(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre X, Prométhée enchaîné »

Chapitre X,
Prométhée enchaîné

I. Prométhée conduit sur son rocher par la Force et par la Puissance. Héphestos contraint à lui servir de bourreau.

Eschyle avait composé toute une trilogie sur l’histoire de Prométhée : Prométhée Porte-feu, Prométhée Enchaîné, Prométhée Délivré. Il ne nous reste, avec le second de ces trois grands drames, qu’un vers du premier et quelques fragments du troisième. L’action commence donc pour nous au moment où le Titan, condamné par Zeus, va expier son larcin du Feu et la révélation qu’il en fit aux hommes.

Prométhée, dans la trilogie d’Eschyle, changeait de montagne, du second drame au troisième, comme un patient transporté, dans l’entracte de supplice, sur un chevalet de rechange. Ici, ce n’est point encore sur le Caucase qu’il est étendu, mais sur la crête d’une montagne de la Scythie d’Europe, entre les steppes et le Pont-Euxin. La Puissance et la Force viennent d’y conduire le Titan ; elles l’ont déjà renversé sur le roc, dans l’effroyable posture de l’écartellement. Héphestos les suit, en boitant, le marteau à l’épaule, les poings pleins de clous et d’écrous, traînant après lui la longue brasse des chaînes qui garrotteront le colosse. La Force reste muette, étant inconsciente et irresponsable : on ne distingue guère plus sa figure qu’on n’entend sa voix ; ce n’est qu’un valet de bourreau vu de dos. Tout au contraire, la Puissance s’étale et s’agite avec une sorte d’emphase démoniaque. Elle est l’attribut incarné de Zeus, son émanation violente, son Verbe brutal. Le poêle a donné une réalité terrible à cet être abstrait ; l’arrogance du favori se joint en lui à la cruauté du licteur. Il affecte une méchanceté surhumaine, il grossit comme un porte-voix les ordres du maître, il parle au dieu qu’il mène à sa suite, comme à un tortionnaire soldé pour sa tâche. « Fais ce que le Père t’ordonne d’accomplir ! Enchaîne ce malfaiteur aux roches escarpées Châtie-le d’avoir outragé les dieux Qu’il apprenne à respecter la tyrannie (Τυραννίδα) de Zeus, et à ne plus tant aimer les hommes. » L’atroce vice-dieu cherche même à exciter bassement Héphestos contre le captif : « Ne t’a-t-il pas volé ta fleur ? La splendeur du feu qui crée tout, il l’a transmise aux mortels. »

Le bon Héphestos répugne fort à l’affreuse corvée que l’Olympien lui inflige ; il se rappelle sa parenté cosmique avec Prométhée. Frères jumeaux à l’origine, issus du même éclair, nés dans le même âtre, ils semblaient à peine distincts l’un de l’autre. Prométhée n’est-il pas d’ailleurs, comme lui, statuaire et maître dans les arts du feu ? « Le cœur me manque ! Enchaîner à ce roc battu par l’orage un dieu du même sang que moi ! Mais la nécessité me contraint : il est dangereux d’enfreindre l’ordre du Père. » Et avec une lourde insistance qui accroît à son insu le supplice, il dénombre longuement au Titan les souffrances qu’il va endurer : Ce seront d’abord l’isolement absolu, l’angoisse incurable ; l’insomnie sans trêve, les cris sans écho ; puis les ardeurs du soleil et les sueurs froides de la nuit qui, tour à tour, brûleront et glaceront sa chair : pour torture suprême, tout mouvement entravé, nul moyen de se retourner sur son lit sinistre ; l’immobilité dans la convulsion. La sentence est dure, et les remontrances qu’Héphestos y mêle doivent la rendre plus odieuse encore au patient. Être harangué par celui qui va vous clouer sur un bloc de pierre, il y a là aggravation de peine, surcroît de sévices. Héphestos compatit évidemment au sort tragique de Prométhée, mais il est résigné, sinon rallié à l’ordre nouveau. Il a plié sous le joug du fait accompli, la rébellion n’est pas dans sa nature subalterne. Ses pieds meurtris portent les marques des coups que peut frapper le plus fort. Les Immortels l’ont, par deux fois, lancé dans l’abîme, du haut de l’Olympe ; il ne boite pas seulement, il rampe un peu depuis ce temps-là. Sans doute, Zeus est impitoyable, mais Prométhée n’est pas sans reproche. N’était-ce pas folie que de déclarer la guerre aux dieux pour l’espèce humaine ? L’étincelle qu’il a dérobée pouvait-elle lutter contre le tonnerre ? « Voilà le fruit de ton amour pour les hommes. Tu as fait de trop grands dons aux mortels. Toujours, c’est un maître dur celui qui commande depuis peu. »

Mais la Puissance a hâte d’en finir, il lui tarde de voir le Titan aux chaînes. Ses frères déracinaient les montagnes : ne pourrait-il pas d’une secousse arracher le roc où il est couché ? Elle presse donc Héphestos d’agir au plus vite, elle le harcelle d’injonctions féroces ; c’est en l’aiguillonnant de la foudre qu’elle le contraint à l’ouvrage. « Que tardes-tu ?… Crains de gémir sur toi-même si tu n’obéis Étreins-le de chaînes Rive-les autour de ses bras Cloue-le à ces roches Enfonce rudement, à travers sa poitrine, la dent de ce coin d’acier Garrotte-le autour des flancs et sous les aisselles Cercle violemment les cuisses avec des anneaux Entrave les pieds fortement. » Chaque membre est ainsi inventorié et scellé, chaque ferrement inspecté par l’argousin de l’Olympe. On entend sonner le marteau, crier les vis, grincer les ferrailles ; on voit s’allonger et se tordre le serpent d’airain qui enroule à triple tour le corps du patient. Ce devait être un effrayant spectacle que celui de cette Crucifixion gigantesque dressée en plein théâtre, sous les yeux d’un peuple. La terreur visible de la scène n’a certes jamais été au-delà.

Héphestos obéit et frappe, non sans protester. D’artiste en belles œuvres, devenir un artisan de tortures, meurtrir et broyer la chair de la même main qui cisèle les vases des banquets célestes, quelle contrainte et quelle déchéance ! Il en gémit au fond de son cœur ; il gronde sourdement, sous la voix stridente qui l’excite, comme le feu qu’il recèle en lui, sous le fer aigu qui l’attise. De temps en temps, on le voit retourner vers la Puissance sa grosse tête de serf indigné du forfait que son suzerain lui commande. « Tu es sans pitié et plein d’audace Ta parole est aussi dure que ton visage Cette tâche, que n’est-il donné à un autre de l’accomplir !… Hélas ! Prométhée, je me lamente sur tes maux Habileté de mes mains, que je te déteste ! »

Cependant, par un de ces traits comiques qui dérident souvent, dans Eschyle, les plus sombres scènes, le forgeron content de son adresse reparaît par instant sous le frère en larmes. Héphestos déplore son cruel ouvrage, mais il s’y applique ; il entend qu’il soit sans défaut et qu’on n’y trouve rien à reprendre. A chaque clou qu’il fixe, à chaque pièce qu’il emboîte, il constate naïvement la perfection du travail ; « Voilà qui est fait et en un instant Ce bras-ci tient, aucun effort n’en briserait l’attache Certes, excepté lui, nul ne me blâmera. »

II. Héphestos (le Vulcain latin). Son origine volcanique. Son génie d’artiste, ses chefs-d’œuvre. Thétis dans La forge d’Éphestos.

La Mythologie a été dure pour cet honnête dieu, bon sous sa rudesse, incarnation du Feu dans son plus noble et plus pur emploi. Ce manœuvre des dieux est en somme l’artiste du monde, sa forge a été le premier atelier plastique. Il n’apparaît guère cependant chez les poètes, que pour être indignement bafoué. Les dieux d’Homère rient aux éclats, quand il leur verse le nectar en trébuchant sur ses pieds boiteux. Ils oublient que cette claudication figurait, à l’origine, l’oscillation de la flamme et le tremblement du sol remué par les éruptions souterraines. Leur rire même, d’après une tradition qu’Aristote nous a transmise, n’était que l’écho de celui du dieu qu’on croyait entendre éclater dans le pétillement joyeux du foyer. Quand Héphestos naquit, Héra, sa mère, furieuse d’avoir conçu cet enfant difforme, le précipita dans la mer où il fut recueilli par des déesses nourricières. Il y passa neuf ans, dans une grotte de corail, occupé à fabriquer des joyaux pour les Néréides. Le petit gnome reconnaissant se fit le bijoutier des fées marines qui l’avaient sauvé. Revenu dans l’Olympe, il prit la défense de sa marâtre contre Zeus, dans une de leurs querelles orageuses, symboles des agitations de l’éther. Son intervention généreuse lui valut une seconde chute plus cruelle que la première. « Sois patiente, ma mère », lui dit-il au premier chant de l’Iliade, « supporte ta disgrâce, de peur que je ne te voie maltraitée, toi qui m’es chère, et que malgré ma douleur, je ne puisse te secourir ; car la colère de l’Olympien est terrible. Déjà une fois, lorsque je voulais te défendre, il me saisit par un pied, et me lança du haut des demeures divines. Tout un jour, je roulai à travers l’espace, et, avec le soleil qui se couchait, je tombai dans Lemnos, presque sans vie. » Ainsi parle-t-il, oubliant, lui aussi, sous l’anthropomorphisme qui l’a revêtu, que cette chute mythique ne fut autre que celle de l’éclair qu’il était jadis, tombant du ciel sur la terre.

En somme, Héphestos dans l’Olympe fait un peu l’effet d’un prolétaire parmi des seigneurs. « L’illustre Ouvrier », c’est ainsi que l’appelle Homère. Il a la laideur obscure, les muscles noueux, la taille ramassée, le torse velu d’un mineur et d’un forgeron. Mais le mythe antique, comprenant les rapports intimes du travail avec la Beauté, la lui avait donnée pour compagne. Dans la Théogonie d’Hésiode, Héphestos est l’époux d’Aglaé, la plus jeune des Grâces ; dans l’Iliade, de sa sœur Charis ; dans l’Odyssée, il a pour femme Aphrodite elle-même. Et malgré son adultère avec l’Arès grec, on la voit mieux encore que sur le Mars romain de Lucrèce, « mollement répandue » circumfusa super sur le corps de fer du rude artisan ; car ce sont ses caresses qui insinuent à ses doigts nerveux les reliefs exquis et les contours délicats qu’il imprime ensuite à ses œuvres. Héphestos était le grand maître des fontes et des ornements du métal, aussi habile à battre la cuirasse du guerrier épique qu’à tourner les bracelets de Cypris. C’était lui qui avait bâti et meublé les douze chambres splendides des Douze Grands Dieux. Pour lui-même, il s’était construit un palais d’airain dont le plafond étoile répétait la rondeur de la voûte céleste et les Signes mouvants des constellations. C’est là qu’il forgeait et qu’il travaillait, non point assisté par la troupe monstrueuse des Cyclopes dont la fable l’entoura plus tard, mais farouche et solitaire, à la façon d’un Michel-Ange olympien. Vingt soufflets qui se gonflaient d’eux-mêmes, comme des athlètes ramassant leur souffle, et qu’il gourmandait comme des apprentis, attisaient ses vingt fourneaux flamboyants. Des chefs-d’œuvre d’art et de mécanisme sortaient de leurs moules. C’étaient l’Égide de Zeus, le Char du Soleil, la Flèche qui, lancée par Apollon, revenait, après avoir transpercé son but, se replacer dans la main du dieu, les deux Chiens d’or et d’argent qui gardaient la maison d’AIcinoüs, les Taureaux de bronze qui effrayaient par leurs beuglements ceux qui approchaient de la Toison d’or. Héphestos était aussi l’armurier des héros et des demi-dieux. Il avait battu sur l’enclume les panoplies de Diomède, d’Énée, de Memnon. Homère a décrit le bouclier merveilleux qu’il fabriqua pour Achille : la mer ondoyait sur ses bords, en vagues d’argent et d’étain ; et son orbe, couvert d’une myriade de figures qu’on eût dit vivantes, déroulait en son triple cercle, les guerres et les assemblées, les labours et les pâturages, les noces et les danses, tout le cycle élémentaire de la vie humaine.

C’est dans le même chant du poème que le bon Héphestos apparaît grandiose à sa manière, et vraiment divin, transfiguré par le jour de flamme qui fait resplendir sa forge royale. Il est à la besogne lorsque Thétis lui demande des armes pour son fils ; il s’agite haletant autour de ses fournaises, dans le coup de feu d’un travail urgent. Mais aussitôt que Charis lui annonce la visite de la déesse, Héphestos se souvient des bras maternels qu’elle lui ouvrit sous les flots, quand il tomba de l’Olympe, et des soins qu’elle prit de son enfance rebutée. « Certes, elle peut tout sur moi, la Déesse vénérable qui est entrée ici. C’est elle qui me sauva quand je fus précipité d’en haut par ma mère qui voulait me cacher aux Dieux, parce que je boitais des deux pieds. J’aurais enduré alors des maux infinis, si Thétis et Eurynome ne m’avaient reçu dans leur sein. Pour elles, dans leur grotte profonde, pendant neuf ans, je forgeai mille ornements ; des agrafes, des anneaux, des colliers, des pendants d’oreilles. Et l’immense Océan murmurait autour de la grotte Maintenant, puisque Thétis aux beaux cheveux vient dans ma demeure, je lui rendrai grâce de m’avoir sauvé. » Et tandis que Charis offre à Thétis « les mets hospitaliers », le grand ouvrier se redresse de l’enclume sur ses jambes torses. Il éteint ses brasiers, enferme ses outils dans un coffre d’argent ; puis il essuie avec une éponge ses bras noirs de limaille, sa face et sa poitrine enfumées. Il se revêt d’une tunique blanche, prend le sceptre lourd comme un marteau, qui sied à sa royauté métallique, et s’avance vers la déesse, appuyé sur deux belles filles d’or qu’il a fabriquées. « Semblables à des vierges vivantes », elles marchent à ses côtés en cadence, et soutiennent sa marche inégale. On dirait une transformation d’Enchanteur, sordide et rabougri tant qu’il vaque aux œuvres de ses alambics, somptueux et majestueux comme un roi quand il sort des vapeurs de son officine. C’est avec une reconnaissance affectueuse qu’il accueille sa mère d’adoption : « Thétis au péplos flottant, vénérable et chère, pourquoi viens-tu dans ma demeure que tu visites si rarement ? Parle, ce que tu as dans l’esprit mon cœur m’ordonne de l’accomplir si je le puis et si c’est possible. » La mère lui demande pour les dernières victoires de son fils « qui doit bientôt mourir », un bouclier et un casque, une cuirasse et de belles cnémides avec leurs agrafes. Il lui répond de toute son âme, avec une cordiale compassion : « Calme-toi, n’aie plus de souci. Plût aux dieux que je pusse sauver de la mort lamentable ton fils chéri, quand l’inévitable destin le saisira, aussi aisément que je lui donnerai de belles armes que tous les hommes admireront. » Et retournant à son enclume, il va lui forger ces armes flexibles qui couleront sur le corps glorieux du héros, et le porteront comme des ailes, dans la mêlée du combat.

III. Le silence de Prométhée. Les Océanides. Le Titan leur raconte ce qu’il a fait pour les hommes.

L’exécution est terminée, les bourreaux s’éloignent, laissant le supplicié aux horreurs de son agonie. Mais, avant de disparaître, la Puissance lui jette une dernière insulte : « Maintenant, brave encore les dieux, vole ce qui est aux Immortels pour le donner à des Éphémères ! Que peuvent-ils, ces êtres d’un jour, pour alléger tes souffrances ? On t’a mal nommé en t’appelant Prométhée (Prévoyant), car c’est un Prométhée qu’il te faudrait pour briser tes chaînes. » La Passion du Titan a été souvent comparée par les docteurs mêmes de l’Église, à celle de Jésus. En écoutant cette lâche raillerie, on peut donc se rappeler les sarcasmes lancés au Christ mourant sur la croix, par les moqueurs du Calvaire : « Et ceux qui passaient par là blasphémaient en branlant la tête, et lui disaient : Que ne te sauves-tu toi-même, si tu es le fils de Dieu ? Descends de la croix. El les princes des prêtres, se moquant de lui, disaient : Il en sauve d’autres et il ne saurait se sauver. »

IV. Visite d’Océanos à Prométhée.

Entre tous les grands silences tragiques d’Eschyle, celui de Prométhée, durant son supplice, était célèbre dans l’antiquité. Le marteau qui fendait ses membres a fait retentir le roc, mais non point sa voix. Il n’a pas faibli dans la lutte horriblement inégale du fer contre la chair, du paroxysme de la douleur contre l’énergie de la volonté. La question du chevalet étendu aux proportions d’une montagne, ne lui a pas arraché l’aveu d’une défaite, la réponse d’un gémissement. Il a ravalé ses pleurs et mangé son fiel. Une statue qu’on soude à son piédestal n’est pas plus muette que le Titan cloué sur son rocher.

Mais quand ses bourreaux sont partis, une clameur immense sort de sa poitrine. C’est la protestation du droit vaincu contre la force écrasante, de la justice opprimée contre l’iniquité qui triomphe. Prométhée ne prend point à témoins les hommes : trop épars, trop faibles encore, ils sont d’ailleurs hors de sa vue et de son approche. Zeus a fait autour de lui le désert, il l’a crucifié dans la solitude. L’horizon que domine sa croix renversée n’est peuplé que de rochers et d’arbres, de bêtes et de plantes. Pas d’autres regards que ceux des astres, pas d’autre foule que celle des flots, pas d’autres voix que celle des vents autour de sa sombre agonie. Ce sont ces témoins muets qu’il invoque, c’est cette Nature qu’il atteste et à laquelle il ouvre son sein déchiré.

« Ô divin Ether, Vents aux ailes rapides. Sources des Fleuves, rires inombrables des flots de la mer ! Et toi, Terre, mère de toutes choses ! Et toi aussi, Soleil, qui vois tout ! je vous atteste ! regardez-moi ! Voyez ce que, dieu moi-même, je souffre par les dieux ! Voyez ces outrages, et combien je devrai gémir durant des années innombrables ! Le nouveau maître des Heureux a forgé pour moi cette chaîne affreuse. Hélas ! Hélas ! je me lamente sur le mal présent, sur le mal futur J’ai fait du bien aux hommes, et me voici lié à ces tourments. J’ai pris pour eux, comme à la chasse, l’étincelle, source de la flamme. J’ai emporté dans une férule creuse, le Feu, maître de tous les arts, le plus grand bien dont puissent jouir les vivants. C’est pour ce crime que je souffre, suspendu en l’air par ces chaînes »

Les éléments attestés sont devenus plus tard une formule de prosopopée poétique. Pour le Prométhée d’Eschyle, cet appel grandiose s’adresse à des êtres de même sève et de même substance que la sienne. Fils aîné de la création, consubstantiel à la terre, il est resté plein d’elle en s’en détachant. Une parenté primordiale l’unit intimement à toutes les puissances physiques qu’il implore, et dont il est la figure. Il y a de l’atmosphère dans son haleine, de la montagne dans sa stature, du feu souterrain dans la chaleur de ses veines. Aussi toute la nature va-t-elle s’ébranler et souffrir en lui, comme la racine tressaille et souffre des blessures du chêne mutilé. La vie universelle se sent atteinte dans son corps meurtri, ses chaînes pèsent sur le monde entier. « Le flot marin mugit en tombant sur le flot. Le gouffre a gémit. Les sombres profondeurs de l’Hadès frémissent sous la terre. Les fleuves sacrés pleurent sur ce supplice lamentable. »

Voilà déjà qu’un battement d’ailes monte vers le captif. C’est comme un long essaim d’oiseaux qui viendrait sur lui. Prométhée s’inquiète d’abord de ce bruit furtif. Les Olympiens fendent aussi les airs : serait-ce un vol de dieux de proie, avides de contempler sa misère et de s’en repaître ? Mais un chœur de voix amicales a bientôt dissipé sa crainte. Du tourbillon ailé qui l’approche, sortent des paroles qui sont des caresses, un murmure fraternel et tendre. Les chants de femmes qui monteront plus tard vers le prisonnier dans sa tour, auront cette douceur. « Ne crains rien, c’est une troupe amie qui vient à toi sur ce rocher. Il a fallu vaincre la résistance d’un père ; des souffles rapides nous ont amenées. Le retentissement de l’acier a pénétré au fond de nos grottes. Il a chassé l’auguste pudeur, et nous nous sommes élancées, pieds nus, sur ce char ailé. »

Ces visiteuses imprévues, ce sont les Océanides, les trois mille filles de Thétis et d’Océanos. Non point déesses de la mer, comme on pourrait croire, mais des sources, des fontaines, des lacs, des rivières, salutaires et douces comme les eaux qu’elles épanchent. La mythologie grecque était intarissable dans son animation infinie des ondes. Ses plus anciennes fables leur associent déjà l’idée de la femme. L’imagination primitive démêlait mille affinités fuyantes entre la blancheur des écumes et celle des jeunes filles, entre la flexibilité de la vague et l’ondulation du corps virginal. En dehors de la mer pleine de Tritons et de Néréides, les mille branches éparses de l’eau nourricière se couronnaient, comme d’autant de fleurs, d’une myriade de divinités. Les Potamides suivaient à la dérive le courant des fleuves, les Limniades dormaient au fond de la coupe azurée des lacs, les Pégées et les Naïades filtraient, par une cruche rustique, le filet des sources. Chaque ruisseau engendrait sa nymphe, diminutif d’Aphrodite. Les poètes, quand ils voulaient célébrer la beauté d’un fleuve, lui décernaient l’épithète de Calliparthenos, « aux belles vierges ». L’image que leur suggérait le mouvement circulaire que prennent ses flots aux points des courants, était celle d’une ronde de jeunes filles tournant en cadence. Nulle part le génie grec n’a déployé un sens plus exquis des analogies naturelles que dans la création de ce cycle ondoyant de divinités. Avec quelle transparente harmonie ces nymphes rieuses et dansantes répètent les bruits et simulent les tournoiements des eaux vives ! Les laines vertes ou purpurines qu’elles filent entre les rochers, peignent jusqu’aux nuances de lumière et d’ombre qui colorent la surface des ondes. L’amitié et la compassion que les poètes leur prêtent pour les hommes, expriment les vertus des sources thermales et les bienfaits que les sources versent aux campagnes. Les pièges même et les périls de l’élément humide sont figurés par ces légendes où l’on voit les nymphes entraîner, par ses jambes pendantes, le pêcheur assis sur la rive, ou par son corps incliné, l’enfant qui plonge son vase dans les eaux du fleuve.

Toutes les divinités des eaux douces venaient se fondre, comme des affluents, dans l’immense famille des Océanides. Hésiode nous a laissé quelques-uns de leurs noms, qui reflétaient la couleur ou qui exprimaient la qualité de leurs flots. C’étaient Callirhoé « celle qui a un beau cours » ; Rhodia et Ocyrhoé, « celles qui coulent rapidement » ; Xanthé « la jaune », Lanthé « la violette », Climène « la murmurante », Télestô « au péplos teint de safran ». Les Océanides étaient parentes de Prométhée, qui avait épousé leur sœur Hésione ; elles avaient chanté, comme elles le rappelleront gracieusement plus tard, l’hymne d’hyménée, le soir de ses noces. C’est donc un allié qu’elles viennent visiter dans son infortune. Mais leur intervention exprime, en réalité, une idée plus haute, celle des âmes de la Nature émues du malheur de son plus grand fils. Aussi conçoit-on moins ces nymphes secourables sous la figure de femmes incarnées que sous celle des formes flottantes qui se modèlent vaguement sous les eaux. L’imagination renverse comme une machine d’opéra, le char aérien qui les apportait sur le théâtre d’Athènes ; elle amplifie la scène et elle la disperse. On voit une marée montante de vierges fluides battre désespérément le rocher tragique, l’envelopper du ruissellement de leurs chevelures et de l’ondoiement de leurs bras. On prête à leurs voix les sanglots des sources et les chants plaintifs des fontaines. L’alternation de leurs strophes semble un flux et un reflux de vagues caressantes berçant l’angoisse d’un naufrage échoué sur un âpre écueil.

Le poète semble les comprendre ainsi ; il les fait moins pleurer que pleuvoir doucement autour du Titan : « Je te vois, Prométhée ! et un nuage gonflé de larmes a chargé mes yeux, quand j’ai vu ton corps se dessécher sur la pierre, sous ces nœuds d’acier. » Filles naturelles de la Terre, elles protestent aussi, en le redoutant, contre le despote céleste qui veut l’asservir. « Un nouveau maître tient le timon de l’Olympe, Zeus règne maintenant par des lois récentes. Tout ce qui était auguste et vénérable autrefois, il l’a tyranniquement aboli » Elles ont des mots touchants pour consoler le Titan. Elles veulent lui persuader qu’il a encore des amis, dans ce ciel même qui l’a terrassé. Quand il regrette de n’avoir pas été enfoui sous l’épaisseur du Tartare, parce qu’alors nul dieu ne pourrait le voir et se réjouir de ses maux : « Qui donc, parmi les Dieux, s’écrient-elles, a le cœur assez dur pour se complaire à tes tourments ? Qui ne compatit pas à tes maux, si ce n’est Zeus ? » Elles sont femmes, pourtant, par la faiblesse comme par la pitié ; molles comme l’onde, habituées comme elle, à plier sons le moindre poids. Les réponses hautaines de Prométhée leur font peur ; elles voudraient fléchir son « âme de fer et de pierre » ; elles essayent de l’incliner à la soumission. Mais à chaque parole de prudence, il se raidit dans son défi opiniâtre. L’avenir lui appartient, après tout. Il est le maître de l’Olympien, car il possède un secret duquel dépend sa puissance. Ce secret reste dans son esprit inaccessible aux tortures. « Ni incantations, ni paroles de miel, ni violences ne me fléchiront. Je ne lui révélerai rien avant qu’il m’ait délivré de ces liens cruels, et qu’il ait expié son offense. Je sais qu’il a soumis toute justice à sa volonté ; mais un jour il s’humiliera, quand il se sentira menacé. »

Cependant le Chœur demande qu’il lui raconte son histoire. Quel crime expie-t-il donc par un tel supplice ? Pourquoi la colère de Zeus s’est-elle si cruellement abattue sur lui ? C’est alors que Prométhée commence le récit épique qui le révèle dans toute sa grandeur ; non plus seulement donateur du Feu, mais sauveur des hommes, inventeur de toute civilisation et de toute science.

Et, d’abord, il s’est montré impartial et sage dans la grande lutte dynastique entre Cronos et Zeus, qui mit aux prises les factions célestes. Fils de Thémis ou de la Terre, « qui n’a qu’une forme sous mille noms », prophète par son Esprit divinateur qui réside en lui, il avait prévu la victoire de Zeus, et son irrésistible avènement. Il conseilla donc aux Titans la paix et l’accord. Son avis ayant été rejeté, il se rangea du côté du Dieu, combattit avec lui et vainquit pour lui. « Par moi, le noir abîme engloutit l’antique Cronos et ses compagnons. » Prométhée joue ici le rôle de l’Archange dans la vision de l’Apocalypse : « Et il se livra une grande bataille dans le ciel. » Michel et ses anges combattaient contre le Dragon, et le Dragon et ses anges combattaient contre lui. Et le Dragon fut précipité du ciel, et ses anges avec lui. »

Mais Zeus, une fois assis sur le trône et assuré de l’empire, tourna bientôt au tyran. Il se prit à haïr l’espèce humaine et il voulut la détruire. Alors le Titan eut pitié de cette race maudite, dont il pressentait les hautes destinées. Il intervint et il la sauva. Non content d’avoir détourné la foudre des hommes, il leur donna la lumière. Avant lui, ils traînaient à tâtons une vie misérable. Aveugles et sourds, dénués et débiles, « ils regardaient et ne voyaient pas, ils écoutaient et n’entendaient pas ». Ils erraient sur la terre inculte, à travers les ombres et les écroulements du Chaos, comme dans le brouillard d’un songe terrifiant. Nul autre abri que des antres chargés de ténèbres, ou des tanières souterraines. Les saisons tournaient confusément devant eux ; ils n’en ressentaient que le froid et que la chaleur, incapables de les dépouiller de leurs fruits ou de saisir leurs récoltes. Lucrèce, trois siècles après, ne peindra pas sous des couleurs plus lugubres, l’enfance infirme du genre humain. Cette tradition d’un drame fabuleux contient d’ailleurs l’histoire de la vie sauvage. La science moderne a précisé les lignes du sombre tableau tracé par Eschyle. Les cavernes du globe primitif se sont entrouvertes ; elles ont exhumé l’homme fossile au crâne étroit et aux membres grêles, gisant parmi les ossements des monstres, dans la fosse commune de l’Époque glaciaire.

Prométhée poursuit son récit. Il surgit en agitant sa tige enflammée, au milieu de cette race obscure, et la lumière se lève sur elle comme l’aurore sur la nuit. Elle éveille l’intelligence dans les cerveaux engourdis des hommes, leurs yeux s’éclairent et leurs esprits s’épanouissent. Un souffle d’affranchissement les relève, l’instinct royal qui couvait en eux se fait jour. L’initiateur divin mène, de front pour eux, toutes les œuvres et tous les travaux. Il courbe sous le joug le bœuf du labour, il attelle au char le cheval dompté par le frein, il lance sur les eaux « cet autre char du navigateur, le navire qui vole avec des voiles » ; il force le trésor d’or et d’argent, de fer et d’airain qu’enfouissait la terre. De plus hautes leçons s’ajoutent à ces rudiments de la vie : Prométhée invente pour ses enfants d’adoption l’Écriture qui éternise la mémoire, les Nombres dont le rythme gouverne l’univers, les plantes qui guérissent les maladies, les baumes qui pansent les blessures, la science des présages et des aruspices qui, par les spirales observées du vol des oiseaux, relie le ciel à la terre. « Écoute enfin, en un seul mot qui résume : tous les arts ont été révélés aux vivants par Prométhée. » « N’as-tu rien fait de plus pour eux ? » lui demandent les

Océanides. Il répond par ces mots d’une tristesse infinie : « Je les ai empêchés de prévoir la mort. » « Par quel remède les as-tu guéris de ce mal ? » « J’ai mis en eux l’aveugle Espérance. »

Est-ce Prométhée seulement qui parle ainsi par la voix d’Eschyle ? Non, c’est l’Humanité entière, glorifiée et divinisée, rassemblant dans un type unique ses efforts innombrables, ses inventions laborieuses, ses conquêtes opiniâtrement étendues, et qui du fond de sa misère native, de son malheur éternel, les oppose fièrement aux Fatalités jalouses qui lui disputent sa place au soleil.

V. Arrivée d’Io. Sa légende, sa métamorphose. Prométhée lui trace son itinéraire et lui prédit la fin de ses peines.

Ce dévouement de Prométhée à la race humaine étonne les Océanides. On sent dans leur surprise l’indifférence de la nature pour l’humanité, des Êtres immuables qui composent son existence éternelle, pour les fragiles créatures qui passent et disparaissent devant eux. Quand elles apprennent que le Titan leur a fait présent de la flamme, elles se récrient comme si elles voyaient un roi couronner d’un diadème sans prix le front d’un esclave. « Quoi ! les Éphémères possèdent maintenant le Feu resplendissant ! » Elles lui reprochent cette amitié comme une mésalliance ; elles ne peuvent comprendre ce mystère d’un dieu se sacrifiant pour les hommes. « Tu les as aidés plus qu’il ne convenait Tu as trop aimé les mortels. Vois le salaire ingrat de tes bienfaits. Quel secours peux-tu attendre des Éphémères ? Ne vois-tu pas l’inerte impuissance enchaîner la race aveugle des mortels ? Jamais leur volonté ne prévaudra contre l’ordre établi par Zeus. » Les Muses de l’Hymne Homérique ne regardent pas notre espèce, du haut de l’Olympe, avec un mépris plus superbe, lorsque « se répondant avec leurs belles voix elles chantent le bonheur éternel des Dieux et les misères infinies des hommes, lesquels, ainsi qu’il plaît aux Immortels, vivent insensés et impuissants, et ne peuvent trouver un remède à la mort, ni une défense contre la vieillesse. » Mais aux reproches des Océanides, Prométhée répond par un mot qui le met au-dessus des dieux : « J’ai eu pitié des hommes ; c’est pourquoi on n’a pas eu pitié de moi. » Mot sublime qui rattache son cœur d’Immortel aux entrailles humaines, qui rassemble en lui pathétiquement deux natures, et qui fait du Titan souffrant l’image prophétique du Rédempteur à venir. Lorsqu’il prononça pour la première fois cette parole sur le théâtre d’Athènes, l’écho lointain d’une colline de la Judée dut la répéter.

Cette pitié qui l’a perdu tressaille encore dans son âme ; il s’enorgueillit de son sacrifice, il le déclare spontanément résolu, volontairement accompli. Il savait ce qu’il risquait en sauvant les hommes ; c’est de son plein gré qu’il s’est offert à l’immolation. « Oui », dit-il au Chœur, « je n’ignorais rien, j’ai voulu, sachant ce que je voulais ; je ne le nierai pas ! Pour secourir les mortels, je me suis perdu moi-même. »

VI. Le secret de Prométhée. Vicissitudes et règnes précaires des dieux de la Grèce. Zeus, menacé par Prométhée, lui envoie Hermès.

Cependant le vieil Océanos, peut-être inquiet de ses filles, honnêtement soucieux aussi du sort de Prométhée dont il est parent, étant lui-même de race titanique, vient le visiter et lui porter ses conseils. Il arrive porté sur un Dragon familier, soucieux et morose, gonflé d’une expérience qui va s’épancher en sentences. La crainte des Dieux nouveaux est le commencement et la fin de toute sa sagesse. Content de la sécurité qu’ils lui laissent, il se soumet au succès, respecte le fait accompli et ne demande plus qu’à vieillir en paix. Le roi déchu s’est fait courtisan. On se le figure sons les traits d’un de ces Fleuves officiels qui décorent les jardins des Olympes terrestres, lancent leur jet d’eau quand le monarque passe, et se rendorment ensuite au sourd murmure de leur urne.

Océanos, dans la mythologie primitive, ne représentait point la Mer universelle, comme son nom pourrait le faire croire. C’était un immense courant fabuleux qu’on croyait enserrer la terre, sans source et sans embouchures, s’alimentant par lui-même, et d’où toutes les mers, tous les fleuves, toutes les rivières prenaient leur naissance. Il avait eu son temps de suprématie et de gloire, dont on retrouve encore la mention lointaine dans l’Iliade. Homère fait de l’Océan le principe des choses et des dieux eux-mêmes (θεωνγενετίς), l’origine et le réservoir de toute vie. Mais cette grandeur avait peu duré. Comme d’autres dieux des hautes époques, Océanos avait été lentement abrogé par la désuétude. Trop antique, trop immémorial, presque abstrait puisqu’il était , il n’avait pu se dégager des ébauches de l’élément, et parvenir à la vie plastique. Un violent rival l’avait supplanté, Poseïdon (Neptune) s’était emparé des mers méditerranéennes, les seules connues du monde hellénique et qui baignaient toutes ses côtes. Toujours présent et toujours vivant aux yeux de leurs riverains, il avait usurpé bientôt la royauté absolue des ondes. Il y trônait sur son quadrige de grandes vagues équestres, au milieu d’une cour de Satyres et de Ménades aquatiques dont les bondissements exprimaient la fureur ou la joie des flots. Dépossédé par ce fougueux conquérant, le vieil Océanos tomba par degrés à l’état de divinité honoraire. Il régnait toujours nominalement sur l’empire humide, mais il ne le gouvernait plus. C’était une sorte de Roi-Fainéant des eaux, relégué aux confins du monde, dans les brumes d’un pôle inconnu. Sa vaste face s’était confusément effacée : la sculpture, craignant peut-être d’y émousser son ciseau, essayait à peine de le figurer. On croit le reconnaître dans une statue fluviale du Capitole ; une autre sculpture du Vatican le montre sous la forme d’un grand vieillard, au torse écaillé, dont la barbe houleuse roule des dauphins dans ses boucles. Encore l’attribution de ces effigies est-elle contestée, Océanos n’était point, du reste, le seul souverain tombé du polythéisme. Ses contemporains des premières dynasties divines avaient subi la même déchéance. Ouranos, depuis qu’il avait été mutilé par Cronos, ne figurait guère plus dans la mythologie qu’un Mérovingien tonsuré ne reparaît dans l’histoire. Cronos, à son tour, après la victoire de Zeus, avait été déporté dans la vice-royauté lointaine des Iles bienheureuses, séjour indéterminé des âmes justes. Il y régnait, ombre de dieu sur des ombres d’hommes. Les Titans eux-mêmes, libérés à la longue de l’écrasement des volcans et des supplices du Tartare, avaient pris rang parmi les divinités souterraines. Inoffensifs désormais, mal guéris de leurs coups de foudre, ces invalides du Chaos vieillissaient honorablement dans leur retraite ténébreuse. Zeus put dire d’Encelade et de Briarée, ce qu’un César romain dit de son frère égorgé par lui, et admis ensuite à l’apothéose. Sit divus dum non sit vivus.

On comprend donc la physionomie caduque que prend Océanos dans le drame d’Eschyle. Avec une de ces hardiesses qui lui étaient familières, il l’a fait comique, moitié patriarche et moitié Géronte. Cet oncle fabuleux du Titan rejoint, par son caractère raisonneur, les grands-parents de nos comédies ; il a l’air d’être l’ancêtre de ces pères nobles. L’imagination le revêt d’une perruque ruisselante, elle transformerait volontiers son dragon paisible en un coursier sédentaire blanchi dans l’écurie d’un manoir humide. Quand on l’écoute morigéner Prométhée, avec sa bonhomie radoteuse, on croit entendre un vieux seigneur d’ancien régime, venu à la Bastille, du fond de sa province, pour semoncer un neveu rebelle, compromis dans une affaire de lèse-majesté. Ce qu’il lui prêche, c’est la soumission absolue, l’amende honorable, le recours en grâce. Les remontrances et les apophtegmes coulent longuement de sa barbe d’algues.

« Je te vois, Prométhée, et, tout habile que tu es, je te conseillerai pour le mieux. Rentre en toi-même, conforme-toi aux pensées nouvelles. Nous avons tous un nouveau maître ; plus de paroles acerbes, de traits acérés ; Zeus les entendrait, quoiqu’il siège sur les hauteurs. Malheureux ! regrette ta colère. Sois humble comme il convient, cherche la fin de tes maux. Tu vois où conduit une langue effrénée. »

Le bonhomme de dieu seul bien au fond qu’il rabâche un peu, et il l’avoue avec une naïveté débonnaire : « Peut-être te semblé-je dire des vieilleries »,  λέγειν τάδε άρχαια. Serviable d’ailleurs, dévoué à sa manière, il se croit bien en cour, et offre à Prométhée d’arranger l’affaire avec Zeus, s’il consent à reconnaître le droit du plus fort.

Le patient accueille le vieillard avec déférence, mais ses harangues l’importunent. Il lui fait peur de sa démarche ; ses conseils de prudence, il les lui renvoie, et le dédain perce déjà sous sa sollicitude ironique. Qu’il prenne garde de se compromettre à son tour, qu’il reste en repos. À quoi bon avoir quitté la retraite qui sied à son âge ? Toute entremise serait inutile. Sa visite pourrait être mal vue là-haut, et la disgrâce est une contagion. Océanos poursuit son discours : une sourde impatience agite visiblement le Titan, il se débat sous le froid verbiage du dieu aquatique, comme s’il subissait la question de l’Eau. Par instants, on croit entendre dans ses répliques, un remuement de chaînes irritées. « Prométhée, ne sais-tu pas que les paroles sont les médecins de cette maladie, la colère ? » s’écrie le vénérable grondeur. Il lui répond amèrement : « Oui, si l’on applique à propos le remède à l’esprit malade, si l’on ne froisse point, en la touchant, la tumeur du cœur courroucé. » Océanos s’aperçoit enfin qu’il perd sa sagesse ; il prend congé de l’incorrigible avec le dépit d’un donneur d’avis mal reçus. « Tu me renvoies par cet accueil. Prométhée : la destinée sera ma leçon. » Il n’était que congédié ; sur ce propos, un renvoi méprisant le chasse. « Va ! hâte-toi ! Pense toujours ainsi. »

Le bon Océanos remonte alors sur son Dragon domestique, « désireux de regagner son étable ». On le suit des yeux, cheminant par les airs, au dos du monstre placide, aussi paisiblement qu’un dieu de l’Inde, porté par la tortue sacrée, sur la Mer de lait.

VII. Hermès (le Mercure latin). Sa nature crépusculaire. Dieu des messages, des transitions, des marchés, des trouvailles : patron des gymnases, modèle de l’Éphèbe, Conducteur des morts. Dépravation de son type.

Une rencontre pathétique succède à cette visite importune. C’est Io, la fille d’Inachos, la vierge aimée de Zeus, changée en génisse par Héra jalouse, confiée par elle à Argos, le pâtre aux cent yeux ; puis, lorsque le subtil Hermès eut endormi le monstre au son de la flûte, et coupé sa tête, frappée par la déesse de folie furieuse, et courant, effarée, à travers le monde, sous la piqûre du taon collé à son flanc.

On comprend bien qu’Eschyle ne faisait point paraître Io changée en bête sur la scène. La métamorphose de la jeune fille n’était indiquée que par les deux cornes qui ceignaient son front : coiffure Isiaque, portée par tant de divinités lunaires asiatiques, et à laquelle les Grecs étaient habitués. Io n’était, en effet, à la naissance de son mythe, que la Lune elle-même dont Zeus, représentant le ciel de l’air, était amoureux, et gardée par Argos, personnification du firmament étoilé. Hermès, dieu des deux crépuscules, fermait, à celui du matin, les paupières du pâtre, en éteignant les étoiles ; et la course éperdue d’Io figurait celle de l’astre roulant dans les déserts de la nuit. La mythologie corporelle avait ensuite incarné, comme tant d’autres, ce symbole antique. La Lune s’était faite femme, le Ciel avait pris les traits humains du roi de l’Olympe, le monde sidéral s’était concentré dans les cent prunelles qui jonchaient le corps du berger nocturne ; la révolution de l’astre autour de la terre était devenue la fuite d’une vierge aux abois.

C’est cette fable dramatisée qu’Eschyle met en scène, c’est comme victime de Zeus qu’il lance Io au pied du rochergit le Titan. Leur rapprochement n’a rien d’arbitraire, un double lien les rattache : Io souffre de l’amour du Dieu comme Prométhée de sa haine. Elle tient aussi à Prométhée par sa future délivrance, car le héros prédestiné à rompre ses chaînes, Hercule, naîtra de la race qu’elle doit enfanter. « C’est de toi lui dit-il plus tard, qu’après treize générations, sortira l’illustre Archer qui m’affranchira de mes maux. » En dehors même des rapports qui les unissaient, une idée sublimement tragique ressortait du contraste de ces deux supplices : le mouvement forcené se heurtant à l’immobilité opprimée, la femme errante jetée en face du dieu enchaîné.

Rien d’effrayant comme l’irruption essoufflée de la sombre vierge, haletante de fatigue, ivre de souffrance, torturée par cet imperceptible dard du moustique qui arrache aux lions des cris plus furieux que la flèche du chasseur entrant dans leur chair. Le mugissement de sa métamorphose semble enfler douloureusement sa voix féminine : « Où suis-je ? Quel est celui-ci et quelle est cette race ? Quel est celui-ci lié par des chaînes à celle roche orageuse ? Pour quel crime es-tu châtié ? Ah ! Ah ! Hélas ! Hélas ! le taon me pique de nouveau ! Malheureuse ! » Des visions affreuses l’environnent ; ce n’est point son ombre qui court avec elle, c’est le fantôme du monstrueux geôlier qui la couvait de ses yeux de flamme ; leur horrible constellation la poursuit. « Lui ! c’est lui, le spectre d’Argos ! Fuis, ô terre ! Je vois, frémissante, le bouvier aux yeux innombrables ! Il approche, il fixe sur moi ses regards perfides ! Echappé des enfers, il me chasse affamée, à travers les sables marins ! » Elle entend aussi toujours la flûte ironique d’Hermès qui distille le sommeil sur les yeux d’Argos : à l’aiguillon de l’insecte s’ajoute ce bourdonnement affolant : « Consume-moi par le feu, ô Zeus ! engloutis-moi sous la terre, ou jette-moi en pâture aux bêtes de la mer ! »

Prométhée reconnaît la fille d’Inachos et les Océanides lui demandent curieusement son histoire. Alors sa frénésie s’apaise un instant : elle se reporte aux jours où elle se sentit secrètement troublée par les effluves du désir d’un dieu, et un doux chant d’élégie s’exhale de ses lèvres. La Francesca du Dante, cette autre damnée de l’amour, emportée elle aussi par une rafale éternelle, n’est pas plus mélodieusement plaintive, lorsqu’elle raconte « à quels signes, aux temps des doux soupirs, Amour lui permit de connaître ses désirs incertains.

« Sans cesse des apparitions nocturnes voltigeaient dans ma chambre virginale, et me murmuraient de douces paroles ». « Ô bienheureuse jeune fille, pourquoi si longtemps vierge, quand de si belles noces te sont promises ? Car Zeus brûle par toi sous le trait du désir, et il veut posséder Cypris avec toi. Ô jeune fille, ne dédaigne point le lit de Zeus, mais sors de ta demeure, et va dans la vaste prairie de Lerne, où sont les étables et les troupeaux de ton père, afin que l’œil du dieu ne brûle plus de désirs. »

Ce frère de douleur qu’elle a rencontré sur sa voie fatale a gardé le don de la prescience. Prométhée, le « Prévoyant », reste prophète sous ses chaînes, son rocher est un trépied fatidique d’où il surmonte l’avenir. Io l’embrasse comme une Suppliante questionnant éperdument l’autel d’un Oracle. Elle demande au Titan ce qui lui reste encore à souffrir, quel sera le terme de son vagabondage délirant. Prométhée résiste d’abord ; les révélations qu’il a à lui faire sont par trop terribles, il voudrait que la victime poursuivit aveuglément sa sombre carrière. « Mieux vaut pour toi ignorer que savoir », lui dit-il avec une compassion attristée. Enfin, il se rend à ses instances, et la Destinée parle par sa voix.

C’est alors que se déroule cet itinéraire moitié chimérique et moitié réel, plein de mystères et de dédales, où les zones s’amalgament et où les continents se déforment, où les chaînes des montagnes et les cours des fleuves se bouleversent, et qui résume dans son ensemble le premier Atlas de l’antiquité. C’est le monde vu à vol de Chimère, entrecoupé de clartés et d’ombres, envahi par le mirage, baigné par le songe. La géographie d’Eschyle est celle de l’Ulysse homérique et du Sindbad oriental.

La vierge « aux cornes de vache », partie des prairies de Lerne, s’est lancée dans la forêt de Dodone dont les murmures ont versé sur elle de confus oracles. Elle a traversé à la nage la mer qui portera désormais son nom, et elle est arrivée au pied de la montagne expiatoire. En reprenant sa course, Io va entrer par des plaines « qui n’ont jamais senti la charrue », dans les régions hyperboréennes. Elle y rencontrera les hordes des Scythes errants sur leurs chars d’osier, et les Khalybes, « sauvages ouvriers du fer ». Qu’elle se garde de leur abord hérissé de flèches ! La voici aux bords de l’Hybristès (l’Insolent), « le fleuve bien nommé ». Elle évitera ses eaux irritables, et tournera vers le Caucase, dont ses bonds enjamberont les cimes.viendront au-devant d’elle les Amazones au sein coupé, farouches à l’approche des mâles, mais accessibles aux femmes, qui la conduiront à l’isthme Cimmérien. Io reprendra sa course vers le Palus-Méotide, et elle franchira le Bosphore de Thrace. « La renommée de ton passage sera grande parmi les mortels ; car il prendra

de lui le nom de Bosphore », (Passage de la Vache).

La voilà relancée dans l’infini de l’Asie. Ici la lumière baisse et la vision s’obscurcit. Nous entrons dans le cercle des difformités et des épouvantes. Une sorte de contorsion démoniaque défigure les traits de la Terre, et lui imprime une physionomie infernale. Qu’est-ce que ces champs gorgoniens de Cysthène, sur lesquels pèse un ciel noir, sans soleil ni lune ? Enigme et terreur. Le poète y place les trois Grées, ces sorcières marines, nées avec des visages de vieilles décrépites ; hideuses figures de la mer lorsque l’orage l’enlaidit, dont les rides sont celles du flot creusé par la bise, et les cheveux gris sa blafarde écume. Elles n’ont à elles trois qu’un œil et qu’une dent qu’elles se repassent, pour manger et voir tour à tour. Tout auprès résident leurs sœurs, les Gorgones aux mains d’airain, à la langue pendante, aux cheveux de serpents qui les avertissent en sifflant, dès qu’un homme approche, et dont le regard glacial pétrifie. « Monstres abhorrés, qu’aucun mortel n’envisage sans expirer subitement. » Plus loin, Io aura aussi à fuir les Griffons, aigles par la tête, lions par la croupe, la poitrine couverte de plumes rouges, qui thésaurisent, au fond de leurs cavernes, l’or que le Phase roule dans ses sables. Autour d’eux galope la cavalcade rapace des Arimaspes à l’œil unique, qui leur font la chasse pour piller les trésors qu’ils couvent sous leur ventre. Io s’enfoncera ensuite dans l’épaisseur du monde noir ; elle parcourra l’Éthiopie d’où sort le Soleil, et elle abordera l’Egypte en longeant le Nil jusqu’aux montagnes de Byblos.

Une impression terrible se dégage de ce périple tragique qu’une main gigantesque semble dessiner à tâtons sur l’ombre. On y sent l’effroi qu’inspiraient à l’Hellène, circonscrit dans son horizon lumineux, les mers ignorées et les régions inconnues. Hors de cette oasis azurée, embellie par une civilisation florissante, tout était pour lui monstruosités et prodiges, fantasmagories et ténèbres. Il rêvait comme un cauchemar le monde qu’il n’avait pas encore découvert. Cela rappelle ces Mappemondes du moyen âge, entrecroisées de géographie et d’astronomie, marquées aux quatre angles de têtes de Vents furibonds dégorgeant des souffles, historiées d’effigies barbares et d’animaux fabuleux. Le Taureau et le Bélier paissent des continents et des îles ; le Sagittaire, l’arc au poing, semble viser les tours à créneaux d’une ville barbaresque ; le Triton mythologique nage à côté du dauphin héraldique, sur des mers tordues en spirales : et, dans les contours ébauchés de l’Afrique, Africa portentosa, on voit rôder des Cynocéphales armés d’une massue, sous des palmiers que la licorne heurte de sa pointe et que le basilic enroule de ses nœuds.

C’est en Egypte, à Canope, sur une plage du Nil, que la possédée sera délivrée. Zeus, dans sa gloire, apparaîtra à Io redevenue femme, et il apaisera son esprit. Ce n’est point par le lien charnel des unions terrestres, mais par un geste de bénédiction que leur hymen sera consommé. Le dieu posera sur son front une main caressante : un fils nommé Epaphos « Touché doucement » naîtra de cette conception mystique, et ce fils sera l’ancêtre du libérateur qu’attend Prométhée.

Io a entendu avec effroi la prédiction du Titan : elle a interrompu par des cris d’angoisse l’itinéraire qu’il lui trace. Lorsque Prométhée se tait, sa frénésie la reprend, la mouche se remet à la torturer, son dard enflammé fouille ses plaies vives. « Hélas ! » Hélas ! La convulsion me ressaisit, la démence remonte à mon esprit ! Le taon me pique et me brûle ! Mon cœur saute sur ma poitrine, mes yeux roulent égarés ! Un souffle de rage m’arrache de moi-même. Ma langue se révolte contre la parole ! Mes cris confus se heurtent aux flots de mon mal terrible ! » Et l’œil torve, l’écume à la bouche, comme une bête poursuivie emportant sur elle le javelot qui tremble à son flanc, la Vierge mugissante s’élance désespérément dans les voies prédites.

VIII. Menaces d’Hermès. Constance héroïque du Titan. Prométhée foudroyé.

Dans ses dialogues avec les Océanides, Prométhée a fait pressentir plusieurs fois le secret qu’il possède, et qui doit renverser Zeus de son trône. Ce secret, il l’a exposé plus clairement à Io, avant son départ. Cette fois, la menace est précise, comme si elle était écrite sur un mur, par le doigt de feu d’un prophète.

« Je souffrirai » dit-il à la fille d’Inachos, « jusqu’à ce que Zeus tombe de la tyrannie. » « Que dis-tu ? Zeus cesserait de régner ? » « Ce serait une joie pour toi, je pense, de voir une telle chute. » « Et par qui sera-t-il dépossédé du sceptre de la toute-puissance ? » « Par sa propre démence. » « De quelle façon ? Parle, si tu le peux sans péril. » « Il célébrera des noces déplorables. » « Avec une déesse ? Avec une mortelle ? Parle, s’il est permis. » « Qu’importe avec qui ? Cela, je ne dois point le révéler. » « Et par cette épouse, il tombera du trône ? » « Elle enfantera un fils plus fort que son père. » « Et il ne peut détourner de lui cette destinée ? » « Non, pas avant que je sois délivré de ces chaînes. »

Ce secret dont Eschyle donnait le mot dans le dernier drame de sa trilogie, nous est révélé par Pindare ; il provient sans doute d’une légende ancienne dont le sens reste à moitié perdu. Dans sa septième Isthmique, le poète thébain raconte que Zeus et Poséidon se disputaient Thétis, la belle nymphe marine, que chacun d’eux voulait épouser. Mais Thémis, la déesse fatidique, identifiée plus tard à la Justice, fit entendre la voix du Destin dans les conseils de l’Olympe. « Il est écrit, dit-elle, que si la fille de l’Océan s’unit à Zeus ou à son frère, elle enfantera un fils plus puissant que son père, et dont la main brandira une arme plus terrible que la triple foudre ou que l’invincible trident. Renoncez donc à vos projets ; que Thétis entre dans la couche d’un mortel, et de cette union naîtra un fils vaillant comme Arès, rapide comme l’éclair, mais que sa mère verra périr dans les combats. » Eschyle, pour les besoins de son drame, substitue Prométhée à Thémis dans la possession de ce grand secret. Il respecte cependant la légende antique, en lui donnant pour mère, non plus Clymène l’Océanide, mais Thémis elle-même, ce qui le fait en même temps fils de la Justice. Thémis avait donc pu transmettre au Titan, comme une arme extrême, l’arrêt du Destin ; et ce changement vraisemblable forme le nœud de la tragédie, en mettant le tyran à la merci de sa victime qui seule peut l’empêcher de périr.

Cet arrêt de déchéance éventuelle signifié au Roi de l’Olympe déconcerte l’esprit moderne habitué à la fixité de l’idée divine. On comprend les cris de révolte que le poète place dans la bouche de son Prométhée ; Job, sur son fumier, en pousse d’aussi forts. Mais prédire au Dieu suprême sa chute imminente, lui montrer le néant où il va tomber, et le successeur qui le détrônera de l’autel, l’impiété semble flagrante : on bétonne que les temples n’en aient pas frémi.

Le blasphème n’est point pourtant si hardi qu’on pourrait le croire. La conception de dieux absolus, éternellement parfaits et immuables, était étrangère à la race hellène. On retrouve déjà chez les Aryens, ses ancêtres, la croyance que le Ciel change comme la terre, qu’il a ses avènements et ses décadences, et que des dynasties divines s’y succèdent dans le cours des temps. « Chantons », dit un Hymne du Rig-Veda « les naissances des dieux qui, célébrés par nos voix, verront le jour dans l’âge à venir. Les dieux existants naissent de ceux qui n’existent plus, et qu’a vus l’âge précédent. » Ailleurs, un prêtre versant le Soma sur l’autel d’Agni, confond dans un même hommage les dieux passés, présents et futurs, les aïeux et les enfants de l’Ether, ceux qu’abolit déjà la caducité, et ceux qui naissent à la vie céleste. « Adoration aux grands dieux ! adoration aux dieux enfants ! adoration aux dieux jeunes ! adoration aux dieux âgés ! À tous ces dieux, un même sacrifice ! »

La Grèce avait hérité de ce libre esprit. Sa religion n’était pas fixée sur un fond rigide, par les clous du dogme : toujours flottante, toujours en mouvement, elle se pliait aux progrès de l’homme, s’adaptait à sa croissance et suivait sa marche. Ces dieux, qu’il chantait et qu’il adorait, le Grec sentait vaguement qu’il les avait faits, qu’il les avait tirés de sa conscience plus ou moins lucide des lois de la vie, qu’ils n’étaient en somme que les figures idéales des rêves de sa pensée et des éblouissements de ses sens. Il remaniait sans cesse, et d’après lui-même, leurs types défectueux ; il les épurait et les élevait, les destituant ou les délaissant, quand leur nature ingrate résistait à ses corrections, comme un sculpteur jette au rebut l’argile qu’il n’a pu pétrir à son gré. Aux âges barbares, les idoles grossières, façonnées sur les cataclysmes du globe et sur les fureurs des tribus sauvages : Ouranos, qui engloutit ses enfants ; Cronos, qui dévore les siens, après avoir mutilé son père. Zeus était venu après eux, plus dégagé des scories de l’origine matérielle, vraiment divin par certains côtés, régulateur et conservateur, doué du génie de l’ordre et de l’équilibre. Mais combien il était imparfait encore ! Son omnipotence fondée sur la force s’était affermie par l’oppression, il avait haï les hommes avant de les adopter ; ses mythes divinisaient les violences et les vengeances arbitraires ; les tyrannies humaines avaient pu s’autoriser de son despotisme. Que Zeus n’abuse donc point de son droit de conquête, qu’il croisse en vertu comme la piété des hommes le fait grandir en puissance. Qu’il ne dégénère point de la noble race sur laquelle il règne, qu’il se montre digne du chant de Pindare et du ciseau de Phidias ; qu’Eschyle puisse s’incliner devant lui, sans sentir son âme plier avec son genou. Sinon, ses jours sont comptés et son terme approche. Sur la tête sublime de l’Olympien assis et buvant à sa table d’or, frémit un éclair. C’est la parole du poète ou du philosophe, cette langue de feu qui défie sa foudre et qui saura détruire ce qu’elle a créé.

Après le départ d’Io, Eschyle a répété avec éclat sa prédiction aux Océanides. Ce n’est plus comme avant, une menace lointaine, c’est une sommation immédiate. On croit entendre la septième fanfare du clairon de Josué, tournant autour de Jéricho, « Oui, il s’humiliera, malgré l’orgueil de son âme ; l’hymen qu’il médite le renversera de sa puissance. Ainsi s’accomplira l’imprécation que lança son père Cronos, en tombant de son trône antique. Nul entre les dieux ne pourra lui enseigner un sûr moyen d’échapper à ce péril. Moi seul je le sais. Qu’il siège maintenant sur les hauteurs, confiant dans le fracas des nues qu’il agite, fier de lancer le trait enflammé. Ces armes ne défendront pas sa chute misérable. Voici venir un adversaire invincible qu’il se prépare contre lui-même, un lutteur qui inventera une flamme plus brûlante que sa foudre, des éclats plus retentissants que ceux de son tonnerre. Brisé sur cet écueil, Zeus apprendra quelle distance sépare la domination de l’esclavage. » Cette fois, sa voix monte jusqu’à l’Olympe, elle le trouble dans sa victoire et l’ébranle dans sa certitude. Zeus se sent frappé à sa partie vulnérable, au défaut de sa toute-puissance. Il fronce ses sourcils où l’orage s’amasse, et il envoie Hermès sommer l’ennemi de lui livrer son secret.

C’est sous une forme odieuse, qui n’est point sa physionomie véritable, qu’Hermès apparaît dans le drame d’Eschyle. On en prendrait une fausse idée en l’envisageant d’après lui. Autant que Bacchus lui-même, Hermès est multiple et contradictoire ; des contes ont travesti ses symboles ; les poètes l’ont défiguré à plaisir. Il convient donc de réhabiliter le dieu calomnié, et, comme firent les Athéniens après le sacrilège d’Alcibiade, de laver d’huile ses stèles profanées.

IX. Conception grandiose de la tragédie d’Eschyle. Caractère mystérieux de son Prométhée. Prométhée précurseur du Christ. Les Prophétie et les Sibylles de Michel-Ange. Prométhée interprété par la pensée moderne.

L’origine d’Hermès est toute céleste et toute aérienne. Il se forme dans les crépuscules, il s’élance des longues bandes d’or que le soleil levant ou couchant trace à l’horizon. Longtemps on l’adora sur les hauteurs, comme tous les dieux de la lumière. Quelques-unes de ses épithètes, « le Blanc », « le Brillant », λευϰος, gardent trace de ses couleurs primitives. Sur une corne étrusque du Vatican, on voit sa double figure : l’Hermès du matin est imberbe, l’Hermès du soir porte une longue barbe, signe de la vieillesse du jour déclinant. D’autres peintures de vases archaïques le représentent avec deux ailes, l’une blanche et l’autre brune ; son pétase est moitié blanc, moitié noir ; son visage est également mi-parti, clair à droite et foncé à gauche. L’Orient et l’Occident du ciel s’accouplent ainsi dans la figure de leur précurseur. Plus tard, on fit Hermès fils de Zeus et de Maïa, du grand Jour et de la Nuit : car Maïa, divinité de la Terre, non point cultivée ni fertile, mais sombre et vague comme elle est sur les montants des sommets, se confondit avec les pions indistincts de l’obscurité. Tout est nocturne, secret, clandestin dans cette nymphe élémentaire qui vit à l’écart des autres dieux, au fond d’une grotte profonde : maîtresse cachée comme un trésor, que l’Olympien ne possède qu’au sein des ténèbres. Hermès est donc, avant tout, un dieu de demi-teinte et de clair-obscur, nuancé des pâleurs de l’aube et des rougeurs du couchant. Son premier exploit, si délicieusement raconté par l’Hymne Homérique, met en scène le double phénomène qu’il personnifie. Le soir même de sa naissance, il vole les vaches d’Apollon, et il est alors le Crépuscule ravissant les rayons solaires. Mais, le matin, l’enfant doit les rendre sous la contrainte du dieu dépouillé, les faire sortir de la noire étable où il les avait enfermées ; et c’est maintenant le petit Jour restituant au maître de la lumière ses feux dérobés.

Hermès est tout entier dans ce premier germe, son caractère mythologique se développe d’après les significations qu’il contient. La Grèce, entre tous ses dons, eut au degré suprême le génie des analogies. Lier et coordonner les rapports, démêler les affinités et les rattacher par des nœuds subtils, tirer d’une idée première, d’une note initiale, mythologique ou philosophique, un concert d’accords et de variations infinies, ce fut là son instinct natif, son inépuisable aptitude. Son imagination ressemblait à ces fontaines enchantées d’où l’on retire chargé de broderies féeriques, le rameau nu qu’on y a trempé. Chacun de ses dieux naît du point lumineux d’un astre, d’une motte du sol, d’une vague marine, d’un météore de l’atmosphère, et il n’exprime d’abord que ce phénomène isolé. Mais bientôt des métamorphoses harmonieuses, des liaisons d’idées pour nous aujourd’hui presque insaisissables, des jeux d’idéalité et de fantaisie pareils à ceux qui développent l’arabesque, compliquent la personnalité du dieu primitif. Ses attributs physiques se prolongent en qualités morales, ses fonctions se multiplient les unes par les autres, ses épithètes se transforment en légendes nouvelles. La nuée que le vent modèle et décompose en tous sens, le ton du ciel et de l’eau que l’heure rehausse ou dégrade, n’ont pas de nuances plus changeantes, d’aspects plus divers.

Qu’est-ce que le crépuscule ? Le passage du jour à la nuit, de la nuit au jour. Hermès devient donc le dieu des transitions, des amalgames, des échanges. Messager céleste, il précède les dieux et il les annonce ; ambassadeur aérien, il porte leurs messages et leurs paroles aux mortels. Le trait d’union étincelant de son vol relie l’Olympe à la terre. Deux ailes tremblent à son chapeau arrondi, diminutif gracieux de la voûte du ciel ; deux ailes battent à ses talonnières, deux autres surmontent le bout de son caducée ; petites ailes d’hirondelle qui ne tiennent pas à son corps et le parent sans le couvrir. Ce caducée qu’entrelacent les serpents aux prises qu’il sépara un jour sur le sable, est à la fois un insigne de héraut et une baguette d’enchanteur. C’est en l’agitant qu’il commande les changements à vue de la nuit effarant le jour, de la clarté succédant à l’obscurité. C’est en l’inclinant sur les paupières assoupies des hommes qu’il les fait passer du monde de la vie dans la sphère du songe. Les chemins, lient et croisent, propagent et activent les relations humaines ; aussi Hermès est-il leur Génie propice, étant lui-même un voyageur éternel. Il guide les passants à travers les bifurcations des ronds-points et les réseaux des sentiers. Lui, le plus actif et le plus affairé des dieux, il consent à s’implanter dans les bornes qui portent son nom, pour leur indiquer le tournant à suivre. Alors ceux qu’il a tirés d’embarras le remercient en couronnant de fleurs ses bustes agrestes, et en suspendant de petits pieds ailés à leurs gaines. Les marchés se tiennent sous sa protection ; il avait inventé pour eux les mesures, les poids, les balances, tous les instruments ingénieux qui divisent et remuent les choses. Sa statue volante plane sur leurs boutiques, et la bourse pleine qu’elle agite, les excite aux luttes du trafic, comme le berger, frappant l’airain, met les ruches en effervescence. Il s’y réjouit de la criée des enchères, du mouvement des denrées, de la circulation des monnaies, des ruses de l’offre et de la demande. Il étend sa baguette sur les sacs et sur les amphores ; et voilà que figues et olives, huiles et safrans, étoffes et poteries, blés de la Béotie et vins de l’Archipel, quincailleries d’Égine et charbons de Mégare, tout cela va, vient, produit, fructifie, et retombe dans les comptoirs des marchands en piles de drachmes et en rouleaux de statères ; le troupeau lui-même laisse une toison d’or aux mains de son pâtre.

Les trésors enfouis offensent Hermès comme réfractaires à l’échange universel dont il est l’âme. Il pousse le chercheur vers l’endroit ou gît la trouvaille ; il la fait jaillir sous sa main, de la pierre qui la recèle ou du silo qui l’enterre. Ερμης ϰοινός ! « Part à deux ! Part à Hermès ! » s’écrie alors l’homme reconnaissant ; et le dieu sourit malignement dans l’ombre du visage que fera l’avare en trouvant sa cachette vide. La parole est l’échange suprême, et l’interprète des dieux doit avoir la langue habile et agile. Hermès est donc un dieu de l’éloquence, non point véhémente ni grandiose, mais persuasive et déliée ; celle qui captive l’esprit en s’y insinuant. L’enchaînement facile des idées, la dextérité des arguments, la clarté nuancée du discours, tous ces dons natifs de l’Hellène coulent de ses lèvres comme d’une source vive. Debout derrière l’orateur de l’Agora, il lui souffle le dilemme irréfutable, le mot décisif. Il ajuste et renouvelle sur sa bouche les traits ailés qui frappent droit sur l’esprit du peuple, et le font vibrer comme une cible émue. Hermès inspire encore aux hérauts envoyés entre les nations, les transactions conciliantes qui terminent les guerres et qui renouent les alliances. Tout ce qui pacifie et qui réunit est de son ressort.

Coureur éternel des stades de l’Éther, Hermès fut naturellement le dieu des Gymnases. C’est à ce patronage qu’il doit sa forme idéale. Ses premières effigies en faisaient un homme mûr, aux membres robustes, à la barbe épaisse et pointue ; l’art de la belle époque le refit et le rajeunit d’après le modèle accompli de l’adolescent. Svelte sans maigreur, souple sans mollesse, les cheveux courts et bouclés, le cou uni, les hanches étroites, le torse élégamment évasé, la jambe nerveuse et battant l’arène, il porte sa chlamyde retroussée sur l’épaule, dans l’attitude d’un arrêt balancé entre deux élans. Ses traits sont empreints d’une finesse sereine et d’une riante bienveillance. Sous cet aspect nouveau, Hermès devient le chef des éphèbes, le prince de la jeunesse, le pur-sang divin de la race attique. Charidotès (Celui qui donne la grâce), il verse sur le corps de ses élèves la fleur de la beauté juvénile : Agonios, il les dresse aux essorts ardents de la course, aux jets vigoureux du disque, aux adresses et aux résistances de la lutte. Un pied sur le socle d’une des colonnes du portique, le jeune athlète, raclant avec le strigile la sueur et la poussière de ses membres, levait ses yeux vers sa statue qui tendait la palme. Il l’invoquait dans son cœur, il promettait de lui sacrifier un coq de combat, s’il remportait la victoire ; et la souplesse du dieu coulait dans ses muscles, et une vigueur généreuse fortifiait ses bras. « Ô Hermès », dit une épigramme de l’Anthologie, « Callitèle te consacre son chapeau en laine d’agneau bien foulée, une agrafe à double aiguillon, un strigiIe, un arc tendu, une tunique usée irnprégnée de sueur, des baguettes d’escrime, et son ballon toujours en mouvement. Ô Dieu qui aimes la jeunesse, reçois avec bonté ces dons d’un éphèbe ami de la règle et du devoir ! » Une tradition merveilleuse encourageait par son exemple, aux jeux de la force, prélude des belles actions héroïques. Quand les Érétriens étaient venus assiéger Tanagre, Hermès s’était mis à la tête des jeunes gens de la ville, et, n’ayant pour toute arme que l’étrille gymnique, il avait repoussé l’ennemi hors des murs, comme pour montrer que la palestre était l’école de la guerre.

Une fonction plus haute encore, et tirée de son essence même, était dévolue à Hermès. La mort est la transition suprême. Quel devait être le guide du sombre voyage, sinon le dieu crépusculaire qui présidait au passage de la veille au sommeil, du jour à la nuit ? C’est donc Hermès qui, sous le titre de « Psychopompe », conduit les âmes aux Enfers. Leur pâle troupeau suit sa verge d’or qui scintille dans l’obscurité, comme une traînée de nébuleuses allongée derrière une large étoile. Cet office funèbre le revêt de solennité, une teinte de soir le transfigure, les astres sous lesquels il plane le couronnent d’une mélancolique auréole ; le messager de l’Olympe en devient l’Archange. Homère a décrit l’itinéraire ténébreux qu’il décrit alors vers les régions inférieures, et l’on dirait un tercet du Dante sillonnant l’azur de l’Odyssée, de son vol mystique.

« Hermès évoqua les âmes des Prétendants, tenant en main la belle baguette d’or avec laquelle il charme les yeux des hommes, et il les tirait après lui, frémissantes. Telles, des chauves-souris, au fond d’un antre divin, voltigent avec un bruit strident, quand l’une d’elles tombe de la roche où leur essaim amassé s’attache ; de même les urnes volaient en bruissant. Et le bienveillant Hermès les entraînait par les sombres routes. Et elles franchirent le cours de l’Océan, elles passèrent le rocher de Leucade, les portes du Soleil, le peuple des Songes ; et elles parvinrent à la Prairie d’asphodèleshabitent les fantômes de ceux qui ne sont plus. »

Plus tard, Horace invoque le Mercure lutin, conducteur des âmes, dans une strophe qui a l’accent, d’une prière prononcée devant un tombeau :

Hermès prend un caractère auguste dans celle mission funéraire : non plus seulement conducteur, mais consolateur de la mort. Une pierre gravée le représente tenant délicatement sous son bras une petite Ame qui se débat entre ses ailes de papillon symbolique, et se retournant vers elle d’un air amical, comme pour lui dire de n’avoir point peur. Dans une peinture antique, on le voit présenter solennellement une jeune fille au morne Pluton assis sur son trône : l’enfant recule effrayée devant cet abord redoutable ; mais le dieu souriant l’encourage, et l’enlace d’un bras protecteur, comme d’une grande aile d’Ange gardien. S’il conduisait les Mânes dans le noir royaume, Hermès avait aussi le pouvoir de les rappeler parfois à la vie. Un camée célèbre le montre prenant la main d’une Ombre à demi sortie du sépulcre, et l’aidant à remonter sur la terre : ici encore, pareil à ces Anges qui tirent les morts hors de leurs fosses, dans les Jugements Derniers des vieux maîtres. Quand Perséphone sortait ; chaque année, du Tartare, après six mois de claustration souterraine, c’était Hermès qui la ramenait à sa mère, dans la moisson renaissante. On leur prêtait des amours furtifs : dans un de ces retours rapides, la captive reconnaissante s’était donnée, disait-on, au dieu qui lui rouvrait les portes du jour.

X. Le Prométhée Délivré d’Eschyle.

Tel était Hermès, dieu de paix, d’activité, de mouvement, de circulation perpétuelle entre les hommes et les choses ; admirablement harmonieux dans sa diversité infinie, répondant, comme la lyre dont on le disait l’inventeur, à tous les accords de la double vie terrestre et future. On peut dire que sa conception fut un des chefs-d’œuvre du polythéisme.

Mais le type s’altéra vite par certains côtés. Les métaphores qui exprimaient les phénomènes du couchant devinrent des vices, lorsqu’elles s’appliquèrent à un dieu figuré par des traits humains. Du fait que la nuit dérobe la lumière, Hermès, qui versait ses premières ombres, acquit bientôt une renommée de voleur. Le rapt du jour fut assimilé au vol d’un trésor. Les larrons, s’abritant sous le voile du crépuscule, le prirent pour patron. C’était lui qu’ils invoquaient comme protecteur des méfaits nocturnes, lui qui leur ouvrait les portes de la maison convoitée, et qui endormait ses chiens vigilants. Le dieu de nuit, dans la demi-teinte, se transforma en dieu de proie. L’emploi de Messager de Zeus contribua surtout à le pervertir. Roi rayonnant et pluvieux de l’air, Zeus s’unissait, pour les féconder, à toutes les substances de la vie physique. Quand ces êtres élémentaires, de plus en plus personnifiés par les fables, devinrent des déesses ou des femmes, le générateur céleste tourna au roi libertin. Ses mille hymens aériens prirent corps et figure, le ciel et la terre furent peuplés de ses concubines. Pas de source ou de montagne, de fleuve ou de forêt qu’il ne violât dans une de leurs nymphes. Hermès étant l’agent naturel de ces séductions innombrables, une idée de proxénétisme s’attacha à ses courses et à ses messages ; son rayon nocturne s’avilit au bas office du flambeau que portait l’esclave cubiculaire des lits impudiques. On fit de lui un dieu à tout faire, une sorte de valet tragi-comique du grand théâtre Olympien, aussi propre aux exécutions qu’aux intrigues galantes, moitié entremetteur, moitié satellite, chargé, selon l’occurrence, de décapiter Argos ou de séduire Alcmène, d’enlever Chioné ou d’enchaîner Ixion sur sa roue.

XI

C’est sous cette physionomie dégradée qu’Eschyle le présente. Il fallait une antithèse au dénouement de son drame ; Hermès était fait pour remplir le rôle sacrifié dans cette lutte entre deux extrêmes. Au libre esprit de Prométhée, à sa fierté indomptable, le poète oppose la bassesse d’un dieu subalterne, sicaire et pourvoyeur d’un despote. Il fait mordre le lion enchaîné par le limier du veneur.

L’attitude d’Hermès vis-à-vis de Prométhée est celle d’un lâche foulant un héros à terre, d’une petitesse qui s’exhausse sur une grandeur abattue. « C’est à toi que je parle, menteur et rebelle, rebelle à outrance, offenseur des Dieux ! à toi qui as transmis leurs honneurs aux Éphémères, à toi larron du Feu ! Le père t’ordonne de dire quel est cet hymen dont tu parles avec insolence, et qui doit le renverser de son trône. Explique-toi, plus d’énigmes, dis tout, n’omets rien ! Ne me fais pas faire deux voyages. Zeus n’en serait que plus implacable. » La réponse du Titan rit de son insolence. Ce nom d’Éphémères qu’on lui jette toujours à la face, en parlant des hommes, ses fils d’adoption, il le retourne contre ceux qui se proclament immortels. Il est leur aîné, il les a vus naître et surgir sur des dieux tombés ; il les verra décroître, périr à leur tour. Les rôles se retournent, c’est le patient qui condamne à mort ses bourreaux.

« Ta parole arrogante est bien celle qui convient à l’esclave des Dieux. Nouveaux venus, vous vous croyez inaccessibles au malheur dans vos citadelles. Mais n’ai-je pas vu déjà tomber deux tyrans ? Le troisième qui règne maintenant, je le verrai bientôt tomber, lui aussi. Ai-je l’air, dis-moi, de vous craindre, Dieux récents ? Il s’en faut de beaucoup, il s’en faut de tout. Reprends donc le chemin qui t’a conduit vers moi ; tu ne sauras rien. »

Hermès a beau le sommer en enflant sa voix, il n’en tire que des mots de dédain terrible qui le flétrissent du fer bridant dont on marquait les esclaves. « Sache-le bien ; contre ta servitude je ne changerais pas mon supplice. J’aime mieux être le captif de ce rocher que le serviteur de ton maître. »

Chaque injure du dieu suscite une réplique qui l’écrase. Hermès a des sarcasmes qui semblent sifflés par les reptiles de son caducée ; mais la réponse de Prométhée les dévore, comme le serpent de la verge de Moïse avalait ceux que faisait jaillir la baguette des Mages égyptiens. « On dirait que tu te réjouis de tes maux. » « Puissé-je voir mes ennemis se réjouir ainsi, toi surtout ! » « Ta raison se trouble, tu délires. » « Qu’il dure donc ce délire, si c’en est un de haïr ses ennemis. » Un gémissement lui échappe entre ces défis : « Ah ! Hélas ! » Hermès raille ce cri de douleur : « Hélas ! Voilà un mot que Zeus ne connaît pas ! » Mais Prométhée lui répond gravement : « Le Temps qui va toujours aura raison de toute chose. » « Il ne t’a pas appris à être sage », reprend l’insulteur. On voit le Titan se redresser sous ses chaînes, pour lui cracher à la face ce mépris sanglant : « Non, certes, sans quoi le répondrais-je, esclave ? » Hermès insistant, le pressant encore, il lui dit avec un ennui superbe, et comme s’il se retournait sur son roc, de l’autre côté, « C’est comme si tu haranguais un flot de la mer. »

Alors le dieu recourt à l’épouvante : pour venir à bout du rebelle, il lui dénonce l’aggravation de peine qui châtiera son silence. Ce sera d’abord l’ensevelissement : Zeus, d’un coup de foudre, retournera son rocher et l’abattra sur lui, comme un couvercle de tombe ; de la torture au grand jour, il va tomber dans l’agonie souterraine. Il restera durant de longs siècles, gisant et râlant dans les bas-fonds du Tarlare, sous le quartier de montagne qui lui broiera la poitrine. Quand il sera tiré de ce sépulcre écrasant, ce sera pour être livré en curée au « Chien ailé de Zeus », à l’aigle vorace qui fouillera sa chair. « Convive non invité, il fondra sur toi chaque jour, et il mangera ton foie noir. » Pour que le tourment du condamné ait un terme, il faudra qu’un dieu consente à le racheter en descendant aux Enfers. Rédemption si improbable qu’elle ressemble à une dérision. Quel dieu voudrait mourir pour sauver le damné de Zeus ?

Prométhée brave ces menaces, et il les répète presque mot par mot, comme pour les essayer sur son âme. Que le glaive du feu le déchire, que la terre soulevée l’étouffe, que la mer montante le submerge : « Zeus avec tout cela ne me tuera pas ! » Mot profond qui, rapproché de la nature cosmique du Titan, semble opposer aux dieux qui passent la pérennité de la nature qui demeure. La montagne souffre des coups du tonnerre, et elle en porte les marques ; mais son sommet, à peine entamé, survit aux mille éclairs qui l’ont foudroyée.

Les Océanides sont restées sur le rocher en détresse ; effrayées par instants, mobiles comme leurs ondes, suppliant Prométhée de se soumettre au plus fort. Mais lorsque Hermès les invite à fuir, pour n’être pas enveloppées dans sa catastrophe, un noble élan les relève, l’enthousiasme du dévouement les transporte. Elles se serrent autour de leur frère, résolues à partager son péril, à l’enlacer dans sa chute. Ces douces Nymphes des eaux tranquilles s’irritent comme des vagues tourmentées par un mauvais vent ; il y a de l’écume dans l’apostrophe qu’elles jettent au vil conseiller : « Parle autrement, donne-moi des conseils que je puisse écouter. Ce que tu dis est intolérable. Comment peux-tu m’exhorter à cette lâche action ? Je veux souffrir avec celui-ci, souffrir tout ce qu’il souffrira, car j’ai appris à haïr les traîtres. De tous les vices, la trahison est le plus abject. » Pendant toute cette scène, il semble qu’on voie se mouvoir, dans le ciel, les sombres apprêts d’une exécution. Les vents se concertent avec de sourds murmures, les nuages se rangent silencieusement en bataille, des éclairs muets vont et viennent, comme les torches d’un incendie commandé. Au signal donné, la tempête éclate ; la foudre vomit ses feux, l’ouragan ses grêles, le volcan ses laves, la mer ses rafales. Zeus épars dans toutes les fureurs de la terre et de l’atmosphère se rue immensément sur sa proie. L’âme du Titan soutient sans fléchir cet assaut suprême ; elle ne livre pas son secret, elle ne plie pas sa fierté. Entre l’éclair qui le foudroie et l’abîme qui l’engloutit, Prométhée pousse un cri qui couvre l’éruption du monde déchaîné :

« Ô Terre  ma Mère ! ô Étherroule la lumière ! voyez ce que je souffre pour la justice ! »

XII

Telle est cette tragédie, point culminant du théâtre grec, et dont la profondeur égale la hauteur. Envisagée sons le seul aspect de l’art et du drame, elle est déjà d’une grandeur unique. Une seule situation : celle d’un supplice injuste subi par un Génie bienfaisant ; un seul nœud : le secret qu’il détient contre son tyran, et que toutes les violences de la force s’acharnent vainement à lui arracher ; un seul caractère : celui d’un héros inflexible que des épisodes successifs développent sous toutes ses faces, dans une attitude immuable. L’impression est celle d’un colosse tournant sur sa base, dont on admirerait tour à tour le visage froncé, le dos sillonné, le torse orageux, sans lui demander d’autre action que la tension de ses muscles et la colère de ses membres.

Et cette fixité est plus pathétique que les péripéties des drames agités. Et la constance de l’âme, du Titan repoussant par sa seule raideur les assauts de ses adversaires, est plus émouvante que ne serait la lutte de ses bras étreignant les dieux. Prométhée escaladant l’Olympe, debout sur l’Ossa entassé sur le Pélion, serait moins grand que couché sous les entraves de ses chaînes. Une Gigantomachie morale, on pourrait définir ainsi cette prodigieuse tragédie.

Le cadre est extraordinaire comme le sujet. Pour scène, une montagne à pic dressée entre l’Europe et l’Asie. Pour interlocuteurs, des Divinités et des Éléments. Tout autour, la terre émue, les fleuves troublés, la mer gémissante, les plaintes des peuples qu’apportent des vents qui hurlent et des échos qui sanglotent, la nature pleurant sur son fils et l’humanité sur son père. Au-dessus, un ciel muet, mais sombrement attentif, entrouvert sur les tourments de son contempteur, comme le guichet secret des Chambres de torture, par où le juge épiait sur l’accusé l’effet de ses gênes. Puis ce ciel exaspéré par sa résistance, tombant sur lui pêle-mêle ; feux et trombes, aquilons et pluies, et le foudroyant dans l’abîme. Il n’y a rien de plus grand dans aucune poésie humaine, de plus terrible et de plus allier. Job plie la tête sous les questions de Jéhovah lui demandant, « du sein de la tempête », s’il sait comment se forment « les arsenaux de la grêle » et de quel arc partent les éclairs. « Je suis un néant, que te répondrai-je ? Jusqu’ici, j’avais entendu parler de toi, mais maintenant mon œil t’a contemplé. C’est pourquoi je fais pénitence sur la poussière et sur la cendre. » Frappé de ces éclairs, percé par ces grêles, le Titan proteste et ne se rend pas.

Mais le Prométhée d’Eschyle n’a pas seulement la grandeur, il a le mystère. L’obscurité fait partie de sa majesté. Il plonge dans le passé et il domine l’avenir. Enraciné par son origine aux mythes du monde primitif, il dresse sa tête vers l’aurore d’une foi nouvelle. Un nuage d’où sortent des lueurs pénétrantes enveloppe sa montagne. Du haut de son rocher scythique, il propose, comme le sphinx de Thèbes, des énigmes que l’esprit humain scrute encore.

 

Que représente Prométhée ? Est-ce la révolte, déjà antique au temps du poète, du génie grec, contre des dieux orientaux qu’il n’avait pas encore refaits à sa ressemblance, ou la condamnation même de ces dieux jugés par lui trop imparfaits encore, malgré l’épuration qu’il leur avait imposée ? Ses blasphèmes ne visent-ils que l’ancien Olympe des époques barbares, ou menacent-ils aussi celui de Pindare et d’Homère ? Le libérateur qu’il prédit n’est-il que l’Hercule annoncé par la tradition, ou faut-il y voir le « Dieu Inconnu » auquel Athènes, poussée par des aspirations mystérieuses, érigeait, de temps en temps, un autel ? La conjecture seule peut se hasarder dans une si grande ombre. Sans doute Eschyle, prédisant la chute éventuelle de Zeus, reste, à la lettre, dans les croyances du polythéisme, puisqu’il fait dépendre cette chute d’un mariage déjà signalé, par d’anciens oracles, comme recueil de sa toute-puissance. C’est bien aussi à Hercule, clairement désigné, qu’il attribue la délivrance future du Titan. Mais la pensée du poète déborde étonnamment sa parole ; elle a des réticences qui mordent sa lèvre, des cris mal étouffés qui la brûlent. Elle lance vers l’avenir des traits d’une direction si étrange, qu’on dirait qu’ils mettront des siècles pour arriver à leur but. Sans doute, Eschyle n’avait pas la conscience lucide des intuitions qui traversaient son esprit. Il portait en lui, sur le droit et sur la justice, sur la discordance des dieux arbitraires et défectueux de son culte avec la sublimité de sa pensée religieuse, des idées dont le terme n’était pas venu, et il les sentait remuer confusément au fond de son âme. Ces idées, qui flottaient aussi dans la haute sphère du monde hellénique, se rassemblèrent dans un drame dont la légende les recelait par avance, et Prométhée fut le prophète du « Dieu inconnu » que rêvait Athènes.

Le Christianisme ne s’y trompa pas ; dès son avènement, il le reconnut comme un précurseur. Pour les Pères de l’Église, Prométhée, invoquant un rédempteur éloigné, avait entrevu Jésus crucifié, et il l’avait salué d’un gibet à l’autre, à travers les siècles. Verus Prometheus, Deus onmipotens, blasphemiis lancinatus ! « Voilà le vrai Prométhée, le Dieu tout-puissant transpercé par les blasphèmes », s’écriait Tertullien montrant le Christ aux Gentils. Ailleurs, il parle des Croix du Caucase, Crucibus Caucasorum. Un autre Père tire hardiment un anagramme divin du nom du Titan, et il l’appelle Pro-Theus, symbole et proto-type de l’Homme-Dieu. On voyait encore l’image du Jéhovah de la Genèse tirant Adam du limon, dans Prométhée formant les premiers hommes avec de l’argile. En dehors de la ressemblance des supplices également subis pour les hommes, l’imagination chrétienne rêva des concordances mystérieuses entre la Passion du Titan et celle de Jésus. Le bec de l’aigle meurtrissant son flanc lui rappelait le coup de lance qui avait percé le cœur du Sauveur. Les Océanides, restées fidèles à son agonie, lui apparaissaient comme les figures lointaines des Saintes Femmes, pleurant au pied de la Croix. La terre avait tremblé sur Prométhée englouti, comme sous le Christ expirant. Ce dieu même obscurément annoncé, qui devait le racheter par sa descente aux Enfers, figurait, sous une autre forme, Jésus descendant aux Limbes pour en tirer les Justes de l’ancienne Loi. Il n’était pas jusqu’à la conception surnaturelle de la vierge Io, devenant mère par l’imposition de la main de Zeus. (« Il posera sur toi une main caressante, et son toucher suffira ») qui ne parût un emblème de la Vierge Marie fécondée sous le souffle de l’Esprit divin. Prométhée rattaché aux deux Testaments par ces analogies mystiques, baptisé par le feu du tonnerre païen qui consomma son martyre, passa ainsi à l’état de révélateur et d’annonciateur. Ce fut dans la crypte d’une vieille basilique de l’Ombrie que le premier bas-relief représentant son histoire fut découvert parmi des sculptures bibliques et des tombeaux de martyrs.

Ce Prométhée chrétien avait tenté Michel-Ange ; il l’a esquissé dans deux dessins d’une fierté superbe. L’un représente le Titan rongé par l’aigle, au seuil d’un temple païen qui s’écroule ; l’autre, plus hardi encore, le montre crucifié verticalement aux branches d’un grand chêne. Michel-Ange voulait sans doute dresser aux voûtes de la Sixtine cette Croix prophétique, car sa forme de pendentif correspond à ceux que remplissent ses sept Prophètes et ses cinq Sibylles. Peut-être recula-t-il devant son idée ; peut-être aussi l’orthodoxie du Vatican, moins large que celle des anciens docteurs, interdit-elle au Titan l’entrée du sanctuaire. Les personnages de ces peintures formidables semblent pourtant de sa famille, et visités par le même Esprit. Tous couvant des secrets terribles, déclarant leur fin prochaine aux puissances régnantes, sachant ce qui doit périr et ce qui doit naître, tourmentés de l’avenir qui s’agite en eux.

Ézéchiel se retourne vers un contradicteur , du tour de tête courroucé qu’on voit au Titan défiant Hermès. Zacharie plonge sa tête chauve dans la lecture d’un livre absorbant. Il sort de celui que Joël feuillette un souffle qui fait dresser ses cheveux. Isaïe, conversant avec sa pensée, se détourne à peine pour écouter distraitement le petit Ange qui lui parle, comme un songeur importuné dans une forêt fatidique, par le gazouillement d’un oiseau. Daniel, qui a pour pupitre un enfant robuste, ployé en deux comme une cariatide, transcrit et commente un verset sacré : il lit d’un œil, il écrit de l’autre, et son regard hésite entre les deux textes, comme l’œil d’un voyageur perplexe entre les deux branches d’un sentier. Jérémie comprime de sa vaste main les lamentations qui gonflent sa bouche ; à la prostration qui l’accable, on dirait qu’il porte le poids d’un peuple mort, d’une ville renversée.

Parentes plus proches encore de Prométhée, païennes comme lui par la race, chrétiennes par l’esprit, les Sibylles surgissent entre les Prophètes. La Delphica, belle comme une Muse, prédit le Sauveur par la voix de l’Apollon lyrique qui chante encore dans son sein, l’Erythrea au repos attend qu’un Génie ait rallumé sa lampe, pour voir plus clair dans ses feuillets sibyllins. La Persica millénaire et immémoriale, emmaillotant d’un manteau sa décrépitude, colle ses yeux usés par les siècles sur un petit livre qui contient sans doute le sommaire des choses, tant elle met d’âpreté à le déchiffrer. Tout au contraire, la Sibylle de Cumes lit de si haut et d’un si grand air d’éblouissement, qu’on dirait que sa lecture est un horoscope, et qu’elle observe des astres au lieu d’épeler des paroles. La Libyca déploie, de ses beaux bras nus, l’envergure d’un livre dont les longs feuillets éployés palpitent ; elle a l’air de retenir par ses ailes ce livre aérien, impatient de remonter au ciel d’où il est tombé.

Prométhée manque à cette galerie surhumaine, ou plutôt c’est d’Eschyle lui-même qu’on y regrette l’absence. Michel-Ange, s’il l’avait lu comme il lisait Dante, l’y aurait assis à côté de la Delphica de son Orestie, drapé à l’orientale plutôt qu’à la grecque, l’œil fulgurant, le front hérissé d’un laurier farouche, et montrant de loin à Isaïe le prophète de « l’Homme de douleur », le Titan en croix dans la voussure de son pendentif.

Mais ce Prométhée religieux n’est qu’une des incarnations successives du géant d’Eschyle. Sous son double aspect de conquérant et de supplicié, il reste toujours en spectacle au monde. Depuis sa descente du Caucase, Prométhée, toujours en marche, toujours en action, n’a pas cessé de dérober les dieux : l’histoire de la civilisation humaine est faite des glorieuses récidives de ce premier vol. Du feu qu’il avait ravi au soleil, il a dégagé l’étincelle qui fait courir la parole d’une extrémité de la terre à l’autre, aussi vite que de la langue à l’oreille. Des vapeurs exhalées de l’eau que cette flamme portée au foyer faisait bouillir dans un vase, il a tiré la force terrible qui concentre, dans les rouages d’une machine, les mille bras des Cyclopes battant leurs enclumes. Des entrailles de la terre, et en réponse au tonnerre qui l’y avait englouti, il a extrait la foudre guerrière qui frappe aussi vite et plus sûrement que l’éclair de Zeus. Après avoir fait descendre sur la terre les chars enflammés qui emportaient les dieux sur les nues, le voilà en train de les relancer dans le ciel, et d’atteler les quatre vents à une nef ailée. Par-delà l’étroit horizon qui ceignait le monde, Prométhée a découvert des océans et des continents ignorés ; il a fait entrer des humanités inconnues dans le cercle de ses conquêtes. Le vieil Atlas, courbé sous son globe, a reculé devant lui, comme le Terme d’un champ immensément agrandi. Il a brisé la voûte d’or que les Olympiens prenaient pour leur dôme, il a rompu les vitres du ciel solide auquel Aristote croyait encore. Là où Uranie ne voyait qu’une ronde de petites sphères dansant au son de la lyre d’un divin Chorège, il a vu des milliards de mondes et des tourbillons de soleils ; il a pesé les astres et

cadastré l’Infini.

Son destin aussi est toujours le même. Le Titan est puni de ses bienfaits, châtié de ses dons ; il expie sa science par la souffrance, et son génie par la dérision. La jalousie des dieux, déprimée en ingratitude chez les hommes, poursuit toujours le grand inventeur. Prométhée revient, d’âge en âge, à son rocher d’agonie. Sous les noms différents qu’il prend à travers les siècles, il entre, sous un froc de moine, dans la prison de Roger Bacon ; il est pilorié avec Averroës, aux portes de la mosquée de Cordoue ; il reprend ses anciennes chaînes avec les fers de Colomb ; il s’agenouille avec Galilée, le cierge de l’amende honorable au poing, sur la terre qui tourne et que le Saint-Office décrète immobile ; il monte sur le bûcher de Giordano Bruno, en criant à ses juges, comme aux Olympiens : « Vous avez plus peur de prononcer ma sentence que moi de l’entendre. »

Envisagé sous un autre aspect, Prométhée se transforme encore. Son type flottant et indéfini n’est borné par aucuns contours. Sa croissance suit celle de l’humanité qui le développe et le modifie, selon l’extension que prend sa pensée. Il passe, comme un dieu de l’Inde, à travers un monde de métamorphoses douloureuses. Les poètes commentent sa parole tragique comme un des textes inépuisables de l’âme, ils renouvellent sur sa bouche les oracles et les blasphèmes. Angoisses de l’homme luttant contre des lois implacables dont le plan échappe à sa vue, protestations de la conscience indignée par les triomphes du mal et l’injustice distributive de la destinée, alternatives d’immenses espérances et de désespoirs infinis, attente anxieuse d’un ordre meilleur qui recule à mesure que le pressentiment s’en approche ; Prométhée est resté le prophète permanent, la voix inextinguible de ces cris de l’âme. Un ciel nouveau s’est déployé sur sa tête, sa montagne a changé de place et de forme ; ses bourreaux le torturent sous d’autres masques et par d’autres fers ; d’autres aigles se relaient sur sa plaie incessamment élargie. Mais Eschyle reconnaîtrait encore son Titan dans ce Prométhée transformé qui n’est autre que l’Homme éternel.

XIII

Le génie grec répugnait au désespoir et au pessimisme, il n’admettait rien d’irréconciliable. Une harmonie finale apaisait toutes les agitations de ses drames. Leur couronnement était l’arc-en-ciel d’un accord sublime entre les passions et les haines en lutte sur les premiers plans de la scène. Combien plus l’apaisement était nécessaire dans une tragédie d’une hardiesse si terrible, où le Dieu suprême semblait ébranlé par les imprécations d’un juste opprimé ! La légende imposait d’ailleurs à Eschyle cette paix entre le ciel et la terre représentée par son glorieux défenseur. Les moyens imaginés pour la conclure n’étaient sans doute que des expédients, et, pour ainsi dire, qu’un modus vivendi mythique ; mais ils avaient l’avantage de relâcher, sinon de trancher le nœud qui maintenait entre eux un conflit impie. Le Prométhée Délivré d’Eschyle mettait donc en scène cette transaction, et rachetait par une soumission honorable les révoltes de son Prométhée Enchaîné.

On y voyait Prométhée tiré du Tartare, et remis aux chaînes sur le sommet du Caucase. Des siècles avaient passé sur ce recommencement de supplice, mais déjà une certaine détente adoucissait sa rigueur. L’aigle, mis à une ration de clémence, ne venait plus que tous les trois jours déchirer la chair du patient. Les Titans délivrés remplaçaient les Océanides au pied du rocher, et leur présence seule attestait que le courroux de Zeus s’était apaisé. Hercule passait par le Caucase, comme Io par le mont Scythique, et le Titan lui prédisait ses travaux futurs, comme il avait décrit son itinéraire à la vierge errante. Alors le fils d’Alcmène, inspiré d’en haut, et invoquant Apollon, l’infaillible archer, abattait de sa flèche l’oiseau carnassier ; il brisait les chaînes du Titan, et il couronnait d’un rameau de saule son front foudroyé.

Zeus avait tout permis et tout approuvé. Ce n’était déjà plus le jeune tyran de la première ère. Assis et affermi sur son trône, la sécurité l’avait adouci ; le monde dont il n’était au fond que l’image divine, en s’amendant lui-même, l’avait corrigé. Sa violence cruelle avait fait place à une sérénité majestueuse. L’empire pacifique d’Auguste succédait au triumvirat effréné d’Octave. Eschyle, dans le Prométhée Enchaîné, attribue les excès de son avènement aux obstacles que tout pouvoir nouveau doit briser pour fonder son règne. « Toujours il est un maître dur, celui qui commande depuis peu. » Zeus amnistiait donc Prométhée remis au rang des Immortels et rappelé dans l’Olympe. Prométhée, converti au dieu transformé, lui révélait en échange le nom de la déesse dont l’hymen l’aurait renversé du trône. Mais une sentence fatale annulait ce pacte de paix. «  N’espère point la fin de ton supplice, avant qu’un des dieux veuille prendre ta place et descendre vers le sombre Hadès », avait dit Zeus par la bouche d’Hermès au Titan rebelle. Il ne pouvait rétracter ni parjurer sa parole ; un dieu bienveillant se trouva pour remplir la condition du rachat. Le Centaure Chiron, qu’Hercule avait involontairement percé d’une flèche empoisonnée par le sang de l’Hydre, souffrait de cette blessure dans son antre, en proie à d’incurables douleurs. Averti qu’il pourrait sauver Prométhée s’il le remplaçait au Tartare, le bon Centaure abdiqua son immortalité languissante ; et il descendit en boitant aux Enfers, prendre sa retraite de coursier déchu dans la « Prairie d’asphodèles ». Sans doute, il y retrouva Achille, son glorieux élève, et la jeune ombre héroïque put remonter, en jouant, sur le spectre équestre de son ancien maître.

Mais l’imagination moderne ne ratifie pas cette paix factice imposée par la tradition religieuse au poète antique. Elle maintient le Titan en pleine révolte et en pleine tempête, elle le recloue sur son roc et le confirme dans sa rébellion. Le temps, en détruisant le Prométhée Délivré, a révoqué sa grâce souscrite par Eschyle. Il ne connaît que le Prométhée Enchaîné, il n’admire et il ne comprend que lui seul :

Verus Prometheus blasphemiis lancinatus !