P.-S.
Je donnerai ici un des endroits de mon livre de Port-Royal (édition de 1866), où il est fait mention de Massillon.
C’est au livre IIIe, chap. xii, et à l’Appendice qui s’y rattache :
Massillon, jeune et dans l’Oratoire, avait eu une veine de
ferveur qui plus tard s’était fort calmée ; son talent naturel, comme il
arrive à tant de grands talents, était resté chez lui assez indépendant
du fond de l’inspiration même. Si le père Massillon, du temps qu’il
était à Saint-Honoré (ou à Saint-Magloire), avait paru bien humble et
occupé uniquement de l’éternité, l’évêque vieillissant semblait avoir
légèrement oublié son sermon Sur le petit nombre des
élus. Aux années où il prêchait devant la Cour, il disait à
quelqu’un qui lui parlait de ses sermons : « Quand on approche de cette
avenue de Versailles, on sent un air amollissant. » Cet air avait fini
par agir sur son éloquence même, et, prélat, il en avait aussi emporté
quelque chose. Il vivait riche, mondain, très poli, ne fuyant nullement
la compagnie des personnes du sexe, et ne s’interdisant pas les honnêtes
divertissements de la société. On raconte qu’un jour de grande fête, au
sortir du dîner, le prélat étant à jouer avec des dames, après que le
jeu eut duré assez longtemps, quelqu’un fit remarquer que c’en était
assez pour un jour
de grande fête, et qu’il
fallait donner quelque chose à l’édification. L’évêque alla sur-le-champ
chercher un de ses sermons et le lut. Alors une de ces dames lui dit
que, si elle avait fait un pareil écrit, elle serait une sainte ; mais
l’auteur, en moraliste avisé, répondit qu’il y a un pont
bien large de l’esprit au cœur. Sur quoi un père de l’Oratoire,
qui était dans un coin, ajouta : « Et il y a bien quatre
arches de ce pont de rompues. » — L’anecdote est assez
agréable ; elle ouvre un jour sur Massillon.
Et dans l’Appendice, j’ai pu ajouter encore
quelques détails inédits authentiques : j’y disais :
« Il y eut véritablement deux temps très marqués dans la
carrière ecclésiastique et oratoire de Massillon. La série d’
qu’on va lire me paraît fort curieuse pour fixer le premier temps de son
éloquence, les débuts modestes, convaincus, touchants. Je lire ces
passages de la correspondance manuscrite de M. Vuillart, un ami de
Racine, avec M. de Préfontaine ; c’est M. Vuillart qui raconte ses
impressions au jour le jour :
« Ce mercredi 8 avril 1699. — J’ai ouï aujourd’hui le père Massillon pour
la première fois de ma vie. Je reprends ma lettre où je l’ai interrompue
le matin, pour vous dire que ce prédicateur est charmant par sa
solidité, son onction, son ordre, sa netteté et sa vivacité d’élocution,
et, au milieu de tout cela, par son incomparable modestie. Il prêcha sur
l’Évangile de demain, qui est de la femme à qui il fut beaucoup
pardonné, parce qu’elle avait aimé beaucoup. Ce fut (sans citer que très
peu les Pères) la substance et comme le tissu de tout ce qu’ils ont de
plus beau, plus fort et plus décisif, fondé sur l’Écriture, qu’il
possède admirablement. Vous concevez sur cela, monsieur, le désir de
l’entendre. Vous l’entendrez, si Dieu nous donne la consolation de vous
voir après Pâques ; car on croit qu’il continuera de prêcher dimanches
et fêtes jusqu’à la Pentecôte. » —
Un autre oratorien, le père Maur (ou Maure), brillait dans la chaire à la
même date, et ses débuts semblaient balancer ceux de Massillon ; le père
Maur n’a pas tenu depuis tout ce qu’il promettait et son nom n’a pas
surnagé, mais on faisait alors de l’un à l’autre des parallèles ; C’est
toujours M. Vuillart qui écrit :
« Ce jeudi 4 mars 1700. — Dieu fait primer encore hautement, cette année,
les pères de l’Oratoire dans le ministère de la parole, le père Hubert à
Saint-Jean, le père Massillon à Saint-Gervais, le père Guibert à
Saint-Germain de l’Auxerrois, le père de La Boissière à Saint-André, le
père de Monteuil à Saint-Leu, le père Maur à Saint-Étienne-du-Mont. Il y
en a d’autres encore ; mais voilà ceux qui ont le plus de réputation ;
et ceux qui brillent davantage sont le père Massillon et le père Maur,
Provençaux. Le premier, d’environ trente-quatre ans, a l’air mortifié et
recueilli, une grande connaissance
de la
religion, beaucoup d’éloquence, d’onction, de talent pour appliquer
l’Écriture. Le second, d’environ trente-deux ans, a une belle
physionomie, l’air fin, le son de la voix plus beau et plus soutenu,
l’action plus agréable, une prononciation charmante, a puisé le
christianisme dans les mêmes sources, car ils ont les mêmes principes et
ont même étudié ensemble et de concert. Deux choses le font emporter au
père Massillon sur le père Maur : le grand succès qu’il eut l’Avent
dernier qu’il prêcha devant le roi, et l’avantage de la chaire de
Saint-Gervais qui est au milieu de la ville, au lieu que celle de
Saint-Étienne en est à une des extrémités et qu’il y faut grimper ;
joint que l’on convient qu’encore que le père Maur ne manque pas
d’onction ni de pathos, le père Massillon en a davantage. Les chaises de
Saint-Gervais sont louées quinze sols ; les moindres, douze. Mais la
paroisse a bien des gens de qualité et des gens riches, au lieu que
Saint-Étienne n’en a que peu en comparaison et qu’il a le désavantage de
la situation. Les loueuses de chaises se sont donc humblement réduites à
n’en prendre que quatre sols. » —
Le bon M. Vuillart a bien de la peine à se décider entre les deux ; le
prix même des chaises, assez significatif dans son inégalité, ne lui
paraît pas concluant : il tient tant qu’il peut pour celui qui prêche
dans son quartier à lui, et qu’il est le plus à portée d’entendre.
Toutefois on sent qu’à la fin la balance l’emporte pour le plus grand
des deux orateurs sacrés :
« Ce jeudi 11e mars 1700. — J’ai entendu hier le père
Massillon, qui repose le mardi, au lieu que le mercredi est le repos du
père Maur. Le dessein de leurs sermons était le même : car le père Maur
avait pris par avance l’Évangile d’hier. Voici leur commune division :
La crainte de la méprise dans la vocation et la
nécessité d’y consulter Dieu et ses ministres pour l’éviter, premier
point : et le second fut le danger de la méprise,
laquelle est si ordinaire. Le dedans du père Massillon est plus fécond
et plus riche. Le dedans du père Maur est moins fécond et moins riche ;
il l’est néanmoins, mais le dehors du dernier l’emporte de beaucoup par
le son de la voix, la prononciation, l’action. L’onction des deux
pénètre. Celle du premier est plus abondante et plus soutenue. Comme il
craignait hier la trop grande consternation de son auditoire sur les
défauts de la vocation et sur la difficulté extrême de les réparer, il
le releva et le ranima par une incomparable paraphrase de tout le
Cantique de Jonas, qui le tint élevé à Dieu et comme transporté hors de
la chaire assez longtemps les bras croisés et les yeux au ciel. Cette
fin fut un vrai chef-d’œuvre. Ce fut un torrent de lait et
de miel. Heureux qui s’en trouva inondé ! » —
M. Vuillart a de grandes admirations pour un prédicateur plus ancien,
également de l’Oratoire, le père Hubert. Il le met au-dessus de tous
pour la solidité, pour l’onction, pour la vertu chrétienne qui est dans
toute sa vie et qui passe dans ses discours. Même après les
grands éloges qu’il se plaît à leur donner, il
continue de ne parler du père Massillon et du père Maur que comme venant
après lui et à titre de jeunes talents qui promettent :
« Pour le père Massillon et le père Maur, c’est une réputation naissante
que la leur. Elle se soutient bien jusques ici : et il y a grand sujet
d’en espérer beaucoup pour la suite. Comme le père Maur ne prêchait pas
aujourd’hui (mercredi 17 mars 1700), j’ai entendu le père Massillon, et
j’en ai été encore charmé. C’est un prodige que la fécondité de ses vues
pour la morale, sa pénétration dans l’esprit et dans le cœur humain,
l’application heureuse et juste des exemples et des autorités de
l’Écriture, son onction. Sa méthode est facile et naturelle. Ses preuves
sont fortes. Son discours est vif, persuasif et pressant ; son air,
modeste et mortifié. Ses élévations à Dieu, assez, mais point trop
fréquentes, pénètrent l’auditeur qui ne peut ne pas sentir que le
prédicateur en est lui-même pénétré. C’est un homme tout merveilleux.
Nous sommes très redevables à la Provence de nous avoir fourni deux
sujets du mérite du père Massillon et du père Maur. Par ces traits tout
spirituels, elle n’est pas moins une petite Palestine pour nous et une
figure du ciel que par ses figues, ses muscats, ses olives, ses oranges,
etc. » —
On voit que cet ami de Racine n’était pas sans avoir l’imagination
quelque peu riante. — Il est moins question dans les toutes dernières
lettres que nous avons de lui des deux prédicateurs émules ; la Cour les
enlève à la ville ; Versailles et le monde, ce sera peu à peu l’écueil
de l’illustre Massillon :
« (23 mars 1700). La réputation du père Massillon et du père Maur croît
de jour à autre, parce qu’ils font de mieux en mieux. Le roi a retenu le
second pour l’Avent prochain, et le premier pour le Carême. Ainsi nous
en serons frustrés à Saint-Étienne où il avait promis, et ce grand bien
sera différé pour nous. » —
… Massillon suffira à remplir les quinze années suivantes et couronnera
cette brillante carrière par son Petit Carême, son
dernier chef-d’œuvre, déjà un peu amolli. Il connaissait trop bien le
monde, il y avait trempé malgré lui ; les dames s’en étaient mêlées.
Vers la fin, sous sa forme sacrée, ce n’était plus guère qu’un moraliste
et un sage14.
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