II. (Fin.)
À quelqu’un qui lui parlait de ses Sermons prêchés à la Cour, Massillon répondait : « Quand on
approche de cette avenue de Versailles, on sent un air
amollissant. »
Il ne paraît rien de cet amollissement dans aucun
des premiers discours de Massillon (1699-1715). Si l’on surmonte à la
lecture l’espèce de monotonie inévitable qui tient au genre, si l’on y entre
par l’esprit, on s’aperçoit qu’on est dans une suite de chefs-d’œuvre. C’est
par les mœurs habituellement, c’est par le côté du cœur et des passions que
Massillon entame l’auditeur et qu’il s’applique à le rattacher à la foi et à
la doctrine. Venu à une époque où la corruption était déjà poussée au plus
haut degré, et où elle ne se recouvrait que d’un voile léger en présence du
monarque, il comprit bien quelle était la nature de l’incrédulité qu’il
avait à combattre, et en ce sens il est curieux de voir l’ordre d’arguments
qu’il juge le plus à propos de lui opposer.
La duchesse d’Orléans, mère du Régent, écrivait en juillet 1699 :
Rien n’est plus rare en France (il fallait dire : à la
Cour) que la foi chrétienne ; il n’y a plus de vice ici dont on eût
honte ; et, si le roi voulait punir
tous ceux
qui se rendent coupables des plus grands vices, il ne verrait plus
autour de lui ni nobles, ni princes, ni serviteurs ; il n’y aurait même
aucune maison de France qui ne fût en deuil.
Madame, en parlant ainsi, n’exagérait pas ; la régence de son
fils le prouva bientôt après. Or, c’est devant cet auditoire contenu à peine
par Louis XIV que Massillon avait à prêcher ses Avents et ses Carêmes, et
qu’il abordait à certains jours ces vastes sujets : Des doutes
sur la Religion ; — De la vérité d’un avenir.
Devant ces jeunes débauchés en qui fermentait déjà l’esprit du xviiie
siècle, il pose en principe que « la
source de toute incrédulité est le dérèglement du cœur »
; que
« le grand effort du dérèglement est de conduire au désir de
l’incrédulité »
; que c’est l’intérêt qu’ont les passions à ne
point arriver à un avenir où la lumière et la condamnation les attendent,
qui incline et oblige les esprits à ne pas y croire. Il le redit en cent
façons frappantes de vérité : « On commence par les passions ; les
doutes viennent ensuite. »
Ces doutes, il n’essaye pas de le
dissimuler, étaient déjà dans le beau monde le langage le plus commun de son
temps. Ira-t-il les discuter, les examiner en eux-mêmes, entrer dans le fond
des preuves ? Non : il connaît trop bien le caractère particulier de ces
doutes et de ceux qui les forment, ou plutôt qui les ont appris et qui les
répètent tout vulgaires et usés déjà. Qu’a-t-il devant lui ? sont-ce de
vrais incrédules, des hommes qui, dans une solitude opiniâtre et chagrine,
dans une réflexion pleine d’obscurités et de ténèbres, se soient fait à
eux-mêmes les objections, puis les réponses, et soient arrivés
laborieusement à ce qu’ils croient des résultats ?
Non, mes frères, s’écrie hardiment Massillon, ce ne sont
pas ici des incrédules, ce sont des hommes lâches qui n’ont pas la force
de prendre un parti ; qui ne savent que vivre voluptueusement, sans
règle,
sans morale, souvent sans bienséance, et
qui, sans être impies, vivent pourtant sans religion, parce que la
religion demande de la suite, de la raison, de l’élévation, de la
fermeté, de grands sentiments, et qu’ils en sont incapables.
C’est par cette ouverture pénétrante que Massillon s’attaquait
au vif à l’incrédulité de son temps, à celle qui était le propre des hommes
de plaisir, qui était encore de bel air et de prétention bien plus que de
doctrine, et qui pouvait s’appeler du libertinage en réalité. Et tout à côté
il retraçait le portrait du véritable et pur incrédule par doctrine et par
théorie, le portrait de Spinoza qu’il noircit étrangement, dont il fait un
monstre, mais en qui il touche pourtant quelques
traits fondamentaux :
Cet impie, disait-il, vivait caché, retiré, tranquille ; il
faisait son unique occupation de ses productions ténébreuses, et n’avait
besoin pour se rassurer que de lui-même. Mais ceux qui le cherchaient
avec tant d’empressement, qui voulaient le voir, l’entendre, le
consulter, ces hommes frivoles et dissolus, c’étaient des insensés qui
souhaitaient de devenir impies…
Le bruit courait en effet qu’on avait autrefois mandé Spinoza
en consultation à Paris. Il y avait eu des voyages en Hollande tout exprès
pour le voir ; il commençait à y avoir des pèlerins et des curieux
d’incrédulité. Massillon les raille, eux qui rejettent toute autorité pour
croire, d’avoir eu besoin de l’autorité et du témoignage d’un homme obscur
pour oser douter. En tous ces points, Massillon est à la fois un moraliste
consommé et un indicateur prévoyant : il sent très bien, à son moment, où
est le péril pour la foi, et par quelle brèche morale elle est en voie de
s’écouler des cœurs. La corruption et la licence est la plaie qui atteint la
tête du corps social et qui va prendre les âmes par le fond. La Régence a
précédé l’Encyclopédie.
Un siècle après Massillon, les choses avaient bien
changé : ce n’était plus la seule corruption des mœurs que l’orateur
chrétien avait en face de lui comme ennemi principal, c’était l’incrédulité
raisonnée, établie, et qui avait fait son chemin, même parmi les honnêtes
gens. Spinoza, peu lu, peu compris, était resté dans l’ombre : mais d’autres
incrédules moindres et plus éloquents avaient tracé ouvertement leur sillon
sous le soleil et en tous sens leurs germes : bien des âmes, bon gré
mal gré, les avaient reçus ; on avait beau faire, chacun se ressentait plus
ou moins à son jour d’être venu au monde depuis Voltaire et depuis Rousseau.
Aussi, un siècle juste après Massillon, un orateur que je n’irai point
jusqu’à lui comparer pour le talent, mais qui a soutenu bien honorablement
l’héritage de la parole sacrée, l’abbé Frayssinous, dans ses conférences
ouvertes sous l’Empire et depuis, avait à discuter devant d’honnêtes gens,
la plupart jeunes, non plus désireux de douter, mais plutôt désireux de
croire, les points controversés de la doctrine et de la tradition
historique, et il le faisait avec une mesure de science et de raison
appropriée à cette situation nouvelle.
Les Sermons de Massillon ne sont pas de ces ouvrages qui
s’analysent : on ne les réduit pas à plaisir, on ne coupe point à volonté
dans ces beaux ensembles de mœurs traités si largement, dans ces vastes
descriptions intérieures où rien de successif n’est oublié : on pourrait
tout au plus en présenter des morceaux étendus et des lambeaux. Que
d’admirables vues sur les passions, sur la volupté et ses dégoûts (sermon
de L’Enfant prodigue) ; sur l’ambition et ses
convoitises (sermon de L’Emploi du temps) ; sur l’envie et
ses tortuosités (sermon du Pardon des offenses) ; sur les
misères même d’une tendresse criminelle heureuse, d’un engagement de passion
agréé et partagé (sermon de La Pécheresse) :
Quelles
frayeurs que le mystère
n’éclate ! que de mesures à garder du côté de la bienséance et de la
gloire ! que d’yeux à éviter ! que de surveillants à tromper ! que de
retours à craindre sur la fidélité de ceux qu’on a choisis pour les
ministres et les confidents de sa passion ! quels rebuts à essuyer de
celui peut-être à qui on a sacrifié son honneur et sa liberté, et dont
on n’oserait se plaindre ! À tout cela ajoutez ces moments cruels où la
passion moins vive nous laisse le loisir de retomber sur nous-même et de
sentir toute l’indignité de notre état ; ces moments où le cœur, né pour
des plaisirs plus solides, se lasse de ses propres idoles et trouve son
supplice dans ses dégoûts et dans sa propre inconstance. Monde profane !
si c’est là cette félicité que tu nous vantes tant, favorises-en tes
adorateurs !…
— Que d’éternelles vérités sur le sujet de la mort, vérités encore neuves
aujourd’hui et qui le seront toujours ! car cette idée de mort, que les
hommes oublient sans cesse et qu’ils essayent de tourner, les domine, quoi
qu’ils fassent. Créatures fragiles, êtres d’un jour, malgré les hautains
progrès dont ils se vantent, malgré les ressources croissantes dont ils
disposent, la mort est là qui les déjoue aujourd’hui comme au lendemain
d’Adam, et qui les saisit dans leurs plans d’ambition, d’accomplissement ou
d’attente, dans leurs rivalités, dans leurs espoirs de revanche et de
représailles sur la fortune : « Nous nous hâtons de profiter du
débris les uns des autres : nous ressemblons à ces soldats insensés qui,
au fort de la mêlée, et dans le temps que leurs compagnons tombent de
toutes parts à leurs côtés sous le fer et le feu des ennemis, se
chargent avidement de leurs habits… »
Mais ceci ne vient
qu’après un grand et inépuisable mouvement d’éloquence sur la fuite et le
renouvellement perpétuel des choses, un des plus beaux exemples de la parole
humaine. Au sortir de ces épanchements
lumineux,
oh ! que Massillon savait bien qu’il avait été éloquent ! et quand on le lui
disait, il répondait : « Le Démon me l’avait déjà dit avant vous ! » Par
moments, il a l’air de souffrir de ces éloges. Que lui sert d’être loué pour
avoir lu presque en prophète dans les cœurs et dans les plus secrets
penchants de ceux qui l’écoutent, si les penchants résistent, si les cœurs
restent les mêmes et ne se corrigent en rien ? « Et que nous importe
de vous plaire, si nous ne vous changeons pas ? Que nous sert d’être
éloquents, si vous êtes toujours pécheurs ? »
Acceptant
hardiment l’éloge et en tirant sujet de s’humilier :
Dieu, dit-il, ne retire plus ses prophètes du milieu des
villes, mais il leur ôte, si j’ose parler ainsi, la force et la vertu de
leur ministère ; il frappe ces nuées saintes d’aridité et de
sécheresse : il vous en suscite qui vous rendent la vérité
belle, mais qui ne vous la rendent pas aimable ; qui vous plaisent,
mais qui ne vous convertissent pas : il laisse affaiblir dans
nos bouches les saintes terreurs de sa doctrine ; il ne tire plus des
trésors de sa miséricorde de ces hommes suscités
autrefois dans les siècles de nos pères, qui renouvelaient les villes et
les royaumes, qui entraînaient les grands et le peuple, qui changeaient
les palais des rois en des maisons de pénitence…
Et faisant allusion à d’humbles missionnaires qui, durant ce
même temps, produisaient plus de fruit dans les campagnes : « Nous
discourons, disait-il, et ils convertissent. »
J’ai cité, d’après la tradition, quelques-unes des conversions soudaines
opérées par l’éloquence de Massillon : pourtant, sans nier les deux ou trois
cas que l’on cite, je vois que Massillon croyait peu à ces sortes de
conversions par coup de tonnerre, « à ces miracles soudains qui, dans
un clin d’œil, changent la face des choses, qui plantent, qui arrachent,
qui détruisent,
qui édifient du premier coup…
Abus, mon cher Auditeur, disait-il ; la conversion est d’ordinaire un
miracle lent, tardif, le fruit des soins, des troubles, des frayeurs et
des inquiétudes amères »
.
Je rencontre ici une difficulté et presque un écueil que je n’essaierai pas
de recouvrir ni d’éluder : Massillon est digne qu’on n’use point avec lui de
ces ménagements qui ressembleraient à une timidité et à une crainte
honteuse. Je dirai donc qu’au temps de ses plus grands succès et de ses
prédications les plus admirées et les plus émouvantes, la vie de Massillon
fut odieusement incriminée. D’Alembert, qui lui est d’ailleurs tout
favorable, dit que l’envie usa de ce moyen pour détourner Louis XIV de
l’élever à l’épiscopat. Chamfort, dans une anecdote dénuée de toute
authenticité, est allé jusqu’à nommer la personne du sexe dont il le prétend
occupé d’une manière mondaine9. Les contemporains de Massillon ont
nommé plus positivement une autre personne de qualité parmi celles qu’il
dirigeait10. Le recueil
de chansons satiriques dit Recueil de Maurepas
(Bibliothèque impériale) contient, en quatre ou cinq endroits, de grossiers
couplets injurieux à Massillon ; et il importe, non de discuter, mais de
repousser, et par la bouche de Massillon lui-même, ces accusations
diffamantes,
qui ne manqueraient pas de sortir tôt
ou tard et que l’on viendrait produire d’un air de découverte et de
triomphe11.
Il arriva à Massillon après ses premiers succès ce qui arrive à tout
prédicateur éloquent et célèbre ; il fut recherché, on accourut à lui, on le
força de quitter souvent cette retraite de la maison de Saint-Honoré où il
vivait humble, studieux, et occupé de la méditation de l’éternité. Y eut-il
un moment où Massillon ne fut point assez en garde contre ce monde malicieux
et perfide qui l’entourait, et qui ne demandait que prétexte à raillerie ?
se laissa-t-il trop engager, en effet, à ces demandes de direction qui lui
venaient de toutes parts, et que des femmes encore à demi mondaines lui
adressaient à l’envi ? Il aimait naturellement la bonne compagnie ; s’y
laissa-t-il un peu trop gagner en apparence ? Alla-t-il passer, dès 1704,
les vacances d’automne dans les terres et les châteaux où on l’invitait ? Il
est possible qu’à ce moment où il entrait dans la célébrité, il ait commis
quelque imprudence de ce genre, et les railleurs à l’affût, ne pouvant ôter
à sa parole puissante de son onction et de son charme, essayèrent de lui
ôter de son autorité. Il semble, en plusieurs de ses sermons, y avoir songé
et y avoir répondu : qu’on lise dans cette pensée le sermon Sur
l’injustice du monde envers les gens de bien et celui surtout Sur la médisance :
Les traits de la médisance, dit-il, ne sont jamais plus
vifs, plus brillants, plus applaudis dans le monde que lorsqu’ils
portent sur les ministres des saints autels : le monde, si indulgent
pour lui-même, semble n’avoir conservé de
sévérité qu’à leur égard, et il a pour eux des yeux plus censeurs et
une langue plus empoisonnée que pour le reste des hommes.
Il caractérise en termes vifs et précis toutes les suites de
cette médisance, d’abord futile et légère, « ce rien qui va emprunter de la réalité en passant par différentes
bouches »
. On reconnaît presque là ce vaudeville dont parle Boileau :
Mais ce qui n’était d’abord qu’une simple plaisanterie, qu’une
conjecture maligne, va devenir bientôt une affaire sérieuse, un décri formel et public, le sujet de tous les entretiens :
C’est un scandale qui vous survivra, s’écrie Massillon ;
les histoires scandaleuses des cours ne meurent jamais avec leurs
héros : des écrivains lascifs ont fait passer jusqu’à nous les satires,
les dérèglements des cours qui nous ont précédés ; et il se trouvera
parmi nous des auteurs licencieux qui instruiront les âges à venir des
bruits publics, des événements scandaleux et des vices de la nôtre.
Ces paroles pourraient s’écrire comme épigraphe et comme
sentence en tête du Recueil tout entier de
Maurepas. Quant à Massillon, pour couper court à une question qui
n’en saurait être une, et à une justification à laquelle il ne faut point
descendre, il suffit avec lui de redire : « Un prêtre corrompu ne
l’est jamais à demi »
, et de passer, sans plus tarder, aux
admirables fruits qu’il ne cessa de tirer de son talent et de son cœur, aux
chefs-d’œuvre de son second moment : ce sont là les réfutations victorieuses
et souveraines.
Le Petit Carême, qui fut prêché en 1718 par Massillon
déjà nommé évêque, devant Louis XV enfant, dans la
chapelle particulière des Tuileries, est depuis les jeunes années dans
toutes les mémoires. On dit que Voltaire, en un temps, l’avait toujours sur
sa table à côté d’Athalie. Ce Petit
Carême, en général, fut fait pour des gens qui en profitèrent bien
peu, mais la faute n’en saurait être attribuée à Massillon. Ce merveilleux
petit ouvrage, qu’il ne fut, dit-on, que six semaines à écrire, se compose
de dix sermons dans lesquels, tout en se faisant petit par moments et en se
mettant par quelques exhortations à la portée du roi enfant qu’il s’agissait
d’instruire, Massillon s’adresse le plus souvent aux grands qui l’écoutent,
et, tout en les enchantant, les morigène sur leurs vices, sur leurs excès et
leurs endurcissements, sur leurs devoirs, sur les obligations chrétiennes
qui sont imposées à la grandeur. Je ne sais rien de plus beau ni de plus
vrai que le sermon pour le troisième dimanche de carême, qui traite des
passions et de leurs suites, de la satiété incurable, de ce vide immense et
précoce qui était alors le malheur de quelques-uns, et qu’on a vu depuis la
maladie d’un grand nombre. Le Régent disait qu’il était né
ennuyé : combien d’hommes depuis, qui, sans être régents du royaume
ni fils de France, ont également commencé par l’ennui une vie que les
passions n’ont pu qu’agiter et ravager sans la remplir ! Massillon, dès ce
temps-là, montre que, sans avoir vu les Childe-Harold et les René, et tant
d’autres illustres dégoûtés à leur suite, il en savait sur leur mal aussi
long que personne, et qu’il en avait appris le secret de Job et de Salomon,
sinon de lui-même. Et quelle peinture plus frappante et plus reconnaissable
que cette image d’une âme finalement vouée à l’ennui capricieux né des
plaisirs :
Vos passions ayant essayé de tout et tout usé, il ne vous
reste
plus qu’à vous dévorer vous-même : vos
bizarreries deviennent l’unique ressource de votre ennui et de votre
satiété. Ne pouvant plus varier les plaisirs déjà tous épuisés, vous ne
sauriez plus trouver de variété que dans les inégalités éternelles de
votre humeur, et vous vous en prenez sans cesse à vous du vide que tout
ce qui vous environne laisse au-dedans de vous-même.
Et ce n’est pas ici une de ces vaines images que le discours embellit, et
où l’on supplée par les ornements à la ressemblance. Approchez des
grands ; jetez les yeux vous-même sur une de ces personnes qui ont
vieilli dans les passions, et que le long usage des plaisirs a rendues
également inhabiles et au vice et à la vertu. Quel nuage éternel sur
l’humeur ! quel fonds de chagrin et de caprice ! Rien ne plaît parce
qu’on ne saurait plus soi-même se plaire : on se venge sur tout ce qui
nous environne des chagrins secrets qui nous déchirent ; il semble qu’on
fait un crime au reste des hommes de l’impuissance où l’on est d’être
encore aussi criminels qu’eux : on leur reproche en secret tout ce qu’on
ne peut plus se permettre à soi-même, et l’on met l’humeur à la place
des plaisirs.
Certes, il semble qu’il avait souffert et tout connu, celui qui
a écrit cela. Massillon avait ce don qui lui permettait de décrire toutes
les situations de l’âme, comme s’il y avait passé lui-même.
Toutefois, Massillon n’a été si célèbre par son Petit
Carême que parce qu’en cette circonstance il s’est trouvé l’organe
d’un sentiment social longtemps comprimé, qui se faisait jour pour la
première fois. Un nouveau règne, un nouveau siècle, en effet, venait de
naître : à côté des désordres qui faisaient irruption et scandale dans les
mœurs publiques, une grande espérance se faisait sentir dans tout ce qu’il y
avait d’âmes restées encore honnêtes. Il semblait que, Louis XIV ayant abusé
de sa méthode de régner, une nouvelle et plus douce manière devait être plus
efficace et d’une application désormais certaine :
Les rois ne peuvent être grands qu’en se rendant utiles aux
peuples… Ce n’est pas le souverain, c’est la loi, Sire, qui doit régner
sur les peuples… Les hommes croient être libres quand ils ne sont
gouvernés que par les lois… Oui, Sire, il faut être
utile aux hommes pour être grand dans l’opinion des
hommes… Il faut mettre les hommes dans les intérêts de notre gloire si
nous voulons qu’elle soit immortelle ; et nous ne pouvons les y mettre
que par nos bienfaits.
Telles étaient les paroles dont Massillon, continuateur en ceci
de Fénelon, nourrissait ses discours, et qu’il proférait au nom du
christianisme. On a dit qu’en parlant de la sorte il faisait, en présence du
jeune roi, des allusions et des satires indirectes contre Louis XIV : je ne
le crois pas. Ce n’est point devant les Villeroi, les Fleury, les du Maine,
devant ces vieillards et ces sages, et
ces fidèles de l’ancien règne, tous ces tuteurs du royal enfant, qu’il se
fût permis une pareille inconvenance ; mais, en parlant pour la paix contre
les conquêtes, il exprimait le sentiment universel, celui que ces hommes
prudents avaient été des premiers à partager avec tous. Ce n’est point
contre l’auguste mémoire de Louis XIV que s’élevait Massillon dans les
portraits qu’il traçait d’un monarque père du peuple et bienfaisant : il ne
faisait que proposer en quelque sorte une transformation, une
transfiguration pacifique et plus humaine de Louis XIV, dans cet idéal
adouci d’un grand roi.
Tout précepte, si l’on n’y prend garde, touche de près à l’écueil et à
l’abus. À force de répéter au jeune roi : « Soyez tendre,
humain, affable », Massillon, comme Fénelon lui-même, poussait un peu à la
chimère ; il semblait croire à cet amour de nourrice que
les peuples n’ont pas, et auquel les grands rois et les plus réputés
débonnaires, les Henri IV même12, n’ont jamais cru.
Massillon, par cette portion de son Petit Carême,
inaugure cette politique, dont Louis XV sans doute ne sut point profiter à
temps, mais qui, dès qu’on voulut l’appliquer en réalité, réussit, comme on
l’a vu, si mal à Louis XVI, à Malesherbes, à ces hommes excellents et trop
confiants par là même en l’excellence générale de la nature. Massillon
abonde un peu trop en ce sens ; il n’y apporte aucun correctif ; il ne
maintient pas le coin de fermeté, et il faut avoir gardé quelque chose du
rêve de la monarchie pastorale selon le xviiie
siècle pour s’écrier avec Lémontey : « Le Petit Carême de Massillon, chef-d’œuvre tombé du ciel
comme le Télémaque, leçons douces et sublimes que les
rois doivent lire, que les peuples doivent adorer ! »
Il y a là
un je ne sais quoi, en effet, du règne et du rêve de Salente.
Je tâche de résumer les impressions qui se mêlent à l’admiration si légitime
et si durable qu’inspire le Petit Carême. Pour l’homme de
goût qui le lit, il y manque, je le crois, un peu plus de fermeté dans les
peintures et une variété de ton qui les grave plus distinctement. Pour le
chrétien, il y manque peut-être vers la fin, dans l’ordre de la foi, je ne
sais quelle flamme et quelle pointe de glaive, non contraire pourtant à la
charité, et à laquelle on ne se méprend pas. Voltaire sentait cette pointe
de glaive chez Pascal, chez Bossuet ; il la sentait moins chez Massillon. Il
se le faisait lire à table, et cela ne le convertissait pas :
Les Sermons du père Massillon,
écrivait-il à d’Argental qui s’en étonnait un peu,
sont un des plus agréables ouvrages que nous ayons
dans notre langue. J’aime à me faire lire à table ; les anciens en
usaient ainsi, et je suis très ancien. Je suis d’ailleurs un adorateur
très zélé de la divinité ; j’ai toujours été opposé à l’athéisme ;
j’aime les livres qui exhortent à la vertu, depuis Confucius jusqu’à
Massillon ; et sur cela on n’a rien à me dire qu’à m’imiter.
Il ne m’appartient pas de faire le rigoriste, ni de m’inscrire
contre cette magie de l’expression et de la parole qui faisait que Voltaire
ici ne se formalisait pas du fond : pourtant, Massillon n’est-il pas un peu
jugé par ce goût même si déclaré que Voltaire avait pour lui, et par cette
faveur singulière dont il jouissait de ne pas déplaire à l’adversaire ? car,
malgré tout, c’est bien cela que Voltaire veut dire : « Tu as beau me
prêcher, tu n’es pas de mes ennemis ! » Il peut se tromper et il se trompe,
mais il semble du moins deviner en lui une âme plus facile que ne le serait
celle d’un Bossuet ou d’un Bourdaloue.
Ce n’est pas que le malin n’y reçût de temps en temps sa leçon au passage :
dans ce même Petit Carême, Massillon, comme s’il eût
présagé à l’avance l’auteur de La Pucelle, a dit :
Ces beaux-esprits si vantés, et qui, par des talents
heureux, ont rapproché leur siècle du goût et de la politesse des
anciens ; dès que leur cœur s’est corrompu, ils n’ont laissé au monde
que des ouvrages lascifs et pernicieux, où le poison, préparé par des
mains habiles, infecte tous les jours les mœurs publiques, et où les
siècles qui nous suivront viendront encore puiser la licence et la
corruption du nôtre.
— Quand Voltaire entendait lire cela en dînant, quelle figure
faisait-il ?
Massillon avait été nommé à l’évêché de Clermont en
1717, au refus de l’abbé de Louvois. Pauvre comme il était, ce fut un de
ses amis, un riche généreux, l’un des Crozat, qui paya ses bulles. Le sacre
de Massillon eut lieu le 21 (et non le 16) décembre 1718, dans la chapelle
même du roi, et ce jeune prince y voulut assister. Il est des heures où,
après avoir longtemps attendu la fortune, on n’a plus qu’à la laisser faire.
Massillon fut reçu à l’Académie française le 23 février 1719, en
remplacement de ce même ami, l’abbé de Louvois, qui lui avait déjà valu
l’évêché de Clermont13. Les honneurs se paient toujours, en ce monde, par
quelque complaisance. On a beaucoup parlé de celle de Massillon, qui
consentit à être l’un des deux évêques assistants pour le sacre du cardinal
Dubois, nommé archevêque de Cambrai ; ce sacre eut lieu solennellement au
Val-de-Grâce (juin 1720). Duclos et Saint-Simon ont donné là-dessus les
seules raisons, et les meilleures, pour l’excuser de n’avoir pas dit non :
Dubois, dit Saint-Simon, voulut (pour second assistant)
Massillon, célèbre prêtre de l’Oratoire, que sa vertu, son savoir, ses
grands talents pour la chaire, avaient fait évêque de Clermont…
Massillon, au pied du mur, étourdi, sans ressources étrangères, sentit
l’indignité de ce qui lui était proposé, balbutia, n’osa refuser. Mais
qu’eût pu faire un homme aussi mince selon le siècle, vis-à-vis d’un
Régent, de son ministre et du cardinal de Rohan ? Il fut blâmé néanmoins
et beaucoup dans le monde, surtout des gens de bien de tout parti ; car,
en ce point, l’excès du scandale les avait réunis. Les plus
raisonnables, qui ne laissèrent pas de se trouver en nombre, se
contentèrent de le plaindre, et on convint enfin assez généralement
d’une sorte d’impossibilité de s’en dispenser et de refuser.
Notez en passant ce témoignage impartial du très
peu indulgent Saint-Simon sur les mérites et sur la vertu
établie de Massillon. C’est précisément à cause de cette vertu et de cette
considération que l’abbé Dubois l’avait choisi.
Ajoutez que, dans la pratique et dans l’usage de la vie, cette même vertu
n’avait rien d’entêté ni de farouche : il y avait de l’Atticus chez
Massillon.
Après ces retards inévitables, Massillon, âgé pour lors de cinquante-huit
ans, se rendit en son diocèse en 1721, et n’en sortit plus qu’une seule fois
pour venir prononcer à Saint-Denis l’Oraison funèbre de la
duchesse d’Orléans, mère du Régent (février 1723). Pendant les
vingt et un ans qu’il résida dans son diocèse, il renonça à la prédication
et à l’éloquence, soit, comme on l’a dit, que sa mémoire se fût lassée, soit
que la paresse de l’âge se fût fait sentir ; il se borna à faire, à
l’occasion, quelques mandements et quelques discours synodaux. Cependant il
pratiquait les vertus épiscopales, la charité, la tolérance très rare alors
à cause des disputes si animées sur la Bulle. Il mêlait à cette tolérance
une sorte d’aménité d’homme du monde ; il se plaisait à réunir à sa maison
de campagne des jésuites et des oratoriens, deux sociétés assez peu
disposées à s’entendre, et il les faisait jouer aux échecs : c’était la
seule guerre qu’il leur conseillât. Il faisait donner les sacrements à la
digne nièce de Pascal, Mlle Marguerite Périer, qui
mourait à Clermont en 1733 à l’âge de quatre-vingt-sept ans, et qu’un curé
moins sage voulait questionner sur certains articles au lit de mort. Il
avait pour principe, quand la forme était sauve, d’éviter avant tout
l’éclat. Les moins favorables à Massillon ne trouvaient d’autre reproche à
lui faire que de l’appeler ce pacifique prélat : c’est le
genre d’injure que le journal (janséniste) des Nouvelles
ecclésiastiques lui adresse communément. Plus de détails
sortiraient de mon
cadre et appartiendraient à
cette biographie ample et complète que je voudrais provoquer.
Le dernier ouvrage inachevé de sa vieillesse est une suite de Paraphrases morales des Psaumes. On y trouve des beautés, mais de
plus en plus régulières et prévues dans leur expansion même ; c’est le
talent habituel de Massillon, moins le mouvement et l’action qu’il imprimait
à ces sortes de développements dans ses discours, comme, par exemple,
lorsqu’il paraphrasait si puissamment le De profundis dans
le sermon de Lazare. J’ai quelquefois pensé, dans le cours de cette étude, à
la différence qu’il y a entre Bossuet et Massillon employant tous deux les
textes de l’Écriture. Massillon établit sa paraphrase morale sur un texte
qu’il déroule verset par verset et qu’il gradue ; il met sa gerbe avec ordre
et l’assoit en quelque sorte sur les roues du char sacré : la marche en est
égale, cadencée, nombreuse ; au lieu que la parole de Bossuet se confond le
plus souvent avec le char lui-même, avec la roue enflammée qui emporte le
Prophète.
Marmontel, destiné un moment dans sa jeunesse à l’état ecclésiastique, et qui
avait étudié quelque temps à Clermont, eut l’occasion de visiter l’éloquent
évêque, et, dans ses Mémoires, il a fait de cet ancien
souvenir une scène affectueuse dont l’impression générale au moins doit être
fidèle :
Dans l’une de nos promenades à Beauregard, maison de
plaisance de l’évêché, nous eûmes le bonheur, dit-il, de voir le
vénérable Massillon. L’accueil plein de bonté que nous lit ce vieillard
illustre, la vive et tendre impression que firent sur moi sa vue et
l’accent de sa voix, est un des plus doux souvenirs qui me restent de
mon jeune âge. Dans cet âge où les affections de l’esprit et celles de
l’âme ont une communication réciproquement si soudaine, où la pensée et
le sentiment agissent et réagissent l’un sur l’autre avec tant de
rapidité, il n’est personne à qui quelquefois il ne soit arrivé, en
voyant un grand homme, d’imprimer sur son front les traits du
caractère de son âme ou de son génie. C’était ainsi
que, parmi les rides de ce visage déjà flétri et dans ces jeux qui
allaient s’éteindre, je croyais démêler encore l’expression de cette
éloquence si sensible, si tendre, si haute quelquefois, si profondément
pénétrante, dont je venais d’être enchanté à la lecture de ses Sermons. Il nous permit de lui en parler, et de lui
faire hommage des religieuses larmes qu’elle nous avait fait
répandre.
Les Sermons de Massillon n’étant pas imprimés
de son vivant, il semble qu’il y ait ici un anachronisme : mais il se
pouvait qu’il y eût quelques copies en circulation parmi les écoliers de
Clermont, ou qu’une édition incomplète leur eût passé par les mains.
Massillon mourut le 18 septembre 1742, dans sa quatre-vingtième année. Il ne
vécut pas assez pour voir éclater, avec les scandales publics de Louis XV,
toute l’ironie des chastes promesses et des vœux dont le Petit
Carême avait salué cette royale enfance. Avec lui expira la
dernière et la plus abondamment éloquente, la plus cicéronienne des grandes
voix qui avaient rempli et remué le siècle de Louis XIV.
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