Regnard.
Les Français, à travers toutes les formes de gouvernement
et de société qu’ils traversent, continuent, dit-on, d’être les mêmes, d’offrir
les mêmes traits principaux de caractère. Il y a pourtant une chose qu’ils sont
de moins en moins avec le temps : ils ne sont plus gais. Ils le sont bien encore
à certains jours et par accidents. Allez aux petits théâtres, vous avez chance
d’y rire ; mais cet ordinaire de gaieté et de bonne humeur qui tenait à l’ancien
fonds gaulois a disparu. Les gens occupés et ambitieux n’ont pas le temps d’être
gais, et ils ont des fils qui leur ressemblent : on a tant d’examens à passer
avant l’âge de vingt ans, que cela coupe la veine. La nature, je le sais, fait
des exceptions encore : nous avons eu Désaugiers ; sans trop chercher, nous
trouverions après lui d’aimables gens qui mènent légèrement la vie et portent
avec eux la joie. Pourtant, c’est de plus en plus rare, et cette gaieté franche,
ronde, inépuisable, cette source qui n’avait rien de mince et qu’on voyait comme
sortir à gros bouillons, qui nous la rendra ?
Regnard en est peut-être, chez nous, l’exemple le
plus
parfait et le plus naïf, celui qui dispense le plus de toute autre définition.
Il est proprement gai et plaisant sans complication aucune, et cette vive
qualité naturelle, poussée jusqu’au génie, est ce qui lui assure la première
place dans la comédie après Molière. Sa vie fut pleine de singularités pour son
temps ; c’est aux journaux qu’il a laissés qu’on doit d’en connaître les plus
curieuses circonstances : il est à regretter que d’autres contemporains ne nous
aient rien dit de plus particulier sur son compte, et n’aient pas joint leurs
renseignements aux siens.
Regnard était de Paris, du vrai Paris. Il naquit sous les piliers des Halles,
d’un père bon bourgeois, riche marchand de salines. M. Beffara, cet honorable
commissaire de police, qui, dans sa retraite, et par un reste d’habitude
investigatrice utilement appliquée à l’histoire littéraire, se mit à la piste
des naissances illustres, a fixé avec beaucoup de probabilité la naissance de
Regnard au 7 février 1655. Il serait piquant que Regnard fût né sous les piliers
des Halles, tout à côté de Molière, de même que Voltaire naquit tout voisin de
Boileau, dans la Cour du Palais ; mais le même M. Beffara croit avoir prouvé que
les parents de Molière demeuraient rue Saint-Honoré, et non sous les piliers des
Halles, comme on le disait communément. Dans tous les cas, Regnard vint au monde
non loin de Molière, et il était bien du même quartier.
On ne sait rien de son enfance et de ses premières études, sinon qu’avant l’âge
de douze ans il faisait des vers. Il fut élevé avec distinction et en
gentilhomme ; il finissait ses exercices à l’Académie quand il perdit son père,
et il se trouva maître d’une partie de sa fortune. Il fit le voyage d’Italie. On
a le récit de ses aventures tant soit peu masquées et romancées dans une petite
nouvelle intitulée La Provençale. Il s’y met en scène sous
le nom de Zelmis, et ne s’y montre pas à son
désavantage : « Zelmis, comme vous savez, mesdames, est-il dit dans le
récit, est un cavalier qui plaît d’abord : c’est assez de le voir une fois
pour le remarquer, et sa bonne mine est si avantageuse qu’il ne faut pas
chercher avec soin des endroits dans sa personne pour le trouver aimable ;
il faut seulement se défendre de le trop aimer. »
Ce Zelmis a
rencontré à Bologne, dans une fête, une belle Provençale, une Arlésienne, mariée
à un sieur de Prade, et qui, dans le roman, s’appelle Elvire. Elle voit Zelmis,
et, dès le premier instant, elle est touchée pour lui, comme lui pour elle :
« Elle disait les choses avec un accent si tendre et un air si aisé,
qu’il semblait toujours qu’elle demandât le cœur, quelque indifférente chose
qu’elle pût dire ; cela acheva de perdre le cavalier. »
Cette jolie
phrase : Il semblait toujours qu’elle demandât le cœur, est
prise textuellement d’un petit libelle romanesque du temps sur les amours de
Madame et du comte de Guiche. Regnard, quand il écrivait cette nouvelle
sentimentale, n’était pas encore tout à fait lui-même.
À Rome, Zelmis retrouve Elvire, mais toujours en compagnie de son jaloux et
fâcheux mari. Il la quitte, et au moment où il se croit pour longtemps séparé
d’elle, il la retrouve encore, par le plus heureux hasard, sur le vaisseau qui
le porte de Gênes à Marseille. Ici, à moins d’être averti qu’il s’agit d’une
histoire vraie, on croirait être en pure fiction, comme du temps de Théagène et
Chariclée ; c’est la vie qui imite le roman à s’y méprendre. Un pirate survient
en pleine mer et attaque le vaisseau. Zelmis se couvre de gloire dans la
défense ; mais le corsaire naturellement l’emporte, et voilà les deux amants et
le mari emmenés prisonniers par le Turc. C’est à Alger qu’on les transporte : la
belle Elvire, donnée comme esclave au roi du pays, est respectée par
lui et traitée mieux qu’à la française. Zelmis lui-même n’est
pas trop maltraité par un certain Achmet, à qui il est vendu. Celui qui devait
si heureusement ressembler à Plaute commençait par être esclave comme lui. On
regrette en cet endroit que Regnard n’ait pas fait comme pour ses autres
voyages, qu’il n’ait pas donné un récit tout nu et sans ombre d’art : ce serait
aujourd’hui plus intéressant pour nous. Il paraît bien que, dans les premiers
temps, son patron algérien l’employa tout simplement à ramer ; mais bientôta, ayant
su que Regnard qui, dès cette époque sentimentale, avait déjà des dispositions
pour la gastronomie, faisait très bien les ragoûts, il l’occupa dans sa cuisine.
Au lieu de cela, dans le roman, Regnard est présenté comme peintre (ce qui est
infiniment plus noble), et comme jouissant, à la faveur de cet art, de quelque
liberté. Bref, sans entrer dans les détails du récit qui, d’ailleurs, ne manque
pas de grâce et de délicatesse, Regnard et la belle Elvire sont délivrés ; le
mari qu’on croit mort est plus qu’oublié. On arrive à Arles dans la famille de
la dame, et les deux amants sont prêts à y célébrer leurs noces, quand tout à
coup celui qui passait pour mort depuis plus de huit mois, délivré très mal à
propos de captivité par des religieux, tombe des nues comme un revenant et un
trouble-fête. Regnard, désespéré, navré, s’en revient à Paris, et, pour se
distraire, il entreprend ses voyages du Nord.
Cette période tout amoureuse et presque platonique de Regnard dure peu ; il n’est
pas homme à se fixer dans ce genre de d’Urfé, et il passera vite à Rabelais.
Pourtant il lui en restera le sentiment vif de l’amour, de ses charmes et de ses
tendresses, et, jusqu’en ses plus grandes gaietés, il aura de ces vers tout
riants de fraîcheur :
Regnard n’a que vingt-six ans. Il part de
Paris le 26 avril 1681, avec deux jeunes amis, MM. de Corberon et de Fercourt.
Il ne songe d’abord qu’à faire un voyage de Hollande ; mais, après quelques mois
passés à Amsterdam, apprenant que la cour de Danemark était à quelques journées
de là, lui et ses compagnons se décident à pousser vers le Nord. Sans dessein
bien arrêté, ils vont ainsi jusqu’à Stockholm, partout bien reçus et avec une
distinction particulière. Avoir été esclave à Alger, c’était alors une aventure
qui provoquait bien des questions. Le roi de Suède à qui Regnard eut l’honneur
d’être présenté, et qui le fit causer là-dessus, trouva que ce serait curieux à
lui de compléter cette aventure barbaresque par un voyage en Laponie ; il le lui
conseilla, et lui promit à cet égard toutes les facilités. Et voilà Regnard et
ses compagnons s’embarquant à Stockholm pour aller toucher au fond du golfe de
Bothnie, et pour percer de là aussi avant que possible vers le pôle nord dans le
pays des Lapons.
Cette partie du voyage de Regnard est fort intéressante, et elle mériterait
d’être réimprimée avec plus de correction. Le tour d’ironie et de plaisanterie
qui s’y mêle n’empêche pas l’observateur de bien voir et de faire mille retours
sur la singularité de la nature humaine selon les climats et les lieux. En
décrivant les mœurs « de ce petit animal qu’on appelle Lapon, et de qui
l’on peut dire qu’il n’y en a point, après le singe, qui approche le plus de
l’homme »
, et en se souvenant de ce qu’il a vu autrefois de tout
opposé chez l’Algérien et chez le Turc, Regnard en tire la même conclusion que
Montaigne, celle que Pascal aurait tirée également s’il n’avait pas été
chrétien : « Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la
jurisprudence. Un méridien décide de la vérité… Plaisante justice qu’une
rivière borne ! vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »
Ces conclusions morales sceptiques, et où il s’égaie
surtout en ce qui est de l’article du mariage, Regnard les a consignées
expressément dans une épître en vers :
Je le dirai
: non
, non
, il n’est point de
folie
Point de
mal qui pour bien ne puisse être
reçu,
De telles témérités exprimées si nettement et sans aucun correctif
du côté de la religion, si elles étaient venues un peu plus tard, auraient tiré
à conséquence ; mais, à l’époque où écrivait Regnard et à cette fin de
Louis XIV, elles ne passaient encore que pour les fusées d’un esprit qui
s’amuse.
Chez lui-même, en effet, on ne voit rien de systématique, et l’esprit fort ne s’y
pose point comme tel. Ayant à parler en un endroit d’une tempête qu’il essuie
sur la Baltique, et où le vaisseau se trouve échoué sur un banc pendant une nuit
obscure :
Il n’y a point de termes, confesse-t-il ingénument, qui
puissent exprimer le trouble d’un homme qui se trouve dans ce misérable
état ; pour moi, Monsieur, je ne me ressouviens d’autre chose, sinon que,
pendant tout le reste de la nuit, je commençai plus de cinq cents Pater, et n’en pus jamais achever aucun.
Y eût-il là-dedans encore un coin de légèreté, du moins il fait bon
marché de lui-même.
Dans ce voyage extrême de Laponie, après avoir aperçu du haut d’une montagne la
mer Glaciale et toute l’étendue de la contrée, après avoir laissé sur une pierre
une inscription en vers latins, signée de ses compagnons, et de lui, et destinée
à n’être jamais lue que des ours, Regnard, qui s’est frotté, comme il dit, à
l’essieu du pôle, songe au retour ; il ne revient point pourtant en France
directement, et il achève le cours de ses pérégrinations instructives par la
Pologne et par l’Allemagne.
Durant les relâches forcées
qu’il fait dans quelque île de la Baltique, il raconte qu’il allait tous les
jours passer quelques heures sur des rochers escarpés où la hauteur des
précipices et la vue de la mer n’entretenaient pas mal ses rêveries :
Ce fut, dit-il, dans ces conversations intérieures que je
m’ouvris tout entier à moi-même, et que j’allai chercher dans les replis de
mon cœur les sentiments les plus cachés et les déguisements les plus
secrets, pour me mettre la vérité devant les yeux sans fard, telle qu’elle
était en effet. Je jetai d’abord la vue sur les agitations de ma vie passée,
les desseins sans exécution, les résolutions sans suite et les entreprises
sans succès. Je considérai l’état de ma vie présente, les voyages vagabonds,
les changements de lieux, la diversité des objets et les mouvements
continuels dont j’étais agité. Je me reconnus tout entier dans l’un et dans
l’autre de ces états, où l’inconstance avait plus de part que toute autre
chose, sans que l’amour-propre vint flatter le moindre trait qui empêchât de
me reconnaître dans cette peinture. Je jugeai sainement de toutes choses. Je
conçus que tout cela était directement opposé à la société (?) de la vie qui
consiste uniquement dans le repos, et que cette tranquillité d’âme si
heureuse se trouve dans une douce profession qui nous arrête, comme l’ancre
fait un vaisseau retenu au milieu de la tempête.
Regnard esquisse là, dans cette suite de pensées, une véritable
épître d’Horace, et cette philosophie, si elle n’est pas la plus difficile à
inventer, n’est pas pour cela la moins bonne, ni surtout la plus aisée à
pratiquer1.
Il s’en revient en France après deux années d’absence environ, riche
d’observations et mûr. Il était de ceux qui, à cette date, pouvaient se dire des
plus éclairés dans le sens moderne ; il avait causé à Dantzig avec l’illustre
astronome Hévélius et avait recueilli de sa bouche
les
notions les plus exactes de l’univers physique ; il avait acquis, chemin
faisant, sur les différentes familles de langues et sur leur génération
relative, des idées très justes aussi et qui n’étaient pas communes en ce temps.
Enfin Regnard était un des hommes d’alors qui, dans sa vue du monde, avait le
plus ouvert son compas. Il ne songea plus désormais qu’à jouir de la vie en sage
épicurien ou en cynique mitigé (c’est son expression), et à se
livrer à ses goûts, où les sens se mêlaient agréablement à l’esprit.
Pendant qu’il crayonnait en vers quelques épîtres ou satires, et qu’il préludait
à son génie comique par quelques farces données à la Comédie-Italienne en
collaboration avec Dufresny, Regnard avait à Paris une maison qu’il nous a
lui-même décrite ; elle était au bout de la rue de Richelieu, là où est
aujourd’hui le faubourg Montmartre, c’est-à-dire située à peu près dans la
campagne, ayant vue sur la butte et sur des marais. Lui, il n’était guère connu
des gens du voisinage que par les récits de son valet de chambre, et comme un
grand voyageur qui avait eu bien des aventures. Dans cette maison d’assez peu
d’apparence, et où tout se réduisait à l’exquis et au solide, Regnard eut
quelquefois l’honneur de recevoir comme convives, vers le temps de la victoire
de Neerwinden, M. le Duc, petit-fils du Grand Condé, et le prince de Conti, cet
hôte plus sûr et plus aimable. C’était sans doute sa réputation de voyageur qui
valait à Regnard les visites de ces princes curieux du plaisir et de l’esprit,
et c’était le sel de sa conversation autant que sa bonne table qui les
ramenait2.
Cependant, au moment même où il sortait des parades
italiennes et où il allait aborder la scène française (1694), Regnard s’amusa à
briser une lance, et ce fut contre le grand critique Despréaux. Boileau
vieillissait ; il venait de faire sa Satire contre les femmes.
Regnard, qui les connaissait mieux que lui, riposta par une Satire
contre les maris ; pour mieux défendre le beau sexe, il porta la guerre
chez le sexe opposé. Il y montrait la jeunesse du temps telle qu’il l’a peinte
d’ailleurs en maint endroit de ses comédies, les hommes brutaux,
peu complaisants, avares, négligés, débauchés, ivrognes et joueurs. Les
femmes, selon lui, n’étaient que des victimes et ne faisaient que leur rendre la
pareille bien faiblement :
Boileau, atteint, mit bientôt dans un des vers de son Épître X (1695) le nom de Regnard ; et celui-ci, à son tour, sous ce
titre : Le Tombeau de M. Boileau Despréaux, fit une grotesque
peinture de l’enterrement supposé du grand satirique, en qui il affectait de ne
plus voir qu’un homme du Quartier latin et de l’Université. Il feignait que
Boileau moribond avait exhalé son chagrin en ces mots :
Évidemment, dans tout ceci, il y avait une méprise : Regnard
jugeait Boileau plus grec et plus suranné qu’il n’était, et Boileau se figurait
Regnard un peu trop mauvais sujet. On les rapprocha ; ils se virent. Regnard,
quand il eut produit quelques-uns de ses meilleurs ouvrages en vers, eut la
bonne grâce de dédier sa pièce des Ménechmes à Boileau, en se
professant son disciple et en lui disant :
et Boileau, à quelqu’un qui, pour lui faire la cour, traitait
devant lui Regnard de poète médiocre, eut la justice de répondre : « Il
n’est pas médiocrement gai. »
« Qui ne se plaît pas à Regnard n’est pas digne d’admirer
Molière »
, a dit excellemment Voltaire. C’est ce texte que tout
critique, parlant de ce second comique de notre scène, a désormais à développer.
Les premières petites comédies en prose de Regnard à la Comédie-Française, Attendez-moi sous l’orme et La Sérénade
(1694), sont peu de chose, mais amusantes. Attendez-moi sous
l’orme n’est proprement qu’un petit proverbe avec des rôles très
animés, et semé dans le dialogue de mots excellents : « En une nuit il
arrive de grandes révolutions dans le cœur d’un Français. »
— « Oh ! quand il s’agit de placer des fadaises, la tête d’une femme
a plus d’étendue qu’on ne pense. »
Dans La Sérénade il y a un certain Champagne qui est bien
l’ivrogne le plus naturel et le plus franc. Dans Le Bal, Regnard commence à employer le vers et nous donne le premier
échantillon de cette jolie versification si vive, si nourrie, si pétillante. On
a plus d’esprit en vers, quand on en a, qu’en prose. C’est le cas de Regnard. Le
couplet qui commence ainsi :
rappelle un peu le mouvement de quelques beaux morceaux de
Molière dans Le Misanthrope ; c’est de lui, non de Boileau,
que Regnard est véritablement le disciple en poésie.
Avec Le Joueur (1696) la grande comédie commence. Le caractère
est bien soutenu, l’intrigue bel et bien nouée, les scènes pleines et sans
langueur, l’action attachante et jusqu’à la fin en suspens, le style surtout
dru, ample, aisé, délicieux. Les valets et les soubrettes de Regnard dans Le Joueur, dans Les Folies amoureuses, dans
Le Légataire, partout, ont en eux des sources et des
torrents de verve ; ils ont de l’esprit pour ainsi dire au galop. Dans Le Joueur, le caractère principal a beaucoup de vérité : cet
homme, qui a joué, qui joue et qui jouera, qui, toutes les fois qu’il perd, sent
revenir sur l’eau son amour, mais qui, au moindre retour de fortune, lui refait
banqueroute de plus belle, cet homme est incurable ; il a beau s’écrier dans sa
détresse : Ah ! charmante Angélique ! il ne mérite pas de la
posséder, et il a mérité au contraire de la perdre, non point tant encore pour
avoir mis le portrait de sa maîtresse en gage que parce que, le pouvant et
averti par son valet, il a refusé de le dégager et a répondu : Nous
verrons ! Ce mot-là le juge. Je m’étais dit d’abord : cette fin n’est
pas naturelle ; puisque Angélique aime réellement Valère, elle doit l’épouser
malgré son défaut, et lui il continuera de jouer, sauf à la rendre malheureuse :
ainsi les deux passions
auront leur satisfaction et
atteindront leur fin. Mais une femme me fait remarquer qu’à ce dénouement du Joueur, lorsque Angélique a trouvé son portrait aux mains de
la revendeuse, il y a quelque chose dans son âme qui domine à bon droit l’amour,
c’est l’amour-propre. Elle aime Valère, mais en aimant elle souffrira, et ne
l’épousera point. Voilà ce qu’il y a de plus naturel chez une femme, et Regnard
l’a trouvé.
Dans sa comtesse bourgeoise et précieuse, dans son marquis fringant et freluquet,
dont le saute, Marquis ! est resté proverbial, et dans bien
d’autres portraits qu’il introduit incidemment, Regnard a peint les anoblis, les
enrichis, les fats de toutes sortes qui vont être bientôt le monde de la
Régence. Il a fait de même dans le chevalier du Distrait, et
en général dans ses personnages épisodiques. En lisant Regnard, on est frappé de
cette idée qu’il donne des mœurs finales du règne de Louis XIV. Ce grand roi
avait régné trop longtemps ; il en était résulté, durant les quinze ou vingt
dernières années, un régime convenu et hypocrite sous lequel couvaient et
levaient déjà la tête les vices et les ridicules d’un certain genre, qui
n’attendaient plus que le jour et l’heure pour déborder. Regnard, qui ne devait
pas assister à ce débordement et qui mourut avant Louis XIV, voyait au naturel
et peignait avec saillie ces générations affectées et grossières, dont nous
trouvons également le portrait en vingt endroits des lettres de Mme de Maintenon. Chose remarquable ! la femme sensée et rigide, le
comique riant et un peu dissolu disent la même chose ; Mme Grognac et Lisette chez Regnard, quand elles parlent des jeunes gens à
la mode, font le pendant exact de ce que Mme de Maintenon
racontait à Mme des Ursins sur les jeunes femmes à la mode
au temps de la duchesse de Bourgogne : des deux côtés, c’est le jeu effréné,
c’est le vin, le contraire en tout du
sobre et du
poli ; l’orgie avait commencé à huis clos sous Louis XIV.
Regnard, qui menait à sa manière quelque chose de ces mêmes mœurs, en ne les
corrigeant que par l’esprit, ne songeait pas trop, en les peignant, à faire une
leçon ; il donnait carrière à sa veine et à ce démon de gaieté qui l’animait.
Placé à côté de Molière, Regnard s’en distingue en ce qu’il rit avant tout pour
rire. Dans Molière, au fond du comique il y a un honnête homme qui n’est
indifférent ni au bien ni au mal, ni au vice ni à la vertu, il y a même quelque
peu un misanthrope : dans Regnard, au fond, il n’y a que le bon vivant et
l’homme de plaisir le plus désintéressé et le plus libre, à qui la vie n’est
qu’un pur carnaval. Chez Beaumarchais, si on le rapprochait de tous deux, qui
sont ses maîtres, on rencontrerait, jusque dans le comique, un peu le charlatan,
le prêcheur du jour et le faiseur.
Tel qu’il est, Regnard reste original et sans comparaison. Il est artiste même à
travers ses négligences. Prenez-le dans ses quatre excellentes pièces en vers,
Le Joueur (1694), Les Folies amoureuses
(1704), Les Ménechmes (1705) et Le Légataire
(1708) : ces pièces, au point de vue de l’action, sont mieux montées peut-être,
plus intriguées et mieux dénouées que celles de Molière. Dans d’autres légers
croquis tels que Le Retour imprévu, la liaison et l’activité
des scènes ne laissent pas un instant de trêve. Quant au style, il est égal à ce
qu’il y a de mieux dans la comédie. Cette charmante pièce des Folies amoureuses, restée si jeune au théâtre, est d’une verve
continuelle et toujours recommençante. Cette Lisette, ce Crispin, nous enlèvent
par leur feu roulant d’esprit sans effort ; ils ont coup sur coup des poussées
de veine. Agathe, dans ses déguisements, est le plus ravissant lutin. Cette
pièce des Folies est celle où Regnard a le plus développé
peut-être sa qualité dominante :
l’imagination dans la
gaieté. La comédie de Regnard a beau prendre des années, elle est comme Agathe
dans son rôle de vieille, et, en riant aux éclats, elle a droit de dire avec
elle :
Je n’ai pas à revenir ici sur des pièces qui sont dans toutes les
mémoires, et qui ont été cent fois analysées par les critiques nos confrères.
Heureux ces génies qui amusent tandis que nous raisonnons ! On n’analyse pas les
causes du rire, et il en est de lui comme de l’amour : le meilleur est encore
celui dont on ne peut dire la cause. Regnard en a souvent de tel ; ainsi, dans
Les Ménechmes, quand celui des deux jumeaux, fraîchement
débarqué de Picardie, a affaire à un marchand fripier, syndic et marguillier, de
plus créancier de son frère, et qui lui défile tous ses titres en le prenant
pour son débiteur, le franc Picard s’irrite, il s’emporte contre ce faux
créancier qu’il ne connaît pas et qu’il prend pour un imposteur : « Laissez-moi lui couper le nez ! »
s’écrie-t-il ;
et Valentin lui répond avec sang-froid :
Le trait est lâché, le rire est parti du même coup : pourquoi ?
Aristote ne le sait pas mieux que nous.
On a cité, dans les premiers ouvrages en vers de Regnard, dans ses satires et
épîtres, de grandes négligences de rimes et de versification. Dans ses bonnes
comédies en vers, son style est du meilleur aloi et du meilleur coin. Les images
sont vives, les expressions puisées au vrai fond de la langue. Agathe, en
vieille, dira :
Je me
porte encor mieux que tous tant que vous êtes
;
Comme tout cela brille et pétillé, et sans rien de cherché !
Hector, le valet du Joueur, dira dans son rêve de
fortune :
Et le fat marquis, s’étalant aussi tout à l’aise, lâchera ce
couplet que chacun achève de mémoire, mais que nous ne pouvons nous empêcher de
rappeler :
J’ai rendu toute justice et tout hommage à Boileau ; mais ici, dans
cette large et copieuse façon de dire, Regnard remontait par-delà Boileau, et
dérivait en droite ligne de Régnier.
Dans une scène du Légataire, Crispin, travesti en gentilhomme
campagnard, et faisant le parent de Géronte pour dégoûter le bonhomme, arrive
heurtant et frappant à tue-tête et bouleversant tout dans la maison :
Voilà de ces vers encore, entre tant d’autres de Regnard, qui
m’aideront à définir sa manière, et dans lesquels il se sent comme un
rejaillissement de l’esprit de Rabelais. Le style de Regnard est comme le bon
vin qu’il versait à ses hôtes dans sa maison d’auprès de Montmartre ou dans son
château de Grillon ; il a le corps et le bouquet.
Regnard, pour attacher sa vie et jeter plus sûrement cette ancre dont il a parlé
et qui devait le retenir doucement
au rivage, avait
acheté la charge de lieutenant des eaux et forêts et des chasses de Dourdan, à
onze lieues de Paris, et en même temps il acheta, dans le voisinage de cette
petite ville, la terre de Grillon, dont le château est situé dans un vallon
agréable entre deux forêts. C’est là que, durant les années désastreuses de
Louis XIV, dans ce temps même où Mme de Maintenon disait
qu’elle aimerait mieux vivre dans une cave avec la paix, qu’à
Trianon par cette horrible calamité de la guerre générale1, Regnard avait établi son riant
séjour et fondé son abbaye, qui n’est autre que celle de Thélème. Deux
demoiselles de ses amies, des plus belles, dit un contemporain, et des plus
spirituelles, « qui ont fait longtemps l’ornement des spectacles et des
promenades de Paris »
, Mlles Loyson, — de plus,
bonnes musiciennes, — allaient y passer les beaux jours et faisaient les
honneurs du lieu ; il les a célébrées dans plus d’une chanson gaillarde et fine,
qui s’est conservée. Il recevait toute la jeunesse des environs, et lui-même a
ainsi défini son hospitalité pleine de facilité et de noblesse :
C’est dans cette retraite animée, et comme
au son des violons, qu’il composa ses dernières comédies, qui ne se ressentent
nullement de la mollesse et où la verve va plutôt croissant. Le Légataire, représenté en janvier 1708, eut un succès complet, et si
complet même que la critique sérieuse s’en émut. On imprima dans le Nouveau Mercure de Trévoux une lettre critique développée. On
discourut sur cette agréable folie3 ; il n’y avait pas moyen de ne pas rire de la
léthargie du bonhomme Géronte, mais on se rejeta sur les mœurs qu’on trouvait
trop peu nobles (je le crois bien), sur les tours pendables de Lisette et de
Crispin, sur la taille de M. Clistorel, sur ce que la prétendue nièce du Maine
dit qu’elle a été interloquée. Regnard se défendit en homme
qui a pour lui le public ; il donna une petite pièce en prose qui a pour titre
La Critique du Légataire. Un chevalier bel esprit y fait
solennellement appel au bon sens du siècle à venir et à la postérité ; le
comédien répond humblement : « Quelque succès qu’ait notre pièce, nous
n’espérons pas, monsieur, qu’elle passe aux siècles futurs ; il nous suffit
qu’elle plaise présentement à quantité de gens d’esprit, et que la peine de
nos acteurs ne soit pas infructueuse. »
Et encore, à toutes les
minauderies
et aux scrupules grimaciers d’une comtesse
très équivoque, M. Bredouille réplique par la grande raison de tous les poètes
heureux : « Pour moi, je n’y entends pas tant de façon ; quand une chose
me plaît, je ne vais point m’alambiquer l’esprit pour savoir pourquoi elle
me plaît. »
Regnard aurait pu se dispenser de cette petite pièce ;
Le Légataire se défendait tout seul avec les rires qu’il
provoquait. On en disait du mal, et on y courait en foule. Le poète Palaprat
répondait aussi aux censeurs de Regnard par un joli rondeau à la louange de son
ami, commençant par ces vers :
Et le premier mot du rondeau revient heureusement à la chute, en
s’appliquant à Regnard :
Il est aisé, en effet, c’est bien le mot, c’est
sa devise ; il est, par tempérament et par humeur, le plus gai des hommes, il a
le rire le plus franc et le plus naturel, le style le plus naïf et du meilleur
cru : ne lui en demandons pas davantage. Continuons d’aimer en lui un don de
nature, une veine unique que rien n’altère ni ne mélange, et ne lui prêtons ni
plus de portée morale ni plus de philosophie qu’il n’a prétendu en avoir. Il
était de ceux qui sont nés avant tout pour se divertir eux-mêmes en divertissant
les autres, et il en a usé largement. Regnard, « garçon et fameux
poète »
, comme il est qualifié dans les actes de l’état civil,
mourut subitement à son château de Grillon dans les premiers jours de
septembre 1709 ; il était dans sa cinquante-cinquième année. On n’est pas
d’accord sur les causes et les circonstances
de sa
mort. Voltaire l’attribue au chagrin et fait même entendre que cet homme si gai
avança ses jours ; d’autres disent qu’il est mort d’indigestion et d’une
médecine prise mal à propos. À la distance où nous sommes, il nous est
impossible de nous décider entre ces diverses suppositions, dont aucune n’est
contraire à l’idée qu’on peut se faire du régime ou même des principes de
Regnard.
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