(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — II. (Suite et fin.) » pp. 436-455

II. (Suite et fin.)

Quand j’ai dit que je ne savais trop où fixer le moment de la plus grande détresse et de la crise nerveuse la plus aiguë de Bernardin de Saint-Pierre avant la publication de ses Études, je me trompais : c’est dans l’année et dans les mois mêmes qui précédèrent cette publication. Il répétait souvent ce proverbe des Persans : « Le plus étroit du défilé est à l’entrée de la plaine. » Il passa tout l’hiver de 1783-1784 à recopier son ouvrage, à y ajouter, à y retrancher : « L’ours ne lèche pas son petit avec plus de soin. Je crains, à la fin, d’enlever le museau au mien à force de le lécher ; je n’y veux plus toucher davantage. » C’est en ces heures d’épuisement qu’il écrit : « Le travail sédentaire est une lime sourde. Il était temps que je finisse le mien ; ma vue se trouble le soir, je vois les objets doubles, surtout ceux qui sont élevés ou à l’horizon ; mais ma confiance est en Celui qui a fait la lumière et l’œil. » Il est dans le coup de feu de ses tableaux ; l’enthousiasme le prend lui-même en se relisant, et il jouit le premier des beautés qu’il va introduire : « Il y a eu des moments, s’écrie-t-il, où j’ai entrevu les cieux, éprouvant, à la vérité, dans ce monde, des maux inénarrables. » Il sent qu’il a le charme ; le vieux censeur théologien qu’on lui a donné est séduit lui-même, et n’a pu s’empêcher de dire que c’était divin, délicieux : « Je sais combien il faut rabattre de ces éloges, mais ils me font plaisir. Pour être utile, il faut être agréable, et j’ose espérer que le tribut que je devais à Dieu et aux hommes plaira à mon siècle. »

Et en effet, les Études de la nature, qui furent publiées en décembre 1784, étaient faites exprès pour le siècle même et pour l’heure où elles parurent, pour cette époque brillante et paisible de Louis XVI, après la guerre d’Amérique, avant l’Assemblée des notables, quand une société molle et corrompue rêvait tous les perfectionnements et tous les rajeunissements faciles, sans vouloir renoncer à aucune de ses douceurs. Bernardin de Saint-Pierre, dont le plan embrassait « la recherche de nos plaisirs dans la nature et celle de nos maux dans la société », prenait ce beau monde par son faible, et le flattait, même en le critiquant. Son livre n’était pas un ouvrage régulier : il avait eu d’abord l’idée, disait-il en commençant, d’écrire une histoire générale de la nature ; mais bientôt, renonçant à un plan trop vaste, il s’était borné à en rassembler quelques portions, et, comme il les appelait, des ruines, n’y laissant debout que le frontispice. Ces ruines de son ouvrage primitif ressemblaient à celles qui sont jetées dans un paysage, et qui le décorent ; il les avait revêtues de fleurs et de verdure. Il y avait trop de fleurs, il y avait trop de verdure ; mais le siècle en voulait beaucoup, surtout dans les livres. Les systèmes que Bernardin avait mêlés à ses peintures n’y nuisaient pas. Les ignorants, les demi-savants aimaient fort à raisonner de toutes choses, divines et terrestres, depuis l’Encyclopédie. Après Buffon, Bernardin de Saint-Pierre paraissait dans ces avenues de la nature comme un grand prêtre plus doux, plus attrayant, et qui faisait entrer dans ses explications spécieuses quelque chose de l’onction et du sourire de Fénelon. Il commençait par donner l’histoire de son fraisier, et chacun qui en pouvait répéter autant sur sa fenêtre, était gagné à une science si accessible. Il parlait contre les méthodes, contre les bibliothèques, les écoles et les académies ; il protestait contre l’abus et même contre l’usage de l’analyse : « Pour bien juger du spectacle magnifique de la nature, il faut en laisser chaque objet à sa place, et rester à celle où elle nous a mis. » Il voulait donc qu’on s’accoutumât à considérer les êtres en situation et en harmonie, non pas isolés et disséqués dans les cabinets et les collections des savants. Pourtant cette recommandation était bien vague ; l’une des études n’empêchait pas l’autre : on examine la plante sur sa tige, et l’on en conserve ce qu’on peut dans les herbiers.

Ces objections et beaucoup d’autres que tout esprit sensé pouvait faire, n’empêchaient pas le succès dû à la nouveauté, à l’enchantement et à la grâce. Bernardin était un peintre qui se disait un ignorant en se croyant mieux informé que les savants, et dont toute la théorie ne devait aboutir qu’à se décrire à lui-même en mille façons variées ses impressions naturelles. Si l’on veut prendre idée tout d’abord de son genre de talent, qu’on relise, dans son Étude première, la composition qu’il fait d’un paysage à l’embouchure d’un fleuve : comme il le dessine ! comme il l’ordonne ! comme il le tapisse de plantes et d’arbres, heureusement assortis ou contrastés ! comme il y verse la lumière, le sentiment de paix, de silence ; et comme il y introduit un sentiment moral aussi ! Là est le triomphe de Bernardin de Saint-Pierre. Dans le paysage, il a le moral du Poussin, la lumière du Lorrain, et, en décrivant ces objets que d’autres avant lui avaient jugés affreux ou inanimés, il a des mollesses et des blancheurs du Guide. En cela même il abuse, et il a légèrement amolli la nature, il l’a partout argentée trop également. Vieux, quand on lui parlait de Chateaubriand, il répondait : « Je l’ai peu lu, mais il a l’imagination trop forte. » Si l’on avait parlé à Buffon de Bernardin de Saint-Pierre, Buffon aurait eu droit de répondre : « Il a l’imagination trop tendre. »

Bernardin a fait ainsi au moral ; il n’est pas seulement pieux et touchant, il est sermonneur ; il pèche par le trop de sensibilité de son temps, et il y a un certain goût sévère qu’il n’observe pas. Par cet excès, il reste inférieur au Poussin. Dans la composition de ce premier paysage, placé à l’embouchure d’un fleuve, dans une île, voulant y introduire une impression morale, il y suppose un tombeau, et d’abord il y met le tombeau qui était alors classique et de rigueur, celui de Jean-Jacques Rousseau. Puis rejetant ou corrigeant cette première idée :

Voulez-vous, dit-il, augmenter l’impression de ce tableau sans toutefois en dénaturer le sujet ? Éloignez le lieu, le temps et le monument. Que cette île soit celle de Lemnos, les arbres de ces bosquets des lauriers et des oliviers sauvages, et ce tombeau celui de Philoctète. Qu’on y voie la grotte où ce grand homme vécut abandonné des Grecs qu’il avait servis, son pot de bois, l’arc et les flèches d’Hercule

Et il compose ainsi tout un effet moral qui gagne à un certain éloignement et devient plus auguste à distance, « parce que faire du bien aux hommes, dit-il, et n’être plus à leur portée, est une ressemblance avec la Divinité ». C’est là une belle pensée. Mais dans une composition assez analogue que nous offre l’Étude treizième, et où il nous montre un voyageur jeté par un naufrage dans une île inconnue, qui se trouve être l’île de Naxos, il a excédé la mesure : appliquant le même procédé d’idéalisation à l’antique histoire d’Ariane, il montre cette jeune fille de Minos, dans le récit légendaire d’un berger, pleurant nuit et jour l’infidèle Thésée et ne pouvant même être consolée par les jeunes Naxiennes qui lui versent du vin dans des coupes d’or. Le berger, indiquant le tombeau que la tradition désigne pour celui d’Ariane, ajoute : « Ce monument, ainsi que tous ceux de ce pays, a été mutilé par le temps et encore plus par les barbares ; mais le souvenir de la vertu malheureuse n’est pas sur la terre au pouvoir des tyrans. » Et Bernardin, après avoir achevé son tableau, ajoute à son tour : « Je doute qu’un athée même, qui ne connaît plus dans la nature que les lois de la matière et du mouvement, pût être insensible au sentiment de ces convenances présentes et de ces antiques ressouvenirs. » Qu’a de commun, je vous prie, un athée avec les idées naturelles que fait naître l’histoire d’Ariane d’après Catulle, dans la bouche du berger ? Et qu’a de commun aussi Ariane, amante fugitive puis abandonnée, et qui essaie de noyer son chagrin dans le vin, avec l’idée de la vertu malheureuse ? Ce sont ces touches du xviiie  siècle et de l’époque Louis XVI qui me gâtent la Grèce chez Bernardin, et qui me font tache dans les descriptions de son pur talent. Il y a toujours place à un vertueux duc de Penthièvre, en un endroit de ses paysages.

Quand ses descriptions sont un peu moins travaillées, moins concertées, et qu’elles restent à l’état d’esquisses rapides, elles sont aussi plus vraies, et souvent dans une perfection ravissante : je recommande à ceux qui ont le temps de refeuilleter les Études la page de l’Étude septième, qui commence ainsi : « Il n’y a que la religion qui donne à nos passions un grand caractère », et où l’on voit la jeune Cauchoise en pleurs au bord du rivage, regardant de loin les bateaux pêcheurs partis le matin par un gros temps, et sa station consolée au pied d’un calvaire. Cette page est, à l’avance, du pur et du meilleur Chateaubriand, lorsqu’il n’était que le Chateaubriand du Génie du christianisme.

Mainte page de Bernardin appellerait la même remarque. Dans Chateaubriand il y a souvent une pointe, une épigramme ou une amertume qui n’est pas chez son devancier. La trempe chez Chateaubriand est plus forte et moins pure : la forme était déjà tout entière chez Bernardin. Lamartine, dans sa prose, est revenu à ce dernier qui semble plus directement son maître ; il reprend volontiers ce même train des épithètes un peu molles et faciles : Chateaubriand les cherchait et les trouvait plus neuves. Il faudrait lire en détail, et l’une à côté de l’autre, quelques pages de ces trois grands écrivains pour mettre la comparaison en pleine lumière. Un caractère commun les unit tous trois : avec Buffon et Jean-Jacques la langue française, malgré ses conquêtes et ses accroissements pittoresques, restait encore en Europe : avec ces trois autres, Bernardin, Chateaubriand et Lamartine, par le luxe et l’excès des couleurs, elle est décidément en Asie.

La première partie des Études de la nature est toute dirigée contre les athées. L’athée, au xviiie  siècle, était un genre à part, une condition ; on disait de tel homme en le désignant du doigt : « C’est un athée » ; et par conséquent de tel autre : « C’est un déiste. » Ces deux systèmes étaient naïvement en présence. Bernardin, religieux de cœur, se fit déiste de profession, et il ne cessa de lutter par toutes les raisons imaginables contre les adversaires. Il plaidait l’ordre et l’harmonie de la nature contre les partisans du désordre et du hasard, et il trouvait dans cette plaidoirie, qu’il se plaisait à prolonger, d’admirables thèmes et des ouvertures pour son talent, en même temps que des prétextes pour ses subtilités bienveillantes et pour les nuances infinies de ses rêveries. Il renchérissait sur Le Vicaire savoyard, et semblait avoir pris à tâche de le développer dans mille voies nouvelles, et où se mêlait l’attrait du mystère. Vers la dixième Étude, il commence plus directement l’exposition de ses vues et des harmonies telles qu’il les conçoit, le jeu des contrastes, des consonances, des reflets et des réverbérations en toutes choses : il y a des détails très fins, mais c’est déjà bien subtil, et dans sa vieillesse, abondant de plus en plus dans son sens, il exagérera encore tous ses défauts, que nous étale démesurément son ouvrage final des Harmonies. La dernière partie des Études est plutôt relative à la société, à ses maux, et aux remèdes que propose l’auteur. Il s’en prend à la surabondance des bourgeois oisifs dans les villes, à la grande propriété dans les campagnes, à la plaie du concubinage, du célibat, aux tourments des enfants dans les collèges ; le vrai et le faux, pêle-mêle, et surtout le vague, se font sentir dans ces pages trop empreintes et comme noyées d’une sensibilité monotone. Pour prouver les avantages de la petite propriété, Bernardin nous décrit un paradis terrestre, près de Paris, qui doit tout son bien-être et toutes ses vertus, selon lui, à la division des propriétés : ce sont les prés Saint-Gervais, tout proche Romainville. Il en fait un tableau enchanteur et moral, dans lequel il n’oublie pas les inscriptions bocagères des amants. Plus loin, c’est la création d’un Élysée qu’il propose de faire dans une des îles de la Seine au-dessous de Paris, vers le pont de Neuilly. Son imagination ici se donne toute carrière. C’est le genre Ermenonville dans tout son grandiose. Son île est à la fois un cimetière pour les mortels bienfaisants, un verger pour les arbrisseaux exotiques, une prairie artificielle, un prytanée, un rendez-vous de noces et festins pour les pauvres vertueux, un lieu d’asile inviolable pour les pères de famille endettés et pour tous les infortunés : que sais-je encore ? Quelqu’un qui entendait lire ce chapitre à haute voix (ce qui en rend plus sensibles les chimères), disait que cela lui faisait l’effet d’une orgie fénelonienne au clair de lune. Moins de dix ans après, comme pendant de ces excès philanthropiques, on avait les horreurs de 93. Par tous ces défauts si chers au siècle, autant que par ses beautés si neuves et si bien ménagées, le livre de Bernardin eut, dès le premier instant, un succès d’enthousiasme.

Inconnu, rebuté et indigent la veille, l’auteur passa en quelques jours à l’état de grand homme et de favori de l’opinion. Les lettres des admirateurs se mirent à lui pleuvoir de toutes parts dans sa solitude :

Des âmes sensibles m’adressent des lettres pleines d’enthousiasme ; des femmes, des recettes pour mes maux ; des gens riches m’offrent des dîners ; des propriétaires, des maisons de campagne ; des auteurs, leurs ouvrages ; des gens du monde, leurs sollicitations, leurs protecteurs, et même de l’argent. Je ne reçois de tout cela que le simple témoignage de leur bonne volonté.

Et Bernardin ajoutait naïvement : « Si le clergé m’offre une pension, je l’accepterai avec reconnaissance, moi qui n’ai vécu jusqu’ici que des bienfaits du roi. » Il y eut, en effet, un moment où le clergé eut l’idée singulière d’adopter Bernardin comme adversaire de Buffon et du parti encyclopédiste, et de lui faire une pension comme à son avocat. Ce ne fut qu’une velléité à laquelle un peu de réflexion coupa court. Mais la faveur du monde allait en s’exaltant et gagnait toutes les classes, même les plus hautes. La reine Marie-Antoinette, étant à dîner chez Mme de Polignac, citait l’ouvrage des Études, « à l’occasion des oiseaux des Indes dont quelques-uns ont des poitrines rouges dans la saison des amours, comme si c’étaient des habits de parade prêtés par la nature seulement pour le temps des noces ». C’était bien là une remarque à frapper une jeune et jolie reine. Mme de Coislin, une des femmes les plus considérables et les plus consommées de l’ancienne Cour, invitait l’auteur à la venir voir. Pour lui, tout en jouissant de ces témoignages tardifs et empressés, il ne s’y livrait pas ; il se retirait de plus en plus hors de la portée du tourbillon, et achetait un petit ermitage près de la barrière du Jardin-du-Roi, rue de la Reine-Blanche.

Il est allé s’établir, disait Chamfort (alors logé à l’hôtel de Vaudreuil), dans un quartier si perdu et si mal habité, que les personnes qui s’intéressent à lui craignent pour sa sûreté.  Je ne sais, répondait Bernardin, si M. de Chamfort connaît des personnes qui s’intéressent à moi. Quand je me suis logé dans le quartier des pauvres, je me suis mis à la place où je suis classé depuis longtemps57.

Sa plaie n’était point encore fermée, malgré la douceur du succès et la récompense publique de ses travaux : « Vous n’en voyez que la fleur, disait-il à ceux qui le félicitaient, l’épine est restée dans mes nerfs. » Cependant, au milieu de cette souffrance à demi consolée, il suivait sa voie, et il publiait en 1788 le quatrième volume des Études, qui contenait Paul et Virginie.

Cette simple histoire est l’œuvre véritablement immortelle de Bernardin ; elle ne peut se relire sans larmes, ce qui est vrai de si peu de livres admirés en naissant. Je ne recommencerai pas ici une analyse qui a été faite tant de fois ; évitons ces commentaires plus longs que le poème. Tout ici, presque tout est parfait, simple, décent et touchant, modéré et enchanteur. Les images se fondent dans le récit et en couronnent discrètement chaque portion, sans se dresser avec effort et sans vouloir se faire admirer : Bernardin a l’image légère. Toutes ces harmonies, tous ces contrastes, ces réverbérations morales dont il a tant parlé dans les Études et dont il traçait une poétique un peu vague, il les a ici réalisés dans un cadre heureux,, dès l’abord, le site, les noms des lieux, les aspects divers du paysage sont faits pour éveiller les pressentiments et pour concourir à l’émotion de l’ensemble. Ce qui distingue à jamais cette pastorale gracieuse, c’est qu’elle est vraie, d’une réalité humaine et sensible : aux grâces et aux jeux de l’enfance ne succède point une adolescence idéale et fabuleuse. Dès le momentVirginie s’est sentie agitée d’un mal inconnu et où ses beaux yeux bleus se sont marbrés de noir, nous sommes dans la passion, et ce charmant petit livre que Fontanes mettait un peu trop banalement entre le Télémaque et La Mort d’Abel, je le classerai, moi, entre Daphnis et Chloé et cet immortel IVe livre en l’honneur de Didon. Un génie tout virgilien y respire. Vers la fin et dans la scène déchirante de la tempête, Bernardin de Saint-Pierre a montré que son pinceau avait, quand il le voulait, les teintes fortes et sobres, et qu’il savait peindre la nature dans la sublimité de ses horreurs comme dans ses beautés. Relisons donc pour toute analyse Paul et Virginie, et, si nous voulons mieux en sentir le prix, essayons de relire, aussitôt après, Atala : il y a dans l’impression comparée qui en résultera toute une leçon de rhétorique naturelle.

Napoléon, qui avait été, ainsi que ses frères, des grands admirateurs du roman de Paul et Virginie à sa naissance, disait quelquefois à Bernardin de Saint-Pierre, quand il l’apercevait : « Monsieur Bernardin, quand nous donnerez-vous des Paul et Virginie ou des Chaumière indienne ? Vous devriez nous en fournir tous les six mois. » Mais il n’en est pas de ces petits chefs-d’œuvre comme des victoires de héros : on ne les rencontre pas plus d’une fois dans sa vie. Je dis cela de Paul et Virginie plutôt que de La Chaumière indienne qui, malgré sa grâce et sa fraîcheur, me paraît seulement offrir sous forme exquise les banalités de la morale de 91.

La Révolution, en traversant son existence et en le soumettant à de nouvelles épreuves quand il se croyait au port, n’empêcha point Bernardin de rêver ni de suivre le développement paisible de ses systèmes. Il continua d’écouter l’harmonie des sphères, de croire et de dire « que le genre humain marche vers sa perfection ; que nos aïeux ont traversé l’âge de fer, et que l’âge d’or est devant nous ». Sa plume et son imagination s’accommodaient de ces vues, et la réalité ne le dérangeait pas. Il en jugeait pourtant très nettement dans les faits particuliers ; il remarque quelque part « que la plupart des hommes n’obéissent qu’à la crainte ». Mais, dans le cabinet, il se remet au système de la bienveillance universelle et de l’amour. Il épousa, en 1792, âgé déjà de cinquante-cinq ans, une jeune personne de vingt-deux, Mlle Félicité Didot, et, dans sa correspondance avec elle, on ne le voit occupé que de réaliser, comme toujours, son idée d’une île champêtre et d’une chaumière. Il fut quelque temps intendant au Jardin du roi ; mais on ne lui laissa point cette place. Nommé professeur de morale à cette École normale qui fut improvisée en l’an III, il parut deux ou trois fois dans sa chaire, et y recueillit des applaudissements pour ses moindres paroles. Il s’estima heureux pourtant que la fin prochaine de l’École vînt le délivrer de cette charge de la parole publique, pour laquelle il était peu fait. Retiré à Essonne, il y perdit bientôt sa première femme, qui lui laissa deux enfants nommés comme de juste Paul et Virginie, et qui lui légua aussi de fâcheux démêlés avec sa famille. Remarié bientôt après, vers l’âge de soixante-trois ans, à Mlle Désirée de Pelleport, jeune et jolie personne, et qui se plia sans effort à ses goûts, Bernardin de Saint-Pierre eut une vieillesse heureuse. Les lettres qu’on a de lui jusqu’à la fin attestent son imagination riante : « Je suis un vieux arbre, disait-il, qui porte de jeunes rameaux. » il avait échangé son ermitage d’Essonne pour une autre retraite à Éragny, sur les bords de l’Oise : il s’y livrait aux douces spéculations dont il a rempli ses Harmonies. Il se flattait que nous irions un jour dans le soleil, d’où nous jouirions, pour récompense d’une bonne vie, de l’ensemble merveilleux de la création ; il revoyait dans son paradis la plénitude et le triomphe de sa physique. La correspondance de Ducis avec Bernardin, durant ces dernières années, est la plus engageante introduction à une étude sur Ducis ; je la mets de côté à dessein. Il y a de très jolis détails dans les lettres de Bernardin à sa seconde femme ; un pur amour des champs y respire à chaque ligne. À propos d’un changement de lune et d’un redoublement de pluie au mois de mai, il lui écrit : « Cette abondance d’eau accélère la pousse des végétaux ; elle est nécessaire à leurs progrès et à leurs besoins : le mois de mai est un enfant qui veut toujours téter.  Je t’embrasse, mes amours, mes délices, mon mois de mai. » Ce mois de mai, qui est un enfant qui veut toujours téter, n’est-il pas la plus gracieuse et la plus parlante image, surtout adressée à une jeune femme, à une jeune mère ?

Quand il vient à Paris pour les séances de l’Institut, Bernardin s’en trouve toujours moins heureux. Un jour, il assiste à une séance où l’on discutait, selon l’usage, le Dictionnaire, cette toile de Pénélope de la langue. Au mot Appartenir, on avait mis pour exemple : « Il appartient au père de châtier ses enfants. » Là-dessus Bernardin proteste, il se révolte, et trouve étonnant qu’entre tant de relations chères qui lient un père aux enfants, on soit allé choisir la plus odieuse, celle par laquelle il les châtie :

Là-dessus, Morellet, le dur ; Suard, le pâle ; Parny, l’érotique ; Naigeon, l’athée ; et autres, tous citant l’Écriture et criant à la fois, m’ont assailli de passages et se sont réunis contre moi, suivant leur coutume. Alors, m’animant à mon tour, je leur ai dit que leurs citations étaient de pédants et de gens de collège, et que, quand je serais seul de mon opinion, je la maintiendrais contre tous. Ils ont été aux voix, levant tous la main au ciel ; et, comme ils s’applaudissaient d’avoir une majorité très grande, je leur ai dit que je récusais leur témoignage, parce qu’ils étaient tous célibataires.

Être célibataire, c’était, à ses yeux, un vice, et la plus grande injure ; il avait instinctivement la morale des Patriarches. Même lorsqu’il est le mieux traité et le plus choyé dans ses voyages à Paris, lorsque chacun le caresse et veut le retenir, Bernardin ne soupire pas moins après sa solitude champêtre ; il sent que la vie s’écoule, que ses dernières pages à achever le réclament, et il écrit alors naïvement à sa jeune femme :

Je suis comme le scarabée du blé, vivant heureux au sein de sa famille à l’ombre des moissons ; mais, si un rayon du soleil levant vient faire briller l’émeraude et l’or de ses élytres, alors les enfants qui l’aperçoivent s’en emparent et l’enferment dans une petite cage, l’étouffent de gâteaux et de fleurs, croyant le rendre plus heureux par leurs caresses qu’il ne l’était au sein de la nature.

C’est là, pour le style et le riant de l’image, du saint François de Sales tout pur.

Je n’aurais probablement point songé à parler de la séance publique à l’Institut, du 24 novembre 1807, dans laquelle Bernardin eut à recevoir à la fois les trois nouveaux académiciens, Laujon, Raynouard et Picard, si M. Villemain, dans son rapport public du 19 août dernier, n’avait jugé à propos, par un coup de talent, de rendre un éclat inattendu à cette ancienne séance. Je serai ici tout à fait franc. Comme les intentions de M. Villemain, à cette occasion, ne me paraissent point avoir été très nettes ni très pures, je serai d’autant plus net à mon tour. M. Villemain avait besoin, dans son rapport, d’un morceau à applaudissement, d’un air de bravoure qui fît épigramme contre l’état de choses présent, et il crut l’avoir trouvé dans cette ancienne séanceBernardin célébrait l’aigle impériale, alors au plus haut de son vol et au zénith de sa gloire. Car vous sentez bien que plus on peut montrer que l’aigle était haute autrefois, plus il en résulte qu’elle doit paraître petite aujourd’hui : des deux aigles on prend la plus grande et on la laisse tomber comme du ciel pour griffer l’autre. Le procédé que M. Villemain a employé pour atteindre à son effet est piquant et peut trouver place dans les traités de rhétorique. Il a supposé qu’on assistait à cette ancienne séance académique ; il a donné à entendre qu’il y assistait lui-même, simple lycéen alors, pour avoir le droit de la décrire. « Dans cette halte de victoires qu’on appelait la paix, au bruit de ces crosses de fusils posées un moment à terre », il a montré le public d’élite accouru en foule à cette paisible fête littéraire, les bancs des académiciens envahis, l’auditoire en attente, et il s’est écrié :

Quel contraste dans toutes les âmes, entre ces purs, ces gracieux souvenirs et ce ciel d’airain ? Quelle émotion grave et presque terrible dans l’assemblée, lorsque le mélodieux orateur, comme le Nestor d’une autre Iliade, mais Nestor qui flattait au lieu d’avertir, avec sa voix encore si accentuée sous la faiblesse de l’âge, abordant le sujet inévitable, retraça les derniers prodiges du Conquérant, qu’il nommait le Libérateur

Puis est venue une citation du discours de Bernardin de Saint-Pierre sur l’aigle,  l’aigle impériale d’alors ;  et là-dessus l’habile orateur, toujours ému et comme entraîné par ses souvenirs, s’est de nouveau écrié : « À cette image hardie, nouvelle, qui semblait suspendre la foudre sur toutes les têtes, l’auditoire se souleva tout entier d’enthousiasme, et ces voûtes parurent s’abîmer au bruit des applaudissements. »  Le morceau achevé, avec tous ses contrastes et ses ironies, M. Villemain est rentré dans son sujet de rapporteur en disant : « Vous pardonnez, Messieurs, l’exactitude de ces souvenirs, un de ces privilèges du temps, que le talent seul des jeunes candidats ne suppléerait pas. »

Il y a, à toute cette éloquence moins foudroyante qu’il ne semble, et plus épigrammatique que sérieuse, un seul malheur, c’est que les choses ne se sont point passées tout à fait ainsi, c’est que M. Villemain n’assistait pas à cette séance : autrement, lui qui a une si parfaite mémoire, il ne l’aurait pas inventée avec ce luxe d’imagination rétrospective. Bernardin de Saint-Pierre, à cette époque, avait soixante-dix ans ; il n’avait jamais été orateur, et, quand il fut nommé directeur de l’Académie, on lui avait fait l’objection sur la faiblesse de sa voix, qui l’empêcherait au besoin, lui disait-on, de féliciter l’Empereur. Sur quoi il avait répondu : « J’ai assez de voix pour lui parler à six pas de distance. » Mais le Nestor mélodieux n’en avait pas assez pour prononcer son discours en séance publique ; ce fut François de Neufchâteau qui le lut pour lui. Je ne sais s’il le lut mal, mais ce discours très long et plein de hors-d’œuvre, venant après trois discours consécutifs, parut peu agréable à l’assemblée. Écoutons M. de Féletz, rapporteur de la séance dans le Journal de l’Empire d’alors (26 novembre) :

Après avoir jeté, dit-il ironiquement, quelques fleurs sur M. Portalis, sur MM. Picard, Raynouard, Le Brun, Gin, Blin de Sainmore, Dotteville, etc., M. Bernardin passe à une longue homélie en l’honneur de la philosophie, très digne d’être prêchée dans un temple de théophilanthropes. Ici, comme historien, je dois remarquer un fait dont je souffrais réellement pour l’orateur ; c’est qu’une foule nombreuse désertait l’auditoire : je ne pousserai pas même l’exactitude de l’historien jusqu’à répéter ce que quelques-uns disaient en sortant. Au milieu du bruit qu’occasionnaient tous ces déplacements multipliés, on n’entendait guère que le mot philosophie, sortant à chaque instant de la bouche de l’orateur.

Les curieux qui ne s’en tiendraient pas à cette impression de M. de Féletz peuvent voir ce qui est dit dans la Gazette de France du 26 novembre, et dans le Journal de Paris du 25. Ces deux journaux, favorables à Bernardin de Saint-Pierre, dissimulent son échec du mieux qu’ils peuvent ; mais la conclusion, c’est que ce discours est venu une heure trop tard, et qu’il a paru rempli de réflexions intempestives, « surtout aux approches de l’heure où l’on dîne ». Une femme qui écrivit sur cette séance académique une lettre, insérée dans la Gazette de France du 28 novembre, disait, en arrivant au discours de Bernardin de Saint-Pierre :

Peut-être l’attention était épuisée, quand le président a pris la parole, ou plutôt a demandé à M. François de Neufchâteau de la prendre pour lui ; la première partie de son discours a été écoutée, et elle méritait de l’être. Trois réponses à faire à trois candidats, des regrets à donner à ceux dont ils occupaient les places, lui fournissaient des idées nombreuses et variées, des images brillantes ou aimables comme les talents qu’il avait à célébrer Il a loué les trois récipiendaires et leurs trois prédécesseurs, mais il ne s’est pas assez arrêté sur leur éloge, et l’on peut dire qu’il les a traités comme Pindare (lisez Simonide) traitait les héros des jeux Olympiques, dont sa muse se contentait de dire un mot, pour parler ensuite de Castor et Pollux. M. Bernardin de Saint-Pierre ne nous a point parlé, il est vrai, de Castor et Pollux, mais il a parlé de la philosophie qu’il a prise pour thèse et pour muse. Il nous a entretenus des Harmonies de la nature, qu’il nous a montrées jusque dans la poésie française qui, en admettant la rime masculine et la rime féminine, avait l’avantage, comme toutes les espèces du règne animal et végétal, de réunir les deux sexes. Sa dissertation sur les principes philosophiques a été fort longue. Le public a vainement essayé de le suivre dans les différents siècles, dans les différentes régions du globe ; il nous a fait passer en revue les Druides, les Gaulois, les Romains, César, les Francs et les Saxons, Clovis, Louis XIV. Je n’ai rien retenu de la dernière partie du discours qu’une longue nomenclature de noms et de personnages qu’on ne s’attendait point à voir paraître en cette occasion. Les auditeurs ont montré de l’impatience ; j’avoue que j’étais moi-même fort ennuyée des Harmonies de la nature, et je me proposais de faire une critique plus sévère que celle qu’on vient de lire ; mais je viens de relire Paul et Virginie, et je suis désarmée.

La comparaison de l’aigle qui ne vint qu’à la fin du discours après l’homélie philosophique, et qui, détachée aujourd’hui, produit tant d’effet, ne se trouve point particulièrement indiquée dans les extraits critiques que j’ai lus, et, si elle fut remarquée, je crains que ce n’ait été plutôt à titre d’image singulière et risquée, eu égard au goût du temps. Ce public d’académie, qui se composait alors, comme aujourd’hui, du beau monde, et qui sentait son faubourg Saint-Germain, avait bien mieux aimé applaudir, dans la première partie de la séance, un passage du discours de Raynouard, parlant de je ne sais quel poète tragique puni de mort à Rome pour avoir mis dans une pièce d’Atrée des allusions politiques, l’orateur avait ajouté brièvement : « Tibère régnait ! » Cet applaudissement frondeur donné à un mot qui n’avait certes point une intention si profonde, mais qui rappelait un autre mot récent de Chateaubriand sur Néron dans le Mercure, nous marque du moins la disposition d’esprit de cet auditoire élégant et nous le fait voir tel qu’il était, très peu préparé à se soulever tout entier d’enthousiasme et à faire crouler les voûtes de la salle sous ses applaudissements, pour cette péroraison toute napoléonienne et un peu romantique de Bernardin. Pour moi, si j’avais voulu montrer combien le talent de Bernardin de Saint-Pierre est peu flexible et peu capable de se plier aux divers emplois, j’aurais cité précisément ce discours.

Et sur cette critique que je viens de faire en passant de M. Villemain, de notre éloquent secrétaire perpétuel, si j’avais besoin de m’excuser, je dirais hautement : Membre de l’Académie française, j’ai le droit de relever, de la seule manière qui puisse le toucher, l’organe de la compagnie là où il abuse publiquement de son rôle de rapporteur pour y glisser contrairement aux convenances, contrairement aux intentions de beaucoup de membres, ses passions personnelles : biographe littéraire, je souffre toutes les fois que je vois des critiques éminents à tant d’égards et en possession d’un art merveilleux, mais des esprits plus nés évidemment pour la louange ou la fine satire que pour l’histoire, ne songer à tirer parti des faits que pour les fausser dans le sens de l’effet passager et de l’applaudissement. Qu’on retourne la chose comme on le voudra : dans le cas présent, il y a flagrant délit de talent, de malice et d’inexactitude.

Bernardin de Saint-Pierre, qui eut aussi quelquefois maille à partir au sein de l’Académie, vivait donc et vieillissait avec assez de douceur dans sa retraite d’Éragny. Il y mettait la dernière main à son livre des Harmonies, qui ne fut publié qu’après sa mort, en 1814. Il cessa de vivre le 21 janvier de cette même année. Cet ouvrage des Harmonies offre encore de très beaux tableaux, aussi beaux que dans aucun des ouvrages précédents, mais aussi toutes les exagérations de système et de style naturelles à l’auteur, et où s’est complu sa vieillesse. Il ne se refuse à aucun rêve, pourvu que le rêve rentre tant soit peu dans ses vues, et il s’y livre désormais avec méthode à la fois et une sorte de délire : on est en plein dans le mysticisme de la nature. Sur le soleil, entre autres énormités étonnantes, il vous dira sans sourciller, par exemple :

S’il était permis à un être aussi borné que moi d’oser étendre ses spéculations sur un astre que je n’ai pas eu même le bonheur de voir dans le télescope, je dirais que sa matière doit être de l’or, d’abord parce que l’or est la plus pesante de toutes les matières que nous connaissons : ce qui convient au soleil placé au centre de notre univers

Cette lecture des Harmonies, si on la prolonge, est d’un effet singulier, et que je ne puis mieux rendre qu’en disant qu’il est efféminant et qu’il écœure. C’est après avoir lu ce dernier écrit, qu’un excellent critique (M. Joubert) a pu dire :

Il y a dans le style de Bernardin de Saint Pierre un prisme qui lasse les yeux. Quand on l’a lu longtemps, on est charmé de voir la verdure et les arbres moins colorés dans la campagne qu’ils ne le sont dans ses écrits. Ses Harmonies nous font aimer les dissonances qu’il bannissait du monde, et qu’on y trouve à chaque pas.

La meilleure lecture au sortir de, l’antidote le plus direct à prendre, c’est Pascal qui fait, à chaque instant, crier dans l’homme la contradiction éternelle, et qui, dans son langage ferme et nu, est le moins asiatique des écrivains.

De cette étude bien imparfaite, mais qui repose sur plus de lectures et de comparaisons que je n’ai pu en apporter ici, il me semble résulter que Bernardin de Saint-Pierre, dans sa vie, n’a été qu’à demi un sage, et que, dans ses écrits, il a presque aussi souvent erré que rencontré avec bonheur : mais, une fois, il a eu une inspiration simple et complète, il y a obéi avec docilité et l’a mise tout entière au jour comme sous le rayon ; il a mérité par là que son souvenir reste à jamais distinct et toujours renouvelé dans la mémoire humaine, et qu’autour de ce chef-d’œuvre de Paul et Virginie, la curiosité littéraire rassemble, sans en rien perdre, les grâces éparses de l’écrivain.