Chapitre XI,
les Suppliantes.
« Tu concevras de Zeus le noir Épaphos qui possédera toute la terre qu’abreuvent les
larges torrents du Nil. Après lui, à la cinquième génération, cinquante de tes filles
reviendront contre leur gré dans Argos, fuyant l’hymen de leurs cousins. Ceux-ci
aveuglés par leur désir, tels que des éperviers pressant des colombes, les
poursuivront pour des noces qu’ils auraient dû éviter. Les dieux détruiront leur
corps, et la terre des Pélasges les recouvrira. Ils périront domptés par des femmes
sanguinaires, pendant une veillée nocturne, audacieuse et tissue de pièges. Chaque
femme tuera son époux égorgé de deux coups d’épée. Je souhaite une telle Cypris à mes
ennemis. Mais une des jeunes filles, fléchie par l’amour, s’attendrira dans son cœur,
et ne tuera point son mari, aimant mieux être accusée de faiblesse que de cruauté.
Elle enfantera la race des rois d’Argos. »
Ces paroles de Prométhée à Io relient les Suppliantes au Prométhée Enchaîné. Elles résument à grands traits une des plus célèbres
légendes de l’antiquité.
Égyptos et Danaos étaient deux frères descendant d’Épaphos, fils d’Io. L’un eut
cinquante fils, l’autre cinquante filles. Les fils d’Égyptos voulurent épouser les
filles de Danaos. Celles-ci repoussèrent, comme un inceste, ce mariage entre proches
parents. Danaos approuva leur refus, la discorde éclata entre les deux frères. Alors
Danaos embarqua ses cinquante filles sur une galère à cinquante rames, et il aborda à
Argos, où le roi du pays lui donna l’hospitalité. Les fils d’Égyptos, poursuivant leurs
cousines, les rejoignirent sur cette terre d’asile, et les redemandèrent pour femmes à
leur père. Danaos feignit de consentir, mais il fit un carnage nuptial de ces mariages
exécrés. Il arma d’un poignard chacune de ses filles et leur ordonna d’égorger leurs
époux dans la nuit des noces. Toutes obéirent, à l’exception d’Hypermnestre, qui sauva
son mari Lyncée. Les Danaïdes, d’après une tradition, avaient été purifiées de leur
crime par Hermès et par Athéné ; une fable plus sévère le leur fit plus tard expier aux
Enfers. Elles y étaient condamnées à remplir éternellement un tonneau sans fond.
Telle est l’histoire des Danaïdes, écrite et fixée par les mythographes : la critique
moderne l’a liquéfiée en l’analysant. N’approchez pas de trop près ces personnages qui
semblent avoir corps et figure ; leur apparence humaine, déjà si fragile, ne résisterait
pas au premier contact. Vous les verriez fondre comme la glace touchée du soleil ; le
marbre s’écoulerait en ruisseaux. Les Danaïdes vous apparaîtraient comme ces statues de
fontaines, voilées par l’onde qui jaillit de leurs bouches et de leurs mamelles, et des
conques que pressent leurs mains ruisselantes En collant l’oreille à leur légende, on y
entend sourdre et bouillonner des eaux vives. Danaos, dont le nom, pris à sa racine,
signifie « terre sèche », et qu’on disait avoir apporté en Grèce l’invention des puits,
est la brûlante Argolide qui engendre quelques sources issues de son sol. Mais, l’hiver,
les torrents, tombant des montagnes, dévastent la plaine et entraînent ces ondes éparses
dans leur crue. Ce sont alors les cinquante fils d’Égyptos s’unissant de force aux
filles du pays. L’été vient et dévore ces ruisseaux furieux ; ils gisent à sec sur le
sol, tandis que les sources délivrées reprennent leur courant ; et le mythe voit dans
cette survivance le meurtre des époux tués par les vierges auxquelles ils s’étaient
violemment mêlés. Lyncée échappe au massacre : c’est l’Inachos, le fleuve de la contrée,
qui sort des montagnes de Lykeia, où le mari sauvé du massacre s’était réfugié avec
Hypermnestre. Le supplice des Danaïdes prolonge jusqu’aux Enfers ce symbolisme
aquatique. Le tonneau sans fond qu’elles ne peuvent remplir est l’image de la plaine
d’Argos qui, sous l’ardeur du soleil, absorbe incessamment l’eau que les pluies versent
à son sol aride.
Comme tous les mythes naturels, celui-ci prit corps. Des traditions d’exils et de
migrations, des généalogies fabuleuses s’assimilèrent au paysage orageux d’Argos et lui
imprimèrent le dessin d’un récit tragique. La Grèce écrivit sur l’onde, traça en l’air,
sculpta dans la terre sa première histoire. L’homme, non plus seulement ajouté à la
nature, comme Bacon définissait l’art, mais l’absorbant et l’incorporant, dramatisant
ses phénomènes et substituant ses actions à ses forces ; toute la mythologie hellénique
est là.
De la trilogie qu’Eschyle avait composée sur cette fable antique, nous n’avons plus que
les Suppliantes. Les Égyptiens, qui exposaient sans
doute l’origine de la querelle, et les Danaïdes qui mettaient en scène
le meurtre des fils d’Égyptos, n’ont pas été conservés. L’acte du milieu reste seul,
c’est-à-dire le moins dramatique, au sens actif et violent du mot. Dans la plupart des
trilogies d’Eschyle, la pièce intermédiaire suspendait à demi l’action, avant de la
relancer vers le dénouement. Le drame se recueillait dans son attente et dans sa
douleur, il se retournait des maux passés vers les calamités à venir. Les Suppliantes offrent le type de ce qu’Aristote appelait la « tragédie simple ».
Aucune catastrophe et peu d’incidents, des péripéties lentes et rares. L’ode retentit
sur le dialogue écourté, le chœur envahit et remplit la scène. Les cinquante Danaïdes
agglomérées en un groupe unique, n’ayant qu’une âme et qu’une voix, forment l’héroïne de
cette tragédie collective ; et, quand on se rappelle leur origine aquatique, on croit
voir une sorte d’Hydre féminine à têtes de vierges, qui prieraient et gémiraient à la
fois.
Mais l’intérêt n’est pas nul dans ce dithyrambe. Sa grande lyre a des mouvements aussi
pathétiques que pourraient être ceux de l’action scénique. Son inspiration morale est
sublime. Ce qu’il glorifie et ce qu’il consacre, c’est une des plus hautes vertus de la
Grèce antique, le droit sacré des Suppliants, la religion du foyer.
Cette religion sortait de la vie barbare. Dans des temps où régnait la force, où tout
étranger était un ennemi, tout être faible une proie, l’homme avait senti le besoin de
se prémunir contre sa propre violence ; il avait bridé ses fureurs par des freins
sacrés. Quiconque, voyageur ou mendiant, captif évadé, esclave fugitif, proscrit errant
ou meurtrier même, suppliait une ville ou un hôte, devenait aussitôt un être
inviolable : aucune poursuite ne pouvait plus l’atteindre, aucun châtiment le frapper. —
« On ne saurait repousser un suppliant qui implore, car celui-là est un voleur de la
prière qui s’en empare et qui la détient sans la restituer par le bienfait demandé. » —
Cette belle maxime de la Perse, écrite dans le Zend Avesta, était
aussi celle de l’Hellade. Pour fonder sûrement cette jurisprudence du malheur, elle
avait mis les Suppliants sous la protection du plus grand des dieux. A tous ses surnoms
de gloire elle avait ajouté cette épithète miséricordieuse : « Zeus protecteur des
Suppliants ». Le devoir qu’ils imposaient à leurs hôtes était si grave et si redoutable,
qu’on l’avait soumis à des rites, faute desquels la supplication perdait sa vertu. Le
sacrement hospitalier n’avait son effet qu’accompli d’après certaines règles aussi
strictes que celles des initiations. L’indigent ou le naufragé, entrant dans la maison
secourable, devait courir au foyer, s’asseoir dans ses cendres, et adresser de là sa
prière ; l’homme en péril se jeter dans le temple auquel il demandait un asile,
étreindre l’autel du dieu tutélaire, et y déposer une branche verte enroulée de laine.
Cela fait, le Suppliant devenait sacré, le foyer lui communiquait les privilèges
domestiques, le sanctuaire l’investissait de sa sainteté. Le père de famille dans l’âtre
duquel il s’était assis rassasiait sa faim, étanchait sa soif, le faisait dormir dans
son meilleur lit : souvent même il équipait un char ou un navire pour le renvoyer dans
sa patrie, comblé de présent. La ville dont il avait embrassé l’autel l’adoptait comme
son citoyen ; au besoin elle prenait les armes contre ses ennemis ou ses proscripteurs.
— « Mieux vaut soutenir une guerre que de livrer des Suppliants », dit Euripide dans les
Héraclides.
Des idées de crainte religieuse s’attachaient encore à l’hospitalité primitive. Une
Divinité se cachait peut-être sous les haillons du pauvre ou de l’exilé. Lorsque
Antinoos, dans l’Odyssée, insulte Ulysse, qui rentre déguisé en
mendiant dans sa maison envahie, et le frappe d’un escabeau à l’épaule, un autre des
Prétendants le réprimande sévèrement. — « Antinoos, tu as mal fait de frapper ce
malheureux vagabond. Insensé ! si c’était un des dieux olympiens ? Car les Dieux, qui
prennent toutes les formes, passent souvent par les villes, semblables à des étrangers
errants, afin de reconnaître la justice ou l’iniquité des mortels. » — Apollonios de
Rhodes raconte qu’un jour, Héra, déguisée en vieille femme, pleurait et se lamentait sur
le rivage de l’Anauros gonflé par les neiges, « pour éprouver la bonté des hommes ».
Tous passaient leur chemin et se moquaient d’elle. Mais Jason survint, revenant de la
chasse : ému de pitié, comme le bon géant Christophe des légendes chrétiennes, il prit
la vieille sur ses épaules et lui fit passer le torrent. Alors la déesse reconnaissante
se révéla au héros dans sa majesté, et, en attendant la Toison d’Or, elle lui fit don
d’une couronne.
Une admirable histoire, racontée par Hérodote, montre à quel point les Grecs croyaient
le droit des Suppliants sacré pour les dieux, — Pactyas, le Lydien, chef d’une révolte
contre les Perses, s’était enfui devant leur armée, et il avait cherché un refuge chez
les Cyméens. Ceux-ci, sommés par le satrape Mazarès de leur livrer le rebelle,
envoyèrent demander à l’Oracle des Branchides ce qu’ils devaient faire. Apollon répondit
qu’il fallait livrer Pactyas. Cette réponse scandalisa la cité, et la troubla jusqu’au
fond de l’âme. Le Dieu était-il devenu fou, ou péchait-il contre lui-même en rendant une
pareille sentence ? Un des magistrats du pays, Aristodichos, soutint que les messagers
avaient menti ou mal entendu. Il fit décider qu’on enverrait d’autres députés à
l’Oracle, et lui-même se joignit à eux. Arrivé au temple, il prit la parole et posa
nettement la question : — « Ô Roi ! le Lydien Pactyas est venu chez nous comme
suppliant, fuyant la mort à laquelle les Perses l’auraient condamné. Ceux-ci le
réclament et nous ordonnent de le rendre. Or, quoique nous redoutions leur puissance,
nous ne voudrions pas trahir un Suppliant, avant de savoir de toi clairement ce que nous
devons faire. » — L’Oracle répéta sa première réponse, disant qu’il fallait livrer
Pactyas aux Perses. Alors Aristodichos fit le tour du temple, il enleva des corniches et
des chapiteaux tous les nids d’oiseaux qui y étaient suspendus et les jeta sur les
dalles. Une voix tonnante retentit : — « Ô toi, le plus impie des hommes ! qu’oses-tu
faire ? Tu chasses mes suppliants de mon temple ! » — Aristodichos répliqua : — « Roi,
c’est ainsi que tu défends tes suppliants, et tu ordonnes aux Cyméens de livrer le
leur ! » — Mais la même voix s’éleva du sanctuaire, pleine d’une ironie courroucée : —
« Certes, je l’ordonne, afin que votre impiété vous fasse périr promptement, et que
désormais l’on ne vienne plus demander à l’oracle s’il faut livrer des Suppliants. »
Les historiens ne citent aucun cas d’un tel sacrilège ouvertement consommé. Mais
quelquefois la haine, trop acharnée pour lâcher sa proie, tournait le forfait par une
odieuse casuistique. On n’arrachait pas l’homme du temple où il s’était réfugié, mais on
allumait autour de lui un cercle de feux qui le forçaient à lâcher l’autel. D’autres
fois, on murait les portes, et on le laissait mourir de faim dans ce désert d’or et de
marbre. Pausanias périt ainsi dans le sanctuaire d’Athéné, Mais les dieux réprouvaient
ces cruels subterfuges, et d’effroyables vindictes poursuivaient les profanateurs. Un
tremblement de terre renversa Sparte pour châtier la mort de quelques Athéniens brûlés
dans un temple de Poséidon. Cléomène avait traîtreusement appelé hors d’un bois sacré
des fugitifs d’Argos qui s’y étaient réfugiés après un combat. Quelques années après,
devenu fou furieux et mis aux entraves, il se hacha lui-même tout vivant, avec le glaive
de l’Ilote qui le surveillait. — Un exemple plus tragique encore est celui du prisonnier
de la révolte d’Égine qui, s’échappant du massacre de ses compagnons, s’élança sous le
portique du sanctuaire de Déméter et parvint à saisir les poignées des portes. Les
Éginètes ne purent l’en détacher, et ils n’osèrent le tuer dans cette attitude ; mais
ils tranchèrent ces mains convulsives qui restèrent crispées et cramponnées aux anneaux,
et ils égorgèrent l’homme tout auprès. La Grande Déesse ne leur pardonna jamais cette
ruse atroce, un demi-siècle de sacrifices expiatoires ne la fléchit pas. Cinquante ans
après, dans la première guerre du Péloponèse, les Éginètes furent chassés et déportés en
masse de leur île, moins par l’épée d’Athènes que par ces mains décharnées, toujours
scellées aux portes du temple comme des reliques de malédiction.
C’est cette inviolabilité du malheur opposée aux revendications de la force qu’Eschyle
met en scène dans les Suppliantes ; c’est elle qu’il offre en exemple
à la Grèce, dans une légende mémorable rattachée à ses plus hautes origines. Pélasgos,
le roi de son drame, protecteur et défenseur de ses hôtes, représente, par son nom même,
l’ancêtre le plus lointain de l’Hellade. L’hospitalité apparaît ainsi comme la vertu
native de ses races, le foyer secourable comme la pierre angulaire de la Cité
grecque.
Les Danaïdes échappées aux vaisseaux de leurs poursuivants, viennent de débarquer avec
leur père, au rivage d’Argos. Muettes d’effroi, sans doute, durant le trajet, groupées à
la poupe, l’œil hagard et fixe vers les nefs de proie qui couraient sur elles, leur cœur
oppressé éclate en touchant la plage. Elles saluent éperdument la terre abordée. Appel à
Zeus, père des Suppliants, invocations aux dieux de la contrée, aux dieux des hauteurs,
aux dieux souterrains ; imprécations contre les fils d’Égyptos, dont elles voient de
loin palpiter les voiles, « comme les ailes du faucon chassant les colombes ». L’espoir
relève et la crainte abat les alternations de leur chant. C’est le Passage de la Mer
Rouge transporté dans un golfe grec. Le miracle que les filles d’Israël célèbrent dans
le cantique de l’Exode, au son du tambourin de Miriame, les Danaïdes,
leurs contemporaines, fuyant comme elles une poursuite impie, l’implorent d’un dieu
différent. — « Ta droite, ô Éternel ! est une main formidable, ta droite, ô Éternel !
brise l’ennemi. — Au souffle de tes narines, les eaux se sont amoncelées. — L’ennemi
disait : Je poursuivrai, j’atteindrai, je partagerai le butin, et mon âme s’en
assouvira. — Tu as soufflé de ton haleine, la mer les a couverts : comme le plomb, ils
se sont enfoncés dans les eaux profondes. » — Et les filles de Danaos leur répondent
d’une mer à l’autre : — « Ô Zeus ! gardien des foyers pieux ! favorise d’un souffle
propice notre troupe suppliante ; rejette dans la mer, avec leurs chars aux rames
rapides, cet essaim persécuteur des enfants de l’Egypte ! Qu’ils périssent dans la mer
soulevée, sous les coups d’une tempête battante, remplie de tonnerres et d’éclairs, de
vents porteurs de déluges ! Qu’ils ne trouvent devant eux que des flots sauvages, et
qu’ils y soient engloutis ! »
Une colline se dresse devant le rivage, à demi couverte par un bois sacré ; les statues
des Douze grands Dieux la surmontent ; au pied de chaque statue, un autel. C’est vers
cet Olympe hospitalier que Danaos pousse l’essaim craintif de ses filles ; chacune tient
à la main un rameau cueilli aux oliviers du coteau. — « Un autel est plus sûr qu’une
tour, leur dit-il, et protège mieux qu’aucun bouclier. » — Il n’est que temps de
s’abriter derrière ce rempart ; une troupe de guerriers, montés sur des chars, s’est
élancée des portes d’Argos. Elle accourt à grand bruit dans un nuage de poussière ; on
entend déjà crier les moyeux des roues. L’alerte a été donnée, la Cité en armes vient
reconnaître les nouveaux venus.
Pélasgos, son roi, s’en détache ; il va au-devant et il interroge : — « De quel pays
êtes-vous, femmes qui portez des robes et des voiles barbares ? Ce n’est point ainsi que
s’habillent nos femmes d’Argos, ni d’aucune autre partie de l’Hellade. » — Ces vêtements
orientaux effarouchent le monarque grec ; l’étrangeté du costume, dans les temps
antiques, était presque une hostilité. Pélasgos aurait déjà chassé ces intruses, si
elles n’étaient couvertes par leurs rameaux vénérables. Les Danaïdes répondent et se
font connaître ; elles se déclarent de race argienne, filles d’Io, comme il est son
fils. Le roi refuse d’abord de les croire : leurs visages brûlés sont ceux des
Libyennes, elles sentent la vase du Nil qui les a nourris. Il se rappelle, en les
voyant, les femmes farouches des pays étranges, dont lui a parlé peut-être quelque
Argonaute revenu de loin. — « Votre type est celui qu’à Cypre le père frappe au sein de
la mère. J’ai entendu parler aussi de ces Indiennes nomades qui voyagent par l’Éthiopie,
sur des chameaux chargés de fardeaux. Il y a encore les Amazones, les femmes sans mâles,
qui vivent de chair crue. Si vous portiez des arcs, je vous prendrais pour elles. » — On
dirait un baron du moyen âge, la tête pleine d’histoires de goules et de sorcières
barbaresques, questionnant avec une sévérité soupçonneuse quelque bande noire
d’Égyptiennes qui serait venue camper sous sa ville. Mais les filles d’Io prouvent leur
descendance degré par degré, elles disent leur horreur de l’inceste permis par les lois
barbares, et leur fuite à travers la mer pour échapper aux lits des fils d’Égyptos. Leur
prière prend toutes les voix de l’adjuration et du gémissement, son rythme haletant
semble secoué par de longs sanglots. Des visages échevelés et brillants de larmes, des
bras dressés au ciel ou tendus désespérément vers leur hôte, des mains qui s’attachent à
son vêtement, comme des gestes de naufragées saisissant une branche ; c’est l’image que
donne ce chant éploré.
— « Ne nous livre pas aux fils d’Égyptos ! Protège et sauve une famille argienne !
Ne souffre pas que, suppliante, je sois arrachée du pied de ces statues divines,
entraînée comme une cavale, saisie par mes bandelettes bigarrées, tirée par mes
voiles. »
— Une image bucolique semble évoquer leur mère commune dans sa métamorphose
douloureuse : — « Regarde-moi, je suis là, suppliante, exilée, errante, comme la vache
poursuivie par le loup sur un haut rocher. Seule, elle n’en peut descendre ; elle
mugit au bouvier et lui raconte sa détresse. »
Ce qu’elles attestent surtout, c’est le droit auguste des Suppliants, l’autel embrassé
qui les divinise, la Némésis des misérables prête à frapper qui leur refuse l’asile
invoqué. — « Elle est terrible, la colère de Zeus, dieu des Suppliants. Sa colère suit
leur plainte vaine. Respecte-les, vieillard, et apprends ceci de plus jeunes que toi.
Sache que selon ce que tu décideras, autant il en arrivera à tes enfants et à ta
maison. »
— Ces paroles fatidiques retentissent solennellement dans l’âme du vieux roi,
il se sent contraint comme par la formule d’une conjuration. Un dieu vient de passer
entre lui et ces femmes, déjà sévère et presque indigné. — « Je tremble, s’écrie-t-il en
les voyant embrasser ces autels. »
C’est une figure ingénuement humaine que celle de ce roi primitif : nullement tendu et
tout d’une pièce, comme les monarques de nos tragédies, mais peint en pleine franchise
de nature, avec ses irrésolutions respectables et sa bonté combattue par la prudence
politique. Son premier mouvement serait d’accueillir à bras ouverts les parentes qui lui
arrivent de si loin, de les couvrir de son sceptre et même de son glaive. Mais cette
hospitalité peut l’exposer à une guerre périlleuse, il a charge de la cité qu’il
commande, et il avoue naïvement ses perplexités.
s’écriera, plus tard, le Prusias de Corneille. — « Ah ! ne me brouillez pas avec
l’Egypte ! » dirait volontiers Pélasgos aux Danaïdes. — « Argos n’a pas besoin de
fléaux… N’est-ce pas un malheur déplorable que pour des femmes les hommes ensanglantent
la terre ?… Mon esprit est plein de doutes et de craintes. Ce qu’il faut faire, ou ne
pas faire, en vérité, je l’ignore. »
— Pélasgos a pourtant la conscience très vive du
sacrilège qu’il commettrait en rejetant de telles suppliantes. Il sent sur lui l’œil de
« Zeus protecteur, l’épouvante suprême des mortels »
; il sait quels châtiments
redoutables tombent sur les foyers inhumains. — « Certes, je ne dois point vous livrer,
puisque vous vous êtes assises à l’autel des dieux. Il ne faut point offenser l’hôte
terrible, le Dieu qui punit le crime, et qui, même aux Enfers, ne lâche point les
mortels. »
— Pour tout concilier, il va s’en rapporter à son peuple ; c’est lui qui
jugera et qui décidera. Après tout, cette cause est la sienne ; s’il y a crime, la Cité
entière doit s’en déclarer responsable : à elle d’aviser et de décréter.
Nées sous la verge des Pharaons, dans la vallée de l’esclavage éternel, les Danaïdes ne
comprennent rien aux scrupules honnêtes du vieux roi. La notion d’un peuple libre n’est
jamais entrée dans leurs têtes serrées par les bandeaux de la servitude ; ce partage de
l’autorité les étonne et les scandalise. Elles rappellent leur hôte au despotisme
inséparable pour elles de l’idée royale, elles chantent au prince grec l’hymne de la
toute-puissance orientale : — « La Cité, c’est toi ! Tu es le chef souverain qui
commande à l’autel et au foyer, tu es seul dans ta volonté, tu sièges seul sur le trône
d’où tu régis toute chose ! » — Mais ce langage d’esclaves offense l’oreille de
Pélasgos, « pasteur » et non « conculcateur des peuples », comme s’intitulaient les rois
égyptiens, monarque patriarcal de l’ordre homérique, c’est-à-dire premier entre des
égaux. — « Je te l’ai déjà dit : quand j’en aurais le pouvoir, je ne déciderais rien
sans le peuple, de peur qu’il ne me dise un jour, si quelque revers arrivait : — Pour
sauver des étrangères, tu as perdu la cité. »
Même sous cette condition, Pélasgos temporise et hésite encore. Alors les Suppliantes
se font menaçantes. Elles se tueront s’il les repousse, et d’un suicide inexpiable ; car
les autels d’Argos seront leurs gibets. — « Regarde ces ceintures qui retiennent nos
vêtements, et sache qu’elles nous viendront en aide. » — « Explique-toi, que signifient
ces paroles ? À quoi ces ceintures pourront-elles vous servir ? » — « À parer ces
figures d’ornements nouveaux. » — Tu parles par énigmes. » — « Nous nous pendrons
aussitôt aux statues des dieux. » — Terrible image qui rappelle les servantes d’Ithaque,
qu’Homère nous montre dans l’Odyssée, pendues, à la file, au câble
tendu entre les colonnes du palais d’Ulysse. — « De même que les grives aux ailes
ployées et les colombes se prennent dans un filet, au milieu des buissons du champ clos
de murs où elles sont entrées, et y trouvent un lit funeste ; de même ces femmes avaient
le cou serré dans un lacet, afin de mourir misérablement, et leurs pieds ne s’agitèrent
point longtemps. » — Cette fois, Pélasgos n’hésite plus, l’horreur le saisit. Le voilà,
sous peine de meurtre, contraint à faire son devoir ; cinquante visages le regardent,
déjà pâles de la mort prochaine. Danaos va entrer avec lui, dans la ville, les bras
chargés des branches protectrices ; tandis qu’il priera sur le seuil du temple, le roi
convoquera le peuple et plaidera sa cause. Les Suppliantes attendront leur retour,
abritées par le bois sacré.
Le père revient bientôt annoncer à ses filles la magnanime adoption d’Argos. Le vote du
peuple rassemblé dans l’Agora a été unanime comme si un dieu l’avait inspiré. « L’air
s’est hérissé de mains droites », et ces mains dressées sont autant de glaives prêts à
les défendre. La Cité les protègera comme un guerrier et les recueillera comme une mère.
— Un cantique de reconnaissance salue cette nouvelle ; les jeunes filles répandent à
pleine voix leurs souhaits sur Argos naissante : on dirait un groupe de fées
affectueuses comblant un berceau. — « Que jamais la contagion ne dépeuple Argos de ses
citoyens ! Que les prémices de sa jeunesse ne soient point cueillis ! Que le cruel Arès,
destructeur des mortels, ne tranche pas cette fleur avant le temps !… Que l’affreux
essaim des maladies s’abatte loin d’ici ! Que Zeus, en toute saison, féconde la terre ;
que les troupeaux mettent bas d’innombrables petits dans les pâturages ! » — Un vœu
touchant sur ces bouches de vierges, est celui qu’Artémis, la chasseresse, patronne des
couches heureuses, « visite les épouses, au jour de l’enfantement ». — La gloire
poétique n’est même pas oubliée dans ces sorts propices jetés sur Argos ; les Danaïdes
lui promettent le sourire des Muses et le chant des lyres : — « Que les chanteuses
divines accordent ici leurs voix, et que le son de la cithare se mêle harmonieusement au
son de leurs bouches sacrées ! »
Mais le péril, qu’elles croyaient conjuré, reparaît urgent et terrible. Du haut de la
colline où il est monté, Danaos aperçoit une barque sinistre qui vogue vers le rivage à
force de rames. Elle approche, elle croît à vue d’œil ; il distingue déjà ses mariniers
noirs, ceints de pagnes blancs. Il voit aussi, sans doute, le grand œil osirien cerné
d’antimoine, qui s’ouvre au bec de la proue, comme la prunelle ronde d’un oiseau de
proie. Plus loin s’avance une flotte à la voile portant les fils d’Égyptos avec leur
armée. Le rapt s’approche furieux et béant, pareil au monstre qui nageait vers le rocher
d’Andromède.
Ce sont alors des cris déchirants que l’on croit entendre, une palpitation de couvée
blottie sous l’aile paternelle, lorsque le rapace rôde autour du nid. Danaos retourne en
hâte vers la ville, pour y chercher du secours : ses filles essayent de le retenir :
« Père ! la terreur me saisit !… Père ! je me sens folle d’épouvante ! Ne me laisse pas
seule ici, je t’en supplie, Père ! Une femme qu’on abandonne n’est plus rien, la force
guerrière n’est pas dans son cœur. Plutôt le lacet à mon cou que l’étreinte odieuse de
ces hommes ! » — Elles envient « la poussière qui s’envole sans ailes, dans les airs » ;
elles voudraient être transportées « sur la pointe d’une roche escarpée, inaccessible à
tout pied humain ». — « De là, je pourrais me précipiter, avant de subir, malgré mon
cœur, ces noces détestées. »
Tous les bruits de la mer résonnent dans le coquillage que l’on approche de l’oreille,
tout un monde d’angoisses retentit aussi dans ce chœur navré. Eschyle y a mis des
milliers de voix, des plaintes innombrables ; celles des enfants ravis, des femmes
enlevées sur les côtes si exposées de l’Hellade. Une piraterie effrénée battait la mer
Égée, dans ces temps antiques. Marchands phéniciens et phrygiens, corsaires d’Épire et
de Thrace, écumaient le littoral et les îles, pillant les troupeaux et les métairies,
s’emparant des hommes qu’ils allaient vendre ensuite comme esclaves sur les marchés de
l’Asie. Presque tous les brigands mythologiques exterminés par Hercule ou Thésée, sont
fils de Poséidon, c’est-à-dire sortis du flot, bâtards et ravageurs de la mer. L’alerte
était incessante le long des rivages, à chaque instant une descente de corsaires pouvait
s’y abattre. Il y avait un fracas de chaînes dans le bruit des vagues battant sur la
grève. Les femmes surtout étaient la proie convoitée, la fleur du butin. Malheur aux
jeunes filles attardées dans la prairie voisine par une ronde pastorale, ou par la
source trop lente à remplir leurs vases ! Les pirates embusqués se jetaient sur elles et
les entraînaient, pieds et poings liés, dans leur barque. Captives désormais, chair de
trafic et de servitude, vendues aux bazars et revendues aux sérails de l’Asie
lointaine : jamais plus on n’en entendait reparler. On entrevoit des vols de femmes à
travers les légendes de dieux infernaux ou marins enlevant des nymphes. Perséphone
précipitée sous la terre par le sombre Hadès, Europe emportée par le taureau divin à
travers les flots, Orythie saisie par Borée, le Vent orageux dont le souffle fécondait
les femmes, figurent peut-être, par un côté, ces tragédies de la plage.
Cependant la barque a touché la rive : un Héraut en descend, escorté d’une troupe
d’hommes armés, et monte comme à l’assaut la colline. Le Chœur s’écriera plus tard :
« L’outrage aboie contre nous ! » On dirait en effet l’Anubis aboyant, à tête de chacal,
de la mythologie égyptienne, tel que des monuments le représentent quelquefois, portant
un caducée et cuirassé d’une cotte d’armes. — « Tu vomis l’onde amère ! » lui diront
encore les jeunes filles, et c’est bien de l’écume mêlé à l’injure qui sort de sa
bouche. — « Hâtez-vous ! vers la nef ! Marchez, misérables, et en suite à travers l’eau
salée ! Obéissez au fer de ma lance !… Pas de résistance, la force est là ! Marchez
avant que je vous frappe de mes poings ! » — C’est ainsi que les argousins de Chéops, le
bâton au poing, devaient invectiver les fellahs attelés aux obélisques de Thèbes. Rien
d’effrayant comme ces sommations forcenées : elles font revivre et hurler l’exécuteur
féroce des oppressions de l’antique Orient, le belluaire de ses ergastules et de ses
corvées écrasantes. On comprend, en les écoulant, que Job ait compté, parmi les
bienfaits de la mort, celui de « ne plus entendre la voix de l’exacteur dans le silence
du sépulcre. » Les malheureuses se débattent sous les mains violentes qui les traînent.
— « Faites ! faites ! arrachez nos cheveux, meurtrissez-nous, tranchez nos têtes !
Hélas ! Hélas ! » — Le Héraut rit de leur désespoir : — « Criez, lamentez-vous ; dans le
vaisseau vous gémirez plus à l’aise. » — Elles appellent les dieux au secours ; mais
l’homme d’Égypte, adorateur des vieilles idoles à têtes d’animaux, renie les divinités
de l’Hellade et il les méprise. Qu’est-ce pour lui que ce Zeus grec né d’hier, auprès
d’Ammon-Ra, l’Éternel qui vogue sur les eaux célestes, « debout dans la barque des
millions d’années », entouré des quatre grands Singes en prière, et ceint des anneaux du
serpent Mehem ? L’arc d’Apollon prévaudrait-il contre les cornes d’Apis ? — « Je ne
crains pas les Dieux de cette terre ; ils n’ont point nourri mon enfance, et je ne leur
dois pas l’âge auquel je suis parvenu. » La lutte s’engage à outrance entre les
ravisseurs et les vierges. Des robes lacérées et des flancs meurtris, des têtes tirées à
la renverse par leurs chevelures, des corps convulsifs qui retombent, pliés en deux sur
des échines de bourreau, c’est le spectacle qu’on entrevoit à travers les cris des
victimes que notent des onomatopées déchirantes — ’Ο, ο, ο, Α, α, α ! ’Ιω ’Ιοὒ ! ’Ιοφ’
δμ’ ! Οῖ, οῖ, οῖ, οῖ ! ’ Οτοτοτοί ! — Des paroles s’y mêlent, folles et décousues, comme
celles qu’on
crie dans l’épouvante d’un rêve accablant : — « L’araignée m’enveloppe ! Voici le songe
noir ! Ô Dieux ! Ô Terre, ma mère !… Le serpent à deux pieds se dresse contre moi ! La
vipère me mord ! je péris ! À moi ! ô Roi ! à moi, Chef de la ville ! » — Pélasgos
survient, et l’armée argienne derrière lui !
Rencontre frappante de la vieille Egypte et de la jeune Grèce. Eschyle s’y montre
hautain, presque méprisant, envers cette aïeule déjà radoteuse. Les Grecs pourtant
s’obstinaient à la vénérer, ils acceptaient comme une critique la parole du prêtre de
Saïs à Solon : « Ô Grecs ! vous êtes des enfants, il n’y a pas de vieillards parmi
vous ; vous êtes tous jeunes d’esprit. » Cette momie vivante ne croyait pas si bien
dire : la Grèce naquit et elle resta jeune ; et c’est cette jeunesse qui lui donna la
Beauté, qui versa sur ses œuvres la fleur de la vie, et lui fit cueillir légèrement les
prémices de toutes les moissons, le laurier-rose de toutes les victoires. Tandis que la
morne et caduque Égypte, chargée des chaînes de ses dogmes, tournait autour d’un puits
funéraire, dans le cercle qu’avaient creusé ses ancêtres ; tandis qu’elle embaumait ses
morts et raidissait ses colosses, la libre et riante Hellade créait ses dieux en
chantant, et les sculptait dans les marbres pleins d’une vie sublime. Elle fondait la
Cité, inaugurait le Théâtre, inventait l’art, la science, la philosophie, l’éloquence :
la fraîche aurore de son génie éclairait le monde. Quatre stèles de pierre confondraient
les Olympiades de la glorieuse arène qu’elle a parcourue ; des parois interminables,
couvertes de cartouches hiéroglyphiques, ne suffisent pas à dérouler les siècles et les
dynasties de l’antique Égypte. Mais la longévité n’est pas l’immortalité. La génération
de Périclès, que l’enceinte de l’Acropole aurait contenue, n’a-t-elle pas plus vécu que
les myriades d’êtres humains qui ont coulé, dans la vallée du Delta, depuis Ménès
jusqu’aux Ptolémées, monotones comme les eaux de leur fleuve ? L’année de Salamine ou de
l’Orestie, des frontons du Parthénon ou de l’Histoire d’Hérodote lue à Olympie, compte davantage dans l’existence de
l’humanité que les périodes millénaires des chronologies de Memphis.
Eschyle dit, en deux mots, tout cela, par la bouche de son roi argien répondant à
l’insolent messager : — « Tu n’es qu’un Barbare, et tu oses défier des Hellènes ! Pour
que tu aies cette audace, certes il faut que ton esprit soit troublé. » — Durant toute
l’entrevue, Pélasgos garde ce ton de l’homme de race noble parlant à un être de souche
inférieure, d’un aristocrate de naissance remettant à sa place un sujet servile. On sent
l’esclave plier le front sous cet ascendant naturel. Un instant, il essaye d’effrayer le
roi, en le menaçant de la guerre ; cette fière réponse le renvoie, tête basse, vers sa
barque. — « La Cité a décidé, par son suffrage unanime, que ces jeunes filles ne
seraient ni livrées contre leur gré, ni enlevées par la violence. Ce décret, un clou
solide l’a fixé ; aucune force ne saurait plus l’ébranler. Nous ne l’avons point gravé
sur des tables d’airain, nous ne l’avons point scellé sous les replis du papyrus, mais
la bouche d’un homme libre te le signifie. Va maintenant, ôte-toi de mes yeux ! »
Un trait d’ironie perce visiblement sous cette allusion aux écritures officielles, si
chères à l’Égypte. On sait le rôle que jouaient les scribes dans ce pays de
l’épigraphie ; c’était celui des lettrés en Chine. L’écriture enregistrait et conservait
tout comme un second embaumement, et en formules aussi hiératiques que les rites de la
sépulture. Le style de chancellerie s’appliquait à l’hymne comme au rituel, à une
recette de pharmacie comme au panégyrique d’un Pharaon. Quiconque tenait la plume de
roseau et savait mouler le hiéroglyphe, était presque aussi révéré qu’un prêtre. Tel
grammate rustique que la fresque d’un hypogée nous montre accroupi sous un sycomore, et
dénombrant sur ses tablettes les ânes et les oies rentrant à l’étable, a l’air d’un
percepteur royal qui procéderait au recensement d’une province. — Dans une inscription
funèbre de El-Kab, Baba, le mort du tombeau, transcrit solennellement son livre de
ménage sur la muraille souterraine :
« Des enfants étaient à moi dans ma ville, pendant mes jours ; car j’ai procréé,
grands et petits, cinquante-deux enfants. Il y avait autant de Iits, autant de
chaises, autant de tables pour eux. Le nombre du blé et du froment était de cent vingt
boisseaux ; le lait était tiré de trois vaches, de cinquante-deux chèvres et de huit
ânesses. Le parfum consommé a été d’un hin, et l’huile de deux
bouteilles. Si quelqu’un s’oppose, en prétendant que ce que je dis est une
plaisanterie, j’invoque le dieu Mont pour témoigner que j’ai dit la vérité. »
Le dernier mot du dialogue entre Pélasgos et l’Égyptien est encore une raillerie
méprisante. Avant de se retirer, le Héraut s’écrie : — « Alors tu sauras que c’est la
guerre ; la force et la victoire resteront aux hommes. » — C’est avec le sourire
bachique d’un initié aux Mystères joyeux de la vigne que Pélasgos répond à ce buveur de
cervoise : — « Vous trouverez des hommes dans Argos, et qui ne boivent pas de vin
d’orge. »
Ainsi sauvées pour la seconde fois, les Danaïdes s’acheminent vers la ville
hospitalière, en chantant une ode de bénédiction. Mais le destin les réserve à un sort
tragique, et le poète fait entendre, comme un murmure d’orage, sa sourde menace. Tout à
coup, d’une strophe à l’autre, un noir présage s’abat sur leur hymne et le retourne de
la joie vers l’anxiété. Elles suppliaient les dieux de les défendre toujours contre
leurs odieux prétendants ; elles disaient naïvement : — « Que nous puissions au moins
finir par des noces semblables à celles de tant d’autres femmes avant nous ! » — Mais
voilà qu’un souffle prophétique divise les cinquante sœurs en deux groupes. Celles qui
craignent se séparent de celles qui espèrent, des mois funestes s’échappent de leurs
lèvres : on dirait qu’elles sentent déjà le démon du meurtre remuer dans leur âme —
« Grand Zeus ! — dit un Demi-Chœur, — détourne loin de nous l’hymen des fils
d’Égyptos ! » — L’autre répond tristement : « Ce serait le plus grand des dons, mais le
Dieu que tu pries est inexorable. » — « N’ignores-tu pas, comme nous, l’avenir ? » —
« Pourquoi vouloir pénétrer l’immense pensée de Zeus, abîme insondable ? faites des vœux
moins hauts. » — « Que signifie ce conseil ? » — « Crains de scruter les choses
divines. » — La transition est ainsi tracée entre le salut apparent et la catastrophe.
Les derniers mots de la seconde tragédie prédisent la troisième et sa nuit sanglante, où
les vierges timides, transformées en furies haineuses, massacraient leurs époux d’Égypte
pris au piège du lit nuptial.
L’imagination suit les Danaïdes dans cette sombre voie, par-delà leur crime, et
jusqu’aux Enfers. Elle les voit marcher en longue file, vers l’horrible tonne que
l’Océan ne remplirait pas, et y verser tour à tour leurs urnes usées par le frottement
de ses bords. Elles reviennent ensuite à la source sombre qui leur filtre cette eau plus
vaine que celle que boit le désert ; et la procession désolée tourne dans ce circuit
éternel. Dante n’a pas de châtiment si terrible que celui de ces Canéphores du vide,
condamnées au puisement sans trêve, au versement sans relâche. Effrayant symbole des
forces perdues, des travaux stériles, de l’effort acharné poursuivant un but illusoire.
Sysiphe, roulant vers un sommet son rocher qui retombe sur lui dès qu’il va l’atteindre,
le reproduit sous une autre forme. Le Tartare païen, par ces deux supplices, égale les
horreurs de l’Enfer chrétien.
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