(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gui Patin. — I. » pp. 88-109

I.

« C’était le médecin le plus gaillard de son temps », dit Ménage.  « Il était satirique depuis la tête jusqu’aux pieds, a dit un autre contemporain ; son chapeau, son collet, son manteau, son pourpoint, ses chausses, ses bottines, tout cela faisait nargue à la mode, et le procès à la vanité. Il avait dans le visage l’air de Cicéron, et dans l’esprit le caractère de Rabelais. » Du Rabelais, à la bonne heure ! quant au Cicéron, j’ai quelque peine à en retrouver trace même dans son air ; laissons ces fausses ressemblances, et demandons plutôt à Gui Patin de se peindre à nous lui-même. Il l’a fait sans y viser, dans des lettres pleines de naturel, de crudité, de passion, de grossièreté quelquefois, de bon sens bien souvent, d’humeur et de sel de toute sorte. On a en tout, dans les anciennes éditions, sept volumes de ses lettres, publiées en trois recueils consécutifs. Elles ont été dernièrement réimprimées en trois volumes, avec portrait, fac-similé, etc.15. Comme les anciennes éditions fourmillent de fautes, la plus récente se trouve encore être la plus commode pour la netteté et l’exécution typographique. Je reviendrai, en finissant, sur la manière dont je conçois une édition de Gui Patin ; commençons d’abord par nous former de lui une idée bien précise.

le 31 août 1601, au village de Houdan (ou Hodenc), à trois lieues de Beauvais, d’une honnête famille bourgeoise qui comptait parmi ses membres des marchands drapiers, des notaires, des avocats et même des conseillers au présidial16, Gui Patin garda toute sa vie la marque du franc Picard et de l’homme de race probe. Son père, qui était capable de mieux, doué, à ce qu’il paraît, d’une certaine éloquence, et qui parlait d’or , nous dit son fils, s’était enterré dans la campagne à faire les affaires du seigneur du lieu et de la noblesse. Il voulut que son fils en sortît : « Il me faisait lire, encore tout petit, les Vies de Plutarque tout haut et m’apprenait à bien prononcer. » Ce père, qui avait été reçu avocat lui-même, voulait faire de Gui Patin un avocat. Il le mit au collège à Beauvais, puis l’amena à Paris au collège de Boncourt, où le jeune homme fit sa philosophie. Vers ce temps, le seigneur et les nobles du pays, pour récompenser les services de Patin le père d’une manière qui ne leur coûtât rien, lui voulurent donner un bénéfice pour son fils ; mais le jeune homme refusa tout plat, déclarant qu’il ne serait jamais prêtre. On ne saurait, en effet, avoir moins de vocation ecclésiastique que ce libre parleur. Brouillé avec sa mère pour ce refus plus qu’avec son père, qui sentait du moins le prix de sa franchise, il eut quelques années pénibles durant lesquelles il se tourna vers la médecine et s’y appliqua de grand cœur. Tout en l’étudiant, le peu de secours qu’il recevait de sa famille l’obligea d’être quelque temps correcteur dans une imprimerie17. Enfin il triompha des difficultés, fut reçu docteur de la faculté de Paris en l’an 1624, et se maria cinq ans après à une femme qui avait, après la mort de père et mère, de solides espérances, vingt mille écus de succession : ces détails ne sont pas indifférents pour l’étude du très positif Gui Patin. Une fois produit, il travailla vigoureusement à se faire sa place, à concilier l’étude du cabinet avec la pratique : il était littérateur à la façon du xvie  siècle, parlant latin autant et plus volontiers que français ; c’est pour le latin qu’il garde ses élégances : quand il écrit dans sa langue maternelle, son style bigarré exprime à merveille le mélange de goût qui régnait dans les professions savantes durant la première moitié du xviie  siècle. Gui Patin relève ce mélange un peu épais par une saveur qui lui est propre.

Ses premières lettres en français s’adressent à des confrères de province avec qui il correspond. Il écrit à M. Belin, médecin de Troyes ; c’est une curiosité d’amateur qui lui dicte sa première lettre (20 avril 1630) : il s’est mis depuis quelques années à rechercher les antiquités de la faculté de Paris, à faire collection de toutes les thèses qu’on y a soutenues ; il en a déjà ramassé plus de cinq cents, mais ce sont surtout celles des vingt dernières années qu’il possède, à partir de 1609 : quant à celles qui remontent plus haut, elles sont plus rares, et il s’adresse à M. Belin, son ancien, pour l’aider à combler cette lacune. M. Belin suivait son cours d’études à Paris en 1593 et 1594, années de la Ligue finissante : c’est de cette époque notamment que Patin n’a aucune thèse :

Je vous les demande, écrit-il, à tel prix qu’il vous plaira, et m’offre de vous en faire satisfaction à votre plaisir, soit en argent, soit en livres, ou en toute autre chose qu’il vous semblera bon de choisir. Si vous me daignez faire cette faveur, vous aiderez beaucoup à contenter la curiosité de l’esprit d’un jeune médecin de Paris, qui, en récompense, vous servira en toute occasion

Dans une autre lettre, ayant appris de M. Belin que celui-ci a entre les mains quelques-unes de ces thèses si désirées, il lui offre de mettre en dépôt vingt pistoles contre ledit paquet, si on le lui confie ; il s’engage à perdre son dépôt s’il n’a rendu les pièces empruntées au temps préfix. Le procédé est honnête et cru. En retour il promet toutes sortes de bons offices : « J’ai en cette ville deux choses desquelles je me puis vanter, de bons livres et de bons amis, qui sont à votre service. » Gui Patin collectionnait des thèses, son fils Charles sera un grand collectionneur de médailles ; c’est là une passion de famille. Tous ceux qui en sont atteints reconnaîtront en lui les vrais signes : une lacune fait son malheur. Rien ne l’ennuie de ce qui est dans le sens de son désir. Pour mieux satisfaire son correspondant, M. Belin se met en quête auprès des vieux docteurs, mais Patin l’a déjà devancé :

M. Faideau (un de ces vieux docteurs) est mort il y a trois ans, mais je n’ai que faire de ses registres : j’ai une copie des noms et surnoms de tous les licenciés et docteurs, selon qu’ils ont passé par ordre en notre école depuis plus de trois cents ans, avec tout ce qui s’est passé de mémorable dans notre Faculté. Je connais les vieux et les jeunes, et sais beaucoup de choses de la plupart des défunts. En cas de nécessité, j’en ferais bien une petite histoire. Je ne suis qu’en peine de retrouver de leurs vieilles thèses pour en achever un beau nombre, et puis j’aviserai après à ce que j’en dois faire, selon le dessein que j’en ai eu par ci-devant.

Voilà un français bien peu élégant, même à sa date. Gui Patin s’y dessine déjà à nous par quelques-uns de ses traits. Il n’a que vingt-neuf ans ; sa curiosité n’est pas encore beaucoup sortie du cercle des écoles, mais il en sait toutes les anecdotes, il en pourrait écrire la chronique, une petite histoire, non pas académique, non pas solennelle, mais recueillie oralement. Tel il sera toute sa vie : à l’affût des nouvelles, des particularités et personnalités, et y appliquant sa nature d’esprit ; railleur, franc-parleur, franc-jugeur ; avide des on dit qui courent, les redisant non sans les colorer de son humeur et sans les redoubler de son accent ; un anecdotier, comme La Fontaine était un fablier. Voltaire, le prenant sur l’ensemble de ses lettres, l’a jugé sévèrement et sans véritable justice :

Il sert à faire voir, dit-il, combien les auteurs contemporains, qui écrivent précipitamment les nouvelles du jour, sont des guides infidèles pour l’histoire. Ces nouvelles se trouvent souvent fausses ou défigurées par la malignité ; d’ailleurs cette multitude de petits faits n’est guère précieuse qu’aux petits esprits.

Petits esprits, je n’aime pas qu’on dise cela des autres, surtout quand ces autres composent toute une classe et un groupe naturel : c’est une manière trop abrégée et trop commode d’indiquer qu’on est soi-même d’un groupe différent. En avançant dans la lecture de Gui Patin, nous verrons qu’il n’avait point sans doute l’esprit philosophique et méthodique dans le sens général du mot ; il n’est point à cet égard de la famille de Descartes, il est de ces esprits à bâtons rompus, si je puis dire, et qui ne vont pas jusqu’au bout d’une conséquence ; mais il a tout ce que le bon sens à première vue saisit et appréhende, et il le rend avec des jets de verve, avec des éclats de causticité qui sont amusants. Il a su faire de toutes ses notions, de ses préjugés, de ses hardiesses, de ses dictons, de ses centons, de ses inconséquences, un amas très vif et très remuant. Il est lui-même un original achevé, non pas un témoin d’histoire, mais une médaille de mœurs. Bayle, qui parle de lui en cent endroits, a dit dans une lettre à un ami, et corrigeant à l’avance le jugement de Voltaire : « J’ai pris assez de plaisir, moi qui aime ces sortes de personnalités, et qui travaille ex professo à ces recherches, à parcourir les lettres de Gui Patin qui nous sont venues de Genève. » C’est que Bayle était avant tout de cette famille des curieux. Gui Patin en était si naturellement que, dans ce qu’il lit et recommande aux autres, il s’inquiète moins de savoir si c’est bon que de savoir si c’est curieux. Quand son ami, le docteur Riolan, publie ses Œuvres in-folio (1649), il est heureux d’en dresser lui-même la table en quelques soirées : « Et comme tout l’ouvrage est parsemé de quantité de choses fort curieuses, j’ai fait en sorte que la table en retînt quelque chose. » Cette table des matières à composer a été un de ses plaisirs2. Il devrait bien se trouver un autre Gui Patin qui en fasse une pour ses Lettres, qui en ont tant besoin.

Comme médecin, Gui Patin est un de ceux qui pouvaient à bon droit passer pour éclairés, de leur temps mais il n’est pas en avant ni au-delà. Il ne croit plus aux qualités occultes, il n’ira pas jusqu’à admettre la circulation du sang :

Je ne crois point de qualités occultes en médecine, écrit-il à M. Belin, et pense que vous n’y en croyez guère plus que moi, quoi qu’en aient dit Fernel et d’autres de qui toutes les paroles ne sont point mot d’Évangile. Je les puis détruire par plus de cinquante passages d’Hippocrate et de Galien à point nommé, et par l’expérience même

L’expérience ici ne vient pourtant qu’après les textes d’Hippocrate et de Galien. Il fait (et assez sincèrement, on le doit admettre) la part de la religion, et celle de la science. En fait de médecine, il se flatte de ne croire que ce qu’il voit. Il a des idées qui semblent justes sur la nature et l’usage des remèdes. Pour apprécier certaines réformes admises et préconisées par Gui Patin, il convient de se reporter à l’état des choses et au mode de traitement usité à son époque. La guerre n’était pas seulement alors entre les médecins et les chirurgiens, elle était aussi entre les médecins et les apothicaires. Molière, dans ses plaisanteries, n’exagérait pas tant qu’on le croirait, quand il a mis si souvent en scène ces derniers. La matière médicale était devenue un cloaque d’abus, et il fallait purger cette officine d’Augias. Une masse de remèdes pour le moins inutiles, dangereux souvent, d’une superstition traditionnelle, et très coûteux, venaient tout d’abord masquer la maladie au début, et en bien des cas l’accroître. Quand on se sentait malade, on s’adressait d’abord à l’apothicaire, qui prodiguait ses compositions ; le médecin n’était appelé qu’ensuite : il trouvait le malade déjà en voie de traitement moyennant juleps, poudres, opiats, tablettes cordiales, etc. Quelques médecins de la faculté de Paris eurent l’idée de rompre cette routine et d’affranchir le malade de ces habitudes ruineuses. Le Médecin charitable de Guybert, publié en français, et qui se composait d’une suite de petits traités simples et d’indications à l’usage de tous, commença de porter la lumière dans le labyrinthe et l’économie dans le laboratoire. Gui Patin contribua pour sa part à ce manuel par un petit traité hygiénique : De la conservation de la santé par un bon régime (1632).

Pour bien faire la médecine, pensait-il, il ne faut guère de remèdes, et encore moins de compositions, la quantité desquelles est inutile et plus propre à entretenir la forfanterie des Arabes, au profit des apothicaires, qu’a soulager des malades Je rends la pharmacie le plus populaire qu’il m’est possible

Il cite les noms de plusieurs de ses confrères comme ayant introduit dans les familles de Paris « une médecine facile et familière, qui les a délivrées de la tyrannie de ces cuisiniers arabesques ». Mais il portait dans cette réforme sa passion même, et autant de désir peut-être de nuire aux apothicaires que d’aider à ses malades. Sa pratique, d’ailleurs, avait aussi ses excès : « Le grand abus de la médecine, disait-il, vient de la pluralité des remèdes inutiles, et de ce que la saignée a été négligée. » Cette saignée, Gui Patin en usait et en abusait, si ce qu’on raconte est vrai. Il nous dit lui-même qu’il saigna treize fois en quinze jours un jeune gentilhomme de sept ans atteint de pleurésie. Il le sauva. Ses ennemis parlent de la femme d’un libraire, qui, pour une petite fièvre de rhume, fut saignée quinze fois en douze jours, et mourut d’un purgatif en sus qu’on lui administra. Les ennemis de Gui Patin l’appelaient le médecin des trois S, parce qu’indépendamment de la Saignée, son grand et principal moyen, il avait coutume d’ordonner le Son et le Séné ; ajoutez-y le Sirop de roses pâles : ce qui fait quatre S. Tout cela nous importe peu aujourd’hui ; le seul point qui nous touche historiquement, c’est cette demi-réforme tentée par les meilleures têtes de la Faculté d’alors, dont était Gui Patin, contre la tradition et la routine des remèdes mystérieux, merveilleux, irrationnels ; elle répondait assez bien aux autres demi-réformes analogues qu’avaient proposées, vers le commencement du siècle. Charron dans la morale et l’éducation, Gassendi dans la philosophie, et que proposait Port-Royal dans l’éducation aussi et dans l’art de penser. On tenta et on opéra alors une simplification analogue dans la médecine ; on poursuivit la scolastique dans la pharmacopée et la matière médicale. Les médecins, par exemple, commencèrent à écrire certaines de leurs ordonnances en français. Mais, en même temps, Gui Patin n’était pas d’avis qu’on traduisît Hippocrate : « Si j’avais du crédit, je l’empêcherais. » Il craignait que cela ne fournît texte et matière à faire habiller les charlatans et les singes du métier. Il s’arrêtait à mi-chemin ; je ne dis pas qu’il eût tort. Ces demi-conquêtes du bon sens, qui aujourd’hui et de loin paraissent peu de chose, ont beaucoup coûté à obtenir. Ceux qui les ont soutenues à leur moment, et qui ont dû prendre sur eux-mêmes pour cela, ont eu sans cesse à combattre au-dehors : il n’est pas étonnant que tant de colères et de passions se soient dépensées dans la lutte.

Gui Patin est l’homme de ces colères ; il a des verves et des rages de parole tout à fait rabelaisiennes, mais sans rire ; il mord à belles dents et emporte la pièce. Après les moines, après les Jésuites, il ne déteste rien tant que les apothicaires ; c’est une guerre à mort, une guerre civile et plus que civile, qui est comique. Il met son point d’honneur et celui de la Faculté à les rabaisser, à les anéantir. Une paix plâtrée et fourrée avec eux ne lui suffit pas ; il a des plans de campagne médités à l’avance, des projets d’Annibal : « M. Spon, mon bon ami, vous dira le dessein que j’ai contre les apothicaires, écrira-t-il en 1647 à l’un de ses confrères de Lyon, mais il me faut du temps et du loisir dont j’ai fort peu de reste. » En attendant il est cité par eux en justice pour les railleries solennelles qu’il se permet dans ses thèses ; l’affaire va en Parlement : il répond et se défend lui-même durant une heure entière devant six mille personnes qu’il fait rire de sa verve et de ses lazzis. Gui Patin, dans ces sortes de séances, est un auxiliaire imprévu de Molière. Mais ce n’est pas ainsi qu’il l’entend ; car, s’il se moque des uns, il croit fort et ferme aux autres, et ce qu’il en dit, c’est par amour et gloire de son état.

On avait alors, et lui plus que tout autre, de ces préventions et de ces animosités de profession et de métier ; on était de sa robe, l’un du Parlement, l’autre de la Sorbonne, un autre de la faculté de médecine ; on y mettait toutes ses passions, toute son âme ; c’était trop. Pourtant, cela faisait des honnêtes gens, même dans l’antagonisme où ils étaient les uns avec les autres, et les maintenait tels plus aisément peut-être qu’en plaine comme depuis et en rase campagne. Aujourd’hui que toutes les classes sont mêlées et confondues, que tous les angles sont polis et usés, le bon goût, le simple usage empêche qu’on ne ressente ou qu’on ne témoigne les colères ou les préjugés de son état : en a-t-on autant qu’autrefois toutes les convictions et les vertus ?

Gui Patin se croyait sorti du xvie  siècle, et il ne l’était qu’à demi. Un jour, écrivant à ce médecin de Troyes, son ancien, M. Belin, avec qui il était dans les meilleurs termes, il lui a parlé contre les qualités occultes admises par Fernel. Ce propos a paru assez léger à M. Belin, qui a pour Fernel un culte bien légitime, et à qui l’on a appris les qualités occultes dans sa jeunesse ; mécontent, il renvoie au jeune homme ce mot du xvie  siècle : « Ne sus Minervam ». Cette aménité du temps de Scaliger, venant dans une correspondance tout amicale, étonne un peu Gui Patin, qui est relativement plus poli ; il proteste n’avoir point voulu offenser M. Belin, et encore moins déprécier Fernel, auquel il décerne le premier rang entre les modernes, mais qui pourtant était homme et a pu faillir ; il ajoute :

Je vous tiens pour Minerve et au-delà ; mais j’ai de quoi montrer (absque jactantia dixerim) que je ne suis point du tout dépourvu de ses faveurs, après l’huile que j’y ai usée, et une bonne partie de ma santé que j’y ai prodiguée. Je vous tiendrai néanmoins toujours pour mon maître, et réputerai à grande faveur d’apprendre de vous, pourvu que ce soit sans ces mots odieux : Sus Minervam, qui sont tout à fait indignes, à mon jugement, d’être proférés entre deux amis de l’un à l’autre.

Ce qui est à noter, c’est que lui qui parle de la sorte, il sera prodigue de pareils mots insultants et grossiers, non pas avec ses amis, il est vrai, mais avec les adversaires qu’il rencontre en mainte occasion. Il leur jette à la face, dès le premier abord, toutes les épithètes injurieuses de Plaute, sans parler de ces autres injures plus raffinées qui n’ont pu être inventées que depuis le xvie  siècle et après la découverte de l’Amérique. Parmi ses adversaires les plus maltraités, il en est un surtout avec qui il a engagé un duel à mort très singulier et très remarquable dans ses circonstances. C’est un épisode de la vie de Gui Patin qui mériterait un éclaircissement dans une bonne édition de ses lettres ; j’en donnerai ici un aperçu.

Théophraste Renaudot est le fondateur de la Gazette en France ; or la Gazette, fondée en 1631 sous le patronage du cardinal de Richelieu, est le premier journal proprement dit, journal politique, officiel, tel seulement qu’il en pouvait exister alors, la première ébauche de tous les journaux nés depuis, et du Moniteur en particulier. Ce Renaudot qui avait titres et qualités : « Docteur en la faculté de médecine de Montpellier, médecin du roi, commissaire général des pauvres, maître et intendant général des bureaux d’adresse de France », était un homme à idées modernes comme plus tard l’a été Charles Perrault. Après quelques années de pratique en province, à Loudun18, il conçut de bonne heure le projet d’établir à Paris un centre d’information et de publicité. Montaigne, en ses Essais, au chapitre xxxive , qui a pour titre : « D’un défaut de nos polices », avait dit :

Feu mon père, homme, pour n’être aidé que de l’expérience et du naturel, d’un jugement bien net, m’a dit autrefois qu’il avait désiré mettre en train qu’il veut ès villes certain lieu désigné auquel ceux qui auraient besoin de quelque chose se pussent rendre et faire enregistrer leur affaire à un officier établi pour cet effet : comme « Je cherche à vendre des perles ; Je cherche des perles à vendre ; Tel veut compagnie pour aller à Paris ; Tel s’enquiert d’un serviteur de telle qualité ; Tel, d’un maître ; Tel demande un ouvrier ; Qui ceci, qui cela, chacun selon son besoin ». Et semble que ce moyen de nous entravertir apporterait non légère commodité au commerce public ; car à tout coup il y a des conditions qui s’entrecherchent, et, pour ne s’entr’entendre, laissent les hommes en extrême nécessité. »

Renaudot, qui savait sort Montaigne et qui s’en autorise, résolut d’établir ce centre commun d’annonces, d’adresses et de renseignements ; il eut l’idée de plus, soit par un sentiment d’humanité, soit pour mieux achalander son entreprise, de donner des consultations gratuites, et de se faire le commissaire officieux, mais qualifié et breveté, des pauvres et des malades, de ceux qui ne voulaient pas entrer dans les hôpitaux, et qui désiraient être traités à domicile : il se chargeait de leur procurer gratis médecins et médicaments. Il joignait à tout cela le prêt sur gages, c’est-à-dire un commencement de mont-de-piété. Qu’on ajoute à ces nombreuses inventions et innovations sa Gazette, seul organe de publicité d’alors, placée sous la protection et comme dans la main du chef de l’État, c’est plus qu’il ne faut pour prouver que Renaudot n’était pas un esprit à mépriser. Mais il était médecin de la faculté de Montpellier et non de celle de Paris, et il voulait pratiquer à Paris sans l’autorisation de la Faculté, de l’École, comme il affectait de dire un peu dédaigneusement. De là des colères, des injures sans nom, et des procès dont il ne put sortir qu’à ses dépens.

On était en tout sous le régime du privilège. À la fin du xviie  siècle et dans le xviiie , la Comédie-Française s’opposait tant qu’elle pouvait aux théâtres de la Foire, et leur fermait de temps en temps la bouche, de peur de concurrence. L’Académie royale de musique s’opposait aux Italiens et aux théâtres chantants, ou du moins avait sur eux la haute main. Quand, vers le milieu du xviiie  siècle, Marmontel ou Le Brun (le poète), ou tout autre jeune littérateur pauvre, voulait créer quelque petite feuille de littérature et de critique, il ne le pouvait qu’en contrebande, faute d’avoir de quoi payer 300 francs au Journal des savants : c’était un tribut qui était dû à ce père et seigneur suzerain des journaux littéraires. On ne saurait donc s’étonner de la susceptibilité de la faculté de Paris et de sa protestation en forme contre la prétention de Renaudot, d’exercer et de diriger tout un système de médecine gratuite à Paris. La querelle éclata vers l’année 1641.

Il y eut un factum publié par Renaudot, auquel il fut répondu par un autre factum sous le titre : La Défense de la faculté de médecine de Paris contre son calomniateur, dédiée à l’Éminentissime Cardinal de Richelieu et signée des Doyen et docteurs régents. Gui Patin était au fond de cette Défense, et tenait la plume si l’on en croit Renaudot. Cela est assez vraisemblable, à en juger par la vivacité furibonde qu’il montre à ce sujet dans ses lettres :

Si ce Gazetier (c’est ainsi qu’il l’appelle toujours) n’était soutenu de l’Éminence en tant que nebulo hebdomadarius (ces mots de polisson, de fripon à la semaine, reviennent sans cesse sous la plume de Gui Patin, il est vrai que c’est en latin qu’il les dit), nous lui ferions un procès criminel, au bout duquel il y aurait un tombereau, un bourreau, et tout au moins une amende honorable : mais il faut obéir au temps.

On peut juger par cette modération contrainte de ce que sera la violence dès qu’elle pourra éclater. Richelieu fit venir le doyen de la Faculté, qui était alors Du Val, et Renaudot :

Son Éminence, dit celui-ci, fit l’honneur au doyen et à moi de nous dire qu’Elle désirait notre accommodement, qui n’est pas purement et simplement protéger ceux de l’école de Paris en l’action intentée contre ma charité envers les pauvres malades : ce qu’on ne doit aussi jamais attendre d’une si grande piété qu’est la sienne. Et n’était que je ne veux pas engager, comme ils font trop légèrement, les oracles de sa bouche sacrée, je pourrais ici rapporter le blâme qu’Elle donna à leur procédé.

Malgré cette défense du cardinal, quelques écrits coururent en 1641, et j’en ai trois ou quatre sous les yeux.

Dans les raisons alléguées par la Faculté, par ceux qui écrivent en son nom, et par Gui Patin en particulier, contre Renaudot, et pour preuve de son incapacité et de son indignité à pratiquer la médecine, ce qui tient la première place, c’est le trafic et négociation qu’il fait « à vendre des gazettes, à enregistrer des valets, des terres, des maisons, des gardes de malades, à exercer une friperie, prêter argent sur gages, et autres choses indignes de la dignité et de l’emploi d’un médecin. Il fallait à Thèbes, dit son accusateur, s’abstenir dix ans entiers de trafiquer à celui qui voulait entrer en quelque magistrature ». Les enfants de Renaudot, qui furent depuis des hommes de mérite et des médecins, s’étant présentés au baccalauréat devant la faculté de Paris, il leur fallut déclarer par acte de notaire et par serment qu’ils renonçaient au trafic de leur père. Renaudot, revenant sur cette condition imposée à ses fils et expliquant comment on pouvait tenir le Bureau d’adresses et d’annonces sans se charger pour cela des détails confiés à des commis, reconnaît qu’en effet ses fils ont déclaré devant la Faculté « qu’ils ne se mêlaient point et ne s’étaient jamais mêlés des négociations dudit Bureau ». Mais ce n’est pas, ajoute-t-il, que ces négociations ne soient honnêtes et licites, c’est qu’elles sont remises aux mains de subalternes. Toutefois, voyant qu’on prétendait abuser contre lui de la déclaration de ses fils, il dut se pourvoir contre et demander qu’elle fût rapportée.

Le procès assoupi en 1641 se réveilla en 1613. Il fut précédé d’une plainte particulière de Renaudot contre Gui Patin, lequel l’avait traité dans quelque préface latine avec sa bonne grâce ordinaire (nebulo, blatero, toujours le fripon et le polisson). Gui Patin plaida sa propre cause aux Requêtes de l’Hôtel (14 août 1612), en présence, dit-il, de quatre mille personnes :

Je n’avais rien écrit de mon plaidoyer et parlai sur-le-champ par cœur près de sept quarts d’heure : j’avais depuis commencé à le réduire par écrit, mais tant d’autres empêchements me sont intervenus que j’ai été obligé de l’abandonner. Je n’en ai que trois pages d’écrites, et il y en aura plus de quinze.

Dans ce plaidoyer qui était plus comique que sérieux, plus macaronique que français, et « qui appartenait mieux à un Hôtel de Bourgogne qu’à un barreau », Gui Patin, tout en réitérant ses sarcasmes et ses moqueries, en tournant et retournant son adversaire, et en faisant rire la galerie, déclara pourtant, à ce qu’assure Renaudot, qu’il avait entendu parler d’un autre que de lui19. Mais quand le roi fut mort et qu’on fut sous la bonne régente, la Faculté jugea que le moment était venu d’avoir raison du Gazetier que Richelieu n’était plus là pour protéger. Renaudot, qui ne s’oubliait pas, adressa une Requête à la reine en faveur des pauvres malades de ce royaume, dans laquelle il renouvelait son projet d’un grand hôtel central à établir pour les consultations charitables et gratuites. Gui Patin fit ou inspira un pamphlet pour critiquer et mettre en pièces cette Requête ; et Renaudot de nouveau riposta, en attendant que l’affaire fût jugée devant le Parlement.

Il y a dans toute cette querelle, et dans le fatras d’écritures qu’elle produisit, des choses fort curieuses et pour l’histoire de la médecine et pour l’histoire des journaux en France. On y voit que Renaudot, depuis l’année 1634 ou 1635, tenait tous les mardis de chaque semaine une séance de consultations gratuites dans sa maison : il y assemblait, à cet effet, plusieurs médecins, la plupart étrangers comme lui et de la faculté de Montpellier. Cependant la faculté de Paris ne voulut pas être en reste, et, dans une affiche portant décision du 27 mars 1639, mais qui ne fut placardée que bien des mois après, on lut :

Les doyen et docteurs de la faculté de médecine font savoir à tous malades et affligés, de quelque maladie que ce soit, qu’ils se pourront trouver à leur collège, rue de la Bûcherie, tous les samedis de chaque semaine, pour être visités charitablement par les médecins députés à ce faire, lesquels se trouveront audit collège ; et ce depuis les dix heures du matin jusques à midi, pour leur donner avis et conseil sur leurs maladies et ordonner remèdes convenables pour leur soulagement.

 Une autre annonce plus complète de bienfaisance commençant par ces mots : Jésus Maria, fut promulguée et lue dans les prônes le jour de Pâques 1641, en des termes tout conformes à la dévotion chrétienne. Il y était dit que cette espèce de consultation et de clinique gratuite devait se tenir tous les samedis à l’issue de la messe qui se célébrait chaque semaine en la chapelle de la Faculté, et après laquelle on réciterait désormais les Litanies de la Vierge et l’on invoquerait particulièrement les saints et saintes qui de leur vivant, par profession ou par charité, avaient exercé et pratiqué la médecine. On devait cette fois non seulement donner des avis, mais fournir des médicaments et remèdes gratis, selon les petits moyens de la Faculté. Renaudot prétendait que c’était là une imitation et une émulation de l’école de Paris qui s’était piquée d’honneur sur son exemple, et qui profitait de son idée charitable. Il remarquait malignement que les quatre docteurs, spécialement préposés pour ce service gratuit du samedi, recevaient chacun trente sous des deniers de la Faculté. La Faculté, au contraire, protestait contre toute idée d’imitation et soutenait que, dans cet essai de bonne œuvre publique, elle n’avait eu à s’inspirer que d’elle-même et de son amour du bien. Toutes ces discussions, où le mot de charité revenait sans cesse, ne se passaient point sans grand renfort d’invectives des deux parts et d’injures infamantes.

L’insulte de gazetier était la plus fréquente que les défenseurs de la Faculté adressassent à Renaudot : et ici Gui Patin, emporté par sa passion, était des plus inconséquents. Lui qui, dans sa malice curieuse et son amour des nouvelles, était homme à inventer les gazettes et chroniques, si un autre ne les eût inventées, il en faisait presque à Renaudot un crime d’État.

Je vous confesse, disait-on au nom de la Faculté, que vos gazettes vous font reconnaître pour un Gazetier, c’est-à-dire un écrivain de narrations autant fausses que vraies. Il vous eût été plus honorable de prendre la qualité d’historiographe, puisque Lucien veut et démontre qu’il appartient plutôt aux médecins à décrire les histoires qu’à d’autres.

Mais Renaudot n’était pas facile à émouvoir sur ce point ; il croyait à l’utilité de ses diverses innovations et de ses établissements, à celle de sa Gazette entre autres, et il s’en faisait gloire :

Mon introduction des Gazettes en France, écrivait-il en 1641, contre lesquelles l’ignorance et l’orgueil, vos qualités inséparables, vous font user de plus de mépris, est une des inventions de laquelle j’aurais plus de sujet de me glorifier si j’étais capable de quelque vanité ; et ma modestie est désormais plus empêchée à récuser l’applaudissement presque universel de ceux qui s’étonnent que mon style ait pu suffire à tant écrire à tout le monde déjà par l’espace de dix ans, le plus souvent du soir au matin, et des matières si différentes et si épineuses comme est l’histoire de ce qui se passe au même temps que je l’écris, que je n’ai été autrefois en peine de me défendre du blâme auquel toutes les nouveautés sont sujettes.

Ce premier en date de nos journalistes a la phrase un peu longue ; pardonnons à l’enfance de l’art. En 1644, quand la réaction contre Richelieu se prononce, on veut faire un crime à Renaudot d’avoir enregistré tous les actes de ce grand ministre, et ceux mêmes qui pouvaient être personnellement désagréables à la reine ; on lui reproche notamment certain article du 4 juin 1633, qui lui avait été envoyé le matin même de la publication par le cardinal de la part du roi. À toutes ces accusations Renaudot n’a qu’une réponse : c’est qu’en ce qui s’est passé depuis plus de dix ans dans les affaires d’État, sa plume n’a été que la greffière, il a obéi parce que tout le monde obéissait, et que c’était son devoir plus spécialement encore qu’à tout autre. Il nous apprend qu’il avait pour collaborateur le roi lui-même : « Chacun sait que le roi défunt ne lisait pas seulement mes Gazettes, et n’y souffrait pas le moindre défaut, mais qu’il m’envoyait presque ordinairement des mémoires pour y employer. » Quand le roi était éloigné de Paris, il envoyait des courriers d’un bout du royaume à l’autre, à lui Renaudot, pour lui faire savoir ce qu’il devait insérer ; et plus d’une fois, lorsque le courrier de Paris qui était porteur de la Gazette éprouvait quelque retard, il arriva que le roi témoigna son impatience. Voilà les réponses de Renaudot à ses calomniateurs auprès de la reine mère. Il en résulte qu’à toutes les inventions et fondations de Richelieu, faites en vue de centraliser la puissance, il faut ajouter cette naissante invention de la Gazette, le premier et le seul organe alors d’une publicité régulière. L’idée d’un Moniteur remonte à Richelieu, et Renaudot en comprenait la portée. En combinant cette idée avec tous les autres moyens d’information centrale et de publicité dont a hérité toute la presse, il demeure pour tous un ancêtre commun.

Maintenant on trouverait bien des grossièretés ou des inconséquences dans ces factums contradictoires ; je laisse les grossièretés et ne touche qu’aux inconséquences. Renaudot, pour se défendre contre les médecins de la Faculté, s’allie à leurs grands ennemis le-apothicaires ; il fait de justes réserves en faveur de la chimie, que les médecins du bord de Gui Patin dédaignaient trop ; il relève dans le Codex medicamentarius quelques bévues qui prêtaient à rire aux moindres apprentis en pharmacie. Mais, d’autre part, il veut que l’on continue de faire des ordonnances en latin, à grand appareil, ce qui est peu raisonnable et peu d’accord avec son idée de vulgarisation des choses utiles. D’un autre côté, les médecins qui sont entrés dans la voie de Guybert, dans la voie du médecin charitable et populaire (et Gui Patin semble quelquefois de ceux-là), continuent de parler comme les membres d’une corporation d’initiés. Ils commencent leur Défense par ces mots sacramentels : « Aristote nous apprend » Ils reprochent à Renaudot d’avoir voulu faire d’une salle de fripiers et usuriers (allusion à son mont-de-piété), d’une boutique de journal, « une synagogue de médecins », et concluent que chacun des médecins de Paris a le droit de prendre la verge à la main pour chasser ces profanateurs.

On était sous la régence ; Richelieu n’était plus là pour protéger le pauvre Renaudot, et le Parlement avait peu de goût pour les créatures du défunt cardinal. Renaudot-perdit son procès. Gui Patin en triomphe, et avec une sorte de joie cruelle ; ses lettres de 1644 sont toutes pleines de ses bulletins de victoire :

Je vous dirai, écrit-il à Spon (mars), qu’enfin le Gazetier, après avoir été condamné au Châtelet, l’a été aussi à la Cour, mais fort solennellement, par un arrêt d’audience publique prononcé par M. le premier président (1er mars). Cinq avocats y ont été ouïs, savoir celui du Gazetier, celui de ses enfants, celui qui a plaidé pour les médecins de Montpellier, qui étaient ici ses adhérents, celui qui plaidait pour notre faculté, et celui qui est intervenu en notre cause de la part du recteur de l’Université. Notre doyen a aussi harangué en latin, en présence du plus beau monde de Paris. Enfin M. l’avocat général Talon donna ses conclusions par un plaidoyer de trois quarts d’heure, plein d’éloquence, de beaux passages bien triés et de bonnes raisons, et conclut que le Gazetier ni ses adhérents n’avaient nul droit de faire la médecine à Paris, de quelque université qu’ils fussent docteurs, s’ils n’étaient approuvés de notre faculté, ou des médecins du roi ou de quelque prince du sang, servant actuellement. Puis après il demanda justice à la Cour pour les usures du Gazetier et pour tant d’autres métiers dont il se mêle, qui sont défendus. La Cour, suivant ses conclusions, confirma la sentence du Châtelet, ordonna que le Gazetier cesserait toutes ses conférences et consultations charitables, tous ses prêts sur gages et vilains négoces, et même sa chimie, de peur, ce dit M. Talon, que cet homme qui a tant d’envie d’en avoir par droit et sans droit, n’ait enfin envie d’y faire la fausse monnaie 20.

On voit à quel point le Parlement et les gens du roi entraient avant et prenaient parti dans ces guerres des corps contre les libres survenants.

L’impitoyable Faculté poussa la rigueur au sein du triomphe, et voyant son ennemi à bas, jusqu’à ne point pardonner à ses deux fils et à leur refuser le bonnet, « après lequel ils attendent depuis quatre ans, dit Gui Patin, et attendront encore ». Et, débordant sur ce sujet, cet homme d’école s’écrie dans un dernier accès de fierté et de superbe plus doctorale que philosophique :

Tous les hommes particuliers meurent, mais les compagnies ne meurent point. Le plus puissant homme qui ait été depuis cent ans en Europe sans avoir la tête couronnée, a été le cardinal de Richelieu : il a fait trembler toute la terre ; il a fait peur à Rome, il a rudement traité et secoué le roi d’Espagne, et néanmoins il n’a pu faire recevoir dans notre compagnie les deux fils du Gazetier qui étaient licenciés et qui ne seront de longtemps docteurs.

J’ai à peine, dans tout ce qui précède, donne idée de Gui Patin, qui n’est nullement un homme tout d’une pièce ni un esprit d’une seule venue. On a pu seulement comprendre que, tout en étant instruit et d’un sens commun vigoureux, il n’était pas un homme éclairé à proprement parler. Son humeur, ses rancunes, ses préventions, ses préjugés de corps, de classe, de pays et de quartier viennent à tout moment interrompre ses parties saines et bigarrer, en quelque sorte, ses fortes et brusques qualités. Mais, tout en paraissant un grand original, il n’est pas seul de son espèce ; il n’est qu’un exemple plus saillant et plus en relief d’une inconséquence bourgeoise et de classe moyenne, qui est curieuse à étudier en lui. Je n’ai fait qu’entamer ce que j’ai là-dessus à dire.