(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Geoffroy de Villehardouin. — II. (Fin.) » pp. 398-412

II. (Fin.)

Il ne faut point passer en ce monde sans faire quelque chose de sa vie sur la terre. Cette noble idée de gloire se confondait chez Villehardouin, et chez les plus généreux des croisés, avec celle de gagner le bonheur dans l’autre vie par le juste et pieux emploi de leur force ici-bas. Ainsi, tout en visant à Jérusalem et à la délivrance de la Cité sainte, ils ne reculaient pas devant les entreprises qui, en les écartant de leur but, leur semblaient glorieuses et suffisamment légitimes. Une vaillante armée de pèlerins s’était rassemblée : elle ne pouvait se rompre, sous peine de honte, sans avoir rien fait de hardi et de grand. Cette pensée, si elle n’est pas exprimée aussi nettement, ressort pourtant, en bien des endroits, du récit de Villehardouin. Je n’ai à suivre ce récit qu’autant qu’il sert à peindre l’historien lui-même.

Les croisés se sont engagés avec les Vénitiens pour faire le siège de Zara contre le roi de Hongrie. Ce siège ne se passe point sans opposition de la part de bon nombre des pèlerins zélés ou soi-disant tels, ni de la part de Rome, qui craint de voir se dissiper une expédition sainte. Mais une autre diversion bien autrement éclatante se préparait, toute favorable à Rome cette fois, et à l’Église latine. Un jeune prince grec, Alexis, fils d’Isaac l’Ange, d’un de ces empereurs dépossédés à qui leurs parents et frères usurpateurs faisaient crever les yeux, sollicite l’appui de l’armée ; il arrive lui-même dans le camp ; d’un visage animé et avec le feu de son âge, il implore les chefs. La politique de Venise fut pour beaucoup, à ce qu’il semble, dans la détermination qui fut prise alors. Les Vénitiens, jaloux des Pisans, voulaient reconquérir à Constantinople une influence qui depuis quelque temps n’était plus sans partage : Henri Dandolo fut toujours considéré par les Grecs comme le plus habile instigateur de cette conquête et l’auteur de tous leurs maux. Quoi qu’il en soit, l’occasion était belle et tentante pour les pèlerins : on marchait vers l’Orient, on se détournait à peine, et, une fois qu’on avait restauré un empereur ami sur le trône de Constantinople, une fois la croix latine plantée à Sainte-Sophie, on s’assurait d’un appui et d’une alliance inestimable pour les futures expéditions de Syrie et de Palestine.

C’est à Corfou qu’après une crise violente dans l’armée et une faction qui faillit tout dissoudre, les principaux chefs et barons parvinrent à ramener les dissidents, à réconcilier les esprits, et l’on put faire voile enfin pour l’expédition désirée, la veille de la Pentecôte (1203).

Ici Villehardouin, dans son récit, laisse percer un éclair d’enthousiasme et une joie d’homme de cœur. Nous avons vu dans Joinville un sentiment pareil lors du départ de la flotte de saint Louis à Marseille, et lors du second départ, à l’île de Chypre : mais l’enthousiasme de Villehardouin a un caractère plus haut et plus sévère que l’épanouissement et l’enfance d’allégresse de l’aimable Joinville. Celui-ci, au moment de l’expédition, était jeune, dans la fleur de l’espérance et de la confiance première ; et lorsque plus tard, parvenu à l’âge le plus avancé, il retraçait ses souvenirs chéris, il était dans son beau châtel de Joinville, entouré des objets de ses affections et de tout ce qui pouvait lui rendre le sourire. Villehardouin, au moment du départ, est un homme mûr et qui a passé le milieu de la vie ; la ride s’est faite à son front ; il sait le poids des choses et les difficultés de tout genre ; il est dans le conseil des chefs, et l’un des plus prudents à prévoir ; il a peu d’illusions, comme nous dirions aujourd’hui. Plus tard, à moins de dix ans de là, lorsqu’en ses moments de répit il écrira ou dictera sa chronique dans quelque château de Romanie, il n’aura pas revu sa Champagne, il sera toujours sur cette terre de conquête qu’il faut défendre pied à pied et payer de son sang chaque jour ; où l’on perd en chaque rencontre un compagnon, un ami, et où le vainqueur en armes n’a pas une nuit sans veille. Certes l’enthousiasme d’un tel homme, s’attachant à l’heure la plus brillante du souvenir, a tout son prix :

Le temps fut beau et clair, dit-il en parlant de ce jour mémorable où l’on appareilla de Corfou, et le vent bon et clément ; aussi laissèrent-ils leurs voiles aller au vent ; et bien l’atteste le maréchal Geoffroi qui dicta cet ouvrage et qui n’y a dit mot, à son escient, qui ne soit de pure vérité, comme celui qui assista à tous les conseils ; bien atteste-t-il que jamais si grande chose navale ne fut vue, et bien semblait que ce fût expédition à devoir conquérir des royaumes ; car, aussi loin qu’on pouvait voir aux yeux, ne paraissaient que voiles de nefs et de vaisseaux, tellement que le cœur de chacun s’en réjouissait très fortement.

Sentiment du départ, naturel à l’homme, que chaque génération mêlée à une belle entreprise éprouve à son tour, et que chaque historien s’essaye à rendre ! sentiment qu’on a au départ de Corfou pour Byzance, comme à celui de Toulon ou de Malte pour l’Égypte, comme à celui de Toulon encore, en 1830, pour Alger ! sentiment du départ guerrier, cher à tous les hommes jeunes et vaillants, et à notre nation en particulier, Villehardouin est le premier qui a eu l’honneur de l’exprimer chez nous, il y a plus de six cents ans, dans sa prose simple, nue et grave. On dirait qu’elle s’éclaire à cet endroit, et qu’elle laisse passer le rayon.

Mais voilà qu’en route, vers la hauteur du cap Malée, la flotte magnifique rencontre tout à point deux vaisseaux chargés de chevaliers et de gens de pied, qui étaient de ceux qui avaient précédemment faussé compagnie, et qui au lieu de venir, comme c’était convenu, au rendez-vous de Venise, s’étaient petitement embarqués à Marseille, étaient allés en toute hâte en Syrie, n’y avaient fait que maigre besogne, et s’en revenaient dégagés de leur vœu à la rigueur, mais chétifs et confus. Oh ! quand ils virent la riche et belle flotte, qui avait si peu perdu pour attendre, surgir à toutes voiles et passer bientôt tout près d’eux, « ils en eurent si grande honte, dit Villehardouin, qu’ils n’osèrent se montrer » ; et le comte de Flandre ayant envoyé une barque pour les reconnaître, un des soldats non chevaliers, qui était parmi les transfuges, se laissa couler dedans, et cria de là à ceux qu’il abandonnait : « Je vous tiens quittes de tout ce que je laisse à bord, mais je m’en veux aller avec ceux-là qui m’ont tout l’air de devoir conquérir du pays. » Ce soldat, qui s’échappait d’avec les fugitifs pour s’en revenir avec les conquérants, fut reçu à merveille, on le peut croire ; on l’accueillit comme l’enfant prodigue87, et cet épisode anima la traversée.

Villehardouin décrit peu ; le genre descriptif n’était point inventé alors parmi nous, et le vieux croisé est le contraire de cette brillante et habile jeunesse née de Chateaubriand, qui en sait dire encore plus long qu’elle n’en pense sur tout sujetp : lui, il en dit encore moins qu’il ne sent. À l’arrivée dans l’Hellespont et devant le Bosphore, il a pourtant des accents et quelques traits qui peignent bien l’impression de grandeur et d’éblouissement qu’il reçoit. Les premiers vaisseaux arrivés attendent les autres au port d’Abydos, et de là tous remontent, par le canal dit alors de Saint-Georges, jusque dans cet admirable bassin et en cette mer intérieure qu’on appelait aussi quelquefois du même nom :

En ces huit jours d’attente arrivèrent tous les vaisseaux et les barons, et Dieu leur donna bon temps : alors ils quittèrent le port d’Abydos. Dès ce moment, vous auriez pu voir le canal Saint-Georges tout flori (émaillé) en remontant de nefs, de vaisseaux, de galères, de bâtiments de transport. C’était plaisir et merveille d’en regarder la beauté. En telle manière ils coururent en remontant le canal, si bien que, la veille de Saint-Jean-Baptiste en juin, ils vinrent à Saint-Étienne, une abbaye qui était à trois lieues de Constantinople. Et lors ils virent tout à plein Constantinople. Ceux qui jamais encore ne l’avaient vue ne pensaient point que si riche cité il pût y avoir en tout le monde. Quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle était close, et ces riches palais et ces hautes églises dont il y avait tant que personne ne l’eût pu croire, s’il ne l’eût vu proprement à l’œil ; et quand ils virent le long et le large de la ville, qui de toutes les autres était souveraine, sachez qu’il n’y eut homme si hardi à qui la chair ne frémît par tout le corps ; et ce ne fut merveille s’ils s’en effrayèrent, car jamais si grande affaire ne fut entreprise d’aucunes gens depuis que le monde fut créé.

Cette page, à laquelle on pourrait joindre encore quelques autres passages du même ton, est, littérairement, la plus mémorable de Villehardouin. On n’a jamais mieux exprimé l’étonnement en face d’un grand spectacle, ni mieux embrassé par une parole naïve la largeur d’un horizon. C’est d’une expression qui sent d’autant mieux son Homère que le vieux chroniqueur ne s’en doute pasq. Ajoutons que le guerrier ne cesse pas d’être présent dans celui qui admire, et qu’il n’est pas longtemps à contempler sans penser à son but.

Je n’ai pas à suivre ici les péripéties de l’entreprise ni à faire le siège de Constantinople : qu’il me suffise de rappeler que les croisés ne prirent point d’abord la ville pour leur compte ; ils exécutèrent fidèlement leur promesse, rétablirent sur le trône le père d’Alexis et y placèrent ce jeune homme lui-même. Ce ne fut qu’après mainte zizanie survenue et des manquements de parole qu’il était d’ailleurs trop aisé de prévoir, que la guerre sur un autre pied recommença et qu’il fut décidé qu’on pouvait en toute conscience déposséder des traîtres. On pense bien que ce n’est point le cas de trop discuter le droit ; il serait difficile assurément de le démêler à travers tant d’intérêts, de cupidités compliquées et de violences. Mais j’ai voulu lire l’historien qui nous offre la contrepartie et le véritable complément de Villehardouin, le Byzantin Nicétas, homme de bien et de considération, lequel a raconté dans des pages émues et lamentables, bien que fleuries et académiques (comme nous dirions), le désastre de sa patrie, les brutalités du vainqueur, les spoliations de l’étranger, et les violations de tout genre commises sur cette cité alors unique et incomparable. Il y a, dans ce récit de Nicétas, une parole d’estime pour Villehardouin, et je suis assuré que, s’il avait eu à parler de Nicétas à son tour, Villehardouin la lui aurait également rendue. Le moment où les croisés s’abandonnent, où la cupidité particulière les gagne, où la soif du butin l’emporte chez la plupart, et où les honorables chefs ne peuvent les contenir, même par les plus rigoureux exemples, est signalé avec douleur par Villehardouin :

Les convoiteux, dit-il, commencèrent à retenir les choses, et Notre-Seigneur commença à les en moins aimer qu’il n’avait fait. Ah ! comme ils s’étaient loyalement conduits jusqu’à ce jour ! et le Seigneur Dieu leur avait bien aussi montré son amour, en les exaltant et honorant par-dessus leurs ennemis.

Ce n’est pas tant d’avoir pillé, il est vrai, que Villehardouin les blâme (le pillage était le droit de la guerre), que de n’avoir pas obéi en apportant chacun son butin à la masse commune. Il est deux ou trois points toutefois que je crois bon de dégager et de maintenir, à travers la confusion des scènes et l’horreur naturelle qui s’attache à de tels récits.

Nicétas, l’historien des vaincus, et Villehardouin celui des vainqueurs, s’accordent pour nous en une conclusion : les Grecs de Byzance, qui osent encore s’intituler Romains, sont lâches et traîtres, deux défauts qui, en s’unissant, marquent la fin et l’extrême décrépitude des peuples. Être déchu à la fois du courage, de l’honneur et de la bonne foi, c’est trop, et, toutes les fois que ces vices chinois ou byzantins prévalent chez un peuple, il n’y a plus que l’occasion ensuite qui manque à la ruine. Ces empereurs grecs qu’ont en face les guerriers francs n’osent sortir de leurs murailles, se mettre à la tête des vaillants hommes qui leur restent ; ils s’enfuient de nuit par des portes dérobées, et vont chercher dans des palais moins en péril ce qu’ils espèrent sauver de la ruine universelle, un reste de voluptés et de délices. Incapables de tenir les contractés, ils y manquent sans franchise et engagent la guerre avec fourberie. Les croisés, au contraire, ont pour principe de ne jamais attaquer l’ennemi sans lui avoir porté un défi, c’est-à-dire une déclaration fière et franche : Quènes de Béthune et Villehardouin, entre autres, sont chargés dans une circonstance critique d’aller faire ce défi préalable à toute hostilité, et de le signifier en plein palais au jeune empereur Alexis, devenu traître et ingrat. Ils le font au risque de leur vie, et sont en danger d’être massacrés sur place en sortant. Cette seule habitude d’honneur et de vaillance chevaleresque, cette loyauté du duel guerrier, est une moralité relative qui mérite déjà la victoire. Et qu’on ne dise pas que les croisés eux-mêmes ne l’ont pas senti. Parlant de ces habitudes asiatiques et lâchement cruelles par lesquelles ces empereurs grecs rivaux se réconciliaient en apparence, faisaient mine de s’embrasser, s’invitaient à des festins, et se crevaient les yeux à l’improviste, Villehardouin nous dit : « Jugez maintenant s’ils étaient dignes de tenir la souveraineté et l’empire, des hommes qui exerçaient de telles cruautés les uns envers les autres ; qui se trahissaient les uns les autres si déloyalement. » S’il y a quelque moralité naturelle dans cette croisade des Français d’alors et dans leur victoire sur Byzance, elle est tout entière dans cette réflexion, qui était aussi celle de Baudouin et de son frère, de ces nouveaux empereurs, vrais chrétiens et honnêtes gens.

Quand Baudouin, élu empereur par les Français, s’est aventuré dans une expédition contre le roi des Bulgares et est fait prisonnier après une défaite, son frère Henri prend sa place ; mais les barons attendent, avant de l’élire et de le sacrer empereur à son tour, d’être positivement assurés du trépas de son frère : « Sur quoi je voudrais, écrit l’historien Nicétas, que les Romains (les Grecs) fissent un peu de réflexion ; eux, dis-je, qui n’ont pas sitôt élu un empereur qu’ils songent à le déposer. » Ainsi l’idée de légitimité, de fidélité au serment, et de religion politique, existe chez les Latins, tandis qu’elle est entièrement abolie chez les Grecs : ce qui, chez ceux-ci, est une infériorité de plus.

Chacun ne sait-il pas, dit encore ce même historien grec rendant involontairement hommage à ceux qu’il appelle Barbares, que quand ils ont pris une ville, ils la gardent avec une vigilance qui ne se peut exprimer, que pour cela ils renoncent au repos et endurent des fatigues incroyables ? Ils ne ressemblent pas en ce point-là à nos gens qui abandonnent leur chemise au premier qui la veut prendre, et qui secouent la poussière de leurs pieds lorsqu’on les chasse de leur patrie

Un tel aveu dispense de tout commentaire, et l’on voit encore par là de quel côté était alors la moralité, la vertu  ; pour être à l’état brut, elle n’en existait pas moins ; et l’on conçoit que les vainqueurs, parodiant les vaincus dans une mascarade de triomphe, se soient promenés dans les rues de Constantinople vêtus de robes, coiffés à la byzantine, et tenant en main pour toutes armes du papier, de l’encre et des écritoires. Et probablement la chanson et le vaudeville gaulois n’y manquaient pas.

Je ne saurais pourtant cacher que, lorsqu’on lit dans Nicétas le détail des dévastations, des trois grands incendies de la ville impériale, les belles statues de bronze renversées à terre et fondues sans pitié, la mosaïque et le parvis de Sainte-Sophie brisés sous les pieds des chevaux, les manuscrits sans doute (et quels manuscrits !) à jamais anéantis dans les flammes, le cœur ne saigne, et l’on partage pleinement la douleur du digne sénateur byzantin ; on comprend sous sa plume ce mélange de Jérémie et de mythologie grecque, ces pleurs pour une statue d’Hélène et pour la profanation des vases de Sion, ces réminiscences d’une double antiquité qui lui viennent en foule et qui ressemblent à des lambeaux d’homélies entremêlés d’un retour d’Anacréon. Il est surtout un passage de son récit qui m’a paru charmant au milieu de sa recherche, et bien touchant d’invocation à travers sa grâce un peu affectée ; je vais le traduire aussi fidèlement que possible : on y verra un contraste parfait avec la manière et le ton de Villehardouin ; ce sont les deux civilisations et les deux littératures en présence. Il s’agit des premières conquêtes rapides des Latins dans l’intérieur des terres, peu après la prise de Constantinople :

Mais quoi ! s’écrie tout d’un coup Nicétas en s’interrompant, le Barbare devance mes paroles ; il est emporté plus rapide dans sa course que l’aile de l’Histoire, et aucun obstacle ne l’arrête ; car elle, elle en est encore à le montrer saccageant Thèbes, s’emparant d’Athènes, envahissant l’Eubée : mais lui, il ne marche pas, il vole, il traverse les airs laissant en arrière tout récit ; il marche vers l’Isthme, il renverse l’armée romaine qui lui barre le passage ; il pénètre dans cette ville assise sur l’Isthme même et qui était jadis l’opulente Corinthe ; il se porte à Argos, il enveloppe tout le pays de Lacédémone, il s’élance dans l’Achaïe, court de là à Méthone, et se rue sur Pylos, la patrie de Nestor : puis, arrivé aux bords de l’Alphée, il s’abreuvera, je pense, de ses ondes, et, s’y baignant, il y puisera le souvenir de la tradition antique et gracieuse ; et, dès qu’il aura su que le fleuve s’est fondu d’amour pour Aréthuse, la source de Sicile, qui désaltère les fils de l’Italie, je crains fort que, ne faisant violence au fleuve lui-même, il n’écrive sur ses eaux et ne fasse savoir par lui à ses compatriotes de là-bas les exploits dont ont souffert les Grecs. Mais, ô Alphée ! toi qui es un fleuve grec, toi dont les eaux coulent si douces à travers les mers, vraie merveille en tout, fleuve d’une flamme d’amour, ne va pas transmettre les désastres des Grecs aux Barbares de la Sicile ; ne leur révèle pas tout ce que les armées des leurs ont fait de grandement cruel en Grèce contre les Grecs, de peur qu’ils n’instituent des danses, qu’ils ne chantent des hymnes de triomphe, et que des ennemis plus nombreux n’accourent à nos rivages. Mais arrête un instant ! qui sait ? le combat a plus d’une chance, les choses humaines sont au hasard d’un coup de , et la victoire aime à changer de drapeaux : on ne dit pas qu’Alexandre lui-même ait toujours réussi en tout, ni que la fortune de César ait été de tout point infaillible. Arrête : je t’en conjure au nom d’Aréthuse elle-même, de ta tendresse pour elle, inaltérable à travers les mers, et de ta belle source amoureuse.

Je ne sais si je m’abuse : il y a ici un dernier soupir de la Grèce érudite, mais sincère encore, une application imprévue et patriotiquement ingénieuse de l’Anthologie à l’histoire. Ce Nicétas est déjà un Grec qui appartient à la postérité de Démodocus dans Les Martyrs, et on le croirait de l’école de Chateaubriand. La veine où il puise ses images est celle des livres et des souvenirs classiques ; la source peut sembler déjà bien ancienne et refroidie : il l’a rajeunie et vivifiée cette fois par son émotion88.

Nicétas, lu ainsi en regard de Villehardouin, provoque une foule de réflexions et de pensées. Quand je vois ces qualités et ces défauts de l’historien d’une époque finissante, cet arrangement élégant et peigné, ces comparaisons disparates où les images d’Endymion ou de tel autre personnage mythologique sont jetées à travers les événements les plus positifs et les plus désastreux de l’histoire, je les oppose aux qualités et aux défauts du narrateur français qui commence, à cette simplicité grave, sèche et roide, mais parfois épique, et je me demande : « Lequel des deux est véritablement le plus voisin d’Homère ou d’Hérodote ? » Certes, ils en sont loin tous les deux, mais celui encore qui en rappelle le plus l’idée, ce n’est point Nicétas.

Si l’on avait les plaintes d’un habitant de Corinthe lors de la première prise de la ville par le Romain Mummius, que ne dirait-il pas ? Quand on lit Nicétas sur les chefs-d’œuvre dont il déplore la perte et que rien n’a pu réparer, je le répète, on est navré avec lui, on est de sa patrie un moment, de cette patrie qui a été, dans un temps, celle du genre humain. « N’importe, peuple usé ! peuple à longue robe, sans défense et sans glaive ! passons à d’autres », dit la Fortune ; et le Génie de la civilisation, se voilant un moment et la suivant à regret, parle bientôt comme elle.

Ils n’estiment rien que la vaillance, dit toujours Nicétas des Français d’alors et de ceux qu’il appelle Barbares, mais c’est la vaillance séparée des autres vertus ; ils la revendiquent pour eux comme infuse par nature et corroborée par un long usage, et ne souffrent qu’aucune autre nation puisse se comparer à eux en ces choses de guerre ; d’ailleurs étrangers aux Muses et n’ayant aucun commerce avec les Grâces, ils sont d’un naturel farouche, et ont la colère plus prompte que la parole.

Ce jugement ne saurait s’appliquer qu’à la masse des croisés et non aux chefs. Quènes de Béthune, l’ami de Villehardouin, propre à mille emplois, à celui d’ambassadeur comme à celui d’ingénieur et de constructeur de navires, ou de défenseur de Constantinople, avait commerce avec les Muses ; il savait ce que c’était que le siège de Troie, et, dans une de ses chansons, il se moque très satiriquement d’une beauté surannée qu’il compare à cette ville antique et célèbre. On était trop prompt, au xiiie  siècle et depuis, à tout refuser en fait de Muses et de Grâces à ceux qui étaient nés par-delà certaines rivières et certains monts : « Ne me parlez point, écrivait à l’un de ses amis de Paris Paul-Louis Courier devenu Grec et Romain en 1812, ne me parlez point de vos environs ; voulez-vous comparer Albano et Gonesse, Tivoli et Saint-Ouen ? La différence est à la vue comme dans les noms. » Quelques années après, le même Courier, de retour en France, empruntait à ses paysans de Touraine, et à notre vocabulaire gaulois du xvie  siècle, des locutions et des formes pour mieux traduire Hérodote selon son vrai génie. Au xiiie  siècle, les Chansons de Thibaut de Champagne ne valaient-elles pas bien, dans leur fraîcheur, les derniers vers des lettrés de Byzance et de ces anacréontiques affadis89 ?

La chronique de Villehardouin, à sa manière et dans sa rudesse, rouvrait donc une ère littéraire de l’histoire. Il y a dans cette chronique deux portions assez distinctes, celle qui expose les préparatifs et les détails de la conquête, et celle qui succède et qui nous rend la prise de possession dans ses conséquences. Cette dernière moitié est la plus ingrate et la plus pénible : elle est toute semée de mécomptes, et il y pèse comme une mâle tristesse. Dans cet Empire éphémère des Latins, en effet, à peine arrivé au sommet de la pente glorieuse, on sent qu’on n’a plus qu’à la redescendre. La lutte est continuelle, acharnée, et chaque jour amène des pertes cruelles. Villehardouin y remplit d’ailleurs un beau rôle, plus grand même que dans sa simplicité il ne nous le montre. C’est lui qui, à un certain moment, négocie la réconciliation entre l’empereur Baudouin et le marquis de Montferrat, prêts à s’ulcérer et à en venir à une rupture. C’est lui qui, après la défaite d’Andrinople,Baudouin est fait prisonnier par les Bulgares (14 avril 1205), dirige la retraite de l’armée avec autant de sang-froid que de vaillance. Il conduit sa chronique avec exactitude jusqu’au moment où le marquis de Montferrat, son ami et son seigneur de prédilection, périt à son tour dans une rencontre en poursuivant les féroces Bulgares (1207) : « C’est alors, dit Gibbon, c’est à cet accident funeste que tombe la plume de Villehardouin et que sa voix expire ; et, s’il continua d’exercer l’office de maréchal de Romanie, la suite de ses exploits n’est point connue de la postérité. » On suppose qu’il mourut cinq ou six ans après, vers 1213, et il paraît certain qu’il ne retourna jamais en France.

On a pu juger, par quelques citations que j’ai données, du ton et (si ce mot est permis) du style de Villehardouin. Il est curieux, pour l’étude de la langue, de lire à côté du texte la traduction ou paraphrase qu’en a donnée Du Cange. Villehardouin a le tour net, simple, assez vif, la phrase courte : « S’il n’a pas, dit M. Daunou, la gracieuse et piquante naïveté de Joinville, il attache ses lecteurs par la simplicité, la franchise et le cours naturel de son récit. » Ce cours naturel est très bien dit : son récit marche et se presse. Rien n’y ressemble moins que la paraphrase lourde et souvent enchevêtrée qu’en a donnée Du Cange. La phrase de celui-ci est chargée, empêchée de je ne sais quoi qu’il y ajoute : elle ne va qu’avec des impedimenta de qui, de que, et toutes sortes de bagages. Il serait évident, rien qu’à voir les deux styles, que, dans l’intervalle de Villehardouin à Du Cange, il est arrivé un accident à la langue ; qu’elle s’est de nouveau compliquée, qu’elle a été reprise de latinisme et ne s’en est pas encore débarrassée. C’est là le cas, en effet, et ce que démontre amplement la version de Du Cange, outre que tout n’y est pas très finement et très exactement entendu. Ainsi Villehardouin, par instinct et dès le début, était plus dans la ligne directe et dans le vrai sens de la future construction française et de sa brièveté définitive.

Et quant au caractère même de l’homme, du guerrier si noblement historien, je dirai pour conclure : Villehardouin, tel qu’il apparaît et se dessine dans son Histoire, est bien un homme de son temps, non pas supérieur à son époque, mais y embrassant tous les horizons ; preux, loyal, croyant, crédule même, mais sans petitesse ; des plus capables d’ailleurs de s’entremettre aux grandes affaires ; homme de conciliation, de prudence, et même d’expédients ; visant avec suite à son but ; éloquent à bonne fin ; non pas de ceux qui mènent, mais de première qualité dans le second rang, et sachant au besoin faire tête dans les intervalles ; attaché féalement, avec reconnaissance, mais sans partialité, à ses princes et seigneurs, et gardant sous son armure de fer et du haut de ses châteaux de Macédoine ou de Thrace des mouvements de cœur et des attaches pour son pays de Champagne. Il a des larmes de pitié sous sa visière, mais il n’en abuse pas ; il sait s’agenouiller à deux genoux, et se relever aussitôt sans faiblesse ; il a l’équité et le bon sens qu’on peut demander aux situations où il se trouve ; jusqu’à la fin sur la brèche, il porte intrépidement l’épée, il tient simplement la plume : c’est assez pour offrir à jamais, dans la série des historiens hommes d’action où il s’est placé, un des types les plus honorables et les plus complets de son temps.