(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Additions et appendice. — Treize lettres inédites de Bernardin de Saint-Pierre. (Article Bernardin de Saint-Pierre, p. 420.) » pp. 515-539

Treize lettres inédites de Bernardin de Saint-Pierre.
(Article Bernardin de Saint-Pierre, p. 420.)

[Introduction.]

Je crois devoir publier ici dans leur suite et dans leur étendue treize lettres inédites de Bernardin de Saint-Pierre adressées en divers temps à M. Duval, négociant genevois à Saint-Pétersbourg, et qui y devint bijoutier de l’Impératrice. Ce précieux dépôt de famille m’a été communiqué par M. Duval-Töpffer. On y voit au vrai les dispositions de Bernardin au moment où il quitte la Russie, ses préoccupations bien moins romanesques qu’on ne l’a supposé ; les premiers symptômes de l’écrivain encore inexpérimenté et qui veut poindre ; l’utopiste et l’homme à systèmes qui se trahit çà et là ; l’amoureux, assez peu enthousiaste d’ailleurs ; l’ami reconnaissant et fidèle ; le bonhomme qui rêve en tout temps une chaumière et le bonheur de la famille ; le délicat blessé et le misanthrope qui va s’ouvrir aux aigreurs ; puis, à la fin, l’écrivain tout d’un coup célèbre, mais qui garde de ses susceptibilités, et qui porte jusque dans ses scrupules de probité et dans le paiement de ses dettes d’honneur une application et une affectation minutieuses, un coin de maladie. Ceux qui sont curieux de voir les hommes au naturel, et que les détails de la vie commune ne rebutent pas, peuvent lire cet appendice.

Première lettre.

Mon très cher ami,

Je suis arrivé à Riga le jeudi au soir, après avoir couru la poste constamment le jour et la nuit. Comme vous vous plaisez dans les détails de l’amitié, je vous raconterai brièvement les petits événements de mon voyage.

Après m’être séparé de vous avec une sensibilité contre laquelle je me croyais aguerri, je vins à me présenter pour surcroît d’attendrissement ce que je venais de quitter, la bonne amitié du Docteur65, la franchise et les agréments de votre société ; puis je me trouvais seul dans des déserts, courant peut-être après une ombre, laissant, à la vérité, un état médiocre, mais qui pouvait prendre un jour de la consistance.

Dans l’agitation de mon esprit, regrettant ce que je quittais, ne désirant plus ce que je cherchais, désespérant de tout, la vie, mon ami, me parut un poids insupportable ; et la seule idée qui me rassura contre l’avenir, ce fut de penser que j’avais en vous un ami, et c’est la plus grande fortune qu’on puisse faire dans ce monde. Enfin, après quelques postes, je me laissai aller à la beauté du jour5. Il me semblait que les blés croissaient à mesure que j’avançais ; j’aperçus des plantes d’une autre espèce, et au troisième jour je vis des forêts où il croissait des chênes66. J’ai été friponné sur la route par des maîtres de poste, qui m’ont fait payer très chèrement la permission de coucher chez eux.

Je suis arrivé à Riga dans une assez mauvaise auberge où il m’en coûte près d’un ducat par jour, sans boire de vin. Point de barque pour Königsberg et pour Dantzig ; les chemins de Varsovie impraticables à cause des courses que font les Polonais. Que faire ? Le bonheur a voulu que j’aie rencontré un roulier de Königsberg qui part demain pour cette ville. Je me suis accordé pour douze roubles, ce qui est un très grand marché, à ce qu’on m’assure.

Mon quibikque ne valait presque rien ; toutes les roues étaient déferrées. On m’en offre deux roubles et il faut les prendre ; voilà encore du chagrin.  Je suis accablé de sommeil ; hier je n’ai point dormi, et c’était la troisième nuit. Ma lettre ne ressemble à rien et je ne peux la mieux faire, car dans dix heures je pars pour Königsberg. J’ai couru toute la journée pour mes passeports.

Je vous écrirai de Königsberg une lettre plus sage. Je vous remercie de votre secret pour faire du beurre. J’ai mis du lait dans une bouteille, je l’ai bien fermée et je l’ai fait mettre dans le fond de la voiture, enveloppée de paille. J’ai voulu voir si le beurre était fait, car il y avait longtemps que je n’avais rien pris. Mais il n’y avait dans la bouteille ni beurre, ni crème, ni lait. La raison physique de cela était le garçon de la poste qui, peu content de moi, l’aura malicieusement et traîtreusement débouchée.

C’était une pillerie atroce que tous ces coquins. Il y a cinq cent soixante verstes, cela m’a coûté près de vingt roubles, car on change plus de quarante fois de chevaux ; et pour frotter ma voiture de goudron, ils me prenaient jusqu’à quinze sols. Si je ne voulais pas payer, ils dételaient les chevaux. Je prenais mes pistolets ; ils s’enfuyaient et me laissaient seul. Si je mangeais deux œufs, c’était trente sols. Enfin Dieu me garde de courir la poste avec le privilège de la Cour67 !

Adieu, mon très digne ami ; le sommeil m’accable. Soyez persuadé que, partout où je serai, vous aurez un ami qui vous aimera et vous estimera plus qu’un frère.

Mille amitiés au Docteur, à M. Jurine, à M. Randon, et à toute la charmante société.

Deuxième lettre.

Je vous écris, mon très cher ami, par l’occasion d’un jeune avocat qui retourne à Pétersbourg. Je profiterai à l’avenir de toutes celles qui s’offriront, afin que ma correspondance vous soit moins à charge ; et, afin que vous puissiez juger de mon exactitude, je numéroterai de suite toutes mes lettres.

Je voudrais bien vous rendre compte de mon voyage depuis Riga jusqu’à Königsberg d’une manière qui vous fût agréable. Mais comment vous promener pendant dix jours dans des plaines de sable ? Il n’y a pas là la moindre observation à faire. J’en ai pourtant fait une dont je vous prierai de me rendre raison dans vos loisirs philosophiques : c’est que, depuis Pétersbourg jusqu’à Lübeck, toute cette grande étendue de rivage de la mer Baltique n’est qu’une grande plaine sablonneuse où l’on ne trouve pas un seul rocher, et tout le côté septentrional, en prenant par Vyborg, Fredrikshamn, et les côtes de Suède qui sont opposées, ne sont absolument qu’une grande masse de rochers tout nus6.

J’ai trouvé dans l’auberge où l’on m’a descendu M. Chandos, associé de M. Jurine. Je l’ai mis au fait autant que je l’ai pu : il m’a paru fort galant homme et très sensible à l’embarras de M. Jurine. Il m’a assuré qu’il lui était tellement attaché que, quand l’entreprise ne réussirait point, il en supporterait volontiers tous les frais, quelque considérables qu’ils fussent, et qu’il ne négligerait rien pour le tirer de la Russie, si avant peu on ne lui remettait pas les fonds nécessaires.

Il y avait dans la même auberge deux Genevois, l’oncle et le neveu : l’un d’eux s’appelle M. Achard, fameux banquier de Genève. Nous avons beaucoup parlé de vous ; ils sont tout étourdis du crédit de messieurs vos frères ; ils m’ont dit qu’ils avaient vendu à Francfort pour 27 000 louis neufs de diamants.

J’ai séjourné ici trois jours, en attendant quelque occasion, avec ce père de l’Église catholique que j’ai rencontré à Memel. J’ai profité de ce temps pour me faire habiller simplement. C’est un habit de camelot vert tout uni. Il ne s’est présenté aucune occasion. Les voituriers nous demandent 16 ducats pour nous rendre à Varsovie dans huit jours. Avec la même somme, nous y serons en deux jours par la poste.

Nous allons partir sur-le-champ par la poste. Voilà plus d’une heure que les chevaux nous attendent. Il me fâche très fort de vous écrire toujours un pied en l’air. J’ai tant de choses à vous dire, mon ami ! Je suis triste et rien ne peut dissiper ma tristesse. Je vous écrirai de Varsovie en homme reposé, ainsi qu’à mon ami de Treytorens que j’embrasse de tout mon cœur.

Aimez-moi toujours, et croyez que personne ne vous est plus sincèrement attaché que

P.-S. : Voici la seconde lettre.

Vous pouvez croire, mon ami, que vous devez me faire réponse, en attendant que j’écrive de Varsovie où vous aurez tout ce que vous pouvez souhaiter de moi. J’ai écrit d’ici au chevalier de Chazot des choses affligeantes, mais vraies. Je suis mécontent du présent, j’espère peu de l’avenir, et ce qu’il y a de pis, je regrette le passé.

Troisième lettre.

Mon très cher et très digne ami, vous n’aurez pas lieu de vous plaindre de ma négligence. Il y a quinze jours, je vous écrivis une lettre bien longue et tant soit peu gasconne. Je partais pour un voyage où j’aurais été longtemps sans vous donner de mes nouvelles68. Cette lettre a été brûlée ; les événements ont changé tout à fait. Le ciel, qui veillait sur votre ami, n’a pas voulu qu’il entrât dans cette carrière où il ne se trouvait qu’un peu d’honneur parmi beaucoup de dangers. La relation que je vous envoie vous instruira suffisamment. Je vous prie de la communiquer à M. le grand maître de l’artillerie69, auquel j’écris par la même occasion.

Si j’eusse exécuté le dessein que j’avais formé, je serais à présent errant dans les forêts de la Volhynie, combattant avec des Sarmates qui ne se battront pas encore longtemps. Je serais exposé à tous les événements de ces petites guerres qui sont presque toujours très pénibles, très cruelles et très infructueuses. Voyez comme la scène a changé !

En arrivant à Varsovie je ne connaissais que M. l’ambassadeur de Vienne70. Cette connaissance m’a procuré celle de tout le parti français et autrichien. J’étais par cela même dans l’impossibilité de fréquenter aucune personne du parti contraire, et encore moins de ne pas rencontrer le comte Poniatowski dont vous faites tant de cas. Il a donc plu à Celui qui régit tout que je tombasse au pouvoir de ceux contre lesquels j’allais faire la guerre, et que cet événement, loin de me faire tort dans leur esprit, m’ait attiré de leur part toute sorte d’amitiés.

J’ai songé à profiler de ces bonnes dispositions. Si le Stolnik71 est élu roi, comme je n’en doute pas, et si les troubles se pacifient, j’ai à lui offrir du zèle et de la jeunesse. Si cette recommandation est suffisante, je le servirai de tout mon cœur, car il est fait pour être aimé. Si les affaires se brouillent, je me retirerai à Vienne, où M. le comte de Mercy est allé.

J’aurai vu ce qu’on devrait voir dans tous les royaumes et ce qu’on ne voit qu’en Pologne, un homme choisi par sa nation pour la gouverner. J’ai eu l’honneur de souper une fois avec lui, il m’a dit des choses obligeantes. Il s’exprime naturellement et noblement. Je chercherais par inclination à m’en faire un ami, mais il n’y a pas moyen, tout le monde court après ; et puis je songe que dans un mois cet homme aujourd’hui si populaire sera entouré de gardes, qu’on ne l’appellera que Votre Majesté : cela m’étourdit l’imagination.

Vous croyez, mon cher ami, qu’on s’égorge ici, qu’on se tire jour et nuit des coups de pistolet ; que tous les sabres sont en l’air. Point du tout. On danse du matin au soir. Le parti du candidat donne une fête aujourd’hui : le lendemain c’est le parti saxon. On ne combat que de plaisirs. Vous croiriez que j’en ai beaucoup, car je suis sans cesse dans les plus aimables et les plus brillantes sociétés du monde ; eh bien ! je vous jure que je regrette votre douce amitié, ces promenades si tranquilles, si inconnues, si philosophiques, dignes d’un meilleur climat. Voyez donc comme les choses de ce monde ne sont terribles ou séduisantes que de loin. Pensez donc à moi, mon ami. Aidez-moi à regarder sans étonnement ces désordres de la fortune qui m’ont mis en prison et qui me promènent maintenant dans tous les palais de Varsovie. Parlez-moi, votre voix me rassurera dans la solitude d’une grande maison où je loge. Cette maison était occupée par l’ambassadeur de France et ensuite par le résident. La Cour les a tous rappelés. Voilà M. le comte de Mercy et le résident de Vienne partis. Je suis tout seul, je conduis ma barque tout seul. Encouragez-moi du rivage, tandis que je suis à la vue de la côte. Le plus petit vent contraire me fera peut-être disparaître pour toujours. Avant de partir pour mon expédition, j’avais laissé tous mes effets et mon portrait à M. le résident de France72. Tout cela devait vous être remis ; mais, puisque je suis à présent hors de tout danger, je crois que vous ne refuserez pas mon billet, moins comme un gage de ma dette que comme une précaution contre les événements qui ne dépendent point de nous.

Faites-moi part de tout ce qui vous regarde, de vos affaires, de votre économie, de vos plaisirs, de votre société ; rien ne m’est indifférent de votre part. Vous pensez bien que je m’intéresse trop sincèrement à notre cher Docteur pour l’oublier. Faites-lui mille remerciements de toutes les amitiés que j’ai reçues de sa part. Je lui écrirai une lettre l’ordinaire prochain.

Faites mes compliments, s’il vous plaît, à M. de La Randonière, à M. Jurine ; enfin il y a une infinité de choses qui peuvent m’intéresser, sur lesquelles vous pouvez vous étendre. Si je vous parlais de ma société, elle n’aurait rien de digne de vous. Ce ne sont que des princesses, des starostines, des palatines, charmantes à la vérité ; mais il n’y a pas là un cœur qu’on puisse approcher du sien.

Songez, mon ami, que je m’occupe de vous, que je parle de vous, lorsque je trouve de bonnes oreilles. Le résident de France, homme rempli de toutes sortes de connaissances, est parti d’ici avec bien du regret de ne vous pas connaître. Il a bien raison, car je ne donnerais pas votre amitié pour un trône. J’ai parlé de vous au résident d’Angleterre. Il a été, il y a trois ans, résident en Russie. C’est un bel homme qui connaît messieurs vos frères.

Adieu, mon cher ami ; soyez persuadé que je serai toujours

Le jeune Duhamel m’est venu voir ; il a des espérances,

P.-S. Dans une fête où je me suis trouvé il y a deux jours, j’ai aperçu, parmi les gens qui se tenaient à la porte, un homme que j’ai cru reconnaître. Je suis sorti un instant dans le jardin. Cet homme s’est approché de moi, et j’ai reconnu Bouvier. Il m’a prié de le recommander, ce que j’ai fait dès le soir même à deux ou trois personnes.

Adressez-moi vos lettres à l’hôtel de France, chez M. de Riancourt.

Mes compliments, je vous prie, à M. Torelli.

Encore un mot de conversation, car il me fâche avec vous de laisser du papier blanc. J’ai soupé hier avec M. le Stolnik73. On a parlé de politique, puis du Canada, des Anglais. J’ai pris la parole et j’ai dit que les Anglais avaient eu bon marché de ce pays-là par la mauvaise manœuvre ou plutôt la trahison de Bigot74. Le Stolnik m’a dit que, si nous tirions parti de nos avantages, nous serions la plus puissante nation de l’Europe. Après souper on a dansé des polonaises. M. le Stolnik m’a demandé ce que je pensais de voir tant de gens se promener : je lui ai dit qu’en Russie c’était la danse favorite de l’Impératrice, et qu’elle me plaisait. Il a répondu : « Oui, parce qu’on peut faire aller beaucoup de personnes à la fois. »  « Et parce qu’elle me paraît, ai-je dit, la plus convenable à la majesté du trône. » Il s’est mis à rire, et il s’est mis à conduire une polonaise avec tant de grâce, tant de dignité, que vous auriez été ravi75.

Quatrième lettre.

J’ai reçu, mon très cher ami, la lettre où vous me faites part du malheur qui vous est arrivé76 : vous pouvez croire si j’y ai été sensible ! J’ai envoyé sur-le-champ cette note chez les principaux bijoutiers de ce pays, et j’ai employé pour cela une personne dont le crédit est plus étendu et plus éclairé que le mien. C’est M. de Jacobowski, baron du Saint-Empire, chevalier de Saint-Louis qui demeure à Varsovie. Vous pouvez être persuadé que vous serez instruit des indices du voleur s’il s’avise de venir à Varsovie. Vous auriez pu, ce me semble, y joindre les circonstances qui ont accompagné ce vol, et les soupçons légitimes que raisonnablement vous pouvez former. Tout cela aurait mis sur les voies et aurait servi d’instruction à ceux qui se chargeront de ce soin après moi.

Ma lettre ne vous sera pas encore venue, que mon sort sera décidé ici. Ainsi je ne vous écrirai qu’une seule fois encore pour vous marquer mon départ, ou les arrangements qu’on aura pris avec moi.

Je me trouve très embarrassé. Mon inclination m’engage à rester ici ; je sais que mon zèle peut y être nécessaire, que le candidat et la famille du prince Czartoryski ont de la bonne volonté pour moi. D’un autre côté, les personnes qui se sont attachées dès le commencement à la fortune du candidat sont en si grand nombre, le traitement militaire, même des premiers grades, est si peu considérable, que je n’aurais pas le temps d’attendre les nouveaux arrangements qui doivent donner une autre face aux affaires. Je ne dois donc regarder les agréments de mon séjour que pour ce qu’ils sont. D’ailleurs, on me sollicite sans cesse à partir pour Vienne, où l’on m’assure que je serai avec toute sorte d’agrément ; et, comme le service est en Autriche beaucoup mieux récompensé, que j’y ai des recommandations très fortes, que je reçois des invitations de m’y rendre, il faut que je me détermine immédiatement après l’élection.

Ainsi je vais donc augmenter l’espace qui est entre nous deux. Je ressemble à ces marins qui, dans le milieu d’une longue navigation, relâchent dans une de ces belles îles qu’on trouve quelquefois au milieu de l’Océan. Ils oublient pour un temps les peines qu’ils ont souffertes ; ils se livrent à la joie de voir de belles prairies, de vertes forêts, et de goûter à l’ombre des rochers un sommeil qui n’est point agité par le mouvement des flots. Mais bientôt les provisions s’épuisent ; des vents devenus favorables annoncent une navigation plus heureuse ; on lève l’ancre, et on cingle au milieu des mers vers des côtes inconnues.

Voilà une comparaison qui est belle sans contredit7 ; il ne m’aurait pas beaucoup coûté de la filer jusqu’à la fin, mais il faut laisser travailler là-dessus votre imagination.

Je vous dirai, mon cher ami, car je ne vous cache rien, que j’ai fait ici une inclination qui pourrait mériter le nom de passion77. Elle a produit de bons effets en ce qu’elle m’a guéri de mes vapeurs. C’est donc un bon remède à vous enseigner que l’amour, et surtout l’amour satisfait. J’en ai fait une si douce expérience, que je vous en fais part comme d’un secret infaillible qui vous sera aussi utile qu’à moi. Mon hypocondrie est presque guérie.

Il y aurait de quoi flatter mon amour-propre si je vous nommais l’objet de mes feux. Mais vous savez que j’ai plus de délicatesse que de vanité. Aussi ai-je trouvé tout ce qui pouvait m’attacher, des grâces sans nombre, de l’esprit assez, tendresse réciproque, etc.

Une autre fois vous en saurez davantage. Mais soyez persuadé que l’amour chez moi ne fait point de tort à l’amitié.

Mes amitiés à notre ami M. le Docteur, auquel j’ai écrit.

M. le colonel Randon me fait beaucoup de plaisir de se ressouvenir de moi : mais je ne sache pas qu’il m’ait écrit. Je l’embrasse de bon cœur, ainsi que M. Jurine. Je comptais recevoir une seconde lettre dont vous m’avez parlé, mais la poste ne m’apporte rien. Ma prochaine lettre sera plus intéressante. Je vous prie de mettre les vôtres à l’avenir sous l’adressa de M. Hennin, Résident de France à Vienne.

« Je suis, mon très cher ami, avec une amitié que rien n’égale,

Votre très humble et très obéissant serviteur et ami,

Le Chevalier de Saint-Pierre.

Cinquième lettre.

Mon très digne ami, j’ai fait toutes les diligences possibles pour vous assurer des indices de vos effets. J’aurais voulu me charger de ce soin. Je suis au moment de mon départ, et vous recevrez ma lettre lorsque je serai à Vienne. Vous augmenteriez ma reconnaissance s’il était possible d’y ajouter quelque chose. J’ai reçu le montant du petit billet de M. Duhamel. Les offres que vous me faites, l’intérêt que vous prenez à moi, les soins de votre tendre amitié, sont pour mon cœur des objets éternels d’attachement. Je ne sais ce que le ciel me destine ; mais jamais il n’a versé tant de joie dans mon âme. C’était peu de m’avoir donné un ami, l’amour ne m’a laissé rien à désirer ; c’est dans votre sein que je répands mon bonheur. Je n’aurai à l’avenir ni peine ni joie que vous ne les partagiez. Puissiez-vous me payer de la même confiance !

Je ne vous nommerai pas la personne qui tient après vous le premier rang dans mon cœur. Son rang est fort au-dessus du mien, sa beauté n’est point extraordinaire ; mais ses grâces et son esprit méritent des hommages que je ne n’ai pu leur refuser. J’en ai reçu des services qui m’empêchent actuellement de profiter de vos offres. Ils m’ont été offerts si tendrement, que je n’ai pu m’empêcher de leur donner la préférence. Je vous prie de me le pardonner. J’ai accepté d’elle environ la valeur de la somme dont vous me faisiez offre.

J’aurai recours à vous, mon ami, dans des temps d’orage. Je vous appellerai et je m’adresserai à vous lorsque vous serez un peu plus heureux. Il me semble qu’il y aurait de la cruauté à profiter sans discrétion de votre amitié. On ne saigne point les gens qui viennent de perdre une jambe.

Je passe une partie de la nuit à vous écrire. Je pars demain, et mes malles ne sont pas encore prêtes.

Dans quel pays et avec quels hommes vais-je me trouver ! Je laisse d’excellents amis derrière moi ; j’en ai quelques-uns à Vienne, quelques autres en France. Je fais comme l’araignée qui attache çà et là les extrémités de sa toile. La mienne est grande, et peut-être n’attraperai-je que des mouches. Je compte assez sur votre amitié pour croire que la distance ne la diminuera point. Je serais dans le globe de la lune, que j’y compterais toujours. Il n’en coûte pas plus à votre esprit de faire le voyage de Vienne que celui de Varsovie. Suivez donc votre ami jusqu’aux bords du Danube, et croyez que rien ne pourra altérer l’amitié qu’il vous a jurée.

Je garde vos lettres précieusement. Je leur destine dans mon portefeuille une place avec mes brevets et les témoignages honorables que j’ai reçus de mes chefs dès mon enfance. J’y joindrai encore les lettres de ma maîtresse.

Votre idée de rochers qui partent de Finlande pour les quais de Pétersbourg m’a fort amusé. Mais vous ne répondez pas à ma question sur les sables de la Poméranie. Je vous ferai part encore, de Cracovie et de Vienne, de quelques observations géographiques auxquelles je vous somme de répondre.

Le temps me gagne, mon cher ami ; c’en est assez pour aujourd’hui. Mes compliments au Docteur, à M. Jurine.

Sixième lettre.

Monsieur et cher ami, je reçois, avec le plus grand plaisir, votre lettre du 7 janvier78, et je m’empresse d’y répondre.

Je vous dirai bien franchement que j’avais besoin de votre lettre pour me tranquilliser sur votre compte. Quelquefois je vous croyais malade ; quelquefois j’imaginais que la distance qui est entre nous, et le temps qui s’est écoulé depuis mon absence, vous avaient refroidi sur notre correspondance. On ne sait trop comme l’on vit avec les philosophes. Comme ils embrassent tout en général, ils dédaignent de rien saisir en particulier. J’ai donc été bien content de vous voir venir me renouveler votre amitié. Je vous assure bien que j’y suis très sensible et que je mets vos lettres à côté de celles de ma Polonaise. Elle m’a écrit une lettre si honnête sur mon retour dans ma patrie, que je crois qu’elle imagine de me tourner la tête de toutes les manières possibles. Elle me cite des choses admirables sur l’amour de la patrie. Avant que de vous parler de vos nouvelles, je vous dirai un mot des miennes. Le jour que je suis arrivé à Paris, j’ai eu le malheur de perdre mon père. Je me suis hâté de me rendre dans ma famille pour y recueillir quelques débris de patrimoine. C’est à quoi je m’occupe. Nous verrons ensuite à jeter les fondements de ma fortune.

Je reconnais notre Docteur à son bon cœur, qui l’emporte sur sa prévoyance.

Le patriarche Randon s’enfilera de sa propre allumette79. Je suis bien sensible au souvenir de M. le général Dubosquet. Je voudrais que l’occasion se présentât ici de lui témoigner ma reconnaissance. Présentez-lui mon respect, et priez-le de ma part d’en offrir autant à Mlle de La Tour et à sa famille. Vous me flattez trop en me comparant au maréchal Schwerin80. Si j’avais à choisir mon dernier gîte, ce serait volontiers sur les bords de votre lac, car il n’est pas donné à tous de finir par un coup de tonnerre. Là nous passerions dans notre souvenir tous les événements qui ont changé la face des nations. Un jardin, de bon vin, une bergère, voilà pour nos plaisirs81. Des querelles à apaiser, des questions à résoudre, des malheureux à soulager, voilà votre lot et c’est le meilleur, car faire du bien, c’est régner.

Vous ne sauriez croire le plaisir que me font vos lettres. Ne me les épargnez pas, puisque ce sont les seules preuves de votre amitié que vous puissiez me donner à une si grande distance. Je vous embrasse de tout mon cœur. Soyez persuadé que je vous aimerai et vous estimerai toute ma vie.

J’ai l’honneur d’être avec une vraie amitié, Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

De Saint-Pierre.

P.-S. Adressez-moi vos lettres à Paris, à l’hôtel de Grenelle, rue de Grenelle-Saint-Honoré, à M. de Saint-Pierre, capitaine au service de l’Impératrice de Russie.

Retranchez le titre de chevalier qui est une frivolité qui ne convient point à ma fortune, puisque je n’ai aucun ordre de chevalerie. Mes compliments à tous nos amis, que j’embrasse de tout mon cœur.

Septième lettre.

Monsieur et cher ami, le roi vient de me nommer son ingénieur à l’île de France avec le grade de capitaine et 100 louis d’appointements. Je pars de Paris à la fin du mois, et de Lorient pour les Indes le mois prochain.

C’est au baron de Breteuil, que vous avez vu ministre en Russie, que j’ai obligation de ma place. Il m’a servi et obligé avec toute l’amitié d’un père82.

Je n’ai point oublié les services que vous m’avez rendus et j’espère que la fortune me mettra bientôt en état de m’acquitter envers vous. Si vous pouviez me faire passer de Pétersbourg par l’occasion des vaisseaux quelque pacotille soit en lits de fer ou ce que vous jugerez plus convenable, j’imagine que j’aurais bientôt acquitté mes dettes. Jusqu’ici ma bourse ne me permet qu’à peine de me fournir les choses nécessaires. Je laisse ces spéculations à votre prudence, car je n’entends rien au commerce.

Conservez-moi votre amitié, mon cher ami, et donnez m’en souvent des preuves en m’écrivant par la voie de la mer qui n’est ni rare, ni coûteuse.

Je vous prie de faire mes compliments à toutes les personnes qui m’ont conservé quelque amitié, au général Dubosquet, à M. Randon. J’ai appris ici les catastrophes arrivées au S. P. Je plains les malheureux, quoique coupables.

Instruisez-moi de la fortune des personnes que j’ai connues. Je ne saurais oublier les gens avec lesquels j’ai vécu.

Il y a ici un homme qui fait le projet d’une compagnie sur la mer Noire. S’il n’y réussit pas mieux qu’à ses entreprises en Russie, je plains les actionnaires, s’il en trouve.

Je voudrais vous parler de quelque chose qui vous intéresse. Mais quoi ! vous connaissez peu Paris. Quand la fortune nous aura réunis, je vous entretiendrai des mœurs des Africains, de ces forêts d’ébène et de leurs noirs habitants. En attendant, conduisons avec prudence ces barques légères que la Providence nous donne à conduire. Tout passe, et il ne reste de solide et de consolant que le souvenir du bien que l’on a fait. C’est une réflexion qui doit souvent vous rendre heureux.

Adieu, mon cher ami, je pars avec joie. Je me voyais fondre à Paris à vue d’œil. Je serai plus heureux dans ce nouveau monde. La nature y est meilleure. On peut s’y passer d’habits. Nos forêts ne portent que des glands ; celles-ci sont couvertes de fruits. Déjà je voudrais être arrivé ; car, pour vous dire la vérité, je déteste la mer. Je souffrirai, car ce voyage est au moins de quatre mois.

Je suis avec le plus sincère attachement, Monsieur et cher ami,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

De Saint-Pierre.

Huitième lettre.

Enfin, mon cher ami, me voilà dans l’autre monde. Je vous ai mandé ma destination à l’île de France où le roi m’a envoyé comme capitaine-ingénieur. Je vais vous instruire des principaux événements de ma navigation. Nous partîmes du Port-Louis le 3 mars8, et le 5 du même mois nous essuyâmes, à la hauteur du cap Finistère, un coup de vent qui nous mit en danger et nous inquiéta pour l’avenir. Nous nous aperçûmes que le vaisseau gouvernait fort mal. Un coup de mer qu’on ne put éviter brisa sur notre avant, rompit quelques barreaux du pont, enleva la petite chaloupe et emporta le maître de l’équipage avec trois matelots ; un seul fut rejeté dans les haubans et sauvé après avoir eu l’épaule et la main fracassées. Nous eûmes les vents favorables jusqu’aux Canaries. Nous passâmes au milieu et vîmes au loin Gomère, Palma et le célèbre pic de Ténériffe qui ressemble à un téton. Enfin, deux mois après notre départ, nous nous trouvâmes sous la Ligne sans avoir éprouvé de chaleurs extraordinaires. Le 22 juin, nous nous trouvions presque nord et sud de Madagascar, lorsque nous essuyâmes une tempête affreuse. À minuit, une lame enfonça trois fenêtres de la grande chambre malgré leurs sabords et y jeta d’un seul coup plus de 20 barriques d’eau. À deux heures et demie du matin, nous entendîmes trois coups de tonnerre à 2 minutes d’intervalle. Le dernier fit l’effet d’un coup de canon de 24 tiré à portée de pistolet. Aussitôt je sentis dans ma chambre une forte odeur de soufre. Je me levai et montai sur le pont où l’on venait d’appeler tout l’équipage. Le grand mât était brisé en cinq ou six endroits ; le mât de perroquet avait été emporté, il ne restait plus qu’un tronçon du mât de hune qui pendait avec quelques agrès, accroché aux barres de hune. On examina partout si le feu ne s’était point communiqué au vaisseau, mais on n’aperçut aucune trace de noirceur ni même d’odeur dans les crevasses du grand mât. Le matin du 23, le vent devint si violent que le peu de voiles nécessaires pour gouverner fut emporté. Nous restâmes vingt-quatre heures à sec en travers, ballottés par une mer affreuse. Enfin le beau temps revint ; nous vînmes à bout de fortifier le grand mât, et nous arrivâmes, le 14 juillet, à l’île de France, malgré le scorbut qui nous enleva neuf hommes et mit hors de service tous les matelots, à l’exception de sept. Les passagers et les officiers firent la manœuvre.

Voilà, mon cher ami, le précis de mon journal. Je souhaite un jour vous le communiquer. Je vous dirai, en attendant, que le climat de ce pays-ci vaut mieux que les habitants. Ils ne sont uniquement occupés que de leur commerce, ils sont durs ; enfin je ne trouve point d’hommes ici. Je ne sais encore quelle tournure prendra ma fortune. Mes appointements sont ici de 100 louis, et je vous jure que cette somme suffit à peine à vivre.

J’espère en la providence de Dieu qui m’a conduit au milieu de tant de dangers. Si, comme le prétend Cicéron, le souverain bonheur après la mort est de connaître, j’ai eu lieu plus qu’une infinité d’autres à cette faveur, ayant parcouru à mon âge une si vaste étendue de terre et de mer. Partout j’ai vu une souveraine Intelligence, un art infini, et à la fois des contradictions apparentes. Je ne suis qu’un ignorant, et je m’anéantis devant ce mystère impénétrable où nous sommes, d’où nous sommes sortis et où nous rentrerons.

Adieu, mon cher ami, jamais je ne vous oublierai. Puisse le ciel me rapprocher un jour de vous et me donner bientôt l’occasion de m’acquitter des services que vous m’avez rendus !

Je suis avec la plus constante amitié, mon très cher ami,

P.-S. Mes amitiés au Docteur et à tous ceux qui s’intéressent à moi. Je n’ai plus d’autre ami qu’un petit chien qui boit, mange et dort depuis trois ans avec moi.

Neuvième lettre.

Je ne saurais, mon cher ami, laisser échapper l’occasion de vous donner de mes nouvelles. La frégate du Roi, La Boudeuse, commandée par M. de Bougainville, en faisant le tour du monde, vient de passer à l’île de France, d’où elle part incessamment pour la France où elle sera rendue dans trois mois et demi d’ici. De là ma lettre sera environ six semaines à vous parvenir. Si vous me faites réponse sur-le-champ (en adressant vos lettres à quelqu’un qui les remette à la Compagnie des Indes à Paris), je recevrai la vôtre à peu près dans un an, car vous savez qu’il faut plus de temps pour venir ici que pour s’en retourner.

Il n’y a pas moyen d’abréger la route, à moins que Sa Majesté Impériale ne juge à propos d’envoyer ses vaisseaux vers le nord-est pour venir ensuite porter son nom et sa gloire dans l’hémisphère austral. Il y aurait dans cet océan inconnu bien des découvertes à faire. M. de Bougainville, qui a décrit sa route par le détroit de Magellan, a découvert des terres plus grandes que l’Europe ; une île entre autres, très peuplée, où jamais aucun vaisseau n’était abordé. Les femmes y étaient adorées ; les filles y prodiguaient leurs faveurs. Ils ne connaissaient ni le fer ni la guerre. J’ai vu de leurs flèches émoussées et de leurs haches de pierre très ingénieusement faites. Les Français ont donné à cette île le nom de Cythère, parce qu’elle semble consacrée à l’Amour. Ce dieu cruel y fait bien des ravages. Tous les habitants ont la Ainsi voilà une misère de moins que leur vaudra la connaissance des Européens.

Ils ont trouvé une autre île encore plus maléficiée ; les habitants, les arbres et les fruits étaient couverts de lèpre.

Tout ceci est très sérieux. J’ai dîné, il y a quelques jours, avec un habitant de l’île de Cythère. C’est une espèce de mulâtre aux cheveux rudes et noirs, portant la barbe. Il aime les femmes à la fureur ; d’ailleurs, un bon homme. Il pleure quelquefois au souvenir de sa patrie qu’il appelle Taïti. Il s’est embarqué volontairement, mais il ne croyait pas le voyage si long.

Quand verrai-je donc l’Aigle noir prendre son vol sur les mers de l’Asie ? Je crois que je ne balancerais pas à m’embarquer avec ces Argonautes du Nord. Sa Majesté qui donne des royaumes à des étrangers, pourrait bien faire présent d’une île à un de ses anciens serviteurs83, quoique, à vous dire vrai, j’en sois aussi dégoûté que Sancho après son gouvernement. On est trop loin de ses amis. Une petite terre et une petite maison aux environs de Paris suffiraient à mon ambition. Les hommes ne valent pas la peine d’être gouvernés. J’admire et je plains ceux que la Providence a placés dans une si grande élévation.

Aujourd’hui que l’expérience m’a rendu vieux, je n’aspire qu’après le repos. Fatigué de tant d’objets, je cherche à ruminer. Où et quand trouverai-je une retraite qui soit à moi, un jardin que j’aie semé, des arbres que j’aie plantés ? Je n’ai pas encore un écu qui m’appartienne. Quoique mon état me donne une espèce d’aisance, il s’en faut beaucoup que je puisse rien réserver pour l’avenir. Cependant je me laisse entraîner au cours universel. Un jour viendra où le Grand Sultan qui donne des couronnes, et l’Arabe du désert qui pille les caravanes, seront enfermés dans la même boîte. Il faut songer à se rendre meilleur ; voilà la bonne philosophie. Votre exemple, mon cher ami, m’a instruit plus que les traités de morale. Si le sentiment d’une bonne conscience nous rend heureux, vous devez jouir d’un bonheur inaltérable. Il s’en faut bien que je sois si avancé. Souvent mon cœur est rempli de désirs extravagants. Quoique j’aie vu une infinité d’objets, la plupart ont fait sur moi des impressions durables. Je voudrais revenir sur mes pas et errer encore dans les rochers de la Finlande. Je désire vos climats glacés et vos forêts agitées par d’éternels aquilons84. Je me ressouviens encore du bonhomme Dubosquet, de ce pauvre général V. (Villebois) aujourd’hui en Livonie, de notre vieux major Randon, et du docteur Treytorens qui ne doute de rien. Je voudrais, s’il était possible, aller boire un punch avec vous tous ; ensuite nous promener dans votre capitale qui va croissant et s’embellissant chaque jour.

Ce me serait une joie infinie de voir votre grande Impératrice accompagnée de toute sa cour, traversant cette grande place du Palais, suivie d’une multitude de peuples. Je verrais à sa suite des Suédois, des Allemands, des Sibériens, des Tartares, des Indiens ses sujets, etc. Enfin, mon ami, je reviendrais par la Pologne, Mais à quoi sert de renouveler de vieilles douleurs ! laissons là les Sarmates et leurs inconstantes beautés.

Toutes mes amours se réduisent aujourd’hui à un vieux Plutarque et un petit chien qui, sans mes soins, serait tout couvert de puces. J’entends le petit chien qui, depuis trois ans, est mon ami fidèle. Il s’appelle Favori et mérite le nom qu’il porte.

Vous souvenez-vous de cette chasse que nous fîmes aux chiens sauvages dans la (le mot est déchiré) ? ils ne valaient pas en vérité la queue de Favori.

Voilà ce que je puis vous mander de plus intéressant sur les détails de ma vie privée. Il n’y a point ici de société. Tout est divisé en petites cabales. La Cour vient de faire ici des changements qui ne vous intéresseront guère. Le commandant général est rappelé. On attend l’arrivée du chevalier des Roches qui doit être ici gouverneur.

Adieu, mon cher ami, portez-vous bien et donnez-moi de vos nouvelles.

Je suis, avec une constante amitié,

P.-S. Faites mes compliments à mes anciennes connaissances et à M. Torelli. Je ne vous offre rien de ce pays-ci, car ma fortune ne me le permet pas encore ; mais à l’année prochaine.

Dixième lettre.

Cette lettre vous sera remise, monsieur et cher ami, par un de mes anciens camarades d’études auquel je suis très attaché. Je n’ai pas cru pouvoir lui rendre un plus grand service que de lui procurer votre connaissance. C’est un ami de dix-sept ans, du petit nombre de ceux auxquels j’ai voué une estime et une confiance que rien n’a altérées. Il s’est chargé de la commission que moi-même j’eusse désiré remplir, de vous dire combien je vous suis attaché. Quoique je sois sensible à son éloignement, je me console par l’espérance de recevoir plus souvent de vos nouvelles, car j’espère qu’il me donnera des vôtres. Les miennes ne sont guère agréables. En vérité, je pourrais dire que je suis malheureux par tout ce qui est au-dehors de moi. Aussi je vis dans une solitude qui convient à la disposition de ma fortune et de mon esprit. J’en sors quelquefois pour aller voir M. d’Alembert et votre compatriote, qui n’est pas trop sociable85.

Je me suis amusé à écrire des mémoires sur l’île de France qui seront imprimés vers la fin de l’année. J’y ai été décidé par l’envie de témoigner quelque reconnaissance à quelques personnes qui m’avaient obligé. Je vous en réserverai un exemplaire. J’y parle d’un esclave que j’avais, qui portait votre nom, et auquel j’ai donné la liberté.

On m’a dit que cet ouvrage réussirait. Votre compatriote et M. d’Alembert me l’ont assuré. Mais j’en doute. Si cela arrive, je vous prierai peut-être d’en faire parvenir un exemplaire à Sa Majesté, à qui je dois aussi de la reconnaissance.

M. Girault vous dira ma position et mes espérances. Je crois avoir rencontré en hommes ce qu’il y a à la fois de meilleur et de plus abominable. Quoique je me trouve ici sans protection, il faut espérer que je trouverai enfin un asile au moins sans sortir de l’Europe. Il y a une Providence, et je n’ai qu’à la remercier de m’avoir permis dans une si mauvaise position d’avoir pu m’acquitter de 100 pistoles de mes dettes anciennes, entre autres du billet que j’avais fait à M. Le Maignan. Donnez-moi donc des nouvelles de votre famille. Que fait le général Dubosquet, M. de Villebois, le docteur Treytorens ? J’imagine pour vous que vous devez être heureux, dans quelque événement que vous puissiez vous trouver. Assurez Mme Duval de mon respect et de mon attachement.

Je suis, avec une amitié inaltérable,

P.-S. Lorsque vous m’écrirez, servez-vous, je vous prie, des occasions que M. Girault vous donnera. Vos lettres m’arriveront avec plus de sûreté. Faites-moi part de toutes vos réflexions, puisque nous n’avons plus que cela de commun. Je ne forme plus de projet, mais j’ai souvent désiré d’avoir une bonne femme comme j’imagine la vôtre, une petite terre agréable et la liberté de m’occuper, dans le voisinage d’un ami comme vous, de l’étude de la nature. Il faudrait cela pour me consoler de la dépravation humaine. En attendant que je puisse naviguer sur cette mer pacifique, je carène mon vaisseau entrouvert par les tempêtes. Le premier degré du bonheur est de ne pas souffrir, et voilà où je m’efforce d’atteindre.

Adieu, mon cher ami, je vous embrasse, vous, votre chère épouse et vos petits enfants que j’aime comme les miens.

Onzième lettre.

Monsieur et ancien ami, je n’ai point oublié les services que vous m’avez rendus il y a vingt-deux ans. Une des prières les plus fréquentes que j’aie faites à Dieu a été de vous en récompenser et de me faire la grâce de les reconnaître ; mais la fortune que j’attendais par le crédit des grands m’a toujours été contraire. Enfin, ayant été forcé de chercher de l’eau dans mon propre puits86, Dieu m’a fait la grâce d’y en trouver.

J’ai fait imprimer l’année passée un ouvrage en 3 volumes, intitulé : Études de la nature. Il a été si bien accueilli du public que l’édition en a été épuisée à peu près dans le cours d’un an. Comme je l’avais faite à mes frais et à crédit, j’ai donc fait trois parts de son bénéfice ; la première a servi à en acquitter les frais, la seconde à payer d’avance ceux d’une seconde édition, et je destine le reste à liquider toutes mes dettes. En conséquence je vous écris, monsieur et ancien ami, comme au plus ancien de mes créanciers, vous priant de m’envoyer dans le courant de mars prochain une quittance générale de tout ce que je vous dois. Je me rappelle parfaitement bien qu’en 1764, à mon départ de Russie, vous me prêtâtes 100 roubles. Je vous prie de joindre à cette créance celle de 12 roubles que M. Pictet votre compatriote me prêta un jour pour jouer, et que je perdis. Comme j’ignore ce que M. Pictet est devenu et que je sais que dans ce temps-là il vous était redevable d’une forte somme, c’est à vous que je remettrai cet argent. Je me rappelle encore que dans le commencement de notre connaissance à Pétersbourg, vous me prêtâtes 15 roubles avant que je partisse pour Moscou. Ainsi cela fait bien près de 700 liv. que je vous dois. S’il y a quelque chose de plus que je ne me rappelle pas, vous l’y joindrez, m’en rapportant absolument, je ne dis pas à votre conscience qui est inaltérable, mais à votre mémoire sans contredit meilleure que la mienne. Vous aurez donc la bonté de m’envoyer une quittance générale pour toutes ces dettes et pour celle de M. Pictet, qui annulera tous les billets que j’aurais pu faire à cette occasion, et j’en remettrai sur-le-champ le montant à la personne que vous en chargerez à Paris, avec un exemplaire pour vous de la seconde édition de mon livre qui paraîtra alors. Ainsi Dieu me fera la grâce de m’acquitter envers vous de l’argent prêté seulement, car je vous resterai redevable toute ma vie de la bonne grâce, amitié, désintéressement, générosité, avec lesquels vous avez obligé en moi un étranger et un inconnu que vous ne comptiez jamais revoir. Ces choses-là n’ont pas de prix. Ne balancez point à envoyer la quittance que je vous demande, dans la crainte de m’être à charge. Quoique la source de mon aisance soit petite, j’ai lieu d’espérer qu’elle ne tarira pas sitôt. Elle m’a produit dans l’année plus de 10 000 francs de bénéfice, les frais de la première édition montant à 7 000 livres défalquées ; les frais de la deuxième étant à peu près les mêmes, il me reste un millier d’écus dont je ne peux faire un emploi plus juste que de payer mes dettes. De plus, M. le comte de Vergennes m’a donné une pension de 500 livres, qui, jointe à une gratification annuelle de 100 pistoles, m’assurera le nécessaire. D’ailleurs j’ai actuellement de nouvelles espérances sur mon horizon, et j’ai eu encore le bonheur de voir les bienfaits du roi se répandre sur ma sœur et un de mes frères. Ainsi vous voyez bien que Dieu a béni mon ouvrage, puisqu’il en a fait la source de ma fortune.

J’écris pareillement à M. le prince Dolgorouki qui me prêta 500 livres ou 25 louis vieux à Berlin, où il était alors ministre de Russie. Je vous prie de me donner de ses nouvelles, car je désire m’acquitter envers lui, ou envers ses héritiers, si Dieu avait disposé de lui. Joignez-y aussi des nouvelles du général Dubosquet et de M. de Villebois, auxquels j’enverrais comme à vous un exemplaire de mon ouvrage si je savais où ils sont. J’aurais pris aussi la liberté d’en envoyer un à Sa Majesté votre Impératrice ; mais j’aurais craint que cette marque de mon souvenir ne lui fût pas agréable ; car lui ayant fait parvenir en 1773 un exemplaire de mon Voyage à l’île de France par la voie de M. Necker alors banquier, elle ne me fit pas l’honneur de me répondre, ce qui me fit de la peine.

Je vous prie donc, monsieur et ancien ami, de rejeter entièrement sur ma mauvaise fortune le long délai que j’ai apporté à m’acquitter envers vous ; car j’ai éprouvé une suite d’événements si fâcheux, ou par les amis où j’avais mis ma confiance, ou par mes propres parents, que je puis dire que les fondements de mon âme en ont été ébranlés 87. Je n’ai trouvé de consolation que dans la solitude la plus profonde et en Dieu, et j’ai joui, dans ce dernier refuge, où j’aurais dû recourir bien plus tôt, de la plus douce et de la plus heureuse des existences dont ma position fût susceptible ; et à peine j’ai mis au jour ces fruits de ma retraite, qu’il s’est fait une révolution totale dans ma fortune. Cependant ma santé est toujours, altérée, j’ai des faiblesses de genoux et des maux de tête habituels, mais légers et point douloureux. Ce sont les ans qui en sont cause. Je redescends la montagne de la vie, mais par une pente bien douce. Un jour nous nous reverrons dans cette vie où il n’y a ni inquiétudes, ni regrets du passé, ni crainte de l’avenir, ni vieillesse, ni douleurs. En attendant, je prie Dieu qu’il vous comble de prospérités, vous, votre digne épouse et vos enfants.

Je suis avec un sincère attachement, Monsieur et ancien ami,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

De Saint-Pierre.

P.-S. Adressez-moi, je vous prie, votre réponse sous l’enveloppe de M. Mesnard de Conichard, adjoint intendant général des Postes, en son hôtel à Paris.

Donnez-moi des nouvelles de la personne que j’ai connue sous le nom de Mlle de La Tour. Son souvenir me sera toujours agréable.

Douzième lettre.

Monsieur et ancien ami, je n’ai point d’autres livres de compte de mes dettes que les lettres de mes amis que je conserve précieusement. J’ai trouvé dans les vôtres que vous m’envoyâtes à Varsovie un billet dont la valeur n’est pas spécifiée, à tirer sur M. Duhamel s’il était en argent, et vous m’engagiez en même temps à tirer sur vous 100 roubles dans un besoin pressant. Votre lettre est en date du 16 août 1764. Je ne me rappelle plus quel usage j’ai fait de vos offres à cette occasion : seulement je me souviens très bien que je vous devais précédemment 100 roubles prêtés pour mon départ. Vos livres font foi que je vous dois 200 roubles, et mes billets que vous me renvoyez, 264. Celui de 164 renfermait une dette que je comptais que vous acquitteriez à M. Le Maignan ; mais, comme vous ne remplîtes pas cet objet et que j’ai payé à mon retour de l’île de France une somme de 64 roubles au moins à Mme Pictet qui me rendit un billet particulier de cette somme, il est clair que ma dette totale envers vous est de 200 roubles qui font, non pas 800 livres au cours actuel du change selon vous, mais 1 000 livres au cours où vous me les avez prêtés.

Vous avez très bien deviné que je serais embarrassé actuellement pour vous payer. Mon argent était tout prêt, mais votre réponse est venue trop tard. J’ai payé, depuis trois mois, 550 livres que je devais au prince Dolgorouki, ministre de Russie à Berlin, et acquitté une autre dette plus petite à mon ami M. de Taubenheim, administrateur des Finances à Berlin, avec des envois de livres. J’ai engagé dans l’intervalle M. Hennin, premier commis des Affaires étrangères, à récrire à Pétersbourg pour savoir de vos nouvelles ; et comme je n’en recevais point, l’occasion s’est présentée d’employer tout mon argent comptant dans l’acquisition d’une petite maison avec un petit jardin, à Paris, rue de la Reine-Blanche, près de la rue des Gobelins. Elle me coûte 5 000 livres, et avec les frais de lods et ventes, deniers royaux, réparations, cloisons, etc., elle m’en coûtera 7 000 avant trois mois, et je n’en ai que 6 de comptant. Vous avez beau dire, avec votre loyauté et générosité ordinaire, que je ne dois pas me gêner pour votre dette, le plus doux fruit que je tire de mon travail est de m’acquitter de ce que je dois, et, comme votre dette est la plus ancienne que j’aie contractée, et la seule qui me reste à payer, je n’en différerai plus le moment. Comme par mon contrat je ne dois payer les 5 000 livres de mon achat qu’au 1er septembre, il m’est aisé de vous satisfaire à présent, dans l’espérance fondée que mes fonds augmenteront d’ici à ce temps-là par la vente journalière de mon livre. Je profiterai cependant de la facilité que vous m’offrez d’en prendre dix ou douze exemplaires en déduction, J’espère par là le faire connaître en Russie, excepté le prince Dolgorouki à qui j’en ai envoyé trois exemplaires, je ne crois pas que personne en ait connaissance. Ainsi je vous envoie deux exemplaires pour vous et pour madame votre épouse, vous priant de les conserver comme une faible marque de mon amitié, et dix autres dont vous vous déferez aisément à 10 livres pièce, qui est leur valeur à Paris : ainsi ces 100 livres, jointes aux 900 livres remises à votre banquier M. Rougemont dont je vous envoie le reçu, font 1 000 livres ou 200 roubles.

J’espère que vous n’en serez pas embarrassé comme de ma provision de tabac de Finlande que vous m’échangeâtes pour une montre d’or que je garde comme une preuve de votre amitié qu’elle me rappelle sans cesse.

Si mon livre a cours dans votre pays et que quelque libraire veuille en prendre une certaine quantité, en payant comptant ou simplement sur votre ordre, je lui ferai une remise d’un cinquième, c’est-à-dire je lui donnerai mes trois volumes pour 8 livres, pris en feuilles au magasin chez Didot le jeune. Les Anglais et les Hollandais en tirent beaucoup, ainsi que le Piémont, et je puis vous assurer, sans vanité, que ma fortune serait faite actuellement sans les contrefaçons multipliées de Genève, de Lyon et d’Avignon, qui ont inondé les provinces méridionales et refluent jusque dans Paris. Cette 2e édition s’écoule donc un peu lentement, mais elle s’écoule, et j’ai lieu de bénir le ciel qui a permis qu’en un an et demi j’aie tiré du fruit de mes travaux de quoi payer mes dettes, acquitter tous les frais de la présente édition qui m’appartient, et acquérir une petite maison qui sera, s’il plaît à Dieu, la retraite de ma vieillesse.

J’y ferai graver ces mots d’Horace :

        Militiaeque88.

Il ne manquera à mon bonheur que de vous y recevoir un jour et d’y avoir une compagne qui ressemble à la vôtre, et un fils semblable à celui dont vous me faites le portrait.

Agréez les sentiments inaltérables d’amitié avec lesquels je suis pour la vie, Monsieur et ancien ami,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

De Saint-Pierre.

P.-S. Adressez-moi vos lettres rue de la Reine-Blanche sous l’enveloppe ordinaire. La vôtre en date du 2 mai m’est parvenue le 6 juin.

Le prince Dolgorouki m’a mandé la mort de M. de Villebois. Il ignore le sort des autres personnes dont je me suis informé. Donnez-moi des nouvelles du docteur Treytorens. Ces ressouvenirs sont mêlés de plaisir et d’amertume ; mais quoi ? la vie n’est qu’un petit voyage.

J’ai reçu si tard le connaissement de mes livres envoyés à Rouen, que je n’ai pu envoyer cette lettre à sa date. Ces livres sont donc embarqués sur le vaisseau La Dame Sophie, capitaine Gerrit Ziedzes, parti de Rouen pour Pétersbourg il y a quelques jours, commissionnaire M. Lezurier, consul de Suède à Rouen. J’en ai payé tous les frais de port et de commission jusqu’au vaisseau, et vous acquitterez, s’il vous plaît, ceux de port de Rouen à Pétersbourg qui montent à 2 florins et quelques sols de fret suivant le connaissement, ne m’ayant pas été possible de vous épargner cette petite dépense, ou plutôt n’y ayant pensé qu’après coup89.

Je garde par devers moi le reçu que M. Denis Rougemont m’a donné des 900 livres que je vous ai envoyées et qu’il a reçues pour le compte de M. Ador, suivant votre intention. Je ne doute pas que vous n’en ayez déjà la lettre d’avis. Le reçu est du 9 juin. Il me servira de témoignage de l’envoi, ainsi que le connaissement du consul de Suède.

Treizième lettre.

Je suis bien surpris, monsieur et ancien ami, de ce que vous ne m’avez point donné avis de la réception : 1º des 900 livres que j’ai remises par votre ordre au mois de juin chez M. Denis Rougemont, banquier, rue Saint-Martin, dont j’ai pris un reçu ; 2º de l’arrivée de douze exemplaires de la 2e édition des Études de la nature, remis à Rouen au sieur Lezurier, lequel les a fait embarquer sur La Dame Sophie, vaisseau du port de 100 tonneaux commandé par le capitaine Gerrit Ziedzes, suivant le reçu dudit capitaine daté de Rouen du 3 juillet ; duquel envoi à Pétersbourg à votre adresse j’ai payé commission, emballage et port jusqu’à Rouen.

Véritablement je suis surpris que vous qui êtes si exact, ayez négligé de me donner avis de l’acquit d’une dette dont j’étais depuis si longtemps en peine. D’un autre côté je pense que, si ces articles ne vous étaient pas parvenus, vous m’auriez témoigné votre inquiétude quelque temps après avoir reçu la lettre que je vous ai écrite à celle occasion en juillet ou août. Il faut donc croire que, m’ayant renvoyé si loyalement mon obligation, vous n’avez pas mis moins de philosophie à recevoir les fonds auxquels elle se montait, ou que vous avez voulu prendre connaissance de mon ouvrage pour m’en parler à fond. C’est à cette dernière pensée que je m’arrête, vous priant instamment de ne pas différer davantage à me donner de vos nouvelles et à me faire part de votre jugement dont je ferai toujours un grand cas, malgré votre modestie90.

Je puis vous dire que la bénédiction de Dieu est sur cet ouvrage qui m’aurait déjà valu plus de 60 000 francs sans les contrefaçons nombreuses qui s’en sont faites de tous côtés. Quoi qu’il en soit, j’en ai déjà tiré de quoi acheter une petite maison avec son jardin, que j’arrange peu à peu. Elle me reviendra toute meublée à 10 000 livres : elle est située rue de la Reine-Blanche, près de la barrière du Jardin du roi, et m’a attiré, depuis quatre mois que j’y loge, des visites des plus considérables. Tel est le fruit que Dieu a accordé à mes travaux. J’ai reçu aussi quelques bienfaits du Roi, sans les solliciter91, tant pour moi que pour ma famille ; entre autres, une gratification nouvelle de 1 000 livres, qui doit être mise en pension au mois de mars prochain. J’aurai alors à cette époque ma subsistance viagère à peu près assurée. La tranquillité de mon esprit a influé aussi sur ma santé ; je me porte mieux. C’est aussi un effet de mon régime si exact, que, depuis que mon ouvrage a paru, je n’ai accepté aucun repas en ville, ni aucune partie à la campagne, quoique les invitations de ce genre aient été si nombreuses que je crois, sans exagérer, qu’il y aurait eu de quoi me substanter tout le reste de ma vie. Je vis dans un pays où l’on offre volontiers à dîner à ceux qui n’ont pas de faim92. Tout ce que j’ai accepté de ces bienveillances de toutes conditions et de tout sexe, c’en sont les simples témoignages, et ils ont été nombreux, car j’ai reçu au moins cent quatre-vingts lettres au sujet de mon livre, auxquelles j’ai toujours répondu, non sans grande fatigue.

Une de celles qui me fera 93 le plus de plaisir, c’est la vôtre, si vous y joignez surtout des nouvelles de votre aimable épouse et de vos chers enfants. Dites-moi aussi ce que vous pensez de ma théorie des marées94. Nos Académies gardent à ce sujet un profond silence, d’autant que j’ai mis au jour leur erreur si étrange au sujet de l’aplatissement de la terre aux pôles qu’ils ont conclu de ce qui prouve son allongement, je veux dire de la grandeur même des degrés polaires.

Newton, qui croirait ? a mis le premier cette erreur en avant. Je n’aurai donc pas nos savants pour moi ; ils n’encensent que les systèmes accrédités et qui font obtenir des pensions. Mais la preuve que j’ai raison, c’est qu’ils n’ont osé me contredire dans la démonstration géométrique et évidente que j’ai donnée de l’erreur qu’ils professent depuis si longtemps sur la foi d’autrui. Au reste, ma théorie des marées se fait beaucoup de partisans dans la patrie même de Newton, à ce qu’a témoigné ici dernièrement un membre de la Société royale, appelé M. Smith.

Je vous dis tout ceci sans vanité. Je n’ignore pas que nul n’est prophète dans son pays. Il me suffira de n’être pas persécuté dans le mien, et de cultiver, loin des vaines rumeurs des hommes, le souvenir du petit nombre de ceux dont la Providence m’a ménagé l’amitié lorsque j’étais errant loin de ma patrie. Je mets le vôtre au premier rang et vous prie de me donner des marques de retour, en me donnant de vos nouvelles.

Agréez les témoignages de la sincère amitié avec laquelle je suis, pour la vie,

Votre très humble et très obéissant serviteur et ami,

De Saint-Pierre.

P. S. Mettez votre réponse sous l’enveloppe de M. Mesnard de Conichard, adjoint intendant général des Postes à Paris.

Je vous souhaite une bonne année ainsi qu’à votre chère famille, dont je ne connais que le respectable chef.

Si vous trouvez occasion de me rappeler au souvenir du prince Dolgorouki, ci-devant ambassadeur à Berlin, vous m’obligeriez sensiblement. Ce prince m’a appris dernièrement la mort de mon ancien chef, M. de Villebois, et il n’a pu rien me dire du général Dubosquet, auquel je l’avais prié de remettre un exemplaire de mes Études.

[Conclusion.]

Telles sont ces lettres que j’ai voulu laisser dans toute leur naïveté et avec tout leur caractère, pour montrer dans leur juste proportion les différentes parties, tant poétiques et morales que prosaïques et vulgaires, de l’âme et de l’habitude ordinaire de Bernardin. On le voit en définitive bon homme, honnête homme, ressemblant au fond à ses écrits, mais atteint de quelque manie et marqué de mesquinerie et de petitesse.