« Plus nous avançons, dit-il, dans le travail qui nous a été prescrit, et plus nous sentons quel poids il nous impose. Comment, de leur vivant même, apprécier tant d’écrivains, non sur de rigoureuses théories, sur des faits démontrés, sur des calculs évidents, mais sur des choses réputées arbitraires, sur l’esprit, le goût, le talent, l’imagination, l’art d’écrire ? Comment se frayer une route à travers tant d’écueils formidables, entre tant d’opinions diverses, quelquefois contraires, toujours débattues avec chaleur ? Comment satisfaire à la fois et ceux dont il faut parler, et ceux qui ont un avis sui la littérature après l’avoir étudiée, et ceux mêmes qui, sans aucune étude, se croient pourtant du nombre des juges ? »Aujourd’hui, de juges compétents ou non, il y en a moins, il est vrai, que du temps de Chénier ; peut-être même n’y en a-t-il plus du tout, chacun s’en rapportant à son goût, à son instinct, et se souciant très peu d’exprimer sa sensation sous la forme d’un jugement pour l’imposer aux autres ; mais les auteurs, à quel point ne se sont-ils pas multipliés ! Ce n’est plus dans chaque genre une tribu, une caste : c’est une nation. Le roman tout seul présente plus d’écrivains à apprécier que n’en présentait à Chénier tout ce qu’il comprenait dans son rapport : car, il faut bien le dire, en lisant ce rapport, le petit nombre des auteurs nommés, et parmi lesquels encore il y en a tant de médiocres ou de tout à fait oubliés, n’étonne pas moins que l’étendue presque sans bornes des matières qu’il comprend. Si Chénier a pu embrasser tant de choses, c’est qu’il avait peu de personnes à y rattacher. Il abrège et retranche sur les écrivains. Tous les ouvrages qu’il cite, il a pu les lire sans trop de peine. La littérature produisait infiniment moins dans ce temps-là. Un livre qui paraît n’est pour nous qu’un accident journalier : c’était un événement du temps de Chénier. Peut-être quelques ouvrages s’élevaient-ils davantage au-dessus du niveau commun ; M. de Chateaubriand publiait son Génie du Christianisme, ou du moins son Atala ; le niveau commun était bas ; à peine atteignait-il une fade médiocrité, tandis qu’aujourd’hui le mauvais, le méprisable, l’insignifiant, est presque aussi rare parmi les écrivains de métier que l’excellent. On découvre toujours, avec un peu de patience, le coin de talent. Il faut parler de tout le monde sous peine d’être injuste, c’est-à-dire prendre et peser un à un les grains de sable de la mer. Tout cela ne vivra pas ; mais tout cela a son jour de vie, et c’est ce jour qu’il faut signaler. Encore si par le silence ou par la critique on n’avait à craindre que de froisser des amours-propres ! mais on court risque de blesser des intérêts, et quelquefois des intérêts bien respectables. Tant de gens de lettres n’ont pour fortune que leur réputation et une certaine vogue ! Le succès et la vente de leurs livres ou de leurs pièces de théâtre, c’est leur rente, rente d’autant plus honorable qu’elle est le prix d’un libre travail, mais rente incertaine et toujours exposée à de terribles baisses. Cette indépendance dont ils sont justement fiers, Dieu sait ce qu’elle coûte à quelques-uns d’entre eux ! La littérature, en un mot, n’est plus comme autrefois la distraction élégante d’une vie d’oisif ou d’abbé pensionné, le privilège de quelques vocations extraordinaires ; c’est une profession, un état dont il faut vivre, et où règne comme partout une concurrence meurtrière, un encombrement désastreux. Ajoutons, à l’honneur des lettres actuelles, que généralement ceux qui les cultivent ne veulent pas renoncer aux obligations de la vie sociale et aux sévères douceurs de la vie de famille. Savoir écrire en vers ou en prose n’est pas un prétexte qui les dispense de tenir leur place dans le monde. Les gens de lettres se marient tout comme d’autres : ils ont une femme à faire vivre, des enfants à élever. Boileau pouvait ne pas se croire trop cruel en décriant Chapelain riche et le mieux renté de tous les beaux esprits, ou Cottin conseiller et aumônier du roi. Hasardez donc un mot dur, sévère, une boutade injuste peut-être, contre un talent qui n’a pas le bonheur de vous plaire, mais qui est le champ dont la moisson fait vivre un galant homme et sa famille ! Heureux Chénier, que ses passions exposaient à être si souvent injuste, et qui ne l’a été qu’envers deux hommes, dont l’un avait trop d’esprit pour que les épigrammes de Chénier l’empêchassent de faire un beau chemin littéraire et politique, et dont l’autre, par son génie, était déjà hors des atteintes de la critique, M. de Bonald et M. de Chateaubriand ! En ne s’attaquant pas à si forte partie, les habitudes, les opinions et les préjugés du temps faisaient beau jeu, d’ailleurs, à la critique de Chénier. Sur les points essentiels, tout le monde était d’accord. De philosophie, il n’y en avait qu’une : celle de Condillac. Une opinion presque universelle rejetait les autres dans le galimatias, sublime ou non. On se croyait parfaitement dispensé de réfuter quelque chose d’aussi ridicule que les idées de Platon ou le spiritualisme de Mallebranche. N’en pas parler abrégeait la besogne. En religion, l’incrédulité brillante de Voltaire suffisait au grand nombre des esprits légers ; l’athéisme de Diderot, le matérialisme de Cabanis, aux esprits profonds. On passait le déisme de J.-J. Rousseau aux esprits faibles. À peine l’aube de la rénovation chrétienne commençait-elle à blanchir le ciel : M. de Chateaubriand charmait plus de lecteurs qu’il n’en persuadait. La politique offrait un terrain trop brûlant encore pour qu’on osât y poser le pied. La Révolution, avec ses sanglantes saturnales, avait dégoûté la France des discussions de ce genre. Chénier n’en hasarde que quelques mots qui se ressentent de l’amertume secrète de son cœur ; mais à qui la faute si la liberté n’était plus populaire, et si la Terreur de 1793 avait éteint l’enthousiasme de 1789 ? Quant à la critique proprement dite, seule, au milieu de tant de ruines, elle était restée immuable. Son vieux code subsistait tout entier. Chénier n’en invoque pas d’autre ; il en reçoit les moindres articles comme autant d’articles de foi. C’est un symbole hors duquel il n’y a pas de salut. Chénier vous dira de combien de délits M. de Chateaubriand s’est rendu coupable pour avoir élevé son style et son art au-dessus de quelques-unes des prescriptions de ce code, et quelles peines il a encourues. Le réquisitoire est complet. Cette rigidité criminaliste en fait de goût était-elle particulière à Chénier ? Point du tout. Auteurs, lecteurs, spectateurs de toute condition, de tout âge et de tout sexe, acceptaient le code ; la besogne de la critique allait toute seule : la règle était là, il ne s’agissait que d’ouvrir le code révéré et d’en faire l’application au corps du délit, c’est-à-dire à l’ouvrage, quel qu’il fût, que l’on avait sous les yeux. Le bon temps pour la critique ! quel âge d’or ! et que c’est dommage qu’il soit passé ! Et pourtant, comme on l’a pu voir dans le passage cité plus haut, Chénier n’était pas encore content. Il se plaignait de la diversité des opinions et des goûts et de la difficulté de juger quand on n’a pour asseoir ses jugements que quelque chose d’aussi arbitraire que les règles de l’art d’écrire et l’impression produite par le talent. Que dirait-il donc aujourd’hui ? Cette difficulté que la nature même du sujet faisait ressentir à Chénier, nous l’avons ressentie bien davantage à une époque où les lecteurs ne s’inquiètent pas plus que les auteurs de tout ce que l’on appelait autrefois les lois du goût. Chénier aurait désiré, ce semble, qu’il fût possible d’introduire dans l’appréciation des œuvres de l’art l’infaillibilité du calcul, la rigueur des démonstrations mathématiques, ou tout au moins la certitude des faits qui tombent sous l’observation et que tous les yeux voient nécessairement de même. En cela Chénier se trompait gravement. C’est la gloire de l’art d’être, pour ainsi dire, le maître de ses propres règles. À la matière, les lois immuables et uniformes ; aux sciences, qui ont pour objet la nature physique, la certitude ; l’art est libre comme l’âme même dont il est la plus noble et la plus pure expression. Les lois du monde ne changent pas : elles suivent un ordre invariable et constant. Le goût change et se renouvelle parce que l’âme, en vertu de la liberté, qui est sa faculté propre et le plus beau don que lui ait fait le Créateur, échappe à toute nécessité, même à celle du bien. Jusque dans ses égarements on retrouve les titres de sa noblesse. Oui, la littérature a ses variations et ses décadences. La science n’en a pas. En prenant un espace de temps déterminé, il sera toujours facile de marquer avec précision le point d’où est partie la science et celui où elle est arrivée, les faits ajoutés par l’observation aux faits déjà connus en physique, en chimie, en botanique ; les découvertes de l’astronomie dans le vaste champ des cieux, ou les nouvelles démonstrations dont se sont enrichies les mathématiques. Là, le progrès est nécessaire, infaillible, même lorsque le génie baisse et cède la place aux simples travailleurs. Un cataclysme pourrait seul substituer les ténèbres à la lumière et obliger la science à recommencer son œuvre. Ce cataclysme est peu probable. La preuve que cette loi du progrès continu n’existe pas pour les lettres, c’est que celles-ci changent de voie, et que le pis pour elles serait de s’attacher à une méthode toujours la même. Elles s’y dessécheraient et y perdraient avec leur jeunesse et leur fraîcheur tout ce qui fait leur beauté. À la longue ce qui a produit des chefs-d’œuvre ne produit plus que des œuvres mortes. Avec un peu d’étude on fera des vers raciniens, mais qui ressembleront aux vers de Racine comme une image en cire ressemble à la personne animée ; il n’y manquera qu’une chose, la libre inspiration et la vie. Mieux vaut une franche barbarie que la décrépitude d’une pareille vieillesse. Les lettres auraient donc bien tort de le désavouer ou d’en rougir : l’histoire de leur marche n’est pas nécessairement l’histoire de leur progrès. Elles changent, non pas toujours en mieux, mais parce qu’elles périraient si elles ne changeaient pas. Quand une longue imitation a couvert le champ des lettres d’œuvres sans vie, l’anarchie arrive qui nettoie le terrain, purifie l’air et renouvelle la sève. Dans tout ce qui n’est pas la science nous en sommes, il faut avoir le courage de le dire, à l’anarchie : philosophie, morale, histoire, poésie, roman, théâtre, l’anarchie a tout envahi. Chacun suit sa route, sans regarder qui le précède ou qui le suit. La vieille critique, celle qui épluchait les phrases, pesait les mots, traitait du haut de sa grandeur toute inspiration libre en fait de style et de pensée, est morte avec la vieille littérature ; personne ne croit plus qu’inventer et calquer soit une même chose, et qu’il suffise de mettre ses pas dans les pas des classiques pour arriver à leur immortalité. L’arbitraire, telle est aujourd’hui la loi des lettres, malgré l’opposition qui semble être entre ces deux mots. Pour peser nous n’avons plus de balance, pour mesurer plus de compas. Au théâtre, on ne voit plus un petit nombre de juges se rassembler solennellement, moins pour savourer une émotion que pour porter un jugement. La foule accourt, ne sachant pas même s’il y a des règles, et siffle ou applaudit selon qu’elle s’ennuie ou qu’elle s’amuse. Des livres, il en faut pour tous les goûts : ils sont bons s’ils se vendent, mauvais s’ils restent chez le libraire. On ne lisait guère autrefois que dans les salons ; aujourd’hui ce sont peut-être les salons qui lisent le moins. Il s’agissait de satisfaire un petit nombre d’esprits délicats : il s’agit de répondre aux besoins d’une multitude affamée. Voulût-on former un jury littéraire, je doute qu’on pût jamais amener les douze jurés à prononcer leur verdict, à moins qu’employant la méthode anglaise on ne les fît mourir de faim et de soif dans la salle de leurs délibérations. Un jury littéraire ? mais quatre personnes amiablement réunies dans une commission pour juger des progrès de notre littérature ne parviendront à s’entendre qu’à la condition de ne pas s’expliquer, ou de convenir d’avance d’une tolérance absolue pour leurs opinions réciproques. Juger ! mais condamner aujourd’hui un ouvrage d’art ou de littérature, c’est presque dire à l’auteur qu’il est un sot ; si peu que ce soit d’esprit et de talent justifie tout dans la liberté qui règne de penser ce que l’on veut et d’écrire selon sa fantaisie. La critique est morte ; n’est-ce pas un paradoxe de le dire pendant que journaux et revues abondent, et qu’il semble, au contraire, que de toutes les branches de la littérature ce soit celle qui ait pris le plus de développements et qui joue le plus grand rôle ? Paradoxe, soit ! mais c’est notre temps lui-même qui est paradoxal. Le paradoxe est dans les faits et non dans l’imagination de celui qui les observe et qui les note. La critique est morte en ce sens qu’elle n’est plus une règle commune, une loi uniforme et acceptée de tous ; la critique, qui met tout en question, est en question elle-même ; chacun a la sienne qu’il fait dériver de son goût propre et qu’il traite selon sa méthode ; et c’est pour cela peut-être qu’obligée par l’incertitude même où elle est tombée de remonter aux principes et de jeter la sonde à une plus grande profondeur, la critique a produit quelques-uns des esprits les plus éminents et les plus originaux de notre époque. En me demandant de placer ici quelques réflexions sur la critique pour compléter ce tableau de notre littérature, Votre Excellence n’a pas prétendu, sans doute, que j’essayasse de lui offrir une histoire détaillée de la critique en France depuis vingt-cinq ans. Dans l’immense variété des esprits et des goûts, au milieu de cette multitude de revues et de journaux où écrivent, sous tant d’inspirations différentes et quelquefois opposées, des hommes d’un rare talent pour la plupart, l’œuvre serait trop au-dessus de mes forces. Trop de noms distingués s’offriraient à ma mémoire, sans compter ceux que j’oublierais ou que je ne connais pas. Les classer, les étiqueter, présenterait trop de difficultés. Nous vivons dans un temps où il ne faut nommer personne si l’on ne veut pas nommer tout le monde. Laissant donc les critiques de côté et me bornant à retracer les caractères les plus généraux de la critique actuelle, je crois qu’on peut la diviser en trois branches principales : la première, qui se rattache, mais sans superstition, à la méthode classique et remonte aux principes et à la philosophie de l’art sur les traces des grands critiques anciens, Aristote, Horace, Cicéron, Quintilien, s’aidant aussi de ceux de nos grands écrivains modernes qui ont bien voulu nous révéler quelques-uns de leurs secrets, Corneille dans l’examen de ses propres pièces, Racine dans ses trop courtes préfaces, Voltaire en cent lieux de ses ouvrages ; la seconde, que l’on pourrait appeler, sans vouloir la rabaisser et lui faire tort, la critique de fantaisie, l’examen des œuvres littéraires ne lui servant que d’occasion ou de prétexte pour développer ses propres idées et se livrer à des excursions sérieuses ou légères ; la troisième, biographique et psychologique avant tout, cherchant moins le livre dans l’auteur que l’auteur dans le livre, classant les différents esprits dans les différents siècles par genres et par espèces comme on classe des plantes dans un herbier, acceptant tout, le laid et le beau, le raisonnable et l’insensé, à titre de produits de l’esprit humain, pourvu que la sève ait monté et qu’un rejeton vigoureux soit sorti du tronc commun. Ces trois sortes de critique diffèrent par le style, comme par la méthode ; sans vouloir établir entre elles sous ce rapport des distinctions trop marquées, on peut attribuer à la première la précision, la clarté, une forme pure et élevée ; à la seconde une finesse spirituelle, ou l’abondance et la richesse de l’imagination ; à la troisième une justesse extraordinaire dans le trait, une sagacité d’expression qui peint d’un mot, une habileté de main qui s’applique à tout et épuise un caractère en quelques coups de pinceaux. Des noms propres éclairciraient tout ceci, je le sens bien. Le lecteur prendra la peine de les chercher, s’il le veut bien. Mieux vaut lui laisser ce petit embarras que de se briser soi-même sur l’écueil. En dernière analyse, la critique n’est plus un tribunal, puisqu’on trouve toujours à appeler des arrêts de l’un au goût et à la complicité de l’autre. Chacun a son monde et se passe parfaitement du monde qui n’est pas le sien. Tâchons néanmoins de caractériser plus nettement encore chacun des trois genres principaux de critique que je viens de signaler. La critique biographique, celle que j’ai nommée la dernière, mais qui tient en réalité le haut du pavé à l’heure qu’il est, se propose, avant tout, la ressemblance du portrait. Si le modèle est vivant, elle le fait poser devant elle ; elle l’étudie moins pour le juger que pour se former une idée exacte de sa physionomie, et s’applique à rendre jusqu’aux moindres des plis et des rides qui le font ce qu’il est. Être vraie dans la peinture, voilà sa dernière visée et son but suprême. Tout ce qu’elle demande, c’est que la figure du modèle ait de l’expression, du relief, et ne soit pas platement insignifiante. Êtes-vous chrétien ? on vous peindra comme chrétien. Un bon portrait de Massillon, de Bourdaloue, du docteur Arnauld ou de la mère Angélique, en vaut bien un autre ; peut-être même vaut-il mieux et a-t-il plus de chance, s’il ressort bien, d’illustrer l’artiste en passant à la postérité. Pas de préférence pourtant, de préférence trop marquée du moins. La nature a plus d’un type. De la même plume, et d’un trait non moins sûr et non moins fin, on saisira la nuance qui caractérise l’incrédule frivole du dernier siècle, on prendra sur le fait le révolutionnaire fanatique et convaincu, ou le sceptique de notre époque doutant de tout, excepté de la science, et espérant chaque matin trouver au fond de son creuset l’explication du monde et le secret de l’univers. Quand on parcourt les longues et curieuses galeries de cette critique, son vaste et brillant musée de portraits, on ne songe pas même à se demander si ceux qu’ils représentent ont été bons ou mauvais, tant ils vivent, tant ils semblent avoir eu droit et raison d’être ce qu’ils ont été, tant il paraît impossible qu’ils aient pu être autre chose ; c’est l’esprit humain dans ses variétés infinies, mais toujours l’esprit humain. Accuser une de ses nuances et la condamner, ne serait-ce pas accuser la nature des choses et condamner le Créateur lui-même ? Êtes-vous écrivain ? écrivez d’une façon ou de l’autre, à votre choix et comme il vous plaira : ayez seulement un style à vous ; ce ne sera peut-être pas le meilleur : un petit coup de pinceau, jeté comme à la dérobée, fera comprendre que le critique s’en est aperçu, et mettra sa conscience et son goût en sûreté. La laideur même peut quelquefois tenter le peintre. Le laid a son originalité. Il ressort sur la toile et met dans tout son jour l’habileté de l’artiste. Généralement indulgente, la critique biographique n’aura de colère que contre l’hypocrisie, la bassesse, la fausseté sous tous ses aspects. Elle aurait le droit de prendre à J.-J. Rousseau sa devise :
Vitam impendere vero.Comprendre tout, c’est un mérite. Ce mérite toutefois a ses inconvénients. Il conduit à confondre un peu trop le bien et le mal, à accepter sans choix tout ce qui se présente avec une certaine énergie de relief dans l’histoire de la littérature et dans les œuvres de l’art. À force de peindre on finirait par perdre l’habitude de juger, et qu’est-ce que la critique sans jugement ? La critique biographique ne juge pas assez. Par réaction peut-être, la critique que j’ai appelée classique juge trop : au jour de ses grandes rigueurs, ce sont les têtes les plus élevées qu’elle semble menacer de sa faux. Aussi dégoûtée que qui que ce soit des imitateurs et de leurs pâles copies, même parmi les modèles elle a son choix ; à peine pardonne-t-elle à Fénelon sa grâce un peu molle, et consent-elle à lui faire une place au-dessous de Pascal et de Bossuet ; Massillon est trop élégant, Buffon trop riche et trop pompeux ; tant de franche éloquence et de passion, tant de tableaux de la nature aussi frais que la nature elle-même, n’obtiennent pas grâce à J.-J. Rousseau pour quelques traits déclamatoires et pour quelques idées fausses dont le venin est épuisé. Les pauvres modernes passeront mal leur temps sous cette verge impitoyable ! Pas autant qu’on pourrait le croire. Rigoureuse dans ses principes, la critique classique de notre époque réserve ses jugements les plus sévères pour les classiques eux-mêmes. Où un peu de beau éclate dans les œuvres modernes, elle ne chicane pas sur les détails. Elle aime trop les lettres pour les décourager par un mépris systématique. Il faut l’avouer : la recherche exclusive du vrai courrait grand risque de nous faire oublier qu’il y a un beau, ou plutôt que le beau et le vrai ne font qu’un et que la source du laid c’est le faux, si la critique à principes ne se tenait à côté de la critique à portraits pour perpétuer les traditions de l’art. Les formes varient et changent, nous l’avons déjà dit. Il y a quelque chose qui ne change pas, l’esprit humain. Quand le commentaire a altéré la loi et en a fait une chaîne au lieu d’une garantie, remontez à l’esprit de la loi, à la justice. La loi, rajeunie plutôt que changée, reprendra la vie qu’elle avait perdue. En littérature, les règles, au lieu de féconder les esprits, semblent-elles n’y plus porter que la sécheresse et la stérilité ? c’est qu’une étroite et fausse application n’en a pris que le dehors, que la lettre qui tue, et a voulu faire une loi perpétuelle de ce qui n’était que la loi des circonstances. Remontez au principe des règles, à l’impérissable sentiment du beau. Les règles se raffermiront et fortifieront l’esprit au lieu de l’accabler. Quel est le classique aujourd’hui qui accepterait les anathèmes de Voltaire contre Shakespeare et ceux de Chénier contre M. de Chateaubriand ? La langue aussi, cette langue française qui s’est déjà pliée à tant d’esprits divers sans se corrompre, a besoin d’être défendue ; mais comment ? Non pas en interdisant aux écrivains les tours nouveaux et les expressions créées : tout mot est bon qu’aucun autre ne remplacerait ; toute expression est française qui éclaire comme un phare dans la nuit. Montaigne, c’est lui-même qui l’a dit, n’en refusait aucune qui lui parût propre à recevoir et à rendre énergiquement sa pensée. Il n’y a de barbares que ces mots et ces tours qu’imagine l’impuissance ou la paresse pour ne savoir pas trouver le mot propre, ou s’éviter la peine de le chercher dans l’inépuisable magasin de la langue. Il se présenterait de lui-même si l’on commençait par se rendre bien maître de sa pensée, par l’approfondir, par en avoir une claire et complète perception. Un mot vague, qui a l’air de dire quelque chose et qui ne dit rien, coûte moins à inventer. Quelquefois aussi la pensée est commune ; on croit l’ennoblir par une expression qui n’a pas la roture de l’usage. En somme, toutes les règles du langage peuvent se réduire à une seule : bien parler et bien écrire, c’est bien penser. Le travail sur les mots est stérile ; la pensée seule est créatrice. Les langues ne se corrompent que lorsque les esprits dégénèrent. Pourquoi la vieille critique est-elle morte ? parce qu’elle ne s’occupait plus que des mots. Elle avait raison de les vouloir purs, harmonieux, corrects ; elle avait tort de refuser à une pensée neuve le droit de s’exprimer par une tournure ou par une image nouvelle. La critique classique de notre époque, débarrassée des vieux préjugés, peut rendre les plus grands services à la langue, à une seule condition : celle de ne jamais condamner un mot comme nouveau, un tour comme inusité, sans démasquer sous ce tour ou sous ce mot l’idée fausse qui s’y cache, la pensée incomplète et mal digérée qui s’en couvre. Quant à cette sorte de critique que j’ai cru pouvoir nommer la critique de fantaisie, ce n’est pas une critique à proprement parler. Les œuvres qu’elle examine ne sont pour elle qu’une occasion d’exprimer ses propres idées, de donner un libre essor à son imagination : grande ressource dans bien des cas, manière honnête d’éluder l’objet spécial de la critique, lorsque, par mille raisons qu’il serait trop long d’indiquer ici, on aime mieux se dispenser de porter un jugement. Souvent le public y gagne et rarement il y perd ; tel article de journal, dans son cadre resserré et sous sa forme légère, a cent fois plus de portée que le gros livre dont le titre lui sert de prétexte. La pierre à fusil est froide et sèche ; frappez-la contre le fer, l’étincelle en jaillit. C’est déjà quelque chose de n’avoir pas à lire tant d’ouvrages pour y recueillir peut-être à grand’peine un très petit nombre de renseignements utiles, de vues heureuses. La critique fait ce travail et y ajoute un développement auquel l’auteur n’aurait jamais pensé. Ce n’est qu’un mot quelquefois qui, sous la plume du spirituel commentateur, s’étend, s’éclaircit, et jette tout à coup une vive lumière. Ingrat public ! que d’idées ne doit-il pas à ces pionniers infatigables que, sous le nom de journalistes, il se croit trop souvent en droit de mépriser ! Que de notions d’histoire, d’archéologie, de politique, que de leçons de goût ne recueille-t-il pas sans autre peine que celle d’ouvrir son journal ! Le temps les emporte, ces feuilles légères, avec tout ce qu’elles contiennent d’ingénieux, de piquant, de vrai. Lors même que l’on veut en composer des recueils, la marque du jour y est trop attachée ; je ne sais quoi de passager y flétrit trop vite des trésors d’esprit et d’imagination. Que de La Bruyères sont enfouis dans les catacombes du journalisme ! quelle dépense d’idées ! quel déploiement de toutes les richesses du style ! Voyez ce pauvre critique obligé de faire son métier hebdomadaire et de parler d’une pièce où rien ne l’a ému : que fera-t-il ? qu’aura-t-il à dire ? Pendant qu’il cherche, un rayon de soleil brille dans sa fenêtre, une rose s’épanouit dans le jardin qu’il a sous les yeux ; un incident de la vie commune, un souvenir triste ou joyeux ouvre à son esprit l’horizon : il a son idée ; il la tient ; ô bonheur ! vite sa plume et son encrier ; le papillon s’envolerait ! Et de sa bouche va sortir un fleuve de paroles aux mille couleurs qui déborderont dans ce feuilleton qu’il désespérait tout à l’heure de remplir. Et la pièce dont il s’agit de rendre compte, qu’en dira-t-il ? Il n’importe guère au critique qui l’a oubliée, et moins encore au public qui n’a pas envie de la revoir, même en abrégé. D’autres, il est vrai, s’acquittent avec plus d’exactitude et de ponctualité de leurs devoirs d’annalistes du théâtre, travail difficile et ingrat ! Une bonne analyse est une des œuvres les plus méritoires de l’esprit. Clarté, goût, jugement, tout y est requis avec une parfaite abnégation de soi-même. Quel est le mauvais auteur d’un mauvais livre ou d’un mauvais drame qui ne se place fort au-dessus de son critique ? Et le public, sans y réfléchir, partage assez l’opinion de l’auteur. Il n’arrivera guère qu’un feuilleton qui l’a amusé vaille dans son estime le livre ou la pièce qui l’a ennuyé. Mais, quelque chemin que prenne la critique et quelque but qu’elle se propose, un point est gagné : on ne l’entend plus blasphémer étourdiment contre la gloire si bien méritée de nos vieux classiques. Si favorable qu’elle soit à l’art du jour, elle ne se croit plus obligée de dénigrer l’art d’autrefois. Une admiration bien sentie a pris la place d’une imitation maladroite. On ne dit pas : Faites des vers à la façon de Racine, modelez vos pièces sur les siennes, donnez-nous des Achilles amoureux et des Turcs galants. Le type est épuisé. On lit Racine ; on l’aime pour lui-même. Déjà c’est un ancien. Les commentateurs et les scholiastes apparaissent. Un zèle, poussé jusqu’à la superstition, s’attache aux œuvres de nos grands écrivains, en recherche avec curiosité et tâche d’en reproduire fidèlement le texte authentique, l’augmente même, si c’est possible, de morceaux inédits qui trop souvent, hélas ! grossissent les volumes sans ajouter beaucoup à la valeur de l’œuvre. Tout est bon, tout est recueilli. Toute découverte dans ce genre est célébrée comme un événement littéraire. Nous n’avions pas assez de lettres de Voltaire et de sermons de Bossuet ! On fouille les dépôts publics, on se fait ouvrir les archives particulières des familles, on ramasse jusqu’aux dernières paperasses des cabinets d’amateurs. C’est à désirer, quelquefois, qu’un bon et général incendie fasse justice de ces miettes du festin littéraire, recherchées avec trop de complaisance, et défende la gloire de nos écrivains et de nos poëtes contre ces publications indiscrètes. Nous aurons bien gagné quand on aura ajouté aux deux volumes de La Bruyère trois ou quatre billets inintelligibles ou insignifiants ! Laissez ces bribes aux collecteurs d’autographes. Manuscrit, c’est quelque chose ; imprimé, ce n’est rien. Des œuvres complètes, nous n’en avons que trop. On peut passer à la gloire de l’auteur du Cid, des Horaces et de Cinna l’éternelle reproduction de douze volumes, dont la moitié au moins ne se lit pas ; mais ne serait-ce pas un vrai malheur si quelque fanatique de Corneille, mettant la main sur un Attila ou sur un Agésilas de plus, prétendait nous en gratifier ? Un autre danger est à craindre. L’imprimerie semblait avoir mis nos classiques à l’abri des incertitudes et des variétés de leçon auxquelles la main de tant de copistes négligents ou maladroits exposait les œuvres des anciens. Nous lisions avec confiance les textes lus par nos pères. Des chercheurs, dont il faut louer la patience, mais redouter quelquefois le scrupule excessif, ont réussi à jeter le doute sur quelques-uns de ces textes les plus répandus. Les variantes se sont multipliées. Chaque éditeur préférant sa version et la défendant à grands renforts d’arguments et de probabilités, on finira par ne plus savoir quelle est la bonne et la vraie. Nous retomberons dans les interminables disputes des éditions Variorum. Par une route tout opposée on reviendra, sans le vouloir, sans le savoir, à la manie de corriger, de changer, que l’on reproche à quelques-uns des éditeurs du dernier siècle. La passion de l’exactitude conduira à l’infidélité. Il y a aussi de l’arbitraire dans le choix des textes, et le désir de faire mieux ou de faire autrement que les autres peut très bien tromper l’éditeur qui se pique le plus de fidélité. Bientôt nous aurons autant de Pascals qu’il y aura d’éditeurs de ses Provinciales. et de ses Pensées, et voilà qu’un gros orage menace les Essais de Montaigne, si souvent réimprimés depuis près de trois siècles. On était à peu près d’accord de s’en rapporter à sa fille d’alliance, Mlle de Gournay ; une voix s’élève et déclare qu’une complète et fidèle édition des Essais est encore à faire. Heureux ceux qui n’ont pas une conscience littéraire si scrupuleuse ! Ils ne sont pas exposés au chagrin de se demander si c’est le vrai Pascal et le vrai Montaigne qu’ils ont tant lu et tant admiré ! La biographie a eu aussi ses excès ; je ne parle plus de la critique, mais des ouvrages spécialement consacrés à l’histoire des écrivains célèbres. L’amour des détails ne connaît plus de bornes, et pendant que d’un côté on rattache à la vie d’un philosophe ou d’un poëte toute l’histoire de son siècle, de l’autre on nous fait pénétrer jusque dans les habitudes les plus indifférentes de son existence domestique et privée. Hommage rendu au génie, soit ! L’hommage n’en vaudrait que mieux peut-être s’il s’arrêtait à la porte de la garde-robe. Voyez avec quelle sobriété Voltaire a écrit la vie de Molière ! C’est l’œuvre d’un écrivain qui est l’essentiel dans sa vie. C’est l’œuvre qu’il faut éclaircir et commenter par l’homme, et non l’homme qu’il faut chercher dans l’œuvre. L’homme passe et meurt ; l’ouvrage, s’il est bon, reste et vit. Mille générations y puiseront l’instruction ou le plaisir. L’idée a sa valeur par elle-même ; elle est autre chose, elle est plus que la simple manifestation des qualités d’une âme humaine ; et quant à ces circonstances de la vie qui sont partout à peu près les mêmes, elles n’ont pas plus de droit à l’histoire dans la vie de Descartes ou de Bossu et que dans celle du premier venu. Pour ne rien omettre, nous signalerons encore certains caprices d’opinion et de goût qui s’efforcent tantôt de tirer de l’oubli des noms à très bon droit obscurs, tantôt d’y plonger des œuvres justement célèbres. Voltaire aurait-il pu prévoir qu’un jour viendrait où ses œuvres dramatiques et sa Henriade, dont il était si fier, seraient classées parmi les plus faibles de ses ouvrages, et que bien des gens refuseraient le nom de poëte à l’auteur de Mérope et de Zaïre ? Singulier retour des choses d’ici-bas ! Il faut du courage pour avouer que cette Henriade, tombée si bas dans l’estime de quelques personnes, on l’a lue avec plaisir et plus d’une fois. Le paradoxe dépasserait toutes les bornes, si l’on ajoutait que, sans entrer en comparaison avec les grandes compositions épiques, anciennes et modernes, la Henriade n’en est pas moins un des beaux ouvrages de la langue française. Voltaire n’aurait-il pas bien du malheur pourtant d’être exclu du nombre des poëtes, quand il n’aurait fait que ses poésies légères, chefs-d’œuvre d’esprit, de naturel et de grâce ? D’autres jours, c’est la morale qui prend le dessus et déploie une rigueur inflexible. Nos pères n’avaient pas l’oreille si délicate ; leur pudeur n’était pas si susceptible sur les mots. À l’école de Rabelais et de nos vieux conteurs, ils avaient appris à ne pas trop s’effaroucher d’un son hardi, d’une image un peu libre. Notre critique a des sévérités inouïes que suivent, il est vrai, des indulgences extraordinaires. Une expression un peu trop franche lui fait monter la rougeur au front, tandis qu’une théorie qui frappe au cœur la société et renverse le principe même de toute moralité, pour peu qu’elle affecte des formes sérieuses et dogmatiques, s’introduira avec la permission et le passe-port de la critique dans les cabinets de lecture les plus populaires. Molière a bien fait de venir en même temps que Port-Royal et que Bossuet. Il est douteux qu’aujourd’hui la société comme il faut lui passât le ruban d’Agnès et la grande scène du Tartufe. C’est de l’art pourtant, de l’art suprême ! Et si l’art ne justifie pas tout, au moins est-il vrai qu’il relève et qu’il ennoblit tout. L’effronterie seule et la grossièreté lui seraient mortelles. Après avoir parlé de la critique proprement dite, ne serait-il pas juste de dire aussi quelques mots de ces comptes rendus, si utiles et si multipliés, que cent journaux publient ou reproduisent d’un bout du monde à l’autre, et par l’entremise desquels on assiste à tout, on voit tout, rapides comme les chemins de fer, se divisant comme des canaux et portant un peu de fraîcheur d’esprit et de rajeunissement d’idées jusque dans les retraites les plus mortes et les plus fermées à la civilisation ? Qu’une exposition universelle ait lieu à Paris, universelle par son objet, le serait-elle par ses résultats, si les journaux ne lui ouvraient leurs colonnes ? Qu’est-ce que la foule de ceux qui peuvent voir comparée à la foule de ceux qui peuvent lire ? Tout le monde y viendra, dit-on. Grande hyperbole sans les journaux ! Par eux seuls l’Exposition universelle répond vraiment à son nom et le bazar du Champ-de-Mars est devenu le rendez-vous des curieux et des intéressés de toute la terre. Ces pagodes et ces mosquées, ces jardins aux eaux toujours fraîches, aux pelouses toujours vertes, ces musées d’art et, à côté des musées, ces vitrines où brillent les pierreries les plus précieuses détachées pour quelques jours des fronts qu’elles décorent, où éclatent l’or et l’argent moulés et ciselés de cent façons différentes ; tapis, porcelaines, étoffes aux mille nuances, meubles de luxe et meubles d’usage, richesses et produits de toutes les nations, grâce aux comptes rendus des journaux, vont faire pendant six mois le spectacle aussi varié qu’instructif de l’étranger dans son pays où le retiennent la longueur et les frais du voyage, du bourgeois dans sa petite ville qu’il ne quittera pas, du solitaire dans le coin où son humeur l’enferme. Cette jeune Française, éloignée de Paris qu’elle embellissait et qu’elle regrette, pourra croire un moment qu’une fée gracieuse l’y a transportée d’un coup de sa baguette et que ces parures de si bon goût se déploient pour elle. Son journal à la main, elle verra passer sous ses yeux les merveilles de ces galeries, trop heureuse de croire s’y trouver elle-même avec ses amis et sa famille ; touchant souvenir de la patrie ! douce illusion à laquelle un simple compte rendu de journal donne presque le charme saisissant de la réalité ! Ainsi spectateurs et lecteurs, admis tous à l’Exposition, s’élèveront jusqu’à la pacifique et civilisatrice pensée qui en a conçu le plan, qui y préside et invite tous les peuples à remplacer les jeux meurtriers de la guerre par la bienfaisante rivalité de l’industrie et des arts. Rien n’échappe au compte rendu. Voyages, histoire, découvertes scientifiques, tout ce qui resterait enfoui dans d’innombrables volumes et serait perdu pour le grand nombre, le compte rendu l’analyse, l’abrège, le popularise ; pas un fait nouveau n’est signalé, pas une invention utile ne reçoit l’approbation des juges compétents, qu’il n’en avertisse aussitôt le public. L’astronome ne jouit plus seul de la planète dont le calcul ou son télescope lui a révélé l’existence dans le ciel. À peine aperçue, la planète devient comme une propriété publique. L’astronome ne s’en plaint pas ; son nom est dans toutes les bouches ; sa planète est une terre nouvelle, et il en est le Christophe Colomb. Par là s’établit en fait d’art, d’industrie et de science, un inoffensif et glorieux communisme. Le progrès d’une nation devient immédiatement le progrès de toutes les autres. Un ordre nouveau commence où tout un peuple ressentira la souffrance d’un de ses membres, et tout l’univers la souffrance d’un peuple. À l’égoïsme individuel, cette plaie du monde, se substituera le légitime égoïsme de l’humanité attaquant le mal par des efforts combinés et multipliant le bien par le partage qui s’en fera entre tous. Sont-ce là des chimères et des rêves ? Non, s’il y a une providence qui ait donné la fécondité à la sueur de l’homme, et une justice qui ait promis la récompense au travail et à la peine ! Comment, monsieur le Ministre, dans un tableau de la marche et des progrès de la littérature en France depuis vingt-cinq ans, aurait-il été possible de passer les journaux sous silence ? Rien ne s’est fait, rien ne se fera à l’avenir sans eux. Ils ont survécu à tout, même à leurs fautes, quelque grandes qu’elles aient été. Revues et journaux sont devenus la nourriture intellectuelle, le pain de chaque jour d’une multitude innombrable de lecteurs. On pourrait presque les ranger parmi les choses de première nécessité. Instruments de tout progrès, ils sont, à quelques égards, le progrès lui-même. À côté des sévérités qu’ils méritent trop souvent, que justice aussi leur soit rendue ! On se plaint de leur inexactitude, de leur partialité, de la légèreté avec laquelle ils parlent de ce qu’ils savent et quelquefois de ce qu’ils ignorent : que l’on mette en regard tout ce qu’ils ont détruit de préjugés et d’erreurs, répandu d’idées saines et de connaissances utiles ; que l’on veuille bien calculer tout ce qu’il faut aux écrivains des journaux et des revues de justesse dans l’esprit, de promptitude dans le coup d’œil, de clarté dans le style, pour mettre à la portée de tant de milliers de lecteurs comme un résumé perpétuel de ce qu’enfantent chaque jour les lettres, les sciences et les arts ! Combien y a-t-il de gens, parmi ceux mêmes qui semblent faire le moins de cas des journaux, qui ne lisent pas autre chose et ne savent que ce qu’ils ont appris par eux ! S’il est vrai que la lecture facile de ces feuilles légères nuise aux longues et fortes études, n’est-il pas vrai aussi que l’ignorance ne résiste pas à la lumière incessante qui en sort ? La littérature n’a point d’organes plus populaires, et j’ai cru répondre à l’intention de Votre Excellence en leur donnant une place dans cette partie de mon Rapport où je devais apprécier la critique de notre temps. Permettez-moi en terminant de vous présenter, monsieur le Ministre, quelques réflexions générales sur le caractère de la littérature actuelle, sur son état présent et sur son avenir. La littérature classique est finie. Essentiellement aristocratique de sa nature, son temps est passé ; par sa perfection même, et par la délicatesse de ses détails, elle n’est plus de notre époque. Les chefs-d’œuvre qu’elle a produits vivront à jamais ; il n’en paraîtra plus d’autres, à moins d’un de ces grands renouvellements du monde qui commencent par la barbarie pour revenir, après de longs siècles de ténèbres, à l’âge du goût privilégié et des littératures d’élite. Quand on parle de progrès, il faut s’entendre. Le progrès non interrompu en fait de littérature n’est qu’une chimère, je l’ai déjà dit, si l’on s’imagine que les lettres peuvent croître et se développer indéfiniment par le goût, la politesse, le fini, et s’élever dans l’échelle du beau sans jamais retomber au-dessous de ce qu’elles étaient. Il y a toujours eu des siècles à part, que l’on pourrait appeler les siècles heureux, tant ils ont été favorisés par une réunion de circonstances uniques. Ils s’éteignent, et le flambeau ne se rallume plus qu’à un long intervalle. La Grèce, cette mère féconde des lettres et des arts, n’a pas eu deux Homère, deux Platon, deux Phidias, quoiqu’elle ait produit plus d’une génération de poëtes, de philosophes et d’artistes, et qu’aucune nation n’ait gardé aussi longtemps qu’elle l’empire de l’esprit et du goût. Rome n’a pas eu deux Cicéron, deux Horace, deux Virgile. Michel-Ange, Raphaël, Le Tasse et l’Arioste sont restés uniques en Italie. La France a eu son siècle de Louis XIV, précédé, par un rare privilège, du siècle de la Renaissance et suivi du siècle de Montesquieu et de Voltaire. Trop de causes doivent concourir pour faire éclore ces âges d’or : une cour comme celle d’Auguste ou de Louis XIV, une démocratie comme celle d’Athènes, plus aristocrate par la finesse de ses organes et la délicatesse de son goût que l’aristocratie elle-même ; une certaine fermentation dont le principe nous échappe et qui fait germer à la fois une moisson d’esprits du premier ordre dans tous les genres ; du loisir pour attendre l’inspiration et ne travailler que sous son influence ; un amour de l’art pur généralement répandu ; un désir de gloire, d’avenir, d’immortalité, que les besoins du présent n’étouffent pas sous la nécessité de percer, de se faire connaître et de vivre. Et puis les grands sujets ne sont pas innombrables, les types s’épuisent, l’art même, qui les saisit et qui les fixe sous la forme la plus parfaite, les retranche du fonds commun ; ils n’appartiennent plus qu’à l’artiste dont le ciseau, la plume ou le pinceau les a réalisés. Phèdre n’est plus que la Phèdre de Racine. L’Avare, le Misanthrope, sont à Molière. Bien hardi qui essayerait de les lui prendre ! Le lieu commun sur la vanité du bonheur et des plaisirs de ce monde, de l’ambition, de la gloire, ne tentera plus que les sots après Bossuet. Refaites donc les oraisons funèbres de la veuve de Charles Ier, de la duchesse d’Orléans et du prince de Condé ! Voltaire, à lui seul, a dévoré ce qui aurait suffi à cent renommées. J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, ont ramassé les dernières gerbes et nous ont à peine laissé à glaner. Littérairement, la France est blasée, il ne lui reste qu’à jouir d’une fortune toute faite ; maussade bonheur ! Nous mettrions plutôt le feu à la maison, si c’était possible, pour avoir à la rebâtir. Que faire ? Reproduire toujours les mêmes types en les affaiblissant de plus en plus ? Et pour qui ? Le monde a changé. Ce ne sont plus des salons, une cour, un public de cordons bleus, de financiers et de grandes dames, des coteries littéraires ou philosophiques qu’il faut contenter ; c’est la foule, un peuple de quarante millions d’hommes. Encore n’est-ce pas assez dire. La littérature française, à l’heure qu’il est, dessert la démocratie universelle. Nos romans et nos pièces de théâtre forment le goût et le cœur des dames de Bukarest et de Moscou, en attendant le jour, qui n’est peut-être pas très éloigné, où l’on n’en voudra plus d’autres à la Chine et au Japon. Que la littérature classique reste donc comme l’exemplaire éternel du beau dans l’art ! qu’elle soit la ressource et qu’elle fasse les délices de ces esprits qui ne goûtent que le parfait ! Tout y est durable et à l’épreuve du temps. Déjà la postérité l’a scellée de ses suffrages. Encore bien peu d’années, et ce sera une antiquité nouvelle pour les générations qui vont nous suivre. Le grec et le latin seront le partage des savants. L’homme bien élevé lira Corneille, La Fontaine, Racine et Molière, comme nos pères lisaient Homère, Horace et Virgile. Une nouvelle littérature commence qui déjà remplace à peu près et bientôt remplacera entièrement l’âge classique, littérature appropriée à notre temps et à nos mœurs, expression de la démocratie, mobile comme elle, violente dans ses tableaux, hardie ou négligée dans les mots, plus soucieuse du succès actuel que de la renommée à venir, et se résignant de bonne grâce à vivre moins longtemps pourvu qu’elle vive davantage dans l’heure qui passe ; féconde et inépuisable dans ses œuvres, capable de fournir à la consommation de tout un peuple, renouvelant sans cesse ses formes et essayant de toutes, voyant naître et mourir en un jour ses réputations les plus brillantes ; mais aussi riche, plus riche peut-être en talents divers que tous les siècles qui l’ont précédée ! C’est un admirateur passionné des classiques qui le pense et qui ose le dire. Prenez les plus connus de nos gens de lettres actuels et transportez-les dans le milieu où vivaient La Bruyère chez le prince de Conti, Racine à Versailles, Voltaire à Ferney ; qu’ils respirent le même air, qu’ils soient accueillis et fêtés du même monde, vous verrez bien que ce n’est pas le talent qui manque et l’esprit qui a baissé. On n’a plus le temps de polir une phrase, de la tailler comme une pierre précieuse. On n’a pas dix ans devant soi pour produire et achever un petit volume. Chaque année, chaque mois doit suffire à son œuvre. On ne vit pas d’une pension de la cour ou des revenus d’un bénéfice. Le public est pressé, le consommateur exigeant ; il lit, il ne relit pas. Le succès d’une pièce nouvelle a promptement besoin d’être rajeuni par un succès nouveau. La multitude a soif d’émotions et cherche avidement dans tout ce qui est neuf une sensation qu’elle n’ait pas encore éprouvée ; par la force même des choses, l’art s’est transformé en une industrie, la première et la plus noble de toutes par son objet. À l’œuvre ! la machine souffle, la roue tourne, à l’œuvre ! À la vérité, ces tissus brillants se faneront vite ; la trame en est légère et la couleur peu solide. Ces étoffes grossières ne résisteront pas longtemps à l’usage des corps nerveux auxquels elles sont destinées ; si elles coûtent peu, elles ne dureront guère. En attendant, riches et pauvres auront eu ce qu’ils demandaient. Aujourd’hui est pourvu ; demain suffira à sa peine. Faut-il se plaindre de ce nouveau rôle de la littérature et lui en faire un crime ? N’est-elle pas faite avant tout pour être de son temps ? Elle recueillera moins de gloire, soit ! N’aura-t-elle pas plus de services à rendre ? Sont-ils si regrettables les siècles où la littérature n’était qu’un plaisir délicat, et les gens de lettres que les amuseurs du grand monde ? Ne faut-il pas plutôt relever la littérature à ses propres yeux en lui montrant la grandeur de sa mission nouvelle ? Le but qui lui est proposé, n’est-ce pas l’émancipation d’une race entière d’hommes qui ne comptaient pas jusqu’ici dans la civilisation ? N’a-t-elle pas les derniers restes de la barbarie à dissiper et tout un monde d’âmes et d’esprits à affranchir de l’ignorance ? Personnellement, l’écrivain y perdra peut-être ; sa vie sera moins douce, sa renommée moins durable. Les œuvres individuelles périront, l’œuvre générale ne périra pas ! L’élite des esprits sera moins brillante ; mille et mille esprits sortiront de leur indigence intellectuelle et, dans ce genre aussi, la petite propriété, héritant de la grande, deviendra le plus ferme rempart de la société, qui n’est mise en péril que par ceux qui ne possèdent rien dans le champ des connaissances et des idées. Vos noms pourront être condamnés à l’oubli ; un siècle plus heureux ne se souviendra pas de vos labeurs et de vos services ; mais ce siècle, c’est vous qui l’aurez fait naître. Chaque pensée, chaque notion vraie est un grain que vous semez dans la plus fertile des terres ; il ne croîtra pas pour quelques-uns seulement, il fructifiera pour tous et rapportera cent pour un. Mais aussi est-il vrai qu’un mauvais livre aujourd’hui, un livre immoral, impie, antisocial, est cent fois plus que jadis une mauvaise action. Jamais la responsabilité des écrivains n’a été si grande. Un Crébillon le fils dans le dernier siècle, un Diderot, un Parny, pouvaient croire et se dire à eux-mêmes que ceux pour qui ils écrivaient n’avaient rien à perdre en les lisant. Voltaire lui-même, par la plus singulière des erreurs, a pensé toute sa vie et répète à chaque page de sa correspondance qu’un système philosophique, quelque monstrueux qu’il soit, est la chose du monde la plus innocente ; selon lui les spéculations d’un philosophe, loin de troubler l’ordre du monde, ne descendent pas seulement de sa mansarde au premier étage, et restent parfaitement inconnues de son quartier. C’est l’excuse dont il couvre les théories insensées d’un d’Holbach ou d’un Lamettrie, et avec laquelle il se rassurait peut-être lui-même. La méprise était énorme : la Révolution française ne l’a que trop prouvé. Pas un crime n’a été commis qui n’ait pris sa source dans une de ces théories, si inoffensives aux yeux de Voltaire. De malheureuses phrases contre les prêtres et les rois, sorties de la plume d’un rhéteur qui ne les destinait qu’à être applaudies dans un souper, vingt ans plus tard armaient des mains meurtrières. Le sang coulait à l’Abbaye, aux Carmes ; les églises étaient fermées ou profanées, les prêtres massacrés ou en fuite, la royauté abolie ; le roi portait sa tête sur l’échafaud. Ces grands seigneurs que charmaient les paradoxes de leurs sophistes n’avaient pas réfléchi qu’un peuple de domestiques, debout derrière leurs fauteuils, ne perdait rien de ce qui se disait à la table. Ces jolies dames n’avaient pas songé que ces romans et ces livres qu’elles laissaient traîner dans leurs boudoirs et sur leurs tables de nuit, leurs femmes de chambre les lisaient, et qu’en imitant leurs modes on se faisait une distinction d’imiter aussi leur hardiesse de sentiments et de mœurs. Rien de si contagieux que la pensée ! Elle coule et se répand par mille canaux inconnus. Celui qui croit ne l’avoir confiée qu’à l’oreille de quelques amis la retrouve avec effroi dans son village : elle l’a devancé et l’attend à la porte de son château avec des faux et des torches. En France, surtout, de la pensée à la parole, de la parole à l’action, à peine y a-t-il le temps qu’il faut à l’éclair pour fendre le ciel d’un bout de l’horizon à l’autre. Que serait-ce aujourd’hui que les écrivains ne s’adressent plus à un petit nombre de lecteurs protégés du moins contre l’erreur par leurs intérêts, leurs lumières, par leur frivolité même, mais aux masses, qu’enflamme aisément l’espoir d’un sort meilleur et qui prennent tout au sérieux ? Si l’on parvient une fois à leur persuader qu’il n’y a ni Dieu, ni vie future, ni justice à venir, et que la jouissance de l’heure actuelle est tout, comment croire qu’elles n’exigeront pas leur part immédiate de cette jouissance et qu’on les arrêtera par un froid ce n’est pas possible ? Quand elles auront brisé le joug de la foi, qui ne sera plus pour elles que le joug de la superstition, respecteront-elles davantage celui des lois ? et quand elles ne verront plus dans la religion que l’intérêt des prêtres, seront-elles bien loin de ne voir dans les maximes sociales les plus sacrées que l’intérêt des riches, dans la morale qu’un frein ridicule à leurs plaisirs ? Ah ! si l’écrivain qui produit un livre licencieux et l’éditeur intéressé qui le répand pouvaient être témoins de tout ce que la lecture de ce livre enfante de dérèglements dans les imaginations, de désordres dans les familles, de malheurs et de crimes, leurs remords vengeraient suffisamment la justice : ils n’auraient pas besoin d’une autre punition. Dieu merci, les livres qui s’adressent aux grossières passions sont rares aujourd’hui, plus rares, je le crois, que jadis. Aucun écrivain de quelque valeur ne voudrait se déshonorer en y attachant son nom. Mais d’autres livres, plus sérieux par le fond et par la forme, ne courent-ils pas le risque d’aboutir à des effets pareils ? Pour établir ce que l’on croit une vérité, vérité de pure théorie souvent ou du moins toujours contestable, faut-il s’exposer à ébranler d’autres vérités qui sont le fondement même de l’ordre public et de la vie sociale ? Un système n’intéresse guère le commun des hommes que par les conséquences morales et pratiques qu’ils en tirent ; malheur à qui leur fournit, fût-ce sans le vouloir, un prétexte pour fermer l’oreille au cri de leur conscience et lâcher la bride à leurs désirs ! Écrivains, qui êtes aujourd’hui à vous-mêmes votre police et votre censure, qu’un sentiment de délicatesse et d’honneur vous engage donc à redoubler de vigilance sur vos œuvres, à peser sévèrement tout ce qui sort de votre plume, à calculer d’avance le plus éloigné retentissement que peut avoir un mot malheureux, une erreur qu’accrédite le prestige du talent ! Pour la première fois, l’humanité a entrepris une grande et terrible expérience ; la lutte est libre entre le bien et le mal, entre l’erreur et la vérité : expérience insensée, si ceux qui la tentent n’avaient pas une foi profonde dans l’ascendant victorieux du bien sur le mal, de la vérité sur l’erreur ! Une lutte de ce genre a nécessairement ses alternatives. Quelquefois c’est le mal et l’erreur qui semblent tout près de l’emporter : on s’effraye, on se décourage, on se demande si ce que l’on avait cru un progrès n’est pas une décadence. Avons meilleur espoir. La décadence n’est qu’apparente, le progrès est réel. L’esprit humain est en travail. Depuis quelques années il a tourné, sans déchoir, sa principale activité du côté de l’industrie, des sciences et des arts pratiques. Les merveilles qui éclatent dans le palais de l’Exposition universelle prouvent assez que ses efforts n’ont pas été vains. En quinze ans, la face de la France a été renouvelée : ses villes ont été agrandies et assainies ; Paris est devenu la première ville du monde ; des chemins de fer sillonnent notre territoire d’une extrémité à l’autre et ne laissent pour ainsi dire plus de distance entre ceux qui l’habitent. L’aisance a pénétré partout : l’ouvrier, le laboureur, sont mieux vêtus, mieux logés, mieux nourris qu’ils ne l’étaient il y a peu d’années encore. Est-ce là, comme voudraient nous le persuader quelques esprits chagrins, un pur triomphe de la matière ? N’est-ce pas plutôt la matière qui, vaincue par l’esprit, se prête en esclave à tous les besoins de l’homme ? L’instruction a pris un essor qui la propage dans les moindres hameaux : c’est votre honneur, monsieur le Ministre, et on peut vous en adresser de justes remercîments sans craindre d’être soupçonné de flatterie. En voulant que les lettres et les sciences eussent leur exposition à côté de l’industrie, et que leur marche et leurs progrès fussent signalés au public dans des rapports dont la réunion formera une véritable histoire des sciences et des lettres en France depuis vingt-cinq ans, vous leur avez témoigné un intérêt et une confiance qu’elles méritent. Elles en seront à bon droit reconnaissantes, les lettres surtout, envers lesquelles on est trop souvent injuste. Sans être triomphantes comme au temps de Voltaire, ou belles d’une beauté aussi pure qu’à l’époque classique, elles aussi elles ont travaillé et pris une grande part à l’élan de la civilisation. Rien ne leur est plus favorable qu’un gouvernement à la fois pacifique et glorieux. Il ne dépend pas des souverains de faire éclore le génie. Ce n’est pas Auguste qui a fait naître Horace et Virgile, et la France ne doit pas à Louis XIV Racine et Molière. Mais les lettres ne se développent que sous un gouvernement qui les aime et qui les honore. L’Empereur les honore et les aime. Il fait mieux que de les protéger de tout son pouvoir, il les cultive de cette main qui a signé les traités de Paris et de Villa-Franca. Jamais le talent, même le plus modeste, n’a trouvé auprès de ceux qui gouvernent plus de faveur et d’appui. Une ère nouvelle commence ; je suis de ceux qui ont foi dans l’avenir ! Il est temps, monsieur le Ministre, de céder la parole à mes collaborateurs. En lisant leurs rapports, vous reconnaîtrez, j’en suis sûr, qu’ils ont dignement répondu à votre appel et noblement servi cette cause des lettres, dont vous avez voulu qu’ils fussent les représentants et les organes dans cette occasion solennelle.
(Romans.)
Narratur ad probandum.
Castigat ridendo mores.Le roman n’a point encore mérité l’honneur d’une devise latine. Si j’étais chargé de lui en trouver une, je prendrais trois mots parmi les six inscrits par M. de Barante en tête de son Histoire des Ducs de Bourgogne, et je dirais : Narratur ad probandum. Le roman est essentiellement histoire sous son vêtement de fictions. Il procède comme l’apologue, avec cette différence que sa fable, son dire, doit être la vérité même du fait d’où la morale se dégage d’elle-même ; il « prouve en racontant » : c’est là son unique raison d’être. De nos jours, les foules, qu’elles soient noblesse, bourgeoisie ou peuple, ont la gloriole de ne plus se laisser prendre aux beaux yeux de la morale spéculative. Nous prétendons savoir sur le bout du doigt tout ce qui peut être matière à sermon ou prétexte à dithyrambe. Il semblerait que trop de voix ont chanté à nos oreilles rebattues les fiertés de l’honneur, le respect de la famille et même l’amour de la patrie. On dit pourtant que la mode est sur le point de changer et que ces sublimes vieilleries vont renaître grâce au miracle des beaux vers ; Dieu le veuille ! Pour ma part, j’écouterai toujours avec respect l’avocat des grandes causes éternellement gagnées ; mais il est certain que, dans ces derniers temps, il nous a fallu, et qu’aujourd’hui encore il nous faut, pour notre consommation de tous les jours, une morale moins haute et moins banale aussi. La beauté trop connue des maximes héroïques obsède l’esprit, quand on en abuse, comme la chanson d’Orphée elle-même arrive à exaspérer l’ouïe, si on l’entend gémir à tous les coins de rue par la vielle organisée. Il serait dangereux de proscrire, pour l’amour de l’idéal platonique, la morale moins élevée, mais plus usuelle, dont les enseignements se peuvent appliquer aux cas de conscience de notre vie bourgeoise. Outre que l’ambroisie ne saurait remplacer le vin de ménage, l’idée de mérite et de démérite importe vraiment assez peu au positivisme avoué de notre siècle ; ce qui nous frappe, c’est bien plutôt l’idée de profit et de perte. Je ne crains pas d’affirmer que la meilleure moralité d’un livre, au temps où nous sommes, consiste à montrer tout simplement la perte qui incombe au mal, le profit que réalise le bien. C’est ce que j’appelle prouver en racontant. Et c’est en ce sens que tout roman est pour moi historique dès qu’il révèle, qu’il constate ou qu’il témoigne, dès qu’il a, en un mot, une valeur comme récit, quand même il ne toucherait en rien au domaine proprement dit de l’histoire. Moyennant cette condition historique, dont ne se rendent compte peut-être ni ceux qui le méprisent, ni ceux qui le fêtent, le roman, chose frivole en apparence, s’est frayé un chemin plus large que bien des choses en apparence sérieuses. Il tombe malade parfois de ses propres excès, mais sa fortune est d’avoir des ennemis. Quand ses ennemis le voient ainsi chanceler, ils le foudroient et cela le ressuscite. Dans ce dernier quart de siècle, il faut le dire, les ennemis du roman ont trop souvent lancé leurs foudres : aussi a-t-il grandi outre mesure et conquis une importance qui étonne. Le théâtre, voyant ce ruisseau grossi à la taille d’un fleuve, y a pratiqué d’abondantes et ingénieuses rigoles, amenant chez lui, sans fierté déplacée, le trop-plein de son voisin parvenu. Quelques esprits moroses ont crié au voleur, quelques joyeux tempéraments ont répondu : « Je prends mon bien où je le trouve », et les choses ont continué leur cours paisible, le roman inventant, le théâtre empruntant. J’ajoute que rien au monde n’est plus naturel. Le théâtre, forme suprême de l’invention littéraire, a rarement eu d’autre mission que de frapper à son coin puissant le métal fondu par autrui. Le Roman moderne doit accepter ce rôle de panier d’Ennius, dont le dessus est la grande œuvre de Balzac, et garder pour lui seulement le droit de dire, sans amertume ni orgueil, que presque tous les drames de ce temps-ci et une notable part des comédies ont « trouvé chez lui leur bien » et ont eu raison de l’y prendre.
Un des premiers, Laprade a remis en honneur dans la poésie les dieux du paganisme et tourné ses yeux vers la Grèce, abandonnée comme trop classique par la nouvelle école. Le poëme d’Éleusis, le Cap Sunium et d’autres pièces encore témoignent de cette inspiration archaïque et alexandrine. Laprade a fait aussi les Poëmes évangéliques, où il baptise l’art grec avec l’eau du Jourdain ; mais le fond de sa nature est une sorte de panthéisme spiritualiste. Sa gloire, discrète et craignant un peu la foule, n’a pas eu le retentissement tumultueux qui fait arriver un poëte au public ; mais il n’a pas été sans action sur les esprits littéraires, et son influence est reconnaissable dans plus d’une œuvre célèbre ou vantée. De ces courants poétiques, fleuves, rivières, torrents, ruisseaux, les uns se sont arrêtés ou taris ; les autres continuent à couler, s’élargissant à mesure qu’ils approchent de la mer. Les poëtes de la génération actuelle ont tous puisé à ces eaux vives, les uns avec un cratère d’or, les autres avec une coupe en argile ou en bois de hêtre, d’autres dans le creux de leur main ; mais toujours quelques gouttes de ces ondes se mêlent au vin de leur cru. Qu’on ne voie pas là un reproche ; l’originalité n’est que la note personnelle ajoutée au fonds commun préparé par les contemporains ou les prédécesseurs immédiats. Nous abrégeons autant que possible ces prolégomènes indispensables. Dans l’art comme dans la réalité, on est toujours fils de quelqu’un, même quand le père est renié par l’enfant, et il nous fallait bien faire la généalogie des talents dont nous allons avoir à nous occuper. Pour beaucoup d’entre eux, éclos après le grand mouvement romantique, nous serons obligé de remonter un peu au-delà de 1848. Leur point de départ doit se chercher une dizaine d’années plus haut, bien que la meilleure partie de leur œuvre appartienne à l’époque où se circonscrit notre travail. Après le grand épanouissement poétique, qui ne peut se comparer qu’à la floraison de la Renaissance, il y eut un regain abondant. Tout jeune homme fit son volume de vers empreint de l’imitation du maître préféré, et quelquefois mêlant plusieurs imitations ensemble. De cette voie lactée, aux nébuleuses innombrables et peu distinctes traversant le ciel de sa blancheur, le premier qui se détacha, avec un scintillement vif et particulier, fut Théodore de Banville. Son premier volume, intitulé les Cariatides, porte la date de 1841, et fit sensation. Quoique l’école romantique eût habitué à la précocité dans le talent, on s’étonna de trouver des mérites si rares en un si jeune homme. Théodore de Banville avait vingt et un ans à peine et pouvait réclamer cette qualité de mineur si fièrement inscrite par lord Byron au frontispice de ses Heures de loisir. Sans doute, dans ce recueil aux pièces diverses de ton et d’allure, on peut reconnaître çà et là l’influence de Victor Hugo, d’Alfred de Musset et de Ronsard, dont le poëte est resté à bon droit le fervent admirateur ; mais on y discerne déjà facilement la nature propre de l’homme. Théodore de Banville est exclusivement poëte ; pour lui, la prose semble ne pas exister ; il peut dire, comme Ovide :
« Chaque phrase que j’essayais d’écrire était un vers. »De naissance, il eut le don de cette admirable langue que le monde entend et ne parle pas ; et de la poésie, il possède la note la plus rare, la plus haute, la plus ailée, le lyrisme. Il est, en effet, lyrique, invinciblement lyrique, et partout et toujours, et presque malgré lui, pour ainsi dire. Comme Euphorion, le symbolique enfant de Faust et d’Hélène, il voltige au-dessus des fleurs de la prairie, enlevé par des souffles qui gonflent sa draperie aux couleurs changeantes et prismatiques. Incapable de maîtriser son essor, il ne peut effleurer la terre du pied sans rebondir aussitôt jusqu’au ciel et se perdre dans la poussière dorée d’un rayon lumineux. Dans les Stalactites, cette tendance se prononce encore davantage, et l’auteur s’abandonne tout entier à son ivresse lyrique. Il nage au milieu des splendeurs et des sonorités, et derrière ses stances flamboient comme fond naturel les lueurs roses et bleues des apothéoses ; quelquefois c’est le ciel avec ses blancheurs d’aurore ou ses rougeurs de couchant ; quelquefois aussi la gloire en feux de bengale d’une fin d’opéra. Banville a le sentiment de la beauté des mots ; il les aime riches, brillants et rares, et il les place sertis d’or autour de son idée comme un bracelet de pierreries autour d’un bras de femme ; c’est là un des charmes et peut-être le plus grand de ses vers. On peut leur appliquer ces remarques si fines de Joubert :
« Les mots s’illuminent quand le doigt du poëte y fait passer son phosphore ; les mots des poëtes conservent du sens même lorsqu’ils sont détachés des autres, et plaisent isolés comme de beaux sons ; on dirait des paroles lumineuses, de l’or, des perles, des diamants et des fleurs. »La nouvelle école avait été fort sobre de mythologie. On disait plus volontiers la brise que le zéphyr ; la mer s’appelait la mer et non pas Neptune. Théodore de Banville comme Goëthe, introduisant la blanche Tyndaride dans le sombre manoir féodal du moyen âge, ramena dans le burg romantique le cortège des anciens dieux, auxquels Laprade avait déjà élevé un petit temple de marbre blanc au milieu d’un de ces bois qu’il sait si bien chanter. Il osa parler de Vénus, d’Apollon et des nymphes ; ces beaux noms le séduisaient et lui plaisaient comme des camées d’agate ou d’onyx. Il comprit d’abord l’antique un peu à la façon de Rubens. La chaste pâleur et les contours tranquilles des marbres ne suffisaient pas à ce coloriste. Ses déesses étalaient dans l’onde ou dans la nuée des chairs de nacre, veinées d’azur, fouettées de rose, inondées de chevelures rutilantes aux tons d’ambre et de topaze et des rondeurs d’une opulence qu’eût évitée l’art grec. Les roses, les lys, l’azur, l’or, la pourpre, l’hyacinthe abondent chez Banville ; il revêt tout ce qu’il touche d’un voile tramé de rayons, et ses idées, comme les princesses de féeries, se promènent dans des prairies d’émeraude, avec des robes couleur du temps, couleur du soleil et couleur de la lune. Dans ces dernières années, Banville, qui a bien rarement quitté la lyre pour la plume, a fait paraître les Exilés, où sa manière s’est agrandie et semble avoir donné sa suprême expression, si ce mot peut se dire d’un poëte encore jeune et bien vivant et capable d’œuvres nombreuses. La mythologie tient une grande place dans ce volume, où Banville s’est montré plus grecque partout ailleurs, bien que ses dieux et surtout ses déesses prennent parfois des allures florentines à la Primatice et aient l’air de descendre, en cothurnes d’azur lacés d’argent, des voûtes ou des impostes de Fontainebleau. Cette tournure fière et galante de la Renaissance mouvemente à propos la correction un peu froide de la pure antiquité. Les Améthystes sont le titre d’un petit volume plein d’élégance et de coquetterie typographiques, dans lequel l’auteur, sous l’inspiration de Ronsard, a essayé de faire revivre des rhythmes abandonnés depuis que l’entrelacement des rimes masculines et féminines est devenu obligatoire. De ce mélange de rimes, prohibé aujourd’hui, naissent des effets d’une harmonie charmante. Les stances des vers féminins ont une mollesse, une suavité, une mélancolie douce dont on peut se faire une idée en entendant chanter la délicieuse cantilène de Félicien David :
« Ma belle nuit, oh ! sois plus lente. »Les vers masculins entrelacés se font remarquer par une plénitude et une sonorité singulières. On ne saurait trop louer l’habileté exquise avec laquelle l’auteur manie ces rhythmes dont Ronsard, Remy Belleau, A. Baïf, Dubellay, Jean Daurat et les poëtes de la pléiade tiraient un si excellent parti. Comme les odelettes de l’illustre Vendômois, ces petites pièces roulent sur des sujets amoureux, galants, ou de philosophie anacréontique. Nous n’avons encore montré qu’une face du talent de Banville, la face sérieuse. Sa muse a deux masques, l’un grave et l’autre rieur. Ce lyrique est aussi un bouffon à ses heures. Les Odes funambulesques dansent sur la corde avec ou sans balancier, montrant l’étroite semelle frottée de blanc d’Espagne de leurs brodequins et se livrant au-dessus des têtes de la foule à des exercices prodigieux au milieu d’un fourmillement de clinquant et de paillettes, et quelquefois elles font des cabrioles si hautes, qu’elles vont se perdre dans les étoiles. Les phrases se disloquent comme des clowns, tandis que les rimes font bruire les sonnettes de leurs chapeaux chinois et que le pître frappe de sa baguette des toiles sauvagement tatouées de couleurs féroces dont il donne une burlesque explication. Cela tient du boniment, de la charge d’atelier, de la parodie et de la caricature. Sur le patron d’une ode célèbre, le poëte découpe en riant le costume d’un nain difforme comme ceux de Velasquez ou de Paul Véronèse, et il fait glapir par des perroquets le chant du rossignol. Jamais la fantaisie ne se livra à un plus joyeux gaspillage de richesses, et, dans ce bizarre volume, l’inspiration de Banville ressemble à cette mignonne princesse chinoise dont parle Henri Heine, laquelle avait pour suprême plaisir de déchirer, avec ses ongles polis et transparents comme le jade, les étoffes de soie les plus précieuses, et qui se pâmait de rire en voyant ces lambeaux roses, bleus, jaunes s’envoler par-dessus le treillage comme des papillons. L’auteur n’a pas signé cette spirituelle débauche poétique qui est peut-être son œuvre la plus originale. Nous croyons qu’on peut admettre dans la poésie ces caprices bouffons comme on admet les arabesques en peinture. Ne voit-on pas dans les loges du Vatican, autour des plus graves sujets, de gracieuses bordures où s’entremêlent des fleurs et des chimères, où des masques d’ægipans vous tirent la langue, où de petits amours fouettent d’un brin de paille les colimaçons attelés à leur char, fait chez le carrossier de la reine Mab ? Dans cette catégorie de poëtes qui touchent aux deux époques, il faut ranger le marquis de Belloy et le comte de Gramont, ce Pythias et ce Damon de la poésie, dont les noms ne se séparent pas plus que ceux d’Edmond et de Jules de Goncourt. Mais cette fraternité de cœur, d’opinions, de sentiments, qu’attestent les devises et les dédicaces, ne va pas jusqu’à la fraternité du travail ; chaque poëte a sa lyre et chante seul. Quoiqu’il y ait chez les deux le même fond de loyauté et de croyances, le talent a sa note particulière et son accent propre. Chez le marquis de Belloy se mêle à la poésie une nuance toute française et disparue depuis le xviiie siècle, l’esprit. Le comte de Gramont est toujours sérieux, sans mauvaise humeur cependant, mais il ne sait pas ou il ne veut pas sourire. Sa muse est grave, d’une pâleur de marbre sous sa couronne de laurier, comme une muse du Parnasse de Raphaël ; celle du marquis de Belloy met pour aller au bal un soupçon de fard et une mouche. Tous deux cherchent la beauté, mais l’un admet le joli, que l’autre repousse ; seulement ils ont le même soin exquis de la forme, le même souci de la langue et du style, la même patiente recherche de la perfection. De Belloy a fait, sous le pseudonyme transparent du Chevalier d’Aï, l’histoire intellectuelle de son talent ; il a peint les fluctuations littéraires de l’aimable chevalier, très accessible aux idées modernes, malgré ses préjugés de caste, et qui va du ton des poésies légères de Voltaire au lyrisme et aux colorations de l’école romantique ; mais dans le madrigal ou l’ode, on reconnaît toujours la personnalité fine, élégante et quelque peu aristocratique du poëte. Ce livre, dans lequel des intermèdes de prose séparent et en même temps relient entre elles les pièces de vers, est de tout point charmant. Un autre volume, les Légendes fleuries, contient des poëmes dont quelques-uns ont une certaine étendue. Nous citerons, parmi les plus remarquables, Lilith, première femme d’Adam selon la tradition orientale ; histoire talmudique racontée par un vieux rabbin mal converti au christianisme, et entremêlée de digressions et de boutades humoristiques, car il y a chez de Belloy une légère pointe de satire. Ce n’est que l’épine de la rose, mais elle n’en pique pas moins et fait venir à l’épiderme une petite perle rouge. La foi sauve est une légende charmante, et dans les Byzantins, dialogue de deux bergers païens, qui entrevoient l’aurore d’une croyance nouvelle, l’auteur, par l’élévation de l’idée, la poésie des détails et la beauté de la forme, fait penser à l’Églogue napolitaine de Sainte-Beuve ; l’Eau du Léthé renferme une idée superbe. Le poëte refuse de boire avec cette eau sombre l’oubli des douleurs qui l’ont fait homme et des remords qui l’ont purifié. Il refuse courageusement cette morne consolation. À la suite du livre de Ruth, traduit avec une gravité et une onction bibliques, M. de Belloy a placé la légende d’Orpha, la seconde bru de Noëmi, dont il a supposé les aventures, puisque le silence du texte permettait l’invention au conteur. Cette douce et touchante histoire pourrait s’insérer manuscrite entre les feuillets d’une bible de famille, tant le style en est pur. Notre cadre ne nous permet pas de nous étendre sur les pièces de théâtre du marquis de Belloy ; mais ce serait laisser incomplète la physionomie du poëte, si nous ne mentionnions pas au moins Damon et Pythias, cette charmante pièce antique que le Théâtre-Français a prise à l’Odéon, la Mal’ aria et le Tasse à Sorrente. S’il est très français, de Belloy est aussi très italien. Il sait Pétrarque, le Tasse et Métastase sur le bout du doigt, comme son ami de Gramont, qui fait des sonnets dans la langue du beau pays où résonne le si. Les Chants du passé, de M. de Gramont, contiennent une grande quantité de sonnets d’une rare perfection. Cette forme si artistement construite, d’un rhythme si justement balancé et d’une pureté qui n’admet aucune tache, convient à ce talent mâle, austère et sobre, d’une résignation si haute et si noble, et qui, vaincu par la destinée, garde, même dans la douleur, l’attitude musculeuse des captifs de Michel-Ange. Ses croyances ne lui permettant pas de se mêler au mouvement moderne, il s’en va, avec une fierté silencieuse, sur la route solitaire, à travers les écroulements du passé. L’on peut regarder comme une personnification de son génie cette magnifique pièce de vers où, seul de sa tribu, qui émigre vers des horizons nouveaux, un jeune homme obstiné reste sur le sol de ses ancêtres. Endymion a la pureté d’un marbre antique éclairé par la lune. Le baiser argenté de Diane peut descendre sur ce bel adolescent, que les pasteurs du Latmos vénèrent comme un dieu. Il est digne d’elle pour sa blancheur virginale et sa chasteté neigeuse. Aux sonnets se joignent des pièces plus étendues, que l’auteur désigne sous le nom de Rhythmes, et qui outre l’élévation de la pensée, la beauté du style, montrent la science la plus profonde de la métrique. On voit bien que M. de Gramont a étudié avec amour Dante, Pétrarque, et tous les grands Italiens, ces maîtres d’architectonique dans la structure du vers. M. de Gramont est le seul poëte français qui ait pu réussir la Sextine, ce tour de force qu’on croirait impossible dans notre langue. La Sextine est une pièce de vers où les rimes de la première stance, toujours reprises, changent de place aux stances suivantes, comme des danseuses qui deviennent tour à tour coryphées de leur groupe et conduisent les évolutions de leurs compagnes. Arsène Houssaye n’est pas non plus un nouveau venu dans la poésie. Il chantait avant février, mais il a chanté depuis, et ses meilleurs vers sont les derniers. À travers le roman, la critique, l’histoire littéraire, Arsène Houssaye a mis au jour trois recueils : les Sentiers perdus, la Poésie dans les bois, les Poëmes antiques, qui datent de 1850 et le rattachent à cette période que nous avons mission d’explorer, sans compter les vers qu’il sème çà et là tout en marchant dans la vie, et qu’il n’a pas recueillis, comme ces magnats hongrois qui ne daignent pas se courber au bal pour ramasser les perles détachées de leurs bottes. Quoiqu’il appartienne par ses sympathies à ce grand mouvement romantique d’où découle toute la poésie de notre siècle, Arsène Houssaye ne s’est fixé sous la bannière d’aucun maître. Il n’est le soldat ni de Lamartine, ni de Victor Hugo, ni d’Alfred de Musset. Son indépendance capricieuse n’a pas voulu accepter de joug. Comme certains poëtes, il ne s’est pas, d’après un système, modelé un type auquel il fallait rester fidèle sous peine de contradiction et d’inconséquence. Combien aujourd’hui ne sont plus que les imitateurs d’eux-mêmes et n’osent plus sortir du moule invariable où ils condamnent leur pensée ! Ce n’est pas lui qui se chargera de motiver ou de régulariser les contrastes dont ses œuvres sont pleines. Aujourd’hui il peindra au pastel Ninon ou Cidalise, demain d’une chaude couleur vénitienne il fera le portrait de Violante, la maîtresse du Titien. Si le caprice le prend de modeler en biscuit ou en porcelaine de Saxe un berger et une bergère rococo enguirlandés de fleurs, certes, il ne se gêne pas. Mais, le groupe posé sur l’étagère, il n’y pense plus, et le voilà qui sculpte en marbre une Diane chasseresse ou quelque figure mythologique dont la blancheur se détache d’un fond de fraîche verdure. Il quitte le salon resplendissant de lumières pour s’enfoncer sous la verte obscurité des bois, et quand au détour d’une allée ombrageuse il rencontre la Muse, il oublie de retourner à la ville, où l’attend quelque rendez-vous donné à une beauté d’opéra. Sa poésie est ondoyante et diverse comme l’homme de Montaigne. Elle dit ce qu’elle sent à ce moment-là, et c’est le moyen d’être toujours vraie. Les émotions ne se ressemblent pas ; mais être ému, voilà l’important. Sous cette légèreté apparente, le cœur palpite et l’âme soupire, et si le mot est simple, parfois l’accent est profond. Les talents ont un âge idéal qui souvent ne concorde pas avec les années réelles du poëte. Tel auteur de vingt ans fait des œuvres qui en ont quarante. D’autres, au contraire, sont éternellement jeunes, comme André Chénier, Mürger et Alfred de Musset. Arsène Houssaye est de ceux-là, et ses cheveux blonds comme ceux de la Muse s’obstinent à ne pas blanchir. L’hiver ne vient pas pour lui. En ce temps où les arts font souvent invasion dans le domaine les uns des autres et se prêtent des comparaisons, où le même critique parle à la fois des tableaux et des livres, un poëte fait souvent penser à un peintre par on ne sait quelle ressemblance qui se sent plutôt qu’elle ne se décrit. Arsène Houssaye, avec le chatoyement soyeux de ses verdures étoilées de fleurs qui laissent à travers leurs trouées apercevoir dans une clairière, assises sous un rayon de soleil, des femmes ruisselantes de soie et de pierreries, nous rappelle Diaz, ce prestigieux coloriste, qui, lui aussi, fait de temps à autre jse promener la Vénus de Prud’hon sous le clair de lune des Mille et une nuits, et encore faut-il remarquer qu’Arsène Houssaye dessine plus nettement que Diaz de la Peña. Pour dernière touche à cette esquisse rapide, nous ne saurions mieux faire que de citer le mot de Sainte-Beuve, qui dit d’Arsène Houssaye dans ses portraits de poëtes nouveaux :
« C’est le poëte des roses et de la jeunesse. »Mais dans ces roses la goutte de rosée est souvent une larme. D’Arsène Houssaye à Amédée Pommier il ne faut pas chercher de transition, ils n’ont de commun que leur constant amour de l’art. Ce n’est pas d’hier qu’il est descendu dans l’arène ; son premier volume date de 1832, et son dernier porte le millésime de 1867. Il a la fécondité opiniâtre, et huit ou dix recueils ne l’ont pas épuisée. Il est un versificateur de première force, et nul ne façonne et ne retourne avec plus de précision sur l’enclume poétique un alexandrin ou un vers de huit pieds. S’il faut remettre le fer au feu de la forge, ce qui arrive rarement, tant son coup de marteau est sûr, il remue le charbon, active l’haleine du soufflet, et la forme voulue est bientôt imposée au métal rebelle. Le poëte se plaît à cette lutte, et il s’agite comme un Vulcain dans son antre, heureux de voir voler à droite et à gauche les rouges étincelles et d’entendre le rhythme sonore retentir sous la voûte. De ce rude travail il lui reste parfois au front des parcelles de limaille et de charbon ; mais le vers bien fourbi reluit comme de l’acier, et l’on n’y saurait trouver une paille. Amédée Pommier égale, s’il ne la dépasse, l’habileté métrique de Barthélemy et de Méry, et il eût au besoin fait tout seul la Némésis, Les principaux volumes de M. Pommier sont le Livre de sang, Océanides et fantaisies, Sonnets sur le salon de 1851, Colères, Colifichets, où l’auteur s’est livré à tous les tours de force métriques qu’on puisse imaginer, avec une aisance, une agilité et une souplesse incomparables. On peut dédaigner ces jeux difficiles qui sont comme la fugue et le contre-point de la poésie, mais il faut être un maître pour y exceller, et qui ne les a pas pratiqués peut se trouver un jour devant l’idée sans forme à lui offrir. L’Enfer, de tous les volumes d’Amédée Pommier, a été le plus remarqué, et c’est en effet une œuvre des plus originales. L’auteur, trouvant qu’on spiritualisait un peu trop l’enfer, l’a épaissi, comme disait Mme de Sévigné à propos de la religion, par quelques bons supplices matériels, tels que chaudières bouillantes, jets de plomb fondu, cuillerées de poix liquide, lits de fer rougi, coups de fourche et de lanières à pointes, introduisant les diableries de Callot dans les cercles du Dante. Idée ingénieuse ! l’adultère est puni par la satisfaction à perpétuité de sa concupiscence ; les amants coupables sont toujours l’un devant l’autre, éternels forçats de l’amour.
dit le poëte en terminant sa strophe par cette chute heureuse et de l’effet le plus piquant. Le mètre employé est une strophe de douze vers composée d’un quatrain et de deux rimes triplées féminines qui s’encadrent entre deux vers masculins. L’auteur manie cette forme avec une maëstria singulière. Il s’en est encore servi dans son volume de Paris, espèce de description lyrique et bouffonne de la grand’ville où parfois Victor Hugo coudoie Saint-Amant et Scarron, étrange macédoine de splendeurs et de misères, de types sublimes et grotesques, de tableaux brillants et d’affiches bariolées, de vers splendides et de lignes prosaïques, de chiffons et de bijoux, et d’ingrédients plus bizarres que ceux dont les sorcières de Macbeth remplissent leur chaudron. Parfois le poëte, comme lord Byron, qui, dans Beppo, se passe le caprice de rimer l’annonce et l’étiquette de l’Harwey-sauce, s’amuse à rimer la quatrième page des journaux. Ce qu’on peut reprocher à ce poëme d’une grande étendue, c’est une sorte de ribombo venant de la redondance des rimes triplées que ramène chaque strophe. Amédée Pommier a tenté bien des genres : l’ode, la satire, l’épître, le poëme, le sonnet, la fantaisie rhythmique, et partout il a laissé l’empreinte d’un talent vigoureux et robuste nourri de fortes études. Chapelain pourrait dire de lui comme de Molière :L’éternité du tête-à-tête
« Ce garçon sait du latin. »Sa meilleure pièce, peut-être, est celle qu’il appelle Utopie et dans laquelle il décrit son rêve de perfection : un morceau de dimension modeste, un bijou de métal précieux finement ciselé, une perle sertie dans l’or, une fleur à mettre parmi les plus fraîches au cœur d’un bouquet d’anthologie ; il a réalisé son rêve en l’exprimant. Si le Poëme des champs, de Calemard de la Fayette, est de publication récente, il y a longtemps que son auteur cultive le champ de la poésie, cette terre ingrate et trop souvent stérile, mais qu’on abandonne toujours à regret ; il a fait autrefois des poésies et une traduction de Dante en vers très remarquables, et le voilà qui, après un long silence, reparaît avec un poëme en huit livres. Les poëmes de longue haleine sont assez rares dans l’école nouvelle, et surtout les poëmes didactiques ; il semble que ce genre soit suranné, il n’est qu’antique pourtant. Hésiode a fait les Mois et les Jours, et Virgile les Géorgiques, ce qui balance bien les Saisons de Saint-Lambert et les Jardins de l’abbé Delille. Nous pensons qu’avec sa riche palette et son large sentiment de la nature, le romantisme, qui ne craint pas le mot propre et le détail familier, pourrait s’essayer avec bonheur dans le poëme descriptif et didactique. La même idée est venue à Calemard de la Fayette. Enlevé au tourbillon de Paris et devenu propriétaire d’un grand domaine rural, il se mit à gérer ses terres lui-même. Mais pour cela il ne renonça pas à ses goûts d’artiste et il essaya d’atteler Pégase à la charrue. Le bon cheval ailé ne se mit pas à ruer formidablement comme le Pégase de la Ballade de Schiller, soumis par un rustre à des travaux ignobles. Ayant reconnu que la main qui le guidait était une main de poëte, il ne s’enleva pas dans les étoiles avec l’instrument aratoire fracassé, et traça droit son sillon, car il labourait une bonne terre sur ces pentes douces par lesquelles le Parnasse rejoint la plaine. Pour faire des Géorgiques, il ne suffit pas d’être Virgile, il faut aussi être un Mathieu de Dombasle, et ces deux qualités se trouvent rarement chez le même homme. Calemard de la Fayette les possède toutes deux, car il n’est pas, qu’on nous permette cette innocente plaisanterie, un agriculteur en chambre ; il connaît la campagne pour l’avoir cultivée : il a de vrais prés, de vraies vignes, de vraies fermes, de vrais bœufs. Chose rare pour un poëte, il sait distinguer le blé de l’orge et le trèfle du sainfoin. Dans cette saine vie de gentleman farmer, il a pris sérieusement goût à la nature et aux occupations rustiques, et sa rêverie se mêlant à son travail, il a fait, au jour le jour, presque sans y songer, en marchant le long de ses pièces de blés ou de ses haies d’aubépine en fleur, le Poëme des champs, qui a sur tous les ouvrages de ce genre l’avantage de sentir le foin vert plus que l’huile de la lampe. Les descriptions en ont été faites ad vivum, comme disaient les anciens peintres, non pas d’après un croquis rapide, mais d’après des études terminées avec conscience devant un modèle qui n’était pas avare de ses séances. On voit à la précision du dessin et à la justesse de la couleur que le peintre a longtemps vécu dans l’intimité de son sujet, et que son enthousiasme pour la vie champêtre n’a rien de factice. La fable d’un semblable poëme ne saurait être bien compliquée, et Calemard de la Fayette a eu le bon goût de ne pas chercher à y introduire une action romanesque ou des épisodes superflus. Les semailles, les moissons, la vendange, les tableaux variés des saisons, la peinture de la ferme, des étables, de la basse-cour, des chevaux allant à l’abreuvoir, des bœufs revenant du labour, des paysans ni embellis ni enlaidis, mais pris dans leur forte simplicité et leur majesté naturelle, l’expression des sentiments que ces spectacles inspirent, et çà et là, dans une juste proportion, des fleurs de poésie mêlées aux préceptes d’agriculture comme des coquelicots et des bluets dans les blés, voilà les éléments employés par le poëte pour composer ses tableaux et remplir heureusement son cadre. N’allez pas croire que les poëtes de ville puissent en remontrer à ce poëte des champs ; il n’a oublié aucun des secrets du métier. Son vers est plein, solide, grave ; ses rimes sont riches, s’étayant toujours à la consonne d’appui, d’un son pur comme le tintement de la clochette suspendue au col des vaches descendant de la montagne, nouvelles sans bizarrerie et toujours bien amenées. Virgile, tout en soulignant quelques lourdeurs, applaudirait à ces nouvelles Géorgiques. Henri Blaze de Bury, quoiqu’il soit jeune encore et n’ait pas déserté le champ de bataille de la poésie, comme cela est arrivé à plusieurs et des mieux méritants, détournés de l’art sacré par la critique plus lucrative et de placement plus facile, a débuté vers 1833, en plein mouvement romantique, avec le Souper chez le commandeur, inséré d’abord dans la Revue des Deux-Mondes, et réimprimé plusieurs fois depuis. — C’était une œuvre excessive et bizarre, où la prose se mélangeait au vers dans une proportion shakspearienne, et où l’on sentait que le Don Juan de Tirso de Molina et de Molière avait lu Byron, Hoffmann, et écouté la musique de Mozart. Il y a eu dans la composition du poëte, chez Henri Blaze, trois éléments très reconnaissables : l’homme du monde ou, pour être plus intelligible, le dandy, le dilettante et le critique. Tout jeune, il savait l’allemand, la musique, il portait des gants paille, et l’autorité paternelle lui ouvrait les coulisses et les loges intimes des théâtres lyriques. Ajoutez à cela un reflet de diplomatie, quelques relations avec les cours du Nord, et vous aurez un poëte élégant et mondain, quoique très lettré, très savant et très romantique, d’une physionomie toute particulière. Henri Blaze traduisit le Faust de Gœthe, non seulement le premier, mais le second, ce qui est d’une bien autre difficulté, à la satisfaction générale des Allemands, étonnés d’être si bien compris par un Français dans l’œuvre la plus abstraite et la plus volontairement énigmatique de leur plus haut génie. — Ses vers, d’une facture très savante, quoique d’une apparence parfois négligée, rappellent en quelques endroits l’allure d’Alfred de Musset ; ils portent, comme les fashionables de ce temps-là, la rose à la boutonnière et le chapeau un peu penché sur une touffe de frisure ; mais là s’arrête la ressemblance. Alfred de Musset est Anglais et Blaze est Allemand : l’un jure par Byron et l’autre par Gœthe, tout en se réservant chacun son originalité. Les vergiss-mein-nicht, les roses, les rossignols, les rêveries sentimentales et le clair de lune allemand n’empêchent en aucune façon Henri Blaze d’être un esprit français très net, très moqueur et très clair ; il sait mettre une petite fleur bleue cueillie au bord du Rhin dans le limpide verre d’eau de Voltaire. La connaissance de la musique et des grands maîtres de cet art lui fournit une veine de comparaisons et d’effets qui ne sont pas à la disposition des poëtes, ordinairement médiocres dilettanti. Nous ne pouvons pas analyser ici en détail son œuvre poétique, qui est considérable, et il a fallu nous contenter d’esquisser le caractère du talent de l’auteur. Au Souper chez le commandeur sont joints : la Voie lactée, Ce que disent les marguerites, Églantine. Dans les Intermèdes et poëmes publiés en 1853, sont contenus : Perdita, le Petit Chaperon rouge, Vulturio, Bella, Frantz Coppola et Jenny Plantin, qui est peut-être la maîtresse pièce du recueil. C’est l’histoire touchante d’une jeune fille qui s’est éprise d’un faux poëte, comme il y en a tant de nos jours, l’épouse, l’enrichit et se tue pour mettre une grande et noble douleur dans cette vie bourgeoise et prosaïque. Sacrifice inutile ! le Manfred de boulevard oublie la morte et devient vaudevilliste. Le mélange d’exaltation et d’ironie de ce poëme produit des effets nouveaux que rend plus sensibles encore un cadre de vie moderne. Dans l’Enfer de l’esprit, son premier volume, et les Demi-teintes, autre recueil de vers qui le suivit bientôt, Auguste Vacquerie, qu’une critique superficielle désignait comme disciple et enthousiaste de Victor Hugo, a fait preuve au contraire d’une originalité presque farouche, qui l’isole dans le clan romantique. On peut aimer, admirer un maître et se dévouer à lui jusqu’au fanatisme, sans le copier pour cela. Rien ne ressemble moins au débordant lyrisme, à l’exubérance intarissable de Victor Hugo, que la manière décisive, brève et tendant toujours au but, de Vacquerie. La volonté, chez lui, domine toujours l’inspiration et le caprice. Il faut qu’une pièce de vers exprime d’abord l’idée qu’on lui confie, et l’auteur ne lui permet guère de courir en chemin après les fleurs et les papillons, à moins que cela ne rentre dans son plan et ne serve comme contraste ou comme dissonance. S’il retouche un morceau, c’est pour retrancher et non pour ajouter ; il ne greffe pas, il coupe, ne voulant rien laisser que d’essentiel. Auguste Vacquerie pourrait dire comme Joubert :
« S’il est un homme tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi. »Cette sobriété mâle, sans complaisance pour elle-même, et qui s’interdit tout ornement inutile, l’auteur de l’Enfer de l’esprit et des Demi-teintes l’apporte dans tout ce qu’il fait. Ce poëte a en lui un mathématicien qui se demande toujours : « À quoi bon ? » Sa pensée, haute, droite, peu flexible, ne connaît pas les moyens termes, et quand par hasard elle se trompe, c’est avec une conscience imperturbable, un aplomb effrayant et une rigueur de déductions qui vous stupéfie. L’erreur, avec cette netteté et cette logique de formes, prend le caractère de la vérité. Dans sa froide outrance, le poëte, parfaitement tranquille, pousse les choses jusqu’à leurs dernières conséquences logiques, le point de vue une fois accepté. Il est bien entendu qu’il ne s’agit ici que de détails purement littéraires. Malgré des bizarreries auxquelles on a donné trop d’importance, Vacquerie aime le beau, le vrai et le bien, d’un amour qui ne s’est jamais démenti. Depuis 1845, date de son dernier volume, il semble avoir quitté la poésie pure pour le théâtre et la critique. Maintenant nous voici dans un grand embarras : il conviendrait de mettre à la suite de ces écrivains, qui ont versifié avant 1848, et versifient encore de nos jours, un auteur qui nous est cher, mais qu’il nous serait difficile de louer et impossible de maltraiter. Comme les poëtes ne se gênent guère pour dire aux prosateurs qui les critiquent
« Ne sutor ultra crepidam », on a confié à un poëte la tâche difficile de parler de ses confrères. Mais ce poëte, qui n’est autre que nous-même et qui doit à ses travaux de journaliste la petite notoriété de son nom, a naturellement fait des œuvres en vers. Trois recueils portent son nom : Albertus, la Comédie de la Mort, Émaux et Camées. Les deux premiers rentrent dans le cycle carlovingien du romantisme ; ils vont de 1830 à 1838. Fondus en un seul volume et complétés par des pièces de vers de date plus récente, ils représentent la vie poétique de l’auteur jusqu’en 1845. Nous n’avons pas à nous en occuper. Mais Émaux et Camées, imprimés en 1853, réunissent toutes les conditions nécessaires pour être cités dans ce travail : les omettre semblerait peut-être une affectation de modestie plus déplaisante que l’amour-propre d’en parler. D’ailleurs nous ne le ferons que sous toutes les réserves commandées par la position du critique et de l’auteur. Ce titre, Émaux et Camées, exprime le dessein de traiter sous forme restreinte de petits sujets, tantôt sur plaque d’or ou de cuivre avec les vives couleurs de l’émail, tantôt avec la roue du graveur de pierres fines, sur l’agate, la cornaline ou l’onyx. Chaque pièce devait être un médaillon à enchâsser sur le couvercle d’un coffret, un cachet à porter au doigt, serti dans une bague, quelque chose qui rappelât les empreintes de médailles antiques qu’on voit chez les peintres et les sculpteurs. Mais l’auteur ne s’interdisait nullement de découper dans les tranches laiteuses ou fauves de la pierre un pur profil moderne, et de coiffer à la mode des médailles syracusaines des Grecques de Paris entrevues au dernier bal. L’alexandrin était trop vaste pour ces modestes ambitions, et l’auteur n’employa que le vers de huit pieds, qu’il refondit, polit et cisela avec tout le soin dont il était capable. Cette forme, non pas nouvelle, mais renouvelée par le soin du rhythme, la richesse de la rime et la précision que peut obtenir tout ouvrier patient terminant à loisir une petite chose, fut accueillie assez favorablement, et les vers de huit pieds groupés en quatrains devinrent pour quelque temps un sujet d’exercice parmi les jeunes poëtes.
« les grands bœufs blancs marqués de roux ». C’était à la fois une chanson de paysan et de poëte, où un sentiment énergique s’exprimait avec des images naïvement charmantes et tirées de la vie champêtre dans un style d’un fin travail, dont l’artifice ne se laissait pas voir. La Musette est dans son genre un petit chef-d’œuvre, une sorte d’idylle de Théocrite en couplets d’un ton plus humble et plus familier. À entendre le poëte donnant des conseils sur la peau et le bois à choisir, sur la manière de percer les trous des tuyaux à leur juste place et la façon de faire dire à l’instrument gonflé par le souffle d’une poitrine humaine les douleurs, les joies et les amours, on dirait un Faune enseignant à un berger d’églogue l’art de joindre avec de la cire les roseaux d’une flûte de Pan. Mais n’allez pas croire à une imitation ou à une réminiscence classique. La chanson est telle qu’un pâtre la pourrait chanter en surveillant ses chèvres du haut d’une roche. Pas un mot littéraire n’y détone, et cependant l’art est satisfait. Le Louis d’or, la Véronique, le Repos du soir, sont de charmantes inspirations, ainsi que d’autres morceaux peignant la vie des champs avec une sincérité de couleur qui n’exclut ni la grâce ni la poésie. Il y a du Burns chez Pierre Dupont. Sa pensée, habituée au spectacle de la nature, prend aisément un tour rêveur et contemplatif ; mais l’auteur des Bœufs n’est pas seulement un poëte bucolique qui, dans son vallon de Tempé, reste étranger aux agitations des villes ou n’en perçoit que de lointaines rumeurs, comme les bergers de Virgile se demandant sous l’ombrage ce que peut bien être cette Rome dont on parle tant. Pierre Dupont vivait en pleine fournaise sur le cratère même du volcan, et chaque événement politique lui inspirait un chant dont il composait l’air, et qu’il chantait lui-même comme un aëde antique dans les réunions, les clubs et les ateliers, d’une voie pure et sonore, que bientôt la fatigue brisa, car on lui redemandait sans cesse ces stances dont le refrain était souvent repris en chœur, dès le second couplet, par l’assistance enthousiasmée. On eut ainsi pendant quelques mois ce spectacle assurément original et rare dans une civilisation aussi avancée que la nôtre d’un poëte accomplissant sa fonction d’une façon directe, et communiquant en personne avec le public au lieu de confier son inspiration au livre. Il ne lui manquait que la lyre primitive faite d’une écaille de tortue et de cornes de bœuf. La chanson politique de Pierre Dupont contient plus d’utopie que de satire, plus de tendresse que de haine. Il rêve la fraternité, la paix universelle, l’accession de tous au bonheur. Selon lui, le glaive brisera le glaive et l’amour sera plus fort que la guerre. L’étreinte de la lutte est une sorte d’embrassement, et les peuples qui se sont combattus sont bien près de s’aimer. À travers toutes ces chimères au moins généreuses reparaît toujours l’aspiration à la vie champêtre. Le sentiment profond de la nature perce au milieu d’un couplet qui veut être socialiste. Le Chant des ouvriers, qui ressemble sous plus d’un rapport à la fameuse chanson des Gueux de Béranger, et qui exprime avec une insouciance joyeuse et mélancolique la solidarité des braves cœurs dans la misère, renferme une note toute particulière et spéciale à Pierre Dupont. Ce cri soudain :
enlève l’âme du milieu sombre où elle se trouve. Une bouffée d’air pur et un gai rayon de lumière entre dans ces taudis sombres faits pour loger des hiboux plutôt que des hommes. Ce coup d’aile vers l’azur manque à la chanson de Béranger, d’un tour si net d’ailleurs et d’un rhythme si entraînant. À ce moment, et sans fol éblouissement d’orgueil, Pierre Dupont put se dire un poëte populaire et national. Il croyait avoir à jamais mêlé son nom à la grandeur des choses ou du moins à ce qui paraissait grand alors ; mais dans l’art les événements passent, et la beauté seule reste. La Muse est jalouse ; elle a la fierté d’une déesse et ne reconnaît que son autonomie. Il lui répugne d’entrer au service d’une idée, car elle est reine, et dans son royaume tout doit lui obéir. Elle n’accepte de mot d’ordre de personne, ni d’une doctrine ni d’un parti, et si le poëte, son maître, la force à marcher en tête de quelque bande chantant un hymne ou sonnant une fanfare, elle s’en venge tôt ou tard. Elle ne lui souffle plus ces paroles ailées qui bruissent dans la lumière comme des abeilles d’or, elle lui retire l’harmonie sacrée, le nombre mystérieux, elle fausse le timbre de ses rimes et laisse s’introduire dans ses vers des phrases de plomb prises au journal ou au pamphlet. Ce n’est pas qu’elle se refuse absolument à l’inspiration contemporaine ; elle peut être émue des grands événements et jeter dans l’ode un cri sublime, mais elle veut garder la liberté d’aller à ses heures écouter dans les bois les voix éternelles de la nature ou reprendre grain à grain le chapelet de ses souvenirs. Elle fera toujours aux partis la fière réponse du poëte allemand Lenau.
« La poésie alla dans le bois profond, cherchant les sentiers sacrés de la solitude : soudain s’abat autour d’elle un bruyant essaim qui crie à la rêveuse : “Que cherches-tu ici ? laisse donc briller les fleurs, murmurer les arbres, et cesse de semer çà et là de tendres plaintes impuissantes, car voici venir une école virile et faite pour cles armes ! Ce ne sont pas les bois qui t’inspireront un chant énergique. Viens avec nous, mets tes forces au service de notre cause ; des éloges dans nos journaux récompenseront généreusement chaque pas que tu feras pour nous. Élève-toi à des efforts qui aient pour but le bonheur du monde ; ne laisse pas ton cœur se rouiller dans la solitude ; sors enfin de tes rêves ; deviens sociale ; fais-toi la fiancée de l’action, sans quoi tu te rideras comme une vieille fille !” « La poésie répondit : “Laissez-moi : vos efforts me sont suspects ; vous prétendez affranchir la vie et vous n’accordez pas à l’art la liberté ! Les fleurs n’ont jamais fait de mensonge ; bien plus sûrement que vos visages bouleversés par la fureur, leurs fraîches couleurs m’annoncent que la profonde blessure de l’humanité va se guérir. Le murmure prophétique des bois me dit que le monde sera libre ; leur murmure me le crie plus intelligiblement que ne le font vos feuilles avec tout leur fracas de mots d’où l’âme est absente, avec toutes leurs fanfaronnades discréditées. Si cela me plaît, je cueillerai ici des fleurs ; si cela me plaît, je vouerai à la liberté un chant, mais jamais je ne me laisserai enrôler par vous.” Elle dit et tourna le dos à la troupe grossière.Pierre Dupont n’eut pas le mépris hautain de Lenau pour cette popularité du moment ; il fit chanter à sa muse le refrain voulu, mais il n’y gagna pas grand’chose. Peu à peu tout ce tumulte s’apaisa. Ces refrains qui vous poursuivaient de la rue au théâtre, comme un motif obsesseur dont on ne peut se débarrasser et qu’on entend toujours bourdonner à son oreille, cessèrent de voltiger sur la bouche des hommes. Le silence se fit autour du poëte. À la vogue méritée succéda l’oubli injuste. L’ombre descendit sur le front où la popularité semblait avoir posé un laurier éternel. D’autres préoccupations s’emparèrent des esprits ; mais Pierre Dupont gardera cette gloire d’avoir cru à la poésie lorsque tout le monde se tournait vers la politique. Un nouveau poëte n’allait pas tarder à surgir, et si dans Pierre Dupont on sentait palpiter l’époque où il a chanté, il serait impossible d’assigner aucune date aux Poëmes antiques de Leconte de Lisle, dont s’émurent tout de suite ceux qui, en France, sont sensibles encore à l’art sérieux. Rien de plus hautainement impersonnel, de plus en dehors du temps, de plus dédaigneux de l’intérêt vulgaire et de la circonstance. Tout ce qui peut attirer et charmer le public, l’auteur semble l’avoir évité avec une pudeur austère et une fierté résolue. Aucune coquetterie, aucune concession au goût du jour. Profondément imprégné de l’esprit antique, Leconte de Lisle regarde les civilisations actuelles comme des variétés de décadence et, ainsi que les Grecs, donnerait volontiers le titre de barbares aux peuples qui ne parlent pas l’idiome sacré. Gœthe, l’olympien de Weimar, n’eut pas, même à la fin de sa vie, une plus neigeuse et plus sereine froideur que n’en montra ce jeune poëte à ses débuts, et pourtant Leconte de Lisle est créole ; il est né sous ce climat incandescent où le soleil brûle, où les fleurs enivrent conseillant les vagues rêveries, la paresse et la volupté. Mais rien n’a pu amollir cette forte et tranquille nature dont l’enthousiasme est tout intellectuel et pour laquelle le monde n’existe que transposé sous des formes pures dans la sphère éternelle de l’art. Après une période où la passion avait été en quelque sorte divinisée, où le lyrisme effaré donnait ses plus grands coups d’aile parmi les nuages et les tonnerres, où les poëtes hasardeux montant Pégase à cru lui jetaient la bride sur le col et ne se servaient que des éperons, c’était une nouveauté étrange que ce jeune homme venant proclamer presque comme un dogme l’impassibilité et en faisant un des principaux mérites de l’artiste. Le volume des Poëmes antiques s’ouvre par une pièce adressée à la belle Hypatie, cette sainte païenne qui souffrit le martyre pour les anciens dieux. Hypatie est la muse de Leconte de Lisle et représente admirablement le sens de son inspiration. Elle avait droit à être invoquée par lui au commencement de ses poëmes, et il lui devait bien le premier de ses chants. Il a comme elle le regret de ces dieux superbes, les plus parfaits symboles de la beauté, les plus magnifiques personnifications des forces naturelles, et qui, déchus de l’Olympe, n’ayant plus de temples ni d’adorateurs, règnent encore sur le monde par la pureté de la forme. À l’antique mythologie, le poëte moderne, qui eût dû naître à Athènes au temps de Phidias, mêle les interprétations platoniciennes et alexandrines. Il retrouve sous les fables du paganisme les idées primitives oubliées déjà, et, comme l’empereur Julien, il le ramène à ses origines. Il est parfois plus Grec que la Grèce, et son orthodoxie païenne ferait croire qu’il a été, ainsi qu’Eschyle, initié aux mystères d’Éleusis. Singulier phénomène à notre époque qu’une âme d’où toute idée moderne est absolument bannie. Dans son fervent amour de l’hellénisme, Leconte de Lisle a rejeté la terminologie latine adaptée aux noms grecs, on ne sait trop pourquoi, et qui enlève à ces mots si beaux en eux-mêmes une partie de leur sonorité et de leur couleur. Chez lui Jupiter redevient Zeus, Hercule Héraclès, Neptune Poséidon, Diane Artémis, Junon Héré, et ainsi de suite. Le centaure Chiron a repris le k, qui lui donne un aspect plus farouche, et les noms de lieux ne se produisent dans les vers du poëte qu’avec leur véritable orthographe et leurs épithètes traditionnelles. Ce sont là sans doute des détails purement extérieurs, mais qui ne sont pas indifférents. Ils ajoutent à la beauté métrique par leur harmonie et leur nouveauté ; leurs désinences inusitées amènent en plusieurs endroits des rimes imprévues, et dans notre poésie, privée de brèves et de longues, c’est un bonheur qu’une surprise de ce genre ; l’oreille qui attend un son aime à être trompée par une résonnance d’un timbre antique. Peut-être Leconte de Lisle pousse-t-il la logique de son système trop loin lorsqu’il appelle les parques les moires, les destinées les kères, le ciel ouranos. Il serait plus simple alors d’écrire en grec ; mais bientôt l’on se fait à ces restitutions des noms antiques qui occupent d’abord un peu l’œil, et l’on jouit sans effort et sans fatigue de cette poésie austère, noble et pure, qui produit l’effet d’un temple d’ordre dorique découpant sa blancheur sur un fond de montagnes violettes ou sur un pan de ciel bleu. Quelquefois, non loin du temple, des statues de héros, de déesses ou de nymphes, ayant derrière elles des massifs de myrtes et de lauriers-roses, dessinent leur beauté chastement nue dans la chair étincelante du Paros. C’est tout l’ornement que le sobre artiste se permet. Le grec d’André Chénier, quoiqu’il respire le plus pur sentiment de l’antiquité, est encore mêlé de latin comme un passage d’Homère imité par Virgile, comme une ode de Pindare qu’aurait traduite Horace. L’hellénisme de Leconte de Lisle est plus franc et plus archaïque ; il jaillit directement des sources, et il ne s’y mélange aucun flot moderne. Certains de ses poëmes font l’effet d’être traduits d’originaux grecs ignorés ou perdus. On n’y trouve pas la grâce ionienne qui fait le charme du Jeune malade, mais une beauté sévère, parfois un peu froide et presque éginétique, tellement le poëte est rigoureux pour lui-même. Ce n’est pas lui qui ajouterait trois cordes à la lyre, comme Terpandre ; les quatre cordes primitives lui suffisent. Peut-être même Leconte de Lisle est-il trop sévère, car il y a, ce nous semble, dans le génie grec quelque chose de plus ondoyant, de plus souple et de moins résolument arrêté. Il se dégage des vers de Leconte de Lisle, en dépit de ses aspirations antiques, un sentiment qu’on ne rencontre pas dans la poésie grecque et qui lui est personnel. C’est un désir d’absorption au sein de la nature, d’évanouissement dans l’éternel repos, de contemplation infinie et d’immobilité absolue qui touche de bien près au nirvana indien. Il proscrit la passion, le drame, l’éloquence, comme indignes de la poésie, et de sa main froide il arrêterait volontiers le cœur dans la poitrine marmoréenne de la Muse. Le poëte, selon lui, doit voir les choses humaines comme les verrait un dieu du haut de son Olympe, les réfléchir sans intérêt dans ses vagues prunelles et leur donner, avec un détachement parfait, la vie supérieure de la forme : telle est, à ses yeux, la mission de l’art. De semblables doctrines font bientôt quitter le Pinde pour le mont Mérou et l’Ilissus pour le Gange. Aussi aux poëmes helléniques succèdent des poëmes indous, où des noms harmonieusement bizarres s’épanouissent comme des lotus et résonnent comme les grelots d’or aux chevilles de Vasantaséna. L’hymne orphique est coudoyé par l’hymne védique ; Çurya, Bhagavat, Çunacépa, Viçvamitra, Çanta, déroulent les vagues cosmogonies indiennes en vers magnifiques tantôt constellés d’images qui ressemblent aux pierreries et aux perles semées sur le vêtement des maharadjahs, tantôt inextricablement touffus comme les jungles où se rase le tigre, où se lève la cobra capello, où le singe descendant d’Hanouman rit et grince des dents, suspendu aux lianes ; mais toujours, par quelque trouée, apparaît la pensée sereine du poëte dominant son œuvre comme le sommet blanc d’un Himalaya, dont aucun soleil, même celui de l’Inde, ne saurait fondre la neige éternelle et immaculée. Nous l’avons dit, Leconte de Lisle est créole, et, quoiqu’il n’ait pas subi l’énervante influence du climat, il excelle à reproduire cette nature si riche et si colorée avec sa flore, dont les noms résonnent voluptueusement à l’oreille comme de la musique, et semblent répandre des parfums inconnus. La ravine Saint-Gilles, le Manchy, le Sommeil du condor expriment avec un éclat incomparable ce monde étincelant, où les fleurs s’épanouissent au milieu d’une fraîcheur embrasée. Mais le chef-d’œuvre peut-être du poëte est une pièce intitulée Midi, que sait par cœur quiconque en France aime encore les vers. La scène semble se passer dans un paysage de la Provence, de l’Italie méridionale ou de l’Afrique du Nord, car ce n’est plus la luxuriante végétation des forêts vierges, mais le feuillage sobre et la ligne accusée de l’Europe. Midi, l’heure de l’implacable clarté et du soleil vertical versant ses rayons plombés sur la terre silencieuse, l’heure qui ne laisse à l’ombre qu’une étroite ligne bleue au bord des bois où rêvent les bœufs agenouillés dans l’herbe, Midi convient à ce poëte ferme et précis, ennemi des contours vaporeux et fuyants. Il sait en rendre, mieux que personne ne l’a fait avant lui, l’accablement lumineux et la sereine tristesse. Dans ses vers, la flamme de l’atmosphère semble danser aux chants des cigales ; mais le poëte ne demande aucune consolation à la nature indifférente et morne ; il n’implore d’elle que son éternel repos et son néant divin. La Grèce, l’Inde et la nature tropicale ne retiennent pas exclusivement Leconte de Lisle ; il fait de nombreuses excursions dans, les mythologies du Nord ; il feuillette les runes et les sagas, et dans ses Poëmes barbares on le prendrait pour un Scalde chantant la guerre avant la bataille, car il s’assimile avec une aisance merveilleuse le sentiment, la forme et la couleur des poésies primitives. Retiré dans sa fière indifférence du succès ou plutôt de la popularité, Leconte de Lisle a réuni autour de lui une école, un cénacle, comme vous voudrez l’appeler, de jeunes poëtes qui l’admirent avec raison, car il a toutes les hautes qualités d’un chef d’école, et qui l’imitent du mieux qu’ils peuvent, ce dont on les blâme à tort, selon nous, car celui qui n’a pas été disciple ne sera jamais maître, et, quoi qu’on en puisse dire, la poésie est un art qui s’apprend, qui a ses méthodes, ses formules, ses arcanes, son contre-point et son travail harmonique. L’inspiration doit trouver sous ses mains un clavier parfaitement juste, auquel ne manque aucune corde. On peut regarder Leconte de Lisle comme une des plus fortes individualités poétiques qui se soient produites dans cette dernière période : il a son cachet partout reconnaissable. Si le fond de son talent est antique, s’il relève, dans une certaine proportion, d’André Chénier, d’Alfred de Vigny et de Laprade, et s’il a profité des perfectionnements apportés dans la métrique et le rhythme par la nouvelle école, il possède un coin à son effigie avec lequel il frappe toute sa monnaie, qu’elle soit d’or, d’argent ou de bronze. Bien qu’il se rattache par ses admirations et la nature de son talent à la grande école de 1830, Louis Bouilhet appartient par son âge et son début à la période actuelle. Il s’est laissé détourner de la poésie pure par le théâtre, où le brillant accueil qu’il a reçu le retiendra peut-être toujours. Mais il n’en a pas moins fait trois volumes de vers qui eussent suffi à sa réputation, quand même il n’eût pas abordé la scène, où la lumière se fait si vite sur un nom parfois obscur la veille. Le premier de ces recueils, intitulé Melænis, est un poëme d’assez longue haleine pour remplir à lui seul le volume. Le cas vaut la peine d’être noté dans ce temps d’inspirations élégiaques, lyriques, intimes et presque toujours personnelles. Les poëmes sont rares parmi les livres de vers, presque toujours composés de pièces détachées. En général, la composition est assez négligée par les poëtes modernes, qui se fient trop aux hasards heureux de l’exécution et à ces beautés de détail qu’amènent quelquefois la recherche ou la rencontre des rimes ; car, de même qu’un motif jaillit sous les doigts du musicien laissant errer ses doigts sur les touches, une idée, une image résultent souvent des chocs de mots évoqués pour les nécessités métriques. Melænis est un poëme romain où se révèle, dès les premiers vers, une familiarité intime avec la vie latine. L’auteur se promène dans la Rome des empereurs sans hésiter un instant, du quartier de Suburre au mont Capitolin. Il connaît les tavernes où, sous la lampe fumeuse, boivent, se battent et dorment les histrions, les gladiateurs, les muletiers, les prêtres saliens et les poëtes, pendant que danse quelque esclave Syrienne ou Gaditane. Il a pénétré dans le laboratoire des pâles Canidies, ténébreuse officine de philtres et de poisons, et sait par cœur les incantations des sorcières Thessaliennes. S’il vous fait asseoir sur le lit de pourpre d’un banquet chez un riche patricien, croyez que Lucullus, Apicius ou Trimalcion ne trouveraient rien à redire au menu. Pétrone, l’arbitre des élégances et l’intendant des plaisirs de Néron, n’ordonne pas une orgie avec une volupté plus savante, et quand Paulus, le héros du poëme, oublieux déjà de Melænis, la belle courtisane amoureuse, quitte le triclinium pour errer dans le jardin mystérieux où l’attend Marcia, la jeune femme de l’édile, le vers, qui, tout à l’heure, s’amusait à rendre avec un sérieux comique les bizarres somptuosités de la cuisine romaine ou les grimaces grotesques du nain Stellio, devient tout à coup tendre, passionné, baigné de parfums, azuré par des reflets de clair de lune, opposant sa douce lueur bleuâtre au rouge éclat de la salle du festin. Mais nous n’avons pas à faire ici l’analyse de Melænis, l’espace nous manque pour cela. Qu’il nous suffise de dire que Louis Bouilhet, dans le cadre d’une histoire romanesque, a fait entrer de nombreux tableaux de la vie antique, où la science de l’archéologue ne nuit en rien à l’inspiration du poëte. Melænis est écrite dans cette stance de six vers à rime triplée qu’a employée souvent l’auteur de Namouna, et nous le regrettons, car cette ressemblance purement métrique a fait supposer chez Bouilhet l’imitation volontaire ou involontaire d’Alfred de Musset, et jamais poëtes ne se ressemblèrent moins. La manière de Bouilhet est robuste et imagée, pittoresque, amoureuse de couleur locale ; elle abonde en vers pleins, drus, spacieux, soufflés d’un seul jet, pour nous servir des expressions de Sainte-Beuve dans ses remarques si fines sur les différences de la poésie classique et de la poésie romantique, qui accompagnent l’œuvre de Joseph Delorme. Les Fossiles, le titre l’indique assez, ont pour sujet le monde antédiluvien, avec sa population de végétaux étranges et de bêtes monstrueuses, informes ébauches du chaos s’essayant à la création. Bouilhet a tracé dans cette œuvre, la plus difficile peut-être qu’ait tentée un poëte, des tableaux d’une bizarrerie grandiose, où l’imagination s’étaye des données de la science, en évitant la sécheresse didactique. Comme si ce n’était pas assez des difficultés naturelles du sujet, l’auteur s’est interdit tout terme technique, tout mot qui rappellerait des idées postérieures. Les ptérodactyles, les plésiosaures, les mammouths, les mastodontes apparaissent, se dégageant du chaud limon de la planète à peine refroidie et dont les volcans crèvent la croûte, rondelles fusibles du feu central, évoqués par une description puissante, mais innommés ; on les reconnaît seulement à leur forme et à leur allure. Rien de plus terrible que leurs amours et leurs combats à travers les végétaux gigantesques de la première période, au bord de la mer bouillonnante, dans une atmosphère chargée d’acide carbonique et sillonnée par les foudres de nombreux orages. Le colossal, l’énorme, le bizarre, tout ce qui est empreint d’une couleur étrange et splendide attire M. Bouilhet, et c’est, à la peinture de tels sujets qu’est surtout propre son hexamètre large, sonore et puissant, d’une facture vraiment épique, qui rappelle parfois la matière ample et forte de Lucrèce. L’apparition du premier couple humain clôt le poëme, et l’auteur, prévoyant dans l’avenir de nouvelles révolutions cosmiques, salue l’avènement d’un Adam nouveau, personnification d’une humanité supérieure. Dans son volume Festons et Astragales, Louis Bouilhet se livre à tous les caprices d’une fantaisie vagabonde. En de courtes pièces, il résume la couleur d’une civilisation ou d’une barbarie. L’Inde, l’Égypte, la Chine, peintes avec quelques traits caractéristiques, y figurent tour à tour dans tout l’éclat de leur bizarrerie. Les sujets modernes semblent moins favorables à la verve du poëte, quoique Festons et Astragales contiennent quelques pièces personnelles d’un tour vif et d’un sentiment exquis. C’est presque au lendemain de la révolution de Février, quand à peine les pavés des barricades étaient remis en place, que fut représentée à l’Odéon la Fille d’Eschyle, de Joseph Autran, et avec un succès qui l’emporta sur les graves préoccupations politiques du moment. Nous transcrivons ici les quelques lignes servant de début à notre feuilleton du 27 mars 1848 ; elles donnent la note juste de l’impression ressentie à cette fiévreuse époque.
« Du premier coup, M. J. Autran a conquis l’escabeau d’ivoire sous le portique de marbre blanc où trônent les demi-dieux de la pensée. Ces Grecs de Marseille qui habitent une rive dorée entre le double azur du ciel et de la mer, ont de naissance la familiarité de l’antique : le rhythme, le nombre, l’harmonie leur sont naturels ; d’une sensualité athénienne à l’endroit du beau, ils ont un amour de la forme plastique rare en France, où l’on est plus penseur qu’artiste. Marseille est la patrie de la rime riche, des épithètes sonores, de l’alexandrin musical. Là, les poëtes ont encore une lyre et improviseraient aisément leurs vers sur quelque promontoire, en face des flots et du soleil, au milieu d’un cercle d’auditeurs, comme sur le cap Sunium ou le môle de Naples. »La couronne de l’académie confirma le jugement du public, et la Fille d’Eschyle put mettre le laurier sur le front de son père, injustement vaincu par d’indignes rivaux à son dernier combat tragique. Nous n’avons ici à nous occuper que de la poésie proprement dite, en dehors de la forme scénique ; mais il fallait bien mentionner cette élégante et noble tragédie, sculptée dans le plus pur marbre pentélique, et que l’auteur appelle modestement « étude », puisque c’est au théâtre que le poëte s’est produit la première fois d’une façon si brillante. Après un tel triomphe, car l’auteur, rappelé par les cris d’enthousiasme de toute la salle, fut obligé de paraître sur la scène tout tremblant et comme effrayé de son succès, il faut une rare philosophie et un bien pur amour de l’art pour rentrer dans l’ombre studieuse et rimer loin de la foule, comme un poëte inconnu. Il faut le dire, la Fille d’Eschyle n’était pas la première œuvre du poëte ; il avait lancé, de 1835 à 1840, quelques ballons d’essai que l’œil distrait de la foule avait laissés se perdre dans l’azur ou dans le nuage. On n’arrive guère chez nous à la notoriété soudaine que par le théâtre, et Autran, malgré sa réussite à l’Odéon, était encore plus un poëte lyrique qu’un poëte dramatique. Né au bord de la Méditerranée, il avait eu tout enfant l’œil rempli de cet azur amer, plus pur encore que celui du ciel. Il aimait les vagues venant briser en écume d’argent leurs volutes harmonieuses, qui se succèdent avec régularité comme de belles rimes aux syllabes sonores, les voiles fuyant à l’horizon, pareilles à des plumes de colombe, les fanaux des pêcheurs illuminant les flots sombres et faisant lutter leurs reflets rouges contre les lueurs bleues de la lune, et cette idée lui vint que, jusqu’à ce jour, la mer n’avait pas eu de poëte spécial. Sans doute, Homère, Virgile la donnent pour fond à leurs figures ; mais ils en parlent plutôt avec un respect craintif qu’avec un véritable enthousiasme lyrique. Les passages où ils font allusion à l’élément perfide et stérile ne sont pas des marines dans le vrai sens du mot. Byron, de tous les poëtes, celui qui aime le mieux la mer, lui adresse souvent de belles strophes, et, dans son épopée semi-sépia, il a peint un naufrage avec une vérité étonnante. La barque de Don Juan vaut bien le radeau de la Méduse ; mais Byron n’est pas, non plus que Delacroix, qui a tiré des octaves du noble lord un si admirable tableau, un peintre spécial de marines. J. Autran a voulu combler cette lacune en publiant vers 1852 les Poëmes de la mer, où il la représente sous tous ses aspects, lumineuse et sereine, écumante et sombre, dans le calme ou la tempête, dorée par le soleil,, argentée par la lune, roulant dans ses plis une feuille du laurier de Virgile ou une orange de Sorrente, effleurée au vol de la mouette, sillonnée de barques aux voiles blanches, belle de sa beauté fluide et multiforme qui se défait et se refait sans cesse, et cela, non pas d’une manière sèche et didactique à la façon des vieux poëmes descriptifs, mais avec l’âme humaine mêlée à l’immensité et plus grande qu’elle encore. Dans la préface de ce livre, l’auteur semble se tracer sa tâche pour l’avenir, tâche qu’il a remplie déjà avec une fidélité que n’ont pas toujours les poëtes. Voici ses propres paroles :
« Selon nous, il est ici-bas trois grands et trois magnifiques métiers, auxquels sont dus les honneurs de la muse : l’agriculture, la guerre, la navigation. Laboureurs, soldats et matelots, telles sont les trois primordiales divisions de la famille humaine ; les trois plus considérables catégories de notre espèce laborieuse, souffrante et glorieuse, résident là tout entières. »Laboureurs et soldats ont suivi de près les Poëmes de la mer, et les trois grandes catégories humaines ont été célébrées en beaux vers, qui tiennent de Laprade pour la sérénité lumineuse et de Méry pour le timbre d’or des rimes. Milianah et la Vie rurale, qui servent de complément à Soldats et laboureurs, montrent chez le poëte la persistance de l’idée émise en son premier volume. L’école romantique a remis en honneur le sonnet, depuis si longtemps délaissé. La gloire de cette réhabilitation appartient à Sainte-Beuve, qui, dans les poésies de Joseph Delorme, s’écria le premier. :
Il en a fait lui-même qui valent de longs poëmes, car ils sont sans défauts, et depuis lors cette forme charmante, taillée à facettes comme un flacon de cristal, et si merveilleusement propre à contenir une goutte de lumière ou d’essence, a été essayée par un grand nombre de jeunes poëtes. On a remarqué toutefois que Victor Hugo, le grand forgeur de mètres, l’homme à qui toutes les formes, toutes les coupes, tous les rhythmes sont familiers, n’a jamais fait de sonnet ; Goëthe s’abstint aussi de cette forme pendant longtemps, ces deux aigles ne voulant sans doute pas s’emprisonner dans cette cage étroite. Cependant Goëthe céda, et tardivement il composa un sonnet qui fut un événement dans l’Allemagne littéraire. Entre tous ceux qui aujourd’hui sonnent le sonnet, pour parler comme les Ronsardisants, le plus fin joaillier, le plus habile ciseleur de ce bijou rhythmique, est Joséphin Soulary, l’auteur des Sonnets humouristiques, imprimés, avec un soin à ravir les bibliophiles, par Perrin, de Lyon. L’écrin valait presque les diamants qu’il contenait, et avertissait qu’on avait affaire à des choses précieuses. Ce sont en effet des joyaux rares, exquis et de la plus grande valeur, que les sonnets de Joséphin Soulary ; toutes les perles y sont du plus pur orient, tous les diamants de la plus belle eau, toutes les fleurs des nuances les plus riches et des parfums les plus suaves. Au commencement de son livre, il compare sa Muse à une belle fille enfermant son corps souple dans un corset juste et un vêtement qui serre les formes en les faisant valoir. L’idée entrant dans le sonnet qui la contient, l’amincit et en assure le contour, ressemble en effet à cette beauté qu’un peu de contrainte rend plus svelte, plus élégante et plus légère. Le talent de Joséphin Soulary, d’une concentration extrême, est une essence passée plusieurs fois par l’alambic et qui résume en une goutte les saveurs et les parfums qui flottent épars chez les autres poëtes. Il possède au plus haut degré la concision, la texture serrée du style et du vers, l’art de réduire une image en une épithète, la hardiesse d’ellipse, l’ingéniosité subtile et l’adresse d’emménager dans la place circonscrite qu’il est interdit de dépasser jamais, une foule d’idées, de mots et de détails qui demanderaient ailleurs des pages entières aux vastes périodes. Ceux qui aiment les lectures faciles et tournent les pages d’un doigt distrait pourraient trouver le style de Joséphin Soulary un peu obscur ou malaisé à comprendre ; mais le sonnet comporte cette difficulté savante. Pétrarque ne se lit pas couramment, et l’Italie, où l’on sait apprécier le sonnet, a envoyé au poëte une médaille d’or avec cette inscription :
Giuseppe Soulary le muse francesi guido ad attingere alle Itale fonti.Dans un temps de fécondité débordante, c’est bien peu, nous le savons, qu’un volume de sonnets ; mais nous préférons à des bibliothèques de gros volumes d’un intérêt mélodramatique cette fine étagère finement sculptée qui soutient des statuettes d’argent ou d’or d’un goût exquis et d’une élégance parfaite dans leur dimension restreinte, des buires d’agate ou d’onyx, des cassolettes d’émail contenant des parfums concentrés, de précieux vases myrrhins opalisés de tous les reflets de l’iris, et parfois un de ces charmants petits vases lacrymatoires d’argile antique contenant une larme durcie en perle pour qu’elle ne s’évapore pas. Sur les confins extrêmes du romantisme, dans une contrée bizarre éclairée de lueurs étranges, s’est produit, quelque peu après 1848, un poëte singulier, Charles Baudelaire, l’auteur des Fleurs du mal, un recueil qui fit à son apparition un bruit dont n’est pas ordinairement accompagnée la naissance des volumes de vers. Les Fleurs du mal sont en effet d’étranges fleurs, ne ressemblant pas à celles qui composent habituellement les bouquets de poésies. Elles ont les couleurs métalliques, le feuillage noir ou glauque, les calices bizarrement striés, et le parfum vertigineux de ces fleurs exotiques qu’on ne respire pas sans danger. Elles ont poussé sur l’humus noir des civilisations corrompues, ces fleurs qui semblent avoir été rapportées de l’Inde ou de Java, et le poëte se plaît à les cultiver de préférence aux roses, aux lis, aux jasmins, aux violettes et aux vergiss-mein-nicht, innocente flore des petits volumes à couverture jaune paille ou gris de perle. Baudelaire, il faut l’avouer, manque d’ingénuité et de candeur ; c’est un esprit très subtil, très raffiné, très paradoxal, et qui fait intervenir la critique dans l’inspiration. Sa familiarité de traducteur avec Edgar Poë, ce bizarre génie d’outre-mer qu’il a le premier fait connaître en France, a beaucoup influé sur son esprit ; amoureux des originalités voulues et mathématiques. Virgile a été l’auteur de Dante, Edgar Poë a été l’auteur de Baudelaire, et le Corbeau du poëte américain semble parfois croasser son irréparable
never, oh ! never more, dans les vers du poëte parisien ; car, bien qu’il ait voyagé aux Indes pendant sa première jeunesse, Baudelaire appartient à Paris, où s’est passée sa vie presque entière et où il vient de s’éteindre, hélas ! bien jeune encore. Comme Edgar Poë, il croit à la perversité native. Par perversité, il faut entendre cet instinct étrange qui nous pousse en dépit de notre raison à des actes absurdes, nuisibles et dangereux, sans autre motif que « cela ne se doit pas », cette méchanceté gratuite, et cette rébellion secrète qui, au milieu des joies du paradis, fit écouter à la première femme les suggestions du serpent, conseils perfides que l’humanité a trop bien retenus. Du reste, le poëte n’a aucune indulgence pour les vices, les dépravations et les monstruosités qu’il retrace avec le sang-froid d’un peintre de musée anatomique. Il les renie comme des infractions au rhythme universel ; car, en dépit de ces excentricités, il aime l’ordre et la norme. Impitoyable pour les autres, il se juge non moins sévèrement lui-même ; il dit avec un mâle courage ses erreurs, ses défaillances, ses délires, ses perversités, sans ménager l’hypocrisie du lecteur atteint en secret de vices tout pareils. Le dégoût des misères et des laideurs modernes le jette dans un spleen à faire paraître Young folâtre. Quoiqu’il aime Paris comme l’aimait Balzac, qu’il en suive, cherchant des rimes, les ruelles les plus sinistrement mystérieuses à l’heure où les reflets des lumières changent les flaques de pluie en mares de sang, et où la lune roule sur les anfractuosités des toits noirs comme un vieux crâne d’ivoire jaune, qu’il s’arrête parfois aux vitres enfumées de bouges, écoutant le chant rauque de l’ivrogne et le rire strident de la prostituée, ou sous la fenêtre de l’hôpital pour noter les gémissements du malade dont l’approche d’une aurore blafarde comme lui avive les douleurs, souvent des récurrences de pensée le ramènent vers l’Inde, son paradis de jeunesse, par une percée de souvenir ; on aperçoit comme aux féeries, à travers une brume d’azur et d’or, des palmiers qui se balancent sous un vent tiède et balsamique, des visages bruns, aux blancs sourires, essayant de distraire la mélancolie du maître. Si les artifices de la coquetterie parisienne plaisent au poëte raffiné des Fleurs du mal, il ressent une vraie passion pour la singularité exotique. Dans ses vers dominant les caprices, les infidélités et les dépits, reparaît opiniâtrément une figure étrange, une Vénus coulée en bronze d’Afrique, fauve, mais belle,
nigra sed formosa, espèce de madone noire dont la niche est toujours ornée de soleils en cristal et de bouquets en perle ; c’est vers elle qu’il revient après ses voyages dans l’horreur, lui demandant sinon le bonheur, du moins l’assoupissement et l’oubli. Cette sauvage maîtresse, muette et sombre comme un sphinx, avec ses parfums endormeurs et ses caresses de torpille, semble un symbole de la nature ou de la vie primitive à laquelle retournent les aspirations de l’homme las des complications de la vie civilisée dont il ne pourrait se passer peut-être. Nous ne pouvons pas analyser en détail dans un cadre nécessairement restreint ce volume d’une bizarrerie si profonde. Chaque poésie est réduite par ce talent concentrateur en une goutte d’essence renfermée dans un flacon de cristal taillé à milles facettes : essence de rose, haschich, opium, vinaigre ou sel anglais qu’il faut boire ou respirer avec précaution, comme toutes les liqueurs d’une exquisité intense. Nous citerons les Petites Vieilles, fantaisie singulière, où, sous les délabrements de la misère, de l’incurie ou du vice, l’auteur retrouve avec une pitié mélancolique des vestiges de beauté, des restes d’élégance, un certain charme fané et comme une étincelle d’âme. Une des pièces les plus remarquables du volume est intitulée par le poëte Rêve parisien : c’est un cauchemar splendide et sombre, digne des Babels à la manière noire de Martynn. Figurez-vous un paysage extra-naturel ou plutôt une perspective magique faite avec du métal, du marbre et de l’eau, et d’où le végétal est banni comme irrégulier. Tout est rigide, poli, miroitant sous un ciel sans lune, sans soleil et sans étoiles. Au milieu d’un silence d’éternité montent, éclairés d’un feu personnel, des palais, des colonnades, des tours, des escaliers, des châteaux d’eau, d’où tombent comme des rideaux de cristal des cascades pesantes. Des eaux bleues s’encadrent comme l’acier des miroirs antiques dans des quais ou des bassins d’or bruni, ou coulent sous des ponts de pierres précieuses ; le rayon cristallisé enchâsse le liquide, et les dalles de porphyre des terrasses reflètent les objets comme des glaces. Le style de cette pièce a le brillant et l’éclat noir de-l’ébène. Nous sommes loin, dans ce court poëme composé tout exprès d’éléments factices et produisant des effets contraires aux aspects habituels de la nature, des poésies naïvement sentimentales et des petites chansons de mai où l’on célèbre la tendre verdure des feuilles, le gazouillement des oiseaux et les sourires du soleil. Baudelaire a pensé qu’il venait dans l’art une époque où tous les grands sentiments généraux et ce qu’on pourrait appeler les sublimes lieux communs de l’humanité avaient été précédemment exprimés aussi bien que possible par des poëtes devenus classiques. Selon lui, il était puéril de chercher à paraître simple dans une civilisation compliquée et de faire semblant d’ignorer ce qu’on savait parfaitement bien ; il pensait qu’à l’art naturel des beaux siècles devait succéder un art souple, complexe, à la fois objectif et subjectif, investigateur, curieux, puisant des nomenclatures dans tous les dictionnaires, demandant des couleurs à toutes les palettes, des harmonies à toutes les lyres, empruntant à la science ses secrets, à la critique ses analyses, pour rendre les pensées, les rêves et les postulations du poëte. Ces pensées, il est vrai, n’ont plus la fraîche simplicité du jeune âge ; elles sont subtiles, maniérées, entachées de gongorisme, bizarrement profondes, égoïstiquement individuelles, tournant sur elles-mêmes comme la monomanie et poussant la recherche du nouveau jusqu’à l’outrance et au paroxysme. Pour emprunter une comparaison à l’écrivain dont nous essayons de caractériser le talent, c’est la différence de la lumière crue, blanche et directe du midi écrasant toutes choses, à la lumière horizontale du soir incendiant les nuées aux formes étranges de tous les reflets des métaux en fusion et des pierreries irisées. Le soleil couchant, pour être moins simple de ton que celui du matin, est-il un soleil de décadence digne de mépris et d’anathème ? On nous dira que cette splendeur tardive où les nuances se décomposent, s’enflamment, s’exacerbent et triplent d’intensité, va bientôt s’éteindre dans la nuit. Mais la nuit, qui fait éclore des millions d’astres, avec sa lune changeante, ses comètes échevelées, ses aurores boréales, ses pénombres mystérieuses et ses effrois énigmatiques, n’a-t-elle pas bien aussi son mérite et sa poésie ? Pour compléter cette physionomie, qu’on nous permette d’emprunter un morceau à une étude que nous écrivions, il y a quelques années, lorsque rien encore ne faisait présager la fin du poëte qui vient de s’éteindre si tristement. Nous rendions l’effet qu’avaient produit sur nous les Fleurs du mal par une analogie tirée d’un auteur américain que certes Baudelaire avait dû connaître.
« On lit dans les Contes de Nathaniel Hawthorne la description d’un jardin singulier où un botaniste toxicologue a réuni la flore des plantes vénéneuses : ces plantes aux feuillages bizarrement découpés, d’un vert noir ou minéralement glauque, comme si le sulfate de cuivre les teignait, ont une beauté sinistre et formidable. On les sent dangereuses malgré leur charme ; elles ont dans leur attitude hautaine, provocante ou perfide, la conscience d’un pouvoir immense ou d’une séduction irrésistible ; de leurs fleurs férocement bariolées et tigrées, d’un pourpre semblable à du sang figé ou d’un blanc chlorotique, s’exhalent des parfums âcres, pénétrants, vertigineux. Dans leurs calices empoisonnés, la rosée se change en aqua-tofana, et il ne voltige autour d’elles que des cantharides cuirassées d’or vert, ou des mouches d’un bleu d’acier dont la piqûre donne le charbon. L’euphorbe, l’aconit, la jusquiame, la ciguë, la belladone y mêlent leurs froids venins aux ardents poisons des tropiques et de l’Inde. Le mancenillier y montre ses petites pommes mortelles comme celles qui pendaient à l’arbre de science ; l’upa distille son suc laiteux plus corrosif que l’eau-forte. Au-dessus du jardin flotte une vapeur malsaine qui étourdit les oiseaux lorsqu’ils la traversent. Cependant la fille du docteur vit impunément au milieu de ces miasmes méphitiques ; ses poumons aspirent sans danger cet air où tout autre qu’elle et son père boirait une mort certaine. Elle se fait des bouquets de ces fleurs ; elle en pare ses cheveux ; elle en parfume son sein ; elle en mordille les pétales comme les jeunes filles font des roses. Saturée lentement de sucs vénéneux, elle est devenue elle-même un poison vivant qui neutralise tous les toxiques. Sa beauté, comme celle des plantes de son jardin, a quelque chose d’inquiétant, de fatal et de morbide ; ses cheveux d’un noir bleu tranchent sinistrement sur sa peau d’une pâleur mate et verdâtre où éclate sa bouche qu’on croirait empourprée à quelque baie sanglante. Un sourire fou découvre ses dents enchâssées dans des gencives d’un rouge sombre, et ses yeux fascinent comme ceux des serpents. On dirait une de ces Javanaises, vampires d’amour, succubes diurnes, dont la passion tarit en quinze jours le sang, la moelle et l’âme d’un Européen. Elle est vierge cependant, la fille du docteur, et languit dans la solitude ; l’amour essaye en vain de s’acclimater à cette atmosphère hors de laquelle elle ne saurait vivre. »La muse de Baudelaire s’est longtemps promenée dans ce jardin avec impunité ; mais un soir, faible et languissante, elle est morte en respirant un bouquet de ces fleurs fatales. On peut mettre après Baudelaire, par une sorte de rapprochement qu’autorise leur mort prématurée et lamentable, Henri Mürger, le romancier de la Bohême, qui est aussi un des types caractéristiques de ce temps. Mürger a le droit de figurer dans cette étude. À travers les difficultés d’une vie d’aventure et de travail, il était poëte à ses heures et il a laissé comme testament un volume de vers, la dernière publication dont il ait corrigé les épreuves. Sans doute, comme tous ceux qui ont commencé par écrire en prose Mürger manquait de cette science profonde du rhythme qu’on n’acquiert que par une longue habitude. Il n’avait pas sur le clavier poétique le doigté libre et bien rompu ; mais l’esprit, le goût et le sentiment y suppléaient. Il savait mettre dans ses vers, comme dans sa prose, cet accent ému et railleur, ce sourire qui retient une larme, cette mélancolie qui veut s’égayer et cherche en vain à rejeter le souvenir, cet esprit toujours trompé, mais jamais dupe, qui sait mieux que Shakespeare que
« le nom de la fragilité est femme ». Il se distingue par une certaine grâce féminine et nerveuse qui est bien à lui, et dont il faut lui tenir compte. Cette note prédomine sur les imitations d’Alfred de Musset, trop sensibles dans le livre. Dans ce volume il y a un chef-d’œuvre, une larme devenue une perle de poésie, nous voulons dire : « la Chanson de Musette » ; tout Mürger est là. Ces six ou cinq couplets résument son âme et sa vie, sa poétique et son talent. Thomas Hook, l’humouriste et le caricaturiste anglais, dessinait un jour le plan de son tombeau par une fantaisie jovialement funèbre, et pour toute épitaphe il y mettait ces mots : « Il fit la chanson de la chemise. » — On pourrait écrire sur cette tombe de Mürger, où la Jeunesse jette ses dernières fleurs : « Il fit la chanson de Musette. » Nous venons de parler de chansons. Dans la nouvelle école elles sont rares ; l’art de Boufflers, de Désaugiers et de Béranger est un peu dédaigné comme frivole et badin. La guitare est abandonnée pour la lyre, et Pierre Dupont lui-même visait à l’ode populaire, à la Marseillaise poétique. C’est pourtant, comme on dit, un genre bien français que la chanson, aussi français que l’opéra-comique et le vaudeville. Gustave Nadaud a fait une chanson moderne qui reste dans les limites du genre et pourtant contient les qualités nouvelles d’images, de rhythme et de style indispensables aujourd’hui. Il fait lui-même la musique de ses vers, et il les chante avec beaucoup de goût et d’expression. La chanson est une muse bonne fille qui permet la plaisanterie et laisse un peu chiffonner son fichu, pourvu que la main soit légère ; elle trempe volontiers ses lèvres roses dans le verre du poëte où pétille l’écume d’argent du vin de Champagne. À un mot risqué elle répond par un franc éclat de rire qui montre ses dents blanches et ses gencives vermeilles. Mais sa gaieté n’a rien de malsain, et nos aïeux la faisaient patriarcalement asseoir sur leur genou. Maintenant qu’on est plus corrompu, la pudeur est naturellement plus chatouilleuse, et Gustave Nadaud a eu besoin de beaucoup d’art et de discrétion pour conserver, malgré ces scrupules, la liberté d’allure de la chanson, à laquelle il faut une pointe de gaillardise, d’enivrement bachique vrai ou feint, et d’opposition railleuse. Gustave Nadaud a souvent mêlé à cette veine, qui vient d’Anacréon en passant par Horace et en continuant par Béranger, des morceaux d’une inspiration élevée et d’un sentiment exquis que le refrain seul empêche d’être des odes. Mais bientôt il reprend le ton léger, tendre, spirituel ou comique qui convient à son instrument, car après tout Nadaud, quoique poëte, est un véritable chansonnier ! Nous avons signalé les quatre ou cinq figures qui se présentent d’elles-mêmes à la mémoire et à la plume du critique dans le recensement de la poésie depuis 1848. Elles ont une originalité naturelle ou volontaire qui les distingue de la foule sans leur donner cependant de domination sur elle. Chacun de ces poëtes est admiré dans son école et par une certaine portion du public, mais aucun d’entre eux n’a encore conquis cette notoriété générale qui avec le temps devient la gloire. Cela n’a rien d’injurieux pour leur talent très réel et qui à une autre époque eût attiré bien vite l’attention. Il est triste à dire qu’aujourd’hui on peut faire paraître deux ou trois volumes de vers pleins de mérite et rester parfaitement inconnu. Combien de jeunes gens sont dans ce cas, qui ont des idées, du sentiment, de la grâce, de la fraîcheur, du style et une remarquable science de versification. Ils doivent se demander avec une sorte d’étonnement pourquoi personne ne les lit, et en vérité il serait difficile de leur faire une réponse satisfaisante. L’esprit en proie à d’autres préoccupations et tourné vers les recherches scientifiques et historiques s’est détourné de la poésie. Les revues n’accueillent plus les vers, les journaux n’en rendent jamais compte lorsque le moindre vaudeville accapare les feuilletons les plus accrédités, et l’on ne saurait peindre l’effarement naïf d’un éditeur à qui un jeune homme propose d’imprimer un volume de vers. Deux ou trois poëtes semblent suffire à la France, et la mémoire publique est paresseuse à se charger des noms nouveaux. Pourtant, au-dessous des gloires consacrées, il est des poëtes qui ont du talent et même du génie, et dont les vers, s’ils pouvaient sortir de leur ombre, supporteraient la comparaison avec bien des morceaux célèbres perpétuellement cités. Chanter pour des sourds est une mélancolique occupation, mais les poëtes actuels s’y résignent ; bien que parfaitement sûrs de n’être pas entendus, ils continuent à rimer pour eux et n’essayent même plus de faire arriver leurs vers au public. Ils s’exercent dans le silence, l’ombre et la solitude comme ces pianistes qui la nuit travaillent à se délier les doigts sur des claviers muets pour ne pas importuner leurs voisins. On ne saurait trop louer ce culte de l’art, ce désintéressement parfait et cette fidélité à la poésie que la cité nouvelle semble vouloir bannir de son sein comme le faisait la république de Platon, sans toutefois la renvoyer couronnée de fleurs. Les esprits qu’on est convenu d’appeler pratiques peuvent mépriser ces rêveurs qui suivent la Muse dans les bois, cherchent tout un jour la quatrième rime d’un sonnet, le vers final d’un terzine, et rentrent contents le soir de quelques lignes dix fois raturées sur la page de leur calepin. Ils n’auront pas connu leur pur enchantement : contempler la nature, aspirer à l’idéal, en sculpter la beauté dans cette forme dure et difficile à travailler du vers, qui est comme le marbre de la pensée, n’est-ce pas là un noble et digne emploi de ce temps qu’on regarde aujourd’hui comme de la monnaie ? Puisque nous venons de prononcer ces mots « jeunes poètes », ouvrons un livre qu’ils ont édité eux-mêmes sous ce titre : le Parnasse contemporain, et qui est comme une anthologie où chaque talent a mis sa fleur. Dans ce bouquet printanier, quelques roses d’antan ont été admises, puisque nous y figurons en compagnie d’Émile et d’Antoni Deschamps ; mais ce n’est là qu’une marque de bon souvenir de jeunes débutants aux jeux du cirque pour de vieux athlètes, qui feraient peut-être bien de déposer leur ceste comme Entelle. Le ton du livre est tout à fait moderne et représente assez justement l’état actuel de la poésie. Leconte de Lisle, qui est comme le soleil central de ce système poétique et autour duquel gravitent des astres implanés assez nombreux, sans compter les comètes vagabondes un instant influencées et bientôt reprenant leur ellipse immense à travers le bleu sombre, se présente avec cinq ou six pièces qui caractérisent bien les notes diverses de son talent. Le rêve du Jaguar est un de ces tableaux de nature tropicale qu’il peint de si vigoureuses couleurs ; la Verandah, sorte de sixtine dont certaines rimes reviennent comme des refrains, a le charme d’une incantation ; Ekhidna respire un hellénisme archaïque et farouche ; Ekhidna, cette fille monstrueuse et superbe de Kallirhoé et de Khrysaor, montre à l’entrée de sa grotte, pour attirer les hommes, sa tête à la beauté fascinante, ses bras plus blancs que ceux d’Hérè, et sa gorge semblable à du marbre de Paros, tandis que dans l’ombre de la caverne traîne son ventre squammeux sur les ossements polis comme de l’ivoire des amants dévorés. Le Cœur d’Hialmar, morceau d’une sauvagerie scandinave, où le héros mourant sur le champ de bataille invite le corbeau à lui prendre dans la poitrine son cœur rouge et fumant pour le porter à la blanche fille d’Ymer, semble dicté par une Walkyrie ! et la Prière pour les morts, hymne védique d’une profonde solennité religieuse, serait approuvée des richis et des mounis de l’Inde, assis sur leurs peaux de panthère entre quatre réchauds. Quelques pages plus loin se trouvent des sonnets de Louis Ménard, non moins amoureux du génie grec que Leconte de Lisle. Ménard, à la fois savant, peintre et poëte, est un des esprits modernes qui ont le mieux compris l’hellénisme et pénétré le sens de cette civilisation douce et chantante où l’homme s’épanouissait dans toute sa beauté, parmi des dieux presque pareils à lui. Entre ces sonnets, il en est un précisément intitulé Nirvana : l’auteur y exprime ses aspirations à l’éternel repos et au néant divin comme tous ceux qui ne sont pas nés de leur temps, que lassent les combats d’une vie sans intérêt pour eux et que poursuit le souvenir nostalgique d’une patrie idéale perdue. Louis Ménard était évidemment fait pour les entretiens du cap Sunium et des jardins d’Académus. C’est un Grec né deux mille ans trop tard, et quand nous le vîmes pour la première fois, il nous fit songer à ce dernier prêtre d’Apollon que Julien rencontra dans un petit dème de l’Attique, allant, faute de mieux, sacrifier une oie sur l’autel demi-écroulé de son dieu tombé en désuétude. L’Exil des dieux de Banville peuple une vieille forêt druidique des dieux chassés de l’Olympe, et montre sous son aspect sérieux un thème poétique que Henri Heine, avec son scepticisme attendri et sa sensibilité moqueuse, avait traité plus légèrement. Jupiter, qui est redevenu Zeus, selon la terminologie de Leconte de Lisle, n’est plus marchand de peaux de lapin dans une petite île de la mer du Nord, et ne s’entretient pas avec les matelots venus de Syra en vieux grec homérique, comme le prétend le railleur allemand. Il conduit tristement sous les chênes, qui ne rendent plus d’oracles, comme ceux de Dodone, la troupe dépossédée des Olympiens exhalant leurs douleurs en vers superbes, les plus beaux que Théodore de Banville ait jamais écrits. Après avoir imité, en l’outrant dans sa manière, l’Alfred de Musset de Mardoche, des Marrons du feu, de la Ballade à la lune, non pas en écolier, mais en maître déjà habile, M. Catulle Mendès s’est lassé bien vite de ces allures tapageuses et de cette gaminerie poétique. Il s’est calmé et a mis comme on dit de l’eau dans son vin ; mais cette eau est de l’eau du Gange. Quelques gouttes du fleuve sacré ont suffi pour éteindre dans la coupe du poëte le pétillement gazeux du vin de Champagne. Pandit élevé à l’école du brahmine Leconte de Lisle, il explique maintenant les mystères du lotus, fait dialoguer Yami et Yama, célèbre l’enfant Krichna et chante Kamadéva en vers d’une rare perfection de forme, malgré la difficulté d’enchâsser dans le rhythme ces vastes noms indiens qui ressemblent aux joyaux énormes dont sont ornés les caparaçons d’éléphants. Les Mystères du lotus ne brillent pas par la clarté, mais souvent l’obscurité des choses jette de l’ombre sur les mots, et l’on ne saurait que louer la manière savante dont se déroulent les tercets de cette pièce dans leur mouvement régulier, comme les vagues de la mer d’Amrita, où flotte Purucha sur un lit dont le dais est formé par les mille têtes du serpent Çécha, rêveur et regardant sortir de son nombril le lotus mystique. Cette étrange mythologie indienne avec ses dieux aux bras multiples, ses avatars, ses légendes cosmogoniques et ses mystères inextricables touffus comme des jungles, nous semble, malgré tout le talent qu’on y dépense, d’une acclimatation difficile dans notre poésie un peu étroite pour ces immenses déployements de formes et de couleurs. Dans le même recueil sont groupés MM. François Coppée, l’auteur du Reliquaire, charmant volume qui promet et qui tient ; Paul Verlaine, Léon Dierx, Auguste Villiers de l’Isle-Adam, José Maria de Heredia, que son nom espagnol n’empêche pas de tourner de très beaux sonnets en notre langue ; Stéphane Mallarmé, dont l’extravagance un peu voulue est traversée par de brillants éclairs ; Albert Merat, qui a là un sonnet, les Violettes, d’un parfum doux comme son titre ; Louis-Xavier de Ricard, Henry Winter, Robert Luzarche, toute une bande de jeunes poëtes de la dernière heure, qui rêvent, cherchent, essayent, travaillent de toute leur âme et de toute leur force, et ont au moins ce mérite de ne pas désespérer d’un art que semble abandonner le public. Il serait bien difficile de caractériser, à moins de nombreuses citations, la manière et le type de chacun de ces jeunes écrivains, dont l’originalité n’est pas encore bien dégagée des premières incertitudes. Quelques-uns imitent la sérénité impassible de Leconte de Lisle, d’autres l’ampleur harmonique de Banville, ceux-ci l’âpre concentration de Baudelaire, ceux-là la grandeur farouche de la dernière manière d’Hugo, chacun, bien entendu, avec son accent propre, qui se mêle à la note empruntée. Alfred de Musset, qui donnait son allure à bien des talents, il y a quelques années, ne semble plus influencer beaucoup la génération présente. Les jeunes poëtes le trouvent trop incorrect, trop lâché, trop pauvre de rimes, et pourquoi ne pas le dire, trop sensible, trop ému, trop humain en un mot. Le calme est à la mode aujourd’hui. Quelques nouvelles Fleurs du mal, de Baudelaire, s’épanouissent bizarrement au milieu de ce bouquet comme des roses noires, et se distinguent au premier flair à leur parfum vertigineux. Le Jet d’eau, la Malabaraise, Bien loin d’ici, les Yeux de Berthe, montrent que le poëte de l’horreur, qui a
« doté le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre et créé un frisson nouveau », est aussi, quand il veut, le poëte de la grâce, non pas, il est vrai, de la grâce molle et vague, mais de la grâce étrange, mystérieuse et fascinatrice qui peut séduire des esprits raffinés. Cette époque, où la poésie tient en apparence si peu de place, est, au contraire, tellement encombrée de poëtes, ou tout au moins de versificateurs habiles, qu’il faudrait, pour les citer tous, des dénombrements plus longs que ceux d’Homère, de Rabelais ou de Cervantès, quand don Quichotte désigne à Sancho Panza les illustres paladins qu’il croit apercevoir, à travers la poussière, dans l’armée des moutons. Un des plus nouveaux venus de cette jeune troupe est Sully-Prudhomme, et déjà il se détache du milieu de ses compagnons par une physionomie aisément reconnaissable, sans contorsion et sans grimace d’originalité. Dans son premier volume, qui date de 1865 et qui porte le titre de Stances et Poëmes, les moindres pièces ont ce mérite d’être composées, d’avoir un commencement, un milieu et une fin, de tendre à un but, d’exprimer une idée précise. Un sonnet demande un plan comme un poëme épique, et ce qu’il y a de plus difficile à composer, en poésie comme en peinture, c’est une figure seule. Beaucoup d’auteurs oublient cette loi de l’art, et leurs œuvres s’en ressentent ; ni la perfection du style ni l’opulence des rimes ne rachètent cette faute. Dès les premières pages du livre on rencontre une pièce charmante, d’une fraîcheur d’idée et d’une délicatesse d’exécution qu’on ne saurait trop louer, et qui est comme la note caractéristique du poëte : Le Vase brisé. Un beau vase de cristal, où trempe un bouquet de verveine, a reçu un léger coup d’éventail, choc imperceptible que rien n’a révélé, et pourtant la fêlure, plus fine que le plus fin cheveu, s’étend et se prolonge. L’eau s’en va par cette fissure inaperçue, les fleurs altérées se dessèchent, penchent la tête et meurent. Quant au vase, il reste intact aux yeux de tous ; mais n’y touchez pas ! il se briserait. Sa blessure invisible pleure toujours. C’est bien là en effet la poésie de M. Sully-Prudhomme : un vase de cristal bien taillé et transparent où baigne une fleur et d’où l’eau s’échappe comme une larme. Les stances, qui commencent ainsi :
« L’habitude est une étrangère », renferment une idée ingénieuse et se terminent par un mâle conseil contre cette ménagère à l’apparence humble, dont on ne s’occupe pas et qui finit par être la maîtresse du logis, chassant la jeune liberté. Nous ne pouvons signaler tout ce que ce volume contient de remarquable. Il faudrait prendre chaque pièce une à une, et comme l’inspiration de Sully-Prudhomme est très diverse, on ne saurait guère en donner une idée générale. Les rayons, les souffles, les sonorités, les couleurs, les formes modifient à tout instant l’état d’âme du poëte. Son esprit hésite entre divers systèmes : tantôt il est croyant, tantôt il est sceptique ; aujourd’hui plein de rêves, demain désenchanté, il maudit ou bénit l’amour, exalte l’art ou la nature, et, dans un vague panthéisme, se mêle à l’âme universelle des choses. Il a la mélancolie sans énervement, et sous ses incertitudes on sent une volonté persistante qui s’affirmera bientôt. Un second volume, celui-là composé entièrement de sonnets, tient toutes les promesses du premier. Le poëte y enferme une pensée plus haute et plus profonde dans une forme que désormais il domine en maître ; il ne pourra plus se plaindre, comme à la fin des Stances et Poëmes, de l’impuissance de son art, et se comparer au musicien dont la lyre trompe les doigts, ou au statuaire à qui l’argile refuse le contour demandé. Quoique Sully-Prudhomme restreigne habituellement ses sujets en des cadres assez étroits, son pinceau est assez large pour entreprendre de grandes fresques. Les Étables d’Augias, qu’on peut lire dans le Parnasse contemporain, sont faites avec la certitude de trait, la simplicité de ton et l’ampleur de style d’une peinture murale. Ce poëme pourrait s’appliquer, parmi les autres travaux d’Hercule sur la cella ou le pronaos d’un temple grec. — S’il persiste encore quelques années et n’abandonne pas pour la prose ou toute autre occupation plus fructueuse un art que délaisse l’attention publique, Sully-Prudhomme nous semble destiné à prendre le premier rang parmi ces poëtes de la dernière heure, et son salaire lui sera compté comme s’il s’était mis à l’œuvre dès l’aurore. Moins récemment venu que Sully-Prudhomme, Louis Ratisbonne tient une place importante dans la littérature poétique, il est capable de labeur et d’inspiration. En ce siècle hâtif qu’effrayent les longues besognes à moins que ce ne soient d’interminables romans bâclés au jour le jour, il faut un singulier courage et une patience d’enthousiasme extraordinaire pour traduire en vers, avec une fidélité scrupuleuse qui n’exclue pas l’élégance, tout l’enfer de la Divine Comédie, depuis le premier cercle jusqu’au dernier. Ce courage et cette patience, Ratisbonne les a eus, et tout jeune il s’est joint à ce groupe de Virgile et de Dante pour descendre derrière eux les funèbres spirales. Ce rude travail est le plus excellent exercice que puisse faire un versificateur pour se développer les muscles et devenir un redoutable athlète aux jeux olympiques de la poésie. Le seul danger à craindre, c’est de garder à jamais la hautaine et farouche attitude du maître souverain qu’on a copié, et de rester comme Michel-Ange, après avoir peint le plafond de la Sixtine, les yeux et les bras levés vers le ciel. Mais c’est un danger qu’on aime à courir. Louis Ratisbonne y a pourtant échappé. Ses poésies originales ne sont pas noircies par les fumées de l’enfer dantesque ; elles ont au contraire une grâce, une fraîcheur et parfois même une coquetterie qui ne rappellent en rien le traducteur du vieux gibelin au profil morose. Ce sont de charmants vers d’amour dont la simplicité aime de temps à autre à se parer de concetti shakspeariens, et, comme la Marguerite de Goëthe, à essayer devant son petit miroir les bijoux laissés sur sa table par Méphistophélès. Mais la muse de M. de Ratisbonne ne se laisse pas tenter, et elle remet bien vite les joyaux séducteurs dans le coffret pour rester la vierge irréprochable qu’elle est, et tracer avec une plume qui semble arrachée à l’aile d’un ange le chaste et naïf répertoire de la Comédie enfantine, un de ces recueils que les mères lisent par-dessus l’épaule des enfants et que les pères emportent dans leur chambre, charmés par les délicatesses d’un art qui se cache. Louis Ratisbonne a été choisi comme exécuteur testamentaire par Alfred de Vigny, ce cygne de la poésie, dont il a publié les derniers chants. C’est le plus bel éloge qu’on puisse faire de son caractère et de son talent. A. Lacaussade a publié, en 1852, son volume de Poëmes et Paysages, qui fut couronné par l’Académie. La nature des tropiques souvent décrite, rarement chantée, revit dans ces paysages, presque tous empruntés à l’île Bourbon, l’île natale du poëte, l’une des plus belles des mers de l’Inde. Ce que l’auteur de Paul et Virginie a fait avec la langue de la prose, Lacaussade a pensé qu’il pouvait le tenter avec la langue des vers. Il se circonscrit et se renferme volontiers dans son île comme Brizeux dans sa Bretagne. Il s’en est fait le chantre tout filial. Il en dit avec amour les horizons, le ciel, les savanes, les aspects tantôt riants, tantôt sévères ; il lui emprunte le cadre et le fond de ses tableaux. Les pièces qui nous semblent résumer le mieux sa première veine d’inspiration sont celles qu’il intitule : Souvenir d’Enfance, le Champborne, le Cap Bernard et surtout le Bengali. À quelques années d’intervalle, le poëte, loin de son île enchanteresse, assombri par la nostalgie de l’azur et l’expérience amère de la vie, a fait paraître un autre volume que désigne un titre découragé : Épaves, comme si un naufrage inconnu avait jeté à la côte, parmi des débris de navire, ces vers qui méritent si bien d’aborder au port à pleines voiles et par une brise heureuse. Que sa nef dans la traversée ait été battue des vents, que peut-être, pour l’alléger, le nautonier ait été forcé de jeter à la mer bien des choses précieuses, nous le comprenons ; mais nous n’admettons pas que le vaisseau lui-même ait sombré. La tristesse du poëte est mâle ; elle résiste à la douleur en l’acceptant avec un calme stoïque et ne se laisse pas aller, même dans les jours les plus mauvais, à ces énervements de mélancolie qui détendent l’âme et lui ôtent son ressort. La courageuse idée du devoir domine les désespérances passagères et la contemplation de la nature calme les douleurs morales du poëte. Le talent de Lacaussade a une gravité douce, une résignation virile et une sorte de charme sévère qu’on sent mieux qu’on ne peut le définir ; ce qu’il chante, l’auteur l’a non seulement pensé, il l’a éprouvé, il l’a vécu, et ses désenchantements ne sont pas des comédies de douleur. Il y a dans tout livre de vers une pièce qui en est comme la caractéristique, et Sainte-Beuve a finement désigné celle où vibre la note particulière de Lacaussade. Elle porte un titre bizarre et charmant : les Roses de l’oubli, une fleur hybride que ne mentionnent pas les nomenclatures botaniques, mais qui tient bien sa place dans le jardin de la poésie. Le volume de Maxime Ducamp, les Chants modernes, a ses premières pages remplies par une préface très remarquable, dans laquelle l’auteur cherche avec une sagacité courageuse, au lieu de se lamenter sur l’indifférence du public en matière de poésie, les raisons de cette indifférence. Il en trouve plusieurs : le manque de grandes croyances, d’enthousiasme pour les idées généreuses, de passion et de sens humain. À ces motifs, il en ajoute d’autres : l’ignorance réelle ou volontaire de la vie actuelle, des sublimes inventions de la science et de l’industrie, le retour opiniâtre au passé, aux vieux symboles et aux mythologies surannées, la doctrine de l’art pour l’art, le soin puéril de la forme en dehors de l’idée et tout ce qu’on peut reprocher à de pauvres poëtes qui n’en peuvent mais. Il essaye ensuite de réaliser ses théories, et il y dépense beaucoup de talent, d’énergie et de volonté. Si l’inspiration ne veut pas venir, effrayée par quelque sujet par trop moderne et réfractaire, il la force et lui arrache au moins des vers sobres, corrects et bien frappés ; il chante les féeries de la matière, le télégraphe électrique, la locomotive, ce dragon d’acier et de feu. En lisant cette pièce, assurément fort bien faite, nous pensions à une esquisse de Turner que nous avons vue à Londres et qui représentait un convoi de chemin de fer s’avançant à toute vapeur sur un viaduc, par un orage épouvantable. C’était un vrai cataclysme. Éclairs palpitants, des ailes comme de grands oiseaux de feu, babels de nuages s’écroulant sous les coups de foudre, tourbillons de pluie vaporisée par le vent : on eût dit le décor de la fin du monde. À travers tout cela se tordait, comme la bête de l’Apocalypse, la locomotive, ouvrant ses yeux de verre rouge dans les ténèbres et traînant après elle, en queue immense, ses vertèbres de wagons. C’était sans doute une pochade d’une furie enragée, brouillant le ciel et la terre d’un coup de brosse, une véritable extravagance, mais faite par un fou de génie. On pourrait peut-être poétiser et rendre pittoresque, à moins de frais, cette locomotive que nos littérateurs n’admirent pas suffisamment ; mais un peu de ce désordre et de cet effet fantastique à la Turner ne messiérait pas dans le chant que le poëte consacre au cheval métallique qui doit remplacer Pégase. Heureusement, parmi les Chants modernes se sont glissées un certain nombre de pièces charmantes, variations délicieuses sur ces trois thèmes anciens : la beauté, la nature et l’amour, qui jusqu’à présent ont suffi aux poëtes peu curieux de nouveautés. Jamais Maxime Ducamp ne réussit mieux que lorsqu’il n’exécute pas le programme qu’il s’est tracé ; il n’en faut d’autre exemple que les Sonnets d’amour, les Femmes turques, la Vie au désert, et surtout la Maison démolie, où le souvenir mélancolique s’asseoit sur les ruines dans la pose de l’ange d’Albert Durer, et rappelle en stances harmonieuses les joies, les peines, les deuils et les paisibles heures d’étude qu’ont abrités ces murs attaqués par le pic du maçon. C’est, toute proportion gardée, la Tristesse d’Olympio du volume. Malgré les théories de Maxime Ducamp, la poésie s’occupe assez peu de l’époque où elle vit, et tourne encore la tête vers le passé au lieu de regarder vers l’avenir. La Flûte de Pan d’André Lefèvre en est la preuve. L’inspiration qui l’anime est tout antique, et un souffle du grand Pan traverse les roseaux de sa flûte inégale. Une petite préface de deux pages, d’où nous extrayons ces quelques lignes, contient l’esthétique de l’auteur, et le caractérisera mieux que nous ne saurions le faire :
« Rêveries sereines et plaintes passionnées, idylles antiques et poëmes amoureux, tous les tableaux ici rassemblés, quelle que soit la variété des sujets et des styles, sont liés par une chaîne continue, la croyance à la vie des choses. Les inspirations nous sont venues du dehors. S’il est resté dans notre œuvre quelque chose de nous, si les objets que nous avons touchés gardent une apparence presque humaine, c’est que l’esprit s’unit à ce qu’il embrasse et pénètre ce qu’il anime ; vainement il voudrait n’être qu’un écho, il demeure un interprète. Tantôt nous décrivons des paysages solitaires, des bois, des monts, des océans livrés à eux-mêmes ; tantôt nous enchâssons dans un cadre étroit des idées à moitié transformées en images ; parfois encore, des femmes jeunes et belles paraissent à la lisière d’un bois ; on les voit s’ébattre au son de pipeaux invisibles. Mais sous toutes les couleurs, sous tous les visages, c’est la nature qui vit telle que la font les heures et les saisons ; la nature, l’enchanteresse qui préside à l’épanouissement des fleurs, à la naissance involontaire des instincts amoureux ; la consolatrice qui berce et qui apaise les désirs inassouvis ; l’antique Cybèle enfin, celle à qui les Grecs donnèrent tant de noms, tant de masques divinisés ! »André Lefèvre est, comme on le voit, franchement panthéiste, en poésie du moins. Les formes se dégagent perpétuellement du sein des choses pour y retomber bientôt et renaître encore. Dans le moule idéal, la matière en fusion coule et se fige jusqu’à ce que le contour ne puisse plus la retenir. L’âme universelle circule du minéral à la plante, de la plante à l’animal, de l’animal à l’homme. La vie prodigue lutte avec la mort avare, qui redemande les éléments qu’elle lui a prêtés, et la nature inconsciente se tait, n’ayant point de parole et ne pouvant que répéter comme un écho la voix de l’homme ou plutôt de l’humanité. Le monde est comme le Titan Prométhée ; le vautour funèbre lui ronge un foie qui renaît toujours. La vie et la mort ne sont que la recomposition et la décomposition des formes qui, sous le voile de la couleur, se métamorphosent sans cesse, et la matière éternelle de Spinosa a pour levain, dans la fermentation qui ne s’arrête jamais, le perpétuel devenir de Hegel. Ces idées sont développées par le poëte avec une rare puissance de style et une grandeur tranquille, vraiment digne de l’antiquité. L’image dans ses vers s’applique à l’idée philosophique et flotte autour d’elle comme une draperie laissant deviner le corps qu’elle cache et dont elle caresse les contours. L’abstraction se pare de couleurs chatoyantes ; tout palpite, tout brille, tout se meut, et l’immense fourmillement de la nature en travail anime jusqu’aux moindres pièces du recueil. Même lorsqu’il traite des sujets tels que Danaé et Léda, le poëte, allant au-delà du fait mythologique, découvre dans la fable des sens cosmogoniques. Danaé captive en sa prison d’airain, c’est la terre glacée par l’hiver et attendant que les rayons d’or pleuvent pour la féconder. Léda, c’est l’humanité s’unissant avec la nature, et de cet hymen résulte Hélène, c’est-à-dire la beauté parfaite. Ces interprétations sont peut-être subtiles, mais elles ne répugnent nullement au génie hellénique, et comme elles n’ôtent rien à la pureté des lignes, au charme des coloris, et que, pour être des mythes, Danaé et Léda n’en restent pas moins d’admirables figures qu’avouerait la statuaire grecque et qui ont l’étincelante blancheur du marbre de Paros, on ne peut reprocher au poëte sa trop grande ingéniosité. Dès à présent, André Lefèvre nous semble pouvoir être catalogué comme étoile de première grandeur parmi la pléiade poétique de l’époque actuelle. Après la Flûte de Pan, André Lefèvre a publié la Lyre intime, un second volume où sa verve, plus libre, plus personnelle, moins confondue dans le grand tout, s’est réchauffée et colorée comme la statue de Pygmalion quand le marbre blanc y prit les teintes roses de la chair. La Lyre intime vaut la Flûte de Pan, si même elle ne lui est supérieure, et les cordes répondent aussi bien aux doigts du poëte que les roseaux joints avec de la cire résonnaient harmonieusement sous ses lèvres. Il a fait paraître dernièrement une traduction en vers des Bucoliques, et dans le même volume il a placé comme contraste une traduction également en vers d’un poëme sanscrit de Kalidâsa, le Nuage messager. Aucun exercice n’était mieux fait pour solliciter le pinceau descriptif d’André Lefèvre. Son habileté se joue à l’aise au milieu de ces comparaisons empruntées à des mœurs et à une nature très nouvelles et même étranges pour des lecteurs européens. Mettre ainsi face à face dans un même volume Virgile et Kalidâsa, l’antiquité latine et l’antiquité indoue, c’est nous mettre à même de faire de la littérature comparée et montrer utilement un admirable talent de versificateur. On ne saurait mieux employer ses loisirs de poëte. Emmanuel des Essarts, quoiqu’il ait fait déjà deux ou trois recueils de vers, les Élévations et les Parisiennes, et qu’il en prépare un autre dont il a paru plusieurs fragments dans des revues littéraires sous le titre un peu singulier d’Idylles de la Révolution, n’en est pas moins tout jeune et des plus frais éclos. Il peut mettre au service de son talent poétique une science acquise par de sévères études, et nous ne sommes pas de ceux qui croient que la science nuit à l’inspiration ; elle est, au contraire, une des ailes qui soulèvent le poëte et l’aident à planer au-dessus de la foule. Nourri de l’antiquité grecque et latine, des Essarts la mélange dans les proportions les plus heureuses avec la modernité la plus récente. Parfois, la robe à la mode dont sa muse est revêtue dans les Parisiennes prend des plis de tunique et appelle quelque chaste statue grecque. Le beau antique corrige à propos le joli et l’empêche de tourner au coquet. Une goutte de vieux nectar mythologique tombe parfois au fond du verre à vin de Champagne et en empêche le pétillement trop vif. Il faut encourager ces tentatives très difficiles et qui exigent le goût le plus délicat, d’amener à la forme poétique les choses de la vie actuelle, nos mœurs, nos habitudes, nos fêtes, nos tristesses en habit noir, nos mélancolies en robe de bal, les beautés qui nous plaisent et que nous admirons sur l’escalier des Italiens ou de l’Opéra, à qui nous donnons des violettes de Parme, pour qui nous faisons des sonnets, et dont, enfin, nous sommes amoureux. On reproche toujours aux artistes de ne pas s’inspirer de leur temps et d’aller chercher dans le passé des sujets qu’ils trouveraient autour d’eux s’ils voulaient regarder. Mais la routine est si forte que le moindre détail familièrement moderne, qu’on accepte très bien en prose, choque en poésie. Il faut outrer un peu le dandysme et la moquerie byronienne pour faire supporter les tableaux de la vie que nous voyons tous les jours, même ceux encadrés d’or et appendus sur de riches tentures. Ces élégances mondaines se plient difficilement aux sévérités du rhythme, et c’est un des mérites de des Essarts de les y avoir contraintes sans leur rien faire perdre de leur désinvolture et de leur grâce. Le jeune auteur est d’ailleurs passé maître en ces escrimes. Le vers ne lui résiste jamais ; il en fait ce qu’il veut, et pour la richesse de la rime il est millionnaire. Dans les Élévations, l’auteur peut laisser ouvrir à son lyrisme des ailes qui se seraient brûlées aux bougies d’un salon ; il vole à plein ciel, chassant devant lui l’essaim des strophes, et ne redescend que sur les cimes. Si les Parisiennes d’Emmanuel des Essarts nous conduisent au bal, le Chemin des bois (tel est le titre du volume de Theuriet) nous ramène à la campagne, et l’on fait bien de le suivre sous les verts ombrages où il se promène comme Jacques le mélancolique dans la forêt de Comme il vous plaira, faisant des réflexions sur les arbres, les fleurs, les herbes, les oiseaux, les daims qui passent, et le charbonnier assis au seuil de sa hutte en branchages. C’est un talent fin, discret, un peu timide que celui de Theuriet ; il a la fraîcheur, l’ombre et le silence des bois, et les figures qui animent ses paysages glissent sans faire de bruit comme sur des tapis de mousse, mais elles vous laissent leur souvenir et elles vous apparaissent sur un fond de verdure, dorées par un oblique rayon de soleil. Il y a chez Theuriet quelque chose qui rappelle la sincérité émue et la grâce attendrie d’Hégésippe Moreau dans la Fermière. On pourrait mettre auprès de Theuriet, pour rester dans la nuance, Auguste Desplaces, un charmant poëte qui, effrayé du tumulte de Paris, s’est depuis longtemps réfugié dans la Creuse, et dont l’Artiste insérait de loin en loin quelque pièce exquise, fin régal pour les délicats, quelque élégie rêvée ou sentie et rimée lentement à travers les loisirs de la solitude. Nous ne savons pas si ces morceaux, que connaissent les vrais amateurs de poésie, sont réunis en volume et parvenus sous cette forme à un public plus large. Les pages s’accumulent, et combien peu notre tâche est avancée encore. Il faut se résoudre à citer seulement les vers d’André Lemoyne, d’un sentiment si tendre, d’une exécution si délicate et si artiste ; les poésies de Gustave Levavasseur, d’une saveur toute normande et qui fourniraient bien des fleurs à une anthologie ; celles de son ami Ernest Prarond, les romans en vers de Valéry Vernier, les petits poëmes d’Eugène Grenier, souvent couronné par l’Académie ; les poëmes de l’Amour, d’Armand Renaud ; les Vignes folles et les Flèches d’or, de Glatigny, dont plus d’une, comme le dit un illustre critique, porte haut et loin ; le poëme des Heures, d’Alfred Busquet ; les Deux Saisons, de Philoxène Boyer, où l’éloquent orateur du quai Malaquais, qui est aussi un vrai poëte, résume ses joies, hélas ! bien rares, ses douleurs et ses résignations ; la Mariska, de Nicolas Martin, cet esprit à la fois si allemand et si français, qui éclaire son talent d’un rayon bleu de lune germanique ; les poésies d’Auguste de Châtillon, peintre, sculpteur et poëte, dont les vers pourraient parfois être pris pour de vieilles ballades ou d’anciens chants populaires, tant le sentiment en est vrai et la forme naïve. Dans une gamme différente, mentionnons les Pages intimes, d’Eugène Manuel, ouvrage couronné par l’Académie ; les poésies de Stéphane du Halga, qui chante la nature bretonne avec le sentiment de Brizeux et l’allure d’Alfred de Musset ; les idylles de Thalès Bernard ; les tableaux rustiques de Max Buchon, une sorte de Courbet de la poésie, très réaliste, mais aussi très vrai, ce qui n’est pas la même chose ; le Donaniel de Grandet, qui semble avoir été à l’école de Mardoche, de Hassan et de Rafaël, gentilhomme français ; les poésies gracieuses et spirituelles d’Alphonse Daudet, de Bataille, d’Amédée Rolland et de tant d’autres… La liste se prolongerait indéfiniment. À mesure que nous avançons dans notre tâche, elle se complique et devient de plus en plus impossible à remplir. L’étude de la matière nous révèle des œuvres ignorées, des noms inconnus ou du moins restés dans la pénombre et qui mériteraient la lumière, mais en telle quantité qu’il faudrait plusieurs volumes pour en donner l’idée la plus succincte. Trois ou quatre rayons de notre bibliothèque sont chargés de volumes de vers édités pendant ces dernières années, et la collection est loin d’être complète. Qu’on nous permette une comparaison. Supposez qu’après être sorti de la ville pour rêver plus librement, on entre dans un petit bois dont les premiers arbres apparaissaient au bout de la plaine. Parmi les herbes rarement foulées un étroit sentier se présente ; on le suit en ses premiers détours. Sur ses lisières, au pied des chênes, à demi cachées sous les feuilles sèches du dernier automne, quelques violettes se font deviner à leur parfum. Parmi les branches que le vent froisse et remue avec un sourd murmure, vous entendez le gazouillement d’un oiseau invisible. Votre approche le fait envoler et vous l’apercevez gagnant d’un rapide coup d’aile un autre abri. Vous cueillez quelques violettes, vous notez le chant de l’oiseau et vous poursuivez votre route ; mais bientôt le bois se change en forêt ; des clairières s’y ouvrent comme des salons de verdure, des sources babillent entre les pierres moussues et forment des miroirs où viennent se regarder les cerfs. Les violettes s’enhardissent et s’offrent à vos doigts. Votre petit bouquet devient une gerbe où s’ajoutent le muguet avec ses grelots d’argent, la jolie bruyère rose et toute la sauvage flore des bois. Des arbres, des buissons, des halliers, des profondeurs de la forêt s’élèvent mille voix qui chantent ensemble, chardonnerets, rouges-gorges, bouvreuils, pinsons, bergeronnettes, mésanges, merles, et, brochant sur le tout, quelques geais et quelques pies jetant leur dissonance à travers l’harmonie générale. À force d’attention, vous parvenez à distinguer la partie que fait chaque oiseau dans le concert, vous appréciez sa qualité de voix, son trille et sa roulade ; vous nommez chacune des fleurs de votre bouquet, déjà énorme. Mais il y a dans la forêt des milliers d’oiseaux que vous n’avez pas entendus, qui chantent à une antre heure, au fond d’un massif où ne conduit aucune route. Des violettes aussi fraîches, aussi pures, aussi parfumées que celles dont se compose votre bouquet, croissent solitairement sous des gazons où nul œil humain ne les découvre. Elles s’y fanent dans le silence et le mystère sans que personne les ait respirées. Cependant, le soir descend, et fatigué, vous vous dites : « Puisque je ne puis compter tous les oiseaux ni toutes les violettes, je donnerai le prix au rossignol et à la rose. » Bientôt le rossignol lance son étincelante fusée de notes qui s’épanouit dans le silence comme un feu d’artifice musical ; mais, pendant qu’il reprend haleine, un autre rossignol élève la voix, et son chant n’est pas moins beau ; un troisième, qui n’est pas sans talent, continue. Vous allez au rosier, mais la rose n’est pas seule, elle est entourée de compagnes aussi jolies qu’elle, sans compter les jeunes boutons qui n’ont pas encore délacé leur corset de velours vert. La nuit est venue. À l’horizon passe avec son panache de fumée et son cri strident un convoi de chemin de fer. Les voyageurs retournent à la ville. Nul n’a eu l’idée de s’arrêter dans le bois où chantent les oiseaux, où fleurissent les violettes. Mais, à vrai dire, l’humanité a autre chose à faire que d’écouter des chansons et de respirer des parfums. Quel dommage pourtant que tant de charmantes choses soient perdues ! La poésie est prodigue comme la nature. Mais voici qu’au moment de finir nous apercevons dans notre travail une lacune. Nous n’avons pas parlé des femmes poëtes. Mmes Desbordes-Valmore, Amable Tastu, Delphine de Girardin, Anaïs Ségalas, appartiennent à une période antérieure ; mais la lyre est encore sollicitée par des mains de femme. L’emploi de dixième muse est toujours tenu, bien que le nombre des prêtresses ait beaucoup diminué, car le roman accapare bien vite à son profit les vocations poétiques féminines. Mme Ackermann, qui nous semble aujourd’hui mériter la couronne aux feuilles d’or de la muse, est la veuve d’un philologue distingué. Elle lit les poëtes grecs et sanscrits dans leur langue. Le volume qu’elle a publié sous le titre Contes et poésies renferme des traductions et des pièces originales. Mme Ackermann ne relève ni de l’école romantique, ni de l’école de Leconte de Lisle ; elle remonte plus haut, et son vers familier, se prêtant avec souplesse à toutes les digressions du récit, a quelque chose de la bonhomie rêveuse de La Fontaine. C’est une note qu’on n’est plus habitué à entendre et qui vous cause une surprise pleine de charme. Mais si, par quelques formes de son style, Mme Ackermann se rapproche du xviie siècle, elle est bien du nôtre par le sentiment qui respire dans les pièces où elle parle en son propre nom. Elle appartient à cette école des grands désespérés, Châteaubriand, lord Byron, Shelley, Leopardi, à ces génies éternellement tristes et souffrant du mal de vivre, qui ont pris pour inspiratrice la mélancolie. Désillusions, amertumes, lassitudes, défaites mystérieuses, tout cela est voilé par un pâle et faible sourire, car cette douleur a sa fierté. Lara et le Giaour ne se lamentent pas bourgeoisement. Mais par les sujets qu’aime à traiter le poëte, le sommeil sans terme, la nuit éternelle, la mort libératrice, on voit que Mme Ackermann en est arrivée comme le poëte italien à goûter le charme de la mort. Elle redoute le souvenir comme une nouvelle souffrance. Un critique très compétent, M. Lacaussade, s’exprimait ainsi à propos d’elle :
« Elle a des pièces d’un grand souffle, par exemple, les Malheureux, où se trahit magnifiquement la lassitude des jours. On y sent la contemporaine par l’âme des grands élégiaques modernes. « Le scepticisme douloureux, le doute philosophique, la protestation de la conscience en face de l’énigme de la vie, mélange inextricable de biens et de maux, la révolte de la raison s’écriant avec désespoir :Mme Blanchecotte a un tout autre tempérament poétique. Elle a mérité une couronne académique pour son premier recueil Rêves et réalités. Élève de Lamartine, elle a gardé du maître la forme et le mouvement lyriques, mais avec un accent profond et personnel qui fait penser à Mme Valmore. Comme celle-ci, Mme Blanchecotte a souvent des éclats et des véhémences de passion d’une sincérité poignante. Elle a de vraies larmes dans la voix. Elle peut dire avec vérité :toutes ces angoisses de l’âme s’expriment en beaux vers dans le Prométhée de Mme Ackermann. »
« Ma pauvre lyre, c’est mon âme. »Née dans une position obscure et difficile, elle en est sortie grâce à des efforts persévérants. Elle s’est faite elle-même ce qu’elle est. Ouvrière par nécessité, elle a su économiser assez de son temps pour se donner une instruction rare chez une femme ; elle sait l’anglais, l’allemand et même le latin. Sa lecture est étendue et variée. En résumé, c’est une intelligence assez forte pour n’être pas dupe de son cœur. Elle a écrit en bonne prose des pages de moraliste qui prouvent que cette élégiaque-sait observer aussi bien que sentir. Béranger l’appréciait beaucoup, Sainte-Beuve fait grand cas de son talent et de son caractère. Elle est l’amie de Lamartine, la visiteuse assidue de ses tristesses et de son foyer délaissé. Mme Blanchecotte, la chose est assez rare pour qu’on la remarque, a contribué comme correctrice à la publication des Quatrains de Khèyam, un poëte persan d’un mysticisme lyrique encore plus raffiné que celui de Hafiz et de Sadi. Ce n’est pas tout ; il n’y a pas en France que des poëtes français. La vieille Armorique a encore des bardes et la Provence des troubadours. Brizeux, l’auteur de Marie, est aussi l’auteur de Leiz-Breiz, un recueil de poésies en pur celtique. Tout récemment, un Breton, M. Luzel, qui chante dans l’idiome du barde Guîclan, a fait paraître des légendes locales dont nous ne pouvons apprécier la poésie que par la traduction juxtaposée. Le mérite du style et de la facture nous échappe nécessairement ; il faudrait pour le goûter être un descendant des Kimris, un gars du Morbihan ou de la Cornouaille aux larges braies et aux longs cheveux. La France du Midi a pour langue maternelle la langue d’oc, que parlait le roi René, et dans laquelle Richard Cœur-de-Lion et Fréderick de Hohenstauffen rimaient leurs sirventes. Cette langue, qui ne s’est pas fondue dans le français comme la langue d’oïl et demeure fidèle à son antique origine, a fourni un admirable instrument à un grand poëte en pleine activité de génie. Tout de monde a nommé Mistral, même ceux qui ne comprennent pas plus que de l’italien, de l’espagnol ou du portugais, l’idiome particulier qu’il emploie. Chacun a lu Mireio, ce poëme plein d’azur et de soleil, où les paysages et les mœurs du Midi sont peints de couleurs si chaudes et si lumineuses, où l’amour s’exprime avec la candeur passionnée d’une idylle de Théocrite, dans un dialecte qui, pour la douceur, l’harmonie, le nombre et la richesse, ne le cède en rien au grec et au latin. Le succès a été plus grand qu’on n’eût osé l’espérer pour un livre écrit en une langue inconnue de la plupart des lecteurs ; mais Frédéric Mistral, qui sait aussi le français, avait accompagné son texte d’une version excellente, et presque tout le charme se conservait comme dans ces Lieder de Henri Heine traduits par lui-même. Calendau est une légende sur l’histoire de Provence, qui, pour la conduite du récit, l’intérêt des épisodes, l’éclat des peintures, le relief et la grandeur des personnages mis en action, l’allure héroïque du style, mérite à juste titre le nom d’épopée. Comme Tomasso Grossi et Carlo Porta de Milan, l’auteur de cette Vision de Prina, proclamée par Stendhal le plus beau morceau de poésie moderne ; comme Baffo et Buratti de Venise, qui a eu l’honneur de donner le la au Beppo et au Don Juan de lord Byron, Mistral a ce malheur d’être un grand poëte dans un idiome qui n’est entendu que par un public restreint. Ce malheur, il faut le dire, ne l’afflige pas beaucoup, car, selon lui, le français n’est compris que dans huit ou dix départements du centre. Dans une trentaine d’autres, on parle le basque, l’espagnol, le cette, l’allemand, le wallon, l’italien, sans compter les patois, tandis que le provençal ou la langue d’oc compte pour elle quinze millions d’hommes. Auprès de Mistral, il est juste de placer Aubanel, auteur de la Grenade entr’ouverte, dont les vers ont la fraîcheur vermeille des rubis que laisse voir en se séparant la blonde écorce de ce fruit, éminemment méridional.
« ce que dit la bouche d’ombre ». On a beaucoup plaint la France de manquer de poëme épique. En effet, la Grèce a l’Iliade et l’Odyssée ; l’Italie antique, l’Énéide ; l’Italie moderne, la Divine Comédie, le Roland Furieux, la Jérusalem délivrée ; l’Espagne, le Romancero et l’Araucana ; le Portugal, les Lusiades ; l’Angleterre, le Paradis perdu. À tout cela, nous ne pouvions opposer que la Henriade, un assez maigre régal puisque les poëmes du cycle carlovingien sont écrits dans une langue que seuls les érudits entendent. Mais maintenant, si nous n’avons pas encore le poëme épique régulier en douze ou vingt-quatre chants, Victor Hugo nous en a donné la monnaie dans la Légende des siècles, monnaie frappée à l’effigie de toutes les époques et de toutes les civilisations, sur des médailles d’or du plus pur titre. Ces deux volumes contiennent, en effet, une douzaine de poëmes épiques, mais concentrés, rapides, et réunissant en un bref espace le dessin, la couleur et le caractère d’un siècle ou d’un pays. Quand on lit la Légende des siècles, il semble qu’on parcoure un immense cloître, une espèce de campo santo de la poésie dont les murailles sont revêtues de fresques peintes par un prodigieux artiste qui possède tous les styles, et, selon le sujet, passe de la roideur presque byzantine d’Orcagna à l’audace titanique de Michel-Ange, sachant aussi bien faire les chevaliers dans leurs armures anguleuses que les géants nus tordant leurs muscles invincibles. Chaque tableau donne la sensation vivante, profonde et colorée d’une époque disparue. La légende, c’est l’histoire vue à travers l’imagination populaire avec ses mille détails naïfs et pittoresques, ses familiarités charmantes, ses portraits de fantaisie plus vrais que les portraits réels, ses grossissements de types, ses exagérations héroïques et sa poésie fabuleuse remplaçant la science, souvent conjecturale. La Légende des siècles, dans l’idée de l’auteur, n’est que le carton partiel d’une fresque colossale que le poëte achèvera si le souffle inconnu ne vient pas éteindre sa lampe au plus fort de son travail, car personne ici-bas n’est sûr de finir ce qu’il commence. Le sujet est l’homme, ou plutôt l’humanité, traversant les divers milieux que lui font les barbaries ou les civilisations relatives, et marchant toujours de l’ombre vers la lumière. Cette idée n’est pas exprimée d’une façon philosophique et déclamatoire ; mais elle ressort du fond même des choses. Bien que l’œuvre ne soit pas menée à bout, elle est cependant complète. Chaque siècle est représenté par un tableau important et qui le caractérise, et ce tableau est en lui-même d’une perfection absolue. Le poëme fragmentaire va d’abord d’Ève à Jésus-Christ, faisant revivre le monde biblique en scènes d’une haute sublimité et d’une couleur que nul peintre n’a égalée. Il suffit de citer la Conscience, les Lions, le Sommeil de Booz, pages d’une beauté, d’une largeur et d’un grandiose incomparables, écrites avec l’inspiration et le style des prophètes. La Décadence de Rome semble un chapitre de Tacite versifié par Juvénal. Tout à l’heure, le poëte s’était assimilé la Bible ; maintenant, pour peindre Mahomet, il s’imprègne du Coran à ce point qu’on le prendrait pour un fils de l’Islam, pour Abou-Bekr ou pour Ali. Dans ce qu’il appelle le cycle héroïque chrétien, Victor Hugo a résumé, en trois ou quatre courts poëmes tels que le Mariage de Roland, Aymerillot, Bivar, le Jour des Rois, les vastes épopées du cycle carlovingien. Cela est grand comme Homère et naïf comme la Bibliothèque bleue. Dans Aymerillot, la figure légendaire de Charlemagne à la barbe florie se dessine avec sa bonhomie héroïque, au milieu de ses douze pairs de France, d’un trait net comme les effigies creusées dans les pierres tombales et d’une couleur éclatante comme celle des vitraux. Toute la familiarité hautaine et féodale du Romancero revit dans la pièce intitulée Bivar. Aux héros demi-fabuleux de l’histoire succèdent les héros d’invention, comme aux épopées succèdent les romans de chevalerie. Les chevaliers errants commencent leur ronde cherchant les aventures et redressant les torts, justiciers masqués, spectres de fer mystérieux, également redoutables aux tyrans et aux magiciens. Leur lance perce tous les monstres imaginaires ou réels, les endriagues et les traîtres. Barons en Europe, ils sont rois en Asie de quelque ville étrange aux coupoles d’or, aux créneaux découpés en scie ; ils reviennent toujours de quelque lointain voyage, et leurs armures sont rayées par les griffes des lions qu’ils ont étouffés entre leurs bras. Éviradnus, auquel l’auteur a consacré tout un poëme, est la plus admirable personnification de la chevalerie errante et donnerait raison à la folie de Don Quichotte, tant il est grand, courageux, bon et toujours prêt à défendre le faible contre le fort. Rien n’est plus dramatique que la manière dont il sauve Mahaud des embûches du grand Joss et du petit Zéno. Dans la peinture du manoir de Corbus à demi ruiné et attaqué par les rafales et les pluies d’hiver, le poëte atteint à des effets de symphonie dont on pouvait croire la parole incapable. Le vers murmure, s’enfle, gronde, rugit comme l’orchestre de Beethoven. On entend à travers les rimes siffler le vent, tinter la pluie, claquer la broussaille au front des tours, tomber la pierre au fond du fossé, et mugir sourdement la forêt ténébreuse qui embrasse le vieux château pour l’étouffer. À ces bruits de la tempête se mêlent les soupirs des esprits et des fantômes, les vagues lamentations des choses, l’effarement de la solitude et le bâillement d’ennui de l’abandon. C’est le plus beau morceau de musique qu’on ait exécuté sur la lyre. La description de cette salle où, suivant la coutume de Lusace, la marquise Mahaud doit passer sa nuit d’investiture, n’est pas moins prodigieuse. Ces armures d’ancêtres chevauchant sur deux files, leurs destriers caparaçonnés de fer, la targe aux bras, la lance appuyée sur le faulcre, coiffées de morions extravagants, et se trahissant dans la pénombre de la galerie par quelque sinistre éclair d’or, d’acier ou d’airain, ont un aspect héraldique, spectral et formidable. L’œil visionnaire du poëte sait dégager le fantôme de l’objet, et mêler le chimérique au réel dans une proportion qui est la poésie même. Zim-Zizimi et le sultan Mourad nous montrent l’Orient du moyen âge avec ses splendeurs fabuleuses, ses rayonnements d’or et ses phosphorescences d’escarboucles sur un fond de meurtre et d’incendie, au milieu de populations bizarres venues de lieux dont la géographie sait à peine les noms. L’entretien de Zim-Zizimi avec les dix sphinx de marbre blanc couronnés de roses est d’une sublime poésie ; l’ennui royal interroge, et le néant de toutes choses répond avec une monotonie désespérante par quelque histoire funèbre. Le début de Ratbert est peut-être le morceau le plus étonnant et le plus splendide du livre. Victor Hugo seul, parmi tous les poëtes, était capable de l’écrire. Ratbert a convoqué sur la place d’Ancône, pour débattre quelque expédition, les plus illustres de ses barons et de ses chevaliers, la fleur de cet arbre héraldique et généalogique que le sol noir de l’Italie nourrit de sa sève empoisonnée. Chacun apparaît fièrement campé, dessiné d’un seul trait du cimier au talon, avec son blason, son titre, ses alliances, son détail caractéristique résumé en un hémistiche, en une épithète. Leurs noms, d’une étrangeté superbe, se posant carrément dans le vers, font sonner leurs triomphantes syllabes comme des fanfares de clairon, et passent dans ce magnifique défilé avec des bruits d’armes et d’éperons. Personne n’a la science des noms comme Victor Hugo. Il en trouve toujours d’étranges, de sonores, de caractéristiques, qui donnent une physionomie au personnage et se gravent ineffaçablement dans la mémoire. Quel exemple frappant de cette faculté que la chanson des Aventuriers de la mer ! Les rimes se renvoient, comme des raquettes un volant, les noms bizarres de ces forbans, écume de la mer, échappés de chiourme venant de tous les pays, et il suffit d’un nom pour dessiner de pied en cap un de ces coquins pittoresques campés comme des esquisses de Salvator Rosa ou des eaux-fortes de Callot. Quel étonnant poëme que le morceau destiné à caractériser la Renaissance et intitulé le Satyre ! C’est une immense symphonie panthéiste, où toutes les cordes de la lyre résonnent sous une main souveraine. Peu à peu le pauvre sylvain bestial, qu’Hercule a emporté dans le ciel par l’oreille et qu’on a forcé de chanter, se transfigure à travers les rayonnements de l’inspiration et prend des proportions si colossales, qu’il épouvante les Olympiens ; car ce satyre difforme, dieu à demi dégagé de la matière, n’est autre que Pan, le grand tout, dont les aïeux ne sont que des personnifications partielles et qui les résorbera dans son vaste sein. Et ce tableau qui semble peint avec la palette de Vélasquez, la Rose de l’infante ! Quel profond sentiment de la vie de cour et de l’étiquette espagnoles ! comme on la voit cette petite princesse avec sa gravité d’enfant, sachant déjà qu’elle sera reine, roide dans sa jupe d’argent passementée de jais, regardant le vent qui enlève feuille à feuille les pétales de sa rose et les disperse sur le miroir sombre d’une pièce d’eau, tandis que le front contre une vitre, à une fenêtre du palais, rêve le fantôme pâle de Philippe II, songeant à son Armada lointaine, peut-être en proie à la tempête et détruite par ce vent qui effeuille une rose. Le volume se termine, comme une bible, par une sorte d’apocalypse. Pleine mer, plein ciel, la Trompette du jugement dernier, sont en dehors du temps. L’avenir y est entrevu au fond d’une de ces perspectives flamboyantes que le génie des poëtes sait ouvrir dans l’inconnu, espèce de tunnel plein de ténèbres à son commencement et laissant apercevoir à son extrémité une scintillante étoile de lumière. La trompette du jugement dernier, attendant la consommation des choses et couvant dans son monstrueux cratère d’airain le cri formidable qui doit réveiller les morts de toutes les Josaphats, est une des plus prodigieuses inventions de l’esprit humain. On dirait que cela a été écrit à Patmos, avec un aigle pour pupitre et dans le vertige d’une hallucination prophétique. Jamais l’inexprimable et ce qui n’avait jamais été pensé n’ont été réduits aux formules du langage articulé, comme dit Homère, d’une façon plus hautaine et plus superbe. Il semble que le poëte, dans cette région où il n’y a plus ni contour ni couleur, ni ombre ni lumière, ni temps ni limite, ait entendu et noté le chuchotement mystérieux de l’infini. Les Chansons des rues et des bois, comme le titre l’indique, marquent dans la carrière du poëte une espèce de temps de repos et comme les vacances du génie. Il conduit au pré vert de l’idylle, pour y brouter l’herbe fraîche et les fleurs, ce cheval farouche près duquel le Pégase classique n’est qu’un bidet de paisible allure, et que seuls peuvent monter les Alexandre de la poésie. Mais ce coursier formidable, à la crinière échevelée, aux naseaux pleins de flamme, dont les sabots font jaillir des étoiles pour étincelles et qui saute d’une cime à l’autre de l’idéal à travers les ouragans et les tonnerres, se résigne difficilement à cette halte, et l’on sent que, s’il n’était entravé il regagnerait en deux coups d’aile les sommets vertigineux et les abîmes insondables. Pendant que sa terrible monture est au vert, le poëte s’égaye en toutes sortes de fantaisies charmantes. Il remonte le cours du temps, il redevient jeune. Ce n’est plus le maître souverain que les générations admirent, mais un simple bachelier qui, ennuyé de sa chambrette encombrée de bouquins poudreux, court les rues et les bois, poursuivant les grisettes et les papillons. Il ne fait le difficile ni pour le site, ni pour la nymphe. Pour lui Meudon est Tivoli, et Javotte Amaryllis. Les lavandières remplacent très bien Léda dans les roseaux, et les oies prennent des blancheurs de cygne. Le petit vin d’Argenteuil a des saveurs de nectar dans le verre à côtes du cabaret. L’imagination du poëte transforme tout et sait mettre sur le ventre d’une cruche vulgaire la paillette lumineuse de l’idéal. Dans ce volume, Victor Hugo a renoncé à l’alexandrin et à ses pompes et n’emploie que les vers de sept ou de huit pieds séparés en petites stances ; mais quel merveilleux doigté ! Jamais le clavier poétique n’a été parcouru par une main plus légère et plus puissante. Les tours de force rhythmiques se succèdent accomplis avec une grâce et une aisance incomparables. Litz, Thalberg, Dreyschok ne sont rien à côté de cela. À la fin du volume, le poëte enfourche sa monture impatiente, lui donne de l’éperon et s’enfonce dans l’infini. Du fond de la tombe, Alfred de Vigny nous tend de sa main d’ombre le volume des Destinées, sa plus belle œuvre peut-être, où se trouve un chef-d’œuvre de tristesse hautaine et de robuste mélancolie : le poëme de Samson. L’Hercule juif sait qu’il est trahi par Dalilah, et, volontairement, par dégoût des petites ruses de la courtisane, il se laisse prendre au piège grossier qu’il pourrait rompre d’un mouvement. Mais à quoi bon ? L’amour de l’homme ne provoque-t-il pas toujours la trahison chez la femme,
Autant en finir tout de suite. Jamais vers plus magnifiques n’ont exprimé la satiété de l’héroïsme et le blasement de la force. Des réimpressions de l’œuvre poétique de Sainte-Beuve ont fait connaître de nouvelles pièces du savant critique, d’un charme exquis et d’une délicatesse rare. Dans les Sylves, Auguste Barbier, l’auteur des Iambes, semble un poëte plein de grâce et de fraîcheur qui débute ignorant de sa gloire, et chante l’amour et la nature comme s’il n’avait que vingt ans ; Alfred de Musset ajoute à son œuvre quelques pièces inédites où palpite son cœur toujours ému sous une allure cavalière. Un poëte qui dès sa jeunesse avait pris un rôle élevé, un rôle de précurseur, et qui a su introduire du naturel et de la fraîcheur dans une poésie qui jusque-là semblait trop craindre ces mêmes qualités, l’auteur du Cid d’Andalousie et du Poëme de la Grèce, M. Lebrun, en publiant en 1858 une édition complète de ses œuvres, nous a montré, par quelques pièces de vers charmantes, que dès l’époque du premier Empire il y avait bien des élans et des essors vers ces heureuses oasis de poésie qu’on a découvertes depuis et qu’il a été des premiers à pressentir, comme les navigateurs devinent les terres prochaines au souffle odorant des brises. Quelle conclusion tirer de ce long travail sur la poésie ? Nous sommes embarrassé de le dire. Parmi tous ces poëtes dont nous avons analysé les œuvres, lequel inscrira son nom dans la phrase glorieuse et consacrée : Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset ? Le temps seul peut répondre.
(Théâtre.)
disait Berchoux, et ce cri de la réaction littéraire était tout aussi bien celui de la réaction politique. On demandait à la fois d’autres inspirations pour le théâtre et d’autres destinées pour la France. Les futures destinées arrivaient à la hâte. Le Directoire disparaissait, et avec lui la dernière renaissance de la tragédie antique. Les Grecs et les Romains faisaient place à Isule et Orovèse, à Don Pédro, aux Templiers, à La Mort d’Henri IV. Mais, dans ce besoin de nouveauté qui s’agitait sans s’éclairer lui-même, l’habitude de l’imitation restait toute-puissante sur les esprits. Plus le poëme tragique se rapprochait de l’histoire moderne, plus il s’appliquait à en déguiser le caractère, plus il obligeait tout ce qui n’avait pas été nommé dans le théâtre antique à se dissimuler derrière la périphrase et l’énigme. De républicaine, la tragédie était redevenue monarchique, mais sans devenir plus nouvelle. Talma seul se renouvelait, et c’était assez. À la veille de sa mort, il jouait La Démence de Charles VI.
« Du pain, je n’en ai pas », avait-il à dire. Il le dit avec un accent si ingénu, un désespoir si simple et si profond qu’il fit pâlir la salle entière ; il en pâlit lui-même. Quelque chose lui était apparu. C’était de ce côté-là qu’allait se tourner son esprit ; et il s’irritait d’être vaincu par la souffrance quand il avait encore à entrer plus pleinement en possession de la vérité. La mort l’arrêta rêvant une nouvelle évolution de son talent et une prochaine transformation de la tragédie. De ce côté, la transformation était prête. Avec ou sans lui, elle allait s’accomplir : avec lui, sous l’autorité de son génie et de son nom, plus pacifiquement, plus sûrement, définitivement peut-être ; sans lui, plus au hasard, au milieu des incertitudes et des témérités de toutes sortes, parmi ces démêlés qui brouillent les hommes, dénaturent les questions et en ajournent la solution légitime. Ce n’était pas en vain que la guerre et l’exil avaient mêlé les nations. Les frontières s’étaient abaissées. Les peuples avaient passé les fleuves et les montagnes. Les capitales étaient allées l’une au-devant de l’autre. Pendant quinze ans, la France victorieuse avait suivi sur tous les chemins la trace de ses poëtes et de ses philosophes, précurseurs de ses conquêtes. L’émigration, suivant la retraite de nos armées, rapportait, en retour, des livres dont nous ne savions guère que les noms et des langues que nous avions toujours dédaignées. Mal réconciliée avec cette littérature classique et païenne d’où étaient sorties les idées révolutionnaires, la Restauration continuait à la suspecter et demandait par la plume éloquente de Chateaubriand une littérature conservatrice, qui eût ses racines dans la religion nationale et qui fût catholique afin d’être française. Pour châtier l’orgueil de l’école libérale, la critique nouvelle lui apprenait à entendre dire que la supériorité de nos lettres était un mensonge ; que, dans l’ordre de l’épopée, l’Italie avait La Divine Comédie, l’Angleterre Le Paradis perdu, et que nous avions La Henriade ; que notre théâtre était à la mesure de notre épopée ; que la cage de nos unités avait brisé l’aile du grand Corneille ; que les véritables aigles du drame, Calderon, Lope de Vega, Shakspeare, Gœthe et Schiller, avaient pris leur magnifique envergure dans le ciel de l’art libre ; que le persiflage avait tué chez nous l’intelligence des grandes choses et que les autres nations, nous laissant volontiers la gloriole de l’esprit, avaient la gloire du génie. Le génie, ce fut le grand mot, l’étude impatiente, la pressante curiosité du siècle adolescent. Où était le génie ? Qui le connaissait ? Qui pouvait le faire connaître ? Les traducteurs de se mettre à l’œuvre. Un éditeur célèbre publiait par livraisons les chefs-d’œuvre des théâtres étrangers : M. Guizot traduisait Shakspeare, M. de Barante traduisait Schiller, Amédée Pichot Lord Byron, Defauconpret Walter Scott, Loëve-Veimars Hoffmann. La France, infidèle à ses gloires, se livrait sans réserve aux dieux étrangers. Qu’elle dût un jour revenir sur le charme qui l’avait séduite, je n’hésite pas à le reconnaître ; mais ce qui est certain, c’est que la génération des esprits se trouva superbement renouvelée par ce croisement des races intellectuelles. Deux mots entrèrent alors dans notre langue, et tout le monde les comprenait, quoiqu’ils ne portassent pas bien nettement leur sens avec eux : le mot « classique » et le mot « romantique ». Appliqués à la littérature, au théâtre surtout, — car c’était là que se portait le vif du débat, — le premier représentait l’art français, non pas, malheureusement, dans ses véritables chefs-d’œuvre (je le répète, l’immense rayonnement de Voltaire avait en quelque sorte éclipsé la tragédie antérieure), mais dans la lettre morte de ses traditions mal suivies et de ses règles devenues stériles ; le second représentait cet art nouveau qui voulait rendre à l’homme ses passions, ses faiblesses, les inégalités de ses doubles instincts, tout ce que les mauvaises contrefaçons des maîtres lui avaient successivement retranché pour en faire un personnage tragique, tirait le héros de ses portiques vides pour le replacer dans la vérité du lieu, dans la vérité de l’histoire, dans toutes les vérités qui nous entourent, associait enfin aux émotions du drame les grands aspects du paysage, les contrastes saisissants, les harmonies mystérieuses par lesquelles, mère ou marâtre, la nature universelle répond à nos détresses. Entre l’école classique et l’école romantique, si la conciliation eût été possible, dans l’ardeur croissante de l’enthousiasme et de la résistance, elle avait été essayée avec succès par un aimable et gracieux esprit, qui, empruntant à Schiller un de ses drames et à Walter Scott une de ses plus charmantes figures, en avait fait sa tragédie de Marie Stuart. Encouragé par le bonheur de sa première tentative, M. Lebrun revint à la collection des théâtres étrangers chercher dans les chefs-d’œuvre de Lope de Vega la fable du Cid d’Andalousie ; mais ce second essai d’imitation ne fut pas accueilli du public avec la même faveur que le premier. L’œuvre du poëte était mieux réussie sans doute, sa versification plus douce et plus délicatement ornée : toutefois le sujet n’avait pas la même force d’intérêt et de popularité acquise. Avec Marie Stuart, la question des deux écoles avait disparu dans l’émotion publique et dans le succès ; avec Le Cid d’Andalousie, elle reparaissait tout entière, et il est peut-être curieux de rappeler aujourd’hui en quels termes était posé le débat littéraire. Lorsqu’en 1820 l’auteur lut sa Marie Stuart à la Comédie-Française, la reine d’Écosse, léguant un souvenir à chacun de ses serviteurs, disait à Anna Kennedy, sa nourrice, c’est M. Lebrun qui le raconte lui-même :
À ce moment, le comité de lecture eut peur. Il se fit un mouvement dans l’assemblée, comme si chacun avait eu les sifflets à son oreille. L’alarme gagna l’auteur, qui se laissa persuader de supprimer les mots inquiétants et qui les remplaça par ceux-ci :
« On trouva ce tissu infiniment préférable, dit-il dans la préface du Cid d’Andalousie : cela était plus digne, et personne ne vit plus rien dans ces vers que de fort satisfaisant. »Personne ? — Même en 1820, le mot n’était peut-être pas absolument juste. Sans compter que, entre Marie Stuart et Le Cid d’Andalousie, il n’y a pas moins de cinq ans de distance, et lorsque M. Lebrun ajoute que le public de 1825 n’était guère différent de celui de 1820, n’a-t-il pas oublié ce groupe de jeunes gens qui se connaissent déjà par leurs noms, se cherchent, se rencontrent au parterre, spectateurs aujourd’hui, impatients d’être écoutés à leur tour et à qui le théâtre appartiendra demain ? Ils étaient là, se donnant rendez-vous pour applaudir le Louis XI de Mely-Janin, ces poëtes parmi lesquels avait déjà débuté « un enfant sublime », ces artistes prêts à tout recommencer, à tout renouveler dans tous les arts. Ils s’appelaient la jeune France, et une voix secrète leur disait qu’ils ne mentiraient pas à leur nom. Ardents à l’aventure, ils avaient cependant ce qu’il faut pour ne pas s’égarer sans retour ; car ils s’engageaient dans le passé aussi avant que dans l’avenir, rattachant la fantaisie à la tradition, reprenant la langue à ses origines, remontant à Froissart pour redescendre par une pente naturelle de Froissart à Villon, de Villon à Rabelais, de Rabelais à Montaigne, de Montaigne à Régnier, à Malherbe, à Pascal, à Corneille, à Molière. C’étaient eux que ne satisfaisait plus le tissu de Marie Stuart. Si, pour l’école classique, M. Lebrun, dans ses imitations, accordait trop au goût des auteurs originaux, pour le camp des jeunes enthousiastes, ces concessions n’étaient pas assez larges. Plus d’imitations ! On savait ce que les imitations de Ducis avaient fait de Shakspeare. Des traductions sans pusillanimité ! Et déjà Alfred de Vigny, traduisant Othello avec une impitoyable exactitude, préparait cette soirée du More de Venise, « la soirée du 24 octobre 1829 », comme il l’appelle avec un si naïf orgueil, où le mot mouchoir fut prononcé et conquit enfin son droit de cité sur la scène française. Car, il faut bien le dire, ce fut là le grand événement deîa représentation, et ce fut là aussi le thème piquant sur lequel s’exerça dans la préface de la pièce imprimée le victorieux persiflage du poëte.
« Enfin », écrivait M. Alfred de Vigny, huit jours après la bataille gagnée, « enfin en 1829, grâce à Shakspeare, la tragédie française a dit le grand mot, à l’épouvante et à l’évanouissement des faibles qui jetaient ce jour-là des cris longs et douloureux, mais à la satisfaction du public qui, en grande majorité, a coutume de nommer un mouchoir : mouchoir. Le mot a fait son entrée ; ridicule triomphe ! Nous faudra-t-il toujours un siècle par mot vrai introduit sur la scène ? »Il ne fallut pas un siècle par mot ; mais il fallut près de quatorze ans, toute la carrière dramatique de Victor Hugo, comprise entre Hernani et Les Burgraves, pour ramener la tragédie française, renaissant avec la Lucrèce de Ponsard, à cette vérité, à cette virilité de la langue où le grand Corneille l’avait élevée dès son début, et d’où elle était descendue pas à pas depuis les successeurs de Racine. Mais il était bon de rappeler les quelques lignes que j’ai citées plus haut ; car l’histoire de « la Soirée du 24 octobre 1829 » est à peu près celle de toute la période dont je parle : Cris longs et douloureux des faibles, c’est-à-dire murmures et soulèvement de ceux qui avaient aimé un autre théâtre, lutte entre les applaudissements et les protestations, victoires blessées comme celle de Pyrrhus, plus brillantes en réalité que fructueuses et toujours chèrement achetées. Non pas que la fortune des armes dût avoir un de ses retours familiers et passer tout d’un coup des vainqueurs aux vaincus. Non, la tragédie de décalque et d’imitation au quatrième degré était irrémédiablement atteinte. Entre la nouvelle génération littéraire et celle qui essayait sans espoir de lui disputer le terrain, la lutte était celle d’Horace contre le dernier des Curiaces. D’un côté, — je ne fais que citer des titres et des dates :
D’un côté : | De l’autre : | |
1829. | Henri III. | Pertinax. |
Marino Faliero | Élisabeth d’Angleterre. | |
Le More de Venise. | Le czar Démétrius. | |
1830 | Hernani. | Clovis. |
Gustave-Adolphe. | ||
Stockholm, Fontainebleau et Rome. | Junius Brutus. | |
Françoise de Rimini. | ||
1831 | Antony | |
Marion Delorme. | ||
La maréchale d’Ancre. | ||
1832 | Louis XI. | |
Le Roi s’amuse. | ||
1833 | Les Enfants d’Édouard. | Guido Reni |
Lucrèce Borgia. | Caïus Gracchus | |
Marie Tudor. | ||
1835 | Chatterton. | |
Angelo. | ||
Don Juan d’Autriche. | ||
1836 | Une Famille au temps de Luther. | Léonie. |
1837 | Caligula. | |
1838 | Ruy-Blas. | Maria Padilla. |
Philippe III. | ||
1840 | La Fille du Cid. | |
1841 | Arbogaste. | |
1843 | Les Burgraves. |
Mais la sagesse et la joie ne se présentent plus à elle que comme une suprême tentation. Elle n’entrevoit le bonheur que pour en faire un dernier sacrifice. Il faut que Marat meure. Le sacrifice s’accomplira. Nous sommes loin des espérances que l’apparition de Lucrèce avait données aux ennemis du drame. Plus hardi dans la disposition de son plan que n’avait osé l’être l’école romantique, l’auteur de Charlotte Corday prend la scène libre et s’y établit sans tenir compte d’autre chose que de son goût, qui ne le trompe pas, et de son sujet, avec lequel il est entré en pleine intelligence. Sa pièce ne se développe pas sur un modèle donné, d’après des règles générales d’ordonnance et de symétrie, elle se développe dans l’ordre naturel des faits avec la pensée qui en est le lien, le début et la conclusion morale. Ses personnages y interviennent au moment où il en a besoin, et il n’en limite pas le nombre. Ils ont paru, ils disparaissent. Ils servent moins une action proprement dite qu’un rôle principal dans une situation largement exposée et dont ils sont chargés de renouveler les aspects. Ils passent un moment ; mais ils ont une figure et se dessinent tout entiers dans les quelques vers qu’ils récitent. Si peu qu’ils disent, ils ont tout dit, et rien ne saurait déterminer le poëte à leur en faire dire davantage. Ses actes sont longs ou courts sans qu’il y prenne garde. Tout y entre de ce qui est vrai. Nul autre artifice que la logique des choses et leur déduction conforme au mouvement naturel de la vie. Légende historique mise en action, Charlotte Corday (je n’examine pas le choix du sujet et de l’époque), est de la famille des chefs-d’œuvre. Toucher de si près aux temps qu’ont vus nos pères, à des hommes dont la mémoire ne s’est pas encore dégagée de ces limbes où les morts attendent la résurrection de l’histoire, hâter cette résurrection, la faire avant les années, voir le vrai dans sa netteté, dans sa grandeur, dans son horreur et dans sa simplicité familière, être à la fois la postérité et le témoin, cela demande une rare vigueur d’intelligence et une sûreté de main égale à la puissance de la vision. Toutefois Charlotte Corday n’eut pas le succès de Lucrèce ; l’à-propos n’y aidait pas. Quatre-vingt-treize, même en spectacle, inquiétait mil huit cent cinquante. D’un autre côté, l’indépendance du poëte à l’endroit des formes classiques le compromettait vis-à-vis de ses admirateurs. Le public retombait dans son indécision et dans ses défiances littéraires. Était-ce là la dernière forme de l’œuvre dramatique en vers ? Où était la règle ? Sur quelle doctrine s’appuyait cet exemple nouveau ? L’autorité de la grande interprète aurait pu s’ajouter à celle du poëte, mais on a vu qu’elle lui faisait défaut. Mlle Rachel, j’ai eu regret à le dire, j’ai regret à le répéter, Mlle Rachel se réservait toute à elle-même ; et, tant que dura la gloire de son règne, il y eut deux choses également difficiles pour les auteurs dont les pièces devaient être jouées au Théâtre-Français : l’une, d’obtenir le concours de la grande actrice ; l’autre, de réussir sans son concours. La comédie l’avait pressenti, la première. La retraite de Mlle Mars avait suivi d’un an le début de Mlle Rachel, et peu à peu, Eugène Scribe après Le Verre d’eau, Alexandre Dumas après le Mariage sous Louis XV, après Les Demoiselles de Saint-Cyr, s’étaient écartés de la scène. Le Mari à la Campagne et Une Femme de quarante ans s’étaient rencontrés à propos pour faire un spectacle attirant moitié rire et moitié larmes. À partir de là, la première grande comédie en vers qui se présente est celle des Aristocraties d’Étienne Arago, succès dont s’occupe la critique, œuvre loyale, œuvre sincère, qui se rattache par la forme à l’école de Destouches et étudie avec un généreux esprit de conciliation la question du travail dans la société moderne, à la veille de Février 1848. Enfin arrive Alfred de Musset, ou pour mieux dire arrive Mme Allan-Despréaux rapportant de Saint-Pétersbourg Le Caprice d’Alfred de Musset parmi ses brochures de théâtre. Elle joue le rôle de Mme Léry ; elle le parle avec une aisance, un esprit, un mouvement naturel de conversation qui lui appartiennent, et le public enchanté bat des mains à cette double fête : le début de son poëte favori, le retour d’une actrice consommée qui a trouvé la note juste, le véritable accent de la comédie moderne. Avec Le Caprice commence un théâtre nouveau, une comédie d’un genre particulier, la seule peut-être dont la vogue fut possible à côté des représentations de Mlle Rachel et devant le public de la grande tragédienne. À ce public difficile et délicat, qui se piquait surtout de l’être, il ne fallait pas moins que du distingué et de l’exquis, quelque chose qui fût de main d’artiste et considéré comme tel, afin qu’on en pût allier le goût avec l’admiration des chefs-d’œuvre du xviie siècle et de leur merveilleuse interprète. Le théâtre d’Alfred de Musset se trouvait tout à point pour cela. Imprimé, ou plutôt recueilli en volume depuis 1834, il était un des livres, si ce n’est le livre préféré du dilettantisme littéraire. Tout le monde élégant l’avait lu. La jeunesse des écoles le savait par cœur. Il était original sans être nouveau. Il n’avait rien à redouter des hasards d’une première épreuve. Dans ce temps où le succès était aux reprises, c’était une reprise encore que la première représentation du Caprice, celle d’André del Sarto, du Chandelier ou des Caprices de Marianne. Par l’ordinaire effet du temps, qui consacre ce qu’il n’a pas détruit et ne détruit rien de de ce qui excelle, cette comédie, née de l’ironie d’un poëte mal accueilli à ses débuts, jetée en défi à-toutes les conventions du genre et ouvertement dédiée au génie de Shakspeare, ce théâtre que le poëte avait fait impossible à plaisir était devenu en moins de vingt ans un théâtre classique. On ne le jugeait plus, on l’admirait. Et que de raisons pour l’admirer ! Un esprit si vif et si personnel ! si libre et de si grand air ! un si juste sentiment de l’intérêt et de l’effet, de ce qu’il faut dire et de ce qu’il faut taire, du point où il faut prendre une scène et du point où il faut la conduire ! un ordre si exact, sous un air d’abandon et de négligence ! un mouvement si prompt de la pensée, un coup d’aile qui va si vite de la bouffonnerie à l’éloquence et de la boutade au cri de douleur ! Car c’est ce cri qui a retenti dans toutes les poitrines. Que la fantaisie d’Alfred de Musset affecte la forme du pastiche ou de la traduction, qu’elle s’inspire comme en jouant du théâtre de Clara Gazul ou de Shakspeare, de Schiller ou de Crébillon fils, de Lord Byron ou de La Fontaine ; quelle qu’elle soit, au fond de l’œuvre il y a un poëte blessé dont le cœur saigne ; et si elle vit parce qu’elle charme, elle vit encore plus parce qu’il souffre. Charme et angoisse, c’est Alfred de Musset. C’est avec cela qu’il a conquis le monde. On s’en rend mieux compte aujourd’hui. À l’apparition du Caprice, une grande part du succès appartenait à la mode. La mode était venue au poëte. La société nouvelle l’aimait surtout pour cette heureuse impertinence avec laquelle il relevait sans façon Marivaux par Lantara, le bien dire des salons recherchés par la franche répartie de l’atelier de peinture. Seulement la mode lui venait un peu tard, au moment où le meilleur de son œuvre était déjà derrière lui. Il n’eût pas refait alors Les Caprices de Marianne, ni On ne badine pas avec l’amour ; il faisait Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, Louison et On ne s’avise jamais de tout. C’était assez pour le moment. Le public n’allait pas encore plus loin. André del Sarto disparaissait promptement du répertoire. Les Caprices de Marianne ne réussissaient d’abord qu’à s’y maintenir, et il ne semblait pas qu’on pût mettre à la scène la lutte cruelle de Perdican et de Camille. En attendant, le succès d’Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée recommençait celui du Caprice ; et, comme tout succès ne manque pas de faire souche, en un instant proverbes et saynètes de fleurir. Petits actes de tout genre, petites comédies de salon, petites comédies grecques, voire même vénitiennes, le Théâtre-Français ne se défendait pas trop (il ne se défend même pas assez aujourd’hui) contre ces œuvres mineures qui trouvaient plus ou moins heureusement à se glisser soit au commencement, soit à la fin de son spectacle. Il fallut un commandement exprès pour les arrêter aux abords de la maison et les sommer de céder la place à des œuvres d’une autre portée. Ce qui est certain, c’est que la tentation était trop grande de pouvoir entrer à la Comédie-Française eu apportant si peu. D’autre part, je signale aussi ce fâcheux résultat, c’est que, tant qu’il y eut une commission nommée pour décerner aux meilleures pièces de théâtre, aux plus dignes, aux plus justement applaudies, les prix annuels institués par M. Léon Faucher, aucun de ces prix ne fut donné à un des ouvrages nouveaux représentés sur la scène de la rue Richelieu. Un seul cependant se trouva désigné pour cet honneur, c’était encore une pièce en un acte ; mais cet acte était un chef-d’œuvre. Je ne parle pas du Village,
« on pourrait aisément s’y tromper »; mais Le Village ne devait venir que deux ans plus tard, l’année du Printemps de L. Laluyé et du début de Sardou dans La Taverne des Étudiants. Je parle de La Joie fait peur, ce premier grand succès de Mme Émile de Girardin, par lequel elle s’empara véritablement de la scène. Jusque-là Mme de Girardin s’était essayée à l’œuvre du théâtre ; elle avait mieux fait que s’y essayer, elle y avait réussi, mais sans prouver complètement, même dans Lady Tartuffe, que cette œuvre du démon pût être traitée sans défaillance par une main féminine. Elle avait commencé par L’École des Journalistes, qui n’aurait probablement pas soutenu l’épreuve de la représentation. Elle avait encore écrit Judith avec la dernière plume que Delphine Gay eût laissée au vicomte de Launay, et Cléopâtre, en se souvenant des jours où elle s’appelait la Muse de la patrie ; mais déjà, dans Lady Tartuffe, une métamorphose se faisait pressentir en elle. Son talent allait changer de sexe. La composition de sa pièce était bien arrêtée, le style net, le dialogue franc, les personnages frappés chacun à sa marque, l’effet voulu et produit, quelquefois avec, trop de recherche, mais avec certitude. Si le succès de Lady Tartuffe n’a pas été de ceux qui restent, cela tient sans doute à ce que Mme Émile de Girardin, entreprenant sa troisième campagne avec le concours de Mlle Rachel, s’était plus appliquée à faire un rôle qu’une comédie. Dans La Joie fait peur, la même préoccupation n’existe pas. La pièce est bien pleine de l’idée première. Tout y répond, tout s’en déduit. On n’y prend plus garde maintenant, parce que le dénoûment est connu comme celui de Tartuffe, comme celui de Valérie, et qu’il s’aperçoit à travers l’œuvre entière ; mais reportons-nous au moment où la pièce, sortant de l’ombre des répétitions, se prit à vivre dans la pleine lumière de la rampe et du lustre : quelle exposition dangereuse et hardie ! quel tableau que celui de cette maison où la mort a fait un vide irréparable ! Pour l’ordinaire, lorsque la mort intervient sur le théâtre, elle atteint le méchant, qu’elle met hors d’état d’achever son crime, elle venge la société et soulage la conscience publique. Elle frappe, et le rideau tombe. C’est la mort qui passe et disparaît ; ce n’est pas le deuil qui la suit ; mais ici c’est le deuil lui-même. Voici les vêtements noirs et le bonnet de crêpe ; voici la mère qui pleure son fils parce que son fils est parti et qu’il ne reviendra plus. Elle ne pleure même pas, elle ne parle pas, voilà longtemps qu’elle est ainsi, et son chagrin peut la tuer, parce qu’elle a épuisé toutes ses larmes. Supposez que vous n’êtes pas au théâtre, mais dans la vérité des choses et la réalité de la vie ; supposez qu’un hasard, une porte ouverte par erreur, vous mette tout à coup en face de cette douleur sans bornes, jugez si vous vous excuseriez de l’avoir surprise et de lui avoir manqué de respect en la voyant ! Ce fut presque l’impression de la première soirée. Oui, l’aspect de la scène était si poignant, l’image de la maison sans voix et sans bruit si saisissante et si nouvelle, que l’imitation semblait imprudente et qu’on se sentait coupable de profanation envers la majesté d’un deuil inconsolable. Un moment de plus, c’était trop ; mais, amenée à ce point, l’angoisse se détend avec Mme Désaubiers qui s’éloigne. Si la mère s’obstine à ne pas se distraire de sa douleur, le vieux serviteur s’obstine à espérer. Pour lui, son jeune maître n’est pas mort. Noël en est sûr. Noël en donne le démenti à toutes les preuves, et il a raison ; car la porte s’ouvre et celui que l’on croyait perdu, l’intrépide jeune homme qui entre, le bonheur au front, lui crie gaiement, comme jadis au retour de la chasse :
« Me voilà ! Mon vieux Noël ! Je n’ai rien, rien mangé depuis vingt-quatre heures, vite une omelette ! »À cette voix, Noël chancelle et tombe. Pour qui a vu la scène, je ne dis rien de plus. Je renvoie le spectateur à ses souvenirs. Dès cet instant, un poids tombe de toutes les poitrines. Le deuil a disparu. La lumière rentre dans la maison. Tout y est gai. Tout y revit. On se demande, — c’est Noël qui se le demande, — comment on va apprendre à Mme Désaubiers que son enfant lui est rendu ; car on a peur qu’elle ne supporte pas sa joie. Mais tout le monde se tairait que les murs parleraient eux-mêmes. Il n’y a plus moyen d’être triste. La sœur ne veut plus l’être, la fiancée ne le peut plus. Et voici le danger, c’est que Mme Désaubiers ne devine trop tôt le bonheur qui tue. Il faut la tromper, il faut la mettre et l’arrêter sur la voie. Il faut lui mentir ; car elle va plus vite qu’on ne veut. De là les inventions absurdes de Noël, et les finesses dans lesquelles il se perd, et ses maladresses dont il n’y a déjà plus rien à craindre ; car Mme Désaubiers a tout compris ; elle est dans les bras de son fils et peut dire que la joie ne tue pas. Jamais œuvre de théâtre n’a mis le rire aussi près des larmes, et ne leur a mesuré aussi largement leurs deux parts. La Joie fait peur est le modèle de ces pièces simples et fortement étudiées qui succèderont peut-être aux pièces d’action et qui exposeront une situation intéressante, en la faisant passer par la succession délicate de ses mouvements les plus vrais. Peut-être aussi, comme Le Philosophe sans le savoir, restera-t-elle une chose unique. Retrouvera-t-on un jour, dans un même talent, cet art de l’homme et ce cœur de la femme, cette double nature à laquelle arrivait Mme Émile de Girardin ? C’est une question que l’avenir seul peut se charger de résoudre. Quant à ce singulier développement des mâles facultés qui font l’homme de théâtre et qui allaient faire de Mme Émile de Girardin un véritable auteur dramatique, si on veut le suivre jusqu’au bout, c’est lui qui a produit l’incomparable bouffonnerie du Chapeau d’un horloger. Dans l’ordre des lettres, les femmes n’ont pas le rire gaulois. La farce leur échappe, et la comédie par suite. Mme Émile de Girardin ne s’y trompait pas : en passant par la farce, où elle a laissé un des chefs-d’œuvre du genre, elle reprenait le chemin de Molière. Et tandis que Le Chapeau d’un horloger riait d’un si fou rire, Mme de Girardin ressentait les premières atteintes du mal qui devait l’enlever. Elle était sur son lit de douleur lorsqu’on lui demanda presque officiellement si elle n’enverrait pas La Joie fait peur à la Commission des prix Léon Faucher. Elle n’avait qu’à y consentir, et un prix lui était acquis d’avance ; mais elle n’y consentit pas. Une plus juste estime de soi-même la mettait au-dessus de cette petite gloire : À mon âge, répondit-elle, on n’est plus de ceux qui reçoivent les prix ; on est de ceux qui les donnent. Elle mourut trop tôt pour son talent et trop tôt pour le Théâtre-Français. Elle le laissait dans le moment où il avait le plus besoin d’un auteur original et puissant, entre Mlle Rachel, qui ne devait plus revenir, et Émile Augier, qui s’éloignait avec Ponsard, portant l’un La Bourse à l’Odéon, l’autre La Jeunesse. Que restait-il au Théâtre-Français ? L’auteur sympathique et gracieux de Mademoiselle de la Seiglière, le collaborateur d’Émile Augier dans Le Gendre de M. Poirier et dans La Pierre de touche, si toutefois Jules Sandeau, déconcerté par un jour d’échec, n’avait pas renoncé à prendre sa revanche ; Eugène Scribe infatigable, mais fatigué à son insu, cherchant toujours des collaborations et essayant d’amener à ses procédés, si longtemps heureux, Ernest Legouvé, qui l’amenait, en retour, aux idées de la démocratie nouvelle. Et cependant les grands succès, les curieuses entreprises de la comédie moderne étaient ailleurs. Ils se nommaient La Dame aux Camélias, Diane de Lys, Les Filles de marbre, Le Mariage d’Olympe, Le Demi-Monde, Les Parisiens de la décadence, La Vie de Bohème, Les Faux Bonshommes, La Question d’argent, Le Fils naturel et Les Lionnes pauvres. Puis enfin le succès se déplace. Il revient à la rue Richelieu, un jour que l’affiche porte ce titre singulier, Le Duc Job, et que le public, un peu étonné des tristes révélations dont l’entretient partout le théâtre, trouve d’aventure un endroit où il voit la vie telle qu’il aime à la voir, et la société composée d’honnêtes gens avec lesquels il se plairait à vivre. Le Duc Job ne fait pas autrement révolution dans les lettres ; mais il marque un temps de repos, une halte heureuse sur une pente où la comédie se précipite. Il donne au public le loisir de reprendre haleine ; il l’amuse, il le touche, il l’intéresse. C’est une œuvre de bonne humeur qui dit gaiement son fait à la fortune, ne se flatte pas sans doute de convertir la société actuelle à l’ancien mépris des richesses, mais donne aux petits-fils du vieux Job le plaisir de voir humilier les millions une fois par hasard et de les croire un moment inutiles. Toutefois, la comédie ne s’est pas donné parole d’être toujours aussi aimable et aussi indulgente. Sans remettre une balle dans le canon du pistolet avec lequel il a cassé la tête de la fille de proie, Émile Augier le recharge pour en casser les vitres du coquin qui a un hôtel. À côté du demi-monde féminin, il y a aussi un monde interlope de la politique et des affaires, une société véreuse et condamnée à se guinder sur l’insolence pour se tenir au-dessus du mépris : « les effrontés », ainsi les appelle l’auteur de La Ciguë, aventuriers que la justice a parfois touchés en les flétrissant et qu’elle retrouve un jour maîtres du crédit ou de la parole publique. Vernouillet est le type dans lequel il les incarne. Vernouillet vient de perdre, je me trompe, vient de gagner un procès dont les considérants l’acquittent et le déshonorent. Sa honte, encore fraîche, est un fardeau sous lequel il plie et marche mal assuré. Le marquis d’Auberive le rencontre dans ce piteux état. Qu’est-ce que le marquis d’Auberive ? Un vieillard spirituel et malicieux, dont la Révolution a dérangé les heures et changé la vie. Le temps présent l’a réduit au rôle de spectateur ; il siffle le spectacle pour se désennuyer et y met la main quand il peut pour pousser les choses à l’absurde. Faire de Vernouillet un des rois de l’époque lui semble la plus cruelle mystification dont il puisse bafouer la société actuelle. Il relève le drôle et le dissuade de s’expatrier. À quoi bon ? Est-ce l’opinion qui l’effraye ? Mais Vernouillet dirigera lui-même l’opinion, s’il le veut. Il est riche : il n’a qu’à devenir acquéreur d’un journal. C’est aussi simple que cela. Ainsi fait Vernouillet, et Vernouillet devient une puissance. On salue Vernouillet. Il a des hommes d’esprit à ses gages. Ceux qui sont trop fiers pour vouloir relever de lui se retirent de son journal ; ils écriront des brochures qu’on ne lira pas. Il donne un morceau de pain à un bohème, qui découpe les faits-Paris, rédige les articles de mode, et qui a passé par trop de métiers obscurs pour n’y avoir pas laissé la mauvaise honte. Il veut se marier dans la banque. Les choses n’iront peut-être pas toutes seules ; mais quoi ? Entre Vernouillet et M. Charrier, acquittés tous les deux pour des opérations à peu près pareilles, il n’y a de différence que dans la date des acquittements. Celui de M. Charrier est plus ancien ; mais si le public l’a oublié, on peut rafraîchir l’anecdote. Charrier a beau s’en défendre, il faudra qu’il cède ou qu’il retombe du haut de la considération qu’il s’est faite ; mais Vernouillet se trompe en croyant intimider le fils comme le père ; c’est là qu’il échoue. Il a trouvé un cœur d’une droiture inflexible. Le fils montre à son père le devoir étroit, et le père se sacrifie à ce devoir pour ne plus déchoir dans la tendresse de son enfant. Charrier remboursera intégralement tous ses actionnaires. Le tiers de sa fortune y périra ; mais il recouvre le droit de s’estimer lui-même. Vernouillet ne peut plus rien désormais contre lui. Vernouillet ne sera pas son gendre. Le bénéfice le plus net de sa journée est encore un coup d’épée que lui a donné le marquis, à l’occasion d’un article rédigé par Giboyer, et qui le pose sur un pied d’honnête homme. J’ai écrit le nom de Giboyer. Le singulier personnage avait traversé avec trop de succès la comédie des Effrontés pour que l’auteur ne fût pas tenté d’en faire le centre et le ressort d’une autre pièce. Dans Les Effrontés, Giboyer se rappelle qu’il a été fils ; dans Le Fils de Giboyer, le marquis d’Auberive l’oblige à avouer qu’il est père. Heureux et malheureux à la fois, il a un fils qui est son orgueil et auquel il n’a pas donné son nom, de peur que son nom ne fut une tache. Il veut bien être un misérable, mais il veut que son fils soit pur et digne. Il a perdu sa vie, mais c’est dans son fils qu’il la recommence. Ses convictions, car il en a, c’est au cœur de son fils qu’il les a déposées. Sa foi politique, il l’a fait passer en lui ; mais quel n’est pas son étonnement, quand il voit que la foi politique de son Maximilien est ébranlée. Et par quoi ? Par un discours que M. Maréchal, dont Maximilien est secrétaire, doit lire au Corps législatif. Mais ce discours, ce manifeste d’un parti, commandé par le marquis d’Auberive, c’est Giboyer lui-même qui l’a écrit, c’est Giboyer qui a détruit la foi au cœur de son enfant, Giboyer qui n’avait jamais osé lui dire qu’il est son père, craignant de surprendre sur son visage un sentiment de tristesse, et qui est forcé de le lui dire pour lui prouver que son père a menti. Dans Les Effrontés, l’honneur d’Henri remonte à M. Charrier et le sauve. Pourquoi l’honneur de Maximilien ne remonte-t-il pas de même à Giboyer ? Le rideau tombe sur le châtiment du pauvre père, qui se sacrifie et quitte volontairement la France. Il est vrai que Giboyer emporte une suprême joie : son fils l’a avoué devant M. Maréchal, et mademoiselle Maréchal, qui devient sa bru, s’est agenouillée devant lui pour recevoir sa bénédiction. Il peut se retirer en Algérie ; Maximilien ne l’y laissera pas. Émile Augier a eu le privilège, — et c’est un privilège qu’il doit à son talent, — d’aborder de nos jours la comédie politique. Dans la première de ses deux pièces, sa pensée est bien claire : il réclame pour les hommes d’intelligence la prédominance que prend le capital dans la société moderne. Il attaque l’argent, fondant une aristocratie sans passé et sans gloire, l’argent s’emparant de la presse et régnant sur l’opinion au mépris de l’étude et de la pensée. Quoi qu’on en ait pu dire, Vernouillet n’a jamais été une figure au-dessous de laquelle on ait pu écrire un nom ; Vernouillet ne représente que l’argent, et l’argent pris à ses pires sources. Si c’est là le point de départ de l’aristocratie financière (et c’est toujours au moins un de ses points de départ : M. Charrier lui-même a commencé comme Vernouillet), on comprend les sympathies de l’auteur pour le marquis d’Auberive. Il a mis en présence trois aristocraties, celle de la race, celle de l’argent, celle de l’intelligence. Il dit à celle-ci : l’avenir t’appartient ; mais si ton temps n’est pas encore arrivé, la légitime noblesse est encore celle de la naissance, parce qu’elle vient des œuvres de l’épée. En aucun cas, la fortune née d’un coup de lansquenet ne doit créer une noblesse. Dans Le Fils de Giboyer, la thèse est moins précise, mais la satire a quelque chose de plus direct et de moins impersonnel. En réalité, les coulisses d’un journal, quel qu’il soit, ne sont pas à jour comme les coulisses des assemblées législatives. Le public n’est pas tenu au courant des anecdotes et ne connaît pas les figures. Quand il s’agit des mœurs parlementaires, on est mieux préparé à saisir les allusions ; on les cherche, on les devine, on les suppose. On croit reconnaître la baronne Pfeffers, belle, spirituelle et veuve, dont le salon est le quartier général d’une coterie sérieuse, adoration platonique et Égérie mystique du cercle qu’elle inspire ; — M. Maréchal, le bourgeois légitimiste dont le marquis d’Auberive a fait un député, pour n’en avoir pas fait jadis un ridicule sans le dédommager un peu, et dont il veut faire un orateur en lui donnant un discours manuscrit à lire devant la Chambre. On sent l’allusion dans les péripéties du discours orthodoxe commandé à Giboyer par le marquis, appris par M. Maréchal, retiré tout à coup de ses mains et confié à M. d’Aigremont, le calviniste, par suite d’un revirement que la baronne Pfeffers opère au sein du comité. On la sent dans la conversion de M. Maréchal lui-même, qui passe à l’opposition par dépit d’avoir été joué et se prépare à réfuter avec un nouveau discours, encore appris par cœur, le fameux manifeste dont il a failli être l’organe. Tout cela, c’est la pièce. Ajoutez que tout cela est écrit de verve, avec un entrain qui ne sent jamais la fatigue et une boutade qui ne se dément pas ; que la plume de l’auteur a toujours couru sans prendre le temps de faire de l’esprit ; qu’elle n’a donné que celui qu’il a, mais qu’il en a toujours du plus franc, du plus libre, du plus personnel, et tout explique les deux grands, les trois grands succès, je n’ai pas droit d’oublier Maître Guérin, qui ont mis Émile Augier à un rang où il n’a personne au-dessus de la tête. Nous ne sommes pas encore la postérité. L’avenir jugera les efforts qui ont été faits dans ce temps-ci, et je crois qu’il y trouvera une aussi large dépense d’originalité, d’invention, d’observation, d’étude comique et de bonne langue qu’à aucune autre époque ; je dirais une plus large dépense, si je pouvais mettre à part le temps de Molière. Que la comédie moderne se soit imprudemment aventurée à la suite de Daumier et de Gavarni dans ces voies dérobées où l’on perd de vue la famille ; qu’elle ait montré ce qui n’était pas fait pour la lumière ; qu’elle ait nommé ce qui ne devrait pas avoir de nom pour les honnêtes gens, dit à la face du père ce que le père ne devrait pas entendre devant son fils, et à la face du fils ce que le fils ne devrait pas entendre devant son père ; je ne le nie pas, je l’avoue. Elle a remué des vérités malsaines ; mais elle en a tiré des œuvres remarquables, et, après tout, ce n’est jamais sans profit que l’on étudie la vérité. À la regarder vaillamment, hardiment, on contracte la force qui fait les hommes, et les hommes ne manquent pas à la comédie de nos jours. Comptons-les et voyons ce qui nous reste après tant de pertes récentes : après Eugène Scribe, ce prince des inventeurs, ce mouvement d’esprit, cet agrément, cet enjouement, ce jeu de combinaisons inépuisable ; après Balzac, l’observation portée à sa plus haute puissance, l’auteur de La Marâtre, le père de Mercadet, mort au moment où il mettait enfin le pied sur la scène comme sur sa conquête ; après Léon Gozlan, l’imagination dans le comique, le paradoxe sincère, l’impossible qui croit à lui-même ; Henri Mürger et Gérard de Nerval, deux esprits nouveaux, toute la grâce de la Bohème ingénue ; Louis Lurine, qui était aussi de la famille ; Méry et Roger de Beauvoir, Mélesville et Dumanoir, deux anciens, deux aînés, deux talents distingués et aimables ; Camille Bernay, Léon Battu, J. Lorrin, Villarceaux, d’Assas et Schmidt, autant de promesses ! Mais quoi ! Les rangs se resserrent, les recrues y entrent incessamment, et c’est toujours une magnifique armée que la famille des auteurs qui écrivent pour le théâtre. Les chefs en sont illustres, et les soldats ont l’entrain, la décision personnelle de la milice française. En tête, les maréchaux qui ont l’âge et les chevrons des grandes guerres : l’auteur d’Hernani prêt à rentrer glorieusement en campagne ; l’auteur d’Antony et de Mademoiselle de Belle-Isle, dont la libre invention ne se trouve plus à l’aise que dans la mesure du roman, mais dont l’orgueil paternel regarde sans regret les luttes de la scène parce que les acclamations de la victoire lui apportent l’écho de son nom dans le nom de son fils. À leur suite, et sans ordre de rangs, Ponsard doué de l’heureux privilège d’arriver toujours à propos dans les moments de crise littéraire, fort de la probité de son travail, fort de son inspiration qui lui vient de lui-même, sans trouble et sans hésitation comme M. Ingres, avec lequel son talent a plus d’un trait de ressemblance, savant et naïf comme lui, prenant comme lui ses modèles aux belles époques du passé, comme lui persévérant dans l’unité de sa vie, toujours semblable à soi et marquant du même cachet ses œuvres capitales : Lucrèce, Agnès de Méranie, Charlotte Corday, L’Honneur et l’argent, Le Lion amoureux, dépassées, au point de vue de l’éloquence, par l’épique inspiration de son Galilée ; Émile Augier, ce frère jumeau du début de Ponsard, son second dans la querelle des deux écoles, cet autre talent fait de clarté, de vigueur, de hardiesse et de liberté gauloise ; plus souple et moins convaincu ; plus curieux, plus attentif aux mouvements de la littérature ; prompt à se porter du côté où va celui qui marche, non pas pour marcher à la suite, mais pour aller plus loin encore ; né pour oser, étonné d’avoir remporté un prix de l’Académie Française, se sachant meilleur gré d’avoir fait L’Aventurière que Gabrielle, et heureux de s’être racheté par Le Mariage d’Olympe ; main hardie, résolue à lever les masques de la société ; père de ce drôle cynique que nous avons vu tout à l’heure, qui se nomme Giboyer comme Figaro se nomme Figaro ; petit-fils lui-même de Regnard et de Beaumarchais ; qui fait de la prose son arme de combat, garde le vers pour la comédie de passion ou d’aventure, et, un moment trahi par la fortune du théâtre, se prépare un quatrième triomphe avec une grande œuvre écrite dans la grande forme littéraire ; Octave Feuillet, écrivain d’élite, que la lecture d’Alfred de Musset a d’abord révélé à lui-même, mais qui est entré en possession de sa nette et gracieuse originalité ; Marivaux d’un siècle sérieux, sérieux comme son siècle, et dont l’esprit a vécu plus intimement dans la confidence du cœur ; plume finement taillée pour les délicates et ingénieuses analyses ; auteur dramatique d’un ordre à part ; nature charmante et distinguée qui a fait des sentiments de l’honnête homme et de l’homme de famille son exquise élégance ; qui ne veut pas laisser à ce qui est en dehors du bien le privilège de la séduction ; qui prête l’attrait au bon conseil, à la foi simple, à la pratique des vertus douces et modestes ; champion de la province dont il est l’hôte et qu’il a raison d’aimer parce qu’il y garde bien sa physionomie personnelle, parce qu’il y emporte, pour les mieux étudier à l’écart, les souvenirs avec lesquels il s’est élevé aux hardiesses de Dalila, et qu’il y trouve les modèles, discrètement, ingénument supérieurs, du Village et du Cas de conscience ; Georges Sand, nom illustre même au théâtre, talent androgyne comme Mme Ém. de Girardin, plus mâle à son début, mais où la femme tend peut-être à se dégager chaque jour davantage, tandis que Mme Ém. de Girardin, par une contraire évolution, arrivait dans ses dernières œuvres au caractère complet de la virilité ; Georges Sand, écrivain supérieur, plume douée d’un don de magie, passion pénétrante et subtile, séduction qui trouble et qui égare, charme inquiétant vis-à-vis duquel il faut veiller sur soi, de peur d’être surpris et d’admettre, en applaudissant, que la lignée d’Adam est toujours égoïste, irrésolue, sans grandeur et sans courage ; que la descendance d’Ève est toujours dévouée, intrépide, héroïque ; que, dans ce monde mal fait où rien n’est à sa place, on doit toujours chercher la plus pure vertu au fond de toutes les chutes et le plus légitime orgueil au fond de toutes les misères : conclusion inévitable d’un théâtre qui n’en est pas moins essentiellement aristocratique dans sa forme précieuse et distinguée, exquis par la vérité délicate du détail, par la finesse lumineuse du dialogue et la grâce vivante du tableau, consacré enfin par trois grands succès : François le Champy, Le Mariage de Victorine et Le Marquis de Villemer ; Alexandre Dumas fils, l’aîné, par le succès, des auteurs de la comédie moderne, celui qui l’a émancipée et mise en état de tout dire ; riche et complète nature, mélangée de rêverie, de chimère, d’audace et de justesse d’esprit ; praticien consommé, fécond en expédients, rompu à toutes les combinaisons de la scène, et attiré vers les thèses dangereuses où s’endort quelquefois l’action alanguie ; tenté de se perdre dans le discours, dans la discussion et le paradoxe ; prêt à sauver telle pièce qui se sent sombrer et lui fait un signal de détresse ; risquant tout pour lui-même et ne hasardant plus rien pour les autres ; sûreté de coup d’œil impitoyable ; main d’opérateur qui coupe dans le vif et dégage de tout ce qui le gêne le succès du Supplice d’une femme ou celui d’Héloïse Paranquet ; Théodore Barrière, qui devait être journaliste s’il n’eût été auteur dramatique, et qui a fait du vaudeville le précurseur de la petite presse : chroniqueur avant la chronique quotidienne, oseur, improvisateur, Parisien-né comme la Fronde, hardi à l’escarmouche, prompt aux hardiesses de la comédie satyrique, recommençant Aristophane selon notre mesure et s’incarnant avec éclat dans le Diogène nouveau dont il a créé la figure et le nom ; mais impatient, capricieux, obéissant à deux instincts qui le poussent l’un vers le pamphlet, l’autre vers l’élégie et l’idylle ; trop pressé de produire pour choisir entre les deux, d’arriver à temps pour finir, et de finir pour achever ; esprit fécond qui sait bien que les revers ne comptent pas, mais qui a le droit de compter fièrement ses grandes victoires ; moraliste vigoureux qui a eu le coup de fouet et le coup de dent, qui vise ailleurs aujourd’hui et va un peu à l’aventure, mais qui retrouvera la voie des belles soirées quand, au lieu d’allumer sa lanterne pour chercher où en est le succès chez les autres, il se reprendra tout simplement à étudier Les Faux Bonshommes et Les Filles de marbre, avec le cigare étincelant de Desgenais ; Victorien Sardou, venu après les autres, et qu’ils rencontrent aujourd’hui sur toutes les scènes ; comparable par sa fécondité à Eug. Scribe, dont il diffère en tout le reste ; cherchant le danger qui double le succès ; jetant au public un perpétuel défi, l’agaçant, l’irritant à la manière des dompteurs, le faisant rugir pour se donner la gloire de le vaincre ; lettré studieux, nourri des meilleurs styles, habile à les prendre tous ; ménechme charmant de Beaumarchais quand il a voulu l’être ; joueur qui ne vise qu’aux coups de partie et refait peut-être trop souvent le coup de l’alcôve ; moralisateur qui a manqué sa visée dans La Famille Benoîton et prouvé une fois de plus que le théâtre châtie les mœurs sans les corriger, mais dont le succès marque une époque et aura eu l’honneur de donner un nom à l’extravagance de 1866 en matière de toilette ; Félicien Mallefille, talent inégal avec des parties de premier ordre ; excellent où il est bon : dans le portrait, dans le récit, dans la tirade satyrique et l’enchaînement précieusement travaillé du dialogue ; main de maître quand il écrit, moins habile à nouer l’ensemble de sa composition qui lui échappe ; écrivain dramatique plutôt qu’auteur dramatique ; supérieur à son œuvre incomplète où le comique a ironiquement survécu ; visant haut, sujet à manquer le succès, mais s’imposant à l’estime ; figure à part qui ne prend pas de rang, et, solitaire, se drape avec un juste orgueil dans sa noble renommée ; Puis les survivants et les derniers nés de l’école de 1830, fidèles à la forme du grand théâtre, à la poésie, à la rime rare, à la parole épique : Jules Lacroix, l’auteur du Testament de César, de Valéria et de La Jeunesse de Louis XI, le traducteur de Sophocle et de Shakspeare, d’Œdipe-Roi et de Macbeth ; Louis Bouilhet, aimé de la jeunesse de l’Odéon, poëte dans Madame de Montarcy, poëte dans La Conjuration d’Amboise, et dont l’inspiration dramatique, marquée dès le début au coin des vers de Ruy-Blas, en a toujours gardé la vive effigie ; Puis ceux qui devaient être aussi des poëtes et qui, surpris dans le mouvement arrêté par l’échec des Burgraves, se sont repliés sur le drame en prose avec les qualités supérieures de leur grande éducation littéraire : Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Victor Séjour, Ferdinand Dugué et Édouard Plouvier ; Puis les romanciers qui se sont décidés à faire de leur propre invention ce que le théâtre s’était accoutumé à faire de l’invention d’autrui et à donner eux-mêmes à leurs récits la seconde façon du théâtre : Auguste Maquet, le collaborateur avoué d’Alexandre Dumas, associé à ses plus grands succès, lieutenant d’Alexandre et digne de devenir son émule ; Paul Féval, en qui Frédéric Soulié avait deviné son successeur, le dernier des romanciers de la forte race, et auquel il avait ouvert lui-même les portes de l’Ambigu-Comique ; puis les vieilles gloires du drame de passion et d’intrigue les habiles, les heureux, Adolphe d’Ennery et Anicet Bourgeois, maîtres d’un genre populaire dans toute l’Europe, traduit partout et partout imité ; En remontant à la comédie en vers : Camille Doucet, l’auteur des Ennemis de la maison et du Fruit défendu, esprit vif, alerte, enjoué, fin satirique, dont le vers bien disant part comme un trait et pique droit où il vise ; Pailleron, qui fait causer le sien, le rompt à son gré et le désarticule à plaisir pour l’ajuster à tous les mouvements de la conversation familière ; de Belloy, qui devait traduire Térence, dont il avait déjà, dans Pythias et Damon, la délicate et discrète élégance ; Théophile Gautier, qui a fait un chef-d’œuvre, le prologue de Falstaff, et qui frappe le vers de théâtre ( Pierrot Posthume et Le Chapeau de Fortunatus) avec le vrai coin du seizième et du dix-septième siècle ; Théodore de Banville, dont la muse gracieuse, car c’est bien une Muse, dédaigne de poser son brodequin de pourpre hors des palais qu’habite Cypris et des vallons où l’Amour vengé attire Diane chasseresse auprès d’Endymion endormi ; Gondinet, qui a fait Les Révoltées, et qui fera bien d’autres jolis vers amusants avec un esprit qui lui appartient, original, naturel et moderne ; Au-dessous (pourquoi au-dessous ?), Meilhac, qui a la distinction de Dumanoir s’il n’en a pas encore l’adresse, qui peut manquer trois actes, mais qui ne manque jamais une scène de bon goût, et qui sait écrire un acte de la bonne façon : Les Curieuses et La Clef de Métella ; Un vrai talent, Eugène Labiche, le Picard du Palais-Royal, mais un Picard qui a des traits de Molière ; héritier direct de Duvert et de Lauzanne, inventeur comme eux d’une langue amusante et qui l’amuse lui-même, gai, risquant tout dans la bouffonnerie, poussant la parade au-delà des limites connues, auteur du Chapeau de paille d’Italie, et c’est tout dire ; mais vrai, mais observateur, mais toujours près de la comédie humaine ; auteur de Moi ! du Misanthrope et l’Auvergnat, du Voyage de M. Perrichon et de Célimare le bien-aimé (son chef-d’œuvre) ; Lambert-Thiboust, Delacour et Siraudin, lancés à l’envi dans la même voie ; enfin les parodistes nés du succès d’Orphée aux enfers et d’un trait du crayon de Daumier, les auteurs de Barbe Bleue et de La Belle Hélène, Hector Crémieux et Ludovic Halévy, auxquels on peut pardonner d’avoir travesti Homère, parce qu’ils ont fait rire, et qu’Homère lui-même leur pardonne du haut de sa sereine immortalité. J’en passe et des meilleurs ! disait Don Ruy Gomez de Sylva : Édouard Foussier, un délicat, trop difficile pour lui-même et qui a trop le loisir de subtiliser avec sa pensée, mais dont Ém. Augier a deux fois accepté la collaboration dans Ceinture dorée et dans Les Lionnes pauvres ; Latour Saint-Ybars, l’auteur de Vallia, de Virginie, du Vieux de la montagne et du Tribun de Palerme ; Ernest Serret, encore un des heureux débuts de l’ancien Odéon, poëte, auteur lauréat, que le roman d’analyse a détourné du théâtre et qui s’est laissé faire ; Alphonse Royer, qui a passé aussi par l’Odéon, applaudi dans le drame comme dans la comédie, et dont Le voyage à Pontoise, réveillant un sonore écho, a renouvelé l’éclat de rire du Voyage à Dieppe ; Léon Guillard, l’auteur du Dernier amour et de Clarisse Harlowe, qui s’est retiré trop tôt de la lice, et qui a fait lui-même, autour de ses brillants succès, le silence où se plaît sa modestie ; Amédée Achard, plume toujours jeune ; Émile Bergerat et Ferrier, qui débutent avec des vers de vingt ans ; les deux frères Edmond et Jules de Goncourt, qui ont une revanche à prendre et qui la prendront tôt ou tard de haute lutte avec leur rare talent d’écrivains et l’originalité de leurs procédés personnels. Il faut s’arrêter cependant. Arrivé au point où j’en suis, je ne saurais dire autre chose, sinon que mes omissions sont involontaires. Mais, à la suite de ce long dénombrement, je demande sans hésitation, même aux esprits les plus prévenus, s’il n’y a pas là un bel ensemble de forces vives et d’intelligences en pleine activité. On cherche, on s’ingénie, on travaille. À aucune autre époque, les talents n’ont été plus divers et plus jaloux de ne pas se ressembler l’un à l’autre. Les écoles d’imitation sont fermées. Est-ce un si grand malheur ? L’art est libre ; il n’y a pas beaucoup à craindre de sa liberté. S’il s’égare, le public est là pour le ramener bien vite. Rien ne pousse à une extrémité sans que la réaction se porte en sens contraire. Nous avons vu la comédie épuiser la veine des exemples imprudents et des réalités audacieuses. Après La Famille Benoîton, il n’y avait déjà plus de place pour La Contagion, qui eût été peut-être un succès avant Maître Guérin. Henriette Maréchal, en mourant d’un excès de réalisme, a préparé le glorieux avènement du Lion amoureux, et par suite le succès littéraire de La Conjuration d’Amboise. Le régime des privilèges est aboli pour le théâtre. De tous côtés, édifices ou sous-sols, s’ouvrent des salles nouvelles. On joue l’opérette et le vaudeville dans les cafés-concerts. Il se dresse quelque part, devant une façade, des tréteaux abrités sous un auvent, et la parade va renaître. Vous dites que ce n’est pas là le grand art. Non certes ! Mais ne vous hâtez pas trop de crier à la décadence. Prenez-y garde : il faut du temps, même à la liberté, pour produire des merveilles. Tout commence à cette heure. Tout ce qui naît est encore pauvre et défectueux. Presque tout cela se trompe et manque par plus d’un endroit ; mais tout cela s’agite, tout cela s’essaye, et de ce mouvement, de cette agitation, de ces tâtonnements sortira l’avenir. Regardez ces petites feuilles publiques qui vous tentent par l’appât de la caricature et de l’image enluminée. Jetez les yeux sur ces articles écrits avec l’audace ingénue des vingt ans et de l’obscurité qui s’assure en elle-même. Lisez ces noms qui n’étaient pas hier et qui ne sont pas tous encore aujourd’hui. Comptez-les, ces nouveaux venus. Combien sont-ils ? Ils sont vingt, ils sont trente, ils sont bien plus ! Et ceux qui écrivent parlent de ceux qui composent, de ceux qui tiennent le pinceau, l’ébauchoir et le burin, que vous ne connaissez pas et qui se connaissent. Ils sont tous du même âge. Ils s’appellent l’un l’autre, se marquent mutuellement leur place et se désignent pour une célébrité prochaine. Ne souriez pas : c’est une génération qui s’élève. De 1830 à 1868, il s’est montré çà et là quelques groupes qui ont pris rang parmi les anciens ; mais il n’y a pas eu à proprement parler de nouvelle génération. Aujourd’hui la génération nouvelle fait sa première apparition avant d’avoir son avènement. C’est pour elle que tout se prépare. C’est pour elle que la prévoyance de l’Empereur Napoléon III a voulu aplanir les obstacles. Le siècle futur fait son apprentissage dans tous ces humbles commencements. Poëtes et musiciens à peine sortis de l’ombre, vous êtes attendus plus haut. Salut à la génération de mil huit cent soixante ! Au moment où Joseph Chénier parlait si fièrement du poëme tragique, ce qui allait passer, c’était la tragédie ; ce qui allait venir, c’était Collin d’Harleville, Andrieux, Alexandre Duval et la comédie. Qui sait ce qui viendra demain ? Mais si nul ne peut le prédire, nul ne se trompe du moins sur ce qui est resté et ce qui restera toujours. Ce qui restera, c’est Corneille, c’est Molière, c’est Racine, c’est Regnard, c’est Lesage, c’est Marivaux et Beaumarchais ; ce sont et ce seront les œuvres originales et sincères, les études de l’homme prises sur le vif, les grandes ou les petites pages du livre d’or de l’humanité, ces figures que crée le génie en les observant et pour lesquelles il semble dérober à Dieu le secret de la vie, ces fables nées de son invention, ou bouffonnes ou sublimes, rêves de sa pensée dont un style pur, cette force mystérieuse, fait des monuments plus indestructibles que l’airain.