(1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Joinville. — II. (Fin.) » pp. 513-532

II. (Fin.)

Je n’ai pas à suivre l’histoire de cette croisade de saint Louis, mais à y noter seulement quelques faits qui caractérisent le saint roi, son naïf historien et le siècle. Saint Louis, à peine à terre, dans sa foi en Dieu, dans sa ferveur à l’aveugle, voulait courir sus à un gros de Sarrasins qu’il voyait devant luit ; ses chevaliers et prud’hommes eurent à l’en empêcher. Les Sarrasins, dont le sultan était malade d’une maladie mortelle, ne recevant aucun ordre précis, s’effrayèrent, et, après quelques escarmouches de peu d’importance, ils abandonnèrent brusquement aux Français la cité de Damiette. Le seul malheur en ce premier moment fut qu’en quittant la place ils mirent le feu au bazar où étaient toutes les marchandises et ce qui se vend au poids : « Aussi advint-il de cette chose, dit Joinville, comme si quelqu’un demain mettait le feu, Dieu nous en garde ! au Petit-Pont de Paris. »

On est frappé, dans le récit que donne Joinville, et en y joignant les témoignages des autres contemporains, de l’absence totale de plan et de tactique des deux côtés, soit dans l’attaque, soit dans la défensive. Si Damiette avait tenu bon, on se demande ce que serait devenue tout d’abord cette multitude d’assaillants, guerriers ou pèlerins, débarqués avec femmes et enfants, et campant sur le rivage. Damiette s’étant rendue, saint Louis résolut d’y passer l’été (1249) pour attendre que le Nil fût diminué. Ce retard fut fatal, en ce que l’indiscipline, qui était inhérente à ces armées du Moyen Âge, se mit de plus en plus dans la sienne, et que ce temps d’inaction favorisa le désordre et les débauches, que le saint roi n’était pas maître de réprimer. « Les barons, qui auraient dû garder du leur pour le bien employer en temps et lieu, se prirent à donner les grands mangers et les outrageuses viandes » ; sans compter le reste. L’orgie commençait à une portée de petite pierre autour du pavillon royal. Cette armée de croisés avait trouvé Capoue dès le premier jour. Ici Joinville a des instincts d’historien : il sent qu’on ne peut rien comprendre à une expédition en Égypte si l’on n’a une idée du Nil, et il nous en fait au début une description qui est célèbre à la fois par quelques traits fidèles et par un mélange d’ignorance et de crédulité : « Il nous convient premièrement parler du fleuve qui vient d’Égypte et de Paradis terrestre » C’est ainsi que plus tard il parlera des Bédouins, et cette fois en des termes plus exacts ; et aussi des mamelouks, qui jouaient déjà un grand rôle à cette époque. Ces trois éléments, comme nous dirions, le Nil, les Bédouins, les mamelouks, sont essentiels à connaître pour se bien rendre compte de la constitution du pays, du désert et de la façon de le traverser, d’y guerroyer, enfin de la politique et des révolutions de palais. Mais tout cela se rencontre chez Joinville sans ordre ni méthode ; son récit marche comme cette guerre elle-même. On se décide, dès que la saison le permet, à se porter sur Babylone, c’est-à-dire Le Caire. On a à traverser un bras du Nil ou canal, et ce n’est point sans grand effort qu’on y parvient ; car les Sarrasins lancent le feu grégeois, et les tours en bois que construisent les croisés pour soutenir les travailleurs sont en danger d’être incendiées. Joinville avec d’autres est en sentinelle dans une de ces tours. Un soir, les Sarrasins lui lancent à plusieurs reprises le feu grégeois, qui avait quelque chose de magique et de diabolique à ses yeux comme aux yeux de tous ceux de l’Occident :

Toutes les fois que notre saint roi entendait qu’ils nous jetaient le feu grégeois, il se dressait en son lit et tendait les mains vers Notre Seigneur, et disait en pleurant : « Beau sire Dieu, garde-moi mes gens ! » et je crois vraiment que ses prières nous firent bien profit au besoin.

C’était aussi la manière dont Joinville et ses amis recevaient ces fusées effrayantes. Un des leurs, Gautier de Cureil, leur en avait donné le conseil : dès que les Sarrasins lançaient leur coup, eux ils se jetaient tous à genoux dans leur tour ;, appuyés sur leurs coudes, ils attendaient en prière l’effet de la redoutable bordée, et ne se relevaient que dans les intervalles.

Les combats qui amenèrent l’affaiblissement de l’armée et, par suite, la prise et la captivité de saint Louis, furent ceux du mardi gras (février 1250), du mercredi des Cendres et du vendredi suivant. La première journée fut une victoire, mais triste et chèrement achetée. Le canal qui avait quelque temps arrêté l’année ayant été traversé à gué, le comte d’Artois, frère du roi, plein de vaillance, se porta en avant, renversant tout ce qu’il rencontrait ; et, entraînant avec lui par émulation l’élite des chevaliers du Temple et nombre de braves seigneurs, il se lança jusque dans la ville de la Massoure où la résistance l’attendait et où il trouva la mort. Joinville blessé et démonté se défendait comme il pouvait dans un coin de la plaine, et se souvenant en cette détresse de monseigneur saint Jacques : « Beau sire saint Jacques que j’ai tant requis, s’écriait-il, aidez-moi et me secourez en ce besoin ! » C’est le moment où il voit venir le roi, qu’on est allé avertir trop tard du danger de son frère. Cette arrivée du roi est peinte par Joinville avec une vivacité brillante où l’affection et l’admiration se confondent :

Là où j’étais à pied avec mes chevaliers, ainsi blessé comme je l’ai dit devant, vint le roi avec toute sa bataille (avec sa troupe) à grand fanfare et à grand bruit de trompes et timbales, et il s’arrêta sur un chemin levé (une chaussée)u : jamais si bel homme armé ne vis, car il paraissait au-dessus de tous ses gens, des épaules jusqu’à la tête, un heaume doré en son chef, une épée d’Allemagne en sa main

Peintres de batailles, que vous en semble ? dans le fond, la Massoure où se sont perdus et enfoncés à bride abattue ces brillants aventureux de l’avant-garde ; des groupes partout épars dans la plaine, la mêlée engagée sur plus d’un point ; d’un côté cette masure et muraille où s’appuient Joinville et ses amis harcelés d’un essaim de Turcs ; dans le fond opposé, le canal ou fleuve dans lequel Sarrasins et chrétiens et leurs chevaux sont précipités pêle-mêle, noyés ou à la nage ; et au premier plan saint Louis, apparaissant sur une levéev, dans ce glorieux appareil de combat.

Joinville, sans y viser, a fait ainsi plusieurs portraits de saint Louis : c’est ici le portrait de guerre dans toute sa bonne grâce et son éclat éblouissant. Le portrait de paix et de justice est connu ; c’est celui du chêne de Vincennes et du jardin de Paris ; je le citerai tout à l’heure en son lieu. « Saint Louis, dit Tillemont, était blond et avait le visage beau comme ceux de la maison de Hainaut, dont il était sorti par sa grand-mère Isabelle, mère de Louis VIII. » Pour achever de comprendre ce genre de beauté noble et attrayante, d’une douce fierté, cette trempe royale et chrétienne tout ensemble, je crois qu’on y peut introduire quelque chose de l’idée d’un saint François de Sales avec moins de riant, avec plus de gravité de ton et de relief chevaleresque, avec le casque d’or et le glaive nu aux jours de bataille : mais c’était également une de ces natures en qui le feu intérieur reluit et qui se consument d’elles-mêmes de bonne heure par trop de zèle et de charité. Saint Louis, près de partir pour la dernière croisade où il mourut, était déjà d’une grande faiblesse et d’une extrême débilité de sa personne, et comme épuisé de vieillesse, quoiqu’il n’eût guère que cinquante-cinq ans.

La journée de la Massoure fut une rude journée et, comme on disait, un très beau fait d’armes. On ne s’y battait point à distance, avec l’arc ni avec l’arbalète, mais on se frappait bel et bien de masses et d’épées, et corps à corps. À un moment, le roi eut affaire à six Turcs qui lui tenaient déjà son cheval par la bride et qui l’emmenaient : et il s’en délivra tout seul par les grands coups qu’il leur donna de son épée. Il ne se délivra pas lui seulement, il sauva ce jour-là son armée à force de courage. On peut dire de cette bataille de saint Louis à la Massoure, et des prodiges de valeur qu’y fit le noble croisé, que ce fut le suprême épanouissement en sa personne et comme le bouquet de la chevalerie sainte, de la chevalerie tout en vue de la croix. À partir de là, il y eut d’aussi beaux faits d’armes, mais en vue de l’honneur et du los, en vue de la gloire humaine, et non plus dans la seule idée de Dieu. Cette chevalerie chrétienne, inaugurée dès Charlemagne, triomphant avec Godefroi de Bouillon, a ici sa dernière couronne dans saint Louis.

Et notez que, tout à côté de saint Louis et ce jour-là même, l’autre chevalerie, chrétienne encore, mais déjà mondaine et profane, existe, et qu’elle a son expression jusque dans Joinville, dans le fidèle ami du roi. Car, tandis qu’il est là, tout blessé, à défendre vaillamment le petit pont qu’on reconnaît encore aujourd’hui sur les lieux et qu’il a rendu célèbre, tandis qu’entre son cousin le comte de Soissons à main droite et monseigneur Pierre de Neuville à gauche, il couvre de son mieux la position menacée du roi, Joinville nous raconte comment ils ont fort à faire pour résister à ces vilains Turcs et à d’autres gens du pays (de vrais vilains et paysansw) qui les viennent assaillir de feu grégeois et de coups de pierres : et quand il y avait une trop grande presse de ces vilains Sarrasins à pied, le comte de Soissons et lui (qui n’était blessé, dit-il, qu’en cinq endroits et son cheval en quinze) piquaient des deux et les chargeaient d’importance : « Le bon comte de Soissons, en ce point-là où nous étions, se moquait à moi et me disait :Sénéchal, laissons huer cette canaille ; car, par la coiffe-Dieu (c’était ainsi qu’il jurait), encore en parlerons-nous de cette journée dans les chambres des damesx.” »

Voilà bien un propos noble et militaire. Mais prenez-y garde : la seconde chevalerie est déjà néey, la chevalerie mondaine, courtoise et galante, laquelle n’était pas incompatible sans doute avec la première, avec la chevalerie dévote et sainte, et y avait toujours été mêlée, mais qui s’en dégagera désormais de plus en plus. Dans Froissart, si nous y venons, nous ne trouverons plus que la seconde, dévote à peine.

Tous les chevaliers, même à la croisade, n’étaient pas des braves. À ce petit pont que Joinville défendait si bien, il en vit passer, et bien des gens de grand air, qui s’enfuyaient effréement, « lesquels je nommerais bien, dit-il ; mais je m’en tairai, car ils sont morts ».

Le soir du combat, au soleil couchant, saint Louis est resté maître du champ de bataille. Ses officiers principaux l’entourent, et Joinville ne le quitte pas qu’il ne l’ait reconduit jusqu’à sa tente : « Pendant le chemin, je lui fis ôter son casque et lui donnai mon chapel de fer pour qu’il pût avoir le frais au visage. » C’est alors qu’aux nouvelles qu’on lui demandait de son fière le comte d’Artois, le roi dit qu’il en savait et qu’il était bien certain que son frère était en paradis. Et aux félicitations qu’on essayait d’y mêler sur le succès de la journée, le roi répondit « que Dieu en fût adoré de tout ce qu’il lui donnait. Et lors lui tombaient les larmes des yeux, très grosses96 ».

À partir de ce jour-là, les malheurs et les disgrâces ne font plus que se suivre et s’accumuler. Les Sarrasins pressent l’armée de toutes parts et la fatiguent dans des combats réitérés. La famine, la contagion s’en mêlent ; on n’a plus à enregistrer que des maladies et des morts. Joinville perd la plupart de ses chevaliers ; il voit mourir le bon prêtre qui lui sert d’aumônier. Un jour, malade et affaibli lui-même par la fièvre, il le voit, pendant qu’il disait la messe devant lui, chancelant et prêt à défaillir au moment de la consécration :

Quand je vis qu’il voulait choir, moi qui avais vêtu ma cotte, je sautai de mon lit nus pieds comme j’étais, et le soutins dans mes bras, et lui dis qu’il fît tout à son aise et tout bellement son sacrement (sa consécration z), que je ne le lairrais tant qu’il l’aurait fait.  Il revint à soi et fit son sacrement, et acheva de chanter sa messe d’un bout à l’autre ; et oncques depuis ne chanta.

Quelle plus douce et plus angélique manière d’exprimer une sainte mort !

Joinville a des traits assez énergiques pour exprimer la maladie du camp, qui se produit surtout pendant le Carême et par suite de la mauvaise nourriture de l’armée, réduite, pour faire maigre, à vivre de poissons malsains. Le scorbut se déclare :

Et il venait tant de chair morte aux gencives à nos gens, qu’il convenait que les barbiers l’enlevassent pour leur permettre de mâcher et d’avaler. C’était grand pitié d’ouïr crier dans l’armée les gens à qui l’on coupait ces chairs ; car ils criaient tout ainsi que femmes qui sont en travail d’enfant.

Cette armée de rudes croisés, qui ressemblent en leurs douleurs à une troupe de femmes en travail qui crient, c’est un trait énergique à joindre au tableau des pestes et épidémies célèbres6.

Les Sarrasins sont là qui pressent. Le roi, au milieu de tous ses soldats malades et de peu de défense, très malade lui-même et en danger, décide qu’on fera retraite vers Damiette. Il pourrait se mieux garantir s’il voulait monter sur les galères, mais il dit « que, s’il plaisait à Dieu, il ne laisserait pas son peuple ». Il s’était mis à l’arrière-garde, et cheminait monté sur un petit roussin couvert d’une housse de soie, n’ayant avec lui que messire Geoffroi de Sergines, qui, seul, lui demeurait de tous ses chevaliers. Cette triste retraite dure jusqu’à un petit village situé à trois ou quatre lieues de la Massoure, et où il fut pris ; mais avant que les ennemis le pussent avoir, « le roi (depuis) me conta, dit Joinville, que monseigneur Geoffroi de Sergines le défendait des Sarrasins tout ainsi que le bon serviteur défend des mouches le hanap (la coupe) de son seigneur : car, toutes les fois que les Sarrasins l’approchaient, monseigneur Geoffroi prenait son épieu (sa pique) qu’il avait placé entre lui et l’arçon de sa selle, et le mettait sous son aisselle et leur recourait sus, et les chassait de dessus le roiaa ». Image exacte, presque gaie encore et riante, qui nous atteste le calme et la sérénité d’âme de saint Louis racontant de telles détresses !

Joinville, de son côté, a ses aventures et sa manière d’être pris. Il était de ceux qui s’étaient mis en route par eau vers Damiette. Un vent contraire les obligea de s’arrêter ou même de rebrousser chemin, et de chercher abri dans une anse. En reprenant le cours du fleuve, ils donnèrent à un endroit dans les galères du Soudanab, qui leur lancèrent, à eux et aux autres chevaliers qui étaient sur la rive, si grande quantité de feu grégeois, « qu’il semblait que les étoiles du ciel tombassent ». Toujours l’imagination vive et vraie ! Bientôt le danger devient inévitable : on n’a qu’à choisir entre l’alternative d’être pris sur l’eau en se rendant aux galères du Soudan, ou d’être massacré par les Sarrasins en débarquant à terre. Joinville préfère le premier parti. Il est vrai qu’un de ses domestiques, natif de Doulevant, lui propose hardiment le second : « Je suis d’avis, disait ce brave homme, que nous nous laissions tous tuer, et ainsi nous nous en irons tous ensemble en Paradis. » « Mais nous ne le crûmes pas », dit ingénument Joinville.  Un de ses mariniers lui suggère de se faire passer pour le cousin du roi, afin qu’on l’épargne lui et ses gens. Joinville se prête au léger mensonge. Un bon Sarrasin (car il y en avait aussi de bons) vient à lui au moment le plus périlleux et fait son affaire de le sauver. Hissé par ses soins et transporté sur la première galère ennemie dans un grand état de faiblesse, Joinville se sent mettre plus d’une fois le couteau sur la gorge. Mais Dieu le sauve à l’aide du bon Sarrasin qui parvient à le mener jusqu’au château de la galère,se trouvaient les personnes de distinction et les chevaliers de l’armée musulmaneac :

Quand je vins parmi eux, ils m’ôtèrent mon haubert, et, pour la pitié qu’ils eurent de moi, ils me jetèrent sur le corps une mienne couverture d’écarlate fourrée de menu vair que madame ma mère m’avait donnée97 ; un autre m’apporta une ceinture blanche, et je me ceignis sur ma couverture, à laquelle j’avais fait un trou pour la revêtir ; et un autre m’apporta un chaperon que je me mis en ma têtead. Et lors, pour la peur que j’avais, je commençai à trembler bien fort, et pour la maladie aussi. Et lors je demandai à boire

 Notons la naïveté et la sincérité parfaite. Joinville tremble, et il peut choisir, pour expliquer son tremblement, de la peur ou de la fièvre ; il peut dire comme Bailly : « Je tremble, mais c’est de froid. » Mot sublime !  Mais lui, il n’est pas sublime, et il ne songe pas non plus à le paraître ; il a peur, et il le dit. Nous avons pu admirer l’héroïsme plein à la fois d’éclat et de douceur de saint Louis ; nous aimons aussi, sinon tout à fait l’héroïsme, du moins le courage plein de naturel et de bonhomie de l’aimable Joinville. Nous avons affaire en sa personne à un homme qui parle sincèrement de lui-même, et c’est pour cela que nous l’écoutons si à plaisir et que nous l’aimons. L’entière bonne foi qu’il montre en tout ce qui le concerne, nous garantit sa véracité sur tout le reste. On a dit :

Tout sent l’humeur gasconne en un auteur gascon !

Joinville est Champenois, et sa naïveté champenoise se sent agréablement dans tout son récit.

Le voilà pris et conduit devant l’amiral des galères. Interrogé par lui, il n’a rien de plus pressé que de dire la vérité ; il n’est pas cousin du roi, mais il tient à l’empereur d’Allemagne Frédéric, dont sa mère est la cousine germaine. L’amiral lui répond qu’il ne l’en aime que mieux ; il le fait manger avec lui, et Joinville, dans son émoi, oublie que c’est un vendredi. Un bourgeois de Paris,présent, le lui rappelle ; ce qui lui fait jeter de côté son assiette (son écuelleae) à l’instant. Joinville, pour en faire pénitence, s’imposa de jeûner tous les vendredis du prochain Carême au pain et à l’eauaf. Il est bientôt débarqué et amené par l’amiralag, qui le fait chevaucher à côté de lui, jusqu’au lieu où étaient saint Louis et les autres prisonniers ; c’était un grand pavillon où les barons étaient et plus de dix mille personnes avec eux : « Quand j’entrai dedans, nous dit-il, les barons firent tous si grande joie, qu’on ne pouvait rien entendre ; et ils en louaient Notre-Seigneur, disant qu’ils croyaient m’avoir perdu. »  On trouvera peut-être que c’est là une joie bien prompte et bien vive après les pleurs et au milieu encore des plus grandes angoisses. C’est ainsi que sont les hommes quand ils sont tout à fait naturels, s’abandonnant à leurs mouvements avec une mobilité qui s’accorde bien, du reste, avec cette foi absolue en Dieu et avec cette idée qu’on est entre les mains de celui qui peut toute chose de nous à chaque instant du jour. Les hommes trop raffinés ou soi-disant philosophes n’ont plus de ces joies ni de ces douleurs ; mais replongez-les dans les épreuves naturelles, ils les retrouveront.

Les grands dangers ne sont pas finis : une révolution de palais éclate chez les Sarrasins ; les mamelouks tuent le nouveau Soudan qui avait succédé à son père. Le sort des prisonniers chrétiens est en question plus que jamais. Entassés sur des galères, Joinville et ses compagnons sort un jour menacés par une trentaine de furieux qui entrent l’épée nue ou la hache à la main. Déjà chacun ne songe plus qu’à bien mourir : « Il y avait tout plein de gens qui se confessaient à un frère de la Trinité »présent. Joinville avoue que, pour lui, en un tel moment, il aurait cherché en vain de quoi se confesser, il ne se souvenait d’aucun péché ; il se contente de faire le signe de la croix et s’agenouille devant un des Sarrasins qui tient une hache, en disant : « Ainsi mourut sainte Agnès. » Cependant un chevalier, son voisin, qui se souvient mieux de ses péchés, se met, faute de prêtre, à se confesser à lui Joinville, et celui-ci, après l’avoir entendu, prononce la formule : « Je vous absous de tel pouvoir comme Dieu m’a donné. »  « Mais quand je me levai de là. ajoute-t-il avec innocence, il ne me souvint plus jamais de chose qu’il m’eût dite ni racontée. »

J’omets quantité d’anecdotes caractéristiques de cette croisade et qui sont devenues célèbres depuis Joinville. L’accommodement se fait après bien des incertitudes et des péripéties ; saint Louis conclut un accord avec les Sarrasins au sujet de sa rançon et de celle des nombreux chrétiens captifsah. Pour se mieux assurer de l’exécution du traité et aussi pour rendre courage aux chrétiens de Syrie, le roi s’en va à la ville d’Acre. Pendant la traversée, Joinville l’accompagne, et il ne quittera plus le saint roi durant les quatre années qu’ils doivent passer encore en Orient. Une belle scène, et qui est capitale, est celle de la délibération pour savoir si l’on reviendra incontinent en France. On y voit combien Joinville, sur l’article de la charité, sentait à l’unisson de saint Louis ; il croyait que nul chevalier, ni pauvre ni riche, ne pouvait honorablement revenir d’outre-mer, s’il laissait entre les mains des Sarrasins le menu peuple de Notre-Seigneur. Saint Louis assemble son conseil un dimanche (19 juin 1250) : ce conseil se compose de ses frères, du comte de Flandre et autres seigneurs et barons ; il leur expose que sa mère le rappelle en France, où les affaires du royaume le réclament ; que, d’un autre côté, les chrétiens d’Orient ont encore besoin de lui, et que, s’il part, tous ceux qui sont à Acre voudront partir également ; et, les priant d’y réfléchir, il les remet à huitaine pour entendre leur avis. Le dimanche suivant (26 juin), tous, ou presque tous, sont d’avis qu’il n’y a pas à hésiter, et que le roi ne peut demeurer plus longtemps sans manquer à son honneur et à celui de son royaume. Le comte de Jaffa seul laisse entrevoir un avis différent ; mais il y est trop intéressé, et lui-même en convient, à cause des terres et châteaux qu’il possède en Syrie. Quand on en vient à Joinville, qui est le quatorzième en ordre, le légat, qui était comme chargé par le roi de faire le tour d’opinions, l’interroge, et Joinville se prononce, mais avec un surcroît d’énergie, pour l’avis du comte de Jaffa, disant hardiment « que le roi n’a encore rien mis de ses deniers dans l’entreprise, qu’il n’a dépensé que les deniers des clercs (du clergé) ; que si donc le roi y va de ses propres deniers pour la dépense et qu’il envoie quérir des chevaliers en Morée et outre-mer, à la nouvelle des avances et largesses du roi il lui viendra des chevaliers de toutes parts ; par quoi il pourra tenir la campagne l’espace d’un an ; et que, par le fait de sa demeurance, seront délivrés les pauvres prisonniers qui ont été pris au service de Dieu et au sien, lesquels n’en sortiront jamais si le roi s’en vaai ». Le légat se fâche contre Joinville, qui tient ferme et appuie ses raisons. Les autres, qui n’avaient pas eu le courage de donner cet avis, n’osèrent toutefois le contredire : « Il n’y avait là personne qui n’eût de ses proches amis en prison ; par quoi nul ne me reprit, dit Joinville, mais se prirent tous à pleurer. » Il se livrait donc en leur cœur une sorte de lutte entre le violent désir qu’ils avaient de rentrer en France, et le sentiment de compassion et de justice qui leur disait qu’il n’était pas bien d’abandonner des frères et des compagnons malheureux. Toutefois, le désir du retour l’emportait, et l’un des plus braves chevaliers présents ne put s’empêcher de tancer injurieusement son neveu qui s’était rangé à l’avis de Joinville. Le roi coupa court au débat et leva la séance sans se prononcer.

Joinville n’était pas sans quelque inquiétude de lui avoir déplu. Les autres chevaliers cependant se mirent à le railler et à le narguer à la française : « Bien fol est le roi, lui disait-on, s’il ne vous croit contre tout le conseil du royaume de France. » Au dîner qui suivit, le roi ne lui adressa point la parole comme il faisait d’ordinaire. Pendant que le roi disait ses grâces, Joinville, tout pensif, s’en alla donc à une fenêtre grillée qui était dans un enfoncement vers le chevet du lit du roi, et là, passant ses bras à travers les barreaux de la fenêtre, il pensait mélancoliquement à ce qu’il ferait s’il lui fallait demeurer en Syrie sans son maître et seigneur ; car il se croyait en conscience obligé d’y rester jusqu’au rachat de ses amis et de tout son monde. Mais laissons-le achever lui-même ce récit familier et charmant :

En ce point que j’étais là, le roi se vint appuyer à mes épaules et me tint ses deux mains sur la tête ; et je pensais que c’était monseigneur Philippe de Nemours, lequel m’avait fait trop d’ennui tout ce jour-là pour le conseil que j’avais donné, et je dis ainsi : « Laissez-moi en paix, monseigneur Philippe. » Mais, comme je tournais la tête, voilà que par aventure la main du roi me tomba au milieu du visageaj, et je connus que c’était lui à une émeraude qu’il avait en son doigt ; et il me dit : « Tenez-vous tout coi, car je vous veux demander comment vous fûtes si hardi, vous qui êtes un jeune homme, pour m’oser conseiller ma demeurée, à l’encontre de tous les grands hommes et les sages de France, qui me conseillaient mon départ »

Le reste de la scène et la réponse se prévoient aisément : Joinville seul avait deviné le cœur chrétien du saint roi.

Après que saint Louis pourtant a rempli, et surabondamment, ce semble, tous les devoirs qui sont les conséquences de son premier malheur, il revient en France (juillet 1254), et Joinville trouve alors qu’il est temps. On débarque à Hyères, et chacun s’en va revoir son châtel et sa famille qui sont bien en souffrance depuis six longues années. Pendant les seize ans qui suivent (1254-1270), Joinville revoyait souvent saint Louis qui lui faisait toujours fête et joyeux accueil, et c’est à ces heures de familiarité et de libre entretien que se rapportent la plupart des anecdotes qui composent la première partie de ses mémoires, et qui se pourraient véritablement intituler : L’Esprit de saint Louis.

Nous savons d’enfance presque toutes ces histoires ; ce sont les gaietés du saint et ses propos de table. Le caractère pieux et le tour moralisant du saint roi s’y marquent à chaque ligne. Il tient à former Joinville, à le fortifier dans la foi en même temps qu’à lui donner tous les bons conseils de civilité, de régime et de mœurs, qui pouvaient convenir à un jeune homme comme il faut d’alors. Il l’entreprend volontiers après dîner sur la morale ou sur le symbole ; il s’amuse parfois à le mettre aux prises avec Robert de Sorbon et autres gens de scienceak ; puis il intervient à la conclusion comme arbitre, et le catéchise avec agrément. Il y a de ces entretiens dont la forme et le sujet font sourire, comme le jour où saint Louis demande à Joinville « lequel il aimerait mieux d’être lépreux ou d’avoir fait un péché mortel » ; et Joinville, qui est naturel avant tout, répond à l’instant qu’il aimerait mieux en avoir fait trente, d’où suit une douce réprimande de saint Louis, mais en tête-à-tête pour plus de délicatesse et quand ils sont seuls. Il y a des parties plus graves et qui font penser : par exemple, l’histoire de l’évêque Guillaume de Paris, interrogé par ce maître en théologie qui a des doutes sur le sacrement de l’autel et qui en pleure de douleur, et la réponse du prélat pour le consoler, son apologue des deux châteaux, l’un à la frontière et toujours menacé, qui a le mérite de résister, et l’autre, qui est le château de Montlhéry, paisible et en sûreté, mais sans gloire, au centre du royaume, la comparaison de ces deux châteaux avec les cœurs tentés ou tranquilles ; tout cela est spirituel, élevé et de tous les temps. Saint Louis aimait évidemment cette forme d’apologue et de parabole. Il aime à interroger, et, par ses questions bien menées et par les réponses qu’elles provoquent, il a un certain art d’induire son interlocuteur à conclure de lui-même. C’est un peu (toute proportion gardée) la méthode de Socrate chez Xénophon, en tenant compte de toutes les différences.

Le mot de prud’homme était cher à saint Louis : « Prud’homme, disait-il, est si grande chose et si bonne chose, que rien qu’à le prononcer emplit-il la bouche. » Il y faisait entrer, dans l’acception qu’il y donnait, la bravoure et la sagesse, toutes les qualités du chrétien et de l’honnête homme, il le mettait même en opposition avec l’idée d’une dévotion étroite. C’était l’exemplaire idéal qu’il chérissait. Prud’homme était alors pour Joinville et pour saint Louis ce qu’étaient le beau et le bon des Grecs, ce que sera le mot honnête homme au xviie  siècle, un mot large et flottant qui revient sans cesse et dans lequel on faisait entier les plus beaux sens. Les mémoires de Joinville, dans la partie anecdotique, ne sont à bien des égards qu’un manuel et un code de prud’homie d’après le saint roi.

Le portrait que Joinville a tracé de saint Louis, monarque justicier et paternel, restera à jamais celui sous lequel la postérité se plaira à le révérer. Il est impossible de parler de Joinville sans citer (fût-ce pour la centième fois) cette page qui est sa plus douce gloire :

Mainte fois advint qu’en été il (le roi) allait s’asseoir au bois de Vincennes après sa messe, et s’accotait à un chêne et nous faisait seoir autour de lui. Et tous ceux qui avaient à faire venaient lui parler, sans embarras d’huissier ni d’autres gens. Et lors il leur demandait de sa bouche : « Y a-t-il quelqu’un qui ait partie (qui ait une cause à plaideral) ? » Et ceux-là se levaient qui avaient partie, et lors il disait : « Taisez-vous tous, et on vous délivrera l’un après l’autre. » Et lors il appelait monseigneur Pierre de Fontaines et monseigneur Geoffroi de Villette, et disait à l’un d’eux : « Délivrez-moi cette partie (expédiez-moi cette cause). » Et quand il voyait quelque chose à amender dans le discours de ceux qui parlaient pour autrui, il le corrigeait lui-même de sa bouche. Je le vis aucunes fois en été que, pour rendre justice à ses gens, il venait au jardin de Paris, vêtu d’une cotte (d’une robe) de camelot, d’un surtout de tiretaine sans manches, avec un manteau de cendal noir autour du cou, très bien peigné et sans coiffe, et un chapel de plume de paon blanc sur sa tête ; et il faisait étendre des tapis pour nous asseoir autour de lui. Et tout le monde qui avait à faire à lui, se tenait à l’entour debout, et lors il les faisait juger et renvoyer chacun en la manière que je vous ai dit auparavant du bois de Vincennes.

On le voit, Joinville est peintre, au milieu de toutes ses inexpériences premières, il a un sentiment vif qui le sert souvent avec bonheur, et il montre, comme écrivain, de ravissants commencements de talent. Il a l’image parfaitement nette et qui joue à l’œil, la comparaison à la fois naturelle et poétique. On en a pu remarquer bon nombre dans les citations, chemin faisant. Au xiiie  siècle on était, ce me semble, sur la voie des vraies images, comme les anciens ; mais depuis la société s’alambiqua ; on s’enferma dans les salons, et il fallut tout un effort à quelques peintres du xviiie  siècle pour revenir à l’image naturelle, en sortant de l’abstrait et du factice : aussi sent-on chez eux comme l’effort d’une conquête.

Vers la fin de son livre, on dirait que Joinville, en le dictant98, s’accoutume peu à peu à être auteur ; parlant de saint Louis et des maisons religieuses de tout genre, des monastères de tout ordre qu’il fonda, il dit : « Et ainsi que l’écrivain qui a fait son livre et qui l’enlumine d’or et d’azuram, enlumina ledit roi son royaume de belles abbayes qu’il y fit. » Voilà une comparaison littéraire proprement dite ; et elle est encore vive et riante.

Il y avait plus de quinze ans que saint Louis était rentré dans son royaume, qu’il en réparait les plaies, qu’il y affermissait chaque jour un ordre de justice et y pourvoyait au bonheur de ses sujets, quand malade et affaibli avant l’âge, au point de ne pouvoir supporter ni le cheval ni à peine la voiture, il se sentit ressaisi d’une extrême ardeur d’aller encore combattre ou plutôt mourir sous la croix (1270). Cet invincible et maladif désir d’une croisade dernière le prit comme prend à d’autres, après une longue absence, le désir de s’en revenir mourir dans la patrie. Il manda à Paris ses barons. Joinville y vint sans savoir d’abord pourquoi il était appelé, et à ce propos il eut un songe qu’il nous raconte et que son chapelain lui expliqua. L’explication du songe était que le roi devait se croiser le lendemain, mais que la croisade serait de peu d’effet et de petit exploit. Joinville puisa cette fois dans son bon sens encore plus que dans aucune interprétation superstitieuse la force de résister à son saint maître : il lui opposa, pour ne pas le suivre, les plus légitimes raisons, les raisons tirées de l’intérêt de ses vassaux et de son peuple, les seules qui, auprès de saint Louis, pussent faire balance à l’intérêt de la foi. Car, de même que saint Louis, malgré sa piété, résiste quelquefois à l’Église quand il s’y croit fondé en justice et sur le bien de ses sujets, de même Joinville, malgré son dévouement à son maître, lui résiste quand il se croit dans le juste et dans le vrai. C’est un dernier trait qui achève de peindre cette franche et droite nature.  Joinville survécut à saint Louis de quarante-sept ans environ ; il persista jusqu’à la fin à croire que ceux qui avaient conseillé au roi ce dernier départ avaient fait péché mortel.

 

Les compatriotes du sire de Joinville, justement fiers de sa renommée de plus en plus pure et de mieux en mieux dessinée après des siècles, viennent de lui vouer un hommage public, et de décider qu’il lui sera élevé une statue99. Ne le quittons point aujourd’hui nous-même sans saluer en lui cet ensemble de qualités jeunes, aimables, ingénues et fidèles, qui ne se retrouveront plus depuis au même degré. Il est le représentant le plus agréable, le plus familier et le plus expressif de cet âge que nous aimons à nous représenter de loin comme l’âge d’or du bon vieux temps. Si ce beau règne exista quelque part dans le passé, ce fut certes sous saint Louis, durant ces quinze années de paix, à l’ombre du chêne de Vincennes, et c’est par la plume de Joinville qu’il nous a légué sa plus attrayante image. On croyait alors à son roi, on croyait surtout à son Dieu ; on y croyait non pas en général et de cette manière toujours un peu vague et abstraite, dans ce lointain où la science moderne, si on n’y prend garde, le fait de plus en plus reculer, mais dans une pratique continuelle et comme si Dieu était présent même physiquement dans les moindres occurrences de la vie. Le monde alors était semé à chaque pas d’obscurités et d’embûches, l’inconnu était partout : partout aussi était le protecteur et le soutien ; à chaque souffle qui frémissait, on croyait le sentir comme derrière le rideau. Le ciel au-dessus était ouvert, peuplé en chaque point de figures vivantes, de patrons attentifs et manifestes, d’une invocation directe, et faciles à intéresser ; le plus intrépide guerrier marchait dans ce mélange habituel de crainte et de confiance comme un tout petit enfant. À cette vue, les esprits les plus émancipés d’aujourd’hui ne sauraient s’empêcher de dire en tempérant leur sourire par le respect : Sancta simplicitas ! Le bon sens, certes, ne manquait pas, et il avait ses retours, ses contradictions piquantes au milieu de ce réseau de croyances et, pour tout dire, de crédulités. L’esprit naturel avait ses saillies, ses échappées d’enjouement, ses subtilités et ses hardiesses toujours renaissantes : mais tout cela ne jouait encore que dans le cercle tracé, et venait s’arrêter à temps devant tout objet vénéré et redoutable. Le mot de prud’homie comprenait toutes les vertus, la sagesse, la prudence et le courage, l’habileté au sein de la foi, l’honnêteté civile et le comme il faut, tel que l’entendait cette race des vieux chrétiens dont Joinville est pour nous le rejeton le plus fleuri, et l’on définirait bien cet ami de saint Louis, qui resta un vieillard si jeune de cœur et si frais de souvenirs, en disant qu’il fut le plus gracieux et le plus souriant des prud’hommes d’alors.