(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gabrielle d’Estrées. Portraits des personnages français les plus illustres du XVIe siècle, recueil publié avec notices par M. Niel. » pp. 394-412

Gabrielle d’Estrées.
Portraits des personnages français les plus illustres du XVIe siècle, recueil publié avec notices par M. Niel.

M. Niel, bibliothécaire au ministère de l’Intérieur et amateur éclairé des arts et de l’histoire, publie depuis 1848 une suite de portraits ou crayons des personnages célèbres du xvie  siècle, rois, reines, maîtresses de rois, le tout formant déjà plus d’un volume in-folio. M. Niel s’est attaché dans sa collection à ne reproduire que ce qu’il y a de plus authentique et de tout à fait original, et il s’en est tenu à une seule espèce d’images, à celles qui sont dessinées aux crayons de diverses couleurs par les artistes du xvie  siècle : « On désignait alors par le nom de crayons, dit-il, certains portraits sur papier exécutés à la sanguine, à la pierre noire et au crayon blanc ; teintés et touchés de manière à produire l’effet de la peinture elle-même. » Ces dessins fidèlement reproduits, et où la teinte rouge domine, sont dus primitivement la plupart à des artistes inconnus, mais qui semblent être de la pure lignée française. On dirait d’humbles compagnons et suivants de nos chroniqueurs, et qui ne songent en leurs traits rapides qu’à saisir les physionomies telles qu’ils les voient, avec vérité et candeur ; la seule ressemblance les occupe ; les imitations étrangères ne les atteignent pas. Au reste, M. Niel n’a pas voulu traiter encore les questions délicates d’art et d’école que cet ordre de dessins soulève : il n’a fait que les indiquer dans son avant-propos, réservant ce sujet pour une époque plus avancée de sa publication, lorsque les pièces seront rassemblées en grand nombre et qu’il en ressortira plus de lumière. En attendant, ce sont des faits et des témoins qui prennent leur rang, des personnages qui passent sous nos yeux et s’animent. François Ier ouvre la marche avec ses épouses obscures, et avec l’une au moins de ses maîtresses brillantes, la comtesse de Châteaubriant. Henri II succède, donnant la main à Catherine de Médicis et à Diane de Poitiers. On y voit Marie Stuart, jeune, avant son veuvage et après. En général, les hommes gagnent à cette reproduction par le trait, tandis qu’avec les femmes il faut quelque effort d’imagination pour y ressaisir leur délicatesse et leur fleur de beauté. Charles IX, âgé de douze ans, et ensuite de dix-huit à vingt, y est vivant et pris sur nature. Henri IV nous y est rendu plus jeune et plus frais qu’on n’est accoutumé de le voir : c’est un Henri de Navarre tout nouveau et avant la barbe grise. Sa première femme, Marguerite de France, y est pourtraite à sa belle heure ; mais elle est tellement masquée par sa toilette et engoncée dans sa fraise, qu’on a besoin de savoir tout son charme pour être sûr que cette figure pouparde n’en manquait pas. Gabrielle d’Estrées qui est à côté, toute raide et comme emprisonnée dans sa riche toilette, a besoin aussi de quelque explication et de réflexion pour paraître ce qu’elle fut : les témoignages de la notice viennent en aide au portrait. M. Niel accompagne, en effet, les portraits de ses personnages de notices faites avec érudition et curiosité ; et, puisque j’ai nommé Gabrielle d’Estrées, on me permettra de détacher cette gracieuse figure, et, à mon tour, d’en reprendre à la plume le dessin, en profitant de tout ce que M. Niel a fait pour l’éclairer historiquement.

Parmi les noms amoureux et chéris, Gabrielle d’Estrées est devenue un des plus populaires ; elle l’était peu en son temps, et, bien qu’elle fût aussi aimée, aussi bien vue en cour qu’une femme dans sa position pouvait l’être, elle n’avait pas également la voix de la bourgeoisie de Paris et du peuple. Il lui est arrivé après plus d’un siècle comme à Sully ; quelque chose de la popularité de Henri IV a rejailli sur elle, et l’on s’est mis à la célébrer dans une légende quelque peu romanesque et complaisante, mais qui n’est trompeuse qu’à demi.

On ne sait pas bien la date de sa naissance, ni par conséquent l’âge qu’elle avait lorsqu’elle mourut si subitement à la fleur encore de la jeunesse et dans tout l’éclat de sa beauté. M. Niel la suppose née vers 1571 ou 1572, ce qui lui donnerait vingt-huit ans à l’époque de sa mort. Elle était fille d’une mère peu estimable et sortait d’une race galante de laquelle on n’a pas trop dit. Nous sommes ici dans l’école la plus opposée à celle d’Anne de Bretagne et de Mme de Maintenon, si l’on se souvient de la classification de Roederer.  Gabrielle était la cinquième de six filles qui firent toutes parler d’elles. Elle avait pour frère le marquis de Cœuvres, depuis maréchal d’Estrées, esprit des plus fins, des plus déliés, et des plus habilement intrigants à la Cour, et qui fit souche de guerriers et de négociateurs illustres. Elle avait pour sœur une abbesse de Maubuisson dont les déportements ont été célèbres. Gabrielle était entre les deux ; elle paraît n’avoir pas eu tout l’esprit de son frère, et elle n’eut pas non plus (tant s’en faut) le dérèglement de cette sœur. Le sang de sa mère en elle se tempérait de sentiments plus doux et plus tendres qui lui composaient une sorte d’honneur. Il ne faut pas trop chercher à approfondir ses premières années ni tout ce qui précède sa relation avec Henri IV69. Ce prince la connut en Picardie vers 1591, dans ces années où il guerroyait aux environs de Rouen et de Paris. Il s’était fait à Mantes comme une petite capitale, et de là il s’échappait quelquefois vers Mlle d’Estrées pour se distraire, ou bien il décidait son père à l’amener à Mantes. La foule pourtant les y gênait. Bellegarde qui le premier avait fait faire au roi la connaissance de Gabrielle ne fut pas longtemps à s’en repentirg. Ces rivalités et ces jalousies de serviteur à maître ont été assez bien rendues dans l’Histoire des amours de Henri IV, composée par une personne et un témoin du plus haut rangh, Mlle de Guise, depuis princesse de Conti, qui a trouvé par avance dans ce petit écrit quelques-unes des touches que Mme de La Fayette mettra plus tard à raconter les amours de Madame.

La passion de Henri IV pour Gabrielle passa par différentes phases, et, au début, elle semble n’avoir rien eu que d’assez vulgaire. Pour émanciper la fille de M. d’Estrées, le roi jugea qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de la marier à un gentilhomme de Picardie, M. de Liancourt. On assure qu’il avait promis de la venir délivrer avant la fin de la journée des noces, et il ne vint pas. Les poètes du temps ont fait sur ce mariage forcé des vers imprimés sous Henri IV, et qui ne sont pas plus indélicats que ceux qu’on adressait cinquante ans auparavant à Diane de Poitiers, ou que ceux qu’on adressera un siècle et demi après à Mme de Pompadour. Ces poètes, en essayant de traduire les sentiments de Gabrielle, ne craignent pas d’employer les mots de chasteté et de pudeur, qui, dans leur langage, ne tirent pas à conséquence. Le mariage, du reste, eut peu de suite, et le roi, dès qu’il le put, se hâta de le faire régulièrement casser. Il reconnut et légitima les trois enfants qu’il eut successivement de Mme de Liancourt ; la race des Vendôme en sortit, race vaillante et dissolue, et qui revint par trop de côtés à la fois aux exemples originels, aux débordements comme aux prouesses.

Tant que Henri IV avait été hors de Paris, faisant la guerre pour reconquérir son royaume, ses amours avec Gabrielle n’avaient pas été affaire d’État : c’était tout si les fidèles serviteurs et compagnons du roi pouvaient se plaindre qu’il prolongeât trop volontiers les expéditions et sièges aux environs des lieux où était sa maîtresse. Mais lorsque Henri eut fait son entrée à Paris et fut devenu le roi de tous, les détails de sa conduite prirent plus d’importance, et Mme de Liancourt occupa les Parisiens. L’Estoile, qui est l’écho des propos de la bourgeoisie et des honnêtes gens de la robe, remarque que, le mardi 13 septembre 1594, le roi vint se promener à la dérobée à Paris et s’en retourna le lendemain seul, avec Mme de Liancourt dans son coche, à Saint-Germain-en-Laye. À l’entrée solennelle qui se fit le 15 septembre aux flambeaux, il était huit heures du soir quand le roi à cheval passa sur le pont Notre-Dame, accompagné d’un gros de cavalerie et entouré d’une magnifique noblesse :

Lui avec un visage fort riant, et content de voir tout ce peuple crier si allègrement Vive le roi ! avait presque toujours son chapeau au poing, principalement pour saluer les dames et damoiselles qui étaient aux fenêtres Mme de Liancourt marchait un peu devant lui, dans une litière magnifique toute découverte, chargée de tant de perles et de pierreries si reluisantes qu’elles offusquaient la lueur des flambeaux ; et avait une robe de satin noir, toute houppée de blanc.

Ainsi, dès cette entrée de Henri IV, aux premiers jours de sa capitale reconquise, Gabrielle était presque sur le pied de reine et en affectait déjà, ou du moins s’en laissait donner l’attitude.

Pour que cette position de Gabrielle pût se maintenir ainsi pendant plus de quatre ans sans déchoir et en gagnant même chaque jour, il fallait qu’il y eût véritablement un interrègne conjugal. La reine Marguerite, première femme de Henri, ne l’était plus, en effet, que de nom ; reléguée en Auvergne dans sa résidence d’Usson, il semblait qu’il ne s’agissait que de régler avec elle les formes de son consentement pour délier à l’amiable une union qui avait été si mal assortie et si peu observée des deux parts. Henri IV était donc ouvertement veuf pendant ces années ; il n’y manquait que la déclaration authentique qui, depuis sa conversion, ne pouvait se faire bien attendre. Il n’y avait point de reine. C’est à cette condition seulement que le rang de Gabrielle à la Cour avait une excuse spécieuse, une couleur. Elle tenait un intervalle, car bien peu pouvaient admettre qu’elle aspirât à occuper la place même.

Cependant son crédit gagnait toujours ; le roi s’attachait à elle par l’habitude et avec les années ; à chaque nouvel enfant qu’elle lui donnait, elle faisait un pas. Elle quitta ce nom de Liancourt, et devint marquise de Montceaux vers mars 1595, puis duchesse de Beaufort en juillet 1596. On l’appelait madame la marquise tout court, puis madame la duchesse tout court également. C’étaient des degrés par lesquels elle s’acheminait à devenir plus encore.

Le premier président Groulard du parlement de Normandie, dans ses curieux Mémoires, nous a montré à quel point elle était véritablement traitée par Henri IV en princesse, et présentée dès 1596 aux plus graves magistrats comme une personne à qui l’on devait hommage :

Le jeudi 10 octobre 1596, Mme la marquise de Montceaux arriva à Rouen, logea à Saint-Ouen en la chambre dessus celle du roi.  Le vendredi 11, je la fus saluer, et le dimanche encore après, en ayant eu commandement du roi par les sieurs de Sainte-Marie-du-Mont et de Feuquerolles.

Henri IV venait tenir à Rouen l’Assemblée des notables. Il y fit cette harangue célèbre si adroite, si brusque, si militaire, et qui réussit tant auprès de ceux qui l’entendirent, sans avoir d’ailleurs d’autre effet :

Je ne vous ai point appelés comme faisaient mes prédécesseurs, pour vous faire approuver mes volontés : je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre ; bref, pour me mettre en tutelle entre vos mains : envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux. Mais la violente amour que j’apporte à mes sujets, etc.

Il fit cette harangue à Saint-Ouen dans la salle de sa maison, et voulut avoir l’avis de madame la marquise, qui, pour l’entendre, se tint cachée derrière une tapisserie :

Le roi, dit L’Estoile, lui en demanda donc ce qui lui en semblait ; auquel elle fit réponse que jamais elle n’avait ouï mieux dire : seulement s’était-elle étonnée de ce qu’il avait parlé de se mettre en tutelle : « Ventre-saint-gris, lui répondit le roi, il est vrai ; mais je l’entends avec mon épée au côté. »

Ce fut en ce séjour à Rouen, dans le monastère de Saint-Ouen, que la marquise accoucha d’une fille dont le baptême se célébra avec toutes les cérémonies qui s’observent au baptême des Enfants de France.

Deux ans après (juillet 1598), le président Groulard, mandé par le roi, le vint trouver à Saint-Germain, puis à Paris et à Montceaux, qui était la résidence favorite de Gabrielle. Le roi, après le souper, « me fit faire, nous dit le magistrat, deux tours de la longue allée, tenant d’une main madame la duchesse, et j’étais de l’autre ». Il entretint dans la soirée le président de la résolution formelle où il était de faire prononcer sa séparation d’avec sa femme la reine Marguerite, et de contracter un autre mariage incontinent après.

Si le président Groulard nous montre Gabrielle traitée et présentée à l’avance presque en reine par le roi dans ses voyages et ses résidences, L’Estoile nous la fait voir considérée sous un tout autre aspect par le peuple et les habitants de Paris. Les premières années qui suivirent l’entrée de Henri IV dans sa capitale ne furent pas aussi sereines qu’on se le figure. Après les premiers instants de joie et les cris de délivrance, les craintes reprirent vite le dessus. La guerre civile s’éteignant, la lutte avec l’Espagne continuait de s’acharner au cœur du royaume, dans les provinces même voisines de Paris. Dès la fin de la première année (1594), la tentative d’assassinat de Châtel prouvait aux bons citoyens que le fanatisme veillait toujours. Des saisons funestes, des pluies calamiteuses, des maladies et des contagions se joignirent pour accumuler les tristes présages, pour inquiéter et noircir les imaginations. En contraste avec ces misères présentes, on mettait involontairement les ballets de cour, les mascarades et collations où les femmes chargées de pierreries faisaient assaut de luxe, et où Gabrielle donnait le ton :

Le samedi 12 novembre (1594), écrivait L’Estoile, on me fit voir un mouchoir qu’un brodeur de Paris venait d’achever pour Mme de Liancourt, laquelle le devait porter le lendemain à un ballet, et en avait arrêté de prix avec lui à dix-neuf cents écus, qu’elle lui devait payer comptant.

Les aperçus que donne L’Estoile sur les parures et toilettes de Gabrielle ne sont point exagérés. On a publié, il y a quelques années70, une notice historique sur l’Inventaire des biens meubles de Gabrielle d’Estrées, inventaire dont le manuscrit est conservé aux Archives impériales : rien n’égale la richesse, la somptuosité et les recherches d’art et de magnificence dont s’environnait Gabrielle tant dans son ameublement que sur sa personne. Quand elle était en habit de cheval, elle aimait la couleur verte :

Le vendredi 17 mars (1595), dit L’Estoile, il fit un grand tonnerre à Paris avec éclairs et tempête, pendant laquelle le roi était à la campagne, qui chassait autour de Paris avec sa Gabrielle, nouvellement marquise de Montceaux, côte à côte du roi qui lui tenait la main. Elle était à cheval, montée en homme, tout habillée de vert, et rentra à Paris avec lui en cet équipage.

Or, dans l’inventaire de la garde-robe de Gabrielle, on lit la description de cet élégant habit de cheval, qui donne idée de ce que pouvait être celui dont L’Estoile a été frappé :

Un capot et une devantière pour porter à cheval, de satin couleur de zizolin, en broderie d’argent avec du passement d’argent mis en bâtons rompus ; dessus des passepoils de satin vert. Le capot doublé de satin vert gaufréi, et dessus le rebras des boutonnières en broderie d’argent. Et ladite devantière doublée de taffetas couleur de zizolin, avec le chapeau de taffetas aussi couleur de zizolin, garni d’argent, prisé deux cents écus.

Au baptême du fils du connétable, où le roi était parrain (mars 1597), la marquise assistait, magnifiquement parée et tout habillée de vert également ; mais le roi s’amusa à contrôler sa coiffure, lui disant qu’elle n’avait pas assez de brillants dans les cheveux : « elle n’en avait que douze, et on disait qu’il lui en fallait quinze ».

Le genre de beauté de Gabrielle une fois attesté par l’impression générale, on peut s’en rendre compte d’après ses portraits et le conclure encore plus que l’y voir à travers la raideur qui n’est que dans l’image, et sous la parure qui de loin la surcharge un peu. Elle était blanche et blonde ; elle avait les cheveux blonds et d’or fin, relevés en masse ou mi-crêpés par les bords, le front beau, l’entrœil (comme on disait alors) large et noble, le nez droit et régulier, la bouche petite, souriante et pourprine, la physionomie engageante et tendre, un charme répandu sur les contours. Ses yeux étaient de couleur bleue et d’un mouvement prompt, doux et clairs. Elle était complètement femme dans ses goûts, dans ses ambitions, dans ses défauts mêmes.

D’un esprit gentil et gracieux, elle avait surtout un naturel parfait, rien de savant ; le seul livre qu’on ait trouvé dans sa bibliothèque était son livre d’Heures71.

Sans s’occuper précisément de politique, elle avait du sens, et, lorsque son cœur l’avertissait, elle entendait certaines choses avec promptitude. Un jour (mars 1597), le roi, après dîner, était allé chez sa sœur Madame Catherine, qui était malade. Madame était restée protestante ; on se mit pour la distraire à jouer du luth et à chanter un psaume, selon la mode des calvinistes. Le roi, sans y songer, commençait à faire sa partie dans le concert et à psalmodier avec les autres ; mais Gabrielle, qui était près de lui et qui songeait à ce que pouvait devenir une telle imprudence défigurée par la malignité, lui mit aussitôt la main sur la bouche en le suppliant de ne plus chanter ; ce qu’elle obtint.

Malgré tout, malgré le soin qu’elle mettait à se concilier le peuple de Paris, elle avait peine à réussir ; et lorsqu’on apprit subitement, au milieu des fêtes de la mi-carême (12 mars 1597), qu’Amiens venait d’être surpris par les Espagnols, l’indignation fut grande dans la ville. Henri IV, se retournant vers la marquise qui pleurait, lui dit : « Ma maîtresse, il faut quitter nos armes et monter à cheval pour faire une autre guerre. » Et il partit pour réparer cet échec à force de diligence et de courage. Il est à remarquer que Gabrielle quitta Paris une heure avant lui en litière, ne s’y sentant pas assurée du moment que le roi était dehors. On lui en voulait d’avoir distrait le roi de ses affaires et de l’avoir endormi dans les plaisirs. Il y avait contre elle à Paris, après cette prise d’Amiens, quelque chose de ce qu’il y aura contre Mme de Pompadour après Rossbach, contre Mme de Châteauroux à Metz.

Sully a beaucoup parlé de Gabrielle dans ses Mémoires, et les pages en ont été fort commentées. Je ne trouve pas qu’on ait rendu assez de justice à ce témoignage parfaitement désintéressé de Sully. On lui a reproché d’avoir été assez rude et sévère pour elle, lorsqu’il lui avait eu, à l’origine, des obligations pour sa fortune. Mais, en admettant ces obligations, il serait singulier qu’un homme de bon sens et de ferme jugement, comme Sully, fût tenu d’affaiblir son opinion d’historien sur une femme, parce qu’elle lui aurait rendu quelques bons offices dans un intérêt tout personnel. Mettons notre pensée au point de vue du fidèle serviteur de Henri IV, sans rien y ajouter ni retrancher. Tant qu’il ne fut question pour le roi que d’avoir près de lui une amie, « une personne confidente pour lui pouvoir communiquer ses secrets et ses ennuis, et recevoir d’elle une familière et douce consolation », il n’eut aucune objection à faire. Un jour qu’il servait de guide et de conducteur à Gabrielle dans un voyage où elle allait retrouver le roi, il manqua d’arriver à la dame un grave accident de voiture dans le chemin. Sully, qui la croyait déjà morte, était, il le confesse, dans un grand embarras par rapport au roi. Pourtant il s’en consolait tout bas et prenait assez crûment son parti à la manière des vieux Gaulois, en se disant ou à peu près, comme dans le fabliau (je rends le sens, sinon les paroles) : « Après tout, ce n’est qu’une femme perdue, et il s’en retrouvera assez. » Je ne donne pas cette manière de sentir pour très délicate ni pour chevaleresque, mais elle est de Sully.

À Rennes (1598), quand le roi, qui songeait sérieusement à épouser Gabrielle, et qui, depuis quelque temps, voulait s’en ouvrir à Sully sans l’oser, s’arma à la fin de courage, et, emmenant son serviteur dans un jardin, le retint à causer durant près de trois heures d’horloge, on assiste à une conversation à la fois politique et des plus plaisantes. Henri commence en marquant son intention :

Allons nous promener, nous deux seuls, lui dit-il en lui prenant la main et passant familièrement, selon sa coutume, ses doigts entre les siens ; j’ai à vous entretenir longuement de choses dont j’ai été quatre fois tout près de vous parler ; mais toujours me sont survenues, en ces occasions, diverses fantaisies en l’esprit qui m’en ont empêché. À présent je m’y suis résolu.

Il n’arrive pourtant au sujet même qu’après une demi-heure au moins, durant laquelle il parle encore d’autres affaires : après quoi venant au point indiqué, y venant par de nouveaux circuits, énumérant ses fatigues et les peines qu’il s’est données pour parvenir au trône et pour rétablir l’État, il montre que tout cela n’est rien encore et n’aboutira à rien de solide et de durable, s’il ne se procure des héritiers. Mais, cette nécessité des héritiers admise et le divorce avec la reine Marguerite étant aussi chose convenue et déjà ménagée en secret auprès du pape, quelle femme prendre et de qui faire choix ? Ici Henri IV plaisante selon son usage, et mêle à sa consultation de roi ses saillies de Béarnais.

Pour lui, le plus grand des malheurs de la vie serait « d’avoir une femme laide, mauvaise et despote. Que si l’on obtenait des femmes par souhait, afin de ne me repentir point d’un si hasardeux marché, ajoute-t-il, j’en aurais une, laquelle aurait, entre autres bonnes parties, sept conditions principales, à savoir : beauté en la personne, pudicité en la vie, complaisance en l’humeur, habileté en esprit, fécondité en génération, éminence en extraction, et grands États en possession. Mais je crois, mon ami, que cette femme est morte, voire peut-être n’est pas encore née ni prête à naître ; et partant, voyons un peu ensemble quelles filles ou femmes dont nous avons ouï parler seraient à désirer pour moi, soit dehors, soit dedans le royaume ».

Cela posé, il énumère et parcourt la liste de toutes les personnes royales et d’extraction souveraine qui sont à marier ; il épuise, comme on dirait, l’Almanach de Gotha de son temps, distribuant à droite et à gauche des lardons et voyant à toutes des impossibilités. Au-dedans du royaume, il cherche encore parmi les princesses ; il nomme sa nièce de Guise, sa cousine de Rohan, la fille de sa cousine de Conti ; à toutes il trouve des inconvénients encore, et conclut à la normande en disant :

Mais quand elles m’agréeraient toutes, qui est-ce qui m’assurera que j’y rencontrerai conjointement les trois principales conditions que j’y désire, et sans lesquelles je ne voudrais point de femme : à savoir qu’elles me feront des fils, qu’elles seront d’humeur douce et complaisante, et d’esprit habile pour me soulager aux affaires sédentaires et pour bien régir mon État et mes enfants, s’il venait faute de moi avant qu’ils eussent âge ?…

Sully n’est pas dupe de cette espèce de consultation de Panurge, et il le fait sentir au roi :

Mais quoi ? Sire, lui répond-il, que vous plaît-il d’entendre partant d’affirmatives et de négatives, desquelles je ne saurais conclure autre chose, sinon que vous désirez bien être marié, mais que vous ne trouvez point de femmes en terre qui vous soient propres ? tellement qu’à ce compte il faudrait implorer l’aide du ciel afin qu’il fît rajeunir la reine d’Angleterre, et ressusciter Marguerite de Flandre, Mlle de Bourgogne, Jeanne la Folle, Anne de Bretagne et Marie Stuart, toutes riches héritières, afin de vous en mettre au choix.

Et se faisant gausseur à son tour, il propose pour dernier moyen de faire publier par tout le royaume « que tous les pères, mères ou tuteurs qui auraient de belles filles de haute taille, de dix-sept à vingt-cinq ans, eussent à les amener à Paris, afin que sur icelles le roi élût pour femme celle qui plus lui agréerait ». Et il poursuit en détail ce conseil gaillard avec toutes sortes d’enjolivements. Bref, le roi insistant toujours sur ces trois conditions dont il veut être sûr à l’avance, que la femme en question soit belle, qu’elle soit d’humeur douce et complaisante, et qu’elle lui fasse des fils, Sully, de son côté, tenant bon et se retranchant à dire qu’il n’en connaît pas avec certitude de telles, et qu’il faudrait en avoir fait l’essai au préalable pour savoir ces choses, Henri finit par livrer son mot, le mot du cœur : « Et que direz-vous si je vous en nomme une ? » Sully fait l’étonné et n’a garde de deviner ; il n’a pas assez d’esprit pour cela, assure-t-il.  « Ô la fine bête que vous êtes ! dit le roi. Mais je vois bien où vous en voulez venir en faisant ainsi le niais et l’ignorant, c’est en intention de me la faire nommer, et je le ferai. » Et il nomme sa maîtresse Gabrielle comme réunissant évidemment les trois conditions : « Non que pour cela, ajoute-t-il un peu honteusement et en faisant retraite à demi, non que je veuille dire que j’aie pensé à l’épouser, mais seulement pour savoir ce que vous en diriez, si, faute d’autre, cela me venait quelque jour en fantaisie. » On voit quelle vive et vraie conversation il s’est tenu entre le roi et Sully dans ce jardin à Rennes ; il n’y a manqué pour faire une excellente scène de comédie historique que d’avoir été racontée par les secrétaires un peu plus légèrement.

À quelque temps de là, à l’occasion du baptême de l’un des fils de Gabrielle qu’on veut faire traiter en tout comme un Enfant de France, Sully qui s’y oppose à l’article du paiement, et qui dit tout haut : « Il n’y a point d’Enfant de France ! » s’attire une querelle très vive avec la mère. On a toute cette scène également racontée avec détail, la réconciliation que Henri IV veut ménager entre son ministre et sa maîtresse, et qui ne fait qu’amener de la part de celle-ci une explosion plus violente d’injures et de lamentations. Tout le discours qui, en cette occasion, est mis dans la bouche de Gabrielle, a l’air d’être extrêmement naturel, s’il n’est pas très relevé. Ces scènes, au reste, avec elle étaient rares ; elle était de ces femmes qui reposent et délassent ceux qui les aiment, bien loin d’engendrer les querelles.

Un historien du temps a très bien rendu ce caractère conciliant, adroit et facile, qui était une des puissances de Gabrielle, et c’est un correctif nécessaire à l’impression que laisserait, sans cela, le récit un peu aigre de Sully :

Le plaisir, dit l’historien Matthieu en parlant de cet amour de Henri IV, n’était pas le principal objet de ses affections, il en tirait du service au démêlement de plusieurs brouilleries dont la Cour n’est que trop féconde. Il lui fiait (à Gabrielle) les avis et rapports qu’on lui faisait de ses serviteurs, et, lui découvrant les blessures de son esprit, elle en apaisait incontinent la douleur, ne cessait que la cause n’en fût ôtée, l’offense adoucie et l’offensé content ; en sorte que la Cour confessait que cette grande faveur dangereuse à un sexe impérieux soutenait chacun et n’opprimait personne ; et plusieurs s’éjouissaient de la grandeur de sa fortune.

Les choses en étaient là. Le roi, qui venait d’être assez gravement malade à Montceaux, avait reçu d’elle des preuves d’affection entière. Au commencement de 1599 Gabrielle était, selon toute apparence, sur le point de devenir reine ; elle était enceinte de nouveau. Depuis qu’elle voyait croître ses espérances, elle se rendait de plus en plus courtoise et officieuse à tous, « tellement que ceux qui ne la voulaient pas aimer ne la pouvaient haïr ». C’est une merveille, confesse le satirique d’Aubigné lui-même, comment cette femme, « de laquelle l’extrême beauté ne sentait rien de lascif », a pu vivre plutôt en reine qu’en maîtresse tant d’années et avec si peu d’ennemis. Ce fut l’art et le charme de Gabrielle d’avoir su mettre dans cette existence plus qu’équivoque et si affichée une sorte de dignité et quelque air de décence. Pourtant elle avait des ennemis72, des rivales ; on parlait déjà de la jeune princesse de Florence, Marie de Médicis, pour la faire arriver au trône de France. Un jour, en voyant des portraits de princesses à marier, elle disait à d’Aubigné en la lui désignant : « Celle-ci me fait peur. » Et puis, tout n’était pas aussi gagné dans le cœur du roi qu’il le semblait. Ce roi, en effet, malgré son coin connu de fragilité, avait toujours en définitive, quand il l’avait fallu, sacrifié les plaisirs aux affaires, et il y avait en lui un ressort d’honneur qui pouvait, au dernier moment, triompher de son amour. C’est sans doute ce que voulait dire Sully lorsque, quittant Paris pour passer à Rosny la Semaine sainte de 1599, il disait à sa femme que la corde était bien tendue, et que le jeu serait beau si elle ne rompait, mais que le succès, selon lui, ne serait pas tel que se l’imaginaient certaines personnes. Il faut avoir l’esprit singulièrement fait pour voir dans cette parole de prudente et prévoyante observation de Sully l’indice qu’il pourrait bien avoir trempé dans l’empoisonnement supposé de Gabrielle, et il y aurait lieu, vraiment, de répéter ici avec Dreux du Radier : « C’est un soupçon punissable. »

On sait le reste. Gabrielle se sépara du roi, qui était à Fontainebleau, pour venir elle-même faire ses dévotions de la Semaine sainte à Paris. Elle y descendit dans la maison du financier italien Zamet, près de la Bastille. Le Jeudi saint, après le dîner, elle alla entendre les Ténèbres en musique au petit Saint-Antoine. Elle s’y trouva mal vers la fin de l’office, revint chez Zamet ; son mal augmentant, elle voulut sur l’heure quitter cette maison et être conduite au logis de sa tante, Mme de Sourdis, près du Louvre. Elle était en proie soit à des convulsions, soit à des attaques d’apoplexie qui la défigurèrent en quelques heures. On annonçait sa mort même avant qu’elle eût cessé de vivre. Elle expira dans la nuit du vendredi au samedi 9 ou 10 avril 1599. Le soupçon d’empoisonnement courut, et Gabrielle elle-même, dans ses étreintes de souffrance, en eut la pensée. Ce fut exactement comme pour Madame, duchesse d’Orléans. Après elle on n’en donna, mais aussi on n’en chercha aucune preuve. Il est impossible aujourd’hui de prononcer là-dessus avec certitude, même avec vraisemblance.

Henri IV fut désolé et paraissait devoir rester inconsolable. Il accourait de Fontainebleau à toute bride pour voir la malade, lorsque la nouvelle de la mort, qu’il apprit en chemin à Villejuif, le fit retourner à Fontainebleau. Il s’habilla de noir, et la Cour prit le deuil à son exemple. Il ne garda dans les premiers jours auprès de lui que ceux des courtisans qui avaient le plus connu Gabrielle, et avec qui il pouvait s’en entretenir. Quelques-uns toutefois se hasardèrent à lui faire entendre qu’au fond de cette perte il y avait une énorme difficulté politique de moins ; lui-même il sentait qu’il échappait à une faute. Sully survenant lui cita les Psaumes et lui parla du doigt de Dieu, dont la sagesse convertit souvent notre mal en bien ; il parlait en cela comme sentaient tous les bons Français, que la mort de cette pauvre femme tirait d’une inquiétude grave. Au compliment de condoléance que lui adressait sa sœur Madame Catherine, Henri IV répondait le 15 avril : « La racine de mon amour est morte, elle ne rejettera plus ; mais celle de mon amitié sera toujours verte pour vous, ma chère sœur. » Par malheur, ce ne fut pas tout à fait la vertu ici qui triompha de la passion. Peu de semaines après, Henri IV était repris d’un autre amour pour Henriette d’Entragues, et avant la fin de l’année il lui avait fait une promesse de mariage (1er octobre 1599). Les poètes, qui célébraient à l’envi le tombeau de Gabrielle et le deuil du royal survivant, n’avaient pas encore achevé de rimer leurs stances et complaintes, qu’il était ou semblait consolé.

Les diamants, pierreries et joyaux de Gabrielle, retenus par Henri IV qui désintéressa les héritiers, et devenus joyaux de la Couronne, furent donnés en présent, l’année suivante, à la jeune reine Marie de Médicis.

Les lettres qu’on a de Henri IV à Gabrielle ont l’air authentique : ce ne sont que des billets, mais qui ont leur grâce. En voici quelques traits :

Cette lettre est courte, afin que vous vous rendormiez après l’avoir lue.

Passer le mois d’avril absent de sa maîtresse, c’est ne vivre pas.

Je vous écris, mes chères amours, des pieds de votre peinture (de votre portrait), que j’adore seulement pour ce qu’elle est faite pour vous, non qu’elle vous ressemble. J’en puis être juge compétent, vous ayant peinte en toute perfection dans mon âme,  dans mon âme, dans mon cœur, dans mes yeux.

Mes chères amours, il faut dire vrai, nous nous aimons bien : certes, pour femme, il n’en est point de pareille à vous ; pour homme, nul ne m’égale à savoir bien aimer

Il est dommage qu’on puisse écrire de ces charmantes choses à plus d’une personne en si peu de temps : car les lettres à la marquise de Verneuil suivirent de près celles que j’indique, et leur ressemblent.

Henri IV envoie une fois des vers à Gabrielle ; ce sont les stances célèbres : Charmante Gabrielle Un littérateur belge73 a retrouvé dans un recueil manuscrit ancien le refrain : Cruelle départie Henri IV ou ses poètes n’auront donc fait qu’emprunter à une chanson en vogue ce refrain qu’affectionnait peut-être Gabrielle, et ils l’auront adapté à des couplets nouveaux. Hélas ! combien de fois la même chanson d’amour pourrait ainsi servir ! on n’y changerait que les noms.