La première punition de ces jalouses du génie des hommes a été de perdre le leur… La seconde a été de n’avoir plus le moindre droit aux ménagements respectueux qu’on doit à la femme. Vous entendez, Mesdames ? Quand on a osé se faire amazone, on ne doit pas craindre les massacres sur le Thermodon.
La veillée d’armes
***
Barbey d’Aurevilly a massacré les amazones de son temps. C’est une besogne
d’assainissement que la vanité de la femme, son psittacisme naturel et le nombre inondant
des brevets supérieurs rend de nouveau urgente. Elle devra être recommencée souvent. Après
le passage d’Hercule, il fallut nettoyer régulièrement les écuries d’Augias rebâties et
repeuplées.
***
Comment Barbey d’Aurevilly définit-il le bas-bleu ?
« C’est la femme qui fait métier et marchandise de littérature. C’est la femme qui se
croit cerveau d’homme et demande sa part dans la publicité et dans la gloire… Les femmes
peuvent être et ont été des poètes, des écrivains et des artistes dans toutes les
civilisations, mais elles ont été des poètes femmes, des écrivains femmes, des artistes
femmes… Quand elles ont le plus de talent, les facultés mâles leur manquent aussi
radicalement que l’organisme d’Hercule à la Vénus de Milo. » Le bas-bleu méconnaît cette
nécessité d’histoire naturelle.
Dans un livre récent de Mme Alphonse Daudet, je trouve une tentative
de définition : « Ce que nous appelons le bas-bleu, la femme se servant d’un art comme
d’une originalité très voulue, en faisant un moyen d’effet ou de séduction, ou de
satisfaction vaniteuse. » Et Mme Daudet prétend qu’il n’y a pas de
bas-bleus en Angleterre, parce que les femmes écrivains y sont travailleuses et pratiques.
Elle ajoute qu’elles y « restent femmes et très femmes ».
Interrogeons un dictionnaire. Littré dit : « Bas-bleu, nom que l’on donne par dénigrement
aux femmes qui, s’occupant de littérature, y portent quelque pédantisme. »
***
La définition de Littré manque de précision. Certes, le bas-bleu est pédant, mais il faut
déterminer la nature de son pédantisme et de sa prétention.
Mme Daudet semble sur un point contredire Barbey d’Aurevilly. Pour
elle, le bas-bleu est un amateur. D’après d’Aurevilly, au contraire, il « fait métier et
marchandise de littérature ». Ils se trompent l’un et l’autre : il y a des bas-bleus
amateurs et des bas-bleus professionnels.
Hommes ou femmes, ceux qui « font métier et marchandise de
littérature » sont des prostitués : je les méprise également. Mais le bas-bleu, qui peut
être méprisable de cette façon, l’est toujours d’une autre. Qu’il se donne ou qu’il se
vende, ce qui lui vaut un nom spécial, c’est qu’il donne ou vend des apparences et des
déceptions. Il n’écrit pas des livres de femme. Amante ou catin, il s’y refuse. Il est
l’orgueilleuse amazone à qui il faut des victoires et des maîtresses. Apparente androgyne
qui repousse son rôle naturel et, naïvement ou perversement, fait l’homme. Ange inepte qui
se trompe, ou succube inquiet qui veut à son tour être l’incube.
Ce qui constitue le bas-bleu ou amazone, c’est qu’un léger développement de ce qui semble
viril en elle lui
fait croire qu’intellectuellement elle est un homme. Son
ridicule crime cérébral mérite d’être sifflé comme la ridicule perversité sensuelle de
telles névrosées, muses de ce pauvre Mendès. Balzac définirait le bas-bleu : « la fille
aux yeux d’or de la littérature ».
***
Il y a des hommes, — on les appelle parfois féministes, — qui, pour s’attirer une
clientèle de lectrices, essaient d’écrire en femmes. Ces déguisés no sont pas moins
grotesques que les bas-bleus. En citerai-je quelques-uns ? Nommerai-je ces
hermaphrodites : les Henri Fouquier, les Catulle Mendès, les Marcel Prévost, les Jules
Bois, les René Maizeroy ? Je ne puis m’attarder en ce moment à la revue des chaussettes-roses. Mais elles sont les alliées des bas-bleus, et il faudra bien
les massacrer à leur tour.
***
Eunuques et amazones, bas-bleus et chaussettes-roses, je les hais également, parce qu’ils
contribuent également à tuer une moitié des lettres françaises, à empêcher l’expression de
tout un sexe, à priver notre époque d’une vraie littérature féminine.
Première rencontre1
***
Le bas-bleu est vaniteux ; le bas-bleu est soumis. Tels les hommes qui font des
platitudes pour obtenir la croix d’honneur. Car le bas-bleu réussit à ne
pas trop différer des hommes lâches et incomplets, de ceux dont on dit qu’ils ne sont pas
des hommes.
La prétention intellectuelle du bas-bleu et sa soumission d’esprit se concilient en
pédantisme. Paul Georges donne à son livre un titre latin. Paul Junka cite, toujours en
latin, de nombreux passages des Écritures. La puissance de pensée de Jean Laurenty est
faite de citations, parfois avouées, de Baudelaire, de Pascal et surtout de Schopenhauer.
Les marionnettes qu’elle désire sympathiques lui ressemblent : un poète, voulu intelligent
et séduisant, pousse dans un fiacre une jeune femme très bien douée, elle aussi, et, pour
faire sa cour, récite : 1º un sonnet de Baudelaire ; 2º vingt-sept lignes de Schopenhauer.
Puis il débite une incohérente théorie sur l’anarchie, et finit par s’excuser d’avoir été
un peu « pédagogue. » Mais la jeune femme se récrie, sincère, et l’accuse de coquetterie.
Ailleurs, une cocotte, causant avec son amant de cœur, s’écrie : « Oh ! qu’elle est
profonde, cette rêverie du grand Schopenhauer ! » et elle cite seize lignes. En une page
d’un livre précédent, cette
pauvre Laurenty résumait les doctrines des
philosophes sur l’absolu. Elle mettait l’inepte dissertation dans la « bouche de colibri »
d’une jeune fille idéale qui débutait ainsi : « L’absolu, du latin absolutus… » Un certain Fernand Hauser, lamentable journaleux, connu de
quelques-uns pour son ignorance encyclopédique, fut ébloui et attribua à l’heureux auteur
qui possédait un Larousse une « érudition de bénédictin. »
Et, en effet, le bas-bleu sait tout, latin, droit, philosophie, médecine surtout, un peu
comme les filles du quartier des Écoles, pour des raisons qui peuvent être différentes,
qui peuvent aussi être les mêmes.
***
Le bas-bleu sait tout, excepté le français. Jean Laurenty nous montre une mère qui « rapporte sur son fils toute l’exaltation de son âme » et nous annonce que
la « tendresse féminine de Lison s’était rapportée sur le jeune
homme ».
Il lui arrive d’employer des mots dont, visiblement, elle ignore le sens : « Raison et
hygiène, voilà le critérium du mariage. » Un mari s’excuse, auprès de sa
femme, d’une infidélité passagère : « Cette prétendue trahison ne compte pas… Une minute
d’emportement ; j’ai vu rouge !… »
Le bavardage étourdi du bas-bleu l’entraîne à des
Lapalissades : « Et pour oublier, tu viens chercher l’oubli… » Elle met
toujours deux verbes au lieu d’un, remarque rarement si l’un est neutre et l’autre actif.
Et elle dit, avec tranquillité : aimer à quelqu’un. « Elle se reproche parfois de ne pas
assez aimer son fils, de trop aimer, de trop penser à
Hugues. » « La supplier à genoux d’abandonner, de renoncer à mon enfant. » Je m’arrête. Dans le seul livre de Laurenty, j’ai copié quatre
pages de citations aussi précieuses.
Sauf de rares exceptions, la petite Paul Georges écrit correctement et banalement. Le
style de Paul Junka est moins mauvais, gris et terne sans doute, mais, dans son anémie,
frémissant d’un peu de vie, avec, çà et là, une trouvaille de mots presque jolie. On y
rencontre aussi, mais plus rarement, la métaphore incohérente : « Ces araignées de sacristie qui sont la lèpre de l’église » ; —
l’incorrection : l’abbé n’est point coupable, « mais je l’en aurais
cru » ; — la préciosité prétentieuse : « Les moindres paroles » des fiancés « semblaient
coulées dans le miel emprunté à la lune prochaine. »
***
La Palisse dirait : « Si le bas-bleu est un homme, c’est un homme impuissant. »
La femme n’est guère capable que de petites choses
et de jolis détails. J’ai
montré que, même dans cet étroit domaine, son attention est souvent en défaut.
Indiquerai-je qu’elle est inégale à la plupart des matières, incapable de délimiter
nettement un sujet et de composer un livre ? Ah ! si j’avais la place !…
Le bavardage de Laurenty n’a pas de sujet. Ça commence par la ruine du notaire Bardalys,
ça finit par la vérole de son petit-fils ; entre les deux catastrophes, des anecdotes sans
intérêt et sans unité. Si, pourtant, une unité de sentiment, faux et mal joué : Laurenty
ne reconnaît que l’amour sensuel, et elle le déclare décevant, et elle l’injurie, le plus
souvent avec des paroles de Schopenhauer, parfois avec des phrases à elle, toutes
gargouillantes de je ne sais quel lyrisme hystérique. Athée du sentiment, insatisfaite par
la sensation, elle reste de longues heures, agenouillée devant le dieu Phallus, à cracher
des blasphèmes2.
Paul Georges hésite entre l’étude de caractère et l’étude de mœurs : elle ne prend aucun
des deux lièvres. L’Agrippine bourgeoise qu’elle a voulu peindre est manquée,
molle et fuyante. Mater gloriosa nous conduit parmi les politiciens.
Et, certes, les toutes petites intrigues qu’on décore aujourd’hui du nom de politique
pourraient être comprises par une femme. Mais Paul Georges est une fillette. Ses hommes
politiques sont vertueux, ineffablement : ils rendent les millions volés par beau-papa. On
voit que nous sommes loin de la réalité contemporaine.
Madame Paul Junka a des qualités presque solides et elle a su choisir son sujet. Elle
nous fait pénétrer dans le monde si efféminé du clergé parisien. Et elle les connaît bien,
et elle les pénètre jusqu’au fond, ses vicaires et ses curés. Malgré beaucoup de lacunes
et de faiblesses, son livre m’a fait plaisir par sa documentation abondante, par la
finesse de sa psychologie et même par cette vie frêle du style que je signalais tout à
l’heure.
Car le bas-bleu n’a pas la puissance de construire une œuvre large. Mais si à quelque
apparence de talent il joint un peu de bonheur, il lui arrive d’écrire un livre incomplet
et intéressant.
***
Qu’on ne m’accuse pas de mépriser la femme, parce que j’ai dit à telle déguisée : « Beau
masque, ta barbe est postiche. » La femme a peut-être d’autres mérites que celui de porter
la barbe.
Les cygnes noirs
***
Voici Jane de la Vaudère, couveuse des Sataniques et des Demi-Sexes. Tu as changé de teinture, gamine. Tu fis jadis des strophes très
blanches, oh ! si blanches : en rayons d’étoiles, disais-tu ; en verre filé, je m’en
souviens. Et la liste de tes livres m’apprend que tu restes honorée d’un accessit à
l’école où les singes verts
récompensent les vieux enfants. Un de tes recueils
innocents fut « mentionné par l’Académie française ».
Aujourd’hui, le poète manqué s’imagine écrire en prose. Notre ange raté se déguise en
démon et imite un titre de Barbey d’Aurevilly. Puis il s’aperçoit que Marcel Prévost, qui
singe les hommes par le costume et les femmes par l’écriture, est plus à sa portée. Le
demi-penseur Dumas observa le demi-monde ; le demi-écrivain Prévost découvrit les
demi-vierges ; Jane de la Vaudère, bête complète, nous apporte les Demi-Sexes.
Çà et là, dans la platitude et l’insignifiance des Demi-Sexes, une
phrase arrête, ridicule autrement que les autres, grotesque par son entourage, par son
inopportunité, mais qui, isolée, aurait de la force ou de la grâce. Elle est copiée, tout
simplement. Un des derniers romans de Guy de Maupassant par exemple, Notre
cœur, a été vaillamment pillé. J’aime mieux juger Jane de la Vaudère sur les
pauvretés plus à elle des Sataniques. Là, sauf erreur, elle a pondu et
couvé.
Les promesses raccrocheuses de titres qui ressemblent à de gros numéros ne suffisent pas
toujours à cette matrone de lettres. Elle y ajoute parfois une couverture excitante :
sorcière nue à cheval sur son balai ; chat noir qui vient frôler la peau ; plus loin, le
bouc qui attend. Le miché imbécile qui se laissera attirer par toute cette parade
polissonne et qui montera au
salon entendra des naïvetés de petite fille :
banales histoires de revenants ou allégories comme on en « rédige » au Sacré-Cœur. Écoutez
la dernière satanique. Ça s’appelle la Mystérieuse. Une femme est aimée
d’un homme. Des années passent sans altérer sa puissante beauté. Mais enfin elle vieillit,
et même — je puis vous certifier cet événement étonnant — elle meurt. Voilà toute
l’histoire de la Mystérieuse. Et le mystère ? demandez-vous. Allons, puisqu’il le faut
absolument, je vous dévoilerai l’affreux satanisme. Cette femme, frémissez d’horreur !
cette femme n’était pas une femme : c’était… l’Illusion.
Seront-ils assez volés, les bons potaches qui monteront chez la satanique parce qu’elle a
promis dans la rue : « Je serai bien cochonne ! » J’avoue d’ailleurs que, parfois, elle y
met un peu plus de bonne volonté. Seulement, voilà, elle a beau faire : elle ne sait pas,
la pauvre petite.
J’ai regardé trop longtemps ce premier cygne noir et, je vous le dis en confidence, ça
n’est pas noir, ça n’est pas un cygne ; c’est une oie.
***
Si je voulais faire un groupe de madame de la Vaudère et de Rachilde, je montrerais la
petite Jane à genoux, admiratrice, balbutiant, en grande émotion
hésitante,
les mots : « Maître !… maîtresse !… » cependant que Rachilde, droite, méprisante,
hausserait la tête en un orgueil qui ne serait pas tout à fait grotesque.
Car Rachilde a reçu des dons considérables et, malgré les circonstances déformantes et
enlaidissantes, elle conserve de beaux restes.
Rachilde a le malheur d’être perdue au milieu des petites-maîtresses du Mercure de France. Il fallait un mâle à toutes ces parfumées. Rachilde, plus
virile que ces chaussettes-roses, fut condamnée à être l’homme de la bande, le pacha du
harem.
Malgré le rôle burlesque qui lui est imposé, il y en a de plus ridicules dans sa
troupe.
***
Rachilde a cette éloquence passionnée, abondante, quoique faite de cris rapides et sans
suite, qui est le fond de beaucoup de talents féminins. Le génie de la femme semble
surtout lyrique ; je veux dire puissant, mais court et désordonné.
La femme, même supérieure, s’ignore presque toujours elle et les limites de ses forces.
Bavarde, elle prend l’abondance verbale pour la fécondité mentale et elle aspire à
produire des œuvres longues. Voyez plutôt Catulle Mendès et ses inepties diffuses.
Certes, Mme Rachilde est moins femme que Mendès :
elle a
beaucoup moins de souplesse, un peu moins de verbosité, peut-être aussi un peu plus de
solidité et de pensée. Mais elles ont des points communs : perversité réelle et pose de
perversité ; imagination amusante parfois, souvent absurde ; romantisme fougueux dans le
mot, dans la phrase, dans la composition. Catulle m’apparaît la souillon de Hugo.
Rachilde, déjà à moitié folle avant la rencontre de cette poésie trop forte pour elle,
coucha peut-être une nuit entre Edgar Poë et Baudelaire. J’espère mieux pour leur
prochaine existence : je rêve Mendès femme de Rachilde.
***
L’expression, chez Rachilde, est souvent évocatrice. Elle excelle à certains tableaux
moitié de réalité, moitié de cauchemar et telles de ses pages sont des puissances
frissonnantes, quoique l’artifice toujours soit visible. Il lui arrive de nous secouer
d’une émotion brusque, presque mélodramatique et pourtant presque poétique.
Même les subtilités de sa pensée, indifférentes le plus souvent, ne sont pas toujours
absolument méprisables.
Mais pourquoi cette lyrique sombre, qui pourrait écrire de belles proses concentrées,
s’applique-t-elle à fabriquer des romans ? Je préfère ses contes, encore
qu’ils soient des imitations trop directes et trop vides d’Edgar Poë. Je crois que
j’aimerais tout à fait — si elle les essayait aujourd’hui, avec son talent formel,
assoupli et fortifié — de courtes proses où elle chanterait « tout le cynisme naïf de sa
nature de poète » ; où elle dirait « de quelles haines se forme l’amour » ; où tout serait
« lourd, violent, et cependant d’une merveilleuse perversité de tons » ; où parfois elle
courberait « au-dessus de la complication des odeurs artificielles et des gestes de
comédie, l’exquise simplicité d’une branche de mimosa ».
Hélas ! la dernière histoire qu’elle nous conte, les Hors Nature, a
près de quatre cents pages de texte compact, et quelques morceaux joliment pervers sont
reliés par la plus puérilement perverse de toutes les fables. Je n’ai pas le courage
d’analyser cette corruption délayée d’une œuvre célèbre où René, au lieu d’avoir une sœur,
a un frère. Ce long rêve d’inceste unisexuel est déplaisant et nullement troublant.
La composition du livre ne vaut pas mieux que sa conception générale. C’est plein
d’épisodes inutiles, dont quelques-uns, mis à part, seraient intéressants. C’est plein
aussi de détails ridicules. On y voit des gens embrasser les étoffes trop fort et « sombrer jusqu’au spasme en pleine illusion ». On y méprise des femmes,
mais on y couche avec leur chevelure coupée.
Un frère sublime dit à une petite
servante : « Cesse de résister à mon frère, et je t’épouse, et je t’apporte, avec le titre
de baronne, trois millions de fortune. » Naturellement, la petite servante, peu éblouie,
repousse titre et fortune. Elle cède pour la seule joie de céder. Puis, elle se venge en
brûlant le château dont elle ne voulut point être souveraine, et l’homme dont elle refusa
le nom, et l’homme dont elle accepta le baiser. Je crois que, sans l’affolement d’un large
édifice à construire, Rachilde éviterait plusieurs de ces sottises. Amusant sculpteur de
statuettes, pourquoi refais-tu l’architecte ?
Ah ! la mode est au roman, et essayez d’écarter une femme de la mode !
L’œuvre énorme de Rachilde s’effrite d’elle-même en fragments, dont quelques-uns restent
debout dans notre esprit. Il y a de jolies choses dans ces ruines. Il y a aussi une
uniformité noire, ennuyeuse et trop voulue.
***
Oui, Rachilde, vous êtes un oiseau rare ; oui, vous êtes un cygne noir. Mais pourquoi
vous imaginez-vous réaliser une harmonie supérieure en vous faisant cirer le bec et les
pattes ?
Une pointe en Franco-russie
***
Henry Gréville est une grande fabrique de romans russes et autres, monotones même pour
les sommeillants lecteurs de nos plus antiques revues. Je ne m’occuperai guère d’elle. A
ses débuts, elle fut honorée d’un article plutôt bienveillant de Barbey d’Aurevilly. Un
peu effrayé de la « grêlante rapidité » avec laquelle les premiers livres de Mme Gréville tombaient sur les lecteurs, tout en signalant « la fadeur et
la fadaise » des sujets, il se laissait entraîner pourtant à des louanges.
Il
était séduit par ce qui restait de féminin en ces printanières écritures, se félicitait de
rencontrer seulement un « bas-lilas ». Mais il s’effrayait pour bientôt, sentant poindre
le « bas-bleu dans toute sa ridicule laideur ». Les prévisions pessimistes se sont
réalisées au point de rendre étonnants, malgré ce qu’ils ont d’inquiet et de tremblant,
les éloges.
C’est par leur beau moment qu’il faut juger êtres et choses. Il convient de regarder dans
leurs jolis portraits d’autrefois les femmes vieillies et de lire dans leurs premiers
livres les écrivains qui depuis se sont industrialisés. Je renvoie donc à l’article de
Barbey d’Aurevilly et à Dosia, qui ne vaut pas tous les applaudissements
du critique trop indulgent ce jour-là, mais qui est un roman frêle et frais, gracieux et
spirituel suffisamment, digne de faire oublier, sinon pardonner, l’abondant fatras qui a
suivi.
***
Si personne n’a parlé d’une certaine Camée qui vient de publier Un amour
russe, ce n’est pas une raison pour que je bavarde longuement autour de ce vide.
Son livre est l’histoire, très nouvelle, des amours d’un précepteur avec la mère de ses
élèves. Vous pouvez traduire le « russe » du titre par capricieux. Car la maman, sous
prétexte qu’elle est Slave, accomplit les
plus naïves extravagances. C’est une
gamine mal élevée que Camée a fabriquée, sans doute, avec des souvenirs puérils, à qui
elle a donné de l’âge et deux enfants sans rien modifier au caractère boudeur et violent.
Une sorte de duc de Bourgogne femelle que la vie, — plus puissante pourtant que Fénelon,
— n’a pu apaiser. Camée cherche avec candeur le secret des sottises qu’elle lui attribue
« dans le caractère slave particulier greffé sur le caractère général féminin ». Cette
ligne, qui me dispense de juger l’écriture, n’est pas même une apparence d’explication,
car le précepteur, Français, sans excuse de féminisme ou de slavisme, n’est pas moins
absurde que sa maîtresse. Voulez-vous comprendre les gestes anguleux et criards de vos
marionnettes, ô mélodramatique Camée ? Deux mots suffisent : vous êtes restée une toute
petite fille, et vous avez étudié la vie dans les livraisons qui, pour dix centimes,
donnent aux enfants comme vous une image et une bonne tartine de roman au miel ou à la
moutarde.
***
Marguerite Poradowska est bien supérieure, mais je lui garde rancune d’une déception. Les
quarante premières pages de sa Marylka m’ont charmé. Les Slaves que j’y
rencontrais n’étaient plus ces Russes dont
on nous obsède, mais de braves
Polonais qui, à force d’être oubliés, me semblaient tout nouveaux. Et les portraits me
donnaient une impression de vérité originale. « Tour à tour rêveurs mélancoliques et
passionnés fougueux », ces gens-là agissaient en grands enfants généreux ; leurs gestes,
nécessaires et inattendus, exprimaient, en brusques éclats, des sentiments de toujours.
Telle de leurs violences me paraissait poétique et logique comme un incendie qui couva
longtemps, deviné par de vagues inquiétudes et d’hésitants pressentiments, et qui, tout à
coup, surgit, catastrophe inévitable et spectacle merveilleux. Je m’étonnais même que cet
écrivain vivant, personnel et vrai, eût vu deux de ses livres couronnés par les vieillards
verdâtres dont la Morgue porte le nom prétentieux d’Académie française. Hélas ! j’ai trop
compris ensuite le déshonorant succès. Le roman bientôt arrive, intrigue indifférente lue
mille fois, et les nécessités de la pauvre fable faussent et banalisent les caractères. Le
style même perd peu à peu sa vie capricieuse et jolie, marche égal, somnolent, sur la
grand’route grise et plate de la perfection académique.
***
Cécile Cassot montre alternativement son impuissance dans toutes les espèces du roman ; à
son comptoir
vous trouverez un grand assortiment de rossignols ridicules
feuilletons, illisibles romans historiques, idylles naïves, — oh ! oui, — où les paysannes
reprochent aux paysans d’« éluder » telle « réponse directe. » Malgré sa virilité, cette
amazone a, comme beaucoup d’autres, l’abondance fade et dégoûtante. Elle me fait penser à
quelque paradoxale brebis, — suis-je poli aujourd’hui ! — qui répandrait partout sur son
passage des flots de petit-lait.
Cette Cassot possède, à un degré éminent, toutes les admirables qualités du bas-bleu.
Elle a, autant que n’importe quel orateur politique, le génie de l’imprécision. Le bavard
précipite les premiers mots qui se présentent et, comme les petits germes de pensée qu’il
expulse ne sont encore que de vagues gélatines, il a peut-être raison d’exprimer au hasard
ce banal inexprimable. J’applaudis Cécile chaque fois qu’elle déclare que « c’est un
non-sens » d’aimer celui-ci ou celle-là, et je fus charmé le jour où elle entendit une
« voix métallique » qui « contenait des grondements intempestifs ».
Le génie du pléonasme est aussi pour beaucoup dans la puissance des bavards. La Cassot ne
dit guère : « Cela ne se pouvait pas » sans ajouter : « Cela ne pouvait pas être. » Elle
écrit avec sérénité : « Tes ennuis, je les éprouve, puisque je les partage. » Elle m’amuse
surtout quand elle s’applique : « Ma pensée ne serait-elle
pas toujours
maintenant suspendue au point d’interrogation que je ne cesserais de me poser ? »
Malheureusement elle oublie de renverser le point d’interrogation, à l’espagnole, pour
mieux figurer le crochet à suspendre les pensées de toutes les larves céciliennes. Et
pourtant le point d’interrogation inspire toujours cette fille d’Eve : « Il ne cessait de
retourner en tous sens le point d’interrogation qui restait muet comme le sphinx accroupi
sur le tombeau égyptien. » J’ai noté ces quelques traits, avec beaucoup d’autres, dans la Fille d’un assassin, livre émouvant et profond où tout arrive au hasard
et où chaque personnage, chaque fois qu’il doit agir, change de caractère. Et Cécile
Cassot, ingénieuse philosophe, conclut de ses propres incohérences qu’« il y a une
destinée » qui « à un moment donné », fait « entendre sa voix à celui qu’elle veut perdre
ou protéger ».
Les pauvres tentatives de Cécile vers tous les genres me permettaient de la jeter dans ce
chapitre ou de l’épingler dans toute autre boîte de ma collection, ou de la laisser tomber
parmi les déchets. L’honneur de coudoyer la petite Camée, elle le doit à la poétique
Yvana, jeune Russe que le comte de Moussac acheta à des Bohémiens, et dont la Cassot nous
conte l’histoire sous ce titre : Comment ils l’aiment. Cécile admire
haineusement cette femme fatale et incompréhensible, « toujours sur
la brèche
du caprice », « petite âme de Slave à la fois cruelle et dominatrice », « figure muette
sans écho », qui « devait planer comme une ombre » et qui « avait dû boire le lait d’une
tigresse ». Sachez encore qu’elle « possédait un immense orgueil, prêt à damer le pion »
même à l’orgueil nobiliaire, et que « le comte avait en elle à la fois un camarade, un
ami, un bouffon, une fille et une compagne ». Madame Cassot, qui dut être, j’imagine, une
institutrice au style incorrect et aux manières timides, s’effare devant cette « nature
violente, emportée », et conclut le portrait par cette ligne infiniment instructive :
« Cette fille, c’était l’inconnu. »
***
Hélas ! il y a le Slave conventionnel, comme il y a l’Anglais de vaudeville ou l’Italien
romantique, et les romanciers de tous sexes, hommes, femmes ou suisses, Barbey
d’Aurevilly, Henry Gréville ou Cherbuliez, le font parader avec joie, parce que,
paraît-il, sa psychologie ondoyante supprime l’impossible et l’invraisemblable. Le Slave
de convention se divise en deux types principaux : le Polonais, très en dehors, Gascon de
l’Orient ; le Russe, dont la folie est plus rêveusement inquiète. Les deux arbres sont
bizarres et indéterminés, le premier surtout par les découpures inattendues de ses
feuilles, toujours agitées et bruissantes, le second
plutôt par les
bizarreries sinueuses de la multiple et divergente vie souterraine de ses racines. Inutile
de dire que la mode actuelle est au russe.
Les deux types sont également commodes, permettent toutes les fantaisies, excusent toutes
les extravagances, autorisent à donner comme vraies les plus ineptes imaginations du roman
d’aventures héroïques et du roman d’aventures psychologiques. Voici des gens dont l’âme
semble un peu différente de la nôtre et dont les gestes s’agitent autrement. Les
superficiels déclarent indépendants de toute loi les phénomènes dont ils ignorent la loi
et en attribuent la surprenante apparition au hasard ou au caprice. Les mots caprice ou
hasard sont d’orgueilleux refus d’explication et une façon présomptueuse d’attribuer aux
choses l’ignorance de notre esprit. Mais le physicien n’affirmera jamais qu’un fait s’est
produit sans cause ou que n’importe quelle cause peut être suivie de n’importe quel effet.
Nos prétendus psychologues sont plus hardis.
Et les types conventionnels, créés par notre ignorance qui croit savoir, peuvent être
amusants à quelque degré : héroïques dans Barbey d’Aurevilly comme des cuirasses vides que
ferait cliqueter un ouragan ; saugrenus et bêtes dans Cherbuliez comme des costumes de
carnaval qu’un bourgeois de Genève voulut dessiner élégants ; gentils parfois dans Henry
Gréville comme
des femmes presque spirituelles qui papottent presque ivres.
Dans Camée ou dans Cécile Cassot ils effarent par la platitude de leur fantaisie et
l’ordinaire de leur imprévu. Comment s’intéresser à des marionnettes dont les gestes sont
si gauches, si mesquins et mous, si dépourvus de signification ?
***
Madame Tola Dorian, qui est Slave, a essayé de nous expliquer sa race. Des nouvelles peu
lisibles, commentées d’une prétentieuse préface, veulent nous dire l’Ame
slave, et on nous promet d’autres nouvelles qui étudieront les chevaux
russes. Car madame Dorian a cette élégance cosaque d’aimer littérairement le
cheval. Elle nous informe que son dernier petit livre, Félicie
Ariescalghera, fut écrit au « chalet des chevaux ». Je lui ferai sans doute plaisir
et j’accomplirai un devoir en posant la candidature à la gloire du vers où nous émeuvent
simultanément
Les sanglots des Christs… le mutisme des chevaux.
Nous ignorons encore le secret des discrets chevaux tusses, et il faut nous contenter des
révélations sur l’âme slave. Or l’âme slave, — la préface nous l’affirme et les nouvelles
croient nous le démontrer, — l’âme slave, c’est de l’eau. Marguerite Poradowska, se
souvenant
peut-être de la Dorian, qu’elle vaut mille fois, mais que son
snobisme doit respecter sous deux prétextes (Tola Dorian est presque célèbre et elle
pourrait signer princesse Mertchersky), applique à une de ses héroïnes le vers de
Slowacki :
Je songe au « Perfide comme l’onde », et je me demande si les hâtifs donneurs d’explications auraient raison et si l’âme slave serait particulièrement féminine. Je n’en crois rien. Tolstoï, Dostoiewski, combien d’autres encore, m’apparaissent singulièrement plus virils que nos chaussettes-roses, aussi virils que les plus puissants de nos hommes. Mais il est commode à notre paresse de déclarer mystérieux la femme et le Slave. Et je ne m’étonne pas qu’une femme soit flattée d’être un mystère « greffé » sur un mystère. La petite vanité des Tola Dorian et l’inertie intellectuelle des Camée échangent des sourires bienveillants. Je n’essaierai point de définir l’âme slave. Question trop éloignée de mon sujet, et que je n’ai guère étudiée. Les Cassot ou même les Henry Gréville ne me seraient pas d’un grand secours pour la résoudre. Je vais continuer, modeste, ma tentative de déterminer un peu l’âme et l’esprit d’une certaine femme slave, l’âme et l’esprit de Mme Tola Dorian.
***
Mme Dorian est une Slave singulièrement francisée : elle habite
Paris ; elle y dirigea un théâtre ; elle emploie notre vocabulaire et daigne quelquefois
obéir à notre syntaxe. Et elle s’est bizantinisée à la fréquentation admirative de nos
plus prétentieux esthètes. Elle habille sa pensée, comme une icône, de vêtements lourds,
surchargés d’ors, sans grâce, qui lui semblent somptueux et qui sont grotesques. Elle
tient trop à émerveiller pour ne point faire rire. Elle s’est germanisée aussi à la
lecture de Schopenhauer, — que, décidément, nos actuels bas-bleus vengent bien du dédain
de ses contemporaines, — et de Mme Ackermann. Elle est complexe et
artificielle, toute en jeux de surface, pauvre Isis faite de voiles abondants, de roides
broderies dressées autour de rien.
Je m’arrête et je me calme. Irrité par les inepties des Roses
remontantes et de Félicie Ariescalghera, je viens d’être injuste
pour les Vespérales. C’est bien mauvais aussi, les Vespérales, presque jusqu’à la fin. Mais la dernière pièce gronde une révolte
noble et qui ne manque pas de puissance. Le poète (car ici, mais ici seulement, Tola
Dorian mérite ce titre) s’adresse à Ishmaël, fils d’Agar et d’Abraham, chassé au désert
par son père :
Malgré la construction peu aimable de la dernière période, malgré ces vocatifs inharmonieusement dispersés, chevaux attelés devant la charrette, attachés derrière, montés dedans ; malgré des termes impropres, et de malheureuses recherches d’effets (quelle absurde antithèse que ce « troupeau libre et puissant ! ») : j’admire le mouvement lyrique et certains détails de cette pièce. Et je m’élance à des espoirs, vite déçus, quand j’entends d’autres cris de révolte : Tola Dorian ne retrouve jamais cette éloquence directe et cette poésie simple. Partout ailleurs, elle s’amuse à d’irritantes subtilités de pensée, de vocabulaire ou de rythme. Si elle se disait avec moins de prétention et de recherche, je crois que Mme Dorian nous intéresserait aussi par certains accablements mélancoliques. Ici je ne puis rien citer à l’appui de mon sentiment : cette tristesse, que je crois deviner sincère et d’une nuance un peu nouvelle, je ne la trouve nulle part exprimée sincèrement. Toujours le cabotinisme des mots choisis pour leur étrangeté, des phrases tordues en poses impossibles, des allitérations cliquetantes. Car cette éphémère directrice de théâtre fut toujours cabotine, ne permit guère à ses douleurs les plus senties de s’exprimer spontanément. Ses vers, qu’elle offre pieusement « aux Mémoires de ce qui ne fut pas », ont presque toujours la profondeur limpide de la dédicace. Souvent ils coulent puérils et brillants en litanies interminables, hérissées de majuscules, colliers dénoués de verroteries grossières, aux formes bizarres, mal arrondies. Naturellement, il ne faut chercher aucune pensée dans les pièces composées de la sorte. C’est un cliquetis de mots singuliers, un chatoiement de rythmes étranges : — capharnaüm de clinquants, de cailloux rares, de perles fausses, au milieu desquels joue un enfant barbare. Voici deux des musiques rauques et une des pauvres flûteries dont se réjouit l’enfant barbare. Recueillez pieusement ces précieuses allitérations :
Cueillons encore un hémistiche harmonieux et « une rose jaune or » et laissons-nous attrister ou égayer par un ciel « livide et vide de vie ». Parmi ce mauvais trop travaillé signalerai-je des négligences ? Dans la même strophe où Mme Dorian fait avec raison le mot « sentier » de deux syllabes, pourquoi en accorde-t-elle trois à « chantier » et à « altier ». — Elle a le soin louable d’ajouter un errata à son dernier recueil. J’y trouve cette indication : « Page 25, 7e vers, au lieu de : Sa rumeur murmure effrénée Lisez : Sa rumeur mugit effrénée Je cherche le 7e vers de la page 25 avec la ferme volonté de faire mugir cette rumeur qu’un goût trop vif pour l’allitération fit accuser de murmurer effrénément. Et je trouve, non sans stupéfaction : Tonne la rumeur effrénée. Ces petits détails, — que je pourrais trop facilement multiplier, — ont leur signification cruelle. Les livres de Tola Dorian donnent tout à l’effet : ce sont des femmes pauvres qui se couvrent de fausses bijouteries et qui ne soignent pas leurs dessous.
Anglomanie
***
Mme Daudet se trompe sur les motifs de son amour pour l’Angleterre.
Les meilleures de nos intellectuelles y aiment un pays de pensée et de respectabilité, un
pays où la vie s’enferme dans le home et où les sentiments se recouvrent d’un aspect froid
et poli, glacis de pudeur ; un pays de vie intérieure intense et rêveuse. Elles aiment,
— jusque dans Sully Prudhomme, que Mme Daudet imita, à qui Max Lyan
emprunte des épigraphes, — une certaine poésie anglaise d’un gris nuancé et psychologique.
Elles aiment le roman anglais dont les défauts de composition ne sauraient choquer les
femmes, même de race latine, intéressées facilement au détail, peu aptes à embrasser les
ensembles. Elles aiment une certaine philosophie anglaise et tout
ce qui s’y
manifeste de pratique et de minutieux : l’observation des petits faits, la facilité à s’en
satisfaire, les préoccupations morales, l’absence d’inquiétude métaphysique.
Il y aurait artifice à pousser plus loin le rapprochement entre deux écrivains d’une
grâce vraiment trop différente. En dehors de leur anglophilie, il n’y a rien de commun
entre Mme Daudet, Parisienne qui note avec précision ce qu’elle voit
ou qui s’excuse de « quelque élévation courte et subite d’une pensée féminine vers ce qui
n’est pas la tâche journalière ou l’obligation mondaine » ; — et Max Lyan, méridionale un
peu farouche, indifférente à la vie si elle n’est illuminée et parfumée d’amour, amie des
féeries et des chimères, esprit presque anglais mais imagination presque orientale, qui
relit les Mille et une Nuits, quand elle ne lit pas Dickens ou Rhoda
Broughton, amoureuse des Pyrénées, venue tardivement à Paris et, semble-t-il, pour y mieux
cacher la liberté de ses longues rêveries. Mme Daudet est le fruit le
plus exquis d’une vie à la fois mondaine et intelligente, la réalisation délicieuse d’un
idéal connu. La parole de Max Lyan fait songer à ce je ne sais quoi de plus personnel et
de légèrement sauvage qui est le charme de tels provinciaux attardés, des La Fontaine, des
J.-J. Rousseau, par exemple.
Les quelques-uns qui la connaissent blâmeront d’abord
l’éclat de telles
comparaisons, trouveront que je dis de cette femme qui se cache juste le contraire de ce
qu’il en faut dire. Bientôt ils me donneront raison : ils se rappelleront la spontanéité
de son amour pour la nature, l’originalité de ses songeries de promeneuse solitaire ; et
ces dons contradictoires de se satisfaire également au brillant et aux nuances, aux
beautés du dehors et aux noblesses du dedans ; et tout ce mélange d’enthousiasme et de
gravité amusée, d’esprit et de sagesse, d’ironie et d’indulgence, qui fait rêver de je ne
sais quelle étrange éducation dirigée, dans le mysticisme souriant d’un couvent mondain,
par la raison sévère d’un pasteur protestant.
***
Mme Daudet est une femme et une mère qui s’abaisse quelquefois à être
une femme du monde. Elle reste encore presque naturelle dans cette fonction artificielle,
presque humaine dans ce bizarre métier.
Elle abonde en observations de détail, précises et fines, d’un charme tout féminin. Ses
réflexions non plus ne sont jamais celles que ferait un homme ; elles peuvent êtres
voisines, parentes, gardent toujours une grâce propre, une émotion et une souplesse
différentes, la marque d’une tout autre allure d’esprit. « Voici, dans une chapelle, la
tombe de Marie Stuart. Je pense
à cette tête détachée, à ce cadavre incomplet,
à cette ligne rouge du col qui ne saurait plus tenir un fil de perles. »
Ses Notes sur Londres sont pleines de remarques de modes,
caractéristiques et spontanées, qu’un homme, en s’appliquant beaucoup, eût réunies moins
exactes, moins nombreuses, moins intéressantes. Ah ! celle-ci ne pose pas, ne le fait pas
à la pensée virile, n’affecte pas de mépriser la femme et d’être autre chose que ce
qu’elle est. Elle avoue avec candeur ses inquiétudes pour l’ordonnance d’un dîner donné à
Londres et « où ma responsabilité de maîtresse de maison est peut-être moins engagée que
s’il avait lieu chez moi à Paris ». Elle s’accuse d’une faute vénielle contre une règle
spéciale du savoir-vivre londonien. Et, frémissante encore, elle balbutie les
circonstances atténuantes : « Il est bien certain qu’en dehors de son cercle d’habitudes
on peut être exposé à ces menues erreurs — pourtant gênantes, puisqu’elle vous font
l’exception. »
Les inquiétudes de la mondaine ne nuisent jamais aux pensées maternelles. Malgré son
admiration pour la vie anglaise, elle reproche aux dames de Londres « une certaine
négligence de leurs devoirs de mères » et d’exiler un peu trop les babys dans la nursery.
Elle aime à voir se mêler sa vie et celle de ses enfants. Les préoccupations les plus
graves ne l’empêchent pas de noter un geste de Lucien ou de Léon. Elle termine par
cette phrase le récit de ce dîner dont nous l’avons vue si troublée : « Edmée
est charmante ce soir et très admirée dans ses courtes apparitions au salon et à table. »
La grâce des enfants entrevus la séduit plus que toutes les beautés du voyage. Elle admire
de jolies « attitudes sur une barrière, comme d’oiseaux perchés ». Elle s’émeut à regarder
« ces rondes mains de bébés tenant au bras par un pli de chair » ou « ces menottes agiles
et menues, déjà despotiques, tendres, aristocratiques, sachant coiffer une poupée, lancer
une balle ou un cerceau ». Elle rêve attendrie devant « ces chevelures de nouveau-nés qui
semblent des plumages incomplets d’oiseaux au nid ».
***
A cette prose simple et souple, évocatrice à la fois des choses vues et du regard
féminin, je préfère peut-être les vers de Mme Daudet. Non point ces
vers de fillette où elle essayait de fixer « le cantique à la vie inconnue », où elle
chantait « tout au bord d’un espace qu’elle croyait infini à son élan et à ses espérances ». Certes il en est de
charmants, mais ils rappellent une manière connue. Ceux de plus tard sont d’une beauté
autrement originale.
Les femmes, même d’un très grand talent, semblent privées des facultés critiques. Mme Daudet, qui débrouille
si mal les vraies causes de son
amour pour l’Angleterre, croit avoir été initiée à la poésie par Hugo et Leconte de Lisle,
tandis que ses premiers vers sont des imitations de Sully-Prudhomme. Ces morceaux
psychologiques voulurent être composés sur un modèle rigoureux : le symbole matériel
exprimé d’abord en un détail relativement abondant, puis expliqué par un ou deux
quatrains. Je passe rapide devant ces Vases brisés où pourtant la
personnalité souriante du poète se devine au moins précis et au velouté de l’expression,
et encore à l’aisance féminine et nonchalante de la composition. L’imagination aimable et
la légère fantaisie viennent colorer d’aurore la pensée qui veut rester grave et, malgré
l’effort, la méditation se disperse souvent en rêverie. On voit, à chaque tournant de
stance, la joliesse chatoyante
Bientôt l’originalité de Mme Daudet se dégage, facile et exquise. La rêverie désormais, ne se laisse plus enfermer dans un cercle tracé d’avance. Elle vole, libre harmonie, en mouvements d’une grâce ineffable. Comment dire, en effet, la beauté changeante de ce sourire qui n’exprime que nuances fines et ténues ?
On devrait les regarder en un bonheur immobile et timide, ces vers qui sont papillons et colibris voletant dans un charme de brume. Mais le critique, brutal naturaliste, les saisit, les serre de ses doigts gauches, essuie maladroitement leur poussière d’or et triomphe d’expliquer enfin « comment ils sont faits ». Une belle pièce intitulée Paris trahit le secret de ce vers songeurs de Parisienne dont la grâce me parut d’abord indéfinissable :
Rarement, la plante nous est offerte complète, fleur, tige et racine, souvenir encore suspendu à la pensée.
***
Des strophes d’une beauté subtile expriment de l’inexprimable, parviennent à formuler,
poétiquement et sans effort apparent, un vœu singulièrement idéaliste.
Mme Daudet voudrait que les chansons, et les parfums, et
les clartés, flottent dans l’air sans causes visibles ; elle voudrait entendre le chant en
ignorant l’oiseau et ne point savoir d’où émane l’odeur grisante ; elle voudrait
Les plus beaux vers de Mme Daudet sont de ces gazouillis et de ces lueurs dont l’origine nous reste inconnue. C’est la fleur de poésie, sans la terre de réalité sur laquelle elle poussa. Ce sont des fils de la Vierge qui flotteraient, vagues, parfumés, lumineusement gris. Laissons le poète définir lui-même ce délice insaisissable. Ce n’est plus un chant, c’est un murmure,
Et c’est une poésie exquise, incertaine et fuyante comme un reflet de ciel en une transparence de rivière. Parmi ces rêveries, dont beaucoup ne peuvent même subir la gêne d’un titre, les plus saisissables — et ceci est bien féminin — sont des souhaits plutôt difficiles à réaliser. En voici un. La pièce est courte et de cette grâce à la fois rêveuse et raisonnable qui ne définirait peut-être pas trop mal Mme Daudet :
Il faudrait dire quelles jolies nuances, bleu tendre, gris perle, mauve pâle, reposent le regard tout le long de ces pages délicates. Il serait agréable de cueillir quelques-uns des mots heureux qui les fleurissent un peu partout, soit que l’auteur exprime des sentiments profonds et montreD’une intelligence asservie
soit qu’il évoque, souriant, la vie de la petite fille ou celle de la jeune fille :
soit qu’il chante « l’étonnement de l’aube »,
ou « l’effroi de la nuit » ; soit qu’après avoir fait sinuer sous nos yeux les mille vagues des rivières,
il lui plaise de nous arrêter, pensifs, devant de calmes eaux,
***
Mme Alphonse Daudet publie ses petits livres à de larges intervalles.
Max Lyan, qui a donné un premier roman en 1891, vient à peine de se décider à en publier
un second. On m’assure que d’abord elle avait prié une de ses amies de passer pour
l’auteur de la Fée des Chimères et que ce mensonge de modestie, près
avoir duré deux années, fut découvert malgré elle. Son allure, ses gestes, sa parole
voilée et chantante, tout est d’accord avec ce recul craintif. Je l’ai
rencontrée plusieurs fois au milieu de bas-bleus ineptes et bruyants, toujours occupés à
faire la roue. Elle semblait d’abord effacée. Mais, dès qu’on échangeait quelques mots
avec elle, on n’entendait plus les autres ; et, si vous regardiez ses yeux d’ironie et de
tendresse, son sourire amusé et indulgent, rien ne pouvait plus vous en détourner. Tels
ses livres, d’un charme discret, prenant et durable.
La composition de la Fée des Chimères est poétiquement timide. Le
roman, intense et douloureux, n’est pas présenté directement. Il est aperçu, lueur trop
vive, à travers la joliesse rose d’un écran. Un enfant naïf prend pour une fée une
mélancolique délaissée, exige son histoire, obtient le conte attendu. Après des années,
l’adolescent retrouve la triste marraine et elle avoue « la vérité sur la Fée des
Chimères ». Ce qui dans un livre d’homme serait ingéniosité et amusante trouvaille
littéraire est ici charmant de spontanéité : une douceur épeurée de mains féminines qui
vont frôler une blessure.
L’habitation de la Fée des Chimères ressemble au livre lui-même et à l’esprit de Max
Lyan. La réalité se voile de rêve et les pierres disparaissent sous les calices et les
corolles. « Au sommet de la colline, une haute tourelle d’angle restée debout au milieu
des ruines pittoresques se dressait en plein ciel, comme une gigantesque
gerbe
de fleurs. Des draperies de lierre et de vigne vierge empourprée voilaient sa base ; puis,
au-dessus des plantes grimpantes aux larges jets flexibles, éclatait la fanfare des
couleurs plus vives. Les giroflées d’or brun, les iris couleur de ciel, les coquelicots
pourpres, les saxifrages d’émeraude, les mousses richement nuancées, tout le monde
charmant des parasites en fleurs jaillissait des moindres interstices, se mouvait sous la
brise et jusqu’au faîte dissimulait les vieux murs. »
Telle la solidité fleurie de son esprit, qui semble s’émouvoir à tous les vents, reste
forte et inébranlée. Mais le centre et l’unité sont difficiles à atteindre, et le sens
courageusement douloureux de son optimisme ne se révèle qu’à une attentive lecture. Les
livres de Max Lyan paraissent tout souriants « de visions de vols d’oiseaux et de prairies
en fleurs », tout sonores de conseils vaillants : « C’est bien bon, la vie, malgré les
jours sombres et les heures tristes. Ne vous désintéressez pas de votre propre joie. » Il
faut « vivre dans une atmosphère de joie ». Mais cette atmosphère, on doit la créer
soi-même ; il est prudent de « faire bon visage aux à peu près », d’en
jouir comme de bonheurs parfaits et même souvent de bâtir la maison de bonheur sans autres
matériaux que des rêves. Mais les rêves heureux de Max Lyan, comme les pensées poétiques
de Mme Daudet, s’appuient sur des souvenirs. Les joies
d’imaginations sont des oiseaux qui ont besoin, pour venir nous réjouir de leur vol
capricieux, de s’élancer de quelque lointaine réalité. « J’ai beaucoup rêvé ; mais j’ai
d’abord vécu mon roman, et je ne me suis abandonnée aux chimères que lorsque ma vie de
cœur a été close. » L’imagination « doit fleurir nos existences comme ces plantes grêles
fleurissent notre tour. Elle doit masquer la misère de notre destin d’un voile aussi riant
que celui que jettent ces corolles et ces mousses sur la nudité des vieux murs ». Ne
serait-ce que pour les poétiser ensuite, notre jeunesse doit être accueillante à la vie et
à l’amour. « Il est bien doux de retrouver au fond de sa mémoire l’oiseau d’azur au ramage
charmant… Que de vies sont privées de ces échappées lumineuses… »
Ah ! les pauvres qui n’ont pas même au trésor de la mémoire une fleur fanée et un beau
jour éteint, comme Max Lyan les plaint, comme elle sourit tristement à les voir chercher
partout « une issue, un leurre d’emploi aux facultés aimantes si
cruellement refoulées » ! Elle s’attendrit aux humbles affections et aux manies de la
vieille fille qui n’a trouvé parmi les hommes « nul aliment pour son cœur avide et
douloureusement a cherché plus bas des prétextes à amour ».
Réfugiée dans le rêve, elle sent tout ce que son bonheur a d’inquiet et de
flottant. Par instants, l’océan de réalité s’irrite, et la tempête semble sur le point de
briser la frêle barque. Toujours, d’ailleurs, la joie de Max Lyan a quelque chose de
contradictoire. La lutte entre une imagination riche et facile et une raison solide donne
à toutes ces pages le charme piquant d’une « ironie spirituelle et tendre ». Lorsque la
Fée des Chimères contait poétiquement sa triste vie, « ses paroles avaient un ton si
doucement ironique que, parfois, je ne savais si je devais rire ou m’apitoyer. Je
cherchais alors le vrai sens dans ses yeux ; mais ces yeux, railleurs et tendres,
m’embrouillaient davantage. » Quelquefois pourtant le regard de la conteuse se mouille, et
elle s’excuse : « Les vieux cœurs sont si pleins de larmes qu’une émotion de plus les fait
déborder. Ne remuez pas trop le mien. »
***
Depuis que son incognito était découvert, Max Lyan qui, m’affirme-t-on, a dans ses
tiroirs plusieurs volumes inédits, hésitait à publier de nouveau. Elle vient enfin, après
des années, de triompher de cette pudeur excessive et qui privait douloureusement quelques
amis du beau et du délicat.
Cœur d’enfant est très différent de la Fée des
Chimères,
d’un art moins habile, mais d’une grâce plus spontanée
encore. La Fée des Chimères, avec ce charme inattendu d’une poésie
craintive jusqu’à l’ironie, est de ces livres qu’on ne refait pas. Mais ce conte
renfermait le germe de plusieurs romans. Il me semble la préface, pudiquement hésitante et
balbutiante, de confidences plus directes sur le cœur de la femme. J’imagine que les
livres soigneusement cachés forment le cycle de l’amour et du rêve féminins, et Cœur d’enfant en dit le premier chapitre.
Ceux-là qui ont remonté dans leurs souvenirs d’enfance sont nombreux et plusieurs ont
rapporté des trésors de ces brumes lointaines. Certains vers de Sully-Prudhomme sont jolis
et émouvants comme des enfants tristes exilés dans une cour de collège grossièrement
tapageuse ; tels vers de Jean Aicard sont alertes comme des petits qui s’amusent. Le Roman d’un enfant de Loti est d’une grâce mièvre, vieillote et fausse ;
peut-être l’auteur est-il sincère, mais l’homme est trop bêtement vaniteux pour retrouver
l’enfant en sa naïveté simple et il attribue souvent au passé les idées du présent. Les
pages où le peintre Jules Breton conte son enfance sont exquisement vraies. Pourtant, — si
l’on oublie l’immortel Petit Chose et cette Vie
d’enfant dont Batisto Bonnet a fait un merveilleux livre provençal et dont j’eus la
gloire d’aider Alphonse Daudet à faire un livre français — les
femmes ont
mieux que les hommes murmuré, souriantes d’aujourd’hui et frémissantes d’autrefois, les
tempêtes des petits cœurs et les primes floraisons pas tout à fait écloses des
imaginations. Les Mémoires d’une enfant de Mme Michelet sont, malgré ce qu’il y a de trop viril et de trop brusque, de trop
Michelet, dans la nervosité de la phrase, une œuvre charmante et sincère. Les
Souvenirs d’une enfant pauvre de Rose Romain ont quelque chose d’étriqué ; ils
expriment une âme naturellement médiocre que la misère précoce et trop continue a encore
enlaidie et rapetissée ; ils font plaindre l’infortunée petite fille sans la faire aimer.
Mais, si la grâce est absente, l’émotion abonde, assez forte et poignante pour émouvoir le
lecteur qui se défend. Le livre de Max Lyan est très supérieur à ces œuvres intéressantes.
Je lui reproche quelques longueurs dans la dernière partie, mais le début conte la plus
fraîche et la plus délicieusement enfantine des idylles et les pages centrales,
douloureuses et souriantes, mettent aux yeux des larmes d’attendrissement et d’admiration
heureuse.
***
D’après ces deux livres, j’essaie de rêver ceux qui suivront. Certains détails me font
espérer que l’auteur nous dévoilera un jour, d’une main qui tremble un peu, les
hésitations, les balbutiements, les erreurs, les élans
brusques et brusquement
arrêtés de l’amour en un cœur virginal. Elle nous dira aussi plus complètement la vraie
femme de trente ans, apparue en une fuite dans la Fée des Chimères,
celle qui ne sait plus sourire et qui dit, les regards brûlants : « Marchons… foulons
l’avenir… Je veux vivre !… je veux aimer ! »
Et, même en nous donnant de la vie directe avec toutes ses tristesses et ses violences,
même quand elle nous dira les aridités de la passion et ses puissantes oasis, elle ne
perdra jamais son don unique « de flatter notre amour du merveilleux et d’en mettre
partout en doses délicates qui laissent clairement transparaître le
réel ».
Grosses chevilles
***
Louise Ducot dédie ses Rêves d’exil à Sully-Prudhomme, en « hommage
d’admiration et de reconnaissance ». Et cette excellente élève doit, en effet, à son
maître beaucoup de qualités extérieures et d’apparences de talent.
Les pièces de son recueil sont rassemblées, comme les sonnets des Épreuves, de façon à donner l’illusion d’un progrès naturel de l’âme. La première
partie, Insouciance, chantonne le vague éveil à la vie, les primes
sourires, puérils et jolis, à la beauté extérieure des choses, et la jeune tranquillité,
parfois railleuse, en face des problèmes qu’on ignore, en face des sentiments qu’on nie à
la veille de les ressentir. — Tristesses déplorent l’amour, car
Sully-Prudhomme, cœur inquiet et gentiment égoïste comme tous les enfants malades, a
établi pour les parnassiens philosophes la vanité des tendresses qui, paraît-il, ne
peuvent durer. Et Louise Ducot pleurniche aussi sur notre pauvre esprit qui fait le
pendule au milieu du puits, également incapable de remonter jusqu’à la solide margelle de
la foi ancienne et d’atteindre la blanche vérité, naïade endormie tout au fond.
— Sully-Prudhomme, bon kantien, après avoir détruit tout motif et toute règle d’action, se
tire d’affaire en se commandant « catégoriquement » d’agir.
Louise Ducot est
peut-être plus heureuse. Elle paraît remonter à la solide margelle. Il semble que, sur un
ton qui reste mélancolique, les Joies psalmodient le retour voulu à la
foi de l’enfance et l’innocence dont les brèches sont bouchées avec du repentir. Mais,
ceci demeure vague, n’est peut-être que littéraire. Je soupçonne les pièces de cette
troisième partie d’avoir été fabriquées en même temps que les autres, et la composition
tardive de nous révéler un artifice de lettré imitateur plutôt que le pèlerinage d’une
âme.
Les sentiments de Louise Ducot ne sont jamais exprimés dans leur lyrique spontanéité ;
ils sont étudiés à la loupe. Au lieu de jouir de leur élan vivant, nous assistons à
l’examen péniblement scientifique de leurs parties et de leurs éléments. On nous offre,
une fois de plus, cette chose paradoxale, morte et sully-prud’hommesque, de la poésie
analytique :
Quelle poésie ou même quelle vie pourrait subsister en la pauvre âme démolie à ce point par « un autre moi railleur et méchant » ? Cette lutte tragi-comique entre les deux moi fut déjà contée par Saint-Paul et par Molière. Ici, Mercure,
dépasse vraiment les limites de la cruauté. Il ne lui suffit pas de démolir Sosie ; il fait crouler ses ruines mêmes :
Cette Obsession me paraît décrire, de façon heureuse et anti-poétique, le cercle absurde de l’anti-poétique enfer où Sully-Prudhomme, petit Virgile, a égaré cette pauvre Louise Ducot, Dante anémique. On y voit non seulement la matière des « poésies », mais encore les qualités et quelques-uns des défauts de leur manière. On y trouve, comme partout, cette précision sèche et anguleuse qui blesse dès le premier dystique :
Si vous n’étiez averti, ne croiriez-vous pas lire du mauvais Sully Prudhomme ?
Je veux bien le croire pour les âmes, mais certains esprits ne me paraissent que trop faciles à pénétrer. Je m’énerve à regarder à chaque page le titre courant pour être certain ou presque de ne point relire les Vaines tendresses. Le caprice de tel détail joli,L’inintelligence des cœursSont étrangères l’une à l’autre.
perdu parmi tant de trivialités nettes, ne me console pas des régiments d’images banales qui, risibles de précision raide, parcourent lourdement une plaine de tristesse. Et je m’irrite à rencontrer tant de symboles pauvres qui marchent glose au dos, tant de Vases brisés moins élégants et de moins gracieuses Danaïdes. Les cœurs des abandonnés, par exemple, sont comparés en quatre vers aux chiens délaissés, dont quatre strophes nous dirent les ennuis. Chiens infortunés en les cœurs de qui, paraît-il, « germent » des « fleurs de mal », tout comme en le cerveau de quelque Baudelaire ! Parfois Sully-Prudhomme semble collaborer avec Mlle de Scudéry et le symbole nous est expliqué, dans chacun de ses détails, avec une préciosité minutieuse et ridicule. Ainsi, on mène le Convoi de l’espérance de Louise. Il y a des pleureuses, qui sont ses douleurs. Il y a un prêtre, qui est le « symbole de sa foi chrétienne ». Il y a d’autres personnages encore qui eussent intéressé peut-être Guillaume de Lorris. Mais on remarque surtout un grand fantôme noir, qui est le cœur de Mlle Ducot. Or, sachez que ce cœur a des « yeux pleins de larmes » et que sa « main tremble ». Souvent nous le retrouvons, ce cœur, « être bizarre et pétri de contrastes ». Le voici qui « marche dans la rue » et qui « colle son front aux vitres des hôtels » en « clignant des paupières ». Plus loin, il est heureux : « des pleurs joyeux baignent son front » et diverses allégresses viennent « se découvrir à ses regards ». — Décidément, il faut compter cette brave Louise parmi ceux qu’elle appelle si poétiquement :
Alternant avec ces préciosités si malheureusement féminines, voici d’étranges virilités : un madrigal à je ne sais quelle dame ; une diatribe contre la Femme, « l’Inconsciente » qui
et des exhortations vaillantes :
A force d’aimer trop virilement le Bien, Louise embrouille sinon les sexes, du moins les genres : un dialogue qu’elle tient avec le cœur tendre dont elle est propriétaire s’achève par ce tercet ;
***
Mlle Jeanne Loiseau fait semblant de se cacher derrière un nom
d’homme. Mais, lorsque Galatée ne réussit pas à se laisser apercevoir dans sa fuite, elle
écarte elle-même le feuillage des saules trop protecteurs : Daniel Lesueur fait mettre
devant ses poèmes son sourire de femme et son accoudement de penseuse. Daniel Lesueur est
une travailleuse : outre des vers auxquels les parnassiens trouvent quelque mérite
technique, elle a publié des romans irritants, elle a donné un drame à l’Odéon, un autre
au Théâtre Féministe. Enfin elle a traduit Byron et Sterne, et elle chronique assidûment à
la Fronde.
Il ne convient pas de la juger sur ses besognes de traductrice ou de journaleuse. Le
théâtre d’une époque
où les hommes, n’avant aucune foi commune, ne peuvent ni
rire ni s’émouvoir des mêmes choses profondes, est nécessairement un artifice superficiel
et méprisable. Quand un écrivain a fait autre chose, j’ai l’indulgence d’oublier ses
machines scéniques ; de cette pitié, je suis récompensé parfois par quelques beautés plus
longuement savourées, toujours par de l’ennui évité.
Les romans de Daniel Lesueur appartiennent à un genre grossier qui passe pour élégant et
que la critique n’a pas encore étiqueté : le feuilleton mondain. Il y a diverses populaces
intellectuelles que servent des feuilletonistes également méprisables. Jules Lemaître
lui-même admet que les Richebourg de nos concierges valent les Georges Ohnet qui flattent
la vanité et la curiosité bébête des bourgeois ; et l’Académie française couronne
indifféremment les uns et les autres. Les « gens du monde » portent d’autres cravates que
les négociants de la rue du Sentier et ont soin de se baigner plus souvent ; mais leur
sottise intellectuelle, plus satisfaite, n’est pas moindre, et les Henry Rabusson qui
travaillent pour eux, malgré un métier différent et des prétentions plus grandes, ne
peuvent passer pour des artistes qu’aux yeux de leurs ineptes clients. La sottise foncière
des snobs qui se disent artistes ou lettrés est servie aussi par des feuilletonistes qui,
à cette
clientèle insuffisamment payante, ajoutent celle de quelques
demi-mondaines. Mendès n’est-il pas le feuilletoniste des imbéciles de lettres nés vers
1845 et Paul Adam celui des esthètes de trente ans ? Le fécond Saint-Georges de Bouhélier,
qui deviendra de plus en plus Lepelletier, me paraît destiné à tenir l’emploi chez nos
plus jeunes nigauds.
Voici la formule d’après laquelle la maison Daniel Lesueur fabrique le feuilleton
mondain. Un problème — le plus souvent ce que nos juristes appellent une question d’état —
est posé. On espère nous y intéresser par des moyens puissamment nouveaux : le bonhomme
dont la situation a quelque chose de louche est merveilleusement beau, merveilleusement
élégant, merveilleusement héroïque, merveilleusement intelligent, merveilleusement
amoureux et merveilleusement aimé par une jeune fille non moins merveilleuse. Bien
supérieur aux ingénieurs et aux maîtres de forges de M. Ohnet, il porte le pantalon rouge
de l’officier d’avenir. Lentement, par des artifices savants et idiots, on nous entraîne à
une solution du problème. A peine la croyons-nous certaine, qu’on nous inquiète de
nouveau. On nous mène sur une autre voie et, dès que nous marchons d’un pas assuré, on
nous indique que nous faisons peut-être fausse route, on nous démontre que nous faisons
sûrement fausse route. Et recommence
pendant trois cents pages et plus le jeu
fuyant et énervant qui nous entraîne à la conquête de rien, comme les coquetteries
engageantes et refuseuses de quelque Bélise. D’ailleurs, j’avertis les vrais amoureux des
Bélises — il y en a — qu’ils finiront par avoir satisfaction, et qu’après bien des
agaceries et des reculades, bien des aguichements et des fuites, ils atteindront le
dénoûment heureux où les jeunes officiers distingués épousent les héritières riches de
beauté, d’intelligence et d’argent. Voulez-vous que nous nous amusions et nous irritions
un instant à une de ces anecdotes élégamment grotesques ?
Le lieutenant Jean Valdret, une perfection mâle, aime une perfection de sexe différent,
Mlle Odette de Ribeyran, fille du colonel de Jean. Hélas ! cet
admirable garçon est sans fortune et — obstacle poétique et nouveau — on ignore qui peut
bien être son papa.
Cependant les choses, semble-t-il, pourront s’arranger, car le colonel estime son
subordonné pour qui Mme de Ribeyran a une affection et une admiration
maternelles. Mais voici que des indices légers, bientôt corroborés par de graves indices,
désignent le colonel comme le père de Jean. Diable ! un inceste en perspective ; voilà qui
est excitant. Demandez plutôt à Mendès, notable fabricant de drogues aphrodisiaques, et à
toutes les femmes qui, depuis Zo’har, ont rèvé des
Hors nature et des Incestes d’âmes. Et, vous savez, ça
y est. Une cousine, qui a des tuyaux sérieux, affirme. Et Jean et Odette, liés d’un trop
Invincible charme, ne réussissent pas à ne plus s’aimer d’amour. Les
mondains, qui trouvent l’inceste intéressant, puisque pour leur sottise c’est un crime,
ont, quelques pages durant, de délicieux frissons le long de la moelle. Et ils courent,
ces voyeurs, vers l’élégante ignominie qu’on leur promet… Ça devient plus amusant. De
nouveaux indices contredisent les premiers. Nous ne savons plus du tout. Quelle chance !
Le doute est un doux oreiller pour un inceste bien fait. Nous aurons peut-être, nous les
heureux contemporains des demi-vierges et des demi-sexes, un demi-inceste de plus. Et nous
ignorons encore sa séduisante formule. Jean et Odette, innocents au milieu d’un baiser
coupable, se posséderont-ils en frères qui ne croient pas à leur fraternité ? Ou bien, se
croyant frères et ne l’étant pas, commettront-ils coupablement la plus légitime et la plus
innocente des actions ? L’horreur grandit encore, et la terreur. Non, Jean n’est pas le
frère d’Odette. Mais, cette Française, cette fille du plus brave des colonels, du plus
intransigeant des patriotes, aime peut-être un Prussien. Oui, Jean, — oh ! mon Dieu, ça
devient de plus en plus probable, — doit être le fils d’un de ces viols qui comptent parmi
les menues contributions de guerre…
Je ne me vengerai pas plus longtemps
sur mes lecteurs des quatre cents pages durant lesquelles Invincible
Charme m’a agacé… L’Édit de Nantes n’a pas été révoqué pour rien, et le patriotisme
du Daniel Lesueur que l’Académie couronna pour cette rime riche :
est capable de quelque subtilité. La situation vraie de Jean de Cantri dit Jean Valdret est résumée en cette phrase du brave colonel : « Tu es le fils d’un officier allemand, MAIS de descendance française et portant un nom français. » Malgré cet énorme mais, M. de Ribeyran refuse encore sa fille. Jean remplit tout son devoir : il court à Madagascar et se fait tuer en héros. A la terrible nouvelle, Odette menace de s’enterrer dans un couvent, si on ne la fiance au mort. On lui accorde la satisfaction paradoxale et anodine. Vous vous doutez bien qu’il y a là une ruse de la Providence et de Daniel Lesueur. Jean était mort pour de rire, et le brave colonel n’est pas homme à manquer à sa parole. Le Rocambole de l’épaulette se marie donc, et nous espérons qu’il fera beaucoup de petits-fils à « l’Allemand de descendance française ». Chez Daniel Lesueur, le poète est moins méprisable que le romancier. Peut-être même serait-il intéressant, s’il était un moins parfait disciple. Mais il imite trop correctement et trop froidement les menues psychologies de Sully-Prudhomme, les grandes historiettes de Leconte de Lisle, et même les petites histoires de l’illustre prosopoète François Coppée :
Quelquefois aussi elle bouche soigneusement de l’eau dans des bouteilles de champagne et de froids raisonnements dans la strophe romantique de douze vers ; ou, écoutant deux voix, celle de Paris et celle de l’Océan, elle nous sert du Hugo refroidi et banalisé. D’autres jours, à cheval et cravache à la main, elle débite, d’un ton délibéré, du Musset mondain trop richement rimé.
Le plus souvent, elle fabrique du parnasse historique, et surtout du parnasse philosophique, sages dissertations bien correctes, bien plates, où les abstractions sont exprimées directement, sans même l’élégance de quelque symbole sully-prud’hommesque. Elle est d’autant plus coupable qu’elle sent ce qu’a de ridiculement prosaïque son effort d’« enchâsser des pensées dans des vers » :
Elle continue pourtant à chanter, inharmonieuse, « l’homme, astre humble »,
et,
Elle met Darwin en alexandrins, rime richement une tardive chronique sur la déesse Raison ou nous apprend en un quatorzain que l’Histoire n’a pas rempli toute sa mission quand elle nous a montré « d’une plume fringante » les événements extérieurs, mais qu’elle doit encore, très grave, s’efforcer d’en déterminer les causes. Cette endormante philosopheuse est une femme : elle a publié des vers d’amour auxquels, malgré leurs défauts pédantesques, je trouve parfois une demi-saveur de sincérité et de charme. Je suis même tenté de croire que la froideur des dissertations philosophiques et des récits barbares ou antiques, la tiédeur surtout de beaucoup de poésies amoureuses, sont des crimes de l’amant autant que de Leconte de Lisle. Cet homme m’apparaît, à travers les éloges enthousiastes de Jeanne grotesquement pédant, et ennuyeux, et fat. A chaque instant, qu’on soit inspirée ou non, monsieur, la coquette exige qu’on lui fasse des vers ; de sorte que stances et sonnets, tout comme les calembours de Trissotin, ont un papa et une maman :
Plus heureux que Jean Valdret, ces « fruits d’un hymen sublime » ! La maman peut leur dire :
Le papa les flatte moins, car il tient à avoir des enfants sérieux. Même, il fait les gros yeux, dès que la maman sourit :
Il paraît que ce vilain veut mettre « un masque aux fleurs », et je l’ai entendu leur tenir de bien sévères discours :
La pauvre fleur obéit, admiratrice, et s’efforce d’être « philosophe », et archéologue, et même chimiste :
Et voilà l’infortuné calice qui se rêve cornue et qui bavarde combinaisons et mélanges. Dès que la fleur a ânonné sa leçon, elle est condamnée à entendre un nouveau cours :
Mais je n’en finirais pas d’énumérer les crimes de l’amoureux transi et érudit qui est sûr du sens des hiéroglyphes et qui garde un sourire sceptique devant les protestations les plus tendres. Quelques détails gracieux et même quelques jolies pièces ont échappé à sa sévérité ; rien n’a échappé à son influence. Les meilleures pages manquent de lyrisme et de spontanéité, sont trop ingénieuses. En voici une, par exemple, qui s’appelle la Nature et l’Amour, et qui chante, non sans charme parfois, la nature vue par des yeux heureux. Mais on nous fait remarquer, dès les premiers vers, qu’il y a là une nouveauté intéressante et que les poètes antérieurs ont tous chanté la nature consolatrice des douleurs. Le départ littéraire et l’originalité étudiée gâtent une inspiration qui serait heureuse si le sentiment était moins pensé.
***
Hélène Vacaresco est absurde de bégayer son âme en une langue étrangère ; mais, puisqu’il
était écrit que cette Roumaine se traduirait en vers français, il ne faut pas s’étonner
qu’elle fabrique ses strophes comme Santeul forgeait des vers latins ou comme Daniel
Lesueur forge du Leconte de Lisle. Il serait intéressant de relever ses innombrables
imitations : elles nous révéleraient lesquels de nos poètes sont illustres au bord du
Danube. Cette jeune orientale se laisse prendre au clinquant des Orientales et les lourdeurs barbares de Leconte de Lisle brillent assez pour lui
paraître de l’or. Mais son goût personnel la porte vers des poètes doux et lents, et elle
ne déteste pas un peu de mièvrerie : elle abonde en verlainismes et elle fredonne des
andantes que pourraient réclamer tantôt Paul Bourget, tantôt Jean Aicard. Si les langueurs
lâches de Pierre Loti étaient versifiées, elle serait plus séduite encore par cet homme
qui semble réunir toutes les élégances roumaines : officier de marine, cornac littéraire
de Carmen Sylva, jouisseur aux grands airs dédaigneux,
Morny de la littérature
que tels imbéciles prennent pour une âme parce qu’il est un ennui.
Le snobisme de l’Académie française, excité, sans doute, au souvenir d’un roman princier,
couronna un recueil d’Hélène Vacaresco. Malgré l’applaudissement des Quarante, je croirais
pousser loin la naïveté si je relevais chez cette étrangère impropriétés et incorrections.
Je signale seulement deux pléonasmes satisfaits dont l’un s’orne d’une heureuse
allitération :
Le chevalier, songeur, songea rêveusement.
En quoi, sans doute, il imitait la jeune Muse qui se demande :
A quoi donc songeai-je, en songeant ?
Je me rappelle certaines recherches de Tola Dorian et je soupçonne toutes les Orientales
qui font des vers français d’aimer le bizantinisme cliquetant des allitérations.
***
Il y en a d’innombrables dans les Chants de l’Aurore et dans l’Ame sereine. Je me contente d’indiquer ce vers où les r roulent plus drus que dans Leconte de Lisle :
Et, par une citation plus longue, je donne une idée de la manière d’Hélène Vacaresco :
La phrase continue, mais je suis las de tourner le mirliton où s’enroule cette période plus interminable et moins rythmée que les plus lâchées de Mme Deshoulières.Dont s’enivrent les clairières
***
Louise Ducot et Daniel Lesueur sont de grands poètes, si on les compare à Madeleine
Lépine ou à Jean Bertheroy. Celles-ci vident en des récipients informes les mêmes liqueurs
insipides et parnassiennes. Les premières sont des femmes enlaidies de fard, raidies en
une mode qui fut toujours ridicule et qui nous semble déjà vieille. Les secondes sont des
femmes laides et négligées, vêtues d’oripeaux quelconques, ornées de verroteries
grossières. Louise Ducot et Daniel Lesueur répètent, en vers généralement soignés, les
leçons qu’on
vient de leur apprendre. Madeleine Lépine et Jean Bertheroy
laissent couler de leurs lèvres un fade bavardage que relève seulement par endroits le
ridicule d’un effet manqué ou d’un pédantisme. Les unes ont trop de métier, et pas assez
d’art, et pas assez d’âme ; chez les secondes, âme, art, métier, tout est nul. Et je
préfère encore les bonnes écolières de tout à l’heure aux petites filles que j’entends
maintenant bégayer de vieilles histoires indifférentes. Dalila, et la ruine de Jérusalem,
et les barbaries d’Alboin et de Rosemonde n’inspirent à Madeleine Lépine que des vers
médiocres, vides de pensées, d’images et de sentiments, quelque chose comme des résumés
mnémotechniques de tragédies. Guère moins négligeables, les romans où Jean Bertheroy nous
conte, après un naïf démarquage, les moyens de séduction et les ennuis de bas-bleus
transformés en « peintresses » ; guère moins négligeables, les vers où elle chante
banalement les Femmes antiques.
***
Pourtant ce sont là des amazones relativement connues. Depuis que Mlle Madeleine Lépine est devenue Mme Fernand Clerget, ses vers
sont loués par d’avisés jeunes hommes, qui songent que M. Fernand Clerget est un éditeur.
Jean Bertheroy fut sacrée poète par François Coppée et applaudie par Hugues Le Roux.
Aussi vais-je m’efforcer de caractériser l’effort de chacune d’elles,
d’étiqueter leurs produits amorphes et peu discernables. Madeleine Lépine me paraît
chercher surtout l’effet spirituel ou tragique, tandis que Jean Bertheroy veut plutôt nous
éblouir de sa science.
Les odes de Madeleine Lépine sont de pénibles et vraiment trop longues nouvelles à la
main. Il s’agit, par exemple, de préparer ce mot de la fin :
Ou bien la fière Vasthi se livre à un esclave pour amener cette antithèse :
On néglige de nous dire si l’esclave heureux fut tel qu’un bélier ou un bouc. Les moins mauvaises pièces sont des banalités harmonieuses dont la pauvreté voudrait être revêtue de musique, de longs rabâchages où le même sentiment est répété sous des formes presque identiques suivant le procédé connu de nos illustres chansonniers. Les drames, Azraël, le Jour prédit, Rosemonde : des horreurs non émouvantes. Le dernier, par exemple, est une involontaire parodie du dénoûment de Rodogune et réussit à puériliser le terrible empoisonnement. La forme est d’ordinaire si plate et ennuyeuse que, lorsqu’elle devient ridicule, je me réjouis comme d’une bonne fortune. J’ai été heureux deux ou trois fois. Je me suis amusé de cette harmonie :
J’ai souri, presque tenté, à cette invitation :
Et j’ai éclaté de rire en entendant cette exhortation :
***
Dans La Fontaine, le berger Tircis, pour séduire la jeune Amarante, explique à l’enfant
naïve ce que c’est que l’amour.
Cette rapide citation m’épargne une analyse du dernier roman de Jean Bertheroy, Sur la pente. Les trois cents pages contiennent d’ailleurs autre chose que les cinquante vers. Du livre du bas-bleu s’élèvent des « relents de charnalité » que La Fontaine a négligé de nous faire sentir. Elle parle d’une « reconduction continuelle de l’infiniment grand à l’infiniment petit » que le philosophe de l’Astrologue qui se laisse tomber dans un puits eût peut-être mal comprise. Il y a encore dans ce livre des formules d’une correction audacieuse : « Elle était prête à tout consentir. » Et il y a, comme dans l’Initiateur de cet imbécile d’Armand Charpentier, « l’amoureux par excellence, l’amoureux altruiste ; avec lui une femme ne peut manquer de parvenir au septième ciel de la félicité ». Et il y a des maximes que je signale au brave idiot qui découpe pour le supplément du Journal des Pensées et Impressions. Celle-ci fera sans doute son affaire : « D’une situation ambiguë résultent toujours des conséquences embarrassantes. » Pour être plus mal rythmés que ceux de Daniel Lesueur et plus vides, les vers de Jean Bertheroy n’en sont pas moins pédants :
Vous voyez que cette amazone aime les grands mots et vous ne serez pas étonnés quand, « sous d’erratiques cieux », elle nous vantera « l’influence erratique » de Dionysos. Parfois ces grands mots ont un sens vague et qui m’inquiète :
Jean Bertheroy prend-elle fatidique pour un synonyme de fatal, ou bien songe-t-elle aux bavardages célèbres des Bijoux indiscrets ? La façon dont elle évoque
est aussi très heureuse :
A ces sens tout-puissants, vous reconnaissez immédiatement Hercule et vous songez à celui de ses travaux qui le ferait soigner aujourd’hui comme satyriaque. Vous êtes loin de compte ; Mme Jean Bertheroy nous présentait la pudique Psyché. J’aime encore chez elle cette belle science de l’anachronisme que Charles Maurras admira jadis en son poète préféré. Elle attribue à Psyché un « baiser de nymphe ou de madone », et Circé dans ses vers parle des « Eons », des « Archanges » et de « l’Hosanna ». Je signale cette Circé étonnante à M. Drumont : celle-là encore doit être vendue aux Juifs.
et le plus mauvais élève, avec le temps, devient instituteur. Jean Bertheroy, si ineptement pédante, a trouvé un disciple, et bien inférieur, en M. Marc Legrand, rédacteur de la Fraternité et auteur de l’Ame antique, journaliste pour nègres et poète pour lui-même.
***
Or j’ai lu encore des vers, des vers innombrables. J’ai lu de Mme Caro-Delvaille des alexandrins grandiloquents et naïfs, — quelque chose comme du
Hugo inharmonieux et gauche, — où
daigne répondre longuement,
aux questions métaphysiques d’un « homme ébloui. » J’ai lu des vers mélancoliques et bébêtes, où François Casale (il y a beaucoup de François-les-bas-bleus, sans compter le François-les-chaussettes-roses dont le vrai nom est Francis Coppée) établit une comparaison sully-prud’hommesque entre « nos âmes lassées » et les soleils d’octobre. En des vers plats, invertébrés,
j’ai entendu Camille Bruno comparer les écrivains à
qui
Il paraît que, par vanité,
Non, Madame, nous sommes surtout coupables de n’avoir point d’âmes à montrer. Une âme, même médiocre, candidement mise à nu, est un spectacle admirable : Verlaine l’a prouvé.
***
Mme Claudine Funck-Brentano compare les caresses qu’elle échange avec
son ami aux baisers du ciel et de la mer, car le regard de l’ami ressemble au « firmament
qui recouvre le monde. » Et moi, affirme Claudine,
Mes compliments, Madame. Antoinette Renaud s’efforce de s’attrister en maniant des fleurs sèches et en leur demandant ce qui dort en leur « sein pâli ». Des vers mélancoliques de la duchesse de la Roche-Guyon m’ont ému parfois par leur abandonnement lassé, m’ont plus souvent fait rire par leur rhétorique naïve ou fatigué par leurs lents procédés de développement. J’ai écouté Marie Valandré gazouiller Au bord de la vie les bons sentiments qu’on lui apprit, et j’ai lu, traduites en alexandrins, parfois souriants, les narrations où on lui fit vanter amour filial et enthousiasme pour le drapeau. Je suis insatiable et j’ai lu beaucoup de rondels de Mme de Montgomery. Sans doute, j’ai tort de lire des rondels, d’essayer de m’intéresser à ce puéril jeu de société. Mais Mme de Montgomery joue sans sourire et sans grâce, n’atteint même pas les élégances mondaines et ineptes du genre où elle s’amuse. Hélas ! que n’ai-je point lu ? Je puis même vous réciter un quatrain où Rachel Boyer, bien connue à la Comédie-Française, enferme sous une forme admirable une philosophie étonnamment nouvelle :
On avait dit, avec moins de longueurs : « L’homme s’agite, Dieu le mène. »
***
Descendons encore. Je reçois une plaquette signée Dolor. Une note de presse l’accompagne
qui affirme que Mlle Berthe Reynold publie « sous son nom » cet Éternel Pierrot. Lisons un ou deux vers, et, pour la joie de voir sourire
telle délicieuse « bouche de colibri », faisons le pion :
Vous avez tort, petite Berthe Dolor, de faire de dilemme le synonyme d’alternative. Il me semble aussi que le mot anti-nature ne peut être adjectif que pour quelque hardi garçon de restaurant ou pour une cuisinière audacieuse. Pourquoi, d’ailleurs, appeler « anti-nature » une loi naturelle ou, comme vous avouez élégamment, un « dilemme »,
Je crois inutile, mademoiselle, de continuer la pénible correction de votre devoir. Toutes les fois que vous essayez quelque bavardage abstrait, vous abondez en termes vagues et impropres. Au contraire, quand il s’agit d’objets colorés, vous êtes d’une précision criarde. Je vous ai vu déployer jadis, — était-ce le juillet ? — un sonnet tricolore. Dans les treize premiers vers, vous aviez blessé cruellement un pauvre cygne pour le seul plaisir de nous montrer enfin
Fi, mademoiselle, c’est bien vilain ce que vous avez fait ce jour-là. Aujourd’hui, du moins, vous n’êtes pas méchante et vous ne méritez que le bonnet d’âne.
***
Andréa Lex, auteur de Péchés véniels, aime aussi les Couleurs du drapeau. Plus cruelle mais plus logique, au lieu de leur sacrifier un
cygne, elle tue un soldat.
Elle a, celle-ci, toutes les gaucheries. Ses vers auraient paru vieillots en 1825. On n’y voit que fleurs et papillons. Elle fait des quatrains qui valent celui de Rachel Boyer. Et son vocabulaire est moisi : elle « peint ses feux ». Et elle abonde en didactismes rances. Et ce sont, tous les trois mots, des points d’exclamation, des points de suspension, des points d’interrogation. Et ses rythmes cahotés ne lui permettent pas deux vers de suite qui soient des vers. Mais, quand elle exprime la passion, son mouvement heurté devient naturel et parfois on ne songe plus au ridicule de la forme parce qu’on est ému. Elle a quelques cris venus du cœur ou de la chair, et qui nous font tressaillir.
***
Les Cantiques du Cantique sont signés Jacques Nervat et Marie Caussé.
« C’est pendant de longues fiançailles, — dit la préface, — que ces vers ont jailli de
deux âmes qui se sont penchées l’une vers l’autre pour se pénétrer. »
Malgré d’horribles allitérations,
ces vers sont généralement jolis, tendres et harmonieux. La prosodie des deux jeunes gens effraierait classiques, romantiques et parnassiens. Pourtant elle est relativement sage. Elle n’admet pas le vers que Viélé-Griffin et Marie Krysinska croient libre et que Franc-Nohain avoue amorphe. Elle élide toujours la syllabe muette qui suit une voyelle sans exiger ici l’hiatus qu’on défend ailleurs :
En outre, Jacques Nervat et Marie Caussé font partout ce que les prosodistes appellent la synérèse. Je ne leur cherche pas querelle quand ils comptent « visions » pour deux syllabes et « mystérieux » pour trois ; mais je suis choqué quand ils me forcent à prononcer « paisan » ou à frémir en lisant un vers faux :
Si je devais parler de Jacques Nervat, je lui ferais, très intéressé, beaucoup d’éloges et beaucoup de reproches. Il a une imagination gasconne qui dépasse souvent mais qui m’amuse toujours. Non sans quelque honte, j’aime presque ceci :
Mon sourire est plus incertain, hésite entre l’approbation et l’ironie, quand je rencontre :
L’ironie l’emporte décidément, quand on me montre, trop ingénieux, un martin-pêcheur qui « tisse de la clarté avec l’aiguille bleue de son essor ». Marie Caussé imite timidement et docilement ce défaut ; mais, à l’éclat du plein jour, son imagination préfère les douceurs nocturnes :
Son écriture est moins sûre que celle de Jacques Nervat. Il aurait bien dû, le bon fiancé, souffler sur certaine « neige de cendre » que je ne vois pas bien et effacer l’expression plate et un peu ridicule de tel aveu d’impuissance :
La poésie de Marie Caussé est trop souvent presque aussi balbutiante que la prose rimée de Francis Jammes. Mais, par endroits, je suis charmé de sa sincérité craintive et gracieuse :
C’est une petite fille qui manque de couleurs, cette poésie, mais on regarde avec quelque plaisir sa joliesse pâle et anémique et ses gestes d’une câlinerie gentiment puérile :
Les cantinières
Ah ! mille millions de tonnerres, c’en est !
***
Simone Arnaud choisit les plus impossibles et les plus raides parmi les héros
cornéliens ; elle les exagère et les ankylose encore ; puis elle les habille en femmes.
Mademoiselle du Vigean, quelques jours avant la Fronde, parle de la « patrie » en vieux
romain. Éprise du grand Condé, elle lui conseille la lâcheté de la soumission au Mazarin
plutôt que le geste orgueilleux d’une révolte que l’avenir pourrait appeller trahison. Or
l’obéissance, devoir d’après les préjugés actuels, mais qui, pour un prince d’alors, était
avilissante, est aussi l’abandon de leur amour. — Jahel est une mère comme l’autre est une
amoureuse. Cette Israélite a perdu quatre fils dans une rébellion contre je ne sais quel
Assuérus. A son petit dernier tombé entre les mains de l’ennemi, on offre, avec le trône
de Judée, la princesse dont il est amoureux et aimé. Jahel repousse la honte de tels
présents et recommande à l’enfant la gloire du martyre. Le jeune nigaud consent à
s’empoisonner avec la bien-aimée pour ne point désobéir à maman et parce qu’Hernani mourut
ainsi plutôt que de manquer à sa parole. Mais la brave princesse le sauve d’une imitation
trop servile et, buvant toute la coupe, réduit le
fils de Jahel à se
précipiter. — La Jeanne d’Arc de Simone Arnaud est un peu moins fausse. Ici, l’héroïne est
trop connue pour permettre ces ridicules inventions. L’histoire et la légende ont triomphé
des réminiscences cornéliennes ou romantiques, ont empêché l’effort de se bander jusqu’à
l’inhumain. Malheureusement le sujet est bien délicat pour un talent fait de mémoire et
d’hyperboles. Simone Arnaud l’a-t-elle manqué plus que les Joseph Fabre et les Jules
Barbier qui l’exploitent ? N’exigeons pas l’impossible de cette brave à trois poils ; elle
a seulement réussi à faire aussi mal que les marchands de l’autre sexe, et je me demande
pourquoi l’Académie a couronné de préférence sa machine. J’essaie une explication.
L’Académie monthyonise toujours un peu, même quand elle s’efforce vers des choix
littéraires, et ces cinq actes sont pavés de bonnes intentions. Monseigneur Perraud a dû
être heureux en entendant un moine du xve
siècle se
déclarer hardiment « citoyen », et les quarante ont sans doute frémi d’aise quand La
Trémoïlle, grammairien bien connu, conseille à un interlocuteur : « Parlons sans
hyperbole. »
Simone Arnaud ne semble connaître que le Corneille vanté par Déroulède. Elle admire
surtout ce jeune Horace, inhumain plus que surhumain, trop brute pour être un héros. Elle
s’arrête à cet idéal inférieur
du patriotisme auquel Corneille s’amusa un jour
comme à une curiosité historique, mais qui ne l’empêcha point de dresser ensuite de vrais
héros, de vrais individus conscients : celui qui peut dire :
et cet admirable Polyeucte « au-dessus de quoi il n’y a rien ». Pourtant je sais gré à Simonette de sa bonne volonté héroïque et, tout en souriant de lui voir presque réussir du Bornier, je la loue d’avoir essayé de faire du Corneille.
***
Mme Blanche Sari-Flégier, cantinière premier empire, porte aussi
d’autres déguisements. Bergère, elle convertit des élégantes et les fait s’écrier : « Vive
la nature ! Paris n’est qu’une grande citrouille ! » Elle distingue les saisons à des
signes ignorés des pauvres habitants de la grande citrouille. Si l’alouette
Si le papillon déclare son amour à la pâquerette « en lui baisant la main », soyez sûrs que nous sommes au printemps. On discerne l’été à ce que « le papillon volage… va vers d’autres fleurs pour leur baiser la main. » A l’automne, le papillon
Décembre enfin est un mois bien triste. L’alouette
Cette bergère est une brave femme, et qui adore publiquement son époux, et qui lui prodigue en grands vers de petits noms plus gentils et plus originaux que des noms d’oiseaux. Il est « l’heureux Présent » ; il est surtout « le pur Éther où brille notre amour ». Et cette bonne épouse est une fille tendre ; elle constate en rimes riches que sa maman
et qu’elle avait de beaux yeux
Sœur aimante, elle fait de la musique pour plaire à son frère, le Flégier des stances ; elle décore d’un sonnet tout compositeur illustre et mort ; elle vante même un vivant, Camille Saint-Saëns, « le Beethoven français ». Les sentiments de ce noble cœur se hiérarchisent comme il convient. Le plus aimé de tous ces aimés, c’est l’époux, « le pur Éther ». Il est officier, et elle a encore plus d’enthousiasmes militaires que d’admirations musicales. Elle s’émerveille dès que nos fusils à longue portée tuent courageusement quelques sauvages. Nos exploits malgaches lui inspirent un dithyrambe :
Comme « le pur Éther » a vu le jour au pays des Bonapartes, des adjudants et des garde-chiourmes, elle met le premier Napoléon en dix-huit sonnets. Elle veille sur le Corse illustre dès avant sa naissance, dès le jour où Dieu, causant avec l’Aigle,
pour lui permettre d’écrire « l’histoire du plus Grand d’entre tous ». Dès lors, l’Aigle et Mme Sari-Flégier suivent partout « le Génie invincible » ; ils contemplent successivement « l’Enfant », le « Grand Vainqueur », le « Grand Proscrit », et n’abandonnent le Grand Mort qu’en 1840, après avoir bordé son lit à l’hôtel des Invalides. Parfois l’Aigle se permet de donner au « plus Grand des Grands » des avertissements utiles et, un matin que l’amoureux s’oublie entre les bras de Joséphine,
***
En 1863, Mlle Ernestine Drouet publia un recueil intitulé Caritas. Puis elle devint Mme William Mitchel, fut
longtemps absorbée par les devoirs de famille et par je ne sais quelles occupations
officielles, inutiles et lucratives. En 1897, veuve, en retraite, sa fille mariée, elle a
donné un second volume, l’Ame Française. La poésie s’est vengée de
trente-cinq ans d’infidélité et les vers de Mme William Mitchel sont
très inférieurs à ceux d’Ernestine Drouet.
Caritas contient trois sortes de pièces. S’avancent d’abord, graves et
lourds, des poèmes commandés par l’Académie, des traductions, je ne sais quels autres
automates indifférents, parfois un peu ridicules d’avoir été à la mode et de ne plus
l’être. D’une allure aisée en sa lenteur, défilent ensuite, tantôt noblement droites,
tantôt frêles et penchées, de mélancoliques méditations. Leur vêtement comme leur démarche
hésite entre deux modes ; la coupe lamartinienne et la façon premier empire. L’auteur
s’adresse aux sommets :
Lamartine est autrement pénétrant et profond ; mais ces lieux communs éloquents valent les meilleures solennités de Chênedollé, et je ne les trouve pas plus superficiels que les dorures brutalement aveuglantes que fait sonner José-Maria de Hérédia, rastaquouère de la poésie, ou que les raides symétries dessinées par Henri de Régnier. Par le sourire pincé, par la tristesse jolie et légère, par la précision spirituelle et un peu sèche, tels octosyllabes d’Ernestine Drouet rappellent les plus aimables pièces d’Arnault. A ces méditations où la poésie et le convenu se mêlent à doses diverses, je préfère les effusions personnelles : elles disent une âme simplement charmante, et les sourires d’une jeunesse pauvre, qui ne méprise pas les biens extérieurs, mais qui ignore la plainte, qui est habile à jouir de tout et douce aux à peu près. Ah ! l’âme gracieuse, jeune et point puérile, tendre, résignée, sans envie. Voici comment elle parle d’une amie plus heureuse :
Il est pénible de quitter les joliesses simples et souples de Caritas pour lire l’Ame Française. Quelle marche désagréable maintenant, à chaque instant blessée par des gaucheries et des laideurs ! La facile précision s’est évanouie. On rencontre à chaque pas d’odieux prosaïsmes, des inversions hargneuses et des vers que d’inexcusables suppressions d’articles font grinçants comme des machines non huilées :
ou encore :
Je suis désolé d’indiquer tant de défauts chez celle dont les vers de jeunesse me charmèrent. Pourtant, malgré patriotique indulgence, Déroulède même trouvera-t-il pratique cette façon d’aller à la victoire :
Il y a des indignations que je ne réussis pas à partager, et ces misérables Prussiens ont commis certains crimes qui m’irritent médiocrement. Ainsi,
Le poète a beau ajouter en note cet alexandrin vengeur : Monseigneur Dupanloup, évêque des plus sobres, il ne parvient pas à m’émouvoir. Voici même, — j’en suis vraiment confus, — que j’ai envie de rire lorsque la cantinière adresse au champagne cette apostrophe hardie :
Tout n’est pas ridicule dans l’Ame française. Le vers ne retrouve jamais sa grâce fraîche de 1860 ; mais il exprime parfois des sentiments sincères et intéressants. Je suis touché quand Mme William Mitchel reproche à la défaite, plus que nos biens pillés « et notre honneur terni », de nous apprendre la haine et de nous induire à prêcher la vengeance aux enfants que nous voulions autrefois généreux et doux. — Malgré la pauvreté anguleuse de la forme, la méditation est noble où, devant un tumulus qui recouvre des Allemands, elle plaint ces vainqueurs que leur victoire même entraîna pour le dernier sommeil loin de toute affection et coucha dans le froid inhospitalier d’une terre ennemie. — Pendant la guerre, on interroge des officiers prussiens :
Une inquiétude s’empare du poète et ne tarde pas à étreindre le lecteur.
Prise entre le devoir de patriotisme qu’on lui enseigna et les sentiments humains qui s’élèvent du profond de son âme, la pauvre femme s’agite sans « sortir de ce cruel dilemme », et, impuissante à conclure, va et revient dans les mêmes pensées alternées, comme affolée d’angoisse. On voit que ce livre dit assez souvent des états d’âme noblement douloureux et que telles réflexions sont poignantes comme des cris de souffrance intellectuelle. Mais il est rare que l’expression ne soit pas faible ou incertaine et aucune pièce ne pourrait être citée jusqu’au bout sans attirer le sourire moqueur. Je crois, au contraire, que les futures anthologies pourront cueillir dans Caritas deux ou trois fleurs simples et parfumées. Il convient d’aimer Ernestine Drouet pour sa grâce jeune et souple et, par sympathie pour la beauté persistante de son âme, d’adresser des condoléances à Mme William Mitchel qui a laissé mourir des dons amiables.
***
Mme Astié de Valsayre est plus connue comme « homme d’action » et
comme duelliste que comme écrivain.
Elle est secrétaire de cette Ligue de l’Affranchissement des Femmes qui pétitionna pour la « liberté du
costume ». Le couturier Worth appuyait la revendication et proposait, avec approbation de
la Ligue, un « costume mixte, genre cantinière et oriental ».
J’ai lu de Mme Astié de Valsayre des vers signés Jean Misère et de la
prose signée Fernand Marceau : tout ça m’a paru genre cantinière plutôt que genre
oriental.
Le Retour de l’Exilé, récit dramatique dit par Mounet-Sully, n’est ni
plus ni moins bête que la plupart des monologues, et Déroulède ne réussit pas tous les
jours à être plus grotesque.
Car jamais Français n’a tué un ennemi ou fait un prisonnier : nous sommes trop généreux pour des forfaits si noirs. Le Secret d’Hermine est un petit feuilleton très sombre, très patriotique, très révolutionnaire et très empoignant. Il y a là, figurez-vous ! un salaud de prince allemand, — marié, s’il vous plaît ! — qui, sous un faux nom, vient nous espionner et promettre le mariage à un ange féminin et français et lui foutre un gosse dans le ventre. Acte inouï et bien particulièrement prussien. Mais il y a un brave amiral, brutal et sympathique, qui arrange un peu les choses. Il faut l’entendre, ce « vieil amphibie embouché comme un matelot », ordonner à sa maîtresse, — une sale femme complice du prussien, — de « rengainer sa langue », et s’écrier, si elle n’obéit pas assez vite : « Je pourrais oublier que vous êtes femme et vous écraser comme le reptile immonde que vous êtes. » L’immonde femme-reptile m’a fort effrayé, surtout quand j’ai mieux regardé « son ensemble de hyène » ou quand « se mouvant avec une grâce féline en ondulations de panthère, c’était bien Mathilde prête à distiller son venin ». Je me suis vite sauvé loin de ce venin de panthère. Mais j’ai été doucement payé de mes émotions violentes, car le traître est puni par où il a péché. Irrémédiablement amoureux, le misérable teuton, et irrémédiablement séparé de l’ange français et féminin ! Aussi « une larme mouille sa paupière, larme de remords, larme de honte, larme de prince enfin ! » Cette analyse chimique des larmes de prince me paraît définitive.
***
Notre armée actuelle n’est peut-être pas poétique. C’est en prose que les cantinières
modernes parlent du
régiment. J’ai l’honneur de vous présenter deux de ces
braves femmes : Marguerite Belin, dite Jean Rolland, cantinière académique, et Marie
Quivogne de Montifaud, dite Paul Érasme, qui, avant de servir Nos
Sous-officiers, passa peut-être par les halles.
Jean Rolland a débuté par des romans villageois. Un paysan n’y peut rencontrer une femme
seule sans se précipiter sur elle pour la violer (il paraît qu’ils aiment ça à la Revue des Deux-Mondes). Au milieu des plus jolis récits champêtres, le
patriotisme exigeant de cette femme d’officier jette toujours quelque mélodramatique
épisode d’invasion. Mais parfois, surtout quand elle conte des enfances, son écriture est
souriante et vivante.
Ses romans militaires sont de la besogne bien faite, de bonnes plaidoiries éloquentes et
ineptes, dignes des honoraires que leur prodigue l’Académie. On y trouve trop de
négligences abstraites, trop de lapsus aussi, comme ce « bercail » qui est un
« perchoir ». Mais des chapitres entiers sont corrects et habiles, irritants de métier
littéraire, de talent oratoire et insincère. Me Jean Rolland nous
assure sans rire que, dans l’armée « de bas en haut, ce qui s’affirme à tous les rangs de
la hiérarchie, c’est un désintéressement absolu, l’abnégation de soi-même poussée jusqu’à
la démarcation ( ?) de l’individu, le sacrifice de l’intérêt personnel atteignant la
limite où l’héroïsme côtoie la folie. »
Baissez la tête, Lucien Descaves,
Adolphe Retté, Georges Darien, Henri Rainaldy, et vous aussi, Émile Zola, dernier
calomniateur de « la grande muette » ! Pourtant le héros de Sous les
galons vous inspirerait peut-être plus de pitié que d’admiration. Ce pauvre
officier pauvre geint bien souvent sur l’insuffisance de la solde et se montre plutôt
lâche dans la vie et dans l’amour. Un dénoûment providentiel, romanesque et ridicule lui
apporte la forte somme et avec, espérons-le, « l’aplomb LÉGITIME de la fortune et de la
naissance ». Me Jean Rolland est fécond en ces petits mots de snob
imbécile ou d’avocat qui nous croit vraiment trop bêtes. Avec une jolie inconscience
apparente, il appelle fierté la soumission et courage l’obéissance tremblante. « Incapable
de se plier à une discipline quelconque, l’ancien déserteur était POURTANT brave pour son
propre compte. » Passez, muscade !
***
Paul Erasme fait toutes sortes de métiers qu’elle affirme littéraires. Elle a publié
quarante volumes et elle s’imagine que là-dedans il y a des romans, des drames, des vers
et de la critique. Trop riche, elle renie à moitié des Nouvelles
drôlatiques « qu’on s’acharne à me jeter à la tête et qui ne sont qu’un incident
dans ma vie, — question de métier et de pain quotidien ». Elle me
recommande particulièrement deux de ses livres : Nos Sous-officiers et
un volume de critique. Mais la même lettre parle de ses « débuts dans la littérature
dramatique qui n’a commencé qu’avec Nos Sous-officiers, en 1890 » ; et
j’ai eu peur de la hardiesse de ses opinions littéraires. J’ai peut-être eu tort. En
lisant le roman d’où est tirée la pièce avec laquelle « la littérature dramatique… a
commencé », je me suis aperçu que quarante volumes d’exercices furent impuissants à
apprendre à Erasme les premiers éléments de la langue française. Je n’insiste pas : Mme de Montifaud m’accuserait de m’attarder à « une question oisive ». Je
signale seulement ce beau livre où sont traités avec un mépris légitime « des cadets, profitant de ce qu’ils ont un frère sous les drapeaux, ou qu’ils sont fils unique de veuve, pour se dérober au service militaire. »
Je cite encore quelques lignes qui me semblent expliquer suffisamment nos désastres de
1870. Tout au moins, elles consoleront les vrais patriotes. Elles stigmatisent, en effet,
« ces gueux sinistres, dont le nom national de Prussiens caractérisera toujours les
parties basses de notre individu, puisque jusqu’alors ils ne nous en avaient montré que
cet endroit de leur personne sur nos champs de bataille ».
Quelques mères gigognes
***
Georges de Peyrebrune écrivit jadis de jolies choses, frêles et mièvres, comme les Frères Colombe ou même les Roses d’Arlette et des
études d’un réalisme sain et
solide comme Victoire la
Rouge. Depuis elle a compliqué, pédantisé et spiritualisé sa manière et elle est
devenue le premier écrivain de notre temps pour les vrais amateurs de phébus et de fin du
fin. Le plus caractéristique de ses livres s’appelle les Aimées. C’est
l’histoire d’un « esthète » génial qui jouit surtout de ses souffrances et des souffrances
voisines. Pour créer de la douleur en lui-même et en l’adorée, Emmanuel fait semblant
d’être marié. Un jour, fatigué de cette comédie, il avoue tout à sa blonde maîtresse : la
merveilleuse brune qui passait pour sa femme et dont la beauté attisa de si atroces
jalousies, est sa sœur. Malédiction ! la bien-aimée s’est fatiguée un jour avant lui ;
elle est mariée depuis vingt-quatre heures. Au lieu de jouir délicieusement de ce malheur
imprévu, l’esthète génial devient fou. Ne le plaignons pas trop : le délire lui permet de
prendre la brune pour la blonde, et la bonne sœur lui rend publiquement son premier
« baiser d’amant » en se déclarant « décidée à tout pour le sauver ».
L’admiration que m’inspirent ces aventures originales est décuplée par l’écriture d’une
élégance riche. Ces trois cents pages constituent la plus étonnante anthologie de
gongorismes qu’on puisse rêver. Deux ou trois fleurs pour boutonnières d’esthètes,
voulez-vous ?
Ne dites plus, précieux esthètes : le mystère féminin. Dites : « L’obscur dédale en
lequel l’homme se perd
dès qu’il veut pénétrer dans la syringe où se tient
enfermée l’âme impénétrable de la créatrice des races. »
Rougissez-vous d’avoir laissé échapper, après Peyrebrune, cette lapalissade trop
visible : « Tout bonheur n’est parfait que s’il est complet ? » Hâtez-vous de traduire en
langage plus abstrus : « L’orbe des sensations ne doit être fragmenté. » Continuez avec un
geste solennel : « De la cime perdue de nos effluves sensoriels effilés vers l’astral, à
la base charnelle de notre corps, lourde argile qui retient, hors du vol éternel, notre
vague de vie… »
Si vous avez fait une déclaration et qu’on vous réponde mariage, donnez-vous le temps
d’inventer quelque empêchement absolu et esthétique en vous écriant : « Le mot que vous
venez de prononcer rétrécit l’envergure de mon envolement. Je sens qu’il faut redescendre
pour vous parler comme un homme, non comme un dieu. Soit ! »
Voulez-vous exprimer qu’une de ces dames de la Fronde vous sembla
uniquement occupée de pensée pure ? Déclarez : « Elle paraissait avoir transporté la
mobilisation de sa vie sur le plan d’une intellectualité ardente qui suffisait au prétexte
de son évolution. »
Cause-t-on devant vous de Joris-Karl Huysmans, chantre de la
Cathédrale, ou du ridicule charlatan
Mérovack, « l’homme des
cathédrales », appliquez-leur ces belles paroles de Peyrebrune sur la construction
intellectuelle de son héros :
« Assez solidement équilibré en son raisonnement, malgré les superfétations d’une
ornementation bizarre qui donnaient à la figuration de son intellect l’aspect d’un édifice
aux assises purement architecturales, surmonté d’une forêt de dômes, clochetons,
campaniles, beffrois, aiguilles, tours, obélisques, flèches, mâts, s’enchevêtrant les uns
aux autres en s’escaladant jusqu’à percer les nues, Emmanuel consentait volontiers à
suivre la voie des déductions logiques que les bases de sa raison lui fournissaient. »
A propos d’un monsieur qui, ayant passé une mauvaise nuit, fut content de voir revenir le
jour, les réflexions suivantes vous procureront un succès :
« La planète, en tournant, le ramena vers des clartés solaires. Réellement il avait vogué
à travers l’infini, puisqu’il se voyait, point matériellement infime, mais géant par
l’idée, piqué sur l’avant du navire terrien dont un feu intérieur alimente la chaudière,
de laquelle s’échappent les vapeurs condensées qui se heurtent et se frottent aux courants
sidéraux pour constituer l’engrenage rotatif ; il se voyait mesurant l’étendue et
calculant les basses, l’œil sur sa boussole cervicale… »
Vous pourrez aussi vous rendre intéressant en reprenant
pour votre compte
tels vœux du pauvre esthète qui finira par perdre la « boussole cervicale » :
« Il se souhaita aveugle en un monde désert, pour jouir pleinement de la vérité des
choses. »
***
Madame Th. Bentzon est une voyageuse et une liseuse : elle regarde avec sympathie,
distingue les menus faits intéressants, conte avec un charme discret, commente en personne
de sens. Il y a plaisir à lire ses études superficielles et élégantes, d’un talent lent et
calme sur les littératures et les mœurs étrangères. Elle s’arrête un instant devant les
types les plus divers, sourit à chacun, l’esquisse en traits facilement oubliables, mais
aimables. Son écriture sans relief n’effarouche ni la Revue des Deux
Mondes ni l’Académie, et pourtant ces grisailles, grâce à la souplesse du dessin,
ne sont point déplaisantes.
Par malheur, ses innombrables romans me confirment dans cette pensée que la femme est
également incapable d’ordonner un livre et de créer un caractère. Les œuvres féminines de
quelque valeur sont courtes, ou expriment dans un désordre de conversation des choses
vues, ou disent l’âme de l’auteur. Dès que l’œuvre exige une vue d’ensemble, un effort de
synthèse, la femme y est inégale. Pour employer des mots allemands,
peut-être
la femme est-elle destinée à dépasser l’homme dans l’art subjectif ; l’art objectif lui
restera sans doute éternellement fermé. Elle aura d’autres Sapho et d’autres
Desbordes-Valmore. Elle n’aura jamais un Sophocle ou un Balzac.
Les romans de Mme Bentzon sont construits avec de petites habiletés
de feuilletoniste. Nous y retrouvons ces irritants secrets qu’on nous découvre
graduellement, et les caractères sont aussi changeants et inconsistants que dans Georges
Sand elle-même. Voici Constance, un des moins mauvais parmi ces livres
indifférents, un des trois que l’Académie couronna, celui que l’auteur préfère. C’est
l’histoire d’une jeune fille catholique qui aime un divorcé et ne l’épouse point. Il y
avait là un sujet. Le bas-bleu a eu le courage d’en approcher parce qu’un homme de bonne
compagnie, M. Octave Feuillet, historiographe de Sibylle, lui en avait
parlé. Elle a, d’ailleurs, évité tout ce que l’étude pouvait avoir d’intéressant et de
profond. Elle a énervé la force du sujet par toutes sortes de préparations lâches et
adroites. Les cinq premiers sixièmes du livre sont dépensés à ces mesquines habiletés et à
de souriantes anecdotes. Aux dernières pages seulement, le problème est, non point résolu,
certes, ni même posé franchement, mais indiqué et escamoté. Et la conclusion est
vraisemblable comme un dénoûment d’André Theuriet. Constance sera, si le
bien-aimé l’exige, sa maîtresse ; mais elle ne sera pas sa femme. « Je n’ajouterai pas
l’hypocrisie au péché, ne laisserai jamais légaliser ce qui reste illégitime devant un
tribunal qui défie toutes les lois de ce monde. » Raoul se montre digne de l’héroïque
sacrifice, en le refusant. Et Constance s’écrie, heureuse : « C’est à dater de ce moment
que je crois, que je sais que tu m’aimes. Adieu ! » Et c’est fini. Les deux marionnettes
ne seront plus rapprochées. Mme Bentzon est trop intelligente pour que
j’aie à lui apprendre que ce sublime est banal et faux jusqu’au ridicule. Elle alléguera
peut-être qu’elle a une clientèle à satisfaire et des couronnes académiques à mériter. Je
ne suis pas de ceux à qui ces circonstances paraîtront atténuantes.
***
Le cerveau de Jeanne France est, certes, bien incapable d’enfanter, et il n’est jamais
sorti d’elle rien qui ressemble, même de très loin, à un livre. Mais ce cerveau est
atteint d’une maladie désagréable qu’on situe généralement autre part et dont je croyais
la vieillesse féminine exempte. Elle a laissé couler quarante-trois volumes, et le flux
continue. J’ai étudié les flueurs recueillies par la Baronne de Langis.
Voici le résultat de l’analyse : liquide blanchâtre, tirant parfois sur le jaune, presque
insipide et presque inodore (légère fétidité
rance). Principaux animalcules
en suspension : le vieillard sublime, la jeune fille chaste, la mère séduite qui expie,
l’officier séduisant et instruit.
***
Avant de devenir cantinière en chef de l’armée franco-russe et barnum de la Nouvelle Revue, Mme Edmond Adam écrivit de la philosophie
banale, et aussi des romans où des artifices lents et naïfs croyaient suggérer des rêves
de beauté. Païenne est le moins mauvais de ces livres qu’admira Jules
Lemaître, insulteur de Barbey d’Aurevilly et flatteur de Sarcey, lâcheté souriante,
heureuse de frapper la vieillesse des lions, plus heureuse de caresser tout habile qui
fait semblant d’être un écrivain et qui sait être une influence. Païenne, sous l’apparence d’un roman par lettres, est un long duo d’amour en prose
poétique. Les seuls livres que les femmes aient réussi, — œuvres épistolaires, mémoires,
confessions, demi-romans déguisés sous l’une de ces formes, — sont écrits à la première
personne. La prose poétique, par sa grâce jeune et comme inachevée, par la liberté de son
lyrisme équivoque, est un genre féminin, comme au théâtre les travestis sont des emplois
féminins. Si Mme Adam était une femme de talent, elle pouvait faire de
Païenne un petit livre exquis. Par malheur, le volume, qui paraît
court à
qui compte les pages, devient bien long quand on essaie de lire. Les
amoureux de Juliette Lamber ont le bonheur bavard et rabâcheur, vite ennuyeux pour qui les
écoute. Et ils ne sont pas sincères ; ils se battent les flancs pour aimer, surtout pour
dire leur amour. Dès le commencement, Tiburce avoue des préoccupations d’auteur : « Je
tiens à prolonger et à nuancer cette délicieuse préface. » Il lui semble que sa maîtresse
Mélissandre (oh ! mon Dieu, les jolis noms !) écrit merveilleusement, et il lui demande
plus de descriptions que de baisers. Cette personne complaisante ne refuse jamais à celui
qu’elle aime un exercice de style. Le livre, agaçant dès les premières pages et inquiétant
de fausseté, devient peu à peu monotone et endormeur. Cette « apothéose de l’amour »
déplaît d’abord par ce qu’elle a de péniblement et banalement théâtral ; bientôt elle nous
laisse bâiller, indifférents, comme un dithyrambe sur l’Alliance.
***
Visitons quelques accouchées moins ridées, déjà loin pourtant de leur première
gésine.
Jeanne Mairet (Mme Charles Bigot), — car elle signe d’un pseudonyme
et d’une parenthèse, — en est à son dixième volume. Celui-ci, un peu prétentieux, croit
contenir Deux mondes, ancien et nouveau continent.
Il
renferme surtout de nombreuses imitations. Imitation commerciale de Paul Bourget : Outre-mer, paraît-il, s’est bien vendu en Amérique ; essayons de passer
aux mêmes clients un rossignol analogue. Imitation dans la composition : les documents,
empruntés au même Bourget que la noble idée d’exportation, sont disposés à la façon
naturaliste, un peu plus gauchement que chez les habiles. Le style semble imité de
M. Georges Ohnet, et Armand Sylvestre, l’ineffable critique qui admira les banalités
incohérentes du Curé de Favières, ne se déshonorerait guère plus à
applaudir Jeanne Mairet. Marcel Prévost a prêté deux de ses intéressantes demi-vierges.
Les détails de l’intrigue ont été ramassés dans tous les feuilletons de France et
d’Angleterre. On retrouve ici le vieux parent, perdu de vue pendant des années, qui
revient en mendiant et, touché du bon cœur des siens, s’empresse de mourir en leur
laissant le gros héritage. Le professeur pauvre, trop fier pour avouer son amour à la
jeune fille riche, orne également ce livre. Rassurez-vous : le secret se dévoilera sans
qu’il y ait de la faute de personne. Le délire d’une bonne fièvre typhoïde rendra
innocemment bavard le professeur qui fut jusque-là héroïquement muet. Il y a aussi une
vilaine intrigante qui se fait presque épouser par un monsieur très estimable. Ne tremblez
pas trop : Jeanne Mairet est bonne comme
une providence jamais en défaut.
Elle poussera la vilaine intrigante à écrire deux lettres en même temps, une pour son
amant, l’autre pour son fiancé. Vous devinez qu’une inévitable erreur d’enveloppe dirigera
vers le fiancé l’épître destinée à l’amant. Ainsi, une fois de plus, la vertu sera
protégée et le vice puni.
Parmi tous ces enfantillages un peu bien connus, je dois signaler une nouveauté. Pour que
le livre soit de meilleure défaite de l’autre côté de l’eau, les Américains y ont le beau
rôle. Mais cette pauvre Française de Jeanne Mairet n’a pu leur donner que les qualités
ordinaires aux jeunes premiers Français. Les Français, en revanche, ont chez elle les
défauts que nos vaudevilles prêtent aux « transatlantiques ». La conception me paraît
vraiment bien puissante pour l’intelligence de Jeanne Mairet, et je suppose qu’elle a, sur
épreuves, imposé à ses personnages un ingénieux échange de noms.
***
C’est de Flaubert que Mme Stanislas Meunier doit avoir appris à
construire une phrase. Elle ne paraît point avoir étudié les somptuosités de Salammbô ou la souplesse vivante de Madame Bovary ; mais
uniquement le Flaubert sec et automatique de l’Éducation sentimentale.
Et seul l’enseignement grammatical lui a profité ; elle n’a pu apprendre à composer un
livre ou même
un chapitre. J’ai lu d’elle deux volumes : Pour le
bonheur, Aimer ou vivre. Le premier s’orne en épigraphe de ce mot de
Chateaubriand : « Le roman prend en croupe l’histoire ». J’ai bien peur que, trop faible
de reins, la pauvre bête n’ait buté dès le premier pas et ne se soit plus relevée, écrasée
sous la double charge. Mme Meunier croit naïvement avoir fabriqué un
roman historique, parce qu’elle a coupé son anecdote en morceaux plats et minces entre
lesquels elle a glissé des tranches d’histoire ou même des documents textuels. Les
chapitres d’Aimer ou Vivre sont encore des sandwichs, non plus à
l’histoire, mais à la médecine. D’héroïques phtisiques, condamnés par le docteur à choisir
entre quelques jours d’amour ou beaucoup d’années d’ennui, optent pour la passion, et nous
assistons à leurs baisers et à leurs crachats. En le purgeant de quelques renseignements
physiologiques, le sujet permettait peut-être une nouvelle, un peu frêle, un peu banale,
touchante cependant. Mme Meunier veut moudre plus de farine qu’elle
n’a de blé : elle laisse le son et ajoute du plâtre et toutes les balayures du moulin. Son
pain plus que complet contient parfois des matières répugnantes.
Par l’abondance de sa documentation, par la gaucherie avec laquelle elle mêle documents
et historiettes, par les nombreux personnages parasites dont elle encombre
ses livres (tel, dans Aimer ou Vivre, ce mari, grotesque suivant la
formule, qui sert uniquement à tenir de la place et dont le revolver inutile et brutal
vient tuer un mourant), par les mérites grammaticaux et monotones de son écriture, Mme Stanislas Meunier se rend bien terrible à lire. Toutefois j’ai goûté
la vérité nuancée de quelques-uns de ses personnages féminins, et la Monique de Pour le bonheur m’a intéressé par la souplesse simple et vivante de
certains de ses gestes.
***
Camille Pert fait de la tapisserie à l’aiguille. Elle se procure le canevas chez
n’importe quel fournisseur et le couvre patiemment de points psychologiques et gris.
Seulement, tout à la fin, elle dessine une flaque rouge. Elle a trouvé le sujet du Frère chez l’un ou l’autre de nos innombrables marchands d’incestes, a
chipé l’idée et le titre de la Camarade à je ne sais quel vaudevilliste,
et ses Florifères sont une édition revue et pédantisée des Mères stériles d’Henry de Fleurigny. Ses personnages masculins sont bien étranges.
Un jeune médecin, repoussé par une femme, se venge comme une cuisinière renvoyée. Le mari
de la camarade est ce qu’on peut imaginer de plus invraisemblable. Camille Pert a voulu
faire un être médiocre et quelconque, et elle l’a affligé d’une manie raisonnante et
systématique qui serait possible chez un imbécile, chez un fou ou chez un
penseur. Supposez que Molière, aussi bête que Coquelin, ait voulu son Arnolphe tragique.
Le bourgeois à la fois plat et paradoxal de Camille Pert pouvait être amusant, si
l’inconsciente avait senti ce que sa création a de caricatural et n’avait pas prétendu
nous donner de l’observation impartiale et de la vérité moyenne. Ce mari adresse, en
effet, à sa pauvre petite femme, des reproches bien risibles : il a fait un mariage
d’inclination, mais il est furieux d’aimer plus qu’il ne se le proposa, et il ne pardonne
point des joies trop grandes, en dehors de son programme. Le traître du même livre, — car,
lorsque Camille Pert a ses trois cents pages de psychologie, un traître vient toujours
dénouer l’histoire, d’un brusque geste mélodramatique, — est encore assez extraordinaire.
C’est un homme à bonnes fortunes, mais un don Juan bourgeois et prudent qui ne prendra
jamais la femme d’un ami, « car il n’y a pas de sensation d’amour qui vaille la somme
d’ennuis qui pourrait en résulter ». Il a rencontré une seule fois l’amant de la camarade
et il s’est irrité contre le timide gaffeur, comme un joueur habile qui voit un novice
faire des fautes. Et, parce que l’esthétique de Camille Pert exige une éclaboussure de
sang sur le mot « fin », voici que ce mondain souriant, superficiel et égoïste, agit comme
un jaloux
sauvage et, oubliant « la somme d’ennuis qui pourrait résulter »
d’un meurtre, tue l’amant d’une femme qu’il n’aime point et dont il ne voulut point.
L’écriture de Camille Pert est aussi personnelle que ses sujets. Il y a, naturellement,
dans ses minutieuses psychologies, beaucoup d’inconscientes parodies de Bourget. Parfois
elle s’élance à de gros lyrismes lourds : on sent qu’elle vient de s’entraîner en lisant
quelques pages de Zola. Un de ses personnages revient-il sur son passé, les innombrables :
« Et c’était… et c’était… à présent c’était… c’était maintenant », trahissent encore le
décalque du procédé naturaliste. Le plus souvent, ses phrases sans couleur, hachées de
points de suspension, rampent aussi invertébrées qu’une tirade de Sardou, vraiment dignes
de l’approbation de Francisque Sarcey.
***
Payées à la ligne, les ouvrières en feuilleton noircissent beaucoup de lignes.
Mme Gouraud, née en 1854, m’écrivait à la fin de 1897 : « J’ai
commencé à écrire à 14 ans, et depuis j’ai donné trois cents nouvelles variant de 100 à
3 000 lignes… Mes feuilletons, longs de 12 000 à 30 000 lignes… Celui que j’ai en cours en
ce moment dans la France a 25 000 lignes. Il s’intitule Cœur de France, est patriotique, dialogué, très dramatique ; il est signé
Perrot d’Ablancourt, nom de mon aïeul maternel. J’ai sous presse Dieu et Patrie, volume illustré de 15 000 lignes grand format, et aussi Cœurs vaillants, volume illustré de 12 000 lignes. Je travaille à un grand
roman qui m’a été demandé par un journal de Paris, Sans Patrie ; il aura
20 000 lignes. » Et elle a publié des contes, des légendes, et beaucoup d’autres romans
très longs. « Celui que je préfère et que je trouve le mieux est : Cœur de
France, histoire d’une française mariée avant la guerre à un général
allemand. »
Effrayé de cet inventaire, je n’ai examiné aucun des articles fournis par la maison
Gouraud.
Pourtant j’ai repris un peu courage et j’ai lu quelques feuilletons écrits par des
femmes. Voici la recette la plus communément suivie pour la confection de ce plat
populaire :
Prenez un secret que vous découpez en cinq tranches aussi égales que possible.
Entourez-le de quinze personnes intéressées à le connaître et de cinq personnes
intéressées à le cacher : femme de la victime, femme du meurtrier ; les trois filles de la
victime et les trois garçons du meurtrier (ces jeunes gens s’aiment beaucoup,
naturellement) ; les deux fils de la victime et les deux filles du meurtrier (ces jeunes
gens ne s’aiment pas moins que les premiers). Vous pouvez ajouter des oncles et des tantes
et faire aimer chacun de nos
dix jeunes gens par quelqu’un qu’il repousse.
Parmi les dix dédaignés il sera élégant d’en faire cinq très blonds, très naïvement bons
et dévoués, cinq très bruns, et dont la méchanceté s’irrite d’un refus. Vous pouvez
d’ailleurs faire autant de cordons de petites bêtes amoureuses que vous voudrez. Mais
vingt intéressés autour de cinq grosses tranches de secret suffisent à constituer un plat
présentable. Vous rapprochez successivement chacun des vingt intéressés de chacune des
cinq tranches, ce qui vous procure cent dialogues. Vous les en éloignez ensuite par cent
autres dialogues, et le rapprochement définitif vous donne votre troisième cent : 300
dialogues × 100 lignes × 0 fr. 50 = 15 000 francs, auxquels il convient d’ajouter une
somme égale comme prix de la sauce de récits et de réflexions.
***
Madame Emma de Roussen signait jadis Pierre Ninous. Après un procès qui fit quelque
bruit, elle devint Paul d’Aigremont. Elle m’écrit de nobles paroles : « J’ai entrepris de
relever le roman populaire, de diminuer les crimes, les cambrioleurs et autres choses si
pernicieuses qui souvent servent d’exemples. »
J’ai lu d’elle quatre volumes où je n’ai pas trouvé en effet la chose pernicieuse
dénommée cambrioleur. Mais j’ai eu le chagrin d’y rencontrer des tas d’incestes, des
monceaux de documents vendus à l’ennemi, des fleuves de poison bus par des
troupeaux de victimes, assez de testaments supposés pour remplir une étude de notaire, un
lot de faux en écritures publiques ou privées suffisant pour occuper dix années de Couard,
Belhomme et Bertillon. Et des êtres aussi raisonnables que vous et moi étaient enfermés en
des asiles d’aliénés, pour que de vils gredins pussent jouir de leur fortune ou leur
enlever leur fiancée. Et les braves gens des mêmes livres mentaient tous les jours et
tuaient toutes les semaines.
L’œuvre maîtresse de Paul d’Aigremont s’appelle Monté-Léone. Comme le
titre l’avoue naïvement, c’est un démarquage de Monte-Cristo. Quelques
incidents empruntés aux Mystères de Paris et au Juif-Errant viennent corser un peu l’intrigue trop simple du père Dumas.
L’écriture de Paul d’Aigremont est précise comme celle de Jean Laurenty dite
Bouche-de-Colibri : « Dieu me rédimerait de mon courage. » Le contexte
m’informe que rédimer signifie ici récompenser. Le pléonasme fleurit dans ses jardins
comme dans ceux de Cécile Cassot : « Il le ferait certainement à coup sûr. » Parfois il se
mêle d’étourderie et donne d’assez joli galimatias : « Autant vaut mieux ne pas
l’entreprendre. » Un avocat d’une éloquence géniale vante un viel « très grand, encore
plus vaste. » C’est aussi dans un feuilleton de Mme de Roussen que
Vadius a relevé cette phrase admirable : « La mort de votre femme, c’est-à-dire
un fait semblable, a provoqué des causes identiques. » Quand les revendications du
féminisme auront triomphé, j’espère que Paul d’Aigremont fera un excellent député. Nul ne
réussira mieux à envelopper une injure d’élégance parlementaire. Jamais elle n’appellera
vache une femme, fût-elle d’un pays d’élevage. Elle est trop polie, et ça ferait trop peu
de lignes. Mais elle lui attribuera « le vague aspect de ces ruminants qui, dans les
herbages de la Normandie, son pays natal, avalent des plantes odorantes, pour donner après
le plus riche et le plus crémeux des faits. »
***
J’ai lu de Georges Maldague : Rose sauvage, Tue-les et Mam’zelle Trottin. Mam’zelle Trottin et Rose sauvage ont le même
centre. Les fils d’un forçat ignorent leur état civil. Ils aiment, veulent se marier, et
la maman est très embêtée de chaque morceau de vérité qu’on lui arrache. — Georges
Maldague est surtout fière d’avoir écrit Tue-les. Ceci, c’est le roman
populaire à thèse. Il ne faut pas tuer votre femme, même si vous êtes sûr qu’elle vous
trompe ; parce que, même quand on est sûr, il arrive que ça n’est pas vrai. Georges
Maldague a une manière de talent : elle délaie ses vaudevilles
tragiques en
une langue fade, mais correcte, supérieure à celle de tels « artistes » de l’un et de
l’autre sexe. Il lui arrive même de montrer quelque prétention et de caresser d’une
périphrase les chats, gracieux « mammifères ronronnants. » Car Georges Maldague est une
savante. Elle aime les curiosités médicales. Elle tire bon parti des paralysies, des
amnésies et des catalepsies. Je la définirais volontiers un Jules Claretie moins veinard
et livré par le hasard à un public censé inférieur. J’estime également cette brave
servante d’auberge et ce garçon bien stylé de restaurant chic.
***
On me signale encore beaucoup de femmes employées dans le feuilleton. Un cas me semble
intéressant, celui de Charles de Vitis, lauréat du Petit Journal pour le
Roman de l’ouvrière. On m’affirme que ce pseudonyme pédant et bachique
désigne un monstre étrange, composé de cinq femmes secrétaires et d’un prêtre directeur.
Je n’ai examiné aucune grappe produite par la souche à cinq sarments. Mais j’ai voulu la
désigner à l’Académie. S’il est bon que M. Hanotaux, singe politique de Richelieu, couche
quai d’Orsay, il y aurait injustice à ne pas offrir un fauteuil sous la coupole à l’abbé
Vigneron, successeur du Richelieu littéraire, fabrique de romans, comme le cardinal fut
une fabrique de tragédies.
En enfance
***
Parmi les bas-bleus éducateurs, les uns s’adressent aux petits enfants, d’autres aux
jeunes filles, d’autres enfin au public adulte et en particulier au public enseignant. On
peut donc les distinguer en institutrices, demoiselles de compagnie et professeurs d’école
normale.
Les institutrices sont innombrables. Voulez-vous une abondante salade de
noms et de pseudonymes ? Mme Leroy-Allais, veuve du colonel
Leroy-Ramollot, sœur de l’imbécile Alphonse des « Œuvres anthumes » ; mesdames Noémi
Balleyguier, Chéron de la Bruyère, Julie de Monceau, de Sobol, de Bellaigue, Colomb, de
Bovet, de Paloff, de Witt (née Guizot), Th. Vernes (née de Witt), de Bosguérard ; Mlles Leconte, Jeanne de Coulomb ; tante Jane, tante Rosalie, Bruno,
Eudoxie Dupuis, Mélanie Talandier, Marthe Bertin ; Amélie Amestoy, Marguerite Levray,
vicomtesse de Pitray, Mme Bellier, Mme Mesureur
qui, sous le pseudonyme d’Amélie Dewailly, s’adresse à nos enfants, comme François Coppée
s’adresse à nous. Je m’arrête, découragé, au tiers de ma liste qui, encore, doit être
ridiculement incomplète. Et quelques-unes de ces vaillantes ont publié quarante, soixante,
jusqu’à cent volumes. Ce dernier cas est celui de Mme de Witt, qui
travaille aussi, il est vrai, pour grandes personnes, et que nous aurons le plaisir de
retrouver.
Bien entendu, je n’ai pas lu tout ce fatras. Je me suis déclaré satisfait après cinq
volumes de Mme O. Gevin-Cassal, quatre volumes de Mme Constant Améro, un volume d’Adriana Piazzi et un de Mme Berthe Flammarion. Une vingtaine d’autres volumes sont là devant moi qui
m’adressent des reproches et des prières : je
me suis contenté d’en couper
les pages et de parcourir trois lignes çà et là, pour me rendre un compte plus exact des
modes générales.
De mes recherches, insuffisantes peut-être, — mais qui aura le courage de faire mieux ?
— je rapporte trois remarques principales :
1º La vogue est encore aux Alsaciens-Lorrains et, dans presque tous les récits de longue
haleine, la guerre de 1870 fait un premier ou un dernier chapitre agréable. Ces dames
lisent utilement Erckmann-Chatrian. On trouve dans Berthe Flammarion un « docteur
Mathéus » qui est « bon » au lieu d’être « illustre », et Fille de
Lorraine, de Mme Améro, est une puérilisation des Rantzau.
2º Ces dames ont, naturellement, de l’esprit à revendre, et nous le font bien voir. Tout
en amusant nos enfants, elles préparent un public aux futurs vaudevillistes. La vocation
du Gandillot et du Valabrègue qui menacent nos fils sortira sans doute d’un de ces livres
d’aspect pacifique. Elles ont surtout l’esprit, — bien féminin peut-être, — de mal
entendre ce qu’on dit. Elles prêtent à leurs personnages cette demi-surdité créatrice
d’amusants quiproquos. Dans Mme Flammarion, on demande à une paysanne
qui vit atterrir un ballon ce que sont devenus les aéronautes. Elle répond : « Les aromates, qué que c’est que çà ? » L’auteur est si heureux de
cette plaisanterie qu’il essaie de la renouveler vingt pages plus loin. Dans Mme O. Gevin-Cassal, un employé de chemin de fer vient d’annoncer la
station Vanves-Malakoff. « Nini ouvrait des yeux tout ronds, car elle avait compris Œuf-à-la-coque. »
3º Il y a deux histoires : l’histoire de la petite fille méchante que le malheur
convertit ; l’histoire de l’enfant bien sage et débrouillard qui tire ses parents
d’embarras innombrables et arrive à la fortune. Mais, en revanche, il n’y a qu’un idéal,
le million ; qu’une récompense, le gain du million ; qu’une punition grave, la perte du
million.
Quel parti chaque institutrice tire-t-elle de ces éléments invariables ?
***
Mme O. Gevin-Cassal écrit avec une abondance facile. Il ne lui manque
ni les banales élégances, ni l’émotion larmoyante. Elle sait l’art de délayer en trois
cents pages les aventures et les mésaventures de la petite fille méchante dont l’infortune
fait une perfection et une institutrice en attendant le mariage riche qui la récompensera.
Outre le respect de l’argent, elle enseigne l’amour filial, le patriotisme, la docilité
surtout, et que railler est bien vilain. Son plus gros livre, Histoire d’un
petit exilé, constitue, m’écrit-elle, « le tome I
de ses mémoires »
et, perdus en une diffusion endormeuse, pouvait présenter quelques détails intéressants et
réveilleurs. Malheureusement le bas-bleu a déguisé en petit garçon la petite fille qu’elle
fut : grâce à cet absurde démarquage, les événements vrais deviennent plus faux que les
autres, et les sentiments éprouvés sont les moins vraisemblables. En dehors de sa
littérature enfantine, Mme Gevin-Cassal a publié des Souvenirs du Sundgau, où quelques renseignements sur les mœurs populaires de la
haute Alsace font pardonner des nouvelles lentes et ennuyeuses. Cette institutrice (je
parle du métier littéraire et néglige les biberons qu’on peut inspecter entre temps),
emploie le plus souvent un français correct et usé. J’ai pourtant rencontré chez elle des
« boiseries qui revêtissaient entièrement les parois ». Plus que ce
barbarisme lamartinien :
je lui reprocherai l’imprécision et la prétention de son vocabulaire. Je lui en veux aussi de certaines plaisanteries un peu bien pédantes et difficiles. J’ai donné ses livres à la petite fille d’amis peu patients que j’aime à taquiner. A chaque page, elle leur demande l’explication de phrases comme celle-ci : « Quant à sa pseudo-écriture (une espèce de gribouillis hiéroglyphique, des c en convulsion de limaces, des e hydrocéphales, des t plus tordus que la fée Carabosse…) sa soi-disant écriture, il eût fallu, pour la déchiffrer, un nouveau Champollion. »
***
Mme Constant Améro, qui signe aussi Marie Améro et Daniel Arnauld,
combat l’esprit d’aventures en personne qui craint de s’y laisser séduire. Ses livres sont
le contre-poison à ordonner après la lecture de Robinson et des romans de Fenimore Cooper.
Chez elle, les histoires de contrebande finissent mal, les tentatives de colonisation sont
ruineuses et meurtrières. Elle est intarissable sur les fatigues et les dangers de la Vie au désert. Ici, le million ne se gagne pas par des coups d’éclat : il
s’économise, assez vite d’ailleurs, et quelquefois on le ramasse quand on se baissait
sagement dans l’espoir modeste de cueillir une épingle. Elle profite de toutes les
circonstances pour nous enseigner les petites vertus domestiques, le respect des lois et,
— sauf, bien entendu, quand la patrie est en danger, — la prudence. Outre de courts récits
innombrables, elle a écrit deux bouquins énormes : Fille d’Alsace, qui
obtint de l’Académie une mention honorable ; Fille de Lorraine, qui ne
la méritait ni plus ni moins et qui n’a rien eu. Ce sont des éloges bien sentis de « cette
forte race de l’Est, ayant plus de volonté que d’imagination » ;
ou plutôt,
de ces deux races, l’une si grossière, l’autre si fine, mais également agaçantes et
pratiques, et qui, suivant un mot qu’affectionne la bonne Alsacienne Gevin-Cassal, aiment
par-dessus tout « le butin » ; de ces deux races dont les plus nobles expressions
littéraires sont Erckmann-Chatrian, gros bons vivants habiles, et Maurice Barrès, le plus
sec et le plus avisé des stendahliens.
***
Le héros de Mme Adriana Piazzi, Nicole Flambart dit Sans-Souci, est un brave enfant laborieux et serviable. Il a bon cœur, donc il
sera riche. Je ne conseille à personne son moyen de fortune. Il s’engage comme matelot et
fait naufrage. Il va mourir de faim, allongé sur une planche, quand il rencontre un
magnifique navire abandonné de son équipage sous prétexte de fièvre jaune, mais qu’un
bienfaisant cyclone eut soin de désinfecter. La trouvaille procure à Nicole des vivres
d’abord et bientôt deux millions. Ce succès me comble d’une joie d’autant plus vive que
l’aimable garçon, malgré son surnom, n’est nullement égoïste : Sans-Souci se soucie beaucoup des malheurs de sa famille, et des défaites de la
France. A peine millionnaire, il vient défendre Paris assiégé. Il fait son devoir au
Bourget. « Blessé déjà par quelques coups de baïonnettes prussiennes »,
il
reçoit encore : 1º « une balle dans le côté », 2º à sa « vareuse bleue, un ruban rouge »
auquel pendait « une croix qui brilla un instant sous ses yeux et fit
palpiter son cœur ».
Le jargon franco-italien d’Adriana Piazzi a des grâces inattendues, et telles de ses
ignorances valent des malices conscientes. Je suis heureux quand elle prononce administré pour pauvre diable : « Orgueil, orgueil, où
vas-tu te nicher ? n’as-tu pas les palais où tu demeures en souverain, sans venir encore
troubler la cervelle de nos administrés ? » Il serait injuste aussi de reprocher à cette
Italienne ce que son charabia a de filant et de macaroni ; je cite, en
exemple, un fragment d’une phrase, courte d’ailleurs : « Cette croix d’argent à ruban de
soie rouge pour laquelle les enfants, et plus tard les hommes, font tant
de belles choses afin d’être dignes de la mériter… »
***
Mme Berthe Flammarion blesse d’abord par cette sécheresse
d’imagination qu’on décore des noms d’esprit moderne et d’esprit scientifique, par son
horreur pour les fées et les légendes. Elle ne veut que des histoires arrivées, et son
plus gros livre s’appelle Histoire TRÈS VRAIE de trois enfants
courageux. Les misères du commencement nous émeuvent, en effet, par leur
vérité. Hélas ! les succès arrivent, point légendaires à coup sûr, mais romanesques
platement et souvent impossibles. — Mme Berthe Flammarion écrit avec
une banalité prétentieuse. Chacune de ses pages est un refuge pour vieilles métaphores.
Elle rapproche les plus hostiles sans entendre leurs cris de protestation. J’ai plaint de
vieilles reliques en les voyant devenir « une mine d’or dont l’exploitation serait un
appoint sérieux à cette planche ». La conteuse n’a aucune imagination visuelle et,
parodiste sans le savoir, elle mêle l’abstrait et le concret avec une inconscience qui
fait ma joie : « Le conducteur était rentré de l’hôtel et de ses obligations envers
Cocotte. »
***
Nous sommes de grands enfants. Beaucoup des livres destinés à amuser notre futilité
ressemblent aux histoires pour petites filles ou aux romans pour jeunes filles. Le mariage
est un dénouement heureux pour divers publics. La plus grande différence est dans l’âge
auquel on nous présente le héros. S’agit-il de divertir les gaminettes, la future mariée
sera connue dès sa plus tendre enfance. Pour intéresser les grandes demoiselles, on
commence le récit à la dernière année de couvent.
Parmi les demoiselles de compagnie qui s’efforcent
d’égayer nos jeunes
filles en les moralisant, je crois apercevoir, — je n’affirme rien : le domino du
pseudonyme pourrait me tromper, — plus de chaussettes-roses que de bas-bleus. Beaucoup de
ces derniers ne s’enferment pas d’ailleurs en cette spécialité. Judith Gautier essaie de
satisfaire alternativement diverses classes de lecteurs et Jean Bertheroy, au sortir d’un
roman pornographique, s’applique parfois à tailler sans la salir une plume blanche. Parmi
celles qui écrivent exclusivement ou surtout pour ingénues, les plus appréciées de leur
public sont Jeanne Schultz, Jean de la Brète et cet Henry Bister (Mme V. Le Coz) qui s’est décidé à mettre son vrai nom sur son dernier livre. Dans
toutes ces fadaises, ce qui m’a le moins ennuyé, c’est le Sans mari de
Mme Le Coz. Le sujet est aussi insuffisant que partout ailleurs :
quelques vers de La Fontaine ont été dilués, suivant la méthode homéopathique, dans un
tonneau d’encre. Mais les vingt premières pages sont d’un mouvement aisé et gentil, les
vingt dernières disent avec une émotion contenue les chagrins et les aspirations de la
vieille fille : le désespoir devant la fuite des jours vides, le besoin de plus en plus
douloureux de se donner et de se dévouer. Le reste du livre est insignifiant ; la forme
même n’est soignée qu’au début et à la fin. Et je songe de quelque bizarre repas, ouvert,
en guise d’apéritif, par un doigt
de champagne, achevé par un demi-verre de
bourgogne. Hélas ! des hors-d’œuvre au dessert, on ne m’a donné que de l’eau. Tel est le
régime auquel, depuis plusieurs mois, me condamnent les Amazones, que j’ai craint un
instant d’être grisé par Mme Le Coz.
***
Blanche Leschassier présente des jeunes filles raisonnables et dévouées et qui savent
sacrifier leur amour au bonheur de leurs nièces, à des peintres timides qui taisent cinq
ans la plus vive des passions et qui, si on remarque leur tristesse, se hâtent de « mettre
sur le dos du temps et de la saison la véritable raison de leur mélancolie ». Ces artistes
se consolent un peu en rêvant de grands tableaux et en réalisant « d’autres compositions
d’une moindre conséquence ». Blanche Leschassier imite aussi les ingéniosités que Mme de Ségur adapta des romanciers érotiques du xviiie siècle et, parce que le Sopha de Crébillon fils
chuchota des perversités, elle fait conter de naïves histoires à une paire de chenêts.
***
Les professeurs d’école normale sont hautainement ricaneurs et sottement anecdotiers,
comme Pauline Kergomard, ou pédants et abstrus, comme Lydie
Martial. Ces
êtres, déplaisants quand ils gardent leur ton rogue, plus déplaisants lorsqu’ils sourient,
m’arrêteront peu.
Je tiens seulement à signaler leur accord inquiétant sur le point capital de l’éducation
féminine. Mme Kergomard, inspectrice des écoles, félicite le
Gouvernement d’avoir beaucoup fait pour l’instruction des jeunes filles et le Conseil
supérieur d’avoir « élaboré un programme unique pour les écoles des deux sexes ». Lydie
Martial dit : « Le plus grand tort, il y a vingt-cinq ans, a été de donner aux enfants et
à la jeunesse des deux sexes les mêmes programmes scolaires ». Je félicite également Mme Kergomard, qui loue en excelcellente fonctionnaire aussi plate qu’un
homme, et Mme Lydie Martial qui critique en femme de bon sens.
Oserai-je pourtant reprocher à l’une et à l’autre la double naïveté de croire à
l’influence heureuse d’un enseignement moral abstrait et de le demander à l’État.
D’ailleurs je ne suis pas toujours certain d’attraper la pensée de ces dames ; elles font
facilement de la prose difficile :
« Et pendant que s’élucubrent ces controverses oiseuses et puériles, gigantesques « moi » de faux brillants, enchâssé de faux ors, dressés pour hypnotiser les snobs, l’esprit public s’égare, le mal persiste, augmente et s’amoncelle, jusqu’à former entre les individus mêmes une barrière énigmatique, presque aussi compliquée et inconnue qu’invincible et redoutable, une barrière contre laquelle se heurteront peut-être trop tard les efforts chimériques des lois et de la morale, et qui n’est autre que l’homme nouveau, celui dont la volonté de se rendre maître de son champ d’évolution n’a d’égale que la prétention de faire son ciel tout seul et d’édifier à sa guise son temple et son autel. »Si on croyait que l’élégant René Maizeroy, ayant dessiné cette période, en a confié le peinturlurage au fougueux Jean Grave, on se tromperait. Je viens de copier une des phrases les plus courtes et les plus simples de Mme Lydie Martial.
Fille, femme ou veuve
***
Barbey d’Aurevilly écarte du même dédain « dauphins » et « dauphines littéraires ».
L’homme a pourtant plus de forces de révolte. Le fameux esprit de contradiction ne fut
jamais reproché aux femmes que par des autoritaires qui ne surent point se faire aimer ;
quand il n’est point rébellion d’esclave et manifestation haineuse, il porte uniquement
sur des vétilles, n’exprime
que mutinerie enfantine et jolie, besoin souriant
de montrer qu’on est deux, imitation par jeu de la fermeté voisine sur qui on s’appuie
d’ordinaire. Mais les profondes joies de la femme sont des joies de disciple : elles
consistent à suivre, à obéir, à calquer, à s’efforcer d’être parfaite comme le Dieu est parfait. Je crois pouvoir concilier, en les précisant, deux
proverbes apparemment contradictoires. Le plus souvent, il convient de dire : « A père
avare, fils prodigue » et : « Tel père, telle fille. » Vérifions sur des exemples.
Le père Dumas est un conteur merveilleusement fécond en balivernes sans prétention. Quoi
de plus prétentieux que les balivernes du fils ? Alexandre II a la grande qualité
paternelle, la verve, et rien de plus, mais il l’emploie tout autrement : le père fut un
joyeux amuseur ; lui s’efforce d’être un moraliste sévère. C’est parce que le premier fut
toute sa vie un grand enfant insouciant que l’autre tendit toujours à la pensée rigidement
virile. Sans doute, il resta au fond quelqu’un qui s’amuse, mais la morale l’intéressa
plus que les extériorités de l’histoire, et au lieu d’enfiler des anecdotes, il jongla,
adroit et grave, un peu soucieux parce que ça peut tomber, avec des doctrines fragiles et
des thèses cassantes. — Les différences entre les deux Daudet sont plus naturelles. Le Petit Chose parvint à l’harmonie souvent puissante par les chemins de
la grâce et de
l’attendrissement ; Léon Daudet, à travers de superbes et
chaotiques violences, arrive enfin aux larges harmonies, d’où les grâces ne seront pas
toujours exclues. Mais, — si divergents que soient les gestes de son titanique esprit
créateur et ceux de la souriante intelligence qui observa tant de détails et les ordonna
en chefs-d’œuvre lumineux, — il souffre d’apercevoir telles ressemblances profondes ou
subtiles. Tout le long d’Hœrès, souvent aussi en de soudaines phrases
des livres postérieurs, on sent l’angoisse de la lutte contre l’hérédité et l’on assiste
aux merveilleuses et pénibles victoires de l’individu qui se dégage.
Les lettres féminines ne nous offriront point de tels spectacles : la fille à Guizot est
un Guizot beaucoup plus petit, mais non pas même plus souriant ; la fille à Gautier
colorie de nuances trop tendres du Gautier moins nettement dessiné ; les petits bras de
Mlle Judith Cladel s’appliquent à forger du Léon Cladel.
***
Madame de Witt, née Guizot, a, apparemment, autant d’activité que son père : ses œuvres
complètes, meuble encombrant, comprennent plus de cent volumes de formats très divers.
Mais la besogne est tout extérieure et la compilation de cette bibliothèque n’a pas coûté
de grands efforts intellectuels. Guizot a légué
uniquement à Mme de Witt son génie d’éditeur. Elle n’a pas besoin de donner beaucoup de son âme
et de son esprit, puisqu’elle sait l’art de vendre l’esprit et l’âme d’autrui. Elle est de
ces arrangeurs qui grouillent dans le folk-lore et pullulent sur l’histoire. Quand elle
s’applique, elle écrit un peu comme l’illustre doctrinaire, avec des solennités lentes et
protestantes. Mais on ne retrouve chez elle ni la noblesse d’une pensée personnelle, ni ce
qu’il y a parfois de vivant aux mouvements du Nîmois qui se contient. D’ailleurs elle
s’applique rarement. D’ordinaire, elle écrit comme parlent les gens qui parlent mal, sans
simplicité et sans puissance, parfois corrects pour la grammaire, toujours incorrects
devant la logique. Pensées et images, — car Mme de Witt ne recule
jamais devant les rides d’une vieille métaphore, — se suivent avec incohérence. Je n’ai
pas trouvé chez elle le fameux « char de l’Etat qui navigue sur un volcan » ; il s’en faut
même de beaucoup, il s’en faut du volcan tout entier, car la tête de Mme de Witt, assurément, n’a rien de volcanique. Lorsque Casimir Perier, premier de
la dynastie, « avait pris les rênes de l’Etat, il avait été soutenu à la
Chambre par M. Guizot et par ses amis sans que ceux-ci eussent pris aucune part aux
affaires. La mort du grand homme de gouvernement qui avait dirigé le
vaisseau d’une main si ferme, le laissait violemment battu par les flots ».
Malgré l’insuffisance de la metteuse en œuvre, les livres de Mme de Witt ne sont pas toujours ennuyeux. Il y a trop de choses qui ne sont point
d’elle : elle ne réussit pas à tout gâter. Voici un détail qui me paraît intéressant.
En 1839, elle n’est encore qu’une petite fille, et une curieuse lettre paternelle lui
reproche de négliger la ponctuation : « Toute ponctuation, virgule ou autre, marque un
repos de l’esprit, un temps d’arrêt plus ou moins long, une idée qui est finie ou
suspendue, et qu’on sépare par un signe de celle qui suit. Tu supprimes ces repos, ces
intervalles ; tu écris comme l’eau coule, comme la flèche vole. Cela ne vaut rien, car les
idées qu’on exprime, les choses dont on parle dans une lettre ne sont pas toutes
absolument semblables et toutes intimement liées les unes aux autres. Il y a entre les
idées des différences, des distances inégales, mais réelles, et ce sont précisément ces
distances, ces différences entre les idées que la ponctuation et les divers signes de la
ponctuation ont pour objet de marquer. Tu fais donc, en les supprimant, une chose
absurde ; tu supprimes la différence, la distance naturelle qu’il y a entre les idées et
les choses… Le défaut de ponctuation répand sur tout ce que tu dis une certaine uniformité
menteuse, et enlève aux choses dont tu parles leur vraie physionomie, leur vraie place, en
les présentant
toutes d’un trait et comme parfaitement pareilles et
contiguës ! » Mais, quelques jours après, le pauvre père se plaint et se récrie : « Je
t’en prie, ne me jette pas à la tête tant de virgules. Tu m’en accables comme les Romains
accablèrent cette pauvre Tatia de leurs boucliers. »
Je possède un seul autographe de Mme de Witt, douze lignes datées de
1897 : les virgules les plus nécessaires y sont absentes. Dans ses livres, elle manque
seulement, comme beaucoup d’autres femmes, à ce que j’appellerais volontiers la
ponctuation supérieure. Elle ignore « la distance naturelle qu’il y a entre les idées ».
Mais, en bonne écolière et qui veut éviter les reproches, elle met de la distance, ici,
là, n’importe où, à intervalles à peu près réguliers. Elle va à la ligne au petit bonheur,
hache les développements les plus suivis, rapproche les choses les plus opposées. Le
directeur d’une grande imprimerie me dit à ce sujet : « Mais presque toutes les femmes en
sont là. Beaucoup même écrivent un livre tout d’une venue, sans alinéas, sans blancs, sans
divisions d’aucune sorte. Quand leur pâte plate est achevée, elles la coupent, comme de la
galette, en morceaux sensiblement égaux. Et quelques-unes reculent devant cette peine,
abandonnent ce soin au typographe et au metteur en pages. »
***
Judith Cladel essaye les tours de force de Léon Cladel. Parfois elle réussit une image
nette et brutale : « Une jeune fille qui a juré d’empêcher les gens de s’aimer parce que
sa mère fut une sainte malheureuse, indignement sacrifiée par un égoïste, est un oiseau
qui voudrait retenir de ses ailes étendues le torrent au fond duquel tombèrent son nid et
sa couvée. » Le plus souvent, on sourit à voir ses puériles idées courir par les sentiers
de montagne que fraya son père, ridiculement petites et prétentieuses entre l’énormité
abrupte des rocs. On s’amuse à l’écouter gazouiller les grondements de tonnerre et les
fracas d’avalanche que sa voix croit pouvoir répéter parce qu’ils sont familiers à son
oreille. Voyez de quel geste mou elle manie la grande phrase rugueuse du romancier épique.
« Quelle glorieuse coïncidence pour cette Scandinavie, marge extrême de l’Europe vers le
septentrion et les boréalités, que de pouvoir ainsi se ( ?) montrer au
monde, pareils à des géants se dressant sur ses monts glaciaires dans l’horizon de ses
mers aux vaisseaux rares, de ses flots tourmentés, léchant les blessures sans nombre en
lesquelles ils ont déchiré et déchiqueté ses côtes, comme fait un chien des blessures
ouvertes par ses dents, ces deux personnalités colossales résumant en un couple de
super-hommes
d’une part l’Action dans la vie cérébrale, d’autre part l’Action
dans la vie physique ! » Elle continue, grandiloquente et naïve, le jeu du parallèle, et
elle remplit ses deux colonnes de bavardages lyriques sur Ibsen et Nansen : « Leur couple
grandiose et jumeau, sorti de la même terre, des mêmes mœurs suscitant dans leurs âmes
énergiques et opiniâtres les mêmes projets ( ?) et les mêmes volontés, ont mené l’un à travers les banquises polaires, l’autre à travers les banquises
cérébrales… » Le verbe n’a pas de sujet ; mais la phrase ne cesse pas pour si peu de nous
heurter à des banquises diverses.
Les hyperboles de sa rhétorique admirative ne se haussent pas toujours autour de héros
aussi réellement admirables que Nansen et Ibsen. Elles s’émeuvent, éplorées, quand Sarah
Bernhardt, la triomphante cabotine dont tous nos imbéciles chantent le génie, est « un
moment interrompue dans sa trajectoire de grande étoile artistique, par la maladie
soudaine et cruelle ». Et Judith Cladel vante comme des exploits les applaudissements des
snobs heureux de retrouver leur amuseuse. Car ils disent, ces héroïques applaudissements,
« que la France aime à acclamer d’incontestables gloires dont l’éclat dissimule la rareté,
aux époques où son prestige de première nation du monde subit quelques défaillances ».
Sarah nous consolant de toutes nos
hontes politiques et de toutes nos
pauvretés littéraires !… Et pourquoi pas ? Nous ne savions point tout ce qu’est cette
grande Sarah. Mlle Cladel, heureusement, nous instruit, et désormais
nous contemplerons en la directrice de la Renaissance, la « haute et insubmersible figure
du devenir de la nation ».
***
Mme Judith Gautier, qui fut quelque temps Mme Catulle Mendès, tient de son père une imagination riche, facile, amoureuse, des
Fleurs d’Orient. Heureusement elle n’avait point hérité de Théo le
goût du paradoxe et l’outrance romantique, sans quoi elle se fût laissée entraîner à
toutes les folies, au moins littéraires, par la fougue capricante de son ex-mari. Sa prose
est restée louable de simplicité et d’ordonnance calme. Elle est une
Gautier, je veux dire un Gautier sage, un peu intimidé et qui n’a plus assez de relief. Ce
ruisselet a les allures tranquilles qui font la noble beauté de certains fleuves. Sa
lenteur limpide est agréable, comparée aux violences torrentueuses de Mendès le fangeux.
Mais elle donne la nostalgie de Théophile Gautier, adorable rivière à la fois claire et
clapotante, au mouvement nombreux et sinuant et qui reflète tant de nuages chimériques
comme des rêves, tant de paysages
précis, tant de frémissements d’ombre et
tant de rayons.
J’ai d’autres regrets. Judith Gautier invite quelquefois son talent gentiment chuchoteur
à clamer sur les planches. Et ses mains de femme, propres aux petits travaux délicats, se
sont souvent efforcées à nouer ces grosses gerbes difficiles, faites de fleurs et
d’épines, qu’on appelle des romans historiques. Elle est adroite et ne se pique guère les
doigts. Mais elle n’a pas assez de force, et le lien trop lâche laisse s’éparpiller à
chaque mouvement corolles et branches méchantes. Quelques fleurs sont à ramasser pour leur
parfum discret et leur aimable coloris.
***
Marie-Louise Néron, femme d’un certain Jean-Bernard, demanda à quelques hommes connus,
quelle femme des temps passés doit servir de modèle aux femmes d’aujourd’hui. Plusieurs
lui conseillèrent sans rire d’imiter Jeanne d’Arc. Mais elle trouve plus facile de
pasticher son mari, romancier inepte qui essaye de faire du Cladel, ramasseur de bouts
d’anecdotes, plat conférencier qui trouve du génie à la moindre amazone et enseigne aux
dames du monde à faire des bonnets de coton avec leurs bas hors d’usage, — jadis le plus
parfait imbécile du monde politique, aujourd’hui le plus
parfait imbécile du
journalisme. Et il y a des jours, vraiment, où elle parvient à être aussi bête que lui. Du
reste, c’est peut-être lui qui la supplée ces jours-là, car, sous divers pseudonymes,
cette reporter représente souvent la Fronde en beaucoup d’endroits à la
fois.
Elle a publié une des nombreuses éditions du roman où les amoureux ne peuvent s’épouser
parce qu’ils sont frère et sœur ; où ils s’épousent tout de même, parce qu’on apprend à la
fin qu’il y a eu substitution d’état civil et que le frère n’est pas du tout le frère de
sa sœur. Un mot cueilli dans ce livre suffirait à faire juger la puissance intellectuelle
et la force d’attention de Marie-Louise Néron. Le meurtrier de Jérôme Brassiac, longtemps
triomphant, est enfin puni. Et l’auteur, sans doute étourdi de joie, de confondre assassin
et victime et de s’écrier : « Le crime de Jérôme Brassiac était
expié. »
A la Fronde, elle fait de tout. Elle fait de la critique et elle
appelle maître « le sympathique auteur du livret des Cloches de
Corneville, M. Ch. Gabet ». Elle fait de l’histoire et nous conte des événements
bien extraordinaires. Voici, en exemple, quelques lignes découpées d’un de ses articles du
10 mars 1898 :
« Louis XVIII ne conserva pas son fauteuil à Regnault et lui substitua le mathématicien Laplace, élu le même jour que le journaliste Auger. « Un académicien refusait de donner sa voix à ce choix imposé et votait pour Molière, ce qui faisait dire à Jean-Jacques Rousseau : « Jusqu’à ce jour on remplaçait les morts par les vivants ; l’occasion se présente de remplacer les vivants par les morts. »Même quand ce qu’elle veut dire est raisonnable, ce qu’elle dit reste bien bizarre. Elle nous raconte que certaines gens ont peur d’être enterrés vivants… après leur mort. Je cite encore la date. Il faut que chacun puisse vérifier des sottises trop invraisemblables. Dans la Fronde du 17 avril 1898, vous lirez cette phrase : « Si vous parlez avec des étrangers de marque, de passage chez nous, ils vous diront qu’une de leurs craintes est de mourir, naturellement, mais enterré, de mourir en France, où on a des chances pour être vivant. » Plutôt que de signaler les diverses beautés de ces lignes, j’en copie d’autres dans le numéro du 14 avril 1898. Mme Jean-Bernard, grâce à la merveilleuse précision de sa langue, réussit cette fois à calomnier M. de la Palice. Elle déclare gravement : « Comme toutes les médailles, les sous ont deux revers. M. de La Palice sait ça. » Et elle continue : « Sur le premier verso… » Mais en voilà assez. J’aurais eu l’indulgence de dédaigner le couple Jean-Bernard, s’il se contentait de gagner quelque argent à mettre des inepties en mauvais français. Mais il aspire à la gloire littéraire. Il essaya de fonder une académie féminine et s’inscrivit lui-même, parmi les quarante, sous son principal pseudonyme : Marie-Louise Néron. Cette présomption me l’a prouvé : il y a aussi des fœtus qu’il faut qu’on tue.
***
Georges Renard est un normalien révolté et excommunié. L’homme qui accepta trop longtemps
une orthodoxie ne s’affranchit jamais complètement : il peut devenir un hérétique, non un
penseur libre. Il a acquis le besoin de marcher et de penser en bande, est devenu
incapable de l’orgueil d’être seul, il changera de parti, ne se résignera jamais à être
lui-même. Il faut qu’il appartienne à une armée, qu’il combatte à un rang, qui peut
devenir le premier, qui reste toujours un rang. S’il a une âme généreuse, il choisit le
groupe d’où il lui semble qu’on voit le plus de vérité ; il n’ose pas aller droit aux
lueurs en une vaillante recherche solitaire. Georges Renard fut un philosophe
universitaire, assez courageux pour repousser les solutions de l’école, pas assez pour
remarquer la niaiserie des questions posées. Puis il quitta le groupe où il contredisait,
se rapprocha d’autres pédants avec lesquels il serait d’accord. Il est devenu le critique
littéraire du parti
socialiste : depuis quelques années, il étudie les idées
et les œuvres à la lumière du flambeau Benoît Malon.
Ces hérétiques propagandistes peuvent valoir par la fougue éloquente ou par le sarcasme
sec et tranchant. Ce dernier mérite fut celui de Georges Renard avant que la Suisse
l’alourdît. Depuis il est surtout un logicien dangereux, grand découvreur de
contradictions dans les paroles des adversaires.
Ces apôtres qui ont le besoin de penser avec d’autres et d’augmenter le nombre de ceux
qui pensent avec eux ont grand’peur de la solitude intellectuelle : ils sont tout à fait
incapables de l’œuvre d’art, expression sincère d’une âme un peu différente des autres.
— Georges Renard se doute si peu des conditions d’éclosion de l’œuvre d’art que, lui qui
fabrique seul ses raisonnements, il demande pour ses imaginations le secours de madame.
Tels de laborieux vaudevillistes, ils se mettent à deux pour inventer. On est étonné du
rachitisme des enfants que produit ce bon ménage d’imaginations sages.
En dehors de ces collaborations, Mme Georges Renard a écrit quelques
chroniques à la Fronde. Elle y loue la montagne, l’étudiant suisse, la
jeune fille protestante. Ça n’est ni mieux ni plus mal qu’autre chose. C’est estimable et
insupportable de sens commun, vraiment
trop commun. Oh ! la raideur longue
d’une Sarcey calviniste !…
***
Mme Hector Malot est une adoratrice du veau d’or, mais qui l’exige
massif. A peine dans le temple, elle vient à l’idole, la soupèse de ses bras émus mais
vaillants. Si elle parvient à soulever le dieu, elle a une moue désappointée. Couvrant son
dédain d’un air d’héroïsme, elle proclame : « Je t’aime, malgré ta pauvreté », puis se
détourne, rapide, vers le plus prochain sanctuaire. Quand l’animal résiste d’un poids
vainqueur et immobile, elle s’effare en une joie religieuse, se prosterne sur toutes les
faces, le supplie de renoncer aux grâces trop frêles de l’enfance, de prendre la taille et
les forces irrésistibles du taureau. Dans une hystérie éblouie, elle se roule sur le sol,
doublement heureuse, à la fois Danaé et Pasiphaé. Souvent aussi, depuis que l’intelligence
de son Hector vaincue par cet Achille qui s’appelle le temps, est étendue improductive,
Marthe le remplace derrière le veau d’or. Dès que l’idole relève la queue, la prêtresse
tend au bon crottin métallique des mains frémissantes et, les yeux braqués sur la promesse
qui s’entr’ouvre, elle répète l’oraison jaculatoire de l’abbé Albéroni devant le derrière
de Vendôme, qui devait
être pour lui le derrière de la fortune : O culo di angelo !
Ce n’est pas qu’il n’y ait des pauvres dans les romans de Mme Malot.
Mais la pauvreté, telle qu’elle la conçoit, devrait se définir : le vestibule de la
richesse. Réjouissez-vous, artistes forcés de vous coucher à jeun : ces malheurs
n’arrivent qu’à la veille du grand succès et pour rehausser encore du voisinage d’un abîme
de misère l’énorme montagne d’or. Les jeunes filles qui n’ont pas une robe de rechange
connaissent ces indéniables vérités. Elles refusent le cousin pauvre de deux millions et,
si plus tard leur cœur vient à battre pour ce gueux, elles l’épousent, mais en lui faisant
sentir l’importance du sacrifice consenti à l’amour. J’ai même rencontré dans Mme Malot une pauvreté joyeusement héroïque. Une jeune fille qui répond
au nom heureux d’Anatole déclare que « c’est gentil d’être pauvre ». Et pourtant ce
malheur « gentil » l’empêcha longtemps d’épouser, elle aussi, le bien-aimé cousin. L’oncle
avait dit : « Mon enfant, vous êtes exquise, digne de lui, noble, pieuse, grave,
généreuse, ma fille de choix, mais vous perdez Louis et vous jetez sa postérité à la
misère. » Anatole avait compris ces paroles d’un père prudent et s’était résignée en le
plaignant. Le pauvre homme ! « la nécessité l’étranglait, et on ne lutte pas contre la
nécessité ». Car, dit-elle au cousin capitaine (c’est
hors de prix, l’honneur
de l’armée) : « Mes soixante mille livres de rente ne pouvaient suffire à ta pauvreté et à
ton rang. » Heureusement, il y a un bon Dieu pour les amoureux. Le beau cousin hérite
quelques millions de rente, ce qui lui permet d’épouser l’adorée malgré sa pauvreté
extrême.
Mme Hector Malot n’est pas inconsciente de ses surhumaines noblesses.
Elle sait que les générosités de ses rêves écarteront d’elle « les embourgeoisés, cerveaux
restreints, âmes réduites. » Elle dédie ses héroïsmes à ceux qui aiment l’idéal :
« Poètes, amants, jeunesse, ceci est pour vous. »
***
Catulle Mendès paraît échapper à la définition. Vague fantôme littéraire, il prend tantôt
la forme de l’un, tantôt la forme de l’autre, parce qu’il n’a point de forme à lui. La
façon dont ce tambour sonne alternativement tous les poètes ne permet peut-être d’affirmer
que son vide intérieur. Pourtant il me semble que Mendès est une puissance annihilatrice.
Dans ses tragédies, pornographiques ou non, il se manifeste comme le Marivaux du drame et
le Mignard du feuilleton. Ce singe, naturellement, ridiculise et puérilise les gestes
nobles ou terribles qu’il contrefait ; les grands airs de Hugo deviennent chez lui les
petites grimaces
d’une petite figure à la fois enfantine et vieillote.
L’Iblis de la Légende des Siècles emprunte à Dieu les plus beaux
éléments de ses plus admirables créations, et, de ces merveilles rapprochées, forge la
sauterelle. Tels les avortements de Mendès, rapetisseur inconscient et involontaire
parodiste. La vieille blonde se livre à tous les génies et à tous les talents ; après
chaque saillie, elle grossit comme une montagne, pour accoucher régulièrement d’une
souris. Les grandes idées, une fois entrées dans son cerveau, en ressortent pastiches
minces et frêles et maniérés. Un détail fera saisir nettement comment il se fait une
manière en puérilisant les manières des autres. Quand le dernier mot de sa phrase était un
adjectif ou un adverbe pour lequel il voulait secouer notre attention, Hugo mettait un
point devant et faisait du mot soudain grossi toute une phrase apparente. Catulle vole ce
procédé brutal, mais sa faible voix transforme les grondements en chuchotis, et le point
de Hugo est devenu la virgule de Mendès. Au lieu du coup de massue herculéen, il décoche
une chiquenaude.
Mme Mendès n’a pas eu grand’peine à imiter ce petit imitateur,
laidement féminin, de tous les virils. Claire Sidon publia dans le Journal des vers difficiles à distinguer de ceux de son futur. Sous prétexte de
chroniques et de contes, elle vend, depuis son mariage,
de nombreuses
virgules de Mendès. Elle fait, presque aussi bien que sa vieille, du romantisme mignard et
de la rêverie précieuse. Elle se tortille dans les mêmes efforts, amusants d’être presque
gracieux, — car ils ne se tendent pas outre mesure, trop sûrs du succès, — plus amusants
d’être impuissants et satisfaits. Elle ne réussit pas plus mal que Catulle, parmi le
cliquetis des antithèses, la clownerie métaphysique. « Nous fûmes créés avec de la déité
et avec de la terre, périssables et immortels, voués à tous les anéantissements pour
toutes les renaissances, et, pour toutes les impuissances, à l’exaltée aspiration d’une
infime parcelle de divinité avide de réatteindre le Tout qui ne fut pas diminué d’elle ».
Cet amphigouri vient-il de monsieur ou de madame ? Au Journal, où la
signature de monsieur a plus de valeur commerciale, ça serait du Catulle Mendès. A la Fronde, feuille uniquement « rédigée par des femmes », c’est de Mme Catulle Mendès.
***
Le dernier livre de Mme Dieulafoy est la Constance
de Bentzon retournée. Ici, c’est le jeune premier qui est catholique convaincu et
l’amoureuse qui est divorcée. Ils ne s’épousent pas, vous pensez bien. Mais ils s’épousent
presque et, pour empêcher la terrible Déchéance, il faut que la sœur du
jeune premier meure,
frappée au cœur par le projet anti-chrétien de son
frère. Ces fadaises sont contées dans le style qui leur convient, et avec les élégances
nécessaires. Ainsi la prise de voile d’une Juive convertie, d’une Irlandaise et d’une
jeune fille noble retranche du monde « l’enfant d’Érin », « la fille d’Israël » et « la
descendante des preux ».
Mme Dieulafoy n’est pas seulement une imagination suiveuse et un
écrivain banal. Elle est aussi la plus étourdie des pensionnaires. Un protestant, qui
demande la main d’une catholique, s’étonne de voir la bien-aimée ignorer à quelle religion
il appartient : « Pourtant, s’écrie-t-il, j’en ai informé Mme de
l’Espinet. » Et treize lignes plus loin, il dit de la même Mme de
l’Espinet : « Elle le sait pourtant… A moins qu’elle n’ait confondu deux branches de ma
famille. » Cette suite dans les idées et cette puissance d’attention grandit
singulièrement ma confiance en les fameuses découvertes archéologiques du couple
Dieulafoy.
***
Lequel des deux fut élève de l’École normale ? Quand j’entends une conférence de Léopold
Lacour, abstraite et doctorale, hérissée de citations, de discussions de textes, de
subtilités et d’ergotages, une de ces conférences où il conquiert la liberté avec les
mêmes armes et le même charme dont Brunetière protège l’autorité,
je suis sûr
que c’est lui qui vient de la rue d’Ulm. Mais quand Mary Léopold-Lacour cite en une même
phrase Taine, de Puibusque, Mérimée et je ne sais qui encore ; quand elle appelle Gœthe à
son aide pour nous apprendre que les domestiques ne sont point parfaits ; quand elle nomme
nos prisons de « modernes ergastules », je suis tenté de jurer que c’est elle qui fut le
condisciple de Gaston Deschamps. Au reste, c’est peut-être lui qui écrit les articles ou
elle qui prépare les conférences.
Il ou elle répète ce qui s’est dit sur n’importe quelle question, en nommant ses
auteurs ; il ou elle fait des leçons indifférentes et parfois un peu trop naïves. Ainsi,
dans la Fronde du 7 février 1898, il ou elle étudie gravement « le
mensonge féminin par atavisme ». Et ni lui ni elle ne s’avise un instant
que la femme est un peu fille de l’homme, l’homme un peu fils de la femme et qu’il est
enfantin d’attribuer à une hérédité commune une aggravation quelconque des différences
naturelles entre les deux sexes.
***
Séverine est une admirable nature, faite d’humour et de lyrisme. Elle a la fantaisie
imprévue et elle vibre, merveilleux paquet de nerfs, à toutes les émotions. Son esprit
n’est pas vaste, mais il est si curieux et si leste.
Elle est une très petite chose, jolie et frémissante, et qui a des ailes,
non point pour voler, certes, mais pour courir sautillante, d’une allure qui pose à peine.
Elle est la Parisienne et elle est la gamine : sourire gai ou malicieux, larmes vite
essuyées, à la fois amusée et émue de tout, souvent amusante.
Son imagination est vive. Elle a peu de chose à dire de chaque rencontre, elle
n’approfondit rien ; mais en passant elle regarde et son mot, parfois juste, est presque
toujours pittoresque. Cette imagination a ses défauts, mais des défauts séduisants, parce
que créateurs d’imprévu. Elle voit mieux à la ville qu’à la campagne, s’explique le
naturel par l’artifice, l’événement de tous les jours par l’accident d’une fois, et même
ce qui est sous ses yeux par ce qu’elle n’a pu voir. Chez elle le soleil « se noie dans le
vermeil liquéfié des flots, ainsi que le duc de Clarence dans sa tonne de Malvoisie. »
Pour comprendre la nature, elle fait appel à ses souvenirs livresques ou elle ferme les
yeux et regarde en sa mémoire des décors de théâtre. Son admiration devant les plus
sublimes spectacles n’est qu’un étonnement amusé : elle parle de la mer moins
respectueusement que d’une cabotine et traite le soleil avec la même familiarité qu’un
conseiller municipal. Elle s’égaie « de sa trogne de vendanges et de son pif en pomme de
thyrse ». Quelquefois pourtant elle veut paraître émue
profondément, se croit
la plus nette et la plus puissante conscience de la vie universelle. « Un malaise
inexprimable m’étreint quand le soleil s’évanouit à l’horizon ; je me détache de la vie, à
l’automne, comme les feuilles des arbres, et le sang bouillonne dans mes veines, comme la
sève des plantes, quand le premier soleil de mars troue le plafond de nuages gris ». Ça
continue des pages et des pages. « Parfois aussi, me pelotonnant contre la terre, me
faisant toute petite comme une enfant éplorée sur le sein de sa nourrice, j’ai étreint le
sol à pleins bras, enfoncé ma tête dans l’herbe, et défailli de tristesse, à voir les
arbres si beaux, l’horizon si vaste, le soleil si radieux. » A force de le dire et de le
répéter, elle finit par le croire presque. Et vraiment, tandis que son sourire s’élargit
béat, elle a des larmes dans les yeux, et elle s’agite en une joie sensuelle, sous une
attaque de panthéisme hystérique. Mais il y eut visiblement, lorsque commença le baiser,
de l’effort, de la comédie, et, pour parler une langue aussi respectueuse que la sienne,
du chiqué.
Sa sensibilité s’émeut devant le malheur des hommes ou des bêtes, suivant les mêmes lois
que devant les beautés naturelles. Elle a, spontanée mais courte, une petite secousse des
nerfs, plutôt agréable, et dont pourtant elle se sait gré. Elle s’efforce de la prolonger,
cette plaisante secousse, et elle en arrive, sadique de la pitié,
à se
martyriser d’étranges délices. Elle regarde, avec des larmes qui lui semblent excuser sa
joie, « éclater le crâne comme une grenade trop mûre où, de l’écorce rougie, s’éparpillent
les pépins blancs de la cervelle ». Les spectacles cruels la retiennent, et c’est pour les
dire, pour en jouir de nouveau, que son imagination a les plus amusantes, les plus
pittoresques, les plus irrespectueuses aussi et les plus artificielles trouvailles.
« Comme, en scène, des dos de figurants font mouvoir la toile verte pour représenter la
vague, ici, des ventres de noyés soulèvent la draperie sale de l’inondation. Ce sont eux
qui font les flots. »
Son irrespect, qui persiste devant les sublimités de la nature, devant la souffrance,
devant la mort, peut céder par snobisme et par vanité. Le même pape qui fait à la R. F.
l’honneur de la reconnaître, ayant fait à Séverine l’honneur de la recevoir, Séverine eut
aussi une attaque d’« esprit nouveau », et elle parla de Léon XIII le roublard bien moins
familièrement que du soleil ou de Jésus. Ses admirations littéraires, elles, sont
irrespectueuses jusqu’à l’imitation. Elle a étudié les procédés de Vallès et de Hugo, et
ses petites mains remuent, maladroites, ces instruments un peu gros et un peu lourds.
Pourquoi, ayant une personnalité réelle, s’abaisse-t-elle à imiter ? Pour une raison
commerciale, la même qui lui fait exagérer ses sentiments afin qu’ils
prêtent
à des développements plus longs. Elle tient à vendre beaucoup de copie.
Dans la Fronde du 27 décembre 1897, elle vante le sens du commerce chez
les femmes. Elles « font admirablement le boniment ». Les marchandes de camelotte
« témoignent d’un flair très supérieur à celui du général Mercier. Car il ne s’agit pas de
se méprendre, de s’exposer à la rebuffade : d’offrir l’actualité antisémite à un juif ni
l’anticléricale à un dévot. » Elle loue chez autrui ses propres qualités : elle est la
plus avisée des négociantes, et je ne connais point de journal bien payant auquel elle ne
puisse fournir l’article approprié. A ce jeu, l’artiste, qui vaut uniquement par ce qu’il
apporte de personnel, devient trop souvent un ouvrier adroit et indifférent, je ne sais
quoi de souple et d’amorphe comme un cabotin ou un avocat. Dans le même article, elle
remarque que « ces pauvres hommes ne sont pas de force ». Ils lui « ont fait de la peine,
avec leur franchise maladroite, hurluberlue, offrant sans discerner… » Elle conclut en un
élan de pitié : « Quand on leur aura tout pris (décidément je ne suis qu’une girondine) il
faudra, mes sœurs, tout de même faire quelque chose pour eux. »
J’ai grand’peur que la généreuse girondine ne fasse déjà trop de choses pour eux. Si elle
gaspille son beau talent à de trop nombreux articles, c’est, sans doute, pour
apporter plus d’argent à M. Georges de la Bruyère. Rochefort put même accuser sans
invraisemblance la quêteuse du fameux « carnet » d’avoir fait longtemps le « boniment » de
la charité pour ce pauvre unique. Je me détourne en hâte de ces questions insuffisamment
littéraires.
A vendre tant de paroles, elle parle souvent sans avoir rien à dire, se fait des opinions
par art, parce qu’une opinion en tant de lignes vaut, à tel journal, tant de francs. Elle
se délaie en d’infinis bavardages. Comme elle ne peut être un frémissement continuel, de
temps en temps elle pense. Ces jours-là, elle nous enseigne en trois colonnes que Séverine
mourra comme les autres, ou elle fait un long éloge du bois en général et des sabots en
particulier. Et elle abuse des plus ineptes procédés de développement. Deux surtout la
séduisent et l’entraînent : l’énumération des parties et ce que j’appellerai l’exorde
négatif. Pour nous apprendre la mort de je ne sais quel cardinal, elle nous affirme
successivement que ses doigts ne remueront plus, que ses yeux ne verront plus, que ses
lèvres ne parleront plus. Et vous supposez bien que chacune de ces vérités nouvelles
fournit quelques lignes attendries. Très souvent son article commence par déclarer qu’elle
ne parlera pas de ceci, ni de cela, ni de telle autre chose ; avant d’arriver à son pauvre
sujet insuffisant, elle en traite,
sous prétexte de les écarter, trois ou
quatre. Par exemple, la chronique s’intitule la Grande Amie. Séverine
avertit d’abord : « Ce n’est pas la mer ». Suit un éloge de la mer. Elle reprend : « Ce
n’est pas la nue », et vante la nue. Elle poursuit : « Ce n’est pas la terre », et la
terre reçoit les hommages auxquels elle a droit. Elle réitère : « Ce n’est pas la
nature », et chante un hymne à la nature. Et elle recommence ; « Ni l’infini des vagues,
ni l’infini des cieux… ni… ni… Car… Mais… » Elle arrive enfin aux louanges banales de la
mort. — Si elle veut s’attrister à l’Hôtel des Ventes, elle passe par le cimetière, par la
Morgue, par l’hôpital, par la place de la Roquette, par l’amphithéâtre de dissection,
endroits insuffisamment mélancoliques pour sa fantaisie de ce jour-là, arrive bien
préparée au but de sa promenade. Il en est ainsi presque toutes les fois qu’elle n’a
vraiment rien à dire. Par le développement négatif elle s’entraîne au bavardage direct. Il
semble qu’elle recule devant le trou de sa pensée, prend du champ pour mieux sauter de
l’autre côté de ce vide.
***
Joseph de Nittis fut un peintre charmant. Nul ne connut Paris mieux que cet Italien et ne
l’exprima avec un amour plus élégant. Son esprit était d’ailleurs
piquant
plutôt que vaste ou juste, et, lorsqu’il voulait peindre les Ruines des
Tuileries, il lui arrivait de nous faire surtout connaître une marchande d’oranges.
Sa veuve a écrit ses Notes et Souvenirs, traduisant en un français d’une
simplicité aimable et souvent spirituelle ce qu’il lui dictait sans doute en un verveux
patois napolitain. Il y a dans ce volume, qui n’est pas un livre, mais qui est bien mieux,
non seulement des anecdotes amusantes, mais encore des histoires touchantes de vérité
profonde. J’aime beaucoup, par exemple, cette naïve Raphaëla, fleur de jeunesse
triomphante et éphémère, qui, dès vingt et un ans, « dans un joli rire cristallin, des
larmes pourtant sur sa joue brune (soleil et pluie d’avril) » pleure sa beauté diminuée
et, avec une coquetterie en deuil, se déclare « vieillotte ». On trouve avec joie, dans
ces pages, de la vie saisie en son mouvement, de la réalité capturée au passage et des
âmes qui se livrent sans artifice.
Par malheur, avec quelques-uns de ces souvenirs frêles et délicats, Mme de Nittis a maçonné de lourds romans, laides maisons de rapport où on reconnaît
difficilement les pierres du sanctuaire rustique qui, dans la campagne ensoleillée, nous
sourit. La sacrilège est punie non seulement par le peu d’intérêt de ces besognes, mais
encore par l’empâtement de son écriture si fine tout a l’heure, par de nombreuses
incorrections :
« Celles qu’ils ont épousées honnêtes filles et sont restées
honnêtes femmes », et par des incohérences où nous voyons un fil à la
patte qui « se martelait la cervelle en se demandant » je ne sais plus quoi.
***
Sur Mme Edgar Quinet, prière de voir Barbey d’Aurevilly. Elle débuta
dans les lettres par un Journal du siège, hymne en l’honneur d’Edgar
dont Edgar écrivit l’ouverture. Depuis, elle a publié de vagues récits de voyages qui sont
encore, de façon guère moins ronflante, « des tempêtes de mots sonores, prétentieux et
vides ». La veuve est restée, malgré un peu de sourdine endeuillée dans son ran-plan-plan,
ce que fut le « bas-bleu conjugal » : « l’élève très réussie du professeur Quinet, le
tambourin de ce tambour ».
***
J’ai indiqué dans un autre chapitre le bien que je pense des Mémoires d’une
Enfant, de Mme Michelet. Et j’ai regretté que ce fruit du
Quercy n’eût pas gardé sa saveur naturelle. Pourtant je n’ose guère reprocher à la femme
de Michelet de n’avoir point su résister à l’imitation d’un si prestigieux et nerveux
écrivain. Et nous lui devons quelque reconnaissance pour les nombreuses
pages
posthumes qu’elle a recueillies et éditées. Comment ne point la remercier de nous avoir
introduits dans l’intimité d’une âme si noblement frissonnante ? Mme Michelet promet pour bientôt un nouveau volume de lettres inédites de celui qui
fut un homme autant qu’un écrivain : nous les attendons avec espérance.
***
En dehors de son « journalisme pratique » de cuisinière, de femme de chambre, de modiste,
de professeur de civilité puérile et honnête, Georges Régnal a écrit avec son mari des
romans invraisemblables et invraisemblablement médiocres. Leur seul intérêt est de montrer
deux intelligences d’hommes d’affaires qui essayent de parler passion et héroïsme et qui
balbutient ridiculement ces langues étrangères. A ces anecdotes banales et bizarres,
romanesques de tous les romanesques connus, je préfère une courte brochure : Ce que doivent être nos filles. Après une préface où Edouard Petit, universitaire,
fait des grâces lourdes et prend pour de l’esprit un pédantisme qui s’efforce au sourire,
Mme Régnal donne, en une langue malheureusement insuffisante, des
conseils presque tous raisonnables et dont quelques-uns sont courageux.
***
Ne pas confondre la Mme Caro qui est au coin du quai et la Mme Caro qui n’est pas au coin du quai.
L’une, dont le nom doit être précédé d’un grand P., a lu en bonne élève Alexandre Dumas
fils. Elle répète ses leçons d’une voix sans éclat, ânonnante. Elle refit aux lecteurs de
la Revue des Deux Mondes le fameux cours de meurtre, et Pas
à pas les conduisit à tuer pour sauver l’honneur bourgeois, dieu digne de tous les
sacrifices.
L’autre, — la vraie, la veuve du philosophe pour dames, la seule qui ait le droit de se
prénommer E., — exprime en langage de bon ton, avec les élégances convenues et
convenables, des subtilités psychologiques joliment déduites plutôt qu’exactement
observées. Elle est trop une caroline pour n’être point optimiste
inexorablement, et ses romans bêbêtes et délicats finissent toujours bien, en plein « ciel
apothéotique de nos rêves » d’amour.
Quelques parasites
***
Octave Mirbeau, esprit révolté et caractère bourgeois, commença sa réputation par un
violent article contre les comédiens, et sa fortune par un mariage avec une comédienne.
Sur les affiches, la future madame Mirbeau s’appelait Alice Regnault ; mais son véritable
nom doit être Joséphine Prudhomme. Que dirait Mirbeau de ces pensées et de ces phrases, si
elles étaient signées Georges Ohnet, Francisque Sarcey ou même Victor Cherbuliez : « Pour
rendre plus limpide le récit qui va suivre, il est nécessaire de remonter quelques années
en arrière et de raconter en quelques mots l’enfance faussée de cette femme dont
l’éducation première, contrairement
à la théorie qu’elle venait de
développer, eut une influence si désastreuse sur sa vie entière. Dissimulés par une
apparence de bonhomie, les exemples qu’elle eut sous les yeux furent autant, sinon plus
pernicieux pour elle, que le spectacle du vice dans tout son cynisme, car, peut-être
aurait-elle eu instinctivement la répulsion du mal, si on le lui avait montré dénué
d’enjolivements et d’excuses ? » Les subjonctifs de sa femme ne lui semblent-ils point
s’avancer aussi importants et gracieux que le ventre du papa Prudhomme : « Dix-huit années
passèrent sans que ni l’une ni l’autre ne songeassent à changer la situation ? ».
Les aventures contées dans Mademoiselle Pomme sont aussi admirables que
l’écriture. Le livre contient, mêlées assez gauchement, deux histoires. Les bons instincts
d’une fille de courtisane luttent contre la contagion du milieu. Hélas ! le combat sublime
pour bourgeois n’a pas le temps de s’achever et les questions posées n’obtiennent que des
réponses dilatoires : la jeune fille meurt d’un accident au moment où le livre allait
devenir difficile à faire et peut-être intéressant à lire. On y trouve aussi les malheurs
d’un « garçon, doué d’une intelligence supérieure, qui aurait pu suivre une carrière
brillante », mais qu’arrête, au moment où il allait décrocher une ambassade, « la
pernicieuse intervention » d’une mauvaise femme. Les mamans bourgeoises permettront ce
livre moralisateur à leurs fils quand ils auront vingt ans. Mais qu’est-ce que
Mirbeau peut bien penser de cette ridicule réduction de son chef-d’œuvre et s’irrite-il
devant la mesquinerie injurieuse de ce Calvaire qui est une
taupinée ?
***
Je me console des inepties que Louise France a publiées dans la Fronde,
en me disant que cette puissante tragédienne, que son talent ne tire pas de la misère, a
sans doute gagné quelque argent à devenir un ridicule écrivain. Et pourtant ce me fut un
chagrin de voir cette expressive interprète essayer un moyen d’expression pour lequel elle
n’est point faite et dévoiler son vide intérieur. Mon sourire était triste quand elle me
contait ses tournées, sans esprit, remplaçant la verve par des souvenirs livresques et de
banales citations. Je ne m’égayais pas non plus à lui voir parodier Musset :
et adresser une déclaration, d’un grotesque inconscient, à Zola « sans le nommer » ! Je ne parvenais même pas à rire quand, voulant être grandiloquente et émouvante, elle imitait les vers de Mlle Couësdon ;Si vous croyez que je vais direOn a bien moins que sous l’Empire
« Une femme, une épouse, mère, — est, en ce moment, conspuée, — honnie par un peuple affolé. « Son époux, Mme Marie, — tel jadis votre fils aimé, — sans rémission est condamné. »
***
Mme Carette née Bouvet, — car, malgré ses deux noms campagnards, Mme Carette tient beaucoup à être née, — a écrit sur la cour des
Tuileries d’insignifiants papotages. Mlle Mélégari, qui sait
probablement le latin, a signé Forsan des romans quelconques et prêcheurs. Elles sont plus
connues comme éditrices. La première a publié un « choix de mémoires et écrits des femmes
françaises aux xviie
, xviiie
et xixe
siècles, avec leurs biographies » que l’Académie a
eu le courage de couronner. A la seconde nous devons le Journal intime
de Benjamin Constant et son introduction solennelle.
Mlle Mélégari est une intelligence d’homme de troisième ordre ; la
née Bouvet, une intelligence de femme de douzième ordre. Cet homme est un professeur
documenté, pédant et ennuyeux ; cette femme est la plus ignorante et la plus sotte des
institutrices.
***
Il arrive à Mme Carette née Bouvet, — eh ! fallait pas te marier, si
tu voulais garder le nom de ton papa ! — d’extraire
de plusieurs gros tomes
de mémoires un tout petit volume. Dans cette besogne, ses ciseaux coupent au hasard, sans
patron, sans hésitation, sans discernement. Elle est, naturellement, bien incapable de
recoudre ; mais elle ne prend même pas la peine d’indiquer par des notes ou par de faciles
signes typographiques les lacunes les plus graves ; elle ne distingue pas les différentes
parties. Elle entraîne le troupeau de jeunes filles qu’on lui confie dans des paysages
sans route et sans lumière, ne s’aperçoit pas qu’elle marche à l’aveuglette, n’éprouve
jamais le besoin de savoir où elle est. Incapable de s’orienter, elle va n’importe où et,
les trois cents pages parcourues au petit bonheur, s’arrête où elle se trouve, déclare le
voyage fini et son intérêt épuisé.
Et ce guide inepte, déplorablement muet devant les difficultés du parcours, s’amuse avant
le départ à de longs bavardages de cicérone. Mme Carette n’est pas
seulement née Bouvet, elle est bien élevée, et elle triomphe dans l’art des présentations.
Elle annonce Mme Roland, ce stoïcien, avec le même sourire fade que
Mademoiselle de Montpensier, cette gamine capricieuse. Je me trompe. Mme Carette est trop née pour oublier que Mademoiselle de Montpensier est de sang
royal, et elle ne commettrait pas l’incorrection de montrer autant de respect à la Roland,
cette plébéienne.
Le style de ces « biographies » est un excellent modèle pour nos jeunes
filles. C’est écrit comme les Souvenirs de la Cour des Tuileries : mêmes
images banales réunies dans les mêmes incohérences inconscientes, mêmes incorrections,
mêmes pléonasmes inaperçus de qui les commet, même causerie aimable et bébête. Je relis
deux pages et je trouve « certains propos amers qui indiquent des
rapports fort tendus sinon une véritable aigreur ». Je
rencontre « une certaine école philosophique » qui « a voulu infirmer des sentiments religieux de Mme de Lafayette ». J’admire une
plume « instrument vibrant et délicat où la fantaisie elle-même a toute
la force de la réalité ». Et encore j’ai copié trop vite, j’ai laissé perdre une partie de
la phrase et quelques-uns des enseignements qu’elle contient. Mme Carette née Bouvet nous apprend aussi que la réalité est vraisemblable, et elle
ne s’est point permis d’écrire le mot fantaisie sans le faire suivre d’une épithète
puissamment originale ; elle a dit : « la fantaisie imaginaire elle-même ». Je ne m’excuse
pas de ces remarques pédantesques. Vous me demandiez, chère madame, de vous confier
l’éducation de ma fille ; j’ai tenu à constater d’abord que vous pensez avec précision et
que vous écrivez correctement.
L’érudition de Mme Carette, toujours née Bouvet, vaut son talent
d’écrivain. A propos de Madame de La
Fayette, elle résume de façon bien
intéressante l’histoire du roman. Elle signale d’abord « celui des Chevaliers de la Table ronde ». Puis vient le Roman de la
Rose où l’on voit « les preux guerroyant en l’honneur de leurs dames ». Ensuite
Mme Carette, décidément née Bouvet, suit « le développement des
idées et du goût se propageant… sous la forme du fabliau ou de la romance : du roman à
proprement parler ». Elle confond tout, cette brave femme, semble ignorer l’existence des
homonymes, prend une langue pour un genre littéraire, et signale les troubadours comme des
fabricants de romans, sans doute parce qu’ils écrivirent en dialecte roman… Voilà nos
jeunes filles bien renseignées.
***
Mlle Mélégari est un guide sûr et ennuyeux. Elle connaît le sujet
dont elle parle et s’est documentée de son mieux. C’est une honnête conscience
protestante. Elle professe d’un ton oratoire qui atteint parfois le comique, et nous
enseigne pêle-mêle la vie de Benjamin Constant et la morale. Je l’ai appelée « un homme de
troisième ordre », et je crois, en effet, en la lisant, entendre un grave pasteur ou un
professeur de l’Université de Genève. Écoutez ces nobles considérations à la Guizot sur
tout ce qui manqua à ce pauvre Adolphe : « Pas de religion : et Dieu seul aurait pu être
la vivante
unité de son existence. Pas de patrie : or la patrie aurait
discipliné par les devoirs positifs qu’elle impose le vagabondage de cet esprit subtil.
Pas de famille, pas d’intérieur… » J’avais l’intention cruelle de répéter jusqu’à la fin
l’éloquente période ; un bâillement irrésistible — et dont je vous demande bien pardon,
mesdames et messieurs — m’a heureusement interrompu.
Mlle Mélégari ne connaît, elle, ni le bâillement ni le sourire. Elle
n’éprouve jamais le besoin de baisser le ton et conte du même accent oratoire et gris,
avec la même solennité lente, les plus graves événements et les incidents les plus menus.
Elle parle, égale, austère et infatigable, jusqu’à ce que le lecteur édifié médite
longuement sur cette religieuse phrase finale : « Dans le monde supérieur où il est
parvenu, il lui a été sans doute tenu compte de ce désir du bien qui, durant plus d’un
demi-siècle, a tourmenté sa vie et ennobli ses faiblesses. » Je regrette d’ignorer
également la musique et l’hymne suisse et de ne pouvoir me jouer quelques mesures après ce
beau discours de distribution des prix.
Tous les pédantismes, cette rèche Mélégari les a. Comme les rois, les gardes champêtres
et les professeurs de philosophie, elle sait que le moi est haïssable et
elle dit toujours nous. Elle ne perd pas une occasion de citer. Elle
aime les grands mots abstraits et parvient à prononcer les plus difficiles : elle regrette
que des envahis
n’aient pas songé assez tôt à « la concrétation d’un plan de résistance » et elle nous démontre la « désidérabilité » d’une ligne de conduite élevée. La circonlocution lui plaît et
l’entraîne à des phrases telles : « La sécheresse de cœur dont on a tant accusé cette
brillante intelligence. » Elle a peur des mots, n’ose pas dire que le père de Benjamin
Constant se maria avec sa servante. Elle avoue seulement, dans un haut-le-corps :
« M. Juste de Constant avait épousé une personne attachée à son
service ». Ah ! cette haine du mot propre qui nous vint des précieuses, ces bas-bleus
de la conversation, et qui affadit deux siècles de notre littérature !
Malgré tous ses défauts, Mlle Mélégari n’atteint qu’au ridicule
austère. Elle est une conscience. Elle fait ce qu’elle doit, puisqu’elle fait ce qu’elle
peut. En soixante-onze pages in-8, je n’ai relevé qu’une tournure franchement incorrecte.
Pour le jour où triompheront les revendications féministes et où les femmes auront obtenu
les mêmes jouets grotesques que les hommes, je pose sa candidature à l’Académie. Elle sera
sans doute très décorative sous la robe à palmes vertes. Car elle a beaucoup de tenue.
C’est un bon professeur ou un parfait clergyman qu’il est juste de respecter et prudent
d’éviter.
***
Lucien Pérey a été cinq fois couronnée par l’Académie française, et j’approuve ces
récompenses : car c’est une laborieuse qui fouille toutes les archives imaginables et qui
met au jour bien des documents insignifiants. Son érudition est digne de toutes les
couronnes de papier doré et sa gaucherie de tous les bonnets d’âne. Cependant quelques
verdâtres, historiens ou commentateurs, ont pu admirer chez elle ce qu’ils estiment en
eux-mêmes : l’art de faire de gros livres avec peu de chose. Son procédé ordinaire pour
entasser de la copie est à la portée de toutes les intelligences : elle conte un petit
événement ; puis elle cite en leur intégrité, coupés parfois de commentaires, les
documents qui contiennent la même narration ; après quoi elle raconte une troisième fois.
Ajoutez les discussions de textes, les rapprochements de témoignages ; songez que les
redites ne l’effrayent point et que les anecdotes, même sans rapport avec son sujet, lui
semblent de bonne prise. — Son écriture est meilleure que celle de Mme Carette, plus mauvaise que celle de Mlle Mélégari : lâche,
banale, incohérente parfois, c’est l’écriture de la plupart de nos historiens et
compilateurs.
***
M. Larroumet, chaussette-rose de la Sorbonne, trouve à Arvède Barine un talent viril.
Pour le professeur Larroumet, le grand talent et la grande virilité, c’est de professer.
Et Arvède Barine — intelligence ouverte et superficielle, curiosité en éveil, parole
facile et égale, sourire spirituel — est un excellent professeur, bien supérieur, certes,
au fade Larroumet. Et il est presque aussi difficile d’apercevoir un bout de jupe sous la
toge de l’une que de deviner une culotte sous la toge de l’autre. La voix d’Arvède Barine
n’a pas plus la grâce musicale d’une voix de femme que celle de Larroumet la sonorité
ferme d’une voix virile. Les esprits parasites, professeurs et cabotins, n’ont peut-être
que le sexe de l’écho ou du phonographe.
Parmi tous ceux qui professent à la Revue des Deux Mondes, Arvède
Barine est un des moins déplaisants. Sans doute, elle paraît uniquement une intelligence,
une calme faculté de comprendre, et, par conséquent, elle n’est pas une grande
intelligence, ni une intelligence profonde : pour pénétrer une âme, il faut aimer ; et des
idées générales personnelles ne se forment point en nous sans une fermentation lyrique.
Sans doute, elle parle de sainte Thérèse comme d’un héros picaresque, avec le même sourire
amusé et les mêmes plaisanteries
de conférencier. Sans doute, comme tous les
vulgarisateurs, elle rend vulgaires les choses qu’elle touche, elle traduit les âmes
extraordinaires en langue bourgeoise, plus railleuse que sympathique, et ses ricaneuses
analyses transforment trop souvent les tragédies en vaudevilles. Mais ce sont là défauts
du genre, nécessités des endroits où elle parle, conventions qu’on ne lui permettrait
point d’oublier. D’ailleurs, elle les a moins que beaucoup d’autres : comparée à Sarcey,
elle devient la distinction même et elle semble souple si on la regarde après Brunetière.
Et je suis reconnaissant à son esprit voyageur du choix heureux des contrées à explorer.
Elle nous dit des âmes singulières. Parce que son public exige qu’elle rie de leur
noblesse ou de leur fantaisie, elle a l’air de s’amuser seulement. Mais, à bien regarder,
elle est supérieure à sa besogne et à ses auditeurs : parfois elle se contient pour ne pas
être émue, se force pour rire. Je crois qu’elle aime un peu ces êtres dont elle n’ose
parler sérieusement puisqu’ils ne sont point catalogués grands sur les listes officielles.
Et je ne serais pas étonné qu’elle méprisât en silence les ineptes badauds auxquels elle
les présente comme des bêtes curieuses.
Les frondeuses
***
D’abord la Fronde — et le contraire étonnerait — rabâche les
revendications féministes. Elle est l’organe du féminisme économique, du féminisme
politique, du féminisme moral, en un mot — faisons plaisir aux Léopold Lacour — du
féminisme intégral.
Certes, je ne crois pas qu’au point de vue social l’œuvre de la femme puisse être
considérée comme moins importante que celle de l’homme. Au point de
vue
intellectuel, son infériorité artistique et scientifique ne s’exprime que sur les
hauteurs, dans les tentatives de création. Mais elle est peut-être plus apte que l’homme à
comprendre, à appliquer, à imiter, à enseigner. Dans la vie pratique — sauf les rares
occasions où un effort de synthèse est nécessaire — la femme dont on n’a pas tué
l’initiative se montre souvent supérieure par l’ingéniosité dans le détail, la souplesse,
le tact et l’attention minutieuse. D’ailleurs l’égalité des droits n’exige nullement
l’égalité des facultés et, puisque cet infâme blagueur, le Code, déclare le balayeur des
rues égal à Félix Faure et ce pauvre Félix Faure égal à Émile Zola, pourquoi refuse-t-il à
Mme Pognon que ça embête le plaisir de voter ou de présider
quelqu’une de nos inutiles assemblées ?
Je suis donc féministe, nettement. D’où vient que je sois si souvent agacé par les
réclamations de la Fronde ? — C’est qu’elles manquent à la foi de
noblesse et de réalisme.
J’éprouve le besoin d’applaudir chaleureusement — tout en regrettant, presque à en
pleurer, la faiblesse de ses armes — quand Savioz, âme vaillante, s’irrite contre toutes
les injustices et se meurtrit à vouloir démolir toutes les bastilles. J’approuve encore
quand Mme Pauline de Grandpré réclame la suppression de Saint-Lazare,
honte des hommes faiseurs de lois et organisateurs de polices.
Mais peu de combattantes ont la belle générosité universelle de Savioz. Mme Pauline de Grandpré, admirable dans ses efforts sur un point spécial,
est un esprit étroit, à la catholique, et qui sourit à la plupart des injustices
sociales.
***
Celles qui admettent que nous naissions inégaux devant la société m’intéressent peu quand
je les vois repousser uniquement l’inégalité dont elles sont frappées en tant que femmes.
Il m’est indifférent, absolument, d’avoir pour président du conseil une canaille mâle ou
une canaille femelle et en quoi importe-t-il au producteur pressuré par les capitalistes
des deux sexes d’être écrasé avec l’approbation de députés et de sénateurs ou de
sénatrices et de députées ? Je ne puis que sourire avec mépris, quand ces pauvres
féministes réclament comme une baguette magique le bulletin de vote que les hommes sages
oublient depuis longtemps de déposer dans nos urnes à double fond. Le vote féminin ne
changera-t-il donc rien à la vie ? Si. Le mal fait par le suffrage à la Ledru-Rollin sera
doublé par le suffrage à la Maria Pognon, et la femme, dernière puissance révolutionnaire,
sera annihilée. La première chambre sortie des mains féminines arrivera beaucoup plus
honnête que les précédentes ; elle finira aussi vile.
Et l’ignominie de la
politique envahira la moitié du pays qui jusqu’ici lui échappa. Les femmes se vantent — et
avec raison depuis que nous votons — de nous être supérieures en moralité. Cette
supériorité ne résistera pas à deux élections législatives.
***
Aline Valette — qui donne, en une langue peu correcte, des renseignements à nous faire
rougir de honte sur les salaires de famine imposés à certaines travailleuses — et Camille
Bélilon — qui fait gauchement, avec une verve insuffisante, une petite guerre taquine aux
anti-féministes, — m’objecteront que l’égalité politique entraînera l’égalité économique.
Je n’en suis pas certain : le vote de l’ouvrier ne gêne guère le capitaliste. Même si le
fait se produit, je ne reste pas sans crainte : il se pourrait que les salaires des femmes
ne fussent point relevés, mais ceux des hommes abaissés. Je redoute cette égalité par en
bas.
Il est incontestable que la femme doit être l’égale de l’homme ; il ne l’est pas moins
qu’un homme doit être l’égal d’un autre homme et une femme l’égale d’une autre femme.
Quand la couturière et le pauvre bougre de mineur seront les égaux de Mme Pognon, je m’intéresserai à rendre Mme Pognon l’égale de
Brisson ou de Deschanel. Mais il est ridicule de réclamer des droits
apparents, dont on ne saura rien faire, tant qu’on laisse entre quelques mains les
capitaux et par conséquent toutes les puissances réelles. Si Mme Pognon n’est pas une simple ambitieuse, je m’étonne de la voir, si peu réaliste, oublier la proie pour l’ombre et ne point réclamer
l’affranchissement des deux sexes. Rien ne sera fait de vraiment utile que ce qui sera
fait pour tous, et ils mentent les féministes restreints, comme les antisémites, comme
tous ceux qui fragmentent la question sociale. Tant que tout ne sera pas résolu d’un coup,
tout sera toujours à recommencer.
***
Malgré la médiocrité endormeuse de l’écriture, je suis avec curiosité, les copieux
renseignements de la Fronde sur le mouvement féministe. Marie Maugeret
exposa le féminisme chrétien, pauvre féminisme timide et anodin. — Dans un petit livre
dont la Fronde publia une partie, Kaethe Schirmacher nous dit l’état
actuel du Féminisme aux États-Unis, en France, dans la Grande-Bretagne, en
Suède et en Russie. Mais nous ne devons accorder qu’une confiance restreinte à ce
manuel, où Mme V. Vincent relève des erreurs nombreuses et graves.
— Marie Mali étudie le féminisme belge. Le 31 janvier 1893, elle avoue, à propos de
l’art : « Peut-être, comme la science, est-il d’un domaine trop lointain
pour
nos habitudes d’observation immédiate. » Mais il serait juste, proclame-t-elle, de faire
dans la vie une place plus large à la femme et de mieux « employer ce don naturel
d’inertie et de passivité qui, si puissamment, fit de notre cramponnante espèce le frein,
le régulateur de l’impatiente activité masculine, excitée à certaines heures de l’histoire
par des fièvres artificielles ou excessives. » Il y a peut-être une vérité dans cette
phrase belge.
***
Le féminisme tient une grande place dans les lettres où Caroline d’Ambre nous conte les
événements algériens ; dans celles aussi de Claire de Pratz sur l’Angleterre des
institutrices et sur ces admirables clubs féminins « où une quantité de
questions importantes y sont toujours discutées ». (27 février 1898.)
***
Dans ses chroniques, dans ses nouvelles, dans ses romans, Marcelle Tinayre pousse souvent
le féminisme jusqu’à l’indulgence. L’héroïne, vivante et passionnée, ne rencontre que des
idiots ou des goujats. Un instant, elle détourne la tête, « saturée de morne dégoût ».
Mais elle se laisse reprendre au courant de la vie et finit par se donner à
quelque misérable qu’elle méprise. La formule d’art de Marcelle Tinayre rencontrera
sûrement des imitatrices : elle est à la fois si ingénieuse et si simple ! Il suffit
d’aller chercher dans les nuages de George Sand un noble personnage féminin et de le
mettre en face de marionnettes mâles ramassées dans le fumier naturaliste.
***
La Fronde est un journal complet et légèrement pédant. Il contient de
nombreuses chroniques scientifiques. Thécla conte des histoires de revenants et vulgarise
la théorie du double. Blanche Galien professe la science culinaire et
Marie Quinton, la Belle Meunière de Boulanger, nous apprend l’art de faire cuire les vieux
coqs dans du vin. Jeanine (Flor. Mauriceau) et Clotilde Dissard recueillent les vieux
potins de l’histoire. D. Etchard se manifeste érudite et bête comme une thèse de doctorat.
Dorothée Klumpke enseigne les éléments de l’astronomie et Mme Hudry-Ménos nous avertit que l’alcool est nuisible à la santé.
La partie littéraire et artistique n’est pas négligée. De vagues M. L. Gagneur
feuilletonisent en vocabulaire franco-russe, en je ne sais quelle syntaxe océanienne.
Harlor analyse platement les revues. Manoël de Grandfort — qui fit une œuvre
charmante et émue, puisqu’elle est la mère de Marni — tresse des couronnes aux auteurs de
livres nouveaux et Pauline Vigneron rédige les réclames pour peintres.
Ibo tient au courant de la politique étrangère ceux qui ont la patience de subir une
demi-colonne quotidienne de phrases telles : « La chouannerie espagnole, composée des
soldats soi-disant disciplinés du général Weyler, ne peut perpétrer l’épouvantable tuerie
qui aujourd’hui fait de l’indépendance cubaine une loi d’inéluctable humanité sous peine
d’un retour à l’animalité primitive où l’Europe moderne ne pourrait apporter sa sanction
sans ériger le banditisme politique en principe. » (22 mai 1898.)
Triboulette (Mme Adolphe Méliot) dit les fluctuations de la Bourse.
Elle a autant d’esprit et d’aussi fin que les financiers de l’autre sexe. Écoutez-la faire
des à-peu-près sur les à-peu-près de ministres qui régnaient le 25 janvier 1898. « Ah ! nos taux présentent de bien merveilleuses devises… On se montre barthou rassuré… La tête sur le billot, on ne me ferait
pas avouer que si je vois l’horizon éclairci c’est par le fait qu’un optimisme illusoire
rend beau à mes yeux ce qui ne l’est pas. » Tous les jours sous sa
plume ces plaisanteries charmantes alternent avec des chiffres aimables.
Si,
après dix ans de cet exercice, elle évite le cabanon, cette femme est une forte tête3.
***
Toutes les frondeuses ne sont pas à la Fronde, Vous n’y trouverez pas
cette admirable Louise Michel à qui il convient de pardonner son français d’institutrice
anglaise à cause de sa vaillante générosité sans défaillance. Il n’est même que juste de
rappeler qu’après la Commune, devant les tribunaux d’exception, elle montra plus de
courage que la plupart des hommes de son parti.
***
Mme Olga de Bézobrazow exprime de nobles idées obscures en des vers
rocailleux ou dans un roman sans vie, tout en dialogues philosophiques. En langue
franco-russe y discutent interminablement deux idéalistes et un homme qui « s’enivre du
vin de l’esprit, bien que, matérialiste convaincu, il se démette de son âme devant le ver
de terre de l’atome de l’épicurien. » Le préfacier, Raoul de la Grasserie, « docteur en
droit », me pardonnera-t-il mon insensibilité ? J’ai bâillé et j’ai ri
devant
ce livre qui doit, d’après lui, « intéresser tout cœur passible
d’émotion. »
***
Mme E. Sallez, officier d’académie, dame patronnesse de la Société
contre l’abus du tabac, ne se plaindra pas de moi. Je laisse analyser et admirer par une
de ses bienveillantes consœurs son œuvre unique, la Fiancée du fumeur.
La parole est à Mme Clotilde Dissard :
« Fort joliment tournée cette saynète. Une jeune fille, Anna, a à se plaindre de son
fiancé. Hier, au salon, avec ses compagnes, elles se trouvèrent abandonnées. Ces messieurs
étaient au fumoir, impossible de danser. Aussi la jeune fille répond-elle à son père :
« Mais la bouderie n’est pas très sérieuse, Anna est trop heureuse d’avoir quelque chose à pardonner, à condition cependant que le fiancé
***
Rose Romain semble une âme repliée et peut-être rapetissée par la continuité de la
douleur.
Je n’oublie pas les lieux communs sur le mérite éducateur de la souffrance. Je me
rappelle Musset :
Je me rappelle l’Andromaque de Virgile à qui la souffrance a enseigné la pitié. Mais il ne faut pas que l’enseignement vienne trop tôt et soit trop continu. Les Souvenirs d’une enfant pauvre nous disent la faim et les humiliations, toutes les misères, matérielles et morales d’une enfance dénuée et orpheline. A en juger par le ton geignard et haineux de son second livre, Rose Romain n’a pas rencontré la revanche qui lui était due. On connaît l’égoïsme hargneux des malades, et la douleur continue est une bien terrible maladie. Rose Romain a toujours à se plaindre des choses et des hommes, toujours à pleurnicher ou à juger sévèrement. Elle se plaint de n’avoir pas eu du pain tous les jours ; elle se plaint d’avoir été humiliée par ceux qui avaient trop de viande (et il n’y a dans cette lamentation ni colère passionnée ni hauteur de dédain) ; elle se plaint d’avoir été appelée « tourmentée » et « décadente » par les critiques ; elle se plaint surtout de la « méchanceté inconsciente du mâle ». Et c’est sa misandrie qui la rend ridicule et intéressante. La misogynie n’est rare ni chez les hommes, ni même chez les écrivains. Il suffit de rappeler Euripide, La Fontaine et l’Alfred de Vigny de la Colère de Samson. La femme n’est guère moins portée à ce genre de généralisations hâtives et dans la conversation nous surprenons à chaque instant des expressions de la misandrie. Quoique prétende Frédéric Loliée, la littérature féminine — trop imitatrice jusqu’ici — en est encore avare. On trouve des traces de ce sentiment dans les journaux et revues qui combattent l’omnipotence masculine ; mais je ne connais pas de livre qui le proclame aussi nettement que l’Inévitable Mal. Je suis reconnaissant à Mme Rose Romain d’avoir crié bien haut son âme absurde et sincère. En dehors de la Colère de Samson, la misogynie n’a guère inspiré de chef-d’œuvre. Les vers pour lesquels les femmes d’Aristophane fouettent Euripide ne sont point les meilleurs du tragique inégal. Les plaisanteries de La Fontaine, rarement amusantes, sont parfois odieuses. La Colère de Samson doit sa beauté non seulement à l’âpre sincérité de Vigny et à la puissance ordinaire de son verbe, mais encore à l’héroïsme du poète qui pousse le cri d’angoisse et à tout ce qu’il y a de souffrance d’amour en cette haine vigoureuse. Celui-ci a été déçu dans ses noblesses, non dans ses égoïsmes. Rose Romain est malheureusement une souffrante sans stoïcisme, sans grandeur et sans art. L’âme qui se lamente ici n’est intéressante que parce qu’elle souffre : il semble qu’il n’y ait ni esprit ni cœur ; une sensibilité dolente seulement et, avec, la banalité de tous les bons sentiments appris. Incapable du moindre mal, capable du seul bien ordinaire et sans élan, une passivité qui se révolte, émouvante comme un chien qui pleure. Certes, c’est quelque chose, c’est beaucoup plus que toutes les habiletés et tout le métier du monde, puisque, si petite soit-elle et si égoïste, on nous montre une âme, une flamme frêle et vivante. Mais j’attends, impatient, la femme au grand cœur qui, ayant souffert par l’amour, le maudira avec la noble éloquence de Vigny. Comme le poète, elle aura tort devant la réflexion équitable, raison devant notre émotion.
***
Ce sont encore des façons de frondeuses qu’on trouve à la Vie
Parisienne et nulle part mieux qu’en ce chapitre je ne pourrais étudier le sourire
de Marni ou le ricanement de Marie-Anne de Bovet et dresser la notice nécrologique de feu
le rire de Gyp.
Gyp (comtesse de Martel de Janville, en littérature). Née le (soyons discret), morte à
Lyon le 24 juin 1894. Longtemps la vie de la Vie Parisienne, la gaieté
spontanée de ce triste endroit où trop de gens essaient de rire sans y parvenir et font de
l’esprit pour le seul résultat de mieux montrer leur sottise. De son vivant, eut de la
finesse, une certaine grâce canaille, une élégance en dehors des règles et des habitudes,
faite de hardiesse et de nonchaloir : fut un charme original. A laissé deux enfants. Bob
était bien amusant quand il était petit : ses étonnements et ses précoces compréhensions,
également embarrassants pour son pauvre abbé, nous disaient de façon piquante les
incohérences de la vie sociale. Bob vieilli a perdu sa verve, dessine
des
images plus ridicules que caricaturales et trouve parfois un mot lourd de recherche.
Paulette nous intéressa aussi par ses révoltes brusques, par son féminisme informulé. Sa
figure et son papotage n’avaient que la beauté du diable. Elle a perdu esprit et
fraîcheur. Ses instincts naïfs de petit animal égoïste et gracieux s’expriment aujourd’hui
en une philosophie qui a tout le pédantisme lourd de la légèreté voulue. Son
anti-sémitisme l’empêche de signer à la Fronde, mais elle doit y écrire
sous quelque pseudonyme.
Gyp, très malade de l’abandon de ses enfants, a vivoté quelque temps de M. Carnot. Le
couteau de Caserio l’a achevée.
Sur sa tombe pousse presque chaque mois un champignon sans saveur que les éditeurs
vantent dans les échos des journaux et que Drumont admire parce qu’il espère en
empoisonner Israël.
Quoique depuis sa mort elle ait autant d’esprit que M. Pierre Véron, ses inepties
posthumes ne feront pas oublier sa verve d’autrefois, et En ballade,
Sport-manomanie ou le Journal d’un grinchu n’empêcheront pas de
relire ce frêle chef-d’œuvre, le Petit Bob.
***
Marni a débuté dans le genre « vie parisienne » en échangeant avec Maurice Donnay des Dialogues des courtisanes :
un peu d’observation diluée dans
beaucoup de cet esprit boulevardier qui est la forme la plus brillante de la sottise.
Pourtant le morceau final mérite d’être signalé pour sa note douloureuse et pénétrante.
Les volumes qui sont de Marni seule contiennent encore trop de cet inepte esprit « vie
parisienne » ; mais beaucoup de tableautins y sont frémissants d’émotion. Les
Enfants qu’elles ont marquent le moment exquis de ce talent. Dans les précédents
recueils, l’auteur se croit trop obligée par la loi du genre et elle s’acharne à la chasse
des idées drôles. Dans les séries suivantes, Fiacres, Celles qu’on
ignore, la fatigue se laisse un peu sentir et, à côté de pages charmantes, on
rencontre des banalités et d’indifférentes plaisanteries.
Dans Marni, l’homme à la force de l’âge est le mondain quelconque, bêtement spirituel.
Parfois elle le rend odieux en indiquant d’un trait rapide et adroit quel épouvantable
égoïsme se cache sous sa philosophie gouailleuse. « Ce n’est pas le cœur qui l’étouffe »
et, dans tout ce qui n’est pas vie superficielle et banale, dans tout ce qui montre le
fond de l’être, il apparaît, à travers les déchirures de sa verve, un ignoble mufle. Les
amusements idiots et méchants de quelques petits vicieux, le scepticisme même de quelques
enfants avertissent que le mondain au corps soigné, au langage léger, à l’âme pourrie, ne
disparaîtra pas avec la présente génération.
Malgré l’âpreté sincère et
contenue de cette satire, ce n’est pas ici que j’admire l’originalité de Marni.
Ce que j’aime chez elle, c’est toute la théorie des faibles et des attendris, tous les
cœurs douloureux et qui essaient de consoler. Sur les chagrins d’enfant elle penche des
grands-pères délicieux. Sous les résignations émouvantes de ses femmes trahies on sent un
long passé de larmes et, parce qu’elles ne pleurent plus, elles nous font pleurer. Elle a
créé d’exquises jeunes filles, d’un esprit avisé, d’un cœur tendre et que rendent
précocement maternelles les fautes et les douleurs des parents. « Nos mères ont beau être
plus vieilles que nous, quand elles aiment et qu’elles souffrent, elles redeviennent si
faibles, que nous les aimons comme des enfants. »
Plus que ses grands-pères, plus que ses délaissées, plus que ses jeunes filles, j’adore
ses petites filles et l’intelligence émue de leurs caresses. Oh ! leurs mouvements câlins
et consolateurs et la grâce de tel geste si imprévu et à la fois si naturel et tout ce
qu’il y a en elles d’humanité non encore déformée ! Oh ! la fidélité de leur souvenir aux
malheureux que la loi appelle coupables et leur façon fraîche de sentir que la vie est
autre chose que la société ! Attendri, je pardonne à celle qui a créé un peu de vie
humaine d’avoir quelquefois fabriqué de la vie parisienne. Il fallait plaire aux vieux
messieurs, dirait Jean-Jacques.
Marni, écrivain charmant et pénétrant dans ses dialogues, est inférieure
dans les notes qu’elle signe Simone à l’Écho de Paris. Et elle a donné à
la Fronde des critiques dramatiques où elle ne parlait même plus
français. « Feu Toupinel, lequel avait une maîtresse à Toulouse six mois par an, ne
donnant ainsi à sa moitié légitime qu’une moitié d’année de fidélité,
sur les douze, auxquels elle avait droit… » (15 janvier 1898.)
Influence du milieu ou excessive bonté qui craint d’humilier les pauvres consœurs ?…
***
Marie-Anne de Bovet perd à être trop connue. La brusquerie de son allure, son « dédain
superbe pour la morale bourgeoise et pour les petites vertus », toutes les apparences
d’une brutale franchise la font prendre d’abord pour une nature énergique, en dehors,
point toujours « commode », mais toujours sincère et parfois cruellement spirituelle, une
sorte d’Alceste aux jupons verts. On s’intéresse à lui voir démolir les préjugés et étaler
les contradictions qui composent « la morale factice ». On s’égaie avec elle quand,
causant avec des mondains, elle « s’amuse à leur dire des choses énormes, ou du moins qui
leur paraissent telles, car les énormités, ce sont tout simplement des vérités ».
Mais, on s’en aperçoit bientôt, ce qui l’irrite dans le « monde », c’est
uniquement l’hypocrisie des paroles, nullement l’ignominie des pensées et des actes ; et
l’accord qu’elle conseille entre ce qu’on pense et ce qu’on dit, ce n’est point l’harmonie
de la vertu, c’est l’insolence du cynisme.
Régine de Sylveréal vient d’exposer la doctrine de Mlle de Bovet sur
le mariage. Elle suppose une objection et elle y répond : « Alors vous faites du mariage
un marché ! — Parfaitement, et vous aussi. Seulement moi je l’avoue, voilà toute la
différence. » La différence me paraît insuffisante.
Et ce sont toutes les infamies mondaines qu’adopte ainsi cette grande réformatrice,
qu’elle proclame légitimes, et qu’elle encourage à se montrer au grand jour. La vertu
qu’elle vante, c’est l’impudeur.
La seule préoccupation de cette nature sans générosité, c’est la crainte d’être dupe. Or
elle est dupe à rebours, car elle généralise ce qu’elle voit dans son pauvre monde factice
et, inepte sédentaire de la pensée, elle nie l’amour et l’amitié, comme elle nierait
l’Océan et la montagne si son corps n’avait voyagé. Elle raille « ces amours factices et
ces amitiés exaltées, au moyen desquelles tant de femmes oisives trompent le néant de leur
cœur et l’inutilisation de leurs énergies ». Mais les sentiments qu’elle proclame sincères
manquent
vraiment trop d’exaltation. « L’amitié — affirme-t-elle — est
purement et simplement de la camaraderie, autrement dit une intimité d’occasion et de
surface. » Montaigne, autrement habile pourtant à distinguer les mensonges et les
faux-semblants, doit dire à La Boétie que certains sceptiques sont de parfaits imbéciles.
La Fontaine, à qui on n’en faisait guère accroire non plus, doit plaindre cette pauvre
demoiselle qui, n’ayant point trouvé le Monomotapa au faubourg Saint-Germain, nie
tranquillement l’existence de la lointaine et douce contrée.
Cette personne, dont le myope bon sens prend des airs si agressifs, est d’ailleurs le
plus ridicule des snobs. Elle croit à « l’âme de l’armée », le pantalon rouge l’émeut et
un titre de duc l’éblouit. Une des héroïnes qui la représentent est aux anges d’épouser
l’ex-amant d’une grande dame, délire de joie à l’idée de « succéder à une princesse ».
L’esprit de Marie-Anne de Bovet amuse un instant, à la première rencontre. L’idée d’une
seconde conversation est redoutable. Nulle ne se répète davantage. Les « énormités »
qu’elle lance à la tête des gens sont peu nombreuses et chacune lui a servi une bonne
dizaine de fois. On retrouve tout le stock dans chacun de ses prétendus romans, et elle
les détailla en chroniques dans la Fronde. Parfois elle se recopie
textuellement. Quand elle a l’hypocrisie de se démarquer, la
seconde version
a moins de verve que la première, la troisième est plus ennuyeuse que la seconde.
Elle n’a que deux personnages. D’abord elle, sous des noms divers : une fille
garçonnière, paradoxalement cynique, et qui espère étonner toujours en rabâchant
éternellement les mêmes agressions. Et puis le contraire d’elle, celle dont elle rit, la
petite oie sentimentale qui fait, à force de sentiment, toutes sortes de sottises et même
toutes sortes d’inconscientes vilenies. Le troupeau des scandalisées manque de vie,
absolument, ainsi que les hommes qui traversent la platitude de ces anecdotes et de ces
philosophailleries.
Voulez-vous connaître quelques-uns des noms dont elle étiquette ses marionnettes. La
collection vaut bien celle d’Armand Sylvestre, l’inepte papa de Lekelpudubec. Dans le
salon de Marie-Anne de Bovet, « le président de Vielmanyère, cette vieille panne de
Beurrans, Mme de Poulquipon » et ses six enfants, « Mme de de la Gardemeur, la femme du général », des héritières comme « Gisèle de
Grossac » et « Yvonne de Lescarcelle », et deux braves marins, « le commandant Dartimon,
l’amiral de Beaupré » causent du « mariage de Mme de Foljambe avec
M. de Latour-Quicrac ».
Primées
L’Académie, cette Compagnie de vieillards qui aiment les femmes et qui les couronnent, ne pouvant faire mieux… ou pis. J. BARBEY D’AUREVILLY.
***
Marianne Damad conte lentement et ennuyeusement des riens. Elle analyse, avec toutes
sortes de prétentions scientifiques, l’âme d’une couturière anarchiste, mais qui revient à
de bons sentiments en voyant des riches brusquement ruinés ; ou bien elle nous dit en un
détail minutieux les discussions d’un veuf et de sa cuisinière. Elle est encore plus
bavarde que Coppée, ayant encore moins à dire. L’Académie a couronné chez elle un néant
gris.
***
Brada a été couronnée deux fois : pour un roman quelconque, et pour des Notes sur Londres qui sont loin de valoir celles de Mme Daudet. Ne la jugez pas sur les livres qui éblouirent ces pauvres immortels :
vous auriez d’elle trop mauvaise opinion, car elle a fait bien mieux, les Lettres d’une Amoureuse. Le commencement m’a enthousiasmé par sa beauté
triomphante. J’étais heureux de voir deux êtres « ravis de la joie simple de respirer le
même air ». Je jouissais de tout ce qu’il y avait de vie harmonieuse dans les cris de
volupté, puis dans les apaisements où la joie et les fleurs « n’exhalaient plus qu’une
senteur si atténuée qu’elle ressemblait à un murmure ». Des vibrations violentes
m’émouvaient qui, lentement, par nuances jolies, s’amortissaient « en tendresses étouffées
et mourantes ». Hélas ! dès la quinzième page, des notes fausses m’irritèrent. Elles
m’irritaient d’autant plus que, — je le sentais trop, — elles n’étaient pas là pour
elles-mêmes, isolées et oubliables ; mais elles avertissaient de quelque dénoûment
banalement sublime et faux. Et, de plus en plus, l’amoureuse Claudia parlait au bien-aimé
Luc d’une certaine Irène dont elle n’aurait rien eu à dire s’il n’eût fallu préparer la
succession à l’amour. Et voici qu’elle s’oubliait complètement, qu’elle oubliait
complètement
l’adoré et qu’elle ne songeait plus, — l’étrange amoureuse !
— qu’à conter cette histoire étrangère. Or un jour Irène, en voulant se tuer d’un coup de
revolver, réussissait à tuer son mari ; elle se jetait, toute sanglante, dans les bras de
Luc, qui sur elle se refermaient. Et Claudia se retirait, non pas fière et indignée, non
pas furieuse comme une vaincue, mais ni dédaigneuse ni jalouse, sans souffrir, invitant sa
rivale à accepter le bonheur, invitant l’infidèle à cueillir la joie et se déclarant,
elle, puisqu’ils étaient contents, « divinement heureuse. »
***
Mary Floran porte double couronne : son nom est applaudi à la fois de l’Académie française et de la Société d’Encouragement au Bien.
Elle mérite ces joies par l’honnêteté de ses sujets, par le gris abstrait de son écriture
et par la sublimité distinguée et discrète de ses héroïnes : elles savent tous les
dévouements muets enseignés dans les romans pour jeunes filles, et elles ne manquent
jamais à aucune convenance mondaine. Un hasard remarquable : le moins médiocre de ces
gentils enfantillages est précisément celui qu’admira l’Académie.
***
Mary Summer, deux fois nommée, a eu l’ingratitude de vouloir blaguer ces bons immortels.
Mais elle a trop de snobisme pour s’amuser de choses aussi respectables : on la sent toute
tremblante de son audace et si éblouie de ce dont elle s’efforce de sourire… Quoi qu’en
dise Augustin Filon, frère de l’auteur, le Roman d’un Académicien n’est
que d’intention « un impertinent petit livre ». Il me paraît, ce brave Augustin, pauvre
d’esprit plus encore que sa sœur et plus qu’elle désireux d’étaler ses misérables
richesses. Écoutez-le madrigaliser. Le xviiie
siècle,
dit-il à Mary, « tu l’as attrapé, comme une rare et subtile maladie
d’esprit qui vaudrait mieux que la bonne grosse santé. Ne dit-on pas que la perle est une
maladie de l’huître » ? Sans doute, il croit entendre des rires moqueurs, car il ajoute,
agressif : « Et nous connaissons tant d’huîtres, chère sœur, qui se portent bien. » Il
serait cruel de commenter ces jovialités d’être trop bien portant.
Mary Summer n’est pas bien malade non plus ; seulement elle s’orne de perles fausses.
Voici la plus belle : « Ces larmes furent l’étincelle qui embrase la poudre. »
Le petit livre naïf est beaucoup trop long. Si l’aventure de cet immortel qui fut aimé et
resta froid était
arrivée à n’importe qui, Mary Summer elle-même l’eût
trouvée sans intérêt. L’événement était digne tout au plus d’être conté en une colonne de
journal. Il y avait là, à la rigueur, une nouvelle pour la Fronde, non
un volume pour Lemerre. Malgré les quelques perles qu’il laisse apercevoir, j’ai trouvé le
bâillement interminable.
***
François Deschamps a eu l’idée intéressante d’une « série d’études sur la bourgeoisie
commerçante de Paris pendant ce siècle ». Au Coq d’or dit le commerce
sous le Directoire. Au Plat d’étain nous le fait connaître sous la
Restauration. Au Lys d’argent, sous Louis-Philippe. Au Fil
de soie l’étudiera sous le second Empire, et Au Balcon fleuri
chantera le commerce actuel.
François Deschamps n’a aucune des qualités vigoureuses qu’exigeait cette grosse
entreprise, mais elle a des mérites souriants. Ses livres sans vérité et sans profondeur
ne nous renseignent pas sur des mœurs spéciales et sont bien impuissants à faire revivre
une époque. On peut leur trouver de la distinction et de la race, si l’on entend par là
qu’ils rappellent aimablement des romans anciens. L’histoire d’un amour pur auquel
s’opposent les parents et qui finit par triompher remplit presque complètement chaque
volume. La place qui reste est occupée par des enfants trouvés qui,
à vingt
ans, reconnaissent sans hésitation une mère inaperçue jusque-là et par des incendies qui
permettent à l’amoureux de conquérir sur le feu, au péril de ses jours, la bien-aimée
qu’on lui refusait. Généralement, c’est le ténor qui est repoussé par les parents de la
première chanteuse. Une fois, pourtant, la jeune fille est moins riche et doit, par de
rares mérites, conquérir son fiancé. L’Académie a justement récompensé cet effort pour se
renouveler : elle a couronné Jacques Germain, ombre de livre élégant,
petit-fils anémié de telle idylle de George Sand.
***
« Parmi tant d’obscures réminiscences qui viennent solennellement, comme des vagues envahies par les ténèbres, battre avec un écho profond la terre de mes souvenirs, il en est un certain nombre qui ont résisté dans ma mémoire à d’innombrables oublis et qui se dressent aujourd’hui devant moi aussi significatives qu’en ces jours de commencement de vie, brillantes entre toutes, pareilles à ces étoiles ardentes qui font pâlir leurs compagnes et semblent plus près de nous par leur éclat. »Cette première phrase de Déçue montre les défauts et, subtilement analysée, permettrait peut-être d’indiquer aussi les mérites de cet écrivain parfois admirable, parfois prétentieux qui signe Jacques Fréhel. Elle a, celle-ci, la plénitude souple du rythme, la noblesse et la vivacité des images. Elle a aussi, — sous les recherches de sa grandiloquence magnifique et précieuse, et souvent confuse, — l’adorable frémissement de sincérité. Ses premiers pas sont, d’ailleurs, les plus solennels et les plus compassés. Plus tard elle aura le fréquent bonheur d’oublier ses vouloirs littéraires, et ses larges harmonies seront déchirées par des cris émouvants. Elle jaillira soudain en exclamations, en interrogations, en apostrophes ; et ces gestes violents, passés de mode, ne seront point ridicules, parce qu’ils s’élanceront irrésistibles, rapides mouvements de passion et non attitudes de rhétorique. Par ses efforts et par leurs soudaines défaites, par la lenteur de ses solennités voulues et par la brusquerie de sa vie spontanée, par la grâce flottante de ses phrases et par la fièvre de ses mots, elle se manifeste comme une nerveuse qui contient ses frémissements, et qui redresse sa taille, et qui se hausse sur la pointe des pieds ; comme une frêle Michelette qui s’applique à imiter l’ampleur de Chateaubriand. Le xviie siècle hésite dans sa jeunesse entre Scarron et Corneille, se demande s’il sera un héros ou un bouffon. A l’école de Descartes, héros de la pensée, il devient un homme. Puis, — car les siècles sont plus longs qu’on ne pense, — il vieillit, grincheux et chicanier, avec Voltaire. Le siècle suivant est une femme : capricieuse et sensible avec Rousseau, cynique et sentimentale commère avec Diderot, vieille attendrie avec Michelet, et qui retombe en enfance dans les éblouissements baveurs et vagissants de nos petits naturistes. Il ne serait pas difficile de relever chez Mme Fréhel d’innombrables mouvements à la Michelet ou à la Diderot, et qui pourtant ne sont point imités. Car la grande avidité à boire la vie, et l’ivresse joyeuse au commencement de la coupe, et l’écœurement lorsqu’on rencontre la lie, toutes ces sensibilités et ces passivités ne frémiront nulle part plus poétiques que dans quelques livres de femmes sincères. Nous les avons déjà rencontrées singulièrement émouvantes dans la Fée des chimères et dans Cœur d’enfant. Mais, tandis que Max Lyan nous attendrit toujours par sa douceur résignée et par son effort à « se contenter des à peu près », Jacques Fréhel sort de la douleur d’aimer frémissante de toutes les révoltes et criant avec amertume « le malheur d’être femme ». Pourtant, après des sursauts plus violents, elle se reprend aussi ; elle aboutit, par un chemin plus long et plus cahoteux, à la même philosophie courageuse et à demi désenchantée, à la même constatation que la vie ne donne pas tout ce qu’on lui demande et que cependant il faut vivre sa vie : « L’âge de la jeunesse est comme la saison des fleurs. Heureux qui sait à temps recueillir les corolles afin de préparer quelque fortifiante essence, quelque baume qui endorme les douleurs quand sera venu l’âge amer. » Et ailleurs : « Il est bon d’avoir mangé de tous les fruits de la vie, doux ou amers. » Certes je pourrais relever dans son livre nombre de fautes et d’erreurs, des métaphores qui s’embrouillent, des périphrases solennellement bêtes. Mais ces herbes mauvaises s’agitent sous un grand vent de passion, parmi d’admirables fleurs. La première partie du roman chante une enfance de petite fille. Elle est toute parfumée et souriante « de ces choses tendres et éphémères qui sortent de la bouche des enfants, comme la brise des lèvres du printemps ». Ces pages ressemblent à je ne sais plus quelle fraîche joie qui fait dire à l’héroïne : « C’était comme le premier printemps de ma vie. Chaque objet était revêtu de riches couleurs et de formes enivrantes ; tout avait des mouvements plus suaves, des ondulations plus voluptueuses. » Et elle célèbre la nature « embellie, animée par un jeune cœur avide qui recevait de toutes les impressions un ébranlement profond de sensibilité ». Elle restera, d’ailleurs, toujours « un de ces précieux instruments qui renferment des pleurs et des extases ». Des gens mourront qu’elle aime. Elle ne cessera point d’aimer leur compagnie, de leur demander le secret de leur cœur et de « parer les morts de tous leurs actes romanesques comme d’une guirlande flétrie, mais odorante encore ». Elle passera par la grande douleur d’amour, mais elle sortira de l’épreuve plus noble, plus tendre et plus capable de secourir. « Ma peine, — dira-t-elle magnifiquement, — était comme une étole sacerdotale que je revêtais pour ouvrir ainsi qu’un tabernacle les portes des cœurs. » Je ne puis m’attarder à citer les plus belles des images qui font sourire et briller chaque page. Je ne résiste pas cependant au plaisir d’écrire, en me la récitant tout haut, cette phrase dont j’aime et la vie lumineuse et le rythme chanteur :
« L’Ourse, que les Bretons nomment Ar-c’har kam, dirigeait vers le Nord son char boiteux, et la Voie lactée, que je connaissais mieux sous le nom de Chemin de Saint-Jacques, laissait deviner à travers un voile d’argent l’infinité de ses soleils, pressés comme des pèlerins. »L’Académie a couronné ce prestigieux écrivain. Mais elle ignore le livre exalté et émouvant, et ses lauriers sont allés à Tablettes d’argile, recueil de contes assyriens et égyptiens, jeux d’érudit, froids, indifférents, souvent maladroits jusqu’au ridicule, où « la déesse Saf » devient le « premier bas-bleu du monde », et où nous voyons les scribes des pharaons « manger des sandwichs » cachées « dans les poches de leurs serviettes ».
Je pense, donc je suis
***
La comtesse Diane joue avec grâce le noble jeu archaïque. Sully-Prudhomme la présente en
une préface charmante, un peu longue seulement et ennuyeuse. Il s’aperçoit vers la fin que
ses éloges manquent de hardiesse : « Je n’ai guère fait jusqu’ici que rendre grâce chez
vous à l’auteur de n’avoir pas les défauts qui me déplaisent. Il serait temps enfin de le
remercier des mérites positifs de son œuvre. » Mais, malgré complaisance et snobisme,
l’aimable poète ne trouve plus rien à dire. Il s’en tire par un compliment au public
mondain ; à lui de rendre pleine justice au petit livre « par son approbation souveraine
qui n’est jamais suspecte. »
Le succès n’a pas manqué au petit livre. Ému par l’« approbation souveraine qui n’est
jamais suspecte », j’ai lu en prenant des notes et en essayant de dégager les idées
générales de Mme de Beausacq, comtesse au joli nom de vaudeville. J’ai
réussi le plus souvent à
savoir ce qu’elle pensait au moment où elle écrivait
telle ligne ; j’ignore, autant qu’elle-même, ce qu’elle pense : les Maximes
de la Vie se contredisent comme de vulgaires proverbes.
Je trouve, page 12, cette définition souriante « L’oubli est le pardon involontaire. »
Mais la page 5 affirme : « Qui oublie a pardonné, qui pardonne va tâcher d’oublier. »
Ainsi « le pardon involontaire serait un effort qui succéderait au pardon ! Comprenez-vous
ce que vous dites, comtesse ? Moi je crois comprendre ceci : un jour, vous vous êtes
amusée d’une subtilité ; le lendemain, vous vous êtes réjouie d’une antithèse : jamais
vous n’avez pensé. — Son opinion sur l’avarice n’est pas moins hésitante que son sentiment
sur l’oubli. Tantôt elle affirme, admirative : « Le but de l’avare n’est pas d’amasser de
l’or : c’est de mettre en réserve de la puissance. » Tantôt elle dénigre : « L’avare se
prive de tout, de peur d’être privé un jour de quelque chose ».
Je n’insiste pas. Mme de Beausacq, comtesse au joli nom de
vaudeville, me trouverait naïf si je persistais à la prendre au sérieux. Elle joue
vaniteusement. Elle ne veut pas nous forcer à réfléchir. Elle tient à montrer son
adresse : elle ramasse les sottises dites chez elle, puis elle les condense, les renferme
en des formules jolies et fragiles, et elle jongle avec sans trop en casser. Encore que
ses exercices soient un peu bien connus et
faciles, il y aurait cruauté à lui
refuser le « petit bravo » qu’on accorde à tous les amateurs.
J’applaudis tout le temps, en dissimulant parfois un bâillement. J’applaudis les
innombrables couples de définitions : « La constance demeure, la persévérance tient à
avancer. » Je souris poliment, pendant qu’on m’explique une fois de plus la distance qui
sépare la sincérité de la franchise, l’affection de la tendresse, la solitude de
l’isolement, l’impertinence de l’insolence, la discrétion de la délicatesse ; et je me
sens tout aise d’apprendre qu’entre convaincre et persuader il y a une nuance. Je
remercie, très touché : « Vous êtes vraiment trop bonne, comtesse, de prendre ainsi toute
la peine pour vous et de me dispenser de consulter moi-même un dictionnaire des
synonymes. »
Quelquefois, pour varier, on joue à la profondeur ; mais on a plus de concision que de
précision, et la plaisanterie semble vraiment trop simple qui consiste à prendre un mot
dans deux sens que rien ne détermine et à nous lancer à la tête des phrases telles : « La
galanterie est l’amour… sans amour. »
Un mathématicien de mes amis admirait :
— Voyez comme le vide de la galanterie est bien exprimé ! Je pose :
galanterie = amour — amour.et je n’ai aucune peine à résoudre l’équation :
galanterie = 0.Il ajoutait, enthousiaste : — Et que d’applications fécondes de cette géniale formule ! Je puis dire aussi : « La politesse est la bonté sans bonté », ou « l’hypocrisie est la vertu sans vertu », ou « l’apparence est la réalité sans réalité », ou… Je l’interrompis, un peu agacé : — Ou : « La préciosité est l’esprit sans esprit. » Il s’effara un instant ; puis il affirma très grave : — Pascal distingue l’esprit géométrique de l’esprit de finesse. Il a raison : les définitions géométriques sont génératrices ; les définitions fines sont annihilatrices. Mme de Beausacq abonde en définitions fines. Je n’ai jamais su si mon ami le mathématicien se moquait de Mme de Beausacq, comtesse au joli nom de vaudeville, ou s’il se foutait de moi.
***
Maria Star est un peu moins banale que la comtesse Diane. Son petit livre, Autour du Cœur, contient deux sortes de pensées : des pensées longues (5 à 12
lignes) et des pensées courtes. Les pensées longues sont du vide dans des phrases lentes
et vagues et flasques. Parmi les pensées courtes, quelques-unes ont une vivacité
spirituelle
et valent par la nouveauté malicieuse, non point certes de
l’idée, — seuls les perroquets aujourd’hui disent des « pensées », — mais de l’expression
rapidement cinglante. Quand Maria Star s’occupe de la vanité du « monde », on a parfois le
plaisir d’entendre comme un sifflement de cravache. Par malheur, cette mondaine qui médit
même du « monde » n’a que de l’esprit et, dès qu’elle touche aux choses du cœur, comme
l’esprit ne suffit plus, tout devient incertain, hésitant ou franchement faux. Souvent
même on est choqué par ce qu’il y a de viril et de donjuanesque dans ces pensées signées
d’un nom de femme. « Dans le royaume de l’amour, la mendicité est interdite. Ne demandez
rien, prenez tout. » Cela est encore féminin, si l’on veut, puisque raccrocheur. Mais
ceci : « La conquête est meilleure que la possession. » Cette fois, visiblement, Maria
Star répète une sottise et une sottise d’homme. Peut-être le bel et bête Hugues Le Roux,
qui signe la préface de ce « bréviaire délicat (oh ! oh !) de sagesse féminine (ah ! ah !
ah !) et mondaine (hélas !) » s’est-il souvenu de son vieux métier de secrétaire et a-t-il
raboté pour la patronne quelques-unes de ces platitudes. Mais, — ne l’oublions pas,
— c’est surtout quand une femme met bas un livre que la recherche de la paternité est
interdite, et il est indiscret de sourire en nommant les parrains.
***
Clémence Royer est un esprit grave et même lourd qui, certes, ne songerait jamais à
jongler avec des maximes. Elle passe pour le plus vaste des actuels cerveaux féminins ; de
bons juges estiment sa puissance généralisatrice et sa force logique, et Renan la déclara
« presque un homme de génie ». Malgré le « presque » et le sourire de Renan, l’éloge reste
un peu gros. Mme Clémence Royer, écrivain pénible, a un vrai talent
philosophique, mais un talent de disciple. Elle emprunte à Darwin ses principes et elle
vaut surtout par la dialectique nette, vigoureuse, ingénieuse parfois dans sa lourdeur,
qui lui permet de tirer d’intéressantes conclusions de détail et d’indiquer quelques
applications inaperçues des vérités ou des erreurs évolutionnistes. Elle a aussi un
intéressant instinct mathématique et architectonique. En face d’un événement de
l’histoire, elle se demande souvent ce qui serait advenu de tout un peuple, cet événement
supprimé. De telles rêveries semblent au départ capricieuses et féminines. Mais bientôt la
puissance lourde des reconstructions exprime un esprit géométrique qui s’amuse à bâtir sur
des hypothèses branlantes des équilibres d’univers. J’ai plaisir à voir avec quelle
conviction elle remplit de mortier ses châteaux de cartes. Malgré l’inélégance du geste et
la
maladresse de la phrase, on est intéressé parce qu’on se sent en présence
d’un cerveau qui travaille.
Il y a bien longtemps que l’Université de Lausanne partagea le prix d’économie politique
entre elle et Proudhon, et depuis elle ne s’est jamais désintéressée de la sociologie. La
Fronde lui est aujourd’hui une tribune commode, et elle y expose
copieusement ses idées sociales. Ici encore, elle est un génie constructeur,
abominablement latin, organisateur et tyrannique. Elle ne se trouve pas assez gouvernée :
elle exige un quatrième pouvoir, « le pouvoir enseignant. » Elle s’irrite de l’originalité
de pensée, attaque celui « qui n’en veut croire que son logos, son démon
intime ». Il lui faut un enseignement d’Etat seul et tout-puissant, une orthodoxie
scientifique. Elle exige qu’on impose à l’enfant « la vérité actuellement connue des faits
historiques ou naturels ».
Je regrette pour elle qu’elle se soit laissée entraîner à la politique quotidienne et que
sa pensée, sous le vent des partis, tourne, girouette lourde et grinçante. Un exemple de
ces naïves palinodies. Le 5 mai 1898, en un article intitulé : le
Colin-Maillard électoral, elle proclame très nette : « Si j’étais électeur,
j’exigerais de mon candidat qu’il se déclare anticlérical, antimilitariste,
antiprotectionniste, c’est-à-dire antiméliniste, mais je lui demanderais en outre d’être
antirevisionniste et même antiradical, si le radicalisme consiste
aujourd’hui
à être inopportunément opportuniste et à se mettre un masque sur la figure pour mieux
séduire les gens ».
Mais, le 6 juillet de la même année, elle applaudit Brisson qui, pour être ministre,
vient d’abandonner tout son programme, et elle s’écrie : « Pour le moment, le devoir des
patriotes, c’est d’être des républicains de gouvernement ».
Revenez, esprit sérieux, lourd et naïf, à la noblesse d’études moins actuelles.
***
Paul Redonnel, hautain poète et métaphysicien dans les Chansons
éternelles, est parfois un critique bien irrespectueux. N’a-t-il pas surnommé une
de nos plus éminentes penseuses, Mme Clémence Badère, — Démence
Baderne ? Pourtant je connais peu d’œuvres aussi puissamment originales que la Vérité sur le Christ. La préface nous informe que l’auteur est une ignorante de
génie et qu’il n’est pas nécessaire d’étudier pour connaître les vérités historiques.
« L’homme de génie proprement dit n’a pas toujours besoin de livres pour s’aider ; — quant
à moi, je serai brave comme Jeanne d’Arc que Dieu seul inspira ». D’ailleurs, elle n’est
pas absolument sans lecture, elle a parcouru « quelques passages d’un livre de
M. Darwin ».
Voici deux ou trois vérités scientifiques « que Dieu seul inspira ». D’abord
une explication nouvelle des fossiles :
« Ces pierres n’étaient-elles pas des ébauches d’animaux ou de créatures humaines, que le
soleil n’aurait pu réchauffer, se trouvant, par une cause quelconque, à l’abri de ses
rayons et qui, par cette même cause, auraient échappé à l’Intelligence suprême qui
n’aurait pu les animer, les vivifier, et seraient, à la longue, par l’effet du sol battu
par les pluies, rentrées dans la terre et se seraient pétrifiées avant d’avoir la forme
parfaite. »
Quittons les ténèbres de la préhistoire :
« Les Gaulois, qui vivaient depuis des siècles dans des sentiments de fraternité, malgré
qu’ils connussent l’amour sexuel, furent envahis par les Francs ».
Sur Jésus, une grande révélation : il n’était pas le fils, il était l’époux de la Vierge
Marie.
Mais le livre a surtout un but moral. Il enseigne la chasteté :
« Nous ne devons pas engendrer ; c’est, selon moi, une erreur qui s’est transmise de
génération en génération ».
Et, deux pages plus loin, la démonstration faite, l’auteur triomphe :
« Je le répète, c’est une erreur qui s’est transmise de génération en génération, et qui,
à la longue, est
devenue une habitude, et ensuite, d’âge en âge, de siècle en
siècle, est passée par le contact de la civilisation, qui l’a admise à l’état de
besoin. »
Pauvres hommes ! combien ils sont à plaindre de leur erreur-habitude-besoin !
Figurez-vous que « cette action, en leur faisant un autre sang, a changé leur
caractère ».
Ce malthusianisme si originalement radical est le centre de la philosophie de Clémence
Badère. Le lecteur me dispensera d’exposer le reste, d’indiquer comment elle puérilise la
vieille doctrine de l’hylozoïsme, comment elle mêle et embrouille le dogme de la chute et
le système de l’évolution. J’aime mieux citer quelques lignes d’un noble féminisme.
Écoutez cette plainte poignante :
« Quand, par exemple, une femme veut parvenir en littérature, il lui faut une protection,
et son protecteur, très souvent, lui impose certaines conditions ; et il en est parfois
qui ont la déloyauté de ne pas se rendre après. »
Fi ! les vilains poseurs de lapins…
Encore une citation, pour achever la confusion de Paul Redonnel et de ses habitudes
« d’insolence littéraire ». Voici un souhait d’une noblesse bien touchante, et
qu’applaudira plus d’une demi-mondaine surmenée :
« Si l’homme, au lieu d’entraîner à sa perte la femme qui s’éprend de lui, la respectait
en s’en tenant
avec elle à un amour platonique, qui est généralement le mieux
goûté ;
« Si, par reconnaissance de cet amour qu’elle éprouve pour lui, il lui donnait la même
somme ou le même bien-être qu’il lui eût donné si elle lui eût accordé toutes ses
faveurs ;
« Ne serait-ce pas plus sage et plus généreux de sa part, que de lui faire commettre un
acte qu’elle ignore, et qu’elle ignorerait peut-être toujours si on ne le lui montrait
pas ? »
Liane de Pougy, l’insaisissable, est-elle du même avis : plus de michés, rien que des
poires ?
***
Mme Eulalie-Hortense Jousselin est l’auteur d’un livre intitulé les Planètes rocheuses, les Erreurs de la Vie, œuvre écrite « à l’académie
des larmes » et pleine de « découvertes » qui « ont été très discutées », car « beaucoup
de personnes n’ont pas compris que c’est une bible ». Il paraît que son « génie » de
« prophète » a attiré à Mme Jousselin de terribles persécutions : elle
se plaint particulièrement qu’on ait publié plusieurs de ses idées dans des livres signés
Fontenelle et qu’on ait souillé le nom du « neveu du grand Corneille… dans l’espérance
d’anéantir » le nom de Mme Jousselin « si connu, et sa réputation si universelle ».
Je n’aurai pas l’outrecuidance de juger « une bible ». En face de Mme Jousselin, comme en face d’une montagne ou de tout autre spectacle
colossal, mon admiration reste muette. Devant ces puissances énormes on n’a plus qu’un
devoir descriptif, et on tremble en essayant de les faire connaître à qui ne les a point
vues. Heureusement Mme Jousselin a eu la condescendance de résumer
elle-même son livre et de dire en quelques lignes vigoureuses ce qu’on en doit penser. Je
n’ai donc qu’à copier, respectueusement, en un frisson religieux :
« Ce livre est divisé en cinq grands chapitres : « Dans le premier : l’Enfer au milieu des Fleurs, l’enfant qui vient de naître est comparé au vieillard et il est parlé du laboureur… Dans le second : Erreurs humaines, le Christ est surnommé Enri-errant, etc. Dans le troisième : la Prison pour tous, l’univers est comparé à une cellule, l’auteur découvre le Purgatoire et l’Enfer, et fait voir que le sang ne parle pas, etc. Dans le quatrième : les Ames, l’auteur parle de l’aveugle de naissance et démontre ce mystère ; il découvre deux âmes célestes et deux âmes matérielles ; explique pourquoi nous rêvons pendant notre sommeil : ce passage est suprême. Dans le dernier chapitre : Outre terre, l’auteur découvre des lois sur la nature ; fait parler les éléments terrestres d’une manière la plus dramatique, et enfin nous montre les Planètes rocheuses, et ses habitants, dans un tableau si radieux qu’on s’y voit transporté. « Enfin, cette merveille est un trait de lumière, une œuvre de découvertes et de maximes qui laissera l’auteur chef de religion. « Il est évident que Mme Jousselin la reine de la philosophie moderne, dont l’école a bouleversé tant de cerveaux, a montré dans ses Planètes rocheuses, les Erreurs de la Vie, pour ne pas dire plus, autant d’imagination qu’Homère, Michel-Ange, Géricault, Cuvier, Linné, Geoffroy Saint-Hilaire et Newton ».
***
Le roman, genre souple et séduisant, est le mode d’exposition préféré par quelques
penseuses.
Esther de Suze a publié Cœur brisé, longue nouvelle d’un romantisme
désolé. J’aime la première partie : une petite fille découvre lentement les tristesses de
la vie et les exprime par de gracieux bégaiements ou par des gestes mélancoliques d’une
beauté frêle. Malheureusement la petite fille grandit, et son « immortel ennui » entre
dans une formule trop connue. Esther de Suze a d’autres torts. Elle délaie en roman le
sujet d’une ode ou d’une « méditation », et elle n’hésite devant aucun procédé pour
grossir le petit livre : quand elle ne trouve pas d’autre moyen de répéter les
lieux-communs
pessimistes, elle fait lire l’Ecclésiaste à
son héroïne et copie pour notre usage quinze versets aggravés de commentaires rabâcheurs.
— L’écriture est d’une débutante qui veut tout le temps être admirable et qui souvent
bavarde, sans plus savoir ce qu’elle dit, zigzague en une griserie verbale. Il faut
l’excuser, à ces moments-là, avec une de ses belles phrases, et répéter : « Un vertige lui
était venu des lointains inconsciemment en fermentation de son âme d’intellectuelle ».
***
J’ai lu de la baronne Madeleine Deslandes (Ossitt) deux volumes : A quoi
bon ? et Ilse. C’est, chaque fois, l’histoire d’une femme qui
aime profondément et pour toujours, d’un homme qui aime à demi et pour peu de temps. Les
deux héroïnes meurent de la cruauté inconsciente des deux mâles. Eux restent pour tirer
les conclusions et déplorer dans : A quoi bon ? « le trop tard
inexorable et fatal de toute existence », dans Ilse « comme tout est
inutile. »
Ces deux éditions de la même histoire schaupenhauerienne sont de valeur très inégale. A quoi bon ? est une banalité prétentieuse. Ilse est
arrangée en légende gentiment puérile, écrit avec une naïveté précieuse, qui a par
endroits je ne sais quelle grâce maniérée. J’aimerais assez ce dernier livre si un
épilogue de vie triviale
ne venait écraser la joliesse fleurie, — fleur de
papier, certes, sans parfum, mais adroitement chiffonnée, — du conte idyllique.
***
Mme Julia Bécour a publié sous son nom des contes enfantins d’une
imagination souvent bizarre, parfois amusante. Sous le pseudonyme de Paul Grendel, elle a
donné d’ennuyeux romans à thèse, mal construits, où s’élèvent entre personnages
secondaires d’interminables discussions sans nul rapport avec l’affabulation banale.
Tâchons, du moins, d’en retirer quelque enseignement nouveau et sachons désormais que les
jésuites sont fourbes, que les matérialistes sont grossiers et que le spiritisme est la
vérité. Paul Grendel nous apprend encore qu’une jeune fille a tort de prendre un amant et
qu’un mari ne saurait tromper sa femme sans être « un misérable. »
***
Les premières pages que j’ai lues de J. de Tallenay me furent une joie noble et inquiète.
Sa pensée me semblait platonicienne hardiment ; son écriture, vivante d’une vie qui
s’élance et qui retombe, qui tâtonne dans le mystère, toute secouée par des terreurs et
des espoirs. En des sujets analogues à ceux qu’aime Gilbert-Augustin
Thierry,
je la trouvais bien supérieure à ce marchand d’au-delà bourgeois pour lecteurs de la Revue des Deux-Mondes. Mais des lenteurs de la phrase, des longueurs de
l’alinéa, du balin-balan endormi du chapitre, et de la répétition des mêmes effets, et du
rabâchage des mêmes idées, et du recommencement des mêmes scènes, une brume d’ennui
s’éleva qui, peu à peu, noya pour mes regards tous les mérites harmonieux. Je m’irritais
de rencontrer pour la dixième fois le même dialogue piétinant et de voir admirables
aspirations et merveilleux pressentiments devenir, hélas ! des bavardages.
***
Je ne suis ni occultiste ni aliéniste, et je ne me sens pas la compétence de juger les
livres de Mme Lucie Grange, qui parfois signe Hab, parce qu’elle est
aussi le médium Habimélah. La voyante du boulevard Montmorency publie des communications
d’Hermès Trismégiste lui-même. C’est bien assez d’irriter tous les bas-bleus, sans
m’attirer encore la colère d’une aile-bleue. Je préfère m’incliner respectueusement, lâche
devant le mystère. Mon intelligence alourdie de chair n’aura pas la présomption de
critiquer ce grand désincarné, et je tremble religieusement devant un livre écrit avec une
plume d’esprit. Écoutez. C’est Habimélah qui parle :
« De ses immenses ailes qui couvraient son corps, ramenées en avant comme une sorte de voile pudique (oh ! oh ! messieurs les esprits auraient-ils aussi des « parties honteuses » et exactement les mêmes préjugés que nous ?), il tira une des plus belles plumes et il m’en fit présent. Je le remerciai et le questionnai. « Il ne répondit que par un doux sourire, me faisant remarquer qu’elle était taillée comme une plume à écrire. »Ailleurs Hermès lui-même rappelle l’événement :
« L’esprit mystérieux a pris et taillé une plume de ses ailes bleues, et la lui a donnée pour écrire. » Certes ma plume de fer n’est pas sans courage. Pourtant elle n’ose s’attaquer à cette plume d’oie taillée par un « archange ».
Au hasard de la massue
***
Exilée dans sa jeunesse, plus tard femme d’un ministre italien qui fut un homme d’état
remarquable, adulée des uns, calomniée par d’autres, parfois persécutée, toujours reine
d’une petite cour dont la composition variable fut souvent peu flatteuse, Mme de Rute a pu beaucoup voir et beaucoup observer. Elle est d’ailleurs une
infatigable voyageuse. Et partout elle porte une curiosité sympathique, trop facilement
éblouie : elle eut dès les premiers jours une indulgence facile et lasse de vieillard qui
comprend tout ; elle n’a pas encore perdu la jeune faculté de l’enthousiasme. Je ne sais
quel flatteur l’a définie : « la bonté armée. » Hélas ! les pauvres armes,
combien courtoises et émoussées.
D’après ses livres, la bonté est bien sa caractéristique, mais une bonté un peu banale,
amalgame de curiosité toujours insatisfaite et de faiblesse. Parfois elle veut montrer ses
griffes : alors on s’aperçoit qu’elle n’en a point. Elle écrit sur le Portugal, un livre
qui s’applique à être sévère et spirituel, qui reste naïf et aimable. Ses tentatives
d’épigrammes tournent en madrigaux et, si elle essaie un madrigal, c’est un dithyrambe qui
lui échappe. Où le plus indulgent s’indignerait, elle s’efforce de sourire en personne qui
n’est pas dupe tout à fait ; elle admire quand nous souririons. Antonio Ennès, minuscule
imitateur de tous nos romantiques, lui apparaît un grand génie original, et elle vante Un Divorce, gros mélo quelconque, comme un rare chef-d’œuvre.
Malheureusement pour Ennèss, l’enthousiasme de Mme de Rute est
indiscret : non contente de louer, elle traduit, nous permettant ainsi de juger la
pauvreté des inventions qu’elle admire. Elle fut plus heureuse le jour où elle s’éprit
d’Etchegaray et de son Grand Galeotto.
Plus que dans ses traductions, ses récits de voyage et son théâtre (quoique l’Aventurière des Colonies vaille bien Un Divorce), elle est
intéressante dans son recueil de nouvelles, Énigme sans clef. Certes, on
y trouve çà et là des réflexions bavardes et ennuyeuses. Mais ces
petites
inventions révèlent un esprit aimable et indulgent, une sensibilité frémissante. Le
premier récit, surtout, exprime toute la douceur faible de cette nature souriante, et son
besoin d’attachement, et sa facilité à juger les pires gredins sur leurs rares
spontanéités nobles, et son naïf et touchant instinct de se confier toujours même après
qu’on l’a dupée. D’autres narrations sont de matière frêle et insuffisante, d’arrangement
trop ingénieux. Parfois aussi l’émotion est produite par des moyens connus, et nous
sourions en songeant à Maupassant. Mais deux ou trois figures se dressent d’une beauté
simple et originale et la Parricide à elle seule, me paraît valoir,
— excusez, madame, mon peu d’estime pour une de vos grandes admirations — tout ce que je
connais d’Antonio Ennès.
***
La duchesse d’Uzès, chauffeuse, fabricante de statues et de prétendants, a essayé deux
fois du sport littéraire. Elle n’y a pas trop mal réussi. Son premier livre, Pauvre Petite ! nous est présenté comme un manuscrit du xviiie
siècle. Le pastiche est adroit, le ton dégagé, la phrase alerte. Mais
Mme d’Uzès est la plus moderne des grandes dames : grande dame par
la syntaxe, jolie et souriante et poudrée, moderne par le vocabulaire. Il lui arrive
d’oublier le jeu auquel elle nous a conviés
et de copier dans le vieux
manuscrit étonné le mot « névrose ». — Julien Masly est un roman
psychologique dont le début m’intéressa. L’auteur a voulu étudier un caractère de plébéien
malheureux, farouche, « isolé dans son indépendance rageuse », quelque chose comme un
Jean-Jacques moins le génie. Elle lui a donné d’abord des gestes significatifs et, comme
l’intrigue est longue à se nouer, j’ai espéré quelque temps qu’il n’y en aurait point.
Hélas ! il en arrive une, et dès lors les actes deviennent, de plus en plus absurdes, les
très humbles serviteurs de l’action. Julien, dédaigné par la grande dame qu’il aime, finit
dans la folie. Le dénoûment est gros et invraisemblable : le pauvre garçon jusque-là
n’avait paru « excessif et déséquilibré » que dans le caractère, et chez lui « tous les
sentiments pouvaient se succéder sans transition. » En bonne psychologie, malgré le
romantisme de ses gestes, son cerveau devait rester sain. Car c’est seulement à la surface
de son âme âpre que se jouaient ses passions brusques, mêlées, amours qui s’exaspèrent en
haines et que font oublier bientôt d’autres amours haineuses.
***
Mme de Roisel signe ses livres d’un nom plébéien, François Vilars,
peut-être comme on revêt un costume d’une élégance plus négligée quand on daigne
travailler
au jardin. Sur le bon terreau plat d’intrigues déjà ratissées par
mille feuilletonistes, elle fait fleurir les corolles communes d’héroïsmes qui poussent
dans trop de romans. Et de gros drames bien rouges s’étalent laids et lourds comme des
pivoines. Parfois cependant sourit, telle une violette blanche, la grâce simple d’une
idyllette ou rit comme une cascatelle une page de comédie un peu trop longuement
bavarde.
***
Leur Fille, le livre de Jean de Ferrières, est triste, gris, d’une
écriture souvent élégante, précise et discrète, quelquefois maigre anguleusement. L’auteur
aime les séries de menues observations nuancées, mais il applique sa psychologie fine à
des situations romanesques et ce vrai dans du faux donne un résultat flottant et
inquiétant. Je ne parle que des personnages féminins, à demi vivants dans un air
irrespirable. Les hommes sont faux, franchement, de noblesse convenue ou d’infamie, point
pire, certes, que l’infamie virile, mais différente et toute féminine.
***
Mme Schalck de la Faverie n’est pas, non plus, sans talent ; mais
ici, que de pédantisme et que de romantisme ! Ses livres sont des mélos effroyables,
commençant, — les
traîtres ! — en gentillesses d’idylles et qui, pendant
quatre cents pages, nous égarent dans les aventures les plus extravagantes et dans les
plus folles digressions philosophico-lyriques : immenses jardins aux parterres un peu nus
malgré de nombreuses fleurs noires, mais où les sentiers s’encombrent d’herbes folles, de
fleurettes et de ronces. La tristesse de Mme de la Faverie n’est pas
le pessimisme morne de 1880 ; c’est le fatalisme gesticulant de 1840. Elle aussi, elle a
dû lire le mot Αναγχη (Anagchê) sur quelque tour de Notre-Dame. Ses dénoûments sont à
triple détente : 1º les méchants tuent la moitié des bons ; 2º la justice prend les bons
qui restent pour les assassins et les supprime ; 3º les méchants sont punis par quelque
« hasard fortuit » et pourtant providentiel.
Parmi les personnages qui reviennent le plus souvent dans ces récits d’une imagination
bizarre et amusante, je signalerai « la femme pieuvre. »
Regardez et frémissez :
« Victor Hugo a vu et nous a décrit l’animal. — Nous avons connu la femme et nous essaierons de la dépeindre… « … L’appétit de la bête diffère de l’œuvre de la femme en cela que la bête tue pour avoir une nourriture, et que la femme dont nous parlons veut quelque chose de plus : l’homme qu’elle tient ne sera pas une pâture seulement, mais une parure. Cette pieuvre est aussi un parasite ; elle ne pique pas toujours en enlaçant ; elle rampe, glisse, s’identifie d’abord sans blesser. « Quand vous vous apercevez qu’elle vous gêne, vous étreint, vous étouffe, il est déjà trop tard ! La liane vivante a pris racine dans votre écorce, ses branches se nourrissent de votre jeune ardeur ; toutes vos fleurs ne servent plus qu’à l’orner elle-même, tandis que vous vous fanez dans cette absorption lente, qui tient à la fois de la caresse et de l’engourdissement. « La nature l’a pourvue de tous les appareils nécessaires à ses instincts, à ses plans, à ses besoins. « … La pieuvre de Victor Hugo dévore un homme ; la nôtre se plaît à bercer, magnétiser et engourdir mollement ses victimes. « Quand la proie se réveille et fait mine de vouloir fuir, les deux bras charnus se soulèvent ; les fossettes se creusent plus profondes ; les petites mains se réunissent et vous enserrent plus solidement que ne le ferait une chaîne de galérien ; la bouche de la pieuvre adhère à votre bouche : l’homme est perdu !… »J’arrête à regret la citation, car j’avoue que cette sottise verveuse m’amuse. Je dois pourtant avertir les jeunes gens : les dégâts de la femme pieuvre sont particulièrement terribles quand c’est « à l’entrée de la vie, sous le portique du temple où le convoquait le destin » que le pauvre bougre « a rencontré cette créature apocalyptique, à la tête de chérubin qui souffle de la trompette, aux griffes de dragon qui déchire les anges. » Outre de nombreux romans, Mme Schalck de la Faverie a publié un poème, Coupables ou Victimes ? sorte de Jocelyn mélodramatique où j’ai surtout admiré des épigraphes en langues fort diverses : français, latin, italien, allemand, anglais et même droit. Des vers grandiloquents sont précédés de ces lignes : « La séparation de corps ne rompt point le lien du mariage, elle ne fait que le relâcher. MOURLON. »
***
Noël Bazan écrit des romans pour le Petit Journal, le Semeur ou le Républicain de l’Est. Mais elle est fière surtout de ses deux recueils
de vers. Elle donne « aux autres femmes ces morceaux de son cœur, ces
gouttes de son sang… Aux autres femmes… à tous, à l’humanité. Tant de
lèvres lui ont menti, que cela adoucira peut-être sa souffrance, de pouvoir se reposer sur
un cœur vrai. » Elle s’écrie encore : « J’ouvre aux yeux de tous ce Livre
d’une femme, que plusieurs d’entre elles ont pensé, qu’une seule a eu le fier
courage d’écrire, et je sais que beaucoup m’en remercieront. »
Je la remercierais, certes, d’un esprit ému, si elle tenait la moitié de ces
promesses.
Mais l’amour qu’elle chante sur son mirliton est de ces sentiments de surface dont il est
difficile de juger s’ils ont été vaguement sentis ou décrits seulement :
Et huit vers, — qui ne sont même point destinés à être mis en musique, — disent à l’ami : « Je t’aime le soir » ; huit vers lui affirment : « Je t’aime la nuit » ; huit vers lui répètent : « Je t’aime le matin. » Nous voilà instruits de beaux et profonds secrets sur l’amour féminin. Noël Bazan, comme beaucoup de poètes insincères, abonde en souvenirs livresques. Quelquefois elle ronsardise gauchement
Ou bien, écrasant d’une lourde incohérence le refrain de Villon, elle se demande :
Quand cette vantarde de sincérité ne mirlitonne pas ou ne se rappelle pas son cours de littérature, elle se montre abominablement précieuse. Tantôt elle fait l’homme et se souvient de la bien-aimée :
Tantôt elle morigène un amoureux : « Voyons, mon ami, l’aimes-tu vraiment ? Supposons qu’elle enlaidisse,
Je trouve cependant chez elle un sentiment sincère : l’admiration éperdue pour le cabotin. Jules Truffier, tu es « Apollon » lui-même, et il suffit de te voir, « quand tu t’emballes », pour ne plus soutenir « qu’Eros est devenu vieux ». Sois jaloux pourtant de Mounet-Sully : il fait délirer davantage Mme Bazan. Elle lui offre un éventail brisé à l’applaudir,
Elle clame au Bambino imprévu :Ainsi qu’autrefois l’on offrait
Et elle nous informe, très sérieuse, que Shakespeare « allait tout détruire » de « son œuvre de granit », quand une vision (heureusement !) vint lui promettre ce Messie, Mounet-Sully.
***
Ce que ce pauvre Ledrain doit être abruti par la continuelle lecture des manuscrits ! Il
nous garantit que nous trouverons dans Fleurs des brumes non seulement
« ce qu’il peut y avoir de délicate tristesse dans l’âme féminine », mais encore « les
ingénieux motifs et l’art de bien dire ». Il affirme aussi, préfacier libéral, que « par
son tempérament et par son genre de talent », Jane Guy appartient « à la race de Mlle de Lespinasse ». J’ouvre au hasard, très alléché, et je lis :
Pas très poétique. Je suis mal tombé. Tournons des pages… Je rencontre ce final :Pour rêverie intérieureCe qui n’était qu’hébètement.
Ledrain est pourtant un homme sérieux, et que la fréquentation des prophètes juifs a dû rendre difficile en poésie. Je lis tout, curieusement, âprement, cherchant ce qui a bien pu l’enthousiasmer. Je trouve d’autres platitudes presque amoureuses ; je trouve des moralités à la Mme Deshoulières sur les oiseaux, les fruits, les orages, les cerfs-volants. J’arrive enfin à cette conclusion :
Veinard de Ledrain, va ! Pour aimer tant le bouquin, il n’a dû lire que le titre, qui est gentil.
***
J’ai encore là devant moi une cinquantaine de volumes lus et un gros tas de notes
laborieuses. Le courage me manque d’utiliser tout cela ; et je cherche des prétextes pour
écarter ces dernières gouttes de lie.
Je néglige d’abord les amazones qui, depuis que je les ai dépassées, m’ont lancé par
derrière d’autres livres à la tête. Voici deux mois que je n’ai parlé de Gyp et de
Marie-Anne de Bovet, et vous pensez bien que je suis en retard d’au moins deux volumes
avec chacune de ces faciles rabâcheuses. Il est vrai que les bavardages réunis sous des
titres inédits, je les avais déjà entendus.
Vous parlez beaucoup, madame et
mademoiselle, mais vous vous répétez toujours, infatigables perroquets de vous-mêmes.
Arvède Barine a donné sur quelques Névrosés des études ni plus ni moins
intéressantes que ses travaux antérieurs. Henry Gréville a publié, je crois, cinq romans
depuis six mois que je me suis débarrassé d’Henry Gréville : je refuse de les lire.
Rachilde a déshonoré une fois de plus un beau talent à bâtir un château de cartes
transparentes. Et j’ai sous la main le Sang, nouveau recueil de phrases
de Barbey d’Aurevilly et de Guy de Maupassant, mises en désordre, rendues incorrectes et
salies par les soins de Jane de la Vaudère. Combien d’autres, que je ne nommerai même pas,
ont recommencé à manifester une ineptie déjà trop connue !
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Mais voici deux livres qui mériteraient de longs éloges. Journées de
Femme m’a donné les joies exquises qu’on attend de toute œuvre de Mme Alphonse Daudet. Follement et Toujours m’a fait connaître une
face inédite du talent de Max Lyan. Ce troisième roman est fort différent des premiers du
même auteur. Je n’y retrouve ni la composition d’un charme inquiet de la Fée
des Chimères, ni la simplicité directe et franche de Cœur
d’Enfant. Ici nous sommes dans un labyrinthe
anglais, qui m’irriterait
un peu, si les phrases éloquentes du guide et l’histoire passionnée qu’il raconte
laissaient le temps de remarquer l’artifice de l’architecture. Et ce livre n’a pas la
vérité humble, tendre, douloureuse, qui nous émut dans Cœur d’Enfant, ni
la jolie ironie délicatement triste qui fait sourire la Fée des
Chimères. Cette fois, des sentiments violents, presque fous, soulèvent des gestes
amples chez des êtres puissamment harmonieux ; et les détails, parfois réels, mais un peu
soulignés, sont disposés habilement, pour un effet. Par la noblesse emphatique de
certaines attitudes, par le lyrisme large et pourtant gracieux de certains mouvements, ce
livre, d’une fougue adroite et rythmée, m’a fait songer à tels tableaux de l’école
bolonaise. Et, si je préfère, pour ma part, le dessin plus spontané des œuvres
précédentes, je suis heureux pourtant de découvrir une note nouvelle en la vaste harmonie
du talent de Max Lyan, — un des moins connus et le plus beau peut-être des talents
féminins d’aujourd’hui.
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Après cette dernière joie, je passe indifférent, sans vouloir les remarquer, devant
beaucoup de bas-bleus qui mériteraient pourtant un coup de massue.
Non, je ne massacrerai pas sœur Marie du Sacré-Cœur. J’éviterai le sacrilège de toucher à
une nonne,
et j’épargnerai une vieille femme vénérable. Celle-ci a cent ans
accomplis, est le doyen de la Société des Gens de Lettres. Qu’elle continue donc à mendier
pour bâtir son école normale de religieuses. Je l’abandonne aux foudres de Monseigneur
Turinaz.
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Impunément aussi, Jeanne Amen, peintre de fleurs et directrice d’un cours de peinture,
m’aura, parmi des conseils techniques probablement utiles, conté tant d’anecdotes
indifférentes de professeur aimable et bavard.
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Au lieu de démolir le roman quelconque et les nouvelles médiocres de Jean Dornis, je
recommanderai son manuel sur la Poésie italienne contemporaine. On n’y
trouve pas grand effort de critique personnelle, mais, les opinions des Italiens y sont
tantôt résumées, tantôt délayées. L’écriture est d’une simplicité élégante. Enfin de
nombreuses et larges citations forment une anthologie utile à qui connaît l’italien. Aux
autres, les traductions de Jean Dornis, intelligentes mais timides, n’apprendront pas
grand’chose sur des poètes d’expression plus que de pensée.
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J’ai lu avec intérêt les biographies un peu lentes et monotones de Marie Dronsart. Elle
est au Correspondant, avec autant de conscience mais moins de talent et
de sourire, ce que sont à la Revue des Deux Mondes Bentzon et Arvède
Barine.
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Qu’Antonia Bossu laisse toujours aller Au fil de l’eau ses vers lents
et la banalité de ses bons sentiments sans imprévu ni profondeur : je n’essaierai pas de
les arrêter.
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Je ne dirai même pas à Marga que tout un volume de prose incorrecte et insipide pour
délayer la Jeune Veuve de La Fontaine, c’est beaucoup. Je ne la
féliciterai pas du grand effort intellectuel qui lui a permis de modifier le dénouement.
Quand, la veille du second mariage, très éprise de son fiancé, l’héroïne se tue pour
rester l’Inconsolée, je ne m’émeus pas de cette psychologie inepte, à la
René Maizeroy : ma faculté de s’étonner commence à se fatiguer.
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Je ne signalerai pas non plus les points d’exclamation de Max Dufort et les faux
héroïsmes des amoureuses
qui, chez elle, sacrifient leur passion à l’égoïsme
paternel.
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Et j’écarte Liane de Pougy, et l’Insaisissable, sous prétexte que je ne
m’occupe pas des réclames. Il y a pourtant dans celle-ci une jolie page : le portrait en
phototypie de l’auteur-marchandise.
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J’ai cité ailleurs quelques-uns « des vers plats, invertébrés » de Camille Bruno. Depuis
j’ai lu d’elle trois romans, et aussi des piécettes, et encore un drame ignoré de tous,
même de mon ami Paul Peltier, le plus renseigné des critiques dramatiques. Je jette au
panier les notes qui disent et prouvent longuement que la prose de Camille Bruno louée par
M. Léon de Tinseau, est encore plus banale que ses vers.
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Et mon geste les repousse aussi les deux volumes de Marthe Stiévenard, d’une note jolie
pourtant. L’émotion y est trop souvent superficielle et la facilité banale ; mais parfois
un sourire me fut sympathique ou un geste me parut éloquent.
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Mme Roy de Montigny, chroniqueuse pour journaux de modes, m’affirme
qu’Adolphe Brisson, en refusant un de ses articles, lui écrivit : « Votre style est une
dentelle. » Et, pour me la montrer, elle cherche la lettre, qu’elle ne trouve pas. Ne
cherchez pas davantage, madame, je ne me permettrais pas de douter de votre parole.
D’ailleurs ce que vous dites est fort vraisemblable, ne choque en rien ce que je sais
d’Adolphe Brisson, monsieur très poli et très bête. Et puis, — il faut se méfier de tout
le monde, — peut-être, ce jour-là, était-il malicieusement juste, et se disait-il en
aparté : « Je définis la dentelle quelque chose qui est plat et plein de trous. »
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Pourquoi dirais-je du mal de M. ou de Mme Gaure ? Ces braves gens se
sont payé un Voyage de Noces en Italie et en ont informé l’univers par
un volume chacun. Monsieur signe Johan Gavre, et madame, Georges Duhamel. Ils nous
apprennent, en un style aussi puissamment nouveau que leurs renseignements, que le golfe
de Naples est beau, qu’une éruption du Vésuve détruisit Pompéi et qu’il y a des mendiants
en Italie.
***
Si je n’étais si fatigué, quelles jolies et abondantes perles je détacherais des
coquilles de Maurice de Souillac et de Pierre Dax. Je veux cependant signaler une des plus
belles. Ô Edmond Rocher, ô Paul Cirou, ô tous les habiles dessinateurs, essayez de
représenter les yeux qu’imagine Pierre Dax, ces yeux merveilleux qui, au besoin, savent
donner l’oreille : « Deux yeux de turquoise, bordés de velours noir, allaient de l’un à
l’autre des convives, caressaient, encourageaient, ponctuaient, avec cette attitude
consommée qui donne l’oreille à droite ou à gauche… »
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Et voici, insultant à mon découragement, un nouvel escadron d’amazones. Passent la
comtesse d’Apraxin, grande dame et petit esprit ; Mme Albérich-Chabrol, dont les romans sont d’un charme trop lent, trop vite
endormeur ; Élisa Bloch, représentant du plus inepte des salons parisiens et de la plus
ridiculement vide des revues ; Mme Adolphe Brisson, née Sarcey, qui,
m’affirme-t-on, s’appelle parfois Sergines et utilise ses ciseaux sur du papier
imprimé.
Cavalcadent Marya Chéliga, féministe ; Marguerite Comert, la sully-prud’hommesque ; Marie
Colombier,
ignoble platement. Sautille Jeanne Chauvin, pie séduite au
brillant de tous les boutons de cristal. Courent devant ma fatigue Mary-James Darmesteter
qui, sous prétexte d’étudier Renan, nous donna un quelconque recueil de morceaux choisis ;
Nelly Lieutier, auteur de l’Oiseau de proie parisien, et en qui
l’Académie couronna la tante de l’académicien Loti ; Berthe Mendès, qui cite souvent des
paroles du Christ et, par zèle féministe sans doute, les attribue à sainte Thérèse.
Passe en chantant d’une voix cassée Mme Penquer, poète vieux jeu, qui
mit en vers mal rythmés les merveilleux rythmes de Chateaubriand et détruisit les périodes
des Martyrs sous prétexte de les orner de rimes. Voici Louise Réville,
féministe vaillante et incorrecte. Et j’aperçois Mme Henri de Régnier,
fille et femme d’habiles et vides versificateurs, presque aussi habile et encore plus
vide.
Galope Pauline Savari, cabotine et sacrée Cosaque, que suit lentement, de loin, souriante
mais grave, la baronne Staffe, professeur de mondanités puériles et de puérilités
mondaines.
Et voici encore Olivier des Armoises, Mme de Blocqueville, la baronne
de Blaye, Berthe Balley, Mme Bourron des Clayes, Claire de
Blandinières, Mlle Blaze de Bury, Mme Paul
Bourget, Camille Bias, Mme Ernest Bosc, la baronne de Baulny, Jeanne
Cazin, Jean Dalvy,
Jean Darcy, Mme Danville, Marie
Darcey, Aimée Fabrègue, Mme Octave Feuillet, Mme Eugène Garcin, Rosemonde Gérard, Marie-Robert Halt, Isabelle Kaiser, Mme Lescot, la pédantesque Mme Lecomte du Nouy.
Je m’arrête. Pourquoi m’époumonner à une sèche énumération et où trouver les mots pour
distinguer tant de sottises si égales et souvent si pareilles ?
Passez en paix, les amazones. Le soir tombe et j’ai fini ma journée. Je ne ferai plus à
aucune d’entre vous l’aumône d’un coup de massue.
Paix équitable
***
La femme marche vers un affranchissement qu’elle comprend mal, je crois. Imitatrice
inhabile, incapable de juger et d’utiliser l’expérience de l’homme, elle tient à suivre
exactement la même route que nous avons suivie, à refaire les mêmes faux pas, à
recommencer les mêmes chutes, à s’engager derrière nous dans l’impasse du suffrage
universel. Je crie son erreur, par amour de la vérité, sans espoir d’être entendu. C’est
une loi inéluctable qu’un peuple opprimé considère comme idéale la situation du peuple
oppresseur, réclame les biens vrais ou faux dont le tyran paraît jouir. On ne fait pas
deux étapes à la fois : la femme deviendra citoyenne, pour apprendre combien la cité est
méprisable.
L’affranchissement économique et politique de la femme sera-t-il accompagné de son
affranchissement esthétique ? L’esprit féminin se dégagera-t-il de l’imitation de l’esprit
viril et le bas-bleu est-il destiné à disparaître bientôt ?
***
Le bas-bleu est éternel. Deux éléments principaux contribuent à le former : une
prétention puérile d’abord, le désir de nous montrer qu’on peut faire ce que nous
faisons ; et aussi la timidité, l’effroi de s’engager seule dans une voie inconnue. Car
tout véritable artiste doit tracer un sentier nouveau à travers la forêt. La timidité
diminuera, la prétention grandira. Et elle restera toujours pédantisme d’élève et snobisme
de suiveuse. Il y aura demain comme aujourd’hui quelques chaussettes-roses et beaucoup de
bas-bleus. La nature de la femme est plus imitatrice, et l’exemple des succès masculins
lui sera toujours « un dangereux leurre ».
Mais les exceptionnelles qui osent se montrer elles-mêmes deviendront un peu plus
nombreuses, et, parmi des œuvres intéressantes, nous donneront peut-être quelques
chefs-d’œuvre.
***
Les gestes même du génie ne sont imprévus que relativement, et on peut dès aujourd’hui
indiquer les limites que l’art féminin ne dépassera pas.
Toutes mes lectures me l’ont prouvé : une femme ne peut concevoir et composer qu’en
imitatrice une œuvre objective. Elle est inégale à l’effort d’une synthèse
nouvelle. Elle ne créera jamais ni un poème large, ni un drame puissant, ni un caractère
autre que le sien, ni un roman qui ne soit pas son roman, ni surtout une doctrine
philosophique. Les femmes philosophes, de celles que Descartes admirait jusqu’à Mme Clémence Royer, sont des disciples. Peut-être le lecteur s’est-il
étonné de la large place que j’ai faite aux incohérences de Clémence Badère,
d’Eulalie-Hortense Jousselin, de quelques autres. Les pages que je leur ai consacrées ne
sont point des pages perdues : elles montrent que la femme essayant de rassembler les
éléments d’un système original se disperse elle-même dans la folie.
Mais la femme dira mieux que nous les émotions de l’enfant, et ses propres émotions, et
aussi ce qu’il y a de commun à son cœur et au nôtre. C’est à elle que semble s’adresser
l’appel fameux :
Ah ! frappe-toi le cœur : c’est là qu’est le génie.
***
Car la femme est la sensibilité, l’homme la pensée et le mouvement. La femme est le
centre, l’homme la circonférence. Et l’être complet est le couple : femme-homme,
harmonie-action.
On reproche souvent aux formules leur pauvreté et
leur vague. Ces blâmes
sont mal fondés quand la formule est précisée par tout un livre, enrichie de mille
observations de détail. J’essaie donc encore cette conclusion :
La femme est l’élément passif de l’humanité.
Mais je supplie le lecteur de ne pas entendre autour du mot « passif » des harmoniques
injurieuses. Le néant est inconcevable et les termes négatifs en apparence expriment de
simples relations. « Passif » ne signifie même pas « moins actif » ; il veut dire : « dont
l’activité est moins visible, moins en dehors ». Dans le corps dit au repos s’agite
l’innombrable armée des mouvements moléculaires, et tel choc dont la masse ne semblera
point émue les exaspérera. La vie extérieure de la femme est moindre que celle de l’homme,
sa vie intérieure est plus profonde ; c’est peut-être cette différence qui constitue tout
le fameux « mystère féminin ». Ses gestes sont moins larges et plus rares parce qu’en elle
les mouvements physiologiques et psychologiques tourbillonnent plus intenses. Lourde des
êtres qui ne sont point encore et des rêves subconscients que ses fils exprimeront en
pensées, sa fécondité même fait sa relative immobilité.