, furent en peu de temps si brillans & si rapides, qu’ils excitèrent la jalousie de Corneille. Mais Corneille étoit vieux, & ses productions étoient plus foibles. Ce n’étoit plus le père du Cid, des Horaces & de Cinna, c’étoit l’Auteur de Pertharite & d’Attila. Les Auteurs n’ont que trop imité depuis sa foiblesse ; malheureusement ils n’ont pas les mêmes titres que ce grand homme, pour se faire un nom, & pour leur servir d’excuse.

Nous ne pouvons trop remarquer, combien les mœurs ont d’empire sur les ouvrages d’esprit. Un Roi jeune & victorieux, une Cour brillante, qui ne respiroit que la gloire & la galanterie, où l’on ne songeoit qu’à plaire, où du sein des plaisirs on voloit à la victoire, frappèrent les premiers regards de Racine ; ainsi, lorsqu’il choisit l’amour pour être l’ame de ses Tragédies, il suivoit à la fois le goût qui dominoit alors, & le penchant de son cœur. Les hommes ne sont, que ce que les circonstances veulent qu’ils soient. Corneille, au contraire, dans un temps où la guerre civile déchiroit l’Etat, où les factions entraînoient dans des intrigues sanglantes, où les passions les plus fortes jetoient dans les esprits une sorte de courage & d’élévation, donnoient plus de vigueur à l’ame, augmentoient son ressort, Corneille n’avoit vu que des événemens propres à faire germer dans son ame ces sentimens dignes des premiers Romains, & si bien exprimés dans toutes ses Tragédies. Les mœurs influèrent donc sur le goût de ces deux grands hommes, & imprimèrent à leurs ouvrages ce sentiment dans l’expression, ce caractère de vérité, qui les distinguent si essentiellement, & dont jusqu’à présent aucun Auteur Tragique n’a pu se flatter d’approcher.

Tant que les admirateurs de Corneille ne combattirent qu’en faveur de sa gloire les succès de Racine ; tant qu’ils n’opposèrent que chef-d’œuvre à chef-d’œuvre, on pouvoit leur pardonner leur enthousiasme pour un grand homme, dont les triomphes n’étoient plus douteux, & dont la place étoit marquée d’avance au Temple de Mémoire. Cette préférence, cet enthousiasme même, n’avoient rien d’humiliant pour Racine. Mais, lorsque l’intrigue & le mauvais goût se liguèrent contre lui, en s’efforçant de faire triompher Pradon, on ne vit plus alors dans cette conduite qu’une basse jalousie, & la plus aveugle prévention du Bel-esprit, ennemi du génie. Ce qu’il y a de plus étonnant ; c’est que des femmes aimables, instruites, ayant un nom, de l’esprit, des talens même pour écrire, étoient à la tête de la cabale. Les Athéniennes ne jugeoient ni les Sophocles, ni les Euripides ; elles ne donnoient point le ton aux Auteurs de la Grèce. Puisque nos mœurs plus douces & moins fières avoient laissé usurper au beau sexe le souverain empire du goût, qu’étoit donc devenue la sensibilité qui lui est si naturelle ? Comment avoit-il pu la perdre au point de se déclarer contre l’Auteur le plus tendre, & le plus digne de lui plaire ?

 

En effet, que de charmes, que de magie, que de merveilles intellectuelles dans le style de Racine ! Quelle noblesse, quelle sublimité, quelle délicatesse de sentiment dans sa Poësie ! Quelle justesse & quelle netteté d’expression ! Quelle harmonie, quelle facilité dans ses vers, où l’on ne trouve pas une épithète oisive, pas un mot de sur-charge ou d’enflure, pas une seule nuance de sentiment imparfaite ou manquée ! C’est le Peintre du cœur, le Poëte de toutes les ames sensibles, qui, dans ses ouvrages, a porté la langue Françoise au dernier degré de perfection & de pureté. Il eut le bonheur d’être le contemporain & l’ami de Boileau Boileau ! dont notre siècle auroit besoin pour faire justice des Pradons & des Cotins modernes ! Il semble que la nature l’ait fait naître exprès dans le siècle du goût, pour en enseigner le culte, le préserver de la corruption, le perpétuer, & pour chasser de son temple tous ceux qui voudroient le profaner. Elle lui accorda le don de la Satire ; il l’employa toujours utilement contre les mauvais Auteurs, qu’il ne craignit jamais, parce qu’il étoit aussi honnête homme qu’excellent Ecrivain.

 

On lui fait cependant un crime aujourd’hui de ses Satires ; on ne le traite que de versificateur, quoiqu’il soit un Poëte de génie & un très-grand Poëte. Ne diroit-on pas que ces Juges injustes, si délicats à la fois & si rigoureux, craignent qu’il ne renaisse de sa cendre ? Ne croiroit-on pas qu’ils lisent déja leurs noms, à la place de ceux des mauvais Auteurs qui figurent si bien dans ses Satires ?

 

Rendons graces néanmoins à notre heureuse destinée, du courage, & du succès avec lesquels ce Législateur du Parnasse a combattu & poursuivi le mauvais goût, qui peut-être eût triomphé, escorté comme il l’étoit alors du bel-esprit. Combien peu s’en est-il fallu que Pradon ne l’ait emporté sur Racine ! N’a-t-on pas vu le moment où les Anciens alloient être dégradés & bannis de la République des Lettres ?

 

Au milieu des triomphes des Corneille, des Racine & des Molière, le Bel-esprit, mécontent de ne jouer depuis long-temps qu’un rôle subalterne, s’admirant dans ses productions frivoles, jaloux d’étaler son clinquant & son faux-savoir, trouva le secret enfin d’entrer en lice pour la première fois ; & pour qu’on doutât moins de ses talens, il voulut se signaler, en disputant aux Anciens leur supériorité sur les Modernes. Cette pensée ne pouvoit venir, que d’un fonds d’orgueil & d’ignorance insupportable. Cependant Perrault se chargea de l’attaque, & soutenu par quelques beaux-esprits auxiliaires, il engagea le combat.

 

Perrault ne savoit point le Grec (*), par conséquent n’avoit jamais lu ni Homère, ni Pindare, ni Sophocle. Il ignoroit, de son aveu, quelle étoit l’Ode d’Horace à laquelle Jules Scaliger donnoit la préférence ; il ne savoit pas même juger quelle étoit la plus belle Ode de Malherbe, pour l’opposer aux Anciens. Comment ose-t-on décider des rangs, apprécier le mérite, quand on est incapable de comparer par soi-même les talens des uns & des autres ? Si Corneille, par la fécondité de son génie sublime, a su égaler les Anciens ; si nous retrouvons Euripide & Sophocle dans Racine, Aristophane, Plaute & Térence dans Molière ; Horace & Juvénal dans Boileau, Esope & Phedre dans la Fontaine, Lucien dans Fontenelle, Pindare dans l’illustre & malheureux Rousseau, qui sera toujours, malgré l’envie, le premier Poëte Lyrique de la France ; si nous croyons encore entendre les Démosthène, les Isocrate & les Cicéron dans tant d’Orateurs qui les ont fait revivre ; en un mot, si le siècle de Louis XIV a produit lui seul, ce que des siècles entiers n’ont pu produire que lentement sous les heureux climats de la Grèce & de l’Italie ; en doit-on conclure que les Modernes l’emportent sur les Anciens ? Tandis au contraire que, sans les Anciens, ces Modernes si célèbres aujourd’hui, si dignes de l’être, seroient peut-être demeurés dans l’oubli ; car le génie est languissant, s’il n’est pas fortement ébranlé par la beauté, la grandeur, l’excellence & la vérité des objets qui le frappent & le saisissent ; ce n’est qu’alors qu’il s’anime, qu’il s’enflamme & qu’il crée. Est-il Poëte ? Ce n’est plus Homère, Pindare, Virgile, Horace qu’il vient de lire, c’est l’esprit de tous qui l’inspire à la fois ; c’est une Divinité qui s’empare de lui : il chante, les vents se taisent, & la terre est attentive à ses accens. Est-il Orateur ? Les Harangues de Démosthène & de Cicéron pénétrent son ame, développent ses talens ; il vole à la tribune, & son éloquence, sans faux ornemens, sans éclat emprunté, coule délicieusement de ses lèvres, enchante, touche & persuade. Est-il Historien ? Hérodote, Xénophon, Thucydide, César, Tite-Live & Tacite forment tour-à-tour son style, lui montrent la route difficile & dangereuse de la vérité, dont il ne doit jamais s’écarter, lui apprennent à tenir le fil nécessaire pour ne pas s’égarer dans le labyrinthe de l’Histoire, & lui découvrent en même temps le secret d’attacher, d’instruire & de plaire.

 

Il faut donc nécessairement au génie une première impulsion, qui provoque son feu, lui donne de l’action, & l’enflamme. Cette impulsion une fois donnée, l’imagination s’allume à son tour, & produit sans peine & sans efforts les images les plus grandes & les plus frappantes. Ceux que nous appelons Anciens par rapport à nous, ont été précédés par des Peuples qui les ont instruits ; & en remontant jusqu’à l’enfance du Monde, les premiers Hommes avoient pour maître les merveilles de la nature. Ce spectacle aussi intéressant que sublime, qui frappoit sans cesse leurs sens, élevoit leur esprit jusqu’à leur divin Auteur, & leurs premiers ouvrages n’ont été que des Cantiques de reconnoissance à sa gloire. Mais à mesure que la nature s’est corrompue, que l’innocence a cessé d’habiter la terre, que le séjour des Villes est devenu nécessaire à une société plus nombreuse, que le fer n’a plus été travaillé pour ouvrir seulement le sein de la terre & le rendre fertile, qu’on en a forgé des armes cruelles, & que des ruisseaux de sang ont coulé dans les campagnes ; les besoins alors ont fait naître l’industrie, les Arts ont dû leur découverte au hasard, le luxe les a multipliés, l’expérience d’âge en âge a perfectionné les connoissances, les sciences se sont formées & ont été le produit des méditations constantes de l’esprit humain, les peuples de proche en proche se les sont communiquées, & ceux chez lesquels elles ont jeté les plus profondes racines, ont été les plus favorisés de la nature. Or, quelque étendue de génie que nous ayons reçue d’elle, cette faveur est un partage, & par conséquent elle est toujours bornée ; elle nous devient même inutile, si nous ne la cultivons pas. Nous devons donc consulter ceux, qui peuvent nous donner le plus de lumières analogues à ce sens intellectuel qui agit en nous. C’est par-là que les grands hommes du siècle dernier, se sont assuré les éloges & l’admiration de la postérité la plus reculée ; & loin d’avoir eu le sot orgueil de se croire supérieurs à leurs maîtres, ils ont avoué qu’ils leur étoient redevables des beautés qu’on trouvoit répandues dans leurs ouvrages. En effet, parcourez leurs Ecrits, tout y respire le goût, tout y porte l’empreinte du génie, tout y rappelle la savante Antiquité. Tel est encore aujourd’hui, le caractère distinctif des ouvrages du Pline de la France(*), ce Savant illustre, ce génie vraiment créateur, l’honneur & la gloire de son siècle, ce Philosophe profond, cet Historien éloquent & sublime de la Nature, auquel elle semble avoir pris plaisir à révéler ses secrets les plus cachés.

 

Les Anciens seront toujours les maîtres & les modèles de tout Auteur, qui, jaloux de sa gloire, voudra que ses Ecrits passent à la postérité. C’est moins la mal-adresse & l’ignorance de Perrault qui l’ont fait succomber, que l’impossibilité de soutenir & de défendre une cause aussi ridicule & aussi mauvaise que celle qu’il avoit entreprise. Les Boileau, les Racine eux-mêmes y auroient échoué. Qui pouvoit mieux cependant y réussir que ces grands hommes, dont les veilles avoient été constamment employées à l’étude de l’Antiquité ? Qui devoit par conséquent juger avec plus d’autorité, de connoissance & d’intérêt les beautés & les défauts des ouvrages des Anciens ? A quoi songeoit donc le bel-esprit, de s’exposer, par son ignorance, à la honte d’une défaite certaine, en n’employant même contre lui que les armes du sens commun ? Envain appela-t-il à son secours & la Motte & Fontenelle. Ces deux Ecrivains étoient eux-mêmes un exemple, qui n’établissoit pas la supériorité des Modernes. Si l’on estime dans l’un le prosateur ingénieux, le versificateur de la raison, on est forcé d’avouer que les trois quarts de ses Odes & de ses Fables glacent d’ennui le lecteur le plus bénévole. Si l’on aime dans l’autre l’art d’orner & d’embellir le compas d’Uranie ; si l’on applaudit à la touche ingénieuse & savante de ses Oracles, à la finesse de ses Dialogues, à l’agréable Philosophie de ses Mondes, au tour inimitable de ses Eloges, on est, malgré soi, dégoûté du jargon fade & précieux de ses Idylles & de ses Eglogues, si éloignées du naturel & de l’élégante simplicité de Théocrite & de Virgile.

 

On doit être étonné, qu’une pareille dispute se soit élevée dans un siècle, où les Sciences étoient si manifestement redevables aux Anciens de l’éclat qu’elles répandoient sur toute la France. Mais le bel-esprit alors imitoit Séneque, qui ne cessa, pour soutenir sa réputation, de déprimer les Anciens, sentant bien que, si l’on s’attachoit une fois à la lecture de leurs ouvrages, on ne pourroit jamais lire ni goûter les siens(*). C’est ainsi que la décadence du goût suivit le beau siècle d’Auguste ; c’est ainsi que le nôtre touche peut-être de près à l’époque humiliante de l’ignorance des premiers siècles.

 

La Nature a paru se reposer ; après avoir enfanté tant de merveilles pendant le siècle dernier. Mais dire qu’elle se soit épuisée, c’est l’outrager ; c’est autoriser la paresse, qui, bercée de la fausse idée qu’il n’est plus rien de neuf à inventer, ferme les livres, laisse-là l’étude & s’endort ; c’est étouffer le génie naissant, l’empêcher d’éclore, & le détourner de tenter des efforts heureux ; c’est rendre enfin à l’ignorance tout son empire, & au bel-esprit la gloire de se soutenir par ses frivoles & inutiles productions. Envain on objecte sans cesse que les sources sont taries, & que les sentiers sont trop battus : à force de le répéter, on le croit, & le goût se perd. Quoi ! les ouvrages de ces génies immortels de l’Antiquité, n’ont plus de beautés pour nous ! Ils n’ont plus le pouvoir de nous enflammer, parce qu’ils ont enflammé ceux qui nous ont précédés ! Pourquoi donc Horace recommandoit-il avec tant de force aux Ecrivains de son temps & aux Ecrivains à venir, de les lire & relire jour & nuit ?

 

N’accusons de ce préjugé, malheureusement trop établi, que notre méthode d’éducation. Les langues Grecque & Latine y tiennent si peu de place, que l’Elève les oublie pour toujours, dès qu’il est une fois sorti des mains de son maître. Cependant elles sont la clef de toutes les Sciences & de tous les Arts : elles sont utiles, dans tous les temps de la vie, à quiconque en a su profiter : elles aident & favorisent les dispositions naturelles des ames heureusement nées, elles écartent le soupçon honteux d’ignorance & d’éducation négligée, elles ornent l’esprit, étendent les connoissances, conduisent directement aux sources premières du goût, ajoutent enfin un plus haut prix au mérite personnel de l’homme en place. Que l’on jugeoit mieux autrefois des avantages réels & de l’utilité de ces deux langues ! Il est vrai qu’alors l’institution de la jeunesse étoit mâle & vigoureuse : aussi formoit-on des hommes. La science précédoit la connoissance du monde ; & loin de regarder comme perdues ces premières années consacrées à l’étude, & si nécessaires à bien employer pour fonder quelque espérance sur l’avenir, les heures n’étoient pas encore assez longues pour remplir un objet si essentiel & si intéressant. Rapportons-nous-en au compte qu’en rendoit, pour l’instruction de sa famille, un des Ancêtres(*) du premier Président de Mêmes. La jeunesse éveillée dès l’aube du jour, voloit à l’étude. Elle se faisoit un jeu de la lecture des meilleurs Auteurs de l’Antiquité Grecque & Latine ; elle s’en nourrissoit, & l’on voyoit avec plaisir l’esprit se développer, le jugement se former, le goût devenir pur & solide. Le cours des études fini, on entroit dans le monde, non avec ces graces qui doivent tout à l’art, cette confiance hautaine, dont la présomption est la mère, ce ton libre & décidé qu’on applaudit, & qu’il seroit plus sage de réprimer ou de contenir ; mais avec ces graces ingénues, cette candeur aimable, cet embarras modeste, qui annoncent l’innocence des mœurs, cette juste méfiance de soi-même, compagne des vrais talens que l’expérience achève de perfectionner, & qui conduisent aux places destinées à la naissance, briguées par la fortune, accordées à la faveur, & que le mérite attend.

 

Si cette méthode d’élever la jeunesse se fût conservée, nous aurions encore des hommes. Mais nos mœurs sont trop énervées, pour que l’éducation ne soit pas amollie. De-là naissent la plupart des vices du cœur & des travers de l’esprit. Au moyen de la foible nourriture qu’on lui donne, il ne prend qu’une consistance factice. Il ressemble à ces fruits sauvages, qui plaisent d’abord à la vue, & dont la saveur détruit le charme. Comme il est vide, ses idées toujours vagues, quelquefois brillantes, ne sont jamais solides : présomptueux, il croit saisir tous les objets qu’il n’est pas capable d’atteindre ; superficiel, il les effleure tous & n’en embrasse aucun : fier, autant de ce qui lui manque, que de ce qu’il posséde, il s’arroge la supériorité, prend le ton, prononce & décide en maître ; son goût est toujours ou faux, ou bizarre, ou frivole : esclave de l’imagination, il en est tyrannisé & séduit tour-à-tour ; sans jugement & sans principes, il se laisse emporter au premier vent des opinions, l’erreur l’entraîne, & c’est envain que la raison & la vérité tentent de le ramener : il est trop aveuglé pour les reconnoître ; il n’est pas assez fort pour rétrograder sur lui-même.

 

Malgré l’évidence de ces défauts, qui deviennent de jour en jour plus communs, il semble qu’on se ligue aujourd’hui, pour ôter à la jeunesse le goût de la seule étude qui lui convienne, en ne l’occupant qu’à des exercices, sans doute utiles, mais qui pourroient si facilement s’allier avec ceux qui donnent à l’ame de la force & de l’élévation, au génie du ressort & de l’étendue, à l’esprit de la justesse & de la solidité. Cette indifférence est le fruit du luxe & de l’abus des richesses. En effet, à quoi peuvent servir la science & le mérite, quand la fortune & la protection disposent de tout, conduisent à tout ? On ne réfléchit pas néanmoins assez sur le malheur d’une mauvaise éducation : ce malheur ne se répare jamais, parce qu’il n’est senti que lorsqu’il n’est plus temps d’y remédier. L’ignorance, qui en est ordinairement la suite, nous expose, quelque profession que nous embrassions, à commettre les fautes les plus graves ; & les gens en place, quelquefois dépourvus de talens, incapables de les apprécier dans autrui, assez injustes pour les rabaisser, pour en être jaloux & les craindre, sont souvent la victime de leurs subalternes, parce que ceux-ci, mieux élevés qu’eux & plus instruits, secrètement offensés du joug humiliant auquel ils sont asservis, se vengent ordinairement de l’espèce d’hommage qu’ils sont contraints de rendre à l’ignorance, en méprisant l’homme autant qu’ils respectent sa place.

 

Notre siècle cependant se glorifie d’être le siècle de l’esprit ; c’est-à-dire, que nous faisons revivre le temps de Sénèque & de Lucain. Nous nous flattons encore d’avoir étendu les progrès de la Philosophie. Mais quel triste retour sur nous-mêmes, quand nous sommes forcés d’avouer que c’est aux dépens du génie, du goût & de l’imagination ! Etrange Philosophie ! dont l’art est de détruire en nous toute sensibilité ! Funeste Morale ! dont le but est d’attaquer des vérités consacrées à jamais, & d’ôter à l’humanité ses sentimens, à l’ame ses vertus, son espérance & ses consolations, à l’esprit son calme & sa gaïeté, aux mœurs leur pureté, leur candeur & leur frein !

 

La Postérité sera bien étonnée, quand elle cherchera vainement dans nos Ecrits prétendus Philosophiques (s’il est vrai qu’ils parviennent jusqu’à elle) cette abondance de lumières merveilleuses, que nous vantons avec tant d’emphase & de complaisance ! Elle demandera quelles vérités nouvelles nous avons enseignées, quelles erreurs nous avons détruites, quelles ténèbres nous avons dissipées ? Notre égoïsme révoltant ne lui imposera point : elle verra que nous nous sommes fait illusion à nous-mêmes ; que notre imagination exaltée n’a enfanté que des rêves ridicules ou dangereux ; que nous nous sommes crus riches de quelques lambeaux ramassés dans l’école d’un scepticisme effronté : elle nous comparera aux enfans, qui, par une indiscrète curiosité, déchirent & brisent tout ce qu’ils touchent ; enfin elle décidera, que nos lumières & notre esprit n’ont servi qu’à corrompre notre cœur, & à nous égarer.

 

La Postérité sera bien plus étonnée encore, quand elle apprendra par nos propres ouvrages, que, loin de soutenir l’art admirable des Corneille, des Racine & des Molière, nous l’avons ridiculement travesti en Pantomimes & en Drames froids, insipides & dégoûtans (genre cependant dont nous nous faisons honneur d’être les inventeurs). Quelle gloire ! ou plutôt quelle erreur, quel abus de l’esprit ! Mais comment pourroit-on faire aujourd’hui des Tragédies, nos mœurs, disons-nous, ne sont point Poëtiques ? L’étoient-elles davantage du temps de Corneille & de Racine ? Est-il besoin que le poignard & le laurier de Melpomène soient toujours teints & arrosés de sang ? Qu’ tendons-nous par mœurs Poëtiques ? Faut-il que des révolutions soudaines, des guerres cruelles, des orages imprévus, des événemens extraordinaires & sinistres, des coups de foudre redoublés, jettent le trouble dans notre ame & nous agitent comme le Démon de la Pithonisse ? Faut-il que le sang coule sur les Autels, que la terre en soit abreuvée, que l’ennemi vainqueur boive celui du vaincu ? Si cela est, les Caraïbes ont des mœurs bien Poëtiques, & leurs Poëtes doivent être horriblement Tragiques ! N’allons point chercher des modèles de l’Art dans des mœurs aussi atroces ; rendons graces à la Providence de ce que les nôtres sont douces & civilisées ; & périsse plutôt l’Art à jamais, que de devoir sa perfection & son excellence aux malheurs publics !

 

La tragédie chez tous les Peuples du monde, où elle est connue & cultivée, a toujours eu pour fondement la Terreur & la Pitié, & jamais l’Horreur. Voilà ses deux seuls ressorts, c’est au génie à les employer. O Athéniens ! Peuple avide de gloire, dont les Arts annonçoient le goût, les Sciences le génie, & la gaïeté le caractère ! Vous qui suiviez avec le même attrait & l’austère sagesse & l’aimable folie ! Peuple charmant & frivole, humain & brave, ingénieux & savant, philosophe & voluptueux, avec lequel nous avons tant de ressemblance, n’aviez-vous pas des Sophocle & des Euripide, des Aristophane & des Menandre, des Socrate & des Platon, dans les temps même où vos prospérités rendoient vos mœurs encore plus douces & plus voluptueuses ?

 

La stérilité que nous éprouvons dans presque tous les genres, peut bien autoriser nos plaintes ; mais elle démontre en même temps, que le siècle de la fausse Philosophie, ne peut être celui du génie. Nous sentons nos pertes, & plus encore l’impuissance de les réparer. Les commencemens de ce siècle, sembloient s’annoncer par de plus heureux présages.

 

Melpomène pleuroit encore Racine, lorsque Crébillon parut. Ce grand homme, par lequel la nature vouloit terminer les prodiges du règne de Louis XIV, s’ouvrit une nouvelle route pour marcher à l’immortalité. Un Athlète qui descendoit dans l’arèneCorneille & Racine avoient triomphé tant de fois, devoit trembler. Crébillon ne se le dissimula point : mais, avec une ame forte & un génie mâle, il s’empara d’un genre qu’aucun autre avant lui n’avoit osé tenter, & vint, la coupe d’Atrée à la main, s’asseoir entre l’Auteur du Cid & celui d’Athalie. L’envie voudroit envain lui disputer le laurier dont il est couronné, Crébillon sera toujours regardé comme le Poëte le plus Tragique que la France ait eu. La terreur est l’ame de toutes ses Tragédies ; elles respirent la noble simplicité de l’Antique. Il se forma particulièrement sur les Grecs qu’il aimoit, qu’il avoit étudiés & approfondis ; il semble sur-tout qu’il ait pris Eschyle & Sophocle pour modèles & pour maîtres. Son coloris est vigoureux & sombre, son style pathétique & serré, sa versification noble & majestueuse, & dont les taches sont effacées par les plus grandes beautés(*). C’est par le genre dont Crébillon s’est saisi, que la Postérité le distinguera de tous ceux qui l’ont précédé. Quoiqu’il ait assez travaillé pour sa gloire, il auroit enrichi davantage le Théâtre François, sans de malheureuses circonstances qui l’en éloignèrent trop longtemps pour les progrès de l’Art. Une Protectrice(*) bienfaisante l’y rappela, lorsqu’il étoit plus qu’octogénaire. Il termina sa glorieuse carrière par le Triumvirat, dans lequel on retrouve encore avec surprise cette touche fière & hardie, qui le caractérisera toujours. Indépendamment de son talent supérieur, qui le rendoit indulgent pour les talens des autres, Crébillon eut un mérite qu’on ne sauroit trop admirer. Pendant le cours de la vie la plus longue, son cœur fut constamment fermé à l’envie & à la basse jalousie. Heureux les Auteurs qui peuvent dire comme lui :

« Aucun fiel n’a jamais empoisonné ma plume !  »

C’est une justice qu’il se rendit publiquement le jour de sa réception à l’Académie Françoise, & que le Public confirma par les plus grands applaudissemens.

 

Ainsi les hommes de génie ont senti dans tous les temps le prix de l’étude de l’Antiquité. Tant que sa lumière riche, féconde & pure s’est répandue sur les Arts & sur les Sciences, elle les a non-seulement embellis, mais perfectionnés. Pourrions-nous oublier que c’est elle, qui nous a tirés de cette honteuse & profonde ignorance où nous avons langui pendant tant de siècles ? Serions-nous assez ingrats pour méconnoître ce que nous lui devons, & pour croire que les prétendues richesses de l’esprit ne s’épuisent jamais ? Une terre, quelque fertile qu’elle soit, a besoin de culture : elle ne produit d’elle-même que des herbes sauvages. Le prix, l’excellence & la bonté de ses productions, dépendent toujours de la semence qu’on a déposée dans son sein, & des soins qu’on lui donne. Or, si nous avons négligé de nous nourrir jusqu’à présent des excellens écrits de l’Antiquité, devons-nous être étonnés de la disette des bons ouvrages, de la décadence du goût, & de la frivolité des productions de notre siècle ?

 

Le systême de Law qui changea, il y a quelques années, la fortune de presque tous les Citoyens, changea aussi les mœurs publiques & particulières. La révolution devint générale, dans le Moral comme dans le Physique. Des hommes nouveaux, éblouis de leur fortune, & n’ayant d’existence que par leurs richesses, crurent qu’elles étoient le seul & le souverain bien : ils le dirent, & agirent en conséquence ; & leur exemple persuada la multitude. Ils étalèrent un luxe qui fit gémir le pauvre, & rougir l’honnête médiocrité. Personne ne fut plus à sa place, chacun sortit de son rang, la corruption gagna tous les états, & l’esprit se ressentit de ce désordre extrême. On songea moins alors à rendre l’éducation utile que somptueuse, & la mollesse prit la place de l’austérité des mœurs antiques. Ce n’est point au sein des richesses & de l’abondance que se forment les Héros & les grands hommes. La gloire exige de ceux qui la recherchent, des peines, des veilles, des sacrifices & de longs travaux : l’homme riche, énervé dès sa naissance, est incapable de les soutenir. D’ailleurs quel genre de gloire pourroit l’intéresser, quand il est sans cesse entouré de vils flatteurs, qui encensent ses vices, & font l’éloge de ses sottises ? Tandis que l’homme de mérite, souvent abandonné de la fortune, souffre, gémit ; veille, travaille, & n’entend autour de lui que les sifflemens de l’envie irritée, & quelquefois les hurlemens affreux de la calomnie !

 

Le goût de la Littérature & des Arts éprouva la même révolution que les mœurs. Les conditions confondues ensemble se corrompirent mutuellement. De-là naquirent l’intérêt sordide, les faux airs & les ridicules de toute espèce. Les richesses balancèrent l’avantage des dignités & des rangs ; les plus élevés s’abaissèrent devant l’idole de la fortune, & ne desirèrent plus que ses faveurs. La stupide opulence paya les Arts, gagea l’Artiste, & commanda au génie des Grotesques, pour remplacer les chef-d’œuvres des Le Brun, des Le Sueur & des Mignard. La noble & majestueuse simplicité de nos Ancêtres disparut, & nos yeux, accoutumés autrefois à ce beau simple, furent tout-à-coup éblouis par un luxe porté à l’excès.

 

Telle est, dans ce siècle, l’époque où les Lettres commencèrent à languir parmi nous. Cependant l’Auteur de Rhadamiste règnoit encore sur la scène, & Melpomène annonçoit, par le succès brillant d’Œdipe, un nouvel Elève comblé de ses faveurs. Mais Zaïre, Brutus, Mahomet, Mérope, & tant d’autres pièces qui cimentent la gloire & forment la couronne de ce célèbre & fécond Auteur, n’ont point empêché le mauvais goût de prévaloir. M. De voltaire eut à combattre, en s’élançant dans la carrière, les paradoxes du bel-esprit, qui ne tendoient à rien moins qu’à proscrire à la fois du Théâtre, les règles les plus sages & les charmes de la Poësie. Dans ce combat inégal, La Motte fut terrassé par de bonnes raisons & par d’excellens vers.

 

Le bel-esprit est en Littérature, ce que sont en Morale les Casuistes relâchés. L’austérité des préceptes l’effraye ; & comme il n’a ni le courage, ni la force de les pratiquer, il lui est plus commode de s’y soustraire. En cela, il a pour partisans le plus grand nombre. La nouvelle tentative qu’il venoit de faire n’étoit pas plus raisonnable que la guerre qu’il avoit déclarée aux Anciens ; mais il étoit de son intérêt d’attaquer toujours ; ses défaites ne le décourageoient point. Il savoit bien qu’il révolteroit quelques rigoristes ; il s’en mettoit peu en peine, pourvu qu’il gagnât du terrein. En effet il répandit le mauvais goût avec une rapidité surprenante. Adroit Protée, il se métamorphosa dans tous les genres d’Eloquence. On le vit dans la Chaire, sur le Théâtre, au Barreau ; il écrivit l’Histoire, composa des Romans, disserta, versifia, & se fit tour-à-tour Métaphysicien, Géomètre & Philosophe. La Critique le poursuivit sous tous ses déguisemens, & le força toujours de reparoître sous sa forme naturelle. Elle fut la terreur du Néologisme, qu’il s’efforçoit d’établir ; & défendit la pureté, l’élégance & la clarté de la langue des Fénélon, des Racine & des Boileau. Jamais enfin la saine critique n’eut plus d’occasions d’exercer sa sévérité contre tant d’ouvrages « que le mauvais goût fait admirer, malgré l’obscurité, la bassesse, l’enflure, l’affectation & les puérilités dont ils sont remplis ; ouvrages cependant qui ont non-seulement une approbation presque générale, mais qui ne l’ont que parce qu’ils sont mauvais ; car un Discours sensé, qui n’a rien que de naturel, n’est d’aucun mérite ; on n’y trouve point d’esprit. Mais ce qui est recherché, détourné, hors de la droite raison, voilà ce qu’on admire aujourd’hui »(*) .

Rien n’annonçoit plus le mauvais état des lettres & la décadence du bon goût, que cette foule de Romans de toute espèce, qui se succédoient les uns aux autres si rapidement, que les femmes même ne pouvoient suffire à les lire tous. Ce genre d’ouvrages, accrédité par la plume féconde, agréable, intéressante & facile d’un Ecrivain(*), exercé d’ailleurs plus utilement, devint presque l’occupation générale de tous nos Ecrivains beaux-esprits. Le Public fut inondé de brochures, de Contes & d’Anecdotes. Encore, s’il n’y eût eu à la lecture de tant d’Ecrits frivoles d’autre perte à craindre que celle du temps ! Malheureusement l’innocence & la pureté des mœurs y étoient intéressées. Dans les uns, la licence la plus cynique sembloit conduire les crayons obscènes & grossiers du libertinage : dans les autres, non moins dangereuse, mais plus délicate & plus réservée, affectant même une certaine retenue, elle ne laissoit tomber qu’à moitié le voile sur la nudité. Ceux qui n’étoient point infectés de ces vices, avoient d’autres défauts. Le plus apparent étoit le style maniéré, métaphysique & souvent même inintelligible. Ce torrent de Romans s’écoula. Telle est l’inconstance de l’esprit à la mode ; tout frivole qu’il est, il se lasse bientôt de la frivolité même, & cherche à renouveler sans cesse les objets de son amusement. Le croira-t-on ? La Géométrie eut son cours comme les Romans : l’engoument pour cette science fut universel ; tout, jusqu’aux femmes, s’en mêla : on alla même, pour leur plaire, jusqu’à traiter la galanterie géométriquement. N’est-ce pas là l’emploi le plus faux, & l’abus le plus froid que l’on pût faire du bel-esprit ?

 

Il avoit déjà depuis quelque temps, introduit au Théâtre son jargon Métaphysique & ses Epigrammes, tandis que l’Auteur du Glorieux, échappant aux vices à la mode, soutenoit encore la Scène Comique sur son penchant, & y recevoit des applaudissemens justement mérités. Mais moins Comique que Regnard, il a le premier altéré le masque de Thalie, & il peut être regardé comme le précurseur d’un genre, où il falloit tout le talent de La chaussée pour réussir. Ce genre hermaphrodite, absolument inconnu aux Anciens, auquel on a donné le nom de Comique larmoyant, n’a pas triomphé sans peine des contradictions qu’il a essuyées dans sa naissance ; & les Auteurs médiocres ont bien abusé depuis de l’indulgence qui l’a fait admettre. La Chaussée, Ecrivain correct & bon versificateur, n’avoit aucun modèle à se proposer : sa sensibilité naturelle fut son seul guide. Sa manière de voir, différente en tout de celle de Molière, ne lui présentoit jamais les objets du côté comique ou plaisant. Il ne chercha point à exciter le rire de la malignité en faisant la satire du vice ou du ridicule ; il voulut seulement intéresser le cœur, en nous peignant ses foiblesses. Il n’envisagea dans son Art, que la gloire de plaire au sexe le plus sensible, & le plaisir de faire couler ses pleurs au récit tendre & passionné des sentimens qu’il inspire. Si cette manière de peindre les passions n’a rien de révoltant, elle n’a rien non plus qui serve à nous en corriger ; & ce n’étoit pas sans doute le but de de l’Auteur de Mélanide. Cette pièce, une des meilleures productions de la Chaussée, doit servir de modèle à tous ceux, qui, comme lui, ne peuvent pas atteindre au véritable but de la Comédie. Le pathétique y est heureusement soutenu, sans aucun mélange de comique trivial. Mais, malgré le mérite de ce nouveau genre, quand même on le porteroit au plus haut degré de perfection, il sera toujours infiniment au-dessous de celui de la bonne Comédie. Quelques Censeurs trop sévères auroient même voulu le proscrire du Théâtre : peut-être avoient-ils raison. Les partisans de la mode & de la nouveauté ont beau dire, que nous nous sommes enrichis d’un genre ignoré de Molière, & qu’il ne faut pas borner nos plaisirs, dont le cercle est déja trop étroit : d’accord ; mais qu’il naisse donc des la Chaussées, & que ses tristes & impitoyables imitateurs cessent de multiplier nos ennuis (dont le cercle est beaucoup trop grand) par leurs Drames éternels, échafaudés sur des fables triviales, mal conçues, sans génie, sans goût, sans vraisemblance, sans chaleur & sans style.

 

Quels sont, en effet, la plupart de ces Drames, tant vantés par la médiocrité, & presque tous calqués les uns sur les autres, sinon des Romans aussi froidement écrits que mal dialogués, dont les aventures platement bourgeoises, irreligieuses ou révoltantes, n’excitent en nous d’autre sentiment que le dégoût, en laissant l’ame douloureusement triste, dans l’impuissance de se rendre raison de sa tristesse, & de s’y plaire ? Romans, dont souvent le seul but est de fronder les usages reçus, d’établir des opinions nouvelles, & de faire l’Apologie des écarts & des erreurs dans lesquels les passions jettent une jeunesse indocile & fougueuse, en lui faisant contracter des alliances également condamnées par la raison, par l’honneur & par les loix.

 

Mais, supposons nos Drames aussi parfaits qu’ils pourroient l’être, quels avantages les mœurs en retireront-elles ? Quels vices corrigeront-ils ? De quels ridicules arrêteront-ils le cours ? Quels sentimens nouveaux feront-ils naître dans notre ame ? Quelles vertus nous inspireront-ils ? Cet attendrissement, ces pleurs qu’ils prétendent arracher, & sur lesquels ils fondent tout leur mérite, peuvent-ils jamais nous dédommager de la perte de la bonne Comédie ? Osera-t-on soutenir qu’ils sont capables de la remplacer ? Ils ont chassé les Ris du Théâtre & même de la société, en changeant journellement nos mœurs. Ils ont pris un si grand empire, qu’ils l’étendent même jusques sur le spectacle le moins susceptible de tristesse (l’Opéra Comique) d’où ils ont si mal-adroitement banni le Vaudeville, cet enfant malin de la gaieté Françoise. Avouons-le : les Dramatistes & les Chimistes de nos jours se ressemblent assez(*) par le secret qu’ils ont trouvé de détruire sans retour, les uns, les plus belles & les plus précieuses productions du génie ; les autres, celles de la nature, sans qu’on puisse retirer la moindre utilité de leurs découvertes.

N’est-ce donc pas porter un coup mortel au bon goût, que de s’efforcer d’introduire sur la scène ce nouveau genre de Drame, où les moyens de réussir coûtent si peu, par la dangereuse facilité dont il est susceptible ? où il suffit seulement d’avoir l’imagination fantasque & l’esprit Romanesque, où il ne faut qu’étudier quelques effets singuliers, & les dessiner, compasser le jeu des Interlocuteurs, pour en composer une pantomime, & se guindant sur les échasses d’une morale commune, étaler d’un ton emphatique des tirades, des maximes, & des sentimens préparés de loin & cousus après coup au Roman : genre où le style est ce qu’on soigne le moins, dont la lecture, dénuée de l’illusion & de l’appareil du Théâtre, n’est pas supportable ; monstre, en un mot, qu’Horace, dans son Art Poëtique, auroit eu peine à décrire, pour en donner l’idée.

Comment reconnoître, à cette sombre tristesse, à ces pleurs, à ces longs & ennuyeux gémissemens, à ces sanglots ridicules, la riante Thalie ? La reconnoîtra-t-on davantage, quand, nouvelle Euménide, elle s’arme du fouet des Furies, pour en frapper publiquement des Citoyens honnêtes & vertueux, & que dans ses jeux cruels elle se plaît à ranimer les cendres du cynique Aristophane ?

 

Ce n’est pas sous ces déguisemens difformes, mais accompagnée, comme elle devroit l’être toujours, des Jeux & des Ris folâtres, que M. Piron nous la présente dans l’heureux sujet de la Métromanie. Cette Comédie admirable, digne du génie de Molière, est la seule Comédie, qui existe dans le vrai genre, depuis le Misantrope. Quelle simplicité dans le plan ! Quelle vérité dans les caractères ! Quelle chaleur dans l’action ! Que de beautés & de traits piquans dans les détails ! Quel fonds inépuisable de vrai comique ! Quelle pièce enfin peut-on lui comparer, où le vis Comica brille davantage & à moins de frais ? « Si, comme le dit M. Piron(*), ce fut pour Molière une bonne journée de Philosophe, lorsqu’après avoir fait le plan du Misantrope, il entra dans ce champ vaste, où tous les ridicules se venoient présenter en foule, & comme d’eux-mêmes, aux traits qu’il savoit si bien lancer : » quelle excellente journée aussi pour M. Piron, quand, après avoir conçu le plan de la Métromanie, il entra dans un champ non moins vaste, où de nouveaux ridicules venoient également en foule s’offrir pour être immolés sur la scène par l’imagination la plus riante ? Nous ne craignons point de le dire, Molière n’eût pas fait mieux ; & s’il est quelque chef-d’œuvre dont notre Théâtre Comique puisse se glorifier, la Métromanie est celui qui fait le plus d’honneur à notre siècle, & suffit pour immortaliser son Auteur.

Le Peintre charmant de Ververt & de la Chartreuse n’a pas moins mérité les suffrages du goût, lorsqu’il a mis sur le Théâtre sa Comédie du Méchant. Style, coloris, situations, traits Comiques, tout dans cette pièce annonce un Maître élevé dans les bonnes lettres & dans l’Ecole de Thalie. Un favori des Muses, tel que M. Gresset, dont le pinceau agréable & facile est fait pour traiter tous les sujets, pouvoit-il s’écarter des règles de son Art ?

 

Rien n’étoit plus capable d’arrêter, dès sa source, le torrent du mauvais goût, que le succès bien mérité de la Métròmanie. Mais que peuvent le bon sens & la raison contre l’enthousiasme, la folie, la mode & la nouveauté ? Notre siècle est fait pour offrir les contrastes les plus frappans. N’avons-nous pas vu la majesté de la Scène Lyrique souillée par de pitoyables Bouffons, dignes à peine des tréteaux d’Italie, tandis que l’Orphée de nos jours faisoit retentir le temple de l’harmonie de ses divins concerts. Avec quel respect, cet homme sublime dans son art, traita-t-il toujours Lulli ? Il le regardoit non-seulement comme son maître, mais il avouoit qu’il lui devoit tout ; & loin de déprimer la musique de ce Père du Théâtre Lyrique, il n’en parloit que pour en faire admirer les beautés. C’est ainsi que l’homme de génie montre sa supériorité, & associe sa gloire à celle des grands hommes qui l’ont précédé. Que Rameau dut être flatté, lorsque, sans le prévoir, ni l’avoir recherché, malgré le goût des Fredons d’Italie qui commençoit à dominer, il reçut l’éclatant témoignage de l’estime que la Nation faisoit de son talent ! Tel fut l’hommage qu’on rendit à Virgile(*), présent & spectateur par hasard au moment où l’on récitoit ses vers sur le Théâtre, le peuple l’ayant apperçu dans la foule, se leva de concert & s’inclina devant lui, comme il eût fait devant Auguste.

 

Quoique nous n’ayons point de Virgile parmi nous, nous imitons les Romains, lorsque nous demandons à grands cris l’Auteur (souvent d’une mauvaise pièce) & que nous l’applaudissons. Ce suffrage public, dont l’époque est encore récente, seroit d’un prix inestimable, s’il n’étoit accordé qu’au grand mérite. Malheureusement on le prodigue aujourd’hui, & malgré cette condescendance, la modestie est si peu de mode dans ce siècle, que nous ne rougissons point de nous donner à nous-mêmes les plus grands éloges, quand d’ailleurs on nous les refuse avec justice. Ne s’imagineroit-on pas, en lisant les Préfaces de certains Drames ou Tragédies Bourgeoises, que leurs Auteurs excellent dans l’art de peindre les passions & de les émouvoir ? N’est-il pas aussi plaisant que ridicule, de les entendre, on ne dit pas se comparer modestement à Corneille, à Racine, à Molière, mais se mettre hardiment au-dessus d’eux ? Paroît-il en effet un seul Drame, qui ne soit accompagné d’une Poëtique nouvelle, où l’Auteur, eût-il été sifflé, ne fasse le plus grand éloge de sa pièce, ne justifie sa manière sur les principes qu’il s’est formés, & ne cherche à persuader qu’il en sait plus qu’Aristote & Horace ? C’est bien pis, quand, par indulgence & pour l’encourager, on a cru devoir l’applaudir. Rien ne peut alors égaler son orgueil, quoique souvent sa première production soit aussi la dernière.

 

Telle est, en général, la destinée de la plupart de nos modernes Athlètes. Devroit-on être étonné de leur foiblesse & de leur stérilité, si l’on faisoit attention au peu de nourriture qu’ils ont prise en tout genre ? A les voir néanmoins s’élancer dans l’Arène, ne croiroit-on pas leur victoire assurée. Mais comme ils n’ont point consulté leurs forces, à peine ont-ils franchi la barrière, qu’ils sont terrassés, & leur chûte ne les rend que plus vains. Eh ! comment ne le seroient-ils pas ? Prônés par la cabale & soutenus par l’intrigue, ils intéressent à leur sort l’amour-propre de leurs Protecteurs : or, peut-on accuser des Protecteurs d’ignorance & de mauvais goût ? Protéger, n’est-ce pas jouer un personnage, s’ériger en arbitre du goût, en dispensateur de la gloire, en juge des talens ? Personne, en fait d’esprit, ne se récuse ; chacun se croit en droit de tenir le Tribunal où l’Auteur vient présenter sa pièce : elle y est infailliblement applaudie : on immole de concert à ce chef-d’œuvre nouveau tous les chef-d’œuvres des Corneille, des Racine & des Molière ; & l’Auteur, enivré de l’encens le plus grossier, par un trait qui peint bien à la fois & son orgueil & la sottise de ses admirateurs, les félicite à son tour, de pouvoir apporter comme une preuve certaine d’esprit, de discernement & de goût, les éloges qu’ils ont prodigués aux beautés de son ouvrage.

 

Ce manège d’aller de maison en maison déclamer ses ouvrages, pour se faire des partisans, n’a jamais été employé par les hommes à talens supérieurs. Ils n’ont pas besoin de ces suffrages obscurs, mendiés par la médiocrité, presque toujours accordés par l’ignorance, & souvent surpris à la distraction. Une lecture rapidement faite, avec toute la chaleur de l’amour-propre, à des oreilles peu exercées, à des amis complaisans, à de prétendus connoisseurs, à des esprits prévenus, à des sots même aussi vains que Midas, laisse-t-elle la liberté de remarquer les défauts d’un ouvrage ? N’est-on jamais la dupe de l’art du déclamateur, dont l’intérêt est de glisser légèrement sur les endroits foibles ou défectueux, & d’appuyer sur quelques beautés de détail ?

 

Ce n’est donc point dans ces cotteries Littéraires, auxquelles l’envie, la malignité & la jalousie président tour-à-tour ; moins encore dans ces cercles brillans, que la curiosité, le désœuvrement & l’ennui rassemblent, dont le bel-esprit & la frivolité sont les Divinités tutélaires, où l’on parle beaucoup sans rien dire, & où l’on juge de tout sans rien savoir, où la fatuité daigne à peine écouter, où la prétention élève la voix, où la sottise s’extasie, & la minauderie décide en faisant des nœuds ; c’est dans le silence du cabinet, qu’un Auteur, jaloux de sa renommée, doit chercher un Aristarque., dépouillé de tout sentiment d’amour-propre, le crayon à la main, toujours prêt à effacer, il peut ; sans blesser la modestie, profiter des avis, ou recevoir les suffrages légitimes de la raison, du goût & de la vérité. Ainsi se conduisoit Racine : c’étoit à la Critique elle-même qu’il lisoit ses ouvrages, en les lisant à Boileau.

Les temps sont bien changés depuis Racine ! On ne consulte pas pour mieux faire, on ne cherche qu’à s’étaler ; on n’est avide que de louanges éphemères. A peine la critique ose-t-elle élever la voix, qu’elle irrite la bile des Auteurs, arme la calomnie, produit les haines & les inimitiés les plus cruelles. La licence à cet égard est portée à l’excès. Jamais siècle n’a mêlé à son escrime, pour me servir des expressions de Montagne(*), tant d’injures & tant d’indiscrétions. D’où naît cette extrême sensibilité, si ce n’est d’une vanité mal-entendue, d’un fonds d’orgueil désordonné ? Depuis quand n’est-il plus permis à la Critique de s’exercer, & même de lancer ses traits contre la Théséide de l’enroué Codrus (*) ? Quel est son crime, quand elle s’oppose au torrent du mauvais goût, & qu’elle dénonce à la Postérité les Cotins, les Pradons & les Chapelains de notre siècle ? Si elle est juste, honnête & modérée, en quoi nous offense-t-elle ? Si elle ne l’est pas, faisons-la rougir de ses torts, & contraignons-la, par une conduite opposée à la sienne, à nous respecter & à nous rendre justice. Rien ne deshonore & n’avilit plus les Lettres que ces haines sanglantes, dont le trépas même de l’ennemi ne peut éteindre la fureur & la violence. Nos ouvrages sont-ils donc une partie si essentielle de nous-mêmes, qu’on ne puisse les attaquer sans nous blesser mortellement ? Hé-bien ! mettons-les à l’abri de toute censure, & rendons-les dignes de voir le jour, sans le craindre. Que tout y respire les bonnes mœurs, la raison & le goût ; anoblissons nos travaux & nos veilles, en les consacrant à l’instruction de nos semblables ; si nous sommes plus éclairés qu’eux, n’abusons point de nos lumières, ni de leur foiblesse, pour les corrompre, les tromper ou les égarer ; servons-nous, de notre Philosophie pour faire respecter la Religion, les Loix & les Usages reçus ; que la vérité, la sagesse & la vertu brillent dans tous nos ouvrages ; qu’ils les inspirent & les fassent aimer ; qu’ils ne soient point souillés par cette licence effrenée qui ose tout ; bannissons-en cet égoïsme superbe, qui n’a jamais été & ne sera jamais le ton de la modestie & de l’honnêteté ; qu’on y découvre les sentimens de notre ame, non par un vain & pompeux étalage de mots, mais par une simplicité noble, modeste, intéressante, & par des principes solidement établis ; en un mot, en cherchant à instruire ou à plaire, rappelons-nous toujours que rien n’est beau que le vrai. Mais puisque la critique est si redoutable pour nos Auteurs, la Postérité le sera-t-elle moins ? Que de couronnes arrachées par le Temps & par la force de la Vérité ! Que d’idoles brisées, de lauriers flétris, de faux éloges désavoués, de réputations anéanties ! Quelle foule d’Auteurs plongés dans un éternel oubli ! Combien d’autres, dont la mémoire ne subsistera que pour être en horreur & honteuse à jamais !

 

Les lettres sont la gloire d’un Empire, lorsqu’elles y sont florissantes ; & les Citoyens qui les cultivent avec succès, par amour pour elles, & pour l’utilité publique, ont droit à notre reconnoissance autant qu’à notre estime. Il ne suffit pas alors qu’ils soient plus éclairés, plus instruits ; il faut qu’ils soient encore les plus honnêtes, les plus vertueux des hommes. La science, sans la sagesse, n’est qu’un vain nom, une erreur bruiante, une folie même, dont l’éclat est toujours dangereux & les écarts souvent funestes ! Nous n’en avons que trop d’exemples dans cette multitude d’Ecrits ténébreux, enfans de la nuit, du mensonge & de l’orgueil, désavoués en naissant par leurs propres Auteurs à cause de leur honteuse origine. Si de pareils ouvrages démontrent assez la dépravation des mœurs & la démence des esprits, ils n’annoncent que trop la décadence des Lettres & la corruption du goût.

 

Depuis que, mécontens de nous-mêmes, nous nous sommes pris d’enthousiasme & d’admiration pour tout ce qui est étranger ; depuis que l’Anglomanie s’est emparée de nous, il semble qu’on veuille, à quelque prix que ce soit, renverser toutes les idées reçues. Les vapeurs des marais d’Albion ont engendré cette épidémie philosophique, qui tue le génie, fait fermenter les esprits, & produit ce goût anti-national, dont les ravages ne sont que trop sensibles. Plus d’Eloquence, plus de Poësie, plus de Musique. Celle de toutes les Langues qui approche le plus de la langue Grecque, la langue Françoise, adoptée par toutes les Nations, claire, précise, énergique, sublime, pleine de douceur & d’harmonie, susceptible des plus grands effets, n’est plus qu’une langue sourde & monotone, peu propre aux chants de Polymnie. Ainsi Lulli, Rameau & tant d’autres célèbres Musiciens ont travaillé envain ; leurs chef-d’œuvres sont anéantis pour toujours. Ce sont des Etrangers, incapables d’apprécier, de juger notre langue, qui ont semé les premiers parmi nous ces singuliers Paradoxes ; & ce sont des François, incapables de la bien écrire, qui les ont accueillis, soutenus & autorisés !

 

Oui, sans doute, à juger notre langue d’après quelques ouvrages & quelques Drames modernes, elle est en effet dure, barbare & monotone : mais qu’on la juge d’après les Poëmes d’Armide, de Roland, d’Amadis, &c. qui osera, sans injustice, lui reprocher ces défauts ? La Musique de Lulli, de Destouches, de Rameau étoit faite pour elle ; & elle gémit aujourd’hui de se voir défigurée, déchirée impitoyablement & mise à la torture sous des sons peu analogues à son génie & à sa prosodie. Enfin ce siècle raisonneur a tout dégradé, tout altéré, tout détruit. Nous abandonnons les véritables sources du goût, pour en chercher de nouvelles ; & devenus stériles par notre faute, nous nous abaissons jusqu’à devenir les imitateurs & les copistes serviles de tout ce qui porte le caractère étranger.

Malgré cet égarement presque général, le Dieu du Goût veille cependant encore sur nous, dans ces Sanctuaires des Lettres, où les Homère, les Démosthène, les Cicéron, les Virgile & les Horace reçoivent le plus pur encens. Il est encore des hommes fidèles à la bonne & saine Littérature, qui cherchent à nous ramener aux Anciens, & à réveiller notre goût pour eux. Homère, Eschyle, Aristote, Virgile, Térence, Horace, Juvénal revivent depuis peu parmi nous(*). Heureux, si nous savons en profiter & rougir du mauvais goût qui nous entraîne loin de ces excellens modèles ! « Nous avouerons pourtant qu’il y a eu de nos jours, & que nous avons encore de très-bons Ecrivains : non-seulement nous en convenons avec plaisir, nous le soutenons même : mais de savoir juger quels ils sont, c’est ce qui n’appartient pas à tout le monde. Il est plus sûr d’imiter les Anciens, dont le mérite n’est plus douteux. C’est pourquoi nous conseillons de ne pas s’attacher de si bonne heure aux Modernes, de crainte qu’on ne les imite, avant que de bien connoître ce qu’ils valent »(*)