(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Procès de Jeanne d’arc, publiés pour la première fois par M. J. Quicherat. (6 vol. in-8º.) » pp. 399-420

Procès de Jeanne d’arc, publiés pour la première fois par M. J. Quicherat.
(6 vol. in-8º.)

La Société de l’histoire de France, qui n’a pas interrompu ses travaux au milieu des circonstances difficiles que nous avons eu à traverser, vient de voir terminer une de ses publications les plus importantes et les plus nationales, qu’elle avait depuis longtemps confiée au zèle de M. Jules Quicherat. Ce jeune et consciencieux érudit a réuni en cinq volumes tous les documents positifs qui peuvent éclairer l’histoire de Jeanne d’Arc, particulièrement les textes des deux Procès dans toute leur étendue, du Procès de condamnation et de celui de réhabilitation qui eut lieu vingt-cinq ans plus tard. Les extraits et analyses qui en avaient été jusqu’ici publiés en divers endroits, et notamment dans la Collection des mémoires dirigée par MM. Michaud et Poujoulat, avaient pu mettre en goût les lecteurs ; mais autre chose est un extrait où l’on ne prend que les beautés et la fleur d’un sujet, autre chose une reproduction exacte et complète des textes latins dans toute leur teneur, et des instruments mêmes (comme cela s’appelle) d’une volumineuse procédure. On peut dire que la mémoire de Jeanne d’Arc était encore à demi enfouie dans la poudre du greffe, et qu’elle en est seulement arrachée d’aujourd’hui. L’éditeur a pris soin de rassembler, à la suite, les témoignages des historiens et chroniqueurs du temps sur la Pucelle, et toutes les pièces accessoires que les curieux peuvent désirer. On a maintenant le dernier mot, autant qu’on l’aura jamais, sur cette apparition merveilleuse. Enfin, pour mettre le cachet à sa publication et à son rôle d’excellent éditeur, M. Quicherat vient d’ajouter un volume à part, une sorte d’introduction, dans laquelle il donne avec beaucoup de modestie, mais aussi avec beaucoup de précision, son avis sur les points nouveaux que ce développement complet des actes du procès fait ressortir et détermine plus nettement. Nous tâcherons ici, en le suivant, d’imiter sa circonspection, et, dans un sujet entraînant où l’on est à tout moment sur la pente de l’enthousiasme et de la légende, de ne nous laisser guider que par l’amour de la vérité.

La destinée de Jeanne d’Arc, même après sa mort, a de quoi sembler des plus singulières, et sa renommée a subi toutes les transformations et toutes les vicissitudes. Sans sortir du cercle de l’horizon littéraire, que de retours soudains, que de mésaventures ! La Pucelle de Chapelain avait rendu l’héroïne presque ridicule ; ce poème, selon la remarque de M. Quicherat, fut presque aussi funeste à la mémoire de Jeanne d’Arc qu’un second procès de condamnation. À force d’ennui, il appelait des représailles. Voltaire eut le malheur de s’en charger, et tout son siècle celui d’y applaudir. L’idée s’était généralement répandue et accréditée, qu’un tel sujet désormais ne pouvait être traité sérieusement. Ce n’est pas le moment de venir faire de la morale à Voltaire pour un tort si universellement senti, et dont lui-même aujourd’hui aurait honte. Sachons seulement que tout le xviiie  siècle adorait cette Pucelle libertine, que les plus honnêtes gens en savaient par cœur des chants entiers (j’en ai entendu réciter encore). M. de Malesherbes lui-même, assure-t-on, savait sa Pucelle par cœur. Il y a dans un siècle de ces courants d’influence morale auxquels on n’échappe pas. Aujourd’hui, on est passé à une autre extrémité contraire, et on serait assez mal reçu, je pense, si on en avait la vilaine idée, de venir risquer à ce sujet le plus petit mot pour rire. Cette disposition, après tout, même dans son exagération, est des plus respectables ; elle est la plus juste et la plus vraie, et ce n’est pas moi qui m’aviserai d’y porter atteinte.

De quelque point de vue qu’on le prenne, et même en se tenant en garde contre toute exaltation, quelle plus touchante figure en effet, quelle plus digne de pitié et d’admiration que celle de Jeanne ! La France, au moment où elle parut, était aussi bas que possible. Depuis quatorze années d’une guerre dont le début avait été signalé par le désastre d’Azincourt, il ne s’était rien fait qui pût relever le moral du pays en proie à l’invasion. Le roi anglais siégeait à Paris ; le Dauphin français se maintenait à grand-peine sur la Loire. Un de ceux qui l’accompagnaient et qui fut de ses secrétaires, un des écrivains les plus estimables de ce temps, Alain Chartier, a exprimé énergiquement cet état de détresse, pendant lequel il n’y avait plus pour un homme de bien et d’étude un seul lieu de paix ni de refuge dans tout le pays, hors derrière les murailles de quelques cités ; car « des champs, on n’en pouvait entendre parler sans effroi », et toute la campagne semblait devenue comme une mer où il ne règne d’autre droit que celui du fait, et « où chacun n’a de seigneurie qu’à proportion qu’il a de force ». C’est alors que dans un village de la vallée de la Meuse, aux confins de la Lorraine, vallée qui venait elle-même d’être envahie par des bandes et d’avoir sa part de douleurs communes, une jeune fille, née d’honnêtes laboureurs, simple, pieuse, régulière, crut entendre une voix. Elle avait environ treize ans alors (1425). La première fois que cette voix se fit entendre à elle, c’était en la saison d’été, sur l’heure de midi, tandis qu’elle était dans le jardin de son père. Elle avait jeûné le matin et le jour précédent28. Depuis ce jour-là, la voix continua de se faire entendre à elle plusieurs fois la semaine avec une certaine régularité, et plus particulièrement à de certaines heures, et de lui donner des conseils. Ces conseils, c’était de se bien conduire, de fréquenter l’église, et aussi d’aller en France. Ce dernier conseil revenait chaque fois plus pressant, plus impérieux, et la pauvre enfant ne pouvait plus tenir en place où elle était. Ces colloques mystérieux et solitaires, ces luttes intérieures durèrent bien deux ou trois ans : chaque écho des malheurs publics redoublait l’angoisse. La voix ne cessait de répéter à la jeune fille qu’il lui fallait aller à tout prix en France ; elle le lui redit surtout à dater du jour où les Anglais eurent mis le siège devant Orléans, ce siège dont l’issue tenait alors en suspens tous les cœurs. Elle lui commandait d’aller le faire lever au plus tôt. Et sur ce que l’enfant répondait qu’elle n’était qu’une pauvre fille qui ne savait chevaucher ni faire la guerre, la voix lui répliquait qu’elle ne s’en souciât et qu’elle allât néanmoins.

Cette idée aventureuse, qui tentait Jeanne, de s’en aller guerroyer en France, avait transpiré malgré elle, et déplaisait fort à son père, honnête homme et de bonnes mœurs, qui disait qu’avant d’être témoin d’une telle chose, il aimerait mieux voir sa fille noyée, ou la noyer de ses propres mains. La voix permit à Jeanne d’éluder cette défense, et, sous prétexte d’aller chez un oncle qui demeurait près de là, elle quitta le village natal, puis se fit conduire par cet oncle au capitaine Robert de Baudricourt qui commandait à Vaucouleurs. Robert la reçut d’abord très mal et la rudoya : « Il fallait que son oncle, disait-il, la ramenât chez son père et lui donnât des soufflets. » Mais, sur l’insistance de la jeune fille, sur la netteté et la vigueur de son attitude et de son dire, et la voyant décidée à partir malgré tout, il finit par être vaincu. Jeanne s’était fait conduire sur ces entrefaites au duc de Lorraine, qui lui avait donné quelque argent. Les gens de Vaucouleurs eux-mêmes, mus d’intérêt pour elle, s’étaient mis en frais pour lui procurer un équipement. L’oncle et un autre habitant du lieu lui achetèrent un cheval ; Robert de Baudricourt voulut en rembourser le prix. Celui-ci, non sans avoir fait à la jeune fille quelques plaisanteries de soldat, la mit à cheval un jour en habit d’homme, et lui donna un sauf-conduit pour s’en aller à tout hasard vers le Dauphin : « Va, lui dit-il en la voyant partir, et advienne que pourra ! »

Jeanne partit donc et arriva sans encombre, après onze jours de voyage, jusqu’au Dauphin, qui était pour lors à Chinon (mars 1429). C’est ici que sa vie publique commence ; elle avait dix-sept ans. Après s’être fait reconnaître et agréer du roi, elle prend résolument le rôle que sa foi en Dieu et en cette voix qu’elle ne cessait d’entendre lui dictait ; elle dit à tous ce qui est à faire, elle commande. Elle est, à la fin d’avril, sous les murs d’Orléans ; elle y entre, et, après une série d’actions qui sont au moins très remarquables eu égard à la stratégie d’alors, elle en fait lever le siège. Il paraît qu’elle était douée de ce quelque chose de prompt qui est le coup d’œil militaire. Tous les mois suivants sont remplis de ses succès et de ses exploits, à Jargeau, à Beaugency, à la bataille de PatayTalbot est fait prisonnier, à Troyes qu’elle fait rendre au roi ; à Reims où elle le fait couronner : ce sont pour elle quatre mois pleins de gloire. Blessée devant Paris le 8 septembre, elle voit pour la première fois la fortune lui manquer, et le conseil de ses voix en défaut, ou du moins ce conseil paralysé et mis à néant par l’hésitation obstinée et le mauvais vouloir des hommes. À partir de ce moment, elle n’a plus que des éclairs de succès ; son astre baisse, mais non pas son dévouement ni son courage. Après une série de contrariétés et de tentatives diverses, elle est prise dans une sortie qu’elle fait devant Compiègne le 23 mai 1430, un peu moins de treize mois après son apparition glorieuse devant Orléans. Jetée en prison, livrée par les Bourguignons aux Anglais, par ceux-ci à la justice ecclésiastique et à l’Inquisition, son procès s’entame à Rouen en janvier 1431, et se termine par l’atroce scène du bûcher, où elle fut brûlée vive, comme relapse, convaincue de schisme, hérésie, idolâtrie, invocation des démons, le 30 mai de la même année. Jeanne n’avait pas vingt ans.

Mais ne sentez-vous pas d’abord combien ce passage de Jeanne fut rapide, et que sa vie ne fut qu’un éclair, comme il arrive presque toujours de ces merveilleuses et lumineuses destinées ?

Après le premier sentiment d’intérêt et d’admiration pour cette jeune, simple et généreuse victime, on sent le besoin, afin même de mieux l’admirer, de se l’expliquer tout entière, de se rendre parfaitement compte et de sa sincérité et des mobiles qui la faisaient agir, du genre de foi qu’elle y attachait ; et la pensée va encore au-delà, elle va jusqu’à s’enquérir de ce qu’il pouvait y avoir de réel dans le fond de son inspiration même. En un mot, on se pose, bon gré, mal gré, cette question : Jeanne d’Arc peut-elle s’expliquer comme un personnage naturel, héroïque, sublime, qui se croit inspiré sans l’être autrement que par des sentiments humains ? ou faut-il absolument renoncer à se l’expliquer, à moins d’admettre, comme elle le faisait elle-même, une intervention surnaturelle ?

La publication de M. Quicherat met sur la voie et fournit à peu près tous les éléments désirables pour traiter désormais cette question délicate. Par malheur, une pièce essentielle, celle même qui, si elle existait, serait le document capital pour bien juger du point de départ de Jeanne d’Arc et de ses dispositions primitives, cette pièce manque et ne s’est jamais retrouvée. Lorsque Jeanne arriva d’abord auprès de Charles VII, ce prince la fit interroger et examiner à Poitiers pour être bien assuré de sa véracité et de sa candeur. C’est cette première et naïve déposition de Jeanne dès le premier jour de son arrivée à la Cour, qui serait d’un inestimable prix ; car, bien qu’elle ait eu à répondre plus tard sur les mêmes questions devant les juges qui la condamnèrent, elle n’y répondit plus avec la même naïveté ni avec la même effusion qu’elle dut mettre dans cette déposition première. Quoi qu’il en soit de cette perte irréparable, on a de sa bouche une série de réponses qui constatent son état réel dès l’enfance. Sans pouvoir me permettre ici d’aborder une question qui est tout entière du ressort de la physiologie et de la science, je dirai seulement que le seul fait d’avoir entendu des voix et de les entendre habituellement, de se figurer que les pensées nées du dedans, et qui reviennent sous cette forme, sont des suggestions extérieures ou supérieures, est un fait désormais bien constaté dans la science, un fait très rare assurément, très exceptionnel, mais qui ne constitue nullement miracle, et qui non plus ne constitue pas nécessairement folie : c’est le fait de l’hallucination proprement dite.

En combinant les indices fournis par les documents, l’idée que je me fais de la petite fille de Domrémy, dit très judicieusement M. Quicherat, est celle d’un enfant sérieux et religieux, doué au plus haut degré de cette intelligence à part qui ne se rencontre que chez les hommes supérieurs des sociétés primitives. Presque toujours seule à l’église ou aux champs, elle s’absorbait dans une communication profonde de sa pensée avec les saints dont elle contemplait les images, avec le ciel où on la voyait souvent tenir ses yeux comme cloués.

La chaumière de son père touchait de près à l’église. Un peu plus loin on arrivait, en montant, à la fontaine dite des Groseilliers, sous un hêtre séculaire appelé le beau Mai, l’arbre des Dames ou des Fées. Ces Fées auxquelles les juges de Jeanne d’Arc attachaient tant d’importance pour la convaincre de commerce avec les malins esprits, et qu’elle connaissait à peine de nom, expriment pourtant l’idée de mystère et de religion qui régnait en ce lieu, l’atmosphère de respect et de vague crainte qu’on y respirait. Plus loin encore, était le Bois-Chesnu, le bois des chênes, d’où, suivant la tradition, devait sortir une femme qui sauverait le royaume perdu par une femme (par Isabeau de Bavière). Jeanne savait cette tradition de la forêt druidique et se la redisait en se l’appliquant tout bas. À certains jours de fête, les jeunes filles du village allaient à l’arbre des Dames porter des couronnes et des gâteaux, et faire des danses. Jeanne y allait avec elles et ne dansait pas. Elle dut s’y asseoir souvent seule, nourrissant sa secrète pensée. Mais, du jour où l’ennemi apporta dans la vallée le meurtre et le ravage, son inspiration alla s’éclaircissant et se réalisant de plus en plus. Son idée fixe se projetait hors d’elle comme une prière ardente et lui revenait en écho : c’était la voix désormais qui lui parlait comme celle d’un être supérieur, d’un être distinct d’elle-même, et que, dans sa simplicité et sa modestie, elle adorait. Ce qui est touchant et vraiment sublime, c’est que l’inspiration première de cette humble enfant, la source de son illusion si peu mensongère, ce fut l’immense pitié qu’elle ressentait pour cette terre de France et pour ce Dauphin persécuté qui en était l’image. Nourrie dans les idées du temps, elle s’était peu à peu accoutumée à entendre ses voix et à les distinguer comme celles des anges de Dieu et des saintes qui lui étaient les plus connues et les plus chères. Ces anges familiers, c’étaient saints Michel et Gabriel ; ces saintes conseillères, c’étaient saintes Catherine et Marguerite. Interrogée dans son procès sur la doctrine que lui enseignait saint Michel, son principal patron et guide, elle répondait que l’ange, pour l’exciter, lui racontait « la calamité et pitié qui était au royaume de France ».

La pitié, ce fut là l’inspiration de Jeanne, non pas la pitié d’une femme qui pleure et se fond dans les gémissements, mais la pitié magnanime d’une héroïne qui se sent une mission et qui prend le glaive pour secourir.

Il y a, ce me semble, deux Jeanne d’Arc qu’on a trop confondues, et desquelles il est peut-être bien difficile aujourd’hui de restituer la première : la publication de M. Quicherat nous met bien pourtant sur la voie pour la discerner. La première Jeanne n’est pas tout à fait celle de la tradition et de la légende (et cette légende commença pour elle de bien bonne heure) ; la première Jeanne n’est ni si douce ni si régulière que la seconde, mais elle est plus énergique et plus vraie. Lorsque, vingt ou vingt-cinq ans environ après la condamnation de l’héroïne, la reconnaissance un peu tardive de Charles VII provoqua et mena à fin le procès de réhabilitation, on fit des enquêtes, on interrogea les anciens témoins, dont un grand nombre vivaient encore. Mais le dirai-je ? et je ne me hasarde à le dire qu’à la suite de M. Quicherat, qui a examiné de si près les choses, ces témoins survivants étaient déjà eux-mêmes sous l’influence de la légende universelle, et ils ne parvinrent peut-être pas à s’y soustraire entièrement dans leurs dépositions. Ils semblent pour la plupart préoccupés, non seulement de venger, mais d’embellir la mémoire de Jeanne, de la représenter en tout par le beau côté (c’est tout simple), mais aussi par le côté adouci, de faire d’elle l’enfant le plus sage, le plus exemplaire, le plus rangé ; il est à croire qu’ils ont supprimé bien des saillies de caractère. Ainsi il y a loin de cette petite Jeanne un peu adoucie et amollie à celle qui aurait plaisanté à Vaucouleurs avec le capitaine Robert de Baudricourt, et qui lui aurait répondu un peu gaillardement à propos de mariage : « Oui, quand j’aurai fait et accompli tout ce que Dieu par révélation me commande de faire, alors j’aurai trois fils, dont le premier sera pape, le second empereur, et le troisième roi. » Ce n’était qu’une plaisanterie de bonne guerre en riposte à quelque gaudriole du capitaine, et elle lui rendait sans doute la monnaie de sa pièce, comme on dit. Celui-ci repartit en vrai soudard : « Je voudrais donc bien qu’il y en eût un de moi (ergo ego vellem tibi facere unum), puisque ce seront personnages de si grande marque, et je m’en trouverais mieux dans l’avenir. » À quoi elle répondit railleusement : « Gentil Robert, nenni, nenni, il n’est pas temps ; le Saint-Esprit y ouvrera (pourvoira). » Je douterais de la conversation, n’était cette dernière réplique, qui est trop spirituelle pour que Baudricourt, qui la racontait, l’eût trouvée tout seul, et qui n’a pas l’air d’avoir été inventée.

Quand cette enfant de seize ans sortit de son village, déterminée à faire sa conquête de France, elle était d’une vigueur et d’une audace tant de parole que d’action, qu’elle-même avait déjà un peu perdue et oubliée dans les longs mois de sa prison de Rouen. La gaieté avec la confiance éclatait dans chacune de ses paroles. Elle avait à la main, selon l’usage du temps, quand elle ne tenait pas l’étendard ou l’épée, un bâton, et ce bâton lui servait à plusieurs fins, et aussi à jurer : « Par mon martin, disait-elle des bourgeois d’Orléans, je leur ferai mener des vivres. » Ce martin, qui revient sans cesse dans sa bouche chez son historien le mieux informé, c’était son martin-bâton, son jurement habituel. Quand elle entendait le brave chevalier La Hire jurer le nom du Seigneur, elle le reprenait en lui disant de faire comme elle et de jurer par son bâton.

Au siège d’Orléans, étant dans la ville, et informée par Dunois qu’un corps anglais commandé par Falstoff s’approchait pour secourir les assiégeants, elle en fut toute réjouie, et, craignant qu’on ne l’en avertît point à temps pour l’empêcher d’aller à la rencontre, elle dit à Dunois :

Bâtard, bâtard au nom de Dieu (elle put bien dire : Par mon martin, mais le témoin qui dépose du fait aura jugé le mot trop peu noble), je te commande que, tantôt que tu sauras la venue dudit Falstoff, tu me le fasses savoir ; car s’il passe sans que je le sache, je te ferai couper la tête.

Que ce ne fût là qu’une manière de plaisanterie, on y voit du moins de quel ton étaient celles de Jeanne, de la Jeanne véritable et primitive.

On a dit qu’elle avait horreur du sang. Interrogée devant les juges sur ce qu’elle aimait mieux porter, de l’étendard ou de l’épée, elle répondit qu’ elle aimait quarante fois mieux l’étendard  ; elle ajouta qu’elle portait elle-même cet étendard quand elle se précipitait au milieu de l’ennemi, pour éviter de tuer personne, et qu’en effet elle n’avait jamais tué d’homme. Ce témoignage est formel ; il est d’accord avec la légende, avec la poésie, avec cette statuette pleine de grâce qu’une jeune princesse artiste a laissée de Jeanne d’Arc arrêtant court son cheval à la vue du premier cadavre29. Ce n’était pas une Judith que Jeanne. Qu’on ne se figure pourtant pas une vierge trop douce ni trop compatissante. Il y a d’elle un admirable mot : elle disait « que jamais elle n’avait vu sang de Français que les cheveux ne lui levassent sur la tête ». Mais il faut convenir qu’elle tenait moins au sang des Bourguignons et des Anglais. Enfant, elle ne connaissait dans son endroit qu’un seul Bourguignon, et elle n’aurait pas été fâchée, disait-elle, qu’il eût la tête coupée, si toutefois Dieu l’avait eu pour agréable . Au siège d’Orléans, on la voit, au dire de son intendant d’Aulon, frapper rude et dru sur l’ennemi. S’attaquant d’abord à la bastille de Saint-Loup, où étaient environ trois cents Anglais (d’autres disent cent cinquante), elle va planter l’étendard au bord des fossés. Ceux de la place veulent se rendre à elle, mais elle refuse de les recevoir à rançon, et elle leur crie qu’elle les prendra malgré eux. Elle ordonne l’assaut, et « presque tous sont mis à mort ». Parlant d’une certaine épée qui avait été prise sur un Bourguignon, elle dit qu’elle s’en servait parce que c’était une bonne épée de guerre, et propre à donner « de bonnes buffes et de bons torchons ». Ce qui montre que, si elle ne frappait pas, comme on dit, d’estoc et de taille, si elle se servait le moins possible de la pointe, elle aimait assez à frapper du plat de la lame, comme elle faisait volontiers de son bâton. Je ne dis point ceci pour rien ôter à la beauté de la figure, mais pour ne pas en dissimuler la physionomie première dans ce qu’elle avait de vigoureux et de très franc.

Un jeune seigneur (Gui de Laval), qui la vit dans le moment de sa gloire, et qui en écrivît une lettre à sa mère et à son aïeule, nous l’a peinte alors de pied en cap, au naturel : « Je la vis monter à cheval, dit-il, armée tout en blanc, sauf la tête, une petite hache en sa main, sur un grand coursier noir qui, à l’huis de son logis, se démenait très fort, et ne souffrait qu’elle montât ; et lors elle dit :Menez-le à la croix.” » Cette croix était près de l’église, au bord du chemin. « Et lors elle monta sans qu’il se mût, comme s’il fût lié. » Peu s’en faut que le jeune narrateur ne voie déjà du merveilleux dans cette manière dont le coursier de Jeanne se laisse monter par elle près de la Croix. Tous les narrateurs et témoins du temps en sont là quand ils parlent d’elle, et les moindres circonstances, les incidents les plus naturels leur semblent miracles. Une fois montée sur son coursier, la Pucelle, continue Gui de Laval, « se tourna vers l’huis de l’église qui était bien prochain, et dit en assez claire voix de femme : “Vous les prêtres et gens d’Église, faites procession et prières à Dieu.” » Puis elle reprit son chemin, en disant : « Tirez avant, tirez avant ! » Devant elle marchait son étendard ployé, « que portait un gracieux page », et elle avait « sa hache petite en la main ».

Voilà bien Jeanne dans toute sa beauté et sa grâce militaire, parlant d’une voix de femme, mais avec le ton du commandement, soit qu’elle s’adressât à ses pages, soit qu’elle donnât ses ordres aux prêtres et gens d’Église.

On ne saurait douter qu’elle n’ait eu, au lendemain du siège d’Orléans, un moment d’exaltation et d’ivresse. Dans la plénitude de sa mission, elle fut tentée de se dire comme tous les voyants : Moi, c’est Dieu, c’est la voix de Dieu ! Elle écrit aux villes d’ouvrir leurs portes à la Pucelle, sur le ton d’un chef de guerre et d’un envoyé d’en haut ; elle fait des sommations au duc de Bedford, au duc de Bourgogne, « de par le roi du ciel, mon droiturier et souverain Seigneur », comme elle l’appelle. Elle-même, quand on lui présenta plus tard ses lettres dans la prison, elle eut peine dans son sang-froid à les reconnaître ; elle les avait bien dictées pourtant de la sorte. Elle écrivait aux Hussites de Bohême pour les faire rentrer dans le devoir :

Moi, la Pucelle Jeanne, pour vous dire vraiment la vérité, je vous aurais depuis longtemps visités avec mon bras vengeur, si la guerre avec les Anglais ne m’avait toujours retenue ici. Mais si je n’apprends bientôt votre amendement, votre rentrée au sein de l’Église, je laisserai peut-être les Anglais et me tournerai contre vous pour extirper l’affreuse superstition

Le clerc qui lui servait de secrétaire avait pu lui arranger ses phrases, mais ce devait être assez sa pensée. Le comte d’Armagnac lui écrivait, des confins de l’Espagne, pour lui demander lequel des trois papes d’alors (il y en avait trois pour le moment) était le vrai et le légitime. Elle lui répondait qu’elle était trop empêchée au fait de la guerre pour le satisfaire sur l’heure : « Mais quand vous saurez que je serai à Paris, envoyez un message par devers moi, et je vous ferai savoir tout au vrai auquel vous devrez croire, et ce que j’en aurai su par le conseil de mon droiturier et souverain Seigneur, le Roi de tout le monde. » De telles lettres, produites dans le procès, venaient directement à l’appui de l’accusation qu’on lui intentait, d’avoir prétendu usurper l’office des anges de Dieu et de ses vicaires sur la terre. Il me paraît bien certain que, pour peu que la fortune eût continué de la favoriser, et que ses alentours se fussent prêtés à ce rôle qu’elle embrassait naïvement, elle se fût poussée loin avec le conseil de ses voix, et qu’elle ne se considérait point comme uniquement destinée à la levée du siège d’Orléans et à l’accomplissement du sacre de Reims. Cette jeune âme se serait volontiers donné un plus large essor. Encore une fois, je crois entrevoir là une Jeanne d’Arc primitive, possédée de son démon ou génie (nommez-le comme vous voudrez), mais de son génie accoutré à la mode du temps, la vraie Pucelle en personne, sans rien de fade ni de doucereux, gaie, fière, un peu rude, jurant par son bâton et en usant au besoin, un peu exaltée et enivrée de son rôle, ne doutant de rien, disant : Moi, c’est la voix de Dieu, parlant et écrivant de par le Dieu du ciel aux princes, aux seigneurs, aux bourgeois des villes, aux hérétiques des pays lointains, disposée à trancher dans les questions d’orthodoxie et de chrétienté pour peu qu’on lui laissât le temps d’écouter ses voix. Déjà les peuples l’y poussaient et étaient disposés à l’avance à tout croire d’elle dans leur dévotion, à tout accepter à genoux. Mais ce grand rôle, elle ne put que l’ébaucher, l’entrevoir à peine dans les quelques mois de son triomphe, et il n’est pas à regretter qu’elle n’y soit pas entrée davantage : c’est dans son rôle spécial et restreint qu’elle est touchante et sublime.

Les témoins, les contemporains l’ont bien senti après sa mort. Aussi presque tous ceux qui lui sont favorables (et tous le sont plus ou moins dans le procès de réhabilitation) s’attachent-ils à croire et à faire croire qu’elle ne s’est jamais donnée que comme destinée à un rôle très particulier, par exemple à faire lever le siège d’Orléans et à conduire le roi à Reims, rien de plus. Il en résulterait que tout ce que les voix lui avaient prédit à l’avance, elle l’a accompli. Mais c’est là une complaisance de l’imagination nationale et populaire qui voudrait, après coup, rendre Jeanne infaillible. Il résulte des témoignages positifs, aujourd’hui connus, qu’elle se promettait et que ses voix lui promettaient beaucoup plus de choses qu’elle ne vint à bout d’en accomplir ; et il lui fallut, à l’article de la mort, un effort de foi et de suprême confiance en Dieu, pour qu’après bien des agonies et des défaillances, elle pût se relever et s’écrier jusqu’au milieu des flammes que ses voix, en définitive, ne l’avaient pas trompée.

Quand j’ai insisté sur le côté énergique et un peu rude de la noble bergère, loin de moi l’idée de lui refuser le don de douceur, douceur qui n’en était que plus réelle et sentie pour ne pas être excessive ! Dans la marche de Reims sur Paris (août 1429), comme elle arrivait avec le roi du côté de La Ferté-Milon et de Crépy-en-Valois, le peuple se portait en foule à la rencontre, en criant : Noël ! La Pucelle, qui était pour lors à cheval entre l’archevêque de Reims et le comte de Dunois, leur dit : « Voilà un bon peuple, et je n’ai vu aucun autre peuple se tant réjouir de l’arrivée d’un si noble roi. Et plût à Dieu que je fusse assez heureuse, quand je finirai mes jours, pour pouvoir être inhumée dans cette terre ! » Sur quoi l’archevêque lui dit : « Ô Jeanne, en quel lieu avez-vous espoir de mourir ? » Et elle répondit :

Où il plaira à Dieu, car je ne suis pas plus assurée du temps ni du lieu que vous ne le savez vous-même ; et plût à Dieu, mon Créateur, que je me pusse retirer maintenant, laissant là les armes, et m’en aller pour servir mon père et ma mère, en gardant leurs brebis avec ma sœur et mes frères, qui auraient grande joie de me voir !

Voilà la vraie douceur de Jeanne après son moment d’exaltation et quand sa fureur de guerre était passée.

Elle était parfaitement chaste, est-il besoin de le dire ? Tous les témoins sont unanimes sur ce point. Le vieil écuyer Bertrand de Poulangy, qui, dans sa jeunesse, avait eu l’honneur d’escorter Jeanne lors de sa première chevauchée de Vaucouleurs à Chinon, disait que, dans toutes les nuitées et les couchées du voyage, il n’avait pas eu à son égard une pensée de désir. Le duc d’Alençon disait la même chose. Jeune alors et beau, et très préféré d’elle entre tous les capitaines, parce qu’il était gendre du duc d’Orléans prisonnier, à la cause duquel elle s’était vouée, il témoignait avoir souvent bivouaqué à côté d’elle ; il avouait même l’avoir vue se déshabiller quelquefois, et avoir aperçu ce que la cuirasse avait coutume de cacher (« aliquando videbat ejus mammas, quae pulchrae erant ») : « Et pourtant, disait-il, je n’ai jamais rien eu de désir charnel à son égard. » Elle avait cette simplicité d’honneur et de vertu qui éloigne de telles pensées.

Les juges qui la condamnèrent furent atroces, et l’évêque de Beauvais qui mena toute l’affaire joignit à l’atrocité un artifice consommé ; mais ce qui frappe surtout aujourd’hui, quand on lit la suite de ce procès, c’est la bêtise et la matérialité de ces théologiens praticiens qui n’entendent rien à cette vive inspiration de Jeanne, qui, dans toutes leurs questions, tendent toujours à rabaisser son sens élevé et naïf, et qui ne peuvent parvenir à le rendre grossier. Ils se montraient surtout très curieux de savoir sous quelle forme elle avait vu saint Michel : « Portait-il une couronne ? avait-il des habits ? n’était-il pas tout nu ? » À quoi Jeanne répondait en les déconcertant : « Pensez-vous donc que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir ? » Ils revenaient sans cesse sur cette sotte question ; elle y coupa court en leur disant que l’archange, quand il lui apparaissait, « était en l’habit et la forme d’un très vrai prud’homme »,  d’un parfait honnête homme.

Ces questions sur l’archange Michel lui portaient bonheur. Un jour qu’à Poitiers, dans les premiers temps de son arrivée près du roi, un des docteurs du lieu voulait absolument savoir d’elle de quel idiome se servait l’archange en lui parlant, elle avait répondu à ce Limousin trop curieux : « Il parle un meilleur français que vous. »

Chose mémorable ! le procès de condamnation, instruit et dressé pour flétrir la mémoire de Jeanne, est le monument le plus fait pour la consacrer. Je penserais même, avec M. Quicherat, que, bien que rédigé par les juges et les ennemis, il est plus à l’honneur de la véritable Jeanne que j’appelle primitive, et plus propre à la faire bien connaître, plus digne de confiance en ce qui la touche, que le procès de réhabilitation déjà imprégné et légèrement affecté de légende. Les plus beaux mots de Jeanne, les mots simples, vrais, héroïques, sont enregistrés par les juges et nous sont transmis par eux. Ce procès fut beaucoup plus régulier et plus légal (au point de vue du droit inquisitorial alors en vigueur) qu’on ne l’a cru et répété depuis, ce qui ne veut pas dire qu’il soit moins odieux et moins exécrable. Mais ces juges, comme tous les pharisiens du monde, comme ceux qui condamnèrent Socrate, comme ceux qui condamnèrent Jésus, ne savaient pas bien au fond ce qu’ils faisaient, et leur procès-verbal authentique et paraphé devient la page immortelle et vengeresse, l’Évangile de la victime.

Ces juges, tout occupés de convaincre d’idolâtrie cette simple fille, l’interrogeaient à satiété sur son étendard, sur l’image qu’elle y avait fait peindre : si elle ne croyait pas que des étendards tout pareils à celui-là étaient plus heureux que d’autres à la guerre. À quoi elle répondait que, pour tout sortilège, elle disait aux siens : « Entrez hardiment parmi les Anglais ! » et qu’elle y entrait elle-même.

Sur ce même étendard qu’on lui reprochait d’avoir fait porter en l’église de Reims au sacre, de préférence à celui de tous autres capitaines, elle répondit cette parole tant citée : « Il avait été à la peine, c’était bien raison qu’il fût à l’honneur. »

Il y a dans Homère un admirable passage. C’est quand Hector, ayant repoussé les Grecs de devant les murs de Troie, les vient assiéger dans leur camp à leur tour, et va leur livrer assaut jusque dans leurs retranchements, décidé à porter la flamme sur les vaisseaux ; tout à coup un prodige éclate : un aigle apparaît au milieu des airs enlevant dans ses serres un serpent qui, tout blessé qu’il est, déchire la poitrine de son superbe ennemi et le force à lâcher prise. À cette vue, un Troyen savant dans les augures, Polydamas, s’approche d’Hector, et, lui expliquant le sens du présage, lui conseille de s’éloigner de ce camp, qu’il considérait déjà comme sa proie. À ces mots, Hector furieux menace Polydamas de sa lance, et lui dit : « Peu m’importe ce que disent les oiseaux ! J’ai pour moi la parole directe et l’ordre du grand Jupiter : c’est le seul Dieu dont la volonté compte. Il n’y a qu’un augure souverain, c’est de combattre pour la patrie. »

Quand Jeanne d’Arc donna à Paris l’assaut du 8 septembre 1429, assaut où elle fut blessée, et qui fut le temps d’arrêt de ses succès, c’était un jour de fête, le jour de la Nativité de Notre-Dame ; et ce fut un des points aussi par où les docteurs, ses juges, la voulurent prendre en flagrant délit d’irrévérence et d’indévotion : « Était-ce fête ce jour-là ? » lui demandèrent-ils. Elle répondit qu’elle croyait bien que c’était fête en effet. Et quand ils insistaient, en ajoutant : « Était-ce donc bien fait à vous de livrer l’assaut ce jour-là ? » elle se contentait d’éluder, de se taire, et baissant les yeux : « Passez, disait-elle, à autre chose. »

La noble fille, enlacée à son tour par le serpent, n’osait répondre comme Hector, mais elle pensait comme lui. Comme lui, elle avait l’ordre direct et le conseil du Dieu suprême. Que lui importaient les autres augures ?

L’inspiration directe, ce fut là la ferme créance et la force de Jeanne d’Arc, comme aussi son grand crime aux yeux de ses juges. Elle croyait fermement à la réalité et à la divinité de ses voix ; comme tous les voyants, elle croyait tenir l’esprit à sa source et jaillissant du sein de Dieu même. L’Église hiérarchique et officielle, l’Église, telle qu’elle était organisée alors, lui semblait respectable sans doute, mais ne lui semblait venir qu’après ses voix. Elle se fût sentie de force à commander aux gens d’Église et aux prêtres, à les redresser et à les remettre dans leur chemin, tout comme elle y remettait les princes, chevaliers et capitaines. Aussi, dans le procès de réhabilitation qui se fit depuis, ne trouva-t-on pas Rome aussi empressée, aussi bien disposée qu’on aurait pu croire. Le roi dut forcer la main au pape, et Jeanne, qui avait tant de vertus et de qualités requises pour être canonisée sainte comme on l’entendait en ces âges, ne fut jamais que la Sainte du peuple et de la France, la Sainte de la patrie.

Des historiens, dans ces dernières années, l’ont enfin comprise, l’ont présentée sous son vrai jour, et il est impossible de ne pas rappeler ici ce qui est dit d’elle au tome Vme de l’Histoire de France de M. Michelet. Ce n’est pas qu’une critique sévère et précise, une critique d’un goût simple ne pût relever dans ce brillant et vivant morceau bien des inexactitudes et des infractions au ton vrai du sujet. L’auteur, comme toujours, pousse à l’effet, il force les couleurs, il fait grimacer les personnages qui interviennent, il badine hors de propos ; il se fait gai, vif, fringant et pimpant contre nature ; il dramatise, il symbolise. Dans le récit du procès, il crée, d’un interrogatoire à l’autre, des péripéties qui ne ressortent pas de la lecture des pièces mêmes. En général, l’impression qui résulte de cette lecture des originaux, quand on la fait avec suite, est beaucoup plus grave, plus naïve et plus simple. Mais quand on a posé toutes ces réserves, on doit, pour être juste, reconnaître que M. Michelet a bien saisi la pensée même du personnage, qu’il a rendu avec vie, avec entrain et verve, le mouvement de l’ensemble, l’ivresse de la population, ce cri public d’enthousiasme qui, plus vrai que toute réflexion et toute doctrine, plus fort que toute puissance régulière, s’éleva alors en l’honneur de la noble enfant, et qui, nonobstant Chapelain ou Voltaire, n’a pas cessé de l’environner depuis. La Jeanne d’Arc de M. Michelet est plus vraie qu’aucune des précédentes.

Il en reste, je crois, une dernière à dégager des pièces aujourd’hui publiées par M. Quicherat, une Jeanne d’Arc exposée avec plus de tenue et de simplicité, et sur laquelle la critique pourtant sache garder assez de prise pour n’y guère rien laisser qui ne soit de nature à satisfaire les esprits à la fois généreux et judicieux. Quand même la critique et la science rencontreraient dans Jeanne d’Arc des points à jamais inexplicables, je sais que le malheur, après tout, ne serait pas grand, et qu’il n’y aurait pas tant de quoi s’étonner. Shakespeare fait dire admirablement à son Hamlet : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie. » Mais, à lire attentivement les pièces, et même en tenant compte des difficultés constatées par M. Quicherat, je ne crois pas du tout impossible qu’on arrive à tirer de l’ensemble des documents bien lus et contrôlés, et sans leur faire violence, une Jeanne d’Arc à la fois sincère, sublime et naturelle.