(1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Œuvres complètes de Buffon, revues et annotées par M. Flourens. » pp. 55-73

Œuvres complètes de Buffon, revues et annotées par M. Flourens8.

Il est heureux pour les critiques de n’être point comme Montesquieu qui ne tirait jamais, disait-il, du moule de son esprit qu’un seul portrait sur chaque sujet. Nous autres, nous avons à revenir sans cesse sur ce que nous avons déjà traité, à revenir vite, il est vrai, mais toujours par un coin plus ou moins vif. Nous avons à tirer sur un même fond mainte épreuve, et dont aucune ne soit semblable. Il ne faut point trop paraître redire, ni encore moins se contredire ; il faut être dans un courant, dans un recommencement continuel. Ainsi j’ai déjà parlé de Buffon1 : mais comment n’être point tenté de reparler d’un si noble écrivain à propos d’une édition nouvelle et vraiment nouvelle de ses Œuvres, édition excellente de texte, élégante et commode de format, sobre et classique de notes, et à laquelle M. Flourens apporte ce double soin littéraire et scientifique qui est son cachet ? Pour moi, c’était là un genre de secours qui me manquait quand je lisais Buffon. On aime à savoir où ce grand écrivain et ce grand esprit s’est trompé et a décidé trop à la légère avant de bien savoir ; où il a été épigrammatique et injuste envers des prédécesseurs illustres et considérables ; où il a donné dans l’hypothèse pure et hasardée ; où il a deviné juste par étendue d’esprit et par aperçu de génie ; on aime à saisir avec précision sa marche progressive, à mesurer sa prise de possession graduelle de son sujet, à noter l’endroit certain où il devient complètement naturaliste, de physicien qu’il était en commençant.

Et en effet, lorsque Buffon âgé de quarante-deux ans publia en 1749 les premiers volumes de son Histoire naturelle, malgré les dix années qu’il avait mises à la préparer, il avait beaucoup à apprendre : il n’était nullement botaniste, il n’était point anatomiste ; il avait contre la méthode et contre toute classification scientifique des préventions qu’il exprime tout d’abord d’un air de bon sens, et qui soulevèrent bien des réclamations fondées. Prenant l’homme pour centre de ses tableaux, il ne voulait étudier l’univers, les animaux, les plantes, les minéraux que par rapport à ce roi de la création et selon le degré d’utilité qu’il en pouvait tirer : c’était là un ordre moral et d’artiste plutôt que de savant. À mesure qu’il devient naturaliste, il l’abandonne ; il ne le suit déjà plus pour les oiseaux, il ne le suit plus du tout pour les singes. Il entre dans les voies de la science, il établit de bons groupes d’après l’observation des vrais caractères. Buffon est un grand esprit éducable, et ce sont les degrés successifs de cette éducation positive qu’il est curieux de pouvoir suivre. M. Flourens, par quelques notes rapides et nettes, nous marque dans son édition tous ces points et ces temps essentiels : on y voit les tâtonnements de Buffon, ses premières assertions tranchantes, ses retours, quelquefois ses contradictions, ses derniers semblants de résistance, même après qu’il a cédé et qu’il s’est rendu à la puissance des faits. On apprécie surtout mieux ce constant et noble effort qui porte un si vigoureux talent à se fortifier, à s’étendre, à se perfectionner sans cesse, à posséder de plus en plus toute cette matière immense qu’il dispose avec ordre, développement et grandeur, et qui lui sert à bâtir un monument le plus digne du modèle pour la majesté.

Si Buffon tient du xviiie  siècle français par un esprit d’indépendance et par une secrète hostilité à la tradition, il s’en sépare d’ailleurs par l’ensemble de son caractère, par le maniement et la bonne économie de ses facultés, par toute son attitude ; en un mot, son esprit tient du xviiie  siècle bien plus que son genre de vie et son talent. Il vit peu dans le monde, ou du moins il n’y donne qu’une partie extérieure de lui-même et ce qui est de représentation, il s’isole le reste du temps ; il passe des journées entières dans les forêts, au spectacle de la nature, et dans cette tour qui était son cabinet de travail. Il se sert de tous les avantages que sa condition et son existence lui fournissent, pour se perfectionner, non pour se dissiper et se corrompre. Il n’est pas de ceux qui dépensent chaque jour en esprit leur talent ; il évite même de l’employer en rien hors du cadre principal, unique. Buffon n’est pas comme Voltaire et d’autres qui se répètent sauf variations chaque matin, qui improvisent au courant de la plume sur chaque sujet, et qui ne font pas mieux à soixante ans qu’à trente : lui, il est toujours en marche et en effort sur lui-même comme Montesquieu, mais il atteint mieux à son but que Montesquieu, qui se fatigue à la fin et se brise sensiblement : Buffon va jusqu’au bout d’un pas grave et soutenu en s’élevant. Doué, par la nature, d’une intelligence vaste et capable de tout, plutôt que d’une vocation précise et impérieuse, c’est lui-même qui, par ambition et par choix, détermine la direction de cette intelligence et qui la porte décidément vers telle ou telle conquête. Ajoutant ainsi continuellement à son acquis, à son fonds de comparaisons et d’idées, assouplissant et gouvernant avec une dignité de plus en plus aisée sa noble manière, semblant justifier en lui cette définition, que le génie (une haute intelligence étant supposée comme condition première), c’est la patience, il est arrivé, sur les plus grands sujets qu’il soit donné à l’œil humain d’embrasser, à la plénitude de son talent de peintre et d’écrivain.

Il y avait, du temps de Buffon et de son âge, un homme avant lui illustre, un homme naturaliste comme d’autres naissent musiciens, peintres ou géomètres, un homme dont le nom est devenu celui de la science même, le Suédois Linné. Venu au monde la même année que Buffon (1707), d’une famille de paysans et de ministres ou vicaires de campagne, il prit goût aux plantes tout en se jouant dans le jardin du presbytère paternel ; son père occupait ses loisirs à cette culture, et l’on raconte que la mère de Linné, pendant sa grossesse, ne cessait de suivre avec intérêt les travaux de son mari. Quand son enfant fut et aux moments où il poussait des cris, il suffisait pour l’apaiser, dit-on, que sa mère lui mît entre ses petites mains une fleur, et elle ne s’en étonnait pas. Gracieuse légende de l’enfance de Linné, et qui rappelle les récits des bucoliques anciens sur le jeune Daphnis ! La jeunesse pourtant et les premiers débuts de Linné furent pénibles ; il eut à triompher des rigueurs et des obstacles de la pauvreté, comme Buffon, dans un autre sens, eut à s’arracher de l’écueil du plaisir et de l’opulence. La vie de Linné, racontée plus d’une fois par lui-même, est pleine de naïveté et de détails innocents9. Fiancé à la fille d’un médecin au commencement de l’année 1735, après s’être assuré du cœur de la jeune personne, il entreprit le cours de ses voyages dans les pays étrangers : il ne résida pas moins de trois ans en Hollande ; il vint ensuite quelque temps à Paris, où les Jussieu le reçurent : il n’était pas encore question de Buffon. Cette absence se prolongeant de la sorte, Linné apprit, non sans étonnement, qu’un perfide ami cherchait à en profiter pour lui enlever le cœur de sa fiancée ; il revint sans trop se presser, à temps encore pour déjouer cette machination anticonjugale, et il retrouva la jeune fille restée fidèle. En tout, Linné, l’homme de l’ordre et de la méthode, observateur neuf, ingénieux, inventif, à l’œil de lynx, écrivain concis et expressif, poète même dans son latin semé d’images et taillé en aphorismes, Linné fait un parfait contraste avec Buffon, le peintre du développement et des grandes vues, et dont la phrase aux membres distincts et nombreux, enchaînés par une ponctuation flexible, ne se décide qu’à peine à finir. En 1748, un an avant la publication des premiers volumes de l’Histoire naturelle de Buffon, Linné, déjà au comble de la gloire, conduisait dans les environs d’Upsal des centaines d’élèves :

On faisait de fréquentes excursions pour trouver des plantes, des insectes, des oiseaux. Les mercredi et les samedi de chaque semaine, on herborisait depuis l’aube du jour jusqu’à la nuit. Les élèves, portant des fleurs sur leurs chapeaux, rentraient en ville, et, précédés des instruments rustiques, accompagnaient leur professeur jusqu’à son jardin. Ce fut là le dernier degré de splendeur de l’aimable science.

Ainsi parle Linné : et, en regard, il nous faut voir Buffon seul en été à six heures du matin, à Montbard, montant de terrasse en terrasse et en ouvrant les grilles qui fermaient chaque suite de degrés, arrivant ainsi d’un pas seigneurial jusqu’au cabinet d’étude à l’extrémité de ses jardins, et n’en sortant que pour se promener lentement, la tête pleine de conceptions, dans les hautes allées d’alentour, où nul n’oserait le venir troubler. Ses pensées seules lui servent de cortège.

Linné et Buffon furent rivaux ; ils furent même injustes l’un à l’égard de l’autre. Buffon, avec un dédain superbe, commença le premier à attaquer Linné sur ses méthodes artificielles, et, même lorsqu’il en fut venu à reconnaître par expérience la nécessité des classifications, il ne lui rendit jamais pleine et entière justice : « Buffon antagoniste de Linné, que toujours il avait combattu, nous dit Linné lui-même dans des fragments de Mémoires, est obligé, bon gré mal gré (nolens, volens), de faire arranger les plantes du Jardin du roi d’après le système sexuel. » Buffon, en ce point, ne céda pas si aisément que le croyait Linné ; il ne consentit jamais, nous dit Blainville, à laisser entrer dans le jardin de botanique la méthode et la nomenclature de Linné, enseignes déployées ; « il permit seulement d’inscrire les noms donnés par Linné, mais à condition (chose incroyable si le génie n’était humain !) qu’ils seraient en dessous de la tablette qui sert à étiqueter les plantes ». Cependant Linné, qui payait de retour ses amis en nommant les plus jolies plantes de leurs noms, se vengeait assez innocemment de ses ennemis et adversaires en donnant leurs noms à des végétaux hérissés ou épineux. L’on a dit que, dans une telle pensée de représailles, il imposa le nom de Bufonia à une plante peu aimable : l’exactitude du fait, l’intention réelle de l’allusion a été contestée. « Buffon, disait Linné vers la fin de sa vie, n’a point recalé les bornes de la science, mais il sut la faire aimer ; et c’est aussi la servir utilement. » Cet éloge ne dit point assez sans doute : voyons-y du moins une sorte de réparation accordée par le prince des botanistes, par le naturaliste qui l’était de naissance et de pur génie, à celui qui l’était devenu par volonté et qui régna, lui aussi, du droit du génie et de la puissance.

Buffon, à ses débuts, ne fut pas plus juste pour Réaumur que pour Linné. Réaumur tenait en France le sceptre de l’histoire naturelle quand Buffon parut, et, pour le lui mieux enlever, celui-ci prit plaisir à le combattre, à le harceler même et à le diminuer peu à peu dans l’opinion. M. Flourens nous marque dans ses notes, au bas des pages les plus graves, tous les endroits qui sont des épigrammes à l’adresse de Réaumur. Buffon, qui avait la vue courte et qui n’usait pas du microscope, de même qu’il regardait peu les plantes, méprisait assez les insectes. Il s’étonnait du soin, selon lui excessif, qu’on prenait à décrire si longuement leurs mœurs, et surtout à faire admirer leur industrie : « Car enfin, disait-il, une mouche ne doit pas tenir dans la tête d’un naturaliste plus de place qu’elle n’en tient dans la nature. » Il semble que Buffon, se tenant au point de vue de l’homme et placé entre les deux infinis, celui de l’infinie grandeur et celui de l’infinie petitesse, n’ait été sensible qu’au premier. Il aimait assez, dans son premier ordre, à prendre les choses et les êtres par rang de taille, si l’on peut dire, et de grandeur physique ; c’est ainsi qu’il croit convenable de commencer l’histoire des oiseaux par celle de l’autruche qui est comme l’éléphant du genre. Quoi qu’il en soit, il ne perd aucune occasion de critiquer Réaumur, et pour le fond des idées et pour la forme ; il lui reproche de se noyer dans une immensité de paroles : et en effet Réaumur, lu à côté de Buffon, a le style bien diffus et bien prolixe ; il l’a cependant clair et naturel, et, quand il parle des abeilles, il devient agréable. Sévère jusqu’à l’injustice pour ces hommes de science positive, Buffon sensible au talent, au grandiose, à la réflexion humaine quand elle se projette à travers les vues physiques, fait plus de cas d’un Pline à l’esprit fier, triste et sublime, bien qu’il déprise toujours l’homme pour exalter la nature ; il ne parle de cet ancien qu’avec une impression de respect et en laissant sous le voile ses nombreux défauts.

Mais Buffon a beau faire, il a beau traiter avec assez peu d’égards « le peuple des naturalistes », il a beau, à l’occasion d’un détail concernant les intestins des oiseaux de proie, dire en grand seigneur : « Je laisse aux gens qui s’occupent d’anatomie à vérifier plus exactement ce fait », il est devenu naturaliste lui-même, au sens le plus exact du mot. Dans son article du cheval, par lequel il débute dans ses histoires particulières d’animaux, il accorde un peu à la phrase, à la couleur ; il fait les chevaux sauvages « beaucoup plus forts, plus légers, plus nerveux que la plupart des chevaux domestiques ». À propos du bœuf, il commet une singulière inadvertance en croyant que les cornes de cet animal tombent à trois ans : ce sont là des détails qu’il n’avait pas vus de près. Mais dans l’article de l’âne, dans celui du chien, il arrive aux idées essentielles de la science, à rechercher et à déterminer au juste en quoi consiste l’espèce, et quel en est le signe distinctif. M. Flourens nous fait toucher au passage ces parties solides, déjà si positives, et toujours étendues et larges, de Buffon. Il le montre lorsqu’il en vient aux oiseaux, obligé d’entrer décidément dans les voies de la méthode, à laquelle il avait résisté tant qu’il avait pu. Lorsque Buffon, dans le cours de ses descriptions ou de ses considérations, rencontre quelqu’une de ces idées que Cuvier a appelées des idées de génie, et qui doivent faire la base de toute histoire naturelle philosophique, nous en sommes discrètement avertis. Ainsi, en même temps que Buffon insiste sur la distinction des espèces, il a des vues sur l’unité du plan général organique ; il les développe au commencement de son article de l’âne, il appuie sur les ressemblances cachées, sur les analogies qui se dérobent sous des différences apparentes ; il demande

si cette conformité constante et ce dessein suivi de l’homme aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, des cétacés aux oiseaux, des oiseaux aux reptiles, des reptiles aux poissons, etc., dans lesquels les parties essentielles, comme le cœur, les intestins, l’épine du dos, les sens, etc., se trouvent toujours, ne semblent pas indiquer qu’en créant les animaux l’Être suprême n’a voulu employer qu’une idée, et la varier en même temps de toutes les manières possibles, afin que l’homme pût admirer également et la magnificence de l’exécution et la simplicité du dessein.

Mais dans quel sens précis Buffon a-t-il exprimé ces vues, dont son Histoire naturelle est éclairée en maint endroit ? C’est encore là un point délicat, et je craindrais qu’un annotateur et un commentateur qui ne serait pas net et sobre ne prît occasion de ces endroits pour en tirer des idées et des inductions un peu autres que celles auxquelles Buffon a réellement songé. J’ai souvent, pour m’instruire, causé de Buffon avec des savants qui l’étaient dans la science même qu’il a illustrée, et j’ai cru remarquer des différences dans la manière dont plusieurs l’appréciaient.

J’ai vu des savants positifs, des observateurs de mérite, mais d’un horizon un peu restreint et rabaissé, qui, lorsqu’ils étaient interrogés sur Buffon, répondaient à peine ; et l’un d’eux me dit un jour : « Il y a encore Bernardin de Saint-Pierre qui a fait de beaux tableaux dans ce genre-là. » Évidemment ces savants de métier, ne trouvant pas chez Buffon le détail précis d’observation qu’ils prisent avant tout, y voyant du général ou du vague (ce qu’ils confondent), y ayant noté des erreurs, n’appréciant point d’ailleurs l’élévation et la nouveauté première de quelques-unes de ses conceptions lumineuses et de ses perspectives, lui rendent le dédain qu’il a eu pour leurs devanciers de même race ; ils exercent sur lui la revanche du naturaliste positif, de l’anatomiste, de l’observateur au microscope, sur l’homme de talent qui les a trop tenus à distance ; ils sont fiers d’être aujourd’hui plus avancés que lui, et, en le rapprochant si fort de Bernardin de Saint-Pierre qu’ils lisent très peu, ils le relèguent parmi les littérateurs purs, oubliant que Buffon a été un génie scientifiquement éducable, ce que Bernardin de Saint-Pierre ne fut jamais.

Il est un autre ordre de savants aussi positifs et plus philosophes (Cuvier le premier), qui semblent au contraire avoir vu chez Buffon tout ce qui est digne d’être loué, avoir fait la part des progrès réels que lui doit la science, du genre de création qu’il y a porté, des divisions capitales qu’il a entrevues. J’ai souvent causé avec des savants modestes qui se rattachent à cette méthode de philosophie et d’expérience, et, après chaque entretien, je suis toujours sorti plein de respect pour Buffon savant, sans parler de cette autre admiration qu’on a de soi-même pour le peintre et l’écrivain. M. Flourens, qui est l’un des maîtres de cette école, a présenté en ce sens son Histoire des travaux et des idées de Buffon, et il annote l’édition présente dans le même esprit.

M. de Blainville, dans l’Histoire des sciences de l’organisation, qu’il a donnée de concert avec M. l’abbé Maupied, a exposé et discuté les faits et les principes légués à la science par Buffon. Le côté métaphysique particulier aux auteurs domine un peu trop dans cet examen, qui est d’ailleurs plein de fermeté et qui, ce me semble, place Buffon naturaliste au rangCuvier le voyait déjà. Mais il semble que les auteurs, dans leur préoccupation morale, aient vu Buffon plus chrétien finalement et en général plus religieux qu’on n’est accoutumé à se le représenter ; il y est parlé, en un endroit, « de sa profonde religion de cœur ». La secrète pensée, au moment de la mort, n’est pas de celles qui se jugent, et il n’est pas bien de trop scruter sur ce point au-delà de l’apparence. Je dirai seulement par amour de la vérité que j’ai eu quelque discussion sur Buffon avec M. Foisset, le savant historien de De Brosses, et qui possède si bien toute l’histoire politique et littéraire de sa Bourgogne. M. Foisset, d’après la tradition locale et d’après les nombreuses lettres qui lui ont passé sous les yeux, croit avoir le droit d’être moins favorable à la sensibilité et au cœur de Buffon :

Je sens bien que je ne saurais vous persuader, me faisait l’honneur de m’écrire M. Foisset, à qui je résistais et résiste encore. Comme Mme Necker, comme Hume et Gibbon, vous ne pouvez concevoir Buffon qu’à travers l’auréole que son Histoire naturelle lui a faite. Moi qui ai lu toute une correspondance de lui, des lettres de sa jeunesse et de son âge mûr, j’en ai reçu une impression indélébile.

Mais puisque ces lettres existent, pourquoi ne les publierait-on pas, au moins en partie ? tout le monde verrait et jugerait ; peut-être, au grand jour, l’impression serait autre et se réduirait ; peut-être Buffon, qui se réservait aux grandes choses et qui ne montait son imagination et son talent qu’à haute fin, n’est-il coupable que d’avoir écrit des lettres trop ordinaires. Un extrait alors suffirait, et les admirateurs de Buffon seraient tranquillisés.

Je reviens à Buffon savant et naturaliste. Dans l’introduction d’un livre récemment publié (Histoire naturelle générale des règnes organiques), M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire s’est occupé avec étendue de Buffon ; une comparaison qu’il établit de l’éloquent historien de la nature avec Linné, et où il marque vivement les contrastes des deux génies, se termine en ces termes :

Linné, un de ces types si rares de la perfection de l’intelligence humaine, où la synthèse et l’analyse se complètent dans un juste équilibre, et se fécondent l’une l’autre : Buffon, un de ces hommes puissants par la synthèse, qui, franchissant d’un pied hardi les limites de leur époque, s’engagent seuls dans les voies nouvelles, et s’avancent vers les siècles futurs en tenant tout de leur génie, comme un conquérant de son épée ! Telle est l’idée que je me fais des deux grands naturalistes du xviiie  siècle.

Buffon apparaît donc ici sous la forme d’un conquérant qui tient l’épée, comme une sorte de Moïse ou de Josué de la science, et je m’avoue un peu étonné : je me l’étais toujours figuré plus calme et moins flamboyant.

M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire explique plus loin cette idée qu’il se fait de Buffon, d’un Buffon un peu plus nouveau que celui avec lequel nous avaient familiarisés les jugements de Cuvier et des naturalistes de son école :

Comme écrivain, Buffon occupe depuis longtemps, dit-il, le rang qui lui appartient Mais en faisant si grande la part de l’écrivain, a-t-on rendu justice au naturaliste, au penseur ? De son temps, non ; après lui, et jusque de nos jours, moins encore peut-être. Faut-il le dire ? quelques lignes écrites par Goethe peu de mois avant que s’éteignît cette lumière de l’Allemagne, et, dans la patrie même de Buffon, quelques pages de mon père, tels étaient encore, il y a quelques années, les seuls hommages dignes de lui que la science eût rendus au naturaliste et au philosophe.

Le jugement de Cuvier, si à portée de bien voir, ne satisfait point M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire :

Et les maîtres de la science eux-mêmes ne se séparaient pas ici de la foule. Cuvier, dont le jugement a fait loi pour les zoologistes contemporains, semble lui-même placer le mérite le plus réel de Buffon dans ses droits au titre d’auteur fondamental pour l’histoire des quadrupèdes.

M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire voit le mérite de Buffon autre part encore : mais il me semble que Cuvier et M. de Blainville ne restreignaient point si fort ses titres à la reconnaissance de la postérité ; ils lui accordaient aussi des idées de génie soit en physiologie philosophique, soit pour les grandes distributions géographiques des êtres. Que Buffon fût un grand promoteur, un inspirateur en histoire naturelle, personne ne l’a nié10. Cuvier, il est vrai, ne disait pas, comme le fait M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire :

L’admiration des naturalistes doit tendre plus haut. La gloire de Buffon ne saurait être dans ce qu’il a fait faire, mais dans ce qu’il a fait lui-même, dans ce qu’il a créé ; j’ajouterai qu’elle est moins encore dans ce qu’il a fait pour ses contemporains, que dans ce qu’il a préparé pour nous. Elle est dans ces soudaines inspirations qui si souvent l’entraînent hors de son siècle et parfois le portent en avant du nôtre, dans les éclairs de sa pensée, dont la lumière, au lieu de s’affaiblir avec la distance, semble se projeter plus éclatante à mesure qu’elle atteint un plus lointain horizon.

Je demande pardon de parler littérature, cette fois encore, devant des savants : mais ce style prophétique n’est point à l’usage de Cuvier, ni, je crois, de Buffon ; et je m’étonne aussi de cette conclusion, tout à l’avantage du nouvel auteur :

Voilà, dit-il en terminant son énumération des titres de Buffon, voilà où est pour moi sa gloire : car là sont les preuves de son génie. Après l’avoir dit presque seul il y a seize ans, je suis heureux de le redire aujourd’hui avec tant d’autres : Buffon est aussi grand comme naturaliste et comme penseur que comme écrivain.

En tout, ceci il y a quelque chose qui m’inquiète : en parlant si vivement de la découverte qu’on a faite il y a seize ans d’un Buffon supérieur à celui qu’on avait admiré jusqu’ici, ne va-t-on pas lui prêter un peu, et dans quel but ?

Je tiens, avant tout, à bien limiter le champ de ma critique : il y a eu entre M. Geoffroy Saint-Hilaire le père et M. Cuvier une grave dissidence théorique sur la manière de concevoir l’organisation : là-dessus je n’ai pas un mot à dire, et pour cause d’incompétence. Mais, si M. Geoffroy Saint-Hilaire, sortant de la question de science et entrant dans celle de la littérature, croit voir dans Buffon une preuve écrite, une conception première à l’appui de sa théorie, et si, heureux de se retrouver dans Buffon, il le tire aussitôt à lui, et, en l’embrassant, le façonne ensuite à son image, j’interviens humblement et je commence à avoir un avis, non pas sur le fond même et sur le vrai ou le faux de la théorie, mais sur la question plus claire et ouverte à tous de savoir si cette théorie est ou si elle n’est pas dans Buffon.

M. Geoffroy Saint-Hilaire le père, ce savant illustre que son fils continue avec tant de distinction, a écrit tout un livre sur Buffon11, mais ce livre n’est pas un livre de science, c’est un hymne. On y trouve le désordre de l’hymne antique, et souvent les obscurités. Le sentiment buffonien y est célébré dans un style, dans une langue qui ressemble le moins à celle de Buffon : en voici une phrase prise au hasard : « Au point de vue où nous apparaît notre immortel Buffon, si admirable et si profond à la fois, nous voyons ce génie sublime lancer l’esprit humain dans des généralisations inspirées par des divinations synthétiques » Le respect seul m’empêche de multiplier ces citations. Voilà Buffon singulièrement admiré. Ce qui est vrai, c’est que les grandes hypothèses de Buffon, ses tableaux des diverses époques de la nature, quelques phrases jetées çà et là sur l’unité primitive de dessein, phrases qui n’ont pas la portée qu’on leur donne, ont paru suffisantes au savant illustre, mais enthousiaste, pour voir en Buffon un précurseur de lui-même, un prophète de l’ordre de vues qu’il affectionne : il a donc salué en Buffon une sorte de dieu humain à peu près comme Lucrèce salue Épicure. Les paroles de Goethe citées comme celles d’un oracle ne prouvent pas non plus beaucoup, à les lire sans superstition. Si ces mêmes choses avaient été dites pour la première fois par quelqu’un en français, on ne les remarquerait guère ; Goethe parle de Buffon en termes élevés, mais vagues, et en passant : ce passage, il est vrai, se lie à une défense de la doctrine de M. Geoffroy Saint-Hilaire, ce qui explique très bien l’importance qu’y accordent les nouveaux admirateurs de Buffon.

Admirons Buffon, ne l’inventons pas, je vous prie. Dans un volume assez récemment publié de son estimable Histoire de France (le XVIIIe volume), M. Henri Martin a donné sur Buffon un chapitre ferme, étudié, fort bon autant que j’en puis juger, s’il ne s’y mêlait un peu trop de cette dernière manière fougueuse de concevoir Buffon :

Quelles prodigieuses visions durent l’assaillir, s’écrie l’historien, quand la nature se présenta à lui comme un seul être dont il avait à décrire les formes et à raconter les vicissitudes ! lorsque jaillit de son cerveau le plan d’une histoire générale de la terre et de la vie sur la terre !…

Et encore : « Buffon, toute sa vie, fut combattu entre des idées opposées : sa tête semble un chaos sublime, sillonné de mille éclairs et plein des germes des mondes futurs. » Il me semble que l’historien, en ces endroits, a fait un Buffon trop semblable à Diderot, cette tête fumeuse. « Oh ! que Buffon est plus net que tous ces gens-là ! » s’écriait de Brosses au sortir d’une conversation avec Diderot.

Tâchons de voir les hommes tels qu’ils sont, sans les exagérer en divers sens. Quelques esprits superficiels s’obstinent à voir dans Buffon l’écrivain poudré et à manchettes : ils ne sortent pas des anecdotes sur Montbard, et ils en sont restés sur son compte aux plaisanteries de d’Alembert ou de Rivarol ; ils lui reprochent le « Paon », comme si le « Paon » était de lui ; ils le punissent encore aujourd’hui de s’être donné Guéneau de Montbeillard pour associé, et Lacépède pour continuateur. Mais laissons ces esprits légers. Un autre écueil, qui est celui d’esprits sérieux et élevés, ce serait de faire un Buffon plus penseur et plus prophète de l’avenir qu’il ne l’a été, de lui supposer dans l’idée nos systèmes, et de lui mettre sur le front un nuage. On devrait toujours se demander, quand on admire si fort un génie du passé : « Qu’aurait-il dit de cette manière d’être admiré12 ? » Je ne sais ce que penserait aujourd’hui Buffon des diverses théories en lutte dans l’histoire naturelle ; je crois qu’il est téméraire de le vouloir supposer, et de l’honorer non par rapport à lui-même, mais par rapport à soi. Que ce temple de la nature qu’il a si majestueusement ouvert n’aille point aboutir à une petite église, sous prétexte de s’incliner devant lui, on se loue ensuite les uns les autres comme je vois qu’on le fait invariablement dans plusieurs des écrits que j’ai cités.

Je considérais l’autre jour, au musée du Louvre, le buste de Buffon, par Augustin Pajou : il y est représenté déjà vieux ; le contour de l’œil, les tempes ridées et un peu amaigries le disent : mais c’est une belle tête, digne, haute, noblement portée. La distance du nez à la lèvre supérieure est assez grande, et semble signifier un peu de dédain et de hauteur. J’y trouve peu du lion, quoi qu’en ait dit Mme de Genlis. La physionomie est belle d’ailleurs : elle est bien de « ce grand et aimable homme », comme l’appelait Gibbon. On y devine quelque chose de doux dans le regard. Le front élevé n’a surtout rien de bombé, de proéminent ni d’olympien, comme nos statuaires ne manquent pas de le faire à toutes les têtes encyclopédiques. Je faisais la même réflexion en voyant l’instant d’auparavant le buste de Bossuet : il n’y a rien d’exagéré dans toutes ces têtes sublimes, et le caractère humain est empreint dans celle de Buffon.

C’est ce Buffon vrai, ni plus moins, et commenté çà et là, confirmé ou contredit avec autorité et sobriété, qu’on a dans l’édition de M. Flourens. Je ne me pardonnerais point d’avoir parlé si longuement de Buffon sans en rien citer, et le lecteur aurait droit de m’en vouloir. En relisant l’article du « Chien », à propos des espèces, soit animales, soit végétales, que l’homme s’est appropriées tout entières, et qu’il a transformées par l’art à force de les travailler, j’y trouve ce beau passage sur le blé, cette plante tout humaine :

Le blé, par exemple, est une plante que l’homme a changée au point qu’elle n’existe nulle part dans l’état de nature : on voit bien qu’il a quelque rapport avec l’ivraie, avec les gramens, les chiendents et quelques autres herbes des prairies, mais on ignore à laquelle de ces herbes on doit le rapporter ; et comme il se renouvelle tous les ans, et que, servant de nourriture à l’homme, il est de toutes les plantes celle qu’il a le plus travaillée, il est aussi de toutes celle dont la nature est le plus altérée. L’homme peut donc non seulement faire servir à ses besoins, à son usage, tous les individus de l’univers, mais il peut encore, avec le temps, changer, modifier et perfectionner les espèces ; c’est même le plus beau droit qu’il ait sur la nature. Avoir transformé une herbe stérile en blé est une espèce de création dont cependant il ne doit pas s’enorgueillir, puisque ce n’est qu’à la sueur de son front et par des cultures réitérées qu’il peut tirer du sein de la terre ce pain, souvent amer, qui fait sa subsistance.

Quelle noble fierté, aussitôt tempérée d’une tristesse sévère ! quelle noble pensée morale ! Il n’y manque, pour la compléter, que ce que Buffon n’avait pas assez, il y manque le rayon, l’humble désir qui appelle la bénédiction d’en haut sur l’humaine sueur et qui fait demander le pain quotidien13.

À part quelques mots de pure forme et de déférence, l’idée seule de la nature, c’est-à-dire des lois immuables et nécessaires limitant et enveloppant de toutes parts la force de l’homme, est ce qui règne chez Buffon.