Le marquis de la Fare, ou un paresseux.
La Fare ne se sépare guère de Chaulieu,
et si on lit encore quelques-uns de ses vers légers, ce n’est guère qu’à la
suite de ceux de son ami : il mérite pourtant une considération à part ; il a
une physionomie très marquée ; il laisse même à qui l’étudie une impression
toute autre que celle que l’on reçoit de la rencontre de Chaulieu. Tandis que
celui-ci, gai, riant, plein de verve et sous ses airs d’Anacréon, semble avoir
rempli sa destinée naturelle, La Fare fait plutôt l’effet d’avoir manqué la
sienne ; on voit dans son exemple de riches facultés qui se perdent, et des
talents distingués qui s’altèrent et s’abîment faute d’emploi ; on est
involontairement attristé. La Fare ne se gouverne pas comme Chaulieu, il
s’abandonne, et le fond de la philosophie qui leur est commune se trahit ici à
nu.
Et qui donc débuta plus agréablement que lui dans la vie ? Né en 1644 d’une noble
famille du Vivarais, fils d’un père homme de mérite et qui avait laissé de bons
souvenirs, il entra dans le monde à dix-huit ans (1662), l’année même où
Louis XIV, affranchi de la tutelle de
Mazarin,
préludait à sa royauté sérieuse : « Ma figure, dit-il, qui n’était pas
déplaisante, quoique je ne fusse pas du premier ordre des gens bien faits,
mes manières, mon humeur et mon esprit qui étaient doux, faisaient un tout
qui plaisait à tout le monde, et peu de gens en y entrant ont été mieux
reçus. »
Mme de Montausier, cette personne de
considération, lui témoignait de l’amitié en souvenir de son père, et l’appuyait
de son crédit. Présenté au jeune roi, qui n’avait que six ans plus que lui,
La Fare entrait dans le nouveau régime quand tout commençait et sous l’œil du
maître ; il n’avait qu’à y tourner son esprit avec quelque suite pour se
concilier la faveur : « J’oserais même dire que le roi eut plutôt de
l’inclination que de l’éloignement pour moi ; mais j’ai reconnu dans la
suite que cette impression était légère, bien que j’avoue sincèrement que
j’ai contribué moi-même à l’effacer. »
Doué d’un esprit fin et
libre, d’un jugement élevé et pénétrant, il aima mieux être indépendant
qu’attentif et flatteur, et ce n’est pas ce qu’on peut lui reprocher ; mais il
devint évident par la suite qu’il prit souvent pour de l’indépendance ce qui
n’était que le désir détourné de se retirer de la presse et de chercher ses
aises.
Jeune, il eut pourtant ses ardeurs de se distinguer et sa saison de chevalerie ;
il fut le premier, en 1664, à demander au roi la permission de faire partie,
comme volontaire, du corps de six mille hommes qu’on envoyait au secours de
l’empereur, sous le commandement de M. de Coligny. Il assista au combat de
Saint-Gotthard, fut blessé à Vienne comme second dans un duel, et revint à la
Cour en avril 1665 en veine de succès et même de faveur : le roi, formant une
compagnie de gendarmes pour le Dauphin son fils, choisit La Fare parmi toute la
jeunesse de sa cour pour lui en donner le guidon.
La Fare servit dans la guerre de 1667, surtout dans
celle qui recommença en 1672 ; il se distingua à Seneffe (1674) et mérita sur le
terrain les éloges du prince de Condé. Vers la fin de l’année, ayant rejoint
avec son corps M. de Turenne, il eut part aux bontés et à l’amitié de ce grand
homme, qui se plaisait à le faire parler sur les choses de guerre et à lui
donner jour dans ses desseins. Le récit de ces dernières et de ces plus belles
campagnes de Turenne tient la meilleure place dans les Mémoires de La Fare, et y est traité avec plus de détail que le reste.
Quand Turenne meurt, il trouve des accents dignes du sujet.
Ainsi finit au comble de sa gloire, dit-il, non seulement le
plus grand homme de guerre de ce siècle et de plusieurs autres, mais aussi
le plus homme de bien et le meilleur citoyen ; et, pour moi, j’avouerai que,
de tous les hommes que j’ai connus, c’est celui qui m’a paru approcher le
plus de la perfection.
Cependant La Fare, qui n’avait rien fait pour profiter de l’espèce
d’inclination que le roi lui avait d’abord témoignée, s’était attiré l’aversion
de Louvois, ministre tout-puissant. Était-ce parce que La Fare semblait
contrecarrer le ministre en s’attachant à la marquise de Rochefort72, dont Louvois était également amoureux ? Cette
passion de La Fare était moins sérieuse qu’elle ne le paraissait :
Il y avait plus de coquetterie de ma part et de la sienne (de
celle de la marquise) que de véritable attachement. Quoi qu’il en soit, ç’a
été là l’écueil de ma fortune et ce qui m’attira la persécution de Louvois,
qui me contraignit enfin de quitter le service. Mais qu’on est rarement
jeune et sage tout à la fois !
Louvois sentait en La Fare non seulement un rival auprès d’une
femme aimée, mais aussi et surtout
un esprit
indépendant, jugeur et qui ne pliait pas. Aussi, lorsqu’on
1677 M. de Luxembourg demanda que La Fare fût fait brigadier, et comme celui-ci
représentait à Louvois que de plus jeunes que lui au service étaient déjà
maréchaux de camp, Louvois répondit : « Vous avez raison, mais cela ne
vous servira de rien. »
Cette réponse brutale et sincère du ministre alors
tout-puissant, qui me haïssait depuis longtemps, nous dit La Fare, et à qui
je n’avais jamais voulu faire ma cour, jointe au méchant état de mes
affaires, à ma paresse et à l’amour que j’avais pour une femme qui le
méritait, tout cela me fit prendre le parti de me défaire de ma charge de
sous-lieutenant des gendarmes de Monseigneur le Dauphin, que j’avais presque
toujours commandés depuis la création de ma compagnie, et, je puis dire,
avec honneur.
Avec la permission du roi, il vendit donc cette charge au fils de
Mme de Sévigné avant la fin de la campagne (mai 1677) ;
la paix de Nimègue était près de se conclure : il n’eut pas la patience de
l’attendre. Il avait trente-trois ans. Il était tendrement épris depuis quelque
temps de l’aimable Mme de La Sablière, et croyait que cette
passion qu’elle lui inspirait serait éternelle :
Et il regrettait les jours plutôt perdus que passés loin d’elle. On
sait quel fut le cours et la suite de cette passion. D’abord ils ne se
quittaient pas, ils passaient douze heures ensemble ; puis, après quelques mois,
ce ne fut que sept ou huit heures ; puis il fut évident que l’amour du jeu se
glissait comme une distraction à la traverse. On a toute cette chronique par
Mme de Sévigné :
« Mme de Coulanges maintient que La Fare
n’a jamais été amoureux : c’était tout simplement de la paresse, de la paresse, de la paresse ; et la bassette (jeu de cartes) a fait voir qu’il ne
cherchait chez Mme de La Sablière que la bonne
compagnie »
(8 novembre 1679). Il la cherchait aussi dans le même
temps chez Mlle de Champmeslé, comme on le voit par une
lettre de La Fontaine à cette célèbre comédienne : « Mais que font vos
courtisans ? lui écrivait-il dans l’été de 1678 ; car pour ceux du roi, je
ne m’en mets pas autrement en peine. Charmez-vous l’ennui, le malheur au
jeu, toutes les autres disgrâces de M. de La Fare ? »
— Moins de
deux ans avaient donc suffi pour user et mettre à jour ce grand sentiment. Le
monde en parla beaucoup ; on avait dans le principe loué et blâmé en tous
sensr, comme c’est l’usage : les uns prenaient parti pour La Fare
d’avoir quitté le service pour un si beau motif, les autres lui contestaient ce
mérite. Mme de Coulanges était sans doute de celles qui
avaient le plus pris sa défense : aussi était-elle outrée plus tard au nom de
tout son sexe quand elle vit qu’il n’y avait plus moyen de se faire illusion, et
que le héros de roman n’était décidément qu’un joueur, un voluptueux et le plus
spirituel des libertins : « La Fare m’a trompée, disait-elle plaisamment,
je ne le salue plus. »
Cette trahison de cœur et la douleur qu’elle en ressentit conduisirent Mme de La Sablière, âme fière et délicate, à une religion de
plus en plus touchée, qui se termina même, par des austérités véritables : elle
mourut plusieurs années après aux Incurables, où elle avait fini par habiter.
Quant à La Fare, sa carrière, dès cette heure, n’eut plus rien qui le
contints ; il
ne fit plus que vivre au hasard et glisser sur la pente.
Il y a souvent en l’homme un défaut dominant et profond, un vice caché qui se
dissimule, qui est honteux
de paraître ce qu’il est,
qui aime à se déguiser dans la jeunesse sous d’autres formes séduisantes, à se
donner des airs de noble et belle passion : attendez les années venirt, le vice caché va s’ennuyer des déguisements et des détours, ou si
vous l’aimez mieux, il va hériter de ces autres passions plus faibles et
éphémères qui se jouaient devant lui ; il va les dévorer et grossir en les
absorbant en lui-même et les engloutissant : alors on le verra se démasquer tout
à la fin et se montrer crûment sans plus de honte, laid, difforme, et, pour tout
dire, monstrueux.
Telle sera à son dernier terme la paresse de La Fare : on hésiterait à en parler
de la sorte, si l’on n’avait les preuves les plus fortes à l’appui, il faut que
son exemple donne toute la moralité qu’il renferme. En attendant, il eut des
années de plaisir et d’une débauche assaisonnée et corrigée du moins par les
jouissances de l’esprit. On n’a qu’à en voir les feuillets épars dans les œuvres
et la correspondance de Chaulieu ; La Fare y est à toutes les pages. Il passait
sa vie à Saint-Maur chez M. le Duc, à Anet ou au Temple chez les Vendôme, à
l’hôtel de Bouillon chez la nièce de Mazarin. Il était (pour être quelque chose)
capitaine des gardes de Monsieur, frère du roi ; puis il fut au même titre
auprès du duc d’Orléans, futur régent. On n’avait pas plus de douceur et de sel
tout ensemble :
C’était, a dit de lui son tendre ami Chaulieu, un homme qui
joignait à beaucoup d’esprit simple et naturel tout ce qui pouvait plaire
dans la société ; formé de sentiment et de volupté, rempli surtout de cette
aimable mollesse et de cette facilité de mœurs qui faisait en lui une
indulgence plénière sur tout ce que les hommes faisaient, et qui, de leur
part73, en eurent pour lui une semblable…
Les siècles auront peine à former quelqu’un d’aussi
aimables qualités et d’aussi grands agréments que M. de La Fare.
Ces qualités et ces agréments, nous en entrevoyons quelque chose,
bien moins encore par les vers qu’a laissé échapper La Fare et qui sont faibles,
privés aujourd’hui des circonstances de société qui les ont fait naître74, que par ses mémoires
fins, sérieux, piquants et qu’on regrette seulement de trouver trop courts et
inachevés.
Le début des Mémoires de La Fare est une espèce de prologue à
la Salluste par le tour, sinon par le fond du raisonnement. Tandis que le
voluptueux Salluste cherche au commencement de ses Histoires à
élever sa pensée et celle de ses lecteurs et à la fixer vers les choses
impérissables, La Fare, moins ami de l’idéal et qui sépare moins ses écrits de
ses propres habitudes, commence par une citation de Pantagruel. Il établit bien
d’abord qu’il n’aspire point à améliorer la condition de l’homme ou la morale de
la vie ; il estime que chacun
a en soi, c’est-à-dire
dans son tempérament, les principes du bien et du mal qu’il fait, et que les
conseils de la philosophie servent de peu : « Celui-là seul est capable
d’en profiter, dit-il, dont les dispositions se trouvent heureusement
conformes à ces préceptes ; et l’homme qui a des dispositions contraires
agit contre la raison avec plus de plaisir que l’autre n’en a de lui
obéir. »
Ce qu’il veut faire, c’est donc de présenter un tableau de
la vie telle qu’elle est, telle qu’il l’a vue et observée : « Tous les
livres ne sont que trop pleins d’idées ; il est question de présenter des
objets réels, où chacun puisse se reconnaître et reconnaître les
autres. »
Les premiers chapitres des Mémoires de
La Fare, et qui semblent ne s’y rattacher qu’à peine, tant il prend les choses
de loin et dans leurs principes, sont toute sa philosophie et sa théorie
physique et morale. Il est évident qu’il ne croit pas à la liberté dans le sens
philosophique du mot ; il explique toute la diversité qu’on voit dans les
pensées et par conséquent dans la vie des hommes, indépendamment des divers âges
du monde et des états ou degrés de civilisation où ils naissent, par le tempérament, la fortune et l’habitude ; et il en vient ainsi, d’une manière un peu couverte, à
exposer ce que nous appellerions sa philosophie de l’histoire.
Selon lui, si les hommes pris en détail dans leur conduite et leur caractère
diffèrent entre eux, les siècles pris dans leur ensemble ne diffèrent pas moins
les uns des autres ; la plupart des hommes qui y vivent, qui y sont plongés et
qui en respirent l’air général, y contractent certaines habitudes, certaine
trempe ou teinte à laquelle échappent seuls quelques philosophes, gens plus
propres à la contemplation qu’à l’action et à critiquer le monde qu’à le
corriger :
Il serait à souhaiter cependant que dans chaque siècle il y eût
des observateurs désintéressés des manières de faire de leur
temps, de leurs changements et de leurs causes ; car on
aurait par la une expérience de tous les siècles, dont les hommes d’un
esprit supérieur pourraient profiter.
Appliquant cette idée aux dernières époques historiques, il montre
que le xvie
siècle, par exemple, fut un siècle de
troubles et de divisions, d’abaissement de l’autorité royale et de rébellions à
main armée, tellement que ces guerres et rivalités de princes et de grands
seigneurs sous forme de religion étaient devenues le régime presque
habituel :
Comme il y avait beaucoup de chemins différents pour la
fortune, et des moyens de se faire valoir, l’esprit et la hardiesse
personnelle furent d’un grand usage, et il fut permis d’avoir
le cœur haut et de le sentir. Ce fut le siècle des grandes vertus
et des grands vices, des grandes actions et des grands crimes.
Avec Henri IV commença ou recommença le système monarchique. Ce roi
qui avait vu de près les désordres et en avait tant souffert s’appliqua à y
remédier,
et la première chose qu’il eut en vue fut l’abaissement des grands seigneurs.
Mais comme on ne va point d’une extrémité à l’autre sans passer par un
milieu, il commença seulement par ne leur donner plus de part au
gouvernement ni à sa confiance, et choisit des gens qu’il crut fidèles et de
peu d’élévation.
Ce système se poursuivit après Henri IV et même à travers les
incertitudes du régime intermédiaire, jusqu’à ce que Richelieu fût venu le
prendre en main et le pousser à bout plus hardiment que personne :
Celui-ci (Richelieu), d’un esprit vaste et hautain, entreprit
en même temps l’abaissement total des grands seigneurs, celui de la maison
d’Autriche, et la destruction des religionnaires ; et, s’il ne parvint pas à
l’entière exécution de toutes ces entreprises, il leur donna de tels
commencements, que depuis nous en avons vu
l’accomplissement. Ce fut pour lors que tout le monde prit l’esprit de servitude.
La Fare rend pourtant cette justice au cardinal de Richelieu
« qu’avec cette jalousie qu’il avait de l’autorité royale et de la
sienne qu’il en croyait inséparable, il aima et récompensa la vertu partout
où elle ne lui fut pas contraire, et employa volontiers les gens de
mérite »
.
Le xviie
siècle tout entier eût été voué à cet
établissement du pouvoir d’un seul et à cet abaissement de ce qui s’était trop
élevé auparavant, s’il n’y avait eu sous la régence d’Anne d’Autriche cette
sorte d’interrègne turbulent et animé qu’on appelle la Fronde. Il se fit là tout
d’un coup comme un réveil de la licence, des intrigues et de l’émancipation en
tous sens qui s’était vue au xvie
siècle ; toutes
les imaginations, toutes les ambitions étaient en campagne :
Il est aisé de comprendre, nous dit La Fare, comme quoi chacun
alors par son industrie pouvait contribuer à sa fortune et à celle des
autres : aussi les gens que j’ai connus, restés de ce temps-là, étaient la
plupart d’une ambition qui se montrait à leur première vue, ardents à entrer
dans les intrigues, artificieux dans leurs discours, et tout cela avec de
l’esprit et du courage.
Mais ce réveil dura peu et conduisit même à l’excès de nivellement
qui a suivi.
Mazarin y achemina d’abord, mais avec assez de douceur et par voie de
transition ; il ressaisit et répara l’autorité royale, mais sans la faire trop
rudement sentir :
Comme il avait eu besoin de tout le monde, il ménagea le mieux
qu’il put et les uns et les autres. Il promit beaucoup et ne tint guère,
gouverna le monde plus par l’espérance que par la crainte : on lui fit faire
à lui-même beaucoup de choses en le menaçant. Enfin ce fut un homme qui,
avec une autorité suprême, compta un peu avec le genre
humain. Du reste, il eut des
amis avec
qui il vécut familièrement ; il introduisit les plaisirs et les jeux, et
amollit par là les courages.
Louis XIV, au milieu de cela, grandissait et allait prendre avec
résolution et dignité le pouvoir que Mazarin lui avait refait peu à peu. Quand
je dis qu’il le reprit avec dignité, ce n’est pas La Fare qui le dit, car ici il
commence à devenir d’une extrême sévérité et injustice envers Louis XIV. La Fare
a un malheur, il n’est pas assez de son siècle, lequel fut un grand siècle ; il
n’en aime ni l’esprit, ni le courant général, ni la direction : il n’en voit que
les excès et les inconvénients. Louis XIV, même dans sa jeunesse et dans son
train de galanterie, prétend-il établir un peu de décorum à la Cour, de la
réserve dans les rapports extérieurs des hommes et des femmes, La Fare ne voit
en lui qu’un roi d’une humeur naturellement pédante et
austère, qui, en nuisant à l’ancienne galanterie, en viendra à ruiner la
politesse et à introduire par contrecoup l’indécence. En politique, il le voit
toujours gouverné en craignant de l’être, seulement l’étant par plusieurs au
lieu de l’être par un seul ; s’entêtant ou se désabusant de certains hommes sans
beaucoup de sujet ; et il lui conteste cette haute appréciation, cette justesse
et ce coup d’œil de roi qu’on accorde assez généralement aujourd’hui au noble
monarque. C’est un malheur en tout cas pour un homme d’esprit et de talent de
prendre ainsi à contresens l’époque dont il est contemporain, et le règne dont
il serait un serviteur naturel et distingué ; on le juge, on le critique ce
règne qui nous déplaît, mais à la longue on s’y aigrit, ou, si l’on est doux, on
s’y relâche et l’on se démoralise. C’est une rude gageure que de se dire : « Je
passerai une grande partie de ma vie dans une époque sans en être, sans la
servir comme elle veut être servie, et j’attendrai que l’heure propice et plus
d’accord avec mon humeur soit
revenue. » La Fare fît
peut-être à certain moment cette gageure, mais il la perdit.
Embrassant donc le xviie
siècle dans son ensemble
et le résumant dans le caractère qui y domine, il y voit, contrairement à
l’esprit du xvie
siècle, un perpétuel travail et
une tendance suivie depuis Henri IV et Richelieu jusqu’à Louis XIV à
l’établissement du pouvoir monarchique :
On peut dire que l’esprit de tout ce siècle-ci, remarque-t-il,
a été, du côté de la Cour et des ministres, un dessein continuel de relever
l’autorité royale jusqu’à la rendre despotique ; et du côté des peuples, une
patience et une soumission parfaite, si l’on en excepte quelque temps
pendant la régence.
Il sent bien que ce qui a porté l’autorité royale au point où il la
voit élevée, ça été précisément l’abaissement qu’elle avait souffert au siècle
précédent et le souvenir laissé par les guerres civiles : et s’il y a eu sous
Louis XIV cette recrudescence d’effort et de zèle monarchique, ça été au
ressentiment récent de la Fronde qu’on le doit. La Fare cite à ce sujet un mot
de M. de La Rochefoucauld qui avait été l’un des principaux acteurs de cette
dernière guerre civile, et qui lui disait : « Il est impossible qu’un
homme qui en a tâté comme moi veuille jamais s’y remettre. »
La Fare
en conclut que l’histoire est un va-et-vient, un jeu de
bascule perpétuel ; que l’abus qu’on fait d’un des éléments pousse à l’élément
contraire, jusqu’à ce qu’on en abuse comme on avait fait du premier ; que
« l’idée des peines et des maux venant à s’effacer peu à peu de la
mémoire des hommes, et frappant peu l’esprit de ceux qui ne les ont point
éprouvés, les mêmes passions et les mêmes occasions rengagent les hommes
dans les mêmes inconvénients »
. Il prédit donc, sous Louis XIV,
qu’un jour viendra où, à la première occasion, l’excès de cette autorité amènera
de nouveaux désordres, et il
anticipe de loin par la
vue sur le xviiie
siècle. En attendant il se
console de ne plus servir, de ne plus prendre sa part dans le drame public qui
se continue, moyennant cette réflexion que « bien que depuis trente ans
il se soit fait de grandes choses en ce royaume, il ne s’y est point fait de
grands hommes ni pour la guerre, ni pour le ministère : non que les talents
naturels aient manqué dans tout le monde, mais parce que la Cour ne les a ni
reconnus ni employés… »
. Pour moi, je l’avoue, ces beaux
raisonnements et pronostics de décadence, même en partie justifiés depuis, me
touchent peu ; il me semble qu’il y avait quelque chose qui eût mieux valu :
supporter quelques refus de plus de la part de Louvois, tenir bon sous les armes
et sous le drapeau, et rester en mesure pour être de ceux qui honoreront la
France dans ses mauvais jours avec Boufflers, ou qui la sauveront avec Villars.
Cela ne valait-il pas mieux que de se gorger, comme nous le verrons, dans les
orgies de la butte Saint-Roch ou du Temple ?
Les Mémoires de La Fare, dans les trop courts récits et les
portraits qu’ils renferment, sont pleins d’esprit, de finesse, de bonne langue,
et tous les jugements qu’il fait des hommes sont à considérer. Sur Vardes si
mêlé aux intrigues de la cour de Madame, et qui n’était plus de la première
jeunesse, « mais plus aimable encore par son esprit, par ses manières
insinuantes, et même par sa figure, que tous les jeunes gens »
;
— sur Lauzun, « le plus insolent petit homme qu’on eût vu depuis un
siècle »
, excellent comédien, non reconnu tout d’abord ; — sur
Bellefonds qui était creux et faux en tout, « faux sur le courage, sur
l’honneur et sur la dévotion »
; — sur La Feuillade « fou de
beaucoup d’esprit, continuellement occupé à faire sa cour, et l’homme le
plus pénétrant qui y fût, mais qui souvent passait le but »
; — sur
Marcillac, fils de La Rochefoucauld, c’est-à-dire
de
l’homme de son temps le plus délié et le plus poli, et qui lui-même réussit dans
la faveur, « étant homme de mérite, poli, et sage de bonne
heure, caractère que le roi a toujours aimé »
; — sur le
chevalier de Rohan, au contraire, qui fut décapité pour crime de lèse-majesté,
« l’homme de son temps le mieux fait, de la plus grande mine, et qui avait les plus belles jambes »
(car il ne faut pas mépriser les dons de la nature, pour petits qu’ils
soient, quand on les a dans leur perfection)75 ; — sur tous ces originaux et bien d’autres le témoignage de
La Fare est précieux, de même que son expression est parfaite. Ce que
Saint-Simon dit en débordant, La Fare le dit d’un mot et en courant ; mais on a
la note la plus juste. On s’aperçoit pourtant, à mesure qu’on avance dans cette
lecture, et quand on est sorti du service avec La Fare, que sa narration languit
et devient vague, inexacte. Il est bien certain que si La Fare s’est retiré pour
un passe-droit comme il arriva vingt-cinq ans plus tard à Saint-Simon, ce n’a
pas été avec la même arrière-pensée que lui : il n’écrit ses mémoires que par
occasion et au hasard, non avec suite. Saint-Simon a son but, sa consolation
toute prête ; il sera l’historiographe caché et acharné du siècle ; il en est
l’observateur enflammé, vigilant et infatigable. La Fare n’a point cette
passion, il n’a pas cette rage de peindre. Une fois retiré, il n’est pas assez
curieux, il n’est pas assez informé ; il ne fait pas son affaire de savoir tout.
Il ne travaille pas assez pour arriver à écrire des mémoires un peu longs et
complets ; la plume lui tombe des mains avant la fin, et c’est dommage ; il
était si capable de bien juger et de donner sur les
hommes qu’il a connus de ces traits qui restent et qui fixent en peu de mots la
vérité du personnage !
Il nous a nommé lui-même sa passion favorite et l’a ouvertement célébrée dans des
stances à Chaulieu Sur la paresse ; il attribue à cette
enchanteresse plus de mérite qu’on ne peut lui en reconnaître quand on sait
quelle fut son influence sur sa vie :
De quelle paix s’agit-il ? et n’est-ce pas le cas d’appliquer ici
le mot de Vauvenargues : « La plus fausse de toutes les philosophies est
celle qui, sous prétexte d’affranchir les hommes des embarras des passions,
leur conseille l’oisiveté, l’abandon et l’oubli d’eux-mêmes. »
La Fare nous explique d’ailleurs qu’il ne s’agit point d’une paix sobre et
recueillie comme l’entendraient certains philosophes ; la sienne était remplie
de gaieté, de gros jeu, de festins, de beautés d’opéra, et ne ressemblait pas
mal à une ode bachique continuelle. Revenant en idée sur cet amour délicat et
tendre qui avait honoré son passé, sur ce souvenir qui aurait dû lui être sacré
de Mme de La Sablière, il ne craignait pas de le comparer et
de le sacrifier aux images de cette vie sans retenue et sans scrupule qui
l’envahissait désormais tout entier :
Et il définissait cette dernière sorte d’amours qui lui étaient
venus en aide, et qui étaient les moins célestes de tous, les plus libertins, si
ce n’est les plus vulgaires :
N’usons point tant de périphrases ; ne nous laissons point abuser
par quelques jolis vers galants de La Fare à Mme de Caylus,
qui nous donneraient le change sur son train de vie, et osons montrer le mal
final tel qu’il n’y a pas lieu de le déguiser. On lit, en effet, dans une lettre
du chevalier de Bouillon à l’abbé de Chaulieu, qui était alors à Fontenay, en
1711 :
Malgré votre peu d’attention pour moi, je ne puis m’empêcher,
mon cher abbé, de vous assurer que vous n’avez point d’ami qui regrette si
fort votre absence, et qui soit plus sensible à votre retour. Quand on a eu
le plaisir de vivre avec vous, toutes les autres compagnies paraissent fort
insipides ; je ne trouve presque partout où je vais que de languissantes
conversations et de froides plaisanteries, bien éloignées de ce sel que
répandait la Grèce, qui vous rend la terreur des sots. Je fus voir hier, à
quatre heures après midi, M. le marquis de La Fare, en son nom de guerre M. de la Cochonière, croyant que c’était une heure propre
à rendre une visite sérieuse76 ; mais je fus
bien étonné d’entendre dès la cour des ris
immodérés et toutes les marques d’une bacchanale complète. Je poussai
jusqu’à son cabinet, et je le trouvai en chemise, sans bonnet, entre son Rémora et une autre personne de quinze ans, son fils
l’abbé versant des rasades à deux inconnus ; des verres cassés, plusieurs
cervelas sur la table, et lui assez chaud de vin. Je voulus, comme son
serviteur, lui en faire quelque remontrance ; je n’en tirai d’autre réponse
que : Ou buvez avec nous, ou allez, etc… J’acceptai le premier parti et en
sortis à six heures du soir quasi ivre-mort. Si vous l’aimez, vous
reviendrez incessamment voir s’il n’y a pas moyen d’y mettre quelque ordre :
entre vous et moi, je le crois totalement perdu.
Voilà où l’avait mené en définitive cette paresse si commode et si
agréablement chantée, à laquelle il n’avait plus opposé aucune défense ; voilà
ce que le petit-neveu de Turenne trouvait à dire sur l’homme qui avait si bien
servi sous son grand-oncle. La Fare avait alors près de soixante-huit ans.
Chaulieu, sans s’émouvoir de cette lettre, y voyait avant tout un agréable
tableau à la Teniers. Peu après, à la date de 1712 (22 ou
29 mai), Saint-Simon écrivait :
Deux hommes d’une grosseur énorme, de beaucoup d’esprit,
d’assez de lettres, d’honneur et de valeur, tous deux fort du grand monde et
tous deux plus que fort libertins, moururent en ce même, temps, et
laissèrent quelque vide dans la bonne compagnie : Comminges fut l’un…
La Fare fut l’autre démesuré en grosseur. Il était capitaine des gardes de
M. le duc d’Orléans, après l’avoir été de Monsieur, et croyait avec raison
avoir fait une grande fortune. Qu’aurait-il dit s’il avait vu celle de ses
enfants : l’un avec la Toison d’or et le Saint-Esprit, l’autre très indigne
évêque-duc de Laon ?… La Fare était un homme que tout le monde aimait,
excepté M. de Louvois, dont les manières lui avaient fait quitter le
service. Aussi souhaitait-il plaisamment qu’il fût obligé de digérer pour
lui. Il était grand gourmand, et, au sortir d’une grande maladie, il se
creva de morue et en mourut d’indigestion. Il faisait d’assez jolis vers,
mais jamais en vers ni en prose rien contre personne. Il dormait partout les
dernières années de sa vie. Ce qui surprenait, c’est qu’il se réveillait
net, et continuait le propos où il le trouvait, comme s’il n’eût pas
dormi.
On a là ce que peut devenir, dans l’homme de l’esprit le plus fin,
la paresse, ce péché capital le plus insensible
d’abord et le plus paisible, mais qui en couve sous soi plusieurs autres :
paresse dormeuse, paresse joueuse, et bientôt paresse gloutonne, tout cela se
tient. Et c’est ici qu’on a droit de s’élever contre cette philosophie et cette
théorie que La Fare avait voulu ériger d’après lui-même, et qu’on peut lui
dire : Divin ou humain, il me faut un ressort dans la vie, sans quoi tout se
relâche ! La non-croyance à l’immortalité sous une forme ou sous une autre est
sujette à produire de ces chutes. Mieux vaudrait encore un démon au cœur que
cette absence de tout ressort, de tout mobile élevé77.
Cicéron, Chateaubriand, Vauvenargues, venez-nous en aide avec vos nobles images
de la gloire ! Non, tout n’y est pas illusion et idole ; c’est elle qui nourrit
et incite, qui entretient les flammes généreuses ; sans elle tout languit,
s’abat et s’abaisse :
Après tout, dit Chateaubriand mettant le pied sur les ruines de
l’antique Sparte, après tout, ne dédaignons pas trop la gloire ; rien n’est
plus beau qu’elle, si ce n’est la vertu. Le comble du bonheur serait de
réunir l’une à l’autre dans cette vie ; et c’était l’objet de l’unique
prière que les Spartiates adressaient aux dieux : « Ut
pulchra bonis adderent ! »
— « La gloire est la preuve de la vertu »
, a dit Vauvenargues ; et
dans un admirable Discours adressé à un jeune ami il expose
toute une noble doctrine que je voudrais mettre en regard de cette lettre
du chevalier de Bouillon à Chaulieu, et qui la réfute
par une éloquence victorieuse : « Insensés que nous sommes, nous
craignons toujours d’être dupes ou de l’activité, ou de la gloire, ou de la
vertu ! mais qui fait plus de dupes véritables que l’oubli de ces mêmes
choses ? qui fait des promesses plus trompeuses que l’oisiveté ? »
Demandez plutôt à La Fare mourant si cette paresse à laquelle il se fiait ne l’a
pas trompé ; lui qui se plaignait de l’esprit de servitude de son temps, et qui
regrettait le xvie
siècle parce qu’on y portait
le cœur fier et haut, demandez-lui si c’est là qu’il en voulait venir ? Et
puisque j’en suis à rappeler ces souvenirs fortifiants et ces antidotes en
regard d’un exemple de dégradation qui afflige, qu’il me soit permis de joindre
ici la traduction de la fameuse Hymne d’Aristote à la Vertu, où circule encore et se resserre en un jet vigoureux toute
la sève des temps antiques :
Vertu qui coûtes tant de sueurs à la race mortelle, ô la plus
belle proie de la vie, c’est pour toi, pour ta beauté, ô Vierge, qu’il est
enviable en Grèce, même de mourir, et d’endurer des travaux violents d’un
cœur indomptable ; tant et si bien tu sais jeter dans l’âme une semence
immortelle, supérieure à l’or et aux joies de la famille, et au sommeil qui
console la paupière ! C’est pour toi que le fils de Jupiter, Hercule, et les
enfants de Léda ont supporté toutes leurs épreuves, proclamant par leurs
actions ta puissance ; c’est par amour pour toi qu’Achille et Ajax sont
descendus dans la demeure de Pluton. C’est pour ton aimable visage, enfin,
que le nourrisson d’Atarnée78 a mis en deuil, par sa mort, la clarté du soleil : aussi
est-il digne pour ses hauts faits du chant des poètes, et les Muses, filles
de Mémoire, le rendront immortel et ne cesseront de le grandir, au nom même
de l’hospitalité sainte et de l’inviolable amitié.
Telles étaient les chansons de table que se permettait
le maître d’Alexandre. Et nous, retenons jusque dans les âges
modernes quelque chose de ces mâles échos. Que chacun, de son mieux, fasse et
enfonce son sillon dans la vie. Un sage a dit : « Veux-tu savoir où tu
tomberas mort ? regarde de quel côté tu penches vivant. »
La morale
prochaine et directe de cet article sur La Fare, c’est qu’il ne faut pas se
faire exprès toute sa doctrine et la porter du côté où l’on penche ; il faut
qu’elle nous soit un contrepoids en effet, non un poids de plus ajouté à celui
de notre tempérament, de nos sens et de nos secrètes faiblesses, comme si nous
avions peur de ne pas tomber assez tôt.
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