(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Journal du marquis de Dangeau — II » pp. 18-35

II

Il est bon de se proposer quelques points de vue, et de se tracer quelques perspectives déterminées, dans ce Journal de Dangeau qui offre au premier aspect l’apparence d’une foule mouvante et confuse : c’est le moyen de s’y reconnaître et d’y prendre de l’intérêt. La partie littéraire, sans y tenir plus de place qu’elle n’en avait réellement à cette Cour et dans ce monde de magnificence et de plaisirs, n’y est jamais oubliée. Ainsi, au samedi 1er juillet 1684, après le détail de la journée de Monseigneur, du dîner, de la promenade : «  Le roi tira ce jour-là dans son parc.  Despréaux prit sa place à l’Académie, et lit une fort belle harangue. » Dans un voyage de la Cour, de Chambord à Fontainebleau (octobre 1684), le roi fait en plus d’une étape le trajet de l’une à l’autre résidence : le 12 il couche à Notre-Dame-de-Cléry, le 13 à Pluviers : « Le samedi 14, il arriva à Fontainebleau à sept heures du soir.  On apprit à Chambord la mort du bonhomme Corneille, fameux par ses comédies ; il laisse une place vacante dans l’Académie. » Le bonhomme Corneille ou le grand Corneille, cela revient au même ; Dangeau avait été du jeune monde, et, comme nous dirions, de la jeune école. Autrefois confident de l’inclination de Madame (Henriette d’Angleterre) pour Louis XIV, c’était lui qu’elle avait chargé d’engager secrètement Corneille et Racine à traiter le sujet de Bérénice dans lequel elle retrouvait quelque chose de sa situation, et où elle espérait voir exprimés quelques-uns de ses sentiments. Dangeau lit si bien que Corneille se mit à cette pièce de Bérénice, sans soupçonner la concurrence de Racine, et qu’il tomba dans le piège : aussi était-ce bien le bonhomme Corneille. Deux jours après, à Fontainebleau, on apprend la mort de M. de Cordemoy, qui laisse une seconde place vacante dans l’Académie. Il s’agit de remplacer M. de Cordemoy et Corneille. Pour Corneille il n’y a nulle difficulté ; c’est son frère Thomas qui est nommé tout d’une voix. Pour la place de M. de Cordemoy, il y eut plus de partage : Bergeret, secrétaire du cabinet du roi, avait à combattre un concurrent qui se présentait avec bien des titres : « Il y avait une grande brigue pour Ménage, nous dit Dangeau, mais Bergeret eut dix-sept voix, et Ménage n’en eut que douze. Le soir même le roi dit à Racine, directeur de l’Académie, qu’il approuvait l’élection. »

L’Académie française tient ainsi sa place et a son coin dans le journal de Dangeau à côté des chasses, des promenades royales, des loteries et des jeux de Marly, des nouvelles de guerre et d’église ; elle a son importance .

Racine directeur fit un fort beau discours pour cette séance solennelle où furent reçus Thomas Corneille et M. Bergeret. Ce discours de Racine, qui est un modèle du genre, commence par un éloge du grand Corneille, qui remplit toute la première moitié ; et presque toute l’autre moitié est consacrée, sous prétexte de M. Bergeret, secrétaire du cabinet, à célébrer Louis XIV, ses guerres, ses conquêtes, le triomphe de sa diplomatie impérieuse :

Heureux, disait en terminant Racine (et cette péroraison n’est pas la plus délicate partie de son discours), heureux ceux qui, comme vous, Monsieur, ont l’honneur d’approcher de près ce grand prince, et qui, après l’avoir contemplé, avec le reste du monde, dans ces importantes occasions où il fait le destin de toute la terre, peuvent encore le contempler dans son particulier, et l’étudier dans les moindres actions de sa vie, non moins grand, non moins héros, non moins admirable, que plein d’équité, plein d’humanité, toujours tranquille, toujours maître de lui, sans inégalité, sans faiblesse, et enfin le plus sage et le plus parfait de tous les hommes !

Cette harangue fut prononcée le 2 janvier 1685 ; et le vendredi 5, à Versailles, on lit dans le journal de Dangeau :

Le roi ne fit point les Rois, il soupa en famille à l’ordinaire ; mais, après souper, il fit porter un gâteau chez Mme de Montespan.  Le matin il se fit réciter par Racine la harangue qu’il avait faite à l’Académie le jour de la réception de Bergeret et du jeune Corneille, et les courtisans trouvèrent la harangue aussi belle qu’elle avait été trouvée belle à l’Académie. Racine la récita dans le cabinet du roi.

Ces éloges à plein visage n’embarrassaient jamais Louis XIV : il était comme le soleil et ne s’éblouissait pas lui-même. Le mardi 20 mars, à Versailles, ou lit dans le même journal : « Mme la Dauphine fit dire dans son cabinet à Racine la harangue qu’il fit à la réception de Corneille et de Bergeret. »

Ce moment est celui de Racine et de Despréaux tout à fait établis en Cour et sur le pied d’historiographes :

Le 31 décembre, veille du jour de l’an 1685, Mme de Montespan fit présent au roi, le soir après souper, d’un livre relié d’or et plein de tableaux de miniature, qui sont toutes les villes de Hollande que le roi prit en 1672. Ce livre lui coûte quatre mille pistoles, à ce qu’elle nous dit. Racine et Despréaux en ont fait tous les discours et y ont joint un éloge historique de Sa Majesté. Ce sont les étrennes que Mme de Montespan donne au roi. On ne saurait rien voir de plus riche, de mieux travaillé et de plus agréable.

Il serait curieux de retrouver ce volume, ce magnifique keepsake en l’honneur de Louis XIV, maintenant surtout qu’on sait à qui l’on en devait le texte et les explications.

J’ai nommé Mme de Montespan : on ne peut s’empêcher de remarquer, chez Dangeau, de quelle sorte et dans quelle nuance fut sa rupture avec Louis XIV ; il y aurait eu pour un provincial de quoi s’y méprendre. Longtemps encore après l’installation intime et sous le règne réel de Mme de Maintenon, Mme de Montespan avait le même pied et quelque chose de la même attitude en cour. Ainsi il est dit comme indifféremment à la date du mardi 21 septembre 1688, à Versailles : « Le roi en sortant de la messe alla chez Mme de Montespan à son ordinaire. Il lui dit qu’il donnait à M. le duc du Maine la charge de général des galères, etc. » Ainsi encore, à la date du samedi 28 février 1690 : « Le roi après son dîner à Marly y joua aux portiques et au lansquenet jusqu’à six heures. Mme de Montespan y vint passer l’après dîner et joua avec le roi. » La retraite et la chute de Mme de Montespan était donc imposante encore, et digne, sinon menaçante. Les dehors étaient observés.

C’est chez Mme de Montespan, le mercredi 16 mai 1685, à Versailles, que Quinault apporte et montre au roi trois livres ou libretti d’opéra « pour cet hiver, nous dit Dangeau : l’un était Malaric, fils d’Hercule ; le second Céphale et Procris ; le troisième Armide et Renaud. Le roi les trouva tous trois à son gré, et choisit celui d’Armide. »

Racine et Despréaux écrivent l’histoire du roi ; le monarque s’y intéresse ; dans les loisirs auxquels l’oblige sa convalescence après l’opération qu’il eut à subir, il s’en fait lire des passages : « Mercredi 20 mars 1686, à Versailles.  Le roi se porte toujours de mieux en mieux ; il s’est fait lire, dans ses dernières après-dînées l’histoire que font Racine et Despréaux, et en paraît fort content.  Monseigneur a couru le loup, etc. » Le 22 avril 1688, le roi témoigne sa satisfaction aux deux historiens par une gratification de 1000 pistoles à chacun. Des pièces de Racine qui sont de sa première manière, Dangeau nous apprend laquelle Louis XIV préférait : « Le soir (dimanchenovembre 1684, à Fontainebleau), il y eut Comédie-Française ; le roi y vint, et l’on choisit Mithridate, parce que c’est la comédie qui lui plaît le plus. » Mais quand Racine eut fait Esther, ce fut certainement la pièce de prédilection de Louis XIV, si l’on en juge par le nombre de fois qu’il y assista. Dangeau n’en omet aucune, et il nous dit aussi quel jour Racine eut la faveur si recherchée d’un Marly : « Le roi a fait venir ici M. Racine à ce voyage-ci (28 septembre 1689), et lui a donné une chambre. » Venir à Marly était beaucoup, mais y avoir une chambre et y coucher, c’était la clef de l’Olympe.

Le théâtre est ordinairement la littérature des gens du monde qui n’ont pas le temps de lire. Bien souvent le soir, à la Cour, il y avait comédie : c’étaient des farces italiennes ou des opéras français, et quelquefois aussi de vraies comédies. Dancourt s’y essayait. Baron y eut ses meilleurs succès. Sur L’Homme à bonnes fortunes, sur La Coquette, sur Le Jaloux de Baron, Dangeau, en les mentionnant, glisse un jugement favorable ; il nous indique en même temps celui du roi. À propos de cette nouvelle comédie du Jaloux, qu’on joua à Marly le 28 janvier 1688 : « Le roi la trouva fort jolie ; mais il a ordonné qu’on y changeât quelque chose sur les duels, et quelque autre chose qui lui parut trop libre. » Louis XIV goûte moins une autre pièce de Baron qui se jouait également à Marly en même temps qu’on y dansait le ballet : « Le roi le vit (le ballet) de la chambre de Joyeux ; mais il n’y demeura pas toujours, parce qu’il ne trouva pas la comédie trop à son gré ; c’était L’Homme à bonnes fortunes. » En revanche, Louis XIV assistera peut-être trente fois à Esther, et toujours avec plaisir. Tel était le goût de ce roi.

Comme singularité, je remarque qu’en février 1688 on jouait à Versailles Jodelet ou le maître-valet, de Scarron, et la Dauphine y assistait, sans qu’on prît garde aux origines, et que cette pièce était du premier mari de Mme de Maintenon : de telles idées ne venaient pas à l’esprit, ou du moins on les gardait pour soi.

Les comédiens du roi étaient alors sous la surveillance directe de la Cour, et, ce semble, de Mme la Dauphine elle-même : « Dimanche, 22 avril 1685, à Versailles.  Mme la Dauphine, mécontente de quelques sots procédés des comédiens, pria le roi de casser Baron et Raisin, les deux meilleurs comédiens de la troupe, l’un pour le sérieux et l’autre pour le comique. » Et,novembre 1684 : « On choisit trois nouvelles comédiennes pour être mises dans la troupe du roi, et Mme la Dauphine leur fit une exhortation sur leur bonne conduite à l’avenir. »

Une des affaires qu’il est le plus intéressant de suivre chez Dangeau, qui ne fait de rien des affaires, mais de simples nouvelles, c’est la révocation de l’Édit de Nantes et ses suites. Nulle part on ne voit mieux de quelle façon les choses se passèrent, quelle fut l’illusion de Louis XIV et la connivence plus ou moins involontaire de tout ce qui l’entourait. Notez que Dangeau était lui-même un ancien protestant converti dès sa jeunesse ; il ne paraît jamais s’en ressouvenir. On commence à employer les troupes pour aider aux conversions : « Samedi, 11 août 1685, à Versailles.  J’appris qu’Asfeld, brigadier des dragons, était allé en Poitou commander les troupes qui y sont, et dont les intendants ont quelquefois tiré des secours pour de bons effets. » Ce qui est immédiatement suivi de la nouvelle du dimanche 12 : « Le roi envoya force faisandeaux à Monseigneur, et Monseigneur lui renvoya force perdreaux, se faisant part l’un à l’autre de leurs chasses. » Tout cela vient ex aequo.

Mercredi 22 août, à Versailles.  J’appris que Saint-Ruth allait commander les troupes qu’on envoie dans les Cévennes et dans le Dauphiné, comme Asfeld commande celles qui sont en Poitou ; ce sera apparemment avec beaucoup de succès des deux côtés.

Quinze jours après, pendant un voyage à Chambord et sur la route, jeudi 6 septembre :

On dîna au bois de Fougère, et l’on vint coucher à Châteaudun.  Le roi apprit qu’il y avait eu plus de cinquante mille huguenots convertis dans la généralité de Bordeaux, et nous dit cette bonne nouvelle-là avec grand plaisir, espérant même que beaucoup d’autres gens suivront un si bon exemple.

C’est une émulation, une passion de convertir les gens en masse, comme s’il n’y avait qu’à y prêter la main : « Dimanche 16 septembre, à Chambord.  La Trousse fut nommé pour aller commander les troupes en Dauphiné, et tâcher de faire aussi bien en ce pays-là que Bouliers a fait en Béarn, en Guyenne et en Saintonge. » Quelquefois on se passe de dragons, et c’est mieux : « Jeudi 27 septembre, à Chambord.  On sut que les diocèses d’Embrun et de Gap, et les vallées de Pragelas, qui sont dépendantes de l’abbaye de Pignerol, s’étaient toutes converties sans que les dragons y aient été. »  « Samedi 29, à Pithiviers.  Le roi nous dit que M. de Duras, revenant de ses terres, l’avait assuré ce matin à Cléry, au sortir de la messe, que tous les huguenots de ses terres s’étaient convertis. » « Mardi 2 octobre, à Fontainebleau.  Le roi eut nouvelle, à son lever, que toute la ville de Castres s’était convertie. » « Vendredi 5, à Fontainebleau.  On apprit que Montpellier et tout son diocèse s’étaient convertis. Lunel et Mauguio en sont. Aigues-Mortes s’est converti aussi ; il est du diocèse de Nîmes.  Il y eut le soir Comédie-Italienne ; Monseigneur y alla. » Les nouvelles pareilles se succèdent coup sur coup et arrivent par chaque courrier : comment Louis XIV, qui croyait si aisément en lui-même et en son ascendant, en aurait-il douté ? « Samedi 6 octobre, à Fontainebleau.  M. de Noailles manda au roi que toute la ville de Nîmes s’était convertie. » « Samedi 13, à Fontainebleau.  On sut au lever du roi que presque tout le Poitou s’était converti, entre autres Châtellerault, Thouars et Loudun. On a appris aussi qu’à Grenoble tous les huguenots avaient abjuré. » « Mardi 16, à Fontainebleau.  On apprit que tous les huguenots de la ville de Lyon s’étaient convertis par une délibération prise à la maison de ville, les ministres et tout le consistoire y étant ; les dragons n’y étaient point encore arrivés. » On s’était tant dit qu’on vivait sous un règne de prodiges que rien n’étonnait plus. Thomas Corneille succédant à son frère à l’Académie avait dit, en parlant de la conquête de la Franche-Comté : « Louis le Grand a soumis une province entière en huit jours, dans la plus forte rigueur de l’hiver. En vingt-quatre heures il s’est rendu maître de quatre villes assiégées tout à la fois. Il a pris soixante places en une seule campagne » Ici il ne s’agissait que de consciences, et ces autres places fortes cédaient au même ascendant de Louis le Grand. Cela paraissait tout simple et au roi et aux courtisans, et à Dangeau qui enregistre ces succès avec une parfaite bonne foi, de telle sorte que lorsqu’il écrit dans son journal, à la date du 19 octobre de cette année 1685 : « Outre la cassation de l’Édit de Nantes de 1598, on casse l’édit de Nîmes de 1629, et tous les édits et déclarations donnés en faveur de ceux de la religion prétendue réformée ; ordre à tous les ministres de sortir du royaume dans quinze jours ; les enfants qui naîtront seront baptisés et élevés dans la religion catholique, etc., etc. » ; et que lorsqu’à la date du 22, il ajoute : « Ce jour-là on enregistra dans tout le royaume la cassation de l’Édit de Nantes, et l’on commença à raser tous les temples qui restaient » ; en prenant note de ces actes considérables, il semble ne faire que constater un fait accompli et que rendre compte d’une formalité dernière.

Toutefois, comme il est fidèle à dire ce qu’il sait, on a bientôt chez lui la suite et les conséquences : il ne les donne pas comme une conséquence, mais avec un peu de logique le lecteur rétablit aisément la chaîne. On a d’abord toute la série des récompenses et des pensions accordées par le roi aux nouveaux convertis de quelque importance : « 13 février 1686, à Versailles.  Je sus que M. Dacier, homme fort fameux par son érudition et ses ouvrages, qui a épousé Mlle Le Fèvre, plus fameuse encore que lui par sa profonde science, avait eu une pension du roi de 500 écus ; ils se sont tous deux convertis depuis quelques mois. » Bien plus, c’étaient M. et Mme Dacier qui avaient décidé la conversion entière de la ville de Castres.  « Dimanche, 17 février.  J’appris que le roi donnait à Foran 1500 francs de pension en faveur de sa conversion, outre celle de 2000 francs que le roi leur donna, à Villette et à lui, il y a quelque temps, comme chefs d’escadre ; ils sont tous deux nouveaux convertis, et le roi répand volontiers ses grâces sur ceux qu’il croit convertis de bonne foi. » « 10 mars.  Le roi donne au marquis de Villette, cousin-germain de Mme de Maintenon et chef d’escadre, une pension de 3000 fr. ; il s’est converti depuis peu. » Ces sortes de pensions et de faveurs sont à l’infini : elles sont décernées hautement, données de bon cœur et de bonne foi, non pas comme motif de la conversion, mais après la conversion et comme marque de satisfaction du prince pour un retour à la règle. Quelques-unes, plus rarement, prennent un caractère odieux : « Vendredi, 13 septembre 1686, à Versailles.  Le roi a donné à Lostange la confiscation des biens de son frère, qui est en fuite pour la religion5»

Puis, tout à côté, chez Dangeau, et sans qu’il y insiste, on a aussi l’idée des pertes que fait le royaume, et des résistances qu’on trouve en plus d’une âme : « Jeudi, 24 janvier 1686, à Versailles.  On eut nouvelles que du Bordage avait été arrêté auprès de Trelon, entre Sambre et Meuse : il voulait sortir du royaume avec sa famille. Sa femme a été blessée d’un coup de fusil ; ce sont les paysans qui l’ont arrêté et qui faisaient la garde pour empêcher les gens de la religion qui veulent sortir du royaume » « Vendredi 25.  On mène du Bordage dans la citadelle de Lille, sa femme dans celle de Cambray, et Mlle de La Moussaye, sa belle-sœur, dans celle de Tournay. On fait revenir les enfants à Paris, et ils seront élevés dans notre religion. » « Samedi 26.  Le roi monta en calèche au sortir de la messe, et alla avec les dames voir voler ses oiseaux. » Ce vol des oiseaux, disons-le en passant, était une grande affaire et un des plaisirs ordinaires du roi. Il y avait un chef du vol du cabinet, qui suivait le roi dans tous ses voyages et même à l’armée, et dont la charge ne dépendait point de celle du Grand Fauconnier. Ces locutions reviennent continuellement chez Dangeau : « Le roi alla voler l’après-dînée.  Le roi revint l’après-dînée de Marly, et vola en chemin. »

Cependant (pour en rester aux choses sérieuses) des hommes considérables d’entre les réformés obtiennent de sortir du royaume. M. de Ruvigny a permission de se retirer en Angleterre avec sa femme et ses deux fils : « Le roi lui laisse son bien et lui conserve même ses pensions. » Le maréchal de Schomberg eut également permission de se retirer en Portugal « avec madame sa femme et M. le comte Charles son fils ; il conservera, dit Dangeau, son bien et les pensions que Sa Majesté lui donne. » Duquesne, lieutenant général de la mer, eut permission de se retirer en Suisse avec sa famille ; mais, avant d’en pouvoir profiter, il mourut subitement à Paris. Schomberg pourtant ne mourut pas si vite ni sans s’être vengé à sa manière ainsi que la cause à laquelle il restait fidèle. Il ne demeura point en Portugal, et s’inquiéta peu de garder ses pensions en France. Après s’être attaché d’abord à l’électeur de Brandebourg dont il commanda l’armée, il lia partie avec le prince d’Orange, l’accompagna dans son expédition d’Angleterre, l’y soutint de son épée, et ne périt que dans la victoire, après avoir tout fait pour lui assurer la couronne. « Ne trouvez-vous pas bien extraordinaire, disait Louis XIV au duc de Villeroi, que M. de Schomberg, qui est Allemand, se soit fait naturaliser Hollandais, Anglais, Français et Portugais ? » Louis XIV remarquait là une chose assez piquante : il eût été digne de son esprit judicieux (s’il eût été plus étendu) de se dire que Schomberg était avant tout un réformé, le soldat européen de sa cause religieuse et politique, et que c’était lui seulement, Louis XIV, qui vers la fin, et quand le vieux soldat s’était cru Français, l’avait trop fait ressouvenir de cette patrie antérieure.

Les conversions, données comme si faciles chez Dangeau en 1685, ont leur contrecoup quelques années après, lorsqu’à la reprise de la guerre et quand toute l’Europe liguée est en armes contre Louis XIV, les protestants français y jouent leur rôle et sur les frontières et au-dedans du royaume :

Lundi, 28 février 1689, à Versailles.  Hier, M. de Barbezieux vint dire au roi, comme il sortait du sermon, qu’il s’était fait quelques assemblées de mauvais convertis séditieux en Languedoc. Folleville, qui est en ce pays-là avec son régiment, a marché à eux et avait mis des milices derrière les endroits où ils se retiraient d’ordinaire. Il les attaqua en tête avec quelques dragons, joints à six compagnies de son régiment, les fit fuir, et ils donnèrent dans l’embuscade, où il y en eut trois cents de tués. Il y en avait déjà eu qui s’étaient assemblés auprès de Castres et auprès de Privas, et qu’on avait dissipés. Ces mouvements ont obligé le roi à demander au Languedoc quatre mille hommes de milice dont on fera des régiments. 

Et mercredi,octobre 1689, à Versailles : « Il y a quelques jours que M. le marquis de Vins est parti pour aller commander à Bourg-en-Bresse ; on lui donne quelques troupes, avec lesquelles il contiendra les mauvais convertis et empêchera qu’on n’entre dans le pays. » Ces mauvais convertis, ce sont précisément ceux des conversions en masse et si expéditives, dont les nouvelles survenant en 1685, à chaque lever à Versailles, donnaient tant de joie et de contentement au roi. On ferait tout un chapitre impartial, équitable, convaincant de vérité, et sans injure pour personne : De la révocation de l’Édit de Nantes et de ses suites, étudiées dans le journal de Dangeau, c’est-à-dire considérées à la Cour et vues de Versailles comme dans un miroir. Il suffirait de rapprocher et de marquer à l’encre rouge sur un exemplaire les faits éloignés ; cette série seule, établie par de simples nouvelles de Dangeau, et sans y mêler aucune réflexion étrangère, deviendrait presque, par les considérations qui en ressortiraient en la lisant, un chapitre de Montesquieu. Il n’y manquerait que l’expression : le bon sens y jaillirait de lui-même.

C’est vers le temps où il accomplissait ou croyait accomplir cette destruction de l’hérésie à l’intérieur, que Louis XIV, incommodé depuis assez longtemps d’une tumeur à laquelle on avait d’abord appliqué inutilement la pierre, se fit faire ce qu’on appelait un peu fastueusement la grande opération. L’inquiétude de tous, non seulement à la Cour, mais dans Paris et dans le royaume, fut extrême ; et, comme la guérison marcha à souhait, la joie aussi devint universelle. Le père Bourdaloue, qui avait prêché l’Avent à Versailles, termina son sermon du jour de Noël (25 décembre 1636) en faisant « un compliment au roi sur le rétablissement de sa santé, le plus touchant et le plus pathétique que j’aie jamais entendu », nous dit Dangeau. Guidé par lui, nous retrouvons cette péroraison de Bourdaloue, et, en la remettant en son lieu et à sa date, nous en comprenons en effet le touchant et l’onction :

Mais encore une fois, ô mon Dieu ! s’écriait l’orateur sacré en terminant, c’est pour cela même que vous multiplierez les jours de cet auguste monarque, et que vous le conserverez, non seulement pour nous, mais pour vous-même ; car, avec une âme aussi grande, avec une religion aussi pure, une religion aussi éclairée, avec une autorité aussi absolue que la sienne, que ne fera-t-il pas pour vous, après ce que vous avez fait pour lui ; et par quels retours ne reconnaîtra-t-il pas les grâces immenses que vous avez versées et que vous versez encore tous les jours sur lui ? Qu’il me soit donc permis, Seigneur, de finir ici en le félicitant de votre protection divine, et en lui disant à lui-même ce qu’un de vos prophètes dit à un prince bien moins digne d’un tel souhait : « Rex, in aeternum vive ! » Vivez, Sire, vivez sous cette main de Dieu bienfaisante et toute puissante, qui ne vous a jamais manqué et qui ne vous manquera jamais. Vivez pour la consolation de vos sujets, et pour mettre le comble à votre gloire : ou plutôt, puisque vous êtes l’homme de la droite de Dieu, vivez, sire, pour la gloire et pour les intérêts de Dieu Vivez pour consommer ce grand dessein de la réunion de l’Église de Dieu

Et comment, en entendant de telles paroles proférées par une telle bouche, en ces heures propices et attendries de la convalescence, le cœur de Louis XIV aurait-il douté, et n’aurait-il pas cru marcher dans la voie droite, dans la voie commandée et nécessaire ?

Je suis très frappé dès les premières pages du Journal, et de plus en plus, à mesure qu’on avance dans cette lecture, de l’état de santé de Louis XIV, et je m’explique ainsi bien des changements qui survinrent alors dans son régime et dans ses mœurs. Le roi, bien qu’il n’ait pas encore à cette date la cinquantaine, n’est plus jeune et n’a plus rien de la jeunesse. Je ne parle pas seulement de cette tumeur qu’on opère, et à laquelle il faut revenir deux fois ; mais, même après, il a souvent la goutte, la fièvre, et Dangeau est continuellement occupé à nous dire que le roi va mieux. Louis XIV, à cette époque, et dût sa santé ensuite se rétablir, est donc entré décidément dans cette seconde et dernière moitié de la vie, et il ne serait pas juste de prétendre juger uniquement par là de ce qu’il a pu être dans la première. Le Louis XIV de Mme de Maintenon n’a que des restes du Louis XIV de La Vallière. Il est pourtant magnifique toujours, et galant avec libéralité. C’est à Marly de préférence qu’il réserve ces surprises aux hôtes favorisés qu’il y convie :

Mercredi, 28 janvier 1688, à Marly.  Sur les six heures du soir, Mme la Dauphine y arriva et y amena dans ses carrosses trente dames, qui y soupèrent toutes. Un peu après que Mme la Dauphine fut arrivée, le roi lui dit, en lui montrant un grand coffre de la Chine, qu’il était demeuré là quelques nippes de la dernière loterie qu’il avait faite, et qu’il la priait de se donner la peine de l’ouvrir. Elle y trouva d’abord des étoiles magnifiques, et puis un coffre nouveau dans lequel il y avait force rubans, et puis un autre coffre avec de fort belles cornettes, et enfin, après avoir trouvé sept ou huit coffres ou paniers différents, et tous plus jolis les uns que les autres, elle ouvrit le dernier qui était un coffre de pierreries fort joli, et dedans il y avait un bracelet de perles, et, dans un secret, au milieu du coffre, un coulant de diamants et une croix de diamants magnifique. Mme la Dauphine distribua les rubans, les manchons et les tabliers aux demoiselles qui l’avaient suivie.

Et encore, mercredi, 3 mars 1688 :

L’après-dînée, le roi partit de bonne heure et alla à Saint-Germain voir sortir du parc quantité de cerfs et de daims qu’on en ôte, et ensuite revint à Marly. En arrivant, il mena les dames dans son appartement, où il y avait un cabinet magnifique avec trente tiroirs pleins chacun d’un bijou d’or et de diamants. Il fit jouer toutes les dames à la rafle, et chacune eut son lot. Le cabinet vide fut pour la trente-et-unième dame. Dans chaque lot, il y avait un secret, et, dans chaque secret, des pierreries qui augmentaient fort la valeur du lot. Il n’y a pas eu une dame qui n’ait été très contente.

Suivent les noms de ceux et celles qui ont tiré.

Les quatre années de loisir et de paix, depuis la trêve de Ratisbonne jusqu’à la guerre qui sort de la ligue d’Augsbourg (1684-1688), sont vite écoulées. Louis XIV, cette fois, va se trouver seul en face de l’Europe, alarmée de ses airs de monarchie universelle et coalisée contre lui. Il aura à combattre l’empire et l’Espagne, les princes d’Allemagne protestants, la Hollande ; il perd ses alliés, la Suède, le Danemark ; il perd l’Angleterre dont le prince d’Orange va saisir le gouvernail en renversant Jacques II. Il a même contre lui le pape et l’excommunication romaine. On ne doit s’attendre à trouver chez Dangeau aucune considération politique, ni à découvrir aucun dessous de cartes : on n’a que les dehors, ce qui se voit et se dit en publie. Quand le roi Jacques II réfugié en France et Louis XIV qui lui donne l’hospitalité s’enferment dans le cabinet à Versailles ou se parlent bas dans l’embrasure d’une croisée, on sait par Dangeau qu’ils ont conféré et parlé bas, mais il se garde bien de vouloir deviner ce qui s’est dit. Peu nous importe. On a, dis-je, les apparences, le mouvement extérieur de la Cour et du monde, l’attitude et l’aspect des personnes, le courant des nouvelles, ce flux et reflux de chaque jour. La guerre s’ouvre avec vigueur ; le fils du roi, Monseigneur, est mis à la tête de l’armée du Rhin : « Le roi et Monseigneur se sont fort attendris en se séparant (25 septembre 1688). » Louis XIV dit à son fils une belle parole : « En vous envoyant commander mon armée, je vous donne des occasions de faire connaître votre mérite ; allez le montrer à toute l’Europe, afin que quand je viendrai à mourir, on ne s’aperçoive pas que le roi soit mort. » Monseigneur se conduit bien et vaillamment ; il a un éclair d’ardeur : cela même lui donne une étincelle d’esprit ; il écrit à son père devant Philisbourg : « Nous sommes fort bien, Vauban et moi, parce que je fais tout ce qu’il veut. » « Mais Vauban pourtant, ajoute Dangeau qui s’anime et s’aiguillonne à son tour, n’est pas si content de Monseigneur, qui va trop à la tranchée et y demeure trop longtemps. » On prend Philisbourg, on prend Manheim et Frankendal : après quoi Monseigneur revient. Le roi va au-devant de lui jusqu’au bois de Boulogne ; on lui fait un opéra pour fêter son retour ; et puis il y a un grand ralentissement : il ne fera pas la campagne suivante. Ce ne sera pas trop d’un intervalle de dix-huit mois avant qu’il reparaisse dans les camps. Avec l’activité qui nous a été donnée dès l’ouverture de ce siècle-ci et à laquelle l’impulsion napoléonienne a accoutumé le monde, nous sommes étonnés des lenteurs qui paraissaient toutes naturelles en ce siècle-là. L’hiver et l’année suivante se passent pour Louis XIV à aider Jacques II dans son infructueuse expédition d’Irlande : d’ailleurs on ne voit pas qu’il songe à rien de décisif sur le Rhin ni qu’il veuille frapper aucun coup pour déconcerter la ligue ennemie. Loin de, il semble qu’on n’ait conquis des places à la précédente campagne que pour se mettre en état de les rendre de sang-froid à la campagne suivante (1689). On perd donc tout ce qu’on a gagné ; la seule question est de le perdre le plus lentement possible. Le marquis d’Uxelles capitule et rend Mayence, un peu trop tôt cependant, à ce qu’il parut ; mais il n’avait plus de poudre et tous ses mousquets étaient crevés : « Jeudi, 29 septembre 1689.  M. le marquis d’Uxelles est venu à Marly. Le roi l’a fait entrer chez Mme de Maintenon, où il lui a fait rendre compte du siège de Mayence ; il paraît que le roi est content du compte qu’il lui a rendu. » Le baron d’Asfeld se défend avec bien plus d’opiniâtreté et avec gloire dans Bonn, qu’il finit par rendre également. Le roi se montre satisfait en somme de toutes ces redditions, suffisamment honorables, mais que l’on n’a presque rien fait d’ailleurs pour empêcher. Ce qu’on voulait surtout à Versailles pour cette année, c’était un répit, et on l’a eu. Oh ! que l’on sent bien que si Louvois est un ordonnateur habile, il manque ici un génie supérieur pour le diriger lui-même et lui donner l’ordre ! C’est lui alors qui, pour mettre entre l’ennemi et nous plus d’espace, a l’idée sauvage d’incendier le Palatinat. Dangeau raconte simplement le fait en ces termes : « Vendredi, 3 juin 1689, à Versailles.  On a fait brûler Spire, Worms et Oppenheim pour empêcher que les ennemis ne s’y établissent et n’en tirassent des secours et des commodités, en cas qu’ils veuillent attaquer quelqu’une des places que nous avons de ces côtés-là. On en a fait avertir les habitants quelques jours auparavant, afin qu’ils aient le loisir de transporter leurs effets et leurs meubles les plus considérables » En lisant Dangeau jour par jour, on éprouve de l’impatience de cette lenteur à se mettre en campagne dans l’année 1689. Monseigneur semble avoir épuisé tout son feu l’année précédente, et il n’en veut plus qu’au sanglier et au loup. On se prépare cependant ; les armées s’assemblent, s’organisent, et une vaste lutte s’engage à toutes les frontières. Les villes de toutes parts s’imposent et offrent des sommes au roi. On crée des rentes viagères ; on crée des charges nouvelles qui se vendent. Le roi fait fondre résolument son argenterie :

Samedi,décembre 1689.  Le roi veut que dans tout son royaume on fasse fondre et porter à la Monnaie toute l’argenterie qui servait dans les chambres, comme miroirs, chenets, girandoles, et toutes sortes de vases ; et pour en donner l’exemple, il fait fondre toute sa belle argenterie, malgré la richesse du travail, fait fondre même les filigranes ; les toilettes de toutes les dames seront fondues aussi, sans en excepter celle de Mme la Dauphine.

Jusque dans les églises, on ne devra garder que l’argenterie convenable et nécessaire aux saints offices. Ce mélange de sacrifice à la Cour et de faste encore persistant, de chasses, de jeux de toutes sortes, dont on sait le nom et chaque partie soir et matin, tout ce train habituel et détaillé de Versailles, dont le côté frivole disparaît dans la haute tranquillité du monarque, compose une lecture qui n’est pas du tout désagréable, du moment qu’on y entre, et je me suis surpris à en désirer la suite.  C’est en avoir assez dit, je crois, et c’est rendre assez de justice à l’homme qui ressemble le moins à Tacite, mais qui cependant a son prix.