À Monsieur Paul Perrin
Il y a dix ans, j’eus l’occasion de faire, à la Faculté des Lettres de Genève, un cours
sur Goethe. Comme tous ceux qui s’approchent de ce grand homme, je subis avec force son
ascendant : mon cours, et quelques articles que je publiai à ce moment-là, furent
l’expression d’un enthousiasme sans réserve. Mais une visite à Weimar, de nouvelles
lectures et de nouvelles réflexions nuancèrent peu à peu ou modifièrent mon impression :
Goethe est peut-être de tous les écrivains celui qui a pris l’attitude la plus nette
devant les problèmes de l’existence ; il est donc naturel que l’idée qu’on se fait de lui
se transforme avec l’expérience des années. Les pages qui suivent sont le fruit de ce
second mouvement : après avoir perdu, devant les œuvres du grand homme et devant la vie
dont elles sont le reflet, ma liberté d’esprit, je l’ai retrouvée et j’ai tâché de m’en
servir. Si ce livre a quelque mérite, c’est celui d’être pensé librement et librement
écrit, à l’abri des influences du fanatisme et de celles du dénigrement. Il va se perdre
dans l’énorme littérature qui roule autour du sujet : s’il pouvait engager quelques
esprits indépendants à considérer sans parti pris l’œuvre de Goethe, à le goûter sans le
subir, à l’admirer sans extravaguer, il aurait rempli le but que je me suis proposé.
C’est un sentiment très agréable que celui d’une passion nouvelle, qui s’éveille en nous avant que l’ancienne soit tout à fait assoupie. C’est ainsi qu’on aime à voir, quand le soleil se couche, la lune se lever au point opposé, et qu’on jouit du double éclat de ces flambeaux célestes. Alors les plaisirs ne manquèrent ni au logis ni au dehors : on parcourut la contrée ; sur la rive droite, on monta à Ehrenbreitstein, sur la gauche, à la Chartreuse ; la ville, le pont de la Moselle, le trajet du Rhin, tout procura les divertissements les plus variés. Le château neuf n’était pas encore bâti : on nous conduisit à la place où il devait s’élever ; on nous en fit voir le plan.Notez qu’à ce moment-là Goethe sortait à peine de vivre le roman mélancolique qu’il méditait déjà d’écrire, et vous reconnaîtrez que la hauteur où il s’est placé l’empêche de reconstituer ses souvenirs avec l’exactitude qu’on est en droit de leur demander, puisqu’il nous avait promis une part au moins de vérité. Vous allez, je crois, le reconnaître mieux encore. Dans la seconde partie de sa vie, Goethe s’est dégagé, on le sait, de toute croyance religieuse. Mais dans la première, sous l’influence d’une amie de sa mère qui s’appellait Mlle de Klettenberg, il avait traversé une période de mysticisme. Or, il semble que, plus que d’autres, les sentiments religieux que nous avons une fois éprouvés aient dû nous émouvoir profondément. Nos croyances ont été, de nous-mêmes, la partie la plus vivace et la plus intime. Le « roman de l’infini », que nous nous sommes un moment construit, alors même qu’il n’est plus pour nous qu’un livre démodé, ne peut nous devenir indifférent : il gouverne notre vie morale, il lui donne sa couleur, il détermine son intensité. Lisez, je vous prie, cette page :
Les entretiens de Lavater et de Mlle de Klettenberg me parurent très remarquables et d’une grande conséquence. Deux chrétiens convaincus se trouvaient en présence l’un de l’autre, et l’on put voir clairement combien la même croyance se modifie selon les sentiments des personnes. On répétait sans cesse, dans ces temps de tolérance, que chacun a sa propre religion, sa propre façon d’honorer Dieu. Sans partager complètement ce point de vue, je pus remarquer, dans le cas particulier, qu’il faut aux hommes et aux femmes un Sauveur différent. Mlle de Klettenberg considérait le sien comme un amant auquel on se donne sans réserve, dans lequel on mettait toute sa joie et son espérance et à qui l’on confie, sans réfléchir ni hésiter, le destin de sa vie ; Lavater, lui, traitait le sien comme un ami sur les traces duquel l’on marche avec dévouement et sans envie, dont on reconnaît les mérites et que l’on s’efforce par conséquent d’imiter et même d’égaler. Quelle différence entre les deux directions selon lesquelles s’expriment, en général, les besoins spirituels des deux sexes ! C’est là aussi ce qui peut expliquer que les hommes au cœur tendre se tournent vers la Mère de Dieu, lui vouent, à l’exemple de Sannazar, leur vie et leur talent, comme au type de la femme vertueuse et belle, et n’aient fait que jouer en passant avec l’Enfant divin. Les relations mutuelles de mes deux amis et leurs sentiments l’un pour l’autre ne me furent pas seulement connus par les conversations auxquelles j’assistai, mais aussi par les confidences que tous deux ils me firent. Je n’étais jamais complètement d’accord, ni avec l’un ni avec l’autre, car mon Christ avait aussi moulé sa forme particulière selon celle de mon esprit. Et comme ils ne voulaient nullement admettre le mien, je les tourmentais par toute sorte de paradoxes et d’exagérations ; puis, quand je les voyais s’impatienter, je m’éloignais avec une plaisanterie.Ce ton détaché pourrait être de la frivolité, dont nous ne serions point tentés de nous offusquer et dont il serait injuste d’exagérer la portée. Mais c’est autre chose : c’est la révélation même de la méthode que Goethe adapte à son ouvrage : il appelle devant lui tous les éléments qui ont concouru, dans leurs rapports successifs, à l’élever à la hauteur où il est parvenu ; et, peut-être pour se grandir encore, il les diminue et les rapetisse.
Je ne veux pas juger le Tasse et ses mérites, écrit-il (en français) : Boileau, ce critique achevé, dit de sa poésie : Lis plutôt ce Boileau, son Lutrin. Le Boileau entier, c’est un homme qui peut former notre goût, ce qu’on ne pourra jamais attendre d’unEt une autre fois :
Du Tasse : Jamais on n’a voulu lui ôter ses mérites ; c’est un génie supérieur, mais qui, en voulant joindre aux héros d’Homère les sorciers et la diablerie d’Amadis, a produit un poème très gothique, qu’on ne devrait lire sans beaucoup d’attention, de discernement, pour ne pas acquérir un mauvais goût en admirant jusqu’à ses fautes...Il cite à l’appui un fragment de L’Art poétique, et conclut :
Pardonne, ma sœur, que je sois tant porté pour Boileau : c’est à lui que je dois mon peu de savoir que j’ai de la poésie française, et cet homme pourrait te servir, de même, de guide fidèle pour toute la lecture poétique française.Là-dessus, il loue Télémaque, qu’il proclame « incomparable, mais trop grand pour être déchiré par des écoliers ». En même temps, il utilisait son « peu de savoir de la poésie française » pour écrire des vers dans ce goût-ci :
Or, c’est à peine si l’on trouve quelques traces légères de ces admirations et de ces essais d’antan dans les nombreuses pages des Mémoires consacrées au séjour à Leipzig. En revanche, on y remarque une longue et savante dissertation sur l’état des lettres allemandes à ce moment-là : dissertation que le jeune étudiant francfortois eût été bien embarrassé, je crois, de concevoir alors ; jugement mûri et raisonné, qu’il ne formula certainement que beaucoup plus tard, quand les œuvres dont il parle eurent pris, en reculant dans le passé, leur véritable importance et leur véritable signification. Sans quitter cette époque, sur laquelle les renseignements abondent, on ne peut s’empêcher d’observer encore avec quel art le vieux Goethe dissimule ou embellit les faiblesses de ses jeunes années. Il nous trace de lui-même une charmante image : il se peint sous les traits d’un étudiant de province, à la fois naïf et d’esprit alerte, assidu aux cours et capable de les juger, pourvu d’une garde-robe un peu ridicule qu’il aura le bon goût de changer à propos, attaché au dialecte de sa ville natale auquel il s’applique pourtant à renoncer, rempli de bonne volonté pour tous : en somme, un étudiant modèle, à qui les plus sévères ne sauraient que reprocher. Mais ses camarades le voient autrement. L’un d’eux, et des plus intimes, Francfortois comme lui, écrit à un de leurs amis communs, nommé Moors :Se mitEt vit
Si tu le voyais, tu entrerais en fureur ou tu éclaterais de rire. Je ne puis concevoir qu’un homme change aussi rapidement. Son habitude et sa conduite diffèrent du tout au tout de ce qu’elles étaient. Il est un peu muscadin, et ses beaux habits sont d’un goût si excentrique qu’ils le signalent à toute l’académie10. Mais cela lui est égal ; on peut lui reprocher sa folie tant qu’on veut : Tout ce qu’il pense et dit n’a d’autre fin que de plaire à sa gracieuse demoiselle. En société, il est plutôt ridicule qu’agréable. Il a (seulement parce que la demoiselle l’aime ainsi) adopté des porte-mains et des manières telles qu’on ne peut le regarder sans rire, et une démarche insupportable. Si tu le voyais ! Son commerce me devient tous les jours plus insupportable, et d’ailleurs il cherche aussi à m’éviter. Je lui parais de trop petite mine pour qu’il aime à sortir dans la rue avec moi. « Que dirait le roi de Hollande s’il le voyait en telle compagnie ? » Il reste un peu avec sa demoiselle. Que le ciel me préserve des filles d’ici, car elles ne valent pas le diable. Goethe n’est pas le premier qui ait eu l’esprit troublé par sa Dulcinée. Je voudrais que tu la visses une fois seulement : elle est la plus insipide créature du monde. Une mine coquette avec un air hautain, voilà tout ce par quoi elle a pu séduire Goethe.Ajoutons que les propres lettres de Goethe confirment ce portrait : elles sont écrites en français, en allemand, en anglais, à bâtons rompus, en petites phrases à peine intelligibles, émaillées d’exclamations, d’éclats de rire, de citations de toutes sortes ; puis, tout à coup, jaillit le moraliste ou le grammairien, et c’est un insupportable mélange de pédanterie et de prétention, de sotte gravité et d’affectation de folie. Ce ne fut qu’une crise, je le veux bien ; mais une telle crise ne manque pas d’importance dans le « développement » d’un homme : pourquoi donc en supprimer ou en atténuer outre mesure le récit ? Bien plus significatifs encore, à ce point de vue, sont les récits des aventures sentimentales qui fleurissent les Mémoires. Toutes sont présentées sous les couleurs les plus poétiques, que pendant longtemps on a crues vraies, et qui d’histoires assez banales ont fait de pures idylles ou de frais romans. Marguerite, Annette, Frédérique, Charlotte, Lili, autant de noms dont la légende s’est emparée ; qui ont pris rang parmi ceux qu’affectionnent les amoureux ; que beaucoup d’âmes romanesques ont recueillis avec attendrissement. Je l’ai déjà dit, les portraits de ces diverses personnes ont été collectionnés avec piété dans la maison de Weimar, changée en « Musée » goethéen. On s’est plu à les identifier aux créations poétiques qu’elles ont inspirées. Pour elles, le rigorisme allemand a abdiqué ses sévérités habituelles. Cependant, ici, la « poésie » ne s’est pas contentée d’embellir la « vérité » dans des proportions légitimes : elle a fait toute la légende à force de la pénétrer ; elle nous a donné, de Goethe et de ses amies, une idée entièrement fausse à force d’être corrigée ; et quand on remonte à des sources plus sûres que les Mémoires, c’est-à-dire aux correspondances que les fanatiques de Goethe ont si imprudemment publiées, on reste stupéfait de la part de comédie et de vulgarité qu’on découvre soudain. — Ici, dans des lettres adressées à Behrisch — un ami sardonique et malicieux, qui ressemble un peu à Méphistophélès, et dut sourire des confidences —, nous pouvons suivre toute l’histoire d’Annette et démêler le fil embrouillé du sentiment qu’elle inspira : sentiment médiocre, qui naît faiblement de la reconnaissance de l’étudiant pour la jeune fille qui soigne son linge, et paraît d’abord insignifiant, presque dédaigneux. Mais cette jeune fille est recherchée par un brave homme qui se morfond en attentions de mille sortes pour lui plaire — sans y réussir d’ailleurs. Elle est éblouie par le bel étudiant, petit-fils du syndic de Francfort, qui s’habille avec une tapageuse élégance. Et celui-ci, de son côté, jouit de faire pièce au prétendant : « C’est une chose très agréable à voir, digne de l’observation d’un connaisseur, un homme s’efforçant à plaire, inventieux [la lettre est écrite en français], soigneux, toujours sur ses pieds, sans en remporter aucun fruit, qui donnerait pour chaque baiser deux louis aux pauvres et qui n’en aura jamais, et de voir, après cela, moi immobile dans un coin, sans lui faisant quelque galanterie, sans dire une seule fleurette, regardé de l’autre comme un stupide qui ne sait pas vivre, et de voir à la fin apporter à ce stupide des dons pour lesquels l’autre ferait un voyage à Rome… » — Ailleurs, c’est le récit de l’aventure de son ami Jérusalem, destiné à donner le change sur la véritable origine de Werther : interprétation trompeuse, que démentent ces lamentables lettres adressées à Kestner après la publication du livre, gauches excuses d’un homme qui vient de commettre une double indélicatesse, contre lui-même et contre des amis. Ou bien encore, pendant que l’Allemagne entière s’apitoie sur l’état de cœur de l’auteur du livre à la mode, c’est une coquetterie en partie double, une correspondance simultanée avec Lili Schoenemann et Auguste de Stolberg-Stolberg, où l’on se plaint de ses malheurs d’amour et réclame réconfort ou compassion en des termes qui se ressemblent ; en sorte que celui de ses romans dont Goethe, plus tard, devait conserver le meilleur souvenir, apparaît comme entaché de comédie et souillé de littérature. Car ici nous touchons du doigt un des sens les plus vrais de ce titre plein de mystère : Vérité et Poésie, un de ceux que l’auteur ne nous dévoile pas. Ce n’est pas seulement la « vie », comme il l’affirme à chaque reprise, qui, en lui, s’est changée en « poésie », en sorte que la rencontre d’Annette nous valut le Caprice de l’amant, celle de Charlotte, Werther, etc. ; c’est souvent, hélas ! la « poésie » qui, à son tour, a exercé sur la « vie » une fâcheuse action : fâcheuse, disons-nous, parce qu’ici le mot poésie n’a plus le sens élevé, noble, réparateur, qu’on s’efforce de lui donner : il signifie simplement fiction artificielle, parti pris romanesque, convention littéraire. De bonne heure, Goethe a perdu la spontanéité d’impression qui, plus que le talent, importe à l’homme ; il est pénible de voir la peine qu’il prend pour cacher à ses admirateurs cette espèce de dépression, l’effort où il se morfond pour égarer le jugement des autres — et peut-être le sien propre — sur sa véritable sensibilité. Ce fut là, dirait-on, sa préoccupation dominante : elle paraîtra d’ailleurs légitime. Les hommes, en effet, quelle que soit leur valeur intellectuelle, attachent toujours une importance considérable à leur cœur, qu’ils veulent absolument avoir « à la bonne place ». S’ils ont péché contre lui, ils tiennent à justifier ou à excuser leurs fautes. Peut-être sentent-ils que là est leur point faible : dans ces délicates choses, que ne règlent ni les codes, ni peut-être même les mœurs, qui donc n’a jamais erré ? Ils savent aussi qu’ils seront jugés par là : car si l’on pardonne, en raison de l’humaine faiblesse, des actes délictueux ou coupables, on tient à être rassuré sur les sentiments qui les ont provoqués. Nous ne retirons point toute notre admiration aux héros qu’ont entraînés les égarements de la passion ; nous sommes moins indulgents pour ceux dont l’âme même nous paraît de qualité douteuse. Les auteurs de Mémoires qui ont précédé Goethe, plus encore ceux qui l’ont suivi, ont tous fait comme lui : ils se sont acharnés à montrer que leurs actions les plus blâmables, dans l’ordre du sentiment, ne venaient ni d’une perversion ni d’un endurcissement de leur être intime, et ils ont plaidé leur cause, parfois mauvaise, comme ils ont pu, même en la compliquant d’indiscrétions et de ratiocinations qui l’ont souvent rendue pire. Goethe, lui, a recouru à un procédé plus simple et plus sûr : il a tout embelli, « idéalisé », comme on aime à dire. Il a jeté comme un voile d’or la « poésie », qu’il tirait de son imagination et de son talent, sur la « vérité » qui n’était pas toujours belle. Cette méthode lui a réussi à ses propres yeux, peut-être même auprès de ses contemporains. Mais pour qu’elle fût d’un effet durable, il aurait fallu que les correspondants du jeune homme ne collectionnassent pas ses moindres billets avec un soin jaloux ; que lui-même n’eût pas l’habitude de conserver ses papiers ; qu’il ne se fondât pas une Goethe-Gesellschaft dont le zèle indiscret a ouvert toutes grandes les portes de son intimité. Il aurait fallu également que Goethe fût dépourvu de cette inconsciente sincérité à laquelle obéit d’instinct un écrivain parlant de soi, et qui le fait se trahir par ses réticences autant que par ses confidences, par ses réserves autant que par sa franchise, oui, par le choix même de ses mots, par la qualité de son style, par l’arrangement de ses phrases. Or, quelque maître qu’il fût de sa plume, Goethe s’est laissé souvent entraîner ou gouverner par elle : en sorte que, n’eussions-nous ni les abondantes correspondances, ni les volumineux documents qui nous renseignent, nous pourrions, même d’après les seuls Mémoires, nous faire une idée à peu près exacte de ce que fut la sensibilité de l’auteur de Werther, et en prendre assez mauvaise opinion. Que de phrases, à chaque instant, lui échappent comme autant d’aveux de sécheresse, d’égoïsme et de cruauté ! En cueillerons-nous quelques-unes, au hasard, dans le gros volume ? Voici. Il va quitter Frédérique, dont il sait le profond amour, que son départ laissera malade, presque mourante, et qui, revenue à la vie, vouera le plus touchant souvenir au culte de l’amant infidèle. Il écrit : « Au milieu de la presse et des embarras où je me trouvais, je ne pus négliger d’aller voir Frédérique encore une fois. Ce furent de pénibles jours, dont je n’ai pas conservé le souvenir. Lorsque, monté à cheval, je lui tendis la main, elle avait les larmes aux yeux et je souffrais beaucoup. » Il excellait ainsi à chasser de sa mémoire les traits de son passé qui auraient pu lui causer regret ou tristesse. Du reste, en racontant cet épisode de sa vie que ses admirateurs ont appelé « l’idylle de Sesenheim », et qui, en réalité, ne fut une idylle que pour lui, il développe paisiblement cette métaphore, dont on ne manquera pas de goûter la tranquille indifférence : « Les inclinations de jeunesse, nourries à l’aventure, peuvent se comparer à la bombe lancée de nuit, qui monte en décrivant une ligne gracieuse et brillante, se mêle aux étoiles, semble même s’arrêter un moment au milieu d’elles, et, descendant ensuite, trace de nouveau le même sillon, mais en sens inverse, et porte enfin la ruine où elle achève sa course. » N’avions-nous pas raison de dire que le style même est révélateur, et le choix d’une telle image n’a-t-il pas à lui seul plus de sens que l’image elle-même ? Du reste, en nous renseignant sur la façon dont en lui la vie se métamorphosait en littérature, Goethe étale de nouveau, avec son calme habituel, cette congénitale insensibilité, qu’en d’autres endroits il voudrait tant cacher : « Ce qu’on a pensé, dit-il, les images des choses qu’on a vues, se retrouvent dans l’esprit et dans l’imagination ; mais le cœur est moins complaisant… » parce que le rôle qu’on lui laisse est plus limité. Les hommes qui ont vécu par le cœur savent bien qu’il a sa mémoire : Rousseau, par exemple, se rappelait mieux ses sentiments que ses idées. Goethe a si bien oublié les siens que souvent, quoiqu’il déploie en certaines parties de son récit une grande habileté de conteur, il cherche en vain à leur donner une expression un peu vivante, il s’oublie jusqu’à des métaphores dans ce goût-ci : « Cet enfant, que l’on appelle Amour, se cramponne même avec obstination au vêtement de l’Espérance, quand elle prend déjà sa course pour s’éloigner à grands pas. » Il serait facile de trouver, dans chacun des romans de jeunesse, qui sont cependant les parties les plus gracieuses et les plus séduisantes des Mémoires, des fragments d’une égale signification. À quoi bon insister davantage ? L’opinion courante concède beaucoup de privautés aux grands hommes :
Pour les héros et nous, Dieu fit des poids divers.On leur pardonne volontiers les larmes répandues pour eux, si leur génie en a profité. Or, celui de Goethe s’est nourri de douleurs étrangères, et vraiment, on peut admirer l’art avec lequel il les a dépouillées de ce qu’elles ont eu d’amertume et, pour ainsi dire, cristallisées dans sa sérénité. Nous ne songerions donc point à le lui reprocher, s’il ne tenait absolument à jouer l’homme sensible. C’est parce qu’il a cette prétention qu’on est enclin à la lui dénier. On lui reproche encore d’avoir systématiquement rabaissé les hommes de mérite avec lesquels il se trouva en relations, de manière à s’élever au-dessus d’eux. Il le fit certainement pour Herder, dont il nous livre un portrait désobligeant, et même un peu caricatural. Au moment où les deux jeunes gens se rencontrèrent, Herder, bien qu’à peine âgé de vingt-six ans, était déjà célèbre. Esprit ombrageux et susceptible, il avait derrière lui une enfance douloureuse, qui devait à jamais le teinter de mélancolie. Mécontent de sa position — il était chapelain et précepteur du jeune prince de Holstein-Gottorp —, il s’en plaignait volontiers avec quelque amertume. De plus, il souffrait d’une fistule à l’œil qu’on lui opéra sans succès. Ajoutez à cela qu’il venait de recevoir une lettre de rupture de sa fiancée, Mlle Flachsland, que le ton violent de sa correspondance avait inquiétée et dont il s’occupait à regagner la faveur ; vous comprendrez qu’il fût d’humeur assez maussade, et qu’il trouvât Strasbourg « l’endroit le plus méprisable, le plus sauvage, le plus désagréable » qu’il eût jamais vu de sa vie. Son souci dominant, c’était de s’isoler, de s’enfermer dans sa chambre de l’auberge du Saint-Esprit, avec son mal et son chagrin. Il n’y réussit pas : sa gloire naissante attira auprès de lui quelques jeunes gens qui forcèrent sa porte, s’installèrent à son chevet, et furent pour lui, selon son humeur, tantôt un découragement, tantôt une distraction. Goethe était du nombre : il s’introduisit lui-même, fut assez bien accueilli, revint, subit des incartades, des épigrammes, des plaisanteries et de mauvais calembours. Car Herder, qui ne devina pas son futur génie, ne vit en lui qu’un bon jeune homme, « un bon garçon quoiqu’un peu léger et frivole », et le confondit avec les « deux ou trois individus » qui l’empêchèrent d’être complètement seul. Quant à Goethe, il « profita », avec cette sagesse supérieure à son âge que voilait son apparente frivolité : « Comme je savais estimer à haut prix tout ce qui contribuait à mon développement, dit-il, je m’accoutumai bientôt à son humeur et m’attachai seulement à distinguer, autant que cela m’était possible au point de vue où j’étais alors, les critiques fondées des invectives injustes. » Mais s’il se prêta complaisamment aux rebuffades de son nouvel ami, il ne les oublia pas. Le récit qu’il en donne dans les Mémoires l’en venge sans noblesse, et se termine par un trait qu’il faut relever :
Comme son séjour avait été aussi onéreux qu’agréable, j’empruntai pour lui une somme d’argent, qu’il s’engagea à rembourser à terme fixe. Le temps passa et l’argent n’arrivait pas. Mon créancier ne me pressait point ; pourtant je fus plusieurs semaines dans l’embarras. Enfin arrivèrent l’argent et la lettre ; et cette fois encore Herder ne se démentit point. Au lieu de remerciements et d’excuses, sa lettre ne contenait que des moqueries rimées dont un autre aurait pu se déconcerter ou se fâcher ; mais je n’en fus pas plus ému, car je concevais de son mérite une grande et imposante idée, devant laquelle s’effaçait tout ce qui aurait pu lui faire tort. Au reste, on ne doit jamais parler, et surtout publiquement, de ses défauts et de ceux d’autrui ; à moins qu’on ne songe à faire ainsi quelque bien. C’est le moment de citer ici quelques réflexions qui s’imposent à mon esprit. La reconnaissance et l’ingratitude appartiennent aux phénomènes qui se manifestent à chaque moment dans l’ordre moral, et sur lesquels les hommes ne peuvent jamais s’entendre. Je fais une différence entre le manque de gratitude et l’ingratitude, c’est-à-dire la répugnance à la reconnaissance. Le manque de gratitude est inné chez l’homme, car il découle d’un heureux et frivole oubli des peines comme des plaisirs, qui seul rend la vie possible. L’homme a besoin de tant de préparations et de coopérations pour jouir d’une existence tolérable, que, s’il voulait toujours rendre au soleil et à la terre, à Dieu et à la nature, aux ancêtres et aux parents, aux amis et aux compagnons, la reconnaissance qui leur est due, il ne lui resterait plus ni temps, ni sentiment pour recevoir de nouveaux bienfaits et pour en jouir. Et si l’homme naturel se laisse dominer par cette humeur légère, une froide indifférence prend toujours plus le dessus, et l’on finit par considérer le bienfaiteur comme un étranger, à qui on oserait bien, à l’occasion, faire quelque tort, si l’on y trouvait son avantage. C’est là seulement ce qui mérite le nom d’ingratitude.Relisez ce petit morceau : le service rendu conté d’un ton badin, le sermon laïc qui vient ensuite, la distinction subtile, adroitement établie, et demandez-vous lequel des deux héros de l’aventure tira profit de l’autre : fut-ce le fils de famille qui prêta son argent, ou le parvenu, mûr par l’esprit sinon par l’âge, qui se prêta complaisamment, quoiqu’il fût malade et triste, au commerce d’un étudiant plus jeune et assez présomptueux ? Lequel, alors, mérite le mieux la leçon ? Si nous relevons ces taches, qui restent à la charge du caractère de Goethe bien plus qu’elles ne ternissent son ouvrage, ce n’est point certes pour le médiocre plaisir de constater les faiblesses morales d’un grand écrivain : c’est parce que, selon la théorie même de notre auteur, théorie plus vraie pour lui que pour aucun autre, il existe un rapport constant, un lien indissoluble entre l’homme et son œuvre ; nous ne pouvons donc comprendre celle-ci que si nous savons à peu près à quoi nous en tenir sur celui-là. Les opinions que nous aurons sur Werther, Wilhelm Meister ou Faust, dépendent en partie de celles que nous aurons sur Goethe. Une fois renseignés sur l’état d’âme que voile la belle attitude « olympienne », si drapée, si décorative, du poète de Weimar, nous aurons une lumière nouvelle pour éclairer son œuvre, dont nous pourrons mieux pénétrer la signification véritable. Car, ne l’oublions pas, Goethe ne s’est jamais donné pour un pur artiste : il prétend, au contraire, nous aider à gouverner notre vie, soit par l’exemple des personnages fictifs qu’il a créés à son image, soit par le sien propre. La plupart de ses écrits ont un caractère tendancieux : ils ne soutiennent pas, à proprement parler, des thèses, mais ils exposent, ils développent une certaine conception de la vie à laquelle ils s’efforcent de convertir le lecteur. Ce que vaut cette conception, c’est à la vie de l’auteur qu’il faut le demander. Or, les Mémoires sont le tableau de cette vie qu’il veut nous imposer : il faut donc bien en discuter le sens et l’exactitude. Les quelques exemples que nous avons cités, que les limites de notre travail ne nous permettent pas de multiplier, montrent à quel point l’exactitude en est discutable ; ils montrent aussi que ce ne sont pas toujours des motifs élevés qui poussent l’auteur hors du cercle de la vérité dans celui de la fiction. Derrière son récit, d’ailleurs si tranquille, Goethe, avec sa belle figure sereine, nous apparaît agité par la passion la plus commune aux héros : la vanité. C’est la vanité qui le guide, qui préside au choix des épisodes qu’il enchaîne, qui lui inspire ses jugements sur les hommes, qui donne à son œuvre son caractère de roman : car les Mémoires sont bien une « histoire arrangée », c’est-à-dire un roman.
Goethe dut, comme tout écrivain qui fait époque, se former d’abord son public par ses œuvres. Parmi les écrits de ce genre, il faut citer en premier lieu l’Histoire de sa vie, qui jouit dès le commencement d’une certaine popularité. La nature du sujet permit à sa personnalité de s’y déployer largement, et de telles œuvres sont à l’épreuve du temps quand bien même le sujet en pourrait vieillir. Les Confessions de Rousseau, quoique présentant beaucoup de différences, ont le même avantage ; elles ont servi de précédent à celles de Goethe, qui, sans elles, n’eût peut-être pas écrit les siennes, et nous aurions été également privés de deux très intéressantes descriptions de la vie allemande du siècle passé : celle de Jung Stilling et de Anton Reiser de Moritz. Il faut comparer ces ouvrages pour connaître à quelle mesure on a évalué celui de Goethe, en le désignant à l’admiration du monde et des hommes. Ces biographies, surtout les Confessions de Rousseau parodiant celles de saint Augustin à Dieu, sont des monuments indestructibles d’une époque ; mais comparées à Poésie et Vérité, elles ont un caractère plutôt pathologique et ressemblent à d’intéressantes descriptions de maladies. Celle de Goethe seule a une portée objective et historique ; tandis que celle de Rousseau, entièrement conçue d’après les tendances de son temps, se renferme, mal à propos, dans les limites de la vie individuelle. Goethe eut toujours « soi-même, le monde, et ce qui est au-dessus de l’un et de l’autre, comme but complexe d’observation devant les yeux ». Tout d’abord, on plaça l’Histoire de sa vie au-dessous des Confessions de Rousseau et d’Alfieri. Mais Woltmann, en relevant cette appréciation, fut d’un tout autre avis : « Ni l’un ni l’autre, dit-il, n’avait une conception du monde dans lequel il vivait. Goethe, au contraire, embrasse avec une clarté et une facilité merveilleuses tout ce qui se passe autour de lui, dans la nature et le monde politique, dans la science et l’art. Il veut être vrai comme Rousseau et Alfieri, mais il peut être plus vrai qu’eux ! » Strauss relève aussi très bien la différence entre Goethe et Rousseau dans leurs rapports avec la vérité : « Il y avait en Goethe le contraire absolu du cynisme coquet de l’auteur des Confessions : se dépouiller d’en bas pour se draper d’en haut ; il cacha ce qui ne se doit pas voir pour retenir toute l’attention sur ce qui a une signification humaine. »Je vous fais grâce de la suite du parallèle, surtout de la pittoresque partie qui cherche « dans le style et dans la langue » la marque de la « différence entre les deux biographies », car je présume que l’autorité triomphante de Woltmann vous a enseigné tout ce que vous désiriez savoir. Mais il me semble que ce ne sont pas plus les Confessions de Rousseau que celles de saint Augustin qu’on peut utilement rapprocher de Vérité et Poésie, si ce n’est peut-être pour en accentuer la profonde dissemblance. Rousseau, surtout, a mis dans son livre toutes les angoisses de sa conscience tourmentée, poursuivie, hantée par un éperdu besoin de justifier sa vie, en lequel on a vu bien injustement l’orgueil de se glorifier. Une seule question existe pour lui : a-t-il bien ou mal fait ce qu’il a fait ? est-il vraiment ce qu’il voudrait être, un des meilleurs parmi les hommes ? Aussi, son unique souci est-il de se juger : « J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et, s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. » Il s’institue à la fois son propre juge, son accusateur et son avocat ; et c’est l’effroi de son âme qui le pousse à s’absoudre. Goethe, lui, ne soupçonne pas même de telles anxiétés : « Je suis ce que je suis, semble-t-il dire, et cela signifie un être supérieur, une fleur suprême de l’humanité ; comment suis-je parvenu à ce haut épanouissement ? Voilà ce qu’il importe d’éclaircir. » Au fond, l’enchaînement des actes, des sentiments et des pensées dont l’ensemble constitue sa vie, l’intéresse avant tout parce qu’il croit y trouver la solution de ce problème. Si, de-ci de-là, il se justifie, c’est par une habitude d’esprit qu’il conserve malgré lui, et sans y mettre beaucoup d’importance. Il ne se juge pas, il s’explique. Une fois pour toutes, il a pris la résolution « de laisser agir selon ses tendances particulières sa nature, et de laisser la nature extérieure agir sur lui selon ses qualités ». Cette méthode l’a conduit à « une merveilleuse parenté avec chaque objet de la nature », à « un accent intérieur, une parfaite harmonie avec l’ensemble ». Le récit de sa vie, c’est le simple exposé des circonstances qui ont favorisé cet heureux développement. Il n’est point un homme qui parle à des hommes, il est un demi-dieu qui surveille son apothéose et s’érige en symbole de ce qu’on pourrait appeler, si la langue française se prêtait au jeu des mots composés, l’humain-divin ou le divin-humain. On ne peut guère non plus rapprocher les Mémoires des « journaux intimes » qui furent si nombreux après eux : Stendhal, Benjamin Constant, Amiel. Il y a, chez ces auteurs, un désir et un effort de sincérité que Goethe ignorait, et surtout un besoin qu’il ne pouvait connaître : à des degrés divers, ces hommes, qui ont cédé à la tentation d’une confession publique, avaient souffert d’une persistante dissonance entre leur âme et leur vie, celle-ci n’ayant point réalisé les ambitions de celle-là, ou, pis encore, ayant démenti ses aspirations, manqué à son programme, l’ayant compromise, souillée ou rabaissée. Les uns, comme Stendhal, cupides de gloire, étaient à peine parvenus à la notoriété ; d’autres, comme Benjamin Constant, épris d’un certain idéal de sentiment ou de correction, avaient été détournés de leur ligne droite par les circonstances ou par leurs passions ; d’autres encore, comme Amiel, que la souplesse et l’étendue de leur intelligence semblaient marquer pour une destinée supérieure, s’étaient traînés dans la médiocrité. Arrivés à l’heure où, en se retournant, on contemple sa vie dans le passé, ils pouvaient la juger manquée, inférieure à leurs projets, à leurs volontés, ne leur ayant apporté qu’une banqueroute d’idéal, infiniment éloignée d’être un « tout harmonieux ». S’ils se mettent à parler d’eux, c’est pour rétablir par des mots l’harmonie que leurs actes ont violée : dans leur intention, inconsciente ou réfléchie, leur « journal » doit être le ciment qui retiendra entre elles les pierres branlantes du monument incomplet, de manière à lui donner au moins une apparence d’unité, — l’allée qui circulera dans le désordre du jardin. Telle n’est point, tant s’en faut, la raison d’être de Vérité et Poésie. Goethe a vécu comme il voulait vivre, a fait ce qu’il voulait faire, a réalisé l’accord cherché entre son moi et la nature : ce qu’il voit de lui-même le remplit de satisfaction et d’admiration, et comme il est, à sa façon, un moraliste, le « symbole » qu’il compte représenter en sa personne, se transforme et devient un « exemple ». Je ne sais vraiment qu’un seul livre qu’on peut rapprocher du sien : les Mémoires d’outre-tombe. Là, du moins, il y a quelques rapports de ressemblance. Ces rapports, à vrai dire, ce n’est point dans les caractères des auteurs qu’il faut les chercher. Bien que leurs noms, eu effet, aient signé deux œuvres de tendances similaires, Werther et René, ils différaient l’un de l’autre autant que deux hommes le peuvent. Celui-ci était tout intelligence, celui-là tout passion. Nul ne fut plus « compréhensif » que Goethe, nul ne le fut moins que Chateaubriand, qui possédait, en revanche, au plus haut degré, cette résonance intérieure, cette sonorité d’âme que l’autre s’agitait pour tirer de soi. On l’entend gronder à toutes les pages de son œuvre, en des phrases qui prennent des sons d’orage, et nous éclairent mieux lui-même que de longues analyses : « Tout devint passion chez moi, en attendant les passions mêmes… Ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à mes dispositions natives [que l’étude] ; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j’aurais ignorées… Tout prenait en moi un caractère extraordinaire… » Ce n’est pas lui, qui se serait passionné pour la théorie des couleurs. Il ne ressemble en rien à un « génie objectif ». Il ne se préoccupe point de l’éducation ni du développement de son « moi », qui, sans chercher avec la nature une harmonie pour lui difficile à réaliser, s’épanouit librement, selon ses propres lois, comme une fleur unique, étrange et belle. Mais enfin, et quelque différente que fût l’étoffe de leurs âmes, la destinée avait établi entre ces deux hommes un point de ressemblance : ils avaient dominé leur époque et leur pays ; leurs hautes figures se dressaient au-dessus des têtes contemporaines, respectées, admirées, adulées, bravant l’âge, attirant l’amour malgré les années. Séparés par la qualité de leur génie autant que par leur race, ils semblaient deux grands monarques régnant sur des pays voisins, dont diffèrent le climat, les paysages, les lois, les mœurs, les habitants : l’égalité de leur puissance les rapproche, crée entre eux un lien, du moins pour les yeux qui les observent d’en bas. Parvenus à ce faîte, ils ont l’un et l’autre songé que leur mémoire leur survivrait longtemps ; hantés par l’image que les hommes se feraient d’eux, ils ont entrepris de la fixer à leur manière, d’en arrêter les traits. Là encore, dans la poursuite de ce but identique, leurs procédés se séparent : Chateaubriand ne cache point qu’il se propose de composer son attitude, et, dépourvu de vanité par excès d’orgueil, il la compose admirable. Plus modeste en apparence, Goethe est peut-être moins sincère : sans en avoir l’air, il corrige davantage à sa vie, il arrondit ses gestes avec plus de soin. Le rapport qui subsiste, c’est que les deux œuvres, de vaste envergure, sont les portraits que deux grands hommes, parvenus à d’égales hauteurs, qui furent à un égal degré des enfants gâtés de la vie, ont voulu laisser d’eux-mêmes. À ce point de vue, Vérité et Poésie et les Mémoires d’outre-tombe sont des documents de même importance, de même intérêt, et l’on pourrait ajouter de même signification.
Déjà auparavant et à diverses reprises ramenés à la nature, nous ne voulûmes rien admettre que la vérité et la sincérité de sentiment, et son expression vive et forte :C’était donc, dans toute son ampleur, avec les exagérations qu’elle comporte volontiers, la doctrine du retour à la nature, telle que Rousseau l’avait prêchée. Mais cette doctrine n’est point d’une pratique facile : entre la nature et nous, il y a la solide barrière qu’ont élevée des siècles de civilisation, en sorte que nous pouvons à peine encore la sentir et la comprendre autrement qu’à travers ceux qui l’ont comprise et sentie avant nous. Goethe, en réalité, ne se détachait des Français que pour tomber sous d’autres influences ; il l’a reconnu, en partie du moins, car s’il ne confesse pas assez clairement peut-être la part qui revient à Rousseau dans son nouveau catéchisme, du moins proclame-t-il que Shakespeare fut son véritable éducateur et l’empêcha de retomber, de parti pris, dans l’état sauvage.Ne se produisent-ils pas eux-mêmes ?Tel fut le mot d’ordre et le cri de guerre avec lequel les membres de notre petite bande universitaire avaient coutume de se reconnaître et de s’encourager.
C’est ainsi qu’à la frontière de France, dit-il en se résumant, nous fûmes tout d’un coup affranchis et dégagés de l’esprit français. Nous trouvions leur manière de vivre trop arrêtée et trop aristocratique, leur poésie froide, leur critique négative, leur philosophie abstruse et pourtant insuffisante, en sorte que nous étions sur le point de nous abandonner, du moins par manière d’essai, à l’inculte nature, si une autre influence ne nous avait préparés depuis longtemps à des vues philosophiques et des jouissances intellectuelles plus libres, plus élevées et non moins vraies que poétiques, et n’avait pas exercé sur nous une autorité, d’abord modérée et secrète, puis toujours plus énergique et plus manifeste. J’ai à peine besoin de dire qu’il s’agit ici de Shakespeare.Goethe connaissait Shakespeare dès Leipzig, où il avait appris à l’aimer dans le livre de Dodd (Beauties of Shakespeare) et dans la traduction en prose que Wieland avait achevée en 1766. Mais ce fut Herder qui lui en donna la passion : Herder, en effet, ne se contentait pas de le lire, il l’étudiait : « dans le sens que je donne à ce mot », écrivait-il à son ami Merck avec son habituelle suffisance. Il en traduisait en vers des fragments et des scènes, il le récitait et le déclamait avec l’enthousiasme qui était de mode dans le petit cénacle. Goethe ne tarda pas à renchérir encore. Il devint, comme l’appelait un de leurs camarades, Lerse, « le digne ami de Shakespeare ». Il rêva de faire, après lui, une « tragédie épico-dramatique » sur Jules César ; enfin, rentré à Francfort, il y organisa une fête shakespearienne, au cours de laquelle il prononça une sorte de discours dithyrambique, dont le style, emphatique et violemment imagé, rappelle d’assez près celui de Herder, et qui est d’ailleurs assez caractéristique pour qu’il soit bon, malgré l’emphase et la confusion, d’en lire les passages les plus caractéristiques15 :
Ne vous attendez pas à ce que j’écrive d’une manière suivie. Le repos de l’âme n’est pas une robe de fête et je n’ai pas encore beaucoup pensé à Shakespeare ; je l’ai pressenti, éprouvé, et c’est tout ce que j’ai pu faire. La première page que j’ai lue dans son œuvre me fit sien pour la vie ; et, quand j’eus achevé sa première pièce, je restai comme un aveugle de naissance qui a recouvré la vue en un instant, grâce à une main miraculeuse. Je comprenais, je sentais très vivement que mon existence s’était élargie à l’infini ; tout était nouveau pour moi, inconnu, et cette lumière à laquelle je n’étais pas accoutumé me faisait mal aux yeux. J’appris à voir peu à peu, et, grâce à mon instinct compréhensif, je sens encore vivement ce que j’ai appris. Je ne doutai pas un instant que je renoncerais au théâtre régulier. L’unité de lieu me semblait triste comme une prison, les unités d’action et de temps m’apparurent comme de pesantes chaînes mises à notre imagination. Je sautai dans l’espace libre et sentis seulement alors que j’avais des mains et des pieds. Et maintenant que je vois combien de mal m’ont fait de leur trou les maîtres des règles, et combien d’âmes libres sont encore courbées sous leur joug, mon cœur crèverait si je ne leur déclarais la guerre et ne cherchais chaque jour à renverser leurs tours. Le théâtre grec, que les Français ont pris pour modèle, était tel, qu’un marquis aurait plus facilement imité Alcibiade que Corneille suivi Sophocle. D’abord intermède du service divin, puis solennellement politique, la tragédie montra au peuple de grandes actions isolées de ses ancêtres, avec la pure simplicité de la perfection ; elle éveilla de grands et complets sentiments dans les âmes, car elle était elle-même grande et complète. Et dans quelles âmes ! Des âmes grecques. Je ne puis pas m’expliquer ce que cela signifie, mais je le sens, et en raison du peu d’espace dont je dispose, je m’en rapporte à Homère, à Sophocle, à Théocrite : ce sont eux qui m’ont appris à sentir. Là-dessus, je ne puis m’empêcher de dire : Petit Français, que veux-tu faire de l’armure des Grecs ? elle est trop grande et trop lourde pour toi. C’est pourquoi toutes les tragédies françaises sont aussi des parodies d’elles-mêmes. Vous savez, Messieurs, par expérience, comme elles sont faites selon la règle, se ressemblent comme deux souliers, et sont ennuyeuses, par-dessus le marché ; je ne m’étendrai donc pas là-dessus. Je ne sais pas au juste qui, le premier, a introduit sur le théâtre l’action capitale et nationale : c’est là l’occasion pour les amateurs d’un débat critique. Je doute que l’honneur de la découverte appartienne à Shakespeare ; mais il suffit qu’il ait porté cette conception à un degré qui a toujours paru le plus élevé, car il est peu de regards capables d’y atteindre et peu d’espoir qu’on parvienne à voir au-delà, ou même à le dépasser. Shakespeare, mon ami, si tu étais encore de ce monde, je ne pourrais vivre qu’auprès de toi ; quelle joie j’aurais à jouer le rôle secondaire d’un Pylade : pourvu que tu fusses Oreste, je le préférerais à celui plein de dignité d’un grand-prêtre du temple de Delphes… Le théâtre de Shakespeare est comme une boîte à surprises, où l’histoire du monde se déroule devant nos yeux, suspendue aux fils invisibles du temps. Ses plans, pour parler dans le style commun, ne sont pas des plans, mais toutes ses pièces tournent autour d’un point secret (qu’aucun philosophe n’a encore vu ni déterminé) dans lequel l’originalité de notre moi, la prétendue liberté de notre vouloir s’entrechoquent dans la marche nécessaire du tout. Mais notre goût gâté enveloppe nos yeux d’un tel brouillard, qu’il nous faudrait presque une nouvelle création pour ressortir de ces ténèbres […] […] Il rivalisa avec Prométhée, il copia, trait pour trait, ses personnages d’après lui, mais dans des dimensions colossales ; c’est pourquoi nous reconnaissons en eux nos frères ; puis il les anime du souffle de son esprit ; il parle à travers eux tous et chacun reconnaît sa parenté. Et comment notre siècle peut-il s’arroger le droit de juger la nature ? D’où la connaîtrions-nous, nous, qui dès notre jeunesse avons appris à sentir d’une manière amphigourique et gênée et à voir à travers les autres ? Souvent, j’ai honte devant Shakespeare, car il m’arrive quelquefois de penser au premier abord : j’aurais fait cela autrement ; ensuite, je reconnais que je suis un pauvre pécheur, que la nature prononce par Shakespeare des arrêts sans appel, et que nos personnages à côté des siens ne seraient que des bulles de savon romanesques. Et maintenant je termine, quoique je n’aie pas commencé. Ce que de nobles philosophes ont dit du monde peut se dire aussi de Shakespeare : ce que nous appelons le mal n’est que le revers du bien, qui doit exister, de même que les zones tropicales doivent être brûlantes et la Laponie glacée pour qu’il y ait des zones tempérées. Il nous conduit à travers le monde entier, mais nous, en hommes expérimentés et délicats, nous disons à chaque sauterelle qu’il nous fait voir : Seigneur, il veut nous manger ! Allons, Messieurs, sonnez la trompette pour appeler les nobles âmes hors de l’Élysée du prétendu bon goût, où elles vivent à moitié engourdies dans un ennuyeux crépuscule, avec des passions dans le cœur et pas de moelle dans les os, pas assez fatiguées pour se reposer, pourtant trop paresseuses pour agir, en sorte qu’elles gaspillent et perdent leur vie obscure entre les myrtes et les lauriers.Les livres ne furent cependant pas les seuls éducateurs de Goethe ; c’est au lieu même de son séjour qu’il dut la révélation d’un monde aussi nouveau pour lui que celui de Shakespeare. Dès son arrivée à Strasbourg, il avait couru à la cathédrale, qui l’avait fortement impressionné. « Elle produisit sur moi, raconte-t-il, une impression toute particulière que je fus incapable de démêler sur-le-champ, et dont j’emportai l’idée confuse en montant bien vite à la tour, afin de ne pas laisser échapper le moment favorable d’un soleil haut et clair, qui allait me découvrir tout ce vaste et riche pays… » Il conserva toujours un vif souvenir de cette première impression, souvent renouvelée, dans laquelle venaient se confondre le charme du paysage et l’admiration de l’édifice, d’abord inconsciente, puis bientôt raisonnée et cristallisée en doctrine esthétique. Cette doctrine fut exposée dans un petit écrit intitulé : L’Architecture allemande, que Herder inséra plus tard dans son traité sur la Manière de l’art allemand. C’est encore un dithyrambe, un discours déclamatoire, un peu puéril, dont l’esprit et le ton rappellent le discours sur Shakespeare. On remarque que Goethe a substitué à l’expression habituelle « architecture gothique » celle de son choix, « architecture allemande ». Dans le fait, sa brochure est tout enflammée d’un beau zèle national : il apostrophe violemment les « Welches » auxquels il reproche leur « constante imitation de l’antiquité qui enchaîne leur génie » ; il célèbre « l’originalité des vieux Allemands » ; il félicite son pays de posséder un « art national » qu’il proclame « le seul vrai » ; et, dans le fragment essentiel de l’opuscule, il essaie, non sans une certaine pénétration, de préciser les motifs de son enthousiasme :
Lorsque j’allai, pour la première fois, à la cathédrale, j’avais la tête remplie de notions générales sur le bon goût. J’honorais, par ouï-dire, l’harmonie de l’ensemble, la pureté des formes, j’étais un ennemi juré de la spontanéité confuse de l’ornementation gothique. Sous la rubrique « gothique » comme dans un article du dictionnaire, je comprenais toutes les obscurités synonymes qui évoquaient en moi des impressions d’indéfini, de désordonné, d’anormal, de compilé, de rapiécé, de surchargé. Sans plus d’intelligence que le peuple qui appelle barbare tout le monde étranger, je qualifiais de gothique tout ce qui ne rentrait pas dans mon système, depuis les sculptures et les figurines multicolores faites au tour, qui ornent les maisons bourgeoises de nos gentilshommes, jusqu’aux restes sérieux de la vieille architecture allemande, sur laquelle, pour quelques volutes bizarres, j’entonnais le chant commun : « Tout écrasé d’enjolivures ». J’éprouvais le même sentiment désagréable qu’à rencontrer un monstre mal venu et broussailleux. Quelle sensation inattendue me surprit dès l’entrée ! Une impression profonde, complète, remplit mon âme, et parce qu’elle se composait de mille détails harmonieux, je pouvais la goûter et en jouir, mais je n’aurais pu l’expliquer ni la décrire. On dit qu’il y a ainsi des joies du ciel. Que de fois je suis revenu goûter cette joie céleste et terrestre d’embrasser dans leurs œuvres l’esprit gigantesque de nos vieux frères ! Que de fois je suis revenu de partout et de loin, contempler sous chaque lumière du jour sa dignité et sa magnificence ! Il est pénible à l’esprit de l’homme de ne pouvoir s’incliner et adorer quand l’œuvre de son frère est si sublime. Que de fois le crépuscule du soir a délassé mes yeux fatigués d’explorer l’édifice dans sa paix amicale, alors que les innombrables parties se fondaient en une seule masse qui, grande et simple, se dressait devant mon âme ! Et je tendais mes forces avec délices, pour jouir et m’instruire. C’est alors que se révéla à moi, dans un pressentiment secret, le génie du grand-maître de l’œuvre. « De quoi t’étonnes-tu ? murmurait-il. Toutes ces masses étaient nécessaires ; ne les vois-tu pas dans toutes les vieilles églises de ma ville ? Ce ne sont que leurs dimensions arbitraires que j’ai élevées à une proportion harmonieuse. Ainsi, au-dessus de l’entrée principale, flanquée de deux plus petites, s’ouvre l’ogive de la fenêtre, d’habitude correspondant à la nef de l’église et qui n’était autrefois qu’une lucarne, analogue aux petites fenêtres des clochers, — tout cela était nécessaire et je l’ai fait beau. Mais, hélas ! voici que je plane à côté de ces nobles et sombres ouvertures, qui me paraissent abandonnées, vides et inutiles ! Dans leurs formes sveltes et hardies, j’ai caché les forces mystérieuses qui devaient élever dans les airs ces deux tours, dont je constate avec tristesse qu’une seule existe encore, sans le diadème à sept tourelles que je lui destinais, afin que les provinces voisines lui rendissent l’hommage, ainsi qu’à sa sœur royale. » — Ce fut sur ces mots qu’il me quitta, et je m’enfonçai dans une tristesse sympathique jusqu’à ce que les oiseaux du matin, qui nichent dans ses mille ouvertures, m’éveillassent en saluant le soleil.Rapproché du discours sur Shakespeare, ce morceau nous donne une idée assez exacte de ce qu’était l’état d’esprit de Goethe en 1771, au moment où il rencontra le sujet de Gœtz de Berlichingen et composa sa première œuvre importante. Il s’était épris de la période de l’histoire où le génie allemand, déchu depuis la guerre de Trente ans, se déployait avec le plus d’ampleur ; il avait rompu avec les influences classiques jusqu’alors subies, avec d’autant plus de violence qu’une telle rupture était, de sa part, un acte d’émancipation ; enthousiaste de la forme littéraire la plus opposée qu’il y eût aux moules antiques et français, il rêvait de l’illustrer en toute intransigeance ; enfin, il était animé de cette belle ardeur juvénile, de cette confiance en soi dont on étaye ses premiers efforts.
Récapitulons, dit M. Pallmann en conclusion de son étude, ce que le Gœtz de Berlichingen authentique est à la caricature que la précédente critique en a créée, et nous verrons que le portrait du brave chevalier, animé d’un inépuisable amour de la liberté, tel que Goethe nous l’a donné, n’est point un portrait de fantaisie. Au contraire, malgré l’insuffisance des secours historiques dont il disposait, il a, avec cet instinct qui est le propre des grands poètes, restauré en son personnage le vrai Gœtz historique et placé ainsi devant les yeux du peuple allemand un héros national représentatif. C’est pour cela que son chevalier à la main de fer, comme type du véritable honneur allemand, fascine encore aujourd’hui les spectateurs, si même ils ne connaissent pas exactement les véritables circonstances dans lesquelles vécurent et agirent le chevalier et ses amis.Sans pénétrer dans le labyrinthe inextricable de l’histoire de l’Allemagne pendant le premier tiers du XVIe siècle, il ne serait point difficile de marquer la faiblesse d’une telle interprétation, d’ailleurs ingénieuse et bien d’accord avec les tendances des historiens du nouvel empire. Il suffirait de constater, d’abord, que ces goûts de rapine et cette humeur batailleuse, avoués avec une candeur si naïve, montrent bien en notre héros un animal d’instinct et de proie, un « loup », plutôt qu’un penseur profond cherchant à démêler, dans l’obscurité des temps, le vrai fil des destinées de son pays ; ensuite, que Goetz n’exprime nullement ces « aspirations », et que, s’il se réclame de l’Empereur, c’est parce que l’autorité de celui-ci est éloignée, faible, impuissante à s’imposer, tandis que celle de la ligue souabe est immédiate. Il sait fort bien qu’il n’a rien à redouter ni de Maximilien, ni du faible Charles V : c’est pour cela sans doute qu’ils ont ses sympathies ; et s’il a du goût pour l’idée impériale, ce n’est point parce qu’elle flatte son sentiment national : c’est parce que, pour lui, l’empire c’est le désordre, c’est-à-dire le libre exercice de sa force et le triomphe de sa violence. Du reste, Goethe n’alla pas chercher si loin. Il n’était point alors un esprit politique, et il ne le fut jamais, bien qu’il dût, un jour, arriver aux affaires. Il n’était pas non plus patriote, nous l’avons déjà vu. Il ne l’était pas même en ce temps-là, où la vieille Allemagne ne l’attirait que par son éclat pittoresque, où son « nationalisme » était un sentiment essentiellement littéraire. Si l’on en doute, qu’on lise l’article qu’il publia dans les Frankfurter Gelehrten Anzeigen, peu de temps après Gœtz, sur « l’amour de la patrie »18 : « Si nous trouvons une place au monde, y dit-il, où nous reposer avec nos biens, un champ pour nous nourrir, un toit pour nous couvrir, n’avons-nous pas là une patrie ? Et est-ce que des milliers et des milliers d’hommes n’ont pas cela dans chaque état ? […] Le patriotisme romain, que Dieu nous en préserve ! […] » Il assistait en paisible philosophe à l’agonie du vieil empire, sans en rêver un nouveau ; et je crois que M. Pallmann lui-même, malgré toute son ingéniosité, ne parviendrait point à faire de lui, comme de son héros, un précurseur de M. de Bismarck. L’idée de Goethe a été beaucoup plus simple : il s’est épris de Gœtz pour des raisons analogues à celles qui l’avaient attaché à Shakespeare. Gœtz a représenté, pour lui, dans le domaine social, la nature et la liberté, comme Shakespeare les représentait dans le domaine littéraire, comme le gothique les représentait dans celui de l’art. Il l’a opposé à la tyrannie des institutions établies, qui choquaient ses opinions libertaires, comme il opposait Shakespeare aux règles classiques et les ogives de la cathédrale de Strasbourg aux colonnes de l’architecture antique. Il l’a compris, en un mot, à travers Rousseau. C’est pour cela, non pour des motifs plus compliqués, et moins encore par une intuition prophétique des temps futurs, qu’il le défend, qu’il le justifie, qu’il l’idéalise, qu’il le fait mourir — non pas assisté par un bon pasteur de campagne occupé de nettoyer son âme, mais en murmurant : « Air céleste… Liberté ! Liberté ! » et qu’il conclut : « Homme généreux ! Malheur au siècle qui t’a repoussé !… Malheur à la postérité qui te méconnaîtra !… » En réalité, son Gœtz, si l’on veut lui trouver un sens général, est un frère aîné de Carl Moor, le brigand modèle, redresseur des torts des honnêtes gens ; malgré tout l’effort de Goethe pour lui donner une couleur « renaissance », il demeure un homme de la fin du XVIIIe siècle, qui a lu le Contrat social et l’Émile. Cet effort, — où tant de dramaturges devaient persister sans un succès meilleur et qui ne nous a dotés que du trompe-l’oeil baptisé « couleur locale » —, cet effort aboutit le plus souvent à des résultats puérils. Nous lui devons des fragments épisodiques que Goethe fut d’ailleurs obligé de supprimer plus tard, quand sa pièce dut être jouée au théâtre de Weimar, et qui sont en eux-mêmes de peu d’intérêt. Telles sont les scènes qui se passent au palais épiscopal de Bamberg, où paraissent des personnages qui n’ont avec le drame aucun lien même indirect, et qui tiennent des propos dont le seul but évident est de nous montrer que l’auteur est au courant de « papotages » de l’époque :
L’évêque . Y a-t-il maintenant beaucoup d’Allemands de la noblesse qui étudient à Bologne ? Oléarius . Des nobles et des bourgeois. Et, soit dit sans vanité, ils s’y font le plus grand honneur. On a coutume de dire à l’Académie, en manière de proverbe : « Studieux comme un gentilhomme allemand ». Car, tandis que les bourgeois s’efforcent, avec un zèle honorable, à compenser par leur savoir leur défaut d’origine, les nobles s’appliquent avec une louable émulation à relever encore leur éclat natif par le mérite le plus éclatant. L’évêque . Ah ! Liebetraut . Qu’on dise que le monde ne s’améliore pas tous les jours ! Studieux comme un gentilhomme allemand ! voilà ce que je n’ai pas entendu de mon temps. Si quelqu’un m’avait prédit cela pendant que j’étais à l’école, je l’aurais traité de menteur. On voit qu’il ne faut jurer de rien. Oléarius . Oui, ils font l’admiration de toute l’Académie. Quelques-uns des plus âgés et des plus habiles reviendront bientôt comme doctores. L’Empereur sera heureux de pouvoir leur confier des emplois. Liebetraut . Cela ne manque pas. L’abbé . Ne connaîtriez-vous pas, par exemple, un jeune gentilhomme… Il est de la Hesse… Oléarius . Il y a beaucoup de Hessois à Bologne. L’abbé . Il s’appelle… Il est de… Aucun de vous ne le connaît ?… Sa mère était une… Oh ! son père n’avait qu’un œil… il était maréchal. Liebitraut . De Wildenlholtz ? L’abbé . C’est cela ! de Wildenlholtz ! Oléarius . Je le connais bien. Un jeune homme de beaucoup de talent. On loue surtout son habileté dans la dispute. L’abbé . Il tient cela de sa mère. Liebetraut . Mais son père ne s’en vanta jamais. Cela montre comment les défauts ne sont que des vertus déplacées. L’évêque . Comment disiez-vous que s’appelle l’Empereur qui a écrit votre Corpus juris ? Oléarius . Justinien. L’évêque . Un excellent seigneur ! Qu’il vive ! Oléarius . À sa mémoire ! L’abbé . Et son livre doit être un beau livre. Oléarius . On pourrait l’appeler le livre des livres. Un recueil de toutes les lois, avec des sentences faites pour tous les cas ; et ce qui pouvait être encore défectueux ou obscur est complété par les commentaires dont les hommes les plus sages ont orné cet excellent ouvrage. L’abbé . Un recueil de toutes les lois ? Peste ! On y trouve aussi les dix commandements ? Oléarius . Implicite, oui, mais non explicite. L’abbé . C’est bien ce que je veux dire : simplement, sans autre explication. L’évêque. Et ce qu’il y a de plus beau, c’est qu’un État pourrait, comme vous le dites, vivre dans la paix et la tranquillité les plus sûres, si ces lois y étaient bien établies et bien maintenues…La volonté de respecter l’histoire et de l’introduire au complet dans son drame est pour Goethe une gêne continuelle ; mais, plutôt que de s’en libérer, il préfère paraître maladroit. Prenons, par exemple, l’anecdote caractéristique du tailleur Sindelfingen que nous avons contée plus haut : Goethe tient à l’utiliser. Dans sa première version, qui est la plus longue, elle se trouve introduite avec assez de naturel dans une discussion qu’ont ensemble Élisabeth (la femme de Gœtz) et Marie (sa sœur), tout en racontant des histoires au petit Charles (son fils) : Dans la seconde version, plus resserrée, l’anecdote perd presque tout son sens, étant présentée autrement :
Élisabeth . Te souviens-tu encore de la dernière sortie de ton père, lorsqu’il t’apporta un petit pain blanc ? Charles . M’en apportera-t-il encore ? Élisabeth. Je le pense. Vois-tu, il y avait un tailleur de Stuttgart qui était fort habile à tirer de l’arc, et qui avait gagné à Cologne le prix de tir. Charles . Etait-ce beaucoup ? Élisabeth . Cent florins. Et ensuite ils ne voulurent plus le lui donner. Marie . N’est-ce pas, Charles, que c’est vilain ? Charles . Vilains jeux ! Élisabeth . Alors, le tailleur vint trouver ton père, pour le prier de l’aider à obtenir son argent. Et ton père partit à cheval, et enleva à ceux de Cologne un couple de marchands et les tourmenta jusqu’à ce qu’ils eussent donné l’argent. ..Dans la troisième version, la scène se rétrécit encore, en sorte qu’elle semble faite uniquement pour ce petit récit, dont le caractère anecdotique s’accentue ainsi de plus en plus et qu’aucun lien ne rattache plus à l’action générale. Il est vrai que l’esthétique de Goethe n’admet pas ce que nous appelons la « composition » : elle réclame toutes les libertés shakespeariennes et veut que le poète se promène sans entraves d’aucune sorte à travers son sujet. Cette liberté ne lui réussit que lorsqu’il la prend tout entière : les plus belles scènes de la partie historique de Gœtz sont à coup sûr celles du siège de Jaxthausen, parce que là, s’il a toujours sous les yeux le texte des mémoires de son héros, le poète ne s’astreint point à le suivre et n’a garde d’abdiquer son indépendance.
Schlosser . Oui, je viens demander à votre noble sœur son cœur et sa main. Et si vous voulez me donner son âme pure, alors… Goethe . Je voudrais que vous fussiez venu plus tôt. Il faut que je vous avoue que X… a déjà demandé son amour… Il voltige de côté et d’autre pour chercher sa pâture, Dieu sait sur quel buisson ! Schlosser . Est-ce possible ? Goethe . Comme je vous le dis. Schlosser . Il a rompu un double lien. Goethe . La pauvre fille passe maintenant sa vie à pleurer et à prier. Schlosser . Nous allons l’égayer. Goethe . Quoi ! vous vous décideriez à épouser une fille abandonnée ? Schlosser . Cela vous honore tous deux d’avoir été trompés par lui. Faut-il que la pauvre fille entre au couvent parce que le premier homme qu’elle a connu était un indigne ? Non, je persiste ! Goethe . Je vous dis qu’elle ne le regardait pas avec indifférence. Schlosser . As-tu si peu de confiance en moi que tu me crois incapable de chasser le souvenir d’un misérable ? Allons auprès d’elle !En traçant le portrait de cette mélancolique délaissée, Goethe pensait certainement aussi à la pauvre fille qui lui avait donné tout son cœur, mais à laquelle il ne prêtait pas, semble-t-il, des sentiments aussi généreux que ceux dont s’inspirait sa littérature ; car, son œuvre publiée, il recommandait en ces termes à son ami Salzmann d’en faire tenir un exemplaire à Mlle Brion : « La pauvre Frédérique se trouvera en quelque mesure consolée puisque l’infidèle est empoisonné… » Goethe n’a pas emprunté moins de traits à sa propre personnalité qu’à celles de ses amis : d’instinct, il a trouvé le procédé qui devait si bien lui réussir plus tard, auquel nous devons ses deux créations les plus célèbres : le dédoublement. Ceci est déjà fort instructif : Goethe a senti sa complexité, il n’a pas cru possible de réunir, en une seule figure littéraire, les traits contradictoires que la réalité se plaît si volontiers à combiner dans un même être. Il a donc créé le personnage de Weislingen, pour servir à la fois de complément et de repoussoir à Gœtz ; et il a pu, ainsi, manifester les faces opposées de son âme, se mettre tout entier dans son œuvre, sans offenser la psychologie conventionnelle dont il subissait encore inconsciemment les lois, et sans paraître « se confesser ». Gœtz est orné de qualités dont l’ensemble constituait à ses yeux le véritable héros : il est loyal, chevaleresque, généreux, désintéressé, joyeux ; le mobile de ses actes, l’axe de ses pensées, c’est l’amour ardent de l’indépendance ; il ne combat que pour la conquérir ; et il combat contre les hommes et les principes que Goethe n’aimait pas, contre les prêtres ambitieux, étroits, cupides, tels que les « philosophes » se plaisaient à les décrire, contre une aristocratie oppressive et rusée, pour sa liberté, pour celle des autres, pour les droits des faibles. S’il paraît inconséquent ou coupable en se laissant entraîner dans les rangs de fanatiques sanguinaires, ce n’est qu’une fausse apparence : il s’est sacrifié dans un noble dessein, pour arrêter la révolte, pour en changer les caractères, pour éviter les cruautés inutiles. Il a raison, seul contre tous. Il meurt en disant aux siens : « Fermez vos cœurs avec plus de soin que vos portes. Voici le temps de la fraude ; la carrière lui est ouverte. Les méchants régneront par la ruse, et le noble cœur tombera dans les filets. » Pas un doute sur la légitimité de ses actes n’importune sa conscience. Il est l’honnête homme au sens complet du mot, le brave homme, et encore l’homme joyeux, qui puise sa gaîté dans la pureté de son âme. Mais Goethe sait bien que, si c’est là ce qu’il voudrait être, ce n’est point précisément ce qu’il est. Ses souvenirs de Leipzig et de Strasbourg sont lourds à son cœur, que le sentiment de sa supériorité n’a pas encore desséché. Il ne peut regarder derrière soi sans frissonner en songeant aux larmes qu’il a déjà fait répandre. Il est mûr pour la crise de mélancolie qu’il va traverser bientôt. C’est pour cela qu’il conçoit Weislingen, l’homme faible sans méchanceté, trop facilement gouverné par les impressions de l’heure présente, ce malheureux « excédé de ce qu’il est », traître et honteux de ses trahisons, qui ne peut sans rougir regarder le loyal Berlichingen — et qui est peut-être bien la figure la mieux dessinée de la pièce, la plus fouillée en tout cas, la plus humaine, la moins conventionnelle, la plus vraie. Que Goethe, en la créant, ait songé à son propre cas, on n’en saurait douter, d’autant moins qu’on la retrouvera dans ses prochaines œuvres, dans Clavijo, dans Stella, marquée de traits plus vigoureux. Ses amis, cependant, s’y trompèrent, et le laissèrent au bénéfice de son Gœtz, dont ils devaient bientôt lui donner le nom, à leur table d’hôte de Wetzlar. Il savait bien qu’on le flattait, mais la méprise ne dut pas lui déplaire : mieux vaut passer pour Faust que pour Méphisto, pour don Quichotte que pour Sancho Pança.
Premier grand-juge . Juges du Tribunal secret, vous avez juré sur la corde et le glaive d’être irréprochables, de juger en secret, de punir en secret, pareils à Dieu. Si vos mains et vos cœurs sont purs, levez les bras et appelez sur le malfaiteur : Malheur ! Malheur ! Tous, levant le bras. Malheur ! Malheur ! Premier grand juge . Crieur, commence le jugement. Le premier juge assistant , s’avançant. Moi, crieur, je porte plainte contre le malfaiteur. Que celui dont le cœur et les mains sont purs, pour jurer par la corde et le glaive, qu’il accuse par la corde et le glaive ! qu’il accuse ! qu’il accuse ! Un second juge assistant , s’avançant. Mon cœur est pur de crimes, et mes mains de sang innocent. Que Dieu me pardonne les mauvaises pensées et arrête la volonté ! Je lève la main, et j’accuse ! j’accuse ! j’accuse ! Premier grand-juge . Qui accuses-tu ? L’accusateur . J’accuse sur le glaive et la corde Adélaïde de Weislingen…, etc.Maintenue dans la seconde version, cette scène mélodramatique fut supprimée dans la troisième. Ici, d’ailleurs, les remaniements prennent un intérêt particulier, en ce sens du moins qu’ils nous montrent à quel degré d’incertitude et d’incohérence était la pensée de Goethe par rapport à ce personnage d’Adélaïde, sa création préférée cependant, dont il allonge et rétrécit tour à tour le rôle élastique. Dans la première version, le jugement était suivi, après une courte scène intermédiaire, de l’exécution. Adélaïde, seule dans sa chambre à coucher, tourmentée par de « singuliers pressentiments », inquiète de l’obscurité, remuait de vagues pensées en un monologue trop évidemment destiné à prévenir la surprise du spectateur : « Weislingen est-il mort ? Franz est-il mort ? C’était un brave garçon… » On l’aurait crue en proie à quelques remords, on aurait pensé à lady Macbeth, si elle ne s’était brusquement endormie. On entendait alors un appel de la voix de Franz : l’exécuteur de la Sainte-Wehme sortait de sa cachette, sous le lit ; un « Esprit » appelait : « Adélaïde ! » Elle s’éveillait : et la scène du meurtre s’accomplissait, rapide, violente, mélodramatique comme celle du jugement :
Adélaïde , réveillée. Je l’ai vu. Il se débattait dans les affres de la mort ! Il m’appelait ! Ses yeux étaient creux et pleins d’amour !… Assassin ! assassin ! L’assassin . Ne crie pas ! Tu appelles la Mort. Des esprits vengeurs ferment les oreilles du secours. Adélaïde . Veux-tu mon or ? mes bijoux ? Prends-les ! mais laisse-moi la vie. L’assassin . Je ne suis pas un voleur. Les ténèbres ont jugé les ténèbres, et tu dois mourir. Adélaïde . Malheur ! malheur ! L’assassin . Sur ta tête ! Si les horribles spectres de ton action ne tournent pas ton regard effrayé vers l’enfer, alors regarde en haut, regarde le vengeur dans le ciel, et prie-le de se contenter du sacrifice que je lui offre. Adélaïde . Laisse-moi vivre ! Que t’ai-je fait ? Je suis à tes pieds. L’assassin , à part. Une princesse royale ! Quel regard ! quelle voix ! Dans ses bras, moi, misérable, je serais un dieu… Si je la trompais ! Puisqu’elle est en mon pouvoir. Adélaïde . Il semble ému. L’assassin . Adélaïde, tu m’attendris. Veux-tu me promettre ? Adélaïde . Quoi ? L’assassin . Ce qu’un homme peut demander à une belle femme dans la nuit profonde. Adélaïde , à part. La mesure est comble. Le vice et la honte, comme des flammes infernales, m’ont enlacée dans des bras diaboliques. J’expie, j’expie ! C’est en vain que j’essaie d’effacer le vice par le vice, la honte par la honte. Le déshonneur le plus affreux ou la mort la plus vile se présentent à mes yeux dans une image d’enfer. L’assassin . Décide-toi. Adélaïde , à part. Un rayon de délivrance ! (Elle s’approche du lit, il la suit : elle tire un poignard des colonnes et l’en frappe.) L’assassin . Traîtresse jusqu’à la fin. (Il tombe sur elle et l’étrangle !) Serpent ! (Il lui donne des coups de poignard.) Je saigne aussi. Voilà le prix de tes désirs sanguinaires ! Tu n’es pas la première. Dieu, qui l’as faite si belle, ne pouvais-tu la faire bonne ? (Il sort.)Dans la seconde version, cette scène disparaît : le jugement seul nous renseigne sur le sort d’Adélaïde. Puis, dans la troisième, il n’y a plus ni jugement ni exécution, Goethe ayant sans doute reconnu la violence excessive et la valeur banale de tels morceaux. Et tout cela est remplacé par une scène de remords et de terreur, tout aussi romantique et shakespearienne :
Adélaïde , seule. Heureux enfant ! pressé par le sort le plus terrible, tu joues encore ! Le mouvement puissant des flots se tourne en écume, l’activité puissante de la jeunesse se tourne en jeu. Je veux te suivre : ma forme blanche, comme un esprit, regardera vers toi du haut de ces murailles. Je le vois, oh ! si distinctement ! sur son cheval blanc : la lumière du jour l’entoure, et les mouvantes ombres aiguës l’accompagnent ! Il s’arrête ; il déploie le voile : sait-il que je lui fais signe ? Il veut continuer ! Il hésite encore ! Marche donc, adolescent ! marche à ton triste but ! C’est étrange, ce noir passant qui vient à sa rencontre. Une forme sombre et noire de moine s’avance. Ils se rencontrent. S’arrêteront-ils ? se parleront-ils ? Ils passent à côté l’un de l’autre sans paraître se voir ! Chacun suit sa route. Franz descend, et, je ne me trompe pas, le moine monte vers le château ! Pourquoi un frisson d’effroi pénètre-t-il mes moelles ? N’est-ce pas un de ces moines comme j’en ai vu des milliers de nuit et de jour ? Pourquoi celui-là me ferait-il peur ? Il marche toujours, lentement, très lentement. Je le vois distinctement, je vois sa forme, ses mouvements. (On sonne.) Le portier doit garder les portes fermées, et ne laisser entrer personne avant le jour, qui que ce puisse être. (À la fenêtre.) Je ne le vois plus. A-t-il pris le sentier ? (On sonne.) On examine sans doute les petites portes de derrière, si elles sont bien verrouillées et fermées… Murs, châteaux, liens et verrous, quel bienfait pour ceux qui ont peur ! Et pourquoi est-ce que j’ai peur ? L’horreur s’approche-t-elle de moi, qu’on accomplit au loin, sur mon ordre ? Est-ce là le crime qui me met devant les yeux l’image d’une sombre vengeance ? Non, non : c’était un être réel, étrange, inconnu ! Si c’était un jeu de mon imagination, je devrais le voir ici aussi. (Une forme noire voilée, tenant une corde et un poignard, entre, menaçante, par une porte de derrière et s’avance vers Adélaïde, placée de telle manière qu’elle ne peut pas voir cette apparition effrayante de ses yeux physiques ; en effet, elle regarde plutôt du côté opposé.) Mais là-bas, il y a une ombre ! Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que cette tache obscure qui passe sur le mur ? Malheur, malheur à moi ! je suis folle ! Domine-toi, remets-toi ! (Elle ferme un instant les yeux, puis retire ses mains et regarde dans la direction opposée.) Voici qu’elle plane ici, voici qu’elle se traîne là. Lance-toi sur elle ! Mais elle disparaît. Va-t’en, vision de ma folie ! Elle fuit, elle s’éloigne ! Ainsi veux-je te persécuter, te pourchasser ! (Tout en repoussant l’image, elle aperçoit tout à coup la figure réelle qui traverse la chambre à coucher. Elle pousse un cri et se jette sur la sonnette.) Des lumières, des lumières, des flambeaux ! Tout le monde ici ! Encore des flambeaux ! Que la nuit qui m’environne devienne le jour ! Sonnez l’alarme ! que chacun coure aux armes ! (On entend sonner.) Inspectez cette chambre ! Elle n’a point d’autre issue. Trouvez-le, enchaînez-le. Pourquoi tremblez-vous ? Un criminel est caché ici. (Quelques soldats s’éloignent.) Vous autres, entourez-moi. Tirez vos épées ! Sortez vos hallebardes !… À présent, je suis plus calme. Restez tranquilles. Attendez. Soutenez-moi, mes chers amis ! Ne me laissez pas tomber ! Mes genoux chancellent. (On lui offre un siège.) Approchez-vous, défenseurs ! Entourez-moi, veillez sur moi. Qu’aucun de vous ne bouge d’ici jusqu’au plein jour !
Quand Merck se fut éloigné, raconte-t-il, je me séparai de Charlotte, la conscience plus pure qu’en quittant Frédérique, mais non sans douleur. Par l’habitude et l’indulgence, cette liaison était devenue, de mon côté, plus passionnée que de raison ; au contraire, Charlotte et son fiancé gardaient gaiement une mesure si parfaite qu’il ne pouvait rien être de plus beau ni de plus aimable, et que la sécurité même que j’en avais me fit oublier tout danger. Cependant, je ne pouvais me dissimuler que cette aventure devait finir, car on attendait prochainement la nomination dont dépendait l’union du jeune homme avec l’aimable jeune fille ; et comme tout homme un peu résolu sait se déterminer à vouloir par lui-même ce qui est nécessaire, je pris la résolution de m’éloigner volontairement avant d’être chassé par un spectacle insupportable.On reconnaîtra qu’il n’y a rien dans tout cela de violent ni de passionné. Quelques critiques allèguent que Goethe, au moment où il écrivit cette relation, était refroidi par l’âge23, et d’ailleurs gêné par le fait que Charlotte vivait encore. Sur le second point, l’on peut répondre que, si le souvenir de Mme Kestner lui eût été assez cher pour qu’il tînt à parler librement d’elle, il se serait arrêté dans sa rédaction, comme il le fit pour Lili. Quant au reste, il suffira de relire l’idylle de Sesenheim ou le roman de Lili, pour voir avec quelle fraîcheur, avec quelle jeunesse Goethe savait encore parler de ses souvenirs d’amour ; et l’on se trouvera fondé à conclure que, si le récit de l’aventure de Wetzlar dégage si peu d’intérêt, c’est qu’en réalité son cœur n’y fut jamais engagé bien profondément. L’impression du récit des Mémoires est si franche, si nette, que ceux-là mêmes qui s’en sont étonnés ou affligés ne l’ont point contestée. Tout autre est le cas des lettres à Kestner ou à Charlotte, que la critique invoque volontiers pour relever l’anecdote de Wetzlar. M. le Dr Ernest Gnad, dans un intéressant essai que j’ai sous les yeux, en admire le « ton qui vient du cœur », « le style vigoureux et frais »24, et les accepte pour l’expression spontanée d’une passion réelle, d’un désespoir absolument sincère. M. Hermann Grimm, dans ses célèbres conférences, les discute avec plus de sagacité, relève la contradiction qui existe entre l’ardeur de leur langage et le ton détaché des Mémoires, et s’efforce de résoudre cette contradiction par des explications extrêmement ingénieuses — trop ingénieuses pour être acceptables —, reconstituant en quelque sorte toute une scène inédite du roman authentique. Mais pas plus que M. Gnad il ne met en doute leur sincérité. Nous reconnaîtrons volontiers, pour notre part, qu’elles sont des modèles de « style passionné ». Qu’on en juge :
Goethe à Kestner. Le 10 septembre 1772. Il est parti, Kestner, quand vous recevrez cette lettre, il est parti25. Donnez à Lottchen le billet ci-inclus. J’étais très résolu, mais votre conversation m’a déchiré. Je ne puis rien vous dire en ce moment qu’adieu. Si j’étais resté un moment de plus auprès de vous, je ne l’aurais pas supporté. Maintenant je suis seul et demain je pars. Ô ma pauvre tête ! A Lotte. Inclus dans le précédent. J’espère bien revenir, mais Dieu sait quand ! Lotte, dans quel état était mon cœur à tes paroles, quand je savais que c’est la dernière fois que je te vois. Pas la dernière, et pourtant je pars demain. Il est parti. Quel esprit vous poussa à ce discours ? Comme j’irais dire tout ce que je sentais, ah ! je fus presque anéanti en baisant votre main pour la dernière fois. La chambre dans laquelle je ne reviendrai pas, et le cher père qui m’a accompagné pour la dernière fois. Je suis maintenant seul, et peux pleurer, je vous laisse heureuse, et ne sors pas de vos cœurs. Et je vous reverrai, mais, pas demain, c’est jamais. Dites à nos enfants qu’il est parti. Je ne puis continuer. A Lotte. Inclus dans le précédent. Le 11 septembre 1772. Mes paquets sont faits, Lotte, et le jour se lève ; encore un quart d’heure et je suis loin. Les images que j’ai oubliées et que vous partagerez aux enfants, puissent-elles m’excuser d’écrire, Lotte, quand je n’ai rien à écrire. Car vous savez tout, vous, comme j’étais heureux ces jours. Et j’irai chez les plus chères, chez les meilleures personnes du monde, mais pourquoi loin de vous. C’est maintenant ainsi, et c’est mal de ne pouvoir aujourd’hui, demain ni après demain ajouter — ce que j’ai souvent ajouté en plaisantant. Bon courage toujours, chère Lotte ; vous êtes plus heureuse que beaucoup mais pas indifférente, et je suis heureux de lire dans vos yeux que vous croyez que je ne changerai pas. Adieu, mille fois adieu. Goethe.Cet apparent abandon de la forme, qui n’exclut ni la recherche de l’expression ni l’arrangement de la phrase ; ces interjections, ces exclamations ; plus tard, dans d’autres lettres, des affectations savantes de style tragique, homérique ou biblique, selon la disposition du moment ; des images d’un choix excellent, évoquées avec maestria : d’adroites alternances de « vous » et de « toi » ; des morceaux artistement ciselés, qui sont presque des lieds ; bref, toute la rhétorique de cette correspondance m’inspire une insurmontable méfiance. Je sais bien qu’il est très difficile de soutenir une appréciation aussi délicate, qui dépendra toujours du sentiment de chacun : nous nous trouvons devant des lettres de passion, qui donnent très bien l’impression de la passion, dans le style particulier qu’on employait à l’époque. M. Gnad, M. Grimm, la plupart des critiques déclarent qu’elles ont l’odeur et le goût de la sincérité. Je leur réponds qu’au contraire elles me semblent écrites de parti pris, par un homme qui se joue à lui-même encore plus qu’aux autres une espèce de comédie — sans mauvaise foi, d’ailleurs, sans calcul hypocrite — comme font volontiers les gens au cœur sec qui sont parvenus à s’échauffer l’imagination. Laquelle de ces deux opinions inconciliables sera la plus voisine de la vérité ? Je ne puis qu’expliquer mes raisons. D’abord, il me paraît certain que Goethe, dès les derniers temps de son séjour à Wetzlar, songeait à utiliser son aventure pour en tirer une œuvre littéraire. Il était coutumier du fait : à Leipzig déjà, il avait tiré de sa liaison avec Annette Schœnkopf Les Complices et Le Caprice de l’amant ; il devait à Frédérique Brion une partie au moins de Gœtz de Berlichingen et allait lui devoir Clavijo ; pourquoi donc n’aurait-il pas songé à transposer en littérature l’épisode sentimental qu’il traversait ? Projet d’autant plus légitime que cet épisode devait lui sembler admirable ; que les détails s’en accordaient à merveille avec l’idée qu’il se faisait de l’amour, de la passion, de l’amitié ; que la candeur de Charlotte, la générosité de Kestner, la violence, factice ou réelle, de ses propres sentiments, la vertu qu’il avait eue d’y résister, fournissaient une trame parfaitement appropriée à son état d’esprit. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit là une supposition gratuite : elle s’appuie sur un document très significatif, que M. Hermann Grimm cite lui-même, bien qu’il en tire d’autres conclusions. Tout en fréquentant assidûment la « maison allemande », Goethe poursuivait ses occupations littéraires ; et, depuis quelques mois, il collaborait avec zèle aux Frankfurter Gelehrten Anzeigen : une sorte de revue bi-hebdomadaire, de quatre feuilles en petit in-octavo, qu’avaient fondée, en janvier 1772, Merck et Schlosser. Or, dans le numéro du 5 septembre 1772 — soit dix jours avant le départ de Wetzlar — on peut lire un fort bel article sur un ouvrage récent, les Poésies d’un Juif polonais, dont le sens n’est point difficile à pénétrer :
Ô génie de notre patrie, fais bientôt s’épanouir un jeune homme qui, plein de gaîté, de force et de jeunesse, soit d’abord pour son cercle le meilleur compagnon, qui accuse son jeu le plus aimablement, qui chante les chansons les plus joyeuses, qui anime les chœurs dans les rondes, qui offre gracieusement la main à la meilleure danseuse pour danser les pas les plus nouveaux et les plus variés, pour qui les plus belles, les plus spirituelles, les plus enjouées déploient toutes leurs séductions, dont le cœur sensible se laisse aussi gagner, pour se libérer fièrement l’instant d’après, s’il apprend, en se réveillant d’un rêve poétique, que sa déesse n’est que belle, que spirituelle, qu’enjouée ; un jeune homme dont la vanité, blessée par l’indifférence d’une femme trop réservée, s’impose à elle, la conquiert enfin par une sympathie, des larmes, des soupirs feints et voulus, par des centaines de petites attentions à la mode du jour, par des chants attendrissants et de la musique nocturne, et l’abandonne de nouveau, parce qu’elle n’était que réservée ; qui nous présente et plaisante, avec l’aisance d’un cœur indompté, toutes ses folies et ses résipiscences ! Nous nous réjouirions de cet écervelé, qui ne se contenterait pas de quelques vulgaires bonnes fortunes isolées. Mais ensuite, ô génie, qu’il soit manifeste que ce n’est pas de la platitude, mais de la tendresse de son cœur que vient sa versatilité ; fais-lui trouver une jeune fille digne de lui ! Quand des sentiments plus élevés le conduiront du tourbillon du monde dans la solitude, fais qu’il découvre, en son pèlerinage, une jeune fille dont l’âme toute bonne en même temps que le corps plein de grâce se soient harmonieusement développés dans les paisibles et actives affections domestiques du cercle de la famille ; qui soit la chérie, l’amie, l’appui de sa mère, la seconde mère de la maison ; dont l’âme, source d’amour, s’attache irrésistiblement tous les cœurs ; auprès de laquelle le poète et le sage puissent s’instruire en contemplant avec ravissement sa vertu innée, son aisance naturelle et sa grâce. Oui, si, aux heures de repos solitaire, elle sent qu’il lui manque encore quelque chose, malgré l’amour qu’elle répand autour d’elle, un cœur jeune et chaud pour pleurer ensemble les béatitudes lointaines et secrètes de ce monde, dans la compagnie de qui elle s’élancerait, étroitement unie, vers les perspectives dorées de l’éternel Être-ensemble, de l’union durable, de l’amour éternel et vivant ! Fais que ces deux êtres se rencontrent : à la première approche, ils pressentiront obscurément et puissamment l’étendue de la félicité qu’ils pourraient se donner l’un à l’autre, et ne se laisseront plus séparer. Ensuite, qu’il bégaye en pressentant, en espérant, en jouissant, ce que nul n’exprime avec des mots, nul avec des larmes, nul avec le regard attardé qui contient toute l’âme. La vérité et la beauté vivantes seront dans ses chants, au lieu de l’idéal en bulles de savon multicolores qu’on trouve en abondance dans les poèmes allemands. Mais ces jeunes filles existent-elles ? Peut-il se trouver de tels jeunes gens ?…N’est-ce pas à peu près l’esquisse de Werther et, déjà, le style du roman ? Or, si l’on admet qu’au moment où il composa cet article, c’est-à-dire probablement au mois d’août, alors qu’il faisait librement sa visite quotidienne à la « maison allemande », Goethe songeait à utiliser, comme poète, non pas seulement le sentiment qu’il observait en lui, mais la situation même où il se trouvait, on accordera sans trop de peine qu’il y avait dans son cas beaucoup de « littérature » ; que cette « littérature » peut et doit avoir pénétré dans ses lettres : qu’on ne saurait en conséquence, les accepter comme l’expression simple, directe, naïve de son état d’âme. Relisez-les, d’ailleurs, ces lettres que M. Gnad range parmi « les plus belles qu’il y ait dans la riche correspondance de Goethe » : vous serez frappés, je crois, de leur caractère factice, voulu, arrangé. Vous vous arrêterez à des phrases comme celles-ci : « Je voyage dans le désert où il n’y a point d’eau ; mes cheveux sont mon ombre, mon sang est ma source » ; ou bien : « Le jour du vendredi saint, je voulais creuser une tombe sacrée pour ensevelir la silhouette de Charlotte : elle est encore là, et elle y restera jusqu’à ce que je meure ! » Vous remarquerez qu’elles sont souvent d’un ton badin, semées de plaisanteries d’un goût parfois douteux, remplies de détails familiers, presque toujours bien composées, comme de petites œuvres d’art. Et vous reconnaîtrez, je crois, qu’elles trahissent un souci bien plus vif du « morceau » qu’une douleur poignante ou vive. Du reste, dans les actes de Goethe, on chercherait vainement un trait qui correspondît au désespoir qu’expriment quelques-unes des lettres, au détachement mélancolique dont toutes s’efforcent de donner l’impression. Après avoir rédigé ses trois billets d’adieux, encartés les uns dans les autres, il a descendu la vallée de la Lahn, à pied d’abord, puis en bateau, jouissant de la beauté du paysage, repris par son ancien goût pour la peinture, sans plus penser à Charlotte. Il arrive à Ehrenbreitstein, où il trouve un accueil empressé dans la famille de La Roche : des personnes qui n’engendrent point la mélancolie, et, en ce moment même, hébergent Merck, leur ami commun. On cause littérature ; on lit en commun les lettres que Mme de La Roche aimait à recevoir et recevait souvent des gens célèbres de divers pays ; on fait d’agréables parties, très gaies, sur les bords de la Moselle ou du Rhin. Goethe flirte avec les deux filles de la maison, surtout avec l’aînée, Maximilienne26, très belle, très jeune, très précoce, dont les yeux noirs sont plus complaisants que les yeux bleus de Charlotte Buff. Après quelques jours de cette joyeuse existence, Goethe reprend le chemin de Francfort. À peine y est-il rentré, qu’il est repris par ses préoccupations habituelles : une lettre écrite à Johann Gottfried Rœderer, le 21 septembre, nous montre qu’il a l’esprit assez libre pour songer à Shakespeare et à l’art allemand. Le lendemain, il rencontre Kestner. Leur entrevue est tout amicale et toute paisible : ils s’embrassent avec effusion ; ils vont se promener ensemble sur le Römer, où ils rencontrent une amie qui se jette au cou de Goethe et l’embrasse cordialement ; ils causent avec Merck et sa femme, s’arrêtent un moment dans la maison de la Fosse-aux-Cerfs, vont à la messe, à la bibliothèque, et, le soir, au théâtre : une journée bien remplie, comme vous voyez, une journée de bonne amitié, de joyeuse camaraderie, où il n’y a guère de place pour le désespoir. Cependant, Kestner parti, les lettres recommencent, — la passion, la mélancolie : « C’était autrefois l’heure où j’allais chez elle, c’était la petite heure où je les rencontrais, et maintenant, j’ai tout le temps d’écrire !… » Charlotte est toujours l’adorée, et son fiancé le confident ; Goethe multiplie les expressions de tendresse, de regrets, de tristesse, d’abandon familier, se montre confiant, affectueux, touchant, accepte toutes les commissions dont on veut bien le charger, y compris celles d’acheter les anneaux de fiançailles, sans interrompre pour cela ses divers travaux, sans renoncer non plus à d’agréables liaisons qui tiennent le milieu entre le sentiment et la galanterie. Sa vie et sa correspondance avec Kestner semblent deux domaines différents : dans l’un, il agit, il pense, il jouit, il déploie les ressources variées de sa riche personnalité ; dans l’autre, il gémit, il soupire, il roucoule, il plaisante mélancoliquement, il se livre à des enfantillages d’âme désemparée. On dirait, si j’ose employer cette image, qu’il possède un jardin pour rire et l’autre pour pleurer : il se transporte de l’un dans l’autre avec désinvolture et facilité, comme si c’était la chose la plus simple de passer ainsi de la douleur à l’insouciance, du mal d’aimer à la joie de vivre. Au moment du mariage de Charlotte, les lettres se multiplient. Il reproche à ses amis de ne pas l’avoir d’emblée chargé d’acheter les anneaux qu’ils vont échanger, les achète tout de même, s’excuse de les envoyer en retard :
Puisse mon souvenir, écrit-il à Charlotte, rester auprès de vous comme cet anneau, dans votre félicité ! Chère Lotte, dans beaucoup de temps nous nous reverrons, vous la bague au doigt, et moi toujours pour vous. Je ne sais de quel nom, de quel prénom signer. Vous me connaissez bien.À Kestner, trois jours après (10 avril) :
M’éloigner de Lotte ! Je ne comprends pas comment cela fut possible… Pourtant, je ne suis pas de pierre, et je suis parti, et dites si ce n’est pas une action héroïque ou quelque chose d’approchant. Je suis content de moi et ne le suis pas. Cela m’a coûté peu, et pourtant je ne puis comprendre comment j’ai pu…Est-ce que tout cela ne dégage pas l’odeur de ce qu’on prépare, arrange, combine ? Et quel lien établir entre le dénouement tragique de Werther et la fin paisible, un peu plate, de la vraie « idylle » ?
Il avait retrouvé à Wetzlar, en qualité de secrétaire du chargé d’affaires de Brunswick, un de ses anciens camarades d’études de Leipzig, nommé Jérusalem. Il n’avait jamais éprouvé de sympathie bien vive pour ce jeune diplomate. Il le rencontra pourtant quelquefois dans les cercles étroits de la petite ville. Fils d’un ecclésiastique, Karl Wilhelm Jérusalem était un jeune homme d’esprit fort distingué — comme le prouvent ses Reliquia, dont son maître et ami Lessing se fit l’éditeur — mais inquiet, ombrageux, tourmenté, mécontent de sa situation, en difficultés constantes avec son supérieur. Il eut le malheur de s’éprendre de la femme d’un secrétaire de la légation palatine, M. Herdt. À partir de ce moment, il tomba dans une noire mélancolie, qu’aggravèrent des lectures romanesques. Un soir — c’était le 28 octobre 1772 —, en prenant le café chez sa bien-aimée, il lui dit : Chère Frau Secretarin, voilà le dernier café que je bois avec vous !Elle répondit en plaisantant. Le lendemain, il revint chez elle à l’heure où il la savait seule, il se jeta à ses pieds en lui déclarant son amour. Comme Charlotte Buff, Mme Herdt était une personne modérée et sage : elle repoussa le bouillant adorateur et pria son mari de lui interdire l’accès de leur maison. Le matin suivant, de bonne heure, Jérusalem écrivit à M. Herdt, qui lui renvoya sa lettre sans l’ouvrir. Un second message ne fut pas mieux accueilli. Désespéré, le malheureux prit alors sa résolution suprême : dans l’après-midi, il écrivit à Kestner, avec lequel il était lié et dont il enviait la belle placidité, de lui prêter ses pistolets pour un voyage qu’il voulait entreprendre. Il rédigea encore quelques lettres, et, à une heure de la nuit, se tira une halle dans la tête. Il ne mourut pas tout de suite : on le trouva, au matin, respirant encore. Sur sa table, il y avait un exemplaire ouvert d’Emilia Galotti. Il expira vers midi, et fut enseveli la nuit même, sans qu’aucun ecclésiastique accompagnât son convoi. On reconnaît la mise en scène des dernières pages de Werther. Ces détails furent fournis à Goethe par Kestner, qui envoya à son ami une relation circonstanciée de l’événement, accompagnée des réflexions judicieuses que peut faire, en pareil cas, un homme absolument incapable de comprendre le suicide. Goethe en fut vraiment frappé.
Le malheureux Jérusalem ! écrivit-il à son ami, en son style le plus échevelé… Le malheureux ! Mais les diables, qui sont les hommes nuisibles qui ne jouissent de rien, car ils ont dans leur cœur la balle de la vanité et le goût des idoles, et ils prêchent le culte des idoles, et ils prêchent la bonne nature, et ils épuisent et gâtent ses forces, ceux-là sont coupables de ce malheur et de notre malheur. Que le diable les prenne, mes amis ! Si le maudit prêtre, son père, n’est pas coupable, que Dieu me pardonne de lui souhaiter de se rompre le cou comme Héli. Le pauvre garçon ! quand je revenais de la promenade et que je le rencontrais au clair de lune, je disais qu’il était amoureux. Lotte doit se rappeler qu’elle en a souri. Dieu sait que la solitude a enseveli son cœur et, depuis sept ans que je le connais, j’ai rarement causé avec lui ; à mon départ, je lui ai pris un livre que je garderai avec son souvenir aussi longtemps que je vivrai.Goethe ne se contenta pas du récit de Kestner : il se rendit à Wetzlar en compagnie de Schlosser, visita le théâtre du drame, en causa longuement avec Kestner et Charlotte, se déclara assailli de pensées sinistres. Je me refuse à croire qu’il ait un seul instant songé à imiter Jérusalem. Mais il tenait son dénouement. On trouve en effet, dans Werther, des traces évidentes de son émotion : non seulement dans les détails qu’il emprunta à la réalité, mais plus encore dans un épisode du roman, celui du valet de ferme amoureux de la veuve qu’il sert. Chassé par elle, pour s’être permis quelque familiarité trop vive qu’avait d’ailleurs autorisée un manège de coquetterie, puis remplacé par un plus habile qui se fit agréer, ce malheureux, affolé par le désespoir, la passion, la jalousie, devint le meurtrier de son rival. Werther apprit la tragique nouvelle par Charlotte. Il en fut aussitôt violemment impressionné. Il courut revoir les lieux bienveillants où il s’entretenait avec le jeune amoureux. « Le seuil sur lequel les enfants du voisin avaient joué tant de fois était souillé de sang. L’amour et la fidélité, les plus beaux sentiments de l’homme, s’étaient transformés en violence et en assassinat. » Mille pensées tumultueuses s’agitaient en lui. Bientôt il vit approcher une troupe de gens armés. On amenait le meurtrier.
— Qu’as-tu fait, malheureux ! cria Werther en s’approchant du prisonnier. Il jeta sur Werther un regard tranquille, garda un moment le silence, et répondit enfin sans s’émouvoir : — Personne ne l’aura, elle n’aura personne.Aussitôt, Werther s’intéressa passionnément à ce misérable — l’admira peut-être, car, dans son état d’esprit, toute passion assez forte pour pousser un homme à quelque acte extraordinaire devait lui sembler sublime. « Il fut arraché pour un moment à sa tristesse, à son découragement, à sa résignation indifférente ; la compassion s’empara de lui avec une force irrésistible, et il fut saisi d’un indicible désir de sauver cet homme. Il le sentait si malheureux, il le trouvait même, comme meurtrier, si excusable, il se mettait si bien à sa place, qu’il croyait fermement persuader les autres aussi. » Vain espoir : Albert et le bailli n’ont pas de peine à rétorquer ses arguments, au nom de l’intérêt collectif et de la sûreté de tous, et, confondant alors sa propre destinée avec celle de l’assassin, Werther note sur un petit billet qui se retrouva plus tard parmi ses papiers : « On ne peut pas te sauver, malheureux ! Je vois bien qu’on ne peut nous sauver ! » La discussion qu’à propos de cet incident fictif Werther soutient contre Albert et le bailli me paraît être un écho de celle que Goethe eut, à propos du suicide de Jérusalem, avec Kestner et M. Buff, en présence de la bonne Charlotte, tout effrayée de voir jusqu’où peut conduire le « sentiment ». Quant aux réflexions qu’il prête à son héros, j’imagine qu’elles rappellent celles qu’il ne manqua pas de faire lui-même sur la mort tragique du jeune diplomate brunswickois : Hé quoi ! songea-t-il sans doute, il y a donc des êtres en qui la passion est réellement assez forte pour les pousser à de telles violences ! Par quel miracle sont-ils entraînés à ce point, où l’on peut s’oublier jusqu’à renoncer à vivre ? Leur âme s’épanouit dans cette renonciation suprême, ils ne pensent plus, ils ne réfléchissent plus : ils agissent sous l’impulsion directe de la nature et de la douleur, qui abolit pour eux les contingences de l’existence quotidienne, qui les livre tout entiers au désir aveugle et vainqueur. Le monde les blâme ou les plaint, étant pusillanime et ne pouvant guère s’élever au-dessus des banales considérations de l’intérêt social27. Mais ceux qui ont du « sentiment une plus haute idée ne peuvent contenir, au spectacle de si sublimes folies, un généreux attendrissement, une sympathie qui s’exalte jusqu’à l’admiration. » Faisant retour sur son propre cas, il dut rougir un peu de la faiblesse, de la frivolité de son amour pour Charlotte. Mais son roman se dessinait de mieux en mieux. Ainsi, nous en possédons la genèse complète, de ce roman. Mieux qu’en aucun livre de Goethe, ou de qui que ce soit, nous pouvons pénétrer le mystère de sa formation, suivre le lien, si souvent invisible, qui rattache l’œuvre fictive à la réalité vécue. À l’origine, une aventure personnelle authentique dont nous avons pu indiquer le développement et marquer les caractères : banale, en somme, à peu près insignifiante par les véritables héros, tout à fait insignifiante par leurs véritables sentiments. Quelques traits, empruntés à une autre aventure, également authentique et personnelle, et à des personnages différents : pour avoir combiné ce mélange, Goethe se comparait à Praxitèle. Mais pour prêter aux sentiments secrets l’intensité nécessaire, pour donner au récit la couleur tragique qui le relève, pour arriver enfin au dénouement qui seul s’imposait, il lui a fallu s’inspirer d’un accident étranger, c’est-à-dire introduire dans l’amalgame des éléments extérieurs fournis par l’observation, non par l’expérience. Renonçons donc à voir en Werther une « confession générale », comme disait son illustre auteur, une œuvre puisée dans son cœur. Si nous nous sommes efforcé d’établir ce fait — et nous le croyons établi de façon péremptoire — ce n’est point pour le vain plaisir de satisfaire la curiosité qui nous pousse à pénétrer les secrets intimes des grands hommes : c’est que, ce fait une fois acquis, nous pouvons discuter avec plus de liberté la valeur réelle d’une œuvre qui a comme affolé toute une génération d’hommes, dont l’influence a été énorme, qui supporte encore aujourd’hui d’être lue, et va toujours recrutant, de-ci de-là, quelques admirateurs. Sommes-nous en présence d’une de ces œuvres éternelles qui manifestent un sentiment avec une exceptionnelle puissance et éclairent l’âme humaine d’une durable lumière, ou d’une œuvre passagère, qui a emprunté son plus vif éclat à la mode d’une brève époque, à l’engouement injustifié des contemporains ? Ou bien, en termes plus imagés, que reste-t-il de Werther, dépouillé de son habit bleu barbeau à boutons d’or, de sa culotte jaune, et de son exemplaire d’Ossian ? C’est la question même que Goethe discutait avec Eckermann, et qu’à l’aide des arguments que nous avons cités il résolvait dans le sens le plus favorable à sa gloire. Reprenons-la, dégagée des préjugés imposés par la légende de Wetzlar, et relisons Werther comme si le livre n’avait point d’histoire, comme s’il n’avait pas fait pleurer nos aïeules, comme s’il venait de paraître hier.
Il tonnait dans le lointain : la pluie bienfaisante tombait à petit bruit sur la campagne, et les parfums les plus suaves montaient jusqu’à nous, dans les flots d’une atmosphère attiédie. Charlotte s’accoudait à la fenêtre ; son regard se promenait sur la campagne ; elle le porta vers le ciel, puis vers moi : je vis ses yeux pleins de larmes ; elle posa sa main sur la mienne et dit : « Ô Klopstock ! » Je me rappelai sur-le-champ l’ode sublime qui était dans sa pensée, et je me plongeai dans le torrent d’émotions dont cette simple parole avait inondé mon cœur. Je ne pus résister, je me penchai sur sa main, et la baisai en versant de délicieuses larmes, et mes yeux s’arrêtèrent de nouveau sur les siens…Voilà qui est du plus pur rococo. Mais quelquefois les conversations des deux personnages prennent un ton plus déclamatoire encore, dont l’évidente fausseté, la fadeur sentimentale et la factice élévation rappellent certains dialogues des pièces de Diderot. Ils se promènent, par exemple, au clair de lune, avec Albert qui leur tient fidèle compagnie. La nature, comme toujours, les impressionne ; la nuit éveille en eux l’idée de la mort et celle de l’immortalité. Et voici leurs propos :
Nous nous taisions. Au bout d’un moment, Charlotte prit la parole : — Jamais, dit-elle, je ne me promène au clair de lune sans que mes amis morts me reviennent à la pensée, sans être saisie par le sentiment le plus sublime ; mais, Werther, est-ce que nous devons nous retrouver, nous reconnaître ? Qu’en pensez-vous ? qu’en dites-vous ? — Charlotte, lui dis-je en lui tendant la main (et mes yeux se remplirent de larmes), nous nous reverrons ! Ici et là-haut, nous nous reverrons… — … Et nos morts bien-aimés, continua-t-elle, savent-ils quelque chose de nous ? Est-ce qu’ils sentent que, dans nos moments de bonheur, nous nous souvenons d’eux avec un ardent amour ? Oh ! l’image de ma mère plane toujours au-dessus de moi lorsque, dans la tranquille soirée, je suis assise au milieu de ses enfants, — de mes enfants —, et qu’ils sont réunis autour de moi comme ils étaient réunis autour d’elle. Alors si je regarde le ciel avec une larme de désir, et souhaite un moment qu’elle puisse voir comme je tiens la parole d’être la mère de ses enfants, que je lui donnai à l’heure de la mort, avec quelle émotion je m’écrie : « Pardonne-nous, mère chérie, de n’être pas pour eux ce que tu fus toi-même ! Ah ! je fais tout ce que je peux. Ils sont du moins vêtus, nourris, et, ce qui vaut mieux que tout cela, ils sont soignés, ils sont aimés. Si tu pouvais voir notre union, ô sainte bien-aimée, tu bénirais avec des actions de grâces ce Dieu à qui tu demandais, en versant les larmes les plus amères, les larmes suprêmes, le bonheur de tes enfants… Voilà ce que disait Charlotte… Ô Wihelm ! qui peut répéter ce qu’elle disait ? Comment la lettre froide et morte pourrait-elle reproduire cette fleur céleste de l’âme ? Albert l’interrompit avec douceur : — Cela vous affecte trop vivement, Charlotte. Je comprends, ces idées vous sont chères, mais je vous en prie… — Albert, dit-elle, je sais que tu n’as pas oublié les soirées où nous étions assis autour de la petite table ronde, lorsque papa était en voyage, et que nous avions envoyé coucher les enfants. Tu avais souvent un bon livre, et rarement tu lisais quelque chose… L’entretien de cette âme sublime n’était-il pas au-dessus de tout ? Ô douce et belle femme, joyeuse et toujours active !… Dieu voit les larmes que je verse devant lui, à genoux sur ma couche, pour lui demander de me rendre semblable à ma mère. — Charlotte, m’écriai-je, en me prosternant devant elle, et en prenant sa main que je baignai de pleurs, la bénédiction repose sur toi, ainsi que sur l’esprit de ta mère. — Si vous l’aviez connue ! dit-elle en me serrant la main. Elle était digne d’être connue de vous. Je crus m’anéantir. Jamais on n’avait prononcé sur moi une plus grande, une plus glorieuse parole…Voilà comment on parlait dans la « Maison allemande », à Wetzlar, siège du tribunal de l’empire, vers l’an 1772. On abondait aussi en lectures appropriées. Quand le clair de lune ne suffisait plus à produire l’exaltation cherchée, on ouvrait Ossian, qu’avec le siècle on croyait authentique, on se plongeait dans cette poésie « primitive » qui d’ailleurs, il faut le reconnaître, s’accorde assez bien avec le sentiment qu’on éprouvait ou se flattait d’éprouver. Minona s’avançait « dans sa beauté, les paupières baissées et les yeux pleins de larmes » ; Colma, assise sur un rocher, appelait son Falgar ; les héros et les poétesses invoquaient l’étoile du soir, pleuraient dans la nuit, gémissaient dans le vent. Et l’on finissait par éclater en larmes, et l’on se prenait pour un de ces fantômes brumeux, noyés dans l’éloignement des âges, et l’on se fondait dans les choses avec un ravissement qui n’est point exempt d’orgueil : « Prends le deuil, ô nature, s’écrie Werther au moment de mourir, ton fils, ton ami, ton bien-aimé, approche de sa fin ! » Ces traits factices marquent le livre, lui imposent péniblement le caractère de l’époque déclamatoire dont il est un des fils les plus prétentieux. Frère cadet de Saint-Preux, Werther a pris de son aîné les plus désagréables manies : vaniteux, ombrageux comme lui, il aspire de même à se tirer à part de l’humanité, pour admirer à l’aise la perfection de ses qualités naturelles. « Si Werther et Saint-Preux s’étaient rencontrés dans la vie, dit justement M. Hermann Grimm, ils se seraient considérés l’un l’autre avec l’effroi de l’homme qui reconnaît son double. » Seulement, il y a entre eux une différence que le critique allemand n’a garde de noter : issu de l’imagination douloureuse et sincère de Jean-Jacques, fils des chagrins qui, fictifs ou réels, torturèrent avec une égale intensité l’âme vibrante du plus malheureux des hommes, reflet d’un cœur vraiment malade, d’une existence d’orage et de fièvre, Saint-Preux conserve du moins, derrière la forme démodée de son langage, derrière les éclats souvent fastidieux de sa passion, un sentiment de vérité profonde, qui nous émeut encore aujourd’hui comme il émut son siècle entier. Tel n’est point le cas de Werther : nous connaissons trop bien ses origines, pour croire encore à lui. Nous savons que, si son auteur le tira de lui-même, ce fut comme il en avait tiré Gœtz de Berlichingen, à travers un travail de volonté qui ne saurait s’accomplir sans que le personnage soit diminué. Le joyeux stagiaire de Wetzlar, le brillant rédacteur des Annonces littéraires de Francfort, le volage amant de Frédérique qui, huit jours après avoir quitté Charlotte, l’oubliait auprès de Maximilienne, peintre du sentiment, de la mélancolie, du désespoir d’aimer, du mal de vivre ! Il y a là une contradiction dont nous ne pouvons admettre les termes ; et, derrière les déclarations des lettres à Wilhelm, nous entendons résonner le rire un peu gros des jeunes diplomates, amis de Goethe et du pauvre Jérusalem, autour de leur table d’hôte dont ils faisaient une Table Ronde, ou les propos galants qui s’échangeaient à Ehrenbreitstein entre l’aimable voyageur revenu de Wetzlar et la fille de Mme de La Roche, sous l’œil complaisant d’une mère spirituelle, romanesque, dépourvue de tout préjugé. Alors, ce que nous voyons de lui, ce n’est point le sentiment dont il s’efforce de manifester l’ardeur, la profondeur ou la violence : c’est la comédie de passion qu’il se joue à lui-même ; c’est son affectation d’avoir « un cœur capable d’embrasser tout l’univers dans son amour » ; c’est la « pose » de son attitude, de son geste, de sa rhétorique, dont il serait absurde de nier que l’éloquence ou l’habileté nous entraîne souvent, mais qui cependant ne nous possède jamais entièrement. Je songe à quelques-uns de ses contemporains et de ses descendants : à Saint-Preux, si follement épris, si oublieux de tout ce qui n’est pas Julie, si bien emporté par sa passion qu’il trouve pour la traduire des accents éternels, bien dégagés, ceux-là, des tyrannies de la mode et du moment ; à Des Grieux, dont la douleur spontanée vous émeut comme le spectacle direct d’une torture ou d’une agonie ; à la plaie orgueilleuse que René va cacher dans les forêts d’Amérique ; à Manfred, criant son mal innommé à travers les orages, dans les solitudes alpestres ; au sobre et plaintif Obermann, le plus simple de tous, qui n’a point de malheur et déplore seulement d’être le moins heureux des hommes ; à tant d’autres — car la légion est nombreuse — dont il serait oiseux de transcrire les noms moins éclatants. Oui, je songe à tous ces pauvres êtres, sortis du cerveau des poètes pour représenter les angoisses, les doutes, les souffrances de générations trop ambitieuses de joies surterrestres, de sentiments irréalisables, ou simplement trop conscientes du mal inhérent à la vie : et Werther, dont la place est marquée parmi eux, ne me semble ni le plus significatif, ni le plus intéressant, ni le plus vivant d’entr’eux. Dirai-je toute ma pensée ? Il me paraît plutôt leur frère inférieur. Auprès de lui, je regrette la fierté de René, la magnificence de Manfred, l’ardeur de Saint-Preux, la tendresse de Des Grieux, la candeur d’Obermann : son bourgeoisisme sentimental ne me remplace aucun de ces traits-là. Le troisième personnage du roman, Albert, est dessiné de main de maître. C’est qu’il n’est point, celui-là, ni ne doit être un « idéal », comme sa femme et son dangereux ami. Il est un simple homme, photographié par un observateur dont la sagacité n’est point dépourvue d’un peu de malveillance rancunière : car enfin, ce bourgeois tranquille, d’esprit plutôt borné, est le possesseur légitime du trésor convoité, qu’il est d’ailleurs bien incapable d’apprécier à son prix. Ce qu’il goûte en la « Lotte adorée », ce n’est pas son « âme », vous en pouvez être sûrs : ce sont ses qualités de bonne ménagère, l’égalité de son humeur, l’enjouement de son caractère, son adresse à confectionner les tartines. Il est confiant : c’est pour cela que Werther ne le gêne point. Mais, bien que sa longanimité ne soit point un trait banal, il n’est pas supérieur : il est « l’homme le meilleur qui soit sous le ciel », mais atteint de petites manies qui le marquent d’un léger ridicule ; dans les conversations « sublimes » auxquelles il prend part, il représente la raison médiocre, qui dit toujours « pourtant » ; il ose, en présence de Werther, gronder son adorable femme quand elle a négligé les emplettes du ménage ; il ne sait pas l’aimer comme elle mérite d’être aimée. Bref, il est une page de prose égarée dans un poème — que d’ailleurs il ne dépare pas, qu’il rattache à la réalité. Pour le lecteur, il représente la moyenne humaine, en laquelle les plus nobles qualités s’aplatissent. Mais on comprend qu’il ait déplu au bon Kestner, étonné de reconnaître, en cette image peu flattée, son propre portrait, sa générosité, ses manières d’être, sa conception paisible et régulière de la vie. Il se plaignit ; Goethe s’excusa ; et il pardonna : dans la réalité comme dans le roman, toute sa grandeur est d’avoir assez compris le romantisme dont il était entouré, pour lui pardonner toujours.
Que cet homme présomptueux me déclare dangereux ! Le niais qui ne sait pas nager veut s’en prendre à l’eau ! Que m’importe l’anathème de Berlin et de ses pédants en soutane ! Celui qui ne peut me comprendre n’a qu’à mieux apprendre à lire.Du reste, ces protestations, ces critiques, inspirées par des sentiments très divers, furent comme emportées par le courant d’admiration qui poussa le petit livre vers ses destinées. L’engouement dépassa celui qu’avait inspiré La Nouvelle Héloïse. Tout le monde voulut être Werther. Un publiciste hanovrien, nommé Wïlhem Rechberg, raconte qu’il passa quatre semaines à pleurer parce qu’il ne se sentait point pareil au héros à la mode, incapable d’agir comme lui. Il y eut une épidémie de suicides : en 1778, une jeune fille se jeta dans l’Inn, accident dont Goethe se montra fort ému. Longtemps après encore, Werther était le bréviaire des jeunes gens. Pendant un temps, l’amour illégitime lui emprunta ses couleurs : le critique Moritz, épris d’une femme mariée, entretint avec un de ses amis une correspondance qui rappelle celle de Werther et de Wilhelm : lui aussi voulait mourir, mais il se contenta de partir pour l’Italie, et son voyage le guérit. Il y eut une Wertherite générale, dont les pays étrangers essayèrent en vain de se préserver. Leipzig, où le roman avait paru, tenta de l’interdire sous peine d’amende ; l’archevêque de Milan fit détruire par les prêtres de son diocèse les exemplaires de la première traduction italienne ; le gouvernement danois voulut en faire autant, mais les exemplaires avaient été enlevés si vite que les censeurs nommés pour examiner l’œuvre n’en trouvèrent plus dans les librairies de Copenhague, en sorte que leur sentence arriva en retard. Efforts perdus ! On n’arrête pas par des moyens administratifs, ni par la persuasion, la marche d’une œuvre qui traduit un état d’âme, une fois que la faveur publique l’a consacré : les critiques, les parodies, les mesures administratives furent impuissants, et telle fut l’action du livre que l’auteur lui-même faillit en être entraîné positivement. Si vous observez la « correspondance », vous remarquerez que la passion de Goethe pour Charlotte, après un temps d’assoupissement, se réveille aux approches de la publication du volume : les lettres s’allongent, le ton s’en réchauffe, on s’attendrit, on évoque des souvenirs dans le goût du roman, ceux, entre autres, d’une précieuse soirée passée à couper des haricots28. Puis vient la publication du roman, la mauvaise humeur des époux Kestner, les protestations de Goethe, la réconciliation, le pardon, la joie : tout cela en langage enflammé — mais avec la prudente recommandation de ne communiquer la lettre à personne. Et dès lors, pendant plusieurs années, on pourra relever, dans les lettres, des phrases qui semblent tirées du volume, sur la mélancolie des choses, l’horreur de vivre, la misère de l’homme. En 1779, encore, Goethe écrivait à Mme de Stein29 : « Si je pouvais peindre le vide du monde, on se cramponnerait les uns aux autres et ne se quitterait plus. » Nous savons même qu’il alla jusqu’à placer un poignard sous son oreiller. Il est vrai qu’il ne s’en servit pas. Mais il en parla. Et puis, sans compter les faux frères que nous connaissons, vint la série interminable des imitations, dans toutes les langues : une armée de sous-Werther, plus ou moins exactement calqués sur le modèle, s’exprimant comme lui, agissant comme lui, battant la menue monnaie de ses propos, de ses pensées, de ses sensations : Jacopo Ortis, Saint-Alme, Le Peintre de Salzbourg, Werthério Stellino, le Nouveau Werther (comme on avait écrit le Nouveau Robinson), et combien d’autres ! Et ce n’est pas René, ce n’est pas Childe-Harold, dont ils ne pourraient atteindre l’orgueil hautain — ce n’est pas même Saint-Preux, qui les surpasse trop en tendresse —, c’est bien Werther qui est leur père à tous : ils réchauffent à la sienne leur imagination paresseuse ; ils lui empruntent ses formules les plus heureuses, ses admirations, ses opinions ; ils s’attendrissent de son sentimentalisme, que les choux et les pois-goulus suffisent à exciter ; ils frottent leur âme bourgeoise à son âme un peu plus élégante ; et de leur commerce avec lui, ils rapportent péniblement, pour les semer à travers le récit d’aventures à peu près semblables à celles qu’il traversa, des phrases qu’il aurait pu écrire : « Quand nos os glacés seront inhumés sous ce bosquet, alors épais et ombreux, peut-être dans les crépuscules d’été, au susurrement des feuillages, s’uniront les soupirs des anciens de la ville ; aux sons de la cloche des morts, ces sages prieront pour le repos de l’homme de bien, ils recommanderont sa mémoire à leurs fils30 »… « Comme l’âme se sent profondément humiliée quand elle se trouve subjuguée par l’ascendant audacieux de ces insolents dominateurs, et qu’elle observe comment on a comprimé toutes ses forces et restreint toutes ses facultés31 ! »… « Soyez heureux, maintenant que ma misérable vie ne peut plus y porter obstacle ; soyez heureux, maintenant que je vais rendre à la terre ce cœur brisé et désespéré32 ! »… « Mort ! Nina, dans les bras d’un autre ! Tout me repousse du monde et m’avertit de le quitter ; Nina ! elle n’est plus, ne sera plus à moi ! L’infortune m’entoure, pèse sur moi. Je regarde le ciel et la terre ; rien ne me console, tout me rappelle mon malheur33. » Vous pouvez puiser, au hasard, dans le tas, ce sera toujours la même chose. Il revient à Werther l’incontestable mérite d’être le premier de cette lignée, comme l’indiquent quelquefois les titres des ouvrages, les noms des personnages, leurs diminutifs, leur nationalité, et toujours leur caractère et leur pathos. Il en est aussi le meilleur : car si Goethe ne fut pas « sincère », en ce sens qu’il demeura étranger aux sentiments qu’il décrit, il fut du moins assez bon artiste pour donner à ses contemporains l’illusion de sa sincérité. Cette illusion a duré longtemps, aussi longtemps qu’ont subsisté les modes, les habitudes d’esprit et de langage qui constituent, pour ainsi dire, l’aspect extérieur de son œuvre. On a pu croire Werther humain tant qu’on a parlé comme lui ; on a été dupe de sa simplicité tant qu’on s’est fait de la simplicité une idée aussi artificielle que celle qu’il s’en faisait ; on a goûté son intelligence de la nature tant qu’on a compris la nature à sa manière, et, sur ce dernier point, il est encore assez près de nous, le « sentiment de la nature » ayant peu changé depuis Rousseau. Encore ce sentiment même prend-il toujours chez lui un ton déclamatoire qui déjà commence à nous froisser un peu : « Je me sentais comme un Dieu dans ces flots de richesses, et les formes magnifiques de l’immense univers se mouvaient, animant toute la création dans le fond de mon âme ! Des montagnes énormes m’environnaient, des abîmes s’ouvraient devant moi, des torrents tempétueux se précipitaient ; les fleuves coulaient sous mes pieds ; j’entendais mugir la forêt et la montagne, je voyais toutes ces forces mystérieuses agir et se combiner dans la profondeur de la terre, puis, sur la terre et sous le ciel, tourbillonner les races innombrables des êtres… » Nos yeux s’arrêtent encore avec quelque plaisir sur ces vastes tableaux, bien que nos préférences vraies aillent aux paysages plus intimes. Mais quand les derniers vestiges du style rococo auront disparu non seulement de nos modes, mais de nos âmes, quand la mode extérieure des sentiments aura achevé la phase de sa perpétuelle métamorphose qui a commencé avec Saint-Preux, qu’ont poursuivie Werther, René, Manfred, et tant d’autres créations dont nous dépendons encore, quand l’œuvre de Goethe aura reculé dans cet éloignement où les livres ne survivent que par leur fonds éternel, que restera-t-il du produit de sa crise sentimentale ? C’est la question que nous posions au début. M. Hermann Grimm n’hésite point à la résoudre dans le sens le plus favorable.
Le roman de Goethe, dit-il en terminant le brillant dithyrambe que sont ses deux conférences sur Werther, est aujourd’hui devenu lui-même un monument d’un passé dont, sans lui, nous parlerions à peine. On ne lit plus la littérature dont il procéda, du moins comme on la lisait alors… À qui le Vicaire de Wakefield paraîtrait-il aujourd’hui un roman à sensation ? Les hommes qui s’intéressaient à Werther sont oubliés, la langue même dans laquelle il est écrit diffère essentiellement de la nôtre. Tout son effet repose sur la force spirituelle qui en jaillit. Celle-ci est assez puissante pour assurer à l’œuvre une existence durable dans tous les temps. Des siècles viendront, pour lesquels notre époque actuelle ne sera pas beaucoup plus jeune que celle d’il y a cent ou deux cents ans : à peu près comme aujourd’hui quand nous parlons de Dante et de Pétrarque, de Corneille et de Voltaire, nous pensons peu au laps de temps qui les sépare. L’œuvre de Dante a dû traverser des générations qui n’appréciaient guère sa langue, trop primitive pour leur goût et trop crue, puis, d’une génération à l’autre, il a été admiré et interprété différemment, toujours d’après de nouveaux points de vue : il a toujours gagné à se répandre davantage. Aujourd’hui, Dante domine les siècles, égal à lui-même, existant par soi seul. On ne le compare pas aux autres, mais on compare les autres à lui. Pour nous, la langue de Werther a souvent quelque chose de démodé. Nous croyons écrire d’une façon meilleure, plus moderne, plus vivante. Mais il viendra un temps où les regards rétrospectifs tournés vers notre époque verront notre langue aussi étrangère et aussi lointaine que nous semble, à nous, celle de la jeunesse de Goethe. Alors seulement, quand aura cessé toute comparaison, on comprendra, comme aux premiers jours de la publication de Werther, quelle force de jeunesse bouillonne dans l’allemand avec lequel le jeune Goethe surprit le monde, tandis que les formules neutres dont nous sommes forcés de nous servir aujourd’hui pour exprimer nos meilleures pensées, ou les provincialismes à l’aide desquels nous essayons d’insuffler un peu de vie à nos écrits, ne seront plus appréciés qu’à leur juste valeur dans les manuels de l’avenir. On n’écrit aujourd’hui rien d’égal à la prose que Goethe, dans Werther, a révélée au peuple allemand.Il me fallait citer ce jugement, car les conférences de M. Hermann Grimm, faites à l’Université de Berlin devant un public considérable et répandues ensuite à plusieurs éditions, sont fort admirées : on est donc fondé à croire qu’elles représentent une partie au moins de l’opinion courante. Peut être trouvera-t-on que l’éminent professeur manque d’une certaine précision, que son esprit plane avec trop d’aisance au-dessus de siècles, et traite la chronologie des œuvres littéraires avec une excessive liberté. Peut-être aussi plusieurs ne comprendront-ils pas d’emblée le sens de ce morceau un peu confus. Si nous renonçons à la traduction littérale pour le mieux éclairer, il nous semblera que M. Hermann Grimm, par cela déjà qu’il nous convie ainsi à nous promener à travers les âges en invoquant les plus grands poètes, assigne à Werther une place extrêmement haute : de ce petit roman d’amour, inspiré par un sentiment qui n’a de commun que le nom avec celui auquel nous devons la Vita nuova ou les Rime, écrit de verve par un très jeune homme d’un talent très grand et très précoce, en une langue où l’on retrouve tous les défauts du temps, mais accueilli, c’est vrai, avec une faveur tout à fait exceptionnelle, par un public dont les appétits romanesques ne recevaient depuis longtemps qu’une assez pauvre nourriture, il fait une œuvre éternelle, « classique », dans le sens le plus élevé du mot ; ce livre léger, qui doit peut-être ce qu’il a de meilleur à la sincérité de ses lecteurs, il l’exhausse au rang des livres très rares qui surgissent des siècles pour marquer les points de repère de la marche humaine. Telle est du moins la doctrine qui me paraît ressortir de ces lignes, je ne dirai point avec une clarté parfaite, car elles ne sont point claires, mais, à ce que je crois, avec une clarté suffisante. Or, il n’existe aucune balance de précision, aucun étalon de commune mesure, aucun instrument pour peser et connaître la valeur absolue des œuvres littéraires. Mais ici, l’exagération même de l’éloge, en choquant l’impression beaucoup plus modeste que tout lecteur de sens rassis retirera de la lecture de Werther, pourrait servir à montrer ce qu’il faut rabattre de l’enthousiasme qui l’a dicté. Quelque éclatant qu’il fût à son origine, le succès de Werther n’est point un argument décisif ; le fait que ce succès s’est prolongé pendant un siècle ne l’est point davantage, surtout pour M. Grimm, qui brode de si belles variations sur l’insignifiance des accumulations d’années. Nous en sommes réduits à ce critère incertain qu’est notre appréciation personnelle, éclairée et soutenue par les renseignements de la biographie et de l’histoire. Pour nous, cette appréciation ne saurait être, à beaucoup près, aussi enthousiaste que celle de M. Grimm. Essayons de la formuler, en ramenant notre bilan à ses termes les plus simples. Que demandons-nous, en dernière analyse, aux œuvres d’imagination que nous voulons sauver de l’universel désastre ? Il me semble que c’est de nous toucher le cœur ou l’esprit avec assez de puissance pour y faire surgir l’admiration ou l’émotion. Je m’examine donc en fermant ce livre, et je ne trouve en moi qu’à faible dose l’un et l’autre de ces deux sentiments, bien que je sache que beaucoup de larmes ont trempé ses feuillets. En revanche — et je vais ici rejoindre M. Grimm — je suis convaincu que je viens de lire un livre très bien fait, œuvre d’un écrivain très habile, maître d’instinct de toutes ses forces, et, jusqu’à un certain point, créateur de sa langue. C’est quelque chose, à coup sur, c’est beaucoup. Mais ce n’est point assez pour les fanatiques de Goethe, car cela ne suffirait pas pour assurer la véritable vie au plus populaire de ses ouvrages. Vous comprenez ce que j’entends par là. Un livre ne vit pas parce qu’on le commente encore, comme nous venons de commenter celui-là : est-ce qu’on ne commente pas, jusque dans les écoles, des foules de traités qui, cependant, sont bien morts ? Il ne vit pas non plus parce que des anthologies continuent à en reproduire certains fragments : est-ce que des plantes vivent parce qu’on en conserve les fleurs dans des herbiers, ou des animaux parce qu’on expose leurs squelettes dans des musées ? Un livre ne vit qu’autant qu’il suscite dans l’âme des lecteurs, à travers les âges, les passions que l’auteur a remuées ; qu’autant qu’il demeure une force active et réelle ; qu’autant qu’il contribue encore à façonner les générations nouvelles qui se nourrissent et croissent de son inépuisable sève. Ainsi vivent un petit nombre d’œuvres privilégiées, fruit du génie ou de la souffrance ; ainsi, plusieurs de celles dont M. Grimm a cru pouvoir, à propos de Werther, évoquer le souvenir. Si ces pages avaient pu montrer que Werther, quelque important qu’il soit dans l’histoire des Lettres, n’a cependant point droit à figurer dans ce catalogue réservé ; si elles pouvaient contribuer à ramener à des proportions plus justes, et pour ainsi dire à assainir l’idée qu’on se fait couramment de cette œuvre fameuse ; si même elles servaient seulement, dans une moindre mesure, de contrepoids à l’enthousiasme aveugle des sectaires, nous aurions atteint le but que nous leur avons assigné.
Toi seul être féminin que j’aime encore dans la contrée, et toi seule qui me souhaiterais le bonheur si je pouvais avoir quelque chose de plus cher que toi. — Comme je serai heureux là ! — ou malheureux ! Adieu ! — Viens, et ne fais voir mes lettres à personne. Seulement N B le N B. Je te le dirai de bouche, parce qu’il est inutile de le dire. Ade, ange.Ainsi, jusqu’à ce que s’établisse la régularité d’une liaison pour ainsi dire officielle. Quelle fut la vraie nature de cette liaison ? Les critiques ne sont pas d’accord. Les plus malveillants ne ménagent point à Mme de Stein les soupçons et les reproches ; d’autres voient dans l’affection que lui voua Goethe, et qu’elle lui rendit, un attachement tout intellectuel, une liaison d’âmes qui n’eut rien de coupable. Les plus indulgents reconnaissent sans doute que Mme de Stein alla « jusqu’aux extrêmes limites de ce qui est permis36 » ; mais ils affirment qu’elle ne les dépassa pas. Le problème est de ceux qu’il est impossible de trancher : je reconnais volontiers que les apparences ne donnent point raison aux avocats de la nouvelle Charlotte ; que l’âge de Goethe, son ardeur, ses habitudes d’esprit, la facilité de ses mœurs, la nature de ses écrits sont autant d’arguments qui contredisent la légende de son platonisme ; que Mme de Stein, mère de sept enfants et de sept ans son aînée, témoigna, en recevant ses premières déclarations, d’une grande légèreté ; que les tendances morales du siècle en général, celles de la cour de Weimar en particulier, n’enfermaient point une liaison comme la leur dans des « limites » très rigoureuses. Mais ces arguments ne pourront jamais constituer qu’une forte présomption, et après tout, il n’y a point de raison péremptoire pour que Goethe ne se soit pas plu à recommencer l’aventure de Pétrarque : bien qu’il n’eût ni la pureté du cœur, ni la piété de l’auteur des Triomphes, il était assez curieux de sensations de toutes sortes pour s’en tenir, avec une personne dont il avait de confiance admiré l’âme sur sa silhouette, aux délices raffinés du platonisme : le dilettantisme tient quelquefois lieu de vertu. D’autant plus que Mme de Stein ne fut point sa seule amie : elle eut bientôt pour rivale — ou pour complément — Corona Schröter, la brillante artiste que Goethe fit appeler de Leipzig à Weimar. À celle-ci, il n’adressa ni prose ni vers ; mais il y eut des périodes où il ne la quittait pas. Il chantait avec elle, il répétait avec elle, il se promenait avec elle, il « mangeait » avec elle, il passait ses soirées avec elle ; et il la célèbre sur un ton qui franchit bravement les « limites » de l’enthousiasme :
Ainsi, faites place ! Reculez d’un petit pas ! Voyez qui vient là, et s’approche solennellement. C’est elle-même, la Bonne ne nous manque jamais, nous sommes exaucés, les heures nous l’envoient. Vous la connaissez bien : c’est celle qui plaît toujours ; comme une fleur elle se montre au monde : sa belle figure, en se développant, est devenue un modèle : accomplie à présent, elle l’est et le représente. Les Muses lui dispensèrent tous les dons, et la nature a créé l’art en elle. C’est ainsi qu’elle réunit tous les charmes, et ton nom même, Corona, est une parure pour toi ! Elle s’avance. Voyez-la s’arrêter avec grâce ! Sans y songer, et pourtant belle comme si elle s’appliquait à l’être. Et voyez, étonnés, se réaliser en elle un idéal qui n’apparaît qu’aux seuls artistes…37Ce fut pour Corona que Goethe écrivit la seule œuvre importante qu’il ait composée pendant cette période, son Iphigénie. Encore s’en tint-il à la version en prose, qu’il devait plus tard seulement transcrire en vers, comme le sujet l’exigeait. Car, pendant ces dix années, le « génie » si vanté, si bruyant, si éclatant, qui justifiait sa tapageuse attitude, demeure d’une incroyable stérilité, il avait commencé Wilhelm Meister, qu’il n’acheva pas. Son œuvre de prédilection, Faust, semblait abandonnée. D’Egmont et de Tasse, il ne sut rédiger que quelques scènes. En revanche, il travailla beaucoup pour le théâtre d’amateurs, qu’avait fondé la duchesse-mère et qui faisait les délices de la cour : il en fut le régisseur, et son entrain si communicatif menait la compagnie des artistes improvisés ; il en fut un des acteurs principaux, excellent dans les rôles humoristiques, habile à cacher, sous ses improvisations heureuses, les défauts fréquents de sa mémoire. Il aurait bien voulu en être le principal fournisseur, mais c’est ici surtout qu’on voit combien fut complète son impuissance momentanée. Tout ce qu’il put faire, ce fut de remanier les mauvaises petites pièces de sa première jeunesse, comme Les Complices, et d’en composer deux ou trois autres dont la médiocrité stupéfie, comme Le Frère et la Sœur. Cette dernière œuvre — un petit drame larmoyant, en un acte, qui fut écrit en trois jours — a du moins un intérêt : elle nous montre jusqu’à quel degré peut descendre le poète le mieux doué. Le sujet en est d’une incroyable faiblesse : le héros, Guillaume, ayant perdu une maîtresse aimée, vit avec la fille de cette maîtresse, Marianne, qu’il fait passer pour sa sœur et qui, elle-même, le croit son frère. En la voyant sans cesse auprès de lui, il s’est épris d’elle, tandis qu’elle a conçu pour lui les sentiments les plus tendres. Un ami commun, Fabien, vient demander sa main : sa déclaration est l’étincelle qui les éclaire. Guillaume laisse échapper son secret ; comme il n’y a plus d’obstacle entre eux, ils seront l’un à l’autre : la passion la plus ardente est née de l’amour fraternel. N’était que l’auteur a voulu peut-être définir, sous le symbolisme de cette fiction, la nature vraie de son sentiment pour Mme de Stein, ce thème paraîtrait entièrement dépourvu d’intérêt. Le style ne le relève certes pas. Jamais l’amour n’a parlé pire rhétorique, plus fade, plus pleurarde, plus fausse : qu’on en juge par ce seul monologue de Guillaume :
Ange ! cher ange ! que je puisse me contenir ! ne pas lui sauter au cou et tout lui découvrir ! Nous vois-tu du haut des cieux, sainte femme qui m’as donné ce trésor à garder ? Oui : ils savent là-haut ce que nous faisons, ils le savent !… Charlotte, tu ne pouvais plus magnifiquement, plus saintement récompenser mon amour pour toi qu’en me confiant ta fille à ta mort ! Tu me donnas tout ce dont j’avais besoin : tu m’attachas à la vie ! Je l’aimai comme ton enfant… et maintenant… C’est encore pour moi une illusion. Je crois te revoir, je crois que le sort t’a rendue à moi, rajeunie ; que je puis aujourd’hui habiter et rester uni avec toi, comme cela ne pouvait ni ne devait se réaliser dans ce premier rêve de ma vie. Heureux ! Heureux ! Toutes ces faveurs me viennent de toi, Père céleste !On reconnaîtra que cela est immédiatement au-dessous de rien. Les autres pièces remaniées ou composées dans les mêmes circonstances (à l’exception de Proserpine), Erwin et Elmire, Claudine de Villa-Bella, le Triomphe de la Sensibilité, Jery et Bätely, etc., demeurent à peu près au même niveau. Goethe ne se retrouvait que pour écrire de courts morceaux de vers, qui n’exigeaient point un effort soutenu, et dont les banalités de sa vie n’avaient pas le temps de le distraire : Ilmenau, le Pêcheur, le Divin, Traversée, le Voyage dans le Harz en hiver, Chant des esprits sur les eaux, etc. Là, son génie assoupi se réveille dans tout son éclat, ou même avec un éclat nouveau. Il ne songe plus à distraire Charles-Auguste ou la duchesse-mère, à s’amuser soi-même comme un oisif qui chercherait à tuer le temps, à présenter sous les couleurs qui lui conviennent ses liaisons du jour, à recueillir les applaudissements faciles des petits courtisans de sa petite cour. Avec ce don merveilleux de s’objectiver qu’il possédait à un si haut degré, il semble regarder de très haut le « moi » frivole et dissipé qu’est pour un temps le conseiller von Goethe, ministre de la Guerre, puis des Finances, du grand-duché de Weimar, régisseur du théâtre d’amateurs et coureur d’aventures ; et il affirme qu’en cet être futile, aux dehors capricieux, il subsiste, malgré tout, un superbe exemplaire de l’humanité, fécond en forces qui trouveront un jour leur emploi, riche de génie, capable de grands coups d’ailes. Écoutez-le converser avec lui-même, dans cette espèce de vision fantastique qu’est le poème d’Ilmenau, écrit pour l’anniversaire du duc :
Je te salue, ô toi qui, à cette heure avancée de la nuit, veilles, plein de pensées, sur ce seuil. Pourquoi restes-tu éloigné de ces joies ? Tu me parais plongé dans des réflexions importantes. Qu’est-ce donc, que tu te perds dans tes pensées et n’attises pas même ton petit feu ? — Oh ! ne m’interroge pas, car je ne suis point disposé à satisfaire légèrement la curiosité de l’étranger ; épargne-moi même ton bon vouloir : voici le moment de se taire et de souffrir. Je ne suis pas en état de te dire moi-même d’où je viens, qui m’a envoyé ; j’ai échoué ici de mes régions étrangères, et j’y suis retenu par les liens de l’amitié. Qui se connaît soi-même ? Qui sait ce dont il est capable ? Le courageux n’a-t-il jamais risqué d’entreprises téméraires ? Et ce que tu fais, c’est demain seul qui dira si ton action était nuisible ou profitable. Prométhée lui-même ne laissa-t il pas couler la pure flamme du ciel sur l’argile nouvelle pour la diviniser ? Et pouvait-il s’infuser mieux que du sang terrestre dans les veines animées ? J’apporterai le feu pur de l’autel : ce que j’ai allumé n’est pas une flamme pure. L’orage étend le brasier et le danger ; je ne chancelle pas en me condamnant. Si j’ai chanté imprudemment le courage et la liberté, la loyauté et la liberté sans peine, l’orgueil de soi-même et le contentement du cœur, j’ai mérité la belle faveur des hommes. Pourtant, hélas ! un dieu m’a refusé l’art, le pauvre art de me comporter avec adresse. C’est pourquoi me voici en même temps élevé et abaissé, innocent et puni, innocent et heureux…Pour compléter cette apologie, cette réponse anticipée à ceux qui lui reprocheront un jour d’avoir pendant dix ans gaspillé sa vie, lisez encore la Traversée (Seefahrt) :
Depuis de longs jours et de longues nuits, mon navire était équipé ; attendant des vents favorables, j’étais assis dans le port avec de fidèles amis, prenant, le verre en main, patience et bon courage. Et ils étaient doublement impatients : « De bon cœur nous te souhaitons le plus prompt voyage, de bon cœur une heureuse traversée ; la richesse t’attend là-bas dans le pays lointain ; au retour, l’estime et l’amitié dans nos bras. Et de grand matin il se fait un tumulte ; le matelot avec ses cris de joie nous arrache au sommeil ; tout fourmille, tout vit et s’agite pour partir au premier souffle favorable. Et les voiles se gonflent au vent ; et le soleil nous attire par ses feux caressants ; les rivages filent, les hauts nuages filent ; de la rive tous nos amis nous accompagnent de chants d’espoir, imaginant, dans le vertige de la joie, des plaisirs de voyage comme ceux du matin de l’embarquement, comme ceux des premières grandes nuits étoilées. Mais des vents variables, envoyés de Dieu, écartent le navire de la route projetée, et il paraît s’abandonner à eux, s’efforce doucement de déjouer leurs ruses, fidèle à son but, même par des chemins détournés. Puis des lointains gris voilés, voici que s’annonce l’orage, qui lentement approche, refoule les oiseaux à la surface des flots, oppresse le cœur gonflé des hommes et arrive enfin. Devant sa fureur inflexible, le pilote prudent serre les voiles ; le vent et les flots jouent avec le bateau tourmenté. Et là-bas, sur la rive, sont les amis et les aimés, tremblants sur la terre ferme : Ah ! que n’est-il resté ici ! Ah ! l’orage !… Banni, loin du bonheur !… Le cher va-t-il périr ?… Ah ! il devrait !… Ah ! il pourrait !… Dieu !… Pourtant, il tient ferme au gouvernail ; le vent et les flots jouent avec le navire, le vent et les flots ne jouent pas avec son cœur ; son regard impérieux contemple l’abîme en fureur, et qu’il échoue ou qu’il aborde, il se fie à ses dieux.N’y a-t-il pas là de quoi réconcilier un peu les plus sévères avec le séjour de Weimar ?
Je te remercie de la lettre que tu m’as laissée, bien qu’elle m’ait affligé de plus d’une manière. J’ai hésité à te répondre, car il est difficile, en un cas pareil, d’être juste et de ne pas blesser… Ce que j’ai laissé en Italie, je ne puis plus le répéter, tu as assez mal accueilli mes confidences à ce sujet. Malheureusement, tu étais, à mon arrivée, dans un état d’esprit particulier, et je dois avouer que la manière dont tu me reçus, et dont d’autres me reçurent, m’a été extrêmement sensible. J’ai vu Herder, la duchesse partie, qui insistait pour m’offrir une place libre dans la voiture, et je suis resté pour l’amour de l’ami pour qui d’ailleurs j’étais venu ; et cela, pour m’entendre dire que j’aurais aussi bien fait de ne pas venir, que je ne m’intéresse pas à lui, etc.., tout cela avant qu’il ait été question des relations qui paraissent tant t’offenser . Et quelles sont ces relations ? Et qui s’en trouve lésé ? Qui élève des préte ntions sur les sentiments que j’ai pour la pauvre créature 39 ? sur les heures que je passe avec elle ? Demande à Fritz 40, aux Herder, si n’importe qui me tient de plus près, si je m’intéresse moins à mes amis, si je leur suis moins dévoué qu’autrefois ? Si, au contraire, je ne leur appartiens pas davantage, à eux et à la société ? Et il faudrait un miracle pour que je perdisse en toi seule l’amie la meilleure et la plus intime. Avec quelle vivacité j’ai senti que notre amitié existe encore en te trouvant enfin disposée à causer avec moi de sujets intéressants ! Mais je dois avouer que je ne puis supporter la manière dont tu m’as traité jusque-là. Si j’étais communicatif, tu me fermais les lèvres ; si j’étais compatissant, tu m’accusais d’indifférence ; si je m’occupais de mes amis, de froideur ou d’abandon. Tu contrôlais chacune de mes expressions, tu blâmais chacun de mes mouvements, chacune de mes manières d’être, et me mettais toujours mal à l’aise. Comment pouvais-je être confiant et ouvert quand, de propos délibéré, tu me repoussais de toi ? Je pourrais ajouter encore bien des choses, si je ne craignais, dans ta disposition, de t’offenser plutôt que de t’apaiser. Malheureusement, tu as déjà depuis longtemps fait fi de mes conseils à propos du café, et adopté un régime contraire à ta santé. Il ne te suffit pas qu’il soit déjà difficile de surmonter moralement certaines impressions, tu accrois encore la force hypocondriaque et angoissante des idées noires par des moyens physiques dont tu as pu déjà éprouver la nocuité et que, par amour pour moi, tu avais délaissés pendant un certain temps. Puissent la cure et le voyage t’être salutaires ! Je ne renonce pas tout à fait à l’espoir que tu me rendras bientôt de nouveau justice. Adieu. Fritz est content et vient me voir souvent.On reconnaîtra que, cette fois, le grand homme s’y prenait avec une insigne maladresse. Froissée jusqu’à l’âme, Mme de Stein écrivit sur sa lettre un Ô suivi de trois points d’exclamation, s’abstint d’y répondre, et tomba gravement malade. Goethe, après lui avoir vainement écrit une seconde lettre, se mit à composer une Didon, que d’ailleurs il ne publia pas : peut-être songeait-il que, puisqu’il se consolait de toutes ses tristesses en transformant ses peines en poésie, la poésie qu’il se plaisait à jeter sur les douleurs des autres pouvait aussi les apaiser. Le sentiment dont sa vie avait été pleine pendant dix années s’était évanoui en un instant : déjà, l’ancienne amie célébrée avec un enthousiasme si ardent ne comptait pas plus dans son souvenir que celles qui l’avaient précédée, Marguerite, Annette ou Frédérique. Il appartenait tout entier à sa nouvelle passion, dont il a raconté la naissance dans une de ses plus gracieuses chansons :
En réalité, il s’agissait d’un sentiment tout autre que celui qu’avait inspiré Mme de Stein. Plus trace de platonisme ni d’intellectualisme : les derniers vestiges de la « Wertherei » disparaissent. Goethe était revenu d’Italie païen et sensuel : il s’abandonne sans réserve aux joies de la sensualité, et il les célèbre en un belle langue, à la fois copieuse et plastique, dans ces Élégies romaines qu’il composa en 1789 et 1790, en l’honneur de Christiane. Ces petits poèmes, dont la forme est parfaite, sont en effet la glorification de l’amour charnel, de l’inconscience qui entraîne les amants robustes, jeunes et heureux, de l’harmonie qui existe entre la beauté du corps et la beauté des pensées :
Ne te repens pas, ma bien-aimée, de t’être sitôt donnée à moi ! Crois-le, je ne pense rien qui t’offense ni te rabaisse. Les flèches de l’amour ont des effets divers : quelques-unes nous effleurent, et de leur poison pénétrant le cœur souffre pour des années ; mais les autres, puissamment empennées, à la pointe acérée, entrent dans la moelle, enflamment le sang. Dans le temps héroïque où les dieux et les déesses aimaient, le désir suivait le regard, la jouissance suivait le désir. Crois-tu que la déesse de l’amour ait longtemps réfléchi, lorsqu’un jour Anchise lui plut dans les bois de l’Ida ? Si la lune avait hésité à baiser le bel endormi, oh ! l’Aurore jalouse l’aurait bien vite éveillé ! Héro aperçut Léandre dans une fête brillante, et soudain l’amant enflammé s’élança dans le flot nocturne . Rhéa Sylvia, la vierge royale, descend puiser de l’eau dans le Tibre, et le dieu la saisit ; et c’est ainsi que Mars devint père . Une louve allaita les jumeaux, et Rome s’appela la reine du monde.Ou bien :
Je me sens maintenant joyeux et enchanté sur la terre classique : le passé et le présent me parlent plus haut et avec plus de charme. Ici, je suis le conseil des Anciens et feuillette leurs œuvres d’une main diligente, chaque jour avec un nouveau plaisir. Mais, pendant les nuits, Amour m’occupe autrement ; si je ne suis instruit qu’à demi, je suis doublement heureux. Et est-ce que je ne m’instruis pas, en observant les formes d’un beau sein, en promenant ma main sur les hanches ? Alors seulement je comprends bien le marbre ; je réfléchis et je compare, je vois avec des yeux qui sentent, je sens avec une main voyante. Si la bien-aimée me vole quelques heures du jour, elle me donne en dédommagement les heures de la nuit. Pourtant, on ne s’embrasse pas toujours, on cause raisonnablement ; si le sommeil la surprend, je pense beaucoup, à côté d’elle. Souvent même, j’ai poétisé dans ses bras, et d’une main musicale, j’ai compté sur ses épaules la mesure de l’hexamètre. Elle respire dans son aimable sommeil, et son haleine m’enflamme jusqu’au fond du cœur. Cependant, Amour entretient la lampe, et songe au temps où il remplissait le même office pour ses triumvirs.Quelques nuages glissaient dans cet Olympe : le principal, une fois passé l’orage qu’on pouvait craindre des ressentiments de Mme de Stein, ce furent les rumeurs publiques, les jugements sévères, la tyrannie du qu’en-dira-t-on : car « la Renommée, je le sais, est en guerre avec l’Amour ». Mais ces difficultés mêmes devaient s’arranger. Peu à peu, en effet, on accepta la liaison de Goethe avec Christiane, comme un fait accompli qu’on ne pouvait changer ; Mme Herder, qui d’abord avait pris assez vivement le parti de Mme de Stein, cessa de s’offusquer ; Herder, que ses fonctions de Generalsuperintendant auraient pu rendre plus rigoureux, se prêtait aux confidences de son ami ; « Frau Rath » elle même prodiguait, en parlant à sa pseudo-belle-fille, les diminutifs caressants et intraduisibles, l’appelant mein Liebchen ou mein Bettschatz ; la duchesse-mère était, d’instinct, indulgente à ces choses-là ; quant à la duchesse Louise, elle était trop effacée pour qu’on s’inquiétât beaucoup de sa désapprobation. Christiane devint mère. Cela acheva d’arranger tout : son fils fut baptisé, deux jours après sa naissance, Jules-Auguste-Werther, par le General superintendant Herder en personne, avec le duc pour parrain. Après cela, les dames de Weimar encore récalcitrantes se trouvaient désarmées. Il faut le dire à l’éloge de la petite fleuriste Christiane Vulpius : elle rendit Goethe parfaitement heureux, porta dignement le nom qu’il lui donna plus tard, et fut une mère excellente. Et, fait singulier, tandis que, pendant toute la durée de sa liaison intellectuelle avec Mme de Stein, Goethe avait été comme frappé de stérilité, il retrouva, dans la paix de sa vie plus retirée et plus normale, toute sa puissance de production, tout son génie : sans abandonner ses travaux scientifiques, et tout en composant ses Élégies romaines, nous le voyons en effet achever de publier coup sur coup quelques-unes des œuvres qu’il mûrissait depuis si longtemps. Iphigénie avait paru, dans sa version poétique et définitive, en 1787 ; Egmont parut l’année suivante ; Tasse, commencé depuis 1780, fut achevé en 1789 et publié en 1790 ; la version en prose de la Métamorphose des plantes est de la même année.
Tasse répond :
- Oui, tu me le rappelles à propos !… Aucun exemple de l’histoire ne viendra-t-il plus à mon secours ? Ne s’offre-t-il à mes yeux aucun noble caractère, qui ait plus souffert que je ne souffris jamais, afin que je prenne courage en me comparant à lui ? Non.., tout est perdu… Une seule chose me reste. La nature nous a donné les larmes, le cri de la douleur, quand l’homme enfin ne la supporte plus… Elle m’a laissé par-dessus tout, elle m’a laissé, dans la douleur, la mélodie et l’éloquence, pour déplorer toute la profondeur de ma misère : et tandis que l’homme reste muet dans sa souffrance, un Dieu m’a donné de pouvoir dire combien je souffre.
Noble Antonio, tu demeures ferme et tranquille ; je ne parais que le flot agité par la tempête ; mais réfléchis, et ne triomphe pas de ta force. La puissante nature, qui fonda ce rocher, a donné aussi aux flots leur mobilité ; elle envoie sa tempête : la vague fuit, se balance, s’enfle et se brise par-dessus en écumant. Dans cette vague, le soleil se reflétait si beau, les étoiles reposaient sur son sein doucement agité. L’éclat a disparu, le repos s’est enfui… Je ne me reverrai plus dans le péril, et ne rougis plus de l’avouer. Le gouvernail est brisé ; le navire craque de toutes parts ; la planche éclate et s’ouvre sous les pieds ! Je la saisis de mes deux bras ! Ainsi le matelot s’attache encore avec force au rocher contre lequel il devait échouer.Le rideau tombe sur ce discours, dans lequel il n’est point difficile de reconnaître ce que M. Kuno Fischer appelle « l’idée fondamentale » de la pièce46, l’idée qui rattache Tasse à Werther, et fait de celui-là un frère assagi de celui-ci. Cette idée se trouve enfermée dans les deux vers que nous avons soulignés. Elle était si chère à Goethe, qu’il l’a reprise plus tard dans ses Stances à Werther, dont il se servit, plus tard encore, pour composer sa Trilogie de la passion, qui se ferme sur le même thème : « La séparation est la mort, peut-on lire dans les Stances. Comme nous sommes émus quand le poète chante pour éviter la mort qu’apporte la séparation ! Enchaîné dans de tels tourments à demi mérités, un dieu lui donne d’exprimer ce qu’il souffre. » Le morceau final (Réconciliation) n’est qu’un nouveau développement de ce motif :
Quelle puissance calmera le cœur oppressé qui a tout perdu ? Où sont les heures si vite envolées ? Vainement tu avais eu en partage le sort le plus beau : ton âme est troublée, ta résolution confuse. Ce monde sublime, comme il échappe à tes sens ! Soudain s’élève et se balance une musique aux ailes d’ange ; elle entremêle des mélodies sans nombre, pour pénétrer le cœur de l’homme, pour le remplir de l’éternelle beauté : les yeux se mouillent ; ils sentent, dans une plus haute aspiration, le mérite divin des chants comme des larmes. Et le cœur, ainsi soulagé, s’aperçoit bientôt qu’il vit encore, qu’il bat, et voudrait battre, pour se donner à lui-même, à son tour, avec joie, en pure reconnaissance de cette magnifique largesse…M. Kuno Fischer traduit ces sentiments en une prose un peu rébarbative, mais qui ne laisse pas que de dire ce qu’elle veut : « On se délivre de ses passions en les représentant clairement, explique-t-il ; on transforme alors ses conditions en objets, et par là même on s’en affranchit. Ainsi a enseigné et agi le philosophe Spinoza. Comme penseur et poète, Goethe en use de même. C’est là qu’est le nœud de son entente la plus profonde avec Spinoza, dont il avait étudié les doctrines avec zèle et pour sa profonde satisfaction entre ses deux versions de Tasse (1784-1786). Il avait trouvé en Tasse un sujet de même condition : un grand poète qui souffre comme Werther, et, comme lui, trouve délicieux de plonger dans l’abîme de son propre cœur. Il ne le peut et ne le doit pas. Dans les souffrances d’un tel poète, il y a la force du relèvement, la force créatrice qui suffit à la guérison. » Avouerai-je que ce prétentieux commentaire ne me paraît point amplifier une pensée pour laquelle il est peut-être superflu de répéter à toutes les lignes le mot « profond », d’invoquer Spinoza, de remuer le problème du subjectif. Dans la suite, un poète, Allemand aussi, mais d’esprit limpide, devait dire beaucoup plus simplement : « Avec ma grande douleur, j’ai fait de petites chansons. » Des milliers de poètes, de tous les temps, de toutes les races, en ont usé de même : les uns avec conscience, les autres emportés par leur instinct, par la force mystérieuse qui, dans leurs âmes privilégiées, transforme en nobles pensées, en belles images, en rimes sonores, la pauvre matière humaine de leurs peines. Une des originalités de Goethe, c’est, une fois cette transformation constatée, d’en avoir fait à la fois la méthode de son esthétique et le principe essentiel de sa morale particulière. On peut accepter Tasse pour un brillant plaidoyer en faveur de cette doctrine ; mais il est autre chose encore. Il répercute d’abord les derniers échos assourdis d’une tempête que Goethe avait traversée, mais dont les ravages ne le menaçaient plus. Pendant toute la période que le critique allemand appelle, non sans raison, celle des « années sauvages », et qui comprend les premiers temps du séjour à Weimar, Goethe, comme un peu plus tard Schiller et les romantiques, s’était abandonné au rêve habituel des jeunes gens, au rêve d’une vie libre, affranchie de la tyrannie des conventions, des usages, des lois, propice à la large expansion d’une individualité exigeante et robuste. Chacun à sa manière, Gœtz et Werther expriment ce rêve : le premier, en nous faisant admirer un héros qui, dressé contre les forces sociales de son temps, les brave, et, même vaincu, les domine ; le second, en nous attendrissant sur une intéressante victime des conditions normales de la vie sociale. Or, les années avaient soufflé sur cet esprit de révolte ; les dernières flammes, dirait-on, en vacillent dans certains propos de Tasse, qui ne semblent ni des revendications justes, comme celles du Chevalier à la main de fer, ni des plaintes émouvantes comme celles de l’amant de Charlotte, mais des rêveries malsaines que dissipent de sages paroles. C’est en effet avec une douce puérilité d’enfant gâté, docile au fond, prêt à s’assagir, que Tasse regrette l’âge d’or — celui « où chaque oiseau, dans le libre espace de l’air, où chaque animal, errant par les monts et les vallées, disait à l’homme : ‘Ce qui me plaît est permis.’ » Ce qui lui vaut aussitôt une affectueuse réprimande de la princesse : « Mon ami, l’âge d’or est passé sans doute, mais les nobles cœurs le ramènent. Et, s’il faut t’avouer ce que je pense, l’âge d’or dont le poète a coutume de nous flatter, ce beau temps n’exista peut-être pas davantage qu’il n’existe. S’il fut jamais, il n’était certainement que ce qu’il peut toujours redevenir pour nous. Il est encore des âmes sympathiques, qui se rencontrent et jouissent ensemble de ce bel univers. Il ne faut, mon ami, que changer un seul mot dans la devise : « Ce qui est convenable est permis. » Cela n’est plus du tout la même chose. Aussi Tasse proteste-t-il, mais sans avoir le dernier mot, qui reste à la princesse. Goethe est maintenant avec elle. L’homme qui, dix ans auparavant, se passionnait avec tant d’ardeur juvénile pour la justice élémentaire des Raubritter est bien près déjà d’être celui qui dira : « J’aime mieux commettre une injustice que supporter un désordre. » On doit remarquer encore dans Tasse les traces d’un autre conflit que Goethe connaissait aussi, et qu’il s’efforce, dirait on, de décrire de très haut sans prendre parti, en observateur tranquille et rassuré : la lutte éternelle qui sévit entre les êtres d’espèce différente, les uns inclinés au rêve, amants de la chimère, toujours prêts à se perdre pour elle ; les autres, vrais fils de la terre, épris des biens positifs dont elle est féconde, trop curieux des meilleurs chemins pour lever jamais les jeux vers les nuages. Par le fait des circonstances qui, en le poussant à Weimar, le transformèrent en secrétaire d’État, mais plus encore par l’œuvre même de sa nature si diverse, où se réunissaient tant de contrastes, Goethe appartenait à ces deux catégories d’hommes, et simultanément il était poète et ministre. Il savait, par propre expérience, quelles sont pour un rêveur les difficultés de la vie pratique et d’où viennent les obstacles qui les aggravent encore ; il se souvenait des adroits efforts de M. von Fritzch pour l’arrêter dès les premiers pas dans sa carrière officielle ; il se rappelait aussi les sacrifices faits aux « affaires » par son ambition d’écrivain, tant de plans abandonnés dans ses cartons, tant de projets délaissés que seuls les loisirs du voyage lui permettaient enfin de reprendre. Et une fois de plus, selon la méthode qu’il connaissait déjà, il se dédoubla. À côté de la figure de son protagoniste, il en plaça une autre, qui la compléta en lui faisant contraste. Antonio Montecatino, en effet, ne représente pas seulement les ennemis historiques qui poursuivirent le Tasse de leurs rancunes : Pigna, Guarini, et l’authentique Montecatino, lequel, avant d’être secrétaire d’État, avait été professeur de philosophie à l’académie de Ferrare ; il représente encore, et surtout, l’autre face de l’éternel Moi que Goethe décrit sous les traits de ses héros. Il est à Tasse ce que Weislingen est à Gœtz, ce que Méphistophélès est à Faust, son complément, l’ombre inséparable qui dépend de lui, bien qu’elle semble le contredire ou même le railler : telle, dans la vieille légende, l’ombre moqueuse de Marcolf suivant le grave roi Salomon. L’un est ardent, l’autre froid ; l’un rêve sans cesse, l’autre ne veut qu’agir ; de celui-ci, le « cœur demeure inébranlable sur le flot inconstant de la vie » ; de celui-là, il flotte au gré de tous les vents et de toutes les vagues. Aussi se heurtent-ils comme des éléments contraires, de leurs lèvres jaillissent naturellement les paroles qui se contredisent ; entre eux, la querelle éclate d’elle-même, au premier incident. Et pourtant ils se confondent, ils cohabitent dans la même âme, ils ne sont qu’un seul et même être. Aussi se réconcilient-ils à la fin : l’harmonie se rétablit entre eux, comme elle s’était rétablie en Goethe au moment où il prit la résolution de quitter Weimar pour rendre au poète ses droits. Vous voyez tout ce qu’il y a de personnel dans cette œuvre aux allures si calmes, d’une ordonnance si tranquille, dans cette œuvre d’apaisement et de sérénité. Au fond, elle est une confession, au même titre que Werther, mais en serrant de plus près l’intime vérité. Si l’on veut savoir comment Goethe concevait sa propre image, c’est ici qu’on pourra l’apprendre, en observant Tasse et Antonio dans l’être unique qui a été leur seul modèle. On ne saurait méconnaître que cette image est fort belle. À eux deux, ces deux hommes possèdent une âme commune capable de réfléchir l’univers, et le contraste qu’ils forment embrasse toute la vie. Nous ne pourrions imaginer aucune idée qui ne trouvât en l’un ou en l’autre l’espace de s’épanouir, aucun sentiment dont l’un ou l’autre ne pût être la haute expression, aucun acte que l’un ou l’autre ne pût accomplir. Les répliques qu’ils échangent, les reproches mêmes qu’ils s’adressent, ce sont de profondes paroles, au sens lointain, qui traduisent avec une puissance symbolique le désaccord flagrant du rêve et de l’action, et — malgré l’optimisme de parti pris répandu sur l’œuvre comme un sable d’or — la douleur qui résulte de leurs perpétuels malentendus. Goethe dut éprouver un bien vif mouvement de joie le jour où, dans le livre de Serassi, il découvrit ce personnage d’Antonio Montecatino, presque oublié de l’histoire, dont il s’empara, qu’il fit sien, qui seul lui permit de développer toute sa pensée, de traiter tout son sujet, d’étaler toute son apologie : sans Antonio, sa pièce fût probablement demeurée un fragment inachevé, comme Prométhée : au plus, elle serait devenue une rapsodie lyrique, ennuyeuse et de saveur fade. Antonio l’a relevée, il en est le sel savoureux et salutaire. En même temps qu’il peignait son portrait embelli, Goethe était amené à peindre aussi les figures qui, dans la vie, accompagnaient la sienne. Il les a bien traitées : elles bénéficient toutes de sa volonté de ne voir et de ne rencontrer que des exemplaires irréprochables de l’humanité, décorés des vertus qu’il regardait alors comme les plus hautes, tous beaux, tous intelligents, tous bons, du moins selon l’idée qu’il se faisait de la bonté, de l’intelligence, de la beauté. On les reconnaît sans peine sous leurs déguisements italiens, d’autant plus qu’ils s’éloignent davantage des données de l’histoire. À coup sûr, c’est à Weimar qu’il pense, ce n’est point à Ferrare, quand il esquisse les traits de la petite ville qui sert de théâtre à son drame. « Elle est devenue grande par ses princes », dit la Scandiano. À quoi la princesse réplique : « Plus encore par les hommes excellents qui s’y sont rencontrés par hasard et heureusement réunis. » Ce qui amène la comtesse à reprendre : « Le hasard disperse aisément ce qu’il rassemble. Un noble esprit attire de nobles esprits et sait les fixer comme vous faites. Autour de ton frère et de toi, se réunissent des cœurs qui sont dignes de vous, et vous égalez vos illustres ancêtres. » Quelle que fût l’indifférence de Goethe pour l’exactitude historique, quelque imparfaits que fussent ses documents, il ne pouvait ignorer que de tels compliments adressés aux princes de la famille d’Este eussent paru de l’ironie ; qu’Alphonse II avait du sang de Borgia dans les veines ; que pour lui comme pour ses « illustres ancêtres », l’accueil fait aux poètes n’était guère qu’un calcul d’ambition ; que cet accueil — ainsi que l’Arioste, avant Tasse, en fit l’expérience — était étroit, parcimonieux, intéressé, car ces princes, habiles ménagers de leurs ressources, entendaient que leurs protégés servissent à double fin, et, tout en célébrant à loisir leurs noms pour la postérité, leur rendissent maint service délicat dans le siècle présent ; que l’administration de leurs États, surtout l’organisation de leur armée, les préoccupait beaucoup plus que l’érudition, les lettres, les arts. Alphonse II, en particulier, ne rappelait en rien le prince humanitaire [sic], sentencieux, modéré, qui donne à Tasse de sages conseils, s’applique à lui rendre la vie agréable, cherche à le guérir de sa misanthropie, montre dans ses propos autant de justesse d’esprit que d’élévation d’âme. C’était, au contraire, un rude homme, ambitieux, tenace, qui poursuivait âprement les desseins d’une diplomatie ténébreuse tout en expérimentant de nouveaux systèmes de canons et d’arquebuses pour appuyer au besoin ses droits, et qui surveillait, de très près, l’instruction de son infanterie. Peu fortuné dans ses négociations, mal servi par des ministres infidèles (dont un des pires fut précisément Antonio Montecatino), il s’efforçait de cacher les déceptions de son orgueil et s’enfermait en lui-même. Si quelque souverain plus moderne ou plus près de Goethe eût eu certains traits de ressemblance avec lui, c’eût été, peut-être, un des Hohenzollern, prédécesseurs de Frédéric II, souverains d’un État modique, ambitieux de s’accroître, bien plus en tout cas que l’honnête Charles-Auguste. Mais Goethe s’était hâté de perdre de vue son modèle authentique : il traçait, selon sa fantaisie, le portrait idéal du Prince et, comme il était poète de cour, il émaillait sa description d’allusions aimables et de compliments flatteurs. Comme Alphonse, les autres personnages du drame ne ressemblent en rien à leurs modèles historiques et rappellent, au contraire, les figures que Goethe avait depuis dix ans sous les yeux. Merck, qui depuis des années posait déjà pour Méphistophélès, posa pour Antonio Montecatino, ou du moins pour les lignes extérieures de ce personnage dont nous connaissons les véritables origines. En la gracieuse figure d’Éléonore Sanvitale, si séduisante bien qu’entachée un peu d’esprit d’intrigue, on se plut à reconnaître la belle comtesse Werthern, qu’on devait retrouver plus tard dans Wilhelm Meister. Surtout, la princesse parut un portrait ressemblant de Mme de Stein : l’on ne doute pas que Goethe ait ici retracé, sous les couleurs qu’il tenait à lui donner, l’histoire de leur longue liaison. Une fois de plus, pour employer le langage abstrait de M. Kuno Fischer, le « sujet » s’est pris pour l’« objet ». Rappelez-vous le ravissement où la « silhouette » de la seconde Charlotte avait plongé Goethe ; les expériences dont il sortait à peine, aussi meurtri qu’il pouvait l’être, en tous cas fatigué, lorsqu’il la rencontra ; le ton enthousiaste, presque dévot, des premiers billets qu’il lui écrivait ; et lisez ces vers :
Ainsi que l’homme égaré par de vains prestiges est aisément et doucement guéri par l’approche de la divinité, je fus doucement guéri de toute fantaisie, de tout égarement, de tout désir trompeur aussitôt que mon regard eut rencontré le tien. Tandis qu’auparavant mes vœux ignorants s’égaraient entre mille objets, pour la première fois je rentrai en moi-même avec confusion, et j’appris à connaître le bien désirable. C’est ainsi qu’on cherche vainement, dans le vaste sable des mers, une perle qui repose cachée dans la nacre, sa retraite solitaire.Remarquez encore l’influence toute bienfaisante qu’exerce sur le fougueux poète l’âme tranquille de la princesse, l’art savant dont elle use pour le modérer, pour retenir sa passion dans les limites que prescrivent les mœurs et sa faible santé. Ce sentiment subtil, qui ne réclame aucune satisfaction sensuelle, redoute l’aveu comme un commencement de brutalité, s’enfuit dans des régions tout intellectuelles, raisonne, discute, esthétise, poétise — ce sentiment est analysé avec une sûreté de touche qui porterait à croire que les relations de Goethe et de Mme de Stein ne furent jamais plus passionnées. En tout cas, elles apparaissent ici ramenées à un pur commerce d’âme à âme, et les points de contact sont frappants : « Ah ! chère Lotte, écrivait Goethe à son amie, le 27 février 1787 — et l’on ne sait si l’allusion porte sur la séparation du moment ou sur tout leur amour — tu ne sais pas quelle violence je me suis faite et me fais, et qu’au fond la pensée de ne pas te posséder, de quelque façon que je la prenne, me tourmente et me dévore. » C’est bien là, presque exacte, la nuance des regrets qu’exprime Tasse, dans l’entretien suprême où il laisse éclater son cœur, en employant le mot même qu’il appliquait de préférence à la seconde Charlotte : « Tu es toujours celle qui m’apparut, dès le premier moment, comme un ange sacré… Est-ce un délire qui m’entraîne vers toi ? Est-ce une frénésie, ou un sens plus relevé qui saisit, pour la première fois, la plus haute, la plus pure vérité ? Oui, c’est le sentiment qui seul peut me rendre heureux sur cette terre ; qui seul m’a laissé misérable quand je lui résistais et voulais le bannir de mon cœur. Cette passion, je songeais à la combattre ; je luttais et je luttais contre le fond de mon être : je détruisais ma propre nature, à laquelle tu appartins si complètement. » Dans les transports où Tasse se laisse entraîner ensuite, d’aucuns ont voulu voir une revanche des sens violentés contre un amour incomplet, un réquisitoire contre l’amour platonique, ou même un plaidoyer du poète pour son amie du jour contre celle de la veille, pour Christiane contre Charlotte, une espèce de justification des ardeurs des Élégies romaines. Les bons arguments ne manquent point à l’appui d’une telle thèse : on rappelle que, pendant les années qui précèdent son voyage, Goethe se réclamait volontiers des doctrines d’un naturisme presque intransigeant, et qu’athée déjà en partant pour l’Italie, il était revenu païen. Il ne faut cependant pas pousser trop loin l’exégèse. Les œuvres des poètes n’ont pas toujours les dessous compliqués que leur prêtent les commentateurs. Aussi, tout en reconnaissant en Tasse une œuvre en grande partie personnelle, dont on peut même accepter certains fragments comme des pages de confession, vaut-il mieux résister à la tentation d’y chercher des données trop précises sur la vie de Goethe et sur son âme. Nous ne saurons jamais exactement ce qu’il y a mis de lui-même, comme aussi nous ignorerons toujours quelle part de son œuvre revient à l’inconscience de l’artiste, quelle aux calculs de l’habile homme, soucieux de composer son attitude. Le secret de tels amalgames, c’est celui même du génie, qui ne le livre pas.
Que nul ne soit égal à l’autre ; mais que chacun soit égal au plus haut. Comment arranger cela ? Que chacun soit complet en soi. — Le triste sort de la France peut donner à penser aux grands : toutefois, il doit plus encore faire réfléchir les petits. Les grands sont submergés. Mais qui a protégé la multitude contre la multitude ? La foule est devenue le propre tyran d’elle-même. — Tous les apôtres de la liberté me furent toujours odieux : chacun ne cherchait au fond que l’arbitraire pour vivre. Veux-tu délivrer le peuple ? Ose le servir. Veux-tu savoir combien cela est dangereux ? Fais-en l’épreuve. — Les rois veulent le bien, les démagogues aussi, dit-on ; mais ils se trompent. Ils sont, hélas ! des hommes ainsi que nous.Quand Goethe interrompait ses rêveries érotiques ou ses méditations païennes pour formuler en distiques ces banales réflexions, il regardait sans doute la Révolution comme un orage éloigné, en songeant peut-être au sage de Lucrèce, tranquille sur son rivage pendant que les matelots se débattent contre la mer irritée. Il ne prévoyait pas que le « triste sort de la France » allait troubler l’Europe, que bientôt l’Allemagne et le pacifique duché de Saxe-Weimar-Eisenach, et Charles-Auguste, et lui-même, seraient entraînés dans la bagarre. Ce fut pourtant le cas. Le duc de Weimar était colonel prussien. Quand les alliés envahirent la France, il dut partir avec son régiment — un régiment d’avant-garde — et pria son fidèle « conseiller privé » de l’accompagner. Ce qui nous a valu la relation de la Campagne de France, celle du Siège de Mayence et de curieuses lettres adressées à divers amis. Ces documents concordent à nous montrer en leur auteur — malgré le caprice du sort qui le transformait en envahisseur, presque en soldat, un observateur curieux, bien résolu à contempler les événements sans rien hasarder de son âme dans leur conflit, une façon de touriste quand même, l’esprit si éveillé, si attentif, si vite attiré par la mobilité des impressions changeantes, si décidé à trouver des motifs d’intérêt partout où il passe, qu’il en oublie que des armées l’entraînent et qu’on tire des coups de canon. Il profite de ce qu’il est sur la terre de France pour lire, écrit-il à Knebel, des écrivains français que, sans cela, il n’aurait jamais lus : en sorte, dit-il, que « j’utilise mon temps du mieux que je peux ». La fatigue lui fait perdre un peu de la corpulence qu’il devait aux talents culinaires de Christiane : cela n’est point un mal. Tout en suivant les marches et les contremarches, il observe dans les ruisseaux des phénomènes de réfraction — d’ailleurs assez ordinaires, prétendent les spécialistes — et se persuade qu’il fait « des découvertes in opticis ». Il se plairait assez, n’était le mauvais temps, qui le retient trop souvent dans sa tente. Et, probablement en pensant à son cher théâtre de Weimar, il compare à une comédie le spectacle qui se déroule devant lui :
Quoique j’aie déjà rencontré dans le corps diplomatique de vrais et estimables amis, je ne puis retenir, en les trouvant mêlés à ces grands événements, de malicieuses pensées : ils m’apparaissent comme des directeurs de théâtre, qui choisissent les pièces, distribuent les rôles et demeurent invisibles, pendant que la troupe fait de son mieux, obligée de commettre à la bonne chance et à l’humeur du public le résultat de leurs efforts.On a beaucoup reproché à Goethe ce détachement qu’il conserva d’un bout à l’autre de la campagne. On le lui a reproché comme un trait nouveau de son égoïsme, de son indifférence au bonheur des autres, de son dédain de la vie commune. M. Baumgartner, entre autres, après avoir cité les lignes qu’on vient de lire, s’indigne avec véhémence : une comédie, s’écrie-t-il à peu près, des événements qui brisent le trône des rois de France, renversent les armées allemandes devant les Jacobins, traînent dans la boue le nom de l’Allemagne, — une comédie ! Et il invoque en frémissant le souvenir d’Archimède. J’avoue qu’il m’est difficile de partager une telle indignation, et qu’au contraire la sérénité de Goethe à travers les catastrophes communes et les dangers qu’il courait lui-même me semble une preuve indéniable de supériorité, un trait de nature vraiment divin, qui pourrait peut-être éclairer et justifier son attitude en d’autres circonstances. La révolution, la guerre, la chute d’un trône, la défaite des alliés (bien qu’il en fût), la retraite, c’étaient là, pour lui, des incidents d’une portée toute relative, qui ne devaient pas plus arrêter le développement de sa pensée personnelle que celui de la pensée humaine. Il les traversait sans leur permettre, si l’on peut dire, de l’entamer, avec le tranquille courage d’un voyant qui les juge de haut, et qui a le droit de les juger ainsi, son intelligence embrassant des horizons si étendus que les accidents de l’histoire s’y rabaissent à leurs proportions vraies. En sorte que l’homme, sans aucun doute, n’a rien perdu à avoir conservé son sang-froid, en des moments dont le seul souvenir fait s’effarer les ordinaires publicistes. L’écrivain a-t-il retiré les mêmes bénéfices de ce détachement ? C’est là une autre question, à laquelle répondent assez fâcheusement les œuvres inspirées par la révolution : Le Grand Cophte, Le Citoyen général, Les Révoltés, Les Entretiens d’émigrés allemands. Par cela même qu’elles sont parmi les plus faibles de Goethe, elles pourraient démontrer que le poète qui s’isole de son temps pour vivre « en l’éternel », — qui donc aurait la platitude de l’en blâmer ? — doit alors renoncer à toucher aux choses du moment. D’autant plus que Goethe ne semble pas s’être jamais douté de leur faiblesse. Ses lettres à Schiller montrent qu’il estimait fort Les Entretiens. Sur Le Grand Cophte, dont le sujet lui avait été fourni par l’aventure du Collier de la Reine, il est vraiment d’une étonnante complaisance ; car il disait au fidèle Eckermann, lequel avait la candeur d’admirer cette œuvre autant que les autres : « Le sujet est bon, parce que son importance n’est pas seulement morale, mais aussi historique ; l’aventure précède immédiatement la Révolution française et en est, pour ainsi dire, le point de départ… Ce n’était pas une petite affaire que de donner d’abord de la poésie à un fait tout à fait réel et ensuite de le rendre propre à la scène ; et cependant vous avouerez que tout est parfaitement calculé pour le théâtre. » Eckermann avoue sans hésiter, n’ayant point l’habitude de contredire ; mais il est difficile de juger comme lui. Quant au Citoyen général, Goethe disait au même confident : « C’était dans son temps une très bonne pièce et elle nous a procuré plus d’une joyeuse soirée. » On a peine à s’expliquer de telles illusions : vainement on chercherait dans Le Grand Cophte un sens historique, ou autre chose qu’une pièce digne à peine d’un dramaturge de second ou de troisième rang ; Le Citoyen général n’est qu’une farce assez basse, un faible vaudeville ; on ne saurait que dire des Entretiens, article insignifiant et mal réussi. Tout au plus peut-on s’intéresser, dans Les Révoltés, à deux silhouettes assez finement observées ou devinées : celle du chirurgien Breme de Bremenfeld, personnage vaniteux, important, prétentieux et sot, qui paraît un ancêtre des Homais d’aujourd’hui, et celle d’un précepteur aigri, qui rappelle le neveu de Rameau et annonce Jacques Vingtras. Pour trouver dans l’œuvre de Goethe une trace plus heureuse des émotions de l’époque révolutionnaire, il faut aller jusqu’à Hermann et Dorothée, où elles s’agitent à l’arrière-plan. Est-ce à la campagne de France, aux lectures sous la tente de quelques-uns de nos écrivains ; est-ce plus simplement aux goûts classiques de Charles-Auguste, qu’il faut attribuer un revirement assez singulier dans les idées littéraires de Goethe ? Toujours est-il que, pendant cette période, il se rapproche de la littérature française, de la littérature du XVIIIe siècle, de la littérature « rococo ». On se rappelle qu’au temps de sa jeunesse il la tenait en grand mépris : Herder et lui, dans leurs causeries de Strasbourg, jugeaient avec une extrême sévérité Voltaire, Diderot, d’Holbach et leurs amis. Et maintenant, voici que Goethe interrompt son Faust, abandonne le projet longuement caressé d’une épopée homérique (L’Achilléide), pour se dévouer à l’adaptation de deux tragédies de Voltaire, Mahomet et Tancrède, destinées aux représentations du théâtre de la cour. Il prend goût à ce travail, il y consacre beaucoup de temps, il discute avec Schiller les modifications qu’il veut imposer aux textes originaux. Que nous sommes loin de « l’art allemand », de sa restauration, de sa création ! Mais Goethe n’a jamais craint de se contredire. Schiller, plus conséquent, plus consciencieux, plus théoricien, se troubla quelque peu de cet énorme accroc donné à leur commune esthétique : pour répondre aux critiques qu’il prévoyait, il écrivit ses stances à Goethe, quand il mit à la scène le « Mahomet » de Voltaire. C’est vraiment un curieux morceau. Schiller commence par exprimer, sans aucune réticence, son très sincère étonnement :
Toi-même, qui nous as ramenés du joug étroit des règ les à la vérité et à la nature ; qui, héros dès le berceau, as étouffé le serpent dont les anneaux enveloppaient notre génie ; toi qui depuis longtemps déjà décores l’art divin de son bandeau sacré, tu sacrifies sur les autels reniés de la Muse de modée que nous n’honorons plus ! L’art national est propre à ce théâtre, ici l’on ne sert plus d’idoles étrangères ; nous pouvons bravement montrer un laurier qui a verdi sur le Pinde allemand. Le génie allemand s’est enhardi pour monter au sanctuaire des arts, et sur les traces du Grec et du Breton, il a poursuivi la plus noble gloire.Goethe sait bien qu’en France l’art « ne peut produire la beauté dans sa noblesse » ; aussi, s’il revient à la France, n’est-ce point pour enchaîner de nouveau le génie allemand dans ses vieilles chaînes, ni pour le « ramener au jour de sa minorité sans caractère ». Il n’entend compromettre aucun des grands résultats obtenus. Tout ce qu’il veut, c’est emprunter à l’art français les quelques secrets utiles qu’il détient :
Chez le Franc seul, on pouvait encore trouver de l’art, bien que l’art n’y atteignît jamais à son haut idéal, car il le tient enfermé dans d’étroites limites, où nul écart n’est possible. La scène est pour lui une enceinte sacrée ; de son domaine solennel sont bannis les accents rudes et négligés de la nature ; pour lui, la langue elle-même s’élève jusqu’au chant : c’est le royaume de l’harmonie et de la beauté, tous les membres se combinent en belle ordonnance, l’ensemble se développe en un temple imposant, et le mouvement même emprunte son charme de la danse. Le Franc ne saurait nous servir de modèle, et nul esprit de vie ne parle dans son art. Il ne peut devenir qu’un guide vers le mieux. Qu’il vienne comme un esprit disparu qui a quitté ce monde, pour purifier la scène souvent profanée et en faire le digne séjour de l’antique Melpomène !Schiller, à ce qu’il semble, éprouvait donc le besoin d’excuser son ami, dont la cause — si l’on en juge par les hésitations du plaidoyer — ne lui semblait point excellente. Goethe, cependant, persévéra dans cette voie. Après Tancrède, nous le voyons encore traduire — même assez mal — Le Neveu de Rameau. Il en communiqua le manuscrit à Schiller. Celle-ci n’en releva ni les contresens ni les passages tronqués que M. L. Geiger a constatés plus tard, mais se contenta de protester un peu contre les tendances néoclassiques de son frère d’armes. Goethe lui répondit — ce sont les dernières lettres que les deux amis échangèrent — par un éloge, étonnant sous sa plume, de Louis XIV et de Voltaire : Louis XIV est un « roi français dans le sens-le plus élevé » ; Voltaire est « l’écrivain le mieux adapté à la nation française », et possède une longue série de qualités dont il serait fastidieux de reproduire l’énumération. On voit qu’en 1805 Goethe était bien revenu de ses anciennes opinions. Plus tard, il se reniait encore en disant à Eckermann, à propos de la traduction de Faust, de Gérard de Nerval : « D’étranges idées me passent par l’esprit, quand je pense que ce livre a encore de la valeur dans une langue dont Voltaire a été le souverain, il y a plus de cinquante ans. Vous ne pouvez pas penser tout ce que je pense, car vous n’avez aucune idée de l’importance qu’avaient dans ma jeunesse Voltaire et ses grands contemporains, et de leur domination dans le monde moral. Ma biographie ne fait pas voir clairement l’influence que ces hommes ont exercée sur ma jeunesse ainsi que la peine que j’ai eue à me défendre contre eux, à prendre ma vraie position et à considérer la nature sous un jour plus vrai51. »
Sur maintes questions que je n’avais pu encore débrouiller, la contemplation de votre esprit (je ne saurais définir autrement l’ensemble de ce que vos idées m’ont fait éprouver) vient de faire jaillir en moi une lumière inattendue… Votre regard observateur, qui s’arrête sur les choses avec autant de calme que de limpidité, vous met à l’abri des écarts où s’égarent trop souvent l’esprit spéculatif et l’imagination […]. Votre intuition est si juste qu’elle embrasse avec ampleur tout ce que l’analyse a tant de peine à chercher de tous côtés. Depuis longtemps déjà, j’observe de loin, il est vrai, mais avec une admiration toujours croissante, la marche de votre esprit et la route que vous vous êtes tracée. Vous cherchez le nécessaire de la nature, mais sur une route si difficile que tout esprit moins fort que le vôtre se garderait bien de s’y aventurer. Pour vous éclairer sur les détails de cette nature, vous embrassez son ensemble, et c’est dans l’universalité de ses phénomènes que vous cherchez l’explication profonde de l’individualité […] Semblable à l’Achille de l’Iliade, vous avez choisi entre Phtia et l’Immortalité. Si vous aviez reçu le jour en Grèce ou seulement en Italie ; si, dès votre berceau, vous eussiez vécu au milieu d’une nature ravissante, et entouré des œuvres de l’art qui idéalisent la vie, votre route se fût trouvée beaucoup plus courte, peut-être même ne vous y seriez-vous point engagé. Dès la première contemplation des choses, vous auriez reçu en vous la forme du nécessaire, et, dès votre premier essai, le grand style se serait développé. Mais vous êtes né en Allemagne, et puisque votre antique esprit a été jeté au milieu de cette nature septentrionale, il ne vous restait d’autre alternative que de devenir un artiste du Nord, ou de donner à votre imagination, par la puissance de la pensée, ce que la réalité lui a refusé, et d’enfanter, pour ainsi dire, du fond de vous-même et d’une manière rationnelle, tout un monde hellénique […]Jamais Goethe ne s’était senti si bien compris : il répondit sur un ton simple et affectueux. Ainsi fut liée une amitié que la mort seule devait dénouer. À vrai dire, Goethe n’apporta point à l’entreprise qui leur avait servi de trait d’union tout l’appui que Schiller espérait de lui : il communiqua bien au rédacteur des Heures le manuscrit de Wilhelm Meister, mais seulement pour avoir ses conseils ; ses contributions à la revue demeurèrent très réservées : ce ne furent guère que les Entretiens d’émigrés allemands, qui n’étaient point un brillant cadeau, et la biographie de Benvenuto Cellini, qui ne lui coûta pas beaucoup d’efforts. D’autre part, il ne s’employa jamais aussi activement qu’il l’aurait pu à tirer le pauvre Schiller de ses embarras matériels. Celui-ci, en effet, fut traité par Charles-Auguste, jusqu’à la fin de sa vie, avec une exceptionnelle parcimonie. Tandis que Goethe, qui tenait la tête des faveurs ducales, recevait, outre son logement, 1800 thalers d’honoraires, que Kotzebue en touchait 1600 et Knebel 1500, Schiller, professeur d’histoire à Iéna, dut se contenter de 200 thalers. Appelé en 1795 à l’université de Tubingue, il refusa cet appel sur la promesse que son traitement serait doublé : il fallut quatre années pour que cette promesse fût tenue, et ce ne fut qu’à partir de 1804 qu’il reçut 800 thalers. Ces humbles chiffres dégagent une impression d’autant plus pénible que plus tard Goethe les avait oubliés, et racontait à Eckermann que, dès son arrivée à Weimar, Schiller avait reçu du duc une pension annuelle de 1000 thalers, qui devait être doublée « au cas où il serait empêché de travailler par la maladie ». Il ne faudrait point toutefois tirer de ces données des conclusions désobligeantes pour Goethe : son ami mettait une délicatesse extrême à l’entretenir de ses difficultés d’existence, dont peut-être il ne connut que trop tard la triste réalité. De bonne heure, cependant, l’amitié des deux poètes avait pris un caractère d’alliance offensive qu’elle ne devait heureusement pas conserver : on connaît l’histoire des Xénies, ces vives épigrammes préparées en commun, avec des raffinements de préméditation, que Schiller annonçait à Kœrner en ces termes : « On déclamera terriblement contre elles, mais on se jettera avidement dessus », et qui soulevèrent en effet tant de colères parmi les écrivains allemands. La personnalité des « Dioscures » s’y confondit si bien qu’eux-mêmes auraient à peine distingué, dans l’œuvre commune, ce qui revenait à chacun53. Goethe en avait eu la première idée ; Schiller l’accepta avec enthousiasme ; ils l’exécutèrent ensemble, non sans de malicieuses joies ; et, de même qu’ils avaient partagé le plaisir, ils partagèrent la peine : car les réponses ne manquèrent pas ; les poètes atteints, ou leurs amis, rendirent les coups avec une extrême violence ; il surgit une incroyable abondance de contre-xénies. Quelques-unes sont à peu près spirituelles, comme le distique qui reprochait aux deux amis les libertés de leur métrique.
La plupart était simplement grossières. Et la répartition des injures fut inégale : par sa situation, par son caractère, par sa vie, Goethe offrait aux tireurs une plus large cible. Il fut le plus maltraité. On railla — bien lourdement d’ailleurs — son universalité ; on attaqua son administration. On alla plus loin, on pénétra dans son intimité : « Mam’sell Vulpius » ne fut point épargnée, et prononça des sentences de cette force :
Les « Dioscures », qui avaient lancé leurs flèches avec de beaux gestes de demi-dieux, sentirent les coups. Toutefois, ayant sur leurs adversaires la supériorité du talent — car parmi ceux qu’ils avaient visés les meilleurs ne répondirent pas — ils purent se consoler par le mépris. Ce ne fut pas sans saigner sous les traits grossiers : « J’avais déjà lu la sale production qu’on a publiée contre nous, écrit Schiller à son ami, le 6 décembre 1796, dont l’auteur, à ce qu’on m’affirme, est M. Dyck, de Leipzig. Quoique les ressentiments de certaines gens ne puissent se manifester d’une manière plus noble, ce n’est que dans notre Allemagne que le mauvais vouloir et la grossièreté peuvent se permettre de pareilles sorties contre les auteurs respectés ; partout ailleurs, j’en suis convaincu, un écrivain qui se conduirait ainsi perdrait à jamais l’estime et la confiance du public. Puisque la honte ne peut rien sur des pécheurs comme ceux-là, on devrait au moins pouvoir les contenir par la peur ; mais chez nous la police est en aussi mauvais état que le goût littéraire. » Après quoi, pris peut-être d’un doute sur leurs propres procédés, l’honnête poète ajoutait : « Ce qu’il y a de désagréable en cette affaire, c’est que les gens modérés, loin de prendre nos Xénies sous leur protection, diront d’un air de triomphe que, puisque nous avons commencé l’attaque, le scandale retombe sur nous. » J’imagine que Schiller pesa un moment ce scrupule, et finit par rassurer sa conscience en comparant la modération de l’attaque aux violences personnelles et grossières des réponses ; car il conclut : « En tout cas, les distiques de nos adversaires sont une brillante justification des nôtres, et il n’y a pas de remède pour ceux qui ne voient pas encore que nos Xénies sont une production vraiment poétique. Il était impossible de séparer plus nettement qu’on ne l’a fait ici la grossièreté et l’insulte de l’esprit et de la gaîté. » Ce qu’il y a de fâcheux dans cette passe d’armes, c’est qu’elle a pu tromper les contemporains, comme elle trompe encore quelquefois la critique, sur l’amitié des deux poètes : elle en accentue le côté d’entente et d’alliance. Goethe et Schiller, qui sont alors les deux premiers écrivains de leur pays, semblent avoir réuni leurs forces pour en devenir les plus redoutables. Les « Dioscures » n’ont pas l’air, à ce moment, de fils de Jupiter s’entr’aidant pour quelque noble conquête, mais bien de simples fils des hommes, très habiles, qui s’associent pour une fructueuse entreprise dont ils poursuivent les communs bénéfices aux dépens des voisins plus chétifs ou moins adroits. Aussi a-t-on pu arguer, avec une apparence de raison, qu’il n’y eut jamais entre eux de véritable intimité ; que l’égoïsme congénital de Goethe, qui l’avait écarté de l’amour dévoué, lui interdisait aussi l’amitié désintéressée et pure ; que Schiller réserva toute sa tendresse pour son ami Koerner ; que leur commerce fut exclusivement intellectuel et n’engagea jamais leur cœur. Mais il suffit de lire leur belle correspondance — qu’un de leurs détracteurs a le triste courage de qualifier d’« échange de dépêches esthético-littéraires » — pour en juger plus justement. Peut-être bien qu’à l’origine, au moment des Heures ou encore des Xénies, il y eut une part de calcul dans leur alliance ; peut-être qu’ils pesèrent l’un et l’autre les avantages pratiques qu’ils retireraient d’une entente et d’une action communes ; peut-être que des considérations d’intérêt ou d’ambition mirent à l’un la plume à la main pour demander l’appui de l’autre et dictèrent la prudente réponse de celui-ci. Mais ces basses pensées ne tardèrent pas à s’atténuer dans leur belle union, puis à en disparaître, et leur amitié se développa noblement, nourrie et renouvelée par les loyaux services que se rendirent leurs intelligences. Sans doute, entre de tels hommes, l’amitié conserva un caractère qui devait la rendre incompréhensible au vulgaire : elle manqua de cette familiarité avec laquelle beaucoup de gens la confondent volontiers ; jusqu’à la fin, elle garda une tenue un peu sévère, avec des nuances de respect de la part de Schiller, de bienveillance de la part de Goethe. Elle n’en fut pour cela ni moins sincère, ni moins chaleureuse. Ils s’ouvrirent l’un à l’autre aussi complètement que peuvent s’ouvrir deux âmes étrangères, dont chacune est grande à sa manière, riche de trésors qu’elle pourrait détenir. Ces trésors, ils se réjouissent de s’en faire largesse. Chacun se hâte de livrer à l’autre l’idée nouvelle dont il vient de s’enrichir. Ils se communiquent tout ce qu’ils savent, tous leurs secrets d’art, toutes leurs ressources, si bien que leur travail personnel n’est presque plus désormais qu’une collaboration. Collaboration singulière, unique dans l’histoire des lettres, qui n’implique aucun sacrifice : car chacun conserve intact son propre génie, en l’élargissant cependant de tout ce que l’autre possède ou acquiert. Dès que Schiller a lu le texte complet de Wilhelm Meister, qu’il a suivi, annoté, commenté livre après livre, il sent que quelque chose, dans cette œuvre, est à lui : « Je regarde, écrit-il, comme l’événement le plus heureux de mon existence que vous ayez pu achever cette production, non seulement pendant que je vis encore, mais à une époque de ma carrière où il me reste assez de force pour puiser à une source aussi pure. Les douces relations qui se sont établies entre nous m’imposent le devoir religieux de confondre votre cause avec la mienne. C’est en faisant de tout ce qu’il y a de réel en moi le miroir fidèle du génie qui vit sous l’enveloppe de ce roman, que j’espère mériter, dans le sens le plus élevé, le titre de votre ami. » Goethe sent si bien le prix de cette amitié qu’il écrit plus tard54 : « J’ai absolument besoin de vous voir, car j’en suis arrivé au point de ne pouvoir écrire sur aucun sujet sans en avoir longuement bavardé avec vous. » Il n’hésite point à demander à Schiller de réfléchir à Faust pendant ses « nuits d’insomnie ». Plus tard, il définit avec un rare bonheur de pensée et d’expression les résultats de leur amitié55 : « L’heureuse rencontre de nos deux natures nous a déjà procuré plus d’un avantage, et j’espère que cette salutaire influence continuera. Si je suis pour vous le représentant de bien des objets divers, vous m’avez, de votre côté, ramené à moi-même, en me détournant de l’observation trop exacte des choses extérieures. Par vous, j’ai appris à contempler les diverses phases de l’homme intérieur ; vous m’avez donné une seconde jeunesse, vous m’avez fait redevenir poète au moment où j’avais presque entièrement cessé de l’être. » Il n’a d’ailleurs pas moins de sollicitude pour le travail de son émule qu’il n’en attend de celui-ci. Dans ses fréquents accès de doute ou de fatigue, c’est à Goethe que Schiller demande le réconfort nécessaire : « J’ai besoin en ce moment d’un aiguillon qui ranime mon activité, et vous seul pouvez me le donner56. » C’est peut-être à Schiller que nous devons Faust ; mais quelle part revient à Goethe dans l’exécution de Wallenstein, de Marie Stuart, de Guillaume Tell, dont il rêva un instant de faire une épopée et qu’il céda à son ami ? En vain des envieux et des médiocres essaient-ils de troubler cette union qui, comme toutes les belles choses humaines, déconcerte et froisse la vulgarité moyenne. Elle résiste à leurs intrigues. Kotzebue ourdit un complot très savant pour exciter la jalousie dans des âmes qu’il juge d’après la sienne : il en est pour ses vilains calculs. Goethe et Schiller s’étaient élevés bien au-dessus de la rivalité : ils avaient porté leur amitié à une hauteur où les intrigants ne pouvaient plus l’atteindre, d’où même elle ne les apercevait plus. Pénétrés l’un de l’autre, également, bien que différemment supérieurs à leur milieu, ayant de leur art une conception qui les plaçait à l’abri des misères de la concurrence, ils ne formaient presque qu’un génie, qu’une intelligence, qu’une âme. Ce fut vraiment un beau spectacle, un de ceux qui honorent les hommes, et le souvenir, à travers leur correspondance, en rayonne sur leur histoire. La mort prématurée de Schiller y mit fin : Goethe ne cessa point de le regretter, ne manqua jamais une occasion d’honorer sa mémoire, demeura marqué de l’empreinte que le génie de son ami avait imposée au sien.
Ce sont deux mots, courts et faciles à dire, que nous prononçons souvent avec une douce joie ; mais nous ne connaissons point clairement les choses dont ils portent l’empreinte particulière. C’est une grande jouissance, dans la jeunesse et les vieux jours, d’embrasser hardiment l’un par l’autre ; et, si l’on peut les dire ensemble, on exprime un délicieux contentement. Mais aujourd’hui, je cherche à leur plaire, et je les prie de faire eux-mêmes mon bonheur ; j’espère en silence, et pourtant j’espère obtenir. De les bégayer comme le nom de ma bien-aimée, de les contempler tous deux dans une seule image, de les embrasser tous deux dans un seul être.Si quelques-unes de ces pièces font croire à un innocent jeu du cœur, à un flirt sentimental plus attendri que passionné, d’autres élèvent le ton, montrent à quel point l’illustre conseiller privé, le mari apaisé de Christiane, retrouvait ses transports d’autrefois :
En traits de flammes était profondément gravé dans le cœur de Pétrarque, plus que tous les autres jours, le Vendredi-Saint : il en est de même pour moi, j’ose le dire, de l’ Avent de 1807 . Je ne commençai pas, je continuai seulement d’aimer celle que, de bonne heure, j’avais portée dans mon cœur, qu’ensuite j’avais vaguement bannie de ma pensée, et qui maintenant me ramène dans ses bras. L’amour de Pétrarque, infini, sublime, resta sans récompense, hélas ! et, triste à l’excès, fut un martyre, un éternel Vendredi-Saint. Mais qu’à l’avenir, la joyeuse et douce approche de ma maîtresse ne cesse de me paraître, parmi les palmes triomphantes et les frémissements de joie un éternel jour de mai !Nous ne savons pas quels effets produisirent ces sonnets — et l’orgueil de les avoir inspirés — sur l’imagination de Minna Herzlieb. Nous savons seulement que Goethe quitta Iéna en proie à une douloureuse exaltation, et commença presque aussitôt les Affinités électives, qu’il acheva au commencement d’octobre de l’année suivante, « sans que l’impression du contenu, disait-il, ait pu se perdre entièrement ». Quant à Minna, elle ne tarda pas à quitter Iéna, où plus tard elle épousa le professeur Walch (1821). Son mariage ne fut pas heureux. Elle tomba dans une maladie d’esprit, dont la mort la délivra en 1865. L’amour de Goethe ne portait pas bonheur. Les Affinités électives sont donc un roman personnel autobiographique, bien plus que les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, au même titre à peu près que Werther. Une série de traits assez frappants vont une fois de plus nous montrer les procédés — on pourrait presque dire la méthode — par lesquels le génie de Goethe transformait, en les embellissant, les données de sa propre vie. On reconnaîtra que son roman authentique — pour autant que nous avons pu le suivre — n’a de séduisant que la touchante figure de Minna Herzlieb. Un homme de cinquante-huit ans, oublieux des quarante années qui le séparent d’une très jeune fille qu’il a vue grandir, n’offre point un beau spectacle : la passion qu’il éprouve, quelque sincère qu’elle soit ou quelque art qu’on mette à la décrire, aurait plus de chances de faire sourire que de faire pleurer. C’est là peut-être une injustice de nos préjugés : car pourquoi n’y aurait-il pas autant de poésie dans ces flammes tardives, qui attestent la vigueur persistante des cœurs, que dans celles de la vingtième année ? Mais, à tort ou à raison, nous assignons une limite à l’âge de l’amour : nous ne concevons pas un Roméo sexagénaire. Dans le cas qui nous occupe, d’autres détails contribueraient encore à enlever au roman un peu du charme et de la fraîcheur que nous exigeons d’un roman d’amour : le héros avait derrière lui un passé si chargé, tant d’aventures déjà exploitées, que le souvenir de toutes les Charlottes et de toutes les Frédériques devait obscurcir la nouvelle élue — dernière venue d’une série déjà trop longue et qui allait continuer. Ce héros, de plus, était conseiller privé depuis de longues années, « Excellence », anobli depuis quelque temps ; il prenait du ventre ; il avait « régularisé sa situation », et la femme qui depuis longtemps était sa compagne ne lui ajoutait aucun prestige. Avec quelle application Goethe corrige ces détails ! Il devient « Édouard, riche baron, dans la force de l’âge », et le vague de cet état civil lui suffit parfaitement. Édouard a beaucoup voyagé ; il a « mené dans ses voyages une vie indépendante, changeant à son gré, et passant d’une chose à une autre, ne voulant rien d’excessif, mais voulant beaucoup de choses et très diverses, sincère, bienfaisant, courageux et même vaillant dans l’occasion ». Il a donc une volonté, dont il se servira au besoin pour appuyer ses caprices : « Quelle chose au monde pouvait résister à ses désirs ? » Il a été marié deux fois, dans des circonstances un peu étranges à certains égards : d’abord, avec une femme « beaucoup plus âgée que lui », qui l’a « dorloté de mille manières », toute désireuse de « le récompenser de ses bons procédés pour elle, par la plus grande libéralité » ; puis avec Charlotte, qui a ramené dans sa vie la poésie que la prose de son premier mariage avait compromise : car ils s’étaient aimés dès leur jeunesse, comme elle se plaît à le rappeler au premier chapitre : « Un tendre amour nous unit dès nos jeunes années. On nous sépara, nous fumes ravis l’un à l’autre, toi parce que ton père, trop amoureux de la fortune, te maria avec une femme riche, mais d’un certain âge ; moi, parce que, sans raison particulière, on m’obligea à donner ma main à un homme opulent, honorable, mais que je n’aimais point. Nous redevînmes libres, toi le premier et la petite maman te laissa en possession d’une grande fortune ; moi, plus tard, à l’époque même où tu revins de tes voyages. Nous nous retrouvâmes ; nous avions de doux souvenirs : il nous fut agréable de les cultiver, et nous pouvions vivre ensemble sans obstacles. Tu insistas sur notre union : je ne consentis pas d’abord, car le nombre de nos années est à peu près égal, et, comme femme, je suis maintenant plus âgée que toi. À la fin, je n’ai pas voulu te refuser ce que tu semblais considérer comme ton unique bonheur. Tu voulais te reposer à mes côtés de toutes les fatigues que tu avais essuyées à la cour, au service, dans tes voyages ; tu voulais te recueillir, jouir de la vie, mais avec moi seule. Je mis ma fille unique en pension, où elle se développe, sans doute, d’une manière plus variée que la chose n’était possible dans un séjour champêtre. Et ce ne fut pas elle seulement, mais encore Ottilie, ma chère nièce, que je plaçai dans ce pensionnat, elle qui peut-être se serait mieux préparée, sous ma direction, à me seconder dans les soins du ménage. Tout cela s’est fait, avec ton approbation, uniquement pour qu’il nous fût possible de vivre pour nous-mêmes, de goûter sans trouble le bonheur que nous avions ardemment désiré dès le jeune âge, et bien tard enfin obtenu. C’est ainsi que nous sommes entrés dans notre séjour champêtre. Je me suis chargée de l’intérieur, toi des affaires du dehors et de l’ensemble. Mes arrangements sont pris pour aller au-devant de tous tes désirs et ne vivre que pour toi… » Comme on le voit par ce petit discours — qui est en même temps une claire exposition du roman — Charlotte est une personne affectueuse et intelligente : elle a de l’expérience, assez d’instinct pour deviner ce qu’elle ignore, beaucoup de délicatesse de cœur, suffisamment de distinction d’esprit ; elle rentre dans la lignée des personnes actives, douces et régulières, dont la première Charlotte, celle de Werther, est le type le plus accompli : moins riche, au lieu de mettre sa fille et sa nièce dans un pensionnat, elle leur aurait confectionné d’abondantes tartines, qui eussent rappelé celles qu’on mangeait de si bon appétit dans la « maison allemande » de Wetzlar. Mais fortune oblige : elle ne peut que gâter son mari, gouverner ses terres, embellir ses jardins. Comme vous le voyez, les circonstances matérielles sont transformées : Goethe s’est rajeuni, tout en restant ressemblant ; Christiane a disparu, pour faire place à une héroïne plus décorative et mieux appropriée. Ce qui demeure conforme à la réalité, c’est que nous avons affaire à des êtres mûrs, raisonnables, bien établis dans une bonne existence plus que confortable, qui ont eu l’un et l’autre leur part antérieure d’émotions, en sorte qu’il ne leur reste plus, semble-t-il, qu’à vieillir ensemble, dans la tiédeur de leur sentiment apaisé, dans le bel ordre de la propriété dont ils perfectionnent toujours l’arrangement. Ainsi en serait-il, sans doute, si l’imprudence d’Édouard ne se plaisait à réunir les éléments d’une catastrophe. Son bonheur de coq-en-pâte, au fond, l’ennuie. Sans se l’avouer, il trouve beaucoup de monotonie à cette existence d’où l’on a banni tous les troubles. Pour l’agrémenter, il imagine donc d’ouvrir leur foyer à l’un de ses amis qui se trouve dans une situation difficile et qu’il n’hésite point à introduire entiers dans leur intimité. Charlotte résiste à ce caprice ; mais elle y cède, et réclame en échange le rappel de sa nièce Ottilie. Le ménage à deux devient ainsi un ménage à quatre, qui prend aussitôt de l’intérêt. Le capitaine, en effet, est un galant homme, actif et intelligent comme tous les personnages de Goethe, d’une âme droite, d’un caractère solidement trempé. Quant à Ottilie, elle est douce, modeste, un peu passive, délicatement dévouée, d’une sensibilité vite inquiète, sous des dehors presque toujours tranquilles. Et voici que la nature, agissant selon ses lois inexpliquées, trouble l’accord des quatre substances humaines réunies ainsi par le hasard. N’en agit-elle pas de même avec les substances inconscientes, qui se cherchent, se séparent, se combinent selon le mystère de leurs affinités ? Le capitaine le sait, et, avant que l’action se noue, l’explique. Il est même prêt à démontrer par une expérience de chimie comment cela se passe : un corps A est uni avec un corps B, « sans que de nombreux essais et de nombreux efforts aient pu les sépare » ; d’autre part, des corps C et D sont unis dans des conditions pareilles. Vous mettez les deux couples en contact : en un instant, tout est bouleversé, A va se joindre à D et C à A, « sans qu’on puisse dire lequel a quitté l’autre le premier ». Édouard, qui aime à plaisanter, s’empare de cette formule.
Eh bien, dit-il, en attendant que nous voyions tout cela de nos yeux, nous regardons cette formule comme une allégorie, qui nous offre une leçon pour notre usage immédiat. Tu es A, ma Charlotte, et je suis ton B ; car, à proprement parler, je dépends de toi seule et je te suis, comme le B vient à la suite de l’A. Le C est évidemment le capitaine qui, pour cette fois, me dérobe à toi en quelque sorte. Maintenant, pour que tu ne disparaisses pas dans le vague, il est juste que l’on te procure un D, et, sans aucun doute, c’est la petite demoiselle Ottilie, à la venue de laquelle tu ne dois pas t’opposer plus longtemps.La prédiction s’accomplit, à cela près toutefois que les affinités se distribuent autrement. Ce sont le A et le C, Charlotte et le capitaine, le B et le D, Édouard et Ottilie, qui se rapprochent. Et le roman, selon l’explication chimique du capitaine, nous dira comment, à travers quelles angoisses, quelles joies, quelles souffrances, ces quatre « substances […] se cherchent l’une l’autre, s’attirent, se saisissent, se détruisent, se divisent, puis de la plus intime union passent à une forme nouvelle, rajeunie, inattendue ». Est-il nécessaire de souligner la hardiesse morale de ce thème ? Par le fait de l’image en laquelle Goethe a traduit sa pensée et qui préside à tous les développements du livre, la passion se trouve identifiée à une force de la nature, aveugle, irrésistible, en sorte que la « psychologie » va se fondre en une sorte de dynamisme qui n’était point encore à la mode en 1807 : ses jeux ne sont plus qu’un phénomène curieux à observer ; les personnages sont aussi inconscients, aussi passifs contre cette force mystérieuse que les gaz ou les liquides qui s’agitent dans un creuset. Qu’en advient-il du libre arbitre, que Kant avait si bien défendu dans les œuvres dont Tieftrunck achevait justement de publier la première édition complète en cette même année 1807, du libre arbitre auquel on tenait fort à Weimar ? Aussi y eut-il des protestations violentes : « Comment peut-on faire une tragédie avec de telles créatures ! s’écria l’honnête Rehberg dans la Gazette générale de la littérature, de Halle. Ô divin Sophocle ! Ô saints Shakespeare, Richardson, Rousseau, et vous tous qui avez su émouvoir le cœur humain par la peinture des luttes de la passion et de l’idéal ! Est-ce que l’auteur de Werther et d’Iphigénie a voulu se moquer ici de son public ou de lui-même ? » On peut bien penser que, depuis près de quatre-vingt-dix ans, la critique a repris ce thème un certain nombre de fois, avec les variations d’usage. Pendant longtemps, les défenseurs de l’œuvre se sont contentés de répondre que Goethe n’avait point voulu soutenir une thèse, mais exposer des faits. Maintenant, ils trouvent mieux : éclairés par la lumière nouvelle que Nietzsche a projetée sur les choses, ils proclament que les Affinités dégagent une haute leçon, qui serait celle-ci : « Seul, l’homme faible subit sa destinée ; le fort se crée la sienne59. » Vous reconnaissez là le sel des propos ordinaires du moderne Zarathustra. Cependant, si l’on se rappelle que ce roman fut composé et rédigé bien peu de temps après l’épisode d’Iéna, si l’on se reporte aux propres déclarations de Goethe, que nous citions tout à l’heure, ou seulement si on lit le livre d’un œil attentif, en écoutant autant qu’on le peut la résonance de chaque phrase dans l’âme de l’auteur, en cherchant la couleur réelle des faits qu’expose son récit, on reconnaîtra qu’à n’en point douter il raconte tout simplement. « La seule composition un peu compliquée à laquelle j’ai conscience d’avoir travaillé pour exposer une idée, disait un jour Goethe à Eckermann, ce serait peut-être mon roman des Affinités. » Mais il n’expliqua point quelle avait été son « idée » ; et réellement, quelle qu’elle ait été, elle disparaît dans la réalité du récit, qui l’efface au lieu de l’éclairer. C’est même là qu’est la séduction durable du roman : Goethe l’a traité avec une puissance de réalité qu’il n’a peut-être jamais atteinte ailleurs. La gradation de la passion dans l’âme d’Édouard, un peu racornie au début par l’ennui, le bien-être, le confort ; les heures où « l’idée d’aimer et d’être aimé l’entraîne dans l’infini » ; la période d’enchantement où la présence d’Ottilie l’absorbe tout entier, où « tout ce qui était enchaîné dans sa nature brise ses liens » ; les propos enflammés dans lesquels il renie toute sa vie, pour la faire dater — hélas ! de bonne foi — de l’heure où il reconnut dans son cœur son amour actuel ; ses faibles efforts pour se défendre — ou plutôt pour avoir l’air de se défendre ; surtout, plus tard, sa défaite auprès d’Ottilie aussi vaincue, et l’étrange existence que mènent à côté l’un de l’autre ces deux êtres dont l’amour s’est emparé comme s’il en était le sang, les os et la chair, en sorte qu’ils ne sont plus deux êtres humains, mais « un seul, dans une paix instinctive et parfaite, content de lui-même et du monde entier », si bien unis, si bien fondus que « si l’on avait retenu l’un des deux à l’extrémité de la maison, l’autre se serait porté vers lui, insensiblement, de lui-même, sans dessein » : toute cette étude de passion, qui remplit le premier plan, est vraiment admirable. Le personnage de Charlotte n’est point inférieur à celui d’Édouard : dans sa défense contre elle-même et contre le malheur qui les menace, elle est d’un héroïsme tranquille, d’une dignité calme, d’une énergie douce dont l’harmonie constitue un de ces caractères que seuls les grands écrivains peuvent concevoir et décrire. La plupart des figures secondaires : le comte et la baronne, dont la paisible liaison, si adroitement combinée, si normalement irrégulière, fait contraste avec le sentiment orageux des héros ; Luciane, la fille de Charlotte, enjouée, folâtre, écervelée — portrait, sans doute, de cette Bettina Brentano qui ressemblait si peu à Minna Herzlieb, mais qui distrayait Goethe ; Mittler, le singulier personnage qui prend plaisir à raccommoder les ménages gâtés, et perd ici tout son latin ; ces silhouettes, qui traversent l’action et dont les paroles ou les gestes en favorisent le développement, sont dessinées avec un grand bonheur. Et puis, par-delà les êtres que crée la fantaisie du poète et qui prennent corps à nos yeux, il y a autre chose encore : il y a la force cachée et terrible qui les conduit ; il y a ce qu’on chercherait en vain dans les autres romans de Goethe : le sentiment profond de la destinée, maîtresse irrésistible de nos sentiments, de nos douleurs, de notre vie, qui combine leur marche à sa guise et fait servir à ses fins secrètes jusqu’aux incidents les plus insignifiants en apparence. Il y a des moments où le poète disparaît derrière ce fantôme invisible et réel, inaccessible et redoutable. Ce n’est plus lui qui mène l’action selon les données de l’observation et les bonnes recettes du roman : c’est l’autre, celle qu’on ne peut éviter, celle qu’il ne faut pas nommer, celle dont nous ne sentons la constante présence qu’aux moment décisifs, aux heures suprêmes, celle qui préside au mystère de notre naissance et nous pousse à la mort par des chemins dont nous ne comprenons ni les détours, ni les accidents, ni les haltes douces. De place en place, on la devine, on l’entrevoit, on frissonne sous son souffle ; c’est bien elle qui triomphe à la fin, lorsque les deux amants végètent à travers cette énigme de la vie dont « ils ne trouveraient le mot qu’ensemble », quand la mort les sépare un instant pour les réunir bientôt dans un dénouement apaisé, dans une vague promesse de réveil qui ne trouble point la certitude de leur repos. Car « il y a certaines choses que la destinée se réserve obstinément : c’est en vain que la raison et la vertu, le devoir et tout ce qu’il y a de sacré se placent à la traverse : il faut qu’elle s’accomplisse, la chose qui est juste à ses yeux, qui n’est pas juste aux nôtres, et la destinée finit par décider souverainement, en nous laissant nous débattre à notre gré ». La souveraineté de ces décisions se manifeste avec une hauteur singulière dans l’apaisement des dernières pages. Le drame est tombé : entre les personnages dont la passion a fait un instant des ennemis, il n’y a plus que calme et bienveillance : « Tous les sentiments tristes et pénibles des temps intermédiaires étaient oubliés : plus de rancune ; toute espèce d’aigreur avait disparu. Le major accompagnait de son violon le clavecin de Charlotte ; la flûte d’Édouard s’harmonisait comme autrefois avec le jeu d’Ottilie. » Rien de coupable ne subsiste des violences éteintes : des miracles s’accomplissent sur la tombe d’Ottilie, parce qu’elle fut une sainte de l’amour ; Charlotte a la piété de faire déposer le corps d’Édouard dans le même caveau, qui leur sera réservé à jamais : « des anges, leurs frères, abaissent sur eux, de la voûte, des regards sereins. Et quel heureux moment que celui où ils se réveilleront tous deux ! » Ce miracle, cette promesse de félicité bienheureuse, cette récompense promise par-delà la vie à deux amants dont la fin ressemble à un double suicide — cela n’est point très catholique, cela scandalise un peu les cœurs droits et secs, respectueux des vertus moyennes, que les triomphes de la passion inquiètent toujours pour l’avenir des sociétés. Mais qui pourrait être sévère, puisque Charlotte a pardonné ? Et cette douloureuse intelligence de l’épouse déçue, cet acte suprême d’indulgence qui donne aux morts la paix que les vivants n’auraient pu obtenir, renferme peut-être, je ne dirai pas la moralité, mais la suprême pensée, l’essence dernière de l’œuvre telle que Goethe la rêva. Rappelez-vous le bon Marke de l’antique légende : il en avait usé de même avec les deux amants admirables, Yseult et Tristan, dont les âmes réunies fleurissent en belles roses et en lierre tendre : parce que l’Amour, quand il s’élève jusqu’à l’absolu et va chercher sa réalisation jusque dans la mort, sanctifie peut-être comme la vertu… À côté de si belles choses, que de traits pénibles viennent gâter ce roman d’amour ! Quand il l’écrivit, Goethe était encore capable de passion, mais non plus de naïveté. Il avait trop pensé, trop lu, trop agi, trop observé, trop créé, trop collectionné. Entre lui et son rêve de poète, il avait mis trop de minéraux, de végétaux, de paperasses administratives. Sous le regard de deux yeux tristes, au contact d’une âme très douce et comme voilée d’un mystère de mélancolie, son cœur put retrouver sa fraîcheur printanière : mais sa lourde main d’ancien ministre, de conseiller privé, de directeur des Musées trahit en maint endroit ce cœur racorni ; en sorte que beaucoup de pages déparent l’œuvre par leur pesante pédanterie. On s’égare trop souvent par des dissertations d’agriculture, d’architecture ou d’économie rurale. Si encore elles n’étaient qu’intempestives, si elles ne faisaient que ralentir l’intérêt ou troubler la tonalité générale du récit ! Mais le fâcheux esprit dont elles témoignent s’infiltre plus profond : il pénètre parfois les personnages, il les arrache mal à propos à leur préoccupation dominante, ou même il la dénature jusqu’à la rendre fausse ou invraisemblable. Édouard, heureusement, en est affranchi dès qu’il est amoureux. Charlotte, pas toujours. Moins encore le capitaine. Et Ottilie… Hélas ! c’est Ottilie surtout qui est atteinte de ce mal, et comme l’œuvre en pâtit ! Dans son ensemble, la figure est charmante, nous l’avons déjà dit, d’une grâce mélancolique et discrète dont on se sent bien vite ému comme au heurt de certains regards, comme au son de certaines voix ; elle est tendre, bonne et naïve, et chastement passionnée, et faible et forte à la fois, avec ces contradictions, ces revirements, ces abandons, ces reprises dont l’instinct féminin joue, même sans ruse, pour nous attirer, nous prendre et nous garder. Pourquoi faut-il que Goethe s’oublie à souffler, dans cette adorable tête de jeune fille, des pensées qui portent sa marque à lui — et pas toujours la meilleure ? C’est ainsi que, pour nous initier aux doux mystères de son âme, il a imaginé de lui faire tenir un journal. Que ce journal est décevant ! Jugez-en par ces échantillons, que je prends presque au hasard :
[…] La société des femmes est la source du bon usage […] […] Personne n’a de plus grands avantages, dans la vie en général comme dans les relations de société, qu’un militaire cultivé. […] La plus grande consolation de la médiocrité, c’est que l’homme de génie n’est pas immortel […] […] Les sots et les gens sensés sont également inoffensifs : on court plus de risques avec les demi-sots ou avec les demi-sages […] [… ] Il n’est de naturaliste digne d’estime que celui qui sait peindre ou représenter l’objet le plus étranger, le plus singulier avec son milieu, avec tout son voisinage, toujours dans son propre élément. Que j’aimerais à entendre, du moins une fois, Humboldt racontant ses voyages !Ces disparates s’étendent comme des taches sur une œuvre qui, sans elles, serait un chef-d’œuvre, lui imposent et lui maintiennent ce caractère commun à presque toutes les compositions de Goethe, même aux meilleures, de demeurer inachevées malgré les soins qu’il y a mis, de rester imparfaites malgré l’effort et quelquefois l’affectation de perfection qu’elles trahissent, de conserver toujours le cordon qui les joint à leur créateur et leur enlève une part de leur vie propre. Et c’est peut-être la juste peine de ce que les uns appellent son universalité, les autres son dilettantisme : un poète qui a reçu le don supérieur de créer ne peut impunément renoncer à l’exercer pour disperser son génie en tant d’objets divers. Il se diminue, à force d’accrocher à tous les buissons qui bordent son chemin des parcelles de soi-même : il manque le chef d’œuvre dont il possédait tous les éléments, et que sa plus grande erreur a peut-être été de poursuivre avec trop de clairvoyance.
Détourne cette âme de sa source primitive ; entraîne-la, si tu peux la saisir, sur la pente de tes sentiers, et sois confondu, s’il te faut reconnaître qu’un homme bon, dans son effort au milieu des ténèbres, a la claire conscience du bon chemin.Ensuite, les derniers morceaux composés ou repris, dans le corps de l’ouvrage, sont surtout ceux qui servent à souligner le sens général que le « prologue dans le ciel » a fixé. Ce sont, dans l’ordre chronologique de leur composition : 1° La scène du cachot (dont le plan se trouve déjà dans le fragment primitif), la scène de Valentin et celle de la nuit de Walpurgis, écrites toutes trois au printemps de 1798. 2° La promenade de Faust devant la porte de la ville, le monologue et la conjuration, le premier dialogue avec Méphistophélès, qui datent du printemps de 1800. 3° Le second monologue de Faust et l’hymne de Pâques, du printemps de 1801. 4° Le second dialogue de Faust et de Méphistophélès, avec le pacte qui, malgré son importance, n’apparaît qu’à ce moment tardif de la rédaction (1801). Le premier Faust était achevé. Il ne parut qu’en 1808, dans le huitième volume des œuvres complètes. Accepté d’abord comme un poème dont la mise à la scène eût été une fantaisie irréalisable, il fut joué douze ans plus tard (1820), à la cour de Berlin. En 1829, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la naissance de Goethe, il fut solennellement représenté sur le théâtre de Weimar ; il faisait ainsi son entrée dans le répertoire de la scène allemande. Dès ce moment, la destinée de Faust était fixée : celle du petit nombre d’œuvres dans lesquelles les hommes croient retrouver toute leur âme et toute leur pensée, et qu’ils ne se lassent jamais de commenter.
Que la pièce soit recommandée aux meilleurs têtes, nous voudrions bien le répéter : — mais l’applaudissement seul donne de l’importance. Peut-être qu’on pourrait trouver quelque chose de mieux. La vie humaine est un poème pareil : elle a bien son commencement et sa fin. — Mais en tout elle ne l’est pas. Messieurs, ayez la bonté d’applaudir !Évidemment, Goethe ne put jamais songer sérieusement à terminer sa « tragédie mondiale » par ces couplets de vaudeville. Pourquoi donc éprouva-t-il le besoin de les écrire, sinon parce qu’il pensait sans cesse à son œuvre et demeurait toujours préoccupé de ses destinées ? Je retrouve le même sentiment, exprimé avec plus de poésie et plus d’ampleur, dans le second morceau qui porte le titre d’adieu (Abschied), dont le lyrisme obscur traduit l’attachement du poète à ses créations et l’étroite dépendance où il est des forces supérieures qui entraînent le monde et le siècle :
Heureux celui que l’Art aimable attire en paix chaque printemps dans un silence nouveau, satisfait de ce qu’un Dieu lui a donné. Le monde lui révèle les traces de son propre esprit ; nul obstacle ne le décourage ; il avance selon la loi de sa nature. Et pareil au chasseur sauvage, l’audacieux ouragan de l’esprit du Temps mugit dans les hauteurs.Que, pendant même qu’il écrivait la première partie de Faust, Goethe ait songé à la seconde, on n’en saurait douter : il l’affirme à maintes reprises ; et l’on peut tenir pour certain que quelques scènes (le début de l’acte III, devant le palais de Ménélas, à Sparte) étaient rédigées en 1802. Cependant, pour des raisons que nous ignorons, il en abandonna le projet. Peut-être l’oublia-t-il, tout simplement : les poètes ont de tels caprices. D’ailleurs, d’autres œuvres le sollicitaient. De longues années passèrent, près d’un quart de siècle. En 1824, pendant qu’il travaillait avec Eckermann à la continuation de Vérité et Poésie, il retrouva parmi ses notes le plan de l’ouvrage délaissé. Il le communiqua à son fidèle famulus. Celui-ci, toujours prêt à l’admiration, s’enthousiasma, et réussit à remettre le vieux maître à l’œuvre délaissée. On pense à la belle scène où Faust, centenaire, aveugle, se réjouit du « cliquetis des bêches » et des travaux utiles qu’il conçoit encore, pendant que les lémures creusent sa fosse.
L’esprit honnête et béat d’Eckermann n’aurait pas même été effleuré par de telles pensées. Il ne songe ni aux difficultés, ni aux obstacles, et Goethe, galvanisé, sent se réveiller ses anciennes ardeurs. À mesure que son travail se développe, il en lit des fragments à son « Wagner », dont l’admiration l’encourage. Pourtant, l’âge pèse sur lui ; il avance avec lenteur, il se plaint de ses efforts et de sa peine : il ne peut plus travailler « qu’aux premières heures du jour, lorsqu’il est rafraîchi et fortifié par le sommeil, et que les niaiseries de la vie quotidienne ne l’ont pas encore dérouté ». Encore ne va-t-il guère vite : « Qu’est-ce que je parviens à faire ? ajoute-t-il. Tout au plus une page de manuscrit, dans le jour le plus favorisé, mais ordinairement ce que j’écris pourrait tenir dans la paume de la main, et bien souvent, quand je suis dans une veine de stérilité, j’en écris encore moins. » Pourtant, il se passionne pour ce nouveau drame, et, bien qu’il l’eut oublié pendant dix-sept ans, il finit par se persuader qu’il y a pensé sans cesse, que c’est le complément nécessaire du premier Faust, et même que la suite sera bien supérieure au commencement. Le 1er septembre 1829, il dit à Eckermann :
J’ai conçu ce poème il y a bien longtemps, depuis cinquante ans je le médite, et les matériaux en sont tellement entassés que, maintenant, l’opération difficile, c’est de choisir et de rejeter. L’invention de cette seconde partie est réellement aussi ancienne que je vous le dis. Mais le poème gagnera, j’espère, à n’être écrit qu’aujourd’hui ; avec le temps, mon esprit a acquis des idées plus claires sur les choses du monde. J’irai comme quelqu’un qui, dans sa jeunesse, a beaucoup de petite monnaie d’argent et de cuivre, qu’il a toujours changée avantageusement pendant tout le cours de sa vie, de telle sorte qu’il voit maintenant toute sa fortune de jeune homme changée en pièces d’or.Quelques mois auparavant (1er juin 1829), il écrivait à Zelter :
Ce n’est pas une bagatelle que de réaliser, à quatre-vingt-deux ans, ce qu’on a conçu dans sa vingtième année…Un peu plus tard (17 mai 1832), à Guillaume de Humboldt :
Voilà plus de soixante ans que j’ai conçu le Faust ; j’étais jeune alors, et j’avais déjà clairement dans l’esprit, sinon toutes les scènes avec leur détail, du moins toutes les idées de l’ouvrage. Ce plan ne m’a jamais quitté ; partout il m’accompagnait doucement dans ma vie, et de temps en temps je développais les morceaux qui m’intéressaient sur le moment. Il était resté dans la seconde partie un certain nombre de lacunes, qu’il fallait remplir sans y faire languir l’intérêt, et j’ai éprouvé combien il est difficile de faire par la volonté seule ce qui doit être l’œuvre de l’instinct libre et spontané.Je n’ai pas besoin de dire que je ne songe pas un instant à reprocher à Goethe les incertitudes de sa chronologie : au terme de sa longue vie, si remplie d’œuvres, d’occupations, d’aventures, il avait acquis le droit d’oublier les dates exactes de sa conception. Si j’ai tenu à rapprocher ces fragments un peu contradictoires, c’est qu’ils nous permettent de suivre et de caractériser le travail qui s’opérait dans l’esprit de l’illustre vieillard : c’est aussi que le secret de ce travail intime renferme le sens même du poème et contribuera à nous le livrer. Peu à peu, les deux parties de Faust, si distinctes, si différentes, se sont rejointes à travers les années : en sorte que l’œuvre, qui est bien réellement double, trouve sa suite dans la mémoire du poète surchargée de souvenirs, dans son imagination surchargée de rêves. Plus de solution de continuité, plus d’années de paresse, plus de période où le manuscrit dormait, négligé, oublié presque, chassé de la pensée par d’autres œuvres ou par d’autres soucis. Le poème se confond avec la vie qu’il a remplie, dont il reproduit les phases, dont il est le fil conducteur. Lorsqu’il l’eut achevé, au prix de ses dernières forces, Goethe put véritablement le croire : oui, il put croire que Faust datait vraiment de sa vingtième année, l’avait accompagné doucement à travers toute son existence, et qu’il formait un tout harmonieux et complet, aussi bien qu’une œuvre créée d’un seul coup, par un geste du génie. Belle et douce et noble illusion — et qui renfermait, nous le verrons plus tard, une grande part de vérité. Au cours de ces études, je me suis quelquefois irrité contre cet homme, dont la supériorité eut tant de faiblesses. Ici, du moins, on peut admirer sans réserve la grandeur de l’artiste et du travailleur, debout à côté de l’œuvre achevée qui incarne toute son âme.
En effet, je ne vous aurais pas conseillé Faust. C’est un ouvrage de fou, et qui va au-delà de tous les sentiments habituels. Mais puisque vous avez agi sans me consulter, continuez, vous verrez comment vous pourrez en sortir. Faust est un individu si étrange que peu d’êtres seulement peuvent partager ses émotions intimes. Le caractère de Méphistophélès est aussi très difficile à cause de son ironie, et aussi parce qu’il est le résultat personnifié d’une longue observation du monde.Deux ans plus tard (6 mai 1827), on serre le sujet de plus près. Eckermann veut absolument savoir quelle est l’idée de Faust. Cette fois, Goethe se fâche : pourquoi les Allemands ont-ils la manie de chercher et d’introduire partout des « idées profondes » ? Dire « l’idée » qu’il a voulu incarner dans son œuvre, vraiment, il ne le saurait. Il s’écrie : « Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu’à l’enfer, voilà l’explication, s’il en faut une. » Elle est assez large pour lui plaire. Pourtant, elle ne lui suffit encore pas. Il renchérit : « Cela aurait été vraiment joli, si j’avais voulu rattacher à une seule idée, comme à un maigre fil traversant tout le poème, les scènes si diverses, si riches de vie variée, que j’ai introduites dans Faust ! » Et il explique qu’il n’a jamais cherché à « incarner une abstraction », mais à transformer ses « impressions » en peintures vivantes. Plus tard encore, à mesure qu’il avance dans la rédaction de sa seconde partie, il interprète à son bon famulus les morceaux dont il lui fait lecture, ou revient de temps en temps sur sa conception générale. Eckermann admire comme s’il comprenait. Ses remarques révèlent d’ailleurs les bornes de son esprit. Ainsi, le 17 février 1831, Goethe lui montre le manuscrit du second Faust. Eckermann le contemple avec respect, s’étonne de sa masse, et présente cette observation dont on goûtera la candeur :
— Voilà ce que vous avez écrit depuis six ans que je suis ici, et cependant toutes vos autres occupations ne vous ont permis d’y donner que très peu de temps ! On voit comme une œuvre grossit, même quand on se borne à n’y ajouter qu’un peu de temps en temps.Puis, pour dire mieux, il reprend, avec autorité :
— Dans cette seconde partie, on voit apparaître un monde bien plus réel que dans la première.Goethe, enchanté, d’expliquer aussitôt :
— C’est naturel. La première partie est presque tout entière consacrée à la peinture d’émotions intimes et personnelles : tout part d’un individu engagé dans certaines passions ; la demi-obscurité de cette partie peut avoir pour les hommes son attrait. Dans la seconde partie, presque rien ne dépend plus d’un individu spécial ; là paraît un monde plus élevé, plus large, plus clair, plus libre de passions, et l’homme qui n’a pas cherché un peu, qui n’a pas en lui-même quelques-unes de ces idées, ne saura pas ce que j’ai voulu dire.Enfin — pour abréger ces citations cependant instructives — le 6 juin 1831, Goethe attire l’attention d’Eckermann sur le fameux passage de la conclusion : « Il est sauvé, le noble membre du monde des Esprits, sauvé du malin… » Et il en dégage le sens en ces termes :
Ces vers contiennent la clef du salut de Faust ; dans Faust a vécu une activité toujours plus haute, plus pure, et l’amour éternel est venu à son aide. Cette conception est en harmonie parfaite avec nos idées religieuses, d’après lesquelles nous sommes sauvés non seulement par notre propre force, mais aussi par le secours de la grâce divine. Vous devez avouer que cette conclusion, où l’âme sauvée s’élance au ciel, était très difficile à composer ; et au milieu de ces tableaux supra-sensibles, dont on a à peine un pressentiment, j’aurais pu très facilement me perdre dans le vague, si, en me servant des personnages et des images de l’Église chrétienne, qui sont nettement dessinés, je n’avais pas donné à mes idées poétiques de la précision et de la fermeté.Si l’on rapproche ces déclarations pour en dégager la substance, on trouvera que Goethe distinguait dans son chef-d’œuvre :
— Une part d’impressions personnelles, « réalisées poétiquement », dont l’enchaînement constitue la plus grande partie du premier Faust ;
— Une représentation plus générale et symbolique du monde, dans le second Faust ;
— Plusieurs idées abstraites, qui ne sont point le but essentiel de l’œuvre, mais qui s’y sont introduites ;
— Une idée d’ensemble (quoiqu’il ait une fois affirmé qu’il n’y en avait point) : celle du salut de Faust par l’effort. Cette explication est plus claire, plus précise, plus juste qu’aucune de celles des commentateurs, lesquelles se ramènent presque toutes à choisir l’un ou l’autre de ces traits, pour en exagérer l’importance aux dépens de celle des autres. On peut l’accepter pour fil conducteur à travers l’œuvre : elle mérite plus de confiance que les volumes petits ou gros entassés autour du poème. D’ailleurs, les diverses catégories des critiques, les historiens, les philosophes, les érudits, les philologues, y trouveront chacune leur compte : elle est synthétique ; c’est peut-être ce qui la rapproche de la vérité. En lisant Faust, il importe avant tout de penser sans cesse à la façon singulière dont il fut composé, haché par la vie, abandonné pour d’autres œuvres, repris avec ferveur, oublié, devenant enfin le sommet de cette fameuse « pyramide » que Goethe voulait élever par l’entassement de ses actions, de ses pensées et de ses écrits. Là est le secret de sa séduction, comme aussi de son défaut : le manque d’unité. M. Kuno Fischer, qui demeure malgré tout un des commentateurs les plus clairvoyants, l’a bien vu sans vouloir le reconnaître : « L’unité de la tragédie de Faust, dit-il en arrivant au terme de sa longue étude, se trouve dans la personne et dans le développement du poète : c’est pour cela qu’elle est plus vivante, plus originale, plus ample que celle qui résulte d’un plan réfléchi et arrêté d’avance. » En vérité, c’est là une affirmation dont on sent la faiblesse : Faust n’a pas, ne peut pas avoir plus d’unité que la longue existence dont il est le reflet, laquelle a été singulièrement ballottée et mobile. Il est fait de la même matière. Comme Goethe, il part à divers moments sur des pistes différentes, qui ne se rejoignent pas toujours ; comme lui, il réunit tant bien que mal des « fils bariolés » dont les nuances, parfois, ne s’accordent guère. Commencé pendant l’extrême jeunesse (je rappelle que le premier monologue date de 1771, et que quelques mots à peine y furent changés), il paraît vouloir être une protestation contre la science officielle, l’université, la pédanterie et traduire cette aspiration à tout connaître, à tout savoir, à posséder tout ce que l’esprit peut embrasser, qui poussait déjà l’étudiant de Leipzig à suivre à la fois des cours de droit, de lettres et de dessin. Il se teinte de violence, il tourne à la révolte en traversant la période de Sturm und Drang, frère de Gœtz et de Werther, hostile comme eux à l’ordre établi, tourmenté par les mêmes angoisses sourdes devant la double énigme du monde et de la vie. Cependant, de précoces expériences, des sentiments violents et fugaces, des aventures de jeunesse arrachent le jeune Goethe au monde « supra-sensible » dans lequel se complaisait son imagination : c’est un monde nouveau qui se révèle à lui, celui du sentiment, celui de la douleur, celui de la femme. S’il m’est permis d’employer une image qui ne lui aurait point déplu en ce temps-là, il descend du ciel de Jupiter à celui de Vénus : Marguerite, qui est sa création propre bien plus que les autres personnages du drame, passe au premier plan, devient pour un moment la figure centrale de la pièce. Elle est la sœur aussi de ces humbles héroïnes authentiques, qui s’appellent Annette Schoenkopf ou Frédérique Brion. Elle est celle également des deux Marie de Goetz et de Clavijo : et elle prend d’emblée un développement, une ampleur que n’avaient point ces pâles abandonnées. La sœur de Beaumarchais disait doucement :
Je suis une insensée et malheureuse jeune fille. La douleur et la joie ont miné, avec toute leur violence, ma pauvre vie […]Marguerite chante ces admirables stances, qui demeurent une des plus belles pages de l’œuvre achevée :
C’est ainsi qu’en évoquant ses propres souvenirs, en les incarnant dans une figure qu’il n’achève pas de fixer, en les mêlant au drame ou en leur laissant le ton lyrique qui leur convient, Goethe écrit, sans y songer, la partie la plus humaine, la plus vivante de son chef-d’œuvre, cette « tragédie de Marguerite » qui, malgré tous ses efforts, ne s’est jamais complètement fondue dans Faust, et sans laquelle pourtant Faust ne serait qu’une œuvre morte. Cependant, les dix premières années du séjour de Weimar chassent le romantisme et la « sensiblerie ». Goethe devient un penseur : comme tel, quand il reprend sérieusement son œuvre, il songe d’abord à reléguer Marguerite à la place qui convient à une petite fille aussi modeste : c’est-à-dire qu’il la néglige, en tâchant de développer ses autres éléments. C’est la période des scènes « à côté », solennelles et prétentieuses, et d’ailleurs fort inégales. D’abord (1787-1788), la scène si fastidieuse : Cuisine de sorcières, et la scène si belle : Un bois et une grotte, qui marque un premier effort pour ramener au premier plan Faust, délivré de Marguerite, repris par ses grandes pensées et ses vastes désirs (« Sublime Esprit, tu m’as tout donné […] ») ; puis cet insupportable Rêve d’une nuit de Walpurgis, bourré d’allusions aux événements littéraires de l’époque, où l’on voit passer les figures falotes des dieux de l’Olympe mêlés aux écrivains allemands. À peu près en même temps, naissent les trois prologues, dont l’évident dessein est d’expliquer et d’amplifier le sens de l’œuvre : Faust revient au premier plan, dans les scènes où doit éclater la supériorité de son génie. De plus, l’idée centrale de la pièce apparaît enfin dans le pacte ; car jusqu’alors on ne pouvait la soupçonner un peu que dans la scène : Un bois et une grotte. D’autres morceaux tendent à réduire les caractères essentiellement personnels de l’œuvre, à lui enlever son cachet intime pour en faire, ce que Schiller, plus encore que Goethe, voulait qu’elle fût : une représentation générale de la vie, un microcosme, le signe cabalistique de l’univers. Telles sont entre autres les scènes : Devant la porte de la ville, qui mêlent le penseur solitaire au fourmillement humain ; l’hymne de Pâques, qui fait intervenir la pensée et la légende chrétiennes dans le drame intellectuel ; la scène du barbet et du sommeil de Faust, qui contribuent à remettre à son rang le véritable héros ; le pacte dont nous avons déjà marqué la portée ; la nuit de Walpurgis, obscure et encombrante. Toutes ces scènes trahissent la préoccupation de Goethe, qu’il n’avait certainement pas lorsqu’il entreprit son œuvre, d’y « concrétiser » ou d’y « figurer » des idées abstraites, dépendantes de l’idée centrale. C’est ainsi que la question du salut de Faust se pose au moment du pacte pour rester en suspens à travers cette dramatique scène du cachot, que termine l’appel désespéré : Henri ! Henri ! dénouement incomplet dont toute l’esquisse se trouve déjà dans le manuscrit Gœchhausen. C’est ainsi que le « panthéisme », dont Goethe aimait à faire profession, se répand dans les invocations lyriques de son protagoniste ou dans ses duos avec Méphistophélès. C’est ainsi encore que ses opinions, ses jugements, ses rancunes viennent s’incarner en des symboles dont je réussis bien à saisir le sens, mais non la valeur poétique, et qu’aucun lien naturel ne rattache d’ailleurs au poème. Si l’on compare les scènes écrites de 1771 à 1797 (c’est-à-dire, en somme, la « tragédie de Marguerite ») à celles qui furent ajoutées de 1797 à 1801, l’on reconnaîtra que celles-ci grandissent le personnage de Faust, mais qu’elles détruisent l’unité de l’œuvre. Elles cherchent à en préciser le sens, et le laissent en suspens : car, lorsqu’une « voix d’en haut » nous a appris que Marguerite est sauvée, quand nous avons vu Faust disparaître avec Méphistophélès qui l’entraîne, nous ne savons si le pacte a été rempli, nous ignorons lequel est le vainqueur de l’homme ou du diable, et si le Seigneur du Prologue dans le ciel était fondé à prétendre qu’« un homme bon, dans son effort au milieu des ténèbres, a la claire conscience du bon chemin. » Lorsque Goethe essaya de renouer ce fil interrompu, il n’était plus le maître impérieux et sûr de sa pensée : les reflets de sa longue vie vacillaient dans sa mémoire, comme des lumières éloignées dans un miroir terni ; sa sensibilité, si longtemps frémissante, avait fini par s’éteindre dans une sorte de triomphante béatitude. Ayant respiré trop d’encens, il ne se sentait plus une âme d’artiste, que l’humble effort nécessaire préserve de la folie de l’orgueil : au lieu de poursuivre l’achèvement d’une œuvre d’art, limitée dans son ampleur, il rêva de créer, comme Dieu, un monde avec du chaos. Et, revenant au procédé qui nous avait valu les scènes les moins heureuses du premier Faust, il se mit à ressasser, coulées en vagues symboles recherchés, laborieux et vains, les multiples idées dont il avait nourri sa dévorante intelligence, les notions infiniment diverses qu’elle avait puisées à tant de sources, les lueurs insaisissables qu’elle avait regardées trembloter jusque sur le marais phosphorescent de l’occultisme. De là, cette succession bizarre et pénible de dieux, de monstres, d’allégories, d’abstractions, de mythologies : un spectacle incohérent, mais qu’il ne faut pas dédaigner sous prétexte de sa confusion, car les soubresauts même déréglés d’un tel génie ont encore de la grandeur ; une fantaisie obscure en laquelle des esprits très subtils et très informés pourront se complaire, mais qu’il est impossible (à moins d’être membre influent de la Goethe-Gesellschaft ou privat-docent « lisant » un cours d’exégèse goethienne dans quelque université) de considérer comme une véritable œuvre d’art. Pourtant, quelque hétérogène que soit le second Faust, il faut remarquer que Goethe y sut ramener son idée principale, celle qui constitue le fond de son Grand Œuvre, bien qu’il ne l’y ait introduite que longtemps après le travail entrepris. Elle se dégageait déjà dans la scène du Cabinet d’études, dans le beau monologue que tient Faust devant le Nouveau Testament, en présence du barbet qui l’a suivi, surtout dans ce morceau :
Il est écrit : Au commencement était le Verbe ! Ici je m’arrête déjà ! Qui m’aidera à continuer ? Il m’est impossible d’accorder au Verbe un si haut prix. Il faut que je traduise autrement, si l’Esprit me dispense bi en sa lumière. Il est écrit : Au commencement était l’Intelligence ! Réfléchissons bien à cette première ligne, et que ma phrase ne se presse pas trop ! Est-ce de l’Intelligence qu’est née la Force ? Mais tandis que j’écris ceci, quelque chose m’avertit déjà de n’en pas rester là. L’Esprit vient à mon aide ! Me voici soudainement inspiré, et j’écris avec assurance : Au commencement était l’Action !Il semble qu’en avançant vers le terme de ses expériences Faust en revienne à cette illumination de « l’Esprit ». Rapprochez de cette lueur entrevue à travers ses doutes la déclaration si nette qu’il fait longtemps plus tard à son éternel compagnon, en sortant d’un nuage, dans une scène fort belle :
— Le commandement, voilà ce que je veux conquérir, la possession : l’action est tout, néant que la gloire !D’autres passages synoptiques, que nous avons déjà signalés, dégagent encore cette idée de la prédominance de l’action, avec une force plus grande. Ce sont, dans le Prologue dans le ciel, les paroles déjà citées du Seigneur (« Un homme bon, dans son effort au milieu des ténèbres, a la claire conscience du bon chemin ») ; les conditions du pacte ; le dernier projet de Faust (la construction d’une digue) ; son dialogue avec l’Inquiétude (« Je n’ai fait que courir à travers le monde […] Je n’ai fait que désirer et accomplir et désirer encore, et j’ai ainsi traversé ma vie avec la puissance de l’orage ») ; la dernière parole de Faust (« Celui-là seul mérite la liberté aussi bien que la vie, qui sait la conquérir chaque jour[…] ») ; enfin, la strophe du « Chœur des Anges » à laquelle il faut revenir :
Il est sauvé, le noble membre du monde des Esprits, sauvé du malin : celui qui s’efforce en une constante aspiration, celui-là nous pouvons le racheter.Que ce soit bien là l’idée fondamentale de Faust, on n’en saurait douter. À travers les oscillations d’une œuvre dont l’équilibre n’est jamais parfait, derrière le drame d’amour qui remplit sa première partie, sous les broderies allégoriques et symboliques dont sa seconde partie est surchargée, cette idée du salut par l’action ressort, lumineuse et certaine. Peu importe que plusieurs scènes aient été écrites avant qu’elle se soit précisée dans l’esprit du poète, peu importe le moment de la composition où elle est apparue : elle la domine comme elle la dénoue. Elle est le ciment qui retient ensemble les fragments de l’œuvre parfois prête à se morceler ; elle est l’âme invisible qui meut l’organisme du poème. Et j’ai hâte de dire, après avoir fait cette concession aux rhétoriciens qui croient avoir tout prouvé lorsqu’ils ont démontré « l’unité » de Faust, que cette « idée centrale » ne sert en somme qu’à en rétrécir les proportions. Hé quoi ! l’on nous a montré, le long d’un drame complexe, et touffu, un exemplaire exceptionnel de l’humanité, un être aux aspirations infinies, aux pensées illimitées, capable « de sentir dans sa poitrine toute l’œuvre des six jours » et tellement incapable de satiété qu’il a pu engager son salut éternel sur la certitude que rien ne le satisfera jamais, grand à la fois par son angoisse devant le problème du monde, par sa soif de jouissances inconnues, par sa volonté d’assujettir les forces secrètes qui l’entourent et l’inquiètent, par son désir, enfin, dans le sens le plus vaste, le plus mystérieux, le plus inapaisé du mot. Belle conception, qui dépasse et relève la légende dont elle est issue, conception digne d’un noble esprit et d’une époque féconde. Mais, sorti du cerveau qui l’a créé et jeté dans la réalité du drame, que fait cet homme surhumain — ce « superhomme », s’il est permis de le définir par une expression qui l’aurait enchanté ? Maître de ces forces secrètes dont la possession le place au-dessus des lois communes, il commence par s’en servir pour une œuvre de séduction qui ne semble point proportionnée à sa puissance. Entre temps, il se réjouit immodérément à regarder des sorcières chevaucher des balais. Après quoi, on le promène à travers des symboles obscurs, lesquels, parmi leurs diverses significations, peuvent représenter, entre autres, plusieurs manières de concevoir et de goûter la vie et tout un jeu d’idées esthétiques, historiques et philosophiques. Au terme de ce périple autour des limbes de l’esprit, aveugle et centenaire, il se rattache à la commune existence en dirigeant la construction d’une digue ; et il se trouve, ce faisant, plus heureux qu’il ne l’a jamais été, comme enchaîné par son œuvre. Tout cela peut se ramener à dire qu’après avoir parcouru le monde de la pensée (ses recherches de savant avant le lever du rideau), celui du sentiment (la tragédie de Marguerite), celui de la pensée et du rêve (les symboles historiques et philosophiques de la seconde partie), et celui de la volonté (son rôle auprès de l’Empereur), Faust en revient à faire de l’action immédiatement utile le but dernier de son effort, le meilleur lot de son acquis. À ce moment, nous voyons se rétrécir la grandeur de ses aspirations, se canaliser ses désirs, se limiter ses pensées. Sa digue n’arrête pas seulement les flots de la mer : elle arrête aussi l’essor de son génie, enfermé maintenant dans un cercle étroit — tout proche de cette satisfaction qui doit le perdre. En vieillissant, Faust s’est ratatiné : il était grand par la folie même de ses pensées lâchées dans l’infini, il devient presque commun dans sa sagesse ; on dirait que le drame suprême ne fait que marquer le déchet imposé par la vie à son génie. En sorte qu’en réfléchissant à l’action multiple qui vient de se dérouler sous nos yeux, à la forêt de symboles que nous avons traversée, au remuement de pensées, de passions, de sentiments dont on nous a donné le spectacle, il nous vient un doute sur la qualité de cette idée fondamentale qui est comme le résidu du Grand Œuvre : l’alchimiste a terminé son opération magique ; il a achevé la cuisson des mille éléments jetés dans son creuset — le cœur d’une jeune fille, l’âme d’un vieux savant, l’ongle du pied du diable, l’épée d’un soldat tué en duel, la parole du Sphinx, la barbe du Pénée, le fantôme de la Belle Hélène, et combien, combien d’autres ! Maintenant, nous tenons le lingot dans notre main : et nous ne savons pas si c’est de l’or pur, et nous doutons. Ce doute se reporte sur toute la grande vie dont nous avons tâché de résumer les phases principales, dont le poème que nous venons de relire est le fruit suprême : car « l’idée fondamentale » du poème a été le pivot de cette vie, son moteur, son principe. Quand y est-elle entrée ? On ne saurait le dire aussi exactement que pour l’œuvre. Mais une fois pénétrée en Goethe — et peut-être, après tout, n’était-elle que son instinct intérieur et inconscient — elle l’a conduit, elle l’a gouverné, elle l’a égaré, elle l’a ramené, elle l’a dirigé. Qu’on l’admire avec ferveur ou qu’on s’écarte de lui ; qu’on l’accepte pour modèle idéal, ainsi que l’ont fait tant de snobs et tant de jeunes hommes de bonne volonté, ou qu’on tente de monnayer le trésor de ses expériences en avertissements salutaires ; qu’on approuve ou qu’on blâme son attitude si nette devant les problèmes de l’existence ; qu’on adore sa mémoire comme celle d’un demi-dieu bienfaisant ou qu’on se cabre contre l’autorité de ses leçons et de son exemple : on n’en sera pas moins forcé de saluer en lui un homme qui s’est développé selon sa propre loi, eu réalisant au jour le jour ses plus intimes virtualités, dans le plein épanouissement de ces germes cachés qui meurent si souvent inféconds au fond des âmes ordinaires. Et cette loi, dont l’obéissance a été sa force, peut s’énoncer en termes aussi clairs que l’idée fondamentale de son chef-d’œuvre, qui elle-même en dépend : ayant aimé l’action, il a conformé toute sa vie et ramené toute sa pensée à ce goût dominant. C’est là qu’est sa grandeur, peut-être tout entière. Ce qu’a été son incessante activité à travers ses multiples tâches, ses multiples amours, ses multiples œuvres, il serait dangereux pour sa gloire de le rechercher de trop près. Aussi bien, peut-on parler beaucoup de lui, le raconter, le discuter, s’égarer dans les obscurités de sa chronologie ou de sa pensée, sans être amené pour cela à prononcer une de ces sentences qui damnent ou béatifient. La grande parole du chœur des Anges, qui résume son chef-d’œuvre, résume aussi, en dernière analyse, l’ensemble des réflexions qu’il suggère : en arrivant au terme de cette longue étude, nous ne pouvons, comme il le fit lui-même en arrivant au terme de son poème, que répéter avec lui : « Celui qui s’efforce en une aspiration constante, celui-là peut être sauvé. »